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SARTRE OU BATAILLE : SUBJECTIVITÉ ET RÉVOLUTION

Bernard Sichère

Editions Léo Scheer | « Lignes »

2000/1 n° 1 | pages 71 à 87
ISSN 0988-5226
ISBN 291417201X
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BERNARD SICHERE

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SARTRE OU BATAILLE :
SUBJECTIVITÉ ET RÉVOLUTION
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Il n’y a en vérité jamais lieu de comparer ou de mesurer ensemble


deux pensées, malgré ce dont se réjouit encore parfois le monde sco-
laire ou universitaire. Comparer ou mesurer a, en l’occurrence, très
exactement la signification de la négation de toute pensée. Davantage
justifié serait le souci de restituer en arrière de quelques pensées l’ho-
rizon général à partir duquel elles ont pu se formuler et à partir
duquel, après coup, elles peuvent continuer de nous apparaître comme
des interrogations vivantes, non comme des systèmes clos et morts.
Ainsi pourrait-il en être en ce qui concerne Sartre et Bataille, si l’on
veut bien admettre que leurs pensées sont en effet vivantes pour nous
à proportion de l’ouverture questionnante, de la capacité de problé-
matisation que nous sommes capables de réentendre en les lisant. Le
roman, disait à peu près Barthes dans les années soixante, « c’est la
question moins la réponse » : on pourrait dire la même chose des phi-
losophies et des pensées. Non pas des théories achevées, encore une
fois, mais plutôt deux puissants réseaux de termes qui longtemps, pour
notre génération, firent entendre leur musique : conscience, néantisa-
tion, aliénation, totalisation, liberté d’un coté ; expérience érotique,
sacrifice, dépense, communauté, souveraineté de l’autre côté. Des pen-
sées intimidantes ? Sans aucun doute, la première par son incessante
capacité à la systématisation philosophique, la seconde par la percée

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confondante qu’elle ne cesse d’opérer au travers d’une multiplicité de
champs sans jamais renoncer soit a l’enquête savante, soit a l’écriture
d’une « expérience intérieure » à la première personne.
Des pensées contemporaines ? La réponse, ici, est moins simple.
Parce qu’il faudrait s’entendre sur ce qui permet de dire qu’un penseur
est « contemporain » de soi-même et de son époque et non pas d’une

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certaine manière « intempestif » au sens de Nietzsche, arrachant l’appa-
rence du présent d’actualité pour le mettre en perspective sur un autre
temps. Et parce qu’il semble, si cette idée d’intempestivité est acquise,
que chacun des deux eut sa manière à lui à la fois de coller à l’époque
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(Les Temps modernes pour l’un, Critique pour l’autre) et de prendre dis-
tance. De sorte que les circonstances les firent en effet se rencontrer plu-
sieurs fois (la réponse de Sartre à Bataille sur la mystique, leur étrange
duo lors de la Discussion sur le péché chez Marcel Moré, la riposte pas-
sionnée de Bataille au Saint-Genet de Sartre1, et cependant ces ren-
contres nous apparaissent à distance comme des rencontres manquées
ou, mieux, comme des rencontres de rêve, comme si chacun d’eux, en
vérité, poursuivait sa propre musique. C’est en dehors de ces rencontres
que je voudrais, dans une lecture croisée, revenir sur la manière dont
l’un et l’autre ont décidé d’aborder la question politique. J’entends par
là exactement la politique comme question, telle qu’elle se présentait
alors pour leur génération comme une question urgente, là où, de toute
évidence, pour nous, aujourd’hui, elle semble ne plus faire question,
effacée au champ médiatique des opinions et de la gestion empirique des
intérêts à court terme (si au moins l’époque actuelle pouvait réentendre
ce que Bataille appelle « économie générale » ! Et non pas la politique en
général comme question, comme si d’ailleurs la politique pouvait jamais
se prononcer en généralité, mais la politique en tant que politique révo-

1. Je me permets de renvoyer au texte que j’ai consacré à cet étrange trio Genet-Sartre-Bataille
sous le titre « Sartre et Genet : une scène » in « Témoins de Sartre », Les Temps modernes, n° 53I-
533, octobre-décembre I990.

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lutionnaire, celle-là même dont le récent effondrement du bloc sovié-
tique a fait conclure, d’une manière évidemment intéressée mais impru-
dente, qu’elle était définitivement périmée. Au point qu’il est possible de
dire que ce siècle ne se termine pas simplement sur l’horreur, sur un cer-
tain nombre de barbaries pesamment installées au cœur du monde, mais
également et peut-être plus profondément sur l’oubli, sur la violente

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décision de ne plus rien vouloir savoir de ce que fut cette aventure révo-
lutionnaire qui aura poussé des millions d’hommes à considérer un
temps leur propre mort comme secondaire. Précisons encore qu’il ne
s’agit pas d’envisager non plus la « politique révolutionnaire » comme
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un tout homogène déjà inscrit dans la réalité et auquel ces deux pensées
auraient eu affaire. Il s’agit plus précisément d’interroger, au cœur de
l’entreprise révolutionnaire, la dimension de la subjectivité, et d’interro-
ger du même coup l’insistance d’une très frappante césure, présente au
cœur de ces deux pensées, entre l’injonction politique et cette autre
injonction subjective que chacun d’eux entendit à sa façon et qui est
celle de l’art et de la littérature.

Dans un texte publié en 1990 et qui lui donnait l’occasion d’avouer


et d’analyser sa longue fascination pour la pensée de Sartre, Alain
Badiou donnait au moins deux raisons de son attachement maintenu,
par delà la nécessaire critique philosophique, à cet enseignement sar-
trien aujourd’hui si communément décrié2. La première de ces raisons
est la définition sartrienne du sujet dans son rapport au monde, en tant
qu’elle implique le double refus de l’empirisme, de la soumission à
l’état des choses objectif, et de la psychologie, c’est-à-dire des puis-
sants mirages de l’intériorité tels que Sartre avait pu la rencontrer dans
l’œuvre de Bergson et dont la rencontre fécondante de Husserl l’avait
délivré. Que l’homme soit « projet », c’est ce que lui-même, ajoute-t-
il, devait rencontrer dans la pratique militante, même si cette dernière

2. Alain Badiou, « Saisissement, dessaisie, fidélité » in Les Temps modernes, numéro cité.

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apportait de nouvelles exigences de pensée. La seconde de ces raisons
tient à la dimension du temps telle que Sartre décide d’en faire le pivot
d’une doctrine de la liberté si ouvertement opposée à la philosophie de
Heidegger : le temps de l’homme en fin de compte n’est jamais autre
chose que ce qui s’accorde à l’infinité de son projet et de son pouvoir
de rébellion, soit l’éternité même3.

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Cela dit, de quelle manière passe-t-on du « projet », comme struc-
ture a priori du sujet lancé vers son autre4, à la politique ? La publica-
tion posthume des Cahiers pour une morale démontre clairement que
la réponse n’allait pas de soi et que, dans un premier temps, la philo-
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sophie de L’Etre et le néant ne répondait pas : c’est ensemble la poli-


tique et l’histoire qui semblaient chassées de cette grande doctrine de
l’homme comme point de néant et comme « passion inutile ». Tout se
passe au fond comme si la césure dont je parlais se trouvait à l’œuvre
d’emblée sous la forme au moins d’un premier décalage : décalage
entre l’exposition philosophique d’une ontologie du sujet définissant
ce dernier comme une puissance solitaire, et le succès publique d’une
pensée créditée d’un engagement dans le monde et d’un souci du
concret qui manquaient aux générations philosophiques antérieures.
C’est dès le début en effet que Sartre, pour occuper la position
publique qui est la sienne, se présente comme le penseur de l’homme
en situation, le penseur de l’urgence, et tout d’abord de l’urgence poli-
tique au même titre que son ami Merleau-Ponty. Ce premier décalage
nous conduit d’ailleurs vers deux autres décalages, qui ont tous les
deux été relevés, sinon commentés, par bien des lecteurs de Sartre. Le
premier de ces décalages se manifeste comme l’écart d’emblée frappant
entre le discours philosophique sartrien de base, l’ontologie de l’être et

3. Badiou, p. 15 : « La philosophie n’est aucunement destinée à ce que nous soyons satisfaits.


Depuis toujours, et toujours, elle ne s’accorde qu’à l’éternité, dont nous savons qu’elle est l’éter-
nité du Vrai tel qu’au futur antérieur d’une âpreté temporelle ».
4. En ce sens que « la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être
en tant que cet être implique un être autre que lui » (cf. Badiou, article cité, p. 17).

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du néant, et le discours de savoir externe que Sartre convoque dès qu’il
est question de dire la politique, à savoir le marxisme, un marxisme lit-
téralement « introuvable » dans les pages de L’Etre et le néant. On
peut même ajouter que ce décalage assez fabuleux sera maintenu tout
au long, jusqu’à la publication au moins en 64, de Critique de la raison
dialectique, seule tentative, au reste en partie avortée, non conclusive,

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de la part de Sartre pour repenser selon ses propres catégories ce que
le marxisme proposait. Quant au second décalage, non moins signifi-
catif, il concerne, dans la période contemporaine de la première
somme philosophique, la littérature. Il est en effet tout à fait frappant
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(l’a-t-on suffisamment relevé ?) que Sartre est, devant l’objet littéraire,


totalement divisé. D’une part l’ontologie de L’Etre et le néant devrait
le conduire à penser la littérature comme la tentative par excellence de
synthèse entre le pour soi et l’en soi par la médiation du langage, fai-
sant de l’œuvre un quasi en soi qui se met à vivre de sa vie propre (par
la médiation de ces « autres » désormais fraternels et non plus enne-
mis) et un quasi pour soi, puisqu’il n’est aucun moment du poème qui
ne renvoie à la puissance néantisante du sujet comme autre que le
monde ou envers du monde. Or, tout au contraire, comme s’il était
acquis que l’ontologie de l’être et du néant ne convenait pas pour pen-
ser la littérature, cette dernière tombe par ailleurs sans exception sous
la juridiction du marxisme, c’est-à-dire du matérialisme historique, de
cette philosophie qui à la fois donne à penser la littérature comme
idéologie, comme reflet d’une situation sociale et politique objective,
et invite à la considérer comme un moment actif d’un combat de
classe. D’où vient que la littérature est sommée de prendre elle aussi
position en se subordonnant aux règles du jugement politique : en
somme, il faut choisir son camp, ce qui veut dire qu’il y a la littérature
bourgeoise et l’autre, dont au reste la définition est floue5.

5. Je pense évidemment aux conclusions de l’essai de Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? »,


Questions II. Paris, Gallimard, I948.

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Cette tension pouvait-elle être soutenue très longtemps sans voir
Sartre trancher dans un sens ou dans l’autre, ou sans le voir taxer d’im-
posture ? Ce dernier mot parait fort, et pourtant c’est lui qui vient en
tête quand nous relisons aujourd’hui la charge très violente qu’en 1955,
dans Les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty, l’ami de longue
date, allait conduire contre la pensée sartrienne, contre la pensée poli-

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tique de Sartre notamment. Le style tendu et presque impitoyable du
texte laisse d’ailleurs deviner qu’il s’agissait également pour Merleau
d’une cassure biographique et d’un règlement de comptes avec soi-
même. Deux motifs dominent de bout en bout l’explication avec
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Sartre : le premier concerne le devenir du stalinisme et du mouvement


communiste mondial, horizon nécessaire de la réflexion ; le second
concerne plus spécifiquement le rapport du philosophe « sympathi-
sant » avec le communisme. Sur le premier point, le texte pose que ce
devenir du communisme va dans le sens d’un étouffement de l’aspira-
tion révolutionnaire, que le stalinisme est la trahison de cette aspiration,
et qu’il faut en finir avec le fantasme qui vise à nous faire prendre un
pouvoir communiste pour « la dialectique au pouvoir6 ». Sur le second
point, Merleau-Ponty pose que la question du Parti est centrale : être
marxiste, c’est adhérer à la doctrine de la lutte des classes, et y adhérer
réellement, c’est rejoindre le Parti pour soutenir une politique de parti,
ce que Merleau-Ponty pour sa part refuse en expliquant pourquoi.
La position de Sartre en revanche lui parait intenable et il pose dès
lors, cruellement, les bonnes questions : n’étant exactement ni dedans
ni dehors, qui donc est Sartre, au nom de quoi parle-t-il, et à qui ? À la
question de savoir qui est Sartre, Merleau-Ponty répond en un sens

6. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique. Paris, Gallimard, 1955, p. 127 : « Les


“accidents” du bolchevisme et du “socialisme dans un seul pays” ont poussé de telles conséquences
en URSS et dans le communisme mondial, ils y ont si bien déplacé les perspectives de la révolu-
tion prolétarienne qu’il n’y a pas beaucoup plus de raison de les conserver, et d’y faire entrer de
force les faits, que de les mettre en perspective sur la République de Platon ». Sur l’illusion de la
« dialectique au pouvoir », ibid, p. 276.

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qu’il n’est personne, ou qu’il est un intellectuel qui s’aveugle lui-même
en même temps qu’il trompe son monde7. Et un intellectuel qui perd à
peu près sur tous les tableaux, puisqu’il a tous les tics dogmatiques des
intellectuels communistes sans avoir en même temps l’assise politique
et la crédibilité que leur confère leur appartenance au Parti. Si bien que
ces leçons qu’il administre à la cantonade et en son nom seul ne sau-

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raient finalement être entendues de personne : « la politique des philo-
sophes, c’est celle que personne ne fait », dira-t-il un peu plus tard avec
un humour froid8. Conclusion terrible, certes, mais peut-être également
féconde par son tranchant, si nous admettons que Merleau s’adressait
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alors également la leçon à lui-même. D’une part, position impossible de


l’intellectuel-sympathisant qui mime le discours communiste sans en
être et qui se mêle de faire la leçon aux autres intellectuels bourgeois en
se donnant une autorité qu’il n’a pas, que d’ailleurs les communistes
organisés lui contestent. D’autre part, Merleau-Ponty dresse froide-
ment le bilan de sa propre adhésion passée à la politique révolution-
naire et à la violence révolutionnaire : désillusion, mensonge, alternance
de volontarisme terroriste et d’empirisme vulgaire, « politique para-
noïaque » autorisant tous les mensonges, inversion généralisée des
signes révolutionnaires en signes dictatoriaux : « Les révolutions sont
vraies comme mouvements et fausses comme régimes9 ».
Cette dernière phrase laissait en même temps la porte ouverte : il
ne s’agissait pas de revenir, repenti, dans le giron de la pensée bour-
geoise. Il y a des révolutions, et l’on a raison d’être révolutionnaire,
mais jusqu’où ; et au nom de quelle pensée ? Sartre fut sans doute dans
un premier temps assommé par cette charge violente : l’histoire des

7. Idem, p. 237 : « La sympathie est l’action de ceux qui sont partout et nulle part ».
8. Merleau-Ponty, Signes. Paris, Gallimard, 1960, p. 10.
9. Les Aventures de la dialectique, op cit, p. 279. Le bilan dressé dans Signes en 1950 est sans
appel : « L’appel à un avenir indéfini conserve la doctrine comme manière de penser et point
d’honneur au moment où elle est en difficulté comme manière de vivre […] l’attache marxiste de
la philosophie et de la politique s’est rompue » (p. 13).

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idées est aussi l’histoire de ces guerres passionnées entre les pensées.
Reste qu’on peut lire après coup la Critique de 1960 comme l’effet à
retardement assez évident de ce règlement de comptes philosophique
et politique auquel Sartre était le premier intéressé, et auquel le deuil
allait donner une dimension supplémentaire10. Tout au long, cette
grosse somme traduit au fond la volonté sartrienne d’opérer une syn-

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thèse, difficile sinon impossible, entre deux directions de pensée. La
première est antérieure et l’on voit que Sartre entendait ne pas céder
sur elle : sur la doctrine du sujet comme puissance de néantisation au
service d’une « éternité laïque » qui s’était appelée un temps avenir
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révolutionnaire11. D’où vient que les deux grandes références histo-


riques qui parsèment le livre sont la révolution française et la révolu-
tion russe de 1917. La seconde orientation est nouvelle et l’influence
de Merleau-Ponty y est décelable : il s’agit de partir de l’évidence que
l’action politique est action et non pas idée pure, que par conséquent
elle suppose un « nous » premier hétérogène au « je » préféré des phi-
losophes, en somme que cette action n’est pas décision abstraite mais
travail opérant sur un réel qui semble le nier et qui en tout cas
résiste12. En même temps, deux évidences sautent aux yeux, à la lec-
ture de ce grand texte un peu fou qui délaisse en grande partie les
repères antérieurs de l’existentialisme pour repenser un marxisme qui
pour l’essentiel, aux dires de Sartre, est caduc13. La première évidence
est la volonté explicite chez le Sartre de 1960, de s’expliquer enfin
avec le stalinisme comme monstrueuse « déviation » de l’idéal révolu-
tionnaire. Ce qui suppose au moins la thèse selon laquelle il y a eu

10. Cf. le portrait de Merleau-Ponty in Sartre, Questions IV. Paris, Gallimard, I964.
11. Cette éternité est celle de la totalisation définie par Sartre comme « une tâche infinie » (Cri-
tique de la raison dialectique, I, op cit, p. 733) et pensable uniquement sous la rubrique de l’évé-
nement. Sur ce dernier point, cf. la réappropriation par Sartre de la parole de l’Évangile
appliquée à sa philosophie de l’histoire : « l’événement vient comme un voleur ».
12. C’est tout le sens de ce que Sartre appelle désormais « inertie ». (cf. dans Critique… I, op cit,
p. 200, la définition de la matérialité comme « moteur passif de l’histoire »).
13. Idem, p. 25 : « Le marxisme s’est arrêté ».

78
idéal et projet révolutionnaires. La seconde évidence est la nécessité
pour Sartre d’inventer, au-delà de cet existentialisme dont il semble
en partie faire son deuil14, une nouvelle doctrine du sujet qui ne renie
pas les données essentielles de l’ancienne (l’homme comme projet
infini et puissance illimitée de rébellion), mais qui l’articule au
champ matériel et collectif de l’histoire – dès lors que l’« homme his-

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torique » est la référence première, que « le monde est dehors », et
que « c’est l’individu qui est dans la culture et dans le langage15 ». Sur
le premier point, il est possible de demeurer sceptique sur la capacité
réelle de Sartre, avec les catégories qui sont alors les siennes, à rendre
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réellement compte du stalinisme. On peut en effet poser que cette


pensée du stalinisme, ébauchée en 1960, s’est accomplie pratique-
ment sinon théoriquement dans l’engagement effectif de Sartre, en
68, aux côtés des maoïstes de la Gauche prolétarienne, adhésion dont
il me parait clair qu’elle lui vaut désormais beaucoup plus d’op-
probre et de détestation que son long compagnonnage avec le parti
le plus stalinien d’Europe. Quant au second point, la Critique de 60
est en effet un texte passionnant par cette volonté de remettre en
chantier la question du sujet historique comme sujet révolutionnaire.
Ce dernier n’étant pas une variante parmi d’autres de l’homme his-
torique mais son révélateur privilégié, son plan d’épreuve aussi bien,
en tant que production d’une subjectivité située à la jonction de la
politique et de l’histoire par delà la dualité du sujet et de l’objet, de
l’objectivisme et du volontarisme.
Cela dit, jusqu’où Sartre est-il allé dans l’élaboration de ce sujet de
la praxis révolutionnaire ? Deux termes, récurrents dans le livre, per-
mettent d’esquisser une réponse Le premier est le terme de souverai-
neté, qui est aussi, on le sait, un mot de Bataille. Sartre emploie parfois
ce terme dans un sens assez traditionnel pour désigner les modes de

14. Idem, p. 111 : « À partir du jour où la recherche marxiste prendra la dimension humaine […]
l’existentialisme n’aura plus de raison d’être ».
15. Idem, p. 75.

79
personnalisation et d’incarnation d’une puissance collective capables
de donner à un groupe un caractère presque organique. Mais il semble
l’employer également dans un sens plus fondamental, antérieur à
l’institution, et renouer alors à la fois avec son propre anarchisme16 et
avec la pensée rousseauiste de la liberté radicale et de la souveraineté
populaire. Par exemple quand il déclare que « la souveraineté en elle-

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même ne constitue pas un problème et ne réclame aucun fondement »
et que « l’homme est souverain17 ». Par ailleurs l’usage fait par Sartre de
l’idée de fraternité-terreur, associée ou non a la notion de « groupe en
fusion », désigne l’insistance dans sa pensée d’une définition de la sub-
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jectivité historique comme rébellion (Bataille dirait « comme puissance


hétérogène ») qui légitime absolument l’idée de politique révolution-
naire et se révèle irréductible à la pensée bourgeoise. Certes, la langue
de Sartre reste alors grevée de mots qui pour nous ne parlent plus
guère et rendent l’avancée problématique : les mots « aliénation »,
« totalisation », « dialectique », « intériorisation » appartiennent à une
langue devenue sourde, cette langue hegeliano-marxiste qui pour une
génération entière avait servi de grille de lecture. Sartre en particulier
ne cède pas sur cet « humanisme » qu’un Heidegger avait ouvertement
contesté dans sa récusation de l’existentialisme en 47. Reste que Sartre
avait ses raisons pour ne pas céder et qu’avec le recul elles ne nous
semblent pas si mauvaises : elles permettaient en effet non pas de « sau-
ver », mais de continuer à soutenir subjectivement et dans la pensée
l’idée révolutionnaire sans la confondre avec la monstruosité stali-
nienne, et de continuer également à opposer à la politique bourgeoise
(celle de l’opportunisme triomphant, de l’individualisme forcené, de
l’universel mensonger et du cynisme tous azimuts) une politique

16. J.-P. Sartre, Situations X. Paris, Gallimard, I976, p. 155 : « Ensuite, j’ai découvert par la phi-
losophie l’être anarchiste qui est en moi ».
17. Critique… I, op cit, p. 588. P 563 : « Par souveraineté, en effet, j’entends le pouvoir pratique
absolu de l’organisme dialectique ». Le tout au fond est de savoir dans quelle mesure on peut
parler d’un « groupe souverain » (cf. p. 628, p. 735). Toutes différences maintenues, Sartre n’a
peut-être jamais été aussi proche des interrogations de Bataille.

80
autre18, une politique capable d’articuler autrement le Je du sujet-pro-
jet voué à l’infini de sa réclamation rebelle, le Il du mouvement acé-
phale de l’histoire objectivée, et le Nous de l’insurrection militante (de
ce qu’on eût appelé alors la « classe-sujet » pour l’opposer aux déter-
minations factuelles de l’« être de classe »).

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Que les interrogations de Sartre aient un écho dans les textes de
Bataille est l’évidence : comment aurait-il pu en être autrement dès lors
qu’ils affrontent la même tension historique, les mêmes lignes de frac-
ture, et qu’ils sont tous les deux placés devant la nécessité de repenser à
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neuf un monde que commande de haut l’expérience révolutionnaire


soviétique ? Encore une fois, ce n’est pas le bord-à-bord de deux systé-
matisations qui nous importe, mais les résonances au sein de deux pen-
sées originales d’une ou deux questions fondamentales : en l’occurrence
celle de la politique révolutionnaire et celle des modes de subjectivité ou
de subjectivation qui peuvent en répondre et lui répondre. Aîné de
Sartre, Bataille, on le sait, prend position dès les années 30, et cette prise
de position est largement en avance sur le langage philosophique qui
sera celui de Sartre après la guerre. Nul doute, tout d’abord, que ce soit
le Hegel de Kojève qui ait libéré chez Bataille, plus que la référence
marxiste, une pensée non psychologique et non individualisante du
sujet. C’est dès le départ en effet que se sera manifesté chez lui le refus
de partir, comme Sartre et la phénoménologie, d’un « je » défini en inté-
riorité et qui rende nécessaire la prise en compte ultérieure d’une altérité
et d’une extériorité qui ne sont pas d’emblée données. C’est dès les pre-
miers textes que Bataille prend en compte la société ou le fait social
comme l’évidence première d’une structure de fait à partir de laquelle les

18. Il faudrait citer ici toutes les pages de la Critique de la raison dialectique qui concernent l’in-
surrection, le groupe en fusion, le serment et la « fraternité », terme totalement inédit chez
Sartre. Le groupe révolutionnaire est le modèle du « groupe souverain » en ce qu’il condense
sous une forme chimiquement pure la définition sartrienne de la liberté comme rébellion trans-
versale à l’histoire : « le caractère essentiel du groupe en fusion, c’est la brusque résurrection de la
liberté » (op cit, p. 425).

81
agissements des individus peuvent être pensés. N’ayant jamais cru à ce
qu’il appellera parfois non sans ironie le « Cogito sartrien », il ne confère
donc jamais, y compris dans L’Expérience intérieure, au « je » le statut
d’un réel insécable et premier. Sa fréquentation de la sociologie ne signi-
fie pas du tout que Bataille adhérerait à l’empirisme ou à l’objectivisme
des sociologues, mais qu’il est juste à ses yeux de partir du jeu premier

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des forces sociales qui incluent le sujet en tant qu’elles sont à la fois de
l’ordre d’un IL (elles précèdent toute conscience et toute décision) et de
l’ordre d’un NOUS possible, dès lors que des hommes peuvent se
concerter pour inaugurer une forme nouvelle de l’être-ensemble. La
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psychologie des foules est donc utile parce qu’elle permet de décrire ces
mouvements irruptifs où le sujet n’est pas libre mais captif (Sartre les
retrouvera dans la Critique), et d’envisager parallèlement tel mode de
contestation singulière par lequel un sujet se séparant de ces formes pas-
sives libère activement sa chance, qu’il s’agisse d’un sujet révolutionnaire
ouvert à la chance d’un sursaut collectif, ou d’un sujet qui communique
par l’écriture la singularité de son « expérience intérieure ».

Reste que la référence sociologique ou même marxiste ne saurait en


effet suffire : il ne suffit pas de dire que le jeu des forces sociales « inclut
le sujet » si l’on ne précise pas que ces forces ne sont pas simplement
économiques, objectives, puisqu’elles sont inséparables de ce duel de
l’interdit et de la transgression que l’anthropologie décrit certes mais de
l’extérieur et sans en mesurer les enjeux. Un texte décisif comme l’ar-
ticle « La Structure psychologique du fascisme » le démontre lumineu-
sement : si l’on ne peut pas partir du sujet comme intériorité et comme
ego, ce n’est pas seulement, comme le dit Hegel, parce que l’Esprit
comme devenir de la conscience absolue est antérieur à toute
conscience individuelle ou parce que les déterminations collectives pri-
ment toute existence séparée, c’est parce que le sujet est un moment de
l’être, ce dont l’expérience érotique réalise la démonstration. Il y a là
une certitude qui ouvre soudain la perspective et change toutes les don-
nées : il est en effet juste d’admettre que la dimension de la jouissance

82
est ce dont se modifie radicalement l’expérience de Bataille, et que sa
prise en compte va d’emblée retentir sur sa pensée et du lien social et de
la politique19. Il y a au départ, dans une solitude assez frappante au
regard du champ philosophique de l’époque, une ontologie chez
Bataille qui n’est pas du tout celle de Sartre puisqu’elle présuppose en
somme, comme L’Expérience intérieure va le dire explicitement, que le

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sujet soit un pli de l’être, un pli qui peut le moment venu se déplier
pour s’ouvrir à la continuité risquée d’un être dont la pensée sans doute
lui vient de Nietzsche, mais modifiée en profondeur par sa propre pen-
sée de l’expérience érotique. Cette ouverture est ce que Bataille appelle
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jouissance ou « dépense », et l’opération qui la signifie à la jointure de


l’intériorité et de l’extériorité, de la continuité et de la discontinuité,
s’appelle le sacrifice.

C’est sur cette base, non sur celle de la seule doctrine de la lutte ou
de la guerre des classes, que Bataille va se trouver conduit, jusque dans
les années cinquante, à prendre position en faveur de ce qu’il nomme
communisme, et dont on doit comprendre qu’il signifie pour lui une
possibilité historique sans précédent en regard de ce qu’il nomme égale-
ment « communauté » et « souveraineté ». Le texte qui le dit le mieux,
et qui le déploie le plus loin, est sans doute ce manuscrit resté inédit et
publié à titre posthume, celui de La Souveraineté, rédigé probablement
en 53-54, et qui devait constituer la dernière partie de La Part maudite.
Texte décisif en ce que le mot « communisme » y demeure une référence
indépassable, en ce que pourtant Bataille, comme Sartre six ans plus
tard, y est fort clair sur ce qui lui apparaît, dans l’entreprise soviétique
comme un reniement profond. La souveraineté de Bataille n’est pas
vraiment celle de Sartre, puisqu’elle suppose cette ontologie de l’être-
continuité-dépense sur laquelle il n’est pas question de céder. Elle
rejoint pourtant en partie celle de Sartre dans les analyses historiques

19. Au sens où Lacan a pu dire que « la jouissance est ce dont se modifie l’expérience sadienne »
(Écrits. Paris, Seuil, I966, p. 771).

83
qui concernent non la souveraineté « en soi » (qui n’est jamais donnée)
mais les modes effectifs de composition entre existence souveraine et
existence servile, étant entendu que l’une comme l’autre ne sont expéri-
mentables qu’en termes de subjectivation (« s’il est un élément que nous
saisissons du dedans, c’est bien la souveraineté ») : « Dans la souveraineté
traditionnelle un seul homme en principe a le bénéfice du sujet, mais cela

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ne signifie pas seulement que la masse travaille alors qu’il consomme une
grande part des produits de son travail : cela suppose encore que la masse
voit dans le souverain le sujet dont elle est l’objet20 ».
Reste., comme conclusion non conclusive, comme ouverture qui ne
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tranche pas, l’appréciation de Bataille sur la révolution comme phéno-


mène historique déterminé et comme appel, la pensée se trouvant pour
ainsi dire comme cette béance entre les deux registres. D’une part les
révolutions connues, à commencer par la révolution française, ont
débouché sur des confiscations nouvelles, inédites, de la souveraineté :
« Dans une société qui a rejeté la souveraineté institutionnelle pour
autant la souveraineté personnelle n’est pas donnée21 ». Il est donc légi-
time de se tourner vers ce qui décidément fut, au début du siècle, le
grand appel : « La souveraineté n’est plus aujourd’hui vivante que dans
les perspectives du communisme ». Reste que Bataille écrit bien le mot
« perspectives » et non pas le mot « réalités ». D’abord parce que son
constat est le même que celui de Merleau-Ponty à peu près à la même
date : « En fait, l’absence d’intérêt de la quasi-totalité des non-commu-
nistes pour la compréhension du communisme et l’engagement des mili-
tants dans une cohorte agissant presque sans débat […] ont fait du
communisme une réalité pour ainsi dire étrangère au monde de la
réflexion22 ». Ensuite, l’expérience soviétique est un échec terrible.
Engendrant en effet « cette double démesure : l’accélération presque folle
des progrès techniques et l’organisation militarisée de la tension révolu-

20. G. Bataille, La souveraineté. Œuvres complètes, t. VIII. Paris, Gallimard, I976, p. 285.
21. Idem, p. 298.
22. Idem, p. 306.

84
tionnaire », il est juste d’en tirer la conséquence que « la volonté souve-
raine du communisme est l’homme, mais c’est l’homme qui, pour mieux
produire, a renoncé à la souveraineté.23 »

Il paraît frustrant de s’arrêter ici. Quelles perspectives ouvre pour


aujourd’hui la relecture de ces textes ? Surtout, puisque la question était

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posée en introduction, quel bilan tirer, chez Bataille comme chez
Sartre, de l’écart manifeste mais en partie silencieux entre le registre
politique de la subjectivité révolutionnaire et celui de l’art et de la litté-
rature, de ce que Bataille appelle encore dans les années 50 « l’art sou-
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verain » ? Et si l’on en venait à dire avec Bataille (dans La Littérature et


le mal) que la souveraineté « n’a pour elle que le royaume de l’échec »,
cet échec est-il exactement le même, avec les mêmes conséquences, au
registre de la politique et au registre du poème ?
En ce qui concerne Sartre, une remarque au moins semble néces-
saire. C’est que la Critique de la raison dialectique se situe chronologi-
quement très exactement entre le Saint Genet et le « Flaubert » de la fin
(L’Idiot de la famille). Ces deux derniers textes ont d’une certaine
manière la même ampleur forcenée et en un sens avortée que la Cri-
tique, à cette réserve près qu’ils traitent de ce dont la Critique ne parle
pas, la prise en compte de la position de l’artiste comme plan d’épreuve
nécessaire de la doctrine de la subjectivité, y compris de la subjectivité
révolutionnaire. Il est justement frappant qu’évoquant longuement le
stalinisme dans la Critique, Sartre n’ait pas un mot pour la révolution
poétique qui fut l’un des soleils de l’événement de 1917 avant d’être elle
aussi broyée et piétinée : lui qui ne lit ni David Rousset ni Krav-
chenko24, ne lit pas non plus Maïakovski. La question dans le même
temps demeure face à l’écriture : qu’est-ce donc que cette révolution
que Genet conduit dans la langue, et dont on ne peut dire qu’il la

23. Idem, pp 323 et 352.


24. Merleau-Ponty en revanche cite clairement Rousset dans Signes.

85
conduit seulement pour son propre compte, dès lors qu’un écrivain
n’écrit pas pour lui mais pour tous ceux, infinis, qui pourront répondre
à son appel ? Et comment donc penser la relation de cet appel à l’appel
révolutionnaire politique ?

Cette question, Bataille va la retrouver, lui aussi dans les temps

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amers du bilan, de la fête qui s’éloigne et de l’âge qui vient. Dans les
derniers chapitres de La Souveraineté, d’une manière frappante et
elliptique, ce ne sont pas deux termes qui sont convoqués mais trois :
la politique révolutionnaire, le monde de l’art… et la pensée de
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Nietzsche, dont on sait quelle foudre elle fut pour le jeune Bataille
d’Acéphale. Que veut dire en somme, ici, ne pas céder, ni sur le com-
munisme ni sur l’exigence littéraire et artistique ni sur l’appel de
Nietzsche ? D’une part le communisme demeure ce qui a ouvert l’ho-
rizon de la subjectivité nouvelle de sorte que nous pouvons à notre
tour tirer la conséquence que Bataille voulut tirer, même si elle va au
rebours de l’opinion commune : le bilan du siècle ne peut pas être
autre chose que le bilan du communisme, un bilan tiré à la lumière de
son appel, puisque le communisme est « le problème qui se pose, de la
base, à chacun de nous, qu’il l’accueille ou qu’il la refuse : il lui pose une
question de vie ou de mort25 ». Ensuite, le nom de Nietzsche désigne
une position subjective hétérogène à la fois à la servitude philoso-
phique et à la servitude politique, une position qui n’appartient pas au
passé mais qui désigne un possible à venir : « Je suis libre de croire ou
de dire de la pensée de Nietzsche qu’en vérité elle n’importe pas moins,
ou qu’elle importe plus, que le communisme26 ». Enfin l’art demeure
une vérité paradoxale pour notre temps et en fonction de l’histoire
dont il hérite : lesté par les servitudes du passé (des définitions anté-
rieures, limitées, de la souveraineté), il annonce en même temps là où

25. G. Bataille, La Souveraineté, op cit, p. 399.


26. Idem, p. 400.

86
la revendication politique a échoué, la possibilité, promise et trahie par
la politique communiste, d’une souveraineté libérée à la fois du jeu
inégalitaire antérieur et du souci politique de l’utilité. Les artistes du
siècle dernier n’ont pas compris que leur vérité était hétérogène au
monde social alors existant : « Qui parle au nom d’un art souverain se
place en dehors d’un domaine réel, sur lequel il n’a pas de prise, contre

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lequel il est sans droits27 ». Mais d’autre part, cet art est annonciateur de
formes inédites de souveraineté supposant la non différence entre les
hommes et la disparition des césures antérieures : « L’art souverain
signifie en effet, de la manière la plus exacte, l’accès à la subjectivité
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souveraine indépendamment du rang28 ».

27. Idem, p. 301.


28. Idem, p. 450.

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