Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Luc Boltanski
Ève Chiapello
Le nouvel esprit
du capitalisme
POSTFACE INÉDITE
Gallimard
C Éditions Gallimard, 1999, et 2011 pour la présente édition.
Pour Ariane
Pour Guy
REMERCIEMENTS
Un capitalisme régénéré
et une situation sociale dégradée
Contre les recours fréquents au topique de la • crise », régu..
lièrement invoqué, quoique dans des contextes très différents,
depuis 1973, nous considérons que les vingt dernières années
ont plutôt été marquées par un capitalisme florissant. Le
capital a connu durant cette période de multiples opportuni-
tés d'investissement offrant des taux de profit souvent plus
élevés qu'aux époques antérieures. Ces années ont été favora-
bles à tous ceux qui disposaient d'une épargne (d'un capital),
la rente, qui avait disparu pendant la grande dépression des
années 30 et qui, durant les décennies suivantes, n'avait pu se
rétablir du fait de l'inflation, étant de retour.
Certes la croissance s'est durablement ralentie3 mais le~
revenus du capital sont en progression. Le taux de marge" des
entreprises non individuelles, qui avait fortement diminué
dans les années 60 et 70 (- 2,9 points de 1959 à 1973,
-7,8 points de 1973 à 1981), a été restauré dans les années 80
(+ 10 points de 1981 à 1989) et se maintient depuis (- 0,1 point
de 1989 à 1995). De 1984 à 1994 le Pm en francs constants de
1994 a augmenté de 23,3 %. Les cotisations sociales se sont
accrues dans les mêmes proportions(+ 24,3 %) mais pas les
salaires nets(+ 9,5 %). Pendant les mêmes dix années, les
revenus de la propriété (loyers, dividendes, plus-values réali-
sées) augmentaient de 61,1% et les profits non distribués 5
de 178,9%. Taddei et Coriat (1993), reprenant les évolutions
du taux de marge des entreprises et rappelant l'évolution à la
baisse du taux d'imposition des sociétés (passage de 50 % à
42 % en 1988 puis à 34 % en 1992 avec néanmoins une
remontée à 41,1 % en 1997) ainsi que la stagnation des taux
des cotisations sociales patronales depuis 1987, montrent que
la France offre au début des années 90 des taux de rendement
du capital en forte hausse par rapport au début des années 80.
Les finances des entreprises françaises sont - selon ces deux
auteurs- très largement restaurées sous le double effet d'une
18 u nouvel esprit du capitalisme
rons mieux par la suite, parce que les seules ressources criti-
ques mobilisables avaient été constituées pour dénoncer le
genre de société qui a atteint son apogée à la charnière des
années 60 et des années 70, c'est-à-dire précisément, juste
avant que ne s'amorce la grande transformation dont les
effets se font aujourd'hui sentir avec toute leur force. Les dis-
positifs critiques disponibles n'offrent pour le moment
aucune alternative d'envergure. Restent seuls l'indignation à
l'état brut, le travail humanitaire et la souffrance mise en
spectacle et, surtout depuis les grèves de décembre 1995, des
actions centrées sur des causes spécifiques (le logement, les
sans-papiers, etc.) auxquelles il manque encore pour prendre
de l'ampleur des représentations plus ajustées, des modèles
d'analyse renouvelés et une utopie sociale.
Si, à court terme, le capitalisme ne s'en porte que mieux,
ses forces ayant trouvé à se libérer largement en quelques
années d'une partie des entraves accumulées au cours du der-
nier siècle, il pourrait bien aussi être conduit à l'une de ces
crises potentiellement mortelles qu'il a déjà affrontées. Et il
n'est pas sftr qu'il en sorte cette fois-ci - et à quel cotlt ? -un
« monde meilleur » comme ce fut le cas pour les pays déve-
loppés dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre
mondiale. Sans parler des effets systémiques d'une libération
illimitée de la sphère financière qui commencent à inquiéter
jusqu'aux responsables des institutions du capitalisme, il
nous semble peu douteux que le capitalisme devrait rencon-
trer sur le plan de l'idéologie -auquel cet ouvrage est surtout
consacré -, des difficultés grandissantes s'il ne redonne pas
des raisons d'espérer à tous ceux dont l'engagement est néces-
saire au fonctionnement du système tout entier. Dans les
années d'après guerre, le capitalisme avait dt1 se transformer
pour répondre à l'inquiétude et à la force de revendication de
générations de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, dont
l'espérance de mobilité ascendante (qu'elle soit soutenue par
l'épargne ou par la réduction de la fécondité 21 ) ou de conser-
vation des avantages obtenus, s'était trouvée déçue. C'est une
évidence qu'un système social qui ne réussit plus à satisfaire
28 Le nouvel esprit du capitalisme
*
En écrivant cet ouvrage, nous nous sommes moins donné
comme objectifs de proposer des solutions pour amender
les traits les plus choquants de la situation du travail
aujourd'hui, ni même de joindre notre voix aux clameurs de
dénonciation - toutes tâches au demeurant utiles -, que de
comprendre l'affaiblissement de la critique au cours des
quinze dernières années et son corollaire, c'est-à-dire le fata-
lisme actuellement dominant, que les changements récents
soient présentés comme des mutations inévitables mais à
terme bénéfiques ou comme le résultat de contraintes systé-
miques aux résultats toujours plus désastreux sans que l'on
puisse prédire un changement de tendance.
Les instances politiques, de gauche mais aussi de droite,
ainsi que les syndicats et les intellectuels, dont l'une des voca-
tions est pourtant de peser sur les processus économiques de
façon à créer les conditions d'une bonne vie pour l'homme,
n'ayant pas mené à son terme le travail d'analyse consistant à
comprendre pourquoi ils n'avaient pas pu empêcher un redé-
ploiement du capitalisme aussi cofl.teux en termes humains,
et avaient même, en de multiples occasions, favorisé- volon-
tairement ou involontairement - ce mouvement, n'ont eu
d'autre alternative que de choisir entre deux positions selon
nous insatisfaisantes : d'un côté, l'utopie d'un retour à un
passé idéalisé (avec ses nationalisations, son économie peu
internationalisée, son projet de solidarité sociale, sa planifica-
tion d'État, et ses syndicats parlant haut et fort), de l'autre,
l'accompagnement souvent enthousiaste des transformations
technologiques, économiques et sociales (qui ouvrent la
France sur le monde, qui réalisent une société plus libérale et
Prologue 29
De l'esprit du capitalisme
et du rôle de la critique
Cet ouvrage a pour objet les changements idéologiq11es qui
ont accompagné les transformations récentes du capitalisme. Il
propose une interprétation du mouvement qui va des années
qui suivent les événements de mai 1968, durant lesquelles la
critique du capitalisme s'exprime haut et fort, aux années 80
où, dans le silence de la critique, les formes d'organisation sur
lesquelles repose le fonctionnement du capitalisme se modi-
fient en profondeur, jusqu'à la recherche hésitante de nouvel-
les bases critiques dans la seconde moitié des années 90. Il
n'est pas seulement descriptif et entend aussi, à travers cet
exemple historique, proposer un cadre théorique plus général
pour comprendre la façon dont se modifient les idéologies
associées aux activités économiques, à condition de donner
au terme d'idéologie non le sens réducteur- auquel l'a sou-
vent ramené la vulgate marxiste- d'un discours moralisateur
visant à voiler des intérêts matériels et sans cesse démenti par
les pratiques, mais celui - développé par exemple dans
l'œuvre de Louis Dumont- d'un ensemble de croyances par-
tagées, inscrites dans des institutions, engagées dans des
actions et par là ancrées dans le réel.
On nous reprochera peut-être d'avoir abordé un change-
ment global à partir d'un exemple local : celui de la France
des trente dernières années. Nous ne pensons certes pas que
le cas de la France puisse à lui seul résumer toutes les trans-
formations du capitalisme. Mais, loin d'être convaincus par
34 Le nouvel esprit du capitalisme
1. L'ESPRIT DU CAPITALISME
L'incomplétude de la critique
Ces caractéristiques des traditions critiques du capitalisme
et l'impossibilité de construire une critique totale parfaite-
ment articulée s'appuyant équitablement sur les quatre sour-
ces d'indignation que nous avons identifiées expliquent
l'ambiguïté intrinsèque de la critique qui partage toujours
92 le nouvel esprit du capitalisme
LE DISCOURS DE MANAGEMENT
DES ANNÉES 90
la littérature de management
comme normativité du capitalisme
Pour mener à bien ce projet, nous utiliserons la littérature
de management destinée aux cadres 1 • Cette littérature, dont
l'objectif principal est d'informer les cadres des dernières
innovations en matière de gestion des entreprises et de direc-
tion des hommes, se présente comme un des lieux d'inscrip-
tion principaux de l'esprit du capitalisme.
En tant qu'idéologie dominante, l'esprit du capitalisme a en
principe la capacité de pénétrer l'ensemble des représenta-
tions mentales propres à une époque donnée, d'infiltrer les
discours politiques et syndicaux, de fournir des représenta-
tions légitimes et des schèmes de pensée aux journalistes et
aux chercheurs, si bien que sa présence est à la fois diffuse et
générale. Parmi toutes ses manifestations possibles, nous
avons choisi la littérature de management en tant que sup-
port offrant l'accès le plus direct aux représentations asso-
ciées à l'esprit du capitalisme d'une époque. Au sein de cette
littérature. nous nous sommes par ailleurs limités aux écrits
non techniques orientés vers la proposition de nouveaux dis-
positifs de management globaux à même d'inspirer toutes les
fonctions de l'entreprise. Nous avons donc écarté la littéra-
ture spécialisée traitant seulement par exemple du marketing,
de la gestion de production, ou de la comptabilité, pour nous
intéresser à ce que l'on pourrait appeler le « management
général», dont la frontière avec, d'une part, la discipline de la
politique et stratégie d'entreprise et, d'autre part, celle de la
gestion des ressources humaines est parfois très ténue.
À l'ins~ de l'esprit du capitalisme qui présente deux faces,
l'une tournée vers l'accumulation du capital, l'autre vers des
principes de légitimation, la littérature de management peut
se lire sur deux plans différents. On y verra certes le récep-
Le discours de management des années 90 101
* Toutes les citations tirées de l'un des deux corpus seront suivies du signe C
pour les différencier d'autres sources bibliographlques.
a. • Vous pouvez acheter le temps d'un homme, vous pouvez acheter sa présence
physique à un endroit donné, vous pouvez même acheter un certain nombre de
mouvements musculaires par heure ou par jour, mais vous ne pouvez pas acheter la
loyauté, le dévouement des cœurs et des esprits. Ces choses-là, il faut les gagner •
explique Fernand Borne (1966, ©).
b. • Le rôle qu'ils aspirent à jouer va bien au-delà de ce qui leur est proposé [ ...].
Ce décalage de fait, peut-être ce temps de retard entre la protestation et l'aspiration,
cette ambiguïté et ce décalage, semblent expliquer l'inconfort de leur situation pré-
sente [ ... ]. De là, les difficultés actuellement rencontrées par les directions : les
cadres font problème ... • (Aumont, 1963 Q).
ù discours de management des années 90 109
2. L'ÉVOLUTION DE LA PROBLÉMATIQUE
DU MANAGEMENT DES ANNÉES 60 AUX ANNÉES 90
a. c Reconnus dans leur rôle de relais technique, les cadres demandent beaucoup
plus[ ...] ils se sentent trop insérés dans un contexte rigide ; il leur semble qu'ils sont
enrégimentés et qu'ils s'asphyxient[ ... ] ils se plaignent souvent de l'étroitesse de
leurs marges d'initiative ; ils supportent mal de n'être pas investis d'une large
confiance • (Aumont. 1963 e ).
b. c Les cadres aspirent davantage à la •cogestion". [ ... ] Ils souffrent de ne pas
·connaître plus les situations à partir desquelles sont fixés les objectifs" et de n'avoir
pas ·plus de contacts réels avec le patron". [ ...]Ils pensent que l'autorité de ceux-ci
[leurs chefs] peut demeurer intacte et se trouver même renforcée, si, au lieu d'opé-
rer dans le mystère, ils font en sorte de susciter chez leurs subordonnés le plus pos-
sible ·d'actes libres concourant à l'exécution des décisions prises au sommet" •
(Bloch-Lainé, 1963 e).
112 Le nouvel esprit du capitalisme
a. c Dans la grande entreprise, le chef ne garde le contact qu'avec les chefs de ser-
vice, mais perd le contact avec les exécutants : ses ordres suivent la voie hiérarchi-
que, transmis et retransmis un grand nombre de fois, dénaturés parfois lors de ces
transmissions, en tout cas retardés. Comme les initiatives individuelles ne sont pas
tolérées, les ordres d'en haut doivent être nombreux et détaillés: c'est le règne du
papier[... ]. !.:attitude du personnel devient passive[... ]. !.:individu n'est plus qu'un
rouage dans un ensemble anonyme, soumis non à des hommes, mais à des règle-
ments,. (Borne, 1966 e).
b. c Le gigantisme er.tratne toujours un formalisme plus grand dans les relations,
depuis les formules réglementées jusqu'aux imprimés dont on use d'abondance. n
advient même qu'en certains sexvices l'individu ne soit plus connu, représenté et
manié que par les perforations chiffrées et codées d'un rectangle de carton. [... ]A ce
stade il devient évidemment difficile pour lui de garder les yeux fixés sur 1e but final
de l'entreprise» (Colin, 1964 @).
c. " La dimension de nos entreprises a tant augmenté que la limitation des liber-
tés individuelles est devenue un sujet d'intérêt national. Comme le dit John Gard-
ner : "Chacun s'inquiète à juste titre des restrictions nouvelles et subtiles qu'impo-
sent à l'individu les grandes organisations. Une société moderne se caractérise
forcément par une organisation complexe. Il n'y a pas le choix. Il faut donc nous
défendre de notre mieux contre ces contraintes considérables"» (Bower, 1968 e).
d. c Mais tous ces moyens ne sont que des "techniques" sans grand effet si elles
ne sont pas animées par un esprit "démocratique" des dirigeants. Ce problème
grave se pose d'ailleurs aussi bien dans l'entreprise de type collectiviste que dans
l'entreprise capitaliste» (Borne, 1966 e).
e. « Ces mentalités financières, mécaniques, productivistes, c;>nt été reproduites
sous des doctrines différentes, par des régimes politiques différents. Je n'ai pas
besoin de vous rappeler le national-socialisme, ou bien de vous référer au Stakhano-
visme, pour que vous reconnaissiez, ou à Berlin ou à Moscou, ce que Detroit, avec
Ford, avait déjà enseigné » (Devaux, 1959 ©).
Le discours de management des années 90 113
a. « [ll faut] Déterminer les rapports hiérarchiques entre les différents postes.
Ainsi toute personne saura qui est son chef et quels sont ses subordonnés; elle
connaîtra la nature et l'étendue de son autorité propre et de celle à laquelle elle est
soumise • (Bower, 1968 @).
b. «La position occupée sur l'organigramme indique suffisamment le rang hié-
rarchique, sans des symboles aussi vains que les différences d'ameublement des
bureaux. Minimiser ces symboles n'est pas supprimer la notion de rang hiérarchi-
que, qui est inhérente à l'entreprise du fait que certaines fonctions sont plus essen-
tielles que d'autres à l'accomplissement d'objectifs ou que certaines personnes
contribuent plus que d'autres à fixer ces objectifs • (Hughes, 1969 @).
c. « Le chef ayant défini les attributions et pouvoirs de ses subordonnés ne doit
pas s'ingérer dans ces domaines délégués • (Hugonnier, 1964 @).
118 Le nouvel esprit du capitalisme
a. • N'éveillez pas les espoirs ! Toutes les décisions n'appellent pas une participa-
tion. Si votre équipe ne peut pas apporter une contribution logique et raisonnable,
ne leur demandez pas leurs idées. Les gens qui sont sollicités dans ce sens en dédui-
sent souvent que leurs propositions seront automatiquement acceptées et réalisées.
N'éveillez pas d'espoirs inutiles. Expliquez clairement jusqu'où vous pouvez aller,
cela ne sera pas inutile • (Allen, 1964 C).
120 u nouvel esprit du capitalisme
a. • Les visions les plus riches et les plus mobilisatrices sont celles qui ont du
sens, qui répondent à des aspirations • (Bellenger, 1992 C).
b. • La vision confère du sens: elle pointe l'avenir du doigt: elle transcende les
objectifs à court tenne en les insérant dans un tout. Enthousiasmante, la vision est
non seulement une mission, mais aussi un puissant aimant. Comme les grands
défis, la vision réveille la capacité collective • (Crozier et Sérieyx eds, 1994 0).
c. • Le leader est celui qui est investi par le groupe, celui dans lequel, consciem-
ment ou inconsciemment, chacun se retrouve. Grâce à son influence, à son art de la
vision et à ses orientations, il crée un courant qui invite chacun au dépassement, à
la confiance et à l'initiative • (Cruellas, 1993 ©).
d. • Les bons leaders savent stimuler les autres par la puissance et l'enthousiasme
de leur vision et donner aux hommes le sentiment qu'ils font quelque chose
d'important et qu'ils peuvent être fiers de leur travail• (Moss Kanter, 1991 0).
Le discours de management des années 90 129
a. • Pour que la mobilisation autour d'une vision puisse être effective, le leader
doit également et absolument inspirer confiance • (Crozier et Sérieyx Eds, 1994 @).
b. • Il faut une capacité d'autonomie, comme il faut une capacité d'amitié.
Accompagner quelqu'un, c'est être à la fois très proche de lui pour s'intéresser à son
histoire et assez loin pour lui laisser un espace de liberté : c'est lui ~ qui choisit
d'être aidé et cette aide doit être bâtie sur un vrai climat de confiance • (Aubrey.
1990 ©).
c. • Les stratégies de faire plus avec moins donnent un plus grand prix à la
confiance que les pratiques des entreprises traditionnelles. La collaboration, les
joint-ventures, les partenariats entre employés et entreprise ainsi que les multiples
formes d'alliance impliquent la confiance. Sans confiance, la communication de
l'information stratégique ou 1e partage de ressources essentielles serait impossible.
Mais ces mêmes partenaires doivent pouvoir compter l'un sur l'autre, être sOrs que
l'on n'abusera pas d'eux • (Moss Kanter, 1992 ©).
d. • En effet les individus sont de plus en plus sceptiques. Ils perçoivent les dis-
cours pour ce qu'ils sont : des intentions [... ]. Cette méfiance grandissante contraint
cependant les patrons à l'exemplarité, mais également à la constance et à la cohé-
rence jusque dans les moindres détails de l'action quotidienne. La confiance ne se
gagne qu'à ce prix • (Crozier et Sérieyx Eds, 1994 0).
140 Le nouvel esprit du capitalisme
a. «Le rapport de forces n'est plus de mise lorsqu'il s'agit d'emporter radhésion,
de c~r un sentiment de satisfaction et de confiance chez l'autre • (Aktouf, 1989 C).
Le discours de management des années 90 141
a. c L'homme n'est pas seulement un animal productif. Le travail doit lui procu-
rer une vie de plus en plus épanouie, au fur et à mesure que la domination de la
nature crée de nouveaux biens : l'élévation continue du niveau de vie doit mettre ces
richesses accrues à la portée de masses de plus en plus élargies ... Cette nécessité de
l'amélioration des conditions physiques, morales et sociales de la vie de l'homme
hors du travail est maintenant ressentie dans tous les milieux ,. (Borne, 1966 © ).
b. c Jouant un rôle essentiel au cœur du phénomène d'industrialisation, nos
entreprises constituent de plus en plus pour ceux qui y travaillent un milieu humain
dont dépend leur épanouissement. Elles doivent, sans perdre un de leurs objectifs
économiques et sociaux, aider leurs membres à jouer dans le monde d'aujourd'hui
le rôle personnel librement consenti qui leur est dévolu,. (Paul Huvelin, P-DG des
Établissements Kléber-Colombes cité par Drancourt, 1964 ©).
c. c Ces faits amènent à penser que [... ]pour se survivre- et après tout, l'enjeu
de la liberté en vaut la peine -les entreprises privées devront devenir de plus en
plus démocratiques dans la diffusion de leurs capitaux, et de plus en plus préoccu-
pées de promouvoir, pour les hommes qu'elles emploient, plus de justice et de vraie
liberté,. (Devaux, 1959 0).
d. c Si l'on veut que le progrès social aille de pair avec le progrès matériel, il faut
que les esprits s'élèvent en même temps que s'améliorent les conditions de l'exis-
tence. n faut apprendre à vivre. Ce sont les pays totalitaires qui se sont intéressés les
premiers à l'organisation des loisirs. Le mouvement apparalt en Italie, puis en
URSS, puis dans le Irre Reich avec l'organisation K!"aft durch Freude (D:.:. Ferce par la
Joie),. (Borne, 1966 ©).
146 u nouvel. esprit du capitalisme
Il. • La rotation des emplois[ ... ] permet d'établir un plan de carrière prévoyant
les expériences qui permettront à un cadre d'élargir ses connaissances et ses aptitu-
des • (Humble, 1969 e ).
b. • La promotion du travail pennet au salarié d'accéder à des fonctions plus déli-
cates et mieux rémunérées : elle doit permettre l chacun, selon ses capacités, de
courir ses chances dans la vie. Pour une entreprise, la promotion interne est donc à
la fois une nécessité économique et morale. (Borne, 1966 e).
c. • Le développement de canière, dans une entreprise, est essentiel, parce que si
le salaire doit répondre à la vertu de justice, le développement de canière répond à
l'espérance et n n'y a pes de société humaine équilibrée sans espérance. (Devaux,
1959 Q).
148 Le nouvel esprit du capitalisme
a. «Le premier besoin pour s'accomplir et réussir sa vie est celui d'un minimum
de sécurité, de façon que l'esprit ne soit pas totalement absorbé par le souci du len-
demain et qu'on puisse ainsi se consacrer entièrement à son travail. On peut dire
que la plupart des entreprises françaises donnent une grande sécurité à leurs cadres
en ce sens que le risque de se faire licencier et de se retrouver sans travail est très
minime; il n'est pas dans les traditions de renvoyer un cadre, sauf cas tout à fait
exceptionnel de malversation grave,. (Froissart, 1969 ©).
b. c Enfin l'argument déterminant allant à l'encontre du transfert total ou partiel
de l'autorité dans l'entreprise au profit des syndicats, est que cette opération com-
porte une transformation du contrat de louage de services en contrat d'association.
Celui-ci ne va pas sans comporter de grands inconvénients. n suppose l'acceptation
de risques graves : pertes de capitaux et pertes d'emploi sans contrepartie si l'affaire
est en difficulté. Certes, le salarié peut perdre son emploi en cas de fermeture
d'entreprise. Mais, contrairement à l'associé, il bénéficie de garanties légales ou
conventionnelles telles que l'indemnité de préavis et, dans la plupart des cas, de
licenciement ainsi que d'une assurance contre le chômage,. (Malterre, 1%9 ©).
c. « [Le besoin de] sécurité [ ... ] a été résolu, au moins en partie, dans la plupart
des pays évolués par un système plus ou moins perfectionné de sécurité sociale. [... ]
ll a modifié considérablement, certains disent même révolutionné, la vie de chaque
jour en faisant disparattre pour tous ceux qui travaillent, la misère et l'angoisse qui
étaient la conséquence des mauvais coups du sort,. (Borne, 1966 ©).
d. «À partir d'un certain niveau de développement technique, il apparaît à l'opi-
nion que les moyens existent d'assurer le droit au travail et une certaine masse de
revenus. [ ... ] ll est de moins en moins admissible que les employés de secteurs en
progression rapide soient les seuls à bénéficier du progrès, qu'il s'agisse des salaires
ou des garanties de toute nature (maladie, retraite, etc.). De même pour le droit au
travail,. (Armand et Drancourt, 1961 ©).
Le discours de management des années 90 149
a. c Qu'il y ait sans cesse des conciliations difficiles à opérer entre la liberté des
acteurs privés et la stratégie de l'État, cela va de soi. Mais la croyance dans un anta-
gonisme de principe entre les deux tennes est démentie par l'expérience • (Servan-
Schreiber, 1967 C).
150 Le nouvel esprit du capitalisme
a. • Pour être efficace, l'entreprise doit en effet compter de plus en plus sur la
capacité d'initiative de chacun des salariés qu'elle emploie. En appeler à l'initiative,
c'est en appeler à l'autonomie et à la liberté • (Landier, 1991C).
b. • La seule façon de ne pas être soumis à de tels conflits, c'est de ne pas avoir
de supérieur hiérarchique 1• (Lemaire, 1994 C).
Le discours de management des années 90 151
ser régulièrement au fil du temps. Les risques et finœrtitude sont la règle. Mais la
productivité ne s'en trouve pes affectée pour autant; elle bénéficie de la qualité pro-
fessionnelle et du besoin d'accrottre sa réputation, qui sont devenus la meilleure
ganmtie d'emploi, füt-œ au service d'un unique employeur. Chacun doit se créer un
fonds d'aptitudes, puisque les entreprises ne garantissent plus la sécurité de
n y
l'emploi. n'est p8S impossible que l'ensemble de la population gagne des compé-
tences nouvelles • (Moss Kanter, 1992 e ).
a. • On ne peut garantir la sécurité de l'emploi. En revanche, l'entreprise peut
garantir "'l'employabilité•, c'est-à-dire un niveau de compétences et de flexibilité
permettant à chaque individu de trouver un nouvel emploi à l'intérieur ou à l'exté-
rieur de l'entreprise • (Aubrey, 1993 e).
Le discours de management de$ années 90 151
tenir compte de ceux sans qui leur action n'aurait pu être couw
ronnée de succès. Le refus des instrumentations, des règlew
ments et des procédures, la revalorisation des aspects affectifs
et relationnels contre lesquels s'étaient battus les organisa-
teurs des années 60, ouvrent, à des comportements de ce type,
un champ plus vaste que par le passé. Ces mauvaises maniè-
res prennent la forme d'un opportunisme de relation qui se
saisit de toutes les connexions actuellement ou virtuellement
utiles auxquelles donne accès la participation aux dispositifs
qui encadrent la vie quotidienne (dispositifs d'entreprise, sta-
ges, relations d'études, amicales, familiales, amoureuses)
pour les détourner dans une visée de profit personnel. Dans
un monde« sans frontières», où l'entreprise est« éclatée»,
«virtuelle»,« postmoderne »,dans lequel les contraintes hié-
rarchiques sont très atténuées, où l'institution ne manifeste
plus sa présence à travers des signes tangibles et, particulière-
ment, à travers une symbolique du pouvoir, comment sera
garantie la loyauté du manager par rapport à son équipe,
d'une part, et, d'autre part, par rapport au centre de profit,
souvent lointain, dont il dépend ?
De même, qu'est-ce qui garantit que l'intégrité des persOJ:i-
nes sera respectée dans un contexte où on leur demande
d'apporter aux entreprises toutes leurs capacités, y compris
les plus personnelles, non seulement leurs compétences tech-
niques, mais aussi leur créativité, leur sens de l'amitié, leur
émotivité, etc. L'introduction du «coach», qui fonctionne
comme psychologue au service de l'entreprise, quoique
chargé d'aider les personnes à s'épanouir, peut être ressentie
par certains comme un danger d'empiétement de la firme
dans leur vie intime. n est donc clair que pour être vraiment
convaincant aux yeux des intéressés, le néomanagement doit
comporter un minimum de dispositifs visant à maîtriser ces
risques qui constituent d'autres formes d'atteinte à la sécurité
personnelle. Les auteurs de management se montrent cons·
cients de ces risques au point de les évoquer eux-mêmes, en
particulier lorsqu'ils abordent la question du« coaching »,
mais ils les écartent rapidement en soulignant que ne peut
158 IR. nouvel esprit du capitalisme
pas être « coach » n'importe qui et que celui qui jouera ce rôle
devra posséder des qualités personnelles telles qu'il ne violera,
ni n'opprimera les sujets avec lesquels il travaillé, selon une
approche déontologique proche de celle de la psychanalyse a, b.
D'une manière générale, les dispositifs du néomanagement
réclament d'être maniés par des personnes dont le comporte-
ment témoigne d'un haut niveau de préoccupation éthique.
Le développement récent de l'« éthique des affaires », comme
discipline spécifique du management, est sans doute à mettre
en relation avec ces inquiétudes. Déclenché par les affaires de
corruption pour obtenir des marchés publics, particulière-
ment à l'étranger, ce courant de réflexion témoigne des diffi-
cultés à exercer un contrôle sur les agissements à distance des
personnes, problème qui se trouve multiplié par la généralisa-
tion des nouveaux dispositifs flexibles, puisque désormais un
très grand nombre de salariés sont conduits à se déplacer et à
avoir des activités « en réseau » plus faiblement contrôlables.
La sécurité des travailleurs, comme celle de l'entreprise, ne
peut être assurée ici encore que par une forme d'autocontrôle
qui suppose l'intériorisation de règles de comportement pré-
servant l'intégrité des personnes et évitant que leur contribu-
tion ne soit pas reconnue. On retrouve là le thème de la
confiance que nous avions évoqué au sujet des nouvelles for-
mes de contrôle c.
Pour faire face à ces inquiétudes, les auteurs de manage-
ment mettent en avant l'effet régulateur des mécanismes de
réputation (que l'on retrouve également dans la modélisation
a. cOn obse:rvera cependant que les "individus aux dents longues" sont souvent
solitaires. Quand ils cherchent à intégrer un groupe, on les identifie très vite et ils
sont rejetés. Il faut savoir qu'un réseau a sa propre "police" invisible capable de
venir à bout des profiteurs et des usuriers: "les anciens amis d'école, les copains de
régiment, les adeptes du club de bridge ... ou les voisins de table à l'occasion d'un
mariage perçoivent très vite ceux qui ne sont là que pour abuser". Tant mieux. C'est
que les réseaux sont soucieux de leur image. Plus celle-ci est bonne, plus le réseau
est efficace pour peser sur la vie économique et les relations,. (Bellenger, 1992 ©).
160 Le nouvel esprit du capitalisme
n'en reste pas moins que les personnes les mieux ajustées
au nouveau monde et les mieux à même d'en tirer parti ne
devraient pas pâtir de ces manques, et, par conséquent,
s'engager avec entrain dans la réforme. La difficulté sera en
revanche de convaincre des masses plus importantes de per-
sonnes, en particulier toutes celles qui, ne possédant pas un
crédit de réputation très élevé ni des ressources très diversi-
fiées ou dont, pour différents raisons, les possibilités de mobi-
lité sont limitées, aspirent à une vie plus protégée même si,
selon les nouveaux critères, elle peut être jugée moins exal-
tante.
CONCLUSION :
LE NOUVEAU MANAGEMENT EN TANT QU1L ÛPOND
À DES CRITIQUES
LA FORMATION DE LA CITÉ
PAR PROJETS
• Dans cette section, nous mettons entre crochets aigus les concepts
grammaticaux issus de De la justification et en italique les termes clés
décrivant la cité par projets.
178 Le nouvel esprit du capitalisme
I==
.Redism~er un projet achevé, à s'insérer dans un autre projet. Ter-
miner un projet sans souci du devenir de ceux qui y
~':; ont participé n'est pas digne d'un grand. « À la place
femployabilité du contrat classique, qui assurait sécurité, promotion
et formation, il convient désormais de mettre un
accord qui crée un sentiment d'appartenance, qui aide
l'individu à préserver son "employabilité" ou la valeur
de son travail, et qui exploite les différentes occasions
pour apprendre dans le travail» (Aubrey, 1994 ©).
Pour cela, les grands doivent redistribuer les biens
rares auxquels ils ont accès, c'est-à-dire d'abord l'infor-
mation(« éliminer les verrous qui limitent l'accès de
la formation de la cité par projets 197
Tableau 1
U1. présence des sept mondes dans chaque corpus
Années 60 Années 90
Logique industrielle 6764 Logique industrielle 4972
Logique domestique 2033 Logique de réseau 3996
Logique marchande 1841 Logique marçhande 2207
Logique civique 1216 Logique domestique 1404
Logique de réseau 1114 Logique inspirée 1366
Logique inspirée 774 Logique civique 793
Logique du renom 479 Logique du renom 768
3. LA G~NÉRALISATION
Dh LA REPR~SENTATION EN R~SEAU
CONCLUSION :
LESCHANGEMENTSAPPORT~S
PAR LE NOUVEL ESPRIT DU CAPITALISME
SUR LE PLAN DE LA MORALE
1968.
CRISE ET RENOUVEAU DU CAPITALISME
La désorganisation de la production
En mai 1971 se tient à Paris, sous l'égide de l'OCDE, une
réunion d'experts patronaux appartenant-à différents pays
d'Europe occidentale, aux États-Unis et au Japon. Le rappor-
teur en est le Professeur R. W. Revans, conseiller auprès de la
Fondation belge Industrie/université (OCDE, 1972). Ce groupe
de réflexion est suscité par le « phénomène de dégradation qui
caractérise aujourd'hui le comportement des travailleurs •,
par le « durcissement des attitudes » et le « fléchissement des
motivations dans l'industrie • (pp. 11-12). Les «économies
industrielles [... ] subissent une révolution • qui « franchit tou-
tes les frontières culturelles », apparaissant simultanément
dans l'ensemble des pays de l'OCDE, et qui« ne se limite pas
aux seuls travailleurs • mais également « influe sur les
conceptions et les réactions des cadres • (p. 17). Cette « révo-
lution • se manifeste notamment par un« défi à l'autorité»
(p. 18). Elle est présente- nous dit ce rapport-« même
dans les nations où l'éthique protestante s'est exprimée avec
le plus de vigueur morale et de réussite matérielle • (comme,
par exemple, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne
ou les États-Unis dont certains jeunes « vont souvent jusqu'à
préférer la pauvreté ou la mendicité au travail en usine • ).
La crise du capitalisme est particulièrement vive dans la
1968, crise et renouveau du capitalisme 269
Les revendications
Trois thématiques de revendication, associées à trois grou-
pes sociaux différents, mais étroitement liées dans les com-
mentaires, retiennent alors particulièrement l'attention des
socioéconomistes du travail : le refus du travail chez les jeu-
nes, les grèves d'OS et la crise des OS, enfin les revendications
qui, particulièrement chez les cadres, expriment une exigence
d'autonomie, une demande de participation plus élevée au
contrôle de l'entreprise ou, dans les formes les plus radicales,
d'autogestion.
Le refus du travail chez les jeunes, l'« allergie au travail »
selon l'expression de Jean Rousselet (Rousselet, 1974), fait
l'objet de très nombreux commentaires : les jeunes ne veulent
plus travailler, ne veulent plus, surtout, travailler dans l'indus-
trie et sont nombreux à choisir la voie de la « marginalisa-
tion ».. En 1975, le Centre d'études de l'emploi (CEE), récem-
ment créé, consacre un cahier à ce que les auteurs appellent
le « marginalisme» (Balazs, Mathey, 1975, pp. 265-411). Le
nombre des jeunes de moins de vingt-cinq ans ayant une acti-
vité marginale, occasionnelle, est estimé, par Jean Rousselet,
de l'ordre de 600 000 à 800 000 en 1975. Le fait qu'ils ne
soient pas insérés dans un métier et dans un travail régulier
n'est pas imputé, par les spécialistes de la jeunesse interrogés
dans le cadre de l'enquête du CEE, à la rareté des emplois
mais à une forme d'évitement volontaire du travail salarié, à
la recherche d'un« autre mode de vie», de conditions de tra-
vail offrant la plus grande souplesse dans les horaires et dans
le rythme, de « combines » transitoires permettant de mainte-
nir « un comportement détaché, distancé à l'égard du tra-
272 Le nouvel esprit du capitalisme
par un rapide sUIVol des années 80 qui ont été les années de
la mise en place extensive de la « seconde réponse ,. , en partie
grâce à l'appui des tenants soixante-huitards de la critique
artiste qui voyaient dans l'évolution en cours un progrès cer-
tain par rapport au monde oppressif des années 60.
La génération 68 au pouvoir :
les socialistes et la flexibilité
TI ne fait aucun doute que l'on a assisté à un accroissement
rapide de la flexibilité et, corrélativement, de la précarisation
de la main-d'œuVre après l'arrivée au pouvoir des socialistes
(qui avaient été élus sur un programme accordant une place
importante à la protection de la législation du travail). Y
contribuent notamment l'abandon de l'indexation des salaires
sur les prix, en particulier du salaire minimum, et la possibi-
lité d'un « rattrapage ,. en fin d'année dépendant des négocia-
tions entreprise par entreprise et de la « situation effective de
la firme ». Paradoxalement, le démantèlement des collectifs
qui se développera surtout sous le gouvernement Fabius,
après le tournant de 1983, prendra appui sur les mesures
législatives mises en œuvre au cours du premier gouverne-
ment socialiste par le ministre du travail, Jean Auroux, dans
le dessein au contraire de « réunifier la collectivité de tra-
vail ». Pour prendre un autre exemple, les ordonnances de
1982 visant à limiter les contrats de travail atypiques en défi-
nissant les cas dans lesquels ils pourraient être autorisés ont
eu pour effet de leur donner une sorte de reconnaissance offi-
cielle. Plus profondément, les importantes lois Auroux de
1982-1983 (un tiers du code du travail fut alors réécrit), qui
visaient à renforcer le rôle des syndicats en leur assurant une
reconnaissance officielle sur le lieu de travail, ont eu pour
résultat imprévu, très certainement étranger à la volonté de
leurs promoteurs et, dans un premier temps, inaperçu du
patronat qui leur est très hostile, de favoriser la précarisation
et l'individualisation des conditions ·de travail, en déplaçant
les négociations au niveau de l'entreprise. Les lois Auroux, en
1968, crise et renouveau du capitalisme 305
CONCLUSION :
LE RÔLE DE LA CRITIQUE
DANS LE RENOUVELLEMENT DU CAPITALISME
LA DÉCONSTRUCTION
DU MONDE DU TRAVAIL
1. DE L'ÉTENDUE
DES TRANSFORMATIONS CONCERNÉES
été d'autant plus ample que les personnes étaient haut placées
dans la hiérarchie : les horaires libres ou à la carte ne progres-
sent que de 4 points (de 6 % à 10 %) pour les ouvriers entre
1984 et 1991, tandis que les cadres sont 13% de plus (de 44%
à 57 %) à en bénéficier, les professions intermédiaires 8 % de
plus (de 24% à 32 %) et les employés 6% de plus (de 13% à
19 % ). 1En ce qui concerne le développement de la polyvalence
ouvrière, la proportion d'ouvriers réalisant des tâches d'entre-
tien et des contrôles qualité est passée, respectivement, de
56% li 66% et de 41% à 58% entre 1987 et 1993 (Cézard,
Vinck, 1996, p. 224). La formation pennanente a également
progressé: en 1989, une entreprise sur deux a envoyé un sala-
rié en ~ormation contre une sur trois en 1977 (Jansolin, 1992).
L'enquête conduite par Thomas Coutrot (1996, p. 210) per-
met d'estimer que, en 1992, environ 20% des établissements
ont largement mis en œuvre les innovations organisationnel-
les associées au troisième esprit du capitalisme, ce qui n'en
fait déjà plus un phénomène marginal : 23 % étaient organi-
sés en juste-à-temps4 ; 34 % utilisaient des cercles de qualité ;
27 % a~aient supprimé un niveau hiérarchique ; 11 % met-
taient en œuvre des normes de qualité de type IS05 , et autant
des groupes autonomes. Encore ne s'agit-il que de moyennes,
certains secteurs étant très concernés par certaines techni-
ques et moins par d'autres6 • Globalement ce sont en fait 61%
des établissements qui ont adopté au moins une innovation
organisationnelle et 20% qui en ont adopté trois ou plus (id.,
p. 211 )• Les innovations étant adoptées en plus grande pro-
portion par les grands établissements, le pourcentage des
salariés directement ou indirectement concernés par ces réor-
ganisations est donc plus élevé que ne le suggèrent les chiffres
ci-dessus. On peut en outre supposer que depuis 1992 le taux
de pénétration et l'impact sur les entreprises de ces« innova-
tions ,. s'est encore accru7 •
n nous faut souligner maintenant, au-delà des change-
ments du travail à l'intérieur des établissements que nous
venons d'évoquer, l'ampleur des déplacements concernant le
tissu productif. Celui-ci a été profondément restructuré sous
322 Le nouvel esprit du capitalisme
pas partie de son corps de métier. Les groupes ont ainsi perdu
13 % de leurs effectifs dans des activités disparues ou cédées,
11 % dans les activités qu'ils ont maintenues et ont augmenté
leurs effectifs de 17 % par le biais d'activités nouvelles pour
eux entre 1980 et 1987 (Thollon-Pommerol, 1992).
La part des groupes est variable selon les secteurs. Elle appa-
raît notamment faible dans la construction, les seiVices aux
particuliers et le commerce, ne contribuant qu'à 30 % de la
valeur 1ajoutée11 • Pourtant ces secteurs ont connu une concen-
tration importante ces dernières années. Dans le secteur du
BTP, 1~ part des quatre premiers groupes dans le total de la
production du secteur était déjà passée de 11 à 20 % entre
1980 et 1987 (Amar, Bricout, 1992) alors même qu'à l'autre
bout de réchelle se multipliaient les artisans maçons compta-
bilisés comme autant d'entreprises sans salariés. Dans le cas
du sectleur du commerce, le développement des grandes surla-
ces est' un phénomène majeur affectant les petits commerces
326 ù nouvel esprit du capitalisme
lA précarisation de l'emploi
Nous devons à l'article de Thomas Coutrot (1996) déjà cité
une tentative pour lier les « innovations organisationnelles » à
la politique de l'emploi des organisations concernées. Il
constate ainsi que l'adoption d'innovations va de pair avec
une « plus grande sélectivité dans la gestion du personnel» :
ainsi 23 % des établissements les plus innovants ont à la fois
licencié et recruté du personnel d'une même catégorie, contre
16 % pour l'ensemble des établissements. Pour autant, le taux
de turn-over qui mesure le renouvellement du personnel en
pourcentage des effectifs totaux, que l'auteur analyse comme
le résultat d'une volonté plus ou moins forte de fidélisation de
la part de l'employeur, apparaît plus faible dans les établisse-
ments innovants, à l'exception de ceux qui pratiquent le juste-
à-temps, que dans l'ensemble des établissements. Une façon
de résoudre la contradiction apparente entre ces deux tendan-
ces est de faire l'hypothèse que ces « établissements inno-
vants » fonctionnent avec un groupe permanent de tra-
La déconstruction du monde du travail 329
La dualisation du salariat
Les nouvelles pratiques des entreprises conjuguent leurs
effets pour diversifier à l'extrême la condition salariale, y
compris parmi le personnel occupé sur un même site dont les
membres peuvent relever d'un grand nombre d'employeurs et
La déconstruction du monde du travail 337
a
ore parce qu'ils pouvaient accéder à des réseaux sociale-
nt et spatialement plus étendus, soit, simplement, parce
moins enracinés localement (célibataires versus mariés,
ataires versus propriétaires, etc.), le coüt du changement
deilieu était pour eux moins risqué et moins élevé. On sait par
ailleurs que les chances, pour ceux qui ont fait l'objet de licen-
ciements collectifs, de retrouver du travail, sont très inégales
car une seconde exclusion, à l'embauche cette fois, vient trier
les personnes sur une base critérielle (notamment en fonction
de l'âge, du sexe, de la consonance française ou étrangère,
particulièrement maghrébine, du patronyme... ) et en fonction
de leurs capacités à s'engager et à tirer profit des multiples
dispositifs (accompagnement du plan social, formation ... ) qui
3.48 Le nouvel esprit du capitalisme
des emplois plus qualifiés mais il n'en reste pas moins que ce
mouvement. en libérant une grande masse de travailleurs, a
transformé le rapport de forces avec les employeurs pour ce
qui est des travaux de moindre qualification, ce qui a permis
d'imposer à ceux qui les assumaient des conditions contrac-
tuelles plus dures38 et facilité la recomposition du paysage de
l'emploi ouvrier autour de statuts moins avantageux39• En
effet, l'emploi ouvrier n'a pas disparu, une partie étant de
toute façon non délocalisable comme dans le nettoyage, la
restauration, la manutention dans les surfaces de vente, les
usines pour lesquelles la proximité du client final est indis-
pensable, etc., mais il a glissé globalement vers les services,
vers des emplois codés « employés » dans les nomenclatures40
et des entreprises plus petites sous le coup des mesures
d'externalisation. Or cette évolution générale de l'emploi
ouvrier a contribué à le précariser fortement : les ouvriers
comme les employés du tertiaire et/ou des petites structures
sont en effet plus précaires que ceux de l'industrie et/ou des
grandes structures41 • Par ailleurs, outre le cas de l'externalisa-
tion de certaines fonctions entières (nettoyage, gardiennage),
de nombreux recours à la sous-traitance ou à l'intérim ont eu
pour objectif d'éliminer des grandes entreprises les travaux
les plus durs et les moins qualifiés qui s'avéraient sources de
conflits et de problèmes dans la gestion de la main-d' œuvre.
Francis Ginsbourger (1998) cite ainsi le cas de l'usine Solmer
à Fos-sur-Mer qui confiait.systématiquement les travaux dan-
gereux à la Somafer, souvent qualifiée localement de « mar-
chand de viande ». De même, lors d'une grève en novembre
1974, les ouvriers du plancher de haut fourneau, qui récla-
maient une révision des classifications et notamment la sup-
pression de la catégorie de manœuvre, obtinrent gain de
cause mais les fonctions correspondantes furent simplement
confiées à des entreprises extérieures (pp. 46-48).
La sélection s'opère aussi par l'accès à la formation, qui est
d'abord proposée à ceux dont les dispositions sont jugées suf-
fisamment prometteuses pour justifier cet investissement
350 Le nouvel esprit du capitalisme
les pour les salariés au voisinage du SMIC qui ont cot1té envi-
ron 40 milliards de francs en 1997 pour un champ d'appli-
cation englobant plus de 5 millions d'emplois (Holcblat,
Marioni, Roguet, 1999). Ces chiffres ne prennent pas non plus
en compte le versement des allocations chômage76 , ni celui
du RMI (plus d'un million de bénéficiaires au 31 décembre
1997) qui apparatt de plus en plus comme une sorte d'alloca-
tion d'insertion pour ceux qui sont à la recherche de leur pre-
mier emploi stable et d'allocation de fin de droit pour ceux
rejetés de la couverture sociale du chômage, d'autant plus
nombreux que les critères d'éligibilité ont été durcis ces der-
nières années (Afsa, Amira, 1999). Certaines allocations rele-
vant de la politique de la famille mais aussi de l'emploi
comme l'APE (Allocation parentale d'éducation) qui incite à
un retrait de l'emploi des mères de deux enfants dont le der-
nier a moins de 3 ans pourraient également y figurer77 ainsi
que les diverses mesures de « blanchiment du travail au noir »
comme l'AGED (Allocation de garde d'enfants à domicile) et
l'AFEAMA (garde d'enfants chez les assistantes maternelles)
qui prennent en charge les cotisations sociales afférentes sous
certaines conditions, ou encore les abattements d'impôts
pour les emplois familiaux. On pourrait presque y ajouter une
partie du cot1t des retraites entre 60 et 65 ans qui grèvent de
façon importante les comptes sociaux (Abramovici, 1999) si
l'abaissement de l'âge de la retraite intervenu en 1981 n'était
pas vu plus comme un acquis social que comme une mesure
de réduction de la population active. Enfin, ces éléments ne
comprennent pas les aides offertes par les collectivités loca-
les : subventions et baisses d'impôts pour l'implantation dans
certaines régions, partie de budgets sociaux des conseils géné-
raux (qui doivent notamment intervenir dans le dispositif du
RMI).
Mais limitons-nous aux seuls dispositifs ciblés de la politi-
que de l'emploi, ayant cot1té 118 milliards en 1996, qui ont
permis les cessations anticipées d'activité (préretraite, dis-
pense de recherche d'emploi pour les chômeurs de plus de
cinquante-cinq ans ... ), la formation professionnelle (AFPA,
374 u nouvel esprit du capitalisme