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POURQUOI LES FEMMES NE DOIVENT PAS ENTRER DANS LES

MINES... POTOSI, BOLIVIE


Pascale Absi

L'Harmattan | « L'Homme et la société »

2002/4 n° 146 | pages 141 à 157


ISSN 0018-4306
ISBN 9782296310797
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Pascale Absi, « Pourquoi les femmes ne doivent pas entrer dans les mines... Potosi, Bolivie »,
L'Homme et la société 2002/4 (n° 146), p. 141-157.
DOI 10.3917/lhs.146.0141
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Pourquoi les femmes ne doivent pas
entrer dans les mines... Potosi, Bolivie

Pascale Asst

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À Potosi, comme dans la plupart des cenffes miniers des Andes,
I.
on dit que les femmes ne âoivent pas entrer dans les mines
Hommes ou femmes, tous s'accordent sur ce fait et I'interdit
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organise le travail les hommes à l'intérieur de la mine, les


femmes à l'extérieur
-
et ses représentations. Pourtant, dans les
coopératives minières qui -
exploitent la montagne de Potosi, aucun
règlement n'interdit aux femmes de pénétrer dans les galeries
souterraines, ni même d'y travailler. Leur mise à l'écart relève de
la coutume; elle met en scène des raisons diverses, économiques,
sociales et religieuses.
La première explication semble aller de soi : l'exploitation
souterraine est un tavail dangereux et pénible, une activité virile
par excellence. < Comment une femme pounait-elle faire la même
l
chose que nous ? s'interrogent les travailleurs masculins. Ils
disent aussi vouloir préserver les femmes des accidents fréquents et
de leurs comportements irrespectueux. Mais c'est le registre de la
croyance qui fournit I'argument le plus catégorique de f interdit.
Dans la mine,la présence des femmes ferait disparaître le minerai.
C'est donc parce qu'elles portent malheur qu'elles ne doivent pas
s'approcher des filons.
Pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi. Quelques vieux
travailleurs se souviennent que, dans les années cinquante, des

l. la ville de Potosi est située au sud des Andes boliviennes. Sa monlagne, la


bien nommée Cerro Rico lMontagne Riche], qui culmine à près de 4 800 mètres
d'altitude, est exploiÉe depuis 1545, par les conquérants espagnols. Outre de
I'rgent, ses mines produisent de l'étain, du plomb et du zinc.

L'Hommc et la Société, no 146, octobre-décembre 2002


742 Pascale Aast

femmes fravaillaient à I'intérieur des mines. Certaines maniaient


même le marteau et la barre à mine. Personne ne disait alors
qu'elles faisaient disparaîbe les filons. Aujourd'hui encore, une
petite poignée de femmes se risque dans les galeries pour y
produire du minerai et chaque jour des femmes touristes visitent
certaines exploitations. De sorte que si I'interdit se réclame de
I'immuabilite de la couhrme et de la tradition, il n'en est pas moins
une consFuction sociale et peut tour à tour, se faire impératif ou
ête ûansgressé. La question de la vérité de l'inforurne des femmes
est secondaire à la fonction sociale de l'interdit. Il s'agira donc ici

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d'analyser la manière dont I'interdit est mobilisé selon les
circonstances et les enjeux plutôt que de chercher à savoir si ceux
qui l'énoncent croient vraiment que les femmes portent malheur
dans les mines.
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L'hîsnire de lo moin-d'euvreféminine des mines


Malgré I'apparente dimension masculine du travail minier,
depuis l'époque inca et peut-être même avant, les femmes
représentent une part non négligeable de la main-d'æuvre minière,
à la fois dans les mines et à I'extérieur. Au temps de I'Inca, les
populations soumises à l'Empire étaient assignées en couple, aux
exploitations d'or et d'argent 2. Plus tard, au xvl" siècle, les
conçérants espagnols instaurèrent le travail forcé des Indiens dans
les mines d'argent de Potosi. Ce recrutement obligatoire ne
concernait que les hommes, mais les épouses et les enfants
accompagnaient leur migration vers Potosi où ils les secondaient
pour le tri et le transport du minerai 3.
L'évolution de la main-d'æuvre feminine des premières années
de la République est mal connue. Mais on sait que dès la fin du
x>f siècle, l'intensification de la demande internationale d'étain
contribua à incorporer massivement les femmes à la force de
travail des mines. Comme à l'époque coloniale, leur activité
consistait essentiellement à trier et à conditionner le minerai. dans

2. Jean Bnrnmpr, < L'exploitation des métaux précieux au temps des


lnæs >,Awtales ESC, No 5-6, 1978, p. 9Æ-966.
3.Emique TANDETER, L'argent du Potosi. Coercition et marché dans
l'Amérirye coloniale, Paris, Ed, 1997 ; Centro de Promocidn Minera (CEpRorvflN),
El trabajo invisible de la mujer nircra boliviarn,Ia,Paz 1996.
I*sfemmesilanslesmines... Potosi,Boliaie 743

et hors des mines. Il est vraisemblable qu'un certain nombre


d'enbe elles participa également à la perforation. Au milieu des
années frente, le départ des hommes pour la guene qui opposait la
Bolivie au Paraguay accrut la part de la main-d'æuvre féminine, y
compris dans I'exhaction souterraine. A la veille de la Révolution
nationale de 1952, elles sont officiellement 4 000 femmes à
a.
ûavailler dans I'exploitation minière, soit l0 % des travailleurs À
la suite de sa victoire armée sur I'oligarchie dominante, le
Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) décrète la
nationalisation des mines. Dans les exploitations nationalisées

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modernes, le travail souterrain des femmes est désormais interdit.
Néanmoins, à l'extérieur, elles continuent à trier le minerai et
louent le droit au recyclage des terrils à l'État. Quant aux
exploitations marginales, elles sont concédées à des travailleurs
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regroupés en coopératives. A la difference des ouvriers salariés de


I'Etat, ces mineurs indépendants sont rémunérés par la vente de
leur production personnelle. Pour eux, la question de la chance
celle de trouver un bon filon est cruciale. Pourtant, comme nous
-
-
l'avons dit, jusqu'à récemment, des femmes ont participé à
I'exploitation souterraine des coopératives où le travail restait
manuel etrudimentaire.
.Depuis la chute du cours des minerais et la fermeture des mines
d'Etat au milieu des années quatre-vingts, toutes les exploitations
de Potosi sont désormais entre les mains des coopératives. Suite à
cette crise, le nombre des femmes coopératrices a connu une baisse
significative, mais elles sont encore une centaine sur quelque 6 000
travailleurs. Hormis quatre d'entre elles qui tavaillent à I'intérieur
des mines, toutes exploitent le minerai à ciel ouvert. La plupart
recyclent les terrils, d'autres balayent le minerai tombé sur le terre-
plein des mines lors de son transport. On les appelle les palliris 5.
Veuves de mineurs, pour toute retraite, elles reçoivent de la
cooSrative I'usufruit d'un lieu de travail.

4. CEPRor,flhr, op. cit p. 16.


5. Du quechua pallar: collecter, glaner. Le vocable palliri, qui à l'époque
coloniale qualifiait les travailleurs, hommes ou femmes, employés à la sélection
du minerai, désigne aujourd'hui exclusivement les femmes qui exploitent le
minerai à ciel ouverl
7U Pascale Asst

Ventres de femmes, msuvais æùl a jalousie


À Potosi, l'infortune des femmes porte un nom : c'est parce
qu'elles sont banco llawi que les femmes ne doivent pas entrer
dans les mines. Pour les mineurs, banco frawi est le synonyme de
mal agùero [mauvais augure] ou mala sombra [mauvaise ombre].
On sait que le terme de banco peut se référer à un changement
d'état du filon, à une déviation de son cours ou à son
amoindrissement6. Quant à llawi, qui signifie æil en quechua, il
évoque le < mauvais æil > lié à l'envie. Mais le fait d'être banco

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f,owi ne traduit pas nécessairement une volonté consciente de
malveillance, cette infortune est plus généralement liée à la
personnalite du malchanceux.
Est déclarée banco frawi toute personne dont on sait,
empiriquement, qu'elle peut faire disparaître le frlon dont elle
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s'approche. Il n'y a donc pas que des femmes qui soient


concernées. Si par malchance, le filon qu'il exploite disparaît dans
les jours qui suivent sa mise au travail, un péon peut être aussitôt
congédié en tant que banco frawi. Il lui sera alors difficile de
trouver un nouvel employeur. Parce qu'il est impossible, autrement
que par une expérience malheureuse, de savoir si une personne est,
ou n'est pas, banco frawi,les mineurs évitent donc d'exposer leur
minerai au regard des autres, y compris de leurs propres
compagnons de travail. Mais, contrairement aux hommes, les
femmes n'ont pas l'occasion de faire leurs preuves pour être
qualifiées de banco flawi. Comme l'explique Dofla Paulina, il
sufïirait quoune femme, n'importe laquelle, voie un filon, pour que
celui-ci disparaisse; c'est donc la nature même de la femme qui
justifie sa mise à l'écart des gisements :
<<Nous, nous avons envie de travailler dans la mine. Pourquoi ne
pourrions-nous pas perforer la roche conrrne les honrnres ? Est-ce que
c'est dilïicile ? Non, ce n'est pas difficile. Mais il y a cette histoire que la
femme est, comme on dil, banco frawi. Je ne sais pas ce que cela signifie,
mais c'est ça qui fait disparaîtrc les Iilons. Comment dire, la femme entre,
voit et, deux jours ou 24 heures plus tard, les filons disparaissent. Alors
nous, on comprend et on n'exige pas d'entrer dans la mine. >
@aulina Femandez, 48 ans, palliri, cooperative Ckacchas Libres)

6. Frédérique [âNcuE et Carmen SALAZAR-SoLER, Diclionnaire des terrrus


-xtt siècle, Paris, ERC, 1993,p.64.
miniers en usage en Amérique espagnole, xvf
ks femmes ilans les mines. . . Potosi, Boliaie 1'45

Et, si certains mineurs ont osé methe la croyance à l'épreuve,


beaucoup comme Don Macario s'en repentent aujourd'hui. Il
racontre : < Une fois, je ûavaillais bien" j'ai fait entrer ma femme
-
sur mon lieu de travail et ciao fïlon ! Depuis, je ne permets plus
que les femmes entrent là où je suis en train de produire. > De tels
témoignages viennent régulièrement conforter la légitimité de
I'interdit.
L'origine de la disparition des filons en présence des femmes se
résume somme toute à une histoire de jalousie féminine entre la
mine et les femmes. Les mineurs de Potosi considèrent leur

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montagne comme une femme qu'ils déflorent par leur travail,
fertilisent par leurs ofhandes et dont ils accouchent chaquejour le
minerai. Cette image feminine de la montagne se confond avec la
Pachamama, la diviniæ andine associée à la fertiliæ de la terre, et
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la symbolique de l'activité minière est profondément imprégnée


par la logique agricole. Dans le venfre de la montagne Pachamama,
les minerais croissent et mûrissent ; c'est la raison pour laquelle,
disent les mineurs, la montagne de Potosi liwe encore de nouveaux
filons malgré presque cinq cents ans d'exploitation ininûerrompue.
Dans ce contexte, donner lejour à ses richesses équivaut à soulever
un à un les jupons de la montagne. Chtmkaiskayniyoq polleras,
douze jupes, est en effet le nom rituel de la Pachamama du Potosi,
dont lesjupons se confondent avec les flancs de la montagne et ses
gisements. La montagne Pachamama est également identifiée à la
Vierge dont les missionnaires espagnols tentèrent de substituer le
culte à celui de la divinité préhispanique de la montagne. Mais les
mineurs sont plus que des accoucheurs de montagne car
l'appropriation de ses richesses est aussi une prise de possession
sexuelle.
À la fois empreinte de tendresse et d'une exigence brutale,
l'émotion qui saisit les travailleurs lorsqu'ils parlent de la mine est
à l'image de la charge érotique de leurs discours. La séduire pour
se faire désirer, pour qu'elle s'offre et accapte leurs attouchements
ou s'y refuse : il faut avoir cru un moment que les suppliques des
mineurs s'adressaient à une femme pour saisir la sensualité de la
mine et son identité de maîtresse minérale :
<< Dans la mine, on lui dit : < Donne-moi une de tes jupes, toi qui es
douze jupes, Vierge Pachamama, Madame, donne-moi une de tes jupes. >
Cela veut dire qu'on lui denrande un filon. Ça, c'est la version saine. Mais
quand quelqu'un est un peu ivre, il s'agenouille avec une foi
1,46 Pascale Asst
extraordinaire, il enlève son chapeau et il dit ces mots : ( Petite Mère,
maintenant je vais te perforer comme ça, Pachamama, maintenant donne-
moi, si tu ne me donnes pas, moi non plus je ne te donnerai pas. )) Des
gens mal élevés [disent] : < Lève ta jupe, je vais mettre la dynamite,
donne-moi ton vagin. r Ou le mineur quand il est un peu énervé:
< Donne-moi ton cul. >
(Don Elias,44 ans, mineur à la retraite)

La montagne s'offre aux hommes avec son métal, mais elle


réclamo en échange leurs offrandes, leur désir et l'érotisme de leur
corps. Les aliments offerts à la montagne Pachamama libations
d'alcool, feuilles de coca, sacrifices de lamas -

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permettent de
-
rassasier son grand appetit, de prévenir les accidents et de solliciter
sa bienveillance; le langage cru des travailleurs et les insulûes
qu'ils lui adressent ont pour objectif de l'exciter en vue de la
havailler. Pour que la montagne accorde ses faveurs, le mineur doit
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donc savoir la séduire. Le témoignage de David l'annonce très


clairement: il ne suffit pas de désirer la montagne pour obtenir son
minerai, il faut aussi être choisi par elle. De ce consentement
dépend la découverte du minerai et la chance dans la production
minière est tout entière conditionnée par les aléas de I'alchimie
amoureuse:
( On dit quo quand I'homme entre dans la mine, la femme [la mine]
s'offre. Certains ontrent avec la chance et sortent gâgnants, d'autres non,
la femme ne veut pas s'offrir. Je crois que la nrine choisit l'homme qu'elle
veut. Souvent le métal choisit celui par qui il veut être exploité. Comme je
viens de te I'expliquer, parfois quand quelqu'un le touche, il a beau le
désirer, le métal disparaît, car il n'était pas pour lui ; un autre mineur vient
et il apparaît. C'est comme ça que ga se passe. C'est ta même chose
qu'avec une fille : tu as beau l'aimer, si elle ne t'aime pas, qu'est ce que tu
peux y faire ? Mais soudain, il en arrive un qui est moche, ridicule et qui
ne la mérite pas, mais la fille l'ainre et s'offre à lui. C'est la nrême chose
avec le métal. Il est comnre ça, susceptible, il nous cherche. >
@avid Cnu,36 ans, mineur, coopérative Unificada)

L'apparition des filons dans la mine est donc issue de I'union


sexuelle des hommes et de la montagne dont ils reflètent les
humeurs amoureuses. Doués de vie, jaloux et capricieux, ils
peuvent disparaître à tout moment. Cette disparition est, bien
entendu, vécue comme une trahison de la Pachamama. ( Alors que
tu fais totalement confiance à ta femme >, explique David en
parlant du minerai, (( au moment le plus inattendu elle te fait cocu,
le minerai c'est pareil, il peut partir avec un aure. )
Les fmttnes ilans les mines... Potosi, Boliaie 747

L'entrée des femmes dans la mine vient donc perturber la


relation amoureuse des hommes et de la montagne Pachamama.
Jalouse, la maîtresse minérale des mineurs se refuse alors à eux et
ses gisements tarissent avec son désir ; Dofla Paulina temoigne :
< Comment dire, la Pachamama pourait être la propriétaire des
hommes of eux ses maris ou quelque chose comme ça. Et quand, nous les
femmes, nous entrons, la Pachamama peut devenir jalouse, non ? Elle
s'imagine quo nous pourrions lui prendre ses hommes ou ses filons. C'est
sc qu€ j'imagine, je ne sais pas. Il n'y a qu'aux hommes que la
Pachamama fait apparaître le minerai, non ? Ça, ça fait y croire. >

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Sa dimension amoureuse fait donc de l'extraction souterraine
une activite masculine par excellence. Les accidents morùels eux-
mêmes s'inscrivent dans cette relation de séduction-possession.
Ainsi, lorsqu'un tavailleur meurt dans la mine, on entend parfois
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7.
dire que là Pachamama était tombée amoureuse de lui Crime
passionnel ou étreinte fatale d'une mangeuse d'hommes, trop
souvent en tout cas, la montagne accapare à jamais la vie de ses
amants. Et la jalousie des épouses des mineurs envers cette
montagne-femme qui s'approprie leurs hommes répond à celle de
la Pachamama :

< On dit toujours du mineur: < Mais oir va-t-il encore ? Il doit avoir
une maltresse quelque part. > Mais non, c'est la mine qui prend tout notre
temps et les femmes sont totalement jalouses de la montagne. Parce que
les travailleurs sortent à 7 heures du matin de leur nraison et parfois à
l0 heures du soir ils ne sont toujours pas rentrés. Et les femmes aimeraient
tant que la mine n'existe pas. Du nroment, bien str, qu'elles ont leur
argent. Quand ils attrapent le mal de mine [a silicosc], les femmes
maudissent la mine. Et encore plus quand ils nreurent: < La mine m'a pris
mon mari, c'est pour cela que je souffre. >
(Victor Alcaraz,4T ans, mineur, coop. Unificada)

Raisons symboliques et enjeux pratiques

Exprimée dans le registre sentimental de la jalousie, la rivalité


enhe les femmes et la mine est liée à la concurrence de leur fertilité
respective. Le ventre fécond de la femme est en effet susceptible de
confisquer la fertilite de la montagne. Dans certaines exploitations,
on dit que le filon disparaît avec la première menstruation qui suit

7. René PoPPE,Crentos Mineros,LaPu" Hisla, 1985, p. 73.


Pascale Asst

I'entée de la femme dans la mine t. Afin d'éviter toute collusion


néfaste, certains mineurs interdisent même aux femmes de
s'approcher des outils qui penètrent la montagne et participent de
son union senrelle avec les hommes.
Comme bien d'autres représentations du travail minier, l'idée
d'une interférence de la fertilite de la femme avec celle de la mine
est un héritage du monde paysan d'où sont issus la plupart des
mineurs. Ainsi, dans les campagnes quechuaphones de la région de
Potosi, les femmes qui ont leurs règles ne doivent pas s'approcher
des champs sous peine de faire perdre les récoltes. Pour les

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populations andines, la menstruation est la période la plus fertile du
cycle féminin; elle est celle où la concurrence entre la fecondité
des femmes et celle de la terre joue à plein. Parfois, les paysans
évoquent également le caractère nauséabond des règles, une
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pollution olfactive qui rappelle également certaines exégèses


minières zur I'infortune des femmes dans la mine e. Mais comment
expliquer que la mise à l'écart des femmes, qui n'est que
temporaire sur les lieux de production agricole, soit devenue
p€rmanente dans les mines ?
La dimension sexuelle de l'extraction minière tient sans aucun
doute à son caractère souterrain. Comme dans I'exploitation à ciel
ouvert, la relation entre les paysans et la Pachamama ne possède
pas la même charge érotique que dans la production souterraine où
les mineurs pénètrent profondément le corps de la divinite. Par
ailleurs, alors que les tavaux des champs mobilisent conjointement
les hommes et les femmes de la famille paysanne, l'extraction
minière est historiquement plutôt une activité masculine. L'effort
requis explique que la main-d'æuwe féminine a principalement été
employée à d'autres tâches que la perforation, hormis dans un
contexte de déficit de main-d'æuvre comme lors de la guerre
contre le Paraguay. De soræ que les femmes étaient tenues à l'écart
des lilons sans pour autant être absentes de l'intérieur des mines où
elles collaboraient au chargemenÇ au tri et à la sélection du métal.
La disparition progressive des femmes des galeries souterraines
au cours des demières décennies tient à plusieurs facteurs. Le
premier est la modernisation et la mécanisation de la production.

8. René Popm, op. cit.,p,l0l.


9. CertÂins de mes interlocuteurs mirent en cause les effluves du maquillage et
du parfum des femmes.
Les femmæ ilans les mines.. . Potosi, Boliaie 1'49

Rappetons que dans les mines d'État, leur travail fut interdit dès le
début des années cinquante, pour des raisons à la fois sociales et
productives. L'idéologie progressisûe qui motiva cette interdiction
inlluença également les pratiques des mineurs des coopératives.
Plus tard, lors de la crise minière du milieu des années quatre-
vin4s, I'abandon de la production d'étain pour celle de l'argent
commercialisé en brut supprima les tâches de tri, principales
consommatrices de main-d'ceuvre féminine à I'interieur et à
l'extérieur des mines. Les palliris durent alors se rabattre sur des
activités à ciel ouvert, notamment le recyclage des terrils et le

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balayage des résidus. Aujourd'hui, la mine n'aftire plus les jeunes
femmes qui préférèrent émigrer. De sorte qu'au cours des dernières
décennies, le nombre des palliris a sensiblement diminué sur la
montagne, tandis qu'elles disparaissaient de I'inûerieur des mines.
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La nécessité de tenir les femmes à l'écart de I'intérieur des mines


entérine donc un fait accompli. Et c'est parce que leur présence n'y
est plus essentielle que I'interference néfaste des femmes avec la
production souterraine va prendre sa dimension actuelle. On
comprend ainsi que, dans les mines de Potosi, la croyance
paysanne de la concurrence entre la fertilité des femmes et celle de
la terre a pu surgir, disparaître et resurgir sans se limiter à l'étape
de la menstruation féminine en fonction des aléas de I'histoire
productive et des besoins de main-d'æuvre.
Aujourd'hui, la mise à l'écart des femmes des mines permet aux
travailleurs masculins des coopératives d'asseoir leur domination
et de se préserver de la conculrence féminine dans un contexte
d'épuisement des gisements souterrains. D'un point de vue légal,
rien n'empêche, en effet, les veuves d'hériter du lieu de travail
souterrain de leur défunt mari et de I'exploiter. Cependant, en
raison des pressions des hommes, elles préfèrent solliciter un lieu
de travail à ciel ouvert. Le symbolique vient ainsi légitimer la
domination économique des hommes qui se réservent
I'oxploitation souterraine, beaucoup plus rentable. Une palliri
gagne six à dix fois moins qu'un tavailleur en sous-sol.
Dans ce contexte, la distinction entre le travail souterrain et
l'exploitation à ciel ouvert s'est érigée comme un élément
constiurtif de la différence des sexes, venant renforcer le machisme
qui régit la vie domestique. L'interdit vient conforter I'idéologie
urbaine de la répartition sexuelle des tâches l'homme au travail,
-
150 Pascale Aast

la femme au foyer
- qui prévaut dans les familles minières. Pour
les hommes, commenser à havailler dans la mine prend la valeur
d'un rite de passage viril. Souvent consécutif au mariage,
I'engagement du mineur comme tavailleur régulier confirme son
accession au statut d'homme adulte, capable d'entretenir sa
fami[e. Pour les femmes, par conte, le mariage marque l'abandon
de leur activité de palliri, réservée aux célibataires et aux veuves.
Etre mineur souterrain devient alors synonyme d'êhe un homme.
Les travailleurs les moins endurants, qui ne répondent pas à
l'équation masculinité : résistance physique et travail minier

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souterrain, reçoivent le surnom de seîlorita, dofla, chola
[mademoiselle, madame...]. Et les quelques hommes qui
Favaillent dans les exploitations à ciel ouvert sont évidemment
qualifiés de q'ewa [effeminé] ou de maricdn [pédéraste].
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< Il n'y a que les magons qui travaillent à ciel ouvert, les hommes, les
mineurs, c'est dans la mine. Ceux qui travaillent à I'ex1érieur ce sont des
femmelettes parce que nous, les honmes, nous aimons travailler à
l'intérieur de la mine n, raille David.

Comme Dofra Paulina, les femmes elles-mêmes n'hésitent pas à


se moquer :

( Là, il y a des hommes qui balayent [e rninerai]. Ils font pareil que
moi. Ils n'ont pas honte', comment un homme va-t-il balayer ? C'est une
honte. C'est seulement pour les femmes. Les hommes ont le droit de
travailler dans la mine et seules les femmes ont le droit de balayer ici, à
l'extérieur. C'est pour cela que nous les critiquons. Celui qui balaye
devrait ss mettre enjupe ou en robe. >

Paradoxalement, I'emprunt minier aux représentations


symboliques du monde paysan vient donc conforter l'évolution du
statut de la femme dans un sens plus ouvrier et plus urbain, avec
une division sexuelle du tavail et une domination masculine bien
plus importantes que dans les campagnes. Significativement, dans
les petites cooSratives artisanales des environs de Potosi, dont les
havailleurs sont à la fois mineurs et paysans, le travail de la mine
est resté très familial et les femmes collaborent aux activites
souterraines de leurs maris.
ks femmes ilans læ mines... Potosi, Bolhtie 151

Le diable de la mine, incarnation de l'espace masculin et défendu


auxfemmes
La dimension masculine de l'activité minière est incamée par la
figure virile du Tio, la divinité diabolique de la mine, dont la
présence inquiétante contribue à interdire aux femmes l'entrée des
galeries. Modelées en argile, les effigies souterraines du Tio ont
hérité leurs cornes et leurs pieds fourchus du diable que les
missionnaires espagnols avaient cru reconnaître dans les divinités
préhispaniques des mineurs indigènes. La diviniæ minière relève

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aujourd'hui de la caégorie des forces vives, fertiles mais sauvageq,
r0.
de I'inframonde, que les évangélisateurs associèrent à l'enfer
Mais, bien qu'ils le surnomment diablo,les travailleurs considèrent
surtout le Tio comme le propriétaire des filons qu'il leur révèle en
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echange de leurs offrandes: alcool, feuilles de coca et cigaretes.


Travailleur infatigable, il transporte les minerais d'un endroit à
l'autre des mines et aide les hommes à produire. Dans le silence
des galeries, on l'entend parfois perforer la roche ou vider une
brouetûs. Ni bon, ni mauvais, le diable ouvrier sait se montrer
généreux avec ses dévots mais il peut également châtier
impitoyablement ceux qui le négligent. On dit ainsi des mineurs
morts au travail qu'ils ont été mangés par le Tio. Patron de la mine,
maître du travail, ses pouvoirs complètent les pouvoirs génésiques
de la Pachamama.
Si la rencontre avec le Tio en personne peut conduire les
hommes et les femmes à la folie, ces dernières sont plus
vulnérables à ses pouvoirs et à son grand appétit sexuel. Trop
faibles pour affronter la puissance du Tio, les femmes sont les
victimes désignées de sa libido débridée dont atteste le pénis
démesuré de ses effigies soutelraines. Cette sexualité n'est pas sans
rappeler celle des mineurs qui expliquent, avec ironie, que le fait
que les femmes faisaient trop d'enfants aux travailleurs contribua à
leur interdire l'entrée des mines. Archétype du travailleur
souterrain, le Tio personnifie les attributs virils du mineur, son
endurance et sa sexualité : la communauté de travail qu'il patronne
esl par essence, une communauté d'hommes. L'identification du

10. Thérèse Bo[ryssE{AssAcNE et Olivia Hannts, << Pacha: En torno al


pensamiento Aymara >> in lres refleiones sobre el pensarniento andino, laPaz,
Hisbol, p. 11-59.
t52 Pascale Anst

mineur et du Tio passe par un phénomène de possession : au cours


de son tavail, I'homme est possédé. par la puissance virile de la
divinite; il devient lui-même diable ". C'est la raison pour laquelle
le mineur peut posséder sexuellement et fertiliser la Pachamama,
l'épouse du Tio. Sa figure incarne par-là même le caractère,
masculin etdéfendu aux femmes, du monde souterrain.
L'interdiction des femmes dans les galeries est également le
gage de l'équilibre entre les mondes. Leur sexe ouvert est en effet
particulièrement poreux aux forces vives do l'inframonde. La
rencontre entre la fertilité des femmes et ces forces engendre des

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êhes monstrueux. De même, le viol d'une femme par le Tio put
déboucher sur une grossesse infortunée. C'est la raison pour
laquelle les femmes qui gardent I'enhée des mines hésiænt à
donnir seules le soir, à la merci du diable souterrain :
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< C'est dangereux pour nous, les femmes, de dormir ici, près de la
mine. Une fois, dans la montagne, il y avait une jeune lille de 2O ou 25
ans. C'était la fille de la gardienne de la nrine. On dit que sa mère était
descendue en ville. Pendant que sa mère était en bas, cette nuit-là,je ne
sais pas quelle fête c'était, un homne est entré [dans la maison de la
gardiennel. D'après ce que la fille a raconté en pleurant, il a abusé d'elle.
Alors la jeune fille est tombée enceinte. Elle répétait : < Je I'ai rêvé, je I'ai
rêvé. > On dil qu'ello s'était réveillée en criant, mais il n'y avait personne.
Depuis cejour, elle ne pouvait plus manger. Tout la dégottait. < De qui,
disaient les gens, de qui est oet enfant ? > Quand l'enfant est né, il n'étail
pas normal, il avait une tête de monstre. Par chance, il est mort. Son
oreille, ce n'était pas une oreille d'être humain, elle était longue comme
une corne. Qui était cet homme ? Même la fille ne le savait pas. Peut-être
le diable, le Tio était sorti [de la mine]. C'est pour ça que maintenant ils
n'emploient plus de femmes avec des filles jeunes. Ils prennent des
femmes âgées, parce que sinon le Tio en profite. >
@ilomena Fernandez,4S ans, gardienne, coop. l0 de noviembre)

Mi-homme, mi-diable, les fruits de l'union d'une femme et du


Tio menacent la séparation du monde des hommes avec
I'inframonde sauvage et diabolique. D'où I'importance de
préserver les femmes du diable. Sousfraire les femmes à son
emprise empêche également la société de basculer tout entière dans
sa juridiction. La possession diabolique qui accompagne le havail
souterrain détache peu à peu les hommes de la sociéte humaine. Et

11. Pascale ABsI, << Le diable au corps. Organisation sociale et symbolique de


la production minière dans les coopératives de Poosi, Bolivie >, thèse de docûorat
en anthropologie, Paris, EHESS, 2001.
ks femmes dans les tnines. . . Potosi, Boliaie 153

ce sont les pouvoirs domestiques des femmes, garantes de la


reproduction sociale, qui permettent de contrebalancer la mainmise
du diable sur leurs époux. La femme assure la jonction entre
I'inframonde sauvage auquel son mari finit par appartenir et la
sociéte policee. Mais si les femmes travaillaient à I'intérieur des
mines et si elles aussi devenaient diables, qui alors garantirait la
pérenniæ du monde domestique et social ?
L'inûerdiction faite aux femmes d'entrer dans la mine mobilise
ainsi I'ensemble des registres, sociaux et idéologiques, qui
stucturent la société minière. Elle peut pourtant être tansgressée.

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Tr an sgr es sions d occo mma demen ts

Découragées par les bénéfices misérables des exploitations à


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ciel ouver! Doffa Isabel et Dof,a Julia, veuves de mineurs, ont


décidé, il y a une dizaine d'années, d'entrer dans la mine pour y
travailler comme des hommes. Depuis, chaque matin, elles
troçent leur large jupe ftaditionnelle contre un pantalon de travail.
Parce que les travailleurs des autres exploitations ne les auraient
pas acceptées, elles ont réhabilité une mine abandonnée. Aucun
homme ne les a rejointes, seul le frère de Julia vient, de temps à
autre, leur prêter main forte. Dofia Julia et Dofia Isabel ne sont pas
des suffragettes. Elles n'ont pas fait de leur choix I'expression
d'une revendication féministe, mais présentent leur travail comme
un pis aller auquel elles se sont habituées. Pour elles, une chose est
certaine : la malchance attribuée aux femmes sert à masquer le
désir de domination des hommes. Pour les travailleurs masculins,
en revanche, les choses sont beaucoup moins évidentes. En effet,
comment concilier le travail des deux femmes avec les différentes
raisons qui légitiment la mise à I'écart des femmes et construisent
l'identité masculine ?
La première interrogation des travailleurs est de savoir si, oui
ou non, ces deux femmes produisent du minerai. Comment le
pourraient-elles malgré la jalousie de la montagne ? Où
puiseraient-elles la force et le courage viril qui permettent
d'affronter la roche ? Généralement, les mineurs considèrent, mais
en réalité ils n'en savent rien, que la production des deux femmes
est négligeable. Reste que leur travail est une véritable atteinte à
I'ego viril. Alors, les hommes ont dû se rendre à l'évidence, à leur
évidence : puisqu'elles travaillent dans la mine, Dofra Julia et Dofra
7il Pascale Aast

Isabel ne sont pas de waies femmes. Elles sont considérées comme


un couple homosexuel et qualifiées de qharimachu (hommasses).
C'est donc en affrrmant I'ambiguîte de leur identité sexuelle que
les travailleurs masculins s'évitent de remettre en question les
représentations sociales et symboliques de la perforation minière
aujourd'hui réservée aux hommes. Don Victor temoigne :
< Elles sont bizarres, non, ces deux femmes qui se mettent dans la
mine, elles travaillent même de nuit. C'est comm€ si I'une était le mari et
qu'il rassurait l'autre comme le ferait un mari pour sa femme. [...] On dit
que I'une d'entre elles est à moitié homme, À moitié femme et qu'il

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pounait y avoir des relations [sexuelles] entre Isabel et Julia, Julii et
Isabel. >

En fait, seul le travail de Juliq qui perfore la roche et manie la


dynamite, pose véritablement problème. Celui d'Isabel est
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beaucoup moins subversif. Chargée d'évacuer la roche stérile et le


minerai, elle demeure en dehors de I'extraction proprement dite.
Son activité est similaire à celle que les femmes des mines
exerçaient jusqu'aux années cinquanûe. Dans le couple Isabel-Julia,
la première possède donc le statut d'une femme qui seconde son
mari dans la mine et c'est Dofra Julia qui est personnellement visée
par Don Victor lorsqu'il suggère que I'une d'elles est moitié
homme, moitié femme. Il est probable que le veuvage, qui tient
lieu de ménopause sociale, joue un rôle dans cette interprétation.
De sorûe que I'honneur est sauf : seuls les hommes et ceux qui y
ressemblent, mais en tout cas pas les femmes, exploitent les filons
souterrains.
L'expérience de Dofra Julia et de Dofra Isabel monfie bien que
les femmes ne sont pas des victimes passives de cette mise à
l'écart. N'est-ce pas aussi pour s'épargner un travail trop dur que
les femmes ne sont pas plus nombreuses à prendre le chemin de la
mine ? C'est là toute l'ambiguïté du discours féministe de Dof,a
Paulina (voir supra) qui, sous couvert d'aftaquer la domination des
hommes, s'approprie leurs arguments. Pourquoi, après avoir
affrrmé son désir de travailler dans la mine, adhère-elle à l'idée que
les femmes font disparaître les gisements ? Pourquoi Paulina
préfère-t-elle penser, ce qu'elle sait être faux, que la production
d'lsabel et Julia est moins rentable que la sienne ? Enfin, pourquoi
est-elle la première à remettre en question la virilité du gardien de
sa mine qui, comme elle, balaie le minerai et à qui, moqueuse, elle
propose régulièrement de prêter sa jupe ?
Iæs femmes ilans les mines... Potosi, Boliuie 155

Dofra Julia et Dof,a Isabel ne sont pas les seules femmes à


poser, chaque jour, leur regard sur les filons..Parmi les quelques
dizaines de visiteurs étrangers qui, depuis la fin des années quahe-
vingt, visitent chaque jour les mines, près de la moitié sont des
femmes. Elles ne viennent pas, bien entendu, pour tavailler dans la
mine et ne portent pas atteinte à l'ego viril des tavailleurs. Mais il
faut cependant concilier leur présence avec l'idée que les femmes
font disparaître les filons. Soulignons tout d'abord que les mineurs
ont tout intérêt à permethe l'accès de leurs exploitations à ces
femmes. Oure lew désir de faire connaîte, au-delà des frontières,

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un travail insuffisamment valorisé par le reste des Boliviens, les
travailleurs sont motivés par les présents qu'ils roçoivent des
touristes (coca, dynamite...) et les droits d'entrée qu'ils reversent
au profit de la mine. Reste à trouver le discours qui accompagne
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cete pratique.
A première vue, les travailleurs des exploitations ouvertes aux
visites semblent remettre totalement en cause I'existence d'une
interférence néfaste entre les femmes et le minerai. Depuis que des
femmes visitent leurs mines, ils affirment ne déplorer aucune
disparition de filon. Cependant, cela n'est pas allé de soi. Au début,
les guides se sont heurtés au refus des mineurs d'admettre des
visiteuses sur leurs lieux de travail. Aujourd'hui encore, tous
n'acceptent pas leur présence et beaucoup veillent à ce qu'elles ne
s'approchent ni rop près, ni frop longtemps, de leurs filons. Même
ceux qui les acceptent sans réserve n'ont pas rompu avec la
croyance. Seulement, comme pour Julia et Isabel, c'est parce que
les femmes touristes ne sont pas reconnues comme des femmes à
part entière qu'elles peuvent entrer dans la mine sans altérer les
fondements de la croyance :

< Nos femmes ne veulent pas entrer, par peur de faire disparaltre les
filons. Et après, de quoi vivraient-elles ?
Mais alors, pourquoi les gringas entrent-elles ?
-Là, c'ost différent, les gringas vienneut pour s€ promener, pas pour
-
travailler.
Mais ce sont des femmes ?
- C'est different... ici à Potosi, les fetrrnres sont généralement en
-
jupe, il n'y en a presque pas qui sont en pantalou. >
(Conversation avec Marcos Rejas,43 ans, utiueur, mine Candelaria,
coop. Unificada)

Dans le monde minier où, à l'âge de la puberté,les jeunes filles


quitænt leur jupe ou leur pantalon d'enfant pour adopter la large
156 Fascale ABst
jupe taditionnelle, le pantalon des étangères est interpréte comme
un signe de leur immaturite sexuelle. Femmes-enfants, non encore
fertiles, elles ne sont perçues ni comme de vraies femmes, ni
comme les rivales de la Pachamama.
Le bon accueil réservé aux femmes touristes s'explique
également par l'existence supposée de leur compliciæ particulière
avec les divinités de la richesse. L'opulence des gringos12 alimenûe
les fantasmes des mineurs; il faut bien êre un peu millionnaire
!
pour passer sa vie en vacances Peut-être alors les visiteurs
étrangers possèdent-ils un de ces secrets particulièrement efficaces

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çi permettent d'obtenir les faveurs des maîtres des richesses du
monde, et donc des rios ! Le fait que le Tio se manifeste dans la
mine sous les traits d'un homme blond aux yeux bleus un
grtngo renforce son empathie avec les ûouristes étrangers. La -
-
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coca, les cigarettes, l'alcool et la dynamite offerts aux travailleurs


présagent déjà de la fortune apportée par les touristes. Alors,
comme dit Eliana, le gringo, qu'il soit homme ou femme, a de
loargent, donc il a de la chance :

< Ils ont des croyances : < Ma femme va lne porter nralclrance, mais
elfe, c'est une touriste. u Qu'il soit homme ou femme, le gringo, il a de
l'argent, donc il a de la chance. C'est pour cela qu'ils les mettent [dans la
minel. >
@liana Garnica,29 ans, fille de rnineur, vendeuse d'artisanat)

L'essor du tourisme a ainsi conduit les travailleurs des


exploitations visitées à adapter leur discours. La malchance des
femmes y a perdu son caractère systématique pour se concentrer
sur la personne des femmes de mineurs, à la fois rivales de la
Pachamama et des hommes eux-mêmes. Mais pour les travailleurs
des autres mines, l'équation entre la fortune des gringos et celles
des gisements n'est pas si évidente. Intenogé sur ce point, David
précise que les exploitations visitées ayant une production assez
importante, I'impact négatif des femmes touristes a pu passer
inaperçu.
Mon expérience d'anthropologue rejoint à la fois celle des
femmes ûouristes et celle des épouses de mineurs. Tous les mineurs
n'ont pas accepté que je les accompagne sous terre. Certains m'ont
opposé l'éloignement et l'accès difficile de leurs lieux de travail.
Mais mon statut d'étrangère en pantalon, semblait le plus souvent

12. Les mineurs considèrent tous les Blancs comme des gringos.
Lesfanmæ ilanslæmines... Potæi,Bolioie 757

suffire à obtenir leur accord. En fait, il m'a fallu un certain temps


avant de comprendre que, sous leurs apparences désinvoltes, les
mineurs guettaient les signes de ma bonne ou mauvaise forttrne. Il
va de soi que la disparition d'un filon, suite à I'une de mes visites,
aurait compromis le déroulement de ma recherche et l'idée d'un
hasard malheureux me fit espacer mes visites souterraines. Comme
pour limiter ma responsabilité, je préférais par la suite attendre que
les mineurs en prennent l'initiative. Parfois même, sur un
pressentiment, je retardais I'invitation. J'avais ainsi intégré la
necessite de ænir les femmes éloignées des filons. Quelles qu'en

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soient les raisons, c'est cette autocensure qui fait des femmes des
acteurs à part entière de leur mise à l'écart.

En conclusion, les modifïcations survenues, au milieu du siècle


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dernier, dans le contexte productif du Cerro Rico ont permis


l'introduction ou la résurgence de la croyance d'origine paysanne
en une interférence néfaste de la fertilité des femmes avec celle de
la terre. Parce que leur participation était moins nécessaire que
dans les campagnes et parce qu'elles étaient en concurrence avec
les hommes, la mise à l'écart des femmes a pris une tournure
beaucoup plus systématique dans les mines. En même temps, les
infractions à la règle et les recompositions du discours qu'elles
suscitent attestent que la croyance est une construction sociale,
contrairement au caractère dogmatique et figé qui lui est souvent
attribué. N'est-ce pas d'ailleurs cette capacité d'accepter et de
résoudre les contradictions qui assure la pérennité de la croyance
en l'infortune des femmes ?

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