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POINTS

DE VUE
INITIATIQUE S

E I)E FjCE.
4 trimestre 1978
SOMMAIRE
DU NUMERO 31

Pages

Le 8 de la rue Puteaux ou le destin des lieux 3

La tradition maçonnique 9

L'expression graphique des symboles maçonniques 21

Planche 1 La pierre brute 23


Planche 2. La pierre taillée 25

Planche 3. Métamorphoses du triangle 26

Planche 4. Composition au degré d'apprenti 27

Planche 5. La perpendiculaire 29

Planche 6. La pierre taillée du compagnon 31

Planche 7. L'étoile flamboyante 32

Planche 8. Composition au degré de compagnon 35

Planche 9. Développement de la pierre cubique 37

Planche 10. Composition au degré de Maître 38

Planche 11. Les trois piliers 39

Planche 12. De l'équerre au compas 41

Planche 13. L'Orient éternel 42

La Grande Loge vous parle


Les loges militaires 45
Livres et revues 51
LE 8 DE LA RUE PUTEAUX
OU
LE DESTIN DES LIEUX
L'ancien village des Batignolles, ancêtre du quartier où s'élève
à présent l'Hôtel de la Grande Loge de France, a été fondé par un
Maître d'OEuvre et propriétaire terrien du nom de Puteaux.
Pour la petite histoire des abords immédiats de notre Temple,
il est bon de rappeler que la rue Cheroy qui commence 80, boule-
vard des Batignolles et finit 99, rue des Dames s'est appelée
jusqu'en 1880 Cherroy (avec deux r), mauvaise orthographe, du nom
du chef-lieu de canton de l'Yonne où était né Puteaux. La rue Darcet
s'est appelée Puteaux en 1846 et ne reçut le nom de ce célèbre
chimiste qu'en 1873.
L'actuelle rue Puteaux commence 52, boulevard des Batignolles
et finit 59, rue des Dames. C'est une ancienne voie de la commune
des Batignolles. Elle est longue de 132 mètres et large de 8 mètres
précise M. Hillairet dans son dictionnaire historique des rues de
Paris. Il ajoute qu'elle porte depuis son ouverture en 1840 le nom
de Puteaux, cet entrepreneur qui fut l'un des grands bâtisseurs de
l'agglomération des Batignolles et aussi l'un des fondateurs du
Théâtre des Arts. Il utilisa pour l'édification de ce théâtre ainsi que
pour la construction d'un grand nombre de maisons de ce quartier
des matériaux qu'il avait achetés lors de la démolition en 1845
d'une partie de l'abbaye cistércienne de Notre-Dame-du-Val à Mériel
en Seine-et-Oise datant de 1125.
A propos des locaux de la Grande Loge de France d'au-
jourd'hui, certains faits sont troublants. Il est des lieux comme des
édifices qui semblent être marqués par le destin.

1
Au xlXe siècle il y avait à Paris des maisons franciscaines qui
relevaient de provinces différentes. Ainsi le 8, rue Puteaux abritait
un couvent franciscain qui n'appartenait pas à la province de Paris
mais à la province bretonne dite province de Saint-Denis dont le
siège actuel se trouve à Rennes.
En effet, la province bretonne de l'ordre des franciscains dési-
rait, dans les années 1880-1890 s'implanter à Paris. Ainsi que nous
l'apprend le père Achille Léon dans son ouvrage consacré au « père
Bégigne de Janville, fondateur et premier ministre provincial de la
province de Saint-Denys en France « (1827-1 897).
Le père Léonard, par une inspiration providentielle, suspend,
au dernier moment, son départ et trouve dans le quartier des
« Batignolles, rue Puteaux, l'ancienne INSTITUTION PROTESTANTE
« DUPLESSIS-MORNAY... »
En l'absence d'informations plus précises, on peut légitime-
ment supposer que les bâtiments de cette institution protestante
avaient été construits soit en 1840 ou peu après. Car, selon les dires
de l'architecte chargé de l'édification du couvent franciscain, ces
bâtiments étaient dans un état de délabrement qui menaçait ruine.
Citons de nouveau le père Léonard.
« Au milieu des plus grandes difficultés, le couvent allait se
« développer au-delà de toutes les espérances et, par sa cha-
pelle publique dédiée à saint Antoine de Padoue, allait devenir
l'un des principaux centres de la piété parisienne jusqu'aux
« expulsions de 1903. »

Effectivement, on pouvait constater de longues files d'attente


de nécessiteux venus chercher une aumône. Les franciscains fai-
saient alors appel à la force publique pour maintenir l'ordre tant
était grand le nombre de ces déshérités qu'ils avaient à secou-
rir. Mais ce couvent dédié à saint Antoine de Padoue joua aussi L
un rôle non négligeable sur le plan social. C'est ainsi que sur l'ins-
tigation et grâce au dévouement du père Edouard Brière, surtout en
faveur des Normands de Paris, un bureau de renseignements gra-
tuits, insertion de petites annonces pour offres et demandes d'em-
ploi fut ouvert tous les jeudis, 8, rue Puteaux, pour les abonnés de
l'hebdomadaire « Le Souvenir Normand » dont le secrétariat était
18, rue Godot-de-Mauroy à Paris. I
4

2
Evoquons à présent l'histoire des difficultés que le couvent
du 8, rue Puteaux occasionna à l'ordre des franciscains. Ces diffi-
cultés ont été essentiellement d'ordre financier. Sa construction
avait attiré sur les franciscains tant de récriminations et de haines.
Que leur reprochait-on ? La presse les a accusés d'avoir, en peu de
temps, en quelques mois, réuni plus de 600 000 francs nécessaires
à l'achat et à la construction des bâtiments de la chapelle et du
couvent.
Or pour la construction du couvent, les franciscains se virent
obligés d'emprunter des sommes importantes à une certaine Mile
Aimée Dolbeau. En mettant ces sommes à leur disposition il faut
reconnaître que ce service était loin d'être gratuit. Elle exigeait
rigoureusement, et à date fixe, les intérêts des sommes prêtées.
La séparation de l'Eglise et de l'Etat, ainsi que la confiscation
des biens des religieux devait mettre les franciscains dans l'im-
possibilité de rembourser ces dettes. Mile Aimée Dolbeau se fait
alors plus pressante et n'hésite pas avant de présenter son mémoire
au souverain pontife, le pape Pie X, à menacer le provincial de
l'Ordre de « dénonciation et de scandale dans la presse franc-
maçonnique et anti-cléricale ». Triste ironie que cette menace de
la part d'une personne qui fait profession du plus fervent catholi-
cisme.
Vue partielle de la façade.

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Le R. P. Léonard Desmazures obligé de s'expliquer sur les
dettes considérables entraînées par la construction de ce couvent,
joint à son mémoire une attestation signée : « Ch. Normand, Archi-
tecte ayant dirigé la construction du couvent et de l'église occupés
par les RA. PP. Franciscains, 6 et 8, rue Puteaux.
Ch. Normand, Architecte, avait effectivement dirigé en 1893 la
démolition des anciens bâtiments et par la suite la construction
du nouveau couvent inauguré en 1894 et de la chapelle inau-
gurée en 1896. L'ensemble de la dépense nécessaire à l'édification
des bâtiments s'est élevée au chiffre de 800 000 francs dont
300 000 francs pour la chapelle et la crypte.
Ces biens ont été, sans exception, en vertu de la loi qui
impose la liquidation forcée, exposés aux enchères publiques.
Ceux qui achètent cherchent tout naturellement à profiter de
cette situation pour payer le moins cher possible. C'est la loi de
l'offre et de la demande.
Nous pouvons citer, à Paris seulement, quelques exemples.
C'est une société de constructions qui a acheté le monastère des
Carmélites de l'avenue de Messine ; c'est un israélite qui devient
propriétaire de la célèbre Abbaye aux Bois c'est un industriel
israélite qui a payé 300 000 francs le couvent de la rue Puteaux.
Des anciens bâtiments franciscains il ne reste que la Chapelle
et les vitraux. Dès les premiers escaliers menant à cette chapelle
nous pouvons admirer une très belle sculpture en médaillon repré-
sentant la tête de Jésus.
L'on peut voir à l'extérieur du temple sur la façade, juste au-
dessus de la porte d'entrée, les esses qui terminent les tirants. Au
lieu d'un simple écrou l'architecte par raffinement fait entrelacer
les trois lettres S.A.P. (saint Antoine de Padoue).
Des pierres en provenance de l'abbaye romane cistercienne de
Notre-Dame-du-Val à Mériel, proche de Presles, au couvent des fran-
ciscains dédié à saint Antoine de Padoue, en passant par l'Institu-
tion Protestante Duplessis-Mornay pour aboutir au Temple maçon-
nique de la Grande Loge de France, la continuité spirituelle est
solidement ancrée dans ces murs. Le Temple actuel reste un des
hauts lieux de cette vie spirituelle en Occident de la Franc-Maçon-
nerie universelle.
Les desseins du Grand Architecte sont parfois impénétrables.

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La Tradition Maçonnique
Les Francs-Maçons sont attachés à l'idée de Progrès, mais ils ne
le sont pas moins aussi à l'idée de Tradition. Ils pensent qu'il ne
saurait y avoir de contradiction entre ces deux idées, si elles sont
bien comprises. lis croient et ont de bonnes raisons de croire
qu'elles sont même complémentaires.
Ainsi la Franc-Maçonnerie est un ordre initiatique tradition-
nel. La Tradition est pour les Francs-Maçons en général, pour
ceux du Rite Ecossais Ancien et Accepté en particulier, le f onde-
ment, la « vérité » de leur Institution, car ils pensent que l'on ne
pourra pas sauver l'homme et la civilisation sans faire référence
à la Tradition.
Aussi nous nous proposons d'étudier ici, et de comprendre,
ce qu'est la Tradition Maçonnique et à travers elle de déterminer
ce que doit être l'attitude des Francs-Maçons et, après avoir étudié
les temps actuels, de déterminer le devenir et le rôle des Francs-
Maçons dans le monde contemporain.
*
**
La Tradition Maçonnique a pour supports et véhicules ses
symboles, ses mythes et ses rites.
Les symboles et les mythes sont des moyens de transmission
ils relient, conformément à leur définition, le visible à l'invi-
sible, le temporel à l'intemporel et donc le monde manifesté
où nous sommes à son modèle, à son Ordre et à sa Loi.
Les rites sont des outils de réalisation, ils sont par là même
opératifs ils donnent vie à un temple, que ce temple soit un
homme, une cathédrale ou une loge maçonnique.
Ainsi, ta Tradition, qu'il importe de distinguer des us et cou-
turnes, se transmet par nos symboles et nos mythes. Or, la Tradi-

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tion définit le modèle et les lois du monde formel et visible. Ce
modèle est universel parce qu'identique pour tous les êtres et
univers il est celui de l'homme, du système solaire, de tout
ensemble vivant il est applicable à tous les domaines de la vie
;

sans exception c'est lui que décrivent les symboles de nos


:

Loges, y compris à travers les dix Officiers et les Frères sur les
colonnes. Sur un autre plan, ce modèle est universel parce que
partout le même, sous-tendant toutes les religions, identique dans
toutes les cosmogonies et semblable dans toutes les médecines
traditionnelles. Il prend des formes différentes, se traduit par des
symboles variables selon le lieu et le temps où il se manifeste,
mais il est fondamentalement le même dans toutes les traditions.
Ce modèle ne s'attarde pas aux structures et aux états, mais
il permet, à partir des quelques principes qui régissent les nom-
bres et la dialectique, de décrire et comprendre la multitude des
phénomènes de la vie dans leurs mutations et leurs rapports. Ce
modèle est complémentaire de celui que nous offre la science
contemporaine. D'ailleurs, le premier principe qu'il pose est ceFui
de dualité il n'est pas d'unité durable dans la manifestation
:

nous sommes dans un monde de dualité ; inéluctablement, tout


phénomène naturel est dans sa constitution fait de deux termes
et dans ses rapports en relation avec un autre phénomène qui lui
est complémentaire : il est donc obligatoire que coexistent deux
modèles, deux sciences de l'univers.
***
Ce modèle traditionnel sous-tend la symbolique maçonnique
en effet, la Franc-Maçonnerie établit qu'il est un Ordre du monde,
que le cosmos et ses constituants obéissent à une Loi, à un Projet,
tant dans leurs structures et rapports que dans leur devenir et
évolution :Art Royal, c'est-à-dire étymologiquement Art de la
Règle, elle l'établit à travers l'invocation au Grand Architecte,
l'affirmation de I'ORDO ab CHAOS, le geste qui nous met à l'Ordre
et ses rituels... Nier l'existence de cet Ordre, c'est nier les fonde-
ments mêmes de notre ORDRE, puisque tel est le mot qui définit
la Franc-Maçonnerie.
Ainsi nos symboles et nos mythes transmettent le modèle
du monde visible et formel et donc celui de tout être, phénomène
ou ensemble vivant.

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Mais, allant plus loin, parce qu'étymologiquement le mot sym-
bole, venant de « sun bolon », « sun ballein «, signifie « mettre
avec », « mettre ensemble », nos symboles sont donc les signes,
les outils de reconnaissance qui relient le fini et l'infini, le formel
et l'informel. Ils relient de même le monde manifesté au monde
non manifesté qui lui est complémentaire et dans lequel ce
modèle non incarné dans une structure vivante n'est que poten-
tiel
Notre symbolique est ainsi un des moyens de transmission des
Lois du cosmos, du Modèle du monde, de ce modèle qui est le
nôtre, microcosme analogue au macrocosme.
Elle nous relie donc au Principe qui en est l'origine, mais dont
on ne peut pas parler, que l'on ne peut pas nommer, puisque unité
première il est « au-delà ». Nommer, c'est faire rentrer dans la
manifestation, dans la dualité, dans la multiplicité aussi n'est-il
;

pas nommable. Là-dessus, toutes les traditions s'accordent. Elles


ne nomment que des médiations (certains disent des démiurges)
entre cette UNITE PREMIERE et le monde, médiations bien évi-
demment CREATRICES puisque nous nous attachons alors à l'ORI-
GINE et à la causalité. Mais il ne faut pas, au vu de toutes les
dégénérescences religieuses et initiatiques, faire de ce problème
l'arbre qui cache la forêt d'autant que nous pouvons nous atta-
;

cher davantage au devenir et à la finalité, coniprendre que l'homme


et l'humanité vont au Principe plus qu'ils n'en viennent, que
cet ordre du monde, inscrit en filigrane, est POTENTIEL, que c'est
à nous de le réaliser, de l'actualiser à la fois en nous, et collec-
tivement, au niveau de l'humanité : que cet ordre du monde ne sera
parfait qu'au temps ultime où l'humanité globalement transmutée
par l'Amour, retrouvera une Perfection dernière.
Ainsi, cet Ordre et cette Loi sont en devenir : d'où la nécessité
des rites.

Les rites et les rituels sont des outils de REALISATION. Plus


temporels, plus dynamiques que les symboles, ils donnent la vie
aux Temples, Pyramides, Cathédrales, Loges, Hommes, construits
sur le modèle de l'univers. Car les rites donnent vie et, plus, ils
permettent d'actualiser cet ordre du monde.

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Ils sont donc opératifs, et là-dessus il faut insister les rituels
:

ne sont pas des cérémonials, des jeux abstraits, des figurations


lointaines, la mise en mouvement de symboles inopérants, non plus
que des constructions intellectuelles n'ayant aucune prise sur la
réalité. Nos rites sont OPERATIFS ils donnent la vie, ils réalisent
en nous l'ordre du cosmos, ils nous créent réellement, concrète-
ment, aussi réellement et concrètement que les cathédrales cons-
truites par les bâtisseurs, aussi réellement et concrètement que
les oeuvres et chefs-d'oeuvre réalisés par tout artiste vrai dans
sa transparence au monde. Par eux, la Franc-Maçonnerie est donc
toujours opérative. Comme les symboles et les mythes, ils sont
universels et par-delà les formes particulières, identiques dans
toutes les traditions initiatiques de l'humanité. Toujours collectifs,
accessibles à tous (comme les rites pubertaires ou mortuaires), ou
(comme les nôtres) réservés aux êtres ayant théoriquement atteint
un certain niveau spirituel, ils sont sources de vie. Il importe donc
qu'ils soient pleinement vécus par chacun de nous et en chacun
de nous.
*
**
Ainsi la Tradition Maçonnique est la manifestation contempo-
raine de LA TRADITION « UNE » dans le même temps PRIMOR-
DIALE et ULTIME. Elle nous relie par ses symboles et ses rites
à l'ordre du cosmos, et par là au Principe, à l'Arche, à la Perfec-
tion première, mais dans le même temps, elle nous permet de nous
recréer selon cet ordre, de le réaliser en nous et en l'humanité et
par là de nous diriger vers le Principe ultime, vers la Perfection
dernière. LA TRADITION est donc à la fois origine et devenir et,
comme le suggère le mot grec qui signifie tradition : (PARADOSIS)
(PARADEISOS), paradis, dans le même temps terrestre et céleste.
*
**
Allant plus loin, il nous faut maintenant comprendre ce que
sont ou devraient être les Francs-Maçons.
Le Franc-Maçon est un homme en chemin d'initiation. II est
donc dans le même temps un homme et un initié.
En tant qu'homme d'abord, il possède certaines caractéristiques
définies par les cosmogonies et médecines traditionnelles. Dans
sa constitution, il est fait d'un être spécifique, avec ses caracté-

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ristiques propres, anatomiques, énergétiques, psychologiques, his-
toriques, avec ses besoins, en particulier de puissance d'avoir et
de possession et, d'un être universel, commun à tous, identique
chez tous.
Dans le même temps, mais là dans ses rapports avec la mani-
festation, cet homme est à la fois une totalité, un moment unique
dans l'histoire de l'univers et une des cellules de l'humanité, une
partie du tout. On comprend, en effet, que s'il n'est pas d'unité
possible dans notre monde, un seul être ne puisse pas vivre toutes
les potentialités qu'il contient parce que l'ensemble des poten-
;

tialités ne peut être réalisé qu'au niveau d'une communauté, que


ce soit une Loge, une tribu, un ordre traditionnel, l'humanité d'au-
jourd'hui ou l'humanité de son origine à son terme, il est inéluc-
tablement solidaire de tous les autres. Un homme n'est donc qu'un
élément d'une mosaïque ; sa vie n'a de signification que relative-
ment à l'ensemble, son évolution propre participe nécessairement
de l'évolution de l'ensemble. Rien de ce qui arrive à un être n'est
indifférent aux autres et à la communauté, même s'ils n'en sont
pas conscients. Ainsi le moindre geste retentit sur l'univers entier.
Ainsi en fonction du projet du monde, notre vie a nécessairement
une signification, mais qui ne peut être réellement comprise que
si on la situe dans l'ensemble des significations de la mosaïque
humaine.
Dans son évolution, cet homme, suivant là un déroulement
archétypiel de la vie, est dans l'enfance en coïncidence avec l'uni-
vers qu'il ressent d'instinct sous tous ses aspects. Mais il doit
ensuite prendre (1) une distance d'avec le monde, distance qui
lui permet d'acquérir La Conscience, c'est-à-dire une vision supé-
rieure et globale de l'univers. Ce n'est qu'après qu'il pourra, dans
quelques cas ou moments privilégiés, FUSIONNER en CONSCIENCE
avec lui.
Comme outils, cet homme dispose (entre autres) de deux voies
de connaissance : extérieure et intérieure. Il peut appréhender un
être ou un phénomène de l'extérieur, en l'analysant comme un
objet c'est la démarche là plus courante. Mais il peut aussi les
:

connaître de l'intérieur, puisqu'ils ont des structures communes,

(1) Selon l'expression de Jean Carteret.

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puisqu'ils sont construits sur le même modèle. Si cet homme « se
connaît lui-même » et en lui-même, il perçoit le cosmos et ses
constituants. Pour parcourir ces deux voies, il dispose de deux
outils de connaissance la raison et la fusion. N'insistons pas sur
la connaissance par la raison, nécessairement dans le même temps,
rationnelle et irrationnelle, pour mettre en évidence la connaissance
par fusion, la condition en est la transparence : il faut alors que
vive l'être universel qui est en nous, et que s'occulte l'être spéci-
fique qui, avec son affectivité et sa raison, nous empêche d'être
transparent au monde, à l'autre et à nous-mêmes.
*
**
Mais, outre qu'il est un homme, le Franc-Maçon est en chemin
d'initiation. Prenons garde que l'initiation n'est pas un état mais un
moyen, une voie qui mène à une médiation, une mise sur la route.
L'initiation est un chemin, avec ses souffrances, ses traversées du
désert, ses erreurs, mais aussi ses joies. L'initiation est mouve-
ment, tension vers, inquiétude elle ne supporte pas l'immobilisme
ni le confort.
Pour être effective, elle demande trois conditions.
D'abord l'authenticité des rites et des symboles qui doivent
relier au modèle du monde, transmettre une influence spirituelle
qui en est l'essence, donner la vie, permettre d'actualiser l'Ordre
du cosmos qui est en chaque être. Il est certain que la Franc-Maçon-
nerie est sur ce plan réellement opérative.
Deuxième condition : il faut que l'homme qui est initié soit
en état de l'être. Il faut qu'il ait déjà fait une certaine évolution inté-
rieure, une prise de conscience : il faut qu'il soit en même temps en
éveil et éveillé, Il faut que par un travail intérieur, cet être d'espé-
rance apprenne à se connaître, à s'aimer et à se dépouiller pour
arriver à l'essentiel de lui-même, Il faut qu'il s'efforce par une
ascèse d'occulter l'être de conflits, de désirs et d'avoir qui est en
lui ; il ne convient pas de le détruire il nous dit notre spécificité et,
par là, la signification de notre vie mais il faut l'empêcher de nous
envahir, il faut aussi que vive l'autre, universel et transparent. Pour
être effectivement initié, l'homme doit donc se dépasser. Il lui faut
tendre à être conforme à sa quête dans sa vie de tous les jours,
dans son quotidien, minute par minute, seconde par seconde, dans

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sa manière de travailler, de penser, de marcher, d'aimer, et, bien
sûr, de regarder l'autre. Ici, il n'est pas de règle, il n'est pas de
cadre. Ici, chacun est singulier ; c'est à lui qu'il appartient de
comprendre sa propre conformité et d'y tendre c'est la condition
:

sine qua non d'une initiation effective.


C'est en cela que seule la démarche initiatique est authenti-
ment révolutionnaire. Elle nous conduit au détachement en nous
montrant que la vie est relativité et mutation permanente ; elle
nous fait passer de l'avoir à l'être, du singulier au collectif, de la
possession à l'Amour.
La troisième condition est l'adéquation entre le rite et l'être
auquel il est destiné. En effet, et c'est la raison d'être d'une mul-
titude de rites à la fois identiques et spécifiques, chaque homme
est en résonance avec un rite. Pour l'un c'est un rite taoïste, pour
l'autre bambara, pour le troisième inca, pour le quatrième rosi-
crucien, pour le cinquième maçonnique, etc., mais chaque homme
ne peut être réellement initié que par le rite auquel il répond dans
sa spécificité l'ordre du monde est tel que le plus souvent il le
:

rencontre.
Enfin intervient le moment : cette rencontre ne peut se faire
n'importe quand. Il est ici aussi des moments adéquats. D'ailleurs
ne voit-on pas certains Frères nous quitter pour revenir quand l'ins-
tant est venu ?
*
**
Si toutes ces conditions sont remplies, qu'apporte l'initiation au
Franc-Maçon, en répétant bien qu'elle est un chemin, un moyen et
non un état ? Elle 16i donne vie car elle est passage de l'existence
à la vie. Elle lui rappelle par résonance le modèle du monde qui
est en lui, et donc sa structure profonde, universelle. Elle l'amène
à se réaliser, c'est-à-dire à actualiser progressivement, dans son
être, cet ordre cosmique ; cette réalisation seule permet de com-
prendre et de vivre la signification de sa vie, même pour les quel-
ques exceptions qui témoignent du terme de l'humanité par une
réintégration principielle. L'initiation engage le Franc-Maçon à
développer sa connaissance intérieure quand son éducation ne lui
enseigne que le savoir extérieur. Elle l'induit à privilégier la con-
naissance par fusion quand le monde social ne lui enseigne que
la raison. Elle lui permet ainsi d'accéder progressivement à une

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conscience de plus en plus haute. Au fur et à mesure qu'il remonte
vers les états supérieurs de l'être, selon les plans de manifesta-
tion auxquels il parvient, des rites se succèdent qui l'éveillent et
le recréent, lui ouvrant d'autres cieux ; mais tous ont le même but
acquérir par une transmutation de lui-même, une conscience de
plus en plus globale de l'Ordre du monde et de son Projet, cons-
cience qui lui permet de se situer de mieux en mieux dans ce
monde sans hasard et, par (à même, d'aider (es autres à se situer
en leur apportant une vision cosmique qu'ils n'ont pas ou pas
encore.
Le Franc-Maçon doit être celui qui tend vers l'essence et
l'essentiel et qui en témoigne. Il se doit d'être un homme de con-
naissance, un homme de conscience.
Donc nous pouvons dire que la Tradition Maçonnique est la
:

manifestation contemporaine de la Tradition, qu'elle est opérative


par ses symboles et ses rites, qu'elle nous relie à l'ordre cosmique,
qu'elle permet au Franc-Maçon, à condition qu'il soit conforme, de
le réaliser en lui et par là de pouvoir être la conscience du monde
actuei iJ est alors évident que notre tradition n'agit que très
accessoirement « par la foi qu'elle éveille chez les Frères ». Son
action est plus profonde : elle a trait à l'Essence des choses.
Mais il nous faut aussi comprendre le rôle et le devenir de la
Franc-Maçonnerie dans le monde contemporain.
Pour ce faire, définissons d'abord ce monde.
Notre vOcation' maçonnique n'est pas de le définir historique-
ment, ceci est à la portée de tout homme cultivé. Notre vocation
est de le faire avec un autre regard, avec le regard de ceux qui
ont accès à l'Ordre de l'univers : d'abord parce que c'est notre
spécificité, ensuite parce que tous les phénomènes sociaux, poli-
tiques, humains..., ne sont que les manifestations dans des domai-
nes donnés d'un moment cosmique, d'un PROJET qui se réalise.
L'histoire, ici, n'est que contingence. Il nous faut donc d'abord
savoir dans quel moment nous sommes. Il nous faut le comprendre
globalement pour pouvoir expliquer aux « hommes cultivés » quel
est le lien entre tout ce qu'ils observent, quelle en est la raison
profonde, quelle est la caractéristique de notre temps dans l'évo-
lution de l'humanité, caractéristique qu'ils ne peuvent pas connaî-
tre malgré ou par leur culture. Les Francs-Maçons doivent être ceux

16
qui perçoivent le dessein qui s'accomplit et qui en sont les auxi-
liaires. Cela nous est possible car nos symboles, nos rites, notre
tradition nous transmettent les lois fondamentales de la vie, y
compris dans son déroulement. Pour comprendre à quel moment
nous sommes de l'histoire de l'humanité, il nous faut décrypter
ces lois. Pour cela, il nous faut les saisir dans l'homme car l'homme
par ses structures et son évolution reproduit nécessairement celles
de l'humanité.
*
**
Or, sur ce plan, il apparaît que les deux points communs à tous
les phénomènes d'aujourd'hui sont : d'abord l'éclatement de toutes
les communautés : la famille, la tribu, la patrie, les religions...,
toutes les structures communautaires explosent, s'éparpillent, lais-
sant apparemment le monde dans l'anarchie ensuite l'avène-
ment de la communication : jamais les communications entre les
hommes, et l'univers n'ont été aussi développées. Le vécu ancien
qui était local est devenu mondial. Rien ne se passe dans le monde
que tous les hommes ne le sachent : Beethoven, joué à Pékin, est
transmis sur toute la terre.
Alors, que signifie cette mutation, ce passage d'un temps com-
munautaire à un temps de communication universelle ? Probable-
ment que l'humanité est en train de glisser de l'enfance à l'âge
adulte, de la coïncidence instinctive au monde qui caractérise
l'enfance, à la distance au monde qui définit l'adulte. Dans ce
Kali Yuga, dans cette fin de cycle, il perd tout ce qui lui permettait
cette coïncidence et qui dans le même temps le protégeait, comme
la famille et la tribu, mais il gagne la communication avec tous les
hommes, avec l'univers entier.
L'homme quittant une coïncidence sécurisante prend une dis-
tance d'avec le cosmos pour acquérir la Conscience globale des
lois qui nous régissent l'homme quittant le cocon des commu-
nautés va vers sa Liberté il s'ouvre au monde. Mais, dans ce
temps charnière où la communication n'est qu'en gestation, dans
ce temps de naissance où l'homme sur-informé est sans relations
vraies, dans ce temps de transition où il n'a pas encore acquis la
Conscience, il se sent isolé, solitaire, coupé du monde, menacé,
étouffé par le règne de la quantité, et il réagit par la possession,
l'extériorité, l'égoïsme et l'agressivité.

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Ainsi, nous vivons le temps où l'homme devenant adulte
acquiert une Conscience cosmique et par là même sa Liberté.
Ainsi, nous vivons le temps où les communautés disparaissant,
il n'y a plus de maître ou de guru, il n'y a que des êtres qui s'éveil-
lent ensemble.
Ainsi, nous vivons l'avènement d'un temps informel, où
l'homme prend une distance vis-à-vis de la matière, comme en
témoigne déjà l'art contemporain.
Ainsi, nous vivons l'avènement d'un temps où il n'y aura plus
un centre du monde comme a pu l'être Jérusalem, mais un centre
multiple réparti à la surface de la terre.
s
**
Nous Francs-Maçons, ne devons pas comme les hommes
cultivés ou de bonne volonté, déplorer le passé, pleurer sur ce
qui est perdu nous avons à comprendre et à prévoir. Nous ne
:

devons pas gémir sur des malaises qui ne sont pas contemporains,
mais nous devons avoir conscience de notre temps, nous devons
être la conscience de notre temps.
En effet, la Franc-Maçonnerie paraît pouvoir être le lieu spirituel
où se bâtira le monde de demain, le moteur de ce temps où l'hom-
me acquerra sa conscience cosmique.
Ordre initiatique universel, partout présent, et donc suscep-
tible d'être ce multiple centre du monde, ordre dans lequel il n'y
a pas de guru mais des éveilleurs, ordre dans le même temps
traditionnel et adogmatique, la Franc-Maçonnerie peut être le lieu
de cette naissance, si elle sait devenir conforme à sa mission de
bâtisseurs, si elle sait participer à l'acte du Grand Architecte de
l'Univers organisant le CHAOS en COSMOS, si elle sait écouter son
symbolisme de métier qui lui dit qu'elle doit construire le monde
de demain. Mais pour cela, elle doit prendre conscience qu'elle
est charnière entre deux temps, qu'elle est dans le même moment
communauté traditionnelle et communication avec l'univers, dépo-
sitaire de la Tradition et ouverture vers les hommes. Alors ne
cherchons pas à conquérir une audience, un prestige ou un crédit,
il nous suffit d'ETRE. Ne nous attardons pas sur l'inéluctable dégé-
nérescence de toute organisation, nous sommes en devenir : NOUS

18
NAISSONS DEMAIN. II nous faut comprendre que dans le même
temps nous devons conserver vivante la tradition sans la déna-
turer et vivre différemment des communautés traditionnelles de
« l'âge d'or '. Dans le même temps, nous devons préserver nos
symboles et nos rites, transmettre sans trahir et nous ouvrir au
monde pour le préparer à l'avènement de ce temps de communica-
tion, de distance et de conscience.
En fait, la Franc-Maçonnerie doit rester cet Ordre Initiatique
qui transmet La Tradition et qui dit l'ordre du monde quand les
Francs-Maçons eux, éveilleurs des temps modernes, doivent s'ou-
vrir aux autres et témoigner d'une conscience cosmique.
***
Mais pour pouvoir être cela, il nous faut, condition sine qua
non, tendre à être conforme à notre chemin d'initiation, aux exi-
gences qu'il impose, à l'intériorité qu'il demande, à la transparence
qu'il suppose.
Alors, nous pourrons être des hommes de connaissance.
Décryptant le modèle du monde que véhiculent nos symboles et
nos rites, nous pourrons apporter à la science contemporaine les
lois globales qu'elle recherche désespérément et qui lui permet-
tront de classer, relier et comprendre l'infinité des phénomènes
qu'elle analyse et observe. Vivant ce modèle cosmique, nous pour-
rons l'appliquer dans tous les domaines économiques, sociaux, psy-
chologiques, etc., et par là les mettre en harmonie avec la Loi.
Alors, et surtout, nous pourrons être des hommes de cons-
cience. Nous pourrons être la conscience du monde contemporain
par l'exemple d'abord, en témoignant par nos vies et par nos actes,
d'un autre chemin et d'un autre regard.
Nous pourrons être la conscience du monde contemporain en
lui disant que notre univers est soumis à des lois, qu'il n'est pas
le fruit du hasard, que toute vie a une signification, qu'il importe
à tous qu'un être la découvre ou non, qu'il n'est pas licite, puisque
nous sommes soumis à un ordre, d'agir chacun en fonction de ses
seules propres pulsions et de sa psychologie propre, qu'il n'est pas
licite de baser ses actions sur des rapports de force, que l'huma-
nité doit elle aussi collectivement réaliser en elle l'Ordre
du monde et qu'elle ne peut le faire que dans l'Amour.

19
Nous pourrons être la conscience du monde contemporain en
lui disant que l'humanité est une mosaïque, que chaque élément
de cette mosaïque dans le même temps participe de l'évolution
collective et témoigne de sa singularité, que chaque homme qu'il
soit jaune, noir, rouge ou blanc dit l'universel, à sa façon et qu'il faut
savoir le reconnaître en lui, notre Frère.
Nous pourrons être la conscience du monde contemporain en
le mettant en garde contre le besoin d'absolu qui nous tenaille et
qui nous égare, en lui disant qu'il ne suffit pas de supprimer l'autre
pour retrouver l'unité, qu'il nous faut l'accepter dans sa spécificité
et sa différence, que chaque être, chaque religion, chaque orga-
nsation témoigne inéluctablement dans le même temps de sa voca-
tion et de sa dégénérescence, mais, qu'alors l'important, chez
l'autre, n'est pas sa dégénérescence.
Nous pourrons être la conscience du monde contemporain
en lui disant que l'Amour est à l'origine de la vie parce qu'il est
FUSION, qu'il est la seule voie qui nous permette de retrouver
un instant l'unité, qu'il est la seule voie qui nous permette
d'échapper un instant à notre face à face et à notre solitude,
en fusionnant avec l'autre ou le monde.
Nous pourrons être la conscience du monde contemporain
en lui disant le Projet de l'Homme, en lui disant que, debout joi-
gnant le Ciel et la Terre, il mène la création à terme, en lui disant
qu'il est la flèche qui enferme les achèvements de l'avenir » (T. de
Chardin), qu'il est celui qui conduit le Progrès c'est-à-dire la lente
et douloureuse progression de l'humanité vers sa Perfection Der-
nière, qu'il est celui qui ajoute à la Tradition car il est Devenir,
qu'il est celui qui ajoute au Principe car il est Conscience.
Hommes d'Amour, à l'écoute de la douleur de l'autre, attentifs
à la souffrance de l'homme, nous pourrons être la conscience du
monde contemporain en lui disant bien d'autres choses encore...
si nous le décidons.
*
**
La Franc-Maçonnerie, Ordre Initiatique, incarnation contem-
poraine de la tradition, est en devenir. Elle peut être le Lieu spiri-
tuel où l'homme de demain gagnera sa Conscience et sa Liberté,
mais elle ne pourra l'être, et ne le sera, que si les Francs-Maçons
le veulent.

20
L'EXPRESSION GRAPHIQUE
DES
SYMBOLES MAÇONNIQUES
Existe-t-il un art maçonnique, c'est-à-dire un art directement
inspiré des symboles qui constituent le langage maçonnique ? Tous
les symboles ne se prêtent pas aussi bien à une représentation
graphique. Certains comme le Grand Architecte de l'Univers ou
l'Orient Eternel, ne semblent pas susceptibles de représentation
ou de figuration formelle. D'autres, comme les outils, ont en revan-
che l'évidente réalité des choses l'équerre, le compas, le fil à
:

plomb... Quelques-uns, tels l'Etoile Flamboyante ou le Delta lumi-


neux nécessitent pour être saisis par l'esprit un minimum de repré-
sentation encore faut-il les créer puisqu'ils ne se trouvent pas
:

dans la nature ou dans la boîte à outils du Maçon opératif. Enfin,


les Francs-Maçons utilisent bien d'autres symboles comme les
nombres, certaines lettres ou même des gestes, des marches, qui
pourraient également figurer dans une composition graphique.
De tout cet ensemble complexe, de ce système symbolique,
est-il né un art maçonnique ? Une imagerie assurément, qui a servi
à la décoration des Temples et à l'illustration des textes, mais un
art ?
Nombreux sont les Francs-Maçons qui s'en soucient fort peu.
Pour passer du profane au sacré, il suffit du rituel. Un tapis de
Loge plus ou moins bien dessiné et colorié, quelques outils tradi-
tionnels, et toute pièce close peut devenir un Temple, que le plafond
y soit ou non étoilé. La sobriété de la décoration peut même y être

21
favorable au recueillement. La qualité des Travaux n'a jamais
dépendu dans la Loge du talent de ses artistes décorateurs. Aussi
n'est-ce point de décoration que nous prétendons traiter à présent.
La décoration est affaire de goût, de mode et souvent, disons-le,
affaire d'argent. Le grand art coûte cher.
*
**

Pourtant, à défaut d'art ou de grand art, il existe un style


maçonnique assez constant depuis deux siècles et bien connu des
brocanteurs car les amateurs ne manquent pas. Les symboles
maçonniques apparaissent sur des tabatières, des assiettes, des
boutons de manchettes, sans parler évidemment des diplômes, des
patentes, des tabliers dont certains sont très riches et fort beaux.

TITRES DES PLANCHES

Planche 1. LA PIERRE BRUTE


Planche 2. LA PIERRE TAILLEE
Planche 3. METAMORPHOSES DU TRIANGLE
Planche 4. COMPOSITION AU DEGRE D'APPRENTI
Planche 5. LA PEBPENDCULAIRE
Planche 6. LA PIERRE TAILLEE DU COMPAGNON
Planche 7. L'ETOILE FLAMBOYANTE
Planche 8. COMPOSITION AU DEGRE DE COMPAGNON
Planche 9. DEVELOPPEMENT DE LA PIERRE CUBIQUE
Planche 10. COMPOSITION AU DEGRE DE MAITRE
Planche 11. LES TROIS PILIERS
Planche 12. DE L'EQUERRE AU COMPAS
Planche 13. L'ORIENT ETERNEL

22 Planche 1
En plusieurs siècles, un grand nombre d'objets ont ainsi été
créés, qui méritent les honneurs des musées maçonniques et
d'expositions ouvertes au public. Mais s'agit-il d'un art ? Oui,
dans la mesure où ce mot d'art est reçu dans plusieurs acceptions.
Il existe assurément des objets d'art maçonnique. On peut soutenir
aussi qu'il y a véritablement un art maçonnique spécifique dès
lors que des milliers de formes gravées, dessinées, peintes u
sculptées s'apparentent entre elles pour constituer un ensemble
immédiatement reconnaissable. Mais il nous faut bien reconnaître
que ni au dix-huitième ni au dix-neuvième siècle aucun grand
artiste n'a été sollicité par le symbolisme maçonnique comme ce
fut le cas en musique avec Mozart. Une certaine dimension, une
certaine puissance dans la création n'ont jamais été atteintes et,
plutôt qu'à un Art dans la plus noble acception du terme, nous
avons affaire à une imagerie.
Elle s'est fixée dans des formes répétitives au cours du dix-
huitième siècle en même temps qu'un certain ton, un certain style
étaient donnés à la langue des rituels. Des retouches ont été
apportées depuis lors à plusieurs reprises à cette langue. Le dix-
neuvième siècle, avec parfois la lourdeur assez pesante de ses
convictions scientistes, a laissé des traces pas toujours heureuses
dans des textes marqués précédemment de la grâce un peu manié-
rée du Siècle des Lumières. Mais tout cela n'a pas grande impor-
tance. La langue du temps de Diderot n'est pas différente de la
nôtre. Si l'expression verbale du symbolisme maçonnique a pris ici
ou là quelques rides, souvent d'ailleurs assez plaisantes à l'oreille,
il en va tout autrement de l'expression graphique. Nous entendons
les mots à peu près comme nos aînés d'il y a deux siècles et demi.
Nous ne voyons plus les images comme eux. Le vingtième siècle
en ce domaine a changé le regard des hommes.
André Malraux fait observer que pour Baudelaire, la sculpture
commençait à Donatello. Le musée imaginaire de Baudelaire
accueillait quatre siècles. Le nôtre, cinq millénaires.
En effet, comme e démontre André Malraux, depuis Baudelaire
et par conséquent depuis les fondateurs de la Franc-Maçonnerie
moderne, nous avons découvert l'art de l'Asie, de l'Afrique, de
l'Amérique précolombienne et nous avons ressuscité Byzance et
l'Art Médiéval. Nous avons du même coup établi des correspon-

24
Planche 2

25
I Planche 3 Planche 4

27
dances qui auraient enchanté Baudelaire tout autant qu'elles l'au-
raient surpris. Dans le domaine de l'image et de l'art, l'Universa-
lisme ne peut avoir le même sens pour nous que pour les hommes
les plus cultivés d'il y a deux cent cinquante ans.
Le paradoxe maçonnique tient à ceci alors que les Maçons du
:

dix-huitième siècle redonnaient Force et Vigueur à toute une tradi-


tion initiatique vieille de plusieurs millénaires et qui s'était plus par-
ticulièrement épanouie au Moyen Age dans nos contrées à l'ombre
des cathédrales en construction, ils ignoraient ou méprisaient l'Art
Médiéval. Quand il s'est agi pour eux d'exprimer par le dessin ou
la gravure des symboles fondamentaux vieux, pour certains d'entre
eux, comme l'Homme lui-même et son expérience de créateur
d'art, ils ont fait appel à des décorateurs de bonbonnières. Point
de Mozart parmi les peintres des Loges de ce temps-là. Aussi les
Francs-Maçons se sont-ils peu à peu habitués à une expression
graphique assez mièvre de leurs symboles qui, les siècles passant,
se confond pour eux parfois maintenant avec la Tradition.
Rien d'étonnant à cela néanmoins. Si les Maçons opératifs du
Moyen Age avaient pour vocation première d'exprimer par le travail
de la pierre un symbolisme profondément vécu par eux, les Francs-
Maçons spéculatifs du dix-huitième siècle se faisaient une idée
beaucoup plus abstraite et philosophique de leur démarche. L'ex-
pression graphique des symboles restait pour eux assez acces-
soire. Ils confiaient aux plus dévoués d'entre eux le soin de
décorer les temples, de graver des médailles, de broder les tabliers
dans le goût de l'époque et n'allaient pas chercher plus loin.
Elie Faure, dans son Histoire de l'Art, écrit : « Partout, ou à
peu près partout, au Moyen Age, les créateurs eurent ces heures
de communion confuse et sans limite avec le coeur et l'esprit de la
matière en mouvement. » Rien de semblable, nous le savons bien,
dans les ambitions morales et philosophiques des hommes du
dix-huitième siècle en général et des Francs-Maçons spéculatifs
en particulier. Une simple imagerie leur suffisait.
Il y a là une contradiction évidente entre la profondeur de la
réflexion des fondateurs de la Franc-Maçonnerie spéculative mo-
derne et leur légèreté, voire leur ignorance, d'amateurs de petit
art.

28 Planche 5
Cela n'a rien empêché, il est vrai. La pensée maçonnique n'en
a pas moins réussi à devenir une des composantes essentielles de
la vie spirituelle et morale du monde occidental, mais il était pré-
visible qu'au vingtième siècle, des artistes Maçons remettraient
l'imagerie maçonnique en question. Comme l'écrit André Matraux,
la foule des oeuvres de toutes les civilisations « n'enrichit » pas
le Louvre, elle le met en question. A ta recherche du caractère
universel de la démarche initiatique pratiquée quotidiennement dans
nos Loges, l'artiste Maçon d'aujourd'hui ne peut se plier à un
style qu'une simple mode, évidemment datée, a fixé. S'il existe une
haute époque de l'art maçonnique, elle est médiévale. Cela, les
contemporains de James Anderson ou de Ramsay ne pouvaient pas
plus l'imaginer que Baudelaire, pourtant l'un des meilleurs critiques
d'art de son temps, car leur regard ne portait pas au-delà d'un
horizon limité dans le temps à quatre siècles et dans l'espace à
la petite Europe.

Qu'on ne s'y méprenne pourtant pas. Remettre le Louvre en


question ne signifie nullement pour Mairaux qu'il faut le brûler ou
le fermer, et remettre en question l'imagerie maçonnique ne signifie
pas davantage qu'un coup de badigeon général s'impose dans nos
Temples, accompagné d'une destruction des boutons de manchet-
tes et des assiettes où s'entrecroisent équerres et compas. Rien
de plus difficile pour l'esprit que de séparer la Tradition des
habitudes. La Grande Loge de France s'y emploie cependant sans
cesse et sa revue, POINTS DE VUE INITIATIQUES, en porte pério-
diquement témoignage. De même la Loge, qui charge un nouvel
initié de traiter devant elle d'un symbole, attend de lui un regard
neuf, qui épargnera aux anciens ta morne et asphyxiante répétition.
En 1972 et 1973, les oeuvres maçonniques d'un peintre contem-
porain étaient présentées aux Journées d'Etudes de ta Grande
Loge de France de PRESLES-ROYAUMONT. Elles suscitèrent un
vif intérêt, une certaine surprise et un ardent débat sur l'expres-
sion graphique des symboles. Par ta suite, plusieurs Loges de
Paris et de Province organisèrent des Tenues avec projections sur
le même sujet, mais le peintre refusa la diffusion de ses oeuvres.
Il tenait à leur conserver le caractère qu'elles avaient pour lui
celui d'une démarche strictement personnelle, sans valeur d'exem-

30
Planche 6 Planche 7

31
pie, démarche comparable à celle de tout Franc-Maçon qui s'ex-
prime avec ses moyens propres, sans chercher à utiliser son talent
pour imposer aux autres sa vision personnelle.
Ce sont quelques-unes des oeuvres de ce peintre que nous
publions à présent. Pour respecter sa discrétion et conserver
l'anonymat des artïcles de cette revue, nous le désignerons par les
initiales symboliques J.B.
J.B. a réalisé une centaines d'oeuvres maçonniques, toutes en
noir et blanc, de format 50 x 65 cm. Cela représente fort peu sur
l'ensemble de sa production des vingt-cinq dernières années. Les
oeuvres maçonniques de J.B. portent sa marque, à défaut de sa
signature, comme cela est naturel pour tout artiste parvenu à la
maîtrise de son art, mais ce n'est pas leur beauté ni même leur
perfection technique qui nous paraissent devoir leur mériter une
place dans cette revue J.B. n'a pas recherché la beauté pour
elle-même travaillant presque toujours soit au Degré d'Apprenti,
soit au Degré de Compagnon, soit au Degré de Maître-Maçon, il
s'est appliqué à une ascèse initiatique tout à fait distincte de
l'ornementation et de la modernisation des formes.
Il a visé l'intemporel et l'universel. Bien sûr, ii n'a pas échappé
nul n'y échappe et pas même Mozart à situer ses oeuvres
maçonniques dans son propre temps, mais chacune de ses « plan-
ches « apparaissent comme l'aboutissement d'une réflexion fonda-
mentale sur les symboles.
Il serait malséant et pédant de commenter une à une ces diver-
ses « planches ». Tout initié ne peut pas ne pas sentir immédia-
tement qu'un Frère, au sens le plus initiatique du terme, effectue
devant lui sa propre démarche et cette démarche est par elle-
même à tout le moins respectable. A la différence des oeuvres
profanes du même peintre que chacun est en droit d'aimer ou de
rejeter, les oeuvres maçonniques de J.B. s'imposent au Franc-
Maçon non comme un modèle esthétique, mais comme la démons-
tration flagrante de la vitalité et de l'actualité des symboles maçon-
niques. Nous avons pourtant déjà entendu maintes fois les mêmes
symboles commentés ou utilisés en Loge. Force est de reconnaître
la puissance de l'image. Elle saute aux yeux et impressionne la
mémoire avec plus de vivacité que le verbe ne saute à l'oreille.
Mais cette puissance des images de J.B. tient à la manière dont

34 Planche 8
symbolisation traditionnelle des éléments qui le
végétal, le minéral, l'animal, l'humain, l'esprit et lecomposent
divin.
: le

*
**
Limitons cependant ces commentaires destinés
donner la première lettre à ceux auxquels elle seulement à
suffira pour épeler
ensuite d'eux-mêmes le mot tout entier.
Les métamorphoses du Triangle, planche 3, nécessitent
tout quelques explications qui permettront de mieux malgré
position au Degré d'Apprenti de la planche 4. saisir la com-
Le Triangle noir, dans la pureté de ses lignes, figure le
proosé. En lui-même, il ne signifie rien symbole
il ne sera signifiant
ij
il a pénétré les symboles. Dès lors qu'il ne les saisit pas de
l'extérieur pour les répéter comme le mauvais élève récite par
coeur ce qu'il comprend mal, mais qu'au contraire, il les intègre
à sa propre recherche initiatique, ils deviennent intemporels et
universels.
*
**
li s'agit pourtant là d'un art moderne dans la mesure où J.B.,
peintre du vingtième siècle, se refuse à représenter la réalité
visible du signifiant pour atteindre au-delà de la convention du
symbole un signifié qui est personnel à l'artiste.
Mairaux dit que l'art nègre est entré au Louvre par le cubisme.
Nous dirions volontiers que la haute époque de l'art maçonnique,
l'époque médiévale, est entrée aux Journées de PRESLES-ROYAU-
MONT il y a cinq ans et six ans par cette représentation graphique
moderne de nos symboles, car elle a dérangé les habitudes acquises
en deux siècles et demi de maniérisme.
Sur la centaine d'oeuvres entre lesquelles il a fallu choisir pour
la mise en page de cet article, nous avons retenu treize planches
dont une, les métamorphoses du Triangle, résume en une seule page
toute une série d'oeuvres de grande dimension.
En prenhier, nous avons placé la planche 1, intitulée la Pierre
Brute, car elle nous a semblé la plus révélatrice de la démarche de
J.B
L'habitude, et non la Tradition, veut qu'on représente un gros
caillou sur lequel l'Apprenti effectue son premier travail.
Du gros caillou, J.B. conserve le contour mais il nous en montre
l'intérieur sous forme de coupe biologique. Cette trame secrète de
la pierre brute exprime beaucoup mieux qu'un long discours com-
ment, dans la symbolique maçonnique, la pierre brute symbolise
à la fois la pierre sur laquelle s'exerce le travail du Maçon et le
Maçon lui-même.
Dans la planche 2, la même pierre est devenue pierre taillée,
non point sous forme de simple cube, mais par incorporation des
outils symboliques du Maçon. Entre-temps, se situe le travail du
Compagnon, planche 6, que nous avons volontairement regroupée
dans un classement nécessairement arbitraire avec un choix d'oeu-
vres reliées à ce Degré. Enfin, planche 9, le développement de la
pierre cubique permet de déployer les six faces du cube avec la

36 Planche 9
que pour l'initié capable de réunir les morceaux séparés du symbole.
D'où les ombres projetées que J.B. nous montre intactes dans cer-
taines planches, déchirées ou découpées au compas dans cer-
taines autres. En six figures, voilà exprimé par quel type de démar-
che le Franc-Maçon s'oppose au dogmatisme et de quelle façon
le symbolisme y prépare les membres de la Loge.

***
La planche 12 est une savante composition. Elle représentait
à l'époque où il l'a réalisée le travail de maîtrise de J.B., ce fameux
passage de l'équerre au compas auquel nous donnons aujourd'hui
une signification morale mais qui avait pour les opératifs un indu
bitable caractère de maîtrise technique. Cercles, triangles et carrés
s'inscrivent dans des rigoureuses proportions où nous retrouvons,
bien entendu, le nombre d'or.
En se pliant à cette exigence technique, J.B., loin de tout
souci d'ornementation, redonne force et vigueur au symbole dans
ce qu'il a de plus authentiquement traditionnel. C'est un travail très
exactement comparable à celui qui est effectué quotidiennement
dans nos Loges avec les mots, mais à l'expression verbale se voit
substituée l'expression graphique. Aucune imagerie. La démarche
est toute spirituelle, comme elle l'était pour les bâtisseurs de
cathédrale. Désormais, le Maître utilisera le compas pour tracer le
triangle et polir la pierre brute figurée à la première planche.
Cet exemple, s'il en était besoin, suffirait à démontrer que le
travail sur l'expression graphique des symboles restera toujours
personnel. Jamais aucune normalisation artistique de la décoration
des Temples ne pourra être imaginée.
Aussi l'apport de J.B. et, certainement, de bien d'autres peintres
Maçons d'aujourd'hui, a une portée plus grande que celle de la
simple décoration de nos murs ou illustration de nos textes. Ce
travail témoigne d'une exigence de plus en plus évidente chez de
nombreux Francs-Maçons de la Grande Loge de France que les :

symboles maçonniques ne soient jamais reçus comme lettre morte


mais qu'ils conservent leur caractère d'outils privilégiés de com
munication universelle pour une meilleure compréhension entre
les hommes, à travers les modes qui passent, pour une recherche
des connaissances essentielles.

40
Planche 12 Planche 13

41
;
La Grande Loge de France vous parle..

LES LOGES MILITAIRES


Demande. Jean-Pierre Bayard, dans la prochaine réédition de votre
ouvrage « Le Symbolisme Maçonnique Traditionnel », vous avez établi un
chapitre sur les « loges militaires ». Pourquoi avez-vous voulu développer
ce point particulier?
Réponse. Le cas des loges militaires illustre un aspect social
de la Franc-Maçonnerie. Après 1717, date à laquelle quatre loges de
Londres se fédèrent et établissent des statuts bien structurés, les hommes
se prennent au plaisir d'extérioriser leur besoin de solidarité, de tolé-
rance, de compréhension mutuelle. Les nobles entrent soit dans les
ordres, soit dans l'armée. De nombreux prêtres et militaires sont ainsi
francs-maçons. Le cas de Joseph de Maistre n'est pas isolé. Mais ces
militaires suivent leur régiment qui se déplace constamment, principa-
lement en temps de guerre mais également en temps de paix ; les offi-
ciers mutés perdent contact avec leur loge qui, elle, reste fixe.
D. - Mais ne peuvent-ils pas fréquenter une loge maçonnique dans
une autre ville?
R. Oui, bien entendu, ils peuvent être reçus dans un nouvel
atelier qui a une ambiance différente, d'autres visages. La vie de gar-
nison conduit souvent à la solitude, à l'ennui. Si l'on noue des relations
amicales on préfère les conserver. Aussi, afin de pouvoir fréquenter fa
même loge, avec ses membres qui ont su établir un climat particulier,
on crée dès le XVIIIe des ateliers qui se situent « à l'orient du corps
de troupe «, c'est-à-dire des ateliers qui ne fonctionnent plus dans une
ville déterminée, mais bien au sein du régiment. Ces loges mobiles sui-
vent la vie errante des régiments et les dangers des combats. Les
Maçons se retrouvent entre eux, dans le même climat et les mêmes
structures qu'ils ont su faire naître. La loge militaire devient un foyer
de réunion ses membres forment une véritable famille errante, très
unie.
D. Connaît-on des exemples précis de la formation d'une loge
militaire ?
R. L'étude des loges militaires n'est pas encore très complète.
Jean-Luc Quoy-Bodin prépare une importante thèse sur ce sujet. Mais la

45
Franc-Maçonnerie, comme toute société initiatique, n'a guère conservé
d'archives ; les loges militaires, avec leurs déplacements fréquents,
en ont encore moins.
Cependant, il semble que la première loge militaire française soit
celle de « La Parfaite Union », à l'Orient de Vivarais-infanterie ; elle aurait
été constituée le 15 avril 1759.
Sur le sol étranger on peut noter qu'en 1732 un mandat de Consti-
tution a été délivré par la Grande Loge d'irlande à une loge fonctionnant
au sein du 1" Régiment d'infanterie d'irlande ; l'Angleterre a aussi cons-
titué son premier atelier militaire en 1750.
D. Mais j'ai entendu dire, qu'à Saint-Germain-en-Laye, il aurait
existé dès 1688, une loge militaire. Le roi Louis XIV avait en effet offert
asile, en son château, au roi Jacques II Stuart d'Angleterre, détrôné par
son gendre Guillaume d'Orange, en 1689. Les Stuarts sont considérés
comme les introducteurs en France de la Maçonnerie, si ce n'est par
eux directement, tout au moins par leurs régiments de gardes irlandais,
commandés par Walsh. Que faut-il en penser?
R. Effectivement, divers auteurs maçonniques, dont Ragon, Clavel,
Rebold, ont prétendu que depuis 1314 les rois d'Ecosse étaient les
Grands Maîtres de l'Ordre Maçonnique Ecossais. Jacques Il d'Angleterre,
qui était aussi roi d'Ecosse sous le nom de Jacques Vil, a pu être le
support de la Maçonnerie stuardiste, écossaise et catholique, s'oppo-
sant à la Maçonnerie anglaise, orangiste et protestante. Les troupes du
roi détrôné se composaient de deux régiments de Gardes, Irlandais et
Ecossais ; ces derniers auraient eu une loge La Parfaite Egalité. Ce serait
là effectivement la première loge militaire. Mais les archives de la loge
actuelle de Saint-Germain, La Bonne Foi, ne donnent aucun éclaircisse-
ment sur ces faits alors que Jacques III, prétendant au trône, a nié son
appartenance à la Franc-Maçonnerie. L'existence de la loge de Saint-
Germain n'est pas démontrée; ce n'est qu'une hypothèse.
D. Comment ces loges recrutaient-elles leurs membres?
R. Ces loges recrutaient principalement parmi les militaires qui
séjournaient dans l'unité. Cependant, durant leurs haltes, elles pouvaient
recevoir des membres appartenant à d'autres formations, mais également
des habitants de la ville. Au début ce furent des anciens militaires, des
retraités, mais on reçut également des notables de la ville, bourgeois,
ecôlésiastiques. Cette coutume alla en s'accentuant sous l'Empire. Les
loges militaires n'ont souvent qu'une vie éphémère puisqu'elles restent
tributaires des mutations de leurs membres, des déplacements de leur
unité. Souvent elles doivent se mettre en sommeil c'est-à-dire arrêter
leurs travaux pour ne se réveiller que lorsque le nombre des parti-
cipants permet de se réunir valablement. Les loges créèrent un climat
amical. On procède principalement aux travaux d'ouverture et de ferme-
ture, puis aux travaux de table ». Nos actuels rituels de table ont d'ail-

46
leurs conservé la terminologie militaire. On aime les bons repas, on
porte de nombreuses santés ; on remédie ainsi, dans le climat d'une amitié
masculine, au climat de la vie mélancolique de la garnison ou aux dan-
gers des champs de bataille. Il n'y a pas de travaux philosophiques comme
ceux de nos jours ; par contre on initie, ce qui donne lieu à des réjouis-
sances.
D. - Les militaires sont soumis à une hiérarchie. Le Maître de la
loge était-il un officier général, le Commandant de corps?
R. Dans ces ateliers siègent naturellement les officiers qui, sous
l'ancien régime, sont des nobles. Mais on y trouve aussi des bas-officiers,
et également des soldats musiciens fort utiles pour animer les colonnes
d'harmonie, c'est-à-dire le petit orchestre maçonnique.
Il a été souvent parlé de l'égalité régnant parmi tous les membres
d'un atelier. Il ne faut pas se leurrer. Sans doute donne-t-on au bour-
geois le droit de porter l'épée dans le temple au cours des cérémonies
les classes sociales se côtoient. Mais il a existé des loges uniquement
composées par des nobles, et le poste de Vénérable était souvent tenu
par un noble.
Celui qui sait commander dans l'action sait organiser la vie de la
cellule maçonnique. A cette époque les hommes s'inclinent naturelle-
ment devant celui qui a des titres et qui a été élevé dans le respect
d'une tradition. On se soumet et chacun remplit l'office qui lui est dési-
gné. C'est ainsi qu'on initie, mais uniquement au premier degré, les
laquais des riches officiers afin qu'ils puissent servir en loge, effectuer
les préparatifs ; on ne leur communique pas les mots de reconnaissance,
qui ne datent d'ailleurs que du 22 octobre 1773. Le poste de secrétaire
est souvent tenu par un bas-officier, tout comme le concierge de l'im-
meuble, rémunéré par la loge, prépare les agapes et est partiellement
instruit.
Cependant les officiers supérieurs n'occupent pas fatalement les
plateaux les plus représentatifs. Certains régiments possèdent même
deux ateliers l'un composé d'officiers, l'autre de bas-officiers. Mais il
ne faut pas voir dans ce cas un esprit de caste puisque ces deux ate-
liers se reçoivent de temps à autre et entretiennent de bons rapports.
La séparation provient principalement du fait que l'un de ces groupes
peut effectuer de grandes dépenses qui ne pourraient être supportées
par l'autre clan. Aux frais souvent élevés de réception, d'affiliation, de
cotisation, il faut ajouter les dépenses occasionnées par les agapes qui
ont lieu lors de chaque réunion. Ces deux groupes indépendants se fré-
quentent dans un esprit de fraternelle compréhension. On sent sourdre
une fusion entre ces hommes qui ont finalement besoin les uns des
autres, et qui le savent.
D. - Pensez-vous que l'esprit des loges militaires ait pu avoir une
répercussion sur les événements révolutionnaires; ces loges étaient-elles
nombreuses ?

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R. il faut immédiatement répondre à la seconde question qui peut
montrer l'importance de la loge militaire. En 1789 il existait 169 régiments
français ; on comptait alors plus de 70 loges militaires.
Ces loges se déplaçaient non seulement en France, mais hors de
nos frontières. La loge militaire de Bourdonnais-Infanterie se rend ainsi
en Amérique de 1780 à 1782 lors de la guerre de l'indépendance, ce qui
explique mieux les comportements de maçons tels La Tour d'Auvergne,
La Fayette qui va bientôt organiser la Garde Nationale sur le modèle de
la milice Américaine. Ainsi les armées, et encore plus les loges mili-
taires, favorisent les échanges d'idées généreuses et prônent une attitude
égalitaire entre tous les sujets.
Cependant il faut réaffirmer ici même que 'Ordre Maçonnique n'a
pas donné de mots d'ordre à ses adhérents lors de la Révolution Fran-
çaise les études les plus minutieuses prouvent la neutralité de la
maçonnerie, mais on ne peut nier qu'un ferment de fraternelle cohésion
s'est épanoui au sein des ateliers.
D. Vous avez mentionné tout à l'heure que les loges militaires
avaient eu un rôle plus important sous l'Empire. Jean-Pierre Bayard,
pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
R. Lors de la tourmente révolutionnaire, les loges militaires
continuent leurs travaux maçonniques. Lors de la campagne d'Egypte,
Kléber et quelques officiers maçons entrent en contact avec des initiés
du Caire ou d'Alexandrie. Le Rite de Memphis naît de ce goût pour
l'Egypte. Si aucun document ne nous permet d'affirmer que Napoléon
ait été initié, l'empereur a été bienveillant envers cet ordre. Les membres
de sa famille, ses généraux et maréchaux, son entourage ont appartenu
à la Franc-Maçonnerie. Napoléon a su se servir des loges militaires qui
prônaient des principes démocratiques, qui voulaient établir une Répu-
blique européenne. Les militaires maçons se réunissent dans les pays
conquis, invitent fraternellement les notables. Ces ateliers restent sou-
vent implantés dans la ville après le départ des Français ; ils
conservent les usages, les rites et noms français qui ont encore cours
à notre époque. Déjà, du temps de Jules César, des hommes instruits
suivaient l'armée romaine, fraternisaient avec les Gaulois et favorisaient
des relations spirituelles.
Les loges militaires ont ainsi permis une large diffusion de nos
idées. En 1805, on compte 3032 officiers maçons, '1 458 sous-officiers,
437 soldats.
D. - Les militaires prisonniers pouvaient-ils encore se réunir ?
R. - De nombreuses patentes attestent que les loges ont été consti-
tuées sur le sol étranger, le pays ennemi donnant toutes facilités aux
prisonniers de se réunir maçonniquement. De tels documents existent à
la Grande Loge de Londres et prouvent la création de loges de prison-

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fiers français. Viennet, futur académicien et défenseur du Rite Ecossais
Ancien et Accepté dont il a été le Grand Commandeur, a été initié à
Plymouth. Sur les 330 loges militaires il y a eu 58 loges de prisonniers.
D. Les loges militaires n'existent plus. A quoi attribuez-vous
leur déclin?
R. L'armée perd son importance après les guerres de l'Empire.
Les loges militaires subissent des influences politiques. La Fayette
conspire avec les Carbonari. C'est l'échec du général Berton le 29 décem-
bre 1821, l'exécution des quatre sergents de La Rochelle le 22 septem-
bre 1822.
Cependant, sous la monarchie de Juillet, les loges militaires se
développent dès 1830 en Algérie et entretiennent de bonnes relations
humaines. Abd el-Kader est ainsi initié le 18 juin 1864 par la loge Henri IV.
Mais, après 1870, les loges militaires disparaissent.
D. Jean-Pierre Bayard, savez-vous si, durant les deux guerres
mondiales, il y eut des loges militaires ?
R. L'Angleterre et surtout les U.S.A. ont reconstitué quelques
loges durant les guerres de 1914-1918 et de 1940-1945. Certaines loges
américaines des forces de l'O.T.A.N. se réunissaient dans nos locaux.
Mais leur esprit diffère de celui des loges impériales. Les militaires
maçons actuels se réunissent entre eux, mais n'entretiennent guère de
relations avec les maçons locaux et n'initient pas les étrangers.
Par contre en Irlande il existe quatre loges militaires qui en réalité
se déplacent peu.
On peut conclure que la loge militaire a eu une action prépondé-
rante sous l'Ancien Régime, en créant une atmosphère égalitaire. Avec
les guerres de l'Empire elle a été l'ambassadrice de la pensée française,
permettant aux individus, prisonniers ou non, de communiquer entre eux
et de partager un même idéal de fraternité, quelle que soit leur race
ou leur religion.
D. Nous vous remercions, Jean-Pierre Bayard, de nous avoir montré
cet aspect particulier des loges militaires qui en fait est bien un phéno-
mène sociologique important, prouvant l'humanisme et l'action de la
Franc-Maçonnerie qui désire l'épanouissement moral et spirituel de l'in-
dividu.

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