Vous êtes sur la page 1sur 202

Claude Tresmontant

L'enseignement
de Ieschoua de Nazareth
aux Éditions du Seuil, Paris
PLAT VERSO

L’enseignement de Ieschoua de Nazareth

Ieschoua — tel fut le nom authentique d'un rabbi galiléen qui mourut vers l'an 29
en Judée, et que l'on appelle aujourd'hui Jésus.

Son enseignement a été rapporté par ses disciples sous la forme d'une « heureuse
annonce », ce que l'on a traduit par évangile.

Sous les traductions, sous les paraphrases, sous le poids des siècles, sous l'habitude,
est-il possible de retrouver cette heureuse annonce ? Réduit le plus souvent à une
certaine morale dite chrétienne, l'enseignement évangélique n'est guère étudié pour lui-
même dans la fraîcheur et la rudesse de son expression originale.

Ce que tente Claude Tresmontant dans ce livre, c'est d'éclairer ce que fut cet
enseignement. Car il s'agit bien ici d'un enseignement, d'une science profonde et
pourt ant proposée à des hom m es simples, et dans leur langage même. Une
science portant sur l'être de l'homme et sur les conditions de son développement, de
son achèvement.

Alors peut se poser finalement la question : Qui est cet homme, capable
d'enseigner les lois de la genèse de l'être de l'homme ? N'est-il pas, comme l'a
pensé l'auteur du quatrième évangile, la Pensée même de l'Absolu? Et quelles en
sont les implications, si son enseignement peut se vérifier?

Claude Tresmontant

Après plusieurs ouvrages consacrés à la pensée hébraïque et à la métaphysique


chrétienne, a publié en 1966 Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu,
où il a étudié à travers les sciences actuelles la possibilité d'une connaissance naturelle de
Dieu. Puis dans un ouvrage suivant, en 1969, Le problème de la Révélation, il a
examiné la question de la manifestation de Dieu dans l'histoire biblique. L'enseignement
de Ieschoua de Nazareth prolonge cette recherche : Ieschoua peut-il être considéré
comme l'enseignement plénier, la Parole même de Dieu?

AUX ÉDITIONS DU SEUIL

ISBN 2-02-003159-0/Imprimé en France 5-70-4


DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin, 1956

Saint Paul et le Mystère du Christ coll. Maîtres spirituels », 1956

La Doctrine morale des prophètes d'Israël, 1958

La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, 1961

É d i t i o n d e l a C orrespondance phil osophi que Maurice Blondel —


Lucien Laberthonnière, 1961

Les Idées maîtresses de la métaphysique chrétienne, 1962

Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, 1963

La Métaphysique du christianisme et la Crise du XIII siècle, 1964

Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, 1966, et coll. «


Livre de Vie », n° 108, 1971

Le Problème de la Révélation, 1969

Le Problème de l'âme, 1971


Les Problèmes de l'athéisme, 1972, couronné par l'Institut

Introduction à la théologie chrétienne, 1974, couronné par l'Académie française

Sciences de l'Univers et problèmes métaphysiques, 1976

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Es s ai s u r l a p e ns é e hé br aï qu e, Éditions du Cerf, 1953

Études de m étaph ysi que biblique, Éditions Gabalda, 1955

Es s ai s u r l a co nn ai s sa nc e d e Di eu , Éditions du Cerf, 1959


INTRODUCTION

Nous nous proposons d'exposer ici le contenu de l'enseignement du dernier des prophètes
d'Israël, le rabbi Ieschoua de Nazareth, crucifié à la veille de la Pâque juive de l'an 29
probablement, sur les ordres du procurateur romain Pilate.

L'entreprise peut paraître absurde, et totalement inutile, puisque nous avons le contenu
de cet enseignement dans trois petits livrets qui tiennent dans la main, les trois
Évangiles appelés « synoptiques », et dans un quatrième texte, le quatrième Évangile,
attribué à un certain Jean.

A quoi bon un livre de plus sur l'enseignement de Jésus ? Qui pourrait prétendre
apporter quelque chose de nouveau à ce sujet ? Nous vivons, en Occident, dans un milieu
imprégné, sursaturé par l'enseignement évangélique. Tout ce que nous pourrons dire ou
écrire ne fera qu'ajouter au ronron de l'enseignement du catéchisme et de la littérature pieuse.

Nous avons cependant décidé de rédiger cet exposé, pour la raison suivante : Il nous
semble que, finalement, et au fond, l'enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth n'est pas
tellement bien connu, même dans notre Occident en partie christianisé depuis des
siècles. On présente très souvent l'enseignement évangélique comme s'il se réduisait à un
vague moralisme, à un humanitarisme un peu sentimental, un peu efféminé. On estime que
tout se résume dans le précepte : « Aimez-vous les uns les autres... » Une philanthropie, en
somme, mais moins efficace que la fraternité révolutionnaire. Un rêve un peu mièvre. Une
religion pour les femmes et pour les faibles.

Or, en méditant sur l'enseignement du dernier des prophètes d'Israël, il nous a semblé qu'il
contenait en fait une science, extrêmement riche et profonde. Non pas seulement, ni même
d'abord, une « morale » comme on l'entend aujourd'hui, mais une science authentique, et
portant sur l'être, c'est-à-dire une ontologie. Bien plus encore, une science portant sur les
conditions, sur les lois de la genèse de l'être inachevé qu'et l'homme. Une science qui nous
découvre les lois et les conditions de la création d'une humanité encore inachevée, et en train
de se faire, les lois normatives de l'anthropogenèse. Plus encore : les lois et les conditions,
pour l'humanité, de son achèvement ultime, c'eSt-à-dire de sa divinisation.

Une science, une gnose, portant sur l'ontogenèse, et nous découvrant comment nous
pouvons parvenir à l'achèvement auquel nous sommes destinés.

C'est, on le voit, bien autre chose qu'une « morale »...

Si nous avions l'honneur d'enseigner dans une université de la Chine, de l'Inde, ou de


l'Union soviétique, les choses seraient simples : nous exposerions la pensée du rabbi
palestinien exécuté par l'armée d'occupation romaine sous le règne de Tibère, comme on peut
exposer, ici en France, la doctrine du Bouddha, ou celle de Confucius, ou celle de Plotin.
Nous exposerions de notre mieux sa doctrine, et nous soumettrions à la discussion les articles
principaux et constitutifs de cette doctrine. Nous demanderions aux auditeurs ce qu'ils pensent
de cet enseignement, ce qui leur paraît bon, et positif, ce qui leur paraît discutable, et
pourquoi. Nous examinerions cette doctrine comme on peut le faire pour toute autre
doctrine.

Mais nous ne sommes pas dans cette situation. Nous vivons, encore une fois, dans un
milieu sursaturé de christianisme, et si certains éléments nous paraissent incompris et
gravement négligés, il n'en reste pas moins qu'on ne peut pas exposer cette doctrine comme si
elle était totalement inconnue.

Nous rédigeons cet exposé en pensant qu'il atteindra peut-être quelque lueur neuf, en
Chine, en France ou ailleurs, un lecteur qui n'ait pas été sursaturé par l'enseignement
chrétien depuis son enfance, et qui désire savoir quel est le contenu de l'enseignement de ce
prophète juif, que les chrétiens considèrent comme l'Enseignement même de Dieu, la
Manifestation personnelle de Dieu, tandis que, du côté juif, on estime que c'est un
hérétique, ou du moins un prophète juif que ses disciples ont transformé, à tort, en messie.

Nous prions le lecteur chrétien cultivé, si d'aventure il feuillette ces pages, de ne pas
perdre son temps à lire un exposé qui ne lui est pas destiné et qui ne lui apprendra pas grand-
chose. Ce livre s'adresse à un lecteur non chrétien.

Pour étudier le christianisme, la première chose à faire est d'acheter un Nouveau


Testament grec. Cela commence mal, dira-t-on. Car enfin, tout le monde n'est pas tenu de
savoir le grec, et puis il existe des traductions.

Oui, il existe des traductions, mais elles ne permettent pas encore, dans l'état actuel des
choses, à un lecteur neuf, d'atteindre à la connaissance plénière du contenu de l'enseignement
du rabbi palestinien.

On a traduit Christos par Christ, ekklèsia par église, parabolè par parabole,
euangellion par évangile, apostolos par apôtre, skandalon par scandale, parousia par parousie,
et ainsi de suite...

Autant dire que, pour un grand nombre de termes fondamentaux pour l'intelligence du
christianisme, on a laissé le mot grec en français sans le traduire.

Il en résulte que, pour nos contemporains, qui n'ont pas eu la chance ou les loisirs
d'étudier le latin, le grec et l'hébreu, quantité de termes fondamentaux, de concepts-clef du
christianisme, sont absolument dépourvus de sens, ou bien, ce qui est pire encore, ont pris un
sens tout à fait différent, dans le français moderne, du sens qu'ils avaient dans le milieu
ethnique palestinien du rabbi juif.

Prenons quelques exemples.

Nous avons rendu à « Jésus » son nom authentique, son nom araméen, Ieschoua, d'abord
parce que c'est son nom, et puis pour sortir le lecteur des habitudes, du ronron, des associations
affectives et des sucreries attachées au « doux nom de Jésus ». De plus, en araméen, comme
en hébreu, le nom propre du rabbi palestinien, comme tous les noms propres en ce temps-
là, a un sens, et un sens intentionnel.

Le mot français « Jésus » est la transcription du grec Iêsous, qui est lui-même la
transcription de l'hébreu pré-exilique Iehoschoua, plus tard Ieschoua.

Ce nom a en particulier été porté par celui que nos traductions françaises de la Bible
appellent " Josué ".

Les traducteurs de la Bible hébraïque en langue grecque, ceux qu'on appelle les
Septante, ont adopté la forme hébraïque Ieschoua et ont transcrit en grec Iêsous.

Jusqu'au commencement du IIe siècle après Jésus, le nom Ieschoua était très
répandu parmi les Juifs.

A partir du IIe siècle, Ieschoua disparaît comme nom propre.

La forme complète Iehoschoua comporte l'abréviation du tétragramme, YHWH, et


une forme verbale qui provient de Iascha, sauver.

Ieschoua signifie donc : Yhwh, c'est le nom propre du Dieu d'Israël — sauve.

Le mot français « Christ » est la transcription du mot grec christos, qui


signifie « oint », celui qui a reçu l’onction sainte. Christos vient du verbe chrio qui
signifie « oindre ».

Le grec christos traduit l'hébreu maschiach, qui se trouve aussi transcrit en grec par
messias.

Maschiach vient du verbe hébreu maschach qui signifie : « oindre ». Le maschiach, c'est
celui qui a reçu l'onction faite avec l'huile. Les prêtres étaient " oints " (cf. Lév. 4, 3, 5, 16 ;
6, 5).

Le premier livre de Samuel nous raconte l'onction de Saül puis de David par le prophète
Samuel :

I Samuel, 10 : « Alors Samuel prit la fiole d'huile et en versa sur sa tête, puis il
le baisa et dit N'et-ce pas Yhwh qui t'a oint comme chef sur son peuple, Israël ? Et
c'est toi qui gouverneras le peuple de Yhwh, toi qui le sauveras de la main de ses
ennemis d'alentour...

« Or, dès qu'il eut tourné le dos pour s'en aller d'auprès de Samuel, il arriva que
Dieu lui changea le coeur... L'esprit de Dieu fondit sur lui et il prophétisa... »

I Samuel, 16, I : «Yhwh dit à Samuel : Jusques à quand t'affli geras-tu à cause de
Saül, alors que c'est moi qui l'ai rejeté pour qu'il ne soit plus roi sur Israël ! Emplis
ta corne d'huile et va ! Je t'envoie vers Isaï de Bethléem, car je me suis choisi un roi
parmi ses fils... Tu oindras pour moi celui que je te dirai. Samuel fit ce qu'avait dit
Yhwh. »
I Samuel, 16, II : « Alors Samuel dit à Isaï : Sont-ce là tous les jeunes gens ? Il dit : Il
reste encore le plus petit et voilà qu'il et en train de faire paître le petit bétail ! Samuel
dit à Isaï : Envoie-le chercher, car nous ne nous mettrons pas à table avant qu'il ne
vienne ici. Il envoya donc et le fit venir. Celui-ci était roux, il avait de beaux yeux et
bonne apparence. Yhwh dit : lève-toi, oins-le, car c'est lui ! Alors Samuel prit la corne
d'huile et il l'oignit au milieu de ses frères, et l'esprit de Yhwh fondit sur David à partir de ce
jour et dans la suite. »

On voit par ces textes que l'onction conférée par Samuel au nom de Dieu est un
véritable sacrement : sacrement de consécration royale, qui provoque la communication
de l'Esprit de Dieu, sacrement du prophétisme.

On appelle « messianisme », l'attente, en Israël, d'un roi " oint " qui viendra sur le trône de
David :

Isaïe, II, I : " Un rameau sortira du tronc d'Ise,

un rejeton issu de ses racines fructifiera.

Sur lui reposera l'esprit de Yhwh,

esprit de sagesse et d'intelligence,

esprit de conseil et de force,

esprit de connaissance et de crainte de Yhwh...

Il jugera les petits avec justice,

et prononcera selon le droit pour les humbles de la terre,... La justice ceindra ses flancs,

et la fidélité sera la ceinture de ses reins.'

Le loup habitera avec l'agneau,

la panthère reposera avec le chevreau...

On ne fera point de mal et on ne détruira plus sur toute ma montagne sainte;

le pays sera rempli de la connaissance de Yhwh

comme le fond des mers par les eaux qui le couvrent. "

Nous n'allons pas entreprendre ici un exposé des différentes formes de l'attente
messianique en Israël. On se reportera, pour cela, aux ouvrages scientifiques les plus
récents1[1].
Comme on le sait, les juifs et les chrétiens se sont disputés depuis les origines
chrétiennes jusqu'aujourd'hui pour savoir si le rabbi Ieschoua de Nazareth en
Galilée accomplissait ou n'accomplissait pas l'attente messianique.

La discussion était d'autant plus difficile que, comme nous l'avons noté, il n'y
avait pas une seule, mais plusieurs formes d'attente messianique.

Une chose semble certaine, c'est que pour l'homme du XX e siècle, sauf s'il appartient à
la communauté juive, l'idée même de messie et de messianisme est à peu près dépourvue
de toute signification. L'homme du XX e siècle, dans son immense majorité, —
qu'il soit américain ou chinois, russe ou allemand, anglais ou français, —ne sait à peu
près rien de ce que signifient ces termes.

Lorsque donc on prononce ces mots : Jésus Christ Jésus, le nom propre, est bien
entendu reçu comme tel, mais sans qu'on en discerne la signification, qui était patente
pour une oreille juive palestinienne au I er siècle de notre ère. Quant au terme de «
Christ », il est purement et simplement hermétiquement fermé pour l'immense
majorité de nos contemporains.

Tout le monde sait que le mot français évangile, traduit le grec euanggelion, qui signifie
l'heureuse annonce. Le mot grec euanggelion traduit le mot araméen besôreta, qui
signifie l'annonce. Le verbe bassar signifie annoncer. (En hébreu : bissar.)

Mais tout le monde ne sait pas que l'expression française " nouveau testament ", qui
traduit le latin novum testamentum, le grec kainê diathêkê, provient de l'hébreu berit
hadaschah, qui signifie l'alliance nouvelle. Jérémie, 31, 31 : « Et voici que des jours
viennent, oracle de Yhwh, où je conclurai avec la maison d'Israël et la mai son de Juda
une alliance nouvelle, berit hadaschah...»

Lorsque vous traduisez novum testamentum par « nouveau testament », vous


induisez l'oreille française moderne sur une fausse route, car pour un français moderne
un « testament » est autre chose qu'une " alliance ".

On dit parfois que nos contemporains n'ont plus le sens de la rédemption. — Il faut noter
tout d'abord qu'ils ne comprennent pas ce que ce mot veut dire, pour des raisons très simples
: parce que ce mot appartient à un milieu ethnique qui n'est plus le nôtre.
Le mot français rédemption, est une transcription du latin redemptio, qui vient de
redimere : racheter. Le redemptor — qui a donné le français rédempteur — c'est celui qui
rachète.
Le mot latin redemptio traduit le mot grec apolutrôsis, qui est employé une douzaine de fois
dans le N. T. : Luc, 21, 28; Romains, 3,24 : 8, 23 ; I C o r . I, 3o; Éph. I, 7,14; 4,30; Hébr. 9,15;
II, 35.

Comme on le voit, le mot que l'on traduit en français par " rédemption " n'est
employé qu'une seule fois dans les Évangiles...
Le mot grec apolutrôsis signifie : rachat d'un captif. Il provient du verbe apolutroô, qui
signifie : délivrer moyennant rançon.

Le mot grec apolutrôsis ou plus exactement le verbe apolutroô traduit deux verbes hébreux
: 1. Gaal 2. Padah.

Le verbe hébreu gaal signifie « racheter ». Ex. : Lév. 25, 33: « Si quelqu'un rachète (quoi que
ce soit) des Lévites... » (cf. Lév. 27, 13, 15, 19 (« racheter le champ ») etc.

En particulier, le Lévitique nous dit :

Lévi. 25, 23 : « La terre ne se vendra pas à perpétuité, car la terre est à moi, tandis que
vous êtes des hôtes et des résidants chez moi. Dans toute terre qui sera votre propriété, vous
donnerez droit de rachat sur la terre.
« Quand ton frère sera dans la gêne et aura vendu de sa propriété, alors viendra son
racheteur, le plus proche, et il rachètera la chose vendue par son frère. Mais si un homme n'a
pas de racheteur, etc. »

Le « racheteur » ( = rédempteur), c'est le goel, participe du verbe gaal.

Le livre des Nombres, 35, 19, nous parle du « vengeur du sang », littéralement « racheteur »
du sang :

Nomb. 35, 19 : « Le vengeur du sang (goel hadam), c'est lui qui mettra à mort le
meurtrier... »

De même, Deut. 19, 6 : « C'est de peur que le vengeur du sang ne poursuive le


meurtrier... »

Le Lévitique, de nouveau, 25, 47, nous dit :

« Quand un hôte, un résidant chez toi a de quoi, tandis que ton frère chez lui est dans la
gêne et s'est vendu à l'hôte, au résidant chez toi, ou au rejeton de la famille d'un hôte, après
qu'il s'est vendu il y a pour lui droit de rachat : l'un de ses frères le rachètera. Ou son oncle ou
le fils de son oncle le rachètera, ou quelque proche parent, quelqu'un de sa famille le rachètera,
ou bien, s'il a de quoi, il se rachètera. Alors il calculera, avec son acheteur, depuis l'année où
il s'est vendu à lui, etc. »

Exode, 6, 2 : « Elohim parla à Moise et lui dit : Je suis Yhwh ! J'ai moi-même entendu le
soupir des fils d'Israël qu'asservissent les Égyptiens et je me suis souvenu de mon alliance.
C'est pourquoi dis aux fils d'Israël : Je suis Yhwh, je vous ferai sortir de dessous les charges
d'Égypte et je vous délivrerai de sa servitude, je vous rachèterai par bras tendu et par de
grands châtiments. Je vous adopterai pour mon peuple et je deviendrai votre Dieu, vous
saurez que je suis Yhwh... »

De Dieu, il est dit qu'il " rachète " Israël : Exode, 1 5 , 13; Is. 43, I, etc. Ps. 9, 19.
ma
Jér. 31, r : « Car Yhwh a racheté Jacob, et l'a délivré de la in d'un plus fort que lui.
»

Osée, 13, 14 : « De la main du Sheol je les affranchirais ! De la mort je les rachèterais I »

Michée, 4, 10 : « Fille de Sion... tu seras délivrée, et Yhwh te rachètera de la paume de tes


ennemis !»

Ps. 103, 4 : « Lui qui rachète ta vie de la fosse... »

Ps. 107, 1 : « Rendez grâce à Yhwh, car il est bon... »

« Qu'ils le disent, les rachetés de Yhwh, ceux qu'il a rachetés de la main de l'adversaire et
qu'il a rassemblés des pays de l'Orient et du Couchant... »

Le prophète anonyme du temps de l'Exil à Babylone, dont les oracles ont été joints à ceux
du prophète Isaïe, écrit :

Is., 41, 13 : « Car moi, Yhwh, je suis ton Dieu, qui saisit ta main droite et qui te dit : ne
crains pas, je t'aide ! (...) C'est moi qui t' aide, oracle de Yhwh, celui qui te rachète
(goel) c'est le Saint d'Israël...

Jér. 5o, 34 : « Mais leur rédempteur est fort, son nom et Yhwh des armées. »

Le verbe hébreu padah signifie aussi : « acheter pour libérer », d'où : « délivrer », « sauver
».

Exemples :

Deut. 9, 26 : " Adonai Yhwh, ne détruis pas ton peuple et ton héritage, que tu as libéré
par ta grandeur, que tu as fait sortir d'Égypte par une main forte. "

Deut. 15, 15 : " Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d'Égypte et que Yhwh ton
Dieu t'a libéré. "

Deut. 21, 8 : " Pardonne à ton peuple Israël, que tu as racheté, ô Yhwh... "

Deut. 7, 8 : " Parce que Yhwh vous a aimés... c'est pour cela que Yhwh vous a fait sortir
d'Égypte par une main forte et qu'il t'a libéré de la maison des esclaves... "

Les deux verbes hébreux qui signifient " racheter ", veulent dire, dans le contexte
ethnique palestinien, " libérer ", puisque pour libérer celui qui avait été vendu ou était
réduit en esclavage, il fallait le racheter.

Le rachat, la rédemption, c'est la libération. Le rédempteur, c'est le libérateur.

Les mots " rédemption ", et " rédempteur " ne disent rien à une oreille du XX e siècle.
Tandis que " libération " signifie quelque chose.
Il faut donc ou bien continuer d'employer les vieux termes bibliques, — mais alors
en expliquant leur sens. Ou bien trouver des mots modernes dont la signification soit
équivalente.

Prenons un autre exemple le mot scandale.

Comme le fait remarquer Pierre Bonnard dans son commentaire de l'Évangile selon saint
Matthieu (p. 269), " le verbe skandalizein (" scandaliser ") est du mauvais grec qui vient
directement des textes tardifs de la Septante (Daniel, Siracide). Faisant probablement
allusion à cette même parole de Jésus (Mat. 18, 6) que la tradition lui avait transmise,
Paul, quelques années plus tôt, jugeait nécessaire d'expliquer le mot grec skandalon par un
autre terme plus accessible à ses lecteurs (proskomma, Rom. 14, 13; I Cor. 8, 9); on voit
que la transmission des paroles de Jésus bien loin d'être mécanique, obéissait aux nécessités
régionales de la catéchèse2[2]. "

Si les mots " scandale ", " scandaliser ", étaient déjà obscurs pour les contemporains de
Paul, dans les années 5o ou 6o, combien plus pour nous, 19 siècles plus tard, alors que le
sens génuine du mot grec nous échappe...

Traduire skandalon par " scandale ", et skandalizein par " scandaliser ", c'est en fait ne
pas traduire du tout.

Pire, c'est induire en erreur, car aujourd'hui le mot " scandale ", dans le langage courant,
signifie tout autre chose que skandalon dans la langue biblique.

Les mots français " scandale ", " scandaliser ", proviennent du latin ecclésiastique
scandalum, qui signifie " piège, obstacle contre lequel on bute ".

Le mot latin scandalum traduit le mot grec skandalon, qui signifie : " piège placé sur le
chemin, obstacle pour faire tomber ".

Exemple : Lévitique, 19, 14, dans la traduction des LXX :

" Tu ne maudiras pas un sourd et devant un aveugle tu ne mettras pas d'obstacle


(skandalon). "

Josué, 23, 13 : " Sachez bien que Yhwh votre Dieu ne continuera pas de déposséder ces
nations par-devers vous et elles deviendront pour vous un filet et un piège (skandala)..."
Le mot grec skandalon est à rapprocher de la racine sanscrite : skandati, sauter, qui a
donné le latin scanda.

Juges, 2, 1-3 : " L'Ange de Yhwh (...) dit : Je vous ai fait monter d'Égypte et vous ai fait
entrer dans le pays que j'ai promis par serment à vos pères. J'ai dit : Je ne romprai pas mon
alliance avec vous à jamais, et vous ne conclurez pas d'alliance avec les habitants de ce pays,
vous renverserez leurs autels ! Mais vous n'avez pas écouté ma voix... Aussi ai-je dit : Je ne
les chasserai pas de devant vous, ils seront sur vos flancs et leurs dieux deviendront un piège
(eis skandalon) pour vous. "

Juges, 8, 27 :" Gédéon... fit un éphod et l'érigea dans sa ville... où tous les Israélites se
prostituèrent derrière cet éphod, qui devint un piège (eis skandalon) pour Gédéon et pour sa
maison. "

Judith, 5, 1 : " On rapporta à Olopherne, général en chef de l'armée d'Assour, que


les fils d'Israël s'étaient préparés pour combattre, qu'ils avaient fermé les chemins de la
région montagneuse, muni de remparts tous les sommets de la haute montagne et placé des
obstacles (skandala) dans les plaines. "

Judith, 5, 20 : " Et maintenant, souverain seigneur, s'il y a quelque faute en ce


peuple, s'ils pèchent contre leur Dieu et que nous observions qu'il y a chez eux cette pierre
d'achoppement (skandalon touto)..."

Judith, 12, 2 : " Judith dit : Je n'en mangerai pas, de peur que ce ne soit une occasion
de chute, skandalon. "

Le mot grec skandalon, dans la version des Septante, traduit plusieurs mots hébreux
différents, dont les deux principaux sont : 1. Moqesch et 2. Mikeschol.

I. Moqesch vient du verbe iqasch, qui signifie :" tendre un piège ". Exemple : Jér. 50, 24 :
" Je t'ai tendu un piège (iaqoscheti) et ainsi tu as été attrapée, Babel. "

Ps. 141, 9 : " Garde-moi du lacet que ceux-là m'ont tendu, (iaqeschu) et des pièges
(moqeschot) de ceux qui font le péché. "

Ps. 124, 7 : " Notre âme, comme un passereau, s'est échappée du filet des oiseleurs
(ioqeschint)."

A la forme niphal, le verbe iqasch signifie : " être pris dans le filet ".

Exemple : Isaïe, 8, 13 :

" C'est Yhwh des armées que vous tiendrez pour saint,

c'est lui que vous avez lieu de craindre,

c'est lui que vous avez lieu de redouter.

Il deviendra un sanctuaire, une pierre que l'on heurte


et un roc d'achoppement (tzur mikeschol),

pour les deux maisons d'Israël,

un filet et un piège (lemoqesch) pour l'habitant de Jérusalem.

Beaucoup y trébucheront (kaschelu),

ils tomberont et se briseront,

ils seront pris au piège (noqeschu) et seront attrapés. "

Le moqesch, Ps. 141, 9, et à l'origine vraisemblablement le bois avec lequel on frappe, puis
le piège, qui provoque la perte.

Amos, 3, 5 : " Est-ce qu'un passereau tombe dans le lacet par terre sans qu'il y ait un
piège (moqesch) pour lui ? "

Psaume, 69, 23 : " Que leur table devant eux devienne un lacet, et leurs mets sacrés un
piège (lemoqesch)."

Ps. 141, 9 : " Garde-moi du lacet que ceux-là m'ont tendu et des pièges (moqeschot)
de ceux qui font le mal. "

Exode, 24, 33 : " Ils n'habiteront plus dans ton pays de peur qu'ils ne te fassent pécher
contre moi, quand tu servirais d'autres dieux, et ce serait un piège (moqesch) pour toi. "

Exode, 34, 11-12 : " Voici que, moi, je chasse de devant toi l'Amorrhéen, le
Cananéen, le Hittite, le Périzzien, le Hévéen et le Iebuséen. Garde-toi de conclure une
alliance avec l'habitant du pays dans lequel tu entreras, de peur qu'il ne devienne un
piège (moqesch) au milieu de toi. "

Les LXX ont traduit dans ces deux cas le mot hébreu moqesch par le mot grec :
proskomma, qui signifie : l'obstacle contre lequel on se heurte, heurt, achoppement.

En somme, proskomma et skandalon sont à peu près synonymes.

Deut. 7, 16 : " Tu dévoreras tous les peuples que Yhwh, ton Dieu, te livre, ton oeil ne
s'apitoiera pas sur eux et tu ne serviras pas leurs dieux, car ce serait un piège pour toi. "

L'autre mot hébreu, qui a été traduit en grec par les LXX par le mot skandalon, c'est
mikeschol, qui vient du verbe kaschal, qui signifie : buter avec le pied, trébucher, parce qu'on
n'y voit pas.

Exemples :

Is. 59, 10: " Nous tâtonnons comme des aveugles le long d'un mur, nous tâtonnons comme
ceux qui n'ont plus d'yeux; nous trébuchons (kaschalenu) en plein midi comme au crépuscule.
"
Lévitique, 26, 37 : " Ils trébucheront l'un contre l'autre comme devant l'épée et ils
tomberont même sans qu'on les poursuive. "

Jér. 46, 12 : " Les nations ont appris ton ignominie

et la terre a été remplie de ta clameur,

car le héros a trébuché contre le héros,

tous deux sont tombés simultanément. "

Isaïe, 31, 3 : " L'Égyptien et homme, non dieu;

ses chevaux sont chair, non esprit.

Yhwh étendra sa main :

celui qui secourt trébuchera,

celui qui est secouru tombera... "

Jér. 46, 16 : " Il en a fait trébucher beaucoup,

chacun tombe sur son compagnon... "

Osée, 4, 5 : " Et tu trébucheras en plein jour,

même le prophète trébuchera avec toi, la nuit. "

Le mikeschol est ce sur quoi l'on bute, trébuche et tombe, l’obstacle.

Exemples :

Isaïe, 57, 14 : " On dira : Élevez une chaussée ! élevez une chaussée ! frayez une route !

Enlevez tout obstacle de la route de mon peuple. "

Lévitique, 19, 14 : " Tu ne maudiras pas un sourd et devant un aveugle tu ne mettras pas
d'obstacle..."

Ézéchiel, 7, 19 : " Ils jetteront leur argent dans les rues et leur or deviendra une souillure.
Leur argent et leur or ne pourront les sauver au jour de la fureur de Yhwh... Car ce fut la
pierre d'achoppement (mikeschol), cause de leur faute. "

Ézéchiel, 14, 4 : " Ainsi parle Adonai Yhwh : Tout homme de la maison d'Israël qui fera
monter la pensée de ses sales idoles en son coeur et qui placera devant sa face
l'achoppement... "

Ézéchiel, 18, 30 : " Revenez, détournez-vous de toutes vos transgressions et elles ne seront
plus pour vous ce sur quoi l'on tombe (lemikeschol)."
Le mikeschol peut être aussi une pierre d'achoppement située dans le coeur de l'homme
:

I Samuel, 25, 30-31 : " Ainsi donc, lorsque Yhwh aura réalisé pour mon seigneur tout
le bien qu'il a prédit à ton sujet et qu'il t'aura institué comme chef sur Israël, ce ne sera pas
pour toi un scrupule, et pour mon seigneur un obstacle de coeur (lemikeschol leb) d'avoir
sans raison versé le sang... "

Stählin, dans l'article skandalon du Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament (t.
VII, p. 340), fait remarquer qu'il existe un troisième équivalent au grec skandalon. Ce
troisième équivalent n'est pas utilisé dans l'A. T. sauf dans le Siracide hébreu, mais souvent
dans la Michna et le Talmud : c'est l'araméen tegal, faire tomber, trébucher. Tegalah signifie
le heurt, le piège qui fait to m b e r , l a c h u t e .

Dans les LXX, ce verbe n'est pas traduit par skandalizein, mais par proskoptein.

Il est vraisemblable, écrit Stählin, que le mot teqal et celui que le rabbi Ieschoua
utilisait, et qui a été traduit par skandalizô.

Par cette petite enquête, on voit que les termes skandalon, et skandalizein, qu'on
peut lire dans le Nouveau Testament grec, et qui sont traduits en français par " scandale "
et " scandaliser ", ne signifient pas, et de loin, ce qu'on entend communément aujourd'hui par
" scandale " et " «scandaliser ».

Pour une oreille française en cette seconde moitié du XXe siècle, un scandale est soit une
affaire de moeurs, soit une affaire financière louche ou frauduleuse, et encore faut-il qu'elle
soit connue pour telle ! La débauche ou la fraude ne sont scandaleuses que si elles sont
connues. Le scandale " éclate " lorsque le public en prend connaissance. Définition de Littré :
" Éclat fâcheux que cause une affaire de mauvais exemple. "

Si donc on se contente de traduire, ou plutôt de transcrire skandalon par " scandale "
et skandalizein par " scandaliser ", non seulement on ne traduit pas - on ne fait que reproduire
le son du mot grec - mais de plus on oriente le lecteur moderne dans une direction qui n'est
certes pas celle dans laquelle était orienté l'auditeur du rabbi Ieschoua lorsqu'il parlait, en
araméen, de taqalab.

Pour retrouver le sens de ce mot araméen traduit en grec par skandalon, il faut faire la
généalogie du terme, et voir comment il s'emploie dans les livres saints des Juifs.

On peut lire, dans les traductions françaises du Nouveau Testament (c'est-à-dire des livres
de la " nouvelle alliance "...) et plus précisément des Évangiles (dans les livres qui contiennent
l'annonce de Ieschoua...) que Jésus " prêchait ", et même qu'il a fait un " sermon " sur
la montagne. Certes, et comme d'habitude, la traduction n'est pas littéralement inexacte,
puisque, le lettré le sait, le mot français " prêcher " vient du latin praedicare, qui, en latin
classique, signifie : publier, annoncer. Le verbe latin praedicare traduit le grec kerussô, qui
signifie : annoncer. Le kerux est celui qui annonce à haute voix, le crieur public.
Mais, pour une oreille moderne, par suite de l'évolution du terme et à cause du
contexte culturel, il se trouve que le verbe " prêcher " a pris une signification spéciale.
Cette signification ne correspond pas au terme grec, qui traduit lui-même un terme
araméen, lequel désigne une action du rabbi Ieschoua. Le rabbi Ieschoua ne " prêchait " pas,
comme le fait un " prédicateur " moderne. Il ne faisait pas non plus de " sermons ". Il
enseignait, ce qui est très différent. Il annonçait quelque chose, il proclamait.
Il est aussi tout à fait inutile de laisser, comme c'est la mode aujourd'hui, le mot en grec,
et de parler de kérygme (kêrugma), car le français non helléniste n'est pas plus avancé.
Autant, si l'on veut s'engager dans cette voie pédante, laisser tout le Nouveau Testament en
grec...

Dans les traductions françaises, on rend le grec apostolos par " apôtre ". Autant
dire que, une fois de plus, on ne traduit pas. Apostolos vient du grec apostellein qui
signifie : envoyer. Le lettré le sait, mais l'enfant des rues ne le sait pas, ni le docker de
Marseille, ni même forcément l'ingénieur qui sort de l'école polytechnique.

Ainsi, un certain nombre de termes techniques fondamentaux, essentiels pour l'intelligence


du christianisme sont complètement fermés à l'intelligence de nos contemporains, tout
simplement parce qu'ils ne sont pas traduits, ni expliqués.
Le rabbi palestinien dont nous proposons d'exposer l'enseignement, à l'intention d'un
lecteur idéal supposé ignorant et neuf, ne parlait pas le grec, mais un dialecte araméen. Son
enseignement, exclusivement oral, a été donné en araméen, à des hommes simples qui
n'étaient pas des " intellectuels ", ni des lettrés, mais des travailleurs manuels.

Cet enseignement araméen a été transmis d'abord oralement, puis il a été traduit en
langue grecque commune, puis noté par écrit. Ainsi notre texte grec n'est qu'une
traduction d'un enseignement qui a été primitivement araméen.

Pour s'efforcer de comprendre pleinement la pensée du rabbi palestinien, il faudrait donc


essayer de retrouver, sous le texte grec qui n'est qu'une traduction, les mots araméens
qu'il a employés. Quantité de textes restent obscurs tant qu'on n'a pas retrouvé l'araméen sous
le grec.

Tout le monde sait que, pour comprendre Platon, Aristote ou Plotin, il faut
apprendre à les lire en grec. Pour comprendre Kant, Hegel ou Marx, il faut les lire en
allemand. De même pour le rabbi Ieschoua : pour comprendre sa pensée, il faudrait retrouver
l'araméen qui était sous le grec de la traduction dont nous disposons.

Quelques rares savants, au cours des siècles, et aujourd'hui, se sont efforcés de


retrouver partiellement le substrat araméen des Évangiles.

Nous avons classé l'enseignement du rabbi en quelques chapitres. On pourra nous reprocher
d'avoir ainsi donné une forme systématique à un enseignement qui a été sans doute
spontané, et d'avoir tiré les " paraboles " du rabbi palestinien du contexte historique et
vivant dans lequel elles étaient insérées.

L'examen scientifique et critique des Évangiles a établi que les propos du rabbi
palestinien avaient été déjà classés, dans les Évangiles synoptiques, selon un ordre
systématique, qui répondait aux préoccupations des communautés qui proposaient cet
enseignement, mais non à l'ordre historique premier.

" Le mérite durable des travaux sur la " Formgeschichte " est d'avoir démontré que,
comme toute tradition orale, la tradition évangélique ne renfermait que des fragments isolés,
entre lesquels il n'y avait aucun lien chronologique et géographique. L'oeuvre des
évangélistes qui ont rassemblé ces fragments de tradition épars a consisté à les classer, chacun à
sa manière... On peut montrer qu'ils ont eu chacun leur méthode de classement. Il est
particulièrement instructif de comparer à cet égard Matthieu et Luc. Matthieu, pour
disposer sa matière, suit un plan méthodique, théologique, c'est-à-dire rapproche les récits
qui lui semblent aller de pair d'après leur signification théologique : récits de miracles,
paroles sur la Loi, paroles sur Jean-Baptiste (Mat. 11), paraboles (Mat. 13), paroles contre les
pharisiens (Mat. 23), etc. Que ce regroupement ne respecte pas toujours l'ordre chronologique,
Matthieu ne s'en préoccupe guère, car c'est d'uns autre point de vue qu'il écrit son
évangile. Par contre, l’évangéliste Luc, comme il le dit lui -même dans son prologue,
s'efforce de relater les événements dans leur ordre chronologique 3[3]. "

Joachim Jérémias, professeur, à l'université de Gôttingen, dans le magistral ouvrage qu'il a


consacré aux " paraboles " de Jésus4[4], conclut ses savantes analyses en ces termes :

" A l'origine, comme toutes les paroles de Jésus, les paraboles se sont insérées dans son
activité et correspondent à des situations précises et concrètes de celle-ci. Mais ensuite,
elles ont " vécu " dans l'Église primitive, et nous ne connaissons les paraboles que dans la
forme que leur a donnée celle-ci. Notre tâche et donc de retrouver dans la mesure du
possible, leur visage originel. Pour ce faire, nous serons aidés par l’observation d'un
certain nombre de lois qui ont joué dans leur transformation

1. La traduction des paraboles en grec a inévitablement apporté des glissements de sens.

2. Les détails des images utilisé, es sont aussi parfois " traduits ".

3. Nous remarquons la joie que très tôt l'on a pris à embellir les paraboles.

4. Des paraboles qui, originellement ont été dites à des adversaires ou à la foule, l'Église
primitive les a tournées comme si elles étaient adressées à la communauté chrétienne.

5. Le résultat en est très souvent un déplacement de l'accent vers l'enseignement


parénétique; on passe en particulier de l'appel eschatologique à l’application morale.
6. L'Église primitive a rattaché les paraboles à sa propre situation dont la mission et le
retard de la Parousie sont les problèmes essentiels; pour cela, elle leur a donné une
interprétation nouvelle et les a amplifiées.

7. Pour servir à sa prédication morale, l'Église primitive a, dans une proportion


croissante; expliqué allégoriquement les paraboles.

8. Elle a rassemblé des collections de paraboles, ce qui a produit des fusions.

9. Elle a donné un cadre aux paraboles, ce qui a souvent provoqué un glissement de


sens; en particulier en dotant beaucoup d'entre elles de conclusions généralisantes...

Ces lois de transformation sont autant de moyens pour retrouver la signification originelle
des paraboles de Jésus. "

L'enseignement du rabbi Ieschoua que nous trouvons dans les trois Évangiles
synoptiques ne constitue pas le tout de sa pensée, le tout de la doctrine théologique
qu'il professait, car le rabbi estimait connu et supposait admis ce qui est à l'arrière-
fond de son enseignement, ce que son enseignement présuppose : toute la théologie
monothéiste enseignée par les patriarches, par Moïse et par les prophètes d'Israël, par les
sages et les psalmistes. Tout cela est supposé connu des auditeurs du rabbi, et Ieschoua
ne revient pas sur les éléments, les articles fondamentaux de la théologie hébraïque : un
seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, l'alliance avec Abraham, la Torah, etc.

Nous ferons comme lui. Nous ne reviendrons pas sur l'essentiel et les traits
caractéristiques de la pensée théologique d'Israël, que nous avons exposés ailleurs.

Le présent travail est la suite et le complément normal du travail précédent intitulé :


Le problème de la Révélation5[5].

Dans cette étude, nous avions essayé de voir si, en examinant le fait Israël, avec tout ce
qu'il contient, d'une manière objective, scientifique et rationnelle, on pouvait répondre à
la question : Oui ou non, en Israël, le Dieu vivant, créateur du ciel et de la terre, s'est-il
manifesté ?

Ce travail, à son tour, présupposait un travail antérieur : Existe-t-il un être,


distinct du monde, créateur du monde, qu'il soit permis d'appeler Dieu6[6] ?

Dans les pages qui suivent, nous nous poserons la question : Cet homme, le rabbi
Ieschoua de Nazareth, tel qu'il se présente à nous, dans son existence, ses aces, son
comportement, son enseignement, peut-il être considéré, ou non, comme l'Enseignement
plénier de Dieu, la manifestation personnelle de Dieu ? C'est donc encore le problème de la
révélation que nous essayons d'aborder dans le présent volume.

Il était sans doute arbitraire et artificiel de laisser de côté, en étudiant le fait que constitue
le prophétisme hébreu, le dernier des prophètes d'Israël, Ieschoua. Car, vu du dehors,
et pour quelqu'un qui n'a pas de parti pris ni de préjugé, il semble évident que le rabbi
palestinien crucifié par la police d'occupation romaine se situe dans la grande lignée des
prophètes d'Israël, dans la continuité d'Amos, d'Osée, de Jérémie...

Nous aurions peut-être dû, pour traiter le problème de la révélation, intégrer


immédiatement Ieschoua dans le champ de notre étude.

Nous avons préféré commencer d'étudier le problème de la révélation en mettant à part la


question de Ieschoua, en nous plaçant ainsi dans une perspective qui est commune au judaïsme
et au christianisme, puisque pour les chrétiens comme pour les juifs, il y a une révélation
authentique depuis Abraham jusqu'au dernier des inspirés dont les écrits sont contenus dans la
Bible hébraïque.

Il nous faut maintenant aborder l'enseignement du dernier des prophètes d'Israël pour lui-
même. La richesse extrême de cet enseignement justifie, pensons-nous, qu'on l'examine à part.

I. LE GUÉRISSEUR

Mat. 4, 23 : " Il circulait dans toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, et
annonçant l'heureuse nouvelle du règne (de Dieu) et guérissant toute maladie et toute infirmité
dans le peuple. Et elle se répandit, sa renommée, dans toute la Syrie. Et on lui amena tous
ceux qui se portaient mal, ceux qui étaient atteints par diverses maladies et tourments, des
démoniaques et des lunatiques et des paralytiques, et il les guérit. Et le suivirent des foules
nombreuses, venant de la Galilée et de la Décapole, et de Jérusalem et de la Judée, et du pays
qui est au-delà du Jourdain. "

Mat. 9, 35 : " Ieschoua parcourait toutes les villes et les bourgs. Il enseignait dans leurs
synagogues, proclamant l'heureuse annonce du royaume, et guérissant toute maladie et toute
infirmité. "

C'est ainsi qu'il se présentait aux gens de son pays et de son temps, qui entendaient parler
de lui pour la première fois, ou qui le voyaient pour la première fois : un homme qui guérit,
qui enseigne, qui parcourt les routes pour guérir et enseigner.

C'est ainsi que nous ferons connaissance avec lui.


Le problème du miracle

Ce qu'on appelle " miracle " (du latin mirari : ce dont on s'étonne, ce qu'on admire), ou "
prodige ", ce que le Nouveau Testament grec appelle plus volontiers signe (sêmeion) n'est pas,
en ce qui concerne le rabbi palestinien Ieschoua, une opération qui viole les " lois naturelles ",
ni le " déterminisme " de ces lois. Les seuls " miracles " du rabbi Ieschoua sont des guérisons,
et pas n'importe quelles guérisons. Les miracles du rabbi sont des régénérations. Si ce que les
traditions nombreuses nous rapportent de lui est vrai, alors il avait le pouvoir de régénérer ce
qui était malade, de ré-informer, du dedans, ce qui était déformé, et de rétablir les " lois
naturelles " physiologiques abîmées. En somme, il avait - si les traditions sont exactes - le
pouvoir de recréer, de réorganiser ce qui avait été organisé et qui s'était désorganisé.

Des guérisons de ce genre, nul ne peut dire qu'elles sont a priori impossibles. Nous
constatons, en étudiant la nature, - la cosmologie, la physique, la biologie, les sciences
humaines, - que la réalité objective, le monde et tout ce qu'il contient, la matière, les êtres
vivants, les hommes, - comportent une structure et des lois d'existence. Nous constatons, en
étudiant un être vivant, qu'il comporte une structure complexe, bien définie, et que l'économie
de son existence, qui est vie, n'est pas quelconque. La vie et le mode de vie d'un être vivant
sont en rapport avec sa structure, avec son anatomie. Il existe une relation entre la structure et
la fonction. N'importe quel organe ne peut pas exercer n'importe quelle fonction. Il existe des
lois physiologiques qui sont en rapport avec les structures biologiques.

Mais nous savons que, lorsqu'il n'existait pas encore de société industrielle, - au temps de
l'homme de Cro-Magnon par exemple -il n'existait pas non plus de lois économiques
caractéristiques des sociétés industrielles. Les lois naturelles ne préexistent pas aux réalités
qu'elles caractérisent. Lorsqu'il n'y avait pas encore d'êtres vivants sur la terre, il n'y avait pas
non plus de lois physiologiques caractéristiques des organismes vivants. Ce que nous
appelons, en sciences expérimentales, les " lois naturelles ", c'est la connaissance que nous
prenons de la structure et du fonctionnement des êtres que nous étudions. Les lois naturelles
sont connues par indu&ion et par analyse, à partir de la réalité expérimentale.

Lorsqu'il n'y avait pas encore d'êtres vivants sur la terre, ni dans notre galaxie, - par
exemple il y a quatre milliards d'années, - il n'y avait pas non plus, disions-nous, de lois
naturelles d'ordre biologique. Supposons un esprit angélique, ou bien un petit démon analogue
au " démon " qu'avait imaginé le physicien Maxwell pour traiter des problèmes de
probabilités dans le processus de communication des molécules entre deux récipients; ou
encore, ce qui est plus proche de notre problème, le démon imaginé par. Laplace, lorsqu'il
écrivait en 1814 : " Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces
dont la nature et animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle
était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule
les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome rien ne serait
incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux7[7]. "
Supposons donc une " intelligence " telle que l'imaginait Laplace en 1814, et plaçons-la,
dans l'histoire de l'évolution de l'univers, par exemple dix milliards d'années avant nous. A
cette époque, l'expansion de l'univers était commencée depuis environ trois milliards d'années.
L'univers était composé de protogalaxies, et, du point de vue de la matière, principalement
d'hydrogène. Supposons donc une intelligence qui connaisse parfaitement la nature et l'état de
la matière de l'univers en ce temps-là, les corrélations qui existaient entre tous les atomes
d'hydrogène, les mouvements des tourbillons qui allaient constituer, vraisemblablement, les
galaxies. En ce temps-là, il n'y avait pas encore, ou du moins il n'y avait que très peu, de ce
qu'en physique on appelle les " noyaux lourds ". Les noyaux lourds, les corps chimiques dont
les noyaux sont complexes, ont été, nous apprend la physique contemporaine, constitués
progressivement, dans les étoiles.

Il n'y avait certainement pas, en ce temps-là, de synthèses moléculaires complexes. La


construction, la composition des molécules complexes qui entrent dans la constitution des
organismes vivants, est une oeuvre beaucoup plus tardive, qui ne fut possible que sur des
planètes tièdes, et dans certaines conditions de rayonnement. Il n'y avait en ce temps-là ni
acides aminés, ni, encore moins, de protéines, ni bien entendu d'acides nucléiques. Il n'y avait
pas d'être vivant dans le monde.

Une intelligence - " l'intelligence de Laplace, - placée en ce temps-là, et supposée


connaître' parfaitement et exhaustivement l'état du monde en ce temps-là, pouvait-elle,
comme le prétendait Laplace, connaître l'avenir ? Pouvait-elle connaître, à partir de la
connaissance du monde qui lui était présenté, la synthèse des molécules complexes, puis des
molécules géantes, qui allait avoir lieu plusieurs milliards d'années plus tard, sur des planètes
qui n'existaient pas encore, dans des systèmes solaires qui n'existaient pas encore, dans des
galaxies qui n'étaient pas encore formées ? Le petit démon très intelligent et très savant de
Laplace pouvait-il prévoir la genèse des êtres vivants les plus simples, les microorganismes
monocellulaires, qui s'est effectuée, par rapport à nous, il y a environ trois milliards d'années ?
Le petit démon de Laplace pouvait-il, à partir de la connaissance exhaustive qu'il avait de
l'univers en ce temps-là, prévoir l'évolution biologique, qui s'est poursuivie pendant près de
trois milliards d'années, depuis les premiers vivants monocellulaires, jusqu'à Mozart ?
Pouvait-il prévoir l'invention des organismes complexes, l'invention des organes spécialisés,
l'invention des grandes fonctions, enfin tout ce qui constitue l'ordre du monde vivant ?

Si vous dites que oui, que le petit démon de Laplace pouvait, à partir d'une connaissance
supposée exhaustive du monde et de l'état du monde il y a dix milliards d'années, prévoir
l'évolution ultérieure du monde, de la matière, l'invention de la vie, l'évolution biologique,
l'invention des grandes fondons et des organes qui leur sont nécessaires, l'invention des êtres
vivants et pensants, -alors vous dites que, finalement, tout était contenu, au moins
virtuellement, ou " en puissance ", dans l'état de l'univers d'il y a dix milliards d'années. Une
intelligence qui aurait eu une connaissance exhaustive de l'état de l'univers d'il y a dix
milliards d'années aurait pu prévoir toute l'évolution ultérieure de l'univers, parce qu'elle
aurait pu déduire, du passé, l'avenir. Comme le dit Laplace, pour une telle intelligence, "
l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ".

Autrement dit, toute l'évolution de l'univers serait, dans cette perspective, pré-contenue
dans l'état initial de l'univers.

C'est le point de vue qu'en biologie on appelle " préformationniste ".


Reste à savoir s'il est vrai.

Si vous dites que le petit démon de Laplace peut prévoir toute l'évolution ultérieure de
l'univers, c'est qu'en fait il n'y a rien de radicalement nouveau dans cette histoire de l'univers.
Laplace se situait dans cette perspective. Son essai a été rédigé avant la découverte de
l'évolution biologique par Lamarck et Darwin, et avant le célèbre mémoire de Sadi Carnot :
Réflexions sur la paissance motrice du feu... (1824), dans lequel Sadi Carnot établissait, ce qui
a été vérifié et étendu par la suite : dans la nature, il existe un certain sens temporel, qui se
manifeste par le fait que les réalités physiques et biologiques, lorsqu'elles cessent d'être
informées, tendent par elles-mêmes à se dégrader, à se désagréger, à se décomposer, à
retourner à la poussière, qui est l'état de plus grande probabilité.

Dans l'univers, dans l'histoire de l'univers telle que nous la connaissons aujourd'hui, nous
savons maintenant qu'il faut distinguer deux processus fondamentaux, tous les deux
irréversibles, et de sens contraires : l'un, c'est, au cours du temps, la croissance de
l'information. L'évolution biologique, c'est la croissance de l'information génétique. - L'autre,
c'est l'accroissement de l'entropie, ou tendance à la dégradation.

Les phénomènes purement mécaniques sont parfaitement réversibles et ne sont pas


historiques. Une machine n'évolue pas au cours du temps. Elle n'a pas d'histoire. Il n'y a pas
en elle de genèse. A la rigueur, et avec le temps, elle s'use. Mais elle ne se développe pas. On
peut parfaitement, connaissant un moment du temps de cette machine, supposée bien huilée,
prévoir son état à un moment quelconque du temps à venir, car il ne s'y passe rien de
nouveau, il n'y a pas d'invention en elle, pas de création. Il n'y a que des répétitions.

L'erreur fondamentale de Laplace, - ou son ignorance - c'est d'avoir assimilé le monde à


une grande machine, comme l'avait fait Descartes. En effet, si le monde est une machine,
alors, comme le dit Laplace, une intelligence connaissant parfaitement la composition, la
constitution et l'état du monde à un moment donné, pourra connaître aussi tous les moments
ultérieurs du monde. " L'avenir comme le passé sera présent à ses yeux. " Car, dans cette
perspective mécaniste, et erronée, l'avenir n'apporte rien de nouveau par rapport au passé. Il
n'y a pas d'évolution créatrice.

Mais le monde n'est pas une machine. Le monde et un processus physique spatio-temporel
au cours duquel constamment, l'information augmente, un processus évolutif au cours duquel
du nouveau apparaît constamment. Contrairement à ce qu'imaginait Laplace, dans l'histoire du
monde telle que nous la connaissons maintenant, l'avenir et le passé ne sont jamais
symétriques par rapport au présent, en quelque moment que nous nous placions. Il y a
toujours plus, où que nous nous placions, dans l'avenir que dans le passé. L'ultérieur est
constamment plus riche, objectivement, que le passé. Il y a plus d'être, plus d'information, des
structures plus complexes, des organismes plus perfectionnés, dans l'avenir que dans le passé.

S'il et vrai, - et cela est incontestable - que l'univers n'est pas une machine statique et toute
faite (préformationisme) mais un processus en train de se faire progressivement (épigenèse)
alors il et bien évident qu'on ne peut pas déduire l'avenir du passé, car, dans le passé, l'avenir
ne s'y trouve pas, il ne s'y trouve aucunement. Il y a plus d'information dans l'avenir que dans
le passé. On ne peut pas déduire une information nouvelle d'un état antérieur où cette
information ne se trouvait pas. On ne peut pas déduire les lois biologiques nouvelles qui
allaient apparaître sur les planètes, plus tard, de l'état du monde physique il y a dix milliards
d'années. Déduction implique préformation. Or, encore une fois, il n'y a pas préformation,
mais épigenèse, c'est-à-dire croissance de l'information.

Le lecteur dira certainement : " Je croyais que j'allais lire un travail consacré à
l'enseignement du rabbi palestinien que l'auteur appelle Ieschoua, alors que tout le monde
l'appelle Jésus. Passons. Et voilà que je me trouve embarqué dans des considérations sur
l'entropie, le principe de Carnot, l'information, et la conception du déterminisme proposée en
1814 par Laplace. Mais quel rapport tout cela a-t-il donc avec notre sujet ? "

- Un rapport étroit, intime. Car tous ceux qui disent que les miracles du rabbi palestinien
Ieschoua sont a priori impossibles, se fondent sur une certaine vision du monde, une certaine
philosophie sous-jacente, une conception des lois de la nature et du déterminisme, qui et
justement celle de Laplace.

Car si l'on s'imagine que le monde est une vaste machine comme l'imaginait Laplace, alors
en effet les " guérisons " du rabbi palestinien violent les " lois naturelles " fixes et immuables
qui caractérisent, dans cette hypothèse, l'univers. C'est un scandale inadmissible. Nous,
membres de l'Union rationaliste, nous déchirons, non pas notre robe comme le Grand Prêtre
lorsqu'il entendit le même rabbi palestinien tenir des propos qu'il jugea scandaleux, - car nous
ne portons pas de robe, - mais moralement nous déchirons quelque chose pour protester contre
ce scandale rationnel qu'est le miracle, quel qu'il soit...

Des traditions nombreuses, constantes et fort bien attestées prétendent que le rabbi
Ieschoua guérissait. S'il n'avait pas guéri, il n'aurait sans doute pas assemblé autour de lui des
foules si nombreuses. Du côté juif, d'ailleurs, on n'a pas nié qu'il ait guéri. On a objecté qu'il
guérissait par la puissance de satan, nous le verrons.

Ceci, c'est la question de fait. Personnellement, je n'y étais pas, et ne peux donc pas me
prononcer avec certitude sur la question du fait, car je n'ai pas été témoin de ces guérisons.

Mais ce que je dis, c'est qu'il n'est pas permis, du point de vue rationnel où nous nous
plaçons, de déclarer a priori impossibles ces guérisons " miraculeuses ", car, au nom de l'état
de la nature que nous connaissons aujourd'hui, et au nom des lois naturelles que nous avons
dégagées aujourd'hui par analyse et induction, nous n'avons pas le droit de légiférer sur le
possible et l'impossible, et de déclarer que le rabbi ne pouvait pas procéder à ces guérisons qui
ont consisté, encore une fois, à ré-informer du dedans ce qui avait perdu l'information, à
régénérer ce qui était malade, à reconstituer en somme les lois physiologiques détériorées.

Une intelligence placée par hypothèse il y a dix milliards d'années, ne pouvait certes pas
déduire, de l'état de l'univers qui s'offrait alors à elle, les inventions, les genèses ultérieures,
les créations qui allaient avoir lieu plus tard. Car ces inventions, l'invention de la vie,
l'invention que constitue chaque espèce vivante nouvelle, n'étaient pas précontenues dans les
nuées d'hydrogène qui constituaient, pour l'essentiel, l'univers il y a dix milliards d'années.

Mais une intelligence située à ce moment du temps, de l'histoire de l'univers, ne pouvait


pas non plus déclarer légitimement que la genèse de la vie était impossible; que l'invention
des espèces vivantes, l'invention des organismes, des grandes fonctions, la respiration, la
circulation du sang, la sexualité, etc., que l'invention de la vue et des cerveaux capables de
pensée, que tout cela était impossible. Il y a dix milliards d'années, dans l'univers, tout cela n'y
était pas. Cela n'y était d'aucune façon, ni " en acte ", ni " en puissance ", ni " en germe ". Cela
était à faire, à inventer, mais cela n'était pas encore inventé. On ne pouvait donc ni déduire
l'avenir de l'univers de son passé, ni déclarer que cette évolution créatrice ultérieure était
impossible.

Au nom du passé, on ne peut pas poser des limites ni imposer des interdits à une action
créatrice en train d'opérer.

Ce que je crains, c'est que le démon de Laplace, s'il avait été membre de l'Union
rationaliste, aurait déclaré, en considérant avec sérieux et compétence l'état du monde il y a
dix milliards d'années : " Non, rien de nouveau ne peut sortir de là. L'univers est ce qu'il est. Il
est défini par des lois physiques précises et constantes. Prétendre que des inventions
fantastiques - l'invention de la vie, l'évolution biologique, les êtres pensants, - vont avoir lieu,
ou peuvent avoir lieu dans l'avenir, qui ne sont pas conformes aux lois naturelles existantes
aujourd'hui (en effet il y aura création de lois naturelles nouvelles) cela n'est pas tolérable
pour un rationaliste bon teint. Anathème à celui qui prétend que cela est possible. "

Un rationalisme authentique, aujourd'hui, doit être un rationalisme non pas a priori, mais
fondé sur la méthode expérimentale et sur la connaissance expérimentale de l'univers. Or
l'univers se présente à nous aujourd'hui comme un processus évolutif, c'est-à-dire un
processus dans lequel, au cours du temps, du nouveau apparaît constamment. L'information
croît au cours du temps. Être rationaliste, aujourd'hui, c'est voir cela, le reconnaître et le
professer.

Le rabbi Ieschoua a-t-il ou n'a-t-il pas guéri des gens dans la Palestine occupée par l'armée
romaine, au cours des années 30 de notre ère ? C'est une question de fait. Pour établir ce fait,
il faut examiner critiquement les témoignages, et raisonner sur eux. Mais ce qu'il n'est pas
permis de faire, c'est de déclarer a priori que ces guérisons sont impossibles, au nom des " lois
naturelles " et au nom du " déterminisme ", car encore une fois, le rabbi Ieschoua ne violait
pas les ".lois naturelles ". Il rétablissait les lois naturelles physiologiques dans leur norme
native. Cela n'est pas habituel, certes. Cela ne se voit pas tous les jours. Mais nul ne peut dire
que cela est a priori impossible. C'est quelque chose de nouveau, pour nous. Le rabbi
Ieschoua, s'il a vraiment guéri des malades, a manifesté par là un pouvoir sur la nature, la
capacité de ré-informer du dedans ce qui était détérioré. Mais nous n'avons aucun titre pour
déclarer péremptoirement que cela et impossible. Car, il y a dix milliards d'années, avec le
même raisonnement, nous aurions pu tout aussi bien dire que l'apparition de la vie était
impossible, et, il y a deux ou trois milliards d'années, en considérant les microorganismes qui
étaient les seuls représentants de la vie sur la terre, nous aurions pu dire que l'invention de
Mozart était absolument impossible.

Or Mozart est finalement né dans la nature, et il n'était pas pré-contenu dans les nuées
d'hydrogène d'il y a dix milliards d'années, d'aucune manière, ni dans les gènes des
microorganismes d'il y a un ou deux milliards d'années. Il résulte d'une création authentique,
d'une information qui est allée croissante depuis les origines de la vie.
Renan, dans la préface à la treizième édition de sa Vie de Jésus, touche au problème du
miracle. Il est amusant de s'arrêter un instant sur les gros paralogismes dans lesquels il
s'enfonce. Voici le texte :

" Quant aux réfutations de mon livre,… qui ont été faites par des théologiens orthodoxes,
soit catholiques, soit protestants, croyant au surnaturel et au caractère sacré des livres de
l'Ancien et du Nouveau Testament, elles impliquent toutes un malentendu fondamental. Si le
miracle a quelque réalité, mon livre n'est qu'un tissu d'erreurs (...).

- Que si, au contraire, le miracle est une chose inadmissible, j'ai eu raison d'envisager les
livres qui contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fiions, comme des
légendes pleines d'inexactitudes, d'erreurs, de partis systématiques...

" Et qu'on ne dise pas qu'une telle manière de poser la question implique une pétition de
principe, que nous supposons a priori, ce qui est à prouver par le détail, savoir que les
miracles racontés par les Évangiles n'ont pas eu de réalité, que les Évangiles ne sont pas des
livres écrits avec la participation de la Divinité. Ces deux négations-là ne sont pas chez nous
le résultat de l'exégèse ; elles sont antérieures à l'exégèse. Elles sont le fruit d'une expérience
qui n'a point été démentie. Les miracles sont de ces choses qui n'arrivent jamais ; les gens
Crédules seuls croient en voir ; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins
capables de le constater ; aucune intervention particulière de la Divinité ni dans la confection
d'un livre, ni dans quelque événement que ce soit, n'a été prouvée. Par cela seul qu’on admet
le surnaturel, on est en dehors de la science, on admet une explication qui n'a rien de
scientifique, une explication dont se passent l'astronome, le physicien, le chimiste, le
géologue, le Physiologiste, dont l'historien doit aussi se passer. Nous repoussons le surnaturel
par la même raison qui nous fait repousser l'existence des centaures et des hippogriffes : cette
raison, c'est qu’on n'en a jamais vu. Ce n'est pas parce qu'il m'a été préalablement démontré
que les évangélistes ne méritent pas une créance absolue, que je rejette les miracles qu'ils
racontent. C'est parce qu'ils racontent des miracles que je, dis : " Les Évangiles sont des
légendes; ils peuvent contenir de l'histoire, mais certainement tout n'y est pas historique.8[8] "

Notons tout d'abord que Renan reconnaît franchement : ce n’est pas la critique du texte, ce
n'est pas l'exégèse scientifique du texte évangélique qui l'a conduit à rejeter le miracle. Le
rejet du miracle est chez Renan, il nous le dit, antérieur à l'exégèse du texte. Ce rejet a donc
un fondement philosophique.

En quoi consiste le raisonnement par lequel Renan croit devoir rejetiez le miracle ?

Thèse : " Les miracles sont de ces choses qui n'arrivent jamais. Les gens crédules seuls
croient en voir. On n'en peut citer un seul qui soit passé devant des témoins capables de le
constater. La négation du miracle est " le fruit d'une expérience qui n'a point été démentie.

Le raisonnement de Renan serait valable s'il avait une expérience exhaustive, dans l'espace
et dans le temps, de l'histoire humaine. Alors Renan pourrait dire, légitimement : Les miracles
sont de ces choses qui n'arrivent jamais. Ou plus précisément : Mon expérience, exhaustive
dans le temps et dans l'espace, me permet d'affirmer : Les miracles sont de ces choses qui ne
sont jamais arrivées, jusqu'à présent.

Si Renan avait de l'histoire humaine une expérience exhaustive dans le temps et dans
l'espace, il pourrait dire cela. Ce qui réserverait l'avenir. Car une expérience même exhaustive
du passé de l'humanité ne permettrait pas encore de dire que, dans l'avenir, il n'y aura pas de
miracle. Car ce serait déclarer le miracle impossible, ce qui n'et pas légitime, nous l'avons vu.
Au nom du passé, nous ne pouvons pas légiférer sur l'avenir, comme si le monde était une
machine fixe dans laquelle rien de nouveau ne se produit.

Or il est bien évident que Renan n'avait pas une expérience exhaustive de l'histoire
humaine, et par conséquent il ne pouvait même pas affirmer que les miracles sont des choses
qui ne sont jamais arrivées.

Renan peut dire : Moi, Ernest, je n'ai jamais vu de miracle. Je ne connais personne de
sérieux et de compétent qui en ait vu. Je n'ai jamais lu un auteur sérieux et en qui je puisse me
confier qui en ait vu de ses yeux. (Pascal est donc éliminé, lui et la sainte Épine.) Par
conséquent je doute de l'existence des miracles.

Cela serait légitime.

Mais Renan va plus loin. Il déclare, au nom de son expérience limitée :" Les miracles sont
de ces choses qui n'arrivent jamais. "

C'est justement ce qu'il ne peut pas assurer, car il n'en sait rien. Si son expérience était
exhaustive, il pourrait à la rigueur dire qu'il n'y a jamais eu de miracle jusqu'à présent. Et c'est
tout. Mais comme son expérience est limitée dans l'espace et dans le temps, il ne peut même
pas affirmer cela.

Car justement au moment où Renan écrivait ces lignes, il y avait des gens qui prétendaient
qu'il y avait des guérisons miraculeuses dans une grotte à Lourdes. Il suffisait de prendre la
calèche pour aller voir si cela était vrai ou non. Mais, en attendant, on ne pouvait rien
affirmer.

Mais, objectera le lecteur solidement rationaliste, attention ! Renan n'a pas besoin d'avoir
une expérience historique exhaustive pour affirmer que les miracles n'arrivent jamais. Car les
miracles sont des absurdités, qui, on peut en être sûr sans même se déplacer, ni faire d'enquête
historique, n'arrivent jamais, car les miracles sont des événements supposés qui brisent l'ordre
naturel, qui font infraction au déterminisme naturel, qui introduisent dans la nature une
rupture, qui violent, en somme, les lois naturelles.

Nous revenons donc à notre point de départ, c'est-à-dire à la thèse selon laquelle le miracle
est a priori impossible et impensable. C'est la thèse défendue par l'Union rationaliste. - Nous
disons qu'elle n'est pas rationaliste du tout, car elle présuppose que rien de nouveau ne peut
survenir dans la nature ni dans l'histoire. Elle présuppose un fixisme draconien, et une
manière de préformationisme.

Précisons que nous ne traitons ici que des guérisons supposées du rabbi palestinien. Nous
ne songeons pas à défendre des légendes fantastiques concernant des thaumaturges. Nous
nous demandons seulement si les guérisons qui sont prêtées par la tradition au rabbi Ieschoua
sont impossibles et impensables a priori, ou non. Nous constatons que dans ces traditions, -
comme à Lourdes d'ailleurs - il n'est pas question de cul-de-jatte à qui Ieschoua aurait fait
repousser les jambes, ni de manchot à qui il aurait fait repousser les bras. Les guérisons ne
sont pas quelconques. Le rabbi guérit des aveugles, des épileptiques, des fous, des
mélancoliques, des paralytiques. C'est dire que, si ces traditions disent vrai, le rabbi avait le
pouvoir de régénérer des tissus, de réinformer le système nerveux, etc.

Ce pouvoir est apparemment, dans l'histoire de l'humanité, quelque chose de nouveau.

Je dis que je n'ai pas le droit, pour autant, de déclarer que cela et impossible et impensable.
Car je ne connais le possible qu'à partir du réel, et non pas avant, comme l'a montré Bergson.
Assurer que Ieschoua n'avait certainement pas ce pouvoir, c'est affirmer que rien de nouveau
ne peut survenir dans l'histoire. Celui que les chrétiens, à tort ou à raison, considèrent comme
le Verbe créateur, la Pensée créatrice de Dieu, n'aurait pas le pouvoir de réorganiser et de
réinformer, de recréer, ce qu'il a organisé, informé et créé.

A priori, par ailleurs, la guérison par Ieschoua d'un aveugle ou d'un paralytique, d'un
lépreux, n'est pas plus étonnante que l'invention de la vie il y a trois milliards d'années. Un
peu moins même : car le rabbi, si la tradition dit vrai, réinforme et réorganise ce qui avait été
déformé et désorganisé. Mais, en l'occurrence, il ne s'agit pas d'une création de quelque chose
de nouveau.

L'apparition de la vie, l'apparition de chaque espèce nouvelle, est plus extraordinaire, plus
étonnante, plus improbable, que les guérisons, qui consistent à rétablir un ordre qui a été
troublé mais non pas à inventer un ordre, - une structure organique -, nouveau.

Si l'on veut maintenir que les miracles sont a priori impossibles, c'est que l'on a adopté,
secrètement ou consciemment, une conception des lois naturelles qui est fixiste, non
évolutive, préformationiste, - celle de Spinoza.

Dans le Traité théologico-politique, Spinoza écrit que la question du miracle, " à savoir si
l'on peut accorder que quelque chose arrive dans la nature qui contredise à ses lois ou ne
puisse s'en déduire ", est " purement philosophique ". Spinoza estime donc, conformément à
sa méthode, qu'il va pouvoir traiter le problème par " la lumière naturelle " de sa raison, a
priori9[9].

Spinoza pose en principe que " la nature ", telle qu'il l'entend, " conserve un ordre éternel,
fixe et immuable ". - Ce que nous savons aujourd'hui être faux. La nature est en régime
d'évolution, depuis des milliards d'années, et du nouveau, des êtres nouveaux apparaissent
constamment dans la nature, au cours du temps. -Spinoza déduit de sa conception fixiste de la
nature que le miracle est impossible.

Il n'arrive rien qui soit contre la nature... Elle conserve un ordre éternel, fixe et immuable...
" Je montrerai aussi, par quelques exemples tirés de l'Écriture, que l'Écriture elle-même,
par décrets et volitions de Dieu et conséquemment providence divine, n'entend rien d'autre
que l'ordre même de la nature, conséquence nécessaire de ses lois éternelles10[10]. "

Spinoza pose en principe que l'action de Dieu est nécessaire et éternelle. C'est la doctrine
de l'Éthique : De la nécessité de la nature divine, ex necessitate divinae naturae, doivent
suivre en une infinité de modes une infinité de choses... (I, propos. XVI). De la souveraine
puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes,
c'est-à-dire tout, a nécessairement découlé ou en suit, toujours avec la même nécessité, A
summa Dei potentia, sive infinita natura, infina infinitif modis, hoc est omnia, necessario
effluxisse, vel semper eadem necessitate sequi... De même que toute éternité et pour l'éternité
il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits (Prop. XVII, schol.).

Spinola pose d'autre part que le miracle est ce qui contredit aux lois universelles de la
nature. - Nous avons montré que cela n’est pas exact en ce qui concerne les guérisons du rabbi
palestinien, qui vont pas contre les lois de la nature, mais consistent au contraire à rétablir les
lois biologiques normales. Ne pas confondre ce qui est inhabituel et rare, avec ce qui est "
contraire " aux lois de la nature.

Spinola déduit de sa conception de la " nature ", fixe, non évolutive, et de sa conception du
miracle, supposé violer les lois supposées éternelles de la nature, que le miracle est impossible
et contradictoire.

En effet, si l'on admet la majeure et la mineure du raisonnement. Mais la majeure est


fausse, et la mineure arbitraire.

" Tout ce que Dieu veut ou détermine, enveloppe une nécessité et une 'vérité éternelles.
Nous avons conclu en effet de ce que l'entendement de Dieu ne se distingue pas de sa volonté,
que c'est tout un de dire que Dieu veut quelque chose et qu'il conçoit quelque chose : la même
nécessité qui fait que Dieu par sa nature et sa perfection conçoit une chose comme elle et, fait
aussi qu'il la veut comme elle est. Puis donc que nécessairement rien n'est vrai, sinon par un
décret divin, il suit de là très clairement que les lois universelles de la nature sont de simples
décrets divins découlant de la nécessité et de la perfection de la nature divine. Si donc quelque
chose arrivait dans la nature qui contredît à ses lois universelle, cela contredirait aussi au
décret, à l'entendement et à la de Dieu; ou, si l'on admettait que Dieu agit contrairement aux
lois de la nature, on serait obligé d'admettre aussi qu'il agit contrairement à sa propre nature,
et rien ne peut être plus absurde...

Il n'arrive donc rien dans la nature qui contredise à ses lois universelles; ou même qui ne
s'accorde avec ses lois ou n'en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par la
volonté et le décret éternel de Dieu; c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà montré, rien
n'arrive que suivant des lois et des règles enveloppant et des règles qui enveloppent, bien
qu'elles ne nous soient pas une nécessité éternelle. La nature observe donc toujours des lois
toutes connues, une nécessité et une vérité éternelle, et par suite un ordre fixe et immuable...
" De ces principes donc que rien n'arrive dans la nature qui ne suive ses lois; que ses lois
s'étendent à tout ce que conçoit l'entendement divin; qu'enfin la nature observe un ordre fixe
et immuable, il suit très clairement que le nom de miracle ne peut s'entendre que par rapport
aux opinions des hommes11[11] "

" Tant s'en faut donc que les miracles, si l'on entend par là des ouvrages contraires à l'ordre
de la nature, nous montrent l'existence de Dieu; ils nous en feraient douter, au contraire, alors
que sans les miracles nous pourrions en être certains, je veux dire quand nous savons que tout
dans la nature suit un ordre fixe et immuable12[12]. "

" Puisque les Lois de la nature (...) s'étendent à une infinité d'objets et sont conçues par
nous avec une certaine sorte d'éternité et que la nature procède suivant ces lois dans un ordre
fixe et immuable, ces lois mêmes manifestent, dans la mesure qui leur est propre, l'infinité de
Dieu, son éternité et son immutabilité. Nous concluons donc que, par les miracles, nous ne
pouvons connaître Dieu, son existence et sa providence et que nous pouvons les connaître
bien mieux de l'ordre fixe et immuable de la nature13[13]. "

" Le miracle, en effet, se produisant non hors de la nature, mais en elle, alors même qu'on
le qualifie seulement de sur-naturel, il interrompt encore nécessairement l'ordre de la nature
que nous concevons comme fixe et immuable en vertu des décrets de Dieu. Si donc il arrivait
quelque chose dans la nature qui ne suivit pas de ses propres lois, cela contredirait à l'ordre
nécessaire que Dieu a établi pour l'éternité dans la nature par le moyen des lois universelles de
la nature; cela serait donc contraire à la nature et à ses lois et conséquemment la foi au miracle
nous ferait douter de tout et nous conduirait à l'athéisme14[14] "

" Nous concluons donc absolument que tout ce que l'Écriture raconte vraiment comme
étant arrivé, s'est produit nécessairement suivant les lois de la nature, comme tout ce qui
arrive; et s'il se trouve quelque fait duquel on puisse prouver apodictiquement qu'il contredit
aux lois de la nature ou n'a pas été produit par elles, on devra croire pleinement que c'est une
addition faite aux Livres sacrés par des hommes sacrilèges. Tout ce qui est contraire à la
nature et en effet contraire à la Raison; et ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit en
conséquence être rejeté15[15].»

" Tout cela fait connaître très clairement que la nature observe un ordre fixe et immuable,
que Dieu a toujours été le même dans tous les siècles connus et inconnus de nous, que les lois
de la nature sont parfaites et fertiles à ce point que rien n'y peut être ajouté ni en être
retranché, et qu'enfin les miracles ne semblent quelque chose de nouveau qu'à cause de
l'ignorance des hommes16[16]. "

Tout le problème du miracle dépend d'une certaine idée que l'on se fait de l'ordre. Si l'ordre
de la nature est, comme le pense Spinoza, quelque chose d'éternel, de fixe et de stable, alors,
bien entendu, l'introduction d'un ordre nouveau - par exemple la guérison, par Ieschoua, de
malades qui, autrement, auraient été vraisemblablement incurables - est impossible. •

Mais toute la question est de savoir s'il est vrai que l'ordre de la nature soit quelque chose
de fixe et d'immuable. Il y a dix milliards d'années, dans l'univers, il y avait un certain ordre.
Il y a d'ailleurs toujours un certain ordre, comme l'a montré, là encore, le grand Bergson. Mais
l'ordre de la nature il y a dix milliards d'années n'était pas l'ordre de la nature il y a trois
milliards d'années, ni l'ordre de la nature il y a un milliard d'années, ni l'ordre de la nature
aujourd'hui. Car cet ordre a évolué. Il y a eu création d'ordres nouveaux. C'est ce que Spinoza
ne savait pas, et il n'y a pas lieu de le lui reprocher. Mais il était imprudent d'interdire à. la
nature de comporter des innovations. Car nous savons aujourd'hui qu'elle est une histoire qui
comporte constamment des innovations. Interdire a priori au rabbi Ieschoua d'apporter,
d'introduire, sur certains points, un ordre nouveau dans la nature, en guérissant les malades,
c'est interdire à la nature elle-même d'évoluer et de comporter des nouveautés. C'est interdire,
en fait, la création. C'est justement ce que fait constamment Spinoza, qui estime que l'idée de
création est absurde. Nier la possibilité du miracle, c'est nier la possibilité d'une création
nouvelle, ou d'une re-création qui est nouvelle aussi. C'est nier la liberté créatrice de Dieu.
C'est poser en principe le fixisme éternel de la Substance.

Il en va, en ce domaine, comme de ceux qui, en politique, parlent constamment de " l'ordre
établi ", qu'ils défendent, et qui n'admettent pas la création d'un ordre différent, nouveau, peut-
être meilleur. Là aussi, c'est le fixisme de l'ordre, -on peut dire : l'idolâtrie de l'ordre existant, -
qui paralyse la pensée et l'action. L'action humaine consiste à introduire dans la nature un
ordre nouveau en créant de l'information. C'est cela la liberté humaine : la capacité de créer de
l'information. Il n'est pas étonnant que Spinoza, qui nie la création, qui nie la possibilité du
miracle, lequel est une ré-information, nie aussi la liberté humaine, qui est création
d'information.
La polémique de Spinoza contre le miracle repose, comme on le voit, sur les principes de
sa philosophie, exposée dans l'Éthique. Le monde procède de Dieu d'une manière éternelle et
nécessaire. Il n'y a pas de création libre, d'initiative créatrice. Le monde n'eSt pas la création
de Dieu, au sens biblique, mais l'expression de Dieu, sa manifestation éternelle et nécessaire,
découlant de l'essence divine, et non d'une initiative de la liberté divine.

Concluons cette digression sur le problème des guérisons opérées par Ieschoua. La
question de savoir si cela est vrai ou non est une question de fait, qui relève de l'histoire, et
d'une méditation sur l'histoire, mais il n'est pas possible a priori d'en décider, car ce serait
prétendre que rien de nouveau ne peut arriver dans la nature et dans l’histoire, ce qui est faux.
Contrairement à ce que pensaient Spinoza et Renan, la question du miracle ne peut pas être
éliminée antérieurement à l'exégèse des textes, par voie philosophique. La question est
philosophiquement ouverte, et non fermée.

Dans une création inachevée, comme c'est le cas, rien n'empêche le créateur de continuer à
inventer, comme il le veut, des êtres nouveaux, qui ne préexistaient d'aucune façon. En
inventant, en créant les êtres vivants, il y a trois milliards d'années sur notre planète, le
créateur ne " violait " pas les lois physiques existantes dans l'univers dépourvu de vie. Il
informait du dedans ces lois physiques, la réalité physique, la matière, et créait un type
nouveau de réalité. Au nom de l'ordre ancien, il n'est pas permis d'interdire la genèse d'un
ordre nouveau, car l'ordre nouveau ne détruit pas l'ordre ancien, mais l'achève, et l'utilise pour
inventer des structures nouvelles.

S'il est vrai que le rabbi Ieschoua a guéri des malades, comme l'assurent des traditions très
bien attestées, convergentes, et qu'il est difficile de mettre en doute, car c'est la genèse du
christianisme qui alors devient inexplicable, - s'il est vrai qu'il a guéri des malades, alors cela
prouve qu'il avait le pouvoir de ré-informer et de ré-organiser ce qui était désorganisé et ce
qui avait perdu l'information normale. Dans ce cas il ne viole ni ne détruit aucune loi
naturelle. Au contraire, il les restaure. Si cela est vrai, cela prouve simplement qu'il avait un
pouvoir analogue au pouvoir créateur, car, comme nous l'avons dit, guérir, ré-informer, c'est
en somme re-créer ce qui était abîmé.

Les objections de Spinoza et de Renan sont donc nulles et non avenues.

I. L'ENSEIGNEUR

Par ces premiers textes que nous avons lus, nous avons vu que, dès le début de son activité,
Ieschoua exerce deux fon&ions fondamentales, qu'il continuera d'exercer tant qu'il sera vivant
sur la terre de Palestine : il guérit et il enseigne.

Nous avons vu que guérir, c'est ré-informer, ré-organiser, du dedans, des organismes
malades et détériorés.

Mais enseigner, c'est communiquer une information, dans un autre sens.


Le terme" information ", nous l'avons rappelé dans notre précédent essai sur le problème
de la Révélation, comporte deux significations fondamentales. Il signifie d'abord : ce qui
donne à une multiplicité d'éléments disparates une unité organique, une structure subsistante.
C'est la forme, au sens aristotélicien, le lien, le sundesmos qui fait d'une multiplicité une unité
substantielle. Ainsi, dans un organisme vivant, une multiplicité d'atomes et de molécules est
intégrée dans l'unité subsistante d'un organisme qui, dans le cas de l'homme, est sujet. Cette "
forme " qui subsiste en intégrant une multiplicité d'éléments dans l'unité d'un corps vivant,
Aristote l'appelle aussi " l'âme ", psuchê.

C'est le premier sens du mot information.

Mais il existe un second sens du terme information. C'est le sens bien connu : un
enseignement, une connaissance, communiquée, par quelqu'un qui sait, à quelqu'un qui ne sait
pas. On communique une information lorsqu'on communique une connaissance, une science.

Eh bien, nous le notions dans notre précédent travail, ce qui est remarquable, et ce que la
biologie contemporaine a découvert, c'est que les deux sens du mot information se rejoignent.
Un organisme vivant est une structure, une forme, qui subsiste et vit, se développe et se
reproduit, parce qu'il contient, dans ses gènes, un message, une information au sens
d'enseignement, qui a fourni les instructions pour construire cet organisme hautement
complexe. Dans les gènes, qui sont des structures moléculaires très complexes, il y a un
message, un enseignement.

Les deux sens du mot information se sont rejoints, et nous permettent par ailleurs de
retrouver ce qui fut sans doute l'intuition génuine d'AriStote, lorsqu'il exposait, lui le
naturaliste, que la forme constitutive de l'organisme, c'est une idée, eidos. La biologie
contemporaine permet de vérifier et de donner un fondement biochimique à la pensée de
Claude Bernard : un organisme est informé par une idée directrice.

Dans le cas du rabbi Ieschoua, nous le verrons, ces deux significations du mot information
vont se retrouver analogiquement. Il et permis d'utiliser pour son oeuvre les analogies
biologiques, parce que son oeuvre est en fait oeuvre de vie, et lui-même a utilisé constamment
les analogies biologiques pour expliquer l'économie de cette œuvre qu'il était en train de
réaliser.

Dans le cas de Ieschoua, nous avons noté qu'il réorganise et réinforme des organismes
malades. Mais, en enseignant, en communiquant une information qui est une science, la
science du royaume de Dieu en genèse, il crée aussi, il organise aussi, une humanité neuve, et
il constitue un corps : l'assemblée des hommes et des femmes qui vont vivre et penser, selon
cet Enseignement. Corps non pas au sens métaphorique et atténué, mais au sens fort, dont
l'ordre biologique est une analogie déficiente. L'assemblée qu'il va créer par son
Enseignement est un corps réel, c'est-à-dire une multitude de personnes intégrées dans l'unité
d'un organisme dont le Verbe incarné et le principe d'information, l'âme même. L'Église n'est
pas un corps au sens où nous parlons du" corps " des avocats ou des médecins : signification
seulement juridique, ensemble qui n'est pas un organisme. Dans le cas de l'Église, qui est
fondée et constituée par l'enseignement du rabbi, il s'agit d'un organisme en un sens
ontologique, une unité substantielle dont les personnes sont les éléments libres, a&ifs,
créateurs, mais inséparables, sous peine de mort, de l'unité du corps. C'est le corps en tant que
tel qui a reçu l'information, au double sens du terme dégagé par la science de la vie.
Après Spinoza qui, nous l'avons vu dans notre précédent travail, s'est efforcé avec
acharnement de rabaisser la dignité et la valeur des prophètes d'Israël du point de vue de la
connaissance et de l'intelligence, en affirmant qu'ils n'avaient reçu aucune science, aucune
connaissance, et que le prophétisme ne concernait que l'imagination, mais non l'intelligence, -
nombre d'auteurs ont voulu méconnaître ou minimiser la fon&ion d'enseignement du rabbi
Ieschoua. C'est ainsi que, nous l'avons noté dès le début, on en est venu à réduire
l'enseignement de l'Évangile à n'être qu'une " morale " elle-même réduite au précepte : "
Aimez-vous les uns les autres. "

Et c'est pourquoi on n'enseigne pas dans les universités, en France du moins, le contenu de
la doctrine du rabbi juif crucifié sous Tibère. On enseigne, on met au programme des licences
de philosophie, la doctrine morale de Platon, l'éthique d'Aristote, Épicure, Sénèque, Épictète,
et puis, après avoir sauté en général quelque seize siècles, la morale de Descartes, l'éthique de
Spinoza, la morale de Kant, et puis Nietzsche. Mais jamais l'enseignement de Ieschoua.

Pour justifier cette manière de faire, on convient de répéter qu'il n'y a pas d'enseignement
évangélique, qu'il n'y a pas réellement dans les Évangiles une doctrine, un contenu qu'on
puisse enseigner, mais seulement une vague morale philanthropique, des " préoccupations de
fraternité et d'assistance mutuelle " comme l'écrivait É. Bréhier dans son Histoire de la
Philosophie.

" Le christianisme ne s'oppose pas à la philosophie grecque comme une doctrine à une
autre doctrine. La forme naturelle et spontanée du christianisme n'est pas l'enseignement
didactique et par écrit, Dans les communautés chrétiennes de l'âge apostolique, composées
d'artisans et de petites gens, dominent les préoccupations de fraternité et d'assistance mutuelle
dans l'attente d'une proche consommation des choses. Rien que des écrits de circonstances,
épîtres, récits de l'histoire de Jésus, actes des apôtres, pour affermir et propager la foi dans le
royaume des cieux; nul exposé doctrinal cohérent et raisonné17[17]. "

" Le christianisme, à ses début, n'est pas du tout spéculatif; il est un effort d'entraide à la
fois spirituelle et matérielle dans les communautés18[18]. "

Après avoir rédigé son Histoire de la Philosophie, É. Bréhier eut l'heureuse idée de
demander à un éminent indianiste, auteur d'un remarquable ouvrage sur la Philosophie
comparée, d'écrire un tome supplémentaire intitulé : la Philosophie en Orient.

Voici ce qu'on lit au sujet des prophètes d'Israël :


" Les nebî’im créent la foi : ils voient et ils font voir, ils éprouvent et font éprouver, ils
imaginent et font imaginer. Ils ne pensent point, mais se donnent pour porte-parole des décrets
divins. Ils agissent par passion, par colère, par indignation19[19]. "

On voit que la doctrine de Spinoza concernant les prophètes d'Israël est fidèlement
transmise dans l'université française !

Nous avons vu, dans notre précédent travail, sur quelques points au moins, quel est le
contenu de l'enseignement des prophètes d'Israël. Nous avons noté aussi quelle est leur
méthode d'enseignement. Ils ne parlent pas une langue abstraite. Ils ne s'adressent pas à des "
lettrés ". Ils s'adressent au peuple d'Israël, et ils parlent une langue compréhensible pour ce
peuple composé de paysans, d'artisans, de bergers, de soldats.

Le rabbi Ieschoua, comme les prophètes hébreux d'autrefois, va utiliser, pour enseigner, la
technique du mâschâl. Le mâschâl, que le Nouveau Testament grec désigne par le mot
parabolè, rendu dans nos traductions françaises par parabole (ce qui est très éclairant...) et une
comparaison, une analogie, dont l'un des termes et une réalité sensible, expérimentale, offerte
à tous, donnée dans l'expérience commune, - et l'autre terme une réalité spirituelle, qu'il s'agit
précisément de faire connaître. Pour enseigner les choses spirituelles, les choses mystiques,
les lois ontologiques et ontogénétiques du royaume de Dieu qui et en train de se former, c'est-
à-dire les conditions ontologiques de la création d'une humanité nouvelle, sainte, habitée,
pénétrée, informée par la vie divine, les conditions de la divinisation, le rabbi Ieschoua
procède à partir des réalités expérimentales données dans la vie quotidienne. Il ne passe pas
par l'intermédiaire de l'abstrait pour aller au spirituel.

Il part du concret sensible pour aller au concret spirituel et mystique.

La différence, très importante, entre le mâschâl hébreu et l'allégorie, c'est que, dans le
mâschâl hébreu, le point de départ est toujours une donnée sensible concrète, une réalité
expérimentale quotidienne, offerte à la connaissance de tous, et jamais une réalité fantastique.
Tandis que, dans l'allégorie, l'un des termes peut être une composition fantastique, sans
fondement expérimental. Encore une fois, Ieschoua s'adresse à des paysans et à des ouvriers,
qui ont les pieds sur la terre. Il ne fait pas d'allégorie. Il procède à partir de l'expérience
commune.

Cette méthode d'enseignement des choses spirituelles se justifie dans l'univers de la pensée
biblique, puisque, selon la pensée biblique, la création tout entière est l'oeuvre de Dieu,
effectuée par la parole et la sagesse incréée de Dieu. Il n'est donc pas absurde, dans cette
perspective, d'utiliser les éléments sensibles, le pain, le vin, l'eau, la terre, l'huile, le sel, le feu,
etc., et les réalités de la vie quotidienne pour enseigner des réalités d'ordre spirituel.

Car les réalités sensibles ne sont pas, par elles-mêmes, privées de signification. Nous
sommes très loin, nous sommes aux antipodes de la conception platonicienne du sensible : le
sensible séparé de l'intelligible, l'intelligible séparé du sensible, le sensible privé par nature de
signification, d'intelligibilité.

Au contraire, dans l'univers de la pensée hébraïque, le sensible est par nature et par
constitution signifiant et porteur d'une substance intelligible.

Lorsque le rabbi Ieschoua utilise les réalités sensibles et les faits de la vie quotidienne pour
enseigner les musteria - les secrets que l'on se communique de bouche à oreille - de la genèse
du " royaume de Dieu ", c'est-à-dire de l'humanité divinisée, il s'appuie sur une analogie entre
la création présente, oeuvre de la Parole créatrice et incréée de Dieu, et la création à venir,
celle qui est en train de se faire, par l'oeuvre aussi de l'Enseignement qui vient de Dieu.

La première création, celle de la nature, était, selon la tradition hébraïque, l'oeuvre de la


Parole créatrice de Dieu. La seconde création, celle que Ieschoua est en train d'effectuer, est
aussi l'oeuvre de la parole créatrice. Mais, cette fois-ci, la parole s'adresse à des êtres qui
peuvent la recevoir ou ne pas la recevoir. C'est la différence entre l'histoire naturelle et
l'histoire humaine.

Les philosophes et les " lettrés " de formation gréco-latine s'y sont trompés, et ont
considéré avec mépris - le mépris don témoigne Émile Bréhier - ce rabbi juif qui prétendait
enseigne des vérités intelligibles en parlant du grain de blé qui tombe terre, du levain qu'une
femme met dans la pâte, du mouton qui e égaré, etc. Selon les " lettrés " de formation
occidentale, on ne parvient au spirituel qu'en passant par l'abstrait et le conceptuel le sensible
étant considéré par lui-même comme privé de contenu intelligible, privé d'information, - c'est
la thèse platonicienne qu'on retrouve au fondement de la Critique de la Raison pure
d'Emmanuel Kant.

Dans la méthode de l'enseignement évangélique, la parole ou pour parler grec, puisque cela
se porte, le logos, est communiqué par l'intermédiaire des réalités sensibles et concrètes.
L'enseignement est communiqué par et dans la réalité sensible, qui selon la pensée biblique,
est créée par la Parole et par l'Intelligence. En somme, on ne va pas de ce qui serait privé par
soi de signification et d'intelligibilité, à l'intelligible. On va de ce qui est par nature gorgé de
signification, la réalité sensible, à une autre réalité, une réalité ultérieure, que l'on veut
désigner, suggérer, enseigner.

Notons que si le rabbi Ieschoua s'y était pris autrement pour enseigner, d'abord il n'aurait
pas pu communiquer le contenu de son enseignement à des hommes et à des femmes qui
étaient des paysans, des artisans, des bergers, des soldats, mais non des " lettrés ". - Et de plus,
lorsque son enseignement va être traduit en toutes les langues humaines, s'il avait été exprimé
dans une langue savante, riche, complexe, dans une langue de " mandarin " fruit d'une longue
tradition et civilisation de lettrés, - comment son enseignement aurait-il pu être traduit et
communiqué, au cours des siècles, au paysan africain, au paysan chinois, au pêcheur irlandais,
au docker américain, au garçon de café de Paris ou de Londres ?

La pauvreté de la langue des Évangiles est la condition de sa capacité d'expansion


universelle. Parce que l'enseignement évangélique n'a pas été exprimé dans une langue
prisonnière d'une civilisation particulière très différenciée et riche, il peut être traduit et
communiqué en toutes les langues des hommes, aux plus pauvres des hommes. Si
l'enseignement évangélique avait été enfermé dans la richesse d'une langue trop évoluée, il
serait resté prisonnier de la culture et de la civilisation dans laquelle il serait né. Il n'aurait pas
été communicable à l'universalité des hommes. Il n'aurait pas pu être répandu sur toute la
surface de la terre, il n'aurait pas pu devenir " catholique ".

Nous verrons par ailleurs que cette pauvreté et cette simplicité dans les moyens
d'expression n'enlèvent rien à la richesse inépuisable et inépuisée du contenu intelligible
enseigné. En fait, il y a plus de richesse intelligible dans un grain de blé qui tombe en terre
que dans tous les discours abstraits. Et, nous le verrons, il est impossible de rendre, sans
perdre de la substance, le contenu intelligible des paraboles en les traduisant en langage
abstrait.
III. LE PRIVILÈGE DE LA PAUVRETÉ

Luc nous dit que le rabbi Ieschoua, au début de son activité missionnaire, entra un jour,
comme il en avait l'habitude, dans la synagogue de son village, Nazareth, et, comme
c'était l'usage, il fit la lecture à voix haute d'un texte de la bibliothèque sacrée. Ieschoua
choisit de lire un texte qui se trouve dans le rouleau des oracles du prophète Isaïe (du VIIIe
siècle avant notre ère). Le texte choisi ce jour-là n'est pas, en réalité, d'Isaïe lui-même, mais
d'un prophète inconnu postérieur à l'exil sans doute, du VIe siècle avant notre ère. Dans ce
texte, on trouve certains thèmes fondamentaux de ce que sera l'enseignement évangélique
: Ponélion (mâschâcb) par l'Esprit de Dieu, l'annonce (besoreta, euangellion) aux pauvres,
aux anawim, la guérison des malades, la libération des captifs... Ieschoua prend pour lui ces
thèmes du prophète anonyme du VIe siècle. Il va les accomplir, les réaliser concrètement :

Luc, 4, 16 : " Il vint à Nazareth, où il avait été élevé, et il entra selon son habitude, le
jour du sabbat, dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture. On lui donna le
rouleau du prophète Isaïe. Ayant déroulé le rouleau, il trouva l'endroit où il était écrit

Isaïe, 6I, I : " L'Esprit du Seigneur Yhwh et sur moi, parce que Yhwh m'a oint.

" Pour annoncer une heureuse nouvelle aux pauvres (anawim) il m'a envoyé, pour panser
ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer la libération aux déportés et aux captifs
l'ouverture des yeux... "

" Ayant roulé le livre, il le rendit à l'employé et s'assit. Et les yeux de tous, dans la
synagogue, étaient fixés sur lui. Il commença à leur dire : Aujourd'hui, cette écriture
est accomplie à vos oreilles... "

L'Évangile de Matthieu nous rapporte que le prophète du désert de Juda, Iohannan, qui
baptisait dans le Jourdain, et qui avait été arrêté et incarcéré, envoie à Ieschoua quelques-uns
de ses disciples pour l'interroger. Ieschoua leur répond en leur indiquant ce qu'il fait : il
guérit les malades et il enseigne les pauvres, ceux qui sont d'ordinaire négligés dans le
monde. C'est un signe pour Iohannan

Mat. II, 2 : " Iohannan entendit dans sa prison les actes (les oeuvres) du Meschiach. Il
lui envoya ses disciples et lui dit par leur intermédiaire : est-ce que toi tu es celui qui doit
venir, ou bien devons-nous en attendre un autre ?

" Ieschoua répondit et leur dit : allez et annoncez à Iohannan ce que vous voyez et ce
que vous entendez. Les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont
purifiés de leur lèpre et les sourds entendent, et les morts se lèvent et les pauvres reçoivent
l'heureuse annonce. Heureux celui qui ne trouvera pas en moi un obstacle sur lequel il
butera et tombera. "

Ieschoua a donc choisi, dans la tradition hébraïque, le genre de" messianisme " qui va
être le sien. Il va tout droit, directement, et d'abord, à ceux qui, dans le monde, sont au rebut,
ceux dont personne ne s'occupe : les pauvres, les malades, les éclopés, les affreux, les parias.
Parmi les doctrines que nous connaissons par d'histoire de l'humanité, le plus souvent les "
maîtres ", les " sages ", les " philosophes ", ceux qui enseignent, et veulent communiquer
une doctrine excellente, s'adressent à une élite, à une catie privilégiée, par la fortune et par
la culture. Platon a élaboré un système pyramidal de castes, en haut duquel se trouvent les
philosophes, et en bas, les travailleurs manuels. Pour Aristote aussi, la sagesse implique et pré
requiert le loisir. Le loisir des uns implique l'esclavage des hommes qui travaillent.

Voici, dans d'histoire de la pensée humaine, un " docteur " un " enseigneur " qui va droit
aux pauvres, aux parias, aux méprisés et aux humiliés, aux malades, aux éclopés, aux
prisonniers.

Dans l'ontologie hébraïque nous l'avons vu dans des travaux antérieurs, l'existant
particulier concret a un prix, une valeur. Les existants multiples ne sont pas une apparence
ni une illusion. Toute l'éthique, tout l'humanisme biblique et fondé sur cette conception de la
valeur de l'existant singulier, irremplaçable. C'est pourquoi le crime contre l'homme,
quel qu'il soit, et, selon la tradition hébraïque, le péché le plus grave, après l'idolâtrie. "
Tu ne tueras pas... "

Tout le monde connaît ce texte célèbre de la Bhagavad-Gîta dans lequel le dieu explique
à l'un des princes qui va entrer dans la bataille qu'il n'a pas à craindre de tuer, ni à
s'émouvoir.

" Si le tueur croit qu'il tue, si le tué croit qu'il est tué, ni l'un ni l'autre n'ont la vraie
connaissance : celui-ci n'est pas tué, l'autre ne tue pas... " disait déjà la Katha
Upanishad20[20]. La Bhagavad-Gîta développe : " Tu t'apitoies là où la pitié n'a que faire, et
tu prétends parler raison. Mais les sages ne s'apitoient ni sur ce qui meurt ni sur ce qui vit.
Jamais temps où nous n'ayons existé, moi comme toi, comme tous ces princes; jamais dans
l'avenir ne viendra le jour où les uns et les autres nous n'existerions pas. L'âme, dans son
corps présent, traverse l'enfance, la jeunesse, la vieillesse; après celui-ci elle revêtira de même
d'autres corps. Le sage ne s'y trompe pas... Les corps finissent; l'âme qui s'y enveloppe est
éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, ô Bhârata ! Croire que l'un tue, penser
que l'autre est tué, c'est également se tromper; ni l'un ne tue ni l'autre n'est tué. Jamais de
naissance, jamais de mort; personne n'a commencé ni ne cessera d'être; sans commencement
et sans fin, éternel, l'Ancien (= l'Ame) n'est pas frappé quand le corps est frappé. Celui qui le
connaît pour indestructible, éternel, sans commencement et impérissable, comment cet
homme, ô fils de Prithâ, peut-il imaginer qu'il fait tuer, qu'il tue ? Comme un homme dépouille
des vêtements usés pour en prendre des neufs, ainsi l'âme, dépouillant ses corps usés, s'unit
à d'autres, nouveaux. Le fer ne le blesse pas plus que le feu ne la brûle, ni l'eau ne la mouille,
ni le vent ne la dessèche. Elle ne peut être ni blessée, ni brûlée, ni mouillée, ni
desséchée21[21]. "
On voit par ces textes comment une métaphysique, une ontologie, et une anthropologie,
peuvent comporter des conséquences du point de vue de l'éthique et de l'humanisme. S'il est
vrai que le monde des existants multiples n'est qu'une apparence, s'il est vrai qu'en réalité seul
l'Un, le Brahman, existe; si l'âme humaine et par nature divine, si elle passe de corps en corps,
et si l'existence dans les corps est un exil, - alors en effet, tuer n'est pas quelque chose de
fondamentalement mauvais, ni même d'important. C'est un coup d'épée dans une illusion.
Dans le tissu des illusions, dans ce songe, dans cette apparence qu'et le monde de
l'expérience, je détruis un être ? Mais cet être, en tant que singulier, n'était lui -même
qu'apparence. Ce qui existe vraiment en lui, l'âme universelle, ne peut pas être détruit. Il n'y
a donc pas en réalité d'acte de tuer, il n'y a pas de mort, si par mort on entend
l'annihilation d'un être personnel, pas plus qu'il n'y a de naissance, si l'on entend par
naissance un réel commencement d'être. Car la naissance n'est qu'une " émergence ", au
niveau des apparences, d'un être qui existait déjà auparavant, qui existait depuis toujours.
Il n'y a pas de commencement d'être, il n'y a pas non plus de fin.

Dans la tradition de l'ontologie hébraïque au contraire, les êtres particuliers,


singuliers, personnels ont une existence réelle et non illusoire. Il en résulte que les détruire
ou les dégrader est un acte de portée ontologique. La naissance des êtres constitue un
véritable commencement. Elle n'est pas la chute d'une âme préexistante. Si la mort n'est pas
une annihilation, l'acte de tuer est cependant un crime, car l'existence humaine corporelle
dans ce monde est bonne et nécessaire. Elle n'est pas une apparence ni un malheur.

La Bhagavad-Gîta nous dit de ne pas prendre pitié. Nous verrons plus loin que le rabbi juif
Ieschoua enseigne au contraire l'excellence de la pitié, qui porte sur le malheur très réel, sur la
souffrance réelle, d'êtres distincts et personnels qui ne sont pas des illusions. L'absence de
pitié repose sur le sentiment que la souffrance des autres n'est qu'une apparence, un songe.

Le juif Ieschoua commence par soigner les malades. Il attache donc une importance à
leurs souffrances et à leurs infirmités. Il ne considère pas que cela soit négligeable ni
illusoire. Il s'occupe d'eux en médecin. Il soigne ce que, dans les anthropologies dualistes, on
appelle " le corps ", et ce qui, pour l'anthropologie hébraïque, est tout simplement
l'homme.

Il va vers les plus pauvres et il leur enseigne qu'ils ont, sans le savoir, un privilège, un
avantage :

Math. 5, I s. : " Voyant les foules, il monta dans la montagne. Il s'assit et ses disciples
(ceux qui apprennent de lui, ceux qui reçoivent de lui l'enseignement) s'approchèrent de lui. Il
ouvrit la bouche et il les enseigna en disant :

« Heureux les pauvres (en esprit)

Car à eux appartient le royaume des cieux.

" Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.


" Heureux ceux qui ont faim et soif (de la justice) car ils seront rassasiés22[22] ..."

Luc, 6, 20 : " Heureux, les pauvres, car vôtre et le royaume de Dieu.

" Heureux vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés "

Cette affirmation est non seulement paradoxale par rapport au système de valeurs
communément admis parmi les hommes, - ce sont les riches qui sont heureux, et les pauvres
sont malheureux, mais, bien plus, elle paraîtra scandaleuse à beaucoup, aujourd'hui surtout.
Car enfin, dire des hommes qui ont faim, qui souffrent de la misère jusqu'à en mourir,
qui sont opprimés, exploités, humiliés, dégradés en leur humanité, qu'ils sont heureux,
n'est-ce pas une dérision ? Dire que les pauvres sont heureux, n'est-ce pas apporter sa caution
à un ordre d'injustice, d'oppression, d'exploitation de l'homme par l'homme 23[23] ? N'est-
ce pas justifier, avec légèreté, la misère des victimes de l'état de choses qui sévit dans
l'humanité ? N'est-ce pas fournir aux riches, aux oppresseurs, une excuse inespérée ? N'est-ce
pas enlever aux pauvres la vigueur de la, colère et de la révolte nécessaire ? N'est-ce pas
endormir les pauvres, leur fournir une consolation illusoire, qui leur ôtera, s'ils s'y laissent
prendre, la volonté de sortir de leur état de pauvreté ?

La doctrine morale des prophètes d'Israël, ce qu'on peut appeler leur humanisme, est
caractérisé, on le sait, par un mot qui revient constamment dans leur bouche : la tsedaka, la
justice.

La justice, dans la langue et dans la pensée des prophètes hébreux, n’est pas seulement
d'ordre juridique. Elle comporte une richesse et une plénitude de sens qui débordent
largement le juridique. La justice, chez les prophètes, et, plus généralement dans la Bible
hébraïque, c'est la vérité ontologique d'un être, c'est-à-dire sa sainteté. Mais elle est aussi
exigence de justice humaine, concrète, condamnation des inégalités scandaleuses qui se sont
instaurées après que les enfants d'Israël se furent installés en terre de Canaan, condamnation de
l'accumulation des terres et des richesses, de l'exploitation des pauvres. Il suffit de relire
Amos, prophète du vin e siècle avant notre ère, Osée et Isaïe, au vin e siècle aussi,
Jérémie au vire siècle.

Lorsque le rabbi Ieschoua, qui se situe dans la tradition et dans la lignée des
prophètes d'Israël, enseigne : " Heureux les pauvres, les anawim», il ne veut certainement pas
justifier l’ordre d'injustice régnant, ni lui apporter sa caution, ni aucun encouragement.
La proposition " heureux les pauvres ", comporte vraisemblablement plusieurs niveaux de
signification et de vérité. Elle s'applique en divers ordres où elle se vérifie.

D'abord, dans l'ordre social et politique, les pauvres peuvent sans doute être dits "
heureux ", en ce sens qu'ils sont les vidimes, et non les oppresseurs, les exploiteurs, les
affameurs, les massacreurs. Lorsqu'on connaît la doctrine biblique concernant la colère de
Dieu, qui s'accumule, nous disent les prophètes, sur ceux qui massacrent, exploitent,
oppriment, avilissent l'homme, leur compagnon d'existence, on peut concevoir en quel sens,
pour commencer, le rabbi Ieschoua a pu dire que les pauvres, eux, étaient heureux.

Mais ce n'est pas tout.

La proposition complémentaire est fournie par Luc :

Malheur à vous, les riches, car vous avez reçu votre consolation.

" Malheur à vous, qui êtes remplis maintenant, car vous aurez faim... " (Luc, 6, 24.)

Nous parvenons ici, semble-t-il, à un niveau plus profond de signification et de vérité, qui
n'est plus seulement social et politique, mais existentiel et ontologique. Les riches sont dits"
malheureux car ils sont remplis, ils sont consolés, ils sont satisfaits, ils sont comblés.

La pauvreté, c'est le manque. La richesse, c'est la saturation,

Dans l'ontologie biblique, nous l'avons rappelé dans notre précédent ouvrage, la
thèse fondamentale dont tout le reste dépend — et c'est en cela que l'ontologie biblique
se distingue de l'ontologie de Parménide et de celle d'Aristote, — le monde, et tout ce
qu'il contient, ne constituent pas l'Être pris absolument, l'Être absolu, éternel, suffisant. Le
monde, et tout ce qu'il contient, sont bien de l'être, de l'être réel et non une apparence.
Mais cet être est radicalement insuffisant, du point de vue ontologique. Il dépend,
fondamentalement, d'un autre qui, lui, est l'Être absolu Le monde n'est pas Dieu, et Dieu
n'est pas le monde. L'ontologie biblique est une ontologie de la dépendance, qui s'exprime, on
sait, par la notion de création.

C'est cela qui fera tellement horreur à Spinoza et à Fichte : la notion de création, que
Fichte considère comme" l'erreur philosophique absolue ".

L'idolâtrie, nous l'avons vu aussi dans notre précédent essais, consiste essentiellement à
conférer aux êtres du monde des caractères ou des attributs qui ne conviennent qu'à Celui qui
est l'Être absolu. L'idolâtrie consiste à conférer une valeur, une dignité une importance
absolue, à ce qui n'est pas absolu, car unique est l'Absolu. Shema Israël, adonai eloheinou
adonaï ehad.

La richesse est effectivement, chez la plupart des hommes l'objet d'un culte idolâtre,
dans le secret de leurs coeurs. L'accumulation de la richesse est un effort pour échapper à
l'angoisse de la mort, à l'angoisse de l'instabilité et de l'insécurité, de la dépen dance, un
effort pour s'assurer contre le risque, une recherche de la consistance.

Dans l'histoire d'Israël, telle qu'elle a été repensée par les prophètes, en particulier Osée, la
vie nomade des origines a une signification existentielle et spirituelle privilégiée., La condition
nomade, c'est celle qui précède l'installation en terre de Canaan, et l'accumulation des terres et
des richesses. La vie nomade, c'est la condition de l'enfant d'Abraham selon l'esprit :
étranger et voyageur sur la terre.

Le riche est celui qui veut échapper à la condition nomade, qui est la condition
humaine, en construisant des villes, des palais, et en accumulant des richesses. Il perd ainsi de
vue quelque choses d'inhérent à la destinée humaine : sa condition voyageuse. L'homme et un
être inachevé, qui va quelque part. Il n'est pas bon pour lui qu'il s'installe. La richesse et une
tentative pour s'installer ici. C'est un refus du nomadisme.

Le riche, en s'enfermant dans ses palais, en s'entourant de ses richesses, de ses


collections, cesse d'être nomade. Il s'attache à ces richesses qu'il a accumulées. Il en et
prisonnier. Il voudrait qu'elles soient éternelles. Il voudrait ne pas mourir pour continuer d'en
jouir éternellement. Il n'est plus disponible pour le voyage.

Le pauvre, au contraire, par la force des choses, à cause de l'avarice des exploiteurs,
n'a plus rien à quoi s'attacher. Il est disponible. Il et prêt à voyager. Il reste nomade en son
âme. Il ne peut pas vouer un culte idolâtre à des richesses qu'il n'a pas. Il ne peut pas
s'installer, désirer de s'installer pour toujours, au milieu de richesses accumulées. Il et, du
point de vue existentiel et ontologique, en meilleure condition, eu égard au dessein que Dieu
a sur l'homme, que le riche. Il et davantage disponible pour s'engager dans ce chemin que
Dieu propose à l'homme.

Telle et, nous semble-t-il, et en fonction du dessein créateur et divinisateur de Dieu


en ce qui concerne l'homme, la raison pour laquelle le rabbi Ieschoua enseignait que le
pauvre et " heureux ". Le rabbi Ieschoua, lui, n'avait pas une pierre pour reposer sa tête,
nous disent les textes. Il est essentiellement celui qui a renoncé volontairement à toute
propriété. Il et le vagabond.

Dans la suite des siècles, on le sait, informés par l'enseignement du rabbi Ieschoua, des
hommes et des femmes, par milliers, vont choisir librement et volontairement la pauvreté,
afin d'être davantage disponibles au dessein créateur et divinisateur de l'Unique, pour eux-
mêmes et pour les autres. La pauvreté volontairement élue sera comprise comme
libération. Libération par rapport à quoi ? Par rapport à cette tentation d'idolâtrie, de
fétichisme, de fixation et d'installation mortelle - mortellement ennuyeuse -que constitue
l'accumulation des richesses.

Celui qui s'enferme dans les richesses accumulées n'est plus disponible pour le grand
dessein de la création. La richesse, selon l’enseignement du rabbi galiléen, constitue un
danger réel, un danger de fixation et donc de régression.

Entrer dans le " royaume de Dieu " n'est possible que si l'on est d'abord libéré de cette
fixation infantile et secrètement idolâtré à la richesse, qui est une installation dans le monde
présent.

Alors que Luc a sans doute rapporté le propos originel de Ieschoua : " Heureux les
pauvres... ", L’Évangile de Matthieu a vraisemblablement ajouté : " en esprit ". L'auteur de
cet Évangile a sans doute voulu marquer par là qu'il ne suffisait pas d'être pauvre en fait pour
avoir part à ce bonheur dont parle Ieschoua, mais qu'il faut d'une certaine manière consentir
librement à cette pauvreté, faute de quoi on serait un homme attaché aux richesses, fixé à elles,
mais privé par la force de la jouissance de ces richesses. Ieschoua demande au jeune homme
riche un consentement que celui-ci n'accorde pas. Il s'en va triste.

Nous donnons la traduction de l'histoire du jeune homme riche dans les trois relations que
nous en ont conservées les trois Évangiles appelés " synoptiques ", pour que le lecteur,
- supposé neuf - puisse comparer les trois récits du même événement :

Marc, I0, 17 : " Comme il sortait pour se mettre en route, quelqu'un accourut, se mit
à genoux devant lui, et lui demanda : Bon rabbi, que ferai-je pour hériter la vie éternelle ?

" Ieschoua lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Personne n'est bon, si ce n'est Dieu seul.
Tu connais les commandements : " Tu, ne tueras pas; tu ne commettras pas d'adultère; tu ne
voleras pas; tu ne feras pas de faux témoignage; tu ne feras de tort à personne; honore ton
père et ta mère. "

" L'autre lui dit : Rabbi, tous ces commandements, je les ai observés depuis ma jeunesse.

" Ieschoua le regarda et l'aima, et il lui dit : Une seule chose te manque. Va, vends ce que
tu possèdes et donne-le aux pauvres,' et tu auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi.

" Mais lui devint triste à cette parole et il s'en alla affligé. Car avait de grandes richesses.

" Ieschoua, regardant autour de lui, dit à ses apprentis : Combien difficilement, ceux qui ont
des richesses, entreront dans le royaume de Dieu !

" Les disciples furent frappés d'étonnement en entendant ses paroles.

« Et Ieschoua, de nouveau, insista et leur dit : Enfants, combien il est difficile d'entrer
dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille,
qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.

" Eux furent encore davantage stupéfaits. Et ils se disaient les uns aux autres : Mais
alors, qui peut être sauvé ?

" Ieschoua, les regardant, leur dit : Aux hommes cela et impossible, mais non pas à
Dieu, car tout est possible à Dieu. "

Mat. 19, 16 : " Quelqu'un s'approcha de lui et lui dit : Rabbi, maître, que ferai-je de
bon pour que je possède la vie éternelle ? Il lui répondit : pourquoi m'interroges-tu au
sujet de ce qui est bon ? Unique est celui qui est bon.

" Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements.


" L'autre lui dit : lesquels ? Ieschoua dit : le " tu ne tueras pas ; tu ne seras pas adultère;
tu ne voleras pas; tu ne rendras pas de faux témoignage; honore ton père et ta mère "; et
" tu aimeras ton compagnon comme toi-même. "

" Le jeune homme lui dit : tous ces préceptes, je les ai gardés. Que me manque-t-il encore?

" Ieschoua lui dit : si tu veux être parfait, va, vends ce qui est à toi et donne aux
pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Et puis viens ici, suis-moi.

" Ayant entendu cette parole, le jeune homme s'en alla attristé. Car il était possesseur de
grandes richesses.

" Ieschoua dit à ses disciples : vrai, je vous le dis, un riche entrera difficilement
dans le royaume des cieux. De nouveau je vous le dis : il est plus facile qu'un chameau
entre à travers le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.

" Entendant cela, les disciples furent frappés à l'extrême, et ils disaient : qui donc peut être
sauvé ?

" Ieschoua les regarda et leur dit : de la part des hommes, cela est impossible, mais de la
part de Dieu, tout est possible. "

Luc, 18, 18 : " Un personnage important l'interrogea en disant : Bon Maître, que dois-je
faire pour hériter la vie éternelle ?

" Ieschoua lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Pourquoi dis-tu que je suis bon ?
Personne n'est bon si ce n'est Dieu seul - Tu connais les commandements : Tu ne
commettras pas d'adultère; tu ne tueras pas; tu ne voleras pas; tu ne feras pas de faux
témoignage; honore ton père et ta mère. "

" Lui il dit : Tout cela, je l'ai observé depuis ma jeunesse.

" L'ayant entendu, Ieschoua lui dit : Il y a encore une seule chose qui te manque.
Tout ce que tu possèdes, vends-le, distribue le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les
deux. Et puis viens suis-moi.

" Lui, ayant entendu ces paroles, devint tout triste. Car il était très riche.

" Le voyant, Ieschoua dit : Combien difficilement, ceux qui possèdent des richesses,
entrent dans le royaume de Dieu.

" Car il est plus facile à un chameau d'entrer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche
d'entrer dans le royaume de Dieu.

" Ceux qui avaient entendu dirent : Mais alors, qui peut être sauvé ?

" Et lui il dit : ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu.
On voit, par ces textes, qu'il s'agit ici de bien autre chose que d'un problème social et
économique. Il s'agit d'un problème d'ontologie, plus précisément d'ontogenèse. Le riche
est encombré par la richesse à laquelle il est attaché. Il ne peut pas, dans cet état, entrer dans
l'économie de cette aventure déchirante qu'est la genèse d'une humanité nouvelle, capable
de prendre part à la vie divine. Il est fixé à sa richesse comme l'enfant est fixé à sa mère. Pour
devenir adulte, il faut savoir quitter son père, sa mère, et ses richesses.

Ayant assisté au dialogue entre le rabbi Ieschoua et le jeune homme riche, Kêphâ, c'est-à-
dire " Pierre ", dit à son rabbi :

" Voici, nous, nous avons tout laissé, et nous t'avons suivi. Qu'en sera-t-il donc
de nous?

" Ieschoua leur répond : Vrai, je vous le dis, à vous qui m'avez suivi : dans le monde de
la nouvelle création, lorsque le Fils de l'homme sera assis sur le trône de sa gloire,
vous serez assis vous aussi sur les douze trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël.

" Et tout homme qui a laissé des maisons, ou des frères, ou des soeurs, ou son père, ou
sa mère, ou des enfants ou des champs (Luc : ou une femme) à cause de mon nom
(Marc : et à cause de l'évangile; Luc : à cause du royaume de Dieu) - celui-là recevra bien
plus (Marc : le centuple dans la création présente : des, maisons, et des frères et des sœurs
et des mères et des enfants et des champs, avec des persécutions), et dans la durée qui
vient, la vie éternelle. " (Mat. 19, 27; Marc, 10, 28; Luc, 18, 28.)

Le rabbi Ieschoua ne demande pas de renoncer librement à la richesse et à la


propriété pour aboutir finalement au vide, et au néant. Il recommande de renoncer
aux richesses afin d'atteindre à une richesse multipliée infiniment. Ce qu'il vise, ce n'est
pas le néant, mais l'être. Ce qu'il enseigne, ce n'est pas le sacrifice pour le plaisir du sacrifice,
mais les conditions existentielles et ontologiques pour accéder à une richesse infiniment plus
grande.

Et cette multiplication de la richesse et de l'être, de la vie, dont il enseigne les


conditions, n'est pas renvoyée purement et simplement à " l'au-delà ", comme feignent de
le penser les caricatures du christianisme qui traînent dans les rues. C'est dès ce
monde-ci, dès la création présente, que celui qui a tout quitté pour suivre les
appels de la Parole créatrice, trouve un enrichissement sans commune mesure avec
ce qu'il a quitté. C'est dire que l'enseignement du rabbi, sur ce point, est vérifiable,
dans l'expérience, et dès maintenant.

C'est dire aussi que le " royaume de Dieu " dont parle le rabbi, n'est pas une réalité
imaginaire promise à des dupes ou des malades pour " l'au-delà " et " l'arrière monde
" comme dira Nietzsche. Dans la pensée du rabbi, le royaume de Dieu est en formation,
en genèse, en ce moment, dès ici-bas, dans la durée présente. Car le royaume de Dieu
qu'enseigne le rabbi n'est rien d'autre, nous semble-t-il, que l'humanité nouvelle
pénétrée par la vie et la Pensée de Dieu au point d'être réellement transmutée,
assumée, divinisée, sans confusion des natures ni des personnes. Ce royaume est en
germe dans l'existence présente. Et le code de ce germe, la norme génétique de ce germe,
c'est justement l'enseignement du rabbi galiléen.
Il n'y a pas d'une part, comme le répètent les caricatures, la " vallée de larmes " d'ici-bas, le
règne de l'injustice, auquel il faudrait se résigner, - et puis d'autre part, après, la mort, le "
paradis ", mythe et opium qui sert à endormir les opprimés et les imbéciles. Cette
dichotomie, c'est celle que présente Nietzsche, et aussi celle que présentent ceux qui se
disent eux-mêmes révolutionnaires. Cette représentation en tout cas ne concerne pas, ne
concerne aucunement, l'enseignement du rabi galiléen. Lui, il enseignait, ce qui est très
différent, que la création actuelle, présente, est inachevée, et qu'il est venu achever
l'humanité inachevée en introduisant en elle un enseignement qui est une semence. A
l'intérieur de l'humanité présente, à l'intérieur de la création présente une autre création,
nouvelle, et en train de se former, de se constituer, qu'il appelle " le règne de Dieu ". Non
pas dichotomie donc, ni relations extrinsèques, mais au contraire immanence de la parole, de
l'enseignement, de la vie de Dieu dans l'humanité, pour l'informer du dedans et la créer
nouvelle.

Le rabbi Ieschoua ne demande pas de ne pas thésauriser du tout, il ne demande pas de


renoncer purement et simplement à la passion, au désir de la richesse, de la sécurité. Il fait
remarquer que la recherche des richesses ici, dans la condition présente, est illusoire. La
sécurité que l'on cherche, on ne la trouve pas, en fait. Cet absolu que l'on recherche
secrètement dans la richesse et dans le trésor que l'on amasse, on ne le trouve pas dans ce
trésor.

Le rabbi ne tente pas d'annihiler, de déraciner purement et simplement le désir de richesse


et de sécurité. Il ne cherche pas à tuer le désir d'absolu qui se manifeste dans la recherche du
trésor inépuisable et inusable. Il s'efforce d'orienter autrement ce désir, de l'orienter vers sa
fin normale, de détourner ce désir naturel de la fin anormale vers lequel il s'était orienté,
dans lequel il s'était fourvoyé, et de l'orienter autrement. Il ne détruit pas, il régénère, comme
un jardinier patient qui redresse délicatement, et sans l'abîmer, encore moins la
déraciner, une plante tordue. Le rabbi prend le désir de l'homme du dedans, et au lieu de le
condamner, il le redresse et l'oriente d'une manière correcte :

Mat. 6, 19 : " Ne thésaurisez pas pour vous des trésors sur la terre, là où le ver et la
rouille détruisent, et là où les voleurs minent et volent.

" Mais thésaurisez-vous des trésors dans le ciel, là où ni le ver ni la rouille ne détruisent,
là où les voleurs ne minent ni ne volent.

" Car là où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur. "

Luc, 12, 33 : " Faites-vous des bourses qui ne vieillissent pas, un trésor perpétuel dans
les cieux, là où le voleur ne s'approche pas, et où la teigne ne ronge pas.

" Car là où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. "

On voit par cet exemple déjà à quel point le rabbi est humain, très humain. Il n'a rien de
cette sévérité inhumaine, de cette dureté, qui caractérise certaines doctrines qui sont pourtant
l’oeuvre d'hommes. Jamais il ne détruit. Jamais il n'éteint la mèche qui fume encore. Toujours
il cherche à faire revivre ce qui peut encore vivre. Il ne condamne rien de ce qui est
fondamentalement humain. Il veut simplement libérer et guérir, c'est-à-dire rendre humain
davantage.

Le rabbi fait appel au bon sens paysan, à l'intérêt bien compris. A quoi vous sert
d'accumuler des richesses, des trésors, et d'y chercher la sécurité absolue, la consistance, alors
que nous vivons dans un monde où il y a des voleurs, où il y a de l'usure, et dans lequel, cet
absolu de sécurité que vous cherchez, vous ne pouvez pas le trouver ?

Luc, 12, 15 : " Gardez-vous de toute cupidité avaricieuse, " car dans la surabondance,
la vie, pour un homme, ne provient pas de ce qu'il possède.

" Il leur dit le mâschâl : D'un homme riche, la terre avait beaucoup rapporté. Et il
raisonnait en lui-même en disant : que ferai-je ? Car je n'ai pas où ramasser les fruits de mes
récoltes. Et alors il dit : Voici ce que je vais faire. Je démolirai mes greniers et j'en bâtirai de
plus grands, et j'amasserai là tout mon blé et tous mes biens, et je dirai à mon âme : Ame, tu
possèdes de grands biens déposés pour de nombreuses années; repose-toi, mange, bois,
réjouis-toi. - Dieu lui dit : insensé, cette nuit même, ils redemandent ton âme. Ce que tu as
préparé, pour qui cela sera-t-il ? –

Ainsi en et-il de celui qui thésaurise pour lui-même et qui ne s'enrichit pas pour Dieu.
"

On peut discuter de la question de savoir si, aux environs de l'année 29 de notre ère,
le rabbi palestinien Ieschoua a ou non guéri des aveugles, des paralytiques, des
mélancoliques, etc. Mais ce qu'on ne peut contester, si l'on y regarde de près, c'est que
l'enseignement évangélique, aujourd'hui, est capable de guérir - et il le fait - ceux qui
sont psychiquement malades, parce que fixés d'une manière infantile et angoissée à la
richesse, dont ils ont fait leur dieu, leur absolu. L'enseignement du rabbi est capable de
guérir de cette maladie-là. Il exerce de fait, depuis bientôt vingt siècles, une action
thérapeutique à cet égard et sur ce point Ieschoua est aujourd'hui et actuellement, par
son enseignement, un psychothérapeute.

Le royaume de Dieu, disait le rabbi, et un trésor. Celui qui le trouve vend tout ce qu'il a
pour l'acquérir. - On le voit, de nouveau, il ne s'agit pas de prêcher le
désintéressement absolu ce qui serait inhumain. Il s'agit d'enseigner où se trouve l'intérêt
bien compris :

Mat. 13, 44-46 : " Le royaume des cieux est semblable à u trésor caché dans un
champ.

" Un homme l'a trouvé et l'a caché, et, de joie, il s'en va et vend tout ce qu'il a, et il achète
ce champ.

" De nouveau le royaume des cieux est semblable à un mar chand qui recherche de
belles perles. Il trouve une perle de grand prix, il s'en va, il a vendu tout ce qu'il avait, et il a
acheté la perle précieuse...

La doctrine du rabbi n'a rien d'étroit, d'étriqué, de crispé, de pénible. Le rabbi


recommande la pauvreté consentie, pour là liberté, mais il ne condamne pas les gestes où
le luxe, la surabondance, - ce qu'on appelle en français " faire une folie " – exprime l'élan de la
tendresse. Il n'est pas avare. On ne peut même pas dire qu'il soit " économe " : Il et libre à
l'égard de l'argent, de toutes manières :

Mat. 26, 6 : Alors que Ieschoua était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, une
femme s'approcha tenant un vase d'albâtre d'un parfum d'un grand prix, et elle le
versa sur sa tête, pendant qu'il était à table.

" Ce que voyant, les disciples s'indignèrent et dirent : pourquoi donc un tel gaspillage une
telle perte ? Car ce parfum pouvait être vendu un grand prix et donné aux pauvres.

" Connaissant (leur indignation et leurs propos) Ieschoua leur dit : Pourquoi faites-vous
de la peine à cette femme ? Elle a opéré une oeuvre belle à mon égard. Car toujours vous
aurez les pauvres avec vous. Mais moi, vous ne m'aurez pas toujours. "

Si l'on compare l'enseignement de Ieschoua concernant la pauvreté avec le point de vue du


révolutionnaire, que trouvons-nous ?

D'abord, des analogies, des ressemblances, une coïncidence sous certains aspe&s.
Ieschoua, comme les grands prophètes hébreux du VIIIe, VIIe et VIe siècle avant notre
ère, et comme le révolutionnaire d'aujourd'hui, condamne l'injustice, l'oppression de
l'homme par l'homme, le crime contre l'homme qui se perpètre chaque jour, par les
conditions de travail, les conditions de vie qui sont imposées aux hommes et aux femmes
victimes d'un ordre social et politique inhumain. Comme les grands prophètes d'Israël et
comme les révolutionnaires d'aujourd'hui, Ieschoua a pris parti pour les pauvres, pour les
opprimés, pour les victimes.

Voilà pour les ressemblances. Comme le révolutionnaire, Ieschoua va droit à ceux


qui sont victimes de l'ordre d'injustice régnant. Ieschoua a adopté le mode de vie des pauvres,
des plus pauvres, librement.

Mais les différences sont non moins évidentes. Le révolutionnaire d'aujourd'hui comme
celui d'hier travaille à organiser effectivement la révolte des opprimés contre leurs
oppresseurs. Il cherche à libérer le peuple opprimé de sa servitude économique et politique,
ou plutôt il s'efforce de lui apprendre à se libérer lui-même. Cela, apparemment, Ieschoua
ne l'a pas fait. Pas plus qu'il n'a pris la tête du front de libération nationale juif pour libérer
sa patrie du joug de l'occupant romain, Ieschoua n'entreprend d'organiser la révolte des
pauvres contre ceux qui sont responsables de cette pauvreté inique. Bien plus, Ieschoua
dit aux pauvres qu'ils sont " heureux ". N'est-il pas dangereux de tenir de tels propos ?
N'est-ce pas, encore une fois, ôter aux pauvres le nerf de la révolte, amollir leur énergie
révolutionnaire, les attirer dans une forme religieuse et mythique de résignation, en somme
c
ontribuer à maintenir l'ordre établi de l'injustice ?

Nous retrouverons plus loin ce même problème, lorsque nous aborderons la doctrine de
Ieschoua concernant la paix et la guerre. Ieschoua n'a pas entrepris de faire la guerre, ni contre
l'occupant romain ni contre les exploiteurs du peuple. Le révolutionnaire lui, estime qu'il
faut faire la guerre aux exploiteurs et aux occupants, qui sont aussi des oppresseurs. Là et la
première différence.
Au jeune homme riche qui vient le questionner, nous l'avons 1u Ieschoua conseille de
vendre ses biens et de distribuer l'argent aux pauvres, afin de le suivre. C'est cela la perfection.
Le jeune homme, nous dit le texte, s'en va tout triste, parce qu'il avait de grands biens.
Marc nous dit que Ieschoua " le regarda et l'aima ". Ce que Ieschoua propose au jeune homme
riche, c'est une méthode, une voie, pour que ce jeune homme réalise ce qui et le meilleur
pour lui. Ieschoua vise le bien de cet homme. Il ne lui fait pas violence. Il ne le force pas. Il
n'exige pas, et d'ailleurs, humainement parlant, il n'en a pas les moyens. Ieschoua s'intéresse
en somme à la personne, à la destinée, au développement humain de cet homme, et il lui
conseille ce qui est le meilleur pour lui.

Le point de vue du révolutionnaire et tout autre. Le révolutionnaire ne se soucie pas, au


premier abord tout au moins, du bien, du développement humain, de l' " ontogenèse " du
riche et de l'exploiteur, ni de la perfection de l'oppresseur. Le révolutionnaire se soucie des
pauvres et des exploités, pour les libérer de servitude à laquelle les soumet le riche. Le
révolutionnaire n’a pas l'idée de conseiller au riche de vendre ses biens et de distribuer ses
richesses aux pauvres, pour son bien à lui, le riche. Le révolutionnaire entreprend d'arracher
au riche des propriétés, des privilèges, qu'il estime abusifs, injustes. Ce qui intéresse le
révolutionnaire, ce n'est d'ailleurs pas d'obtenir de tel riche possédant particulier qu'il
distribue ses propriétés à ses ouvriers, comme un don. Ce qui l'intéresse, c'est de
transformer radicalement le système économique injuste, dans lequel, qu'il soit
individuellement généreux ou rapace, le possédant exerce forcément un rôle néfaste qu'il
le veuille ou non.

Éventuellement, et ultérieurement, le révolutionnaire reconnaîtra volontiers que même


pour le riche, le possédant, le " capitaliste " comme on dit, le système économique injuste
qui règne sur le monde est " aliénant ", néfaste. La révolution sera finalement libératrice
aussi pour lui. Mais l'objectif premier du révolutionnaire n'est pas de guérir le riche
exploiteur de cette maladie qu'est la manie d'accumuler des richesses. Son objectif est de
libérer le pauvre de sa misère et de lui rendre sa dignité d'homme.

L'objectif, le but, de Ieschoua, est de communiquer à l'humanité entière, pauvres et riches,


exploiteurs et exploités, une information créatrice, libératrice, régénératrice. L'objectif du
révolutionnaire est de libérer le pauvre et l'exploité de l'emprise de l'esclavagiste. Les deux
points de vue, les deux objectifs, ne s'opposent pas l'un à l'autre. Ils sont différents et peuvent
éventuellement se compléter. La volonté de libérer un peuple, une classe sociale, de la
servitude politique et économique, est en soi bonne et juste, puisqu'elle vise à redonner à
l'homme la dignité humaine. Spontanément le révolutionnaire parlera le langage de la
rédemption, du rachat, de la libération, pour définir son effort. Le problème et la
difficulté, du point de vue chrétien, porteront sur les moyens utilisés pour libérer un peuple
ou une classe sociale de la servitude. Nous retrouverons cette question plus loin. On peut
admettre que la révolution, dans la mesure où elle a réellement pour but de libérer l'homme,
entre dans le dessein de la rédemption. Elle en et un élément. Mais la révolution par elle-
même ne constitue pas toute la rédemption. Car la rédemption, dans sa signification
théologique, c'est beaucoup plus que la libération économique, politique, sociale. C'est une
guérison et un achèvement de l'homme dans une direction qui le conduit au-delà de l'homme.

Ieschoua n'a pas pris lui-même l'initiative d'une action révolutionnaire. Peut-on dire pour
autant que, concrètement, matériellement, il n'ait rien fait pour les pauvres ? Nous ne le
pensons pas. Car ce n'est pas seulement la destruction des structures économiques et politiques
régnantes, pour une reconstruction nouvelle, qui est révolutionnaire. L'enseignement, la
pensée aussi peuvent être révolutionnaires et efficaces, finalement, dans l'ordre de la réalité
concrète, et cela le révolutionnaire le sait. Ieschoua a apporté un enseignement qui a été
révolutionnaire parce qu'il a transformé du dedans, depuis bientôt vingt siècles, des
multitudes d'hommes et de femmes, lesquels ont, parce qu'ils étaient eux-mêmes
intérieurement transformés, transformé chacun à sa place les structures sociales,
économiques et politiques. Le révolutionnaire d’aujourd’hui, qu'il le sache ou non, qu'il le
veuille ou non, est informé par l'enseignement évangélique. Lorsque le disciple de
Ieschoua, Schaoul de Tarse, a déclaré : " Il n'y a plus ni esclave ni homme libre " (Gal. 3, 28),
il a opéré dans l'ordre de la pensée et au niveau des principes une révolution dans la mentalité
antique, révolution qui a porté ses fruits et qui continue d'être opérante aujourd'hui. Même si
Schaoul n'a pas pris la tête d'un mouvement insurrectionnel comme Spartacus, il a lancé une
idée qui par elle-même a été et reste révolutionnaire, jusqu'à la fin des temps.
IV. LE SOUCI

Le rabbi Ieschoua enseignait à ne pas être prisonnier du souci :

Mat. 6, 24 : " Personne ne peut servir deux maîtres. Ou bien en effet il haïra l'un et
aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez pas
servir Dieu et Mammon. C'est pourquoi je vous le dis : ne vous faites pas du souci
pour votre âme, savoir quoi vous mangerez ou quoi vous boirez, ni pour votre
corps : de quoi vous le vêtirez. Est-ce que l'âme n'et pas plus que la nourriture, et
le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel, vous voyez bien qu'ils
ne sèment pas, ils ne moissonnent pas et ils n'amassent pas dans les greniers, et votre
père qui est dans les cieux les nourrit. Est-ce que vous, vous ne valez pas beaucoup
plus qu'eux ? Qui d'entre vous, en se faisant du souci, peut ajouter à sa taille une seule
coudée ? Et au sujet du vêtement, pourquoi vous faites-vous du souci ? Observez les
lis des champs, comment ils poussent; ils ne travaillent pas et ils ne filent pas. Or je
vous le dis : pas même Salomon dans toute sa gloire n'a été vêtu comme l'un
d'entre eux. Si donc l'herbe des champs, qui existe aujourd'hui et qui demain sera jetée au
four, Dieu l'habille ainsi, est-ce qu'il ne fera pas beaucoup plus pour vous, hommes
de peu de foi ? Ne vous faites donc pas de souci en disant : que mangerons-nous ? ou
bien : que boirons-nous ? ou encore : qu'et-ce que nous allons nous mettre ? (avec
quoi allons-nous nous habiller ?). Toutes ces choses-là, les païens les recherchent. Il le
sait, votre père qui est dans les cieux, que vous avez besoin de toutes ces choses.
Recherchez d'abord le royaume (de Dieu) et sa justice, et toutes ces choses vous seront
données par surcroît. Ne vous faites donc pas de souci pour le lendemain. Le
lendemain prendra soin de lui-même. Suffit, à chaque jour, sa peine. "

Cette doctrine de l'insouciance, l'une des caractéristiques de l'enseignement, de


l'esprit évangélique, est, comme la doctrine de la pauvreté consentie, paradoxale par
rapport au système de valeurs communément admis, et sans doute scandaleuse
pour l'homme moderne, qui se soucie pour beaucoup de choses : l'accumulation des
richesses, l'augmentation du confort, la santé et la maladie, la guerre et la paix, et
finalement la mort. Des philosophes, depuis Pascal jusqu'à Heidegger, enseignent, on
le sait, que c'est pour échapper au souci de la mort que l'homme bavarde, joue, se
divertit et " fait des affaires " : pour oublier.

L'insouciance préconisée par le rabbi Ieschoua apparaîtra certainement comme


scandaleuse à l'homme moderne qui s'efforce d'accumuler les assurances contre tous les
risques, les risques d'accidents, les risques d'incendie, les risques de vol, les risques
de maladie et les risques de mort. L'insouciance évangélique apparaîtra comme
dangereusement utopique à l'homme moderne qui planifie, prévoit, calcule, fait
des économies et s'efforce de ne laisser rien au hasard.

Nous ne chercherons pas à dissimuler ni à diminuer ce scandale.


Nous notons simplement le fait que l'enseignement du rabbi Ieschoua se trouve
sur ce point en opposition avec ce qu'on peut appeler " la mentalité " ou " l'état d'esprit "
modernes.

Remarquons aussi qu'une ontologie et une théologie se trouvent à l'arrière-fond de


cette doctrine évangélique de l'insouciance. Cette doctrine et fondée sur une
certaine conception de Dieu, sur l'idée d'abord que le monde n'et pas seul, que nous
ne sommes pas, comme l'enseigne Heidegger, des êtres " jetés dans le monde ". Le
monde n'et pas " en trop ". L'homme n'est pas une " passion inutile ". Dans les
philosophies selon lesquelles l'existence du monde et l'existence de l'homme sont "
absurdes "parce que dépourvues de tout fondement rationnel, l'angoisse provient de
ce que l'homme découvre cet être-pour-la-mort. La mort est identifiée,
arbitrairement, — c'est une pétition de principe, — avec l'annihilation. L'être-pour-
la-mort et donc un être pour le néant. L'angoisse, c'est le pressentiment du néant
auquel nous sommes condamnés. L'homme se soucie, dans ce monde absurde, parce
qu'il se considère comme seul et abandonné.

Selon l'ontologie hébraïque, on le sait, le monde n'et pas le seul être, et


l'existence du monde n'est pas absurde. Le monde n'et pas " en trop ". L'homme, dans
le monde, n'est pas " jeté ". Et il n'est pas seul. L'insouciance évangélique, on peut le
constater par le texte que nous avons traduit, repose sur la doctrine de Dieu
enseignée par les prophètes d'Israël et reprise par Ieschoua. Non seulement Dieu et
créateur du ciel et de la terre, mais il et, pour l'homme, comme un père. Ce qui
fonde la doctrine évangélique de l'insouciance, c'est la doctrine de la paternité de
Dieu24[24].

Si l'on n'admet pas cette ontologie et cette théologie hébraïques, alors il faut en
effet se faire du souci. Si l'homme et un accident fortuit survenu par hasard dans
un monde qui existe nul ne sait comment ni pourquoi, et qui devrait ne pas
exister, alors il y a lieu de se faire du souci et de s'angoisser. On peut d'ailleurs aussi bien
soutenir que, à partir du moment où l'on a découvert l'absurdité fondamentale du
monde et de l'existence humaine, ce n'et plus la peine de se faire du souci. Quand
on a perdu une partie, — et dans cette perspective elle était perdue d'avance — ce
n'est plus la peine de s'abîmer dans l'angoisse. Mangeons et buvons, car demain
nous mourrons.

Notons encore que le rabbi Ieschoua ne prône pas l'oisiveté ni la paresse,


comme certains philosophes cyniques. Il admet le travail, et il vit dans un monde de
travailleurs manuels. Cela n'est pas en question. Un des disciples les plus prestigieux
du rabbi Ieschoua, le rabbin pharisien converti Schaoul de Tarse, Paul de son
surnom romain, écrira pour recommander le travail et rappeler la nécessité humaine
du travail. Mais Ieschoua n'attribue pas au travail cette importance première qui souvent
lui et conférée dans notre civilisation. Le travail n'est qu'un moyen, il ne saurait être
une fin en soi. Il ne doit pas devenir une aliénation. Il existe une manière non
chrétienne de travailler, dans laquelle le souci, l'an goisse sont profondément investis.
Il existe une manière chrétienne de travailler, qui remet le travail à sa place, qui n'est pas
la première, Le schabbat, dont nous aurons à reparler, a pour fonction, nous
semble-t-il, dans la Torah du judaïsme, de rappeler que la fin de l'homme, ce n'est
pas le travail, et que la vie contemplative et première.

Le rabbi Ieschoua a fait savoir aux hommes qui recevaient son enseignement — ceux
qu'on appelle les « disciples » — qu'ils seraient persécutés, accusés, condamnés,
châtiés, à cause de l'enseignement de leur rabbi qu'ils essaieront de communiquer.
C'est, nous l'avons vu dans notre précédent essai, une loi de l'existen ce prophétique :
le prophète est persécuté à cause de l'enseignement qu'il tente de communiquer. Il
rencontre une résistance violente, souvent féroce, de la part des hommes qui ne
veulent pas recevoir cette information nouvelle.

Le rabbi Ieschoua n'a laissé à cet égard aucune illusion aux hommes qui
apprenaient de lui. Il leur a fait savoir que lui-même subirait, volontairement et
librement, cette loi de l'existence prophétique, jusqu'à la mort incluse. Et il leur a
annoncé qu'eux-mêmes, s'ils étaient fidèles, et s'ils voulaient faire connaître l'ensei -
gnement de leur rabbi, auraient à subir cette loi du monde humain.

Lorsque vous serez accusés et lorsque vous serez interrogés, disait le rabbi aux
hommes qui apprenaient de lui, ne vous faites pas de souci pour savoir ce que vous
allez dire. Ne " préparez " pas votre discours. Ayez confiance en l'inspiration du
moment. Encore une doctrine du non-souci :

Mat. 10, 17 : " Ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous flagelleront dans leurs
synagogues, et devant les gouverneurs et les rois vous serez conduits, à cause de
moi, pour être témoins, à leur égard et à l'égard des nations païennes.

" Lorsqu'ils vous livreront, ne vous faites pas du souci pour savoir comment
vous parlerez ou ce que vous direz. Car vous sera donné, à cette heure-là, ce que, vous
aurez à dire. Car ce n'est pas vous qui parlerez, mais ce sera l'esprit de votre père qui
parlera en vous. "

Marc. 13, 11 : " Lorsqu'ils vous conduiront, vous ayant livrés, ne vous faites pas
du souci à l'avance pour savoir ce que vous direz. Car ce n'est pas vous qui parlerez,
mais l'esprit saint. "

Luc, 12, 11 : " Lorsqu'ils vous conduiront dans les synagogues, ou vers les magistrats et
vers les autorités, ne vous faites pas du souci pour savoir comment ou quoi vous
direz pour vous défendre. Car l'esprit saint vous enseignera dans cette heure -là ce
qu'il faut dire. "

L'esthétique de l'Évangile est liée, nous semble -t-il, à cette doctrine du non-
souci, à cette insouciance. Parmi d'autres traits de l'enseignement évangélique, c'est cette
insouciance qui constitue le climat, l'atmosphère proprement évangélique, tellement
différente de l'atmosphère luthérienne et kantienne. Le contraire de la rigidité, de la sévérité,
de l'austérité. Une grâce, au contraire, qui tient à la liberté par rapport au souci :
Luc, 10, 38 : " Il entra dans un village. Une femme, dont le nom était Martha, le
reçut dans sa maison. Et elle avait une soeur, appelée Mariam, et celle-ci s'était
assise aux pieds du Seigneur, et elle écoutait sa parole.

" Martha était occupée par les soins multiples du service.

" Elle s'arrêta, et dit : Seigneur, cela t'est égal que ma soeur me laisse seule pour faire
le service ? Dis lui donc qu'elle vienne m'aider.

" En réponse le Seigneur lui dit : Martha, Martha, tu te préoc cupes, tu te soucies,
et tu te troubles pour beaucoup de choses. Or il n'est besoin que de peu de choses, ou
d'une seule. Mariam a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée. "

Plus tard, lorsqu'il traitera du mariage et du célibat, Schaoul, le rabbin pharisien


converti à la doctrine de Ieschoua, mettra encore en avant la doctrine évangélique
du souci et de l'insouciance pour recommander de vivre comme lui, Schaoul, non marié :

" Je veux que vous soyez sans souci. Celui qui n'est pas marié se soucie des choses
du Seigneur, comment il plaira au Seigneur; tandis que celui qui s'est marié se soucie
des choses du monde, comment il plaira à sa femme, et il et divisé. Et la femme non
mariée et la vierge se soucie des choses du Seigneur, afin d'être sainte et quant au
corps et quant à l'esprit; celle qui s'est mariée se soucie des choses du monde, comment
elle plaira à son mari... " (I Cor. 7, 32).

On le voit peut-être, du point de vue psychologique, la doctrine du rabbi Ieschoua


de Nazareth ne va pas du tout dans le sens de l'angoisse ni du tourment. L'atmosphère
luthérienne, l'atmosphère kierkegaardienne, n'est pas l'atmosphère évangélique. Le disciple de
Ieschoua, normalement, ne doit pas être un homme de l'an goisse, du souci, de la
crainte et du tremblement. Normalement, comme l'a enseigné Ieschoua, et après lui
Schaoul-Paul, il doit être en paix. Il ne doit pas être tourmenté. C'est un des
caractères, l'une des marques, l'un des critères, de l'esprit évangélique, ce à quoi on
le reconnaît.
V. LA DOUCEUR ET LA PUISSANCE

Le rabbi Ieschoua enseignait qu'il existe un privilège de la douceur, il


enseignait l'excellence de la douceur. La douceur, enseignait-il, est puissance, car
finalement c'est elle qui sera victorieuse et qui dominera sur la terre :

Mat. 5, 5 : " Heureux les doux, car ils possèderont la terre."

Là encore, paradoxe, et paradoxe violent, si l'on ose dire, car il est entendu que
ce sont les violents, et non pas les doux, qui ont conquis le monde et qui le dominent.
Les doux, ce sont les agneaux, les moutons que l'on conduit à la boucherie, et qui
bêlent. Le christianisme, nous dit-on, est détestable, car il prône une humanité
bêlante, un pacifisme bêlant. La douceur, encore une de ces " vertus " de faibles et de
femmelettes.

Il n'est pas facile de parler de la douceur après Nietzsche, et après bien d'autres,
qui ont fait l'éloge de la violence.

Sous diverses influences, on est convenu d'identifier la force, la puissance, à la


violence, la douceur à la faiblesse. Le paradoxe évangélique consiste à prétendre qu'au
contraire c'est la douceur qui et puissante, que la puissance véritable est douce, et
non violente.

Qui a raison ?

Il conviendrait d'examiner de près la question de savoir s'il est vrai que la force
en elle-même, la puissance, sont identiques à la violence, et si la douceur est
faiblesse et impuissance. Les femmes d'expérience disent parfois que l'homme
vraiment puissant est doux, et que l'homme violent n'est pas aussi puissant q u'il
prétend, ou qu'il voudrait, l'être. Mais faut-il les croire ?

Notons que la puissance consiste à engendrer et à créer, non pas à détruire.


Identifier l'homme puissant avec le tueur, le massacreur, le destructeurs, c'est, si l'on y
réfléchit, une inversion qui ne correspond à rien. Créer est signe et preuve de puissance. Mais
en quoi détruire un être vivant, ou des êtres vivants, pourrait -il bien être le signe
et l'expression d'une puissance quelconque ? Nous rappelions dans notre précédent
essai que, pour parvenir à inventer l'homme, dans sa complexité et sa richesse anatomique,
physiologique, la " vie " ou la " nature " avait mis trois milliards d'années au moins, — le
temps de l'évolution biologique, sinon de la durée de l'évolution cosmique tout entière.
Nous ne sommes pas encore capables en laboratoire, malgré toute notre science, de faire la
synthèse du moindre des monocellulaires. Quelle science représente la genèse et l'invention
de l'homme ! L'anatomiste et le physiologiste étudient avec émerveillement cette science
réalisée dans un être humain vivant et pensant. Or, le premier imbécile venu, en
appuyant sur la détente d'une mitraillette, est capable, en un instant, de détruire
cette composition subsistante, merveilleuse. En quoi cela serait-il signe de puissance ou
d’intelligence?
Un thème règne, sévit, dans notre monde moderne, à cet égard. C'est une inversion
des valeurs, qui est purement mythologique, qui ne repose en fait sur rien dans
l'expérience, et qui relève, à vrai dire, de la pathologie : l'identification de l'homme
puissant à l'homme qui tue ou qui massacre et une de ces inversions qui ne reposent
que sur des fantasmes, — et des fantasmes de malade.

Dans le monde moderne, il est entendu, le plus souvent, que le monde appartient
aux violents, c'est-à-dire, plus précisément, aux massacreurs, ceux qu'on appelle les "
conquérants ". Ce serait, nous dit-on, l'enseignement de l'histoire.

Il faudrait examiner de près l'histoire humaine à cet égard, et faire un bilan. Sans
remonter au déluge, le bilan des deux dernières guerres mondiales, dix millions de
cadavres d'une part, quarante millions de cadavres d'autre part, ne constitue pas un
résultat exactement positif. Si la puissance consiste à faire des montagnes de cadavres, alors,
oui, les promoteurs de ces massacres sont des hommes puissants.

Il faudrait examiner aussi ce que durent les empires constitués par le massacre. Ce
qu'enseigne le rabbi Ieschoua, ce qu'enseignaient déjà les prophètes d'Israël, nous
l'avons vu dans notre précédent travail, c'est que les grands empires, l'Égypte,
l'Assyrie, Babylone, et puis, plus tard l'empire d'Alexandre que connaîtra l'auteur du
livre de Daniel, plus tard enfin l'empire de Rome sur lequel méditera l'auteur de l'Apocalypse,
— tous ces empires ne tiendront pas. Comme les diplodocus et les dinosaures du Secondaire,
ces animaux géants aux petites têtes, ont été relayés par de minuscules mammifères pour ce
qui et de l'empire du monde, ainsi, le rabbi Ieschoua, après les prophètes hébreux qui l'ont
précédé, et avant l'auteur de l'Apocalypse son disciple, enseigne que finalement l'empire du
monde n'appartiendra pas aux massacreurs, mais à ceux qui auront coopéré à l'action créatrice
de Dieu, laquelle opère puissamment et doucement, sans détruire. Tel et l'enseignement du
rabbi Ieschoua. L'histoire nous dira finalement s'il avait raison ou non.

En enseignant que la puissance et associée en fait à la douceur et non à la destruction, le


rabbi se situe dans la tradition continue de la théologie hébraïque. Le dieu des Hébreux
n'est pas un dieu qui fait violence. Cela, apparemment, ne l'intéresse pas. Ce qui l'intéresse,
c'est de créer, et non de détruire. L'homme qu'il a créé, la liberté humaine qu'il a créée, il ne
tient pas à l'opprimer ni à l'asservir. Cela non plus ne l'intéresse pas. Il ne tient pas à avoir
des domestiques, des êtres serviles, à régner sur des libertés serves. Cela ne présente aucun
intérêt à ses yeux. Ce qui l'intéresse, selon les Écritures hébraïques, c'et au contraire de créer
un être libre, autonome, libéré des idolâtries, et capable d'entrer avec lui dans une relation
de type personnel, et même, s'il le faut, de discuter avec lui, comme le fit Abraham, et
comme le fit Job. Ce qui l'intéresse, selon les Écritures, ce sont des relations d'amitié, et non
pas des relations de maître à esclave. La relation de maître à esclave, que Hegel prétend
avoir vue dans le judaïsme, et une invention pure et simple qui ne repose sur aucun texte.
Tous les textes des prophètes d'Israël enseignent au contraire que la relation entre Dieu
et l'homme et celle d'un Être qui crée et qui aime, à l'être aimé, d'un Être qui s'efforce
constamment de libérer l'homme de toutes ses servitudes. Nous l'avons vu dans notre
introduction : les verbes hébreux que l'on traduit par " racheter " signifient en fait, dans
le contexte ethnique hébreu, " libérer ". Dieu et le créateur et le libérateur d'Israël.
Comment et où Hegel a-t-il pu prétendre découvrir dans l'histoire d'Israël et de son Dieu,
une relation de Maître à esclave ?
Dans l'histoire d'Israël, Dieu ne contraint pas son peuple, il ne lui fait pas violence. Il
sollicite, comme un Amant sollicite sa bien-aimée. " Je veux l'amener au désert, et là je
parlerai à son coeur... " nous dit, au nom de Dieu, le prophète Osée.

Dans cette relation, qu'on et tenté de nommer " d'homme à homme ", le dieu d'Israël,
pour ne pas écraser l'être créé, pour ne pas l'éblouir et le dominer trop facilement, se fait
discret, éminemment discret. Il voile l'éclat de la lumière qu'il est, il atténue sa puissance. Il
n'opère, il n'agit, qu'avec la plus extrême douceur, afin de ne pas briser cette liberté
naissante. Il apprend à marcher à l'humanité enfant. Cela ne se fait pas avec violence.

Reste, encore une fois, à examiner où et la puissance véritable, l'efficacité dans les choses
de la vie, par exemple en pédagogie, et plus généralement dans l'ensemble des activités
humaines, si c'est dans la douceur ou dans la répression violente, la destruction et le
massacre.

En réalité, si, comme nous le pensons, le christianisme consiste à communiquer à


l'humanité entière une information créatrice et divinisatrice, il et bien évident que la violence,
le contraire de la douceur, n'aide pas à communiquer l'information. La violence ne sert à
rien si l'on veut communiquer une information quelle qu'elle soit. Au contraire, la
violence empêche la communication de l'information. Elle la bloque. Elle et non seulement
inefficace, mais elle et, à cet égard, négative. Si la véritable puissance consiste à communiquez
une information créatrice, la violence sera, en l'occurrence, indice d'impuissance et
d'incapacité à réaliser ce qu'on veut réaliser. La communication de l'information créatrice
ne s'opère que dans et par la douceur.

C'est pourquoi Ieschoua, qui et le Puissant par excellence, enseigne que le monde
appartiendra finalement non pas à ceux qui détruisent mais à ceux qui créent, ce qui ne se
fait pas dans la violence.
VI. LA PITIÉ

Du rabbi Ieschoua il est dit à plusieurs reprises qu'il avait pitié, pitié des malades, des
infirmes, des fous, pitié des foules (cf. par ex. Marc, 8, 2). Il a enseigné lui-même
l'excellence de la pitié :

Mat. 5,7 : " Heureux ceux qui ont pitié, car on aura pitié d'eux."

La pitié ne fait pas non plus partie des " vertus " qui ont la sympathie et l'admiration
des disciples de Nietzsche. C'est nous dit-on, une vertu de faible, une vertu d'esclave.
Tandis qu'accumuler les montagnes de cadavres dans les camps de concentration, et faire
manger des enfants juifs par des chiens policiers, voilà qui est mâle et digne du " surhomme ".

Là encore, il faudrait entreprendre une analyse psychologique, plus précisément sans


doute psychopathologique, pour voir quel est ce fantasme selon lequel celui qui n'a pas de pitié
est plus homme que celui qui a compassion.

La pitié consiste d'abord à reconnaître objectivement, avec réalisme, l'existence de


l'autre, en tant qu'homme, et en tant qu'homme capable de souffrir. Celui qui n'a pas pitié
est un homme qui a perdu le sens de l'existence de l'autre. La douleur de l'autre, à ses yeux,
n'est qu'un rêve, une apparence. A moins qu'il n'en jouisse...

L'homme qui a pitié, c'est l'homme qui n'est pas enfermé dans l'autisme. C'est, finalement,
le réaliste, et, vraisemblablement, l'homme normal. L'homme qui a perdu la capacité
d'avoir pitié de l'homme, son compagnon d'existence, est vraisemblablement aussi anormal
que l'homme qui a perdu le sens du réel dans la perception.

Le mythe selon lequel l'homme qui a pitié serait un faible, et l'homme sans pitié un fort,
demande, comme le précédent, à être examiné par les psychologues et les spécialistes des
maladies du psychisme.

Du dieu d'Israël, contrairement aux dieux de l'Olympe, et aux dieux de l'Égypte ou de


Babylone, contrairement aux divinités des mythologies germaniques, il est dit qu'il est un
dieu de compassion, el ahamim. Le rabbi Ieschoua se situe dans cette tradition. Il n'est pas un
guerrier, mais un guérisseur :

Mat. II, 28 : " Venez vers moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés d'un lourd fardeau, et
moi je vous donnerai le repos.

" Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi (recevez enseignement de moi), parce que
je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes.

" Car mon joug est bienfaisant et mon fardeau léger. "
VII. LA PAIX

Le rabbi Ieschoua enseignait la valeur, l'excellence de la paix, et la valeur, l'excellence


de ceux qui s'appliquent à faire la paix :

Mat. 5, 9. « Heureux ceux qui font (qui réalisent) la paix, car ils seront appelés fils de Dieu.»

Nous avons vu, dans des études antérieures, que la théologie hébraïque est une théologie
de la paix. C'est une originalité au milieu des théologies de l'Égypte ancienne, de Sumer
et d'Accad, de Canaan, et de la Grèce antique, qui professaient que la guerre et inhérente
à la condition des dieux, bien avant la naissance des hommes. La guerre se trouve, depuis
l'origine, dans la sphère de la divinité. Les dieux se massacrent entre eux, se châtrent,
s'entre-dévorent. La théogonie, — ou genèse des dieux, — s'accompagne d'une théomachie,
ou guerre entre les divinités. Le monde et l'homme sont le résultat de ces aventures
tragiques, ainsi que l'enseigne par exemple la théogonie orphique, après celle de
Babylone et de Canaan.

La théologie hébraïque a connu et rejeté ces thèmes guerriers. Selon le monothéisme


hébreu, il n'y a pas de guerre, pas de tragédie en Dieu, qui est l'Unique.

Le rabbi Ieschoua reprend sur ce point l'enseignement de la théologie hébraïque et


l'applique à l'a&ion humaine : heureux ceux qui font la paix... Ils sont les disciples du Dieu
d'Israël.

Avec les spéculations gnostiques qui se sont développées dans les premiers siècles de
notre ère, nous assistons de nouveau à une efflorescence de théologies et de mythes selon
lesquels la tragédie et la guerre se trouvent parmi les dieux, avant d'être parmi les hommes.
Le monde est le résultat, la conséquence, d'une tragédie originelle, chez Valentin, comme
chez Marcion et Mani. Sous des formes diverses il y a toujours la guerre à l'origine de la
création.

Héraclite, on s'en souvient, enseignait que la guerre — polemos — est le père de toutes
choses. Héraclite disait qu'Homère avait eu tort de souhaiter que la discorde s'éteigne entre
les dieux et les hommes. Car, selon Héraclite, en souhaitant ainsi la fin de la guerre, Homère
priait pour la destruction de l'univers, car si sa prière était exaucée, si la guerre venait à
disparaître, toutes choses périraient.

Hegel reprendra aux gnostiques et à Héraclite l'idée que la guerre est essentielle et
nécessaire au processus théogonique. Le mal n'est pas étranger à l'essence divine, et s'il
n'y avait la puissance du négatif, la guerre, la vie divine serait platitude et ennui.

De ces spéculations antiques et modernes résulte l'idée que la guerre est un processus
sacré, nécessaire à la vie divine, inhérent la vie divine. Transposé en termes non
théologiques, cela revient dire : l'histoire -de l'humanité, la libération de l'homme, ne peut
s'opérer que par une guerre, ou une révolution sanglante.
Lorsque le rabbi Ieschoua enseigne la paix, il enseigne finalement quelque chose
d'original dans ce monde, car ils sont assez rares s Maîtres qui professent l'excellence
de la paix, et la dignité de lui qui essaie de réaliser la paix.

Bien entendu, ici encore, nous rencontrons les mystiques guerrières selon lesquelles
l'excellence de la paix prônée par le rabbi galiléen serait une doctrine de faible, une
doctrine de femme. La virilité serait associée à la guerre. La guerre, ne l'oublions pas,
consiste essentiellement à tuer. La virilité se manifesterait donc d'une manière
particulièrement remarquable dans l'acte de tuer. S'il est vrai que les dieux — les dieux
des mythologies assyrobyloniennes, les dieux indo-européens, les dieux de Canaan, ceux de
l'Olympe et ceux des mythologies germaniques, — ont montré l'exemple en pratiquant la
guerre entre eux, les hommes ne peuvent pas faire mieux que de les imiter. S'il est vrai
que la guerre et nécessaire pour que l'Absolu se réalise, comme le pense Hegel, alors il
faudra la tragédie de l'histoire humaine pour que l’Absolu atteigne à la conscience de soi.
Celui qui provoque la tragédie travaille à la genèse du divin. C'est là un des mythes qui
sont à la source du national-socialisme allemand.

Le dieu des Hébreux n'est pas un dieu de guerre ni de destruction. Il est, nous l'avons vu
dans des travaux antérieurs, un dieu de création, et de plus un dieu qui aime la création
qu'il opère. Il n'est pas étonnant qu'entre le dieu d'Israël et les dieux des religions égyptiennes,
assyro-babyloniennes, cananéennes, grecques, germaniques, — il y ait une antinomie, une
opposition radicale. Il n'est pas étonnant que les prêtres et les théologiens des religions des
nations détestent la théologie hébraïque. L'antisémitisme, plus précisément l'antijudaïsme, a
des racines spirituelles profondes. Il est sûr qu'un religieux des religions germaniques —
dont Hegel et Nietzsche sont les héritiers — ne peut que haïr le dieu des Hébreux, et les
prophètes d'Israël, qui expriment sa pensée, et le dernier d'entre eux, le rabbi Ieschoua, qui
enseigne la valeur de la paix, car la valeur de la paix est liée, fondamentalement, à la valeur
de la création. Si la création des êtres est excellente, ce que professe la théologie hébraïque,
alors détruire les êtres est mauvais, — ce que professe l'éthique hébraïque. Au contraire,
enseigner l'excellence de la guerre, c'est professer au fond que le monde est mauvais, résultat
d'une tragédie, et qu'il n'est pas aimable.

Ceux qui font la paix, comme l'enseigne le rabbi Ieschoua, continuent en somme l'oeuvre
de la création. L'option pour la paix, c'est l'option pour la vie des vivants. Ceux qui
préfèrent la guerre préfèrent la mort.

A supposer que l'on préfère que les hommes vivants vivent et se développent — ce qui
n'est pas si fréquent, l'histoire de l'humanité jusqu'aujourd'hui le montre, — à supposer
donc que l'on préfère la paix, ce qui est rare, quelles sont les conditions pour réaliser
effectivement la paix ? C'est aussi ce qu'enseigne le rabbi Ieschoua.

D. et K. Stanley Jones, dans leur ouvrage : La cybernétique des êtres vivants,


consacrent un chapitre au problème de la guerre du point de vue de la cybernétique. Ils
montrent bien que l'analyse du processus dans lequel les nations sont engagées, conduit
forcément, à moins que quelqu'un ne soit capable de renverser ce processus, à la destruction
de l'humanité par elle-même :
" La cybernétique d'une nation en guerre est identique à celle d'un individu qui se
querelle. Il y a une mobilisation maximum de l'effort national sous l'emprise des émotions,
de la frayeur et de la panique, le tout structuré en rétroaction positive : chaque acte de guerre
provoque des actes de représailles qui en retour forcent les passions et amènent à un nouvel
effort contre l'ennemi. Les émotions structurées en feed-back auto excitant fournissent la
dynamique de l'effort de guerre, aussi bien qu'elles contrôlent sa conduite25[25]. "

" Le schéma cybernétique peut se transférer sans changement sur le plan politique...

" Cela est vrai, que la, guerre soit chaude ou froide...

" Ces exhibitions d'insanité nationale sont structurées en rétroaction positive; elles tirent
leur dynamique de la frayeur de la guerre qui provoque d'autant mieux la guerre que tous
les hommes ont peur.

" On peut faire une prédiction certaine grâce à l'extrapolation sur le plan international
des lois cybernétiques relativement simples découvertes à propos des systèmes naturels de
contrôle. A moins que les forces stabilisantes du bon sens, basées sur la rétroaction négative,
puissent accroître leur puissance, le monde civilisé n'échappera à son invraisemblable
autodestruction que si les ressources économiques ou monétaires viennent à manquer avant
que ses politiciens déments n'aient précipité leur course26[26]. "

Si nous ne nous trompons pas, le rabbi Ieschoua de Nazareth enseignait ce qu'il estimait
être la seule méthode pour sortir de ce cycle infernal : agression, — réaction vengeresse, —
rancune et re-agression, haine et de nouveau, représailles, et ainsi de suite, sans fin. On a
vu, pendant des siècles, ce que ce schéma a donné. On devine aussi ce qu'il peut et va donner,
avec les moyens de destruction dont l'humanité dispose aujourd'hui.

A supposer qu'on ait choisi le parti de la paix, c'est-à-dire, pour l'humanité, de la vie, à
supposer que l'on préfère que l'humanité vive, — ce qui, encore une fois, n'est pas si
fréquent, et s'avère, à la réflexion, quelque chose qui ne va pas de soi, loin de là, —quel
moyen pour sortir de ce cercle infernal ? Le rabbi enseigne une méthode, une technique,
qui fait certainement partie, dans son enseignement, de ce qu'il y a de plus paradoxal et de
plus scandaleux pour la conscience humaine à travers les siècles. En réalité, très peu, parmi
ses disciples, ont pris à la lettre, et réalisé effectivement cette méthode. Le rabbi Ieschoua
enseignait en effet que, en présence de l'agression, au lieu de répondre par une autre
agression, pour sortir du cercle infernal de destruction mutuelle, il faut que l'un des
hommes en présence, — celui qui reçoit l'enseignement du rabbi et qui estime que cet
enseignement est vrai, — renonce, librement, volontairement, au droit de réponse, au droit
de vengeance, renonce à la contre agression, subisse l'agression et injustice sans répondre à
l'agression et à injustice par une autre agression et une autre injustice.

Tel est l'enseignement du rabbi Ieschoua, si nous l'avons bien compris.

Mat. 5, 38 : " Vous avez entendu qu'il a été dit : oeil pour oeil et dent pour dent (Ex.
21, 24; Lev. 24, 19; Dt. 19, 21). — Et moi je vous dis de ne pas vous dresser pour résister au
méchant Mais celui qui te gifle sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre joue. Et à celui
qui veut t'appeler en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore le manteau; et celui qui te
réquisitionne pour un mille (un km 500 environ), fais avec lui deux milles. A celui qui te
demande, donne, et de celui qui veut t'emprunter, ne te détourne pas.

Mat. 5, 43 : " Vous avez entendu qu'il a été dit : tu aimeras ton compagnon 27[27] et tu
haïras ton ennemi28[28]. — Et moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux
qui vous persécutent, afin que vous deveniez les fils de votre père qui est dans les cieux, car
son soleil, il le fait lever sur les hommes mauvais et sur les bons et il fait pleuvoir sur les
justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense
avez-vous ? Est-ce que les publicains ne font pas la même chose ? Et si vous donnez votre
salut à vos frères seulement, que faites-vous de surabondant ? Est-ce que les hommes des
nations païennes ne font pas la même chose ? Soyez donc, vous, parfaits, comme votre père
des cieux est parfait. "

Luc, 6, 27 : " Mais à vous je vous le dis, vous qui m'écoutez : aimez vos ennemis, faites du
bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous
calomnient.

" A celui qui te frappe sur une joue, tends encore l'autre, et à celui qui te prend ton
manteau, ne l'empêche pas (de prendre) aussi la tunique.

" A tout homme qui te demande, donne, et à celui qui te prend ce qui est à toi, ne
redemande pas.

" Et comme vous voulez que vous fassent les hommes, faites leur de même.

" Si vous aimez ceux qui vous aiment, en quoi est-ce une grâce de votre part ? Les
pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.

" Et si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, en quoi est-ce une grâce de votre
part ? Les pécheurs aussi font de même.
" Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quelle grâce est-ce de votre part ?
Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs afin de recevoir la pareille.

" Mais aimez vos ennemis, et faites du bien, et prêtez sans rien espérer en retour. Et votre
récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui est bon pour ceux qui
sont sans gratitude et mauvais.

" Ayez des entrailles de compassion, comme votre père et un Dieu de pitié.

" Et ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés.

" Et ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. " Libérez (remettez les dettes)
et il vous sera remis.

" Donnez, et il vous sera donné : une bonne mesure, serrée, tassée, débordante, sera versée
dans votre sein.

" Car de la mesure dont vous aurez mesuré, on se servira pour vous mesurer à votre tour. "

C'est là, encore une fois, un des enseignements les plus paradoxaux du rabbi galiléen, un
de ceux qui sont les plus durs à " avaler " comme on dit. Durs surtout à réaliser.

Le rabbi Ieschoua ne s'et pas contenté d'enseigner cette méthode, cette technique, qui
consiste à ne pas répondre à l'agression par une autre agression, et à briser ainsi le cycle
infernal de l'agression et de la réaction de vengeance qui provoque une nouvelle agression
plus violente, et ainsi de suite. Le rabbi Ieschoua ne s'est pas contenté d'enseigner cette
méthode, il en a fait la démonstration devant ses apprentis en théologie et en anthropologie,
ceux qu'on appelle ses " disciples ". Il a utilisé cette méthode. Il l'a expérimentée, à ses frais, à
ses dépens.

Tout le monde sait que le rabbi Ieschoua le galiléen vivait dans une Palestine occupée par
l'armée romaine. Dans un pays occupé par l'armée ennemie, on le sait, il y a toujours plusieurs
partis : Ceux qui pensent qu'il faut " collaborer " avec l'ennemi, avec l'occupant, pour sauver
certains intérêts nationaux, pour continuer à faire des affaires, ou pour toute autre raison. Ceux au
contraire qui estiment qu'il faut " résister " à l'ennemi, et tenter de le chasser de la patrie, par la force
des armes.

Dans la Palestine occupée par l'armée romaine, il y avait ces partis, celui des "
collaborateurs ", et celui des " résistants ". Les résistants, ceux que, dans le langage de l'occupant
on appelle les " terroristes ", chez les Juifs s'appelaient les " zélotes " et les " sicaires ", ceux
qui portaient le poignard, .sica.

Le rabbi Ieschoua n'était certes pas collaborateur, mais, il n'était pas non plus zélote. Il
n'est pas entré dans le Front de Libération nationale juif. Il a cependant été dénoncé aux
autorités de l'armée d'occupation comme zélote, comme " résinant ", alors qu'il ne l'était pas, et
il a été arrêté et condamné par la police d’occupation29[29].
Lorsqu'on est venu l'arrêter, il aurait pu résister à cette agression injuste qu'était cette arrestation,
qui devait le conduire à la mort. Il ne l'a pas fait. Alors que Kêphâ, le " Rocher ", Pierre ",
furieux, sortait son épée et frappait un des hommes qui faisaient partie du groupe qui venait
arrêter le rabbi, celui-ci dit à Pierre de rentrer l'épée :

Mat. 26, 50 : " Ils s'avancèrent et mirent la main sur Ieschoua. Et voici que l'un de ceux qui
étaient avec Ieschoua étendit la main, tira son épée, et il frappa le serviteur du grand prêtre, il lui
enleva l'oreille.

" Alors Ieschoua lui dit : Remets ton épée à sa place. Car tous ceux qui prennent l'épée
périssent par l'épée. "

Cette dernière proposition ne doit pas être forcément comprise comme une interdiction. Il
nous semble qu'elle est plus vraisemblablement l'énoncé d'une loi, non pas physique, mais
historique : ceux qui prennent l'épée, ceux qui déclenchent la guerre, ceux qui amorcent le
processus d'agression, périssent par l'agression qui se retourne contre eux. La guerre est
finalement un phénomène d'autodestruction. L'histoire des grands empires, jusqu'au
Troisième Reich, montre suffisamment que cette loi énoncée par Ieschoua est exacte.

Le rabbi Ieschoua, tout le monde le sait, est mort, finalement, après cette arrestation, cloué
sur une croix, qui était le supplice que les Romains réservaient aux esclaves, aux révoltés et
aux criminels de droit commun.

On dira : par conséquent la méthode professée par le rabbi juif n'était pas bonne, puisque,
pour lui, elle a conduit à cette fin épouvantable.

Cela reste à examiner.

Du point de vue du nationalisme intégral, le christianisme évangélique, c'est-à-dire le


christianisme authentique, celui du rabbi Ieschoua mort sur une croix, n'est pas et ne peut pas
être satisfaisant.

Du point de vue du nationalisme intégral, non seulement la légitime défense et un droit et


même un devoir absolu, mais, de plus, la conquête est une expression légitime de l'ambition
nationale. A ces deux égards, la doctrine du rabbi galiléen et détestable. Car, si on l'en croyait, et si
l'on faisait ce qu'il a enseigné, alors on ne résisterait pas à l'agresseur ? On ne ferait pas la guerre ?
Évidemment, on n'entreprendrait pas de guerre de conquête.

Bien entendu, le nationalisme s'est trouvé des théologiens qui ont expliqué que, tout d'abord,
dans ces propos du prophète juif crucifié, il faut faire la part de l'hyperbole et de l'exagération, de
la mentalité " orientale ", du " genre littéraire ", etc. Que de plus et surtout ces propos s'adressent
à des individus : Si un individu vous agresse, alors ne lui résistez pas. Cela est déjà difficile à
admettre, et seuls quelques excentriques peuvent suivre le rabbi sur ce point. Mais cette
doctrine, nous disent nos théologiens, ne s'applique pas aux communautés nationales. Là, le droit
de légitime défense reste parfaitement valable.

Quoi qu'il en soit des travaux de ces théologiens, le texte évangélique et formel, clair
comme le jour, et constitue pour un adepte du nationalisme intégral un scandale permanent,
un motif de gêne. Un chrétien qui voudrait adopter pleinement l'enseignement du rabbi
galiléen ne peut pas être intégré dans un mouvement nationaliste, pour lequel la valeur
absolue, c'est la nation. Le chrétien évangélique sera toujours suspect, à un moment ou à
un autre, de mettre en avant l'objection de la conscience.

Pour un disciple du rabbi Ieschoua, il n'y a qu'une seule valeur absolue, c'est Dieu. Ce
n'est pas la Nation. De plus, pour un disciple du dernier des prophètes d'Israël, la valeur,
la dignité de l'homme et telle qu'on ne peut pas tuer si facilement un homme qui et créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu, qui et appelé à prendre part à la vie divine. Sur le
champ de bataille, normalement, le disciple du rabbi galiléen peut et doit se poser la question :
cet homme, ces hommes que l'on m'ordonne de tuer, au nom de la Patrie, qui sont-ils ?
Pourquoi dois-je les tuer ? Au nom de quoi ? Qu'est-ce qui m'y autorise ? Cette guerre est-elle
légitime? L'enseignement de mon rabbi sur la non-résistance à l'agression, et-il vrai qu'il
se limite aux relations interindividuelles ? Et pourquoi ne s'appliquerait-il pas aux relations
entre communautés ? Entre peuples ? Entre races ? Qu'et-ce qui permet de restreindre ainsi
l'enseignement du maître, d'en limiter la portée ?

On le voit, un disciple du rabbi juif crucifié qui se pose ces questions, est difficilement
utilisable dans le cadre de la mystique du nationalisme intégral. Il et forcément un suspect,
un élément de trouble et d'inquiétude. Comme le prophète Jérémie en d'autres temps, il finira
par démoraliser l'armée. Il se pose trop de questions. La discipline faisant la force principale
des armées, et la discipline absolue n'étant pas compatible avec ce genre de questions, le
chrétien évangélique ne sera pas un élément assimilable dans un système où la valeur absolue
est la nation.

Comme l'écrivait Charles Maurras, " Isaïe et Jésus, David et Jérémie, Ézéchiel et
Salomon... donnaient par leurs exemples et par leurs discours les modèles de la frénésie
toute pure " (Action française, t. I, p. 318). " Chez les anciens Israélites, les prophètes élus
de Dieu en dehors des personnes sacerdotales furent des sujets de désordre et d'agitation "
(Trois idées politiques, p. 6o). " Le juif monothéiste et nourri des prophètes est un agent
révolutionnaire " (Ibid., p. 60). A propos des " évangiles de quatre juifs obscurs ", Maurras
félicite l'Église catholique romaine d'avoir mis en latin certains textes subversifs, comme par
exemple le Magnificat de Mariam, la mère de Ieschoua, afin que le peuple ne les entende pas,
ce qui en " atténue le venin " : " D'intelligentes destinées ont fait que les peuples policés du
sud de l'Europe n'ont guère connu ces turbulentes Écritures orientales que tronquées,
refondues, transposées par l'Église dans la merveille du Missel et de tout le Bréviaire : ce
fut un des honneurs philosophiques de l'Église, comme aussi d'avoir mis au verset du
Magnificat une musique qui en atténue le venin. " (Charles Maurras, Le Chemin de
Paradis, Préface, p. XXIX et XXX.)

Les théologiens chrétiens au cours des siècles ont été contraints d'élaborer une théologie de
la guerre qui tienne compte non seulement de l'enseignement du rabbi, mais aussi du droit
naturel. Les théologiens, pour la plupart, ont estimé qu'il n'était pas pos sible de
demander, — encore moins d'exiger, — à un peuple qui est envahi par un autre, avec tout ce
que cela comporte : massacres, asservissement, etc., de se laisser faire passivement et de ne
pas résister. Les théologiens ont estimé qu'il n'était pas possible de condamner ceux qui
résistaient les armes à la main aux envahisseurs. Ils ont donc élaboré une théorie de la
guerre juste, qui est fondée sur le droit naturel.

Il existe donc une difficulté réelle : d'une part, le rabbi Ieschoua enseigne une technique,
une méthode, qui consiste à ne pas répondre à l'agression par l'agression, à suspendre le droit
de réponse agressive à l'agression. D'autre part, il est évident qu'on ne peut demander à la
petite Pologne attaquée par l'Allemagne nazie de ne pas résister à l'invasion.

Le terme de " violence " est en l'occurrence trop vague pour essayer d'entreprendre
l'analyse de ce difficile problème.

Ieschoua, nous allons le voir, a usé d'une certaine violence. Il chasse les vendeurs du
temple à coups de fouet, et tout l'enseignement évangélique est d'une certaine manière violent.
Il fait violence à nos préjugés, à nos mentalités, à nos habitudes morales et à nos conceptions.
Il nous fait éminemment violence, par l'enseignement que nous rappellerons ultérieurement et
qui porte sur la croix.

Mais Ieschoua n'a jamais détruit. Il n'a jamais tué. Toute violence dans son
enseignement ou son action constitue une exigence de re-création, jamais de destruction.

Posé en termes précis, le problème est donc de savoir si le disciple de Ieschoua,


qui veut conformer sa pensée et son existence à l'enseignement de son rabbi, peut, ou ne
peut pas, détruire, détruire des êtres, c'est-à-dire blesser et tuer, pour obtenir un
résultat qu'il estime nécessaire et bon.

Les révolutionnaires, de leur côté, font remarquer très justement qu'un peuple, ou
une classe sociale, qui sont asservis, exploités, par une minorité possédante, sont dans la
même situation qu'un peuple qui est asservi par un autre. Dans les deux cas, un sous -
ensemble humain subit une violence, plus précisément ils sont contraints à des
conditions d'existence, de travail, de nourriture, de logement, qui aboutissent
finalement à la mort prématurée d'hommes, de femmes et d'enfants. Il s'agit d'un meurtre
massif.

Les révolutionnaires légitiment donc qu'ils se trouvent dans les conditions définies par les
théologiens lorsque ceux-ci ont précisé ce qu'était une guerre juste.

Nous avons déjà rencontré, à propos de l'enseignement paradoxal de Ieschoua concernant


la pauvreté, le problème des rapports entre le christianisme et la révolution. Nous
avons vu que le disciple de Ieschoua, comme le révolutionnaire, prennent parti pour
l'opprimé. La différence entre le point de vue de Ieschoua et le point de vue du
révolutionnaire, nous l'avons noté, c'est que Ieschoua semble s'être donné pour tâche de
communiquer à l'humanité tout entière, pauvres et riches, exploités et exploiteurs, esclaves
et hommes libres, un enseignement créateur, tandis que le but du révolutionnaire est plus
précisément de libérer une part de l'humanité, — l'humanité exploitée, — de la main de ses
exploiteurs — cela dans l'intérêt de l'humanité totale. Les deux points de vue, les deux
objectifs, ne sont pas en contradiction l'un avec l'autre, ils ne s'excluent pas
nécessairement. Ils peuvent éventuellement se compléter. Mais ils ne se recouvrent pas
exactement. La révolution peut être une partie de la rédemption, un élément de la rédemption.
Mais la révolution politique et sociale n'épuise pas le contenu de la rédemption, loin de là.
La rédemption, au sens chrétien du terme, est une révolution totale, intégrale, qui est
en fait, nous l'avons vu, une re-création et un achèvement de l'homme.

Si le révolutionnaire estime que la révolution économique et politique épuise le


champ de la révolution qui est à opérer, et s'il connaît, par là même, la dimension humaine
naturelle et surnaturelle qui caractérise le christianisme, s'il ignore la fin surnaturelle
que le christianisme assigne à la création, alors le révolutionnaire se trouve dans une
perspective que l'histoire de la théologie désigne par le terme de " millénarisme ".
C'est une amputation par en haut de la destination de l'homme, appelé, selon le
christianisme, à prendre part à la vie divine.

Si le révolutionnaire reconnaît l'existence de cette dimension qui est enseignée par le


christianisme, il reste une difficulté portant sur les moyens à utiliser pour réaliser la
révolution politique, économique et sociale.

Nous venons de le rappeler : Ieschoua, que ses disciples ont considéré comme étant
l'Enseignement créateur même de l'Unique créateur, ne détruit jamais. Il ne tue jamais. Il
ne blesse pas. Il guérit, il régénère, il créé et il recrée. Il et médecin et non pas
guerrier. Sa méthode est essentiellement créatrice. Elle est une doct rine de création.

Si son disciple doit conformer son existence, sa pensée et son acti on à t


enseignement, il lui sera difficile de tuer, de blesser, même pour réaliser un but qui lui
semble bon et nécessaire.

Là se trouve la difficulté, en ce qui concerne les rapports entre le christianisme et la


révolution, comme en ce qui concerne les relations entre le christianisme et la guerre,
même juste. Détruire des structures économiques et politiques criminelles, pour en
reconstruire d'autres, c'est une chose.

Détruire des êtres est tout autre chose.

La question et de savoir s'il est absolument nécessaire de passer par la destruction des
êtres pour parvenir à la destruction de struct ures économiques et politiques funestes.

L'intérêt de Ieschoua, nous l'avons noté à propos de la pauvreté, se porte apparemment


sur tous les êtres, même et d'abord sur ceux qui sont criminels. Jamais il n'a entrepris de
détruire ni de blesser quiconque. Il a toujours tenté de guérir et de régénérer. Il se situe dans la
perspective de celui qu'il appelle son père, et qui est créateur de tous les êtres. Il continue l'oeuvre
du créateur, jamais celle du destructeur.

Là se trouve la différence entre Ieschoua et le révolutionnaire. Et c'est pourquoi la doctrine de


Ieschoua ne satisfait pas non plus le révolutionnaire, pas plus qu'elle ne satisfait le général
d'armée.
" Crucifié pour crucifié, le révolutionnaire préfère Spartacus30[30]. "
C'est dans l'ordre profond de l'ontologie que se situe la différence entre Ieschoua et le
révolutionnaire non chrétien. Ieschoua se soucie de tous les êtres individuels et particuliers, un
par un, et chacun pour lui-même. C'est une ontologie de l'individuel singulier. Le
révolutionnaire se soucie de libérer une classe opprimée de la servitude et de l'oppression
effectuées par une classe dominante et possédante.
De même que le général d'armée, s'il veut vaincre l'ennemi, ne se soucie pas des individus
singuliers, des enfants d'Hiroshima ni des enfants tués lors des bombardements de Dresde ou de
Berlin, de même, le révolutionnaire, pour parvenir à son but, considère des ensembles, mais ne
peut pas tenir compte aussi des individus singuliers, des personnes particulières. En cela au
moins, le révolutionnaire et le militaire ont une perspective commune, une manière de voir
analogue, même si leurs buts diffèrent. En cela leur ontologie sous-jacente, inconsciente, est
différente de celle de Ieschoua, radicalement.

La révolution, fondamentalement, consiste à ré-informer les structures sociales,


politiques et économiques. De plus en plus, les révolutionnaires remarquent que
cette ré-information des structures politiques et économiques n'est pas possible sans une
ré-information des structures mentales. Il n'est pas possible de réformer d'une manière
durable les structures politiques si l'on ne réforme pas l'homme. La création d'un homme
nouveau apparaît de plus en plus à l'horizon de la pensée révolutionnaire, sans que soit
toujours suffisamment précisé ce en quoi va consister ce renouvellement.

Si la réformation des structures politiques, sociales, économiques, requiert en fin de


compte la réformation de l'homme, il reste à trouver quels sont les principes, quelles sont
les normes de cette réformation de l'homme. Le christianisme propose un ensemble
normes. Il reste à examiner si elles sont satisfaisantes. Mais nous sommes renvoyés,
finalement, par les révolutionnaires eux-mêmes, à la recherche d'un ensemble de normes
permettant de reconstruire homme nouveau. Finalement, c'et cette normative nouvelle
qui sera premièrement révolutionnaire. Seule la communication d’une normative nouvelle est
réellement révolutionnaire.

Nous le notions dans notre précédent travail : dans tous les domai nes, depuis
l'ordre biologique jusqu'à l'ordre humain, la création d'une réalité nouvelle se fait
toujours par communication d’une information, d'une science, d'un enseignement, d'une
norme. Le christianisme est fondamentalement et radicalement révolutionnaire en ce qu'il
apporte à l'humanité une nouvelle normative. Mais sa méthode propre ne procède
pas par la destruction des êtres. Le christianisme entend substituer à un état de choses
ancien, qui est anormal, une norme nouvelle, informatrice et créatrice. C’e st ainsi qu'il
procède pour renouveler l'humanité.
En ce qui concerne le christianisme, comme pour toute autre doctrine, deux questions
fondamentales doivent être envisagées successivement. La première question est de savoir en
quoi consiste cette doctrine. Nous essayons ici d'exposer, le moins mal que nous le pouvons, la
doctrine, le contenu de l'enseignement du rabbi juif crucifié sous Tibère. — La seconde
question porte sur la vérité : la doctrine en question est-elle vraie, ou non ? En ce qui
concerne notre problème précis, la méthode préconisée, à tort ou à raison, par le rabbi
Ieschoua, la question est de savoir si c'est une bonne méthode, ou une mauvaise méthode,
finalement, pour 'humanité. Est-ce que la méthode classique, celle qui consiste à répondre à
l'agression, à la guerre, par l'agression et la guerre est bonne, meilleure ? Ou bien est-ce que
la méthode du rabbi est bonne et efficace ? Seule l'expérience et l'analyse peuvent nous
permettre d'en décider. En ce qui concerne la méthode classique, celle qui consiste à
répondre à l'agression par l'agression, elle a déjà fait ses preuves, depuis des siècles. Elle a
été largement expérimentée. Il ne reste, semble-t-il, que peu d'expériences nouvelles à
effectuer, avant qu'il ne reste plus d'hommes pour continuer les expériences. La guerre de
1914-1918 : dix millions de cadavres. La guerre de 1940 -1945 : quarante millions de
cadavres. La prochaine ?

La méthode préconisée par le rabbi Ieschoua a été, au contraire, peu expérimentée. Elle
n'a que rarement été prise au sérieux. Elle a été essayée, si nous ne nous trompons, par le
mahatma Gandhi. C'est aux historiens, et encore aux psychologues, et aussi, selon
Stanley Jones, aux cybernéticiens, de nous dire quelle est finalement la méthode la plus
efficace, la plus rentable, dans l'hypothèse, toujours, où l'on souhaiterait que l'humanité vive.

Le rabbi juif, quant à lui, est mort cloué sur une croix. C'est, dira-t-on, décisif. Cela
prouve que la méthode était mauvaise. Car s'il avait résisté à ceux qui venaient l'arrêter, il
s'en serait peut-être tiré, et il n'aurait pas été crucifié.

Nous verrons plus loin, à propos de ce que nous appelons la loi ontogénétique
fondamentale, quel est l'enseignement de Ieschoua en ce qui concerne la fécondité
de l'action et de l'être. Ieschoua n'a jamais dit que sa méthode ne coûtait rien.

Pour ce qui est de l'efficacité, dans ce combat singulier entre le prophète juif sans arme et
l'Empire romain, il est vrai, tout d'abord, que le prophète juif est mort supplicié. Il avait été
condamné comme terroriste alors qu'il ne l'était pas. Il était donc doublement vaincu.

Avant Ieschoua, pendant la vie de Ieschoua, et après sa mort, bien souvent des chefs
militaires juifs se sont levés pour libérer la patrie du joug romain. Vers le début de l'ère
chrétienne, un certain Judas le Galiléen avait fondé un parti, un mouvement, celui
des Zélotes : ceux qui étaient zélés pour le Dieu d'Israël et sa Torah. Judas le Galiléen
ordonne de ne pas se soumettre au recensement général ordonné par Quirinus, le
gouverneur de la Syrie. En 66, à Jérusalem, les Juifs se révoltent contre l'occupant romain.
Jean de Gischala, Simon bar Giora, sont les chefs de la révolte. Le 26 septembre 70
Jérusalem est conquise par Titus. La ville et les remparts sont rasés. En 132, Siméon bar
Koziba est le héros de la seconde grande révolte juive. L'illustre rabbi Aqiba disait de lui : "
C'est lui le meschiach... " En 135, la défaite de Bar Koziba était en même temps une
catastrophe nationale. Les cinquante principales forteresses de la résistance tombaient entre
les mains des Romains, les morts se comptaient par centaines de milliers, Jérusalem,
l'ancienne capitale, était interdite aux Juifs, et l’empereur ordonna de construire sur
l'emplacement de la cité de David une nouvelle ville : Aelia Capitolin31[31] .

La méthode de Ieschoua n'a pas consisté à lever des troupes, ni à préparer la résistance
armée à l'occupant. Son enseignement, la finalité de son action n'étaient d'ailleurs pas
dirigés contre Rome. Ieschoua a enseigné. Il est mort. Ses auditeurs ont communiqué sa
doctrine. Vers 57 sans doute son disciple Schaoul de Tarse écrivait aux chrétiens de Corinthe
: " Car je crois que Dieu nous a exhibés, nous les apôtres, comme les derniers des
derniers, comme des condamnés à mort; nous sommes donnés en spectacle au monde...
Jusqu'à cette heure nous souffrons la faim, la soif, la nudité, nous recevons des coups et nous
sommes vagabonds... Nous sommes devenus comme les balayures du monde... " (I Cor. 4, 9,
sq.).Saoul, Kêphâ, et des milliers de disciples de Ieschoua sont morts martyrisés par les
empereurs de Rome. Ils n'ont pas non plus organisé de révolte armée contre l'empire. Ils
se sont contentés de communiquer l'enseignement reçu du rabbi.

A partir du IVe siècle, Rome devenait le foyer central de l'Église chrétienne.

Tel est, sur ce point, le résultat obtenu par la méthode de Iesc houa. La
communication de son enseignement a été, par elle-me, révolutionnaire.

Il ne faut pas croire que cette technique proposée par le rabbi Ieschoua — (cette technique
est-elle bonne ? Est-elle mauvaise ? C'est ce qu'il faut vérifier), — il ne faut pas croire en tout
cas que cette technique soit par nature ou par essence, comme l'a pensé Nietzsche, une
technique de faible, d'esclave, de femmelette. La question de savoir si cette technique est
efficace ou non reste ouverte, mais en tout cas cette technique exige de la part de celui qui
veut la mettre en oeuvre une maîtrise de soi, une maîtrise du comportement, qui est
exactement le contraire de la faiblesse, et qui est exactement identique à la puissance.

Cette technique, cette méthode, proposée par Ieschoua pour briser le cercle
cybernétique provoqué par l'agression, il n'est peut-être pas heureux de l'appeler " non-
violente ". Car, nous le notions plus haut, le terme de violence est en l'occurrence trop
vague. Il existe des violences saines. Il peut être bon de détruire d'une manière violente des
structures politiques ou économiques criminelles, des habitudes funestes. La violence n'est
pas toujours ni nécessairement destructrice des êtres. Elle peut être une condition, au
contraire, pour sauver des êtres.

La non-violence peut être maladive. Elle peut, dans certains cas, justifier les sarcasmes de
Nietzsche et des révolutionnaires. Ieschoua fait usage parfois de la violence, mais, encore une
fois, il est notable que sa violence ne détruit jamais des êtres, elle a au contraire pour but de
libérer :

Jean, 2, 13 : " La Pâque des Juifs était proche, et Ieschoua monta à Jérusalem. Et il trouva
dans l'enceinte du temple les gens qui vendaient des boeufs et des brebis et des colombes, et les
changeurs sur leurs sièges. Il fit un fouet avec des cordes, et il les chassa tous de l'enceinte du
temple, et les brebis et les bœufs, et il répandit la monnaie des changeurs, et il renversa leurs
tables, et à ceux qui vendaient des colombes il dit : Emportez cela d'ici. Ne faites pas de la
maison de mon père une maison de commerce. "

Mat. 21, 12 : " Ieschoua entra dans le temple et il chassa tous ceux qui vendaient et
achetaient dans le temple, et il renversa les tables des changeurs de monnaie, des banquiers, et
les sièges de ceux qui vendaient des colombes, et il leur dit : Il est écrit :

" Ma maison sera appelée une maison de prière. " (Is. 56, 7; 6o, 7) Vous, vous en
faites une " caverne de brigands ". ( Jér. 7, II) "

En ce qui concerne la paix, et la guerre, Ieschoua, conformément à la doctrine biblique,


professe que la création est bonne, excellente, et qu'en conséquence la paix, qui est la
condition de l'existence et de la vie des hommes, est un bien, le bien auquel il faut travailler.
Mais il savait aussi que l'enseignement qu'il apportait, qu'il tentait de communiquer,
rencontrait, de la part de l'humanité, une résistance violente, acharnée, souvent furieuse,
exactement, comme ce fut le cas pour les anciens prophètes d'Israël. Son enseignement
provoque, dans un milieu donné, la famille, la tribu, la patrie, un déchirement violent. Il y
a d'un côté ceux qui approuvent cet enseignement, et qui l'aiment. Il y a de l'autre côté
ceux qui le désapprouvent et le détestent. Et cette séparation, cette opposition, a lieu
normalement dans tous les groupes humains :

Mat. I0, 34 : " Ne pensez pas que je sois venu jeter la paix sur a terre.

" Je ne suis pas venu jeter la paix, mais l'épée.

" Car je suis venu séparer l'homme de son père, la fille de sa mère, la mariée de sa
belle-mère; les ennemis de l'homme sont les hommes de sa maison (Michée, 7, 6).

" Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Et celui qui
aime son fils ou sa femme plus que moi n'est pas digne de moi.

" Et celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi.

" Celui qui trouve son âme (sa vie) la perdra, et celui qui a perdu son âme (sa vie) à
cause de moi la trouvera. "
Luc, 12, 51 : " Croyez-vous que je sois venu donner la paix sur la terre ? Non, je vous le
dis, mais la division. Car à partir de maintenant cinq dans une maison seront divisés, trois
contre deux et deux contre trois; seront divisés le père contre le fils et le fils contre le
père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre sa belle-fille et la
jeune mariée contre la belle-mère. "

Cet enseignement de Ieschoua, concernant la division et la guerre que son


enseignement va provoquer dans les ensembles humains, dans les groupes humains, est
vérifié, constamment, dès lors qu'une doctrine évangélique se trouve en conflit — toujours
la doctrine évangélique est en conflit — avec l'une des " valeurs " du système qui
commande dans l'humanité la vie des groupes, famille, clan, tribu, nation. Dès lors qu'il y a
conflit, sur un point ou sur un autre, entre un enseignement évangélique, et l'une des "
valeurs " du groupe, il s'opère un partage, à l'intérieur du groupe, entre ceux qui préfèrent les
valeurs du clan, de la tribu, de la nation, et celui, ou ceux, qui choisissent le système de
valeurs proposé par le rabbi Ieschoua.

Un exemple typique de cette division violente, c'et l'opposition dans une nation, entre les
valeurs de vérité et de justice, qui sont des valeurs évangéliques, et les valeurs nationalistes,
qui peuvent exiger le sacrifice de la vérité ou de la justice. Si la nation est la valeur absolue,
suprême, alors la vérité et la justice doivent lui être sacrifiées dans certains cas. Ainsi, lors
de l'affaire Dreyfus, en France, ou, pendant la guerre d'Algérie, lorsque s'est posée la question
de la torture, certains estimaient qu'avant tout il ne fallait pas affaiblir la nation, toucher à
l'honneur de l'armée. D'autres au contraire estimaient que la vérité devait d'abord être
connue et dite, et la justice rendue. Deux systèmes de valeurs s'affrontaient, irréductibles et
hétérogènes. Le partage s'opérait, comme l'avait dit Ieschoua, à l'intérieur des familles...

La doctrine du pardon, que professe Ieschoua, est en liaison directe avec cette méthode
qui consiste à tenter de briser le cercle : agression — réaction agressive — re-agression :

Mat. 18, 21 : " ... Pierre lui dit : Seigneur, combien de fois mon frère péchera-t-il contre
moi et lui pardonnerai-je ? Jusqu'à sept fois ? Ieschoua lui dit : je ne te dis pas jusqu'à
sept fois, mais jusqu'à soixante dix-sept fois.

" C'est pourquoi le royaume de Dieu, c'et comme un roi qui a voulu régler ses comptes
avec ses serviteurs. Lorsqu'il commença à régler ses comptes, on lui amena un ministre qui lui
devait dix mille talents32[32]. Celui ci n'avait pas de quoi rembourse dette. Le maître
ordonna qu'il fût vendu, lui, et sa femme ' et ses enfants et tout ce qu'il avait, pour que la
dette soit payé.
« Le ministre tomba à genoux et se prosterna en disant : sois magnanime et patient à mon
égard, et je te rendrai tout

" Il fut pris de pitié, le maître de ce ministre, et il le relâcha, il lui fit cadeau de sa dette.

" Ce serviteur sortit et il trouva l'un de ses compagnons de service (l'un de ses collègues)
qui lui devait cent deniers33[33]. Il l'empoigna, et le serrait à la gorge en disant : Rends,
si tu me dois quelque chose !

" Son compagnon de service (son collègue) tomba à ses pieds le supplia en disant : sois
magnanime et patient à mon égard, je te rendrai.

" Mais l’autre ne voulait pas, et il alla le faire jeter en prison qu'à ce qu'il ait rendu ce
qu'il devait.

" Voyant ce qui était arrivé, ses collègues furent très attristé, et ils allèrent exposer à
leur seigneur tout ce qui était advenu, tout ce qui s'était passé.

" Alors le seigneur le fit venir et lui dit : serviteur mauvais, toute cette dette, je t'en
ai fait cadeau, parce que tu m'as supplié. Ne fallait-il pas que toi aussi tu aies pitié de ton
compagnon (collègue), comme moi j'ai eu pitié de toi ?

" Et son seigneur se mit en colère et il le livra aux bourreaux, jusqu'à ce qu'il ait rendu
tout ce qu'il lui devait.

" Ainsi aussi mon père qui et aux cieux fera à vous, si vous ne remettez pas, chacun, à son
frère, du fond du coeur. "

Ce mâschâl illustre l'une des ' demandes que le rabbi Ieschnua placées dans la prière
qu'il a composée pour ses apprentis :

" Remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous avons remis à ceux qu i nous
doivent."

Ce ne sont pas seulement les paroles du rabbi qui sont enseignement, mais aussi ses gestes,
ses actes. Ses gestes et ses actes aussi peuvent être des meschalim. Ainsi, d'après Marc II, I
Matthieu 21, I, Luc, 19, 29, et Jean 12, 12, un jour le rabbi fit son entrée à Jérusalem monté
sur un ânon, -- et non pas, comme le souligne Jérémie 34[34] sur un cheval de guerre. Ce
mâschâl exprimé par une action a une signification concernant le messianisme. Il signifie que
Ieschoua a choisi une conception du messianisme qui n'et pas militaire. Matthieu et Jean citent
à ce propos le texte du prophète Zacharie, 9, 9.

En résumé et en conclusion, pour comprendre l'enseignement de Ieschoua en ce qui concerne


l'agression, il faut se placer comme toujours, clans la perspective qui est la sienne : la perspective
créatrice et thérapeutique. La méthode qu'enseigne Ieschoua, c'et de répondre à l'agression
destructrice non pas par une autre agression destructrice, mais par une création. Le refus d'user,
en présence de l'agression, d'une autre agression, n'est que l'envers et le point de départ d'une
conduite positive, créatrice et thérapeutique. Pour comprendre cette méthode, on peut se reporter
utilement à l'expérience contemporaine des psychologues et des psychiatres qui ont affaire à des
malades agressifs. Ils savent bien qu'en présence d'une crise d'agressivité d'un malade, ce n'et pas
une réaction agressive qui est efficace et thérapeutique. Là encore, la douceur seule est
puissante.

Cependant, il ne faut pas se leurrer. Nous sommes en guerre, dans tous les domaines de
l'existence. Au niveau politique et économique, d'abord, bien entendu. Mais aussi guerre dans
l'ordre des idées, des doctrines. L'exercice de la philosophie, aussi, et éminemment, est une
guerre. Le christianisme ne veut pas châtrer l'homme, ni lui ôter l'agressivité normale, sans laquelle
il n'y a pas de conquête ni de création. Mais le christianisme se propose pour but la vie, et non la
mort. La guerre a changé d'ordre. Les vertus guerrières ne sont pas annihilées, ni refoulées, mais
transposées. Il reste toujours à mener le combat de David contre Goliath et les philistins. Le
christianisme est en guerre, depuis des siècles, et jusqu'à la fin des temps, et il le sait. Il est en état de
guerre perpétuelle. Mais la guerre qu'il mène n'est pas contre les hommes, pour les détruire. Elle
est pour eux, et pour les vivifier.
III. LA PERSÉCUTION POUR LA JUSTICE

Nous avons vu, dans notre précédent travail, consacré au problème de la révélation et au
prophétisme hébreu, que la communication de l'enseignement qui vient de Dieu, rencontre,
dans l'humanité à laquelle cet enseignement s'adresse, une résistance, souvent violente et
furieuse. Nous avons essayé de dégager quelques-unes des raisons qui expliquent cette
résistance. Nous avons vu que les prophètes hébreux ont fait, à leurs dépens, l'expérience de
cette résistance, qui peut aller jusqu'au meurtre.

Le rabbi Ieschoua connaissait fort bien cette loi de l'existence prophétique. Il y fait allusion
à plusieurs reprises, et il n'a pas caché à ses apprentis qu'ils rencontreraient eux-mêmes cette
résistance violente, lorsqu'ils entreprendraient de faire connaître à leur tour l'enseignement de
leur rabbi. Nous y avons déjà fait allusion à propos des procès et du souci concernant ce qu'il
faut répondre aux accusateurs et aux juges.

Un texte certainement authentique rappelle l'histoire des relations entre les prophètes
hébreux et le peuple auquel ils étaient chargés de communiquer l'enseignement qui vient de
Dieu :

Mat. 23, 37 : «Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui ont
été envoyés vers elle, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule
rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu. » (Cf. Luc 13, 34).

Ce texte est étonnant, car le rabbi Ieschoua de Nazareth s'identifie, manifestement, à Celui
qui, au cours de l'histoire d'Israël, a voulu rassembler les enfants d'Israël, qui s'éloignaient de
lui.

Cette persécution qu'ont connue les prophètes d'Israël est pénible, éminemment pénible.
On se souvient peut-être des plaintes de Jérémie, fatigué, épuisé, par cette guerre perpétuelle
qu'il doit subir à cause de l'enseignement que Dieu le charge de communiquer à son peuple
Israël. Jérémie décide même un moment de ne plus prophétiser :

Jérémie, 20, 7 : « Tu m'as séduit, Yhwh, et j'ai été séduit, tu m'as pris de force et tu l'as
emporté. J'ai été tout le jour un objet de risée, eux tous se moquent de moi... La parole de
Yhwh a été pour moi un sujet de honte et de raillerie tout le jour. J'ai dit alors : Je n'en ferai
plus mention et je ne parlerai plus en son nom !

— Mais c'était en mon cœur comme un feu brûlant renfermé dans


mes os, je m'efforçais de le contenir et je ne le pouvais... »

On se souvient que Jérémie a été non seulement insulté mais battu, jeté dans une basse-
fosse, menacé de mort, condamné à mort.

Le rabbi Ieschoua enseigne que ceux qui sont ainsi persécutés parce qu'ils communiquent
l'enseignement qui vient de Dieu,

— c'est cela la fonction prophétique, — sont heureux. Ils sont


heureux non parce qu'ils sont persécutés, mais parce que la persécution qu'ils subissent, la
résistance violente qu'ils rencontrent, atteste qu'ils enseignent, à contre-courant,
l'enseignement de Dieu.
Mat. 5, 10 : « Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car à eux est le
royaume des deux. Heureux êtes-vous lorsqu'ils vous injurieront et vous persécuteront et
diront toute sorte de mal contre vous, en mentant, à cause de moi. Réjouissez-vous et exultez,
car votre récompense est nombreuse dans les cieux. Car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les
prophètes qui vivaient avant vous. »

Nous avons vu, dans notre précédent travail, que la résistance rencontrée constitue un
signe, un test, un critère. Les faux prophètes ne rencontrent pas de résistance lorsqu'ils
enseignent, car ils enseignent dans le sens où va la volonté commune. Ils épousent la volonté
dominante. Ils la flattent. Tandis qu'au contraire le prophète authentique, celui qui ne parle
pas » de son propre cœur, mais qui a reçu une information, une instruction venant de Dieu,
celui-là enseigne à contre-courant. Ce qu'il enseigne n'est pas attendu ni espéré. Ce qu'il
enseigne est détesté.

Exactement comme celui qui est pauvre en y consentant, comme celui qui s'efforce de
créer la paix, celui qui est persécuté à cause de la justice et à cause de la vérité est heureux,
car il coopère à la création. Malgré les souffrances endurées, l'expérience historique l'atteste,
ceux qui travaillent dans ce sens connaissent ce que Bergson estime être un signe et un critère
de victoire : la joie.
IX. LE PRIVILÈGE DE L'ENFANCE

Nous constatons, petit à petit, que constamment, l'enseignement du rabbi Ieschoua est
paradoxal, c'est-à-dire qu'il va à contre-courant de toutes les opinions les mieux assises, des
vérités admises par tout le monde, des valeurs régnantes. Contrairement à l'opinion de tous les
gens raisonnables, il enseigne le privilège et le bonheur des pauvres, des persécutés.

Contrairement à l'opinion des gens rassis, le rabbi Ieschoua enseigne aussi le privilège de
l'enfance, du point de vue de la connaissance et du point de vue de l’intelligence, du point de
vue de l'être même ! Nouveau paradoxe...

Un jour, le rabbi Ieschoua de Nazareth a exulté de joie, à la pensée de ce paradoxe, voulu


par le Créateur : l'intelligence des choses du royaume de Dieu, l'intelligence de ce qui est le
plus important, le plus riche, l'intelligence de l'essentiel, les enfants l'ont plus facilement que
les savants et que les professeurs. De même qu'il est plus difficile à un riche d'entrer dans
l'économie de la genèse de l'humanité sainte et nouvelle qui est le royaume de Dieu, qu'à un
chameau de passer par le trou d'une aiguille, de même il est difficile à un Herr Doctor
Professor d'entrer dans l'intelligence des lois et des merveilles de cette création nouvelle en
train de se faire qu'enseigne l'Évangile. Un enfant, lui, y entre, sans difficulté, et il comprend.

Le cas n'est d'ailleurs pas exclusivement propre à l'Évangile. Ceux qui s'efforcent
d'enseigner les mathématiques dites « modernes » nous disent que les enfants de douze ou
treize ans ont plus de facilité pour entrer dans l'intelligence de cette nouvelle manière de
penser en mathématiques, que les anciens professeurs de mathématiques, qui ont les plus
grandes difficultés à s'y faire. C'est une question de structure mentale.

Luc, 10, 21 : « En cette heure-là, il exulta de joie dans l'esprit saint, et il dit : Je te loue,
père, seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux
intelligents, et que tu les as révélées aux enfants. Oui, père, car ainsi il a paru bon devant ta
face. »

Mat. II, 25 : « Je te rends grâces, père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché
ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux petits. Oui, père, parce
qu’ainsi tu as trouvé bon de faire. »

Le fait est que, parmi les philosophes en tout cas, il n'y en a pas beaucoup, parmi les plus
sages et les plus savants et les plus célèbres, qui aient connu et compris les secrets de
l'enseignement évangélique. Ils sont, le plus souvent, passés à côté. Ils n'ont pas vu. Ils n'ont
pas compris. Ils étaient trop pleins d'eux-mêmes et de leur culture. Ils ont considéré avec
mépris cet enseignement pour les enfants et pour les infirmes. Ils n'ont pas vu les merveilles,
du point de vue même de la connaissance, qui étaient cachées dans les meschalim du rabbi juif
crucifié.

Nous avons remarqué, dans notre précédent travail, que le dieu d'Israël, au cours de
l'histoire d'Israël, s'amuse — il faut oser s'exprimer ainsi — constamment, si nous en croyons
les archives où sont consignés les actes de cette histoire, à dérouter les sages et les prudents, à
déjouer les plans et les prévisions les plus raisonnables, à renverser les tables des valeurs, en
réussissant le paradoxe suivant : vaincre, dans les conditions les plus improbables du point de
vue de la sagesse humaine, les plus invraisemblables, en jouant, en misant, la faiblesse contre
la puissance. Il fait triompher une horde épuisée et affamée, d'Hébreux captifs et opprimés,
sans armes, contre l'armée du grand Reich égyptien. Il fait triompher David, l'adolescent, avec
sa fronde de berger, contre le géant des philistins. C'est sa méthode. C'est à cela qu'on le
reconnaît. C'est ainsi qu'il se manifeste dans l'histoire et qu'il se fait connaître.

Le rabbi Ieschoua nous apprend que Dieu s'amuse aussi à déjouer la sagesse des sages et la
science des philosophes en faisant connaître, en faisant comprendre, à des enfants, ce que les
philosophes les plus illustres n'ont pas compris. Et le rabbi Ieschoua exulte, il se réjouit, à
cause de ce paradoxe.

On peut trouver cela drôle. On peut aussi trouver cela de très mauvais goût. On peut se
réjouir, comme le rabbi, à cause de ces paradoxes. On peut aussi trouver la plaisanterie
détectable. C'est une question de goût. Et à vrai dire, on reconnaît à cela ceux qui aiment
l'enseignement du rabbi juif : ils trouvent délicieux, exquis, ils aiment les paradoxes dont se
compose l'enseignement du rabbi. (Et nous en verrons plus loin quelques autres, qui sont
violents.) Ils exultent, eux aussi, à cause de ces renversements de la hiérarchie des valeurs
admise parmi les nations depuis des siècles. Cela les amuse. Cela les fait rire.

D'autres, au contraire, trouvent tout cela détestable et, comme Charles Maurras, nous
l'avons vu, félicitent l'Église catholique romaine d'avoir mis ces paradoxes subversifs en latin
(Magnificat anima mea Dominum, et exultavit spiritm meus in Deo… Deposuit potentes de
sede et exaltavit humiles, esurientes implevit bonis et divites dimuit inanes…), afin d'en
atténuer, comme il dit, « le venin ».

Quoi qu'il en soit des préférences de chacun à ce sujet, le rabbi Ieschoua enseignait le
privilège non pas seulement moral comme on le croit, mais ontologique, de l'enfance :

Mat. 18, I : « ... Les disciples s'approchèrent de Ieschoua en disant : qui est donc le plus
grand dans le royaume des cieux ?

« Il appela un petit enfant, il le plaça au milieu d'eux et il dit : vrai, je vous le dis, si vous
ne vous retournez pas (en vous-mêmes) et si vous ne devenez pas comme les petits enfants
vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.

« Celui donc qui se fera humble comme ce petit enfant, c'est celui-là qui est le plus grand
dans le royaume des cieux.

« Et celui qui reçoit un seul enfant comme celui-ci en mon nom, c'est moi qu'il reçoit.

« Et celui qui crée un obstacle pour faire buter et tomber un seul de ces petits qui croient en
moi, il est avantageux pour lui que soit suspendue à son cou une de ces meules que font
tourner les ânes et qu'il soit jeté en pleine mer. »

Mat. 18, 10 : « Voyez à ne pas mépriser un seul de ces petits. Car je vous le dis, leurs «
anges » (leurs messagers) dans les cieux continuellement voient la face de mon père qui est
dans les cieux. »

Mat. 19, 13 : « Alors on lui amena des petits enfants, pour qu'il pose ses mains sur eux et
qu'il prie. Mais les disciples en firent reproche aux gens (qui amenaient les enfants) et
grondèrent les enfants. » Ieschoua, lui, dit : laissez, les enfants, et ne les empêchez pas de
venir. Car à ceux qui sont tels est le royaume des cieux. Et il leur imposa les mains. »

Luc, 18, 15 : « Ils lui amenaient même les enfants nouveau-nés, afin qu'il les touche. Ce que
voyant, les disciples en faisaient reproche aux gens. Mais Ieschoua les appela en disant : Laissez
les enfants venir vers moi et ne les empêchez pas. Car c'est à ceux qui sont tels qu'est le
royaume de Dieu. Vrai je vous le dis, celui qui ne recevra pas le royaume de Dieu comme un
enfant, n'entrera pas dans le royaume. »
Comment comprendre ce privilège ontologique de l'enfance enseigné par le rabbi, et qu'est-
ce que cela signifie ? Pour le comprendre, il faut nous reporter, nous semble-t-il, comme
toujours, à la perspective biblique de la création. L'enfant est un être qui vient d'être créé par
Dieu. Il n'a pas encore vieilli. Il ne s'est pas encore abîmé. Il ne s'est pas encore détérioré. Ses
instincts sont encore puissants. Son sens de la vérité, son sens de la justice n'est pas encore
adultéré. Il n'a pas encore transigé. Il ne s'est pas encore compromis. Il ne s'est pas encore
résigné. Il n'est pas fatigué par la vie. Il n'est pas encore écrasé par cette tristesse invincible
qui accable certains adultes. Il est encore près de la source. Il est apte plus qu'un autre, à
comprendre cet enseignement qui vient de la source de l'être. Car son « messager » comme dit
le rabbi, est encore près du Créateur.

L'enfance, du point de vue hébraïque et donc du point de vue de Ieschoua, c'est la création
neuve. Du point de vue biblique, on le sait, chaque enfant qui est conçu est réellement une
nouvelle création, une création originale.

Dans les antiques religions de l'Inde, comme dans ce courant religieux qu'on désigne par le
nom d'Orphisme, puis de pythagorisme, et dont nous trouvons l'expression dans certains
textes d'Empédocle et de Platon, l'âme de l'enfant qui vient de naître n'est pas neuve. Elle est
vieille, au contraire, vieille comme le monde, plus vieille que le monde, car elle est éternelle,
en arrière dans le temps comme en avant. Elle a toujours existé. Par suite d'une catastrophe
originaire, par suite d'une faute commise avant la production du monde, elle est tombée, elle
descend dans un corps qui est considéré comme mauvais. La naissance est une chute, une
dégradation, et même une souillure. L'âme, d'essence et d'origine divine, descend dans la
matrice d'une femme, et là elle prend corps. Lorsque l'enfant naît, nous dit Empédocle, s'il
pleure, c'est que l'âme se désole en découvrant le lieu où elle est tombée. L'âme qui naît dans
un corps qui la souille a déjà vécu d'innombrables vies antérieures. Elle passe de corps en
corps.

La doctrine biblique de l'homme, nous l'avons vu dans des travaux antérieurs, ignore tout
cela. Selon la pensée biblique, la naissance d'un enfant représente et constitue une création
nouvelle, originale. L'enfant c'est une création toute fraîche qui sort des mains du Créateur et
qui n'a pas encore eu le temps de s'abîmer.

Comme le dira beaucoup plus tard, douze siècles plus tard, un disciple de Ieschoua, un
moine italien nommé Thomas, né dans le comté d'Aquino, dans le royaume de Sicile, « la
perfection est dans la jeunesse ». C'est une vérité que confirmeront tous les biologistes et tous
les psychologues. La jeunesse, c'est le temps où l'être est capable de créer, de s'adapter,
d'inventer, d'évoluer, de comprendre ce qui est nouveau. La vieillesse, c'est le temps où il n'y
a plus ni création, ni adaptation, ni invention, ni capacité de comprendre le nouveau.

Ah mais ! nous objectera-t-on inévitablement, — et le péché originel ? Que faites-vous du


péché originel ? — Il faut en convenir, il faut l'avouer : la doctrine évangélique n'est pas
conforme, sur ce point, à la doctrine luthérienne du péché originel. Luther et la théologie
luthérienne enseignent en effet que le péché originel est une corruption radicale, ontologique
de la nature humaine. " Après le péché originel, il ne subsiste rien de sain, rien qui ne soit
corrompu, dans le corps et l'âme de l'homme, dans ses forces intérieures et extérieures. " " Par
la chute d'Adam, la nature et l'essence de l'homme sont totalement corrompues. " " Le péché
originel est une effroyable et abominable maladie héréditaire par laquelle toute la nature est
corrompue, horrendum atque abominabilem illum hereditarium morbum, per quem tota natura
corrupta est... (Solida declaratio, I). "" Dans la nature humaine, le péché originel n'est pas
seulement le manque de tout ce qui est bon dans l'ordre des choses spirituelles qui se
rapportent à Dieu. Il est en outre, par opposition à l'image de Dieu que l'homme a perdue, la
corruption profonde, pernicieuse, effrayante, insondable et inexprimable de toute la nature et
de toutes les forces de l'homme, en particulier des facultés de l'âme les plus élevées et les plus
nobles, de l'intelligence, du coeur et de la volonté. Depuis la chute, l'homme hérite de ses
parents une malignité innée et un cœur impur, des convoitises mauvaises et des penchants
pervers... " « La Parole de Dieu atteste que la raison, le cœur et la volonté de l’homme
naturel, non régénéré, ne sont pas seulement détournés de Dieu, mais tournés contre Dieu,
vers tout ce qui est mal, et foncièrement dépravés. De plus, l'homme n'est pas seulement
infirme, faible, inapte et mort au bien, mais encore si lamentablement perverti, empoisonné et
corrompu par le péché originel, que, par nature, il est entièrement mauvais, rebelle à Dieu,
ennemi de Dieu... " (Ibid.)

Si l'on en croit un tel tableau de la nature humaine, radicalement corrompue et viciée en


toutes ses puissances depuis la naissance, on voit mal comment le rabbi Ieschoua a pu
enseigner le privilège de l'enfance du point de vue de la connaissance des secrets du royaume
de Dieu en train de se faire et même du point de vue de l'être. On voit mal comment le rabbi a
pu dire que les " messagers " des petits enfants qui ont été créés récemment sont encore
auprès de Dieu le Créateur.

Il faut choisir, nous semble-t-il, entre la conception luthérienne du péché originel, et


l'enseignement sur l'enfance que propose Ieschoua. Mais on ne peut pas garder les deux
simultanément. Le moine italien disciple de Ieschoua qui vivait au XIIIe siècle et qui disait
que la perfection est dans la jeunesse, disait, au sujet du péché originel : " Ce qui est naturel à
l'homme, (ce qui est créé et qui constitue la nature de l'homme) n'est pas enlevé, ni ajouté, par
le péché35[35]. " Le péché n'enlève rien à l'excellence fondamentale de la nature humaine. Le
péché ne fait pas de l'être créé, l'enfant, un monstre dénaturé. L'enfant qui vient d'être créé est
excellent justement parce qu'il vient d'être créé et qu'il n'est pas encore vieilli. L'information
créatrice donnée par le Créateur est encore fraîche et active. Le péché, viendra, plus tard
altérer ce qui avait été donné par création. Il provoquera un vieillissement, et la tristesse.
X. LES « LIENS DU SANG »

Le rabbi Ieschoua manifeste, en plusieurs circonstances, une extrême liberté, certains


diront même une véritable désinvolture, à l'égard de ce que, parmi les peuples, nous appelons
les " liens du sang ", liens auxquels nous attachons une importance parfois sacrée. Le rabbi
Ieschoua semble y attacher peu d'importance et par contre beaucoup d'importance aux liens
d'ordre spirituel, résultant d'une option personnelle et libre.

Un jour, l'un de ses auditeurs-apprentis lui demande la permission d'aller enterrer son père
qui venait de mourir. Le rabbi lui répond par une formule qui étonnera et scandalisera
beaucoup de gens :

Mat. 8, 21 : Un autre parmi les disciples lui dit :" Seigneur, permets-moi d'abord de m'en
aller et d'enterrer mon père ". Ieschoua lui dit : " Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs
morts. "

Que signifie cette phrase ? Elle signifie, nous semble-t-il, que ceux qui sont fascinés,
absorbés, préoccupés, par les rites d'enterrement, les rites de funérailles, sont déjà
spirituellement morts. Que ces rites, auxquels l'humanité attache en général tant d'importance,
n'en ont aucune. Que le Dieu d'Abraham est le dieu des vivants et non pas des morts. Que ce
qui compte, c'est la vie, et non pas la mort. Que mettre en terre la matière qui reste lorsqu'un
homme a cessé de l'informer, cette matière en régime de décomposition qui est le cadavre,
c'est moins important que de suivre le rabbi Ieschoua vivant. Que ceux qui n'ont rien de mieux
à faire que de s'intéresser à ce genre de choses sont des malades, — le rabbi dit : des morts. Et
ainsi de suite...

On sait l'importance religieuse, le caractère sacré que l'on attache, dans l'humanité en
général, à l'acte qui consiste à enterrer les restes du cher défunt. Le rabbi donne
manifestement, si nous ne nous trompons, un coup de pied dans cette religion-là.

Un jour, sa propre mère, et ceux que, dans les langues sémitiques, on appelle les " frères "
se tenaient dehors et voulaient le voir. Là encore, le rabbi manifeste, rudement, une
indépendance souveraine, et il prend vivement ses distances à l'égard de ce genre de liens.
Aux liens physiques, biologiques, il substitue des liens d'un ordre différent, qui sont spirituels.
Il semble considérer comme peu importants les liens d'ordre biologique, et comme beaucoup
plus importants ces liens qui résultent d'une filiation librement consentie :

Mat. 12, 46 : " Il parlait encore aux foules, et voici que sa mère et ses frères se tenaient
dehors et cherchaient à lui parler. Quelqu'un lui dit : vois, ta mère et tes frères se tiennent
dehors et cherchent à te parler. Lui, répondant, dit à celui qui lui parlait : Qui est ma mère, et
qui sont mes frères ? Étendant sa main sur ses disciples, il dit : voici ma mère et mes frères.
Car celui qui fait la volonté de mon père qui est dans les deux, c'est celui-là qui est mon frère
et ma sœur et ma mère. " (Cf. Marc, 3, 31; Luc, 8, 19.)

Un autre jour, pendant qu'il enseignait, une femme dit ce que penserait et dirait n'importe
quelle femme de n'importe quel peuple. Et là encore, le rabbi réagit d'une manière critique :

Luc, 11, 27 : " Il arriva, pendant qu'il disait ces paroles, qu'une femme éleva la voix dans le
peuple, et elle lui dit : Heureux le ventre qui t'a porté et les seins que tu as tétés. Mais lui il dit
: Heureux, plutôt, ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent. "
Nous avons vu, précédemment, comment le rabbi avait enseigné que la vérité, dont les
auditeurs-apprentis du rabbi ont la charge de communiquer la connaissance, susciterait, dans
les familles, dans les tribus, dans les nations, dans toutes les unités sociologiques humaines,
des divisions, des déchirements. C'est là en effet une donnée d'expérience. La vérité divise, à
l'intérieur de la famille comme à l'intérieur de la patrie.

Pour suivre la vérité, et pour suivre le rabbi qui l'enseigne, il faut savoir, éventuellement,
préférer la vérité aux liens humains physiques. Cela est déchirant, mais c'est, nous dit le rabbi,
une condition nécessaire pour être son auditeur-apprenti.

Cette crise violente que le rabbi et son enseignement introduisent dans l'humanité, partout
et en tous les temps, le rabbi la prévoit, l'annonce, et il enseigne que celui qui ne sait pas
s'arracher aux liens humains naturels, avec violence s'il le faut, celui-là ne peut pas être son
apprenti-continuateur, puisque l'auditeur-apprenti doit continuer l'œuvre du rabbi, en
communiquant à son tour l'information reçue de son maître :

Luc, 14, 25 : " Des foules nombreuses le suivaient. Il se tourna et leur dit : Si quelqu'un
vient vers moi, et ne hait pas et sa mère et ses enfants et ses frères et ses sœurs, et même
encore sa propre âme, il ne peut pas être mon disciple. "

" Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas à ma suite, ne peut pas être mon disciple. "
(Cf. Mat. 10, 37.)

Le quatrième Évangile contient une scène bien connue — les noces de Cana — dans
laquelle nous relevons une réponse de Ieschoua à sa mère, très rude, et qui peut difficilement
avoir été inventée après coup, justement parce qu'elle est rude et choquante pour la
psychologie commune. D'ailleurs, cette réponse, nous l'avons vu, correspond aux propos
conservés par ailleurs dans les Synoptiques :

Jean, 2, 1 : " Le troisième jour, il y eut un mariage à Cana de Galilée, et la mère de


Ieschoua était là. Ieschoua aussi fut invité, et ses disciples, au mariage. Et comme le vin
venait à manquer, la mère de Ieschoua lui dit : Ils n'ont plus de vin. Et Ieschoua lui dit : Quoi
à moi et à toi36[36], femme ? Mon heure n'est pas encore venue. "

Nous avons lu, dans notre précédent travail, consacré au problème de la révélation, un
texte du prophète Amos (VIIIe siècle avant notre ère) où celui-ci prend position contre une
conception, commune alors, des relations entre le Dieu d'Israël et son peuple. Selon cette
conception, il y aurait une relation en quelque sorte nécessaire, physique, ou du moins
biologique, entre le dieu et son peuple. Le dieu d'Israël, selon le prophète Amos, s'élève
contre cette manière de voir, et affirme la liberté souveraine, absolue, du lien qui le relie à son
peuple Israël. Il ne s'agit pas de biologie, mais d'esprit. L'alliance n'est pas une relation
naturelle, mais surnaturelle : " N'êtes-vous pas comme les fils des Coushites, vous pour moi,
fils d'Israël ? oracle de Yhwh. N'ai-je pas fait monter Israël hors du pays d'Égypte, et les
Philistins de Caphtor et Aram (les Araméens) de Kir ? " (Amos, 9, 7.)

De même, Iohannan, qui vivait en moine dans le désert de Juda, et qui pratiquait
l'immersion dans les eaux du Jourdain, — celui que nous appelons Jean le " baptiste ", prit
position contre l'idée que les Juifs du temps de Jésus avaient de la filiation qui les rattachait à
Abraham. Là encore, le prophète juif, comme Amos huit siècles plus tôt, enseigne la liberté
souveraine de Dieu et la nature spirituelle, et non biologique, du lien réel qui rattache les
membres du peuple de Dieu à Abraham :
Mat. 3, 4 : " En ces jours-là survient Iohannan, l'immergeur, proclamant dans le désert de
Judée, en disant : Faites-vous un cœur nouveau, car le royaume des deux est proche.

" (...) Lui, Iohannan, il avait son vêtement fait de poils de chameau, et une ceinture de cuir
autour des reins. Sa nourriture, c'était des sauterelles et du miel sauvage...

" Alors venait auprès de lui Jérusalem et toute la Judée et toute la région du Jourdain et ils
étaient plongés dans le fleuve du Jourdain par lui, avouant leurs péchés.

" Voyant beaucoup de pharisiens et de sadducéens venant se faire immerger, il leur dit :

« Race de vipères, qui vous a montré à fuir loin de la colère qui vient ? Produisez donc du
fruit digne du renouvellement du cœur, et ne croyez pas pouvoir dire en vous-mêmes : Nous
avons pour père Abraham ! — Car je vous dis que Dieu peut, de ces pierres, susciter des
enfants à Abraham. "

C'est toute la conception de la nature d'Israël qui est en question, et, nous le verrons, le
schisme entre Israël et la Qehila, l'assemblée, le groupe des disciples du rabbi Ieschoua,
(Qehila, mot araméen traduit en grec par ekklesia, traduit en français par " église "), — ce
schisme se produira, entre autres, à propos d'une différence dans la compréhension de ce qu'est,
ontologiquement, Israël : race ? peuple ? ou assemblée spirituelle des disciples, appartenant à
toutes les nations de la terre, d'Abraham le prophète, des prophètes ultérieurs, jusques et y
compris le rabbi Ieschoua.

Si nous comprenons bien ce que c'est qu'Israël, dans la pensée théologique des prophètes
hébreux, depuis Amos jusqu'à Iohannan et Ieschoua, on n'appartient pas à Israël, à la "
semence " d'Abraham, comme on appartient, par droit de naissance, à la nation française,
anglaise ou allemande. Pour être d'Israël, il faut, semble-t-il, bien autre chose. Israël n'est pas,
ontologiquement, un peuple comme les autres. C'est un peuple constitué, défini
génétiquement, par une alliance de type et d'ordre spirituel, et par une fidélité spirituelle à
cette alliance. Autre chose est la descendance physique par rapport à un ancêtre qui a
communiqué ce que les biologistes appellent une " information génétique " dans l'a&e de la
procréation. Autre chose est la descendance spirituelle par rapport à un maître qui a
communiqué une information, un enseignement, qui n'est pas biologique, qui est génétique et
créateur sur un autre plan, et dans un autre ordre, celui de l'esprit et de l'intelligence, là où il
faut, nécessairement, que le descendant écoute, comprenne, consente, accepte et fasse
fructifier la semence reçue, c'est-à-dire l'enseignement communiqué. Autre chose est le fils,
(le bera, en araméen), selon l'ordre biologique. Autre chose le bera selon l'ordre spirituel et
libre. Israël appartient, semble-t-il, selon les prophètes, à l'ordre spirituel. C'est pour cela qu'il
est un peuple appelé à l'universalité, à la catholicité, par-delà les particularités nationales et
raciales.

Le rabbi Ieschoua semble avoir enseigné, après le prophète anonyme que la Critique
biblique appelle le Deutéro-Isaïe, l'universalité de la vocation à entrer dans l'économie de
cette humanité nouvelle dont Abraham fut le premier mutant :

Mat. 8, 11 : " Je vous le dis : des foules, depuis l'Orient et l'Occident, viendront et
prendront place à table avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume des cieux,

" mais les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors

" là sera le pleur (la lamentation) et le grincement des dents. " (Cf. Luc, 13, 28.)
XI. L'ÉTAT

L'attitude du rabbi Ieschoua par rapport à l'État, atteste aussi la plus grande liberté, d'autres
diront encore une fois, une certaine désinvolture ou, tout au moins, une certaine indifférence.
Nous nous souvenons que Ieschoua vivait dans un pays occupé par l'armée romaine. Les "
hérodiens " sont les partisans de la famille régnante des Hérodes. Ils sont favorables aux
Romains, ce sont des " collaborateurs ". Au contraire, les " zélotes ", nous nous en souvenons,
sont les " résistants ". Les pharisiens s'accommodaient de l'occupation romaine. Pour eux,
l'important, c'était la fidélité à la Torah. Dans le pays occupé par l'ennemi, en plus des charges
indirectes qui frappaient tous les citoyens de l'empire (péages, douanes, taxes sur la
succession et sur les ventes, etc.) les provinces payaient le tribut, tributum, à l'empereur. Avec
le recensement, ou " cens ", le tribut était la marque par excellence de la sujétion. Les Juifs
haïssaient donc ce tribut, et les zélotes estimaient qu'il était nécessaire de refuser de payer ce
tribut37[37].

Mat. 22, 15 : " Les pharisiens tinrent conseil pour savoir comment ils pourraient le prendre
au piège en le faisant parler par une de ses paroles.

" Et ils lui envoient leurs disciples avec des hérodiens, en disant : Rabbi, maître, nous
savons que tu es un homme vrai et que tu enseignes la voie de Dieu dans la vérité, et que tu ne
t'occupes pas de savoir si cela plaît ou déplaît à quiconque, car tu ne regardes pas à la figure
des hommes.

" Dis-nous donc, que t'en semble? Est-il permis de payer le tribut à César, ou non ?

" Connaissant leur méchanceté, Ieschoua dit : Pourquoi me mettez-vous à l'épreuve,


hypocrites ? Montrez-moi la monnaie du tribut. Ils lui présentèrent un denier. Et il leur dit :
De qui est cette effigie et cette inscription ? Ils disent : De César ! Alors il leur dit : rendez
donc les choses qui sont de César à César, et les choses de Dieu, à Dieu. " (Cf. Marc, 12, 13;
Luc, 20, 21.)

Le piège était le suivant. Si Ieschoua répondait : Oui, il est permis, religieusement parlant,
de payer le tribut à César, il se rangeait dans le camp des " collaborateurs ". Il prenait position
contre les zélotes, contre les " résistants ", qui professaient qu'il n'est pas religieusement
permis à un Juif fidèle de payer le tribut à César. S'il répondait : Non, — alors il se rangeait
dans le camp des zélotes, et il pouvait être dénoncé par les " collaborateurs " comme "
résistant " et " terroriste ".

En fait, nous l'avons dit, Ieschoua n'était ni " collaborateur " ni zélote. Il ne se situait pas
lui-même dans cette problématique. Il estimait que sa fonction était ailleurs, et autre. La
difficulté pour lui était donc de ne pas induire les auditeurs en erreur, en semblant prendre
parti pour l'un des camps ou pour l'autre.
Comme le souligne le grand savant allemand Joachim Jérémias, après d'autres d'ailleurs,
Ieschoua a écarté de l'attente messianique les idées nationalistes de vengeance 1. Cela apparaît
en particulier dans les récits de la tentation dans le désert, que nous lirons plus loin, car, écrit
Jérémias, " les trois versions de ce récit ont pour objet le rejet de l'attente messianique
nationaliste ".

O. Cullmann écrit pour sa part :

" Il importe de remarquer que pour exprimer la tâche que Dieu lui avait prescrite, il s'est
servi à dessein de cette notion juive du Fils de l'homme et non pas de celle du Messie
politique. Il n'a, il est vrai, jamais repoussé directement le titre de Messie, mais il a toujours
montré une réserve catégorique quand on le désignait comme tel. Il ne voulait pas qu'on en
parlât et dès qu'on l'appelait Messie, il imposait le silence... L'ordre de se taire trouve son
explication dans la conception que Jésus avait effectivement de sa vocation messianique.
L'ordre de garder le silence et la réserve manifeste de Jésus à l'égard du titre de Messie
éclairent justement sa conscience messianique particulière38[38]. "

L'expression " fils de l'homme " se lit dans Daniel :

" Je contemplais, dans les visions de la nuit.

" Voici, venant sur les nuées du ciel,

" comme un fils d'homme.

" Il s'avança jusqu'à l'Ancien

" et fut conduit en sa présence.

" A lui fut conféré empire, honneur et royaume,

" et tous peuples, nations et langues le servirent.

" Son empire est empire à jamais,

" qui ne passera point,

" et son royaume ne sera pas détruit " (Daniel, 7, 13).

L'attitude de Ieschoua par rapport à l'État, à la nation, aux autorités politiques, manifeste
constamment qu'il se situe lui-même dans un autre ordre et dans une autre perspective.
Ieschoua ne condamne pas ces réalités naturelles. Il n'est pas un théoricien de l'anarchisme.
Mais il s'intéresse à autre chose, et il est venu réaliser une œuvre qui dépasse de toutes les
manières le cadre national. Il est venu apporter à l'humanité entière un enseignement
vivificateur. Les tentatives ultérieures pour intégrer le christianisme, et l'emprisonner, dans le
cadre d'une nation, seront toujours mortelles pour le christianisme qui, nous l'avons vu, ne
peut pas plus satisfaire le théoricien du nationalisme intégral que le théoricien de la
révolution. Le christianisme est une doctrine qui porte sur la création de l'humanité et qui
s'efforce d'apporter à l'humanité la science nécessaire pour s'achever normalement, selon les
vues du dessein créateur. Le cadre du nationalisme est trop petit pour pouvoir contenir cette
perspective à la fois universelle et surnaturelle. Aucun nationalisme, qu'il soit juif, français ou
allemand, ne peut enserrer dans ses liens le ferment évangélique. Celui-ci fait craquer tous les
cadres.
XII. LA RELIGION ÉTABLIE

De même qu'il manifeste la plus grande liberté à l'égard de ce qu'on appelle les " liens du
sang ", les relations de parenté biologique, à l'égard de l'État, et même à l'égard du
nationalisme, Ieschoua manifeste aussi une liberté, qui a scandalisé les hommes " religieux "
de son temps, à l'égard de ce qu'on peut appeler " la religion établie ".

Les anciens prophètes d'Israël, Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, avaient aussi et déjà manifesté
la plus grande liberté à l'égard de la " religion " établie de leur temps. Il faut même dire qu'ils
en avaient critiqué certains aspects, certains rites, certaines représentations. Nous avons vu,
dans notre précédent travail, comment les prophètes du VIIIe et du VIIe siècle font une
critique de la pratique des sacrifices sanglants; comment ils font évoluer la notion de
circoncision, la signification de la circoncision, la signification du jeûne. Le prophète Osée,
nous nous en souvenons, disait, au nom de son dieu : " Car c'est la piété (hesed) que je veux, et
non le sacrifice, la connaissance de Dieu, plus que les holocaustes " (Osée, 6, 6).

Ce que les grands prophètes d'Israël du VIIIe et VIIe siècle avant notre ère avaient critiqué,
c'est, nous semble-t-il, Une conception archaïque de la" religion ". La théologie hébraïque s'est
constituée, nous l'avons vu précédemment, contre des religions, — celles de l'Égypte, de
Babylone, de Canaan. On peut discerner, dans le récitatif sacerdotal de la création qui ouvre la
Bible hébraïque, et qui date du VIe siècle avant notre ère, un effort de démythisation, ainsi que
l'a montré avec précision Paul Humbert39[39].

Les prophètes d'Israël continuent, me semble-t-il, l'effort constant de la théologie


hébraïque, depuis les origines, pour se libérer des représentations religieuses, et des rites des
religions voisines. A cet égard ils effectuent, à l'intérieur de la théologie hébraïque, ce que
nous avons cru pouvoir et devoir désigner du terme que le cardinal Newman a utilisé pour le
dogme chrétien : un développement.

Le développement ne consiste pas seulement à faire croître l'information, cette information


qu'est la révélation, cette connaissance toujours plus profonde de l'Unique absolu, et de son
dessein créateur et divinisateur. Le développement consiste aussi, — et cela est nécessaire
pour que cette information qu'est la révélation croisse, — à faire tomber des écorces mortes, à
écarter des obstacles, des scories, à nettoyer. Ces obstacles à la croissance de la révélation
dans l'humanité, ce sont d'antiques représentations religieuses qui gênent la prise de
conscience par elle-même de la théologie monothéiste : d'archaïques conceptions du sacrifice,
des sacrifices humains d'abord, pratiqués encore en Israël au VIIe siècle avant notre ère,
puisque Jérémie et Ézéchiel ont dû encore les combattre violemment; des sacrifices d'animaux
ensuite; d'antiques conceptions du sens accordé à la circoncision, au sabbat, au jeûne, aux
tabous alimentaires, etc.

Le rabbi Ieschoua nous semble se situer justement dans cette tradition des grands prophètes
d'Israël, qui font évoluer la théologie hébraïque, qui la " développent ". Toute évolution, tout
développement, nous l'avons vu, rencontre une résistance, dans l'ordre des idées, en science,
comme en politique et comme en théologie.
Nous avons noté, dans notre précédent travail, que c'est autour de cette notion de
développement que se situe, à nos yeux, le différend entre le judaïsme et le christianisme. Le
judaïsme professe que la plénitude de la révélation a été donnée au commencement à Moïse,
sur le Mont Sinaï. Il n'y a pas de développement de la révélation, il n'y a pas croissance
d'information au cours du temps. Selon le christianisme, au contraire, il y a développement.
Le rabbi Ieschoua, explicitement, en donne la formule :

Matthieu, 5, 17 : " Ne pensez pas que je sois venu détruire, abolir (katalmaï) la Torah et les
prophètes. Je ne suis pas venu détruire, mais achever, accomplir (plerôsai). »

Ce que le christianisme considère comme un développement de la révélation, une


meilleure connaissance de Dieu et de son dessein, une croissance de l'information, — le
judaïsme estime que c'est une hérésie, une destruction de la Torah, de l'Instruction, une
corruption.

Là se situe le schisme entre l'assemblée (qahal), qu'est Israël, et l'assemblée constituée par
les disciples du rabbi Ieschoua, qu'on appelle les " chrétiens ", puisqu'ils pensent que Ieschoua
est le " christ ", l'oint de Dieu attendu par les prophètes.

LE SABBAT

A l'égard de l'institution du sabbat, par exemple, Ieschoua manifeste la plus grande liberté.
La signification du sabbat a changé dans l'histoire de la religion des Hébreux. Primitivement,
à l'origine, dans les religions sémitiques anciennes, le sabbat appartenait à un système de jours
fastes et néfastes, qui interdisait le travail pendant certaines périodes, liées aux phases de la
lune. Avec le Deutéronome, constitué sous l'influence de la pensée des grands prophètes du
VIIIe siècle avant notre ère, le sabbat a pris une signification humaniste, et non plus
superstitieuse :

Deutéronome, 5, 13 : " Observe le jour du sabbat pour le sanctifier, selon ce que t'a
ordonné Yhwh, ton Dieu. Tu travailleras six jours et tu feras tout ton travail, mais le septième
jour est le sabbat pour Yhwh, ton Dieu, tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils, ni ta fille,
ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes de somme, ni ton
hôte qui est dans tes portes, afin que se reposent comme toi ton serviteur et ta servante, et tu te
souviendras que tu as été esclave au pays d'Égypte, d'où Yhwh, ton Dieu, t'a fait sortir par une
main forte et à bras tendu; c'est pourquoi Yhwh, ton Dieu, t'a ordonné de pratiquer le jour du
sabbat. "

Le fait est — on peut le vérifier aujourd'hui plus que jamais — que le sabbat a une
signification, une portée, une fonction profonde et importante pour l'homme. Dans un monde
de plus en plus ravagé par le souci, étouffé par le travail, hanté par la préoccupation de
produire des richesses, le sabbat a pour rôle d'exercer une libération : libération par rapport au
métier, au travail, au souci. Il signifie que l'homme ne vit pas seulement de pain, que le travail
n'est après tout qu'un moyen, et non pas une fin; que la vie contemplative est première; que
l'homme a un autre but que d'amasser des richesses pour survivre. Il fournit le loisir nécessaire
pour que l'homme puisse penser, se retrouver, et vivre sans être esclave de sa fonction. Il
impose un débrayage. Il est curatif.

Aussi bien le rabbi Ieschoua ne veut-il pas abolir le sabbat, mais il manifeste à l'égard du
sabbat une liberté qui le délivre des enveloppements superstitieux dont il pouvait être
prisonnier, et cela lui rend, finalement, sa signification authentique, qui est humaniste, plus
précisément humanisante.
Plusieurs textes attestent la liberté que Ieschoua prend par rapport à la pratique du sabbat,
et montrent la genèse des conflits avec les autorités religieuses de son temps :

Mat. 12, 9 : " Ieschoua marchait un jour de sabbat à travers un champ de blé. Ses disciples
eurent faim. Ils commencèrent à arracher des épis et à manger.

" Ce que voyant, les pharisiens lui dirent : vois, tes disciples font ce qu'il n'est pas permis
de faire un jour de sabbat.

" Alors lui leur répondit : N'avez-vous pas lu ce qu'a fait David (I Samuel 21, 7) lorsqu'il
eut faim, lui et ses compagnons ? Comment il est entré dans la maison de Dieu et comment il
mangea les pains consacrés, qu'il ne lui était pas permis de manger, ni à ceux qui étaient avec
lui, mais seulement aux prêtres ? Ou bien n'avez-vous pas lu dans la Torah que le jour du
sabbat les prêtres qui sont dans le temple profanent le sabbat et sont innocents ? Je vous le dis
: il y a ici plus grand que le temple. Si vous aviez connu ce que signifie : je veux la piété
(hesed : la grâce, la compassion) et non le sacrifice (Osée, 6, 6) vous n'auriez pas condamné
les innocents. Car maître du sabbat est le fils de l'homme. " (Cf. Marc, 2, 23; Luc, 6, 1.)

Mat. 12, 9 : " Il vint dans leur synagogue. Et voici un homme qui avait la main sèche. Ils
l'interrogèrent en disant : est-il permis, un jour de sabbat, de guérir ? Cela afin de l'accuser.

" Lui, il leur dit : quel sera l'homme parmi vous qui, ayant une unique brebis, si celle-ci
tombait dans une fosse un jour de sabbat, fie la saisirait et ne la retirerait ? Combien un
homme est piu§ important qu'une brebis ! En sorte qu'il est permis, un jour de sabbat, de faire
du bien.

" Alors il dit à l'homme : étends ta main. Et il l'étendit, et elle redevint saine comme l'autre.

" Les pharisiens sortirent et tinrent conseil contre lui, pour savoir comment ils pourraient le
perdre. " (Cf. Marc, 3, i; Luc, 6,6.)

Luc, 13, 10 : " Il était en train d'enseigner dans une synagogue un jour de sabbat.

" Et voici une femme, qui avait un esprit d'infirmité depuis dix-huit ans, elle était pliée en
deux et ne pouvait pas relever la tête jusqu'au bout.

" La voyant, Ieschoua l'appela et lui dit : femme, tu es guérie de ton infirmité, et il lui
imposa les mains. Et aussitôt elle se redressa, et elle glorifiait Dieu.

" Le chef de la synagogue, indigné de ce que Ieschoua ait guéri pendant le sabbat, dit au
peuple : Il y a six jours, pendant lesquels il faut travailler. Venez donc ces jours-là, et faites-
vous guérir, mais non pas le jour du sabbat.

" Le seigneur lui répondit et dit : comédiens, chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache-
t-il pas son bœuf ou son âne de l'étable, et ne le mène-t-il pas boire ? Cette fille d'Abraham,
que le satan a liée voici déjà dix-huit ans, ne fallait-il pas qu'elle soit délivrée de cette chaîne
(de ce lien) le jour du sabbat ? "

Jean, 5, 1 : " ... Il y eut une fête des Juifs et Ieschoua monta à Jérusalem.

" Il y a à Jérusalem, près de la porte des Brebis, une piscine qui est appelée en hébreu
Bethzata. Elle a cinq portiques. Dans ceux-ci étaient couchés un grand nombre d'infirmes,
aveugles, boiteux, perclus... (...) Il y avait là un homme qui, depuis trente-huit ans, était dans
son infirmité. Ieschoua, le voyant couché, et sachant qu'il était dans cet état depuis déjà
longtemps, lui dit : Tu veux être guéri ? (...)
" Ieschoua lui dit : Lève-toi, prends ton grabat, et marche.

" Et aussitôt l'homme devint sain, et il prit son grabat, et il marchait.

" C'était le sabbat en ce jour-là. Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri : C'est le
sabbat. Il ne t'est pas permis de porter ton grabat.

" Lui leur répondit : Celui qui m'a fait bien portant, celui-là m'a dit : Prends ton grabat et
marche.

" Ils lui demandèrent : Quel est l'homme qui t'a dit : prends et marche ? '

" Celui qui avait été guéri ne savait pas qui c'était. Car Ieschoua s'était esquivé, parce qu'il
y avait foule en cet endroit.

" Après cela, Ieschoua le retrouve dans le temple, et il lui dit : Vois, tu es devenu bien
portant. Ne fais plus le mal, afin qu'il ne t'arrive pas quelque chose de pire.

" L'homme s'en alla et il dit aux Juifs : C'est Ieschoua qui m'a rendu bien portant.

" Et c'est pourquoi les Juifs persécutaient Ieschoua, parce qu'il faisait ces choses pendant le
sabbat.

" Et lui leur répondit : Mon père jusqu'à maintenant est à l'œuvre, et moi aussi je suis à
l'œuvre. " ;]

Cette dernière phrase fait allusion, nous semble-t-il, à Genèse II, 2, 2 : " Et Dieu acheva le
septième jour son œuvre qu'il fit, et il cessa (il se reposa) le septième jour et il le sanctifia car
en lui il se reposa, shabat, de toute son œuvre qu'il créa, lui, Dieu... " \

Le prophète anonyme du temps de l'Exil à Babylone, dont les oracles ont été joints à ceux
du prophète Isaïe du vine siècle avant j notre ère, écrivait déjà, peut-être dans une intention
critique à l'égard de ce texte : " Dieu ne se fatigue ni ne s'épuise " (Isaïe, : 40, 28). Et un autre
prophète tardif ajoutait, de la part de Dieu : " Voici que je crée des cieux nouveaux et une
terre nouvelle " S (Isaïe, 65, 17; 66, 22.)

C'est dire que le repos, le shabbat de Dieu, n'est pas absolu, puisque Dieu continue de
créer, aujourd'hui encore, et demain. Lorsqu'un enfant est conçu, à chaque instant, selon la
théologie juive et chrétienne, Dieu opère d'une manière réellement créatrice. La création n'est
donc pas achevée, elle n'était pas achevée lors de la première" semaine".

C'est, nous semble-t-il, dans cette perspective que se situe Ieschoua, lorsqu'il dit : " Mon
père jusqu'à maintenant est à l'œuvre, et moi aussi je suis à l'œuvre. "

Dans l'humanité, de multiples religions, souvent, avaient associé le malheur et la faute,


comme si le malheur comportait nécessairement une cause qui serait coupable. Ieschoua
dissocie cette relation de causalité établie par la conscience humaine entre la faute et le
malheur. L'auteur du livre de Job avait déjà tenté de dissocier ce lien ressenti entre le malheur
et une faute supposée. A propos d'un aveugle qu'il guérit un jour de sabbat, Ieschoua se
prononce sans ambiguïté à ce propos :

Jean, 9, 1 : "... Il vit un homme aveugle de naissance. Et ses disciples l'interrogèrent en


disant : Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ?

" Ieschoua répondit : Ni lui ni ses parents...


" (...) Il cracha à terre et il fit de la boue avec la salive, et il appliqua cette boue sur ses
yeux, et il lui dit : Va te laver à la piscine de Schiloah (ce qui en traduction signifie " envoyé
").

" Il s'en alla donc, et il se lava, et il revint, voyant.

" Ses voisins, donc, et ceux qui l'avaient vu avant, car il était mendiant — disaient : Est-ce
que celui-ci n'est pas celui qui était assis et qui mendiait ? Les uns disaient : C'est lui !
D'autres disaient : Non, mais c'est quelqu'un qui lui ressemble. Quant à lui, il dit : C'est: moi !

" Ils lui disaient donc : Comment se sont ouverts tes yeux ?

" Et lui répondit : L'homme appelé Ieschoua a fait de la boue et il a oint mes yeux et m'a dit
: Va à Schiloah et lave-toi.

" J'y suis allé, je me suis lavé, et j'ai retrouvé la vue.

" Ils lui dirent : Où est-il cet homme ?

" Il dit : Je ne sais pas.

" Ils le conduisent vers les pharisiens, lui qui avait été aveugle. C'était le sabbat, le jour où
Ieschoua avait fait la boue, et lui avait ouvert les yeux.

" De nouveau donc les pharisiens l'interrogèrent pour savoir comment il avait retrouvé la
vue.

" Lui, il leur dit : Il a appliqué de la boue sur mes yeux, et puis je me suis lavé, et je vois.

" Certains parmi les pharisiens dirent : Cet homme n'est pas quelqu'un qui vient de Dieu,
car il n'observe pas le sabbat. Mais d'autres disaient : Comment un homme pécheur pourrait-il
faire de tels signes ? Et il y avait désaccord entre eux.

" Ils disent donc à l'aveugle, de nouveau : Que dis-tu, toi, à son sujet, puisqu'il t'a ouvert les
yeux ?

" Lui, il dit : C'est un prophète !

" Les Juifs ne crurent donc pas à son sujet qu'il était aveugle et qu'il ait retrouvé la vue,
jusqu'à ce qu'ils aient appelé ses parents, à lui qui avait retrouvé la vue, et ils les interrogèrent
en disant : Est-ce que celui-ci est votre fils, que vous dites être né aveugle ? Comment donc
voit-il maintenant ?

" Ses parents répondirent et ils dirent : Nous savons que celui-ci est notre fils, et qu'il est né
aveugle. Comment il voit maintenant, nous ne le savons pas, ou encore qui lui a ouvert les
yeux, nous, nous ne le savons pas. Interrogez-le lui-même, il a l'âge, lui-même il parlera à son
propre sujet.

" Ses parents dirent cela parce qu'ils avaient peur des Juifs. Car déjà les Juifs étaient
convenus que si quelqu'un le reconnaissait comme Mescbiach (oint), il serait exclu de la
synagogue. C'est la raison pour laquelle ses parents disaient : il a l'âge, interrogez-le lui-
même.

" Ils firent donc appeler l'homme une deuxième fois, — l'homme qui avait été aveugle, et
ils lui dirent : Rends gloire à Dieu ! Nous, nous savons que cet homme est un pécheur.
" Il répondit : S'il est pécheur, je ne sais pas. Je sais une seule chose, c'est que j'étais
aveugle et que maintenant je vois.

" Ils lui dirent donc : Que t'a-t-il fait ? Comment t'a-t-il ouvert les yeux ?

" Il leur répondit : Je vous l'ai déjà dit, et vous n'avez pas écouté. Qu'est-ce que vous voulez
entendre de nouveau ? Est-ce que vous aussi vous voulez devenir ses disciples ?

" Alors ils l'injurièrent et ils dirent : C'est toi qui es son disciple ! Nous, nous sommes
disciples de Moïse. Nous, nous savons qu'à Moïse Dieu a parlé, mais cet individu, nous ne
savons pas d'où il est.

" L'homme répondit et leur dit : C'est cela qui est étonnant, que vous, vous ne sachiez pas
d'où il est, et pourtant il m'a ouvert les yeux. Nous savons que Dieu n'écoute pas les pécheurs,
mais si quelqu'un est pieux, et fait sa volonté, c'est celui-là qu'il écoute.

De toute éternité on n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait ouvert les yeux d'un aveugle
de naissance. Si cet homme ne venait pas de la part de Dieu, il ne pourrait rien faire.

" Ils répondirent et ils lui dirent : Dans les péchés, toi, tu es né tout entier, et c'est toi qui
nous fais la leçon ? Et ils le chassèrent dehors. "

Finalement, c'est l'Évangile de Marc qui donne la formule, certainement authentique —


cela se reconnaît à la frappe — par laquelle Ieschoua définit sa position par rapport au sabbat :

Marc, 2, 27 : " Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat. En sorte
que le fils de l'homme est maître aussi du sabbat. "

LE JEÛNE

La pratique du jeûne était, dans le judaïsme, une institution importante. Ieschoua se


comporte très librement à l'égard de cette pratique, et il laisse ses auditeurs-apprentis libres
également.

Ce n'est pas que Ieschoua méprise la pratique du jeûne. Au contraire, il jeûne lui-même, et
souvent, et longtemps, et il connaît l'importance, l'action, l'efficacité du jeûne, comme
d'ailleurs presque tous les grands spirituels.

S'il y a une chose que le monde moderne, en Occident du moins, ne comprend plus du tout,
c'est bien le jeûne. Qu'il suffise ici d'indiquer que pour Ieschoua, comme pour tous les grands
spirituels, le jeûne n'est pas d'abord ni principalement une pratique de pénitence, une
autopunition. Le jeûne est une pratique de sagesse, ce qui est bien autre chose. Aujourd'hui,
semble-t-il, on n'a retenu du jeûne que la fonction pénitentielle, alors que le jeûne était
d'abord, chez les contemplatifs, une technique de sagesse à la fois organique, corporelle,
psychologique et spirituelle. Pour comprendre cela, il faut se situer dans la perspective d'une
anthropologie non dualisée, dans laquelle la désintoxication, par le jeûne, du "' corps ", est en
fait, simultanément, une désintoxication de " l'âme ", puisque le corps vivant n'est rien d'autre
qu'une âme vivante qui informe une matière. La désintoxication est simultanément organique,
somatique, et psychique. Un homme intoxiqué organiquement ne peut pas être
psychologiquement équilibré et maître de lui. Les grands spirituels prétendent que, de plus, le
jeûne a une fonction spirituelle. C'est dire qu'entre l'ordre psychosomatique, et l'ordre
spirituel, il n'y a pas non plus de rupture. Pour parvenir à une vie spirituelle élevée, assurent
les maîtres de la spiritualité, il faut aussi et d'abord être organiquement, et donc
psychologiquement, désintoxiqué. Le jeûne ne porte d'ailleurs pas seulement sur
l'alimentation. Il porte sur toute sorte d'information que l'on peut recevoir par l'oreille ou par
la vue. Il est un jeûne de paroles qui conduit à la maîtrise de la pensée par elle-même.

Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur ce problème du jeûne et de sa signification. C'est
une étude médicale qui est nécessaire pour établir la vérité, ou la fausseté, du point de vue de
Ieschoua et de tous les grands spirituels, sur la fonction du jeûne, une étude médicale non
seulement physiologique mais encore psychosomatique. C'est aussi l'expérience des spirituels
qu'il faut consulter pour voir ce que donne le jeûne du point de vue de la vie spirituelle.

Ieschoua estimait, avec beaucoup d'autres, que le jeûne est thérapeutique, tant du point de
vue physiologique que du point de vue psychologique. Il le dit, à propos d'un enfant
vraisemblablement épileptique (Marc, 9, 14; Mat. 17, 14; Luc, 9, 37) qu'il guérit, alors que ses
" apprentis " n'étaient pas parvenus à le guérir. Ses apprentis lui demandent : " Pourquoi
n'avons-nous pas pu chasser l'esprit muet qui était dans l'enfant ? " Ieschoua répond : " Ce
genre ne peut être chassé que par la prière et par le jeûne " (Mat. 17, 21.)

A propos du jeûne qui est, encore une fois, d'abord sagesse, et qui donc n'implique aucune
tristesse, Ieschoua dit :

Mat. 6, 16 : " Lorsque vous jeûnez, ne faites pas comme ces comédiens qui prennent un air
maussade, qui assombrissent leur visage afin de faire savoir aux hommes qu'ils jeûnent... Toi,
lorsque tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin que tu ne fasses pas savoir aux gens
que tu jeûnes... "

Un jour les disciples de Iohannan, l'ascète du désert de Juda, vinrent vers Ieschoua pour lui
demander pourquoi il ne faisait pas jeûner ses apprentis :

Mat. 9, 14 : " Alors s'approchent de lui les disciples de Jean, disant : pourquoi donc nous,
et les Pharisiens, nous jeûnons, et tes disciples ne jeûnent-ils pas ? Et Ieschoua leur dit : est-ce
que les garçons de noce peuvent être dans le deuil, tant que le jeune marié est avec eux?
Viendront des jours où le marié leur sera enlevé. Alors ils jeûneront.

" Personne n'ajoute une pièce d'étoffe non foulée à un vieil habit. Car la pièce neuve
ajoutée arrache une partie de l'habit, et il en résulte une déchirure qui est pire qu'avant.

" On ne verse pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres. Si on le fait, les outres
éclatent, le vin se répand, et les outres sont perdues.

" Mais on verse le vin nouveau dans des outres neuves, et les deux, le vin et l'outre, sont
conservés ensemble. " (Cf. Marc, 2, 18; Luc, 5, 33.)

Bien entendu l'allusion aux noces et au " jeune marié ", a une signification qui était claire
pour les auditeurs, connaisseurs de la Bible hébraïque : chez les prophètes, Osée, Amos, Isaïe,
Jérémie, Ézéchiel, et puis dans le Cantique des Cantiques, le" jeune marié ", c'est Dieu lui-
même, et l'épousée, la jeune mariée, c'est la vierge Israël, la bien-aimée.

" Tant que le jeune marié est là " : Ieschoua s'applique donc à lui-même ce thème
prophétique. Il est" le jeune marié ", présent, et c'est maintenant l'heure des noces. Ce n'est pas
le moment de pleurer de s'affliger et de jeûner. Lorsque le Bien-Aimé du Cantique sera parti,
alors les amis de la Noce pourront jeûner, faire pénitence, s'affliger, ce qu'ils font en effet
jusqu'aujourd'hui, à travers des siècles de vie monastique.

Ieschoua s'identifie donc, semble-t-il, à Celui qui, chez les prophètes, se présente comme le
Marié, le Bien-Aimé : Dieu lui-même, Yhwh.
Ce texte atteste la liberté que Ieschoua prend par rapport à une pratique religieuse
importante dans le judaïsme. Il atteste aussi la conscience qu'avait Ieschoua de ce qu'il est
dans l'économie de la vision biblique de la création. Il atteste enfin la conscience qu'a le rabbi
de la nouveauté de son enseignement.

LES PURIFICATIONS RITUELLES

Les purifications rituelles jouaient un rôle important dans le judaïsme au temps de


Ieschoua. Ieschoua, sur ce point encore, les textes nous l'attestent, manifeste la plus grande
liberté, qui correspond chez lui à une conception nouvelle de la pureté et de l'impureté.

Marc, 7, i : " Se rassemblent auprès de lui les pharisiens et quelques-uns des scribes venus
de Jérusalem, et ils voient quelques-uns de ses disciples, qu'ils mangent les pains avec des
mains " communes ", c'est-à-dire non lavées. — En effet, les pharisiens et tous les Juifs, s'ils
ne se sont pas lavés les mains, ils ne mangent pas, car ils sont attachés à la tradition des
anciens... (...)

" Les pharisiens et les scribes l'interrogent : pourquoi est-ce qu'ils ne marchent pas, tes
disciples, selon la tradition des anciens, mais ils mangent le pain avec des mains " communes
"?"

Mat. 15, I : " ... Vinrent vers Ieschoua, de Jérusalem, des pharisiens et des scribes, qui lui
disent : pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? En effet, ils ne se
purifient pas les mains lorsqu'ils mangent leur pain. " (Cf. Marc, 7, I.)

LE CŒUR DE L'HOMME

Ieschoua explique sa conception personnelle de la pureté et de l'impureté. Ce qui souille


l'homme, ce n'est pas de manger ceci ou cela, de toucher ceci ou cela. Ieschoua élimine une
conception archaïque et magique de l'impureté. Ce qui souille l'homme, ce n'est pas ce qui
vient du dehors — car tout est pur dans la création — mais ce qui vient du dedans, du cœur de
l'homme, c'est-à-dire de sa liberté :

Marc, 7,14 : " Ayant appelé de nouveau la foule, il leur disait : Écoutez-moi, tous, et
comprenez. Il n'y a rien d'extérieur à l'homme qui, entrant en lui, puisse le souiller. Mais ce
qui sort de l'homme, c'est cela qui souille l'homme.

" Lorsqu'il entra dans la maison, loin de la foule, ses disciples l'interrogèrent au sujet du
mâschâl, de la comparaison.

" Il leur dit : Ainsi vous aussi vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout
ce qui, du dehors, pénètre dans l'homme, ne peut pas le souiller, parce que cela n'entre pas
dans son cœur, mais dans le ventre, et puis c'est rejeté dans la fosse. (...)

" Il disait : ce qui sort de l'homme, c'est cela qui souille l'homme. Car du dedans, du cœur
des hommes, sortent les pensées mauvaises, les débauches, les vols, les crimes, les adultères,
les convoitises, les méchancetés, la tromperie, l'impudicité, l'œil mauvais, le blasphème,
l'orgueil, la folie. "

Mat. 15, 10 : " Alors il s'adressa à la foule, il invita la foule à l'écouter et il leur dit :
Écoutez, et comprenez. Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais
c'est ce qui sort de la bouche, c'est cela qui souille l'homme.
" Alors ses disciples s'approchèrent de lui, et lui dirent : sais-tu que les pharisiens qui ont
entendu ce que tu viens de dire, se sont achoppes ?

" Pierre lui dit : explique-nous cette parabole, cette comparaison. Ieschoua dit : jusqu'à
maintenant vous aussi vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui
entre dans la bouche, cela va dans le ventre et puis est rejeté dans la fosse ? Mais ce qui sort
de la bouche, cela vient du cœur, et c'est cela qui souille l'homme. Car c'est du cœur que
proviennent les pensées mauvaises, les meurtres, les adultères, les débauches, les vols, les
faux témoignages, les blasphèmes. C'est cela qui souille l'homme. Mais le fait de manger sans
s'être lavé les mains, cela ne souille pas l'homme. "

Outre une critique de la doctrine traditionnelle de la pureté et de l'impureté, le rabbi


Ieschoua propose dans cet enseignement une doctrine concernant le cœur de l'homme. Cette
doctrine est traditionnelle dans la Bible hébraïque. Le théologien que la critique biblique
appelle " le Yahwiste " écrit, Gen. 6, 5 : " Et Yhwh vit qu'il était nombreux le mal de l'homme
(haadam) sur la terre, et que toute la fabrication (ietzer) des pensées de son cœur, rien que du
mal, tout le jour. "

De même, Gen. 8, 21 : " ... à cause de l'homme (haadam), car la fabrication (ietzer) du
cœur de l'homme, c'est le mal, depuis sa jeunesse. "

Dans la pensée biblique, le cœur, leb, n'est pas, comme dans notre univers culturel
occidental moderne, l'organe ou le lieu de l'affectivité, du sentiment, — par opposition à la
raison. Le cœur, dans la Bible, est l'organe ou le lieu, le centre, le foyer où s'élaborent les
options fondamentales, le lieu d'où jaillit la liberté, et où s'origine l'acte de l'intelligence. La
liberté et l'intelligence, dans la pensée biblique, sont indissociables, en ce sens que l'acte
d'intelligence est un acte dont nous sommes responsables, et c'est pourquoi il est méritoire. De
l'inintelligence aussi nous sommes responsables.

Ce que la Bible appelle " le cœur " correspond aussi, pour une part, avec " les reins ", à ce
que, dans la psychologie moderne on appelle" l'inconscient ". En effet, dans l'anthropologie
biblique, ces options fondamentales qui s'élaborent dans le " cœur " et dans les " reins " sont
des options si profondes, si radicales, tellement initiales, qu'elles sont cachées dans l'obscurité
de l'être humain. C'est pourquoi seul Dieu peut sonder les secrets du cœur :

" Le cœur est rusé plus que toute chose, et corrompu; qui le connaîtra ? Moi, Yhwh, qui
sonde les cœurs et éprouve les reins " (Jér. 17, 9). " Yhwh sonde les reins et les cœurs " (Jér.
11, 20; 20, 12). Le psalmiste demande à Dieu : " Passe au creuset mes reins et mon cœur... "
(Ps. 26, 2). Car" Dieu connaît les secrets du cœur " (Ps. 44, 22).

Selon le langage hébraïque, les pensées " montent au cœur " (cf. par ex. Éz. 38, 10; Jér. 19,
5; 7, 31; Is. 65, 17).

Le cœur est la source responsable, l'origine libre des pensées qui s'élèvent dans la
conscience de l'homme. De nos pensées, nous sommes responsables.

Le rabbi Ieschoua développe cet enseignement. C'est dans le secret du cœur de l'homme
que sont élaborés les desseins qu'il va réaliser, les crimes, adultères, etc. De tout cela, bien
entendu, nous sommes responsables. Tout cela se fait, se conçoit, naît d'abord dans notre
cœur.

L'énumération de Marc se termine par : " l'orgueil, et la folie ". Est-ce que cela signifie que
de la folie aussi nous sommes responsables, pour une part au moins ? Quel rapport existe-t-il
entre les pensées mauvaises, et les divers crimes énumérés, puis finalement l'orgueil et la folie
? Quel est le rapport entre la folie et le mal que l'homme commet ou qu'il voudrait commettre
? C'est là un problème dont nous laissons l'examen aux psychologues, aux psychanalystes et
aux psychiatres, qui seront sans doute partagés sur le rapport qui existe entre le mal dans
l'homme et la folie, c'est-à-dire sur le problème de la responsabilité engagée dans la folie elle-
même.

Cette responsabilité fondamentale par rapport à nos " productions ", aussi bien nos a£tes et
nos paroles que nos pensées, Ieschoua l'enseigne en comparant l'homme et ses productions, à
l'arbre et ses fruits :

Mat. 12, 33 : " Ou bien faites l'arbre bon, et son fruit sera bon, ou bien faites l'arbre
mauvais et son fruit sera mauvais.

" Car c'est à partir de son fruit que l'arbre sera connu.

" Race de vipères, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, alors que vous êtes
mauvais ?

" Car c'est de la surabondance du cœur que parle la bouche.

" L'homme qui est bon, de son trésor qui est bon, tire de bonnes choses.

" L'homme mauvais, de son mauvais trésor, tire des choses mauvaises.

" Je vous le dis : toute parole stérile que parleront les hommes, — ils en rendront compte
au jour du jugement.

" Car à partir de tes paroles tu seras justifié, et à partir de tes paroles tu seras condamné. "

Luc, 6, 43 : " Car il n'est pas d'arbre bon qui produise du fruit mauvais et il n'y a pas d'arbre
mauvais qui produise du fruit bon.

" Car chaque arbre est connu à partir de son propre fruit.

" Car ce n'est pas dans les buissons d'épines que l'on cueille des figues,

" Et ce n'est pas dans les ronces que l'on récolte la grappe de raisin.

" L'homme qui est bon, à partir du bon trésor de son coeur, produit ce qui est bon,

" Et l'homme mauvais, à partir du mauvais (trésor de son cœur) produit le mauvais.

" Car c'est de la surabondance du cœur que parle sa bouche. "

On voit peut-être mieux ce que Ieschoua veut dire, et de quelle pureté il veut parler,
lorsqu'il enseigne :

Mat. 5,8 : « Heureux ceux qui sont purs de cœur, car ce sont eux qui verront Dieu. »

LA CRITIQUE DE L'HOMME RELIGIEUX

On peut lire, dans les Évangiles de Matthieu et de Luc, des tirades, terribles, contre les "
pharisiens ", les " scribes ", les " docteurs de la loi ". Nous n'entrerons pas ici dans l'examen
du problème critique posé par ces tirades, dont l'Évangile de Marc n'a gardé ou connu qu'un
très bref extrait. Dans quelle mesure et de quelle manière ces tirades remontent-elles à
Ieschoua lui-même ? Dans quelle mesure et de quelle manière ces tirades, telles que nous les
lisons, dans les Évangiles grecs de Matthieu et de Luc, ont-elles été développées, amplifiées par
les communautés chrétiennes primitives, surtout celle dans laquelle s'est élaboré l'Évangile dit
de Matthieu ? Ce sont là des questions qui relèvent de la compétence du critique. Le lecteur
trouvera dans les commentaires savants des Évangiles des informations et des discussions sur
ces questions40[40].

Ce qui est certain, c'est que Ieschoua est entré en conflit avec les autorités religieuses du
judaïsme de son temps, et que ce conflit a été très violent. Il portait à vrai dire, nous semble-t-
il, sur la manière de comprendre la relation de l'homme avec Dieu. Il nous semble très
vraisemblable que pour l'essentiel ces charges que nous allons lire, du rabbi Ieschoua contre
les théologiens de son temps, sont authentiques. Cela se reconnaît, encore une fois, à la
frappe, à la fermeté de la phrase. On reconnaît la terrible main du rabbi.

Mat. 23 : " Alors Ieschoua parla aux foules et à ses disciples en disant :

" Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les pharisiens.

" Tout ce que, donc, ils vous disent, faites-le et gardez-le, mais ne faites pas selon leurs
actes.

" Car ils disent (ils parlent), mais ils ne font pas.

" Ils lient de lourds fardeaux, et les posent sur les épaules des hommes,

" mais eux, du bout du doigt, ils ne veulent pas même les remuer.

" Toutes leurs œuvres, ils les font pour être regardés par les hommes.

" Car ils élargissent leurs phylactères et ils agrandissent leurs franges.

" Ils aiment la première place dans les repas, et les premiers sièges dans les synagogues, et
les salutations sur les places publiques, et ils aiment être appelés par les hommes : rabbi,
maître !

" Vous, ne Vous faites pas appeler rabbi. Car unique est votre maître, et vous vous êtes
tous frères...

" et n'appelez personne père sur la terre. Car unique est votre père du ciel... "

Mat. 23, 13 : " Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous verrouillez,
vous fermez avec une clef, le royaume des cieux devant les hommes.

" Vous-mêmes, vous n'entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui voudraient entrer.

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous parcourez la mer et la
terre sèche pour faire un seul prosélyte, et lorsqu'il l'est devenu, vous en faites un fils de la
géhenne deux fois plus que vous.
(...)

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous acquittez la dîme de la
menthe, du fenouil et du cumin, et vous avez laissé tomber les préceptes de la Torah qui ont
plus de poids : le jugement, et la compassion et la foi (hemounah : la fidélité).

" C'est cela qu'il fallait faire, et ne pas négliger les préceptes précédents.

" Guides aveugles, vous prenez un filtre pour retenir le moustique, et vous avalez le
chameau !

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l'extérieur de la
coupe et du plat; mais à l'intérieur, ils sont remplis de rapacité et d'intempérance.

" Pharisien aveugle, purifie d'abord l'intérieur de la coupe, afin que l'extérieur devienne
pur.

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des
tombeaux blanchis à la chaux, qui, du dehors, paraissent convenables, mais à l'intérieur sont
remplis d'os de morts et de toute sorte de pourriture.

" Ainsi vous aussi, du dehors vous paraissez aux hommes être justes, mais à l'intérieur vous
êtes pleins d'hypocrisie et d'injustice.

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous construisez les
tombeaux des prophètes, et ornez les monuments funéraires des justes, et vous dites : si nous
avions vécu aux jours de nos pères, nous n'aurions pas pris part avec eux au (versement du)
sang des prophètes... "

Luc, II, 39 : " Vous, les pharisiens, vous purifiez l'extérieur de la coupe et du plat, mais
votre intérieur est rempli de rapacité et de méchanceté.

" Insensés, est-ce que celui qui a fait l'extérieur n'a pas fait aussi l'intérieur ?

" (Mais) donnez ce qu'il y a dedans en aumône, et voici toutes choses sont pures pour vous.

" Mais malheur à vous les pharisiens, parce que vous payez la dîme de la menthe, de la rue
et de tous les légumes, et vous négligez le jugement et l'amour de Dieu. C'est cela qu'il fallait
faire, et ne pas omettre les préceptes précédents.

" Malheur à vous les pharisiens, parce que vous aimez les premiers sièges dans les
synagogues et les salutations sur les places publiques.

" Malheur à vous, parce que vous êtes comme les tombeaux qui ne sont pas visibles, et les
hommes qui marchent par-dessus ne le savent pas.

" Alors un docteur de la Loi répondit en disant : Rabbi, en disant cela, tu nous outrages,
nous aussi.

" Et lui il dit : A vous aussi, les docteurs de la Loi, malheur ! parce que vous chargez les
hommes de charges dures à porter, mais vous, d'un seul de vos doigts vous ne touchez pas à
ces fardeaux.

" Malheur à vous, parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes, mais ce sont vos
pères qui les ont tués...
" Malheur à vous, docteurs de la Loi, parce que vous avez pris la clef de la connaissance.
Vous-mêmes vous n'êtes pas entrés, et vous avez empêché ceux qui entraient... "

Il faut remarquer et souligner, nous semble-t-il, que ces terribles charges adressées aux
autorités religieuses du temps de Ieschoua ne sont pas limitées, réservées, aux seuls
théologiens du temps de Ieschoua. Ieschoua fait un portrait de l'homme religieux de tous les
temps, dans la mesure où l'homme religieux a tendance à verser dans ces vices que dénonce le
rabbi Ieschoua en considérant ses contemporains. Les pharisiens et les docteurs de la Loi du
temps de Ieschoua n'étaient vraisemblablement ni pires ni meilleurs, en tant qu'hommes
religieux, que les théologiens d'autres temps et d'autres religions. Il faut se garder ici de la
tentation, de la facilité, d'un racisme enfantin, qui consisterait à rejeter sur les pharisiens du
temps de Ieschoua clés péchés et des défauts dont nous serions exempts. Le portrait que trace
Ieschoua de l'homme religieux de son temps est valable, nous semble-t-il, pour tous les temps.
C'est une analyse de caractère, comme lorsque Molière analyse l'avare, le misanthrope, le
séducteur ou l'imposteur religieux. Elle est importante justement parce qu'elle est valable pour
tous les temps et pour tous les milieux, aussi bien chrétiens que juifs.

UDAÏSME ET CHRISTIANISME

On présente souvent, dans les manuels et ailleurs, le christianisme comme un


adoucissement du judaïsme. On oppose le christianisme au judaïsme comme la religion de la
charité et du pardon à la religion de la rigueur et de la justice. On va même jusqu'à opposer
Jésus et le Dieu du Nouveau Testament, au Dieu d'Israël, à Yhwh, le Dieu des armées, le Dieu
des Juifs. — Cette opposition remonte à Marcion. Elle a été développée, nourrie, exploitée par
Mani et les manichéens, par les priscillianistes, par les cathares. Elle est liée à une conception
dualiste du monde : deux principes éternels et incréés, l'un bon et l'autre mauvais, seraient
responsables et créateurs, l'un des esprits, des âmes, l'autre de la matière, du monde physique,
des corps. Le principe mauvais, créateur du monde physique, de la matière et des corps, ce
serait le dieu de l'Ancien Testament, le dieu d'Abraham, de Moïse et des prophètes. Le
principe bon, le dieu bon, ce serait le Dieu de Jésus, créateur des âmes.

Cette opposition, violente, entre le judaïsme et le christianisme, se retrouve, orchestrée


différemment, chez Luther. La doctrine luthérienne de la " Loi " juive, opposée à la " grâce
"chrétienne, repose sur une méconnaissance de ce qu'est la Torah dans le judaïsme. Plus tard,
avec Kant, avec Fichte, avec Hegel, l'opposition entre judaïsme et christianisme va prendre
une forme philosophique.

Cette opposition entre judaïsme et christianisme qui se développe depuis les théoriciens du
dualisme, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, jusqu'aux théologiens et philosophes
allemands qui ont voulu " déjudaïser " le christianisme, est fausse, scientifiquement, de
plusieurs manières. D'abord, elle repose sur une méconnaissance du contenu, de la grandeur,
de la richesse, de l'excellence, de la tradition hébraïque, de la Torah et des prophètes. A vrai
dire, elle repose surtout sur une haine instinctive, congénitale, de tout ce qui est hébreu. Elle
repose ensuite sur une erreur concernant l'enseignement de Jésus. Elle aboutit enfin à une
erreur en ce qui concerne les relations entre Jésus et le judaïsme, entre le christianisme et le
judaïsme. L'entreprise visait à séparer, violemment, et à opposer, comme hétérogènes,
judaïsme et christianisme. L'entreprise est, du point de vue scientifique, aussi dénuée de tout
fondement que, par ailleurs, dans un autre domaine, celui de l'anthropologie, l'entreprise qui
consistait à vouloir justifier scientifiquement le racisme.

Le christianisme, en fait, — c'est la pensée de Ieschoua, et c'est la pensée de la Qehila,


l'assemblée de ceux qui ont reçu et qui continuent de recevoir l'information qui vient de lui, —
le christianisme continue, organiquement, le judaïsme. Il n'est pas possible de séparer, encore
moins d'opposer, judaïsme et christianisme, car toute une part, fondamentale, du contenu de la
doctrine chrétienne, — la doctrine de Dieu, de la création, etc. — est commune au judaïsme et
au christianisme. Le judaïsme est le tronc commun aux trois grandes religions monothéistes
actuellement vivantes dans le monde.

Il y a un désaccord entre le judaïsme et le christianisme au sujet de ce que le rabbi Ieschoua


a apporté de nouveau, au sujet du complément d'information que le rabbi Ieschoua a apporté.
Les disciples de Ieschoua pensent que c'est l'achèvement de la révélation. Ceux qui sont juifs
et ne sont pas disciples de Ieschoua pensent que c'est une hérésie. Mais les uns et les autres
reconnaissent qu'ils ont en commun une théologie fondamentale : Je crois en un seul Dieu,
créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles...

On oppose donc, très souvent, dans l'enseignement et dans les manuels, l'enseignement de
Jésus, l'enseignement des Évangiles, au judaïsme, en présentant l'enseignement de Jésus
comme un adoucissement du judaïsme. Le Dieu de Jésus serait un Dieu doux, et le Dieu de
l'Ancien Testament un Dieu terrible. Le Dieu du Nouveau Testament un Dieu de pardon, le
Dieu de l'Ancien Testament un Dieu de rigueur et de dureté.

Nous soutenons au contraire la thèse suivante : Ieschoua est le plus terrible des rabbis.
Aucune doctrine n'est plus redoutable, plus exigeante que la doctrine chrétienne. Le
christianisme continue le judaïsme et l'achève, non pas en l'adoucissant, en l'émasculant, en le
lénifiant, mais au contraire en augmentant, en poussant à l’extrême, l’exigence, les exigences
contenues en germe dans la Torah et dans les prophètes.

C'est ce que nous développerons petit à petit, et que nous montrerons en particulier lorsque
nous parlerons de la doctrine de Ieschoua concernant le risque, la possibilité de perdition.

Nous avons déjà lu le texte capital de Matthieu, 5, 17 : "Ne pensez pas que je sois venu
détruire la Torah ou les prophètes. Je ne suis pas venu détruire, mais accomplir, achever,
plêrôsai.

Le rabbi ajoute : " Je vous le dis : si elle ne surabonde pas, votre justice, votre tsedaka, plus
que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. " (Mat.
5, 20.)

C'est clair : non pas moins, mais plus. Plus d'exigence. Une exigence augmentée.

Ieschoua développe ce thème :

Mat. 5, 21 : " Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : tu ne tueras pas; celui qui
tuera sera passible du tribunal. — Et moi je vous dis que tout homme qui se met en colère
contre son frère sera passible du jugement... "

La Torah portait le commandement : " Tu ne tueras pas... "

Le rabbi Ieschoua ajoute à ce commandement. Non seulement tuer en fait, commettre un


meurtre, est un crime. Mais déjà, celui qui a intérieurement envie de tuer, celui qui désire tuer
son compagnon d'existence, efî meurtrier. Du point de vue de la vérité, du point de vue de
l'être, du point de vue de Dieu qui voit les secrets des cœurs, l'homme qui désire tuer, et qui
n'a pas accompli le meurtre (soit parce qu'il n'en a pas la possibilité pratique, soit parce qu'il
craint les conséquences fâcheuses pour lui de son meurtre), du point de vue de la vérité, cet
homme efî meurtrier. Ce qui intéresse Ieschoua, c'est l'être, dans le fond, dans le secret des
cœurs. L'homme qui vit cette colère qui est désir de tuer, est meurtrier; Ieschoua porte son
analyse à ce niveau. Il porte l'exigence à cette profondeur. Non seulement, comme le
prescrivait la Torah, tu ne tueras pas, mais, de plus, commandement de Ieschoua, tu ne
désireras pas tuer, tu ne souhaiteras pas la mort, tu ne voudras pas la mort de ton compagnon
d'existence. L'exigence de la Torah portait sur les actes, sur les faits. L'exigence de Ieschoua
porte non seulement sur les actes, mais aussi sur les secrets desseins des cœurs. L'homme est
responsable, selon Ieschoua, nous l'avons vu, non seulement de ses actes, non seulement de ses
paroles, mais aussi de ses pensées et de ses désirs. L'exigence de Ieschoua va jusque-là, jusqu'à
la racine de l'être, jusqu'à ce que nos modernes psychologues appellent " l'inconscient ", et que
la Bible appelle " les secrets du cœur ", le lieu, la source de l'option fondamentale.

On le voit, il ne s'agit pas d'une diminution de l'exigence, par rapport à la Torah, mais
d'une augmentation.

Un vouloir peut être mauvais, un être peut être mauvais, et secrètement criminel, sans qu'il
ait eu l'occasion ou la possibilité de manifester le crime dont il est capable. Ieschoua porte la
lumière sur cette région obscure de l'être. Il étend l'exigence de la Torah jusqu'aux intentions.

Si le nazisme n'avait pas historiquement triomphé en Allemagne, à la suite de circonstances


qui comportent leur part de contingence, il y aurait eu cependant, parmi les " braves gens ",
fonctionnaires appliqués ou commerçants rangés, des hommes capables de faire Auschwitz et
Dachau.

Mat. 5, 27 : " Vous avez entendu qu'il a été dit : tu ne commettras pas d'adultère. — Et moi
je vous dis que tout homme qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère
avec elle dans son cœur. "

Comme dans le cas précédent, Ieschoua porte l'analyse et la lumière sur le fond de l'être. Ce
qui l'intéresse, ce n'est pas seulement l'acte, connu publiquement, mais aussi et d'abord le fond
de l'être. Ce qu'il vise, c'est l'être des êtres. Son enseignement est bien une ontologie, et non
pas seulement une doctrine des moeurs. Ce qui le préoccupe ce n'est pas d'abord le bon ordre
de la société (les mœurs, objet de la " morale ", ou " éthique "), mais l'être des hommes, à
l'intérieur, et en vérité.

Le rabbi Ieschoua manifeste une liberté et une autorité remarquables à propos de certaines
législations, ou jurisprudences, par exemple concernant le divorce.

Le livre du Deutéronome, au chapitre 24, indique les règles à suivre lorsqu'un homme
répudie la femme qu'il a épousée. Le livre du Deutêronome, au temps de Ieschoua, passait
pour avoir Moïse, l'autorité suprême, pour auteur. Ieschoua n'en corrige pas moins ce que
cette législation lui paraît avoir de critiquable, il considère cette législation comme un
moindre mal, et il en appelle à un ordre antérieur, l'ordre du dessein créateur de Dieu, selon
lequel un homme et une femme qui s'aiment et qui s'unissent ne font plus qu'un seul être. La
séparation n'est pas quelque chose de normal. Elle n'est pas conforme à la norme créatrice
originelle, et actuellement originelle. Sur ce point, donc, Ieschoua se permet de corriger ce qui
passait pour une ordonnance de Moïse :

Mat. 19, 3 : " Les pharisiens s'approchèrent de lui pour le mettre à l'épreuve et lui dirent : "
S'il est permis de répudier sa femme pour n'importe quelle raison ? "

" Lui, il répondit : N'avez-vous pas lu que le créateur au commencement " les a faits
homme et femme ?" Et il a dit : C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et il
s'attachera à sa femme, et ils seront, eux deux, une seule chair.

" En sorte qu'ils ne sont plus deux, mais une chair unique. Donc, ce que Dieu a uni, que
l'homme ne le sépare pas.

" Ils (les pharisiens) lui disent : Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un certificat
de répudiation et de répudier (Deut. 24, 1) ?
" Il leur dit : Parce que Moïse à cause de la dureté de vos cœurs vous a permis de répudier
vos femmes.

" Mais au commencement il n'en était pas ainsi. "

LE PLUS GRAND COMMANDEMENT

Lorsque les théologiens juifs demandent au rabbi Ieschoua quel est le commandement le
plus grand dans la Torah, le rabbi répond en citant deux textes : Deutéronome 6,5 et Lévitique
19,18.

Les deux commandements, selon Ieschoua, sont en relation interne l'un avec l'autre :

Mat. 22, 34 : " Les pharisiens apprirent qu'il avait imposé silence aux sadducéens, se
groupèrent autour de lui. Et l'un d'entre eux, qui était docteur de la Torah, l'interrogea, le
mettant à l'épreuve : Rabbi, quel commandement est grand dans la Torah ? Lui, il lui dit : " Tu
aimeras Yhwh (Adonai) ton Dieu de tout ton cœur (de toute ton intelligence et de toute ta
liberté) et de toute ton âme et de toute ta pensée " (Deut. 6, 5). Voilà le grand et le premier
commandement.

" Un deuxième lui est semblable : " Tu aimeras ton compagnon comme toi-même "
(Lévitique, 19, 18).

" A ces deux commandements, toute la Toràh est accrochée, et aussi les prophètes. "

S'il était vrai que le christianisme se réduisait au précepte : " tu aimeras le prochain comme
toi-même " alors il n'y aurait rien d'original dans le christianisme, car ce précepte est inscrit,
on le voit, dans le Lévitique, 19, 18. C'eSt déjà un précepte du judaïsme.

Qu'est-ce que c'est qu'aimer ? Qu'est-ce que c'est qu'aimer un être, un homme ou une
femme ? Qu'est-ce que c'est qu'aimer Dieu, que nul ici sur notre planète n'a vu ? Il faut
demander aux psychologues, aux philosophes, aux théologiens, aux théologiens mystiques de
nous le dire. Rien n'est plus difficile, semble-t-il, que de le définir.

Ce qui semble certain, c'est que l’agapê telle que l'entend la théologie hébraïque et
chrétienne, n'est pas une affaire de sentiment ni d'affectivité, C'est quelque chose qui relève
bien plutôt de l'ordre de l'ontologie, plus précisément de l'ontologie d'une création inachevée
et en genèse, c'eSt-à-dire de l'ontogenèse. Aimer, pour l'homme, c'est prendre part à l'action
créatrice de Dieu.

Il faudrait élaborer une ontologie de l’agapê, puisque, selon la théologie hébraïque, l’agapê
créatrice de l'Unique est la cause efficiente, efficace, de l’existence des êtres innombrables qui
constituent l'univers. L'existence des êtres multiples, selon la théologie hébraïque, n'est pas la
conséquence d'une catastrophe ni d'une chute, comme dans les théologies orphiques et plus tard
gnostiques. L'existence des êtres multiples n'est pas une apparence, une illusion, comme
l'enseignent les Upanishad. L'existence des êtres multiples n'est pas la conséquence d'une
procession éternelle et nécessaire, inhérente à la nature et à l'essence de l'Un, une apostasis qui
est un éloignement et en même temps une dégradation : ce qui est la doctrine de Plotin reprise
par Avicenne, puis par Averroès. L'existence des êtres multiples n'est pas l'effet d'une
modification de l'unique Substance, ni d'une aliénation de la Substance divine. Selon la
théologie et l'ontologie hébraïques, l'existence des êtres multiples est l'effet d'un acte créateur
libre, conscient, voulu, et aimant... Le fondement de l'être visible, la raison même de l'être
visible, sa cause, l'explication ultime, c'est l’agapê créatrice libre de celui dont un disciple de
Ieschoua, Iohannan bar Zabdaï (Jean fils de Zébédée...) a dit qu'il est agapê, par essence.
Nous atteignons évidemment là la clef de voûte de l'ontologie commune au judaïsme et au
christianisme, ontologie originale, très originale, que les philosophes ultérieurs ont rarement
comprise et exploitée, et dont Laberthonnière a eu raison de souligner qu'elle constitue le
fondement original d'une métaphysique qui est la " métaphysique du christianisme ".

Dans cette ontologie, si le principe de l'être, la cause de l'existence des êtres multiples et
visibles qui constituent notre création, est l’agapê créatrice de l'Unique invisible, alors on
peut entrevoir, sinon dans les ténèbres du moins dans un clair-obscur difficile à pénétrer, que
le but de cette création soit de susciter des êtres capables d'entrer librement dans l'économie
de cette création dont la raison d'être est l’agapê créatrice. Si l’agapê créatrice est principe de
l'être des êtres, on comprend mieux, on comprend un peu, pourquoi tuer, détruire, un être
créé, est un acte qui va à l'envers de l’agapê créatrice et contre elle. En somme, tout ce qui
détruit la création, tout ce qui l'empêche de se poursuivre, de s'accomplir, de s'achever, est
crime contre Vagapê créatrice, inversion ontologique par rapport au sens de l'acte créateur. Si
l’agapê créatrice attache du prix à ces êtres qu'elle a créés, il est compréhensible qu'elle
déteste l'acte qui les détruit : " tu ne tueras pas... "

Aimer les êtres qui constituent la création existante, c'est rendre hommage à l’agapê
créatrice. Au contraire, les détruire, les abîmer, les avilir, c'est mépriser l'œuvre de Dieu. En
ce sens, on aperçoit, dans le clair-obscur toujours, comment l'amour pour Dieu et l'amour pour
les êtres sont des actes que Ieschoua peut considérer comme semblables, analogues.

LES LIEUX DE CULTE

Le quatrième Évangile, attribué à un certain " Jean ", nous rapporte un dialogue du rabbi
Ieschoua avec une femme de Samarie.

Ce dialogue est riche en enseignement au sujet de i'idée que Ieschoua avait de l'adoration,
et là encore on peut relever la liberté que Ieschoua prend par rapport aux questions
religieuses, celles qui concernent les lieux de culte. Manifestement Ieschoua estime que ces
questions sont dépourvues de toute importance et de tout intérêt :

Jean, 4, 3 : " ... Il quitta la Judée et il s'en alla de nouveau en Galilée. Il fallait qu'il passe à
travers la Samarie. Il arrive donc à une ville de la Samarie appelée Sychar, près du champ que
Jacob avait donné à Joseph son fils. Là se trouvait la source de Jacob.

" Ieschoua donc, fatigué par le voyage, était assis ainsi sur le puits de la source. C'était
environ la sixième heure (= midi).

" Arrive une femme de la Samarie pour puiser de l'eau.

" Ieschoua lui dit : Donne-moi à boire.

" Car ses disciples étaient partis à la ville pour acheter à manger.

" La femme samaritaine lui dit donc : Comment toi qui es Juif me demandes-tu à boire à
moi qui suis une femme samaritaine ?

(Car les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains.)

" Ieschoua répondit et lui dit : Si tu connaissais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit :
donne-moi à boire, — c'est toi qui lui aurais demandé et il t'aurait donné de l'eau vivante.
" Elle lui dit : Seigneur, tu n'as même pas de seau pour puiser, et le puits est profond.
Comment peux-tu donc avoir l'eau vivante ? Est-ce que toi tu es plus grand que notre père
Jacob, qui nous a donné le puits, et lui-même a bu de ce puits, et ses fils, et ses troupeaux ?

" Ieschoua répondit et lui dit : Tout homme qui boit de cette eau aura soif de nouveau.

" Mais celui qui boira de l'eau que moi je lui donnerai, celui-là n'aura plus soif pour la
durée éternelle.

" Mais l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissante dans la vie
éternelle.

" La femme lui dit : Seigneur, donne-moi de cette eau-là, afin que je n'aie plus soif et que
je ne vienne plus ici pour puiser.

" Il lui dit : Va, appelle ton homme, et viens ici.

" La femme répondit et dit : Je n'ai pas d'homme.

" Ieschoua lui dit : Tu as bien fait de dire : je n'ai pas d'homme. Car tu as eu cinq hommes,
et maintenant, celui que tu as, n'est pas ton homme. En cela tu as dit vrai !

" La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète, toi. Nos pères adoraient sur cette
montagne, et vous vous dites que c'est à Jérusalem qu'est l'endroit (le lieu) où il faut adorer.

" Ieschoua lui dit : Crois-moi, femme, l'heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à
Jérusalem que vous adorerez le père.

" Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous
connaissons, car le salut vient des Juifs.

" Mais l'heure vient, et c'est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le père en esprit
et en vérité.

" Car le père recherche ceux-là comme adorateurs.

" Dieu est esprit, et ceux qui adorent doivent adorer en esprit et en vérité. "

LA PRIÈRE

On sait que, dans de nombreuses religions, les fidèles multiplient les prières, allongent les
prières, afin, semble-t-il, d'être mieux entendus. Il est remarquable que, lorsque le rabbi
Ieschoua enseigne une prière à ses auditeurs-apprentis, il leur enseigne une prière très brève.
Sur ce point encore, le rabbi exerce une action libératrice :

Mat. 6, 7 : " Lorsque vous priez, ne multipliez pas les paroles inutiles, comme les païens.
Ils s'imaginent qu'ils seront entendus à cause de la multiplicité de leurs paroles. Ne leur soyez
pas semblables. Car Dieu votre père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui ayez
demandé. Vous donc, priez ainsi : Avouna di buchemaila...

Notre Père qui est dans les cieux

Qu'il soit sanctifié, ton nom !


Qu'il vienne, ton royaume !

Qu'elle soit faite, ta volonté,

comme dans le ciel ainsi sur la terre.

Notre pain du jour qui vient, donne-le nous aujourd'hui !

Et remets-nous nos dettes,

comme nous remettons à ceux qui nous doivent.

Et ne nous fais pas venir dans l'épreuve

mais délivre-nous du mauvais. "

Luc, II, 2 : " Lorsque vous priez, dites : Abba, Père

que ton nom soit sanctifié

que ton royaume vienne

notre pain du jour venant, donne-le nous chaque jour

et remets-nous nos péchés,

car nous-mêmes nous remettons à tout homme qui nous doit

et ne nous introduis pas en épreuve, "

Par ces quelques exemples, nous espérons avoir donné au lecteur le moyen d'entrevoir
quelle était l'attitude du rabbi Ieschoua par rapport à la religion établie de son temps, par
rapport au judaïsme de son temps. Pour l'essentiel, pour le fond des choses, il conserve bien
entendu, il maintient, il suppose connu, l'enseignement fondamental de la théologie biblique.
Il ne revient pas sur ce qui est connu de tous en son milieu et en son temps. Il n'est pas venu,
comme il le dit lui-même, détruire ni abolir cet enseignement fondamental contenu dans la
Torah et dans les prophètes. Il est venu compléter, achever, apporter la plénitude de
l'enseignement qui vient de Dieu.

En ce qui concerne les rites, en ce qui concerne les pratiques religieuses, le mot qui est
revenu constamment, et par la force des choses, dans notre exposé, c'est le mot : liberté.
Ieschoua est libre, et il enseigne la liberté par rapport aux rites et aux pratiques. Il ne
méconnaît pas l'importance, la valeur, du sabbat, du jeûne, et de toutes les pratiques
religieuses. Il s'y soumet. Il se soumet au baptême de Jean. Mais il montre aussi, par l'action et
par l'enseignement, que ces rites et ces pratiques ne sont que des moyens. Le sabbat est fait
pour l'homme, pour humaniser l'homme, pour le libérer. L'homme n'est pas fait pour le sabbat
et l'homme ne doit pas devenir l'esclave d'une pratique qui a pour but la liberté.

L'attitude et la pensée de Ieschoua en ce qui concerne les multiples prescriptions rituelles


de la Torab nous semblent se situer dans le prolongement des grands prophètes du VIIIe et du
VIIe siècle avant notre ère. Ieschoua, pour sa part, a estimé que sa mission devait s'effectuer à
l'intérieur d'Israël. Il ne se reconnaît pas la vocation d'aller vers les nations autres qu'Israël. Il
se soumet donc à la Torab complètement, quoique avec la liberté que nous avons observée.
C'est Schaoul de Tarse, le rabbin pharisien converti à la doctrine de Ieschoua, qui va faire la
théorie de l'expansion du monothéisme hébreu issu d'Abraham, aux nations païennes. Pour
que cette expansion soit possible, Schaoul-Paul montrera qu'il faut laisser tomber certaines
pratiques rituelles, comme par exemple la circoncision, les observances alimentaires. Le
monothéisme hébreu ne se serait pas étendu aux nations païennes, il serait resté enfermé en
Israël et parmi quelques convertis exceptionnels, si le christianisme avait maintenu la nécessité
d'observer toutes les pratiques rituelles du judaïsme. Parce que les autorités religieuses du
judaïsme n'ont pas reçu la doctrine du rabbi Ieschoua, l'enseignement de celui-ci s'est étendu,
spontanément, parmi les païens, sans que ceux-ci se voient astreints à observer la Loi du
judaïsme. Ainsi, dit Paul, — si nous l'avons bien compris, — le refus du judaïsme de suivre
Ieschoua a permis aux nations païennes d'entrer dans l'économie du monothéisme issu
d'Abraham. L'endurcissement, provisoire, des uns, a été le salut d'une multitude.
XIII. LA « MORALE »

Nous avons vu, jusqu'à présent, les libertés, ou la liberté, que Ieschoua prend, sans hésiter,
sans tâtonner, avec une autorité souveraine, par rapport aux idées reçues, aux valeurs
régnantes, aux mentalités instituées, en ce qui concerne les liens du sang, les liens de parenté,
l'État et le sentiment national, la religion établie. Partout, le paradoxe, une certaine rupture, et,
il faut bien le dire, le scandale, pour ceux aux yeux de qui ces normes reçues concernant la
patrie, la famille, la religion, sont des absolus sacrés. Ieschoua en fait la critique, par la parole
et par le geste. Il les bouscule. Il les désacralise. Unique est l'Absolu.

En ce qui concerne ce qu'on appelle « la morale «, il en va de même. C'est pourquoi c'était


une erreur de réduire l'enseignement évangélique à une « morale ». D'abord, parce qu'il est
bien autre chose que cela : il porte sur les lois ontologiques de la genèse d'une création
nouvelle. Ensuite parce que Ieschoua prend ses distances par rapport aux normes de la morale
reçue. Il ne se gêne pas pour bouleverser les habitudes et les mentalités à cet égard. Il n'a rien
d'un puriste ni d'un puritain. Ce que Ieschoua n'est certainement pas, c'est un puritain. Le
purisme et le puritanisme sont non seulement aussi étrangers que possible à sa psychologie et
à son enseignement mais en fait justement contraires. C'est en cela et sur ce point que la "
morale " kantienne nous paraît fondamentalement étrangère à l'esprit évangélique, et, pour le
fond, pour l'esprit, exactement opposée.

Ieschoua fréquente des gens et des milieux dont on dit qu'ils sont " de mauvaise vie ", les
pécheurs publics, les gens de moralité douteuse. C'est l'un des traits qui caractérisent l'esprit
évangélique et qui le distinguent du moralisme puritain. Si Ieschoua fréquente les gens de
moralité douteuse, ce n'est pas en curieux ni en touriste, mais, exactement comme lorsqu'il
fréquente les malades, en thérapeute. Il va là où cela est nécessaire pour soigner et pour
guérir. Il va pour régénérer et pour recréer.

Ceux que le texte grec des Évangiles appelle les têlônai, en latin les publicani, en français
les puhlicains, c'étaient des percepteurs d'impôts:

" Les publicani étaient les fermiers de l'impôt... Le terme convenait plutôt aux chefs
d'entreprise qu'aux agents inférieurs... Mais Lévi — comme Zachée — n'était pas... un de ces
employés très subalternes qui étaient souvent des esclaves. Les têlônai avaient fort mauvaise
réputation dans le monde grec, et on n'est pas autorisé à dire que c'est comme agents des
Romains qu'ils étaient méprisés des Juifs41[41]." Lagrange cite Aristophane, le comique
Xénon et Lucien, qui associait les têlônai aux " tauliers ", aux tenanciers de maisons de
prostitution.

« Le telônion est le bureau où l'on percevait le portorium, comprenant à la fois la douane,


l'o&roi et le péage. Les employés enregistrent les marchandises et font payer à l'entrée et à la
sortie d'une circonscription distincte, ordinairement un état, ou une ville... Il y avait un
telonium à Capharnaüm parce que cette ville était à la limite des états d'Hérode Antipas qui
voisinait là avec son frère Philippe... Comme les autres impôts, celui du portorium entrait dans
les caisses du tétrarque Hérode, et non dans celles des romains. L'impôt n'était pas perçu
directement par des fonctionnaires royaux. Il était affermé par le trésor à des compagnies qui se
chargeaient de percevoir les taxes... Les employés des fermiers généraux étaient les agents de
ces vexations et mal vus du peuple, d'autant qu'ils étaient chargés de dénoncer les
fraudes42[42]. »

Marc, 2, 13: « En passant, il vit Lévi, fils d'Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui
dit: Suis-moi. Il se leva et le suivit.

« Et il arriva qu'il se mit à table dans sa maison, et beaucoup de fonctionnaires percepteurs


et de pécheurs prenaient place avec Ieschoua et ses disciples. Car ils étaient nombreux, et ils le
suivaient.

« Les scribes et les pharisiens voyant qu'il mange avec les pécheurs et les percepteurs
d'impôts, dirent à ses disciples: Il mange avec les percepteurs et les pécheurs ?

« Ieschoua entendit et il leur dit: ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du
médecin, mais ceux qui se portent mal. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les
pécheurs. » (Cf. Mat. 9, 9; Luc, 5, 27.)

Mat. 9, 9: « Sortant de là, Ieschoua vit un homme assis au bureau des impôts. Son nom
était Matthieu. Il lui dit: suis-moi ! Il se leva et le suivit.

« Et il arriva que, cet homme étant à table dans sa maison, voici que beaucoup d'employés
de perception et des gens peu fréquentables (des gens de mauvaise vie) vinrent et se mirent à
table avec Ieschoua et avec ses disciples. Ce que voyant, les pharisiens disaient à ses
disciples: Pourquoi donc votre rabbi mange-t-il avec les percepteurs d'impôts et avec les gens
coupables ? Ieschoua les entendit et dit: Ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de médecin,
mais ceux qui se portent mal. Allez donc apprendre ce que signifie: « Je veux la miséricorde
et non le sacrifice » (Osée, 6, 6). Car je ne suis pas venu chercher les justes, mais ceux qui
font le mal. »

Luc, 19, 2: « Voici un homme, dont le nom était Zachée. Il était chef des publicains, et il
était riche. Et il cherchait à voir Ieschoua, (pour savoir) qui c'est, et il n'y arrivait pas, à cause
de la foule, car il était petit de taille. Alors il courut en avant et il monta dans un sycomore,
afin de le voir, car il devait passer par-là.

« Quand il arriva à cet endroit, Ieschoua leva les yeux et lui dit: Zachée, dépêche-toi de
descendre. Car aujourd'hui il faut que je demeure dans ta maison.

« Zachée se hâta de descendre, et il le reçut avec joie.

« Et tous les gens le voyaient, et ils murmuraient en disant: Il est entré chez un homme de
mauvaise vie. »
Ieschoua enseigne que, de la part du Créateur, le souci est grand de sauver chacun des êtres
en particulier, et de n'en laisser perdre aucun. C'est pourquoi Ieschoua va en mission dans les
milieux mal famés. Son point de vue est donc très différent de celui de « la morale ». La
morale s'occupe d'établir des règles universelles de conduite qui permettent à une société de
survivre. Ieschoua, lui, s'occupe de régénérer des êtres, tous les êtres, et d'abord ceux qui en
ont le plus besoin. C'est le point de vue du Créateur:

Luc, 15, 1: « Il y avait tous les publicains et les gens de mauvaise vie qui s'approchaient de
lui pour l'entendre.

« Les pharisiens et les scribes murmuraient contre lui, en disant: cet homme accueille les
gens de mauvaise vie, et il mange avec eux.

« Il dit à leur intention cette comparaison: Quel est l'homme, parmi vous, qui ayant cent
brebis et ayant perdu l'une d'entre elles, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le
désert, pour aller à la recherche de celle qui est perdue, jusqu'à ce qu'il la trouve ? Et lorsqu'il
l'a trouvée, il la met sur ses épaules, plein de joie, et lorsqu'il arrive dans sa maison, il appelle
ses amis et ses voisins, et il leur dit: Réjouissez-vous avec moi, parce que j'ai trouvé ma brebis
qui était perdue.

« Je vous le dis: ainsi il y aura de la joie dans le ciel pour un seul homme de mauvaise vie
qui se change (qui se renouvelle) l'esprit (qui se fait un cœur nouveau),

« plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de conversion. »

Luc, 15, 8: « Ou encore: quelle femme, possédant dix drachmes, si elle perd une seule
drachme, n'allume-t-elle pas la lampe, ne balaie-t-elle pas la maison ? et elle cherche
soigneusement jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé (sa drachme). Lorsqu'elle l'a retrouvée, elle
appelle ses amis et ses voisines, en disant: réjouissez-vous avec moi, parce que j'ai retrouvé la
drachme que j'avais perdue. »

Luc, 15, 11: « Un homme avait deux fils.

« Le plus jeune dit à son père: père, donne-moi la part qui me revient de la fortune. Et lui,
(le père), leur partagea son bien.

« Après peu de jours, ramassant tout ce qui lui revenait, le plus jeune fils partit en voyage
vers un pays lointain, et là, il dissipa sa fortune, menant une vie de débauche.

« Lorsqu'il eut tout dépensé, survint une grande famine dans ce pays-là, et lui, le jeune
homme, commença à être dans le besoin.

« Il alla et s'attacha à l'un des citoyens de ce pays-là, et celui-ci l'envoya dans ses champs
pour faire paître les porcs.

« Et il désirait remplir son ventre avec les caroubes dont se nourrissaient les porcs, mais
personne ne lui en donnait.

« Il rentra en lui-même et se dit: Combien de salariés de mon père ont des pains en trop, et
moi ici je meurs de faim. Je me lèverai, j'irai vers mon père et je lui dirai: père, j'ai péché
contre le ciel (contre Dieu) et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Traite-moi
comme l'un de tes employés.

« Il se leva, et alla vers son père.

« Alors qu'il était encore loin, son père le vit et il fut pris de compassion. Il courut, il se jeta
à son cou et il l'embrassa.

« Le fils lui dit: Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être
appelé ton fils.

« Le père dit à ses serviteurs: Vite, apportez la plus belle robe et mettez-la lui, donnez un
anneau pour sa main, et des sandales pour ses pieds, et apportez le veau engraissé. Tuez-le, et
mangeons, réjouissons-nous, car ce fils à moi était mort, et il vit de nouveau, il était perdu, et
il est retrouvé.

« Et ils commencèrent à se réjouir.

« Son fils aîné était aux champs. Lorsque, en rentrant, il s'approcha de la maison, il
entendit la musique et les chœurs. Il appela un des gamins et lui demanda: qu'est-ce que c'est ?

« Et lui il dit: Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu'il l'a retrouvé sain
et sauf.

« Le frère aîné se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Alors son père sortit et l'appela.
Mais lui, répondit et dit à son père: Voilà tant d'années que je te sers, et je n'ai jamais
transgressé un des ordres, et à moi tu n'as jamais donné un chevreau pour que je me réjouisse
avec mes amis. Mais lorsque ton fils que voici, qui a mangé ton bien avec les prostituées,
arrive, tu as sacrifié pour lui le veau gras.

« Le père lui dit: mon enfant, toi tu es toujours avec moi, et tout ce qui m'appartient
t'appartient. Il fallait bien se réjouir et faire la fête, parce que ton frère que voici était mort, et
il est revenu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé. »

A quel point Ieschoua n'était ni puriste ni puritain, à quel point le puritanisme et le


légalisme sont foncièrement opposés à l'esprit évangélique, c'est ce que montre la scène,
certainement historique, — où l'on voit une femme « de mauvaise vie » qui verse du parfum
sur les pieds du rabbi, qui les inonde de larmes, et qui les essuie avec ses cheveux. La
conclusion du rabbi, caractéristique de l'esprit évangélique, est aux antipodes du légalisme
puritain:

Luc, 7, 36: « Un pharisien lui demanda de venir manger avec lui. Il entra dans la maison du
pharisien, et il s'étendit sur un lit de table.

« Et voici une femme, qui, dans la ville, était pécheresse. Elle avait appris qu'il était à table
dans la maison du pharisien. Elle avait apporté un vase d'albâtre rempli d'huile parfumée. Elle
se tenait en arrière, près de ses pieds, en pleurant, et avec ses larmes elle commença à mouiller
ses pieds, et avec les cheveux de sa tête elle les essuyait, et elle baisait ses pieds et les oignait
d'huile parfumée.
« Ce que voyant, le pharisien qui l'avait invité se dit en lui-même: Cet homme, s'il était
prophète, il saurait qui, et quelle est la femme qui le touche. Il saurait que c'est une pécheresse.

« En réponse, Ieschoua lui dit: Simon, j'ai quelque chose à te dire.

« Et lui: Rabbi, dit-il, parle.

« Un usurier prêteur avait deux débiteurs. L'un devait cinq cents deniers, et l'autre
cinquante. Comme ils n'avaient pas de quoi lui rendre, il fit grâce (cadeau) de leur dette à tous
les deux. Lequel des deux l'aimera le plus ?

« Simon répondit en disant: Je suppose que c'est celui auquel il a été fait grâce de la plus
grosse dette.

« Et lui, il lui dit: tu as jugé droitement.

« Et il se tourna vers la femme, et dit à Simon: Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta
maison, tu ne m'as pas donné d'eau pour verser sur mes pieds. Elle, c'est avec ses larmes
qu'elle a mouillé mes pieds, et c'est avec ses cheveux qu'elle les a essuyés. Tu ne m'as pas
donné de baiser. Elle, depuis que je suis entré, elle n'a pas cessé de baiser mes pieds. — Tu
n'as pas oint ma tête avec de l'huile. Elle, c'est avec du parfum qu'elle a oint mes pieds.

« C'est pourquoi, je te le dis, sont remis ses péchés, qui sont nombreux, parce qu'elle a
aimé beaucoup. »

A quel point les préoccupations de Ieschoua ne se situent pas sur le même plan ni dans le
même ordre que ce qu'on est convenu d'appeler la « morale », c'est ce que montre bien
l'histoire qu'il raconta un jour, d'un administrateur de biens qui se fait des amis avec les
richesses de son patron. Ieschoua dit que c'est ainsi qu'il faut faire !

Luc, 16, I: « Il était un homme riche qui avait un administrateur, et celui-ci lui fut
dénoncé comme dissipant ses biens.

« Il l'appela et lui dit: qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends-moi compte de ton
administration. Car tu ne peux pas continuer à gérer mes affaires.

« Alors l'administrateur de biens se dit en lui-même: Que ferai-je, puisque mon maître me
retire l'administration de ses biens, la gestion de ses biens ? Travailler la terre ? Je n'en ai pas
la force. Mendier ? J'en aurais honte. Je sais ce que je vais faire, afin que, lorsque j'aurai été
relevé de ma gestion, les gens me reçoivent dans leurs maisons.

« Il convoqua chacun des débiteurs de son maître, et il dit au premier: Combien dois-tu à
mon maître? L'autre dit: cent barils d'huile. Alors il lui dit: Prends ton billet, assieds-toi, écris
vite: cinquante. Ensuite, il dit à un autre: et toi, combien dois-tu ? Il dit: cent mesures de blé.
Il lui dit: Prends ton billet écris: quatre-vingts.

« Et le maître loua l'intendant injuste (malhonnête), parce qu'il avait agi astucieusement;

« Car les enfants de cette durée-ci (de ce monde-ci) sont plus astucieux que les enfants de
la lumière (... ).
« Et moi je vous le dis: faites-vous à vous-mêmes des amis, avec l'argent de l'injustice, afin
que, lorsqu'il fera défaut, ils vous reçoivent dans les tentes éternelles. »

On voit bien que, s'il s'agissait d'un cours de « morale », cette histoire que nous venons de
lire serait très scabreuse, puisque le maître félicite son gredin d'intendant de s'être fait des
amis avec des biens qui ne lui appartiennent pas. Il ne s'agit aucunement d'un cours de morale,
mais d'un enseignement qui porte sur la genèse et la formation de ce que Ieschoua appelle le
royaume de Dieu.

Aux grands prêtres et aux anciens du peuple, Ieschoua déclara un jour: « Vrai, je vous le
dis, les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » (Mat. 21, 31).

La justice, dans le sens biblique de ce terme, la tsedaka, nous l'avons noté déjà, n'a pas
seulement ni d'abord un sens juridique.

Elle a un sens et une portée d'abord ontologiques. Il s'agit de la justice de l'être d'un vivant,
de sa vérité intérieure, de sa plénitude d'être et de vie, de sa sainteté qui est vie. « Justice »
dans le langage hébreu, correspond à peu près à ce que nous appelons sainteté, en prenant
garde de ne pas trop faire dériver le sens de ce terme du côté de la morale. Il s'agit de quelque
chose de plus important que la moralité. Il s'agit de l'être des êtres, de leur vitalité.

Ce que le Nouveau Testament appelle la « justification », dans ces conditions, correspond à


peu près à ce que nous appelons la sanctification et la vivification. Elle porte sur l'être, avant
de porter sur la conduite. On peut avoir une conduite moralement droite et juridiquement
irréprochable, et être cependant loin, très loin, de la « justice » au sens biblique, laquelle n'est
pas dissociable de la vie divine en nous, car elle est vie.

Ieschoua enseigne qu'entre un homme parfaitement moral et vertueux, mais plein de lui-
même, et satisfait, et un homme coupable de fautes, mais qui le sait, et qui se reconnaît
manquant, la « justice », au sens biblique, vient plutôt habiter en ce dernier:

Luc, 18, 10: « Deux hommes montèrent au temple pour prier. L'un était pharisien, et l'autre
publicain.

« Le Pharisien, debout, faisait en lui-même cette prière: O Dieu, je te rends grâce parce que
je ne suis pas comme le reste des hommes, rapaces, injustes, adultères, ou même comme ce
publicain que voici. Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme sur tout ce que je gagne.

« Le publicain, lui, se tenait à distance. Il n'osait même pas lever les yeux vers le ciel, mais
il se frappait la poitrine en disant: apaise ta colère à mon égard, moi qui suis un pécheur.

« Je vous le dis: celui-ci descendit dans sa maison justifié, plutôt que l'autre. »

Le génial disciple de Ieschoua, Schaoul de Tarse, Paul de son surnom romain, ira encore
plus loin dans cette même direction. Il écrira aux chrétiens de la communauté de Corinthe une
lettre, dans laquelle il dira que, « même si je parle les langues des hommes et des anges, si je
n'ai pas l'agapê, je suis un airain qui résonne et une cymbale qui retentit; si je possède la
prophétie et si je connais tous les mystères et toute la science, même si j'ai toute la foi en sorte
que je déplace les montagnes, si je n'ai pas l'agapê, je ne suis rien. Et si je distribue tous mes
biens en aumônes, et si je livre mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'agapê, cela ne sert à
rien... » (I Cor. 13).

On voit à quel point nous sommes loin avec la pensée de Ieschoua et celle de son disciple
Schaoul, de la perspective d'un légalisme ou d'un moralisme. L'opposition est complète: un
homme peut être en règle avec les Lois, avec la loi morale, être « vertueux » et ne pas être
justifié au sens biblique de ce terme. Un homme ou une femme peuvent être des « pécheurs »,
et être cependant estimés « justifiés » par Ieschoua, s'ils se reconnaissent comme tels. C'est
dire que la justice, au sens où l'entendent Ieschoua et Schaoul, n'est pas la simple conformité,
soumission ou obéissance aux « lois » morales. Elle est une vie, et cette vie, à vrai dire, ne
peut être donnée que par Dieu, qui est l'unique Créateur de l'être et de la vie.

Bien plus, celui qui s'imagine qu'il va trouver la « justice », au sens théologique du terme,
par la moralité, par le respect de la loi morale dont parle Kant, celui qui est content de lui
parce qu'il a satisfait à l'impératif catégorique, celui-là est aussi loin que possible de la justice
au sens évangélique, et, comme le dit Ieschoua, les prostituées et les pécheurs sont plus près
de la justice, qui est vie, que lui.

Là réside le paradoxe de la doctrine de la justification dans la pensée de Ieschoua et de


Schaoul43[43].

C'est pourquoi ramener le contenu de l'enseignement évangélique à une morale ou à un


moralisme, est non seulement une erreur concernant la nature de cet enseignement, l'omission
de ce qui constitue le principal de cet enseignement, mais, bien plus, une inversion et une
véritable trahison. Car l'Évangile enseigne justement, — et Paul développe ce thème, — que
la vie divine et la sainteté qui est ce qu'ils appellent la « justice », n'est pas donnée à l'homme
en fonction de sa soumission à la loi morale, mais en fonction d'autres valeurs, qui sont
beaucoup plus vitales, qui appartiennent à l'ordre de la vie.

Des psychologues contemporains ont montré qu'il existe des fausses vertus et des vraies
vertus. Ils ont montré que certains êtres, qui pratiquent apparemment le sacrifice et l'austérité,
qui respectent scrupuleusement les impératifs de la loi morale, telle qu'ils l'entendent, qui
manifestent des «" vertus » admirables, sont, en fait, et au fond d'eux-mêmes, secs, comme des
plantes dans lesquelles ne passe plus la sève. Il n'y a plus de vie en eux. Ils n'aiment pas. Ils sont
vertueux, ils se donnent la satisfaction de leur vertu et du devoir accompli. Justement, ce
qu'enseignent l'Évangile et Paul, c'est que la vie, la vie véritable en l'homme, ce n'est pas cela.
C'est pourquoi la femme de mauvaise vie qui baignait les pieds du rabbi avec ses larmes et qui
les essuyait avec ses cheveux était plus près de la vie, parce qu'elle avait beaucoup aimé, que
l'homme vertueux, austère et satisfait de lui-même parce qu'il observe la loi morale, —
l'homme kantien. La morale kantienne représente, nous semble-t-il, exactement le contraire, le
point de vue inverse, de l'esprit évangélique. Elle est une satisfaction dans le respect de la loi
morale qui laisse échapper ce qui, pour l'Évangile, est le principal. Elle cherche la justification
dans le respect de la loi. Elle est aux antipodes de la doctrine chrétienne de la grâce.

Un texte qu'on ne peut lire que dans certains manuscrits du quatrième Évangile, rapporte
une scène qui, nous semble-t-il, peut difficilement avoir été inventée par la communauté
chrétienne primitive, et qui, par conséquent, nous paraît avoir de fortes chances d'être
historique. C'est la scène de la femme prise en flagrant délit d'adultère, et que l'on conduit au
rabbi Ieschoua, pour voir quelle va être sa sentence:

Jean, 8, 2: « Dès le point du jour il se trouvait de nouveau au temple, et tout le peuple


venait près de lui, et lui, s'asseyant, il les enseignait.

« Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme prise en adultère. Ils la placent au
milieu et lui disent: Rabbi, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Dans la
Torah, Moïse nous a ordonné de lapider de telles femmes. Toi donc, que dis-tu ?

« Ils disaient cela pour l'éprouver, afin d'avoir de quoi l'accuser.

« Ieschoua, s'étant incliné, avec le doigt écrivait sur la terre.

« Et comme ils restaient là à l'interroger, il se releva et leur dit:

Celui qui est sans péché parmi vous, qu'il jette le premier sur elle une pierre.

« Et s'étant de nouveau incliné, il écrivait sur la terre.

Eux, l'ayant entendu, se retirèrent un à un, en commençant par les plus âgés, et il demeura
seul, et la femme était là, au milieu.

« Ieschoua se releva et lui dit: Femme, où sont-ils ? Personne ne t'a-t-il condamnée ?

« Elle dit: Personne, Seigneur.

« Ieschoua dit: Moi non plus je ne te condamne pas. Va, à partir de maintenant ne pèche
plus. »

Le comble, du point de vue de l'éthique, de la « morale » reçue, du point de vue de la «


raison pure pratique », c'est que l'une des rares personnes à qui Ieschoua ait promis
formellement l'entrée au « paradis » ce n'est pas une personne vertueuse, respectueuse de
l'impératif catégorique pur, ni de la loi morale. Non, c'est une canaille qui avait été clouée sur
la croix à côté de lui, un condamné de droit commun:

Luc, 23, 39: « L'un des malfaiteurs pendus l'insultait: » N'es-tu pas le Maschiach, l'oint ?
Sauve-toi toi-même et nous aussi.

« Mais l'autre répondit, en lui faisant reproche, et dit: Tu ne crains pas même Dieu, toi,
parce que tu es sous le coup de la même condamnation ? Pour nous, c'est juste, nous payons
pour ce que nous avons fait; mais lui, il n'a rien fait d'anormal.

« Et il dit: Ieschoua, souviens-toi de moi lorsque tu entreras dans ton royaume.


« Et il (Ieschoua) lui dit: Vrai, je te le dis, aujourd'hui avec moi tu seras dans le paradis. »

On peut aimer, encore une fois, ou ne pas aimer, les paradoxes évangéliques. C'est une
question de goût. C'est une question d'esprit. Il y a là une connaturalité entre celui qui entend,
qui reçoit le message évangélique, et l'esprit du texte. Les uns aiment, les autres détestent ce
renversement constant de toutes les valeurs reçues dans les sociétés humaines. Ce qu'on ne
peut pas nier, c'est que l'enseignement évangélique ne soit constitué de paradoxes, et de
paradoxes violents. Ceux qui ont des intérêts dans l'ordre des idées reçues et des valeurs
admises dans nos sociétés ne peuvent que haïr ce vagabond, sans feu ni lieu, ce faiseur de
paraboles subversives qui fréquente les crapules et qui prétend que les putains entrent dans le
royaume de Dieu avant les autorités religieuses les plus respectables et les gens vertueux.

Ceux qui ne sont attachés à rien, ceux qui n'ont pas spécialement des intérêts placés dans le
système des valeurs régnantes dans les sociétés humaines, concernant le travail, la famille, la
patrie, la religion, l'état, la morale, ceux-là, évidemment, les gens de moeurs douteuses, les
canailles, - les prostituées, ceux qui n'ont rien à perdre, entrent peut-être plus facilement dans
le « royaume » dont parle le rabbi. Il y a un petit vent d'anarchie qui souffle à travers les récits
évangéliques... Charles Maurras, le théoricien de « l'ordre établi », ne s'y est pas trompé.

XIV. «NE JUGEZ PAS »

Mat. 7, I: «Ne jugez, pas, afin que vous ne soyez pas jugés; car dans le jugement même
dans lequel vous jugez, vous serez jugés, et dans la mesure même avec laquelle vous mesurez,
avec elle vous serez mesurés. »

C'est encore l'un des traits caractéristiques de l'enseignement, de l'esprit évangélique.


L'homme évangélique se distingue de l'homme de l'éthique et de la vertu, en ce qu'il sait qu'il
ne doit pas, qu'il ne peut pas juger.

Ce n'est pas là, une fois de plus, un précepte de « morale », ni une recommandation
d'indulgence. Il s'agit de bien autre chose que de cela. Il s'agit d'un précepte et d'un
commandement qui résulte d'une vérité ontologique. Celui qui juge un autre, présuppose par
là même qu'il le connaît exhaustivement. Première erreur. Dieu seul, le Créateur qui sonde les
reins et les cœurs, connaît un être d'une manière exhaustive, jusque dans ses secrets les plus
cachés. Si on ne connaît pas un être d'une manière exhaustive, on ne peut pas le juger.

Deuxièmement, celui qui juge un être, présuppose par là même que cet être qu'il juge est
fixé, Stable, achevé, non évolutif, figé en son être. Celui qui juge un être le transforme en
chose, ou du moins fait comme si l'être qu'il juge était une chose sans devenir. Il le fige, il le
fixe, il le pétrifie, par la pensée. Le jugement présuppose un fixisme. Seconde erreur. Dans la
durée présente, tous les êtres sont en régime de genèse, de création. Aucun n'est achevé ni figé.
Chacun se meut et se débat dans des possibilités diverses et contradictoires. Chacun de nous
est capable de faire plusieurs choses contraires. Le jugement présuppose une fixité qui n'existe
pas. Il pétrifie ce qui est mobile. Il constitue une erreur contre la Création inachevée. Il
consiste à désespérer des possibilités d'avenir et de transformation de l'être jugé. Il arrête le
temps. Il nie le temps. Le jugement, la condamnation, finalement, sont un arrêt de mort,
puisqu'ils feignent de considérer que l'être jugé est et restera toujours, irrévocablement, ce que
nous avons jugé qu'il est. Nous l'immobilisons, nous le paralysons en le jugeant. Nous ne
pouvons pas juger ce qui est inachevé et en régime de gestation.

Un être vivant, un homme, peut se repentir et se faire, comme dit la Bible, un cœur
nouveau. La métanoia dont parle le Nouveau Testament grec, c'est le changement de nous, le
renouvellement de ce qui est le plus profond en nous, l'intelligence et la liberté conjointes. Un
homme peut devenir un autre. Un homme qui était menteur, d'abord ne l'était pas
complètement, ni sous tous les rapports, ni en tous les domaines. Et, de plus, il peut cesser
d'être menteur. Il peut se faire nouveau, et devenir véridique. Un homme qui était tueur, ne
l'était pas de toutes manières. Car il y avait des êtres qu'il aimait et qu'il protégeait. C'était
donc déjà une erreur que de juger: Un tel est un assassin. Car, en fait, cet homme, s'il avait tué,
n'était pas que cela. Il était par ailleurs bien autre chose que cela. Il ne se réduisait pas à cela. Il y
avait en lui des richesses, des tendresses, qui n'entraient pas dans la catégorie, dans le schème
sous lequel je l'avais enfermé par mon jugement. Et puis, il peut cesser d'être assassin. Il peut
devenir autre. Je ne suis pas à la place du Créateur qui, avec n'importe qui — il l'a prouvé dans
l'histoire — peut faire un saint et avec des pierres des enfants d'Abraham. Le jugement est une
erreur ontologique.

Et c'est une erreur qui me juge moi-même, une erreur par laquelle je me condamne moi-
même. Car ce jugement que je porte, durement, sur un être dont j'ignore l'histoire secrète, les
difficultés intérieures, le poids des atavismes qu'il a à assumer, les luttes qu'il a eu à mener, ce
jugement par lequel je solidifie, j'immobilise, je fixe, je pétrifie, ce qui est encore en régime de
création inachevée, finalement il atteste la dureté de mon cœur, et mon inintelligence de ce
qu'est la création, ici la création de l'homme, mon manque de tendresse et de compassion pour
cette humanité inachevée, embryonnaire, tâtonnante, qui apprend maladroitement à exister. En
jugeant, je suis comme le mauvais jardinier qui coupe les fleurs fatiguées au lieu de s'efforcer
de les ranimer, ou le mauvais pédagogue qui condamne l'enfant malhabile au lieu de l'aider à
se développer. C'est pourquoi le rabbi Ieschoua disait: « la mesure dont vous vous serez servis
pour juger, par elle vous serez jugés. » Car si cette mesure est étroite, mesquine, sévère, nous
découvrons par là même qui nous sommes, et à quel point nous ne comprenons pas le mystère
de la création.

Schaoul de Tarse écrira un jour (vers l'an 52) aux disciples de Ieschoua qui vivaient à
Corinthe (I Cor. 4, 3); « Je ne me juge pas moi-même ». — L'homme intelligent, celui qui a
compris le mystère de la création, sait bien qu'il ne peut ni juger les autres, ni se juger soi-
même, car chacun, pour soi-même, est aussi mystérieux que l'autre. En moi-même aussi je
discerne ces forces contradictoires, et cette source en travail, cet effort d'une création
inachevée. Me juger est aussi sot que de juger un autre. Car, en me jugeant, je me pétrifie
aussi, je fais de moi un être fixé et stabilisé, c'est-à-dire une chose. Je méconnais toutes les
transformations qui peuvent s'effectuer en moi, avec mon concours. Je méconnais que je peux
naître nouveau, et devenir, comme dit Paul, une créature nouvelle, κάίνή κτίσις. (2. Cor. 5, 17;
Gal. 6, 15.)
XV. LA GENÈSE DU ROYAUME DE DIEU

Dans les « paraboles » — meschalim — concernant le « royaume de Dieu », la malkouta di


schemaiia, le rabbi Ieschoua enseigne les lois et l'économie de la genèse, du développement et
de la croissance de ce qu'il appelle « le royaume de Dieu », c'est-à-dire, si nous l'avons bien
compris, l'humanité achevée, adulte, pénétrée à tel point par la vie et la pensée divines, unie à
tel point à la vie de l'Incréé, qu'elle est elle-même réellement, et sans confusion, divinisée,
comme le diront les Pères grecs et latins.

L'enseignement que fournit le rabbi par ces comparaisons et ces analogies, est théorique,
spéculatif. C'est une connaissance, une science qu'il nous communique. Bien entendu cette
connaissance comporte des conséquences pratiques, pour l'action, mais elle est d'abord une
connaissance théorique de ce qui est en train de se faire et de la manière dont cela se forme. A
cet égard et sur ce point, on voit combien sont fausses les assertions d'historiens comme Émile
Bréhier qui écrivait, nous nous en souvenons, que le christianisme à ses débuts « n'est
aucunement spéculatif » et qu'il ne contient « aucun exposé doctrinal et raisonné ». Au
contraire, le rabbi Ieschoua lui-même, puis son disciple Schaoul, et puis l'auteur quel qu'il soit
du quatrième Évangile, sont des théologiens, des théoriciens, des hommes qui communiquent
une science, une gnose au sens propre du terme, une connaissance spéculative et théorique, —
laquelle comporte, encore une fois, des conséquences pratiques. Mais l'action, dans la pensée
chrétienne originelle, n'est pas dissociée de la connaissance et de la contemplation. Les
modalités de l'action résultent de la connaissance de ce qui est et de ce qui est en train de se
faire. C'est cela qu'enseigne Ieschoua. La connaissance est première. Ieschoua commence par
communiquer une connaissance.

Le rabbi Ieschoua a enseigné lui-même comment se communique l'information, ou


l'enseignement, qui constitue le fondement, le germe, de cet organisme qu'il crée, la qehila,
l'ensemble des hommes et des femmes qui sont nés nouveaux à cette vie et à cette pensée que
Ieschoua a communiquées. L'enseignement qu'il a semé est vraiment le principe, le point de
départ, le logos spermatikos de ce Corps qui est l'Église, lequel jusqu'aujourd'hui et jusqu'à la
fin des temps est informé par celui que les chrétiens considèrent comme la Parole créatrice et
incréée de Dieu lui-même.

Le rabbi Ieschoua a enseigné comment, dans quelles conditions, selon quelles modalités,
s'opère la communication de l'information dont il est la source et le principe. Nous avons
essayé, brièvement, dans notre précédent travail, consacré au problème de la révélation, de
réfléchir sur ce problème de la communication de l'information, à propos du prophétisme
hébreu44[44]. Pour enseigner les lois de la communication de l'information, Ieschoua prend la
meilleure comparaison possible, celle de la graine.
Une graine, une semence, nous le savons aujourd'hui, contient en elle-même des molécules
géantes qui sont comme un long rouleau, lequel contient les informations nécessaires, les
instructions requises, les renseignements ou les plans, pour construire l'organisme adulte.
L'organisme adulte n'est pas contenu sous une forme microscopique dans la semence, dans la
graine ou dans le spermatozoïde. Il n'y a pas préformation. Mais la semence, la graine, le
spermatozoïde, contiennent les informations nécessaires pour commander à la construction de
l'organisme. Il y a épigenèse.

Pour qu'une semence, un germe, une graine ou un spermatozoïde, se développent, il faut


qu'ils trouvent un terrain approprié. La graine doit trouver une terre adaptée au
développement de la graine. Le spermatozoïde doit trouver un ovule. En médecine, on sait
que le virus, qui contient aussi une information génétique, et la bactérie, ne peuvent se
développer que sur un terrain approprié. Une épidémie d'une maladie contagieuse quelconque
atteint les uns, et, apparemment, ne touche pas aux autres. Ce n'est pas que le virus ou le
microbe n'aient pas atteint tous les individus d'une population donnée. C'est que certains, par
le terrain qu'ils offraient au virus ou à la bactérie, ont permis le développement, la
multiplication des germes ensemencés. D'autres individus, au contraire, en vertu de leur terrain
physiologique propre, ont résisté, et finalement rejeté les germes qu'ils avaient reçus.

La dialectique du germe et du terrain se retrouve donc dans des domaines variés.

Tous ceux qui enseignent savent bien, que, lorsqu'ils ont communiqué une information,
celle-ci est reçue de différentes manières selon les « terrains » que constituent les divers
auditeurs. Les uns n'écoutent pas, les autres s'ennuient et écoutent parfois, d'autres écoutent
attentivement mais ne comprennent rien ou comprennent de travers, d'autres enfin entendent
et reçoivent l'information communiquée. Ils comprennent. Ils peuvent se contenter de
comprendre, et s'en tenir là. Ce sont de « bons élèves ». Ils peuvent aussi comprendre et
développer l'information reçue. Ils peuvent faire fructifier le germe qu'on leur a communiqué,
et aller plus loin, faire à leur tour des découvertes. Ce sont les disciples de génie. On voit que,
pour parler de ce qui se passe dans le processus de l'enseignement, nous sommes
spontanément entraînés à parler de germes, de terrain et de développement.

Le rabbi Ieschoua a justement pris la semence, la graine, comme élément de comparaison,


pour enseigner de quelle manière se communique l'information dont il est, lui, la source. Pour
que l'enseignement qu'il communique, lui le rabbi Ieschoua, soit reçu et se développe, il ne
suffit pas que l'enseignement soit donné, par la parole ou par l'écrit. Encore faut-il qu'il
rencontre un terrain approprié, qui permette à la semence — ici à l'enseignement — de se
développer. Il y a plusieurs terrains possibles, et plusieurs cas se présentent. C'est ce
qu'enseigne Ieschoua:

Mat. 13, 3: « Voici, le semeur est sorti pour semer. Et pendant qu'il semait, les unes, parmi
les graines, tombèrent le long du chemin. Les oiseaux vinrent et les mangèrent. Les autres
tombèrent parmi les cailloux, là où il n'y avait pas beaucoup de terre. Elles levèrent aussitôt,
parce qu'il n'y avait pas profondeur de terre. Le soleil se leva, et elles furent brûlées, et parce
qu'elles n'avaient pas de racine, elles se desséchèrent.

« D'autres graines tombèrent parmi les buissons d'épines. Les buissons d'épines grandirent
et étouffèrent les graines.
« D'autres graines tombèrent sur la terre qui est belle et bonne, et elles donnèrent du fruit,
l'une cent pour un, l'autre soixante, l'autre trente. — Que celui qui a des oreilles entende. »
(Cf. Marc, 4, 3; Luc, 8, 4.)

Le mâschâl, la comparaison, l'analogie, la « parabole » comporte, nous l'avons vu, deux


termes: l'un est un terme sensible, une réalité empirique, que chacun peut voir, toucher, sur
laquelle chacun peut réfléchir, sans avoir été à l'université. Tout paysan dans le monde peut
méditer sur les conditions du développement des graines. L'autre terme, qui est visé, n'est pas
visible ni sensible. Ce qu'il s'agit d'enseigner et de faire connaître, c'est justement l'autre
terme, ici les conditions du développement du « royaume de Dieu », et, plus particulièrement,
les conditions de la communication de l'enseignement qui vient du rabbi Ieschoua,
enseignement qui constitue l'information nécessaire pour la genèse du « royaume de Dieu »,
c'est-à-dire de l'Église, c'est-à-dire du corps de l'humanité en régime de divinisation.

Pour comprendre le mâschâl, pour en avoir l'intelligence, il faut donc partir de la réalité
sensible et empirique connue et méditée. Mais rien ne peut dispenser l'homme de l'acte par
lequel il passe de la réalité sensible et empirique à l'autre terme, celui qui est visé, l'autre tête
de pont, si l'on peut dire: ce qu'il s'agit d'enseigner et de faire connaître, et qui n'est pas encore
manifesté ni visible. Cet acte, l'acte d'intelligence, il appelle et il exige une coopération active
du sujet qui entend le mâschâl. Car s'il n'y a pas cet acte d'intelligence, le mâschâl, la
comparaison, en reste à son terme sensible. Le pont n'est pas construit, qui conduit sur l'autre
rive, la relation n'est pas établie qui porte vers la réalité non sensible. Pour certains, les
paraboles des Évangiles ne sont que des histoires; ils n'en aperçoivent pas la signification,
c'est-à-dire qu'ils ne savent pas discerner dans l'histoire la connaissance qui y est incluse. Ils
ne savent pas construire le pont, jeter un pont au-dessus du fleuve, et apercevoir la réalité
visée par la comparaison.

Mat. 13, 10: « Les disciples s'approchèrent et lui dirent: pourquoi leurs parles-tu en te
servant de comparaisons ?

« Et lui, il leur répondit et leur dit: parce qu'à vous il vous a été donné de connaître les
secrets du royaume des cieux, mais à ceux-ci cela n'a pas été donné.

« Car celui qui a, à celui-là il sera donné et il sera dans la surabondance.

« Mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé.

« C'est la raison pour laquelle je leur parle par comparaisons, parce que voyant ils ne
voient pas et entendant ils n'entendent pas ni ne comprennent. »

Marc, 4, 11: « A vous le mystère est donné du royaume de Dieu. A ceux-ci qui sont dehors,
c'est en comparaisons que tout se passe. "

Nous lisons ce texte, ici, dans une traduction française, d'une traduction grecque, d'un
enseignement oral araméen. Les conjonctions de subordination qui indiquent la causalité et la
finalité, sont-elles exactement traduites ?
Le rabbi Ieschoua veut-il dire qu'il enseigne par des comparaisons, des meschâlim, afin que
ceux du dehors ne comprennent pas, pour ne pas être compris de ceux du dehors ? — Nous ne
le pensons pas. Nous comprenons les choses de la manière suivante: les mystères du royaume
de Dieu en genèse, de ce royaume de vie qui n'est pas encore manifesté mais qui est en train
de se faire, ne peuvent être enseignés aux hommes tels que nous sommes, qu'à partir
d'analogies dont l'un des termes est nécessairement une réalité sensible et expérimentale.
C'est-à-dire qu'il n'existe pas d'autre méthode pour enseigner ce qui est encore invisible, que
de se servir du visible comme terme de comparaison, comme point de départ, comme tête de
pont.

Certains sont capables de cet acte d'intelligence qui les font passer de la réalité visible et
sensible exposée, à la réalité invisible et encore mystérieuse qui est visée. Ce sont ceux qui
comprennent les paraboles.

D'autres ne sont pas capables de cet acte. Il n'y a pas en eux la force nécessaire pour jeter le
pont au-delà du sensible immédiat. Ils en restent au premier terme de la comparaison.

Ce n'est pas que Ieschoua s'en réjouisse, ni qu'il le souhaite. Au contraire, il le déplore.
Mais il le constate comme un fait. De ce fait, il faudra chercher l'explication.

A celui qui a — la capacité d'opérer cet acte d'intelligence — il est: donné en surabondance
la connaissance des secrets du royaume de Dieu en formation. Mais à celui qui n'a pas cette
capacité en lui, tout est ôté. Non seulement il n'accède pas à la connaissance des secrets du
royaume en gestation, mais il perd même rapidement la lettre de l'enseignement qui lui est
communiqué. Il est le terrain caillouteux sur lequel les graines ne peuvent pas germer. Il ne
peut pas s'intéresser à ces histoires du rabbi Ieschoua dont il ne perçoit pas la signification, et
donc l'intérêt.

Ieschoua, — ou la première communauté chrétienne ? les critiques en discutent — a donné


une interprétation qu'on peut presque appeler scolaire de la parabole que nous venons de lire:

Mat. 13, 18: « Vous, donc, entendez (dans les deux sens du mot entendre) la comparaison
du semeur.

« Tout homme qui entend la parole du royaume, et qui ne la comprend pas, le mauvais
vient, et arrache ce qui avait été semé dans son cœur. Celui-là, c'est celui qui a été ensemencé
le long du chemin.

« Celui qui a été ensemencé dans les cailloux, c'est celui qui entend la parole. Il la reçoit
aussitôt avec joie. Mais il n'a pas de racine en lui. Il est futile. Lorsque vient la tribulation ou
la persécution, à cause de la parole, aussitôt il bute et tombe.

« Celui qui a été ensemencé dans les épines, c'est celui qui entend la parole, mais le souci
pour les choses du monde présent et la séduction de la richesse étouffent la parole, — et il ne
porte pas de fruit.

« Celui qui est ensemencé sur la belle et bonne terre, c'est celui qui entend la parole et qui
la comprend (suniemi, comprendre mais aussi concevoir, au double sens de concevoir:
recevoir l'information et être fécondé par elle pour enfanter). Celui-là porte fruit et il produit,
l'un cent pour un, l'autre soixante, l'autre trente. » (Cf. Marc, 4, 14; Luc, 8, 11.)
Le rabbi Ieschoua a enseigné ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire en ce qui
concerne le développement des semences, c'est-à-dire de l'enseignement, qu'il a semées. Elles
vont croître, selon les terrains, mais cet enseignement va se trouver mêlé d'éléments
hétérogènes, de doctrines diverses, qui vont faire du champ une bigarrure constituée de plantes
multiples. C'est ce que l'histoire du développement de la doctrine chrétienne confirme. Tout,
en effet, est mêlé dans ce champ. Il y aura du christianisme platonicien, du christianisme
Stoïcien, du christianisme aristotélicien, puis du christianisme hegélianisant, du christianisme
indianisant, du christianisme marxisant, heideggerien, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps.
Le christianisme va se trouver mêlé, au cours de l'histoire, à quantité de doctrines et de
théories. En chacun de nous, d'ailleurs, il est mêlé.

Faut-il tout arracher ? Faut-il du moins tenter d'arracher les plantes exotiques qui se
trouvent là au milieu du champ chrétien ? Faut-il essayer de déraciner ce qu'il y a de
platonicien chez un tel, d'aristotélicien chez tel autre, de hégélien chez un troisième, de païen
chez chacun de nous ? Faut-il passer son temps à éplucher, à faire le tri ? Ce qu'il y a de
chrétien et de non chrétien dans la pensée et dans l'action, dans l'existence des êtres et des
sociétés qui se disent chrétiennes, faut-il tenter constamment de le départager ? Faut-il
arracher les herbes étrangères ?

Le rabbi Ieschoua ne le pense pas:

Mat. 13, 24: « Le royaume des cieux est comparable à un homme qui a semé une belle et
bonne semence dans son champ.

« Pendant que ses hommes dormaient, son ennemi vint, et il sema de la mauvaise herbe au
milieu du blé, et puis il s'en alla. Quand la plante eût germé et qu'elle eut produit du fruit,
alors apparut aussi la mauvaise herbe.

« Les serviteurs du maître de maison vinrent et lui dirent: maître, est-ce que tu n'as pas
semé de la bonne semence dans ton champ ? Comment se fait-il qu'il soit plein de mauvaise
herbe ? Le maître de maison leur dit: c'est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui dirent:
veux-tu que nous allions ramasser les mauvaises herbes ?

Le maître dit: Non, parce que vous risqueriez en ramassant les mauvaises herbes de
déraciner aussi en même temps le blé. Laissez-les croître ensemble jusqu'à la moisson. Au temps
de la moisson, je dirai aux moissonneurs: ramassez d'abord les mauvaises herbes et liez-les en
bottes pour les brûler. Quant au blé, rassemblez-le dans mon grenier. »

Le rabbi enseigne — Marc seul nous a conservé ce propos — qu'au cours de l'histoire, jour
et nuit, le royaume va croître, de toutes les manières, les plus imprévues. C'est ce que
confirme en effet l'histoire depuis bientôt vingt siècles:
Marc, 4, 26: « Il disait: Ainsi est le royaume de Dieu, comme un homme (qui) a jeté la
semence sur la terre. Qu'il dorme et qu'il se réveille, la nuit et le jour, la semence pousse et
grandit, il ne sait pas lui-même comment. D'elle-même la terre produit, d'abord la jeune
plante, puis l'épi, puis du blé plein l'épi... »

Le principe, le point de départ, du « royaume de Dieu » que Ieschoua est en train de créer,
c'est un enseignement, une doctrine, communiquée à une poignée d'hommes, très modestes,
dans un pays qui n'était pas illustre. Ieschoua enseigne, dans les années trente de notre ère,
que cet enseignement donné sur les routes et dans les champs, aux carrefours et dans les
villes, va croître et se développer au cours du temps. A partir de commencements minuscules,
le royaume, comme un arbre, va devenir immense. Prophétie accomplie. Nous avions
remarqué, dans notre précédent travail45[45], en méditant sur le fait Israël, que là déjà, cette
loi du développement à partir de commencements infimes se vérifiait: à partir d'une poignée
de nomades araméens, vers le XVIIIe siècle avant notre ère, une mutation se produit, et ce qui
est extraordinaire c'est que le mutant, ce petit peuple qu'était Israël, a eu conscience, très tôt,
de porter, pour l'humanité entière, l'avenir, de contenir l'information qui allait un jour
transformer l'humanité entière. De même ici, une poignée de galiléens bientôt persécutés a la
certitude de porter un enseignement qui va se développer et recouvrir la terre entière:

Marc, 4, 30: « Il disait: à quoi pourrions-nous comparer le règne de Dieu et en quelle


comparaison le mettrons-nous ?

« C'est comme un grain de moutarde noire: lorsqu'il a été semé sur la terre, il est la plus
petite de toutes les graines qui sont sur la terre, et lorsqu'il a été semé, il grandit il monte et
devient plus grand que tous les légumes, et il fait de grandes branches, en sorte que, sous son
ombre, les oiseaux du ciel viennent s'établir. »

Mat. 13, 31: « Le royaume des cieux est semblable à une graine de sénevé qu'un homme a
prise et a semée dans son champ. C'est la plus petite de toutes les semences mais lorsqu'elle
s'est développée, elle est plus grande que les légumes et elle devient un arbre, en sorte que les
oiseaux du ciel viennent et s'établissent dans ses branches. » (Cf. Luc, 13, 18.)

Le rabbi Ieschoua enseigne que son enseignement, communiqué à l'humanité, dans la


Palestine occupée par l'armée romaine du temps de Tibère, opère d'une manière que, dans
notre langage philosophique, nous appellerions « immanente », c'est-à-dire du dedans, et non
d'une manière extrinsèque. Comme le rabbi ne parlait pas la langue exquise de nos
philosophes, il s'est exprimé autrement pour dire ce qu'il avait à dire à ce sujet. Il a dit que son
enseignement était comme un levain qui informe du dedans la pâte humaine:

Mat. 13, 33: « Le royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et
qu'elle a caché dans trois mesures de farine jusqu'à ce que le tout ait levé. »

Ce que le rabbi appelle « le royaume de Dieu », c'est, disions-nous, et si nous avons bien
compris sa pensée, l'humanité en train d'être informée progressivement par la pensée et la vie
de Dieu, l'Esprit de Dieu, et sa Parole, son Enseignement, l'humanité en régime de divinisation
progressive, travaillée qu'elle est du dedans par le Verbe créateur qui enseigne sur les routes.
Dans l'économie de cette humanité en régime de divinisation, les hommes, au cours de
l'histoire, entreront les uns après les autres, et les peuples, les races aussi entreront les uns
après les autres au cours du temps. Dans une même période, les uns entrent tôt, dès leur
enfance, les autres dans leur âge mûr, les autres dans leur vieillesse. Est-ce qu'il y aura
finalement une différence dans la condition de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui
sont entrés à des époques et à des âges différents dans l'économie du royaume qui est le corps
du Christ ? — Non, répond le rabbi. Ceux qui entrent, quelle que soit l'heure à laquelle ils
entrent, y sont à part entière, même celui qui monte dans le train (si nous osons faire une
parabole qui n'est pas biblique) alors que le train est déjà en marche:

Mat. 20, 1: « Le royaume des cieux est semblable à un homme, un maître de maison, qui
sortit au point du jour pour engager des ouvriers pour sa vigne.

« Il se mit d'accord avec les ouvriers pour la somme de un denier par jour, et il les envoya
dans sa vigne.

« Il sortit vers la troisième heure du jour (environ 9 h), il vit d'autres ouvriers qui se
tenaient sur la place, sans travail. 11 leur dit: allez, vous aussi, dans ma vigne, et ce qui sera
juste, je vous le donnerai. — Ils y allèrent.

« Il sortit de nouveau vers la sixième et la neuvième heure, il fit de même.

« Vers la onzième heure du jour, étant sorti, il trouva encore d'autres ouvriers qui se
tenaient là, et il leur dit: pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans travail ? Ils lui
disent: Parce que personne ne nous a embauchés.

« Il leur dit: allez vous aussi dans ma vigne.

« Le soir vint, et le maître de la vigne dit à son intendant: appelle les ouvriers et donne-leur
le salaire qui leur est dû, en commençant par les derniers, jusqu'aux premiers.

« Vinrent ceux qui avaient été embauchés vers la onzième heure et ils reçurent chacun un
denier.

« Lorsqu'ils vinrent, les premiers pensaient qu'ils recevraient davantage. Et ils reçurent
chacun un denier, eux aussi.
« En le prenant, ils murmuraient contre le maître de maison, disant: ceux-ci, arrivés les
derniers, n'ont fait qu'une seule heure, et tu les as faits égaux à nous, nous qui avons porté le
poids du jour et la chaleur brûlante.

« Lui répondit à l'un d'entre eux en ces termes: ami, je ne commets pas d'injustice à ton
égard. Est-ce que tu ne t'es pas mis d'accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui
t'appartient, et va-t'en. Je veux, à celui-ci qui est arrivé le dernier, donner comme à toi. Est-ce
qu'il ne m'est pas permis de faire ce que je veux avec ce qui m'appartient ? Ou bien est-ce que
ton œil est mauvais parce que je suis bon ?»

Nous avons vu, dans notre précédent travail, que l'enseignement des prophètes d'Israël
rencontre une résistance violente. Nous avons vu ici déjà que Ieschoua connaissait cette loi de
l'existence prophétique, et il l'a enseignée à ses apprentis. L'enseignement que communique le
rabbi Ieschoua, c'est une invitation à entrer dans l'économie du Corps de l'humanité en régime
de divinisation, pénétrée de la vie divine qui est pensée. Nul n'est obligé d'accepter une
invitation, même royale. Ieschoua enseigne — c'est la doctrine du souci — que beaucoup de
gens qui sont invités, au cours de l'histoire, vont refuser, car ils ont, pensent-ils, mieux à faire,
ou autre chose à faire: ils ont, précisément, leurs « affaires », leur commerce, leurs soucis, leurs
préoccupations. Bref, ils refusent. Ils n'écoutent pas l'enseignement qui leur est proposé. Cet
enseignement ne les intéresse pas. Ils sont le terrain dont parle la parabole précédente, celui
sur lequel la graine ne peut pas prendre racine, ou celui dans lequel les ronces sont trop
envahissantes et empêchent la semence évangélique de se développer. Le rabbi annonce les
persécutions pour ceux qui vont essayer de communiquer l'information, l'heureuse
information, — l'Évangile — du royaume de Dieu. Certains se feront tuer, comme les
prophètes:

Mat. 22, 2: « Le royaume de Dieu est comparable à un homme, un roi, qui fit des noces
pour son fils.

« Il envoya ses serviteurs pour appeler les invités aux noces, et ils ne voulurent pas venir.

« Il envoya de nouveau d'autres serviteurs, en disant: dites aux invités: voici que j'ai
préparé mon repas, mes taureaux et mes bêtes engraissées ont été sacrifiés, et tout est prêt.
Venez aux noces.

« Mais eux, sans se soucier de cette invitation, s'en allèrent, l'un dans son propre champ,
l'autre à son commerce.

« Les autres s'emparèrent de ses serviteurs, les traitèrent avec violence et les tuèrent.

« Le roi, en colère, envoya ses armées et il fit périr ces meurtriers et il fit incendier leur
ville.

« Alors il dit à ses serviteurs: le banquet de noces est prêt, mais ceux qui ont été invités
n'étaient pas dignes. Allez donc aux issues des routes, et tous ceux que vous trouverez,
appelez-les aux noces.
« Ses serviteurs sortirent sur les routes, ils ramassèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, les
mauvais et les bons, et la salle de noces fut remplie de convives.

« Le roi entra pour regarder les convives, et il vit là un homme qui n'était pas revêtu du
vêtement de noces. Il lui dit: ami, comment es-tu entré ici sans avoir un vêtement de noces ?
Et l'autre se taisait. Alors le roi dit aux serviteurs: liez-lui pieds et mains et jetez-le dans la
ténèbre extérieure. Là seront le pleur et le grincement de dents. Car beaucoup sont appelés,
mais peu sont élus. »

Luc, 14, 16: « Un homme fit un grand repas, et il invita beaucoup de gens, et il envoya son
serviteur à l'heure du repas dire aux invités: venez, car c'est déjà prêt. Et tous commencèrent,
comme un seul homme, à s'excuser.

« Le premier lui dit: j'ai acheté un champ, et je suis obligé d'aller le voir. Je t'en prie, tiens-
moi pour excusé. L'autre dit: j'ai acheté cinq paires de bœufs, et je vais les essayer. Je t'en prie,
tiens-moi pour excusé. — Un autre dit: j'ai épousé une femme, et c'est pourquoi je ne peux
venir.

« Et le serviteur, étant revenu, annonça tout cela à son maître.

« Alors le maître de maison se mit en colère et dit à son serviteur: Sors vite sur les places et
dans les rues de la ville, et les mendiants, les estropiés, les aveugles et les boiteux, conduis-les
ici.

« Le serviteur dit: Seigneur, il a été fait comme tu as ordonné, et il y a encore de la place.

« Alors le maître dit au serviteur: sors sur les chemins, va vers les clôtures, et contrains à
entrer, afin que ma maison soit pleine. »

La découverte de la connaissance du « royaume de Dieu » est si précieuse, que l'homme


intelligent, celui qui a conscience de son intérêt bien compris, vend tout ce qu'il a pour
l'acquérir.

Nous avons déjà vu cela à propos de la doctrine de la pauvreté volontaire:

Mat. 13, 44: « Le royaume des deux est semblable à un trésor caché dans un champ. Un
homme l'a trouvé, l'a caché (de nouveau) et dans sa joie il va, il vend tout ce qu'il possède et il
achète ce champ. »

Mat. 13, 45: « Le royaume des cieux, c'est comme un marchand qui cherche de belles
perles. Il trouve une perle très précieuse. Il s'en va. Il vend tout ce qu'il a, et il l'achète. »
Le rabbi enseigne que le « royaume » va se développer au cours de l'histoire, comme un
arbre à partir d'une minuscule semence. Celui qui est intelligent pourra discerner, en méditant
sur cet arbre en régime de croissance, et sur l'histoire humaine dans laquelle cet arbre est
planté, si les temps de l'achèvement approchent. Car le rabbi Ieschoua, comme les anciens
prophètes d'Israël, ne pense pas que l'histoire humaine soit une série indéfinie et sans limite,
encore moins un processus cyclique. Il pense, il enseigne, que l'histoire humaine, c'est-à-dire
la création de l'homme, aura une fin, un terme, et parviendra finalement à maturité.
L'approche de cette maturation peut être discernée par l'analyse de l'histoire humaine et de
l'Église qui est en elle comme l'axe, la partie vive, celle qui contient la sève, celle qui contient
la science de l'avenir humain, celle qui contient l'information créatrice pour l'humanité qui est
en train de se former:

Marc, 13, 28: « Du figuier, recevez l'enseignement du mâschâl, de la comparaison. Lorsque


déjà ses branches sont devenues tendres et qu'ont poussé les feuilles, vous connaissez que l'été
est proche.

« Ainsi, vous aussi, lorsque vous verrez arriver ces choses, connaissez que c'est proche,
aux portes. »

Le « royaume de Dieu », dans la pensée du rabbi, n'est pas quelque chose qui survient et qui
tombe du dehors, d'une manière extérieure et accidentelle, comme un aérolithe, ou comme
une catastrophe. C'est une réalité qui est en train de se former au-dedans de l'humanité, en vertu
de l'enseignement, de l'information créatrice que le rabbi Ieschoua lui a communiqué. Cette
information agit, nous l'avons vu, comme le levain dans la pâte. Elle est comme une semence
dans la terre. Le royaume de Dieu n'est pas, comme veulent le faire croire les caricatures,
simplement un « au-delà », un « arrière monde ». Il est déjà, en ce moment, en train de croître
et de se développer en nous, au milieu de nous:

Luc, 17, 20: « Il fut interrogé par les pharisiens: Quand vient le royaume de Dieu ? Il leur
répondit et leur dit: Le royaume de Dieu ne vient pas d'une manière spectaculaire, et l'on ne
dira pas: « tenez, il est ici », ou: « là ! ». Car voici, le royaume de Dieu est à l'intérieur de
vous. »

A ses auditeurs-apprentis, Ieschoua demande s'ils ont compris le sens et le contenu de ce


qu'il a enseigné par les analogies qu'il a proposées. Ce qu'il attend de ses apprentis, c'est
d'abord l'intelligence. Ce qu'il leur reproche, souvent, c'est de ne pas comprendre, de ne pas
avoir l'intelligence:

Mat. 13, 51: « Est-ce que vous avez compris ces choses ? Ils lui disent: Oui ! »
L'enseignement du rabbi, nous l'avons vu, continue et achève l'enseignement des anciens
prophètes d'Israël et de la Torah:

Mat. 13, 52: « Il leur dit: C'est pourquoi tout scribe instruit dans la science du royaume de
Dieu est semblable à un homme maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et
des choses anciennes. »

XVI. LA LOI ONTOLOGÉNÉTIQUE FONDAMENTALE

A plusieurs reprises, le rabbi Ieschoua enseigne une loi qui est, nous semble-t-il, l'une des
lois génétiques fondamentales ou peut-être même la plus essentielle des lois qui caractérisent
l'économie de cette réalité qui est en train de se former et que le rabbi désigne par l'expression
« royaume de Dieu ». Cette loi résume, pensons-nous, tous les paradoxes que nous venons de
lire. Elle les récapitule tous. Elle fournit le « geste » fondamental qui caractérise, à nos yeux,
l'essentiel de l'enseignement évangélique:

Marc, 8, 34: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même et qu'il porte sa
croix et qu'il me suive.

« Car celui qui voudra sauver son âme (sa vie46[46]), la perdra.

« Celui qui perdra son âme (sa vie) à cause de moi et de l'heureuse annonce, la sauvera.

« Car à quoi sert pour un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ?

« Car que donnerait l'homme en échange de son âme ? »

Mat. 10, 39: « Celui qui trouve son âme (sa vie) la perdra et celui qui a perdu son âme (sa
vie) à cause de moi la trouvera. »

Mat. 16, 24: « Alors Ieschoua dit à ses disciples: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se
renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive.

« Car celui qui voudra sauver son âme (sa vie), la perdra. Et celui qui perdra son âme (sa
vie) à cause de moi, la trouvera.

« A quoi cela servira-t-il, pour un homme, qu'il gagne le monde entier, s'il endommage (s'il
perd) son âme ? Ou encore: que donnera un homme en échange de son âme ? »
Luc, 9, 23: «Il disait à tous: si quelqu'un veut venir derrière moi, qu'il se renonce et qu'il se
charge de sa croix chaque jour, et qu'il me suive.

« Car celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui perdra son âme à cause de moi,
celui-là la sauvera.

« Car à quoi sert à un homme s'il a gagné le monde entier, mais s'il s'est perdu soi-même,
ou s'il s'est causé du dommage ? »

C'est une loi ontologique, une loi existentielle, une loi ontogénétique, que le rabbi enseigne
là, car elle porte sur les conditions de l'acquisition de la vie.

Cette loi qui récapitule, disions-nous, l'ensemble des paradoxes qui caractérisent
l'enseignement évangélique, ce renversement constant des valeurs que nous avons remarqué à
propos de chaque domaine de l'existence, cette loi est-elle vérifiable ?

Elle l'est, nous semble-t-il, dans tous les domaines de l'existence. C'est une loi
expérimentale, dont nous pouvons vérifier le bien-fondé.

Le quatrième Évangile enseigne la même loi, en s'appuyant sur l'analogie du grain de blé:

Jean, 12, 24: « Vrai, je vous le dis, si le grain de blé tombant dans la terre ne meurt pas, lui
il reste seul. S'il meurt, il porte beaucoup de fruit.

« Celui qui aime son âme la perd, et celui qui hait son âme dans ce monde-ci la gardera
pour la vie éternelle. »

Cette loi ontogénétique fondamentale, qui est théorique, mais qui comporte bien entendu
une application pratique, des conséquences en ce qui concerne l'action, n'est pas fondée sur
rien. Elle ne demande pas à être admise sans être vérifiée. Elle est fondée sur l'expérience
constante et universelle. C'est une loi de l'être et de la genèse de l'être. Les conséquences
qu'elle implique pour l'action ne nous font pas déboucher sur le vide. Comme tous les
préceptes constituant l'enseignement évangélique, qui ont tous un fondement ontologique et
sont tous susceptibles de vérification expérimentale, celui-ci ne débouche pas non plus sur le
vide et sur le néant. Il débouche au contraire sur l'être, sur le plus être, sur la vie. Il enseigne
les conditions d'accès à la vie. Il est une initiation à la vie. Il ne demande pas le sacrifice pour
le sacrifice. Comme tous les préceptes évangéliques, il fait appel, non pas au masochisme
autodestructeur, mais à l'intérêt bien compris. Il est une loi de l'être et de la vie, non de la
mort.

Cet intérêt bien entendu, c'est à lui que constamment Ieschoua fait appel pour décider de la
bonne méthode à suivre dans la gestion de l'existence. Une fois de plus, nous le constatons, nous
ne sommes pas dans le domaine de la «" morale », et encore moins d'une morale sacrificielle, et
surtout pas de la morale kantienne, mais dans le domaine de la vie et des lois concrètes,
expérimentales de la vie:

Luc, 14, 28: « Car qui d'entre vous, voulant construire une tour, ne commence par s'asseoir
pour calculer la dépense, savoir s'il a de quoi l'achever ? Pour éviter que, ayant posé le
fondement de la tour, et n'ayant plus la possibilité de l'achever, tous les gens qui le voient ne
commencent à se moquer de lui, en disant: « Regardez-moi cet homme: il a commencé à
construire, et il n'est pas capable d'achever ! »

« Ou bien encore: quel roi, parti pour combattre un autre roi à la guerre, ne s'assied d'abord
et ne commence par délibérer pour savoir s'il est capable, avec dix mille hommes, de marcher
à la rencontre de celui qui vient contre lui avec vingt mille ? S'il ne s'en juge pas capable,
pendant que son ennemi est encore loin, il envoie une ambassade, et il demande à faire la paix.
»
XVII. L'EXIGENCE DE FRUCTIFICATION

Celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui consent à la perdre, qui court le risque de
la perdre, celui-là la retrouvera plus pleine et plus entière, multipliée au centuple: cette loi est
vérifiable, déjà, dans le domaine des « affaires »47[47]. Celui qui se cramponne avec avarice et
angoisse à la somme d'argent qu'il a, avec peur de la perdre, celui-là perdra même ce qu'il a.
Celui qui engage son argent, qui consent à courir le risque de l'aventure, celui-là retrouvera
son argent centuplé... C'est une loi, non pas de «" morale, mais de vie. Les biologistes nous le
disent déjà: les espèces qui ont couru les plus grands risques, ce sont celles-là qui ont obtenu
les plus grands succès. Celles qui ont recherché le confort, la tranquillité, celles qui ont eu peur
du risque, celles-là se sont repliées sur elles-mêmes, dans une existence diminuée parasitaire et
se sont transformées en fossiles vivants. Une loi de l'existence, une loi de la vie, c'est cette
proportionnalité entre le risque encouru, l'aventure tentée, et le succès obtenu. La vie n'est pas
avarice, repli sur soi. Elle est communication, invention, découverte de l'inconnu, et toute
invention vitale constitue un risque. Toute fécondité implique cette sortie de soi qui constitue
un risque et un don.

Le rabbi Ieschoua, bien loin d'enseigner une morale répressive, une morale négative,
constituée par des interdits: « Tu ne feras pas ceci... tu ne feras pas cela... », enseigne
principalement quelles sont les lois de la fécondité et ce qu'il demande, ce qu'il exige,
conformément au commandement inscrit dès la première page de la Bible hébraïque, c'est la
fécondité, la coopération active de l'homme à l'oeuvre de la création. L'exigence de
fructification est sans doute l'exigence fondamentale de ce qu'on pourra appeler, si l'on y tient
absolument, « la morale » de l'Évangile. Il s'agit en fait de bien autre chose que d'une morale.
Il s'agit de vie.

Cette exigence de fructification est enseignée par le rabbi dans la parabole des « talents "
(un talent était une monnaie qui valait environ 6 000 francs-or). Cette parabole des talents,
comme celle, que nous avons lue, de l'intendant crapule félicité par son patron parce qu'il
distribue les richesses du patron pour se faire des amis, n'est certainement pas de celles qui
peuvent entrer dans le système de références, dans le cadre, de ce qu'on appelle « la morale ».
On ne voit pas comment Kant aurait pu les intégrer dans la Critique de la Raison pratique...
Pour l'homme de l'éthique, pour l'homme qui en est resté, comme disait Kierkegaard, au « stade
éthique », ces paraboles sont même franchement immorales et scandaleuses. Mais aussi bien ne
portent-elles pas sur les mœurs, dans une société qui veut maintenir son ordre établi. Elles
contiennent un enseignement qui porte sur la vie et les conditions d'entrée dans la vie:

Mat. 25, 14: « Un homme qui partait en voyage appela ses propres serviteurs, et leur remit
ce qu'il possédait. A l'un d'entre eux il donna cinq talents, à un autre, deux, à un autre, un seul
talent, à chacun selon sa propre capacité, et puis il s'en alla en voyage.
« Aussitôt, il alla, celui qui avait reçu cinq talents, et il fit des affaires avec ces talents, et il
gagna cinq autres talents.

« De même, celui qui avait deux talents en gagna deux autres.

« Mais celui qui n'avait reçu qu'un seul talent, il s'en alla, creusa la terre, et cacha l'argent
de son maître.

« Après un long temps, revient le maître de ces serviteurs, et il règle ses comptes avec eux.

« S'avança celui qui avait reçu les cinq talents, et il apporta cinq autres talents en disant:
Maître, tu m'as donné cinq talents. Voici, j'ai gagné cinq autres talents.

« Son maître lui dit: Bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle en peu de choses, je
t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton maître.

« S'avança celui qui avait reçu deux talents, et il dit: Maître, tu m'as donné deux talents.
Voici, j'ai gagné deux autres talents. Son maître lui dit: Bien, serviteur bon et fidèle, tu fus
fidèle dans peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton maître.

« S'avança celui qui avait reçu un seul talent, et il dit: Maître, je savais que tu es un homme
dur, qui moissonnes ce que tu n'as pas semé, et qui ramasses là où tu n'as pas dispersé. J'ai eu
peur, je suis allé et j'ai caché ton talent dans la terre. Voici, tu as ce qui est à toi.

« Le maître lui répondit et lui dit: Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je récolte là
où je n'ai pas semé, et que je rassemble là où je n'ai pas dispersé. Il te fallait donc placer mon
argent chez les banquiers. A mon retour, j'aurais repris ce qui est à moi avec intérêt.

« Enlevez donc à celui-ci le talent et donnez-le à celui qui a dix talents. Car à celui qui a, il
sera donné, et il sera dans la surabondance; mais de celui qui n'a pas, même ce qu'il a sera
retiré.»

La loi enseignée en conclusion se retrouve dans Luc, 8, 18:

« Celui qui a, il lui sera donné. Et celui qui n'a pas, même ce qu'il semble avoir lui sera ôté
», et dans Mat. 13, 12, et Marc, 4, 25.

L'homme de la « morale » protestera, en disant: Après tout, du point de vue de la morale,


celui qui a rangé soigneusement l'argent qui lui avait été confié (c'est un des exemples que
prend Kant...) et qui rend au maître l'argent confié, lorsque celui-ci revient, celui-là est
parfaitement « moral ». Il n'a rien à se reprocher. Il a agi conformément aux exigences de
l'impératif catégorique qui commande de ne pas dissiper un bien qui ne vous appartient pas et
de le rendre intact. Il est même beaucoup plus « moral » que les autres, qui ont couru le risque
de placer de l'argent qui n'était pas à eux, et par conséquent de le perdre. On ne voit pas du
tout, du point de vue de la morale, ce que le maître peut reprocher à ce serviteur fidèle qui
rend purement et simplement ce qu'on lui a confié. A moins de supposer que le maître de
l'histoire ne soit un trafiquant intéressé, qui ne pense qu'au profit.

Cette histoire est franchement immorale.


La conclusion est plus immorale que tout. Ceux qui ont trafiqué, fait des affaires ou joué à la
Bourse, ceux-là reçoivent une récompense parce qu'ils ont gagné de l'argent. Celui qui,
fidèlement, a remis au propriétaire ce qui lui avait été confié, celui-là est sanctionné. On lui
enlève ce qu'il al

Nous sommes en pleine immoralité.

Ainsi parlera l'homme de « la morale », et il sera, sincèrement, choqué, scandalisé. Il


butera sur l'enseignement évangélique, et s'en éloignera. Cet enseignement ne lui convient
pas.

En effet, nous ne cessons de le répéter depuis le commencement de ce travail, nous ne


sommes pas, avec l'enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth, dans le cadre, ou dans le
système de références de ce qu'on appelle communément « la morale ». Si l'on prend les
histoires que raconte Ieschoua dans ce système de référence qu'est « la morale », alors on
obtient des résultats surprenants, scandaleux et subversifs.

Mais, encore une fois, ces histoires et l'enseignement qu'elles contiennent ne portent pas sur
ce que, dans nos sociétés, et dans les temps modernes, on appelle d'ordinaire « la morale ».
Elles portent sur les lois génétiques de la création et de la vie. Placées dans le système de
référence de « la morale », elles sont scandaleuses. Mais elles veulent enseigner des lois de
vie. Dans l'ordre de la vie, elles prennent un sens, elles découvrent leur sens.

Le fait est que, dans l'ordre de la vie, celui qui garde avec avarice, ou avec peur, comme
l'homme prudent de l'histoire, les dons qu'il a reçus, celui qui ne les exploite pas, celui qui ne
les fait pas fructifier, celui-là reste un arbre sec. Il se dessèche. Pensons à une semence qui
voudrait se garder pour elle-même et ne pas se communiquer. Elle resterait seule, comme dit
la parabole du grain de blé, et elle ne porterait pas de fruit.

Le maître de la parabole, c'est Dieu lui-même, le Créateur, qui a fait l'homme non pas pour
avoir sous ses pieds un être obéissant et servile (qu'en ferait-il ?), mais un vis-à-vis, à son
image et à sa ressemblance, et donc un créateur, capable de faire fructifier d'une manière
originale et neuve les dons qui lui ont été confiés. Non pas l'obéissance passive, de type
militaire. Mais l'obéissance créatrice, de type vital, cette obéissance qui fait croître
l'information reçue. La vie tout entière est exigence de fructification, de développement et
d'invention créatrice.

Ce que le rabbi exige de l'homme, c'est une coopération active, créatrice, à la création
inachevée. L'homme, tout homme, en naissant, reçoit des dons, des capacités, qui sont
seulement germinales. L'homme a le devoir de faire fructifier ces dons, de les exploiter, de faire
fleurir la création, de la faire fructifier. C'est, encore une fois, le premier commandement
inscrit dans la première page de la Genèse qui ouvre les Bibles hébraïques: « Dieu dit: faisons
de l'homme (adam, sans article) à notre image et selon notre ressemblance, et qu'ils dominent
sur le poisson de la mer et sur l'oiseau des cieux et sur le quadrupède et sur toute la terre et sur
tout rampant qui rampe sur la terre. Et Dieu créa l'homme à son image. A l'image de Dieu il le
créa, mâle et femelle il les créa. Et il les bénit, Dieu, et il leur dit, Dieu: Portez fruit, et
multipliez-vous, et remplissez la terre... » (Genèse, I, 26.)

Nous avons été stérilisés, en Occident, par des morales de l'interdit. La pensée hébraïque,
au contraire, a proposé ce qu'il conviendrait beaucoup plus d'appeler une dynamique ou une
normative de vie, qu'une morale. Les commandements en apparence négatifs de la Torah: «
Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas... » portent en fait sur le respect de la vie. La valeur
suprême, dans cette tradition de pensée, c'est la vie. Dieu est compris comme le Vivant par
excellence, qui communique, par don, l'être à des vivants actifs. Ce qu'il demande, ce qui
l'intéresse, ce n'est pas d'avoir des poupées ou des animaux serviles soumis à ses pieds. Ce qui
l'intéresse, apparemment, d'après les textes bibliques, c'est de créer des êtres qui soient à son
image et à sa ressemblance, c'est-à-dire des créateurs.

C'est juste ce qu'enseigne le rabbi dans la parabole des talents. Notre devoir fondamental
c'est de faire fructifier les capacités que nous avons reçues, c'est-à-dire de créer, activement,
d'inventer des formes d'êtres, de créer de l'information.

L'homme de l'éthique exige que celui qui a reçu en dépôt une somme d'argent, un trésor, le
rende à celui qui le lui a confié. L'homme qui enseigne la vie exige que celui qui a reçu fasse
valoir, fasse fructifier, développe, accroisse, multiplie, ce qu'il a reçu. Voilà la différence —
l'une des différences — entre les deux points de vue. L'homme de l'éthique se place dans une
perspective fixiste. Ce qui l'intéresse, c'est de maintenir « l'ordre établi ». Pour que l'ordre
établi soit maintenu, il faut poser en maxime universelle et en loi morale que celui qui reçoit
un dépôt doit le rendre intact. L'homme de la vie enseigne comment faire croître la création. Il
enseigne que l'homme a le devoir non pas seulement de conserver et de rendre intact mais de
développer, d'inventer et de créer.

L'homme créé à l'image et à la ressemblance du Créateur, ne peut se contenter de recevoir


d'une manière passive le don de la création. S'il procédait ainsi, il ne serait jamais qu'une
chose. Il doit, pour devenir un être, un vivant, un homme, coopérer activement à la création,
coopérer d'une manière créatrice48[48].

On n'entre pas dans la vie en respectant seulement les règles d'une morale, en se
soumettant à des commandements d'une loi morale. Les lois de la vie sont autres que les lois
de la « morale ». Les lois de la vie exigent autre chose que la soumission et le respect, autre
chose que la peur. Elles exigent l'activité créatrice et l'invention.

L'exigence de fructification est enseignée par le rabbi en plusieurs autres circonstances, par
exemple avec le mâschâl du figuier qui ne portait pas de fruit:
Luc, 13, 6: « Il leur dit ce mâschâl, cette comparaison: Quelqu'un avait un figuier planté
dans sa vigne, et il vint pour y chercher du fruit en lui, et il n'en trouva pas. Alors il dit au
vigneron: Voici trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n'en trouve pas.
Arrache-le. Pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? Le vigneron répondit: Maître, laisse-le
encore cette année, jusqu'à ce que je creuse tout autour et que j'y mette du fumier. Peut-être
produira-t-il du fruit l'an prochain. Sinon, tu l'arracheras. »

Le rabbi Ieschoua, dans un enseignement rapporté seulement par le quatrième Évangile,


expose quelles sont les conditions de la fructification, à quelles conditions l'homme peut
porter fruit:

Jean, 15: «" Moi je suis la vigne la véritable, et mon père est le vigneron.

« Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l'enlève, et tout sarment qui porte fruit, il
l'émonde afin qu'il porte davantage de fruit (...).

« Demeurez en moi, et moi en vous. De même que le sarment ne peut porter du fruit de lui-
même, s'il ne demeure pas dans la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne restez pas en moi.

« Moi je suis la vigne, vous, vous êtes les branches.

« Celui qui reste en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits, car sans moi vous
ne pouvez rien faire.

« Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche;
puis on les ramasse et on les jette au feu, et ils brûlent.

« Si vous demeurez en moi, et si mes paroles demeurent en vous, ce que vous voulez,
demandez-le, et cela sera fait pour vous.

« En cela est glorifié mon père: que vous portiez beaucoup de fruits... »

Ieschoua est celui qui communique l'information créatrice. Il est la source de l'information
créatrice. Que le « royaume de Dieu « soit comparé à un arbre, ou à un corps vivant, dans les
deux cas celui qui fait partie de cet ensemble vivant, qui est l'arbre ou l'organisme, ne peut
vivre, ne peut se développer, ne peut porter fruit, que s'il reste dans le corps, — ou dans l'arbre
— parce que c'est le corps, ou l'arbre vivant tout entier, qui est porteur de l'information
créatrice. Celui qui se sépare du Corps, de l'organisme vivant, celui-là ne reçoit plus
l'information créatrice qui vient du Germe. Ieschoua est ce Germe, tsemach49[49].
On voit, par cet exposé sur les conditions de la fructification, que quitter cet Ensemble
organique, comparé par Ieschoua à un arbre ou à une vigne, comme le firent le prophète Isaïe
(Is. 5. I), le prophète Jérémie (Jér. 2, 21) et le prophète Osée (10, I), — ou à un Corps, comme
le fera Schaoul-Paul (Rom. 12, 5; I Cor. 10, 17; 12, 13, 20, 27; Éph. 1, 23; 4, 4; 4, 12, 16; 5,
30; Col. 1, 18), — cela n'a biologiquement aucun sens. Quitter l'Organisme qui est porteur de
l'information créatrice, c'est se condamner soi-même à la mort, et d'abord à la stérilité. Le
réalisme ontologique de la doctrine de l'Église, Corps dont Ieschoua est le principe
d'information, la Pensée informatrice, est inscrit dans ces textes. On ne peut bien comprendre
ce réalisme ontologique que par analogie avec l'ordre biologique. Et c'est pourquoi Ieschoua
prend presque toutes ses analogies, pour enseigner l'ontologie et l'ontogenèse du royaume de
Dieu, dans l'ordre biologique. L'inintelligence, ou la méconnaissance, du réalisme de
l'ontologie du royaume de Dieu en formation, qui est l'Église, provient, en partie, d'une
ignorance de ce que sont les lois de la vie. On s'imagine parfois que l'Église est une réalité
d'ordre juridique, ou conventionnel. On traite par exemple des problèmes d'autorité dans
l'Église et d'obéissance comme s'il s'agissait de questions d'ordre juridique. On n'a pas
compris qu'il s'agit de bien autre chose. Il s'agit d'une réalité qui a un statut ontologique
propre, et la meilleure analogie pour comprendre les problèmes posés par cette réalité
nouvelle qu'est l'Église, c'est encore l'ordre biologique qui la fournit, surtout aujourd'hui avec
la meilleure connaissance que nous avons de ce qu'est l'information génétique.
XVIII. ÉLECTION ET SÉLECTION LE RISQUE DE PERDITION

Nous avons déjà eu l'occasion de constater précédemment que, contrairement à ce qu'on dit
ou à ce qu'on écrit souvent, le christianisme ne représente pas un adoucissement par rapport au
judaïsme. Les exigences enseignées par Ieschoua ne sont pas moindres que les exigences
enseignées par la Torah et les prophètes. Elles sont, au contraire, les mêmes exigences poussées
jusqu'au bout de leur logique interne. L'exigence est augmentée, et non diminuée, étendue et
non restreinte.

Nous abordons maintenant l'une des doctrines caractéristiques de l'enseignement


évangélique, et l'une des plus terribles: le risque de perdition enseigné formellement par le rabbi
Ieschoua, et le fait d'une sélection.

Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question de savoir si cet enseignement est
populaire ou non, agréable ou non à la mentalité contemporaine. Nous nous sommes proposé
la tâche d'exposer le contenu de l'enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth. Or, le fait est
qu'il enseigne, à plusieurs reprises, la possibilité d'une perdition, et la réalité d'une sélection
étroite et rigoureuse.

Si le sens de la création est de susciter des êtres créateurs à leur tour, à l'image et à la
ressemblance de l'Unique incréé et créateur, si le devoir des êtres créés est de porter fruit, si,
comme les paraboles précédentes nous l'ont appris, Ieschoua condamne celui ou ceux qui
refusent de faire fructifier le prêt qui leur a été confié, les dons qui leur ont été accordés, on
comprend qu'il y ait, pour les êtres créés et appelés à coopérer à la création, un risque de
perdition, car ils peuvent, comme l'homme peureux de la parabole des talents, cacher en terre ce
qu'ils ont reçu, et ne pas le faire fructifier. Ils peuvent arrêter la création.

Le rabbi Ieschoua enseigne que l'entrée dans son royaume, qui est la vie même de Dieu,
n'est pas automatique. Elle ne va pas de soi. Elle comporte, elle implique des exigences
auxquelles il faut satisfaire. Il y aura une élimination de ceux qui n'auront pas satisfait à ces
exigences:

Mat. 13, 47: « Le royaume des cieux, c'est comme un grand filet de pêcheur jeté dans la
mer. Il ramasse des poissons de toutes sortes. Lorsqu'il est rempli, les marins le tirent sur le
rivage, et puis ils s'assoient, ils rassemblent les bons poissons dans des corbeilles, et ils
rejettent les mauvais dehors. »

L'entrée dans la vie n'est pas quelque chose de facile, ni de conforme à la tendance
générale:

Mat. 7, 13: « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, et spacieuse la route qui
conduit à la perdition, et nombreux sont ceux qui entrent par elle.

« Car étroite est la porte, et serrée la voie qui conduit à la vie, et peu nombreux sont ceux
qui la trouvent, »
Luc, 13, 23: « Quelqu'un lui dit: Seigneur, est-ce qu'ils seront peu nombreux ceux qui
seront sauvés?

« Lui leur dit: Luttez pour entrer par la porte étroite, car nombreux, je vous le dis, sont
ceux qui chercheront à entrer, et qui ne le pourront pas. »

L'entrée dans l'économie de la vie, est une question d'être. Il ne suffit donc pas d'invoquer le
rabbi, ni même d'enseigner sa doctrine. Il faut être ontologiquement transformé, en sa pensée,
son être et son agir:

Mat. 7, 19: « Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit est coupé et il est jeté au feu...

« Ce n'est pas tout homme qui me dit: « Seigneur, Seigneur... » qui entrera dans le royaume
des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon père qui est dans les cieux.

« Beaucoup me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en


ton nom, en ton nom n'avons-nous pas chassé les démons, et en ton nom n'avons-nous pas fait
de nombreux prodiges ?

« Et alors je leur déclarerai: » Je ne vous ai jamais connus; éloignez-vous de moi, vous qui
faites le mal. »

Il n'y a pas, à notre connaissance, de doctrine plus redoutable, de doctrine plus tragique.
Dans une philosophie qui professe, comme certaines religions de l'Inde ou l'Orphisme,
l'éternel retour, et la possibilité des réincarnations multiples, un homme qui a été injuste
pendant une vie, et qui doit se réincarner, peut se purifier progressivement, et parvenir
finalement, à travers des réincarnations multiples, à la paix. Rien n'est définitif.

Ici, avec la vision hébraïque du monde et avec l'enseignement du rabbi Ieschoua, la vie est
unique. Il n'y a pas de réincarnation. Il n'y a pas d'éternel retour. L'histoire est un processus
unique et irréversible qui tend et qui se hâte vers son terme. Il n'y aura pas de
recommencement. Si l'histoire humaine est la durée accordée pour que l'humanité fasse son
apprentissage, pour que l'homme fasse son apprentissage de dieu, pour chacun de nous, au
terme de cet apprentissage, il y a un résultat acquis, positif ou négatif, un bilan. Nous sommes
aptes à entrer dans l'économie de la vie divine, ou bien nous n'y sommes pas aptes. Il ne s'agit
pas de sanction extrinsèque. Il ne s'agit pas de punition. Nous ne sommes pas au jardin
d'enfants. Il s'agit d'un problème d'ontologie. N'importe qui, n'importe comment, n'est pas apte
à prendre part à la vie divine, à supporter ce feu dévorant qu'est la vie divine, car pour y
prendre part, il faut y consentir activement et d'une manière créatrice. Si l'on est un arbre
stérile ou une branche sèche, on est coupé et jeté au feu, car on ne sert à rien. On est
inutilisable. C'est un problème d'être, encore une fois, et non de morale. Personne ne peut
éluder les conditions de l'être. Ieschoua est venu enseigner quelles sont les conditions
définitives de l'être et de la vie. Nul n'est obligé, contraint, d'écouter cet enseignement ni de
l'accepter ni de s'y conformer. Les conséquences, les sanctions, sont ontologiques et non
juridiques, Il n'est pas nécessaire de rassembler un tribunal ni un juge pour constater qu'une
branche sèche, dans laquelle la sève ne circule plus, est morte. C'est une question de fait, et
non de droit.

Enseigner, comme le fait Ieschoua, ce risque de perdition inhérent à notre condition de


créature inachevée, et qui doit coopérer à sa propre création pour se réaliser, ce n'est pas
méchanceté. C'est au contraire un acte d'amour. Dissimuler les exigences redoutables et les
conditions ontologiques de la genèse d'un être divinisable, c'est au contraire haïr cet être et lui
rendre le plus mauvais des services. C'est lui nuire au plus haut point. La possibilité de la
perdition est inhérente à la grandeur du don proposé et à l'ambition du Créateur sur l'homme
sa créature. Elle est simplement le revers de cette destinée qui lui est proposée, et qui ne peut
se réaliser qu'avec le consentement actif de l'être créé, car nul être ne peut être divinisé malgré
lui; cela n'aurait aucun sens. Enseigner cette possibilité négative de perdition, c'est encore
enseigner quelque chose de positif, et d'une manière suprêmement aimante. Si un homme
gravit une montagne élevée, sur une route dangereuse, ce n'est pas l'aimer et ce n'est pas lui
rendre service que de lui dissimuler les risques que comportent les précipices qu'il côtoie et
qu'il frôle. Il faut au contraire l'enseigner, pour son bien.

Laisser ignorer ce risque de perdition, ou le minimiser, c'est faire comme si le salut pour
l'homme était automatique, comme si, quoi qu'il fasse, quoi qu'il pense, qu'il dise, quoi qu'il
soit, l'homme entrera finalement dans le royaume du rabbi, le royaume de Dieu. C'est faire
comme si le royaume était un lieu, un vaste restaurant dans lequel on parvient toujours à
entrer, sous le regard indulgent du bon vieux patron. Or, le royaume de Dieu, selon Ieschoua,
n'est pas un lieu. C'est de l'être, c'est de la vie, c'est la vie divine elle-même. Et l'être, la vie, la
vie divine, comportent des exigences et des conditions qui sont inéluctables. Aucune
indulgence, aucun pardon ne peut faire que celui qui est sec et mort puisse prendre part à la
vie de celui qui est Vie. Il ne s'agit pas, encore une fois, d'un jugement d'ordre juridique ou
moral. Il s'agit d'un problème d'être. Dieu peut redonner la vie à celui qui l'a perdue, mais
dans ce cas-là, on le voit, ce n'est pas son indulgence qui rend l'être capable d'entrer dans le
royaume de Dieu. Ce n'est pas simplement le pardon. C'est une nouvelle création.

C'est pourquoi la doctrine luthérienne de la justification nous paraît absolument étrangère à


la perspective évangélique, et complètement en dehors du problème réel. Luther traite la
question d'un point de vue juridique. Dieu, selon lui, pardonne à l'homme son péché.
L'homme est justifié parce que Dieu lui pardonne, par voie de non imputation (remisit per suam
non-imputationem ex misericordia, Commentaire de l'Épître aux Romains). Le mal subsiste, mais il
n'est pas compté comme péché. Le chrétien est juste et saint d'une sainteté étrangère ou
extrinsèque; il est juste par la miséricorde et la grâce de Dieu. Cette miséricorde et cette grâce
n'est pas dans l'homme. Ce n'est pas un habitus ou une qualité dans le cœur... Elle consiste
tout entière dans une indulgence étrangère à nous. Le péché n'est pas formellement aboli. Il
ne l'est que de façon réputative ou imputative. Ainsi nous sommes réputés justes, mais
cependant de telle sorte que nous sommes établis dans des biens étrangers. En 1536,
Mélanchton demandait à Luther s'il estimait que l'homme est justifié par un renouvellement
intérieur, comme Augustin (après Paul... ) paraît l'admettre; ou au contraire par une
imputation gratuite, extérieure à nous. Luther répondit: « Je suis intimement persuadé et
certain que c'est uniquement par une imputation gratuite que nous sommes justes auprès de
Dieu. » La formule de Concorde s'exprime en ces termes: « Notre justice tout entière est en
dehors de nous; elle réside uniquement en Jésus-Christ. »

Le problème ontologique n'est pas vu. Luther se situe dans l'ordre juridique. Or il s'agit
d'un problème d'être et de vie. Ieschoua enseigne quelles sont les conditions requises pour que
l'homme entre dans la vie divine, pour qu'il vive. Ce n'est pas une question de droit ni de
morale. La justice et la justification, dans le langage biblique, nous l'avons noté, c'est la vie
même. Si Dieu nous revivifie, en faisant de nous une nouvelle créature, alors nous vivrons. Et
c'est ce qu'enseignent les prophètes (Jérémie, Ézéchiel) et le rabbi Schaoul. Mais parler d'une
justice exclusivement imputée du dehors, et extrinsèque, cela n'a pas de sens, du point de vue
des problèmes de l'être. A quoi sert à un homme d'être pardonné, s'il a perdu la vie et la
possibilité ontologique de vivre ?

Ieschoua est venu, si l'on en croit son enseignement, revivifier une humanité malade, la
guérir, et l'achever, en lui apportant une information créatrice nouvelle. Vivification,
sanctification, justification, sont synonymes, dans la perspective biblique. Une imputation
extrinsèque ne vivifie pas. Il s'agit de faire des hommes réellement des saints, il s'agit de
sanctifier et donc de vivifier réellement l'humanité, et non pas seulement de pardonner, du
dehors, à une humanité malade et corrompue. Ieschoua est réellement guérisseur et re-créateur
de l'humanité qu'il achève, dans tous les ordres de l'existence humaine: somatique,
psychologique, spirituel, intellectuel, politique. Ce qu'on appelle en théologie la « rédemption
», mot dont la plupart des gens en France ne peuvent plus comprendre le sens, parce que c'est
un terme emprunté à un milieu ethnique qui nous est étranger, ce qu'on appelle la « rédemption
» c'est tout cela: la guérison, la libération, la re-création et l'achèvement, la divinisation de
l'humanité. On voit qu'il s'agit de bien autre chose que d'un problème d'ordre juridique ou
moral. Il s'agit d'ontologie, il s'agit d'un problème d'être et de vie.

Dans la tragédie païenne, le tragique, c'est la mort et le destin, la fatalité. Du point de vue
juif et chrétien, la mort empirique, la mort physiologique, n'est pas le mal absolu, et il n'y a
pas de destin, pas de fatalité. A cet égard, il n'y a donc pas de tragédie. La mort empirique,
c'est l'âme vivante qui cesse d'informer une matière avec laquelle elle constituait un corps
vivant ou une chair animée. Personne ne peut affirmer que l'âme vivante, nephesch haiia,
cesse d'exister, sous prétexte qu'elle cesse d'informer une matière pour constituer un corps
vivant. Ce serait une pétition de principe que de le dire. Nombre de philosophes commettent
cette pétition de principe et affirment sans savoir. Quant au « destin » et à la « fatalité », — ce
sont des termes qui présupposent que tout est écrit, là-haut, et que nous ne faisons que «
recopier » une existence toute tracée, et prédéterminée. C'est encore une forme du
préformationnisme. En fait, nul ne peut affirmer, ici non plus, que nous ne faisons qu'exécuter
des décisions qui ont été prises antérieurement à nous, par les dieux. La vie, dans son histoire, se
présente bien plutôt à nous comme une improvisation géniale, où les êtres semblent de plus en
plus aptes à apporter d'eux-mêmes des inventions nouvelles. L'homme est, sans doute, un être
capable d'apporter une information nouvelle, c'est-à-dire de créer.

De ce côté-là, donc il n'y a pas de tragédie, il n'y a plus de tragédie.

L'échec, du point de vue chrétien, subit une transmutation. Ce qui, dans le système des
valeurs admises en général dans l'humanité, apparaissait comme un échec, Ieschoua enseigne
justement que ce n'est pas forcément un échec. La pauvreté, qui semble un échec à la plupart
des gens, n'est pas forcément un mal. Au contraire, ce peut être une chance. Le succès subit
aussi une révision, dans la perspective chrétienne. Ce qui semblait succès et réussite, ne l'est
pas forcément. La richesse peut constituer un obstacle redoutable.

Donc, là encore, la tragédie est repensée, modifiée. La pauvreté n'est pas forcément
tragique, ni la condition de celui qui est persécuté pour la justice. Ieschoua enseigne au
contraire qu'ils sont heureux, les pauvres et les persécutés pour la justice.
Mourir n'est pas nécessairement une tragédie, ni même un mal. Schaoul-Paul écrira aux
chrétiens de la communauté de Philippes: « J'ai le désir d'être résolu, délié (analusaï) et d'être
avec le Christ » (Phil. I, 23). Si le grain de blé ne tombe pas en terre et ne meurt pas, il reste
seul et ne porte pas de fruit.

Nul ne peut dire, dans une existence concrète, ce qui est vraiment réussite et ce qui est
absolument échec, du point de vue chrétien. Personne ne peut en juger.

Le seul échec véritable, la seule tragédie, du point de vue chrétien, c'est, si elle a lieu, cette
perdition ultime et définitive d'un être appelé à prendre part à la vie de Dieu et qui ne le peut
plus. C'est cela la mort véritable, la seule mort, la deuxième mort dont parle l’Apocalypse (2,
11; 20, 14; 20, 6). Cette mort-là n'est pas la mort dont parle le biologiste, celle que l'on
constate lorsque le principe d'information, l'âme vivante, est disparue hors du champ de notre
expérience, et qu'il ne reste sous nos yeux qu'une matière qui a été informée, et qui maintenant
ne l'est plus, elle se décompose. La «seconde mort » est la mort en un sens ontologique.

Ieschoua est extrêmement ferme, presque dur dans le rappel des exigences requises pour
que l'homme entre dans l'économie de la vie divine. Il s'exprime comme un chirurgien:

Mat. 18, 8: « Si ta main ou ton pied constituent pour toi une pierre d'achoppement qui
risque de te faire tomber, coupe-le et jette-le loin de toi. Car il est meilleur pour toi d'entrer
dans la vie manchot ou boiteux, plutôt que, ayant deux mains et deux pieds, d'être jeté dans le
feu éternel.

« Et si ton œil constitue pour toi un obstacle pour te faire tomber {skandalizein), arrache-le
et jette-le loin de toi.

« Car il est meilleur pour toi d'entrer avec un seul œil dans la vie, plutôt que, ayant deux
yeux, d'être jeté dans la « géhenne »50[50] du feu. »

Cette dureté, encore une fois, n'est pas méchanceté. Elle est la fermeté de l'exigence de
l'amour créateur divin. C'est la mollesse, en ce domaine, et la complaisance, la faiblesse, qui
serait criminelle. L'amour créateur comporte des exigences. La fermeté de ces exigences ne
dépend pas de l'arbitraire du créateur, mais des conditions ontologiques de la création.
Ieschoua, comme toujours, fait appel non pas à un esprit de sacrifice qui déboucherait sur le
vide, mais à l'intérêt bien compris. Il s'adresse à des paysans, à des hommes qui ont l'habitude
de travailler avec leurs mains, à des ouvriers:

Mat. 7, 24: « Tout homme donc qui entend ces paroles miennes, et qui les fait, sera
semblable à un homme sage, qui a construit sa maison sur la pierre.

« L'averse est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont précipités sur
cette maison, et elle ne s'est pas effondrée, car elle était fondée sur la pierre.

« Et tout homme qui écoute ces paroles miennes, et qui ne les met pas en pratique, il sera
comparé à un homme stupide qui a bâti sa maison sur le sable. L'averse est tombée, les
torrents sont venus, les vents ont soufflé, et ils se sont jetés sur cette maison, et elle s'est
effondrée, et sa chute a été grande. »

Ieschoua enseigne que, si la création d'êtres capables d'entrer dans l'économie de la vie
divine (le royaume de Dieu) comporte des exigences ontologiques inéluctables, et qu'il faut
connaître, la volonté du Créateur est que tous les êtres créés parviennent à leur achèvement
normal, à leur terme, visé par le dessein créateur. Dans le cas de l'homme, la difficulté
provient de ce que cette fin ne peut être atteinte sans le consentement et la coopération active
et créatrice de l'être créé:

Mat. 18, 12: « Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis, et que l'une d'entre elles
s'égare, est-ce qu'il ne laissera pas les quatre-vingt-dix-neuf sur les montagnes ? Il part et
cherche celle qui est égarée. Et s'il a la chance de la retrouver, vrai, je vous le dis, il se réjouit
pour cette brebis plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne sont pas perdues.

« De même, ce n'est pas la volonté devant la face de votre père qui est dans les deux, que
se perde un seul de ces petits. »

Il existe bien une indulgence évangélique, pour certains « péchés ». Nous l'avons vu, le
rabbi Ieschoua fréquente les gens dits de « mauvaise vie ». Il est indulgent à l'égard de la
femme adultère. Sur ce point, il est vrai de dire, que par rapport à la législation contenue dans
le Lévitique (20, 10) et le Deutéronome (22, 22-24) qui condamne à mort l'homme et la
femme adultères, à la mort par lapidation, — Ieschoua apporte un adoucissement. — En
chrétienté, par la suite, on a été très sévère pour le crime individuel, pour la prostituée et pour
le tueur artisanal, mais on a été d'une complaisance sans limite pour les crimes commis
collectivement, ces crimes qui s'appellent les « conquêtes... » On a filtré avec minutie le
moucheron du péché individuel, gourmandise et sensualité, mais on a laissé passer le chameau
du crime collectif; massacre d'un peuple par un autre, oppression et asservissement d'une
classe sociale par une autre, etc.

Si Ieschoua manifeste une indulgence certaine à l'égard des péchés individuels qui relèvent
des « passions » élémentaires et biologiques de l'homme, par contre il relève l'importance
exceptionnelle, et la gravité redoutable d'un certain péché: le péché contre « l'esprit »:

Marc, 3, 28: « Vrai, je vous le dis, tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et
les blasphèmes, autant qu'ils en auront blasphémé. Mais celui qui blasphème contre l'esprit
saint, n'a pas de pardon pour la durée (éternelle), mais il est coupable d'un péché éternel. »

Mat. 12, 31: « Tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre
l'esprit ne sera pas remis.

« Et si quelqu'un dit une parole contre le fils de l'homme, cela lui sera remis. Mais celui qui
parlera contre l'esprit saint, cela ne lui sera pas remis, ni dans la durée présente ni dans la
durée à venir (ni dans le monde présent ni dans le monde à venir). »

Qu'est-ce donc que ce péché contre l'esprit ? Les passions élémentaires qui conduisent
l'homme et la femme à commettre ces péchés que sont le vol, le mensonge, l'adultère,
l'ivrognerie et même le meurtre, n'engagent pas forcément de leur part, le plus souvent, une
option fondamentalement mauvaise, ni volontairement opposée au dessein de Dieu. L'homme
qui prend ce qui ne lui appartient pas, le fait parce qu'il en a envie. Il recherche un bien, le sien,
— aux dépens d'un autre. Mais ce n'est pas un péché contre l'esprit. Ces péchés-là, semble
enseigner Ieschoua, ces péchés humains, trop humains, sont rémissibles. Ils peuvent
comporter la repentance, le renouvellement, et donc le pardon.

Mais il existe, enseigne Ieschoua, un péché spirituel. Il ne s'agit plus alors de passions
élémentaires, biologiques, qui cherchent à trouver satisfaction, par tous les moyens. Il s'agit
d'une option, d'une orientation de l'esprit. Le larron, le voleur des grands chemins, la
prostituée, le pécheur public, peuvent écouter l'enseignement du rabbi, et l'aimer. Ils peuvent
se faufiler timidement parmi la foule de ceux qui l'écoutent. Ils peuvent même s'enhardir
jusqu'à l'inviter à souper. Ils peuvent inonder ses pieds de larmes. Mais qu'en est-il de ceux qui
n'aiment pas l'enseignement du rabbi, qui n'aiment pas l'esprit évangélique, et cela froidement,
calmement, d'une manière apparemment définitive ? Chez le larron et la prostituée, chez la
femme adultère, il peut y avoir amour et repentance. Mais qu'en est-il de celui chez qui il n'y a
pas d'amour ?

C'est, souvent, le péché des philosophes. C'est le péché de gens très vertueux, qui n'ont pas
de passions physiques violentes, mais qui, froidement, spirituellement et intellectuellement,
sont en opposition avec l'esprit qui se dégage de l'enseignement évangélique, avec l'esprit qui
informe l'enseignement évangélique tout entier, et qui le détestent. Dans ce cas, on voit mal
comment pourrait surgir la repentance et le renouvellement, car il n'y a même pas conscience
d'être en état de péché. Il y a une conviction intellectuelle et spirituelle opposée radicalement
et absolument à l'esprit évangélique, une opposition d'ordre non plus passionnel mais spirituel.

Nous nous demandions, dans notre précédent travail, comment comprendre la résistance
qu'opposent, à l'information apportée par les prophètes hébreux, les princes, les prêtres, les
dignitaires de la nation, et puis le peuple tout entier. Nous avons vu qu'il y a plusieurs types de
résistance à l'information. Du côté politique, un État totalitaire n'a pas intérêt à laisser passer
l'information. Il oppose la censure. Du côté économique, on peut avoir intérêt à ne pas laisser
la lumière se faire sur certaines méthodes, certains procédés, certaines combinaisons. Là
encore, la censure va intervenir. Dans l'ordre psychologique, ce que les psychologues
appellent « l'inconscient », oppose une résistance à la prise de conscience de ses propres
conflits et de ses propres pulsions. Dans tous ces cas, nous avons une résistance à
l'information, à la vérité, qui est traquée, persécutée, refoulée. Nous avons la censure.

Il existe aussi une résistance dans l'ordre intellectuel et scientifique. L'histoire des sciences
le montre: une découverte scientifique vraiment nouvelle, qui renouvelle non seulement les
détails, mais la vision du monde, qui impose un renouvellement des catégories fondamentales
de la pensée, des cadres reçus, qui démolit ces cadres et qui impose une refonte des concepts
de base (par exemple la découverte de l'évolution biologique, des quanta ou de la relativité, la
découverte de l'expansion de l'univers, les découvertes de Freud, et bien d'autres), — de telles
découvertes rencontrent toujours une résistance qui est proportionnelle à l'importance du
renouvellement exigé, et à l'inertie des esprits installés dans les chaires, non pas de Moïse,
mais de l'enseignement scientifique.

Dans ce cas, la résistance à l'information nouvelle apportée par un jeune génie comme
Einstein ou Freud s'explique par la paresse de l'intelligence qui ne veut pas faire l'effort
douloureux, suprêmement pénible, qui consiste à réviser tous les concepts de base, les notions
classiques auxquels elle était habituée. Il est extrêmement fatigant de repenser toutes les
structures mentales que nous avons acquises péniblement à l'école et à l'université, et d'en
faire la critique radicale. Il est fatigant de recommencer tout à zéro. C'est ce à quoi oblige une
théorie scientifique vraiment nouvelle. Elle rencontrera donc une résistance dans laquelle
l'inertie de l'intelligence et aussi la vanité, le fétichisme des idées reçues, vont se conjuguer
pour organiser la lutte contre l'imprudent novateur. Il n'y a pas qu'en théologie que l'on trouve
des pharisiens et des docteurs de la Loi, prêts à faire crucifier celui qui dérange et qui sème le
trouble en apportant une vision nouvelle des choses. En médecine aussi, et dans toutes les
disciplines scientifiques.

Lisons à ce propos ce texte d'un spécialiste de philosophie des sciences et d'épistémologie,


concernant celui qui apporte une découverte vraiment nouvelle. Dans un travail consacré au
rabbi crucifié il se trouve parfaitement à sa place, car il dit dans une langue à peine différente
cette résistance que rencontre le nouveau, l'intrus.

On sait bien que le développement des connaissances dites « exactes » ne se fait pas par la
simple découverte ou par le gain direct: de faits nouveaux ou de vérités jusque-là inconnues,
qui viendraient tout naturellement s'intégrer à l'ensemble des résultats déjà acquis. La tâche du
savant, quelle que soit d'ailleurs sa discipline particulière, ne consiste pas simplement à faire
entrer du nouveau dans une perspective déjà bel et bien organisée, bien qu'encore incomplète.
Dans l'histoire des sciences, le nouveau qui compte vraiment, c'est moins celui qui se prête à
une facile et harmonieuse intégration dans une perspective déjà toute faite que celui qui ne
trouve aucune place qui lui convienne déjà, dans aucune des perspectives déjà existantes.
Celui qui compte, c'est le nouveau qui n'entre pas seulement en scène comme un inconnu qui
demande simplement à être reçu sans trop de dérangements. C'est au contraire l'intrus que
personne n'attendait, dont personne ne prévoyait l'existence, l'intrus qui ne craint pas le
scandale et qu'il est cependant impossible de mettre à la porte, auquel il faut finalement faire
place, même si l'on ne peut faire autrement que de remettre en cause des habitudes qu'on
croyait intangibles ou des droits qu'on tenait pour assurés.
« Dans toute activité sincère de recherche, si désagréable que l'intrus puisse être, il doit être
traité comme un hôte de marque, car il se pourrait qu'il le fût. Le souci de l'imprévisible, c'est
le souci des droits imprescriptibles de l'intrus.

«... Le souci de l'imprévisible, c'est donc le souci de ne pas énoncer au nom de ce que nous
savons déjà, des règles si strictes, et de ne pas nous lier à des situations si fermées que le
nouveau ne puisse plus y être intégré avec sa valeur authentique et parfois
bouleversante51[51]. »

Mais le rabbi Ieschoua enseigne qu'il existe aussi une résistance d'ordre spirituel. Celle-là
est la plus grave de toutes, la plus profonde, la plus décisive. Tant qu'elle dure, rien n'est
possible. L'information ne passera pas si elle rencontre une résistance de cet ordre. Les
résistances politiques, économiques, psychologiques, même intellectuelles, peuvent être
franchies. Les barrages peuvent être brisés. Des contrebandiers, qui vont à travers les
montagnes (tras los montes), peuvent essayer de faire passer l'information, malgré toutes ces
résistances. Mais l'opposition spirituelle, elle, est invincible. Là, il n'y a rien à faire. C'est,
nous semble-t-il, — et si nous l'avons bien compris sur ce point particulièrement difficile, —
ce qu'enseigne le rabbi Ieschoua.

Cette opposition spirituelle pure, comporte, nous semble-t-il des analogies avec ce que les
théologiens d'autrefois appelaient « le péché angélique ». Car les hommes qui font ainsi
opposition au christianisme, au niveau de l'esprit, sont, très souvent, nous l'avons dit, des
hommes parfaitement honnêtes, intègres, sans reproche du point de vue moral, sans passions,
incorruptibles du point de vue politique ou économique, fort intelligents, très instruits. Donc,
toutes les résistances que nous avons évoquées: politique, économique, intellectuelle, — ne
sont pas ici celles qui jouent un rôle décisif. Simplement, ces hommes n'aiment pas
l'enseignement évangélique, plus précisément l'esprit évangélique qui informe tout cet
enseignement. Or selon le christianisme, l'esprit qui informe cet enseignement, c'est l'Esprit de
Dieu, l'Esprit saint qui est celui du Créateur et aussi celui de Ieschoua.

XIX. LA FOI

Le mot « foi », dans l'univers de la pensée contemporaine, est déterminé, quant à sa


signification, par certains auteurs, qui sont Guillaume d'Occam, Luther, Pascal, Descartes,
Kant, Kierkegaard, Karl Barth, Bultmann, et d'autres. Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ceux qui
ont donné au terme de « foi » la signification qu'il comporte aujourd'hui, il semble certain que,
dans le langage français contemporain, le mot « foi » désigne une croyance et se distingue
essentiellement de la « raison ». Il y a l'ordre de la raison, de la connaissance rationnelle, de la
science. Dans ce domaine, il y a argumentation, connaissance certaine, on peut rendre raison
de ses convictions, de son assentiment. Et puis il y a l'ordre de la « foi ». Là, nous sommes
dans le domaine de l'irrationnel, des libres options. On ne peut pas rendre compte
rationnellement des « options » de la « foi » de chacun. C'est une question de « foi », c'est-à-
dire que ce n'est pas une question de connaissance rationnelle, objective, positive, certaine,
communicable d'intelligence à intelligence. La « foi » est une conviction individuelle, souvent
sentimentale, affective, et non communicable, puisque dans le sujet lui-même qui la professe
elle ne trouve pas de raisons universelles capables de se justifier.

Telle est nous semble-t-il, la manière dont on entend le mot « foi » dans le langage français
contemporain.

Il faut savoir que dans le Nouveau Testament, le mot grec pistis, que nous traduisons en
langue française par « foi », ne signifie nullement ce que nous venons de dire. Il a un tout autre
sens. Pour comprendre la signification du mot grec pistis que nous traduisons par « foi », il
faut changer d'univers mental et de système de référence. Il faut retrouver la signification
originelle des termes hébreux et araméens que traduisent pistis, pisteuein, pistos, etc.

Dans la Bible hébraïque, nous l'avons noté dans nos précédentes études, l'existence de Dieu
n'est pas un objet de « foi » au sens où, dans la langue française contemporaine, on entend la «
foi ». Dans la tradition hébraïque, dont la Bibliothèque sacrée des Hébreux nous a laissé
l'expression, l'existence de Dieu est une question de connaissance. Dieu est connu, à partir de
sa création, le monde, et à partir de son action dans l'histoire, en Israël. Cela, nous l'avons vu
dans notre précédent travail52[52]. Nous avons essayé de dégager comment Dieu se fait
connaître et vérifier en Israël, dans l'histoire d'Israël.

Lorsque, dans la Bible hébraïque, il est dit que les Hébreux n'ont pas « cru » en Yhwh (par
ex. Nombres, 20, 12; 14, 11; Deut. 9, 23; I, 32; Psaume, 106, 12, 24; Ps. 78, 22, 32, 37; Ps.
116, 10), cela ne signifie pas qu'ils ont douté de son exitence. Cela signifie qu'ils ne se sont
pas fiés à lui, qu'ils n'ont pas considéré comme vrai ce qu'il avait dit par l'intermédiaire des
prophètes, qu'ils ne se sont pas appuyés sur lui, qu'ils ont cherché ailleurs un recours. On peut
douter de quelqu'un sans mettre en doute son existence. On peut douter de la puissance, de
l'intelligence, de la fidélité, de la loyauté, de l'honnêteté de quelqu'un, sans pour autant mettre
en question l'existence de cette personne.

En lisant les Évangiles, nous constatons qu'un homme, Ieschoua, parcourt les routes de la
Judée et de la Galilée, en guérissant et en enseignant. Des hommes de toutes sortes assistent à
ce fait. Les uns pensent que le rabbi Ieschoua a la puissance de guérir les malades, que cette
puissance lui vient de Dieu, que son enseignement est véridique. Les autres, constatant les
guérisons qu'il effectue, ne les mettent pas en doute, car cela est impossible devant
l'expérience, et nous n'avons aucune trace, dans la littérature juive primitive, d'un doute élevé
sur le fait que Ieschoua guérissait. Mais certains, en présence de ces guérisons effectuées à
ciel ouvert, devant tout le peuple, les interprètent, nous le verrons, autrement que le peuple.
Ce ne sont pas, disent-ils, des guérisons effectuées par la puissance de Dieu, mais par la
puissance du Mauvais, de Satan. Les mêmes pensent que ce que dit Ieschoua n'est pas vrai. Ils
ne le considèrent pas comme véridique. Ils soutiennent que c'est un imposteur. Ils n'ont pas «
foi » en lui.

Pour comprendre, pour entendre la signification du mot « foi », qui traduit pistis, dans les
Évangiles, nous allons lire quelques textes. Petit à petit, nous allons ainsi nous « faire l'oreille
» pour tâcher de discerner ce que signifie ce terme dans la langue des Évangiles. Nous allons
voir que, pour entendre correctement ce mot, dans sa signification originelle, il faut changer la
« clef » qui se trouve sur la portée. Ce n'est plus la tradition d'Occam, Luther, Pascal,
Descartes, Kant... qui commande ici. Nous sommes dans un autre système de référence,
hétérogène.

Ieschoua parcourt les routes, traverse les villages, guérit des malades de toutes sortes, et il
enseigne. Sa réputation se répand dans tout le pays. Certains malades entendent parler de lui.
Ils écoutent ce qu'on dit de lui, ce qu'il a fait, ce qu'il enseigne, comment il se comporte, quel
genre d'homme il est. Ils réfléchissent sur ces données, et ils parviennent à la conclusion que cet
homme, qu'ils n'ont pas encore vu, dont ils n'ont pas encore pu vérifier par eux-mêmes les
pouvoirs, est capable, en effet, de les guérir. Ils pensent que Ieschoua a ce pouvoir. Penser que
cela est vrai, c'est cela, en première approximation, la foi, au sens où ce terme est employé
dans les Évangiles. La foi, dans le langage biblique, n'est pas dissociable de la vérité. Elle est
l'assentiment de l'intelligence à une vérité reconnue, discernée, obscurément peut-être, mais avec
certitude.

Luc, 5, 12: « Pendant qu'il était dans l'une des villes, voici un homme plein de lèpre.
Voyant Ieschoua, il tomba sur la face, et il le suppliait en disant: « Seigneur, si tu le veux, tu
peux me purifier. »

« Ieschoua étendit la main, le toucha et dit: Je le veux, sois purifié. Et aussitôt la lèpre le
quitta. » (Cf. Mat. 8, 1; Marc, 1, 40.)

La foi est ainsi, en première approximation, une conviction, fondée sur des données
antérieures — la réputation de Ieschoua, ce qu'il a déjà fait, ce qu'il enseigne, ce qu'il est — et
par laquelle on pense qu'en effet Ieschoua a ce pouvoir extraordinaire de guérir.

Elle est donc une certaine connaissance de ce que Ieschoua est, de sa nature et de sa
puissance. Elle est une intuition de sa divinité.

Cette conviction, fondée sur des données antérieures, sur une expérience antérieure, peut
être plus ou moins grande, plus ou moins audacieuse. Ieschoua ne demande aucune « foi » en
sa personne avant d'avoir fait aucune guérison, avant d'avoir opéré aucun « signe ». La « foi »
est fondée sur les guérisons antérieures, qui sont des signes. Elle est donc de nature
expérimentale. C'est une induction. Elle est fondée dans l'expérience.

Mais elle peut anticiper. Elle peut aller plus loin que l'expérience antérieure déjà établie.
Ainsi, un centurion, qui avait entendu parler des guérisons opérées par Ieschoua, et qui, peut-
être, en avait vu effectuées sous ses propres yeux, demande à Ieschoua de guérir son enfant, à
distance, sans imposer les mains. Apparemment, Ieschoua n'avait pas encore fait cela. Le
centurion pense que Ieschoua est capable de faire cela. Il le pense à cause de ce qu'il sait par
ailleurs de Ieschoua. Là encore, ce que pense le centurion n'est pas fondé sur rien. Ce n'est pas
une croyance absurde, sans fondement expérimental. C'est une conviction fondée sur une
expérience antérieure, mais qui va plus loin, cette fois-ci, que l'expérience déjà donnée: Aussi
Ieschoua admire-t-il cette « foi » qui est une connaissance, une divination. Le centurion a
deviné qui était Ieschoua, et ce dont il était capable, avant de l'avoir constaté. Il a fait acte
d'intelligence, plus que les autres, qui n'avaient pas deviné cela:

Mat. 8, 5: « Comme il était entré à Capharnaüm, un centurion * s'approcha de lui, en


l'implorant, et lui disant:

« Seigneur, mon enfant est couché à la maison, paralysé, torturé par la douleur
terriblement. (Ieschoua) lui dit: « Je vais y aller et je le guérirai. » Répondant, le centurion dit:

« Seigneur, je ne suis pas cligne que tu entres sous mon toit; mais dis seulement un mot, et
mon enfant sera guéri. Car moi je suis un homme soumis à une autorité, et j'ai sous mes ordres
des soldats. Je dis à celui-ci: « Va », et il va. Et à un autre: « Viens ! » et il vient. Et à mon
esclave, je dis « Fais cela », et il le fait. »

« L'ayant écouté, Jésus fut dans l'étonnement et il dit à ceux qui l'accompagnaient: « Amen,
véritablement, chez personne je n'ai trouvé une aussi grande foi en Israël... » Et Jésus dit au
centurion: » Va, comme tu as cru, qu'il te soit fait. » Et son enfant fut guéri à cette heure-là. »
(Cf. Luc, 7, 1.)

Ieschoua examine et mesure, il pèse la conviction, l'intuition de ceux qui viennent à lui
pour demander une guérison. Cette conviction est fondée sur une expérience antérieure. Mais,
dans chaque cas particulier, elle attend une vérification nouvelle. Elle peut comporter un
certain doute, une inquiétude. C'est une induction qui se demande si le cas présent va vérifier la
règle qui semblait établie par les expériences antérieures. S'il n'y a pas de doute, pas
d'hésitation, Ieschoua dit que la foi est grande et il agit en conséquence.

Lorsqu'il constate chez des hommes et des femmes cette pistis, cette foi, qui est une
confiance en lui, fondée sur un discernement intuitif de ce qu'il est, sur une intelligence
profonde de ce qu'il est, intelligence fondée elle-même sur une expérience, celle qu'il constitue
par ses actes, sa personne et son enseignement, — Ieschoua dit souvent: « tes péchés te sont
remis ». Pourquoi dit-il cela ?

Il nous semble qu'il dit cela parce que cette connaissance de ce qu'il est, cette intelligence,
ce discernement qu'est la foi au sens évangélique du terme, est elle-même le signe et la
manifestation d'un renouvellement intérieur, d'une certaine ébauche de sainteté. Cette
intelligence n'est pas possible sans une orientation saine et sainte de la liberté et de la volonté.
L'intelligence et la liberté ne sont pas dissociables. Il y a un mérite à cette intelligence qui est
la foi, de même qu'il y a, selon l'Évangile, un péché dans cette inintelligence qu'est
l'incrédulité, qui provient, dit Ieschoua, d'un endurcissement du cœur:

Luc, 5, 17: « Un jour, il enseignait, et il y avait là assis des pharisiens et des docteurs de la
Loi, qui étaient venus de toute la région de la Galilée, de la Judée et de Jérusalem...

« Et voici des hommes qui portent sur un lit un homme qui était paralysé, et ils cherchaient
à le faire entrer pour le placer devant lui. Us ne trouvèrent pas de passage pour l'introduire, à
cause de la foule. Alors ils montèrent sur la terrasse et le firent descendre à travers les tuiles
avec son lit, en plein milieu, devant Ieschoua.

« Il vit leur pistis, leur foi, et il dit: Homme, tes péchés te sont remis. »
Marc, 2, 3: « Ils viennent et lui amènent un paralytique porté par quatre hommes. Et
comme ils ne peuvent pas le lui apporter à cause de la foule, ils défirent le toit de l'endroit où il
était, et ayant fait une ouverture, ils laissent descendre le grabat sur lequel était couché le
paralytique. Et Ieschoua voyant leur foi, dit au paralytique: fils, tes péchés te sont remis. »

Mat. 9, 2: « Et voici, ils lui apportaient un paralytique, couché sur un lit. Et Ieschoua
voyant leur pistis, leur foi, dit au paralytique: « Aie confiance, fils, tes péchés sont pardonnes.
»

Il ne s'agit pas seulement d'un pardon extrinsèque des péchés, au sens luthérien. La foi
atteste qu'il y a déjà une ébauche de sainteté qui est en route.

C'est en ce sens que la foi, selon l'enseignement des Évangiles, sauve, car elle est un acte
méritoire, un acte de l'intelligence qui indique une certaine sainteté de la volonté:

Mat. 9, 18: « Un grand personnage s'approche de lui, se prosterne, et dit: Ma fille vient de
mourir. Mais viens, pose ta main sur elle, et elle vivra.

« Ieschoua se leva, et il l'accompagna, et ses disciples avec lui.

« Et voici qu'une femme, atteinte d'une perte de sang depuis douze ans, s'approcha par
derrière et elle toucha la frange de son vêtement. Car elle se disait en elle-même: si seulement
je parviens à toucher son vêtement, je serai sauvée.

« Ieschoua se retourna, la regarda et dit: Courage, fille, ta foi t'a sauvée. Et la femme fut
guérie à partir de cette heure.

« Ieschoua arriva à la maison du notable. Il vit les joueurs de flûte et la foule agitée, et il
dit: Retirez-vous; car la petite fille n'est pas morte, elle dort.

« Et les gens se moquaient de lui.

«Lorsque la foule fut sortie, il entra, prit la main de la petite fille, et la petite fille se leva.

«Le bruit que fit cette affaire se répandit dans toute cette région. »(Cf. Marc, 5, 21; Luc, 8,
40.)

Marc, 5, 35: «Pendant qu'il parlait encore, des gens viennent de chez le chef de synagogue
en disant: ta fille est morte: pourquoi fatigues-tu encore le rabbi ? Mais Ieschoua ayant
entendu ces paroles, dit au chef de synagogue: Ne crains pas, crois seulement. Et il ne permit
à personne de venir avec lui, si ce n'est Pierre, et Jacques et Jean le frère de Jacques.

" Ils arrivent à la maison du chef de synagogue, et il voit un tumulte, et des gens qui
pleurent et qui poussent des cris.

«Il entra et il leur dit: pourquoi ce tumulte et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, mais elle
dort.

«Et ils se moquaient de lui.


« Lui, il chasse tout le monde, prend avec lui le père de l'enfant, et là mère, et ceux qui
étaient avec lui, et il entre là où était l'enfant.

«Il prit la main de l'enfant, et il lui dit: Talitha koum, ce qui signifie en traduction: petite
fille, je te le dis, lève-toi !

«Et aussitôt la petite fille se leva, et elle marchait. Car elle avait douze ans. »Des aveugles,
ayant entendu dire ce que faisait Ieschoua, ce qu'il avait fait ailleurs, pensent qu'il est vrai que
ce rabbi a le pouvoir de les guérir de leur cécité. Cette pensée-là, c'est la foi:

Mat. 9, 27: «Ieschoua s'en alla, et deux aveugles le suivirent, en criant et en disant: aie pitié
de nous, fils de David !

«Il arriva à la maison, et les aveugles s'approchèrent de lui. Ieschoua leur dit: est-ce que
vous croyez que je peux faire cela ? Ils lui disent: Oui, Seigneur. Alors il toucha leurs yeux en
disant: selon votre foi, qu'il soit fait pour vous I

«Et leurs yeux s'ouvrirent. Et Ieschoua leur défendit sévèrement en ces termes: voyez à ce
que personne ne le sache !

«Mais eux, les deux aveugles, le firent connaître dans toute cette région. »Mat. 20, 29: «Ils
sortirent de Jéricho, et une foule nombreuse l'accompagnait. Et voici que deux aveugles assis
au bord de la route, ayant entendu que Ieschoua passait, crièrent en disant: Seigneur, aie pitié
de nous, fils de David.

«La foule les menaça pour qu'ils se taisent. Mais eux, ils criaient encore plus fort en disant:
Seigneur, aie pitié de nous, fils de David.

«Ieschoua s'arrêta, les appela et dit: que voulez-vous que je vous fasse ?

«Ils lui disent: Seigneur, que s'ouvrent nos yeux ! Ayant eu compassion, Ieschoua toucha
leurs yeux, et aussitôt ils recouvrèrent la vue et ils le suivirent. »Marc, 10, 46: «Ils arrivent à
Jéricho. Et comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de
Timée — Bartimée — un mendiant aveugle, était assis au bord de la route.

«Entendant que c'est Ieschoua de Nazareth, il commença à crier et à dire: Fils de David,
Ieschoua, aie pitié de moi. Et beaucoup de gens le houspillaient pour qu'il se taise. Mais lui
criait beaucoup plus fort: Fils de David, aie pitié de moi.

«Ieschoua s'arrêta et il dit: Appelez-le !

«Et ils appellent l'aveugle en lui disant: courage, lève-toi, il t'appelle.

«Lui, il rejette son manteau, il bondit et vint vers Ieschoua.

« Iéchoua lui répondit et dit: que veux-tu que je te fasse ?

« L'aveugle lui dit: Rabbouni, que je voie !

« Ieschoua lui dit: Va, ta foi t'a sauvé.


« Et aussitôt il retrouva la vue, et il l'accompagna dans le chemin. » (Cf. Luc, 18, 35.)

Mat. 15, 21: «... Ieschoua se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Et voici qu'une
femme, une cananéenne sortie de ces contrées criait en disant: Aie pitié de moi, Seigneur, Fils
de David. Ma fille est tourmentée par un démon. Mais lui, il ne lui répondit pas un mot. Ses
disciples s'approchèrent de lui et lui demandèrent: renvoie-la, car elle crie après nous.
Ieschoua répondit en disant: Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.
Mais la femme vint et s'agenouilla devant lui en disant: Seigneur, viens à mon secours. Il
répondit: Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. La
femme dit: Oui, Seigneur. Mais les petits chiens mangent bien des miettes qui tombent de la
table de leurs maîtres. Alors Ieschoua lui répondit et lui dit: Femme, ta foi est grande. Qu'il te
soit fait comme tu veux. Et sa fille fut guérie à partir de cette heure-là. » (Cf. Marc, 7, 24.)

D'après ces quelques exemples, nous voyons que la « foi », dans le langage des Évangiles,
est une conviction, qui n'est pas irrationnelle, ni irraisonnée, mais une véritable intelligence
fondée sur une expérience antérieure, celle des guérisons passées du rabbi, et par laquelle on
pense qu'il est vrai que le rabbi a ce pouvoir de guérir. Cette conviction est une connaissance
fondée sur une expérience. Dans chaque cas particulier, elle anticipe sur l'avenir, puisqu'elle
considère comme possible ce qui n'est pas encore réalisé, ce que le rabbi va réaliser. C'est une
induction qui va des expériences passées à des cas particuliers qui se présentent, en passant
par la conviction que ce que le rabbi a fait dans le passé, il peut le faire aussi maintenant, et
plus encore. Finalement, c'est une connaissance fondée sur une expérience et qui porte sur ce
qu'est le rabbi, sur sa nature, sur la puissance qui est en lui, puissance qui manifeste sa nature,
à savoir ce qu'il est, qui il est. C'est donc un discernement, à partir d'expériences concrètes qui
sont des signes, de ce qu'est le rabbi. C'est une lecture intelligente de signes.

Le fait des guérisons opérées par le rabbi Ieschoua ne semble pas avoir été mis en doute par
quiconque dans l'entourage du rabbi en son temps. Le fait des guérisons effectuées par le
rabbi est trop bien établi, nous semble-t-il, par les témoignages multiples, qui, aux yeux du
critique, sont de très bonne qualité, pour qu'il soit permis à l'historien de les mettre en doute. Il
faut, sur ce point, partir des faits relatés avec beaucoup de solidité par les traditions, et non
pas, comme le propose Renan, d'a priori philosophiques contestables.

Reste à interpréter le fait, du point de vue philosophique. Ce qui est remarquable, en


l'occurrence, c'est justement que les adversaires du rabbi Ieschoua n'ont pas nié le fait des
guérisons, mais ils l'ont interprété de manière à désamorcer les conclusions que le petit peuple
pensait pouvoir en tirer. Oui, disaient-ils, le rabbi fait des guérisons incontestables, mais il les
réalise, non par la puissance de Dieu, mais par la puissance que lui confère une réalité
infernale, le démon:

Mat. 9, 32: « On lui amena un sourd-muet possédé d'un démon. Le démon fut chassé, et le
sourd-muet parla. Les foules étaient dans l'étonnement. On disait: jamais rien de tel ne s'est vu
en Israël.

« Mais les pharisiens disaient: C'est par le prince des démons qu'il chasse les démons. »

Mat. 12, 22: « Alors lui fut amené un démoniaque aveugle et muet; et il le guérit, en sorte
que le muet parlait et voyait. Et elles étaient frappées d'étonnement, toutes les foules, et elles
disaient: Est-ce que celui-ci n'est pas le fils de David ? Mais les pharisiens, en entendant cela,
dirent: Celui-ci ne chasse les démons que par Béelzéboul, le prince des démons. » (Cf. Marc, 3,
22; Luc, 11, 14.)

Le fait que les adversaires de Ieschoua ne nient pas le fait des guérisons, mais qu'ils
l'interprètent comme ils le font, est remarquable pour nous, car il aurait été beaucoup plus
simple, si cela avait été possible, de nier tout simplement le fait des guérisons opérées par le
rabbi. Si les adversaires de Ieschoua n'ont même pas essayé de nier le fait, et s'ils se sont
évertués à interpréter théologiquement le fait comme on voit qu'ils l'ont tenté, c'est que
vraiment il n'était pas possible de procéder autrement. Cela donne au fait des guérisons, pour
nous au XXe siècle, un caractère de vraisemblance encore plus grand.

Les adversaires de Ieschoua interprètent les guérisons opérées par le rabbi d'une manière
théologiquement négative. Cela prouve qu'en présence de cette expérience, offerte à tous,
qu'était l'œuvre de guérison, plusieurs interprétations étaient possibles. Nul n'était contraint
d'interpréter la puissance manifeste de guérison qui était entre les mains du rabbi Ieschoua,
comme venant de Dieu. On pouvait supposer, apparemment, que cette puissance venait du
diable. Mais, ce qui paraissait certain à tous, admirateurs et adversaires de Ieschoua, c'est
qu'elle était plus qu'humaine.

Nous verrons plus loin comment le rabbi Ieschoua communique à ses auditeurs-apprentis,
à ses étudiants en théologie et en anthropologie, le pouvoir de communiquer à leur tour
l'information qui vient de lui, le pouvoir d'enseigner, et le pouvoir de guérir. Justement,
certains textes attestent que les disciples avaient essayé, du vivant de Ieschoua, de faire
comme leur rabbi, de guérir. Certains échecs amènent le rabbi à expliquer pourquoi les
disciples ne sont pas parvenus à guérir comme leur maître:

Mat. 17, 14: « Un homme s'approcha de lui, tomba à genoux et lui dit: Seigneur, aie pitié
de mon fils, il est épileptique, il va mal. Souvent en effet il tombe dans le feu et souvent dans
l'eau. Et je l'ai amené à tes disciples, et ils n'ont pas pu le guérir.

« Ieschoua répondit et dit: Espèce sans foi et pervertie, jusqu'à quand serai-je avec vous ?
Jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici.

« Et Ieschoua lui commanda, et la réalité démoniaque sortit de lui (de l'enfant) et l'enfant
fut guéri à partir de cette heure.

« Alors les disciples s'approchèrent de Ieschoua à l'écart et dirent: Pourquoi est-ce que
nous n'avons pas pu le chasser ?

« Et lui leur dit: A cause de votre peu de foi. Vraiment, je vous le dis, si vous aviez la foi
comme une graine de sénevé, vous diriez à cette montagne: transporte-toi d'ici là-bas ! et elle
se déplacerait, et rien ne vous serait impossible. »

La foi, qui est une connaissance fondée sur une expérience et une intelligence réalisée par
un discernement des signes, est donc, selon le rabbi, aussi une puissance.
Mat. 21, 21: « Vrai, je vous le dis, si vous aviez la foi et si vous ne doutiez pas (...) vous
diriez à cette montagne: enlève-toi de là, et jette-toi dans la mer, — et cela se fera.

« Et tout ce que vous demanderez dans la prière, ayant la foi, vous le recevrez. »

La foi ne porte pas seulement sur la personne de Ieschoua. Elle peut porter aussi sur la
personne d'un prophète comme Iohannan, l'ascète du désert de Juda qui baptisait dans le
Jourdain, ainsi qu'on peut le constater par le texte suivant:

Mat. 21, 31: « Ieschoua leur dit: Vrai, je vous le dis, les percepteurs d'impôts au service de
l'occupant, et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu.

« Car Iohannan est venu vers vous dans la voie de la justice, et vous n'avez pas cru en lui.

« Les percepteurs d'impôts et les prostituées ont cru en lui.

« Vous avez vu, et vous ne vous êtes pas repentis plus tard, pour croire en lui, »

Croire en Iohannan, c'est reconnaître qui il est, c'est discerner le prophète sous les
apparences de l'homme sauvage vêtu d'une tunique de peau et qui se nourrissait de sauterelles
et de miel sauvage. C'est encore un discernement, une intelligence. Il s'agit de discerner la
réalité spirituelle, invisible, cachée sous les apparences sensibles, dans les apparences
sensibles. Il s'agit de savoir lire le donné expérimental.

La foi, nous l'avons noté déjà, peut comporter du plus et du moins, être plus ou moins
grande. Elle peut comporter aussi une certaine part de doute et d'angoisse. C'est le cas du père
de l'enfant épileptique:

Marc, 9, 17: « Un homme, de la foule, lui répondit: Rabbi, je t'ai amené mon fils. Il a un
esprit muet. Et partout où il s'empare de lui, il le jette à terre, et il écume, il grince des dents et
il devient raide. Et j'ai dit à tes disciples de le chasser, et ils n'ont pas pu.

« Lui, il leur répondit et dit: Génération sans foi, jusqu'à quand serai-je avec vous ? Jusques
à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi.

« Et ils le lui amenèrent.

« Et quand il le vit, l'esprit l'agita aussitôt convulsivement; et tombant à terre, il se roulait


en écumant.

« Et il interrogea son père: Combien de temps y a-t-il que cela lui est arrivé ?
« L'autre dit: depuis son enfance. Et souvent il l'a jeté et dans le feu et dans l'eau, pour le
faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, ayant pitié de nous.

« Ieschoua lui dit: « Si tu peux ! » Tout est possible pour celui qui croit.

« Et aussitôt, en criant, le père de l'enfant dit: Je crois. Viens au secours de mon manque de
foi ! »

Constamment, le rabbi Ieschoua fait appel à l'intelligence, à la raison, de ceux qui


l'entourent et qui assistent aux expériences qu'il leur propose, en guérissant, en enseignant. Ce
que le rabbi demande, c'est une intelligence, une lecture, une interprétation correcte de ce
donné expérimental qu'il offre pendant le temps de sa vie publique:

Luc, 12, 54: « Il disait aux foules: Lorsque vous voyez un nuage qui s'élève du côté du
couchant, aussitôt vous dites: la pluie vient ! Et il en est ainsi. Et lorsque le vent du sud-est
souffle, vous dites: il va faire chaud ! Et c'est ce qui arrive.

« Hypocrites, vous savez éprouver, discerner le sens, découvrir le sens, vous savez lire sur
le visage de la terre et du ciel, comment ne savez-vous pas discerner le sens de la période
présente du temps? Discerner les signes du temps présent ?»

L'auteur du quatrième Évangile établit une relation constante entre les signes qu'opère le
rabbi Ieschoua, les démonstrations expérimentales signifiantes qui demandent à être
interprétées, la connaissance (gnosis), et la foi (pîstis). Les trois termes sont liés. La foi, pistis,
c'est une intelligence, une connaissance, gnosisy qui est fondée sur un donné expérimental lequel
est significatif, sêmeion. Les auditeurs-apprentis de Ieschoua croient en lui parce qu'ils ont vu
les faits expérimentaux significatifs, et qu'ils les ont compris:

Jean, 2, 11: « Voilà le commencement des signes que fit Ieschoua, à Cana de Galilée, et il
manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. »

Jean, 2, 23: « Comme il était à Jérusalem pendant la Pâque, pendant la fête, beaucoup
crurent en son nom, voyant ses signes qu'il faisait. »

Jean, 4, 39: « De cette ville, beaucoup crurent en lui, parmi les Samaritains, à cause de la
parole de la femme qui témoignait: « Il m'a dit tout ce que j'ai fait. »

« Lors donc qu'ils furent venus vers lui, les Samaritains, ils lui demandèrent de demeurer
auprès d'eux. Et il resta là deux jours. Et beaucoup plus nombreux furent ceux qui crurent à
cause de sa parole à lui, et ils dirent à la femme: Ce n'est plus à cause de ce que tu nous as dit
que nous croyons. Car nous-mêmes nous avons entendu et nous savons que celui-ci est
vraiment le sauveur du monde. »

Jean, 6, 69: « Et nous nous avons cru et nous avons connu que toi tu es le saint de Dieu. »
Jean, 11, 45: « Nombreux parmi les Juifs, qui étaient venus auprès de Mariam et qui
avaient vu ce qu'il avait fait, crurent en lui. Certains d'entre eux allèrent auprès des pharisiens et
leur dirent ce que Ieschoua avait fait. Les grands prêtres et les pharisiens réunirent donc une
assemblée, et ils disaient: Que faisons-nous ? Car cet homme fait beaucoup de signes. Si nous
le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ils détruiront la ville et la
nation. »

La dureté du cœur, ce qui signifie en langage biblique l'inintelligence, c'est ce que Ieschoua
reproche aux gens et aux villes qui ont vu les faits significatifs qu'il a opérés, et qui n'ont pas
su lire ou discerner leur signification. Ils n'ont pas eu l'intelligence des signes expérimentaux
effectués:

Mat. II, 20: « Alors il commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles avaient été
faites les plus nombreuses de ses œuvres de puissance, parce qu'elles n'avaient pas opéré le
renouvellement du cœur:

« Malheur à toi, Chorazeïn, malheur à toi, Bethsaïda !

« Car si à Tyr et à Sidon avaient été faites les œuvres de puissance qui ont été effectuées
parmi vous, depuis longtemps déjà dans le sac et dans la cendre elles auraient fait repentance.

« De sorte que, je vous le dis, pour Tyr et pour Sidon ce sera plus supportable, au jour du
jugement, que pour vous.

« Et toi, Capharnaüm, est-ce que tu seras élevée jusqu'au ciel ? (Is. 14, 13).

« On te fera descendre jusqu'au schéol (Ézéchiel, 26, 20).

« Car si à Sodome avaient été faites les œuvres de puissance qui ont été effectuées en toi,

« elle aurait subsisté jusqu'aujourd'hui.

«... Je vous le dis, que pour la terre de Sodome ce sera plus supportable au jour du
jugement que pour toi. »

Les adversaires de Ieschoua, et les sceptiques, non contents de constater les guérisons
effectuées par Ieschoua, demandent encore, pour asseoir leur conviction, d'autres « signes ». Le
rabbi Ieschoua, nous l'avons vu, n'opère de miracles que pour guérir, mais jamais pour jouer
au thaumaturge. Il n'accepte donc pas le défi lancé par ses adversaires. Il les renvoie au livre
de Jonas:

Mat. 12, 38: « Alors lui répondirent certains parmi les scribes et les pharisiens, en disant:
Rabbi, nous voulons voir un signe venant de toi.

« Et lui leur répondit en disant:


« Une génération mauvaise et adultère recherche un signe, et un signe ne lui sera pas
donné, si ce n'est le signe de Jonas le prophète. (... )

« Les hommes de Ninive se lèveront au jour du jugement contre cette génération53[53] et ils
la condamneront54[54], parce qu'ils se sont repentis à la proclamation de Jonas, et voici qu'il y
a plus que Jonas ici.

« La reine du Midi se lèvera au jour du jugement contre cette génération, et elle la


condamnera;

« Car elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon,

« et voici qu'il y a plus que Salomon ici. " (Cf. Luc, II, 29.)

Quel est donc ce signe de Jonas auquel le rabbi Ieschoua renvoie ses contemporains ? Nous
risquons ici une hypothèse personnelle. Nous ne pensons pas que le signe de Jonas soit le
séjour de trois jours dans le ventre de la baleine, qui symboliserait l'ensevelissement précédant la
résurrection. Le livre de Jonas, nous l'avons vu dans notre précédent travail55[55], est un petit
roman, ou plutôt un petit conte humoristique, qui vise à expliquer que le Dieu d'Israël
s'intéresse aussi aux nations païennes, et que s'il envoie un prophète à Ninive, annonçant la
destruction de Ninive, c'est justement dans l'espoir que les habitants de Ninive vont se
convertir, en sorte que Dieu n'aura pas à détruire Ninive la grande ville. Car Dieu ne prend
pas plaisir à la mort du pécheur, mais à ce qu'il se repente et à ce qu'il vive. A notre avis, le
signe de Jonas auquel Ieschoua renvoie ses contemporains, c'est l'annonce du royaume de
Dieu aux nations païennes, et l'entrée progressive des païens dans l'économie du monothéisme
hébreu fondé en Abraham. Cela, les adversaires de Ieschoua vont le voir dans les années qui
vont suivre la mort du rabbi crucifié.

Le rabbi Ieschoua a enseigné que la prière, adressée à Dieu le Créateur du ciel et de la


terre, était efficace, non par elle-même, et d'une manière magique, comme une contrainte
exercée sur Dieu, mais parce que le Dieu d'Israël consent librement à entrer avec l'homme
dans une relation telle que si l'homme lui demande quelque chose, comme un enfant demande
à son père ou à sa mère, Dieu le donne. Évidemment, on ne peut pas dire cela du Dieu
d'Aristote, ni du Dieu de Spinoza, ni, vraisemblablement, du Dieu de Hegel. Mais, selon
Ieschoua, du Dieu d'Abraham, on peut le dire, et bien plus, on peut le vérifier dans
l'expérience. Il faut savoir insister:
Mat. 7, 7: « Demandez, et il vous sera donné; cherchez, et vous trouverez; frappez, et il
vous sera ouvert.

« Car tout homme qui demande, reçoit, et celui qui cherche, trouve, et à celui qui frappe il
sera ouvert.

« Quel est l'homme parmi vous, son fils lui demande un pain, et il lui donnera une pierre ?
Ou bien il lui demande un poisson, et il lui donnera un serpent ?

« Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner des dons qui sont bons à vos enfants,
combien plus votre père qui est dans les cieux donnera de bonnes choses à ceux qui lui
demandent. »

Luc, II, 5: « Il leur dit: Qui d'entre vous aura un ami, et il viendra le trouver au milieu de la
nuit, et s'il lui dit: ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé de voyage et je n'ai
rien à lui offrir. Et l'autre lui répond de l'intérieur et lui dit: Ne m'ennuie pas; la porte est déjà
fermée, et mes enfants sont avec moi dans le lit. Je ne peux pas me lever et te donner (ce que
tu me demandes).

« Je vous le dis: Même s'il ne se lève pas et ne lui donne pas parce que c'est son ami, à
cause de son impudence (effronterie) il se lèvera et lui donnera ce dont il a besoin.

« Et moi je vous dis: demandez et il vous sera donné. Cherchez, et vous trouverez.
Frappez, et il vous sera ouvert. Car tout homme qui demande, reçoit, et celui qui cherche,
trouve, et à celui qui frappe, il sera ouvert. Quel est celui d'entre vous dont le fils demandera à
son père un poisson, et qui, à la place du poisson, lui un serpent ? Ou s'il demande un œuf, lui
donnera un scorpion ?

« Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner des dons qui sont bons à vos enfants,
combien plus le père du ciel donnera l'esprit saint à ceux qui lui demandent. »

Luc, 18, 2: « Il y avait, dans une ville, un juge qui ne craignait pas Dieu et ne se
préoccupait de personne.

« Il y avait aussi dans cette ville une veuve, et elle venait à lui en disant: Fais-moi justice
de mon adversaire !

« Mais lui ne voulait pas, pendant longtemps. Mais après cela, il se dit en lui-même: Même
si je ne crains pas Dieu, et si je ne me soucie de personne, cependant, parce que cette veuve me
*' casse les pieds » (m'assomme), je vais lui rendre justice, afin qu'elle ne vienne plus
m'assommer à la fin. »

« Le seigneur dit: Écoutez ce que dit le juge injuste ! Et Dieu, est-ce qu'il ne ferait pas
justice à ses élus qui crient vers lui le jour et la nuit ? (...)

« Mais le fils de l'homme, lorsqu'il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

Jean, 16, 23: « Vrai, vrai je vous le dis, ce que vous demanderez au père, il vous le donnera,
en mon nom.
« Jusqu'à présent, vous n'avez rien demandé en mon nom. Demandez, et vous recevrez,
afin que votre joie soit pleine. »

On voit que nous sommes loin des théologies grecques, des dieux de l'olympe et des
doctrines de la fatalité ou du destin. Le rabbi Ieschoua enseigne, à la suite de toute la tradition
hébraïque, Torah et prophètes, un Dieu vivant qui est quelqu'un (et non la Nature...),
quelqu'un de personnel à qui on peut s'adresser, à qui on peut parler, à qui on peut demander
quelque chose. Ce n'est pas le Dieu de Spinoza. La création est entre les mains du Créateur non
pas quelque chose de fixe et de figé, de pétrifié, mais quelque chose d'assez souple pour qu'il
puisse y opérer librement. L'« ordre établi » ne lui fait pas obstacle. Il est le créateur de l'ordre
établi, et il en fait ce qu'il veut. Il peut en faire un autre si cela lui plaît, sans « violer » le
précédent, simplement en le modifiant du dedans. C'est cela que Spinoza ne pouvait pas
admettre. C'est pourquoi il n'admet pas plus la possibilité de la prière que celle du miracle,
toujours au nom d'une certaine conception figée de l'ordre établi.

A l'origine de l'être que nous voyons et que nous expérimentons, le monde et tout ce qu'il
contient, il y a, non pas le chaos comme le professaient les religions de l'Égypte, de Babylone
et de Canaan, ni une « Nature » anonyme, mais un être personnel avec lequel il est possible
d'entrer en relation de dialogue. La doctrine de la prière enseignée par le rabbi Ieschoua
présuppose une certaine ontologie. On peut la discuter. On peut aussi la vérifier. Mais on ne
peut nier qu'elle n'existe. Selon le rabbi Ieschoua comme selon toute la tradition hébraïque, un
être personnel est premier. Nous voyons le monde se développer et croître en allant d'une
matière relativement simple et non informée, à une matière informée, organisée d'une manière
de plus en plus complexe et riche, jusqu'à l'apparition d'êtres personnels capables de pensée.
La question est: de savoir si cet ensemble évolutif est pensable seul, si le personnel peut surgir de
l'impersonnel, la pensée de la non-pensée, la vie de l'absence de vie, l'information du chaos, et
la matière de rien56[56].
XX. L'ATTENTE ET LA VEILLE

Le rabbi Ieschoua, comme les anciens prophètes d'Israël, a enseigné que la création,
inachevée, était en train de se continuer. Mais elle va vers un terme, vers un achèvement. Elle
n'est pas un processus indéfini. Les disciples de Ieschoua sont tendus, eux-mêmes, vers ce
terme de maturation, vers cet achèvement de la création. Ieschoua enseigne le devoir de
vigilance, le devoir de veiller, pour attendre activement cette heure de l'achèvement, lorsque
le rabbi se manifestera de nouveau à l'humanité, au terme de son histoire:

Luc, 12, 35: « Que vos reins soient ceints, et vos lampes allumées. Et vous, soyez
semblables à des hommes qui attendent leur maître: Quand reviendra-t-il des noces ? — afin
que, lorsqu'il, viendra et lorsqu'il frappera, aussitôt ils lui ouvrent.

« Heureux ces serviteurs-là, que le maître, lorsqu'il viendra, trouvera veillant !

« Vrai, je vous le dis: Il se ceindra, il les fera mettre à table et, s'avançant, il les servira.

« Et si c'est à la deuxième, et si c'est à la troisième veille qu'il vient, et s'il les trouve ainsi,
— heureux sont-ils !

« Connaissez ceci: Si le maître de maison savait à quelle heure vient le voleur, il ne


laisserait pas percer sa maison.

« Vous aussi devenez prêts, car vous ne savez pas à quelle heure le fils de l'homme vient. »

Mat. 25, I: « Alors le royaume des cieux sera semblable à dix jeunes filles qui prirent leurs
lampes et sortirent à la rencontre du jeune marié.

« Cinq d'entre elles étaient folles, et cinq étaient intelligentes et sages. « Car les folles
prirent les lampes, mais ne prirent pas avec elles l'huile. Les sages prirent l'huile dans les vases
avec leurs lampes.

« Comme le marié tardait, elles laissèrent tomber la tête, s'assoupirent toutes et se


couchèrent pour dormir.

« Au milieu de la nuit, un cri: Voici le marié ! Sortez à sa rencontre !

« Alors toutes ces jeunes filles se levèrent et elles arrangèrent leurs lampes.

« Les folles dirent aux sages: donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s'éteignent.

« Mais les sages répondirent en disant: Pas question ! Il n'y en aurait pas assez pour nous et
pour vous. Allez plutôt chez les marchands, et achetez pour vous.

« Pendant qu'elles étaient parties pour acheter (de l'huile), vint le marié, et celles qui étaient
prêtes entrèrent avec lui dans la salle de noces, et la porte fut fermée.
« Plus tard arrivent aussi les autres jeunes filles, et elles disent: Seigneur, Seigneur, ouvre-
nous !

« Mais lui répondit en disant: Vrai, je vous le dis, je ne vous connais pas.

« Veillez donc, car vous ne connaissez pas le jour ni l'heure. »

Luc, 21, 34: « Prenez garde à vous-mêmes, de peur que vos cœurs ne s'appesantissent dans
la lourdeur de tête produite par l'ivresse et l'excès de boisson, dans les soucis de l'existence, et
que ce jour ne tombe sur vous d'une manière soudaine, brusquement, à l'improviste, comme
un piège...

« Veillez,... priant en tout temps, afin que vous ayez la force... de vous tenir debout devant
la face du fils de l'homme. »

La chronologie même de cette durée de l'histoire qui reste à vivre et à faire avant que la
création ne s'achève, elle n'est pas, selon le rabbi, prévisible, calculable à l'avance. C'est une
durée de création. Il n'est pas possible d'établir un plan chronologique antérieur ni de mesurer
les temps. Bergson aurait été heureux de lire ces affirmations du rabbi Ieschoua sur la durée à
faire, car lui, Bergson, a toujours enseigné que la durée réelle représente une création géniale
d'imprévisible nouveauté. Par définition, on ne peut la chronométrer avant qu'elle ne soit
effectuée. On peut discerner l'orientation, mais non mesurer la durée de la vie qui n'a pas
encore inventé ce qu'elle va inventer et qui va déjouer toutes les prévisions:

Mat. 24, 36: « Au sujet de ce jour et de cette heure, personne ne sait, ni les anges des cieux,
ni le fils, si ce n'est le père seul.

« Comme les jours de Noé, ainsi sera l'arrivée du fils de l'homme.

« Car, comme ils étaient en ces jours qui étaient avant le déluge, mangeant et buvant,
épousant et donnant en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche, et ils ne connurent
pas jusqu'à ce que vînt le déluge et il les emporta tous — ainsi sera aussi l'arrivée du fils de
l'homme. (... )

« Veillez donc, parce que vous ne savez pas quel jour votre seigneur vient. »

Marc, 13, 32: « Au sujet de ce jour ou de cette heure, personne ne sait, ni les anges dans le
ciel, ni le fils, — si ce n'est le père.

« Voyez, veillez. Car vous ne savez pas quand sera le temps (le moment).

« Comme un homme parti en voyage a laissé sa maison et a donné à ses serviteurs le


pouvoir, à chacun son ouvrage, et au portier il a recommandé de veiller.
« Veillez donc. Car vous ne savez pas quand le maître de maison vient: ou bien tard, ou
bien au milieu de la nuit, ou bien au chant du coq, ou bien le matin. — Afin que, venant, d'un
seul coup, tout d'un coup, il ne vous trouve pas endormis.

« Ce que je vous dis à vous, je le dis à tous: Veillez ! »

C'est donc une théorie du temps que le rabbi Ieschoua, à la suite des prophètes d'Israël,
propose. Dans une vision orphique et pythagoricienne du monde, on le sait, l'âme divine, par
nature et par origine, est tombée dans ce monde mauvais, exilée dans ces corps qui la souillent
et l'emprisonnent. Il faut délivrer les âmes prisonnières de ces tombes dans lesquelles elles
sont aliénées. Le salut consiste, pour l'orphique, comme plus tard pour le gnostique, à
retourner à notre condition antérieure, supposée divine.

Dans les systèmes gnostiques, nous avons la même structure du temps, liée à la vision
globale du monde. L'âme est d'origine divine. Elle est tombée dans un monde mauvais. Elle
doit retourner à sa condition antérieure. Le processus est cyclique. Le terme sera ce qu'était le
commencement. C'est le grand serpent qui se mord la queue.

La structure psychologique de l'initié aux mystères de l'orphisme, comme du gnostique, se


caractérise par le désir du retour, la nostalgie.

Au contraire, la vision hébraïque du monde, apportée par les prophètes d'Israël et


finalement par Ieschoua, est tout entière tendue vers l'avenir. La plénitude, le plêrôma, n'est
pas en arrière de nous, dans le passé. Il est en avant, dans l'avenir. La création, au
commencement, n'était pas achevée. Elle n'est pas encore achevée. Elle ne le sera que plus
tard, au terme de ce processus douloureux dans lequel une liberté créée coopère — ou bien
s'oppose— à l'acte créateur progressif. Il ne s'agit aucunement de retourner en arrière, au «
paradis terrestre ». Les prophètes n'en font jamais mention. Il s'agit de travailler activement à
un achèvement qui est devant nous, dans l'avenir. Du point de vue psychologique, on voit la
différence d'avec la doctrine gnostique, et les conséquences impliquées dans cette différence.

Contrairement au platonisme et au néoplatonisme, qui comportent comme l'orphisme et la


gnose une structure de retour et de nostalgie, le christianisme enseigné par le rabbi Ieschoua
est essentiellement prospectif, et non rétrospectif. Ieschoua commande de ne pas regarder en
arrière:

Luc, 9, 61: « Un autre lui dit: Je te suivrai, Seigneur, mais d'abord permets-moi de prendre
congé de ceux qui sont dans ma maison.

« Ieschoua lui dit: Personne, qui a mis la main à la charrue, et qui regarde en arrière, n'est
propre au royaume de Dieu. »

Mat. 8, 21: « Un autre de ses disciples lui dit: Seigneur, permets-moi d'abord d'aller et
d'enterrer mon père. Ieschoua lui dit: Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts. »
Luc, 9, 59: « Il dit à un autre: Suis-moi. Et cet autre dit: Permets-moi d'abord d'aller
ensevelir mon père. Ieschoua lui dit: Laisse les morts enterrer leurs morts. »

C'est seulement dans cette perspective dynamique d'une attente active de l'achèvement de
l'histoire et de la création, que peut se comprendre la signification de l'ascèse proprement
chrétienne.

Dans d'autres philosophies, dans d'autres visions du monde, la pratique de l'ascèse repose
sur l'idée que la matière est mauvaise, ou que le corps est mauvais, ou que la sexualité est
mauvaise. Il faut séparer l'âme du corps, pour la libérer de cette souillure et lui permettre de
retrouver sa condition originelle.

Dans le cas du christianisme orthodoxe, comme du judaïsme orthodoxe, rien de tel. La


matière est bonne. L'ordre corporel, biologique, est excellent. L'ascèse ne repose pas sur une
mauvaise conscience concernant l'ordre de la nature. La pratique de l'ascèse se fonde sur une
vision de l'histoire qui est orientée d'une manière active vers un avenir auquel il faut travailler
de la manière la plus créatrice possible. L'ascèse évangélique, c'est la plénitude du travail
accordé à la création en train de se faire. Elle ne peut être bien comprise que si l'on s'adresse
aux athlètes, qui se privent en effet de certaines nourritures et de certains agréments, pour
parvenir au but qu'ils se sont assignés. Elle a une signification éminemment positive et
créatrice. Elle est condition de création. Tout créateur pratique d'ailleurs une ascèse. C'est
ainsi que l'a comprise Schaoul-Paul, le disciple de Ieschoua: « Ne savez-vous pas que ceux qui
courent sur le Stade, tous courent, mais un seul remporte le prix... Quiconque veut lutter,
s'abstient de tout... » (I Cor. 9, 24). «Ce n'est pas que j'aie déjà saisi le prix, ou que j'aie déjà
atteint la perfection; mais je poursuis ma course pour tâcher de le saisir... Oubliant ce qui est
derrière moi, et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but,
pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé... » (Phil. 3, 12).

On le voit, cela n'a aucun rapport avec le manichéisme ni avec le catharisme.


XXI. LA COMMUNICATION AUX DISCIPLES DES POUVOIRS
D'ENSEIGNEMENT ET DE GUÉRISON

Le rabbi Ieschoua, a communiqué à ses apprentis le pouvoir de communiquer à leur tour


l'information dont il est lui-même la source première, le pouvoir d'enseigner, — et le pouvoir
de guérir.

Nous avons essayé, dans notre précédent travail, de réfléchir un peu sur les questions que
pose la communication d'un enseignement, d'une information, qui vient de Dieu. C'est cela
que l'on appelle « la révélation ». Nous avons vu que, pour communiquer aux hommes un
enseignement, une information, le Dieu d'Israël choisit, crée, pré adapte à cette fonction, des
hommes, qui sont les prophètes d'Israël, chargés de communiquer au peuple un enseignement
qui vient de Dieu.

Nous avons vu que, dans ce processus par lequel ils communiquent aux hommes de leur
peuple un enseignement qui vient de Dieu, les prophètes d'Israël ne, sont pas des
intermédiaires purement passifs. Ils sont au contraire actifs et coopérants. Ils pensent, ils
parlent, ils agissent, ils enseignent, avec toute leur intelligence, leur personnalité, leur
caractère, leur tempérament, leur énergie propre. Ils ne sont pas de simples canaux, ou des
tubes, par lesquels la révélation s'écoulerait. Ils n'ont pas seulement un rôle de transmission.
Ils ne sont pas non plus seulement des secrétaires. La bibliothèque constituée par les livres qui
contiennent leurs oracles est pleinement humaine. Mais cela ne l'empêche pas d'être aussi
pleinement inspirée et informée par Dieu même. Il faut distinguer dans cette bibliothèque une
dualité de natures.

Dans le cas présent, avec Ieschoua qui communique, à ces hommes qui ont appris de lui, le
pouvoir de communiquer à leur tour l'enseignement reçu, nous sommes en présence du même
phénomène, avec cette différence qu'ici la source première de l'information, c'est Ieschoua lui-
même. Dès le début de son enseignement, les gens ont remarqué qu'il n'enseignait pas comme
les scribes et les théologiens qui s'appuient sur les Écritures saintes du passé, il enseignait de
lui-même:

Mat. 7, 28: « Les foules étaient frappées à l'extrême par son enseignement. Car il était les
enseignant comme ayant autorité et non pas comme leurs scribes. » (Cf. Marc, I, 22.)

Dans la communication au monde de l'enseignement qui vient du rabbi, ceux qui avaient
appris du rabbi et qui avaient été envoyés par lui, ne sont pas non plus passifs. Ceux qui ont
reçu l'enseignement l'ont repensé, et exprimé, comme il est normal, chacun à sa façon, selon
sa psychologie, selon ses préoccupations, selon sa culture, selon les circonstances historiques.
Ainsi s'expliquent les différences entre les trois recensions de l'existence et de l'enseignement
de Ieschoua, constituées par les trois évangiles dits « synoptiques ». En ce qui concerne le
quatrième Évangile, les choses sont plus difficiles, car il faut admettre que l'auteur du
quatrième Évangile a fait état d'un enseignement de Ieschoua dont souvent nous ne trouvons
pas trace dans les synoptiques.
Nous avons vu, au début de ce travail, quelles relations et quelles analogies existent entre
le pouvoir de communiquer une information qui est un enseignement, une science, — et le
pouvoir de guérir, c'est-à-dire de ré-informer des organismes qui ont perdu pour telle ou telle
fonction l'information biologique normale, Ieschoua communique à ses apprentis les deux
pouvoirs, celui d'enseigner la doctrine qui vient de lui, et celui de guérir:

Mat. 9, 36: « Voyant les foules, ses entrailles furent remuées par la pitié pour elles, car tous
ces gens étaient écorchés, et gisants comme des brebis qui n'ont pas de berger.

« Alors il dit à ses disciples: La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu
nombreux. Priez donc le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers dans sa moisson.

« Il appela les douze qui apprenaient de lui et il leur donna pouvoir sur les esprits impurs
pour les chasser, et pour guérir toute maladie et toute infirmité.

« Des douze Envoyés, voici les noms: le premier, Simon, appelé Pierre (Kêphâ), et André
son frère, Jacob le fils de Zébédée et Jean son frère, Philippe et Barthélémy, Thomas et
Matthieu le percepteur, Jacob le fils d'Alphée et Thaddée, Simon le Zélote, Judas Iscariote,
celui qui le livra.

« Voilà les douze que Ieschoua envoya... »

Le rabbi Ieschoua enseigne comment il faut s'y prendre pour communiquer l'information
dont il est lui-même la source, ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire:

Marc, 6, 7: « Il appelle les douze, et il commença à les envoyer deux par deux, et il leur
donna puissance sur les esprits impurs, et il leur recommanda de ne rien prendre pour la route,
si ce n'est seulement un bâton: pas de pain, pas de besace, pas de monnaie dans la ceinture,
mais chaussés de sandales, et ne mettez pas deux tuniques... » (Cf. Luc, 9, 1.)

Mat. 10, 5: «... Ces douze-là Ieschoua les envoya, après leur avoir donné ses instructions
en disant:

« Dans la route qui conduit vers les nations païennes, n'allez pas

« et dans la ville des samaritains n'entrez pas.

« Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël.

« En cheminant, en route, proclamez en disant: » Il s'est approché, le royaume des cieux ! »

« Les malades, guérissez-les. Les morts, faites-les lever. Les lépreux, purifiez-les. Les
démons, chassez-les !

« Gratuitement, comme un don, vous avez reçu. Donnez gratuitement.

« Ne faites pas acquisition d'or, ni d'argent, ni de monnaie de cuivre pour mettre dans vos
ceintures,

« ni besace, pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton.


« Car l'ouvrier est digne de recevoir sa nourriture.

« Lorsque vous entrez dans une ville ou dans un village, recherchez, examinez, qui est
digne en cet endroit. Restez-y jusqu'à votre départ.

« Lorsque vous entrez dans la maison, saluez-la. Si la maison est digne, que votre paix
vienne sur elle. Si elle n'est pas digne, que votre paix revienne sur vous.

« Et celui qui ne vous recevra pas et qui n'écoutera pas vos paroles — vous sortez de cette
maison ou de cette ville, et vous secouez la poussière de vos pieds. Vraiment, je vous le dis,
ce sera plus tolérable pour la terre de Sodome et de Gomorrhe au jour de jugement, que pour
cette ville-là.

« Voici, moi je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents
comme les serpents et innocents comme les colombes. » (Cf. Marc, 6, 7; Luc, 9, I.)

Le rabbi Ieschoua, nous l'avons vu, a fait savoir à ses apprentis, qui sont maintenant
chargés de communiquer l'enseignement qui vient de lui, qu'ils rencontreront une résistance
violente, qu'ils seront persécutés à cause de cet enseignement qu'ils vont essayer de
communiquer. Exactement comme Dieu aux prophètes anciens, par exemple à Jérémie,
Ieschoua, ici, recommande à ses apprentis envoyés de ne pas avoir peur de ceux qui vont
s'opposer à eux violemment: Mat. 10, 24: « Celui qui apprend n'est pas au-dessus de celui qui
lui donne l'enseignement, ni le serviteur au-dessus de son maître.

« Il suffit pour celui qui apprend qu'il devienne comme son enseigneur, et le serviteur
comme son maître.

« Si le maître de maison, ils l'ont appelé Béelzeboul, combien plus ceux de sa maison ! «
Ne les craignez donc pas.

« Car il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert, « rien de secret qui ne doive être
connu.

« Ce que je vous dis dans l'obscurité, dites-le dans la lumière. « Et ce que vous entendez
chuchoter à l'oreille, proclamez-le sur les terrasses.

« Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent pas tuer l'âme.

« Craignez plutôt celui qui peut perdre et l'âme et le corps dans la géhenne.

« Est-ce que deux passereaux ne se vendent pas pour un as ?

« Et l'un d'entre eux ne tombe pas à terre sans (la volonté) de votre père. Et de vous, même
les cheveux de votre tête sont tous comptés.

« Ne craignez donc pas. Vous valez plus que beaucoup de passereaux.

« Tout homme donc qui me reconnaîtra à la face des hommes je le reconnaîtrai moi aussi
devant la face de mon père qui est dans les deux.
« Celui qui me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon père qui est
dans les cieux. »

Celui qui reçoit l'information, l'enseignement, et qui le communique, n'est pas plus grand
que celui qui est la source de l'information. Celui-là est plus grand. Il est l'origine de la
science. Ieschoua critique les professeurs de théologie (cela est valable pour les autres aussi...)
qui se font appeler « maîtres ». En fait, ils ne sont pas source de l'information qu'ils
communiquent. Donc personne ici-bas ne doit être appelé « maître », rabbi. Unique est le
rabbi, c'est celui qui est la source:

Mat. 23, 6: «... Ils aiment la première place dans les repas, et les premiers sièges dans les
synagogues, et les salutations sur les places publiques. Ils aiment être appelés par les hommes:
Rabbi, « Maître ».

« Vous, ne vous faites pas appeler Rabbi, Maître, car un seul est votre maître, et tous vous
êtes frères.

« Et du nom de « père » n'appelez personne d'entre vous sur la terre,

« car un seul unique est votre père, celui qui est dans les cieux... »

Ieschoua enseigne à ses apprentis-envoyés comment ils doivent se comporter dans l'œuvre
qu'ils vont accomplir et qui consiste à communiquer à l'humanité l'enseignement qui vient de
Ieschoua. Non pas comme les « maîtres » et les seigneurs de ce monde, qui veulent dominer et
exercer leur volonté de puissance, mais comme des enfants qui transmettent simplement ce
qu'ils ont reçu:

Marc, 9, 33: « Il les interrogea: Sur quoi discutiez-vous en chemin ?

« Eux se taisaient, car ils avaient discuté en chemin sur la question de savoir: Qui est le
plus grand ?

« Il s'assit, il appela les douze et il leur dit: Si quelqu'un veut être premier, il sera le dernier
et le serviteur de tous.

« Et il prit un enfant, il le plaça au milieu d'eux, il l'embrassa et leur dit: Celui qui reçoit
l'un de ces petits enfants en mon nom, me reçoit. Et celui qui me reçoit, ce n'est pas moi qu'il
reçoit, mais celui qui m'a envoyé. »

Mat. 20, 25: « Ieschoua leur dit: Vous savez que les chefs des nations païennes exercent
leur domination, leur puissance et commandent avec dureté sur elles et que les grands les
soumettent à leur autorité.
« Mais celui qui veut, parmi vous, devenir un grand, sera votre serviteur,

« et celui qui veut, parmi vous, être le premier, il sera votre esclave.

« De même que le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner
son âme (sa vie) comme rançon pour beaucoup. »

Nous l'avons vu, celui qui accepte d'exercer la fonction éminente qui consiste à
communiquer aux hommes la science, l'information créatrice qui vient du rabbi Ieschoua, doit
se délester pour accomplir cette fonction, de toute autre charge, de tout autre souci. Il ne doit
pas regarder en arrière. Il doit être parfaitement libre pour exercer cette fonction. Il doit être
pleinement disponible.

Le rabbi lui-même, pour exercer sa fonction d'enseigneur et de guérisseur, s'est libéré de


toute charge et il est devenu vagabond. Ainsi fera celui qui veut communiquer la science de
vie qu'il a reçue du rabbi:

Luc, 9, 57: « Pendant qu'ils marchaient sur la route, quelqu'un lui dit: Je te suivrai où que
tu ailles. Et Ieschoua lui dit: les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel des abris, mais
le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. » (Cf. Mat. 8, 19.)

Le rabbi enseigne à l'avance quelques-unes des lois qui vont définir et caractériser ce
processus de communication aux hommes de l'information dont il est, lui, Ieschoua, la source.
Celui qui ne s'oppose pas à l'enseignement évangélique, celui-là lui est en fait favorable:

Luc, 9, 50: « Celui qui n'est pas contre vous, est pour vous... » Marc, 9, 40: « Celui qui
n'est pas contre nous, est pour nous... » Cela n'est pas évident et ne va pas de soi, car on
pourrait imaginer que des gens qui ne sont pas opposés à l'enseignement évangélique, soient
indifférents. Ieschoua enseigne qu'il n'en est rien. S'ils ne s'opposent pas, c'est que, au fond
d'eux-mêmes, ils lui sont favorables.

Inversement, « celui qui n'est pas avec moi est contre moi... (Mat. 12, 40). Celui qui n'est
pas favorable est hostile, et non indifférent. Ces deux propositions semblent, si nous les
comprenons bien, enseigner que personne n'est neutre en présence de l'enseignement
évangélique. C'est ce qu'il faut vérifier dans l'expérience.

Le rabbi Ieschoua recommande à ses apprentis-envoyés d'être très prudents dans la


communication de ce qu'ils ont appris de leur rabbi. Il ne sert à rien de vouloir à tout prix
enseigner à des gens qui ne sont pas préparés pour les recevoir, ou qui n'en veulent pas, les
trésors de la science et de la sagesse que le rabbi Ieschoua avait confiés à ses apprentis,
choisis par lui. Car si l'on enseigne imprudemment les doctrines les plus précieuses à des gens
qui ne sont pas aptes à les recevoir et qui n'en veulent pas, ils vont piétiner avec mépris les
merveilles qu'on leur a communiquées, se retourner contre celui qui les leur a offertes, et le
déchirer. C'est ce que l'expérience confirme chaque jour:

Mat. 7, 6: « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les
cochons, afin qu'ils ne les piétinent pas avec leurs pieds, et que, se retournant, ils ne vous
déchirent pas. »

Nous avons pu constater, peut-être, au cours de ces analyses, que contrairement à ce qu'on
dit, ou à ce qu'on laisse souvent entendre, l'enseignement évangélique n'est ni mièvre ni sucre.
L'enseignement de Ieschoua concernant la pauvreté consentie, l'insouciance, la douceur, la
pitié, la paix, l'enfance, et les lois de la genèse du royaume de Dieu, malgré les apparences,
malgré surtout les caricatures dont on a recouvert l'enseignement évangélique, malgré le
masque dont il a été affublé, malgré la confiserie avec laquelle on a tenté de l'enrober et de le
rendre inoffensif, — est tout le contraire d'un enseignement mièvre et efféminé. C'est un
enseignement éminemment viril, profond et puissant. C'est l'enseignement de la virilité, de
l'intelligence et de la puissance. C'est l'enseignement nécessaire pour que l'homme devienne
vraiment homme, un homme libre, un homme achevé.

Cet enseignement, cette information, que Ieschoua a apportée, se communique maintenant,


depuis bientôt vingt siècles, comme un feu qui se répand.

C'est ce que Ieschoua avait dit: « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu'est-ce que je
veux s'il est déjà allumé ? » (Luc, 12, 49).

Ce feu qui se communique empêche la corruption de l'humanité. « Tout homme sera salé
par le feu » (Marc, 9, 49). « C'est beau, et bon, le sel. Mais si le sel devient dessalé, avec quoi
l'assaisonnerez-vous ? Ayez en vous du sel... » (Marc, 9, 50).

Iohannan, qui enseignait dans le désert de Judée et qui baptisait dans le Jourdain, avait dit à
propos de Ieschoua: « Moi, je vous baptise dans l'eau, pour la conversion, le renouvellement
du cœur (metanoia). Mais celui qui vient après moi est plus puissant que moi. Je ne suis pas
digne de porter ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l'esprit saint et le feu. Le van est dans
sa main. Il nettoiera son aire, il ramassera son blé dans son grenier, et la paille, il la brûlera
dans le feu qui ne s'éteint pas. » (Mat. 3, II.)

On reconnaît chez Iohannan la terrible doctrine de la sélection, et on aperçoit l'ambivalence


du feu, qui est à la fois le feu de l'amour créateur, le feu de l'information créatrice qui se
communique comme un courant électrique, et le feu qui ne s'éteint pas dans lequel souffre
celui qui n'est pas apte à prendre part à la vie divine.
Bien loin d'être sucre et confiserie, l'enseignement du rabbi est feu et sel. Il faut aujourd'hui
nettoyer cet enseignement de toute cette confiserie qui le recouvre, afin de le retrouver tel
qu'il est:

Mat. 5, 13: « C'est vous qui êtes le sel de la terre. Si le sel devient fade, avec quoi le salera-t-
on ? Il n'a plus de force pour rien, si ce n'est être jeté dehors et être piétiné par les hommes.

« C'est vous qui êtes la lumière du monde...

« On n'allume pas une lampe pour la mettre sous un boisseau (qui est une mesure de blé)
mais on la met sur un chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. »

Ce qu'on a appelé « l'humilité » chrétienne, ne consiste pas à sous-estimer cet


extraordinaire trésor qui est entre nos mains, l'information créatrice qui vient de Ieschoua et
que nous avons la charge de transmettre, de communiquer. L'humilité, c'est-à-dire plus
simplement la vérité, consiste à reconnaître que, de cette information, nous ne sommes pas la
source. « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » dira Schaoul. Nous pouvons semer, et faire croître la
semence, mais de la semence nous ne sommes pas les créateurs. Si nous faisons fructifier les
grands dons que nous avons reçus, il faut, comme Jean-Sébastien Bach, le faire avec
simplicité, et sans s'exalter:

Luc, 17, 10: « Ainsi vous aussi, lorsque vous aurez fait tout ce qui vous aura été prescrit,
dites: nous sommes des serviteurs inutiles; ce que nous devions faire, nous l'avons fait. »
XXII. PRÉSENCE RÉELLE

Celui qui reçoit l'enseignement du rabbi Ieschoua transmis correctement par les apprentis
envoyés par le rabbi, celui-là reçoit non seulement un enseignement, une information, mais,
bien plus, il reçoit la source de l'enseignement, il reçoit l'Enseigneur, le rabbi Ieschoua lui-
même. Plus encore, il reçoit Dieu dont Ieschoua est l'envoyé:

Mat. 10, 40: « Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui me reçoit reçoit celui qui m'a
envoyé.

« Celui qui reçoit un prophète parce qu'il est un prophète recevra une récompense de
prophète, et celui qui reçoit un juste en tant que juste (parce qu'il est juste) recevra une
récompense de juste.

« Et celui qui donnera à boire à l'un de ces petits seulement un verre d'eau fraîche, parce
qu'il est mon disciple, oui vraiment je vous le dis: il ne perdra pas sa récompense. »

Ieschoua communique à ses apprentis-envoyés les pouvoirs souverains qui sont les siens,
et qui sont définitifs:

Mat. 18, 18: « Vrai, je vous le dis, ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, « et ce
que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. »

Si la prière adressée au Père créateur de toutes choses est efficace, non pas d'une manière
magique, mais parce que, selon Ieschoua, l'Absolu est Père, à plus forte raison, lorsque deux
disciples de Ieschoua s'entendent pour demander au Père des lumières quelque chose, cela
sera-t-il accordé:

Mat. 18, 19: « Si deux sont d'accord parmi vous sur la terre au sujet de toute chose qu'ils
demanderont, cela leur adviendra de la part de mon père qui est dans les cieux. »

Ieschoua va plus loin encore. Il enseigne formellement sa présence actuelle et continue


parmi ceux qui ont reçu de lui l'information créatrice qu'est l'enseignement évangélique, et qui
la transmettent. Non seulement l'enseignement est présent dans le corps constitué par les
disciples, mais aussi l'Enseigneur. Non seulement l'information active, mais aussi Celui qui
informe:

Mat. 18, 20: « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, là je suis au milieu d'eux. »

Ieschoua enseigne par ailleurs que celui qui a faim, soif, froid, qui est malade, prisonnier,
et que l'on a secouru, — c'est lui-même. Il y a présence réelle, identité même, entre le pauvre
secouru et Ieschoua. Inversement, celui qui n'est pas secouru, l'opprimé qui n'est pas délivré,
le malade qui n'est pas soigné, la victime qui n'est pas secourue, — c'est encore Ieschoua lui-
même:

Mat. 25, 31: « Lorsque le fils de l'homme viendra dans sa gloire et tous les anges avec lui,
alors il s'assiéra sur le trône de sa gloire. Et toutes les nations seront rassemblées devant lui, et
il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les
brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche.

« Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, vous qui êtes bénis par mon père,
recevez en héritage le royaume qui a été préparé pour vous depuis la création du monde.

« Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger. J'ai eu soif, et vous m'avez donné à
boire. J'étais étranger, et vous m'avez recueilli. J'étais nu, et vous m'avez vêtu. J'étais malade,
et vous m'avez visité. J'étais en prison, et vous êtes venus vers moi.

« Alors ils lui répondront, les justes, en disant: Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim,
et t'avons-nous nourri ? ou avoir soif, et t'avons-nous abreuvé ? Quand t'avons-nous vu
étranger, et t'avons-nous recueilli ? Ou nu, et t'avons-nous vêtu ? Quand t'avons-nous vu
malade ou en prison, et sommes-nous venus vers toi ?

« Répondant, le roi leur dira: Vrai, je vous le dis, pour autant que vous l'avez fait à l'un de
ceux-ci, qui sont mes frères, les plus petits, — c'est à moi que vous l'avez fait.

« Alors il dira aussi à ceux de sa gauche: Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel
préparé pour le diable et ses anges.

« Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger. J'ai eu soif, et vous ne m'avez
pas donné à boire. J'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli. Nu, et vous ne m'avez pas
vêtu. Malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité.

« Alors ils répondront eux aussi en disant: Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim, ou
avoir soif, ou étranger, ou nu, ou malade ou en prison, et ne t'avons-nous pas rendu service ?

« Alors il leur répondra en disant: Vrai, je vous le dis, pour autant que vous ne l'avez pas
fait à l'un de ceux-ci, les plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait. »
La veille du jour où il fut livré à la police de l'armée d'occupation romaine, pour être cloué
sur une croix, selon l'habitude des Romains, Ieschoua prit un ultime repas avec ses amis, qui
avaient appris de lui tout ce qu'il leur avait enseigné:

Mat. 26, 26: « Pendant qu'ils mangeaient, Ieschoua prit du pain, il dit la bénédiction, il le
rompit et il donna à ses disciples et il dit: Prenez, mangez. Ceci est mon corps.

« Il prit la coupe, il rendit grâces, il leur donna en disant: Buvez tous de cette coupe. Car
ceci est mon sang — de l'alliance — versé pour beaucoup, pour la rémission des péchés. »

Le mot que nous traduisons ici par « corps », rend le grec sôma. Mais le rabbi a très
probablement employé le mot araméen bisra, qui correspond à l'hébreu basar, et qui signifie «
la chair », — non pas la chair dissociée du principe d'information qui est l'âme, mais la chair
vivante, animée, c'est-à-dire la totalité humaine, la personne complète.

Là encore, par ce geste qui est un signe, le rabbi enseigne sa présence réelle dans la
communication du pain et du vin à l'intérieur de la communauté, qui est le corps constitué par
l'humanité nouvelle informée par son enseignement, habitée actuellement par lui-même.

La communication aux premiers auditeurs-apprentis de Ieschoua du pouvoir de


communiquer à leur tour l'enseignement qui vient du rabbi, et du pouvoir de guérir,
s'accompagne donc en fait d'une présence réelle, actuelle, continue, du rabbi lui-même, dans
ce corps qui va être constitué par l'ensemble des hommes et des femmes qui vont donner
librement leur assentiment à l'enseignement du rabbi, le recevoir en eux, être fécondés par lui,
et naître nouveaux par la puissance de cet enseignement. L'enseignement du rabbi
communiqué à ce peuple ne reste donc pas extérieur. Il est immanent. Il informe du dedans ce
peuple d'hommes et de femmes. C'est lui qui constitue ce corps vivant, cet organisme
composé de millions d'hommes et de femmes qui ont reçu l'information venant du rabbi
palestinien. Ce qu'on appelle l'Église, l'assemblée des disciples de Ieschoua, c'est cet
organisme. Non seulement, nous l'avons vu, l'enseignement est présent et opérant dans cet
organisme, mais aussi l'Enseigneur. Et l'Enseigneur assure que lui-même vient de Dieu. En
sorte que, selon la pensée qui sera développée par l'un des disciples de Ieschoua, le rabbi
Schaoul de Tarse, Paul, c'est Dieu même qui habite dans ce corps qu'est l'Église, comme dans
son Temple. La doctrine juive de la schekkinah — inhabitation de Dieu dans son peuple Israël
— trouve ici sa correspondance et son accomplissement.

L'enseignement du rabbi galiléen crucifié par l'armée romaine d'occupation sous Tibère
opère aujourd'hui. C'est un fait. Aujourd'hui, des hommes et des femmes, par milliers, dizaines
de milliers, sont informés par cet enseignement et transformés par lui. Il existe des doctrines,
plus anciennes ou plus récentes, que les érudits étudient et sortent de l'oubli. L'enseignement
du rabbi Ieschoua, lui, n'est pas tellement étudié par les érudits. Il n'y a pas autant de thèses de
doctorat sur l'enseignement du rabbi galiléen que sur la doctrine de Platon, de Descartes, de
Hegel ou de Kant. Il n'y en a même pas du tout. Mais l'enseignement du rabbi juif opère dans
le monde entier aujourd'hui. Il est actuellement efficace.

Il est en acte, depuis plus de dix-neuf siècles. Le rabbi, par son enseignement, opère
aujourd'hui dans quantité d'hommes et de femmes. Dans un organisme vivant, l'action de
l'information génétique est actuelle et présente tant que vit l'organisme. Cette information
génétique qui a été donnée au début, à la conception, elle continue d'opérer tant que vit
l'organisme. Tant que l'Église, qui est le corps constitué par l'information dont la source est
Ieschoua, vivra, l'enseignement du rabbi restera actuel et efficace, opérateur et transformant,
présent. Une doctrine est passée si elle n'opère plus actuellement. La doctrine du rabbi
Ieschoua n'est pas passée, elle est actuelle et active.

Le mot « information » a donc finalement trouvé, comme nous l'annoncions au début de ce


travail, la plénitude de son double sens: non seulement enseignement, mais aussi pouvoir de
construire, avec une multiplicité d'éléments, un organisme comportant une multitude de
fondions différenciées. C'est bien l'enseignement qui constitue l'organisme. Le mot
information a pris ses deux sens: communication d'une science et constitution d'une structure
vivante et subsistante, ce corps qui se développe et grandit depuis maintenant plus de dix-neuf
siècles. Il y a donc bien une analogie légitime, comme nous l'indiquions, avec l'ordre
biologique, dans lequel c'est aussi une information génétique qui commande à la construction
de l'organisme. D'ailleurs, le rabbi Ieschoua, nous l'avons vu, prend constamment ses
analogies dans l'ordre biologique, et le rabbi Schaoul, après lui, fera de même, puisque c'est
lui qui a exposé l'analogie entre l'assemblée des disciples de Ieschoua, l'Église, et un corps
organisé vivant, aux fondions multiples et différenciées.

On remarque le réalisme de la doctrine du rabbi, selon laquelle il est présent, réellement,


actuellement, dans l'ensemble de ceux qui reçoivent l'information venant de lui. C'est ce
réalisme que l'Église issue de lui a toujours voulu préserver contre ceux qui, méconnaissant
l'analogie biologique, voulaient exténuer ce réalisme, et n'avaient pas compris la nature de
cette réalité nouvelle qui est l'Église, l'assemblée composée par ceux qui sont créés nouveaux
par l'enseignement du rabbi, assemblée qui ne comporte pas seulement une unité d'ordre
juridique ou extrinsèque, mais une unité d'organisme de type biologique, une unité dont le
principe informateur, le lien immanent, le vinculum substantiale est Ieschoua lui-même.

Cette doctrine de l'information du corps des disciples de Ieschoua, cette doctrine de


l'information actuelle et continuée, de la présence actuelle et informante de Ieschoua dans ce
Corps qu'est l'Église, permet de comprendre la doctrine qui va être dégagée et élaborée par les
Pères grecs et latins. A vrai dire, cette information et cette présence réelle du rabbi Ieschoua
dans le peuple de ceux qui ont reçu l'information qui vient de lui, c'est vraiment une création
nouvelle, la création d'une humanité nouvelle, et puisque, selon l'enseignement formel de
Ieschoua, c'est Dieu lui-même qui est reçu lorsqu'on reçoit l'enseignement de Ieschoua, cette
création nouvelle d'une humanité intégrée dans un Corps informé par la doctrine du rabbi, qui
est l'enseignement de Dieu, est une authentique divinisation. Les Pères grecs et latins, Irénée,
Athanase, Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Augustin, et bien
d'autres, iront jusque-là. Le but de cette création nouvelle opérée par la communication à
l'humanité d'un enseignement dont Ieschoua est la source, et qui vient de Dieu même, ce but
c'est la divinisation de l'humanité, divinisation qui n'implique et ne comporte aucune
confusion des natures ni des personnes. L'ensemble des personnes qui reçoivent librement
l'enseignement du rabbi, qui lui donnent leur assentiment raisonnable, qui naissent à la vie
nouvelle définie par cet enseignement, cet ensemble est informé du dedans, pénétré, travaillé,
recréé, par Dieu même, par un enseignement qui vient de lui.
C'est ce que pensait l'auteur du quatrième Évangile: Ieschoua, il est l'Enseignement même
de Dieu, cet enseignement par lequel, dans lequel, toute la création a été effectuée, et par
lequel, dans lequel, Dieu achève sa création.

XXIII. QUI EST IESCHOUA ?

Nous avons essayé, jusqu'à présent, de notre mieux, d'exposer ce qui nous semble
constituer les traits caractéristiques de l'enseignement évangélique, ce par quoi il se distingue
des autres enseignements dont on peut trouver l'expression dans les livres de ce monde. Nous
n'avons pas cherché à dissimuler le caractère souvent violemment paradoxal de cet
enseignement. Au contraire, nous avons souligné à chaque pas comment et combien le rabbi
Ieschoua heurtait les préjugés, les idées reçues, le système des valeurs établies, le plus souvent,
dans l'humanité. Nous n'avons pas été complet. Pour prendre connaissance de la totalité de
l'information contenue dans les Évangiles, il faut lire les Évangiles eux-mêmes. Notre effort
ici n'a consisté qu'à dégager, pour un public supposé neuf, certaines lignes à nos yeux
directrices.

Lorsqu'on a pris connaissance de l'enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth, lorsqu'on


a pris connaissance de ce qu'on peut savoir aujourd'hui de sa vie, et de sa mort, de ce qu'il a
dit et de ce qu'il a fait, une question se pose inévitablement: Qui donc est cet homme, capable
de guérir les malades, d'enseigner comme il l'a fait, de se comporter comme nous le voyons
par les textes évangéliques ?

Nous ne pouvons procéder que d'une manière inductive. Nous ne pouvons pas affirmer a
priori ceci ou cela. Nous avons à notre disposition un enseignement, dont nous avons essayé
de rappeler quelques traits essentiels. Nous avons à notre disposition aussi des récits portant
sur des actes de Ieschoua. A partir de là, il faut nous demander: Qui est cet homme, capable
d'enseigner cette doctrine et d'accomplir ces actes ?

Les contemporains de Ieschoua, ses compatriotes, ceux qui l'ont vu et entendu, ceux qui ont
eu à leur disposition d'une manière immédiate le donné expérimental que constitue l'existence
physique de Ieschoua, ses actes, son comportement, son enseignement, se sont posés la
question. Le donné expérimental était, il est vrai, inégalement proposé à l'intelligence des
hommes de son temps, puisque les uns avaient suivi le rabbi, avaient vécu jour et nuit avec lui
pendant des mois, peut-être des années, l'avaient entendu constamment, en public et en privé,
avaient médité ensemble sur son enseignement et sur ses actes, avaient pu l'interroger: ce sont
ses compagnons, qui apprenaient de lui. Tandis que d'autres ne l'avaient vu que d'une manière
occasionnelle.

Les uns s'étaient intéressés à lui au point de tout quitter, travail, famille, pour le suivre, et
ainsi ils l'avaient évidemment mieux connu. D'autres ne lui avaient pas porté un intérêt égal,
et s'étaient contentés d'observer de loin.

Néanmoins, nous l'avons noté, en présence du même donné expérimental, des


interprétations diverses sont possibles. En présence du fait des guérisons opérées par le rabbi,
les uns en concluaient que la puissance de Dieu était avec cet homme, puisqu'il guérissait les
malades. D'autres au contraire, ses adversaires, en tiraient la conclusion qu'il opérait ces
guérisons par la puissance du Mauvais.

Certains, comme le théologien juif appartenant au parti des pharisiens, appelé Nicodème,
font un raisonnement simple, à partir de ce qu'ils voient et entendent, et concluent, avec une
grande partie du peuple, que si ce rabbi guérit, c'est que Dieu est avec lui:

Jean, 3, 1: « Il y avait un homme, d'entre les pharisiens, son nom était Nicodème, chef des
Juifs. Celui-ci vint vers lui (vers Ieschoua) de nuit, et il lui dit: Rabbi, nous savons que tu es
venu de la part de Dieu comme docteur. Car personne ne peut faire ces signes que tu fais si
Dieu n'est pas avec lui. »

En sciences, dans la pratique des sciences expérimentales, il est bien connu que, en
présence du même donné expérimental, les uns ne voient rien du tout, ne discernent pas la
signification du phénomène observé, tandis que d'autres, ou un autre, voient, d'un seul coup
souvent, mais après un long travail, et comprennent la signification du phénomène. Ils savent
tout d'un coup en discerner la loi immanente, la raison. Ils ont eu l'intelligence du donné,
d'autres ne l'ont pas eue.

En psychologie, il est connu que, pour que la perception d'un donné soit réalisée, pour que
la structure du phénomène soit discernée et sa signification dégagée, il faut avoir déjà
auparavant ce que les psychologues d'autrefois appelaient une « préperception ». Il faut en tout
cas une activité de l'intelligence, une opération propre de l'esprit.

Un jour Ieschoua demanda à ses compagnons ce qu'ils pensaient qu'il était. C'est Simon Bar
Iona, surnommé par Ieschoua Kêphâ, c'est-à-dire le « Rocher », qui répondit au nom du
groupe des compagnons. Dès que Simon-Kêphâ eut exprimé ce qu'avaient PU et compris les
compagnons de Ieschoua, au sujet de la nature de celui-ci, Ieschoua commença d'expliquer dans
quelle voie douloureuse il s'orientait. Alors Kêphâ tenta de détourner son rabbi bien-aimé de
cette voie. Mais le rabbi le repoussa durement:

Marc, 8, 27: « Ieschoua, et ses disciples, s'en alla vers les villages de Césarée de Philippe.
Et sur le chemin il interrogeait ses disciples, en leur disant:

« Qui les hommes disent-ils que je suis ? »

« Ils lui dirent: « Jean-Baptiste », et d'autres, « Élie », d'autres, l'un des prophètes. »

« Et lui il leur demandait: » Et vous, qui dites-vous que je suis ? »

« Pierre répondit et lui dit: » Tu es le Christ ».

« Et il leur enjoignit de ne (le) dire à personne à son sujet.

« Et il commença à leur enseigner: Il faut que le fils de l'homme souffre beaucoup de


choses, qu'il soit rejeté par les anciens et par les grands prêtres et par les scribes, et qu'après
trois jours il ressuscite.

« Et c'est ouvertement qu'il prononçait cette parole.


« Et Pierre (Kêphâ) le prenant à partie commença à le réprimander.

« Lui se retourna et, voyant les disciples, il réprimanda Pierre et dit:

« Arrière de moi, satan ! Car tu ne penses pas les choses de Dieu mais les choses des
hommes.»

Mat. 16, 13: "Ieschoua vint dans la région de Césarée de Philippe. Il interrogea ses disciples
en disant: Les gens, qui, disent-ils, est selon eux le fils de l'homme ? Eux, les disciples, dirent:
Les uns disent que c'est Jean le baptiste, d'autres disent que c'est Élie, d'autres Jérémie ou l'un
des prophètes. Ieschoua leur dit: Et vous, qui dites-vous que je suis ? Simon-Pierre répondit et
dit: Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant.

« Ieschoua répondit et dit: Tu es heureux, Simon Bar Iona, parce que la chair et le sang ne
t'ont pas révélé (cela) mais mon père qui est dans les cieux. »

Mat. 16, 21: « A partir de ce moment-là, Ieschoua le Meschiach commença à montrer à ses
disciples qu'il fallait qu'il aille à Jérusalem, et qu'il souffre beaucoup de la part des anciens,
des archi-prêtres et des scribes et qu'il meure... »

Mat. 16, 22: « Alors Pierre le prit à part l'attira à lui et commença à lui faire des reproches (à
le gronder) en disant: Pas question ! Seigneur ! A Dieu ne plaise, Seigneur ! Cela ne sera pas
pour toi. « Ieschoua se retourna et dit à Pierre: arrière de moi, satan. Tu es pierre
d'achoppement pour moi, parce que tu ne penses pas les pensées de Dieu, mais les pensées des
hommes. » (Cf. Marc, 8, 32.)

Discerner qui est Ieschoua, c'est, nous l'avons dit, une induction, qui doit procéder à partir de
ce donné qu'est la personne, l'existence, les actes et l'enseignement du rabbi. Kêphâ et ses
compagnons ont opéré cette analyse inductive, au terme de laquelle ils ont conclu: Notre rabbi,
c'est lui le meschiach, l'oint, attendu et annoncé par les prophètes. L'auteur du quatrième
Évangile plus tard ira plus loin. Il enseignera que Ieschoua de Nazareth, c'est lui la Parole
créatrice par laquelle, dans laquelle, la création a été faite et continue d'être faite. Ce sera aussi la
doctrine du rabbi Schaoul. Ieschoua est la parole créatrice incréée même de Dieu.

Selon ce que Ieschoua dit à Kêphâ le Roc, cet acte de l'intelligence par lequel l'homme, en
présence de ce donné expérimental concret que constituent l'existence, les actes et l'enseignement
du rabbi Ieschoua, parvient à discerner le contenu et la signification de ce donné, cet acte
d'intelligence est finalement donné par Dieu même. La capacité de discerner le sens de ce
donné-là est fournie par le Créateur. Selon la tradition biblique, on s'en souvient peut-être,
l'intelligence, comme l'être et la vie, sont donnés par le Créateur. On peut même demander
l'intelligence, par la prière (cf. Psaume 119). C'est le cas ici, pour cet acte d'intelligence qui est
le discernement, la connaissance de ce qu'est Ieschoua, qui est Ieschoua, la nature de
Ieschoua.

Nous avons vu précédemment, que la pistis, la « foi » dans le langage du Nouveau


Testament grec, est une connaissance, une intelligence, fondée sur un donné expérimental qui
est signifiant, porteur de signes, et dont le contenu intelligible est lu, discerné. Il faut donc
ajouter maintenant que la capacité de lire la signification du donné expérimental que
constituent l'existence et l'enseignement de Ieschoua, cela est donné par Dieu le Créateur.

Nous avons donc rencontré les trois caractères par lesquels le travail théologique ultérieur
va définir l'acte de foi : c'est un acte rationnel, un acte de l'intelligence, un assentiment
raisonnable de 1'intelligence (contre une conception fidéiste et obscurantiste de la foi). C'est
un acte libre: nul n'est contraint de s'intéresser au rabbi Ieschoua, de le suivre, de l'écouter, de
l'observer, et en présence des faits les plus extraordinaires, on a toujours la liberté de
supposer, ou d'imaginer, que ces guérisons sont opérées par la puissance du démon. Nul n'est
contraint violemment par la vérité, ni dans cet ordre de choses, ni dans les autres. Cette
intelligence qui est la foi, enfin, est donnée par le Créateur même, qui donne l'être, la vie et la
pensée. C'est ce que la théologie ultérieure a voulu exprimer en disant que la foi est un don de
grâce.

Dès lors que les compagnons de Ieschoua ont entrevu et compris, au moins partiellement,
qui il était, Ieschoua commence à leur expliquer qu'il ne va pas à un triomphe, qu'il ne va pas
monter sur le trône de David comme l'annonçaient certaines anciennes prophéties, mais qu'au
contraire il va être persécuté et haï au point d'être livré à la police de l'armée d'occupation
romaine, et donc cloué sur une croix, puisque c'était l'habitude des Romains.

Les compagnons de Ieschoua se « scandalisent » c'est-à-dire se heurtent, comme contre un


caillou, à cette perspective. Ieschoua leur explique les raisons pour lesquelles il va assumer
librement, volontairement, la loi de l'existence prophétique, que nous avons rappelée dans
notre précédent travail, et selon laquelle celui qui veut apporter et introduire une vérité, à
contre-courant, — contre les intérêts politiques, économiques, religieux, intellectuels ou
autres d'un milieu donné, d'une caste donnée, d'une mentalité donnée, — celui-là rencontre
une résistance, qui est d'autant plus violente que les intérêts engagés sont plus puissants, et que
l'enseignement, l'information apportés par le prophète, imposent un renouvellement plus
profond, plus radical. Ieschoua, qui enseigne la plénitude de l'information qui vient de Dieu,
savait qu'il rencontrerait la résistance la plus violente, une résistance furieuse, non seulement
de son temps, mais au cours de tous les temps.

Cela aussi est un fait d'expérience, vérifiable aujourd'hui comme hier.

Ce ne sont d'ailleurs pas, répétons-le ici, le Juif, du temps de Ieschoua en tant que tels qui ont
résisté plus spécialement que d'autres ne l'auraient fait à l'enseignement que Ieschoua voulait
leur communiquer. Les Juifs du temps de Jésus, et en tant que tels, ne sont ni pires ni meilleurs
que tous les autres hommes. La résistance des Juifs du temps de Ieschoua, à son enseignement,
c'est la résistance humaine, en ce lieu et en ce temps, à ce que Catherine de Sienne a appelé «
la douce vérité crucifiée », en tous les temps et en tous les lieux et dans tous les domaines. Si
l'incarnation avait eu lieu à Paris, à Londres ou à Berlin, au milieu du XXe siècle, le résultat
aurait été le même, sauf que l'exécution du prophète juif n'aurait pas eu lieu par une croix de
bois, mais par d'autres moyens de torture que les nations modernes, dites civilisées, ont mises
au point.
A partir de là, connaissant la loi de l'existence prophétique, Ieschoua pouvait ou bien
atténuer la force percutante de son enseignement, diminuer l'information qu'il estimait devoir
communiquer, mettre, comme on dit en langage populaire, « de l'eau dans son vin », transiger,
se compromettre, pour plaire aux autorités régnantes. C'était une méthode, pour échapper aux
conséquences de la loi inhérente à l'existence prophétique. Jérémie, nous l'avons vu, a été
tenté de se taire, pour ne plus avoir d'ennuis. Ou bien Ieschoua allait jusqu'au bout de la tâche
qu'il estimait être la sienne: dire tout ce qu'il avait à dire, faire tout ce qu'il avait à faire, et dans
ce cas, il savait qu'il allait rencontrer une résistance telle qu'il en serait, lui-même, la victime.

Il faut expliquer à nos contemporains, comme il fallait sans doute l'expliquer aux
compagnons de Ieschoua, que ce n'est pas par masochisme, par amour pervers de la douleur et
de la mort, par délectation pour l'échec, que le rabbi Ieschoua va librement et volontairement,
consciemment, à la mort que les Romains avaient l*habitude de réserver aux rebelles et aux
criminels: la crucifixion.

C'est parce que Ieschoua veut aller jusqu'au bout de la tâche qu'il s'est fixée, qu'il assume
les conséquences de cette tâche, laquelle ne peut se réaliser sans rencontrer une résistance
violente et furieuse, meurtrière.

Que Ieschoua ait eu horreur de cette mort, il suffit, pour s'en convaincre, de relire le récit
des heures qui ont précédé son arrestation, au mont des Oliviers, dans le domaine appelé
Gethsémani. Ce qui nous est relaté par ces textes (Mat. 26, 36 sq.; Marc, 14, 32 sq.; Luc 22,
40) ne peut pas avoir été inventé par la communauté primitive. « Mon âme est triste jusqu'à la
mort. » « Mon Père, Abba, si cela est possible, que cette coupe passe loin de moi... » « Abba,
Père, tout vous est possible, détournez de moi ce calice... »

Quelques analogies permettront sans doute à nos contemporains de comprendre pourquoi


Ieschoua va librement au supplice de la croix. Lorsqu'un « résistant », dans un pays occupé
quelconque, travaille pour libérer sa patrie, il sait ce qu'il risque: tomber entre les mains de la
police d'occupation, être torturé, être exécuté. S'il poursuit néanmoins sa tâche, ce n'est pas
qu'il aime la torture ou la mort. C'est qu'il ne peut pas accomplir sa tâche sans encourir ce
risque, dans les conditions historiques où il se trouve placé.

Autre exemple: Lorsqu'un médecin, un chercheur, choisit de travailler sur des problèmes
médicaux qui imposent qu'on se serve, dans les expériences, de substances radioactives, il sait,
il savait surtout il y a quelques années encore, ce qu'il risque. Si cependant il poursuit ses
recherches dans cette voie, avec les risques que cela comporte, ce n'est pas qu'il aime la
leucémie provoquée par les substances radioactives. C'est qu'il veut aboutir à un certain résultat,
et pour obtenir ce résultat, il faut faire ce qu'il fait, et cela comporte des risques.

Il en était de même pour Ieschoua. L'humanité étant ce qu'elle est, à partir du moment où
l'on veut lui communiquer un enseignement, un ensemble de vérités, projeter une lumière, qui
dérangent certains intérêts puissants, on soulève une haine, on provoque une réaction, qui est
violente et souvent meurtrière. Ieschoua n'est pas, loin de là, la seule victime de cette loi
générale. Tout homme, encore une fois, qui essaie de faire passer la vérité, dans l'ordre
scientifique, dans l'ordre politique, dans l'ordre historique, dans l'ordre économique, ou
ailleurs, — en médecine, en pédagogie, dans tous les domaines de l'existence humaine, —
tout homme qui travaille pour la justice, rencontre des intérêts, politiques, économiques,
intellectuels, ou autres, qui font obstacle et qui résistent. La résistance est d'autant plus
violente que les intérêts en jeu sont plus puissants et que la lumière introduit plus
bouleversante, plus révolutionnaire.

Ieschoua a assumé librement cette loi. Encore une fois, il pouvait se dispenser de l'assumer,
et il pouvait finir ses jours tranquillement. Il pouvait aussi, pourquoi pas ? se marier et « faire
des affaires », avoir une « bonne situation », devenir un personnage honorable dans son milieu.
Il a choisi d'être vagabond, sans feu ni lieu, sans propriété, et il a choisi la fin des criminels, la
potence. Il pouvait se dispenser de faire tous ces choix, mais alors il fallait aussi renoncer à
enseigner ce qu'il enseignait. Il fallait renoncer à communiquer à l'humanité ce qu'il lui a
communiqué. L'humanité étant ce qu'elle est, si l'on veut lui communiquer cet enseignement, il
faut savoir qu'on rencontre une résistance. Ieschoua le savait, et il a choisi.

Ieschoua voulait obtenir un certain résultat: communiquer à l'humanité un enseignement,


une information, qu'il estimait venir de Dieu même, et nécessaire absolument pour que
l'humanité devienne enfin adulte, pour qu'elle s'achève normalement, pour qu'elle parvienne à
son terme, pour qu'elle accède à ce but auquel elle est destinée: la participation libre à la vie
divine. C'est cela que les chrétiens appellent « le salut ». — Pour obtenir ce résultat Ieschoua
devait enseigner, et il ne pouvait pas enseigner, l'humanité étant ce qu'elle est, sans encourir le
risque d'être assassiné. Il l'a fait, et il n'y a aucune trace de masochisme dans son cas, ni aucune
névrose d'échec. Lorsque Marx, sa femme et ses filles connaissent la misère dans les hôtels de
Londres, ce n'est pas par amour de la misère. Marx pouvait aussi finir comme très honorable
Herr Doctor

Professor Ordinarius (sehr geehrter Herr Prof essor...) dans une Université allemande. Il a choisi
la misère de Londres, et il a perdu deux de ses filles dans cette misère. Ce n'est pas qu'il ait aimé
l'échec. C'est parce qu'il voulait obtenir un certain résultat, qu'il a voulu travailler à cette œuvre
qu'il estimait juste et bonne. Pour cela, il s'est sacrifié, il a consenti, librement, et son ami
Engels avec lui, à mener une vie de proscrit, pourchassé par les polices, pour mener à bien
cette œuvre.

Mais, dans le cas de Ieschoua, dira-t-on, c'est différent, puisque, si l'on en croit les
traditions concernant les miracles, il avait des pouvoirs tels qu'il pouvait se dispenser de se
laisser arrêter par la police de l'occupant. Il pouvait éviter la mort infamante.

Nous avons déjà noté, à plusieurs reprises, que jamais Ieschoua n'a consenti à user de ses
pouvoirs autrement qu'en faveur des malades ou des agonisants. Jamais il n'a consenti à les
utiliser pour lui-même. Il a même refusé explicitement cette possibilité, à plusieurs reprises.

Les récits qui se trouvent au début de l'Évangile de Matthieu (4, 1-11) et de l'Évangile de
Luc (4, 1-13) portent justement sur ce point: le refus d'utiliser les pouvoirs de thaumaturge
pour son profit personnel. Des critiques comme J. Jérémias pensent que dans Mat. 4, 1-11 et
Luc 4, 1-13 sont combinées trois variantes d'un unique récit:

Mat. 4, 1 s.; Luc, 4, 1 s.


1. « Alors Ieschoua fut conduit dans le désert par l'Esprit pour être tenté (éprouvé) par le
diable. Ayant jeûné 40 jours et 40 nuits, ensuite il eut faim. Le tentateur alla vers lui et lui dit:
« Si tu es le fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. Lui (Ieschoua), répondant,
dit: « Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vit, mais aussi de toute parole qui sort de la
bouche de Dieu.

2. « Alors le diable l'emmène à la ville sainte, et le place sur le faîte du temple et lui dit: «
Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas. Car il est écrit (Ps. 91, 11 s): « A ses anges il donnera
des ordres à ton sujet, et ils te porteront dans leurs mains, afin que tu ne heurtes pas contre une
pierre avec ton pied. "

« Ieschoua lui dit: « Oui, mais il est écrit aussi (Dt. 6, 16): « Tu ne mettras pas à l'épreuve
le Seigneur ton Dieu. »

3. Alors le diable l'emmène encore sur une montagne très haute, et il lui montre tous les
royaumes du monde et leur gloire, et il lui dit: « Toutes ces choses je te les donnerai, si,
tombant à genoux, tu te prosternes devant moi. »

« Alors Ieschoua lui dit: « Va-t-en, satan. Car il est écrit: « Tu adoreras le Seigneur ton
Dieu et à lui seul tu rendras un culte. »

« Alors le diable le laissa... »

Ces «tentations », ces possibilités qui se sont offertes à Ieschoua pendant son existence
terrestre, et qu'il a repoussées, sont aussi, pour une part, celles qui se présentent à l'Église de
ses disciples pendant la durée des siècles. L'Église des disciples de Ieschoua a pu connaître la
tentation d'imposer sa domination par les moyens que lui suggérait l'adversaire, le prince de
ce monde. Pour dominer ce monde, pour dominer les peuples, les dictateurs savent bien ce
qu'il faut faire: il faut utiliser le mensonge, la « propagande », l'intoxication des esprits, il faut
crétiniser les peuples par tous les moyens dont nous disposons aujourd'hui. Il faut abrutir et
supprimer partout où il se trouve encore l'esprit critique. Ce sont ces moyens-là que l'Église
des disciples de Ieschoua, au cours des siècles, doit refuser, comme son rabbi les a refusés.

Lorsqu'il est arrêté par la police de l'occupant, Ieschoua n'oppose pas de résistance et il
ordonne à Kêphâ, nous l'avons vu, de ranger son épée. Lorsqu'il est cloué sur la croix, des
gens qui assistent au supplice font encore appel à ses pouvoirs surnaturels, pour qu'il en use:

Marc, 15, 32: « O Christ, ô roi d'Israël, descends maintenant de la croix, afin que nous
voyions et que nous croyions ! »

Mat. 27, 42: « Il est le roi d'Israël, qu'il descende maintenant de la croix et nous croirons en
lui. »

Pourquoi le rabbi, s'il est vrai qu'il possédait de tels pouvoirs, n'a-t-il pas voulu en user,
lorsqu'il en avait besoin ? C'est ce qu'il a fallu faire comprendre aux compagnons de Ieschoua.
L'explication nous paraît simple. Ieschoua n'a pas voulu jouer au thaumaturge avec nous, il n'a
pas voulu jouer le dieu avec nous. Il n'a pas voulu nous « épater » avec des « prodiges ». Il n'a
pas voulu non plus « prendre le pouvoir » en usant de sa puissance. Il a voulu nous apporter un
enseignement, un enseignement de vie, non pas pour lui, mais pour nous. S'il avait usé de ses
pouvoirs surnaturels pour son propre profit, pour son propre intérêt, il n'aurait pas été
pleinement l'un d'entre nous, il n'aurait pas fait partie de la condition humaine. Il n'aurait pas
été un compagnon pour nous. Il aurait, oserions-nous dire, triché. L'histoire évangélique aurait
été alors une histoire odieuse: un dieu qui vient parmi nous quelque temps et qui prend la
liberté d'échapper aux lois de l'existence humaine. Un visiteur, un passager, un être
transcendant, mais non un compagnon d'existence. Un étranger.

C'est l'idée que l'on se faisait alors du « messie » et du « messianisme » que Ieschoua a dû
corriger lorsqu'il a expliqué à ses compagnons qu'il n'allait pas au triomphe, et qu'il n'allait pas
prendre le pouvoir. Il a fallu ré informer l'idée de messianisme et lui donner une signification
nouvelle. C'est la raison pour laquelle, de nombreux critiques l'ont souligné, Ieschoua ne se
fait pas appeler « Messie » et il demande à ses compagnons de se taire à ce sujet. Il se fait
appeler « fils de l'homme ».

Lorsqu'on dit, dans les manuels, dans les livres de piété ou dans les sermons, que la mort et
la croix de Jésus sont « rédemptrices », il faut faire attention à ne pas provoquer un de ces
nombreux malentendus et contresens qui s'accumulent depuis des siècles autour du
christianisme et qui, aujourd'hui, en rendent l'intelligence presque impossible à une grande
partie de nos contemporains.

Ce n'est pas la mort de Jésus, ce n'est pas le supplice de la croix en tant que tels, qui sont «
rédempteurs ». Ce qui est « rédempteur », c'est-à-dire libérateur, guérisseur, vivifiant, c'est
l'enseignement et la personne de Ieschoua. «Pour nous communiquer pleinement et jusqu'au
bout cet enseignement vivifiant et divinisateur, le rabbi a consenti à aller jusqu'au bout de la
condition du messager de l'enseignement qui vient de Dieu. Il a consenti à rencontrer la haine
de la vérité face à face. Parce qu'il a assumé cela jusqu'au bout, il a témoigné, il a prouvé, qu'il
s'intéressait à nous, d'une manière désintéressée, si l'on peut dire. En d'autres termes, c'est
pour nous, propter nos, et non pas dans son propre intérêt, qu'il a assumé cette pénible
condition qui consiste à nous dire ce dont nous avons besoin pour être, pour vivre et échapper
à la corruption En somme, c'est la vie qu'il nous communique, la pensée qu'il nous
communique, qui est « rédemptrice ». La mort du rabbi est la condition négative, imposée
d'ailleurs par le crime humain, à l'exercice de cette communication de la vie.

Évitons, ici encore, de tomber dans une mythologie malsaine selon laquelle la mort par
elle-même serait rédemptrice.
Ceux qui, parmi ses contemporains et compatriotes, et entendu le rabbi Ieschoua de
Nazareth, ont parfois été se sont parfois heurtés, au fait que justement ils le connaissaient
depuis longtemps et dans sa vie quotidienne. Comment comprendre cette science, cette
sagesse, cette puissance, chez un que nous avons vu enfant, puis adolescent ?

Mat. 13, 54: « Il alla dans sa patrie et il les enseignait dans leur synagogue, en sorte qu'ils
étaient frappés de stupeur et ils disaient: D'où lui vient cette sagesse et cette puissance ? ces
pouvoirs Celui-ci n'est-il pas le fils du charpentier ? Est-ce que sa s'appelle pas Mariam et ses
frères Jacob, Joseph, Simon et Judas ? Et ses soeurs, est-ce qu'elles ne sont pas toutes parmi
nous ? Et ils butaient sur cette difficulté qu'ils trouvaient en lui.

« Ieschoua leur dit: Un prophète n'est sans honneur que dans sa patrie et dans sa maison. «
Et il ne fit pas là des œuvres de puissance nombreuses, à cause de leur incrédulité. » (Cf.
Marc, 6, 1.)

C'est une objection qui a été formulée par des théologiens juifs: le roi qui a reçu l'onction
royale, le meschiach attendu, il doit venir d'ailleurs. Sa transcendance doit être garantie par
son étrangeté. Tandis que celui-ci, le rabbi Ieschoua, nous l'avons vu naître savons de quel
village il est issu, nous connaissons sa mère et toute sa famille:

Jean, 7, 25: « Quelques-uns des habitants de Jérusalem dirent alors: N'est-ce pas celui
qu'ils cherchent à faire mourir ? Et voici qu'il parle librement, et ils ne lui disent rien. Serait-ce
que vraiment les chefs auraient reconnu que celui-ci est le meschiach ? Mais celui-ci, nous savons
d'où il est. Tandis que le meschiach, lorsqu'il viendra, personne ne saura d'où il est. »

Il existe une connaissance négative, si l'on peut dire, un discernement par la haine, une
intuition par l'horreur, de ce qu'est en réalité et au fond le rabbi Ieschoua. Ceux que les
Évangiles appellent les « esprits impurs » discernent, par répulsion, ou du moins avec
répulsion, qui est le rabbi Ieschoua. Et ils le disent:

Marc, 1, 23: « Il y avait dans leur synagogue un homme (qui était) dans un esprit impur. Il
cria en disant: Qu'y a-t-il à nous et à toi, Ieschoua de Nazareth ? Es-tu venu nous perdre ? Je
sais qui tu es: le saint de Dieu. »

L'expression grecque: ti hêmin kai soi, que l'on traduit habituellement par: « Qu'y a-t-il
entre nous et toi », signifie littéralement: « Quoi à nous et quoi à toi ? » Elle correspond à
l'expression hébraïque: ma li walak, que l'on traduit aussi habituellement par: « Qu'y a-t-il
entre moi et toi ? »Exemples:

Juges, 11, 12: « Jephté envoya des messagers au roi des fils d'Ammon pour dire: » Qu'y a-t-
il entre moi et toi, pour que tu sois venu vers moi guerroyer dans mon pays ? »

II Sam. 16, 10: « Abisaï, fils de Serouyah, dit au roi: Pourquoi ce chien mort maudit-il mon
seigneur le roi? Permets que je traverse et que je lui enlève la tête. Mais le roi dit: Qu'y a-t-il
entre moi et vous, fils de Serouyah ? S'il maudit et si Yhwh lui a dit: Maudis David ! qui peut
dire: Pourquoi agis-tu ainsi ? »
II Sam. 19, 23: « Abisaï, fils de Seroyah, prit la parole et dit: Est-ce que Shimei ne sera pas
mis à mort pour avoir maudit l'oint de Yhwh? Mais David dit: » Qu'y a-t-il entre moi et vous,
fils de Serouyah, pour qu'aujourd'hui vous deveniez pour moi comme un adversaire (le satan)

Littéralement: « quoi à moi et à vous... »

I Rois, 17, 18: « Après ces événements, il advint que le fils de la maîtresse de la maison
tomba malade et que sa maladie devint si forte qu'il ne lui resta plus de souffle. Alors elle dit à
Élie: qu'y a-t-il entre moi et toi (ma li walak: quoi à moi et à toi) homme de Dieu ? Tu es venu
chez moi pour rappeler ma faute et pour faire mourir mon fils. »

II Rois, 3, 13: « Élisée dit au roi d'Israël: ma li walak, quoi à moi et à toi? Va-t-en vers les
prophètes de ton père et vers les prophètes de ta mère. »

II Rois, 9, 18: « Le cavalier partit à la rencontre et dit: Ainsi a parlé le roi: Est-ce la paix?
Jéhu dit: Qu'y a-t-il de commun entre toi et la paix ? Ma leka ouleschalom, quoi à toi et à la
paix ? »

II Chron. 35, 21: « Le roi d'Égypte Néchao monta pour guerroyer à Carchémish sur
l'Euphrate et Josias sortit à sa rencontre. Néchao lui envoya des messagers pour dire: Qu'y a-t-
il entre moi et toi, roi de Juda ? ma li walak, quoi à moi et à toi ?

« Ce n'est pas contre toi que je viens aujourd'hui, mais contre une maison avec qui je suis
en guerre... »

D'après ces exemples, on voit que l'expression hébraïque: « quoi à moi et à toi ? » ou «
quoi à moi et à vous ? » signifie, en bon français: quelle relation, quel rapport, existe-t-il entre
moi et toi, ou vous ? Qu'avons-nous à faire ensemble ?

L'expression marque donc une répulsion: puisque nous n'avons rien à faire ensemble,
puisqu'il n'y a pas de rapport, de relation entre nous, eh bien, allons chacun de notre côté.

Marc, 5, 1: « Et ils arrivèrent de l'autre côté de la mer, dans le pays des Géraséniens. Il
sortit de la barque, et aussitôt vint à sa rencontre, sortant des tombeaux, un homme (qui était)
dans un esprit impur, qui avait sa demeure dans les tombeaux. Et même avec une chaîne,
personne ne pouvait le lier, car on l'avait souvent attaché avec des entraves et des chaînes,
mais il avait mis en morceaux les chaînes et brisé les entraves, et personne ne pouvait s'en
rendre maître. Et chaque nuit, chaque jour, dans les tombes et dans les montagnes il était, il
criait et il se blessait lui-même avec des pierres.

« Voyant Ieschoua de loin, il courut et se prosterna devant lui, et il cria d'une voix forte, en
disant: Quoi à moi et à toi, quel rapport y a-t-il entre moi et toi, Ieschoua, fils du Dieu très
haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas.

« Car il (Ieschoua) lui disait: sors, esprit impur, de l'homme. Et il lui demandait: Quel est
ton nom ? Et il (l'esprit) lui dit: légion est mon nom, car nous sommes nombreux. » (Cf. Mat.
8, 28; Luc, 8, 26.)
D'après Matthieu, 8, 28 sq., il y avait deux démoniaques qui sortent d'entre les tombes. Ils
crient aussi: « quoi à nous et à toi ? fils de Dieu »? Et ils ajoutent: « tu es venu nous torturer
avant le temps fixé ».

Il est vrai, c'est encore un fait d'expérience, que l'enseignement du rabbi Ieschoua est
torturant pour beaucoup d'entre nous, plus ou moins peut-être pour chacun d'entre nous.
Quelque chose en nous résiste douloureusement à cet enseignement qui pénètre les secrets des
cœurs (ce que les modernes psychologues appellent « l'inconscient ») et qui réveille en nous
des monstres endormis ou cachés. Nous pouvons parfois discerner une révolte en nous contre
l'enseignement évangélique. Et c'est bien pourquoi, — nous émettons cette hypothèse, —
beaucoup de gens préfèrent ne pas lire ces quatre petits livres que sont les Évangiles.

Nous avons, au début de l'Évangile de Luc, un texte qui nous relate une réaction de Simon,
celui qui sera surnommé le « Rocher » par Ieschoua. C'est une réaction de fuite, un réflexe de
défense, en présence de celui dont on découvre la terrible puissance et sainteté. Simon
exprime la raison de cette réaction négative:

Luc, 5, 1: « Pendant que la foule se groupait autour de lui et écoutait la parole de Dieu, lui
se tenait sur le bord du lac de Génésareth. Il vit deux barques qui étaient arrêtées sur le bord
du lac. Les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets.

« Il monta dans une des barques — c'était la barque de Simon — et il lui demanda de
s'écarter un peu de la terre. Il s'assit, et de la barque il enseignait les foules.

« Quand il eut cessé de parler, il dit à Simon: conduis la barque au large, et lâchez vos filets
pour la pêche.

« Et Simon, en réponse, lui dit: Rabbi, toute la nuit nous avons peiné, et nous n'avons rien
pris. Mais, sur ta parole, je lâcherai les filets.

« Ils le firent, et ils prirent une grande quantité de poissons. Les filets allaient se rompre.

« Ils firent signe aux associés qui étaient dans l'autre barque, de venir les aider. Ils vinrent,
et ils remplirent les deux barques en sorte qu'elles s'enfonçaient.

« Ce que voyant, Simon Képha (Pierre) tomba aux genoux de Ieschoua et lui dit: «
Éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur, Seigneur.»

XXIV. LA QUESTION DE LA VÉRITÉ DU CHRISTIANISME

Pour nous qui vivons au XXe siècle après la naissance du rabbi, la même question se pose
que pour les contemporains et compatriotes de Ieschoua.

L'enseignement de Ieschoua étant ce qu'il est, il faut nous demander: Quelle est la source
de cet enseignement ?
A cette question on ne peut répondre que si l'on a examiné de très près l'enseignement du
rabbi, et si l'on a d'abord porté un jugement sur la valeur de cet enseignement. Celui qui pense,
l'ayant examiné, que cet enseignement n'a aucune valeur, ou une valeur médiocre, celui-là
n'aura aucune peine à répondre: « Ieschoua de Nazareth ? C'est un prophète juif, thaumaturge
sans doute, capable de guérir, et qui a enseigné une doctrine qui ne nous semble pas
particulièrement intéressante. Il n'y a pas plus de problème pour ce rabbi juif que pour
Chrysippe le Stoïcien, ou pour Épicure. Une doctrine parmi d'autres, moins importante, moins
intéressante que d'autres. »

Voilà ce que certains répondront. Le problème est à leurs yeux, résolu.

Mais ceux qui, ayant examiné de près cet enseignement du rabbi juif, auront le sentiment
que cet enseignement est exceptionnel, par sa profondeur, sa richesse, sa vérité, ceux-là seront
conduits à se demander: « Qui donc est cet homme, capable d'enseigner une doctrine qui ne
nous semble pas pouvoir être comparée à aucune autre doctrine parmi celles dont nous avons
pu prendre connaissance en lisant les livres de ce monde ? » Ceux-là réagiront comme les
serviteurs que les Grands Prêtres avaient envoyés pour se saisir de Ieschoua. Ils revinrent sans
avoir arrêté Ieschoua, en disant: « Jamais un homme n'a parlé de cette manière » (Jean, 7, 46).

La question de savoir: Qui est Ieschoua ? Est-il vrai, comme il le dit, qu'il est envoyé de
Dieu même? — cette question, pour être traitée, demande à être précédée d'une analyse,
portant sur l'enseignement du rabbi palestinien, et se posant constamment la question de savoir
si cet enseignement est vrai.

Si cet enseignement se présente à nous comme vérité, intégrale et d'une profondeur dont
nous n'avons pas encore atteint le fond, alors la question se posera: Est-ce qu'il n'a pas dit vrai,
lorsqu'il a enseigné qu'il était envoyé de Dieu, et que son enseignement vient de Dieu ?

Son enseignement, dans ce cas, apparaîtra comme ce par quoi Dieu le Créateur veut
achever sa création et diviniser l'homme.

Il doit donc exister une certaine concordance entre les vérités que l'intelligence peut
discerner par l'analyse de la création en train de se faire, et les doctrines proposées par
Ieschoua. C'est dire que, normalement, l'enseignement du rabbi doit être vérifiable.

Nous ne procédons pas d'une manière autoritaire, — d'ailleurs totalement inefficace


aujourd'hui, comme hier. Nous ne posons pas a priori la divinité de Jésus, pour, à partir de là,
conférer d'une manière extrinsèque une autorité souveraine à son enseignement. Toute la
question, pour l'intelligence contemporaine, est de savoir comment répondre à la question de la
divinité de Jésus. Nous partons du donné qui est offert à tous, et nous proposons une analyse
inductive, pour, à partir de ce donné, répondre, peut-être, à la question ultime concernant
Ieschoua.

Que signifie la question de la vérité, à propos de cet enseignement ?

Nous avons essayé d'examiner successivement un certain nombre de propositions,


paradoxales, concernant la pauvreté, la puissance de la douceur, le refus d'opposer l'agression
à l'agression, le privilège de l'enfance du point de vue de l'intelligence, et puis des lois que
nous avons appelées ontogénétiques. Pour chacune de ces propositions, il faut nous demander:
Est-ce que cela est vrai ? Est-il vrai, comme l'enseigne le rabbi Ieschoua, que la pauvreté
consentie soit libératrice, humanisante et qu'elle permette d'entrer dans l'économie de la vie
divine ? Est-il vrai que la véritable puissance soit douce ? Est-ce que la méthode préconisée
par le rabbi en présence de l'agression est bonne, efficace, intelligente, — ou bien au contraire
utopique ? Bref, en présence de chacun des éléments de cet enseignement, il faut nous poser la
question de la vérité. Il faut vérifier cet enseignement. Cela peut se faire, le rabbi le disait déjà.
Il disait que, dès cette durée-ci, on peut vérifier que celui qui, pour lui, quitte mère, père,
sœurs, maisons, etc., retrouve le centuple, — avec des persécutions. On peut vérifier, dès cette
durée-ci, dans l'existence présente, la vérité de ce que nous avons appelé la loi ontogénétique
fondamentale. Tout l'Évangile est vérifiable. Il ne s'adresse pas à des gens susceptibles de
faire un « acte de foi » aveugle, en des propositions qu'ils ne comprendraient pas. Il s'adresse
à des gens normaux, des paysans des ouvriers, des marins, à qui il faut parler un langage
normal et positif, raisonnable.

Pour vérifier l'enseignement évangélique, il faut faire appel au psychologue, à


l'anthropologue, à l'historien, à tous ceux qui, dans un domaine ou dans un autre, ont affaire
avec la réalité humaine, et sont susceptibles de vérifier la vérité, ou de constater l'inexactitude,
des propositions fondamentales qui constituent l'enseignement évangélique.

La question d'ensemble de la vérité du christianisme doit se traiter à divers niveaux.

Il faut d'abord traiter de la question, commune au judaïsme, au christianisme et à l'Islam, de


la vérité du monothéisme. Est-il vrai que le monde ne soit pas le seul Être, mais qu'il en existe
un autre, dont il dépend du point de vue de l'exister et en tout ce qu'il contient ? Est-il vrai que
le monde ne soit pas l'Être absolu, suffisant, éternel ? Est-il vrai que l'Être absolu est autre que
le monde, distinct du monde, créateur du monde ?

Cette question préalable est celle que soulève le monothéisme en général et en tant que tel.
Elle n'est pas propre au christianisme. Mais comme le christianisme inclut le monothéisme
dans l'ensemble des doctrines qui le constituent, comme le christianisme est un monothéisme, il
faut traiter de la vérité du monothéisme, si l'on veut traiter de la vérité du christianisme.

Le christianisme est une forme du monothéisme. Il appartient à la classe des religions


monothéistes. Si le monothéisme est faux alors le christianisme est faux aussi. Si le
monothéisme est vrai cela ne prouve pas encore que tout le christianisme soit vrai car le
christianisme comporte des éléments qui ne sont pas inclus dans l'ensemble des éléments qui
définissent le judaïsme et l'islam religions monothéistes.

Il faut donc d'abord examiner si le monothéisme est vrai, et ensuite examiner si les
éléments propres au christianisme sont vrais aussi.

Nous devons donc commencer par le plus général, le monothéisme, pour aller de là au plus
particulier, l'enseignement propre au christianisme.
Dans un travail antérieur, nous avons essayé de voir comment se pose aujourd'hui, en
fonction de ce que nous connaissons du monde et de tout ce qu'il contient, le problème de
l'existence de Dieu57[57].

Nous avons cru pouvoir conclure qu'en fait l'athéisme pur est impensable, contradictoire,
que le monde ne peut pas être pensé le seul Être existant. Si l'on tente de penser l'univers
comme le seul Être existant, alors on est conduit, de fil en aiguille, à lui prêter tous les
caractères de la divinité, et cette divinisation du monde physique entraîne des conséquences
absurdes. Il en résulte qu'il n'est pas possible de penser le monde comme le seul Être existant,
et qu'il faut, pour penser le monde correctement, supposer nécessairement l'existence d'un
Être qui communique au monde l'être, l'information, la vie, la pensée, et tout ce qu'il contient,
tout ce qui le caractérise.

L'analyse du problème de l'existence de Dieu procède à partir d'une constatation très


simple, immense et incontestable: au cours de l'histoire de /'univers, l'information va croissant.
Ce qui signifie, en d'autres termes, que la création d'êtres nouveaux, de structures nouvelles,
d'organismes nouveaux, est constamment en cours, depuis des milliards d'années. Les êtres
qui précèdent ne peuvent pas rendre compte de la genèse de cette information nouvelle qui
s'opère. Les êtres, ou l'ordre des choses, à un moment donné de l'histoire de l'univers, ne
peuvent pas rendre compte de la genèse d'êtres nouveaux, et d'un ordre naturel nouveau. Il y a
de la création en train de s'opérer depuis des milliards d'années. Ce n'est pas la matière d'il y a dix
milliards d'années qui invente, par elle-même, l'information génétique qui va apparaître il y a
trois milliards d'années. Ce ne sont pas les gènes des microorganismes qui peuplaient les mers
il y a un ou deux milliards d'années, qui peuvent rendre compte de l'invention, de la création,
d'une information génétique capable de commander à la genèse d'un organisme comme
l'organisme humain. Un courant créateur traverse la matière, les êtres, au cours des milliards
d'années que nous atteignons par la science. Ce courant créateur, ce geste créateur, informe la
matière et compose des structures de plus en plus complexes. La source de l'information
organisatrice et créatrice, c'est cela que nous atteignons par analyse inductive à partir du
donné et que, en première approximation, comme Aristote le fit pour l'Acte premier, nous
appelons « Dieu ». Il est celui qui communique l'information, même si on laisse de côté,
provisoirement, le problème encore irrésolu de l'éternité ou de la non éternité du monde. Ce
que nous retrouvons ainsi, par analyse du donné moderne, c'est la prima via.

Pour traiter la question de la vérité du christianisme, une fois que l'on a traité la question de
la vérité du monothéisme en général, il faut traiter de la question, moins générale, mais
commune encore au judaïsme, au christianisme et à l'islam, de la révélation de Dieu en Israël.
Car le judaïsme, le christianisme et l'islam admettent qu'en Israël, depuis Abraham, Dieu s'est
manifesté. Il faut voir si cela est vrai, ou non. Là encore, si cela est faux, alors le christianisme
est faux, car le christianisme présuppose la vérité de cette révélation accordée aux prophètes
d'Israël depuis Abraham jusqu'à Iohannan le baptiseur. Mais s'il est vrai qu'en Israël depuis

57[57] Claude TRESMONTANT, Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu,


Éditions du Seuil, 1966.
Abraham jusqu'à Jean, Dieu se soit manifesté, cela ne prouve pas encore que le christianisme
tout entier soit vrai, car il reste à examiner la vérité de la doctrine et de la personne du rabbi
Ieschoua de Nazareth.

Nous avons essayé, dans un travail antérieur58[58], d'examiner cette question de la vérité de
la révélation effectuée en Israël depuis Abraham, jusqu'aux derniers des grands prophètes
d'Israël, en laissant de côté la question du rabbi Ieschoua.

S'il est vrai qu'en Israël le Dieu vivant s'est manifesté par l'intermédiaire de ses serviteurs
les prophètes, alors il y a un fonds commun, un tronc commun, de vérité, dans le judaïsme, le
christianisme et l'islam.

Mais cela ne prouve pas encore que tout le christianisme soit vérité, car il existe des
éléments de doctrine qui sont propres au christianisme et qui ne sont pas communs au
christianisme, au judaïsme et à l'islam.

Il reste donc à examiner la vérité de la doctrine du rabbi Ieschoua.

On voit que notre démarche et notre méthode sont directement opposées au point de vue le
plus communément admis aujourd'hui parmi les chrétiens, et tout particulièrement à la doctrine
du grand théologien protestant Karl Barth.

Karl Barth pense qu'il n'y a de connaissance de Dieu « qu'en Jésus-Christ ». — Nous
pensons pour notre part qu'il existe une authentique connaissance de Dieu possible à partir
d'une méditation sur le monde et sur tout ce qu'il renferme. C'est ce qu'on appelle la «
théologie naturelle », qui a très mauvaise presse aujourd'hui et que Karl Barth attaque
violemment. Nous ne pensons pas que la théologie naturelle soit suffisante, mais nous
pensons qu'elle est possible et nécessaire.

Nous pensons qu'elle est possible contre ceux qui, kantiens, positivistes ou néopositivistes,
assurent, au nom d'une certaine théorie de la connaissance, que l'intelligence humaine ne peut
pas aller jusqu'à connaître avec certitude, à partir du monde, l'existence d'un Être distinct du
monde et créateur du monde. C'est un problème qui relève de la critique de la connaissance et
de la métaphysique. C'est le problème de la possibilité de la métaphysique en tant que science.
Nous n'y reviendrons pas ici.

Rappelons simplement un malentendu très largement répandu. Si l'on entend par «


métaphysique » une spéculation ou un ensemble de spéculations qui n'ont pas de fondement
dans l'expérience et qui s'édifient a priori par voie déductive, alors nous partageons le
scepticisme des critiques de la métaphysique. Mais il n'y a pas dans l'histoire de la philosophie
que des métaphysiques de ce type, construites a priori. Il n'y a pas que la méthode déductive a
priori. Il existe aussi des efforts d'analyse métaphysique fondée sur la réalité objective
scientifiquement explorée, — non plus construction et déduction a priori, mais analyse
inductive patiente et tâtonnante. C'était la méthode du naturaliste Aristote, ce fut récemment
la méthode du grand Bergson, qui fut toute sa vie un étudiant studieux en biologie. Cette
méthode-là ne nous paraît pas tomber sous le coup des critiques kantiennes, positivistes et

58[58] Claude TRESMONTANT, Le Problème de la Révélation, Éditions du Seuil, 1969.


néopositivistes de la « métaphysique », telle que les kantiens et les positivistes l'entendent.
Car Kant a toujours compris par « métaphysique » exclusivement une démarche analogue à
celle de Wolff, qui est précisément une démarche déductive a priori, une pure construction
par concepts, et non une analyse inductive procédant à partir de l'expérience. Kant répète
constamment que la métaphysique, telle qu'il l'entend, est une construction pure par concepts,
édifiée a priori, et sans partir de l'expérience sensible. Nous lui laissons donc volontiers entre
les mains le cadavre de la « métaphysique » ainsi comprise. Cela ne nous concerne pas.

Nous pensons que la théologie naturelle est nécessaire et bonne contre les théologiens qui,
comme Karl Barth, pensent qu'elle est non seulement inutile mais nuisible et mauvaise, car,
nous dit Barth, le dieu auquel elle parvient ne peut être qu'une idole. C'est le dieu des
philosophes et non pas le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Nous savons bien que le dieu, ou plutôt les dieux divers, de Platon, d'Aristote, de Plotin,
d'Avicenne, d'Averroès, de Spinoza et de Hegel, ne sont pas le Dieu d'Abraham et des
prophètes hébreux. Cela, c'est une question de fait.

Mais nous ne pensons pas que l'Être auquel l'intelligence humaine parvient en tâtonnant
par une méditation sur le monde, soit autre que le Dieu qui s'est manifesté en Israël. Nous
pensons que l'Absolu est unique. Il est le créateur du ciel et de la terre, — des galaxies en
fuite et de tout ce que contient notre minuscule planète. Il est connaissable à partir de sa
création, parce que sa création le manifeste. Il est connaissable à partir d'Israël parce qu'en
Israël il s'est manifesté. Mais il n'y a pas deux dieux, un Dieu de la création, et un Dieu de la
manifestation, en Israël et en Jésus.

Notre méthode, contrairement à celle de Barth, consiste donc à sérier les questions. Nous
pensons qu'il est possible d'avoir une certaine connaissance de Dieu, incomplète certes, mais
authentique, par une simple méditation sur le monde. Nous pensons que à l'intérieur du
judaïsme il existe une authentique connaissance de Dieu, incomplète encore, par
l'intermédiaire des grands prophètes d'Israël, et indépendamment du dernier d'entre eux,
Ieschoua. Nous ne pensons pas que, si l'on cesse d'être chrétien, l'on doive nécessairement
cesser d'être monothéiste; que l'on doive passer nécessairement du christianisme à l'athéisme,
car nous pensons qu'il existe des étages dans la construction qui est l'ensemble du
christianisme. Il existe un fonds commun à tous les monothéismes, la conviction qu'il existe
un Être absolu distinct du monde et créateur du monde. Un fonds commun au judaïsme, au
christianisme et à l'islam: la conviction qu'en Israël, par l'intermédiaire des prophètes d'Israël,
Dieu s'est manifesté. Et puis une part qui est propre au christianisme, qui n'est pas reçue par le
judaïsme, la part spécifiquement chrétienne, la personne et l'enseignement du rabbi Ieschoua.

Nous ne pensons pas, contrairement à la plupart de nos contemporains, que la question de


la vérité du christianisme soit une question de « foi », au sens où l'on entend le mot « foi »
dans le langage contemporain, c'est-à-dire d'adhésion aveugle, irrationnelle, relevant d'une «
option » plus ou moins arbitraire et sentimentale. Nous pensons que la question de la vérité du
christianisme, sur tous les plans, à tous les niveaux, relève de l'analyse, de l'intelligence et de
l'expérience.

Marana-tha. Paris, mai 1969.


TABLE

PLAT RECTO

PLAT VERSO

DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

INTRODUCTION

I. LE GUÉRISSEUR

II. L'ENSEIGNEUR

III. LE PRIVILÈGE DE LA PAUVRETÉ

IV. LE SOUCI

V. LA DOUCEUR ET LA PUISSANCE

VI. LA PITIÉ

VII. LA PAIX

VIII. LA PERSÉCUTION POUR LA JUSTICE

IX. LE PRIVILÈGE DE L'ENFANCE

X. LES « LIENS DU SANG »

XI. L'ÉTAT

XII. LA RELIGION ÉTABLIE

LE SABBAT

LE JEÛNE

LES PURIFICATIONS RITUELLES


LE CŒUR DE L'HOMME

LA CRITIQUE DE L'HOMME RELIGIEUX

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME

LE PLUS GRAND COMMANDEMENT

LES LIEUX DE CULTE

LA PRIÈRE

XIII. LA « MORALE »

XIV. «NE JUGEZ PAS »

XV. LA GENÈSE DU ROYAUME DE DIEU

XVI. LA LOI ONTOLOGÉNÉTIQUE FONDAMENTALE

XVII. L'EXIGENCE DE FRUCTIFICATION

XVIII. ÉLECTION ET SÉLECTION LE RISQUE DE PERDITION

XIX. LA FOI

XX. L'ATTENTE ET LA VEILLE

XXI. LA COMMUNICATION DES POUVOIRS D'ENSEIGNEMENT ET DE


GUÉRISON

XXII. PRÉSENCE RÉELLE

XXIII. QUI EST IESCHOUA ?

XXIV. LA QUESTION DE LA VÉRITÉ DU CHRISTIANISME


59[1] Pour se guider dans l'immense littérature concernant le messianisme, et pour prendre
connaissance de l'état actuel de la recherche, on pourra lire : l'Attente du Messie, par L.
CERFAUX, J. COPPENS, etc. Paris, Desclée de Brouwer, 1958.

60[2] P. BONNARD, l'Évangile selon saint Matthieu, Neuchâtel, 1963, p. 269.

61[3] O. CULLMANN, Saint Pierre, p. 159.

62[4] J. Jérémias, Die Gleichnisse Jesu, Gôttingen, 1956, p. 96. Trad. fr. les Paraboles
de Jésus (Livre de Vie), Paris, 1968, p. 158-159.

63[5] Le Problème de la Révélation, Paris, Éditions du Seuil, 1969.

64[6] Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Paris, Éditions du


Seuil, 1966.

65[7] LAPLACE, Essai philosophique sur les probabilités, 1814.

66[8] Renan, Vie de Jésus, Oeuvres complètes, t. IV, p. 14.


67[9] Op. cit., chap. VI, trad. Ch. Appuhn, p. 145.

68[10] Trait. theol. pol. VI, trad. cit., p. 125.

69[11] Spinoza, Tract. theol. pol. VI, trad. Appuhn, 126.

70[12] Spinoza, Tract. Theol. pol. VI, trad. cit., p. 129.

71[13] Spinoza, Tract. Med. pol. VI, trad. cit., 131.

72[14] Spinoza, Tract. theol. pol. VI, trad. cit., 132.

73[15] Spinoza, Tract. Theol. pol. VI, trad. cit. 139

74[16] Spinoza, Tract. theol. pol. VI, trad. cit. 146.


75[17] É. Bréhier, Histoire de la philosophie, t. II, p. 487.

76[18] É. Bréhier, Histoire de la philosophie t. II, p. 494.

77[19] P. Masson-Oursel, la Philosophie en Orient, p. 24.

78[20] Katha Upanishad, II, 19, trad. L. RENOU.

79[21] La Bhagavad-Gîta, II, sq., trad. E. SÉNART.

80[22] Pour l'analyse littéraire, les problèmes critiques et exégétiques que posent les "
béatitudes " qui nous sont transmises dans les deux versions de ce qu'on appel " le
Sermon " sur la montagne (c'est-à-dire l'enseignement donné par Ieschoua dan la montagne),
on se reportera au grand travail de DOM JACQUES Du PONT, Les Béatitudes; Paris,
Gabalda, 1969. Cf. aussi W. DAVIES, le Sermon sur la Montagne, trad. fr., Paris Éd. du
Seuil, 1970.
81[23] Pour ce qui concerne les diverses interprétations qui ont été données de parole de
Ieschoua, " heureux les pauvres ", et pour tout ce qui concerne l'arrière fond biblique de
cette affirmation, on se reportera au travail déjà cité de Dom Jacques Du Pont.

82[24] On lira à ce propos les très beaux travaux de Joachim Jérémias, Abba, Göttingen,
1966. Abba est un mot araméen populaire, familier qui signifie " père ", mais en un
sens moins solennel.

83[25] D. et K. STANLEY JONES, la Cybernétique des êtres vivants, trad. fr. Paris, 1962.
Chap. 37 : La cybernétique de la guerre, p. 119.

84[26] D. et K. STANLEY JONES, op. cit., p. 121.

85[27] Lévitique, 19, 18.

86[28] Ne se trouve pas dans la Bible hébraïque.

87[29] Sur ce point, lire O. CULLMANN, Dieu et César.


88[30] C'est une parole d'un philosophe communiste français lors d'une discussion publique
entre lui et moi, à Lille.

89[31] Cf. Pierre PRIGENT, la Fin de Jérusalem, Delachaux et Niestlé, 1969.

90[32] Environ 60 millions de francs-or

91[33] Environ 100 francs

92[34] J. Jérémias, Jésus et les paiens, trad. fr., p. 46

93[35] THOMAS d'AQuiN, Summa theol. I, q. 98, a. 2. Ea enim quae sunt naturalia bomini,
neqite subtrahuntur neque dantur homini per peccatum.

94[36] Nous verrons plus loin le sens de cette formule sémitique. Cf. p. 252 et sq.

95[37] BONNARD, Évangile selon Matthieu, p. 321.


96[38] O. CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel-Paris, 1956, p. 29.

97[39] Paul HUMBERT, Études sur le récit du paradis et de la chute dans la Genèse,
Neuchâtel, 1940.

98[40] Par exemple les Commentaire du Nouveau Tefîament publié sous la dire&ion de J. J.
VON ALLMEN, P. BONNARD, O. CULLMANN, etc. aux Éditions Delachaux et Niestlé.

99[41] LAGRANGE, Évangile selon Marc, p. 43. 2. LAGRANGE, IBID, p. 41.

100[42] LAGRANGE, Ibid., p. 41.

101[43] Nous avons essayé d'expliquer la signification de la doctrine de la justification chez


Schaoul-Paul, dans notre petit livre: Saint Paul et le mystère du Christ, Éditions du Seuil,
collection Maîtres Spirituels, p. 113.

102[44] Le problème de la Révélation, Éditions du Seuil, 1969, p. 80 et sq.; p. 141 et sq.


103[45] Le problème de la Révélation, Éditions du Seuil, 1969, p. 167 et sq.

104[46] L'hébreu nephesch, l'araméen naphescha, signifient à la fois « l'âme » et « la vie ».

105[47] 1. Et de l'amour entre l'homme et la femme...

106[48] Un philosophe chrétien, au XXe siècle, a profondément compris ces problèmes


d'ontologie génétique, et toutes les conséquences qu'elle implique, c'est Maurice BLONDEL
qui, dans sa grande Trilogie sur la Pensée, l'Être et l'Action, traite précisément de ces
problèmes. Pour mieux comprendre la doctrine évangélique de la création, de la fructification,
de la normative, et celle, que nous allons aborder, qui concerne le risque inévitable, dans cette
perspective créatrice, de perdition, le lecteur ne peut mieux faire, nous semble-t-il, que de lire
et de méditer ces ouvrages d'ontologie génétique. Nous avons essayé d'en résumer les thèses
principales dans notre Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, Éditions du Seuil,
1963.

107[49] Nous avons noté dans notre précédent travail que Germe est le nom que des prophètes,
au VIIe et VIe siècle avant notre ère, donnent au roi messie attendu. Cf. Le problème de la
Révélation, p. 304-305.

108[50] La vallée de Bén-Hinnom, appelée aussi vallée de Hinnom (en hébreux: Gey-Hinnom)
était un lieu où l'on brûlait les enfants en l'honneur de Moloch. Cf, II Rois, 23, 10; Jer. 7, 32.
109[51] F. GONSETH, Philosophie néo-scolastique et philosophie ouverte, Paris, 1954, p. 189
sq.

110[52] Le Problème de la Révélation, p. 165 et sq.

111[53] Cf. J. JEREMIAS, Jésus et les païens, p. 44: « Anistasthai meta tinos ne signifie pas
ici: « ressusciter avec quelqu'un », mais, par un sémitisme = Qoum im « se présenter avec
quelqu'un devant le tribunal » en qualité de témoin à charge, c'est-à-dire « se présenter contre
(im) quelqu'un comme accusateur... »

112[54] JEREMIAS, ibid.: « Katakrinein tina ne signifie pas ici que les païens se voient
attribuer des fonctions judiciaires (« prononcer un verdict contre quelqu'un »), mais s'applique
de nouveau, par un sémitisme, aux témoins à charge: « provoquer la condamnation de
quelqu'un » ( = Haiiev, p. ex. Dan. 1, 10... ). »

113[55] Le problème de la Révélation, p. 264.

114[56] C'est le problème que nous avons essayé de traiter dans Comment se pose aujourd'hui
le problème de l'existence de Dieu, Éd. du Seuil, 1966.

Vous aimerez peut-être aussi