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(1982)
Fondements du savoir
romantique
Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole,
Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.
Courriel: pierre.patenaude@gmail.com
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-
siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
Georges Gusdorf
Paris : Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection : Bibliothèque scienti-
fique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres.
Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com
Courriel :
Michel Bergès : michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Paris : Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection : Bibliothèque scienti-
fique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 6
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE
GEORGES GUSDORF
FONDEMENTS
DU SAVOIR ROMANTIQUE
En préparation :
X. L'HOMME, DIEU, LA NATURE DANS LE SAVOIR ROMAN-
TIQUE. 1983
XI. LES SCIENCES HUMAINES DANS LE SAVOIR ROMANTIQUE.
1984
[7]
Quatrième de couverture
PREMIÈRE PARTIE.
L'ESPACE-TEMPS ROMANTIQUE [69]
CHAPITRE I.
DOMAINE GERMANIQUE [69]
CHAPITRE II.
DOMAINE BRITANNIQUE [105]
CHAPITRE III.
ROMANTISME FRANÇAIS [131]
CHAPITRE I.
VERS UNE ÉPISTÉMOLOGIE DU ROMANTISME [167]
CHAPITRE II.
CRÉPUSCULE DES LUMIÈRES [176]
CHAPITRE III.
SCIENTISME, ROMANTISME,
CONFLIT DES INTELLIGIBILITÉS [189]
CHAPITRE IV.
LE PROCÈS DE NEWTON [205]
Le procès intenté à Newton par les romantiques marque la fin de l'âge des lu-
mières, inauguré par le procès de Galilée. En s'attaquant à Newton, Goethe se
range du côté du romantisme, qui n'est pas une mode littéraire, mais une vision du
monde. Vingt ans de recherche préparent la Farbenlehre de 1810 [205]
Les précédents : la théorie de la lumière dans l'Optique de Kepler (1604) ; Le
Monde de M. Descartes ou le Traité de la Lumière (1664), la Dioptrique de Des-
cartes (1637) ; la démystification et décoloration mécaniste du réel. L'Optique de
Newton (1704) ; l'espace mental de Newton n'est pas un espace vital [207]
Goethe s'attaque résolument à la Bastille newtonienne, devenue un obstacle
épistémologique majeur. La Farbenlehre se propose d'explorer le monde de l'œil.
L'optique géométrique procède de l'aliénation intellectualiste. Objection de cons-
cience aux réductions mathématiques. La vérité du sensible est une vérité hu-
maine. La voie phénoménologique permet le retour au réel. L'intuition du visible
déchiffre la langue de la nature. La couleur vivante et vécue, présence au monde.
De la physique mathématique de la couleur à l'anthropologie de la couleur. Le
sensible, communion avec la nature vivante [211]
Schopenhauer allié maladroit de Goethe dans le combat contre Newton [221]
L'immortel dîner de 1817 et le toast anti-newtonien de Keats. Le merveilleux
newtonien détruit l'arc-en-ciel. Keats, Blake contre l'auteur des Principia et de
l'Optique. Le reflux du triomphalisme scientifique : Shelley. La défense de la poé-
sie comme une défense de l'humain. Wordsworth : la poésie contre la science et la
technique. Dickens : Les Temps difficiles ; M. Gradgrind, le massacre des inno-
cents ou la fin des illusions. Carlyle contre le siècle de fer de la civilisation indus-
trielle [223]
La superstition des faits. Réquisitoire de Michelet contre l'École Normale. Le
jeune Sieyès et la spécificité des sciences de l'homme. Mme de Staël et les univer-
sités allemandes. Le dialogue de Saint-Martin et de Garât à l'École Normale de
1795. Sens moral, cœur, contre sensationnisme. La nature ou le monde des signes,
un empirisme du spirituel. Les égarements de la science selon Carlyle et Saint-
Martin [229]
Misère du positivisme : Stuart Mill, Darwin. Aliénation de l'objectivité.
L'épistémologie selon Newman ; le réel et le notionnel, l'assentiment. Michelet :
instinct et réflexion [236]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 15
[12]
CHAPITRE V.
ROMANTISME, CLASSICISME [240]
CHAPITRE VI.
LE PARADIGME CLASSIQUE [268]
Le classicisme défini après coup par les tenants d'une poétique défunte. Éty-
mologies. Sainte-Beuve pour un classicisme de l'excellence généralisée et relati-
visée. Les arts poétiques des XVIe-XVIIe siècles et le classicisme du XIXe. Cole-
ridge : Anciens et Modernes (1808). Les deux paradigmes : le Panthéon et l'ab-
baye de Westminster [268]
Le paradigme classique fortement marqué par la culture française. Acadé-
misme, conservatisme, réaction ; position défensive dans une guerre civile cultu-
relle. Le modèle idéal des Belles Lettres est un mythe pédagogique. Humanités
classiques et siècle d'or français. L'école de Versailles n'a pas la superstition du
passé. Sociologie de l'ordre et tradition humaniste [271]
Le retour à l'antique implique une rupture. Philologie contre Belles Lettres. La
doctrine classique et le compromis de 1820, préparé par Marontel, Laharpe. Vil-
lemain ; le classicisme en position défensive. La montée des périls culturels et le
principe d'autorité en littérature. Implication mutuelle des valeurs esthétiques,
politiques, religieuses. L'argument du [13] consentement universel. Le dogma-
tisme de Nisard et la relativisation du goût [275]
Arbitraire du modèle des « saines doctrines ». Le mythe cartésien, dans la
doctrine classique. Les postulats du classicisme : nature, raison, bon sens, clarté,
universalité. Critique de Mornet. La poétique classique est une axiomatique intel-
lectualiste. Les résistances à l'esprit de géométrie. Nodier : les Contes de Perrault
et le fantastique [281]
Espace mental du paradigme versaillais ; absolutisme gallican. Révélation na-
turelle de la Beauté. A. W. Schlegel : statuaire et pictural. Wœlfflin et le Baroque.
Baroque et Romantisme, modes d'échappement à la raison classique. L'inspiration
contre l'ordre. Le romantisme est un Baroque en profondeur, selon l'ordre des
valeurs. Une mutation totalitaire. Alliance du classicisme et des lumières au
XVIIIe siècle. L'académisme comme Ancien Régime culturel [284]
Paradigme classique et paradigme romantique [291]
CHAPITRE VII.
NOUVELLES FRONTIÈRES DE LA CULTURE [292]
CHAPITRE VIII.
SAVOIR [323]
CHAPITRE IX.
CO-NAISSANCE [361]
CHAPITRE X.
ÉPISTÉMOLOGIE DE LA TOTALITÉ [400]
CHAPITRE XI.
ORGANISME [427]
CHAPITRE XII.
FRAGMENT [447]
Exprimer l'infini dans le fini. Les textes fragmentaires de Novalis. Des Pen-
sées de Pascal aux fragments de l’Athenäum. Les Pensées de Pascal et la pensée
de Pascal. Des Présocratiques à Nietzsche [451]
Poétique du fragment. La vie contre l'intellect. Les Stürmer ; Hamann, le pen-
seur au casse-noix. Coups de sonde. Élargissement du genre fragmentaire : apho-
rismes, lettres, conversation, journal intime. La vérité en miettes. F. Schlegel et
Novalis fragmentateurs. Le fragment n'est pas une épave mais un germe. Le cas
de Georg Forster [455]
Witz et fragmentarische Genialität. Système et chaos. Le fragment, micro-
cosme miniaturisé de la pensée. Baader : immanence de la pensée à elle-même.
Fragmentation de Jean Paul. Sainte-Beuve et les écritures de l'œuvre à l'état nais-
sant [459]
CONCLUSION [465]
QUATRIÈME
DE COUVERTURE
[17]
INTRODUCTION
EN QUÊTE DU ROMANTISME
valables qu'à condition que l'on n'aille pas y regarder trop près. Toute
remise en question manifesterait en chacun le même arbitraire que
nous relevons dans le concept de Romantisme.
« Il existe des classifications, écrit Frédéric Schlegel, qui, en tant
que classifications, sont plutôt mauvaises, mais qui dominent des na-
tions entières et des époques ; et souvent elles sont parfaitement carac-
téristiques, comme des monades centrales de telles individualités his-
toriques 4. » La cellule génératrice du sens échappe elle-même à toute
détermination du sens. « Une classification est une définition qui con-
tient tout un système de définitions 5. » L'impossibilité de définir le
romantisme tient à ce que la définition ne devrait pas seulement con-
sister dans un dénombrement des caractères intrinsèques de cette enti-
té culturelle. Il faudrait faire entrer en ligne de compte les caractères
extrinsèques, la politique extérieure du concept, les oppositions, dans
la contemporanéité et dans la succession. Cette charge polémique est
d'une importance fondamentale. Le découpage de la continuité histo-
rique en segments soumis à des régimes supposés autonomes d'intelli-
gibilité institue une solidarité entre les domaines que l'on a distin-
gués ; ils deviennent des sous-ensembles au sein d'un même ensemble.
On ne pourra ressaisir la signification de chacun d'eux qu'en le réinté-
grant dans la totalité dont il a été séparé. La compréhension du Ro-
mantisme implique celle de notions antagonistes, ou complémentaires,
telles que Classicisme, Lumières, Positivisme... L'essence du roman-
tisme s'est formée au cours d'un dialogue avec l'Antiquité et le Moyen
Age, où les écrivains et les théoriciens ont cherché les éléments de
leur conscience de soi, dans le style de la continuité ou dans le style
de la rupture.
[20]
La constitution du romantisme comme foyer d'une intelligibilité
culturelle entraîne un remembrement de l'espace épistémologique. Le
romantisme n'est pas une appellation de plus, une « période » interve-
nant à son rang, sans rien changer à l'ordre établi. Les significations
nouvelles illuminent par récurrence les moments antérieurs de l'his-
toire. Le Moyen Age a changé depuis Tieck, Wackenroder, les frères
Grimm, Walter Scott et Michelet ; l'Antiquité grecque, après Goethe,
[25]
Ce sont les historiens qui font l'histoire, plutôt que les personnages
du drame, qui ne savent pas ce qu'ils font. Les érudits mettent chacun
à sa place, distribuent les rangs, diagnostiquent les influences, établis-
sent les filiations, constituant un domaine d'intelligibilité qui s'impose-
ra aux générations à venir. Cette remise en ordre, si elle permet de
s'orienter dans l'ensemble ainsi constitué, impose un écran à celui qui
voudrait connaître l'authenticité du passé vivant. Les historiens, en
prétendant nous faire connaître ce que fut le romantisme, nous empê-
chent de prendre un contact direct avec la réalité brute des hommes et
des choses. Le mot même de « Romantisme » impose l'existence de ce
qu'il dénomme, et qui pourrait bien ne pas avoir existé sous la forme
unitaire et close que suppose l'intervention d'un concept rassemblant
une masse de données, dont rien ne nous assure qu'elles étaient com-
patibles entre elles. L'intervention des historiens, indispensable pour
assurer la formation d'une mémoire culturelle, ne laisse pas le champ
libre ; elle perpétue l'existence des configurations et des êtres qu'elle a
une fois produits. L'élaboration épistémologique ne cesse d'accroître
cette surcharge ; les sédimentations accumulées rendent toujours plus
difficile la rencontre naïve avec les données originaires.
Nous sommes habitués à admettre l'existence d'écrivains et d'ar-
tistes romantiques anglais. Mais il serait absurde de parler d'une An-
gleterre romantique en 1800, 1810, ou 1820. Les plus notables des
romantiques britanniques sont des hors-la-loi, des émigrés au-dehors
ou au-dedans. Le succès de Walter Scott ne doit pas dissimuler le fait
qu'il n'a pas existé en Angleterre de mouvement romantique, avec un
siège social et des organes de presse spécialisés. L'audience des écri-
vains romantiques ne s'impose pas à l'opinion publique à la faveur de
querelles retentissantes ou de polémiques à la mode. L'Angleterre du
XIXe siècle sera victorienne, et non pas romantique ; elle se reconnaî-
tra dans un conglomérat de valeurs bourgeoises, respectueuse des
bonnes mœurs et de l'utilitarisme pragmatique ; les normes et les inté-
rêts l'emportent sur l'exaltation du sentiment et la divinisation des pas-
sions. Si les influences romantiques caractérisent une époque de la
sensibilité littéraire, c'est plutôt le XVIIIe siècle que le XIXe ; les
poètes et les romanciers d'Angleterre ont pressenti certaines dimen-
sions humaines du renouveau culturel avant l'Europe continentale. Ils
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 35
15 NOVALIS, Schriften, éd. Minor, t. II, p. 304 (fragment publié en 1802, par
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 44
TIECK et SCHLEGEL).
16 Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, Aubier, t. II, 1961, p.
763.
17 Richard ULLMANN und Hélène GOTTHARD, Geschichte des Begriffes
« Romantisch » in Deutschland, Berlin, 1927, p. 69.
18 Ibid., p. 79.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 45
comme aspiration vers l'infini pourrait être de Novalis, bien que les
textes de Novalis regardent en arrière vers un moment où romantique
renvoie encore à roman et à romanesque. La question se complique
d'autant que le roman, genre littéraire en période d'expansion, est en
train d'acquérir une place d'honneur parmi les productions de l'esprit.
Au XVIIIe siècle déjà, les grands romans anglais, puis la Julie de
Rousseau ont été des événements européens, ainsi que le Werther de
Goethe en 1774. Un grand pas en avant, aux yeux des écrivains de la
jeune école allemande, a été accompli avec la publication des Années
d'apprentissage de Wilhelm Meister en 1795, sans doute aussi avec les
premiers romans de Jean-Paul Richter {Vie de Maria Wutz (1791), La
Loge invisible (1793), Hesperus ou quarante-cinq jours de la poste au
chien (1795, la même année que Meister). Absorbant en lui une partie
des formes traditionnelles, le genre romanesque devient le cadre d'une
poétique universelle ; c'est elle qui répond le mieux aux exigences de
la nouvelle vague esthétique et critique. D'où le mot de Frédéric
Schlegel : « Un roman est un livre romantique (ein Roman ist ein ro-
mantisches Buch). 22 » La formule paraît tautologique, elle ne l'est
pas ; elle ne vaut, jusqu'à présent, que de quelques ouvrages marqués
par le génie des temps nouveaux ; c'est une exhortation adressée à
ceux qui vont produire ce nouveau roman, ce roman de l'avenir. Ro-
mantisch, ici, veut dire davantage que romanesque. Romanesque se-
rait tautologique ; romantique ne l'est pas.
Roger Ayrault commente les innovations linguistiques dans le
nouveau contexte spirituel : « L'immense fortune promise au mot [35]
“romantique” s'annonçait dans ces créations de dérivés que les pres-
tiges du Meister avaient rendues possibles. Le mot retournait donc à
son origine ; il recouvrait par rapport à son doublet “romanesque”, le
pouvoir d'exprimer à l'état pur une relation qu'en lui le siècle avait sur-
tout interprétée péjorativement. Sans cesser d'évoquer un passé encore
plus fabuleux que l'Antiquité, puisque à peine connu, il prenait la ré-
sonance la plus actuelle et s'offrait comme une valeur neuve au travail
de la pensée. Et, dans une époque où philosophie et religion mettaient
à jouer avec l'idée d'infini plus d'aisance familière qu'en aucune autre,
il était comme voué par “l'art de l'infini”, que suggérait le Meister, à
22 Friedrich SCHLEGEL, Briefe ueber den Roman, in Gespräch über die Poésie,
Athenaeum, III ; Werke, Kritische Ausgabe, Band 11, p. 335.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 47
« Selon mon point de vue, et dans le langage que j'utilise, est roman-
tique ce qui nous propose une matière de sentiment sous une forme
fantaisiste ou fantastique (einen sentimentalen Stoff in einer phantas-
tischen Form) 26. » Nouvelle théorie de la connaissance : le sentiment
prend le pas sur l'intellect, l'imagination l'emporte sur la raison. Les
provinces de l'Europe accueilleront peu à peu, dans des proportions
variables, ce renouvellement de l’épistémologie poétique. Invention
allemande, puisque c'est là que s'est affirmé d'abord le renouvellement
des valeurs, et que ses effets y ont été à la fois les plus étendus et les
plus profonds dans l'ordre entier du savoir.
La culture de chaque pays accède au romantisme selon la voie
d'approche de sa tradition propre. Lorsqu'un Britannique songe au ro-
mantisme, sa mémoire libère quelques vers de Shelley ou de Cole-
ridge, de Byron ou de Wordsworth ; un Espagnol évoque Espronceda,
un Français Lamartine ou Musset. L'erreur est d'identifier le roman-
tisme à une école littéraire, survenue à une certaine époque, et rem-
placée par une autre après un certain nombre d'années de règne. L'en-
fant d'âge scolaire étant le père de l'adulte, en France, la tradition pé-
dagogique évoque un ensemble de préfaces et de manifestes, de polé-
miques artificielles entre vieux académiciens et jeunes loups littéraires
désireux d'entrer à l'Académie, le tout complété par une liste d'œuvres
cataloguées par les experts. En tête du cortège figure le vieux sachem
Chateaubriand, précédé par le détachement d'avant-garde des « pré-
romantiques ». Tout au plus admet-on qu'en dehors de la littérature, le
romantisme a fait sentir son influence dans le domaine de la musique
et de la peinture, autres arts d'agrément.
Ce romantisme français puéril et honnête n'entretient qu'un lointain
rapport avec le Romantisme réel, dont Novalis, Fritz Schlegel et leurs
amis furent les annonciateurs, en un temps où les Français se préoccu-
paient avant toutes choses de liquider les séquelles de la Révolution.
Le romantisme européen affecte d'abord les écrivains, bouscule les
genres traditionnels, revalorise la poésie, privilégie le roman, entraî-
nant un remembrement général du champ de la production. Mais ces
phénomènes n'épuisent pas la réalité du mouvement romantique ; on
peut être romantique en dehors de la littérature ; on peut être roman-
tique sans être poète ni même écrivain, par exemple dans la science ou
dans l'action. La répartition des matières selon les divisions des pro-
grammes scolaires bloque l'étude d'un moment culturel, dont l'écriture
ne matérialise qu'une expression entre d'autres. La pédagogie tradi-
tionnelle concentre l'attention des assujettis sur les modalités de l'af-
firmation plutôt que sur son contenu. Rhétorique pas morte ; la façon
de dire vaut mieux que le dire en sa vertu intrinsèque. On distinguera
donc les grands écrivains et les moins grands, sans se douter que les
témoins les plus représentatifs du romantisme en France ne figurent
pas nécessairement parmi les [37] premiers grands crus classés au
concours général des romanciers et poètes.
Ceux que l'on appelle dédaigneusement les « petits romantiques »
français sont, plus que les « grands », révélateurs de l'exigence roman-
tique. Charles Nodier, dont les œuvres sont pour la plupart introu-
vables aujourd'hui, et Gérard de Nerval, ont vécu l'expérience roman-
tique authentique avec une intensité que n'ont pas soupçonnée leurs
glorieux contemporains. D'autres minores, plus cités que connus, un
Petrus Borel, un Aloysius Bertrand et leurs camarades, noyés dans les
marges de la vie romantique, appelleraient aussi une attention soi-
gneuse et mieux informée. Au lieu de les considérer comme d'ai-
mables fantaisistes spécialisés dans la vie de bohème, et capables de
faire preuve, à l'occasion, d'un joli talent, il faudrait les aborder d'un
point de vue non pas littéraire, mais existentiel ; le romantisme qu'ils
ont monnayé dans leurs vers et leur prose n'était que le sous-produit
d'une expérience non seulement esthétique, mais humaine, qu'ils me-
naient à leurs risques et périls. Davantage, il existe dans le domaine
français, des témoins du romantisme qui, parce qu'ils ne sont pas des
littérateurs à part entière, n'entrent pas dans les dénombrements du
romantisme scolaire. Dans cet horizon romantique entreraient non
seulement des écrivains, comme Sénancour et Maurice de Guérin,
mais aussi des philosophes, des penseurs, dans l'œuvre desquels le
romantisme apparaît sous certains aspects essentiels. Parmi ces té-
moins figurent des illuminés comme Saint-Martin et Fabre d'Olivet,
des philosophes comme Lamennais, Joseph de Maistre, de Bonald, les
historiens Augustin Thierry et Michelet, les idéologues Edgar Quinet,
Pierre Leroux, Buchez, Louis Blanc...
La mention de ces noms donne à voir que la discrimination qui
s'exerce contre eux tient à ce qu'ils n'ont pas fait métier de littérature,
ou que leurs titres dans ce domaine sont jugés insuffisants. Maurice de
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 50
Guérin a voulu être poète, mais n'a pas réussi à forcer l'assentiment
des critiques universitaires, l'expérience intime de ce compagnon de
Lamennais, attestée par son Journal, n'est pas prise en considération,
non plus d'ailleurs que celle que relate le Journal de Maine de Biran,
autre témoignage romantique, en dépit des classifications. Maistre,
Bonald, Fabre d'Olivet ne prétendent pas à la vertu de style ; ils sont
catalogués réactionnaires, mauvaise note dans la tradition universitaire
française. Celle-ci fait volontiers accueil au Lamennais socialisant des
Paroles d'un croyant, mais disqualifie le premier Lamennais, philo-
sophe ultra et apologiste du trône et de l'autel ; l’Essai sur l'Indiffé-
rence en matière de religion fut pourtant l'un des maîtres livres de la
Restauration. Quant à Quinet, Leroux et Michelet, leurs liaisons avec
le mouvement romantique ne sont pas ignorées ; mais ils sont perçus
dans un regroupement dont le thème dominant est fourni par la révo-
lution de 1848. À cette époque le romantisme français est censé mort
et enterré ; on préfère recourir à des dénominations nouvelles, par
exemple à celle de « socialisme français », appellation plutôt favo-
rable malgré les relents d'utopie que lui impose après coup la montée
[38] du marxisme. Les rapports entre « socialisme » et « romantisme »
ne semblent guère retenir l'attention ; non plus que l'antagonisme sy-
métrique entre un romantisme traditionaliste de droite et un roman-
tisme progressiste de gauche, phénomène qui s'éclairerait si on le met-
tait en rapport avec ce qui se passe dans les autres compartiments de
l'espace européen. Le cas de Michelet présente en outre cette particu-
larité que l'auteur de l'Histoire de France a écrit une série de livres de
nature, où une imagination lyrique joue avec les divers aspects de la
création ; L'Oiseau, La Mer, La Montagne, La Femme ne relèvent
d'aucun genre littéraire en France, non plus d'ailleurs que la série pa-
rallèle d'essais sur des thèmes culturels : Le Peuple, La Sorcière, La
Bible de l'humanité. Ces ouvrages n'ont jamais été réellement accueil-
lis par le public, trop peu savants pour les scientifiques, trop originaux
pour les lecteurs moyens. Ces vaticinations lyriques concernant con-
jointement la philosophie de la nature et la philosophie de la culture se
comprendraient mieux si on les rapprochait du domaine germanique,
où les Idées pour une philosophie de l'histoire, de Herder, puis la bio-
logie romantique proposent une littérature dans laquelle pourraient
figurer les essais de Michelet.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 51
lades mentaux, sauf exception, mais leur attitude atteste une forme
d'aliénation, le refus de se plier aux urgences du temps, la recherche
d'un refuge dans les consolations de l'exotisme ou de l'utopie. Leur
lutte contre les évidences entend préserver un sens menacé de la vérité
et de l'humanité ; combat du désespoir voué à l'échec. On ne saurait
parler d'un âge romantique, puisque l'âge dément le romantisme. Ces
rêveurs irréalistes n'ont pas fait l'histoire ; ils paraissent plutôt des
sous-produits, ou des laissés pour compte d'une histoire, qui s'est refu-
sée à se plier à leurs indications. Les maîtres de l'histoire, qui ont
marqué de leur empreinte le devenir des peuples, sont des hommes
comme Metternich, puis Bismarck, réalistes politiques et machiavé-
liens de stricte observance.
Le nid d'aigle de Neuschwanstein, défi aux préoccupations basse-
ment utilitaires de l'humanité vulgaire, symbolise la volonté de cher-
cher refuge dans un lointain passé. Le mouvement romantique est lié à
la réhabilitation de la période médiévale, objet de détestation pour les
champions des lumières. Voltaire dénonce le Moyen Age, dont la
longue série de siècles voit le triomphe de l'emprise ecclésiastique,
maîtresse d'oppression et d'obscurantisme, où le déploiement de la
raison se heurte à l'oppression systématique de tous les pouvoirs.
Ceux qui luttent pour la libération de l'esprit humain prennent cons-
cience de leur exigence dans leur opposition à ce temps mort de l'his-
toire, où « le sommeil de la raison enfante les monstres ». Cette atti-
tude violemment réprobatrice culmine dans l’Esquisse d'un Tableau
historique des progrès de l'esprit humain où Condorcet, avec une ou-
trance rageuse, présente le Moyen Age comme un enfer sur la terre,
dont les inspirateurs doivent être à jamais marqués d'infamie.
Pourtant la doctrine de la « barbarie gothique » se heurte à une op-
position, discrète et mesurée, au début du XVIIIe siècle en Angleterre,
puis de plus en plus insistante. Un nouveau goût « gothique » dans
l'ordre de l'architecture, puis dans le domaine de l'historiographie et de
la littérature, prépare un renversement des valeurs. Dans les années
1770-1771, le jeune Goethe, venu poursuivre ses études à l'université
de Strasbourg, s'y lie avec son aîné Herder. Confronté avec l'admi-
rable vaisseau de la cathédrale qui domine la vieille ville, Goethe croit
y découvrir la révélation de ce qu'il appelle l'art allemand. Ce coup de
foudre esthétique transfigure à ses yeux la signification du mot « go-
thique », jusque-là péjoratif, et désormais chargé d'honneur et de va-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 63
première moitié du XIIe siècle ; l'âge d'or de cette poésie épique ro-
mantique se situe du XIIe au XIVe siècle ; ensuite elle décline jusqu'au
XVIe siècle, où les Maîtres chanteurs ne proposent plus que des ri-
mailleries médiocres. Les premiers effets de la Renaissance se heur-
tent aux rémanences de l'ancienne manière romantique de penser et
d'écrire 29. Le mot « romantique » tire son origine de l'influence exer-
cée par les peuples romans sur les populations germaniques. Celles-ci
se laissèrent marquer par la langue et la culture romanes, même lors-
que les Germains eurent imposé leur domination aux hommes du Mi-
di. « Ainsi le goût allemand devint dépendant du goût roman. Le ro-
mantisme même (das Romantische), qui tire son nom des langues ro-
manes, devint indigène en Allemagne, mais jamais national (national)
au point de ne pas se référer toujours plus ou moins à un modèle ita-
lien espagnol, ou français 30. »
Le romantisme médiéval en Allemagne est le produit d'influences
méridionales. Mais le concept « romantique » garde des résonances
« romanesques », dans l'évocation des aventures des héros des chan-
sons de geste. Bouterwek insiste sur le thème de 1' « amour roman-
tique » (romantische Liebe), étranger aux Anciens, qui transfigure la
femme au point de presque la diviniser. Selon Herder, cet amour ro-
mantique, à travers l'Espagne, serait de provenance arabe. Bouterwek
rejette cette hypothèse ; l'exaltation chevaleresque de la femme, la
mise en honneur de la chasteté, thèmes étrangers aux Orientaux, trou-
vent leur source dans la religion chrétienne 31. La catégorie « roman-
tique » est présentée comme caractéristique majeure du Moyen Age.
« Vers la fin du XIIIe siècle, lorsque la poésie moderne qui se diffé-
rencie de la poésie romantique des siècles du Moyen Age, naquit en
Italie avec Dante Alighieri, l'âge d'or de l'authentique chanson [51] de
geste romantique n'avait pas encore pris fin en Allemagne 32. »
Regroupant un certain nombre de configurations spirituelles et lit-
téraires, cette acception du romantisme propose une référence majeure
du renouvellement de la conscience culturelle. Dans son cours d'esthé-
[57]
Situation historique
du romantisme:
romantisme et révolution
[68]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 88
[69]
Première partie
L’ESPACE-TEMPS
ROMANTIQUE
[69]
Chapitre I
Domaine germanique
43 Pour plus de détails sur le mouvement des idées, cf. Jacques DROZ,
L'Allemagne et la Révolution française, P.U.F., 1949.
44 Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, Plon, 1885, pp. 407-
408.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 95
59 Ibid., p. 428.
60 Ibid., p. 430.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 101
71 H. A. KORFF, Geist der Goethezeit, Band II, Leipzig, J. J. Weber, 1930, pp.
16-17.
72 Julius PETERSEN, Die Wesensbestimmung der deutschen Romantik, Leipzig,
1926, p. 160.
73 Walther LINDEN, Umwertung der deutschen Romantik (1933) ; dans le
recueil : Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 244.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 110
84 Ibid.
85 Fr. SCHULTZ, ibid., p. 99 ; cf. p. 100, à propos des premiers romantiques :
« se sentir romantiques ou se désigner comme tels ne leur est pas venu à
l'esprit ».
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 120
93 Ibid., p. 294.
94 Ibid., p. 291.
95 Hermann August KORFF, Das Wesen der Romantik (1929), dans le recueil :
Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 195.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 131
d'accord entre eux que les écrivains du groupe d'Iéna, au dire de Dil-
they.
S'en remettre aux coordonnées millésimées de la chronologie pour
caractériser le romantisme paraît sujet à caution. Si certains adhérents
au mouvement peuvent être groupés selon leur classe d'âge, celle-ci
comprend aussi nombre de gens, y compris des écrivains et des
poètes, qui n'ont rien à voir avec le romantisme. La date de naissance
d'un individu ne prouve pas grand-chose, et le concept de génération
introduit dans la succession régulière des années des discontinuités,
des scansions, qui ne résistent pas à l'examen. Les individus nés la
même année ne sont pas destinés à mourir la même année ; leur iné-
gale longévité [102] pose d'insolubles problèmes à l'histoire littéraire ;
les jeunes gens de 1790-1800, s'ils ne sont pas morts en 1801 comme
Novalis, mais dans les années 1830-1840, ont vieilli dans des senti-
ments autres que ceux de leur jeunesse ; on ne sait que faire de ces
romantiques déçus et défroqués : « Comme, à partir de 1804 environ,
on ne peut plus parler d'une école romantique unie, écrit Oscar
Walzel, la question reste ouverte, de savoir sous quel nom collectif il
faudrait désigner les représentants de l'école romantique dans leur âge
avancé ; il serait difficile de les compter dans cette période tardive au
nombre des jeunes romantiques 96. »
Une autre possibilité met en œuvre une méthode non asservie à la
biographie et à la chronologie. Le sociologue et historien Max Weber
(1864-1920) a proposé, pour l'interprétation des réalités historiques,
une procédure qui regroupe les caractéristiques d'une époque sous la
forme d'un type idéal (Idealtypus). L'analyse du donné individuel dans
la variété indéfinie de ses caractères cède la place à une vision synthé-
tique retenant les indications représentatives, pour en former un mo-
dèle épistémologique (le Chevalier, le Puritain, etc.). Cette procédure
s'efforcerait de dégager les éléments significatifs dispersés dans le
mouvement romantique, pour reconstituer un romantisme idéal, plus
vrai que les romantiques réels. On échappe ainsi aux contraintes de
l'érudition, avec les impasses où elles engagent la recherche, pour
aboutir à une herméneutique où le pressentiment, la divination retrou-
vent la place qui leur est due lorsque l'on se trouve confronté avec des
créateurs, artistes ou écrivains.
Une méthode de ce genre a été adoptée par Ricarda Huch, poétesse
et romancière en même temps qu'historienne, dans son ouvrage sur le
romantisme (Die Romantik), publié en deux parties : Blütezeit der
Romantik, 1899 (L'Apogée du Romantisme) et Ausbreitung und Ver-
fall der Romantik, 1902 (Diffusion et Déclin du Romantisme) 97. La
division de l'ouvrage correspond à un découpage chronologique, mais
une attention primordiale est donnée aux catégories, aux attitudes qui
justifient la présence au monde, la religion, la science, la vie et la
mort, l'amour... Le romantisme n'est plus une étiquette classificatrice
ou une classe d'âge, il devient un nœud de significations, et aussi une
vision créatrice, une perspective sur le monde, une poétique au sens
large du terme. L'étude s'efforce de dégager les caractères généraux
d'une épistémologie, matrice d'un savoir total ; des chapitres sont con-
sacrés à la mathématique, à la médecine romantique, à l'art et aux
arts... Une image générique se constitue, à partir des hommes et des
œuvres, par prélèvement de certains aspects privilégiés, sans que l'his-
torien se sente obligé de tenir compte des éléments qu'il a écartés. Des
critiques allemands récents s'efforcent de définir l'essence du roman-
tisme (Wesenbestimmung, Begriffsbestimmung), en regroupant [103]
les caractéristiques maîtresses d'une attitude en face de la vie, d'un
rapport aux choses, aux êtres et à Dieu, qui a donné naissance à l'école
romantique. Le moment romantique de la culture allemande est la pé-
riode qui s'étend entre la prépondérance de l’Aufklärung et la résur-
gence de l'esprit des lumières, caractérisé par un intellectualisme cri-
tique et un positivisme intransigeant au cours du deuxième tiers du
xixe siècle ; contesté, refoulé, le romantisme se réduit à une défensive,
face aux attitudes nouvelles du réalisme, du naturalisme et du scien-
tisme.
[105]
Chapitre II
Domaine britannique
100 Cf. Helmut VIEBROK, Die Englische Romantik, dans l'ouvrage collectif :
Europaische Romantik, Frankfurt am Main, Athenäum Verlag, 1972, pp.
333 sqq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 137
mas, ce qui n'est pas peu dire ; il lui manque l'expérience profonde, le
primat de l'espace du dedans, le sens des abîmes métaphysiques et re-
ligieux, qui distinguent du simple romanesque le romantisme authen-
tique. Son écriture vise au divertissement, au dépaysement, insensible
aux sollicitations de l'actualité ; le seul des grands écrivains dont la
carrière embrasse les deux périodes de l'ère romantique anglaise ne
célèbre l'année charnière de 1815 que par le passage de la poésie à la
prose.
Certaines racines du romantisme européen sont anglaises ; Shakes-
peare et Milton ont été considérés en Allemagne, puis en France et
ailleurs, comme des pères fondateurs du mouvement romantique ; la
tradition qu'ils ont illustrée semble s'être interrompue dans leur île na-
tale, pour reprendre vie sur le sol germanique. Wellek et Warren sou-
lignent ce paradoxe ; l’Oxford English Dictionary situe en 1844 la
première occurrence du mot Romanticism, ce qui « souligne le laps de
temps qui sépare les étiquettes des périodes qu'elles désignent. (...)
Les Romantiques, du moins en Angleterre, ne s'appelaient pas eux-
mêmes romantiques. Ce n'est, semble-t-il, que vers 1849 que l'on rat-
tacha Wordsworth et Coleridge au mouvement romantique et qu'on les
regroupa avec Shelley, Keats et Byron. Dans son Histoire de la litté-
rature anglaise entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle
(1882), Mme Oliphant n'emploie jamais ce terme et ne considère pas
les poètes “lakistes”, l'école “cockney” et le Byron “satanique”
comme appartenant à un mouvement [111] unique 108 ». Dans un essai
sur Schiller, en 1831, Carlyle souligne qu'il n'existe pas, en Angle-
terre, de débat passionné affrontant classiques et romantiques ; en
1837, John Stuart Mill considère ce genre de polémique comme une
spécialité étrangère à l'Angleterre 109. Selon Wellek et Warren, « ces
périodes de la littérature anglaise qu'aujourd'hui on accepte générale-
ment n'ont donc aucune justification historique. On ne peut s'empê-
cher de conclure qu'elles constituent un bric-à-brac inacceptable d'éti-
quettes politiques, littéraires et artistiques 110 ». Il a bien existé pour la
période considérée des poètes et écrivains poursuivant une œuvre per-
111 René WELLEK, A history of modem Criticism, The Romantic Age, New
Haven, London, Yale University Press, 1955, p. 110.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 145
époque une ressemblance qui ne dépend pas de leur propre volonté. Ils
ne peuvent pas se soustraire à la discipline d'une influence commune,
résultant de l'infinie combinaison de circonstances constitutives du
temps dans lequel ils vivent » 112. Cette définition britannique du
Zeitgeist propose le seul cadre applicable en la matière. Si la disci-
pline de la race, du milieu et du moment, pour employer le langage de
Taine, historien de la littérature anglaise, était décisive, on ne com-
prendrait pas les oppositions entre contemporains. Le déterminisme
est ou n'est pas ; à partir du moment où il admet des variantes qui
peuvent aller jusqu'à des antagonismes inconciliables, il se dissout en
de lointaines analogies. De là une situation surprenante. « Avec des
degrés variés de perversité, l'un ou l'autre critique a refusé la qualité
de “poète romantique” à Burns, Blake, Wordsworth et Keats. Bien
sûr, l'esprit de Byron est un champ de bataille dont romantisme et an-
tiromantisme se disputent la possession. Mais tout le monde semble
d'accord pour admettre que si Shelley n'est pas un poète romantique,
un tel phénix ne peut être découvert nulle part 113... »
Le mouvement romantique en Angleterre ne regrouperait pas l'en-
semble des écrivains de la période en question. On peut rattacher à la
conscience romantique le genre britannique du roman gothique, inau-
guré par Horace Walpole dès 1764 avec son Château d'Otrante, puis
illustré par Clara Reeve (1729-1807), en attendant l'apparition du
genre du « roman noir », où triomphent le fantastique et le suspense ;
Mrs Radcliffe (1764-1823) et Matthew Lewis (1775-1818), spécia-
listes internationalement reconnus de cette littérature, sont contempo-
rains du romantisme dont ils expriment certains états d'âme ; l'affilia-
tion romantique est mise en évidence par le fait que Frankenstein, hé-
ros de l'univers fantastique, a été imaginé par Mary Wollstonecroaft,
la femme de Shelley. Mais l'époque produit aussi des romancières pai-
sibles dont les récits reflètent le réalisme quotidien de la vie familiale,
et la vie sentimentale de jeunes personnes rangées, dont l'ambition se
réduit à faire un mariage respectueux des normes en vigueur dans leur
milieu de moyenne bourgeoisie. Jane Austen (1775-1817) occupe
dans la littérature anglaise un rang honorable ; son existence se dé-
ploie exactement dans l'ère romantique. Or, au dire de l'un de ses pré-
sentateurs, « Jane Austen n'était pas douée pour le récit d'aventures,
(...) elle n'était pas douée pour la poésie, elle n'avait pas le sens du
mystère ; elle ignorait les exaltations et les dépressions de la passion
et si son sentiment de la nature était mieux que superficiel, elle le con-
tenait [113] sévèrement. Il n'y a pas un seul moment lyrique dans tous
ses romans ; elle se risque rarement à peindre un paysage 114... » On
cite d'elle un mot où elle dit travailler sur un petit morceau d'ivoire de
deux pouces de large.
Sensé and Sensibility (1811), Pride and Préjudice (1813) de Jane
Austen échappent à l'empire du Zeitgeist romantique. Par contre, le
chef-d'œuvre du roman romantique en Angleterre, Wuthering Heights
(les Hauts de Hurlevent), de Emily Brontë (1818-1848), est publié en
1847, en pleine période victorienne, comme un défi à la mentalité de
l'époque ; les historiens de la littérature, hallucinés par leurs classifica-
tions, ne savent pas où situer ce livre inspiré. D'où le parti d'inventer
une troisième génération romantique, par-delà les dates fatidiques de
1824 ou de 1832 ; mais cette survivance n'est pas le fait d'une
« école », puisque la famille Brontë a vécu dans une solitude insulaire
les années où se formèrent les enfants géniaux du pasteur de Haworth,
en proie aux rêves de leurs imaginations tourmentées.
Socialement parlant, la littérature a moins d'importance, de relief,
en Angleterre qu'en Allemagne ou en France pendant la période con-
sidérée ; elle n'est pas une passion de l'âme nationale. Un public peu
dense se trouve dispersé à travers le pays, comme les écrivains eux-
mêmes, dont aucun des plus notables n'a passé sa vie à Londres. L'ab-
sence de centralisation culturelle, accrue par le nombre des Écossais
parmi les écrivains, contribue à empêcher la reconnaissance d'utilité
publique de la littérature. Les écrivains, privés de lieux de rencontre,
ne peuvent former de groupes, unir leurs efforts en vue d'une cause
commune. Les revues littéraires importantes, au début du XIXe siècle,
sont le Blackwood's Edinburgh Magazine, l’Edinburgh Review et
l’Edinburgh literary Gazette, aucun de ces périodiques n'est d'obé-
dience romantique ; ils ont leur siège social en Écosse, dans le Nord, à
grande distance des centres d'initiative politique et économique. La
doute été suggérée aux auteurs de manuels par les pratiques étran-
gères : puisqu'il existait une école romantique allemande, une école
française, pourquoi n'y aurait-il pas eu une école britannique ? La re-
vue des morts fait défiler ces écrivains sous une bannière qui ne fut
pas la leur. « Point d'écoles, note Paul Van Tieghem, (...) ; point de
groupes qui se forment pour lutter coude à coude, comme en Alle-
magne, en Suède et en France. Point même de conventicules avec
lieux de réunion habituels, comme à Milan ou à Madrid. Point de
journaux littéraires chargés de proclamer et de défendre les idées nou-
velles, comme il en paraissait à Berlin, à Upsal, à Barcelone, à Milan,
à Paris 116... » Les sociétés littéraires, les salons, les cafés ont été sur
le continent les lieux d'élection de la mentalité nouvelle. Les salons
des intellectuelles juives de Berlin, Henriette Herz et Rahel Varnha-
gen, ont été des emplacements privilégiés pour l'interconnexion des
idées et des hommes ; à Paris, Charles Nodier, Juliette Récamier,
d'autres encore, attiraient à eux écrivains et artistes, journalistes et
poètes. L'Académie française, les organes de presse figuraient les
points stratégiques d'un champ de bataille dont chaque parti s'efforçait
de s'assurer la maîtrise ; les premières théâtrales, les séances de récep-
tion à l'Académie et même les campagnes de candidature à ce corps
prestigieux, constituaient autant d'épisodes de cette lutte passionnée, à
l'issue de laquelle le mouvement romantique, aux alentours de 1830,
finit par l'emporter, dans l'opinion de la France cultivée.
[115]
En terre britannique le « romantisme » n'est pas une bataille des
livres, où s'affronteraient manifestes et pamphlets, articles de journaux
et revues, au fil d'une passionnante actualité. Lorsque Byron se mêle
de polémiquer (English bards and Scotch Reviewers, 1808), il s'en
prend à tout le monde, y compris les représentants de la nouvelle litté-
rature, les auteurs des Lyrical Ballads et Walter Scott. Byron est lié
d'amitié avec Shelley, et Shelley avec Keats, mais ces relations hu-
maines ne sauraient être assimilées à une identité de vues en matière
d'esthétique ou d'idéologie. Chacun laisse mûrir son œuvre, sans se
préoccuper, sinon par accident, d'abstractions doctrinales.
122 Cité dans René WELLEK, A History of modem criticism : The Romantic Age,
New Haven, London, Yale University Press, 1955, p. 151 ; cf. ibid.,
l'opinion de Arthur Symons, selon lequel la Biographia serait « le plus
grand livre de critique dans le domaine britannique ».
123 Cf. Biographia, ch. XIV, à propos de la collaboration de Wordsworth : « il
fut entendu que je m'efforcerais de présenter des individus ou des caractères
merveilleux ou du moins romantiques (persons and characters supernatural
or at least romantic) » (éd. de l'Everyman's Library, p. 161).
124 René Wellek, op. cit., p. 185.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 155
poétique. Les maîtres du XVIIIe siècle avaient été surtout des poètes
descriptifs, qui excellent à peindre les aspects de la nature et de la vie
dans l'alternance des Saisons. Alors que leurs prédécesseurs procé-
daient du dehors au dedans, la démarche des « romantiques » va du
dedans au dehors, dans un mouvement d'expansion lyrique, un va-et-
vient entre sensation et perception d'une part, sentiment d'autre part ;
paysage et état d'âme se rapprochent jusqu'à parfois se confondre.
« Parler ici de sensibilité et d'imagination comme de facultés dis-
tinctes n'est pas exact ; il faut saisir l'intime fusion, l'étroite dépen-
dance réciproque de ces deux activités intérieures. L'esprit romantique
peut se définir par une prédominance accentuée de la vie émotion-
nelle, que l'exercice de la vision imaginative provoque ou dirige, et
qui à son tour stimule ou dirige cet exercice. De l'émotion intense, as-
sociée à un intense déploiement d'images, tel est l'état d'âme qui sert
d'aliment à la littérature nouvelle. Les œuvres d'art qui donnent à cette
époque son caractère propre naissent d'une création suscitée par l'exal-
tation de ces deux groupes de tendances. L'un des deux groupes peut
être dominant, sans doute, par rapport à l'autre ; mais d'ordinaire leur
jeu est solidaire et trop fondu pour être analysable 127... »
Cette coalescence du réel et de l'imaginé, du senti et du perçu, dans
une expérience solidaire, s'affirme au cœur de l'art poétique britan-
nique. « Le romantisme, écrivait Fairchild, est la tentative, en dépit
[122] d'obstacles matériels de plus en plus puissants, pour obtenir,
pour maintenir et pour justifier cette vision illuminée de l'univers et de
la vie humaine que suscite la fusion imaginative entre le familier et
l'étrange, le connu et l'inconnu, le réel et l'idéal, le fini et l'infini, le
matériel et le spirituel, le naturel et le surnaturel 128. » Cette alchimie
lyrique retrouve la voie de l'unité des contradictoires, but de la quête
poétique selon Novalis. Peu importe la matérialité du langage ; les
mots, les images évoquées peuvent être de l'ordre le plus simple, leur
signification, répercutée par les échos du symbolisme, retentit à tra-
vers la totalité de l'espace mental. La transmutation du verbe permet à
127 LEGOUIS et CAZAMIAN, Histoire de la littérature anglaise, op. cit., p. 955 ; cf.
L. CAZAMIAN, Le Symbolisme dans le Romantisme anglais, in Le
Romantisme anglais, Les Lettres, numéro spécial 1946, pp. 26 sqq.
128 H. N. FAIRCHILD, The Romande Quest, New York, 1931, p. 251 ; cité dans
Elisabeth NITCHIE, Romande permutations and combinations in England ;
P.M.L.A., 1940, p. 47.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 158
129 Coleridge, Biographia literaria, 1817, ch. XIV, éd. de l'Everyman's Library,
p. 161 ; traduction de Paul VAN TIEGHEM, in Le Mouvement romantique, 2e
édit., Vuibert, 1923, pp. 44-45.
130 H. N. FAIRCHILD, The Romantic Movement in England, loc. cit., p. 22.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 159
sance de l'argent. L'humanité s'est engagée dans une voie sans issue.
Un demi-siècle après cet autre prophète, Saint-Simon, Ruskin, consta-
tant l'échec de l'« industrialisme », définit le nouvel horizon d'une ère
post-industrielle, où l'être humain retrouverait son équilibre et sa di-
gnité. Les philanthropes anglais du début du siècle avaient réclamé, et
fini par obtenir, la libération des esclaves d'outre-mer. Ruskin se fait
le défenseur des esclaves de l'intérieur, hommes, femmes et enfants
voués au service des machines, et moins bien traités que les machines
dont ils sont des appendices ; on entretient avec soin la machine, qui
vaut beaucoup d'argent ; le travail humain ne vaut pas cher et, si un
ouvrier est usé, un autre se trouve là pour prendre sa place. Mais, lors-
que la critique véhémente fait place à des propositions positives, l'ère
post-industrielle apparaît à Ruskin comme une ère pré-industrielle.
Son idéologie déploie un utopisme du passé, conforme aux inspira-
tions du romantisme. Le salut est dans la leçon des bâtisseurs de ca-
thédrales, maîtres d'œuvre et artisans qui ont dressé les unes sur les
autres les pierres de Venise, des artistes dont Ruskin commente inlas-
sablement les œuvres. Autre source d'inspiration, la nature, non pol-
luée par l'emprise industrielle, telle qu'elle s'offre à ceux qui parcou-
rent l'Angleterre verte ou les montagnes de l'Europe. L'exotisme cam-
pagnard prend un relief nouveau par opposition à la monstrueuse
croissance des villes industrielles, dont les banlieues ouvrières rongent
le territoire environnant. L'air et les plantes, les forêts, les rochers, les
biens les plus humbles, naguère offerts à tous, deviennent luxe refusé
à la plupart. La protestation [126] de Ruskin, si oubliée soit-elle, de-
vait avoir une nombreuse et véhémente postérité. Seulement, Ruskin
semble penser qu'il suffit de faire sept fois le tour des usines maudites,
en clamant des malédictions, pour qu'elles s'écroulent.
Ruskin est un artiste dont les essais et esquisses ne sont pas sans
valeur, en contact intime avec les créateurs ; « de 1854 à 1860, il fut
vraiment le directeur de la conscience artistique de l'Angleterre 133 ».
L'intérêt théorique de Ruskin pour l'architecture et la peinture n'est pas
dissociable d'une coexistence du penseur avec ceux dont il appréciait
et parfois conseillait les travaux. En matière de construction, son goût
le porte à l'archaïsme néo-gothique, conformément aux inclinations du
romantisme européen, qui pratique un médiévalisme tournant le dos
son cadet, en pleine ère victorienne, Carlyle fait front contre la philo-
sophie du bon sens, dénonce les plates certitudes de l'eudémonisme et
de l'utilitarisme, et puise parmi les romantiques allemands, dont il tra-
duit et pastiche certains ouvrages. Sa première œuvre importante est
une histoire de la révolution française (The French Révolution, 1837).
L'histoire universelle est un jugement de Dieu sur les folies des
hommes ; la suppression de l'ancien régime est le prix payé pour les
abus de l'absolutisme monarchique. Burke avait défendu la sagesse
immanente à l'ordre ancien et condamné les folles entreprises des ré-
volutionnaires ; Carlyle voit en eux les exécutants des desseins divins.
Son histoire, passionnelle et violente, œuvre d'un Michelet calviniste
et biblique, n'est pas le récit d'un partisan, mais l'oracle d'un voyant ; il
déchiffre les signes des temps en fonction d'une transcendance qui
démêle dans la confusion des événements les marques divines et les
marques sataniques. Carlyle vaticine sur le désordre établi, fulmine
contre la civilisation qui déshumanise l'homme, et [129] glorifie
l'ordre médiéval, étranger aux disciplines de cette dismal science,
science de malheur, qu'est l'économie politique. Le traité On Heroes,
Hero Worship and the Heroic in History (Sur les Héros, le culte des
Héros et l'élément héroïque dans l'histoire, 1841) esquisse à partir de
l'évocation des grands hommes du passé une morale de la volonté et
de l'énergie, annonçant par avance le surhomme nietzschéen, mais un
surhomme fondé en transcendance religieuse. A côté du romantisme
de la sensibilité, il y a un romantisme de la vertu de force dans sa vi-
gueur créatrice.
Il est difficile de déterminer si le romantisme de Carlyle est un ro-
mantisme de droite ou de gauche ; l'essence du romantisme ne peut se
définir selon les termes de l'espace géométrique. « Comme un pro-
phète hébreu, il veut détourner son peuple des idoles du matérialisme,
de l'utilitarisme, de la démocratie, etc., et le ramener au culte du vrai
Dieu. Le cœur et l'esprit des hommes étaient en proie à la maladie du
rationalisme du XVIIIe siècle ; l'univers était mort et mécanique ; les
nations étaient vouées à périr si elles ne parvenaient pas à retrouver la
vision de Dieu, au travail dans la nature et dans l'histoire, si elles n'ap-
prenaient pas que le sens de la vie se trouve dans la fidélité du service.
(...) En tout ceci, les affinités de Carlyle avec l'aspect religieux du ro-
mantisme sont suffisamment manifestes. Si le mouvement romantique
signifiait le rejet des thèmes fragiles et superficiels de l'âge des lu-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 167
134 Basil WILLEY, Nineteenth Century Studies, Penguin Books, pp. 116-117.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 168
[131]
Chapitre III
Romantisme français
140 DAUNOU, Cours de bibliographie, inédit, vol. IV, vers 1810 ; cité dans
Bernard PLONGERON, Nature, Métaphysique et Histoire chez les Idéologues,
XVIIIe siècle, V, 1973, p. 396.
141 Cité dans Joseph TEXTE, Jean-Jacques Rousseau et les Origines du
Cosmopolitisme littéraire, Hachette, 1895, p. 421.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 175
mille jeunes gens. C'était l'impôt payé à César 146... » Musset évoque
« la vieille armée en cheveux gris, (...) épuisée de fatigue 147 », et face
à elle, la nouvelle génération : « Alors s'assit sur un monde en ruines
une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient nés au sein de la
guerre, pour la guerre 148... » Pour « ces fils de l'Empire et petit-fils de
la Révolution 149 », la situation se présentait comme un « chaos ». Et
Musset analyse « l'esprit du siècle 150 », c'est-à-dire le « mal du
siècle 151 » : « Un sentiment de malaise inexprimable commença à
fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les
souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté
et [140] à l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues
écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces
gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère in-
supportable 152... »
Le mal des enfants du siècle est d'abord le mal de disponibilité, de
vacance dans un espace social décomprimé qui ne fait pas accueil aux
énergies libérées par la fin du conflit européen. En temps de guerre,
les préoccupations publiques prennent le pas sur les soucis privés ; les
suicides diminuent ; sous la contrainte des grandes circonstances,
l'individu n'a pas le loisir de s'absorber dans les délectations moroses
de la complaisance à soi-même. Lorsque l'existence sociale, redeve-
nue quotidienne, ne requiert plus la participation des citoyens, ceux-ci
font retour sur eux-mêmes ; d'où une corrosion intellectuelle et spiri-
tuelle, effet de l'introversion. La grande vogue des doctrines existen-
tialistes en France se situe après la fin de la Seconde Guerre mondiale,
154 Cité dans Pierre MOREAU, Le Romantisme, Del Duca, 1957, p. 60.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 183
le temps l'a faite, de parler franc ; passée et flétrie par les scandales de
trente années, d'obtenir confiance et d'échapper au ridicule 155... »
Inutile de chercher des déterminismes économiques et sociaux
[142] aux origines du premier romantisme français. La génération de
1815 prend ses distances par rapport aux hommes et aux idées du
XVIIIe siècle et de la Révolution, parce qu'elle en constate les contra-
dictions internes, l'immoralité latente et les désastreux aboutissements.
Cette attitude peut sembler injuste, la perspective a changé avec le
recul des temps ; mais elle paraît naturelle aux jeunes gens dans la pé-
riode 1815-1825. Selon un témoignage allégué par Pierre Moreau :
« Une génération s'était formée dans nos troubles, qui, corrompue tour
à tour par l'anarchie et le despotisme, avait retenu de l'une le dégoût
de l'obéissance, et de l'autre la soif immodérée du pouvoir. Génération
singulière qui, barbare à force de civilisation, voudrait jouir de la so-
ciété comme le Tartare jouit du désert et goûter à la fois la liberté et la
domination 156. » Le premier romantisme sera antirévolutionnaire et
monarchique, puisque le retour du roi a mis fin aux années folles de la
période 1789-1815. Les fils ont besoin, pour s'affirmer, de tuer leurs
pères ; les fils de 1815, plus que d'autres, avaient de bonnes raisons de
mettre en œuvre l'esprit de contradiction et de dénoncer les mensonges
qui avaient fait tant de mal à la France.
La mémoire sociale a ses amnisties comme la politique. La récon-
ciliation du romantisme avec la Révolution sera longue à venir ;
l'écoulement du temps estompera les horreurs de la Terreur, les atroci-
tés de la guerre civile, allégera les mauvais côtés des guerres napoléo-
niennes, les vains carnages des champs de bataille. La Restauration,
favorablement accueillie parce qu'elle promettait de sauvegarder ce
qu'il y avait de positif dans l'innovation révolutionnaire, décevra les
espoirs qu'on avait mis en elle. Le règne constitutionnel de
Louis XVIII, sous la pression des Ultras, perdra de son libéralisme, et
Charles X donnera l'impression d'un retour à l'ancien régime. Devant
la grisaille du présent, le passé s'embellit en forme de légende. La dure
réalité de l'époque napoléonienne se trouve promue à la dignité d'une
épopée confirmée par l'adhésion populaire. La Révolution, réhabilitée,
158 Georg BRANDES, Die Hauptströmungen der Literatur des 19- Jahrhunderts,
Band I, trad. STRODTMANN, Berlin, 1872, pp. 25-26.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 186
159 STENDHAL, Racine et Shakespeare, 1823, 1er partie, ch. 3, éd. C. Lévy, p. 32.
160 Ibid., 2e partie, lettre II.
161 Paul BÉNICHOU, Le Sacre de l'écrivain, 1750-1830, Corti, 1968, p. 308.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 187
162 Article de L'Abeille, t. III, 1821, p. 493, texte anonyme, cité dans BÉNICHOU,
ibid.
163 R. WELLEK, A History of modern Criticism, The Romantic Age, New Haven,
London, Yale University Press, 6e éd., 1966, p. 216.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 188
169 Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 191
de la nature, qui ne nous ont pas échappé dans l'ensemble, mais que
nous n'avons jamais détaillés, (...) l'art surtout de parler à notre imagi-
nation en la ramenant vers les premières émotions de la vie, en réveil-
lant autour d'elle jusqu'à ces redoutables superstitions de l'enfance,
que la raison des peuples perfectionnés a réduites aux proportions du
ridicule, et qui ne sont plus poétiques que dans le système poétique de
la nouvelle école 178... ».
Cette analyse de l'authenticité lyrique du romantisme dépasse les
polémiques de l'époque. La nouvelle présence au monde n'est que la
forme de la modernité en matière littéraire. « Le romantique, écrit
Nodier dans le Journal des Débats en 1821, pourrait bien n'être autre
chose que le classique des modernes, c'est-à-dire l'expression d'une
société nouvelle, qui n'est ni celle des Grecs, ni celle des
mains 179... ». Stendhal, plus tard, ne dira pas autre chose. Si la littéra-
ture, selon Bonald, est l'expression de la société, la société doit se re-
connaître dans l'image d'elle-même que lui propose sa littérature. D'où
le consentement que le romantisme finira par obtenir de la part de
l'opinion éclairée, lorsqu'il aura prouvé sa propre existence par des
œuvres dignes d'estime, qui se multiplient à partir de 1820. Dès lors
les discussions sur les règles de l'art et le respect qui leur est dû per-
dent leur opportunité. George Sand, à la fin de sa vie, évoque avec
nostalgie le temps où 1'« on était romantique sans le dire, sans le sa-
voir, sans cesser d'être classique par beaucoup d'endroits ; (...) c'est
Victor Hugo et son école qui ont opéré la scission et tranché les
genres, et je considère cette révolution comme un malheur. Nous lui
devons, il est vrai, l'éclat d'une pléiade splendide autour d'une gloire
immortelle, et je pardonne un débordement de mauvais goût, des pas-
tiches ridicules et de véritables insanités qui ont élargi le cercle de
l'école, cela est fatal à toutes les écoles littéraires ; mais ce que je dé-
plore, c'est la fragmentation des travaux, l'esprit de secte, le parti pris
étroit, le mépris systématique des conquêtes antérieures ; c'est cette
sorte d'amputation de nos propres facultés, qui résulte toujours de
l'amputation en matière de goût et qui, du domaine des arts, passe
ment des alliances. Dans des articles d'avril 1825, le critique Vitet
proclame : « le goût, en France, attend son 14 juillet. Pour préparer
cette nouvelle révolution, de nouveaux Encyclopédistes se sont levés :
on les appelle romantiques 182 ». Le même Vitet lance à cette occasion
l'idée que le romantisme, parce qu'il défend la liberté de conscience en
esthétique, n'est autre que « le protestantisme dans les lettres et les
arts 183 ». Désormais le romantisme, en France, fera cause commune
avec l'idéologie de gauche, alors qu'en Allemagne il se fige dans une
attitude traditionaliste et catholicisante.
[153]
1830, révolution libérale, révolution exemplaire, marque le
triomphe de l'idéologie nouvelle, dans une euphorie où tous les es-
poirs paraissent permis. Théophile Gautier a célébré, dans les nostal-
gies de la vieillesse, « cette grande génération de 1830, qui marquera
dans l'avenir, et dont on parlera comme d'une des époques climaté-
riques de l'esprit humain. On eût dit qu'une flamme était descendue du
ciel, le même jour, sur des fronts privilégiés. Quelle ardeur, quel en-
thousiasme, quel amour de l'art, quelle horreur de la vulgarité et des
succès achetés par de bourgeoises concessions ! Chacun se donnait
tout entier, avec son effort suprême et sa plus intense originalité.
Toutes les natures étaient lancées à fond de train, et l'on se souciait
peu de mourir, pourvu qu'on atteignît le but. L'art se renouvelait sur
toutes ses faces ; la poésie, le théâtre, le roman, la peinture, la mu-
sique formaient un bouquet de chefs d'œuvre 184 »... Apothéose cultu-
relle : « il s'opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance.
Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement, tout germait, tout
bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se déga-
geaient des fleurs ; l'air grisait, on était fou de lyrisme et d'art. Il sem-
blait qu'on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on
avait retrouvé la poésie 185 »... A propos de Delacroix, Gautier ob-
serve « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les ar-
tistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les artistes. On trouvait
Shakespeare, Dante, Goethe, lord Byron et Walter Scott dans le cabi-
net d'étude 186... »
Une nouvelle synthèse culturelle semblait se placer sous l'invoca-
tion de la poésie totale, dont la célébration rassemble cette Hanse des
poètes et des peintres, communauté fraternelle, comme disait Frédéric
Schlegel, une trentaine d'années auparavant. « L'enthousiasme tenait
du délire 187. » Selon un contemporain, « 1830 est plus qu'une date
historique dans le xixe siècle, c'est une date morale. Les hommes de
1830 sont marqués d'un cachet particulier, comme les hommes de
1789 188 ». La mutation met en cause la totalité de l'ordre mental.
« On a pu dire que le révolution de 1830 était une révolution d'avo-
cats ; elle est aussi une révolution de Sorbonne et d'École polytech-
nique, de lecteurs du Globe, d'auditeurs de Cousin et de Guizot 189. »
L'Europe libérale a salué les journées de Juillet comme le romantisme
prenant forme de révolution qui va changer la vie.
Espérance rapidement déçue, et la déception politique entraîne
avec elle la déception du romantisme. Le propos de Victor Hugo :
« Louis Philippe, c'est 1830 fait homme », atteste que la génération de
1830 avait honoré de ses enthousiasmes un champion mal choisi ;
[154] le roi citoyen n'était pas un roi romantique, mais un roi bour-
geois, à la mesure d'une époque en voie d'embourgeoisement. Les ar-
tistes et les poètes, chers à la mémoire de Gautier, ne représentent pas
leurs concitoyens, dont la ferveur de renouvellement ne dure pas long-
temps. « 1830, année de grandes ambitions et de beaux espoirs, n'a
pas seulement déchaîné une crise d'âmes. Plus d'une déception en est
sortie, plus d'une illusion s'y est dissipée ; et c'est le commencement
de la sagesse. Le régime, obligé de louvoyer entre le mouvement et la
résistance, pratique une sorte de sagesse opportuniste. (...) Ceux
mêmes qui échappent à ce régime bourgeois, ou qui prétendent lui
échapper par l'irrégularité de leur vie de dandies ou de bohèmes, com-
posent avec les traditions ou les vertus classiques, comme Thiers
190 Pierre MOREAU, Le Classicisme des romantiques, op. cit., pp. 231-232.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 200
cite pas une opposition de ce genre ; bien que certains de ses membres
aient des opinions avancées, le fondement de leur révolte est d'ordre
plus général ; ce ne sont pas des militants.
Selon Paul Bénichou, ces jeunes gens en colère, « nés vers 1810,
n'avaient pu, à l'âge d'homme, connaître de la Restauration que le
moment ultime, et ils avaient vécu ce moment dans le mépris des
choses existantes et la fièvre d'une révolution. Dans la perspective
courte où leur âge les plaçait, la déconvenue fut pour eux plus brutale.
Entre l'Art, souverain idéal, et la Boutique triomphatrice réelle, ils ne
virent pas d'accommodation possible et ils accueillirent l'avènement
bourgeois avec colère et désespoir. Isolés dans une position extrême,
ils sont pourtant les témoins d'une vérité profonde : vérité de révolte,
constatation d'un divorce et d'une impuissance que juin 1848 et dé-
cembre 1851 devaient confirmer de façon définitive, et plus acca-
blante, pour la génération intellectuelle qui les suivit. Le fait est que
l'exaltation de la Poésie et de l'Art, tenus au Cénacle pour valeurs su-
prêmes, s'exaspéra dans la jeunesse, et commença à s'affirmer [157]
expressément comme antibourgeoise au moment où la bourgeoisie
accédait pour la première fois à la complète domination de la socié-
té 193. »
La ferveur, l'enthousiasme de cette jeunesse prennent la forme d'un
vœu radical de non-conformité, affirmé dans l'excentricité des mœurs,
dans la vie de bohème, y compris ces signes que sont le laisser-aller
du vêtement et du système pileux. A l'ordre établi, avec ses nouvelles
idoles matérialistes, s'oppose le culte de l'exigence esthétique. « En
quelques années, le thème de l'Art et de l'Artiste devint, dans les mi-
lieux de la jeune littérature, l'objet d'un enthousiasme illimité. (...) Les
deux concepts, art et poésie, s'équivalent ; les deux mots ont égalité de
puissance 194. » On peut songer à la fraternité préraphaélite, dont l'es-
thétisme est enkysté dans l'Angleterre victorienne ; dans l'un et l'autre
cas, il s'agit d'une affirmation ontologique, bravade marquée par la
conscience désespérée de l'inéluctable échec. « Il y a dans tout ce
groupe, écrit Bénichou, en même temps que le paroxysme et le défi,
un sentiment d'impossibilité navrante, de haute ambition avortée ou
oublie trop les Visions de Lamartine, la Chute d'un Ange, Eloa et les
poèmes visionnaires de Hugo.
Les professionnels de la littérature, auxquels sont dévolus en
France [159] la présentation et l'enseignement du romantisme, sont
préoccupés avant tout par la sensibilité esthétique, par le goût des
images et des formes, par l'originalité du style. Cette orientation de
l'attention a entraîné la méconnaissance des soubassements d'un mou-
vement qui, par-delà les expressions écrites, picturales ou musicales,
procède d'une attitude spirituelle. Le romantisme essentiel est un ro-
mantisme des profondeurs, histoire naturelle et surnaturelle d'une âme
en débat avec elle-même, avec le monde et avec Dieu, au mépris de
l'intelligibilité rationnelle et des déterminismes historiques ou scienti-
fiques.
Le romantisme, renouveau spiritualiste après la traversée du désert
intellectualiste des lumières, dédaignait les convenances religieuses
établies. Les gnostiques ont été de tout temps suspects d'hérésie ; ils
ajoutent à la révélation chrétienne, formulée par la Bible et gérée par
l'Église, les révélations personnelles des initiations et traditions oc-
cultes. Les maîtres de littérature, et, à leur suite, la majeure partie du
public, hésitent à s'engager dans ces terrains vagues de la spiritualité.
Les catholiques de stricte observance n'y voient que des élucubrations
dangereuses, condamnées par les autorités compétentes. Les non-
catholiques, pour leur part, dont l'anticléricalisme se prolonge en
agnosticisme résolu, ne peuvent voir dans le Spiridion de George
Sand ou dans La Fin de Satan selon Victor Hugo que de déplorables
récurrences d'un obscurantisme périmé. Ces partis pris expliquent la
méconnaissance du romantisme réel, présent dans le domaine français,
pour ceux du moins qui savent le trouver là où il est.
Les études récentes, libérées des anciens préjugés, attestent un re-
nouvellement des approches qui permet une plus juste évaluation de la
vérité romantique, par un recentrement de l'attention. La thèse d'Au-
guste Viatte, explorant Les Sources occultes du romantisme français
(Champion, 1928), a ouvert la voie où d'autres se sont engagés. De
grandes influences méconnues ont été repérées, et d'abord celle de
Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », inspirateur de la plupart des
romantiques français. Un important ouvrage du regretté Léon Cellier :
Fabre d'Olivet, Contribution à l'étude des aspects religieux du Ro-
mantisme (Nizet, 1953), a mis en lumière un initiateur du néo-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 206
198 Michel Collinet, A propos de l'idée de Progrès au XIXe siècle, Diogène, 33,
1961, pp. 111-112.
199 Pierre LEROUX, Revue encyclopédique, 1832 ; cité ibid., p. 112.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 211
200 Roger PICARD, Le Romantisme social, New York, Brentano's, 1944, p. 309 ;
cf. aussi D. O. EVANS, Le Socialisme romantique, Pierre Leroux et ses
contemporains, Marcel Rivière, 1948.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 212
[166]
[167]
Deuxième partie
[167]
Chapitre I
Vers une épistémologie
du romantisme
[176]
Chapitre II
Crépuscule
des lumières
206 HERDER, Journal de mon voyage en 1769 ; trad. BRÉHIER, dans Herder,
Renaissance du Livre, 1925, p. 41.
207 Ibid., p. 43.
208 Ibid.
209 GOETHE, Souvenirs de ma vie, Poésie et Vérité, III, 11 ; trad. P. DU
COLOMBIER, Aubier, 1941, p. 310.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 228
214 P. 315-316.
215 HERDER, Journal meiner Reise im Jahre 1769 ; in : Sturm und Drang,
Dichtungen und theoretische Texte, München, Winkler, 1971, Band I, p.
251.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 230
216 Cf. la thèse encore inédite de Friedbert HOLZ, Kant et l'Académie de Berlin
(Strasbourg, 1979).
217 Hermann August KORFF, Das Wesen der Romantik (1929), in
Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 199.
218 Ibid., pp. 199-200.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 232
[186]
L'accusation majeure contre les lumières porte sur l'abandon de
tout fondement ontologique. Une vérité construite sur le sable des
sensations est vouée à un rapide effondrement ; à la surface de la
conscience, à la surface des choses, elle déploie un voile d'illusion qui
ne résiste pas à l'épreuve de l'expérience. Aux environs de 1800, lors-
que se précise la première conscience romantique, un constat d'échec
s'impose en ce qui concerne la validité des principes du siècle « éclai-
ré ». Mme de Staël, qui ne devait jamais renier la grande espérance de
1789, estime que « le mal des lumières ne peut se corriger qu'en ac-
quérant plus de lumières encore 232 ». Il y a donc un « mal » des lu-
mières, et c'est jusqu'à présent ce mauvais côté de l'histoire qui a fait
l'histoire. Le surplus de lumières indispensable, Mme de Staël ira le
demander à l'Allemagne, d'où elle rapportera dans ses bagages August
Wilhelm Schlegel, ainsi que le projet d'un reportage sur la nouvelle
culture germanique.
La question n'est pas politique seulement. La Révolution, cata-
clysme politique, a servi de test ; mais ce qui définit l'entreprise révo-
lutionnaire, c'est son caractère radical. Elle ne limitait pas son projet à
une transformation du système de l'autorité et des structures adminis-
tratives ; elle voulait changer la vie des hommes, en renouvelant
l'ordre des valeurs ; aucun aspect de l'existence ne semblait pouvoir
échapper à sa compétence. Les initiatives politiques étaient l'expres-
sion d'une idéologie, vision du monde et conception de l'homme. D'où
le caractère global du débat, qui mettait en cause les fondements de la
conscience. L'expérience française revêtait un caractère exemplaire
parce qu'elle était repartie de zéro, en éliminant le roi et en faisant de
l'ancien régime une terre brûlée. Lorsque Joseph II réformait son em-
pire, en vertu d'un projet aussi ambitieux que devait l'être celui des
Constituants, cette initiative procédait du souverain, détenteur légi-
time d'une autorité sacro-sainte. Joseph, Frédéric, Catherine et leurs
émules, les « despotes » éclairés, lors même qu'ils se considéraient
comme serviteurs de la raison, exécuteurs de ses desseins, demeu-
raient en possession d'un pouvoir incontestable et incontesté, sous la
garantie tutélaire de la divinité. La notion de « despotisme » se justifie
232 Mme DE STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales, 1800 ; éd. P. VAN TIEGHEM, Droz, 1959, pp. 335-336.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 239
233 BAADER, Werke, 1851-1860, t. XI, p. 168 ; dans Eugène SUSINI, Franz von
Baader et le romantisme mystique, Vrin, 1942, pp. 119-120.
234 Werke, éd. citée, t. I, p. 160.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 241
[189]
Chapitre III
Scientisme, romantisme,
conflit des intelligibilités
être confirmée ou infirmée par les voies et moyens mis en œuvre dans
les laboratoires. Le traitement est applicable à l'ensemble des sciences
humaines, soumises à la même juridiction épistémologique. Représen-
tants les plus connus de cet état d'esprit, Jean Piaget, Claude Lévi-
Strauss, Michel Foucault, dont l'influence s'étend à une notable partie
du territoire de la pensée.
Le désir, chez ces novateurs d'hier, d'apparaître comme des initia-
teurs ne doit pas faire illusion. Le néo-positivisme est un vétéro-
positivisme, un remake du positivisme et du scientisme d'il y a un
siècle, discrédités par les polémiques primaires où leurs champions
n'hésitaient pas à s'engager. Le positivisme logique ne vient que se-
condairement de Vienne, de Prague, d'Oslo, d'Oxford ou de Chicago ;
la philosophie analytique, fortement établie dans l'Europe des Lu-
mières, s'est affirmée au long d'une perspective dont les origines, si
l'on laisse de côté des intuitions antérieures, remontent au moins jus-
qu'à l'œuvre de Galilée. L'illustre Florentin établit, non par des ratio-
cinations théoriques, mais par des recherches précises et contrôlables,
la spécificité de l'entreprise scientifique, maîtresse de son langage et
assurée de ses aboutissements. Galilée, physicien, n'est pas physica-
liste, ni empiriste logique ; il ne refuse aucunement la possibilité d'une
réflexion métaphysique ou théologique, dont les procédures sont
autres que celles mises en œuvre par le savant. Ce qu'il essaie d'obte-
nir de ses adversaires, c'est la reconnaissance de la possibilité d'un
pluralisme des voies d'approche de la vérité. La Révélation biblique,
affirme-t-il, se situe dans l'ordre d'une connaissance spirituelle émi-
nemment valable ; la cosmologie du savant propose un savoir de rai-
son et de calcul, libre de toute référence extrinsèque, autre révélation
de Dieu à l'homme sous les espèces de l'intelligence naturelle.
Galilée devait se heurter à de redoutables obstacles. Son pluralisme
épistémologique fut tenu en échec par le monothéisme sans conces-
sion des juges de l'Inquisition, aux yeux desquels tout ce que l'on don-
nait à une raison autonome était enlevé à Dieu. En dépit du tribunal
romain, la révolution galiléenne ouvre la voie de la science expéri-
mentale et triomphe avant même la fin du XVIIe siècle avec les Philo-
sophiae naturalis principia mathematica d'Isaac Newton (1687).
Entre-temps, Pascal, mathématicien, physicien, penseur chrétien, dis-
ciple de Galilée, meilleur psychologue et meilleur théologien, résume
la problématique du débat. L'ordre de l'esprit scientifique galiléen,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 247
237 David HUME, Enquête sur l'entendement humain, 1748, in fine ; trad.
ANDRÉ LEROY, Aubier, 1947, p. 222.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 248
duire les fantasmes ne put être mené à bonne fin. Même néantisés par
les procédures théoriques des savants, les esprits de la terre persis-
taient à fasciner de leurs incantations l'esprit du philosophe. Bachelard
se résigna, tout en savourant l'ironie de cette attitude, à être le Janus
bifrons d'une pensée dont une face s'illumine des lumières de la
science exacte tandis que l'autre est tournée vers les mystères de
l'âme, qui sont aussi les mystères de la terre et du ciel. L'espace men-
tal d'un moment de la civilisation embrasse la totalité des relations que
les hommes entretiennent avec le monde qui les entoure. La littéra-
ture, la poésie, les arts, la religion, la philosophie, toutes les formes du
savoir communiquent, et parfois communient, dans une réciprocité
des significations. Le séparatisme des sciences rigoureuses, leur pré-
tention à la souveraineté dans l'étendue de la culture est une absurdité.
L'affirmation des savants détient le monopole d'un certain type de vé-
rité ; cette vérité n'est objective et universelle que dans la limite des
présupposés dont elle procède ; il ne s'agit aucunement d'une validité
absolue, mais d'une correction formelle de caractère hypothético-
déductif ; la portée des développements ne saurait excéder la portée
des postulats dont ils procèdent. Le néopositivisme soumet la réalité
humaine aux normes de l'intelligibilité qui fait autorité dans les
sciences de la nature matérielle. Or l'homme s'annonce et se prononce
par d'autres exigences que celles de la science des choses ; une indivi-
dualité réduite à ce que peuvent ressaisir d'elle les voies d'approche
des disciplines rigoureuses serait la plus étrange contrefaçon d'huma-
nité. L'expérience banale atteste les multiples possibilités de résistance
dont l'être humain dispose face aux tentatives de réduction ration-
nelle ; il est foncièrement un être de désir et de sentiment, dont les
comportements et la pensée font une immense place aux sympathies et
antipathies injustifiables, au rêve, aux fantasmes contradictoires. Les
décisions ultimes, qui engagent une existence pour la vie et pour la
mort, sont rarement de l'ordre de la logique rationnelle ; la logique
fournit des justifications qui, comme dans les scènes de ménage, ne
trompent personne, même pas celui qui les avance.
La révolution galiléenne avait pour effet, à moyen terme, de proje-
ter l'existence humaine sur le plan du discours intellectuel, rééditant, à
vingt siècles de distance, l'entreprise de Socrate. La révolution socra-
tique refoule et anéantit les intuitions, parfois géniales, des penseurs
antérieurs, dont les spéculations plongeaient jusque dans les fonde-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 252
242 NOVALIS, Fragments, publiés par SCHLEGEL et TIECK, 271 ; dans Jean
WAHL, Novalis et le principe de contradiction ; in Le Romantisme
allemand, Cahiers du Sud, 1937, p. 196.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 259
[205]
Chapitre IV
Le procès de Newton
257 Les Météores, Discours huitième, De l'Arc-en-Ciel ; édit. citée, pp. 758-759.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 271
259 GOETHE, Die Schriften zur Naturwissenschaft, éd. citée ; Zur Farbenlehre,
Erste Abteilung, Bd IV, Weimar, 1955, Vorwort, pp. 5-6.
260 Ibid., p. 6.
261 Ibid., p. 7.
262 Zur Farbenlehre, Erste Abteilung, Bd V, Polemischer Teil, Weimar, 1958, §
3, p. 1.
263 Ibid., § 7, p. 3
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 273
264 § 10, p. 4.
265 Ibid.
266 Zur Farbenlehre, édition citée, Abteilung I, Bd. V, Abschluss, p. 194.
267 GOETHE à Schiller, 15 novembre 1796 ; Correspondance entre Schiller et
Goethe, traduction Lucien HERR, t. II, Pion, 1923, p. 45.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 274
268 Lettre à la princesse Gallitzin, 6 février 1797 ; citée dans Die Schriften zur
Farbenlehre, Collection citée, Abteilung II, Bd. IV, Weimar, 1973, Vorwort
des éditeurs, p. XVII.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 275
269 Cf. GOETHE, Dichtung und Wahrheit, VI, éd. de Weimar, I, Bd. XXVII, p.
16 : « L'œil était, avant tous les autres, l'organe grâce auquel j'appréhendais
le monde » (cité ibid., p. XVI).
270 Zur Farbenlehre, Abteilung I, Band IV, didaktischer Teil, § 723, p. 212.
271 Ibid., § 724.
272 Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 276
274 REINHARD à Villers, 28 juin 1807 ; document publié dans Die Schriften zur
Naturwissenschaft, II, Bd. IV, pp. 144-145 ; le même volume pp. 6-13
donne des fragments de la traduction française, inédite, de la Farbenlehre
par Reinhard.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 278
miter et démontrer ses effets 275. » Il faut revenir de l'ordre des raisons
à la réalité des choses (mentem abducere a rationibus) ; dans l'exi-
gence de cette conversion épistémologique, Goethe est un prédéces-
seur de Husserl, qui un siècle plus tard proclamera la nécessité de re-
venir « aux choses mêmes » (zu den Sachen selbst). Goethe, avant
Husserl, affirme que les apparences sont la terre natale de la vérité ;
les phénomènes sont la réalité ; la vérité ne siège pas derrière eux,
dans un au-delà accessible à la seule inspection de l'esprit. « Que l'on
n'aille pas chercher quelque chose derrière les phénomènes ; ils sont
eux-mêmes la vérité doctrinale 276. » Les savants procèdent à un dé-
doublement de la connaissance en vérité et en réalité ; la connaissance
authentique se trouve dans l'unité indissoluble du réel et du vrai.
« Nous croyons avoir bien mérité des philosophes, écrit Goethe dans
l'Introduction à la Farbenlehre, en ceci que nous avons tenté de re-
monter jusqu'aux sources premières (Urquellen) des phénomènes, jus-
qu'à ce point où tout simplement ils apparaissent et sont, et où rien
d'autre ne peut plus être expliqué en ce qui les concerne 277. » La
science des couleurs ne peut consister à les réduire, à les déduire à
[217] partir d'autre chose que l'expérience même que nous en avons.
« Il ne s'agit pas ici de formules de rhétorique, que l'on peut répéter
cent fois sans rien en penser, ni rien donner à personne. Il est ici ques-
tion de phénomènes (Erscheinungen), que l'on doit avoir présents aux
yeux du corps et de l'esprit afin de pouvoir rendre compte à soi-même
et aux autres de leur provenance et de leur dérivation 278. »
Le rôle central de la théorie des couleurs dans l'œuvre de Goethe
tient au génie intuitif de son auteur ; l'étymologie du mot intuition
renvoie à l'ordre visuel. Un aphorisme de 1805-1806 exalte la primau-
té de l'œil : « L'oreille est muette, la bouche est sourde ; mais l'œil
perçoit et parle. En lui se reflète du dehors le monde, du dedans
l'homme. Grâce à l'œil s'accomplit la totalité du dedans et du de-
hors 279. » L'organe visuel célèbre dans l'intuition (Anschauung) les
275 GOETHE, Maximen und Reflexionen, Schriften der Goethe Gesellschaft, Bd.
XXI, Weimar 1907 ; § 706 ; cité Die Schriften zur Naturwissenschaft, op.
cit., II, Bd. IV, p. 266.
276 Maximen und Reflexionen, § 575, loc. cit., p. 264.
277 Zur Farbenlehre, collection citée, I, Bd. IV, Einleitung, p. 21.
278 Ibid., didaktischer Teil, § 242, pp. 88-89.
279 Die Schriften zur Naturwissenschaft, I, Bd. III, p. 437.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 279
282 Ibid., p. 5.
283 Zur Farbenlehre, I, Bd. IV, didaktischer Teil, § 175, p. 71 ; ce texte est la
première occurrence de l’Urphänomen dans l'œuvre de Goethe.
284 Ibid., pp. 71-72.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 281
293 Zur Farbenlehre, I, IV, § 739, op. cit., pp. 216-217 ; j'utilise ici aussi la
traduction de REINHARD (II, IV, pp. 11-12) en la rectifiant et en la
complétant.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 285
294 Ueber das Sehn und die Farben (1816), 2e éd. 1855, Einleitung ;
SCHOPENHAUERS sämmtliche Werke, Berlin, s.d. (1902 ?), Band I, p. 142.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 286
295 GOETHE, Werke, Hamburger Ausgabe, Band XIV, p. 81, texte communiqué
et traduit par Friedbert HOLTZ.
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297 Lamia, part. II, vers la fin ; The Poems of John KEATS, London, Simprin,
Marshall, Hamilton and Co, s.d., p. 318 ; j'emprunte cette référence aux
commentaires de M. H. ABRAMS (The Mirror and the Lamp, Oxford U.P.,
1971, pp. 303 sqq) sur l'antinewtonisme romantique.
298 Poetry and Prose of William BLAKE, edited by G. KEYNES, 1927, p. 809.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 290
310 MICHELET, Le Peuple, 1846, Troisième partie, ch. VII ; Julliard, 1965, pp.
272-273.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 297
[236] uniquement par des fentes ou même une lampe à huile ; et faut-
il que l'esprit de l'homme devienne un moulin mécanique, dont la
mémoire est la trémie, et dont sortent en guise de farine, de simples
tables de Sinus, Tangentes, codifications et ce que vous appelez l'Éco-
nomie Politique ? Qu'est-ce donc que cette Science que la tête scienti-
fique seule, si elle était dévissée et (comme celle du Docteur dans le
récit des Mille et une Nuits) placée dans un bassin pour qu'elle reste
vivante, pourrait poursuivre 327... » Carlyle, professant un dualisme
analogue à celui de Saint-Martin, oppose à cette science sans cons-
cience, la faculté d'émerveillement, étrangère au positiviste :
« L'homme qui ne peut s'émerveiller, qui ne s'émerveille pas et
n'adore pas habituellement — même s'il est président d'innombrables
Sociétés Royales, s'il porte toute la Mécanique céleste, la Philosophie
de Hegel, et le résumé de tous les travaux de laboratoires et observa-
toires dans sa seule tête — n'est qu'une paire de lunettes derrière la-
quelle il n'y a pas d'œil 328... » Le refus du « mystère » et du « mysti-
cisme » atteste une carence épistémologique et ontologique.
L'épistémologie romantique oppose le parti de l'homme au parti
pris des choses, qui annule l'humanité de l'homme. Stuart Mill, élevé
par son père selon les normes de l'utilitarisme, a vécu le refoulement
systématique des impulsions du sentiment et des valeurs du cœur, ain-
si qu'en témoigne sa célèbre autobiographie. Darwin révèle une ana-
logue misère. « Mon esprit semble être devenu une sorte de machine à
moudre des lois générales à partir d'une grande quantité de faits ; mais
je ne parviens pas à concevoir pourquoi ceci devait causer l'atrophie
de cette partie du cerveau dont dépendent les goûts supérieurs (poésie,
peinture, musique) 329. » Le génie scientifique a pour contrepartie une
carence d'humanité. « Immensément conscient, et avec précision, des
phénomènes naturels passés et présents de la réalité physique, qu'il
rassemblait et classait avec une patience assidue, Darwin semblait,
comme par une déficience complémentaire, grandement inconscient
de la nature et du rôle du collecteur et classificateur dans ces opéra-
tions minutieuses. Toujours conscient de la signification des phéno-
332 Lettre à J. H. Reynolds, 3 mai 1818 ; The Letters of John Keats, éd. M. B.
FORMAN, 4th ed, London, Oxford University Press, 1952, p. 141.
333 John Henry NEWMAN, Apologia pro vita sua (1864) ; ed SVAGLIC, Oxford
University Press, 1967, p. 155.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 306
naissons quelque chose soit parce que nous l'avons expérimenté, soit
parce que, logiquement et rationnellement, nous déduisons qu'il pour-
rait être ou qu'il doit être. Nous appréhendons une vérité soit en l'ex-
périmentant, soit par un syllogisme qui conduit nécessairement notre
raison, les prémisses étant valables, à la vérité de la conclusion. La
première espèce de connaissance et de vérité, la première espèce de
proposition et l'assentiment procédant de cette connaissance, doit être,
comme l'expérience dont elle procède, singulière, unique, particulière,
concrète, a-logique, sui generis ; elle échappe à la généralité de la loi
et ne dépend que de sa propre existence. La seconde espèce de con-
naissance et de vérité, de proposition et d'assentiment n'existe appa-
remment pas par elle-même ; création caractéristique de notre esprit,
elle est commune, partagée, générale, abstraite, logique, ty-
pique 334... »
La dualité du réel et du notionnel, dédouble la voie d'approche vers
la vérité ; la logique de l’inférence est distincte de la logique de
l'assentiment ; la seconde présuppose l'engagement de la personne
entière, génératrice d'une vérité à sa ressemblance ; la première se dé-
ploie au niveau d'un univers du discours restreint à l'ordre intellectuel
dans sa généralité. « L'inférence normale, écrit Newman, consiste à
appréhender des propositions portant sur des notions ; l'assentiment
normal consiste à appréhender des propositions portant sur des choses.
Si l'appréhension notionnelle est celle qui se rapproche le plus de
l'inférence, l'appréhension réelle constitue le concomitant le plus natu-
rel de l'assentiment. L'acte d'inférence implique dans son objet que sa
thèse dépend de prémisses, c'est-à-dire d'une relation qui est une abs-
traction ; mais un acte d'assentiment repose tout entier sur la thèse
comme sur son objet, et la réalité de la thèse est presque une condition
de son inconditionnalité 335. » Dans la perspective non galiléenne,
[239] la logique du réel doit avoir la préséance sur la logique du pos-
sible. L'être humain est une totalité organique et spirituelle, dont la
conscience se développe au sein de la réalité des choses, dans les
épreuves de la vie. L'homme n'est pas un animal raisonnable ; il est un
animal qui sent et qui voit, qui agit et qui contemple. Il ne peut y avoir
de vérité plénière qui ne vienne à lui selon les cheminements de sa
familiarité avec le monde, avec les choses et les hommes, avec Dieu
dont les multiples présences se proposent du dehors et du dedans. La
logique notionnelle ne possède qu'une validité formelle ; moyen de
communication utile, mais dont les rapports ne sauraient se comparer
à ceux que nous assure la logique de l'événement, logique de la pré-
sence, alors que la syllogistique est une logique de l'absence.
Le procès de Newton définit un mouvement commun au roman-
tisme européen. Selon Michelet, « le divorce du monde est principa-
lement l'absurde opposition qui s'est faite aujourd'hui, dans l'âge ma-
chiniste, entre l'instinct et la réflexion ; c'est le mépris de celle-ci pour
les facultés instinctives, dont elle croit pouvoir se passer 336 ». Miche-
let oppose la réflexion et l'instinct comme Newman le notionnel et le
réel ; sa critique de « l'âge machinique » affirme la supériorité des
puissances vitales sur les facultés abstraites. « La pensée réfléchie
n'arrive à l'action que par tous les intermédiaires de délibération et de
discussion ; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n'ar-
rive pas. Au contraire la pensée instinctive touche à l'acte, est presque
l'acte ; elle est presque en même temps une idée et une action 337... »
De là l'excellence humaine du peuple et de l’enfant, tous deux por-
teurs de vérité dans la théorie romantique de la connaissance, sources
et ressources de naïveté et d'innocence. De là aussi, la priorité de la
femme sur l'homme, parce que la femme est un être d'instinct et de
sentiment, peu sensible aux tentations de l'intellect. Marguerite est le
premier et le dernier espoir de Faust.
336 MICHELET, Le Peuple, 1846, lre partie, ch. VIII, Julliard, 1965, p. 165.
337 Ibid., II, 2, p. 180.
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[240]
Chapitre V
Romantisme
— Classicisme
343 Jean Paul RICHTER, Vorschule der Aesthetik..., Hamburg, 1804, p. 560.
344 RIVAROL, Discours sur l'universalité de la langue française, 1804 ; éd.
HERVIER, Delagrave, 1929, p. 91 ; cf. notre Naissance de la conscience
romantique au siècle des lumières, Payot, 1976, pp. 49 sqq.
345 A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, X, éd. citée, t. II, p. 170.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982) 315
l'ordre secret qui règne dans un jardin anglais, qu'on lui montrerait
comment une suite de paysages variés, découverts l'un après l'autre et
destinés à se relever mutuellement, concourent à produire sur l'âme
une impression particulière très profonde et très douce à la fois. (...)
Les lois prohibitives d'une critique fondée sur l'analyse ont borné le
vol des classiques français 346... » Shakespeare vient corroborer
l'image des jardins anglais par les multiples beautés d'une dramaturgie
qui accepte les aspects concrets d'une existence non défigurée par les
stylisations de la politesse et les étroitesses d'un système de conven-
tions mondaines ; de même, les drames de Schiller et de Goethe ont
fait ressortir, par contraste, ce qu'il y avait d'étriqué dans les prétendus
chefs-d'œuvre de la scène française. Il est impossible d'admettre « la
prétention qu'ont les Français de s'ériger en législateurs universels du
bon goût 347 ».
Le manque de spontanéité, l'absence de naturel va de pair avec
l'esprit d'abstraction. « Ce qui s'oppose surtout à ce que la tragédie
française puisse émouvoir profondément, c'est un trait particulier du
caractère national, je veux dire l'habitude de ne jamais s'oublier en
présence des autres, de se montrer toujours sous l'aspect le plus avan-
tageux. Si l'on examine avec attention la plupart de ces tragédies, on
verra que les discours y sont presque toujours adressés à un tiers, que
[246] les personnages ont rarement l'air de se croire seuls entre eux et
qu'ils se tournent toujours plus ou moins en face des spectateurs (...)
Comment nous associerons-nous à leurs impressions s'ils ne s'y aban-
donnent point eux-mêmes 348 ? » Le personnage dramatique ne doit
pas nous paraître perpétuellement en représentation ; l'illusion théâ-
trale est à ce prix. Or, les héros classiques se contrôlent jusque dans
les paroxysmes de leurs passions ; leurs propos s'organisent en dis-
cours bien balancés, conformément aux règles du collège. « L'élo-
quence peut et doit trouver sa place dans une tragédie, mais, lorsque
l'arrangement et la préparation s'y font sentir, elle ne convient qu'aux
discours prononcés avec calme et pour un but manifeste. Le désordre
des passions ne connaît que l'éloquence involontaire. Celui qui parle
avec une véritable inspiration est passé tout entier dans son objet, et il
cer les grands écrivains et les artistes de l'Antiquité, dont le génie n'est
pas mis en question, ni l'autorité à travers les âges. Il faut [251] seu-
lement leur restituer leur stature authentique, décrassée de tous les sé-
diments et altérations accumulés par la pratique du collège. L'Histoire
de l'Art dans l'Antiquité, de Winckelmann (1764), proposait une ma-
gi