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INTRO­­DUC­­TION

À LA GÉO­HISTOIRE
CHRISTIAN GRATALOUP
Baudelle Guy, Géo­­gra­­phie du peu­­ple­­ment, 2004.
Béguin Michèle et Pumain Denise, La repré­­sen­­ta­­tion des don­­nées géo­­gra­­phiques.
Sta­­tistique et car­­to­­gra­­phie, 2010, 3e éd.
Ciattoni An­nette et Veyret Yvette (dir.), Les fon­­da­­men­­taux de la géo­­gra­­phie, 2013,
3e éd.
David Oli­­vier, La popu­­la­­tion mon­­diale. Répar­­tition, dyna­­mique et mobi­­lité, 2011, 2e éd.
Di Méo Guy, Intro­­duc­­tion à la géo­­gra­­phie sociale, 2014.
Gœury David, Sierra Philippe, Lire les ter­­ri­­toires, 2015.
Godard Alain et Tabeaud Martine, Les cli­­mats, 2009, 4e éd.
Louchet
­­ André, Les océans. Bilan et perspec­­tives, 2013.
Louiset Odette, Intro­­duc­­tion à la ville, 2011.
Pitte Jean-­Robert, La France, 2009, 3e éd.
Pumain Denise et Saint-­Julien Thérèse, Ana­­lyse spa­­tiale. Les inter­­ac­­tions, 2010, 2e éd.
Pumain Denise et Saint-­Julien Thérèse, Ana­­lyse spa­­tiale. Les loca­­li­­sa­­tions, 2010, 2e éd.
Veyret Yvette et Ciattoni An­nette, Géo-­environnement, 2011, 2e éd.
Veyret Yvette, La France. Milieux phy­­siques et envi­­ron­­ne­­ment, 2000.

Illustration de cou­ver­ture : © Malgorzata Kistryn


Conception de la couverture : Hokus Pokus créations

© Armand Colin, 2015


Armand Colin est une marque de
Dunod Édi­teur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris
ISBN : 978-2-200-27910-3
sommaire
Intro­­duc­­tion générale l7

INTER­­AC­­TIONS  : TER­­RI­­TOIRE, MILIEU, ESPACE l13

1l Ter­­ri­­toire  : les socié­­tés entre deux dis­­tances


et entre deux rythmes l17
1.  L’extrême diver­­sité des socié­­tés I18
2. Pre­­mière expli­­ca­­tion de la diver­­si­­fi­­ca­­tion his­­to­­rique  :
la mobi­­lité de l’espèce humaine (Dis­­tance 1) I23
3. Seconde expli­­ca­­tion de la diver­­si­­fi­­ca­­tion his­­to­­rique  :
la néces­­saire proxi­­mité (Dis­­tance 2) I26
4. Contra­­dic­­tion entre dif­­fu­­sion et néces­­sité de proxi­­mité  :
la fabrique des ter­­ri­­toires I28
5.  Deux tem­­po­­ra­­li­­tés, deux dis­­tances  : un écou­­mène I31

2l Milieu  : l’impos­­sible déter­­mi­­nisme envi­­ron­­ne­­men­­tal l33


1.  La bar­­rière et l’axe I34
1.1.  La mer sépare et relie I34
1.2.  Le désert, comme la mer I40
1.3.  La mon­­tagne  : rare­­ment une bar­­rière I43
1.4.  Les cours d’eau, fron­­tières mar­­gi­­nales  ; les val­­lées, vrais axes I45
1.5.  La forêt vrai rem­­part, mais effa­­çable I46
2.  Milieu et ter­­ri­­toire I47
2.1.  Diver­­sité des dota­­tions I47
2.2.  Terre, ter­­rain, ter­­ri­­toire I51
2.3.  La ques­­tion zonale I55
3.  Conclu­­sion  : écou­­mène et système-­Terre I57

3l Espace : l’hori­­zon du temps social l59


1.  Des sys­­tèmes spa­­tiaux his­­to­­riques I60
1.1.  Arrêts sur image I60
1.2.  Ana­­lyse spa­­tiale et histo­rité I64
2.  Espace et milieu I66
3. Espace et ter­­ri­­toire  : des historités dif­­fé­­ren­­tielles I73

Conclu­­sion  : des tem­­po­­ra­­li­­tés situées l75


ÉCHELLES : SITUA­­TIONS, MOMENTS l79

4l Le jeu des posi­­tions rela­­tives l83


1.  La dis­­tance a une his­­toire I83
1.1.  La complexification des moyens de commu­­ni­­ca­­tion I83
1.2.  Au-­delà de l’hori­­zon  : les connais­­sances géo­­gra­­phiques I87
2.  Le puzzle et le réseau I88
2.1.  Plus loin que loin I89
2.2.  Le syn­­drome de Boli­­var I93
3.  Le couple centre/péri­­phérie I97
3.1.  Les auréoles du temps I98
3.2. Dis­­tance et contra­­dic­­tion  :
le modèle centre/péri­­phérie stricto sensu I100

5l L’usage inegal de la terre l103


1. Le front pion­­nier, accès aux res­­sources par dif­­fu­­sion I104
1.1.  Brû­­lis et front pion­­nier I105
1.2.  Créa­­tion de la péri­­phérie domi­­née I106
1.3.  Inver­­sion de den­­sité I112
2. La terre à l’échelle du monde : l’exploi­­ta­­tion des dif­­fé­­rences zonales I113
2.1.  Genèse des péri­­phéries tro­­pi­­cales I113
2.2. La péjo­­ra­­tion de la zone inter­­tro­­pi­­cale  : un moment his­­to­­rique I115
3. Socié­­tés à racines et socié­­tés à pattes : l’inven­­tion du nomade I116
3.1. L’ani­­mal ver­­sus le végétal I117
3.2 La spé­­cia­­li­­sa­­tion cara­­va­­nière, une spé­­ci­­ficité des échanges
de l’ancien monde I120

6l Un écou­­mène frappe d’imma­­nences l125


1.  Échelle(s) : du bi au multi­scalaire I126
2. Un cas trop par­­ti­­cu­­lier  : l’État-­nation mono­scalaire I130
2.1.  Espace choroplète et quasi-­éternité I130
2.2.  La forme la plus pure du biscalaire I133
2.3.  Un type idéal jamais réa­­lisé I135
3. Deux formes oppo­­sées de régimes sca­­laires :
l’empire et le monde poly­­cen­­trique I137
3.1. L’empire et le poly­terri­­toire I137
3.2. Géo­­gra­­phie des échelles (dans l’ancien monde) I144
3.3. Brève géo­histoire de l’échelle urbaine I147

Conclu­­sion  : une géo­­gra­­phie de l’his­­toire sans aléa l153


PRIN­­CIPES GÉO­HISTO­­RIQUES l155

7l La pos­­si­­bi­­lité de scé­­na­­rios l159


1.  Ten­­ta­­tion et risque du modèle I160
2.  Assu­­mer ses domaines de vali­­dité I162
3. Un exemple de ques­­tion compa­­ra­­tive : où est le chef-­lieu ? I167
4.  Un exemple de prin­­cipe géo­histo­­rique : Constantinople I175

8l Des situa­­tions his­­to­­riques récur­­rentes l179


1.  Des his­­toires oppo­­sées parce que connec­­tées I181
2.  Géo­­gra­­phie de l’évé­­ne­­men­­tiel I182
3.  L’angle pro­­tégé I187
4.  Bas­­cu­­le­­ment des centralités et des péri­­phéries I190
5.  Valse de la terre et de la mer I192

9l Échelle et identités l199


1.  Ter­­ri­­toires intra-­sociaux et espace inter-­social I200
2.  Logiques spa­­tiales et résis­­tance ter­­ri­­toriale I202
3. Des « romans ter­­ri­­toriaux » néga­­teurs des niveaux plus vastes I205
4. Des pen­­sées enca­­drées par des visions du monde situées I208

Conclu­­sion : ne pas avoir peur des grandes ques­­tions l211

Conclu­­sion géné­­rale l213

Glossaire l217

Liste des figures l222

Biblio­­gra­­phie l223
INTRO­­DUC­­TION
Générale

E n France, et dans très peu d’autres pays comme le Japon, l’his­­


toire et la géo­­gra­­phie forment à l’école un couple. Pour qui a fait
ses études dans le sys­­tème sco­­laire fran­­çais, cette asso­­cia­­tion passe
pour une évi­­dence et la sur­­prise est sou­­vent grande de s’aper­­ce­­voir
qu’il n’en va pas par­­tout de même. Le rôle cen­­tral du ter­­ri­­toire dans
la repro­­duc­­tion de l’iden­­tité fran­­çaise explique cette asso­­cia­­tion. En
retour, celle-­ci n’est pas sans effets épis­­té­­mo­­lo­­giques sur les deux
champs scien­­ti­­fiques que sont l’his­­toire et la géo­­gra­­phie. On pour­­
rait rapi­­de­­ment pen­­ser qu’en France, plus que dans d’autres pays, la
féconda­­tion réci­­proque entre les deux dis­­ci­­plines uni­­ver­­si­­taires est
logi­­que­­ment plus riche et diver­­si­­fiée. Ce n’est pas si simple.
Lorsque, au début de la IIIe Répu­­blique, se sont cris­­tal­­li­­sées les dis­­
ci­­plines sco­­laires, la géo­­gra­­phie a été rat­­ta­­chée à l’his­­toire, ce choix
n’a pas fait outre mesure débat. Il exis­­tait bien une tra­­di­­tion consi­­dé­­
rant la géo­­gra­­phie comme «  l’œil de l’his­­toire  » et l’ins­­ti­­tuant comme
l’une de ses prin­­ci­­pales sciences annexes. Situer les évé­­ne­­ments his­­to­­
riques, les batailles en par­­ti­­cu­­lier, connaître les confi­­gu­­ra­­tions géo­­po­­li­­
tiques anciennes, ne seraient-­ce que celles de l’Empire romain, était la
fonc­­tion d’une géo­­gra­­phie his­­to­­rique qui était la seule par­­ti­­cipation de
la géo­­gra­­phie à la for­­ma­­tion des jeunes Fran­­çais. La seule chaire de
géo­­gra­­phie qui exis­­tait à la Sorbonne, jus­­qu’en 1898, était celle de
géo­­gra­­phie his­­to­­rique.
La mise en place d’un ensei­­gne­­ment géo­­gra­­phique à l’école, élé­­
men­­taire comme secondaire, donc la néces­­sité d’ini­­tier les ins­­ti­­tu­­
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
INTRO­­DUC­­TION Générale

teurs et celle de don­­ner aux pro­­fes­­seurs d’histoire-­géographie une


double for­­ma­­tion, pro­­voquent, à la fin du xixe  siècle, l’émer­­gence
d’une dis­­ci­­pline uni­­ver­­si­­taire géo­­gra­­phique qu’ont dû fré­­quen­­ter
tous les étu­­diants en his­­toire. Ce fut le cadre social de « l’École fran­­
çaise de géo­­gra­­phie » dont la figure tuté­­laire a été Paul Vidal de la
Blache. His­­to­­rien de for­­ma­­tion, il contri­­bua for­­te­­ment à l’indu­­ra­­tion
du couple histoire-­géographie en France. L’ensei­­gne­­ment qu’il pro­­di­­
gua à l’École nor­­male supé­­rieure mar­­qua non seule­­ment nombre des
futurs grands géo­­graphes fran­­çais de la pre­­mière moi­­tié du xxe siècle,
mais aussi d’impor­­tants his­­to­­riens.
Rien d’éton­­nant que l’influ­­ence de la géo­­gra­­phie vidalienne ait
été forte dans les re­compo­­si­­tions du champ historiographique des
années 1920. L’école des Annales doit beau­­coup à la géo­­gra­­phie
vidalienne. De fait, l’influ­­ence de la géo­­gra­­phie est net­­te­­ment per­­
cep­­tible chez Lucien Febvre et, plus encore, Marc Bloch. Mais c’est
sur­­tout la deuxième géné­­ra­­tion des Annales qui déploie lar­­ge­­ment une
science his­­to­­rique toute impré­­gnée de géo­­gra­­phie. Le rôle cen­­tral est
alors tenu par Fernand Braudel : c’est lui qui invente l’expres­­sion de
géo­histoire*1, pour dési­­gner cette démarche his­­to­­rique qui donne la
pre­­mière place à la contextualisation géo­­gra­­phique, démarche qu’il
déploie dans La Médi­­ter­­ra­­née à l’époque de Philippe II (1949).
Pour­­tant, la féconda­­tion croi­­sée n’a pas été si riche qu’on pour­­rait
le croire. L’ins­­ti­­tution­­na­­li­­sation sco­­laire du couple est même à l’ori­­
gine de la marginalisation de la géo­­gra­­phie his­­to­­rique en France. Alors
qu’elle avait été la seule forme uni­­ver­­si­­taire de la géo­­gra­­phie jus­­qu’à
la fin du xixe  siècle, elle dis­­pa­­raît rapi­­de­­ment devant la mon­­tée en
puis­­sance de l’école vidalienne. Les Annales de géo­­gra­­phie, la revue
fon­­dée par Vidal en 1891, compor­­taient encore près de 50 % d’articles
de géo­­gra­­phie his­­to­­rique lors de leurs dix pre­­mières années d’exis­­

1.  Les expres­­sions sui­­vies d’un asté­­risque sont défi­­nies dans le glos­­saire. L’asté­­risque n’est mis que lors de la pre­­mière
appa­­ri­­tion de l’expres­­sion dans le texte.
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tence. Ensuite, ils dis­­pa­­raissent et ce sont les textes de géo­­mor­­pho­­


logie qui se taillent la part du lion. En effet, la géo­­gra­­phie fait figure
de nou­­velle venue dans le pay­­sage uni­­ver­­si­­taire de la IIIe Répu­­blique,
donc d’une dis­­ci­­pline en quête de légi­­ti­­mité. Le choix de l’asso­­cia­­tion
avec l’his­­toire la situe dans les facultés des Lettres. Para­­doxe qui n’est
qu’apparent, c’est en met­­tant l’accent sur la géo­­gra­­phie phy­­sique que
la dis­­ci­­pline a pu mani­­fes­­ter son sérieux. En même temps, la proxi­­
mité avec l’his­­toire abou­­tis­­sait à un par­­tage de ter­­ri­­toire assez simple  :
à l’une le passé, donc à l’autre le présent. En revanche, dans d’autres
orga­­ni­­sa­­tions natio­­nales du champ des sciences sociales où le métier
de pro­­fes­­seur d’«  histoire-­géo  » n’existe pas, la géo­­gra­­phie his­­to­­rique
a beau­­coup mieux pros­­péré au xxe siècle, c’est par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment le cas
au Royaume-­Uni.
Réci­­pro­­que­­ment, l’influ­­ence géo­­gra­­phique sur l’his­­to­­rio­­gra­­
phie fran­­çaise res­­tait sur­­tout can­­ton­­née au cadre natu­­rel, à ce qu’il
est convenu d’appe­­ler dans le lan­­gage cou­­rant, les «  condi­­tions géo­­
gra­­phiques ». L’ouvrage de Lucien Febvre, La Terre et l’évo­­lu­­tion
humaine (1922), reconnais­­sait l’impor­­tance de son apport tout en
lui assi­­gnant ce rôle essen­­tiel­­le­­ment auxi­­liaire. On ne s’éloigne pas
tant que cela du tra­­di­­tion­­nel «  tableau géo­­gra­­phique  », pré­­am­­bule au
récit his­­to­­rique. L’ouvrage le plus mar­­quant de Vidal est d’ailleurs le
Tableau de la géo­­gra­­phie de la France (1903), volume d’ouver­­ture de
la grande his­­toire de France diri­­gée par Ernest Lavisse.
Par ailleurs, des déca­­lages chro­­no­­lo­­giques se creu­­saient entre les
pro­­blé­­ma­­tiques. Les his­­to­­riens maî­­tri­­saient la géo­­gra­­phie de l’époque
de leur for­­ma­­tion, pas celle contem­­po­­raine de leurs recherches  :
désyn­­chro­­ni­­sa­­tions assez cou­­rantes entre champs intel­­lec­­tuels auto­­
nomes, mais qui devint dans la seconde moi­­tié du xxe siècle un fac­­teur
de mal­­en­­ten­­dus et le reste lar­­ge­­ment. Le déca­­lage est par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment
visible chez Braudel, du fait de la durée de son œuvre. En théo­­ri­­sant le
plan de sa thèse (1949) sous la forme de la triple tem­­po­­ra­­lité (1958),
il assigne le pre­­mier niveau tem­­po­­rel, celui du temps le plus long,
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
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quasi immo­­bile pourra-t-on dire, à la géo­­gra­­phie. L’éco­­no­­mie occupe


le second niveau, celui du temps moyen, tan­­dis que le temps court,
l’évé­­ne­­men­­tiel, reste le domaine du poli­­tique. Braudel est ainsi fidèle
à Vidal dont la der­­nière phrase du Tableau géo­­gra­­phique de la France
(1903) mani­­feste clai­­re­­ment que le géo­­graphe ne s’inté­­resse pas à
l’écume du social :

«  Des révo­­lu­­tions éco­­no­­miques comme celles qui se déroulent de


nos jours, impriment une agi­­ta­­tion extraor­­di­­naire à l’âme humaine
[…]. Mais ce trouble ne doit pas nous déro­­ber le fond des choses.
Lors­­qu’un coup de vent a brus­­que­­ment agité la sur­­face d’une eau très
claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image
du fond se des­­sine de nou­­veau. L’étude atten­­tive de ce qui est fixe et
per­­manent dans les condi­­tions géo­­gra­­phiques de la France, doit être
ou deve­­nir plus que jamais notre guide. »

Mais l’influ­­ence braudélienne sur les sciences sociales a sur­­tout été


grande dans les années 1960‑1980. Or c’est à ce moment, en tout cas
en France, que la géo­­gra­­phie connut une pro­­fonde muta­­tion. En rup­­
ture avec la tra­­di­­tion dite, après-­coup, clas­­sique, s’effacent non sans
résis­­tance la pré­­émi­­nence de la géo­­mor­­pho­­logie, la mise en valeur du
tra­­vail de ter­­rain où le rural était sur­valorisé, le refus reven­­di­­qué de
toute théo­­ri­­sa­­tion, au pro­­fit d’une mise en avant de la modé­­li­­sa­­tion, de
la réflexion sys­­té­­mique, d’un effort théo­­risé d’inser­­tion dans le champ
des sciences sociales. Rares ont été les his­­to­­riens qui se sont appro­­priés
les outils de la Nou­­velle Géo­­gra­­phie. Le cas de Bernard Lepetit, le
per­­son­­nage cen­­tral de la qua­­trième géné­­ra­­tion des Annales (après celle
des pères fon­­da­­teurs, celle de Braudel et celle de la Nou­­velle His­­toire),
la géné­­ra­­tion du tour­­nant cri­­tique des années 1980, reste excep­­tion­­nel.
Lepetit, trop tôt décédé en 1996, avait tra­­vaillé sur le réseau urbain
fran­­çais avec les outils de la modé­­li­­sa­­tion géo­­gra­­phique [1984, 1988].
La diver­­gence des che­­mins historiographiques et géo­­gra­­phiques
se tra­­duit en par­­ti­­cu­­lier par une oppo­­si­­tion d’échelle. La géo­­gra­­phie
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
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dite géné­­rale a depuis long­­temps l’habi­­tude d’ana­­ly­­ser des confi­­


gu­­ra­­tions au niveau mon­­dial et le pla­­ni­­sphère, sous ses dif­­fé­­rentes
variantes, est une figure fami­­lière des ouvrages de géo­­gra­­phie. Dès
le début des années 1980, les géo­­graphes ont pris au sérieux l’étude
de l’espace mon­­dial glo­­bal, le système-­Monde* selon l’expres­­sion
qu’Oliver Dollfus a reprise à Im­manuel Wallerstein. En revanche, si
l’his­­toire à l’époque de Braudel et Chaunu n’avait pas peur des vastes
fresques, au moins sous la plume de quelques his­­to­­riens, cou­­rant sur
des siècles et étrei­­gnant conti­­nents et océans, de tels niveaux sca­­laires
ont lar­­ge­­ment dis­­paru à par­­tir des années 1980 au pro­­fit du micro.
Aujourd’hui, c’est d’ailleurs très net si l’on compare les ques­­tions
d’his­­toire et celles de géo­­gra­­phie des concours de recru­­te­­ment des
ensei­­gnants  : alors que «  l’Afrique  », «  l’Europe  » ou «  la mon­­dia­­li­­
sa­­tion » sont, sans plus de res­tric­­tion, des points de pro­­gramme de
géo­­gra­­phie, celles d’his­­toire dépassent rare­­ment un ou deux mil­­lions
de km2.
Fina­­le­­ment, s’il n’y a pas eu de divorce ins­­ti­­tution­­nel entre his­­
toire et géo­­gra­­phie, c’est lar­­ge­­ment parce que la dis­­ci­­pline sco­­laire
existe dans sa logique propre. En revanche, dans l’ensei­­gne­­ment
supé­­rieur et la recherche, les liens se sont beau­­coup relâ­­chés, l’his­­
toire regar­­dant plu­­tôt du côté de l’anthro­­po­­logie et la géo­­gra­­phie
du côté de l’éco­­no­­mie ou de la socio­­logie. De ce fait, la for­­ma­­tion
géo­­gra­­phique des his­­to­­riens peut deve­­nir lacu­­naire et une approche
géo­­gra­­phique pour la démarche his­­to­­rique devient néces­­saire.
Et pour­­tant, alors que ce contexte pour­­rait sem­­bler condam­­ner tout
déve­­lop­­pe­­ment de la géo­histoire, la démarche ne cesse de prendre
de l’impor­­ tance depuis une ving­­ taine d’années. Peut en témoi­ ­
gner l’usage de plus en plus fré­­quent du mot même de géo­histoire,
que ce soit dans des titres d’ouvrages, des mots-­clés d’articles ou
des pro­­grammes sco­­laires. Le croi­­se­­ment des perspec­­tives tem­­po­­
relles et spa­­tiales est, en effet, devenu un besoin social depuis une
tren­­taine d’années. Cela témoigne d’un chan­­ ge­­
ment à la fois du
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
INTRO­­DUC­­TION Générale

fonc­­tion­­ne­­ment du Monde et du regard que nous por­­tons sur lui,


ce que nous expri­­mons par l’expres­­sion de mon­­dia­­li­­sa­­tion. On ne peut
plus igno­­rer les autres his­­toires que celle du seul Occi­­dent. On ne peut
plus consi­­dé­­rer les socié­­tés* qui n’ont pas eu la même tra­­jec­­toire his­­
to­­rique comme «  moins avan­­cées  » ou «  en voie de déve­­lop­­pe­­ment  »,
c’est-à-dire situées dans un même modèle évo­­lu­­tion­­niste.
C’est jus­­te­­ment parce qu’aujourd’hui les inter­­ac­­tions entre socié­­tés
sont deve­­nues si évi­­dentes que les alté­­rités, les dif­­fé­­rences d’héri­­
tages, les traits « de civi­­li­­sa­­tion », sautent aux yeux. Or, ce n’est pas
si récent que nous soyons dans un même monde. Bien avant les traites
tran­­sat­­lan­­tiques, les routes de la Soie ou des Épices, les cara­­vanes
trans­­sa­­ha­­riennes, les navi­­ga­­tions poly­­né­­siennes, ont à la fois dis­­persé
les hommes et leurs pro­­duc­­tions, et relié cet archi­­pel de socié­­tés,
met­­tant donc leurs his­­toires en inter­­ac­­tion. Les divers pro­­ces­­sus his­­to­­
riques sont dif­­fi­­ci­­le­­ment compré­­hen­­sibles s’ils ne sont pas loca­­li­­sés.
Réci­­pro­­que­­ment, les loca­­li­­sa­­tions des socié­­tés résultent de ces pro­­
ces­­sus his­­to­­riques. La démarche intel­­lec­­tuelle consis­­tant à mettre en
inter­­ac­­tion constante l’espace et le temps des socié­­tés, c’est jus­­te­­ment
ce qu’on peut appe­­ler géo­histoire.
Cepen­­dant, si la mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine incite plu­­tôt à
asso­­cier la démarche géo­histo­­rique avec l’étude de la tem­­po­­ra­­lité du
système-­Monde, elle ne peut l’y réduire. La géo­histoire n’est pas une
variante de l’his­­toire dite glo­­bale. Et pour le niveau mon­­dial, comme
pour l’ensemble de l’échelle* des socié­­tés, la contextualisation géo­­
gra­­phique est néces­­saire, certes, mais ne peut en être la seule approche.
Au contraire, la ques­­tion de l’échelle est au cœur de toute réflexion
géo­histo­­rique. C’est pour­­quoi la par­­tie cen­­trale de ce manuel a jus­­te­­
ment « échelle » pour mot clé.
PRE­­MIÈRE PAR­­TIE
INTER­­AC­­TIONS  :
TER­­RI­­TOIRE,
MILIEU, ESPACE

   

O n dit sou­­vent que l’his­­toire s’inté­­resse aux socié­­tés dans le


temps. Cela peut signi­­fier l’étude de socié­­tés du passé, de
confi­­gu­­ra­­tions sociales révo­­lues, sur les­­quelles nous n’avons plus
la pos­­si­­bi­­lité d’enquê­­ter direc­­te­­ment. C’est mettre l’accent sur les
compé­­tences tech­­niques qui per­­mettent de retrou­­ver et de faire par­­ler
les traces de ce passé : tra­­vail de l’archive, cri­­tique des docu­­ments,
contextualisation des infor­­ma­­tions… L’his­­toire des sciences a fait
que les fouilles archéo­­lo­­giques, forme sans doute archétypique de
l’exhu­­ma­­tion des traces du passé, forment un monde à part, mais le
mot archéo­­logie pris méta­­pho­­ri­­que­­ment a pu signi­­fier plus lar­­ge­­ment
l’historicisation de toute réflexion. La data­­tion est le test fon­­da­­men­­
tal de la démarche, symé­­trique de la loca­­li­­sa­­tion pour le géo­­graphe.
Mais le temps n’est pas le passé. Il est, dans la for­­mu­­la­­tion la plus
clas­­sique, un mode d’exis­­tence du réel, l’autre étant l’espace*. En
par­­lant de tem­­po­­ra­­lité des socié­­tés, on rentre dans la façon dont est
tissé le temps social*, arti­­cu­­lation de la repro­­duc­­tion et du chan­­ge­­
ment, simul­­ta­­né­­ment à l’œuvre dans toute société. Nous ver­­rons, dès
le pre­­mier cha­­pitre, que la repro­­duc­­tion et le ter­­ri­­toire ont par­­tie liée,
ce qui per­­met de dési­­gner un être social du même nom à des années,
sou­­vent des siècles, par­­fois des millé­­naires d’écart. Par­­ler de Chine
au IIe millé­­naire avant notre ère comme au xxie siècle, de France au
temps de Philippe Auguste comme à celui du géné­­ral de Gaulle, c’est
faire l’hypo­­thèse qu’au-­delà des très nom­­breux chan­­ge­­ments il y a
14
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
INTER­­AC­­TIONS  : TER­­RI­­TOIRE, MILIEU, ESPACE

quelque chose de per­­manent. Ana­­ly­­ser la repro­­duc­­tion des carac­­tères


de ces socié­­tés d’une géné­­ra­­tion à l’autre, mettre en évi­­dence les
méca­­nismes sociaux qui assurent la repro­­duc­­tion (langue, rap­­ports
de parenté, struc­­tures poli­­tiques, éco­­no­­miques et sociales…) est une
compo­­sante essen­­tielle de l’étude de la tem­­po­­ra­­lité des socié­­tés.
Mais ce n’est que la moi­­tié de ce tra­­vail. Car, comme on dit sou­­vent
fort jus­­te­­ment, toute période est de tran­­si­­tion. Les langues fran­­çaise
ou chi­­noise contem­­po­­raines, les moda­­li­­tés poli­­tiques ou les mœurs
qu’elles expriment, sont pro­­fon­­dé­­ment dif­­fé­­rentes des lan­­gages et des
formes sociales d’il y a plu­­sieurs siècles, même si les pre­­mières pro­­
cèdent par­­tiel­­le­­ment des secondes. Comprendre l’arti­­cu­­lation de la
repro­­duc­­tion et du chan­­ge­­ment au sein d’une société, c’est tra­­vailler
au cœur de ce qui fabrique le social, c’est ana­­ly­­ser pré­­ci­­sé­­ment son
his­­toire. On emploie sou­­vent le terme d’his­­to­­ri­­cité* pour nom­­mer ce
pro­­ces­­sus tem­­po­­rel qui fait qu’une société est tou­­jours chan­­geante,
qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, selon la
célèbre for­­mule prê­­tée à Héraclite, tout en consi­­dé­­rant qu’il s’agit
bien aussi du même cours d’eau, dési­­gné par le même nom. Mais une
confu­­sion peut décou­­ler du fait qu’aujourd’hui, la for­­tune de l’expres­­
sion «  régime d’his­­to­­ri­­cité  » désigne la repré­­sen­­ta­­tion col­­lec­­tive du
temps social, la manière dont on arti­­cule dans la pen­­sée le passé, le
présent et l’ave­­nir. Pour évi­­ter de confondre le pro­­ces­­sus et sa pen­­sée,
on uti­­li­­sera un terme inha­­bi­­tuel, celui d’historité*, pour dési­­gner cette
dia­­lec­­tique de la repro­­duc­­tion et du chan­­ge­­ment.
Aucune société n’est hors sol. Bien au contraire, la por­­tion de la
sur­­face de la Terre qu’occupe chaque groupe social est par­­tie inté­­
grante de son sys­­tème glo­­bal. C’est sou­­vent le même mot qui désigne
l’éten­­due ter­­restre appro­­priée et la société elle-­même : la France, le
Bré­­sil, le Sénégal… Cette dimen­­sion ter­­restre du social est ce qu’on
entend par ter­­ri­­toire*. Les confi­­gu­­ra­­tions ter­­ri­­toriales concrètes sont
aussi diverses que peut l’être le social, mais il n’existe pas de société
sans ter­­ri­­toire. Le rôle exis­­ten­­tiel, onto­­lo­­gique presque, de cette
15
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
INTER­­AC­­TIONS  : TER­­RI­­TOIRE, MILIEU, ESPACE

dimen­­sion ter­­ri­­toriale pour chaque société, de sa ter­­ri­­toria­­lité, est à la


base même de toute réflexion géo­histo­­rique (chap. 1).
Le ter­­ri­­toire, s’il est une repré­­sen­­ta­­tion col­­lec­­tive identitaire,
existe d’abord sous forme maté­­rielle. La por­­tion ter­­restre appro­­priée
par une société a donc une dimen­­sion « natu­­relle » : sol et sous-­sol,
relief et cli­­mat, flore et faune… Cette nature*, même pour les socié­­tés
à très faible empreinte éco­­lo­­gique, celles qu’on nom­­mait naguère pri­­
mi­­tives, est tou­­jours amé­­na­­gée. Réci­­pro­­que­­ment, l’espèce humaine
s’insère dans une dyna­­mique éco­­lo­­gique, une his­­toire natu­­relle, pour
employer une vieille expres­­sion, qui impose éga­­le­­ment d’envi­­sa­­ger
la société sous l’angle natu­­ra­­liste. Le milieu* a long­­temps été l’objet
cen­­tral de l’étude géo­­gra­­phique. La vieille expres­­sion de «  condi­­
tions géo­­gra­­phiques  » désigne jus­­te­­ment cela  : les mon­­tagnes et les
fleuves, les mers et les vents, qui condi­­tionnent la vie et l’his­­toire des
peuples. Ne pas en tenir compte serait absurde. Y réduire la géo­­gra­­
phie risque tout autant de rendre opaque la dyna­­mique des socié­­tés
(chap. 2).
Toute société est donc située, au sens fort que donne la géo­­gra­­
phie au mot situa­­tion*. De ce fait, son his­­toire est située spatialement.
Comme sa ter­­ri­­toria­­lité est datée, pla­­cée dans une dyna­­mique plus
glo­­bale. Une société est un indi­­vidu col­­lec­­tif qui n’est pas plus iso­­lée
que les per­­sonnes humaines ne le sont au sein d’un groupe social. Les
his­­toires relèvent donc, comme tout le social, de l’ana­­lyse spa­­tiale,
avec des effets de proxi­­mité, d’inter­­ac­­tion spa­­tiale, et d’éloi­­gne­­ment,
d’autonomisation des pro­­ces­­sus (chap. 3). Toute société a, pour par­­tie,
l’his­­toire de ses voi­­sins et même, mais de manière plus médiate, des
voi­­sins de ses voi­­sins.
CHA­­PITRE 1
TER­­RI­­TOIRE  :
LES SOCIÉ­­TÉS
ENTRE DEUX DIS­­TANCES
ET ENTRE DEUX RYTHMES
1.  L’EXTRÊME DIVER­­SITÉ DES SOCIÉ­­TÉS
2. PRE­­MIÈRE EXPLI­­CA­­TION DE LA DIVER­­SI­­FI­­CA­­TION
HIS­­TO­­RIQUE  : LA MOBI­­LITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE
(DIS­­TANCE 1)
3. SECONDE EXPLI­­CA­­TION DE LA DIVER­­SI­­FI­­CA­­TION
HIS­­TO­­RIQUE  : LA NÉCES­­SAIRE PROXI­­MITÉ
(DIS­­TANCE 2)
4. CONTRA­­DIC­­TION ENTRE DIF­­FU­­SION ET NÉCES­­SITÉ
DE PROXI­­MITÉ  : LA FABRIQUE DES TER­­RI­­TOIRES
5. DEUX TEM­­PO­­RA­­LI­­TÉS, DEUX DIS­­TANCES  :
UN ÉCOU­­MÈNE

   

L ’huma­­nité est une espèce vivante pré­­ma­­turée et ubiquiste, donc


socia­­le­­ment his­­to­­rique et géo­­gra­­phique. Ce cha­­pitre s’efforce de
jus­­ti­­fier cette affir­­ma­­tion. À l’uni­­cité du genre humain s’oppose la
très grande variété des formes de socié­­tés. Cette unité bio­­lo­­gique est
d’autant plus éton­­nante que l’espèce est pré­­sente par­­tout sur le globe,
dans des milieux très dif­­fé­­rents. L’ubi­­quité des hommes qui se sont
adap­­tés grâce à des arte­­facts à la diver­­sité de situa­­tions pré­­sentes sur
la Terre est l’une de leurs par­­ti­­cu­­la­­ri­­tés.
L’exten­­sion de l’écou­­mène est d’autant plus sur­­pre­­nante que
l’espèce humaine peut être qua­­li­­fiée d’hyper­sociale : aucune autre
espèce vivante n’a déve­­loppé à un tel degré ce qu’on peut appe­­
ler le social. Or cela sup­­pose un très haut degré d’inter­­ac­­tion entre
les membres d’un groupe ; donc l’éloi­­ gne­­
ment, la dis­­ tance sont
un pro­­blème que toutes les socié­­tés ont eu à gérer. Le rap­­pro­­che­­
ment, compris de bien des manières, des membres d’un groupe, est
18
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

indis­­pen­­sable pour per­­mettre la vie en société et cela découle d’abord


de contraintes bio­­lo­­giques pour la repro­­duc­­tion de l’espèce.
Dans ce champ de contraintes très par­­ti­­cu­­lières, que les êtres
humains ne sont pas les seuls à connaître, mais qu’ils sont les seuls
à éprou­­ver à un tel degré, la ges­­tion de la dis­­tance et de la trans­­mis­­
sion intergénérationnelle, donc du tis­­sage per­­manent du lien social,
génèrent un mode de vie col­­lec­­tive bien par­­ti­­cu­­lier parmi les êtres
vivants sur Terre. En ce sens, on peut affir­­mer que seule l’huma­­nité
peut faire l’objet d’une réflexion géo­histo­­rique.

1.  L’EXTRÊME DIVER­­SITÉ DES SOCIÉ­­TÉS

C’est un fait, il n’y a qu’une seule espèce du genre humain sur


Terre. Il y eut bien des variantes du groupe homo, mais une seule
a sur­­vécu et pros­­péré. L’homme de Flo­­rès, qui vivait encore dans
l’île indo­­né­­sienne épo­­nyme il y a 17  000 anset qui était très dif­­fé­­rent
de nous (taille infé­­rieure à un mètre, capa­­cité crâ­­nienne trois fois
moindre que la nôtre), a tota­­le­­ment dis­­paru. On fait, on fera encore
sans doute des décou­­ vertes archéo­­ lo­­
giques d’autres espèces qui
montrent la diver­­sité pas­­sée du genre humain. Preuve bio­­lo­­gique de
l’unité de l’espèce, la totale capa­­cité de repro­­duc­­tion entre deux indi­­
vi­­dus de sexe dif­­fé­­rents et féconds est une évi­­dence qui s’est impo­­
sée depuis long­­temps. Ce fut un argu­­ment déci­­sif pour prou­­ver le
carac­­tère humain des Amé­­rin­­diens lors de la célèbre Contro­­verse de
Valladolid en 1550.
Il faut donc s’éton­­ner de l’extraor­­di­­naire variété de formes sociales
pro­­duite par cette unique huma­­nité. Le musée du Quai Branly en donne
un échan­­tillon, qu’on pour­­rait agran­­dir à Guimet et… au Louvre, pour
en res­­ter aux ins­­ti­­tutions pari­­siennes. Variété des mœurs, des struc­­
tures poli­­tiques, des reli­­gions, de la vie quo­­ti­­dienne, de la taille des
groupes… tout dif­­fé­­ren­­cie les socié­­tés les unes des autres à tel point
que toutes sont uniques et l’ont été à chaque moment de leurs his­­toires ;
variété telle que les notions que l’on vient d’uti­­li­­ser (poli­­tique, reli­­gion)
19
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

sont à rela­­ti­­vi­­ser. Aucune autre espèce vivante n’en offre de compa­­


rable. Il existe des nuances entre des oiseaux ou des mam­­mi­­fères d’une
même espèce, les rela­­tions entre les indi­­vi­­dus peuvent varier, un peu,
régionalement, la commu­­ni­­ca­­tion de cer­­tains oiseaux par exemple,
mais rien à voir avec le kaléi­­do­­scope humain. Or cette variété découle
du carac­­tère pro­­fon­­dé­­ment social des groupes humains, de leur dimen­­
sion prop­­re­­ment his­­to­­rique.
L’élé­­ment clé qui illustre le mieux cette diver­­sité, en même temps
qu’il en est un agent actif, est la grande variété des langues (fig. 1.1).
Il existe encore aujourd’hui envi­­ron 5 000 langues par­­lées sur Terre,
mais beau­­coup sont mena­­cées. Il en a existé beau­­coup d’autres,
mortes main­­te­­nant et nous igno­­re­­rons sans doute tou­­jours tout de
beau­­coup d’entre elles. D’autres se crée­­ront. Or tous les pho­­nèmes
qui les composent sont émis avec un appa­­reil vocal iden­­tique. Tout
homme peut, au prix d’un appren­­tis­­sage, par­­ler n’importe quelle
langue. Bien sûr, ces langues se regroupent en familles issues d’une
même ori­­gine. On peut même spé­­cu­­ler sur une langue ori­­gi­­naire
à toutes les autres. Mais ce qui les carac­­té­­rise toutes, c’est jus­­te­­
ment leur capa­­cité à muter rapi­­de­­ment, ce pour­­quoi on les qua­­li­­fie
de langues vivantes. En d’autres termes, les langues sont pro­­fon­­dé­­
ment his­­to­­riques.
Les langues nous per­­mettent d’appro­­cher la défi­­ni­­tion du fait
même de société, notion beau­­coup moins évi­­dente qu’on ne pour­­rait
le pen­­ser. Le Petit Larousse défi­­nit la société comme « le mode de vie
propre à l’homme et à cer­­tains ani­­maux, carac­­té­­risé par une asso­­cia­­
tion orga­­ni­­sée d’indi­­vi­­dus en vue de l’inté­­rêt géné­­ral  ». En lais­­sant de
côté la notion déli­­cate d’inté­­rêt géné­­ral, on peut d’abord, pour mieux
abor­­der le social, s’inté­­res­­ser dans cette asso­­cia­­tion d’indi­­vi­­dus à ce
qui n’est pas le propre de l’humain. Il existe effec­­ti­­ve­­ment du social
chez beau­­coup d’autres espèces ani­­males  ; l’expres­­sion «  société
ani­­male » remonte à 1929. Mais sous cette for­­mule, on range des
logiques très dif­­fé­­rentes  : il y a une pro­­fonde oppo­­si­­tion entre une
20
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
TeRRITOIRe : leS SOCIéTéS eNTRe DeUX DISTaNCeS eT eNTRe DeUX RYTHMeS
Figure 1.1. Multiplicité des langues au XVe siècle

FIGURE 1.1 CARTEFigure 1.1. Multiplicité


DES LANGUES des langues au XVe siècle
AU XVe SIÈCLE
F' F H
G
B A
F' F H
B D G
J
B D BA
K C
B DC H J
D B
K C C' C
E H

E
C'
E G
E E'
G
E'

Principales familles linguistiques (plus de 12 000 langues principales au XVe siècle) :


Principales familles linguistiques (plus de 12 000 langues principales au XVe siècle) :
A Famille sino-tibétaine B Familles indo-européennes C Famille sémitique
A Famille sino-tibétaine (10 familles
Familles principales)
indo-européennes C Famille
B
(10 familles principales)
C' sémitique
Haoussa
C' HaoussaLangues sibériennes
D Famille turco-mongole E Famille africaine F
D Famille turco-mongole E Famille africaine F LanguesFamille
sibériennes
inuït
E' Khoïsan F'
E' Khoïsan F' Famille inuït
G GFamille austrique (un millier) H Famille papou (750 environ) J Langues australiennes (250 environ)
Famille austrique (un millier) H Famille papou (750 environ) J Langues australiennes (250 environ)

K KFamilles
Famillesaméricaines (plusd'une
américaines (plus d'une centaine)
centaine) Langues isolées
Langues isolées

Figure
Figure1.2.
1.2.LeLe
modèle de Babel
modèle de Babel
FIGURE 1.2 LE MODÈLE DE BABEL
1. Le foyer originel d'une langue 2. Naissance d'une famille de langues
1. Le foyer originel
et sa d'une langue
diffusion 2. Naissance
par la contrainte d'une famille de langues
de l'éloignement
et sa diffusion par la contrainte de l'éloignement
21
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
TeRRITOIRe : leS SOCIéTéS eNTRe DeUX DISTaNCeS eT eNTRe DeUX RYTHMeS

fourmilière et un groupe de chimpanzés. Pour les primates, à la diffé­


rence des insectes, on doit tenir compte de la mémoire collective. Pour
les fourmis, l’organisation très complexe du groupe relève de la pro­
grammation génétique. Toutes les fourmilières d’une même espèce
sont semblables, compte tenu des contraintes environnementales dans
lesquelles elles vivent. Certaines fourmis sont invasives et ont gagné
d’autres continents : les fourmilières y sont toujours semblables. Sur­
tout, sauf mutation génétique, ces organisations sont identiques sur
des millénaires. On peut en dire tout autant des autres insectes dit
« sociaux » : termites, abeilles… L’histoire de ces « sociétés » se
réduit à l’évolution biologique.
En revanche, un groupe de chimpanzés en liberté diffère par
nombre de traits d’autres associations de même espèce, surtout si ces
dernières sont éloignées géographiquement. Ces caractères relèvent
des modes de communication entre individus (sons ou gestes diffé­
rents), des techniques de défense ou de prédation (par exemple, attra­
per des termites à l’aide d’un bâton préparé à cet effet). Il y a là de la
transmission intergénérationnelle et de la diffusion de l’innovation.
La temporalité n’est plus la même que pour les fourmis. Pour les
insectes, il n’y a que de l’évolution génétique, de l’histoire naturelle
très lente. En revanche, pour les primates, il y a bien, à proprement
parler, de l’historité, de l’invention et de la communication qui n’ont
rien de génétiquement programmé. Il faut, évidemment, certaines
caractéristiques biologiques pour que l’innovation et la transmission
puissent se produire (un cerveau complexe, des mains, des possibilités
d’émettre des sons variés et d’effectuer une gestuelle complexe, etc.).
Mais les techniques et la communication des chimpanzés ne sont pas
plus inscrites dans leur patrimoine génétique que les langues ne le
sont dans celui de leurs cousins humains. Nous sommes là dans ce qui
est proprement social : on peut parler précisément d’historité. Remar­
quons que ces traits sociaux ont aussi une géographie : l’éloignement
entre des groupes de chimpanzés rend leurs histoires différentes. Tous
22
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

n’ont pas accom­­pli les mêmes inno­­va­­tions et ne les trans­­mettent pas


de façon équi­­va­­lente.
Ces traits prop­­re­­ment sociaux, aux anti­­podes du fonc­­tion­­ne­­ment
de la four­­mi­­lière ou de la ruche, ne sont pas l’apa­­nage des seuls pri­­
mates, humains compris. On ne cesse d’en décou­­vrir chez d’autres
mam­­mi­­fères (modes de chasse et types de hur­­le­­ment dans les hordes
de loups, trans­­mis­­sion de l’infor­­ma­­tion chez cer­­tains rats…), mais
aussi parmi les oiseaux (cer­­taines espèces ont des modu­­la­­tions de
leur chant dont la géo­­gra­­phie est dif­­fé­­ren­­ciée, des élé­­ments de ce
mode de commu­­ni­­ca­­tion sont ainsi trans­­mis aux jeunes sans avoir été
prép­­ro­­gram­­més géné­­ti­­que­­ment). Le social n’est donc pas le propre de
l’homme. Il n’en reste pas moins que cette par­­ti­­cu­­la­­rité a été por­­tée
au plus haut point par notre seule espèce, qu’on peut donc qua­­li­­fier
d’hyper­sociale.
Conclu­­sion de ce pre­­mier point : le social, qui n’existe évi­­dem­­
ment jamais seul, qui est enchâssé dans du bio­­lo­­gique, lui-­même fait
de matière, est la clé d’une dif­­fé­­ren­­cia­­tion spa­­tiale et tem­­po­­relle très
par­­ti­­cu­­lière. La rai­­son pre­­mière est la forte capa­­cité du social à muter.
On peut même dire qu’il n’est jamais égal à lui-­même. Une langue
vivante change constam­­ment ; il en va de même pour les tech­­niques,
les repré­­sen­­ta­­tions col­­lec­­tives ou les mœurs. La dif­­fu­­sion et la trans­­
mis­­sion de ces muta­­tions, ne peuvent être à longue por­­tée, dans la
durée comme dans l’éten­­due : d’où la forte varia­­bi­­lité du social d’un
moment à un autre, son historité, et, symé­­tri­­que­­ment, sa grande diver­­
sité géo­­gra­­phique. Voilà pour­­quoi on a affirmé dès la pre­­mière phrase
de ce cha­­pitre que l’espèce humaine est socia­­le­­ment his­­to­­rique et
géo­­gra­­phique. Seul ce qui est social relève de la géo­histoire.
23
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

2. PRE­­MIÈRE EXPLI­­CA­­TION DE LA DIVER­­SI­­FI­­CA­­TION


HIS­­TO­­RIQUE  : LA MOBI­­LITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE
(DIS­­TANCE 1)
Il découle de la par­­tie pré­­cé­­dente qu’il y a un rap­­port entre la dis­­
per­­sion et la diver­­si­­fi­­ca­­tion. Or aucune espèce vivante n’est aussi
pré­­sente sur l’ensemble de la sur­­face ter­­restre que les hommes. Les
plantes et les ani­­maux éga­­le­­ment mondialisés l’ont été par l’action
humaine, que ce soit volon­­taire (les espèces domes­­ti­­quées) ou invo­­
lon­­taire (les para­­sites). Pour comprendre cette dif­­fu­­sion, il faut
tenir compte de la mobi­­lité assez forte des humains, mais aussi de
leur capa­­cité à s’adap­­ter à presque tous les milieux, à ce qu’on peut
appe­­ler l’ubi­­quité humaine.
Si les hommes n’ont pas la capa­­cité de par­­cou­­rir sans arte­­fact des
milliers de kilo­­mètres en peu de temps, comme cer­­tains migra­­teurs,
il ne faut pas néan­­moins sous-­estimer leur mobi­­lité. À rai­­son d’une
ving­­taine de kilo­­mètres par jour, un adulte per­­sé­­vé­­rant s’éloigne, en un
tri­­mestre, d’envi­­ron 2  000 km, soit 5  % de la cir­­confé­­rence ter­­restre.
Certes, un groupe humain complet, avec petits enfants et vieillards, va
bien moins vite, mais n’est jamais assi­­gné à rési­­dence comme beau­­
coup d’autres êtres vivants. En effet, le fac­­teur déci­­sif de la mobi­­
lité humaine est la pos­­si­­bi­­lité de sur­­vivre et même de pros­­pé­­rer dans
des envi­­ron­­ne­­ments natu­­rels variés. Des milieux polaires aux déserts
chauds, des hauts pla­­teaux hima­­layens ou andins aux man­­groves tro­­
pi­­cales, il n’y a presque pas de contexte que des socié­­tés humaines
n’aient su uti­­li­­ser et trans­­for­­mer.
Évi­­dem­­ment, cela n’est pos­­sible que par la maî­­trise de moyens
d’agir sur la nature, le plus sou­­vent en créant des micro-­milieux
moins défa­­vo­­rables aux humains que l’envi­­ron­­ne­­ment plus glo­­
bal. Le feu, dont le contrôle est bien anté­­rieur à l’Homo sapiens, a
joué un rôle déci­­sif. L’amé­­lio­­ra­­tion pro­­gres­­sive de la tech­­nique du
micro-­environnement per­­son­­nel (le vête­­ment) ou col­­lec­­tif (l’habi­­tat)
a per­­mis d’élar­­gir l’aire de l’écou­­mène. Ainsi, on consi­­dère que sans
24
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

FIGURE 1.3 DIF­­FU­­SFigure 1.3. Diffusion


ION DE L’ESPÈCE de l'espèce Homo sapiens
HOMO SAPIENS

Tr o p i q u e d u C a n c e r

De
à

OCÉAN

PAC I F I Q U E

Hawaï

OCÉAN

PAC I F I Q U E

É qua te ur

OCÉAN OCÉAN

AT L A N T I Q U E Madagascar INDIEN
Vers

Île de
Pâques

Îles de la
Société

Nouvelle-Zélande

Tr o p
iqu e du C a pr ic orn e

Fidji

Passages intercontinentaux terrestres


Passages intercontinentaux maritimes
Passages intercontinentaux
Dates suposées dansterrestres
l’état actuel des connaissances
Passages intercontinentaux maritimes
Terres émergées lors de la dernière glaciation
Dates suposées dans l’état actuel des connaissances
Terres
Sourceémergées lors
: Atlas global, de la des
Editions dernière glaciation
Arênes, 2014

Source : Atlas global, Les Arènes, 2014.


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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

l’inven­­tion des aiguilles à chas, per­­met­­tant de coudre des vête­­ments


ajus­­tés, le peu­­ple­­ment de la Sibérie orien­­tale en pleine période gla­­
ciaire n’aurait pas été pos­­sible, donc pas non plus le peu­­ple­­ment de
l’Amérique par l’isthme de Béringie.
Cette ubi­­quité humaine jus­­ti­­fie que la pre­­mière logique géo­histo­­
rique soit la dif­­fu­­sion, pro­­ces­­sus que les géo­­graphes ont depuis long­­
temps modé­­lisé. Il y a même eu un temps, à la fin du xixe  siècle,
où les logiques de dif­­fu­­sion ont pu sem­­bler l’expli­­ca­­tion ultime de
la diver­­sité anthro­­po­­lo­­gique. Cette école dite diffusionniste, dont le
fon­­da­­teur fut Franz Boas (1858‑1942), élève du géo­­graphe Friedrich
Ratzel, était à la fois une réac­­tion et une arti­­cu­­lation avec l’expli­­ca­­tion
évo­­lu­­tion­­niste  ; combi­­ner le temps et l’espace, l’idée d’étapes his­­to­­
riques suc­­ces­­sives et le constat de la diver­­sité humaine, a été une pré­­
oc­­cu­­pa­­tion au sein des sciences sociales en voie de for­­ma­­li­­sa­­tion, en
par­­ti­­cu­­lier à l’arti­­cu­­lation de l’his­­toire et de l’anthro­­po­­logie. On peut
consi­­dé­­rer ces réflexions comme des pré­­misses de la géo­histoire.
L’ubi­­quité humaine n’est pas seule­­ment due à la capa­­cité à recréer
des petits milieux iden­­tiques, sinon, nous n’aurions pas là une piste
expli­­ca­­tive pour la diver­­sité des socié­­tés. Elle est tout autant la consé­­
quence de la capa­­cité à tirer pro­­fit de milieux très variés. Une belle
illus­­tra­­tion en est four­­nie par le peu­­ple­­ment des îles du Paci­­fique.
La dif­­fu­­sion des peuples poly­­né­­siens s’est faite à par­­tir d’un noyau
anthro­­po­­lo­­gique assez res­treint. Les dif­­fé­­rents peuples insu­­laires ont
des patri­­moines bio­­lo­­giques assez sem­­blables, une même famille lin­­
guis­­tique (groupe malayo-­polynésien), et pour­­tant une assez grande
diver­­sité des struc­­tures sociales, puis­­qu’on y trouve, avant l’arri­­vée
des Euro­­péens, des pêcheurs-­cueilleurs et des agriculteurs-­éleveurs,
des royau­­tés et des socié­­tés sans État, des groupes modestes et des
ensembles de plu­­sieurs cen­­taines de milliers de per­­sonnes, avec de
très grandes varia­­tions de den­­sité.
On peut consi­­dé­­rer que chaque cas repré­­sente, au moins en par­­
tie, une réponse à un milieu dif­­fé­­rent (grands archi­­pels et petites îles,
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

terres mon­­ta­­gneuses et atolls, cli­­mat tro­­pi­­cal humide ou presque


tem­­péré…).
On peut construire un rai­­son­­ne­­ment assez sem­­blable sur la diver­­
sité des peuples de l’Amérique avant l’arri­­vée des Euro­­péens. Si l’on
excepte les Inuit de l’Arc­­tique, pré­­sents d’ailleurs aussi au nord de la
Sibérie orien­­tale, qui sont les der­­niers venus, pra­­ti­­que­­ment tous les
Amé­­rin­­diens des­­cendent de groupes de migrants venus de Sibérie lors
de la der­­nière gla­­cia­­tion. On dis­­tingue deux mou­­ve­­ments de migra­­
tions, l’un il y a 35 000 ans envi­­ron, l’autre vers – 11 000. Mais les
dif­­fé­­rents migrants se sont semble-t-il beau­­coup métis­­sés et, de fait,
les anthro­­po­­logues de l’Amérique trouvent aux peuples pre­­miers un
« air de famille » (Christian Duverger) avec un même groupe lin­­guis­­
tique mon­­go­­lique. En même temps, la diver­­sité des confi­­gu­­ra­­tions
sociales est encore plus nette que chez les Poly­­né­­siens. Au xve siècle,
on trouve aussi bien des grands « empires » (aztèque et inca, mais
ils ont eu beau­­coup de pré­­dé­­ces­­seurs) que des cités-­États (mayas),
des culti­­ va­­
teurs sans États (les Hurons), des chasseurs-­ cueilleurs
(les Patagons), des agri­­culteurs sur brû­­lis (les Tupis), des pêcheurs
cueilleurs de coquillages (les Nootkass)…

3. SECONDE EXPLI­­CA­­TION DE LA DIVER­­SI­­FI­­CA­­TION


HIS­­TO­­RIQUE  : LA NÉCES­­SAIRE PROXI­­MITÉ (DIS­­TANCE 2)

Les traits sociaux ren­­contrés chez des ani­­maux se trouvent tou­­


jours dans des espèces qui élèvent leurs petits : des oiseaux et
sur­­tout des mam­­mi­­fères. Il y a un lien évident entre la trans­­mis­­sion
intergénérationnelle et le déve­­lop­­pe­­ment de carac­­tères acquis, non
innés. Or, nulle espèce vivante n’est ame­­née à prendre en charge aussi
long­­temps ses des­­cen­­dants que les humains. Aujourd’hui où la sco­­
la­­rité se pour­­suit pour beau­­coup lon­­gue­­ment à l’uni­­ver­­sité, il peut
sem­­bler évident qu’il faut un long appren­­tis­­sage pour pou­­voir par­­
ti­­ci­­per ulté­­rieu­­re­­ment à l’ensemble de la vie éco­­no­­mique et sociale.
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

D’abord, on ne peut que rele­­ver la longue période durant laquelle le


petit humain est tota­­le­­ment inca­­pable de pour­­voir seul à ses besoins
les plus élé­­men­­taires, ne serait-­ce que s’ali­­men­­ter. Alors que chez
les petits her­­bi­­vores, comme les gazelles, pour qui la mobi­­lité rapide
est la prin­­ci­­pale garan­­tie de sur­­vie, les indi­­vi­­dus âgés seule­­ment de
quelques heures doivent pou­­voir suivre le trou­­peau, l’enfant humain,
en revanche, n’aborde la marche qu’au bout d’un an envi­­ron et reste
long­­temps inca­­pable de suivre sans aide un dépla­­ce­­ment un peu long.
Il y a, à cette très longue période infan­­tile, une rai­­son bio­­lo­­gique
simple  : les humains naissent par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment pré­­ma­­turés. Il y a une
contra­­dic­­tion natu­­relle entre la sta­­tion debout et la taille impor­­tante du
cer­­veau. En effet, la bipédie s’est tra­­duite très tôt (c’était déjà, semble-
t-il, le cas de Lucy il y a trois mil­­lions d’années) par un rétré­­cis­­se­­ment
des hanches et une modi­­fi­­ca­­tion, par rap­­port aux autres pri­­mates, du
che­­mi­­ne­­ment de l’accou­­che­­ment. Inver­­se­­ment, la tête du bébé humain
est deve­­nue plus grosse que celle de ses cou­­sins pri­­mates, à mesure
que le cubage cer­­vi­­cal aug­­men­­tait. Une pre­­mière consé­­quence est que
l’accou­­che­­ment est plus dou­­lou­­reux natu­­rel­­le­­ment pour les humaines
que pour les autres mam­­mi­­fères, alors que le nombre de petits est en
géné­­ral très limité. La sur­­vie de l’espèce est donc pas­­sée par des nais­­
sances tôt dans la for­­ma­­tion du fœtus. Comparé à un petit zèbre ou
un lion­­ceau, le bébé humain est très inachevé ; il néces­­site beau­­coup
de soins pen­­dant long­­temps, donc la pré­­sence d’adultes autour de lui
et pas seule­­ment de sa mère allaitante. Il faut dura­­ble­­ment le por­­ter,
le pro­­té­­ger, l’ali­­men­­ter même après son sevrage, alors qu’un jeune
chim­­panzé s’ali­­mente seul dès qu’il a quitté le sein mater­­nel.
Cette carac­­té­­ris­­tique bio­­lo­­gique par­­ti­­cu­­lière de l’huma­­nité repré­­sente
un double fac­­teur de socia­­li­­sa­­tion. D’une part, la période d’appren­­tis­­
sage, donc de trans­­mis­­sion intergénérationnelle, est par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment
longue. Il y a là une rai­­son forte à l’historité humaine. Les traits acquis
peuvent être nom­­breux et lar­­ge­­ment trans­­mis  : lan­­gages, tech­­niques,
mémoires diverses. D’autre part, pour sur­­vivre, le petit humain à besoin
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

d’appar­­te­­nir à un groupe soudé, une société aux liens très forts. La mère
seule n’y suf­­fit pas, d’autant plus qu’elle-­même néces­­site aide et pro­­
tec­­tion un peu avant et un peu après les couches. La sur­­vie de l’espèce
humaine n’a pas pu être l’affaire de soli­­taires ou même de groupes
minus­­cules. La cohé­­sion de ces ensembles humains, la coor­­di­­na­­tion
des actions menées sup­­posent des acquis complexes, à commen­­cer
par un lan­­gage éla­­boré. Complexité des liens sociaux tis­­sés entre les
membres d’une société humaine et repro­­duc­­tion d’une espèce par­­ti­­
cu­­liè­­re­­ment vul­­né­­rable dans son jeune âge sont ainsi liées. Pro­­duc­­tion
du social et repro­­duc­­tion bio­­lo­­gique sont inter­­dé­­pen­­dantes.
Or les traits sociaux ainsi pro­­duits et trans­­mis, ne repo­­sant sur
aucun acquis bio­­lo­­gique, sont extrê­­me­­ment mutants. On a déjà noté
le carac­­tère vivant du lan­­gage. Il en va de même pour l’ensemble des
struc­­tures des socié­­tés  : orga­­ni­­sa­­tion de la parenté, du pou­­voir, vision
du monde, manière de se pro­­cu­­rer les biens néces­­saires, tech­­niques,
mœurs, vêture, pra­­tiques ali­­men­­taires…, tout ce que dont l’anthro­­po­­
logie donne une des­­crip­­tion infi­­ni­­ment variée. De ce fait, on comprend
mieux la double diver­­sité des socié­­tés humaines : elles changent dans
le temps, elles ont une his­­toire prop­­re­­ment sociale, elles sont diverses
dans l’espace, leur géo­­gra­­phie est tout aussi sociale. En effet, les liens
sociaux néces­­saires pour la cohé­­sion du groupe, ne serait-­ce que pour
garan­­tir sa repro­­duc­­tion intergénérationnelle, à la fois bio­­lo­­gique et
idéelle, sup­­posent beau­­coup d’inter­­re­­la­­tions, donc de proxi­­mité. Rien
d’éton­­nant qu’il y ait alors une forte diver­­si­­fi­­ca­­tion spa­­tiale, une régio­­
na­­li­­sa­­tion des socié­­tés.

4. CONTRA­­DIC­­TION ENTRE DIF­­FU­­SION ET NÉCES­­SITÉ


DE PROXI­­MITÉ  : LA FABRIQUE DES TER­­RI­­TOIRES
La pré­­sence de carac­­tères sociaux non innés, ren­­contrés chez cer­­
tains oiseaux très modes­­te­­ment, chez cer­­tains mam­­mi­­fères plus nota­­
ble­­ment, avec beau­­coup de complexité chez des grands singes, est
hyper­­tro­­phiée au sein des groupes humains au point d’en faire la par­­
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

ti­­cu­­la­­rité même de l’huma­­nité  : sa socialité* [Diamond, 2000]. Cette


spé­­ci­­ficité découle de la contra­­dic­­tion entre les deux dis­­tances qui
régissent l’espèce humaine. D’un côté la mobi­­lité (D1) explique la
pré­­sence des hommes sur presque toutes les terres émergées. D’un
autre, le besoin de liens sociaux néces­­site beau­­coup de proxi­­mité (D2).
Il y a là une contra­­dic­­tion dont découlent à la fois le grand nombre de
socié­­tés et leur forte dif­­fé­­ren­­cia­­tion. Les carac­­tères sociaux étant fort
mou­­vants, s’ils ne sont pas l’objet d’échanges régu­­liers, ils divergent
rapi­­de­­ment à par­­tir d’un tronc commun. Ainsi les langues latines sont
cou­­sines mais dif­­fé­­rentes.
Toutes ces socié­­tés ont besoin de maî­­tri­­ser une por­­tion de la sur­­face
ter­­restre pour en tirer les res­­sources néces­­saires à leur repro­­duc­­tion.
Cet espace maî­­trisé, appro­­prié, par le groupe repré­­sente le sup­­port
maté­­riel, mais aussi ima­­gi­­naire, de ses tran­­sac­­tions, de ses pro­­duc­­
tions (chasse, cueillette, agri­­culture, indus­­trie…), de sa repro­­duc­­tion.
C’est dans cet espace que s’accu­­mulent les artefacts qui conservent
une part des richesses pro­­duites (gre­­niers, banques…), de ses lieux de
savoir ou de pou­­voir (grottes ornées, biblio­­thèques, temples…). Cet
espace est donc une compo­­sante néces­­saire de la société qui le pro­­duit
constam­­ment, c’est son ter­­ri­­toire. Elle peut s’y iden­­ti­­fier ; elle est sou­­
vent ame­­née à le défendre. Les groupes humains, ter­­ri­­toires compris,
se construisent fré­­quem­­ment face à d’autres ensembles humains. La
cohé­­sion, l’iden­­tité, ont sou­­vent pour réci­­proque l’alté­­rité, l’oppo­­si­­
tion, voire le conflit.
L’effort de cohé­­sion d’une société, le tis­­sage per­­manent de son
unité, s’il a tou­­jours une dimen­­sion géo­­gra­­phique, plus pré­­ci­­sé­­
ment ter­­ri­­toriale, concerne néces­­sai­­re­­ment toutes ses compo­­santes.
La réflexion sur la force de la cohé­­sion a été par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment bien
menée, au xive  siècle, par un très grand pen­­ seur du social, Ibn
Khaldoun [Martinez-­Gros, 2014] ; son ana­­lyse est d’autant plus
actuelle qu’elle s’est par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment por­­tée sur des formes de socié­­
tés très éloi­­gnées de l’État-­nation, les tri­­bus nomades. Cela per­­met de
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

géné­­ra­­li­­ser la notion clé de la cohé­­sion, la très forte soli­­da­­rité


sys­­té­­mique d’une société, qu’Ibn Khaldoun nomme asabiyya*, terme
si dif­­fi­­cile à tra­­duire qu’il vaut mieux lui gar­­der sa forme arabe1.
La dimen­­sion géo­histo­­rique de l’asabiyya est ainsi la ter­­ri­­toria­­lité.

Figure 1.4. L'espace possible du mariage


FIGURE 1.4 L’ESPACE POS­­SIBLE DU MARIAGE

1. Le vaste monde hors


de la société concernée :
mariage inenvisageable

2. L'espace de la société :
mariage possible selon
les règles d'aliance admises

3. Les proches :
l'espace de l'inceste,
mariage impossible

En revanche, les rela­­tions, paci­­fiques et conflic­­tuelles, avec les


voi­­sins forment un vaste espace de tran­­sac­­tion qui peut s’étendre à
beau­­coup de socié­­tés, aujourd’hui à l’écou­­mène entier, la mon­­dia­­li­­
sa­­tion. La contra­­dic­­tion entre les deux dis­­tances est aujourd’hui tou­­
jours active, mais c’est un couple ancien comme l’huma­­nité en tant
que réa­­lité sociale. Ces deux logiques spa­­tiales sont à rap­­pro­­cher

1.  Asabiyya (selon la trans­­crip­­tion gra­­phique la plus cou­­rante) est un mot d’arabe ancien qu’Ibn Khaldoun réin­­ter­­prète
dans la Muqaddima (les Pro­­lé­­go­­mènes) pour dési­­gner ce qui fait la cohé­­sion d’un groupe. Le mot est très dif­­fi­­cile à
tra­­duire ; en pre­­mière approche, on peut le comprendre comme le sen­­ti­­ment d’appar­­te­­nance à la tribu, mais aussi
les liens du sang, la soli­­da­­rité du clan… Mais il n’est pas limité aux seuls liens fami­­liaux même très élar­­gis : on peut
entendre par asabiyya tout l’idéel qui construit, repro­­duit et légi­­time la cohé­­sion d’une société. Le fait que la notion ait
été pen­­sée pour une confi­­gu­­ra­­tion très dif­­fé­­rente de la nation faci­­lite aujourd’hui la géné­­ra­­li­­sa­­tion de son usage à tous
les types de cohé­­sions sociétales.
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE  : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

des deux logiques tem­­po­­relles dis­­tin­­guées dans l’intro­­duc­­tion de


la pre­­mière par­­tie  : la repro­­duc­­tion et le chan­­ge­­ment. En pre­­mière
approche, on peut asso­­cier besoin de proxi­­mité (D2), concré­­tisé
par le ter­­ri­­toire, et tem­­po­­ra­­lité de la repro­­duc­­tion (T1), d’une part,
et mobi­­lité, grandes dis­­tances (D1) avec la tem­­po­­ra­­lité du chan­­ge­­
ment (T2) :
D2 = T1 réci­­pro­­que­­ment T2 = D1
Évi­­dem­­ment, il faut tou­­jours gar­­der à l’esprit que cette grille de
lec­­ture très sim­­pli­­fi­­ca­­trice de la complexité sociale ne veut sché­­ma­­ti­­
ser qu’une ten­­dance glo­­bale. Les logiques internes des socié­­tés sont
tou­­jours tis­­sées de contra­­dic­­tions qui peuvent induire du chan­­ge­­ment.
En revanche, bien des rela­­tions inter-­sociétales peuvent blo­­quer ces
trans­­for­­ma­­tions. Il ne s’agit ici que d’expri­­mer une forme très géné­­
rale de l’historité issue de la contra­­dic­­tion entre la grande mobi­­lité
humaine et son extrême besoin de proxi­­mité sociale. Cette combi­­
nai­­son des logiques spa­­tiales et tem­­po­­relles repré­­sente le cœur de
l’approche géo­histo­­rique.

5. DEUX TEM­­PO­­RA­­LI­­TÉS, DEUX DIS­­TANCES  :


UN ÉCOU­­MÈNE

L’oppo­­si­­tion entre les deux dis­­tances, entre la mobi­­lité et la proxi­­


mité, donne un cadre de compré­­hen­­sion non seule­­ment à la diver­­sité
géo­­gra­­phique des groupes humains contras­­tant avec leur forte simi­­
li­­tude bio­­lo­­gique, mais aussi à la complexité de leurs historités par­­
ti­­cu­­lières, y compris celle de l’écou­­mène tout entier. Voilà pour­­quoi,
s’il n’y a qu’une seule huma­­nité, il y a et, plus encore, il y a eu une
mul­­ti­­tude de socié­­tés diverses.
Cepen­­dant, au terme d’un pre­­mier cha­­pitre cen­­tré sur le frac­­
tion­­ne­­ment et la dif­­fé­­ren­­cia­­tion des par­­cours his­­to­­riques, il faut
rap­­pe­­ler l’unité tem­­po­­relle de l’huma­­nité. Un pro­­blème inté­­res­­sant
est ainsi posé par la (rela­­tive) syn­­chro­­nie des mani­­fes­­ta­­tions d’un
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
TER­­RI­­TOIRE : LES SOCIÉ­­TÉS ENTRE DEUX DIS­­TANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES

chan­­ge­­ment radi­­cal glo­­bal  : la géné­­ra­­li­­sa­­tion des domes­­ti­­cations, ce


qu’on nomme le Néo­­li­­thique (voire la Révo­­lu­­tion néo­­li­­thique, par
simi­­li­­tude avec la Révo­­lu­­tion indus­­trielle).
Le frac­­tion­­ne­­ment spa­­tial de l’écou­­mène à l’issue de la dif­­fu­­sion
humaine sur toutes les grandes terres émergées au-­delà de l’Ancien
Monde, l’Amérique et l’Australie en par­­ti­­cu­­lier (fig. 1.3), devrait,
selon la logique évo­­quée plus haut, se tra­­duire par une diver­­gence des
his­­toires. Remar­­quons que c’est glo­­ba­­le­­ment vrai. Il n’en reste pas
moins que l’inno­­va­­tion majeure, la domes­­ti­­cation de plantes et d’ani­­
maux, qui change radi­­ca­­le­­ment le cours des his­­toires, s’est pro­­duite
en divers lieux de l’écou­­mène sans qu’il soit pos­­sible d’éta­­blir un lien
entre eux, de bâtir une expli­­ca­­tion diffusionniste. Ce ne fut néan­­moins
pas force d’essayer, tant il fut dif­­fi­­cile, pour la pen­­sée euro­centrée du
xixe et du début du xxe siècle d’ima­­gi­­ner que d’autres que les ancêtres
qu’elle se reven­­di­­quait avaient pu être auteurs de « pro­­grès ». Mais,
ne serait-­ce que pour reprendre la dis­­conti­­nuité la plus évi­­dente, les
domes­­ti­­cations en Amérique ne doivent rien à une quel­­conque influ­­
ence des néolithisations de l’Ancien Monde ; il n’y avait pas alors
de contact entre les deux ensembles de socié­­tés. Même si le modèle
diffusionniste reste per­­tinent pour expli­­quer l’expan­­sion agri­­cole à
par­­tir des quelques foyers ini­­tiaux, la plu­­ra­­lité de ces der­­niers pose
pro­­blème dans leur rela­­tive syn­­chro­­nie. Bien sûr, le contexte cli­­ma­­
tique, le redoux post-­glaciaire, per­­met de comprendre pour­­quoi les
domes­­ti­­cations n’avaient pas eu lieu plus tôt. Mais ce n’était pas la
pre­­mière fois que l’Homo sapiens vivait la fin d’une gla­­cia­­tion.
CHA­­PITRE 2
MILIEU :
L’IMPOS­­SIBLE
DÉTER­­MI­­NISME
ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL
1. LA BAR­­RIÈRE ET L’AXE
2. MILIEU ET TER­­RI­­TOIRE
3. CONCLU­­SION  : ÉCOU­­MÈNE ET SYSTÈME-­TERRE

I l n’y a pas de fron­­tière natu­­relle  : cette affir­­ma­­tion récur­­rente des


cours de géo­­gra­­phie est incontes­­table. Nul fait de nature ne limite
intrin­­sè­­que­­ment l’éten­­due d’une société. Cepen­­dant, il est facile de
mon­­trer que bien des fron­­tières éta­­tiques ter­­restres s’efforcent de
coïn­­ci­­der avec des lignes de crêtes ou des cours d’eau. Il faut sur­­tout
rap­­pe­­ler que les limites de socié­­tés les plus banales sont les lit­­to­­
raux, même si l’emprise natio­­nale sur l’éten­­due marine repré­­sente
une tran­­si­­tion complexe entre les eaux prop­­re­­ment ter­­ri­­toriales et la
haute mer.
Les «  condi­­tions géo­­gra­­phiques  » sont évi­­dem­­ment incontour­­
nables. Mais elles n’agissent que comme un para­­ mètre, selon les
carac­­tères de la société concer­­née, en par­­ti­­cu­­lier son déve­­lop­­pe­­ment
tech­­nique. Dis­­po­­ser d’un ter­­ri­­toire gorgé d’hydro­­car­­bures n’avait qu’un
inté­­rêt mar­­gi­­nal pour les cités sumé­­riennes  ; des suin­­te­­ments pétro­­liers
pou­­vaient four­­nir un peu de gou­­dron pour cal­­fa­­ter les outres ser­­vant
de bateaux  : rien de compa­­rable avec l’enri­­chis­­se­­ment pétro­­lier actuel
des pays situés sur la même por­­tion ter­­restre.
34
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Ce deuxième cha­­pitre vise à rap­­pe­­ler ces prin­­ci­­paux para­­mètres


envi­­ron­­ne­­men­­taux dans l’unique optique des dis­­tances intra (la proxi­­
mité) et inter (l’éloi­­gne­­ment) sociétales. On abor­­dera donc ce qui
contri­­bue à sépa­­rer ou tout du moins à tenir éloi­­gnées les socié­­tés
les unes des autres ou, inver­­se­­ment, à les rap­­pro­­cher ; puis, dans un
second temps, on abor­­dera les para­­mètres envi­­ron­­ne­­men­­taux du lien
social, du ter­­ri­­toire.

1.  LA BAR­­RIÈRE ET L’AXE

La pre­­mière étape du ver­­sant géo­­gra­­phique de la réflexion géo­


histo­­rique vient d’être pré­­sen­­tée comme une ques­­tion de dis­­tance,
éloi­­gne­­ment ou proxi­­mité, res­­tée très géné­­rale. Or, ce n’est pas à
prop­­re­­ment la dis­­tance mesu­­rée en kilo­­mètres qui sépare, mais l’effort
néces­­saire pour faire par­­cou­­rir le tra­­jet à des per­­sonnes, des mar­­chan­­
dises ou des infor­­ma­­tions, effort géné­­ra­­le­­ment tra­­duit en terme de coût
et de temps. La dis­­tance devient infi­­nie quand il s’agit de fran­­chir un
espace inconnu où nulle route n’a encore été tra­­cée. La notion euro­­
péenne de décou­­verte, en par­­ti­­cu­­lier l’inven­­tion historiographique du
xixe siècle des Grandes Décou­­vertes, a mis en scène cette créa­­tion de
routes inédites.

1.1.  LA MER SÉPARE ET RELIE

« La mer qui sépare les nations mais leur per­­met de se rejoindre. »
Charles de Gaulle, Dis­­cours lors du lan­­ce­­ment
du paque­­bot France le 11 mai 1960.

L’huma­­nité est une espèce ter­­restre. Aujourd’hui, en dehors du cas


ambigu de l’Antarc­­tique, il n’y a pas de terre émergée qui ne soit
attri­­buée à un État par­­ti­­cu­­lier. Les pro­­blèmes vien­­draient plu­­tôt de
la reven­­di­­ca­­tion de plu­­sieurs États sur une même por­­tion ter­­restre.
En revanche, la haute mer reste libre, ouverte à tous. On a encore
du mal à ima­­gi­­ner que les êtres humains puissent avoir navi­­gué au
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Paléo­­li­­thique. On a décou­­vert récem­­ment, au sud de la Crète, près


de Plakias, des ves­­ tiges paléo­­
li­­
thiques vieux de 130 000  ans au
moins (alors qu’aupa­­ra­­vant les pre­­miers Cré­­tois étaient situés vers
– 10 000). Or, la confi­­gu­­ra­­tion régio­­nale des terres et celle des mers
n’étaient pas très dif­­fé­­rentes d’aujourd’hui et la mer trop pro­­fonde
pour que l’abais­­se­­ment du niveau marin de la der­­nière période gla­­
ciaire (plus récente d’ailleurs) ait pu pro­­fon­­dé­­ment les trans­­for­­mer. Il
n’y a donc pas d’autre pos­­si­­bi­­lité que de sup­­po­­ser une très ancienne
navi­­ga­­tion.
De toute façon, on ne peut comprendre le peu­­ple­­ment de l’Australie,
il y a au moins 40 000 ans, peut-­être 60  000, sans ima­­gi­­ner un fran­­
chis­­se­­ment de bras de mer, sans doute de quelques dizaines de kilo­­
mètres. En effet, au maxi­­mum de l’abais­­se­­ment du niveau marin à
l’époque wur­­mienne, Java et d’autres îles proches étaient rat­­ta­­chées
au continent asia­­ tique, Australie et Nouvelle-­ Guinée ne fai­­ saient
qu’un, mais entre les deux grandes masses ter­­restres sub­­sis­­tait néces­­
sai­­re­­ment un bras de mer. Les pré­­his­­to­­riens ont eu long­­temps du mal
à conce­­voir un tel che­­mi­­ne­­ment, car ces migra­­teurs étaient pro­­ba­­
ble­­ment les ancêtres des Abo­­ri­­gènes aus­­tra­­liens, donc des peuples
consi­­dé­­rés comme parmi les plus pri­­mi­­tifs et qui, effec­­ti­­ve­­ment, ne
construi­­saient pas de bateaux.
De ce fait, on reconsi­­dère aujourd’hui les iti­­né­­raires sup­­po­­sés de
la dif­­fu­­sion d’Homo sapiens (fig. 1.3). Le peu­­ple­­ment de nou­­velles
terres en sui­­vant les lit­­to­­raux, par une sorte de cabo­­tage, semble
aujourd’hui de plus en plus plau­­sible à des périodes très anciennes.
Ainsi, pour la dif­­fu­­sion humaine en Amérique, sans ces­­ser de consi­­
dé­­rer la voie ter­­restre par l’isthme de Béringie comme le che­­min
prin­­ci­­pal de l’ori­­gine des Amé­­rin­­diens, on consi­­dère comme pro­­
bable un peu­­ple­­ment, tou­­jours d’ori­­gine sibé­­rienne, en lon­­geant les
côtes de l’Alaska.
Le rôle des éten­­dues mari­­times comme coef­­fi­­cient de la dis­­tance
est donc lui-­même fonc­­tion des varia­­tions cli­­ma­­tiques, à commen­­cer
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

par les alter­­nances majeures de périodes gla­­ciaires et inter­­gla­­ciaires.


Il ne faut donc pas, comme on le fait trop sou­­vent, par­­tir du trait de
côte actuel pour comprendre des dyna­­miques sociales d’il y a plus de
10  000  ans. Le peu­­ple­­ment le plus ancien des archi­­pels bri­­tan­­nique ou
japo­­nais ne peut ainsi se comprendre que si on se sou­­vient que ces ter­­
ri­­toires n’étaient pas insu­­laires il y a encore 15 millé­­naires. De même,
la sépa­­ra­­tion entre l’Afrique et l’Eurasie n’a rien d’une constante : la
mer Rouge n’exis­­tait pra­­ti­­que­­ment pas lors des der­­nières gla­­cia­­tions.
En revanche, l’autonomisation ulté­­ rieure de la société japo­­ naise,
vigou­­reu­­se­­ment par­­ti­­cu­­la­­riste, doit beau­­coup à son insu­­la­­rité depuis
la fin du der­­nier gla­­ciaire.
Mais il n’y a pas que la dimen­­sion tem­­po­­relle, l’his­­toire natu­­relle
du niveau marin, qui inter­­vienne dans la géo­histoire. La géo­­gra­­phie
mari­­time, celle de la taille des éten­­dues d’eau, mais aussi des cou­­
rants qui les par­­courent, est essen­­tielle. Ces cou­­rants cor­­res­­pondent
lar­­ge­­ment à la géo­­gra­­phie des vents au-­dessus des mers, sauf que
les masses d’air ne s’arrêtent pas aux lit­­to­­raux et affectent éga­­le­­
ment les terres émergées, dif­­fé­­ren­­ciant en par­­ti­­cu­­lier les façades
mari­­times.
Il est essen­­tiel de connaître la cir­­cu­­la­­tion des vents et cou­­rants pour
comprendre les iti­­né­­raires humains. Les échanges mari­­times à très
longue dis­­tance sup­­posent une connais­­sance des forces domi­­nantes  ;
c’était vrai pour les marins, c’est vrai, ulté­­rieu­­re­­ment, pour l’his­­to­­
rien et cela bien avant les Grandes Décou­­vertes. Sim­­pli­­fié à l’extrême,
un schéma élé­­men­­taire per­­met de rete­­nir les grands traits de la cir­­
cu­­la­­tion de l’air et de l’eau (fig. 2.1) : les vents, donc les cou­­rants,
cir­­culent d’Est en Ouest aux basses lati­­tudes (les ali­­zés) et d’Ouest
en Est aux lati­­tudes moyennes. Ainsi dans l’Atlan­­tique (fig.  2.2),
l’Europe est face au vent, alors que l’Afrique occi­­den­­tale est sous
le vent. Le schéma est éga­­le­­ment valable pour l’océan Paci­­fique. On
peut ajou­­ter au modèle des vents et des cou­­rants de nou­­veau d’Est aux
très hautes lati­­tudes.
37
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Figure 2.1. Schéma de base


de la circulation atmosphérique et océanique

FIGURE 2.1 SCHÉMA DE LA CIR­­CU­­LA­­TION ATMO­­SPHÉ­­RIQUE ET OCÉA­­NIQUE

pôle Nord

continent

Vents
réguliers
équateur

courants
marins

façade littorale
exposée au vent

pôle Sud

On comprend que les Euro­­péens aient tardé à s’aven­­tu­­rer vers


l’Occi­­dent et que, lors­­qu’ils le firent, ce fut en chan­­geant de lati­­
tude : dans le grand Nord pour l’aven­­ture viking et en allant cher­­
cher les ali­­zés vers les tro­­piques pour Colomb. Dans le Paci­­fique,
l’éten­­due était le pre­­mier obs­­tacle : cet océan est cinq fois plus
étendu que l’Atlan­­tique et il ne faut jamais oublier qu’il repré­­sente,
à la lati­­tude de l’équa­­teur, près de la moi­­tié du péri­­mètre ter­­restre,
près de 20 000 km d’Est en Ouest. Les socié­­tés sus­­cep­­tibles de lan­­
cer de grandes expé­­di­­tions mari­­times, Chine et Japon en par­­ti­­cu­­lier,
n’ont pu que mar­­gi­­na­­le­­ment s’avan­­cer vers l’Est. Il y a des pré­­somp­­
tions de pas­­sage de pêcheurs japo­­nais en Alaska, mais guère plus.
Les vrais « argo­­nautes du Paci­­fique », pour reprendre le titre d’une
célèbre œuvre d’eth­­no­­logie (Bronislaw Malinowski, 1922), ce sont
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

les Poly­­né­­siens qui ont pro­­gres­­si­­ve­­ment colo­­nisé presque toutes les


îles du grand océan1. Ils ont évi­­dem­­ment dû tenir compte des vents et
des cou­­rants, qu’ils ont d’ailleurs appris à remar­­qua­­ble­­ment connaître
comme le montre leur fas­­ci­­nante car­­to­­gra­­phie tra­­di­­tion­­nelle. Ainsi le
peu­­ple­­ment des îles Hawaï, au vie siècle de notre ère, s’est fait par le
Sud-Sud-Est, en venant des Mar­­quises, en uti­­li­­sant les ali­­zés.
L’océan Indien, du fait qu’il ne va pas d’une zone polaire à l’autre,
pré­­sente une cir­­cu­­la­­tion un peu dif­­fé­­rente, ce que résume le mot
mous­­son, terme d’ori­­gine arabe signi­­fiant sai­­son (fig. 2.3). Effec­­ti­­
ve­­ment, il faut dis­­tin­­guer la cir­­cu­­la­­tion hiver­­nale, glo­­ba­­le­­ment sem­­
blable aux mou­­ve­­ments des autres océans (des flux d’Est aux basses
lati­­tudes), de la cir­­cu­­la­­tion esti­­vale inver­­sée (des flux d’Ouest qui vont
de l’Afrique jus­­qu’au Japon).
Cette par­­ti­­cu­­la­­rité natu­­relle a une grande impor­­tance géo­histo­­rique  :
l’océan Indien fut, au moins jus­­qu’au xvie  siècle, l’espace prin­­ci­­pal
d’échanges mari­­times à longue por­­tée [Beaujard, 2012]. On peut rai­­
son­­na­­ble­­ment consi­­dé­­rer que la façade Est de l’Asie, jus­­qu’au Japon,
était le pro­­lon­­ge­­ment orien­­tal de ce réseau, de même que la Médi­­ter­­
ra­­née en repré­­sen­­tait la marge occi­­den­­tale. L’alter­­nance annuelle des
vents, qui per­­met d’aller à la voile d’Est en Ouest de l’automne au
prin­­temps et dans l’autre sens du prin­­temps à l’automne, a repré­­senté
l’éner­­gie la plus simple pour mou­­voir sans grand risque des bateaux.
C’est dans l’océan Indien que se sont déve­­lop­­pées les navi­­ga­­tions hau­­
tu­­rières régu­­lières les plus anciennes. Ainsi, les Romains, et sans doute
les Grecs avant eux, par­­ti­­cipaient à des voyages en ligne droite de la
mer Rouge à l’Inde, voire à la pénin­­sule indo­­chi­­noise. À la dif­­fé­­rence
des océans Atlan­­tique et Paci­­fique, vraies bar­­rières d’un pôle à l’autre,
l’Indien n’a jamais été un obs­­tacle absolu aux échanges humains, bien
au contraire.

1. Voir Grataloup, 2010, figure 2.8, « La dif­­fu­­sion humaine à tra­­vers le Paci­­fique avant Magellan », p. 72.
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

FIGURE 2.2 VENTS, COU­­RANTS ET ROUTES MARI­­TIMES DANS L’ATLAN­­TIQUE

Route des Vikings Courants marins


dominants

Anse aux Vents dominants


Meadows
Routes maritimes
Premier voyage de Colomb

Équateur

Premier voyage de Vasco de Gama


OCÉAN
ATLANTIQUE
OCÉAN
PACIFIQUE

2 000 km

FIGURE 2.3 VENTS, COU­­RANTS ET ROUTES MARI­­TIMES DANS L’OCÉAN INDIEN


Courants Vents
marins
Mousson d’hiver* Routes
Mousson d’été* maritimes
* dans l’hémisphère Nord

Albuquerque OCÉAN
PACIFIQUE

Zheng He

Équateur

Vasco de Gama

OCÉAN INDIEN 2 000 km


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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Les éten­­dues marines (et même lacustres) sont donc ambi­­va­­


lentes pour les dis­­tances his­­to­­riques  : lorsque la navi­­ga­­tion y est tant
soit peu maî­­tri­­sée, elles repré­­sentent une manière par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment
aisée, éco­­no­­mique et rela­­ti­­ve­­ment assu­­rée, mal­­gré les périls en mer,
de dépla­­cer hommes et mar­­chan­­dises, par rap­­port aux commu­­ni­­
ca­­tions ter­­restres. En même temps, sauf sur de petites éten­­dues, il
est dif­­fi­­cile de territorialiser la mer : les socié­­tés ne peuvent pré­­
tendre la contrô­­ler tota­­le­­ment au détriment d’autres, même encore
aujourd’hui. Tout au plus peut-­on y construire des réseaux, avec des
lieux d’inter­­face terre/mer aux extré­­mi­­tés, des ports, et des routes
qui néces­­sitent la construc­­tion de connais­­sances géo­­gra­­phiques,
empi­­riques ou for­­ma­­li­­sées (car­­to­­gra­­phiques en par­­ti­­cu­­lier) et sou­­
vent, des relais, des points d’avi­­taille­­ment des bateaux. Ainsi, les
mers peuvent jouer alter­­na­­ti­­ve­­ment les rôles de lien ou de zone de
frac­­ture.

1.2.  LE DÉSERT, COMME LA MER


Il est assez facile d’assi­­mi­­ler le rôle géo­histo­­rique des grandes éten­­
dues ter­­restres fai­­ble­­ment occu­­pées par la vie, végé­­tale ou ani­­male,
des déserts, à celui des éten­­dues marines. Dans les deux cas, on ne
peut comp­­ter sur des res­­sources locales, il faut empor­­ter les vivres et
l’eau, pour les humains et les ani­­maux domes­­tiques. Il faut éga­­le­­ment
maî­­tri­­ser les routes qui mènent d’un point à un autre. Rien d’éton­­nant
que la topo­­ny­­mie saha­­rienne uti­­lise le terme arabe de rivage, sahel,
pour dési­­gner les bords du grand désert. De même, jus­­qu’à une période
très récente, l’appro­­pria­­tion des déserts sous une forme de ter­­ri­­toria­­lité
conti­­nue n’est pas pen­­sable. On y construit, comme dans les éten­­dues
marines, des routes plus men­­tales que maté­­ria­­li­­sées  ; il y faut éga­­le­­
ment des relais. Encore aujourd’hui, la géo­­po­­li­­tique du Sahara montre
que la ter­­ri­­toria­­lité offi­­cielle des États reste lar­­ge­­ment une fic­­tion. De
ce fait, les espaces déser­­tiques sont maî­­tri­­sés par des construc­­tions
his­­to­­riques essen­­tiel­­le­­ment réti­­cu­­laires et ces contraintes natu­­relles
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

peuvent, comme les éten­­dues marines, jouer les rôles de facilitateurs


de cir­­cu­­la­­tion à long rayon ou de créa­­teurs d’éloi­­gne­­ment et d’éti­­re­­
ment des socié­­tés.
Comme pour les mers, il faut éga­­le­­ment prendre en compte l’his­­
toire natu­­relle. Le degré d’ari­­dité des déserts chauds a été variable
à l’échelle de l’his­­toire humaine. Sché­­ma­­ti­­que­­ment, les périodes
froides cor­­res­­pondent à des séche­­resses moindres et les inter­­gla­­
ciaires à des moments d’aridification. Il faut éga­­le­­ment tenir compte
de deux déca­­lages spatio-­temporels. Les milieux natu­­rels résistent
quelque temps à l’évo­­lu­­tion sou­­vent plus rapide du contexte cli­­ma­­
tique. L’aridification est un pro­­ces­­sus qui se pour­­suit depuis la fin
de la der­­nière gla­­cia­­tion, il y a une quin­­zaine de milliers d’années.
Autre déca­­lage  : les varia­­tions cli­­ma­­tiques majeures se tra­­duisent par
des dépla­­ce­­ments en lati­­tude des grandes masses atmo­­sphé­­riques.
Ainsi les anti­­cy­­clones sub-­tropicaux qui induisent les prin­­ci­­paux
déserts chauds se déplacent vers des lati­­tudes plus hautes pen­­dant les
inter­­gla­­ciaires et inver­­se­­ment vers l’équa­­teur pen­­dant les périodes
froides. C’est ainsi que des dunes fos­­siles se ren­­contrent aujourd’hui,
en Afrique occi­­den­­tale, dans des régions de savanes assez méri­­dio­­
nales. Enfin, des varia­­tions plus modestes, dénom­­mées épi­­sodes,
peuvent jouer comme dans tous les autres milieux, mais elles inter­­
viennent autour de seuils limites de la pré­­sence ou non de nom­­breuses
espèces. Le Sahara a ainsi connu plu­­sieurs épi­­sodes plu­­vieux depuis
10  000 ans, en par­­ti­­cu­­lier autour du IIIe millé­­naire avant notre ère.
Depuis, il est entré dans un pro­­ces­­sus d’aridification qui se pour­­suit
aujourd’hui.
Ces varia­­tions du contexte natu­­rel font que de mêmes régions de
la Terre ont pu, à cer­­tains moments, appa­­raître comme favo­­rables à
la pré­­sence de socié­­tés, qui ont ainsi laissé des traces archéo­­lo­­giques
notables, puis ensuite deve­­nir des milieux dif­­fi­­ciles (à niveau tech­­nique
simi­­laire). On trouve ainsi dans de vastes aires saha­­riennes des pein­­
tures et gra­­vures rupestres qui témoignent de milieux plus proches des
42
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

for­­ma­­tions sahé­­liennes ou de savanes que de l’ari­­dité, avec, en par­­ti­­


cu­­lier, de gros her­­bi­­vores, d’abord chas­­sés, puis éle­­vés (la phase finale
de ces traces rupestres est nom­­mée période bovidienne). Il semble
bien ainsi que de grandes régions aujourd’hui quasi vides aient été
occu­­pées par des socié­­tés néo­­li­­thiques.
En revanche, avec l’aridification actuelle, amor­­cée il y a 5 000 ans,
il s’est, semble-t-il, pro­­duit un pro­­ces­­sus de migra­­tion et de concen­­
tra­­tion vers les zones péri­­phériques plus humides ou béné­­fi­­ciant d’un
cours d’eau issu de régions humides, le Nil et le Niger en par­­ti­­cu­­lier.
L’his­­toire égyp­­tienne pré-­impériale cor­­res­­pond bien à ce scé­­na­­rio. On
trouve des évo­­lu­­tions assez sem­­blables en Asie cen­­trale  : milieux step­­
piques aux Ve-IIIe millé­­naires avec des popu­­la­­tions de proto-­éleveurs,
celles qui ont domes­­ti­­qué le che­­val, puis le dro­­ma­­daire et le cha­­meau,
ensuite dans un contexte d’aridification repli sur les pié­­monts humides
et les val­­lées du Sir et de l’A­mou Daria.
Ses capa­­ci­­tés de sur­­vie durant de longs jours en milieu aride et
chaud ont fait du dro­­ma­­daire un ani­­mal de bât et de monte par­­ti­­cu­­liè­­
re­­ment adapté aux dépla­­ce­­ments dans les déserts. On consi­­dère que
ce sont les Romains qui ont intro­­duit au Sahara cet ani­­mal ori­­gi­­naire
d’Asie occi­­den­­tale. Il ne faut néan­­moins pas ima­­gi­­ner qu’il a existé des
socié­­tés au cœur des milieux arides. Le dro­­ma­­daire a, comme tous les
her­­bi­­vores, besoin de pâtu­­rages et ceux-­ci se trouvent dans les marges
step­­piques. Son inté­­rêt découle de sa capa­­cité à fran­­chir de vastes
dis­­tances arides. Cet effort n’a néan­­moins de sens que si le commerce
à tra­­vers le désert est inté­­res­­sant. Ce sont les socié­­tés situées de part et
d’autre des déserts, et par­­fois bien au-­delà, qui expliquent qu’il y ait
ou non des socié­­tés cara­­va­­nières.
Pour que les routes cara­­va­­nières puissent exis­­ter, il faut, plus
encore que sur mer, des relais. En effet, les cara­­vanes sup­­posent des
ani­­maux por­­teurs, dro­­ma­­daires, cha­­meaux ou che­­vaux sui­­vant les
milieux, qui ont besoin d’eau (même si la résis­­tance d’un dro­­ma­­
daire lui per­­met de res­­ter jus­­qu’à dix-­sept jours sans boire en plein
43
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

été) et de four­­rage. Il en va de même, évi­­dem­­ment, pour les cara­­va­­


niers. Les relais sont les oasis orga­­ni­­sées autour d’un point d’eau.
Le mythe de l’oasis para­­di­­siaque, enjo­­li­­ve­­ment bien compré­­hen­­sible
après plu­­sieurs jours de désert, ne doit pas mas­­quer le fait qu’il s’agit
de minus­­cules ensembles agri­­coles très pré­­caires et néces­­si­­tant des
efforts consi­­dé­­rables. Les oasis n’ont de valeur que repla­­cées dans le
contexte réti­­cu­­laire des routes fran­­chis­­sant les obs­­tacles déser­­tiques.
C’est le réseau commer­­cial qui fait l’oasis, pas l’inverse, même si la
géo­­gra­­phie des points d’eau explique la pos­­si­­bi­­lité ou non du réseau
d’échange.
Au total, les déserts sont par­­tout des bar­­rières, des marges des
zones de séden­­ta­­ri­­sa­­tion, des obs­­tacles à fran­­chir. La vraie cou­­pure
entre de grands ensembles de socié­­tés n’a jamais été la Médi­­ter­­ra­­née,
mais bien le Sahara. La dis­­conti­­nuité entre Orient et Occi­­dent, si l’on
oublie le couple de repré­­sen­­ta­­tions euro­­péennes fondé sur ces mots,
entre Chine et Inde d’une part et Méditerranée-­Europe de l’autre,
cor­­res­­pond bien à l’Asie dite cen­­trale. Ces lacunes ont été aussi des
traits d’union, par­­cou­­rus par des réseaux cara­­va­­niers, entre des masses
humaines beau­­coup plus impor­­tantes.

1.3.  LA MON­­TAGNE  : RARE­­MENT UNE BAR­­RIÈRE


L’idée déter­­mi­­niste qu’il peut exis­­ter des «  fron­­tières natu­­relles  »
est un mythe, mais il serait tout aussi naïf de sup­­po­­ser que la pente
et l’éta­­ge­­ment soient sans effet sur la géo­­gra­­phie des socié­­tés. Les
contextes mon­­ta­­gnards ont un double effet : ils ral­­longent les dis­­tances
et ils mul­­ti­­plient les micro-­milieux. Par leur rôle sur la dis­­tance, ils
peuvent effec­­ti­­ve­­ment jouer la fonc­­tion de bar­­rière entre socié­­tés. Par
la diver­­sité des micro-­milieux, les reliefs peuvent auto­­ri­­ser des socié­­
tés mon­­ta­­gnardes. L’inter­­ac­­tion entre ces deux rôles est une ques­­tion
d’échelle.
L’Inde et la Chine entre­­tiennent de très anciennes rela­­tions, qu’on
peut retrou­­ver aussi loin dans le temps que ces deux topo­­nymes
44
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

civilisationnels ont un sens, au moins au IIe millé­­naire avant notre


ère. Un seul phé­­no­­mène suf­­fit comme témoi­­gnage  : la pro­­fonde et
ancienne marque du boud­­dhisme, d’ori­­gine indienne, sur la société
chi­­noise, puis ses propres péri­­phéries (Co­rée, Japon, Viêt-­Nam). Les
pèle­­ri­­nages de moines chi­­nois vers les hauts lieux boud­­dhistes en
Inde nous ont laissé de pré­­cieux ren­­sei­­gne­­ments. Il n’empêche que les
mondes indien et chi­­nois, aujourd’hui comme jadis, sont pro­­fon­­dé­­
ment dif­­fé­­rents, pro­­ba­­ble­­ment beau­­coup plus que l’Europe d’héri­­tage
chré­­tien et le monde arabo-­musulman, issus du même moule antique.
Il serait dif­­fi­­cile de ne pas mettre en rela­­tion la dif­­fé­­rence cultu­­relle
entre Inde et Chine et la pré­­sence entre les deux ensembles sociétaux
de l’énorme masse mon­­ta­­gneuse de l’Himalaya et des pla­­teaux et
chaînes asso­­ciées.
Cepen­­dant, l’Himalaya est aussi peu­­plé, certes avec de très faibles
den­­si­­tés, entre autres par les Tibé­­tains. Sauf dans les très hautes alti­­
tudes, les mon­­tagnes sont rare­­ment des déserts humains. Non seule­­
ment, si l’on se situe au niveau inter-­sociétal, l’obs­­tacle mon­­ta­­gnard
peut repré­­sen­­ter une pro­­tec­­tion (les mon­­tagnes refuges), mais au
niveau intra-­montagnard, la variété des micro-­milieux sur de courtes
dis­­tances peut repré­­sen­­ter des oppor­­tu­­ni­­tés pour des socié­­tés d’agri­­
culteurs et d’éle­­veurs.
Un regard rapide sur la carte des den­­si­­tés humaines dans la zone
inter­­tro­­pi­­cale montre une oppo­­si­­tion de grande ampleur  : en Asie, ce
sont les plaines qui sont les plus peu­­plées, alors qu’en Afrique et en
Amérique ce sont les mon­­tagnes. En fait, ce contraste était beau­­coup
plus net il y a un siècle, avant que la littoralisation géné­­ra­­li­­sée ait
récem­­ment donné un incontes­­table avan­­tage aux régions basses. Il ne
faut pas oublier éga­­le­­ment que l’on ne compare pas des popu­­la­­tions de
même ampleur, l’Asie tro­­pi­­cale regrou­­pant à elle seule un bon tiers de
l’huma­­nité. De fortes den­­si­­tés rurales se trouvent sur les hauts pla­­teaux
orien­­taux d’Afrique noire, comme sur ceux d’Amérique cen­­trale. Les
An­des comportent éga­­le­­ment d’impor­­tantes zones de peu­­ple­­ment tra­­
45
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
MIlIeU : l’IMPOSSIBle DéTeRMINISMe eNVIRONNeMeNTal

ditionnel (fig. 2.4). En milieu tropical, les montagnes présentent en


effet un double avantage : une atténuation des conditions péjorantes
des climats toujours chauds et l’association de terroirs tièdes et plus
frais grâce à l’étagement.

FIGURE 2.4 EXEMPLE DE SYSTÈME DE COMPLÉMENTARITÉ ENTRE ÉTAGES ANDINS


DANS LES SOCIÉTÉS PRÉCOLONIALES DU PÉROU

6 000 m

Échanges
Sommets englacés
5 000 m de produits agricoles
lama
Zone puna
alpaca

Sociétés andines
pré-incaïques
4 000 m
Zone suni pomme de terre
quinoa

Empire inca
3 000 m Zone quechua Altiplano maïs

Vallées montagnardes

2 000 m

terrasses échanges
irriguées commerciaux
1 000 m Tierra caliente
Cité-État
côtières
0m
Oasis côtières courge, piment, haricot, coton
100 km 200 km 300 km

1.4. LES COURS D’EAU, FRONTIÈRES MARGINALES ;


LES VALLÉES, VRAIS AXES
Un grand cours d’eau est difficile à franchir et nécessite des infra­
structures coûteuses. Mais une grande vallée fluviale, et même celle
d’une modeste rivière, représente souvent un axe de circulation, ne
serait­ce que comme support à la batellerie. Jusqu’aux voies ferrées,
les plus modestes cours d’eau ont été le plus souvent navigués. Il est
donc rare que fleuves et rivières représentent des discontinuités entre
sociétés. Pourtant, aujourd’hui, une part non négligeable des fron­
tières entre États correspond à des cours d’eau, mais la raison relève
plutôt du tracé de repères diplomatiques. L’Amour entre Russie orien­
tale et Chine, la ligne Oder­Neisse entre Allemagne et Pologne, le
46
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Rio Grande entre Mexique et États-­Unis sont comme la Leitha dans


l’Empire austro-­hongrois  : des lignes natu­­relles uti­­li­­sées comme
bornes his­­to­­riques.
Ce sont sur­­tout les fron­­tières héri­­tées des colo­­ni­­sa­­tions ou des
conflits qui cor­­res­­pondent à des rivières, preuve que les val­­lées sont
plus des milieux de vie et des axes de cir­­cu­­la­­tion que des obs­­tacles.
La reven­­di­­ca­­tion fran­­çaise de la rive gauche du Rhin relève d’une uti­­
li­­sation inté­­res­­sée et impé­­ria­­liste par les pou­­voirs fran­­çais suc­­ces­­sifs
rêvant de « pré carré » de La Guerre des Gaules de Jules César (pour
la lec­­ture des­­quelles furent tra­­cées les pre­­mières cartes de France sco­­
laires) : un détour­­ne­­ment de ce qui n’était pour le géné­­ral romain qu’un
objec­­tif, une jus­­ti­­fi­­cation conjonc­­tu­­relle de son propre impé­­ria­­lisme.

1.5.  LA FORÊT VRAI REM­­PART, MAIS EFFA­­ÇABLE


Les forêts sont de riches milieux de vie, mais qui n’auto­­risent pas
de fortes den­­si­­tés sociales. Il y a concur­­rence entre dif­­fé­­rentes sortes
d’êtres vivants, végé­­taux et ani­­maux. De ce fait, les socié­­tés fores­­tières
sont sur­­tout des groupes en situa­­tion de refuge. C’est le cas des Pyg­­
mées, société de chasseurs-­cueilleurs il y a encore moins d’un siècle,
dans la forêt congo­­laise, envi­­ron­­née de groupes ban­­tous agri­­culteurs.
Les forêts sont dif­­fi­­ci­­le­­ment fran­­chis­­sables. En par­­ti­­cu­­lier pour des
groupes nom­­breux, accom­­pa­­gnés de gros ani­­maux domes­­tiques, une
forêt d’une dizaine de kilo­­mètres d’épais­­seur est un véri­­table obs­­tacle.
C’est pour­­quoi des enti­­tés poli­­tiques pré­­ser­­vaient des mas­­sifs pour
frei­­ner d’éven­­tuelles inva­­sions. Le comté de Cham­­pagne est un bon
exemple d’un ter­­ri­­toire poli­­tique médié­­val soi­­gneu­­se­­ment enca­­dré de
mas­­sifs fores­­tiers. Le terme de haga, en vieux fran­­cique, dési­­gnait
ces rem­­parts végé­­taux. Il en dérive le nom des haies de nos jar­­dins,
bar­­rières plus modestes.
La sur­­face de la Terre est donc for­­te­­ment dif­­fé­­ren­­ciée pour les
dépla­­ce­­ments des socié­­tés, plus ou moins faci­­li­­tés ou frei­­nés. Mais
il est rare que le coef­­fi­­cient soit uni­­voque. L’océan peut sépa­­rer, au
47
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

point qu’on a pu igno­­rer ce qu’il y avait au-­delà de l’hori­­zon, comme


lorsque Colomb appa­­reilla. Mais, lorsque la route est repé­­rée, la mer
peut au contraire rap­­pro­­cher. Les milieux ouverts ont long­­temps per­­
mis des dépla­­ce­­ments plus rapides et sûrs, au point que les steppes
et les forêts claires ont lar­­ge­­ment guidé la dif­­fu­­sion humaine. Mais
défri­­chés, les anciens milieux fores­­tiers deviennent des ter­­ri­­toires
amé­­na­­gés, alors que les anciennes steppes se retrouvent en posi­­tion
de marge. Les axes et les bar­­rières ont une his­­toire.

2.  MILIEU ET TER­­RI­­TOIRE


La pre­­mière par­­tie de ce cha­­pitre s’est inté­­res­­sée aux don­­nées
natu­­relles comme coef­­fi­­cient de la dis­­tance. Mais le déter­­mi­­nisme*
envi­­ron­­ne­­men­­ta­­liste tra­­di­­tion­­nel est net­­te­­ment plus in situ. Il consiste
à inter­­préter une confi­­gu­­ra­­tion sociale, d’un groupe voire d’un indi­­
vidu, comme la consé­­quence de son milieu. La nature du sol ou du
cli­­mat expli­­que­­rait les compor­­te­­ments, les traits cultu­­rels, les pra­­
tiques éco­­no­­miques. Cette néga­­tion de la spé­­ci­­ficité du social est évi­­
dem­­ment anti-­scientifique, mais l’atti­­tude intel­­lec­­tuelle inverse, qui
consis­­te­­rait à oublier les contraintes natu­­relles, le serait tout autant.

2.1.  DIVER­­SITÉ DES DOTA­­TIONS


La diver­­sité des sols et des cli­­mats n’auto­­rise pas par­­tout les
mêmes acti­­vi­­tés. Le point sui­­vant ana­­ly­­sera la rela­­ti­­vité des notions
de milieux favo­­ rables ou défa­­ vo­­
rables. Mais il est d’abord une
idée simple qu’il faut rap­­pe­­ler : les biens rares sont, par défi­­ni­­tion,
très inéga­­le­­ment répar­­tis. C’est ce que tra­­duit la notion de gise­­
ment*. La pré­­sence dans le sous-­sol d’une quan­­tité impor­­tante de
mine­­rais ou d’hydro­­car­­bures est géné­­ra­­le­­ment étroi­­te­­ment loca­­li­­
sée. Il est d’ailleurs fré­­quent qu’on donne, faute de mieux, un rôle
de der­­nière ins­­tance expli­­ca­­tive à ce type de dota­­tion. Ainsi un
excellent ouvrage compa­­rant les situa­­tions éco­­no­­miques chi­­noise
et euro­­péenne à la veille de la Révo­­lu­­tion indus­­trielle, Une grande
48
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

diver­­gence de Kenneth Pomeranz [2010], démontre brillam­­ ment


e
l’absence de retard éco­­no­­mique de la Chine au xviii   siècle, pour
fina­­le­­ment conclure que le bond en avant bri­­tan­­nique est dû d’abord
à pré­­sence abon­­dante de houille en Grande-­Bretagne – ce qui n’est
pas faux, mais sans doute un peu court.
Les poten­­tia­­li­­tés de chasse, de cueillette, d’éle­­vage ou de culture
sont éga­­le­­ment for­­te­­ment dif­­fé­­ren­­ciées. Tout en se méfiant des sté­­
réo­­types (l’insa­­lu­­brité des tro­­piques, idée née dans l’Europe tem­­
pé­­rée), il faut évi­­dem­­ment en tenir compte. Sans pas­­ser en revue
l’ensemble des milieux, notons l’impor­­tance his­­to­­rique de ceux qui
combinent le maxi­­mum de diver­­sité bio­­lo­­gique et la plus grande
faci­­lité de cir­­cu­­la­­tion. Les forêts, avons-­nous vu, en par­­ti­­cu­­lier
celles des zones chaudes, pré­­sentent une grande diver­­sité, mais
freinent consi­­dé­­ra­­ble­­ment la cir­­cu­­la­­tion. Inver­­se­­ment, la plu­­part des
milieux ouverts mais pas trop arides sont faci­­le­­ment péné­­trables,
mais offrent une diver­­sité éco­­lo­­gique bien moindre. Il est cepen­­
dant un type de milieu trans-­zonal qui offre un très grand éven­­tail
bio­­lo­­gique et auto­­rise dif­­fé­­rents types de dépla­­ce­­ment  : les lit­­to­­
raux. La mer, navi­­gable même avec des moyens rudi­­men­­taires dès
le Paléo­­li­­thique moyen, est géné­­ra­­le­­ment très riche à proxi­­mité des
terres, en par­­ti­­cu­­lier des estuaires. Le lit­­to­­ral lui-­même offre une
abon­­dance de plantes (algues) et d’ani­­maux (coquillages, crus­­ta­­cés)
très riches en nutri­­ments variés. De ce fait, les plus anciens sites de
socié­­tés séden­­taires connus ne sont pas liés à l’agri­­culture, mais à
la cueillette lit­­to­­rale, comme ces villages d’il y a 10 000  ansdont
l’archéo­­logie japo­­naise a retrouvé les traces, en par­­ti­­cu­­lier des col­­
lines de coquilles dont les mol­­lusques ont été man­­gés, au nord-­est
de l’île de Honshu.
Il est une idée de grande ampleur concer­­nant ce thème de l’inéga­­
lité des dota­­tions qui a été déve­­lop­­pée par Jared Diamond [2000].
Les paléo­­li­­thiques cueillaient et chas­­saient un nombre consi­­dé­­rable
d’espèces. Nul doute qu’avec le Néo­­li­­thique la gamme ali­­men­­taire
49
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

de l’omni­­vore qu’est l’être humain se soit consi­­dé­­ra­­ble­­ment réduite.


La rai­­son ini­­tiale est le nombre très res­treint de plantes et d’ani­­maux
domesticables. Pré­­ci­­sons bien qu’il faut entendre domes­­ti­­cation au
sens le plus pré­­cis de trans­­for­­ma­­tion pro­­fonde d’une espèce pour
l’adap­­ter aux besoins humains, et non de la simple accou­­tu­­mance à
vivre avec les humains, l’appri­­voi­­se­­ment. Par exemple, les céréales
sau­­vages se sèment spon­­ta­­né­­ment, sinon elles auraient dis­­paru. Les
pre­­miers agri­­culteurs ont sélec­­tionné des indi­­vi­­dus dotés d’une muta­­
tion géné­­tique qui main­­te­­nait les grains mûrs dans l’épi. Ces plantes
n’avaient aucun ave­­nir, sauf si des hommes semaient ces grains
pour en déve­­lop­­per la culture. Le cas le plus spec­­ta­­cu­­laire est celui
du maïs dont nous connais­­sons tous les énormes épis quasi embal­­
lés natu­­rel­­le­­ment par des feuilles et dont les grains sont dif­­fi­­ciles à
déta­­cher. Une telle plante ne pour­­rait abso­­lu­­ment pas se repro­­duire
natu­­rel­­le­­ment. Il en va de même pour la trans­­for­­ma­­tion d’ani­­maux.
Un bœuf charolais semble bien loin de son ancêtre l’auroch et il est
dif­­fi­­cile d’ima­­gi­­ner qu’un yorkshire des­­cende d’un loup.
Or les espèces ani­­males et végé­­tales suf­­fi­­sam­­ment mutantes géné­­
ti­­que­­ment pour pou­­voir «  offrir  » des poten­­tia­­li­­tés utiles aux humains
sont très peu nom­­breuses. Si le che­­val a pu être domes­­ti­­qué (dans
les steppes d’Asie cen­­trale, vers 5 000 avant notre ère), le zèbre, très
proche mor­­pho­­logique­­ment, n’a jamais pu l’être. De la rareté des
espèces domesticables découle, comme pour les gise­­ments métal­­
liques, une forte inéga­­lité régio­­nale dans le Monde. À la dif­­fé­­rence
de l’ubi­­quité de l’espèce humaine, la plu­­part des êtres vivants sont
loca­­li­­sés dans un milieu pré­­cis et n’ont pas la pos­­si­­bi­­lité de se dif­­fu­­ser
dans des contextes sem­­blables puis­­qu’il fau­­drait pas­­ser par d’autres
milieux. De ce fait, les néolithisations ont été très variées au sein de
l’écou­­mène.
La pre­­mière grande inéga­­lité est entre l’Ancien et le Nou­­veau
Monde. Si, dans le domaine végé­­tal, avec le mais et la pomme de terre
(mais aussi la tomate, la vanille, le piment, le hari­­cot, le tabac…),
50
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Tableau 2.1 Ori­­gines des plantes et des ani­­maux domes­­tiques


Régions Plantes Ani­­maux Moments
pro­­bables de
domes­­ti­­cation
Asie du Sud-­Ouest Blé, orge, olive, pois, Bœuf, mou­­ton, - 8500
(Crois­­sant fer­­tile) len­­tille, lin, vigne chèvre, porc
Égypte Figuier Âne, chat - 6000
Val­­lée de l’Indus Sésame, auber­­gine - 7000
Steppes d’Asie cen­­trale Che­­val, dro­­ma­­ - 3000
et occi­­den­­tale daire, cha­­meau
Chine Riz asia­­tique, millet, Porc, poule, - 7500
chou, pêcher, pru­­nier, canard, vers
ceri­­sier à soie
Asie du Sud-­Est Fève, taro, igname
asia­­tique, rave, lit­­chi,
banane, thé
Nouvelle-­Guinée Canne à sucre, taro Porc - 7000
Éthiopie Café e
x  siècle
de notre ère
Sahel Sorgho, riz afri­­cain Pin­­tade - 5000
Afrique occi­­den­­tale Ignames afri­­cains, - 3000
tro­­pi­­cale pal­­mier à huile
Europe occi­­den­­tale Avoine, pavot Lapin - 4000
Amérique cen­­trale Maïs, hari­­cot, courge, Din­­don - 4000
piment, avo­­cat, tabac,
vanille, cacaoyer, coton
Amérique du Nord Tour­­ne­­sol, sur­­eau - 2500
orien­­tale
An­des Pomme de terre, Lama, alpaca, - 4000
qui­­noa, lupin cochon d’Inde
Amazonie Manioc, poi­­vron, - 4000
patate douce, ananas,
papaye
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MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

l’Amérique ne pou­­vait être consi­­dé­­rée comme mal dotée, en ce qui


concerne les ani­­maux, l’inéga­­lité était mani­­feste. Le lama et l’alpaca
dans les An­des, le din­­don au Mexique, ne pré­­sentent pas l’inté­­rêt du
bœuf, du che­­val, du dro­­ma­­daire, de la chèvre, du mou­­ton, de l’âne,
etc. (tableau 2.1). En par­­ti­­cu­­lier, les socié­­tés amé­­rin­­diennes, dont cer­­
taines connais­­saient la roue, n’ont pu béné­­fi­­cier d’aucun ani­­mal de
trait ou de monte, ni de sources impor­­tantes de pro­­téines ani­­males.
L’Australie, qui n’a « fourni » aucun ani­­mal domes­­tique, était dans
une pire situa­­tion.
Il faut se gar­­der, cepen­­dant, d’un rai­­son­­ne­­ment trop déter­­mi­­niste.
Le pre­­mier avan­­tage des socié­­tés de l’Ancien Monde, qui repré­­
sen­­taient au xve siècle les 4/5es de l’huma­­nité sur les 2/3 des terres
émergées, est d’avoir béné­­fi­­cié de connexions très anciennes qui ont
per­­mis une mise en commun du cochon chi­­nois, de la vache, de la
chèvre et du mou­­ton du Crois­­sant fer­­tile, du chat égyp­­tien, du che­­val
des steppes…

2.2.  TERRE, TER­­RAIN, TER­­RI­­TOIRE


La notion de fer­­ti­­lité est d’une extrême rela­­ti­­vité his­­to­­rique. On
pour­­rait consi­­dé­­rer qu’il s’agit d’une compé­­tence cli­­ma­­tique et
pédo­­logique d’un lieu per­­met­­tant de pro­­duire la plus grande masse
végé­­tale pos­­sible. Dans cette perspec­­tive, les régions les plus fer­­tiles
seraient natu­­rel­­le­­ment celles des forêts. Même si les choses sont plus
complexes, en par­­ti­­cu­­lier pour les énormes masses végé­­tales équa­­
to­­riales aux sols fra­­giles et la taïga résis­­tant aux longs hivers, c’est-
à-dire la grande majo­­rité des forêts exis­­tantes aujourd’hui, on peut
par­­tir d’une hypo­­thèse simple  : les condi­­tions éco­­lo­­giques per­­met­­
tant le déve­­lop­­pe­­ment natu­­rel d’une vie végé­­tale mas­­sive, donc aussi
ani­­male, sont pro­­ba­­ble­­ment aussi favo­­rables à une anthropisation
impor­­tante. D’où le fait que plus de la moi­­tié des forêts qui exis­­
te­­raient natu­­rel­­le­­ment sur Terre ont été défri­­chées (fig. 2.6). Les
grands ensembles de den­­sité humaine (Chine, en par­­ti­­cu­­lier méri­­dio­­
52
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
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nale, Inde orien­­tale et de la façade occi­­den­­tale, Europe, Amérique


du Nord-­Ouest) sont ins­­tal­­lés sur des espaces qui étaient fores­­tiers il
y a une dizaine de millé­­naires.

FIGURE 2.5 LES ESPACES FORES­­TIERS NATU­­RELS


DÉFRICHÉS ET ENCORE EXIS­­TANTS DANS LE MONDE

Forêts existantes aujourd’hui


Régions déforestées par les hommes
Régions de très fortes densités humaines Source : Institut des Ressources mondiales (WRI), Washington.

Para­­doxa­­le­­ment, les plus faibles den­­si­­tés humaines actuelles, en


dehors des zones où la vie est très rare (hautes lati­­tudes et alti­­tudes,
régions arides très chaudes), cor­­res­­pondent à des masses fores­­tières
(Amazonie, cuvette Congo­­laise). Ces der­­nières régions du Monde
auraient pu deve­­nir des lieux de très fortes implan­­ta­­tions humaines
dans la mesure où leurs condi­­tions éco­­lo­­giques ne sont pas pro­­fon­­dé­­
ment dif­­fé­­rentes de celles de l’Asie du Sud-­Est. Si l’Amazonie avait
été amé­­na­­gée comme une aire de rizi­­culture inon­­dée, elle pour­­rait
sup­­por­­ter des den­­si­­tés sem­­blables à celle de la basse val­­lée du Gange
et la carte de la popu­­la­­tion mon­­diale serait pro­­fon­­dé­­ment dif­­fé­­rente.
53
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Il y a eu, depuis la fin de la der­­nière gla­­cia­­tion, une concur­­rence


his­­to­­rique entre les éco­­sys­­tèmes fores­­tiers et humains. Long­­temps
les masses d’arbres ont pu résis­­ter aux déboi­­se­­ments par leur vita­­lité
propre. Ce n’est pas une ques­­tion de modes­­tie des outils humains :
les haches de pierre ont depuis long­­temps fait preuve de leur effi­­ca­­cité,
y compris dans des reconsti­­tutions archéo­­lo­­giques. La rai­­son prin­­ci­­
pale découle tout sim­­ple­­ment de la fai­­blesse des effec­­tifs des socié­­tés.
Cela a pu se tra­­duire par des déca­­lages entre his­­toires natu­­relles
et sociales. Au début de notre inter­­gla­­ciaire, la dis­­pa­­ri­­tion des grands
inland­­sis a laissé ouverts de vastes espaces pro­­gres­­si­­ve­­ment reconquis
par la vie. Aujourd’hui, l’Europe du Nord, occu­­pée il y a 15 000 ans
par un énorme gla­­cier, est lar­­ge­­ment un milieu natu­­rel fores­­tier
(Scandinavie), même s’il est beau­­coup déboisé (Pays-­Bas, Allemagne
sep­­ten­­trio­­nale). Mais où étaient, durant la période gla­­ciaire, les ancêtres
des sapins, des bou­­leaux ou, pour les forêts plus méri­­dio­­nales, des
chênes et des hêtres, actuels ? Évi­­dem­­ment beau­­coup plus au Sud, en
Afrique du Nord, en Andalousie ou dans les Balkans. Or, pour qu’un
gland ou une pomme de pin donne nais­­sance à un nou­­vel arbre plus au
Nord, il faut du temps : la dif­­fu­­sion, même avec l’aide des ani­­maux dits
véhi­­cules (qui déplacent loin des graines sou­­vent par leur déchets), est
assez lente. Ce sont d’abord des plantes de reconquête, des gra­­mi­­nées
en par­­ti­­cu­­lier, qui ont re­colonisé les espaces lais­­sés par les gla­­ciers.
Les forêts ne se sont reconsti­­tuées que bien plus tard et il y a eu un
long moment, en gros entre 10 000 et 5 000 avant notre ère, où la prai­­
rie, peu­­plée d’her­­bi­­vores, domi­­nait. Des pré­­da­­teurs, dont des hommes,
ont exploité ce riche milieu. En revanche, ce que montre l’archéo­­logie
du Mag­­da­­lé­­nien, les den­­si­­tés humaines ont reculé devant la forêt vers
– 6  000, avant d’aug­­men­­ter à nou­­veau avec le Néo­­li­­thique.
Ce ne sont pas les épaisses forêts boréales ou équa­­to­­riales
qui ont été défri­­chées les pre­­mières. La carte des foyers ini­­tiaux de
néolithisation le montre clai­­re­­ment  : les pre­­mières formes d’agri­­cultures,
les pre­­miers villages se loca­­lisent plu­­tôt dans des milieux ouverts, le
54
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

Crois­­sant fer­­tile d’Asie occi­­den­­tale avant tout, mais aussi la Chine du


Huang he, les pié­­monts andins ou les pla­­teaux mexi­­cains… Il y a des
excep­­tions, rares (Nouvelle-­Guinée), mais les pre­­miers grands foyers
de socié­­tés séden­­ta­­risées évitent bien les masses fores­­tières humides.
Ce sont au contraire les forêts claires, sen­­sibles au feu, qui sont les
pre­­mières détruites par l’anthropisation, à commen­­cer par celles du
milieu médi­­ter­­ra­­néen.
De ce fait, si on croise les deux idées pré­­cé­­dentes (den­­si­­tés contem­­
po­­raines fortes dans d’anciennes zones forestées et pre­­mières occu­­pa­­
tions agri­­coles hors de ces mêmes régions), on peut conclure par un
schéma his­­to­­rique orga­­nisé sur une inver­­sion des den­­si­­tés. Un très bon
exemple est celui du peu­­ple­­ment de la plaine indo-­gangétique (fig. 2.6).
Les sites archéo­­lo­­giques les plus anciens, les grandes cités agri­­coles
de Mohenjo-­daro et Harappâ, sont situés dans la val­­lée de l’Indus.
Aujourd’hui, les den­­si­­tés rurales de la moyenne et basse val­­lée du Gange,
l’Orient de la même plaine du pied de l’Himalaya, sont parmi les plus
fortes du Monde, supé­­rieures à 1 000 habi­­tants au km². À l’époque des
grandes cités de la civi­­li­­sa­­tion de l’Indus, là où aujourd’hui s’étendent
à perte de vue des rizières inon­­dées, il n’y avait que de la forêt tro­­pi­­
cale humide.
On peut, dans des contextes éco­­lo­­giques dif­­fé­­rents, consta­­ter des
bas­­cu­­le­­ments de den­­si­­tés humaines sem­­blables, au détriment de
grandes forêts. Deux cas, qu’on ne peut consi­­dé­­rer comme de simples
exemples car il s’agit de la Chine et de l’Europe, sont à sou­­li­­gner.
L’his­­toire chi­­noise commence dans les plaines du Nord (même si l’on
a long­­temps sous-­estimé le néo­­li­­thique méri­­dio­­nal). Ce n’est qu’avec
l’Empire Han que le sud du Yangzi devient défi­­ni­­ti­­ve­­ment ter­­ri­­toire
chi­­nois, près de deux millé­­naires après les pre­­miers États de la plaine
du Huang he. Le fait majeur qui sépare la période médi­­ter­­ra­­néenne
antique du Moyen Âge (euro­­péen, ce qui est un pléo­­nasme) n’est pas
la chute de l’Empire romain, mais l’inver­­sion des den­­si­­tés entre le
55
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
MIlIeU : l’IMPOSSIBle DéTeRMINISMe eNVIRONNeMeNTal

FIGURE 2.6 INVERSIONS DES DENSITÉS DANS LA PLAINE INDO-GANGÉTIQUE

Passe de Khaiber
-566 : Naissance supposée
H I de Siddharta Gautama
Harappa M A (Bouddha)

r
L A

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Y A o
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Kajuilavastu ra hm
B
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s

Ga
d
In

nge
Mohenjo-Daro
Bengale

GOLFE
P L AT E A U DU BENGALE
DU DECCAN
MER D’ARABIE
250 km

Plateaux et montagnes -2700 à -1500 : cités-États de l’Indus


Région aride traversée par l’Indus -1500 à -600 : poussée des Aryens
de l’Asie centrale vers l’Est ;
Régions de forêt claire colonisée -600 environ : les Aryens au Bengale
au IIe millénaire avant notre ère
Régions de forêt tropicale humide colonisée Fin du IVe siècle avant notre ère : Royaume
au Ier millénaire avant notre ère (rizières) de Magadha, noyau de l’Empire maurya

pourtour méditerranéen occidental et les régions entre Loire et Rhin ;


la géographie de l’Empire carolingien témoigne de l’aboutissement
de cette dynamique qui s’est effectuée au détriment de régions lar­
gement boisées deux millénaires plus tôt. Les forêts contemporaines
sont ainsi un témoignage par défaut, une trace presque résiduelle mais
de grande ampleur, de la diffusion des densités sociales.

2.3. LA QUESTION ZONALE


Il est un problème récurrent, essentiel : la corrélation géographique
entre la zone intertropicale et la localisation des pays les plus pauvres.
Cette vaste question est souvent occultée pour ne pas risquer le péché
de déterminisme. Un géographe, Olivier Dollfus, avait néanmoins
bien posé le problème1 :

1. DollfuS Olivier, 2010, « Le système-Monde », L’information géographique, no 2, p. 45-52.


56
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

« Les pays riches se situent, dans leur majo­­rité, aux lati­­tudes moyennes
de l’hémi­­sphère Nord, les pays pauvres dans les régions tro­­pi­­cales et
sub­­tro­­pi­­cales. La “tropicalité” comme syno­­nyme de pau­­vreté ou de
mala­­dies plus redou­­tables est une notion récente qui trouve son sens
dans le recou­­vre­­ment d’une grande par­­tie des régions pauvres et de
la zone inter­­tro­­pi­­cale. Elle n’avait pas de sens avant le xixe  siècle.
L’émer­­gence de la tropicalité ne peut faire appel à une cau­­sa­­lité
linéaire, à un déter­­mi­­nisme géo­­gra­­phique “crasse”. Elle naît d’une
série de bifur­­ca­­tions, d’inter­­ac­­tions entre l’his­­toire et les condi­­tions
du milieu. »
Il faut d’abord bien situer his­­to­­ri­­que­­ment la ques­­tion  : elle se
pose au moment des déco­­lo­­ni­­sa­­tions, de l’émer­­gence des notions
de sous-­développement, de Tiers-­Monde ou de Sud, bref au milieu
du xxe siècle. Aujourd’hui, les émer­­gences ont fait lar­­ge­­ment écla­­
ter cette vision en zones géo­écono­­miques, de même qu’elle n’avait
aucun sens il y a quelques siècles. On retrouve un très ancien rai­­
son­­ne­­ment, sou­­vent qua­­li­­fié de théo­­rie des cli­­mats, dont l’une des
expres­­sions les plus fameuses se trouve chez Montesquieu. La cha­­
leur, les régions sans hiver ther­­mique, seraient pré­­dis­­po­­sées natu­­rel­­
le­­ment à la pau­­vreté. Au xviiie siècle, on avan­­çait sur­­tout le carac­­tère
émol­­lient de la cha­­leur, sur­­tout humide. Au xxe  siècle, on a plu­­tôt
mis l’accent sur les aspects patho­­gènes de l’absence du froid qui tue
la ver­­mine et sur les les­­si­­vages des sols deve­­nant laté­­ri­­tiques. C’est
lar­­ge­­ment le rai­­son­­ne­­ment d’Yves Lacoste dans Géo­­gra­­phie du sous-­
développement [1982], repre­­nant les idées du fon­­da­­teur de la géo­­gra­­
phie dite tro­­pi­­cale, Pierre Gou­­rou. Ces perspec­­tives, par­­tiel­­le­­ment
déter­­mi­­nistes («  possibilistes  », aurait dit l’his­­to­­rien Lucien Febvre),
ont un grand mérite, celui de mettre à dis­­tance un autre déter­­mi­­
nisme, racial celui-­là, expli­­quant la pau­­vreté par des carac­­tères phy­­
sio­­lo­­giques propres aux habi­­tants des pays pauvres.
La théo­­rie des cli­­mats, ou ses ava­­tars plus contem­­po­­rains, se situe
dans une lignée ancienne. Elle remonte, comme les notions astro­­
57
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

no­­miques de tro­­pique et de cercle polaire, à la géo­­gra­­phie grecque


antique, reprise ulté­­rieu­­re­­ment par les géo­­graphes arabes. Elle est
simple à résu­­mer : dans les régions où il ne fait ni trop chaud ni trop
froid, donc entre tro­­pique et cercle polaire, se situe la zone « la plus
pro­­pice au déve­­lop­­pe­­ment de la civi­­li­­sa­­tion  », comme disait bru­­ta­­le­­
ment un manuel sco­­laire il y a un siècle. Cette réponse tra­­di­­tion­­nelle
à la ques­­tion posée par la rela­­tive zonalité des inéga­­li­­tés de déve­­
lop­­pe­­ment res­­sur­­git régu­­liè­­re­­ment  ; ce sera le cas tant qu’une autre
expli­­ca­­tion n’aura pas obtenu un accord large. Récem­­ment un bio­­lo­­
giste1, spé­­cia­­liste de la canopée tro­­pi­­cale et étonné de la misère qu’il
avait sou­­vent ren­­contrée au pied de ses arbres, a défendu l’hypo­­thèse
que tout vient de la glande pinéale, l’organe qui, dans notre cer­­veau,
gère l’adap­­ta­­tion aux varia­­tions du jour et de la nuit. La constance
des durées diurnes dans la zone inter­­tro­­pi­­cale serait l’expli­­ca­­tion du
moindre déve­­lop­­pe­­ment…
Voilà un pro­­blème géo­­gra­­phique de grande ampleur qu’il faut
historiciser (chap. 4) si l’on veut sor­­tir du déter­­mi­­nisme natu­­ra­­liste,
sans négli­­ger évi­­dem­­ment la zonalité cli­­ma­­tique.

3.  CONCLU­­SION  : ÉCOU­­MÈNE ET SYSTÈME-­TERRE

Mers et déserts, mon­­tagnes et forêts, zones cli­­ma­­tiques : les milieux


natu­­rels rendent la sur­­face ter­­restre dif­­fé­­ren­­ciée. On a par­­fois parlé
de «  rugo­­sité  » pour tra­­duire ce «  frot­­te­­ment  » que les «  contraintes  »
natu­­relles imposent aux socié­­tés, en par­­ti­­cu­­lier à leurs dyna­­miques de
dif­­fu­­sion. Il faut se méfier de ce voca­­bu­­laire, géné­­ra­­le­­ment néga­­tif,
la Nature n’étant alors pen­­sée que comme l’inverse de la Société. La
dicho­­to­­mie Nature/Culture, trait majeur de la pen­­sée occi­­den­­tale qui
n’est pas étran­­ger à la for­­mi­­dable muta­­tion scien­­ti­­fique et tech­­nique
depuis deux siècles, peut être un obs­­tacle intel­­lec­­tuel pour pen­­ser la

1.  Hallé Francis, 2010, La condi­­tion tro­­pi­­cale. Une his­­toire natu­­relle, éco­­no­­mique et sociale des basses lati­­tudes,
Arles, Actes Sud.
58
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
MILIEU  : L’IMPOS­­SIBLE DÉTER­­MI­­NISME ENVI­­RON­­NE­­MEN­­TAL

diver­­sité et l’his­­toire des socié­­tés. Ce qu’on appelle Nature est plu­­tôt


un fait social, la façon dont les humains font avec le milieu phy­­sique
et bio­­lo­­gique dans lequel ils vivent.
Il faut se sou­­ve­­nir, dans la longue durée mesu­­rée en millé­­naires
mais aussi dans des tem­­po­­ra­­li­­tés plus brèves, sécu­­laires voire décen­­
nales, que ce qu’on regroupe sous le nom de Nature, le géo­système de
la pla­­nète Terre, a aussi une his­­toire. Si les grands mou­­ve­­ments tec­­to­­
niques, en dehors des érup­­tions vol­­ca­­niques ou des trem­­ble­­ments de
terre, ont un rythme sans commune mesure avec l’his­­toire humaine,
en revanche les varia­­tions cli­­ma­­tiques [Le Roy Ladurie, 2004, 2006,
2009], ne peuvent être négli­­gées, ainsi que leurs consé­­quences sur
les éco­­sys­­tèmes (végé­­ta­­tions, ani­­maux, sols). À par­­tir du Néo­­li­­thique,
l’huma­­nité est deve­­nue à son tour un para­­mètre de plus en plus fort du
système-­Terre* et de son his­­toire.
CHA­­PITRE 3
ESPACE :
L’HORI­­ZON
DU TEMPS SOCIAL
1. DES SYS­­TÈMES SPA­­TIAUX HIS­­TO­­RIQUES
2. ESPACE ET MILIEU
3. ESPACE ET TER­­RI­­TOIRE  :
DES HISTORITÉS DIF­­FÉ­­REN­­TIELLES

L ’étude de la dimen­­sion envi­­ron­­ne­­men­­tale des socié­­tés, telle


qu’elle a été effec­­tuée dans le cha­­pitre pré­­cé­­dent, est par­­fois qua­­
li­­fiée d’approche ver­­ti­­cale. On prend en compte pour une société his­­
to­­ri­­que­­ment située les états de l’atmo­­sphère au-­dessus d’elle comme
ceux du sol et du sous-­sol sous ses pieds. Prise en compte de façon
exclu­­sive, cette approche de l’his­­toire par la géo­­gra­­phie envi­­ron­­ne­­
men­­tale abou­­tit au déter­­mi­­nisme, selon le sens res­treint qu’a pris
ce terme dans les dis­­ci­­plines géo­­gra­­phique et his­­to­­rique en France  :
l’expli­­ca­­tion d’un fait de société par le contexte natu­­rel, sou­­vent d’un
évé­­ne­­ment his­­to­­rique par un phé­­no­­mène natu­­rel.
Inver­­se­­ment, ces mêmes réa­­li­­tés sociales peuvent être aussi
comprises en oubliant cet envi­­ron­­ne­­ment natu­­rel immé­­diat, mais
en tenant compte d’autres faits sociaux suf­­fi­­sam­­ment proches pour
entrer en inter­­ac­­tion, démarche qu’on peut qua­­li­­fier d’hori­­zon­­tale.
Par exemple, pour expli­­quer la dis­­pa­­ri­­tion de socié­­tés, comme les
pre­­miers Mayas, on peut faire appel à des modi­­fi­­ca­­tions envi­­ron­­
ne­­men­­tales (chan­­ge­­ments cli­­ma­­tiques, trem­­ble­­ments de terre)
ou sociaux (expan­­sion de peuples des hauts pla­­teaux mexi­­cains).
60
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Des combi­­nai­­sons socio-­environnementalistes sont éga­­le­­ment pos­­


sibles (épui­­se­­ment des sols par l’agri­­culture sur brû­­lis, tou­­jours pour
les pre­­mières cités mayas).
Aucune des approches géo­­gra­­phiques, ver­­ti­­cales et hori­­zon­­tales,
ne doit être pros­­crite. Une expli­­ca­­tion méca­­nique par une seule
famille de fac­­teurs, quels qu’ils soient, un déter­­mi­­nisme au sens
large, est à coup sûr une néga­­tion de la complexité du réel. Mais,
de même qu’il est utile de pous­­ser le plus pos­­sible l’ana­­lyse des
contraintes natu­­relles (chap. 2), il l’est éga­­le­­ment de réflé­­chir au jeu
des posi­­tions rela­­tives des faits stric­­te­­ment sociaux, ce que la géo­­
gra­­phie appelle l’ana­­lyse spa­­tiale* [Pumain, Saint-­Julien, 2010b].

1.  DES SYS­­TÈMES SPA­­TIAUX HIS­­TO­­RIQUES

Tout autant que par le couple Nature/Culture évo­­qué dans la conclu­­


sion du cha­­pitre pré­­cé­­dent, la pen­­sée occi­­den­­tale s’orga­­nise selon
l’oppo­­si­­tion Temps/Espace. Ce couple n’est évi­­dem­­ment pas étran­­ger
à la dif­­fé­­ren­­cia­­tion de l’his­­toire et de la géo­­gra­­phie dans nos tra­­di­­tions
dis­­ci­­pli­­naires. De même qu’au sein de la seconde, la dis­­tinction tra­­di­­
tion­­nelle géo­­gra­­phie phy­­sique/géo­­gra­­phie humaine est un effet de la
pre­­mière dicho­­to­­mie. On peut ainsi, et c’est une démarche émi­­nem­­
ment heu­­ris­­tique, mettre sys­­té­­ma­­ti­­que­­ment l’accent sur la dimen­­sion
spa­­tiale humaine, en fai­­sant l’effort intel­­lec­­tuel d’oublier un temps
le milieu natu­­rel. C’est l’image de la plaine rase, iso­­trope dit-­on sou­­
vent (sans relief, cours d’eau, sols ou cli­­mats dif­­fé­­ren­­ciés…), que l’on
peut aussi tenter de comprendre sans voi­­si­­nage et même sans his­­toire.
Les logiques sociales qui res­­tent lors­­qu’on place ces der­­nières entre
paren­­thèses ne sont pas rien : on peut les qua­­li­­fier de jeu des posi­­tions
rela­­tives.

1.1. ARRÊTS SUR IMAGE


Parmi les efforts d’abs­­trac­­tion évo­­qués, on vient de citer l’oubli
du voi­­si­­nage. C’est sup­­po­­ser qu’une société à une auto­­no­­mie suf­­fi­­
61
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

sante pour déve­­lop­­per des logiques qui lui soient propres ; c’est faire,
tem­­po­­rai­­re­­ment, l’impasse sur l’échelle géo­­gra­­phique, comme si cette
for­­ma­­tion sociale n’inté­­grait pas de sous-­ensembles eux-­mêmes dotés
d’une cer­­taine auto­­no­­mie et comme si elle n’était pas elle-­même inté­­
grée dans des ensembles géo­­gra­­phiques plus vastes. Ces sim­­pli­­fi­­ca­­
tions opé­­rées per­­mettent de mettre en évi­­dence le rôle de la dis­­tance
dans l’orga­­ni­­sa­­tion du social.
Le sys­­tème spa­­tial de toute société peut être décrit comme un
ensemble de lieux* dif­­fé­­ren­­ciés et en inter­­re­­la­­tion. Un ensemble  : cela
sup­­pose une cer­­taine clô­­ture ou tout du moins une limi­­ta­­tion de l’éten­­
due géo­­gra­­phique de l’être social consi­­déré. Il peut être très modeste
(un loge­­ment, un village…) ou s’étendre à la sur­­face de toute la Terre,
le Monde actuel. On retrouve ainsi la néces­­sité de la proxi­­mité (notée
D2 dans le cha­­pitre 1), proxi­­mité qui évo­­lue selon l’his­­toire de la
maî­­trise des dis­­tances, consti­­tutive de l’exis­­tence même des socié­­tés.
Les lieux sont les sous-­ensembles d’un espace. Leur plu­­riel découle
du simple fait que l’ubi­­quité inté­­grale n’existe pas : l’ensemble des
membres d’une société, de leurs arte­­facts et de leurs acti­­vi­­tés ne
peuvent se situer en un même lieu ter­­restre.
Certes, la dyna­­mique sociale a inventé des lieux par­­ti­­cu­­liers où l’on
s’efforce de concen­­trer le maxi­­mum de den­­sité et de diver­­sité, ce sont
les villes. Mais, outre qu’en chan­­geant de niveau elles appa­­raissent
elles-­mêmes comme des sys­­tèmes de lieux for­­te­­ment dif­­fé­­ren­­ciés, les
villes sup­­posent d’autres lieux qui l’appro­­vi­­sionnent, les cam­­pagnes.
On peut ainsi consi­­dé­­rer le couple ville/cam­­pagne comme un modèle
par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment simple et poly­­valent de lec­­ture du social, même s’il
est, évi­­dem­­ment, his­­to­­ri­­que­­ment daté. Pour que les lieux dif­­fé­­ren­­ciés,
comme l’urbain et le rural, entrent en inter­­re­­la­­tion et forment ainsi
un sys­­tème, il faut qu’ils soient reliés : la dis­­tance entre eux est un
pro­­blème que toutes les socié­­tés ont eu à affron­­ter. L’éloi­­gne­­ment de
lieux complé­­men­­taires repré­­sente un effort social, un coût mesu­­rable
de bien des façons. Il peut éga­­le­­ment signi­­fier une mise à dis­­tance
62
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

de réa­­li­­tés sociales contra­­dic­­toires, contra­­dic­­tion qui, à son tour, peut


géné­­rer de la dis­­tance.
La plus ancienne expli­­ca­­tion for­­ma­­li­­sée, le plus vieux modèle spa­­
tial tou­­jours opé­­ra­­tion­­nel, est celui de Von Thünen1. Dans une plaine
iso­­trope, sans héri­­tages his­­to­­riques connus, les dif­­fé­­rentes acti­­vi­­tés
agri­­coles néces­­saires à l’ali­­men­­ta­­tion d’un lieu cen­­tral de consom­­
ma­­tion sont orga­­ni­­sées en aires dif­­fé­­ren­­ciés. Si l’on fait abs­­trac­­tion
des para­­mètres envi­­ron­­ne­­men­­taux ou his­­to­­ri­­que­­ment héri­­tés, on par­­
vient à iso­­ler le rôle de la dis­­tance dans la struc­­tu­­ra­­tion de ce sys­­tème
spa­­tial. Von Thünen a dif­­fé­­ren­­cié lui-­même ce modèle élé­­men­­taire, y
compris en intro­­dui­­sant des élé­­ments du milieu natu­­rel (comme un
cours d’eau qui dimi­­nue le coût des dis­­tances métriques), mais sans
que cela remette en cause l’expli­­ca­­tion de base décou­­lant du prix de
la dis­­tance et de la fré­­quence plus ou moins grande des dépla­­ce­­ments
selon les acti­­vi­­tés.
Les zones agri­­coles autour du mar­­ché de Thünen sont hié­­rar­­chi­­sées
par la seule dis­­tance. Le bois, source d’éner­­gie et matière pre­­mière,
n’est pas moins utile que le seigle, sim­­ple­­ment la forêt néces­­site moins
d’entre­­tien que les champs, donc de dépla­­ce­­ments et les champs sont
donc logi­­que­­ment plus près de l’habi­­tat que les bois. En revanche, il
peut y avoir bien d’autres modes de dif­­fé­­ren­­cia­­tion des lieux dans un
sys­­tème spa­­tial, quan­­ti­­tatifs et qua­­li­­ta­­tifs. L’autre modèle archétypique
de l’ana­­lyse spa­­tiale sta­­tique, celui de Christaller2, pro­­pose une logique
d’orga­­ni­­sa­­tion de la hié­­rar­­chie urbaine qui combine posi­­tions et tailles
de villes d’un même réseau. Ces expli­­ca­­tions, orga­­ni­­sa­­tion interne du
social en fonc­­tion de la dis­­tance au centre et hié­­rar­­chie dans un réseau,
sont très élé­­men­­taires mais robustes. Avec d’autres objets que les pro­­
duc­­tions agri­­coles ou la taille des villes, on retrouve ces logiques dans
beau­­coup d’expli­­ca­­tions géo­histo­­riques.

1.  Baron Myriam, « Modèle de Von Thünen », dic­­tion­­naire en ligne Hypergeo (dis­­po­­nible sur  : www.hypergeo.eu/spip
.php ?article566).
2.  Pumain, Saint-­Julien, 2010b, t. II, fig. 3.8, p. 133.
63
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Enfin, mais ce n’est pas le moins impor­­tant, des élé­­ments contra­­


dic­­toires d’une même société se dif­­fé­­ren­­cient géo­­gra­­phi­­que­­ment. Il
n’est pas d’exemple, jus­­qu’à aujourd’hui, de struc­­ture sociale sans
inéga­­li­­tés, même si ces der­­nières peuvent être très variables, par leur
ampleur, leur nature ou leur vio­­lence, d’une confi­­gu­­ra­­tion his­­to­­rique
à une autre. Inéga­­li­­tés d’ordres, de classes, de « races », d’âges, de
posi­­tions dans la parenté…, bien des formes de socié­­tés ont jus­­ti­­fié
l’exploi­­ta­­tion de cer­­tains humains par d’autres. La toute pre­­mière
et sans doute la plus uni­­ver­­selle de ces inéga­­li­­tés, que ce soit dans
les socié­­tés de chasseurs-­cueilleurs, d’agri­­culteurs ou indus­­trielles,
est celle entre les sexes. Géo­­gra­­phi­­que­­ment, toutes ces inéga­­li­­tés
se tra­­duisent en lieux dif­­fé­­ren­­ciés. L’oppo­­si­­tion contem­­po­­raine des
« beaux quar­­tiers » et des « cités sen­­sibles » s’ins­­crit dans une longue
généa­­logie. Ainsi l’anthro­­po­­logie nous donne maints exemples de
répar­­titions sociales inéga­­li­­taires dans des villages d’agri­­culteurs de
socié­­tés sans État1.
Dans tous les cas, le point de départ reste l’impos­­si­­bi­­lité de situer
deux occu­­pa­­tions au sol dif­­fé­­rentes, a for­­tiori deux acti­­vi­­tés concur­­
rentes, dans le même endroit. Ainsi, un seg­­ment de lit­­to­­ral occupé par
des chan­­tiers navals ou une zone industrialo-­portuaire exclut les sta­­
tions bal­­néaires. Réci­­pro­­que­­ment, sur une riviera, des acti­­vi­­tés indus­­
trielles ne pour­­ront dura­­ble­­ment se main­­te­­nir, ne serait-­ce que du fait
de la valo­­ri­­sa­­tion du prix du ter­­rain occupé. De même, la pré­­sence de
quar­­tiers popu­­laires chasse les popu­­la­­tions aisées  ; réci­­pro­­que­­ment,
le coût de l’habi­­tat exclut les caté­­go­­ries sociales modestes des beaux
quar­­tiers. Ou pour prendre des exemples his­­to­­ri­­que­­ment plus loin­­
tains, les socié­­tés d’éle­­veurs et de culti­­va­­teurs ont pu être en concur­­
rence pour les mêmes espaces, mais leur coha­­bi­­ta­­tion sup­­pose soit un
voi­­si­­nage sou­­vent conflic­­tuel, soit des imbri­­ca­­tions sub­­tiles.

1.  Le cas le plus célèbre est celui du plan du village de Kejara (Lévi-­Strauss Claude, 1955, Tristes tro­­piques, Paris, Plon,
fig. 22, p. 249) ; voir aussi la répar­­tition des sexes dans les villages Baruya décrits par Maurice Godelier (La pro­­duc­­tion
des grands hommes, Paris, Fayard, 1982).
64
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

1.2.  ANA­­LYSE SPA­­TIALE ET HISTO­RITé


Les espaces consi­­dé­­rés jus­­qu’à main­­te­­nant sont syn­­chrones  :
on explique leur fonc­­tion­­ne­­ment à un moment donné, sans avoir
besoin de leur genèse ou de leurs héri­­tages pour en rendre compte.
On néglige éga­­le­­ment leur dyna­­mique interne qui pour­­rait les faire
évo­­luer. Il ne s’agit pas d’une néga­­tion de leur spé­­ci­­ficité sociale,
de leur historité, mais d’arrêts sur image. En repre­­nant la dis­­tinction
faite en intro­­duc­­tion de cette pre­­mière par­­tie entre les deux tem­­
po­­ra­­li­­tés, celle de la repro­­duc­­tion et celle de la trans­­for­­ma­­tion, ces
logiques spa­­tiales se situent bien du côté de la repro­­duc­­tion. Les
flux entre le mar­­ché cen­­tral de Von Thünen et les zones agri­­coles,
entre les villes dans les modèles de réseau urbain, per­­mettent de
faire fonc­­tion­­ner le sys­­tème spa­­tial à l’iden­­tique, pas de le trans­­for­­
mer. Si chan­­ge­­ment il y a, ce sera dû à une varia­­tion externe d’un
para­­mètre du sys­­tème, par exemple une modi­­fi­­ca­­tion des tech­­niques
de trans­­port ou de cultures qui en ren­­dant les dépla­­ce­­ments moins
coû­­teux ou en aug­­men­­tant la pro­­duc­­ti­­vité agri­­cole modi­­fiera la géo­­
gra­­phie des zones agri­­coles. Il en irait de même avec une varia­­tion
de la consom­­ma­­tion. En revanche, des expli­­ca­­tions plus complexes,
tenant compte de pro­­ces­­sus d’accu­­mu­­la­­tion ou des contra­­dic­­tions
internes dans une société, peuvent rendre compte des trans­­for­­ma­­
tions sans inter­­ven­­tion externe.
On a sans doute eu trop ten­­dance à pla­­cer l’ana­­lyse spa­­tiale du côté
de la seule repro­­duc­­tion. Ce n’est pas faux pour les modèles les plus
élé­­men­­taires et les plus anciens ; c’est injuste pour beau­­coup de modé­­
li­­sa­­tions plus éla­­bo­­rées et plus récentes, en par­­ti­­cu­­lier sur la dyna­­
mique urbaine. On fait éga­­le­­ment l’impasse sur une logique, simple
dans son prin­­cipe, mais qui peut se révé­­ler très complexe : la dif­­fu­­sion.
On pour­­rait consi­­dé­­rer qu’il y a là une des plus anciennes mises en
forme géo­histo­­rique, dans la mesure où sont simul­­ta­­né­­ment pré­­sentes
et en inter­­ac­­tion les dimen­­sions spa­­tiales et tem­­po­­relles d’une part,
la trans­­for­­ma­­tion et la repro­­duc­­tion d’autre part.
65
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Au total, prendre en compte la spa­­tia­­lité dans les pro­­ces­­sus his­­to­­


riques, c’est tenir compte de la dis­­tance entre les lieux d’une même
société et de leurs posi­­tions rela­­tives, qui, on va le voir dans la suite de
ce cha­­pitre, ne se résument pas au seul fait d’être proche ou loin­­tain.
Mais avant d’aller plus loin, il faut insis­­ter sur l’uti­­lité de la dis­­tinction
lieu/espace. Comme on parle d’un arrêt sur image, on pour­­rait dire
qu’il s’agit d’un arrêt sur niveau dans l’échelle géo­­gra­­phique, puisque
c’est un coup de force intel­­lec­­tuel pour iso­­ler une par­­tie du réel social
afin de tenter d’en rendre mieux compte.
Quand on étu­­die un réseau urbain, les carac­­tères de chaque ville
(taille, acti­­vi­­tés, compo­­si­­tion sociale) importent, mais pas leurs
confi­­gu­­ra­­tions internes. En revanche, celles-­ci repré­­sentent l’objet
d’étude des modèles spa­­tiaux intra-­urbains. Dit plus abs­­trai­­te­­ment,
les lieux (les villes à l’échelle des réseaux) sont consi­­dé­­rés comme
n’ayant pas de spa­­tia­­lité interne. Pour prendre en compte celle-­ci, il
faut chan­­ger de focale. En revanche, le réseau est ana­­lysé d’abord
en termes spa­­tiaux : la posi­­tion des lieux les uns par rap­­port aux
autres, leurs situa­­tions, dont les dis­­tances, struc­­turent l’expli­­ca­­tion.
D’excel­­lents tra­­vaux de géo­histoire sur les réseaux urbains ont ainsi
été réa­­li­­sés, en par­­ti­­cu­­lier les pre­­mières œuvres de Bernard Lepetit.
Enfin, élé­­ment essen­­tiel de la démarche, l’objet pris en compte doit
être suf­­fi­­sam­­ment auto­­nome pour être découpé du reste du réel. C’est,
il est vrai, une remarque valable pour toute démarche scien­­ti­­fique,
mais qui est sou­­vent déli­­cate à mener en sciences sociales où les inter­­
ac­­tions sont par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment complexes et mani­­festes. Néan­­moins,
la périodisation his­­to­­rique ou la régio­­na­­li­­sa­­tion géo­­gra­­phique (au
sens de déli­­mi­­ta­­tion d’ensembles spa­­tiaux de toutes tailles) sont des
démarches banales de décou­­pages d’objets intel­­lec­­tuels, cou­­rantes et
indis­­pen­­sables puisqu’on ne sau­­rait étu­­dier tout sur tout.
Ce prin­­cipe géné­­ral, qu’il ne faut jamais oublier, prend en géo­
histoire une double signi­­fi­­ca­­tion, puis­­qu’il faut simul­­ta­­né­­ment
périodiser et régio­­na­­li­­ser [Grataloup, 2011a]. Même s’il est évident
66
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

que les décou­­pages his­­to­­riques n’ont géné­­ra­­le­­ment pas de signi­­fi­­ca­­


tion simul­­ta­­née pour l’ensemble de l’écou­­mène et que, réci­­pro­­que­­
ment, les décou­­pages spa­­tiaux ne sont pas éter­­nels, on expli­­cite trop
rare­­ment l’exten­­sion géo­­gra­­phique d’une période et la durée d’une
région. Or on ne peut décou­­per le social au hasard. Ce serait, par
exemple, sup­­po­­ser un mini­­mum de cohé­­rence à ce qui se trouve entre
deux méri­­diens et deux paral­­lèles : la carte des socié­­tés ne res­­semble
en rien à un car­­royage. Pour qu’on puisse rendre compte d’un sys­­
tème spa­­tial, il faut qu’il cor­­res­­ponde à du social for­­te­­ment auto­­nome.
On retrouve, via l’espace, le ter­­ri­­toire, dimen­­sion consti­­tutive des
socié­­tés.
Il n’y a donc pas de taille ni de forme néces­­saires pour un espace.
Le Monde, aujourd’hui, doit être lu comme un sys­­tème spa­­tial ; les géo­­
graphes parlent d’ailleurs de système-­Monde. Mais il n’a pas tou­­jours
existé. Avant les voyages euro­­péens des xve et xvie siècles, les socié­­tés
amé­­ri­­caines n’étaient pas dans le même monde que celle de l’Eufrasie1.
Inver­­se­­ment, on peut faire l’ana­­lyse spa­­tiale d’un loge­­ment, voire d’une
pièce, d’un quar­­tier ou d’un village. Mais, dans tous les cas, cela sup­­
pose une réflexion sur les limites, tant spa­­tiales que tem­­po­­relles.

2.  ESPACE ET MILIEU

À la base d’un sys­­tème spa­­tial, il y a la complé­­men­­ta­­rité des lieux,


avons-­nous vu. La dif­­fé­­ren­­cia­­tion entre ces lieux peut être une pro­­duc­­
tion pure­­ment sociale. Les terres à blé de la plaine de France peuvent
être occu­­pées par l’aéro­­port de Roissy. Mais, dans bien des cas, la
situa­­tion d’un lieu s’explique entre autres par des condi­­tions locales
pré­­cises, par son site. L’hori­­zon­­tal retrouve le ver­­ti­­cal.
Un bon exemple peut être donné par la genèse de l’espace agri­­cole
fran­­çais. C’est en effet dans la seconde moi­­tié du xixe siècle qu’a été

1.  Topo­­nyme pro­­posé par Vincent Capdepuy (Map­­pe­­monde, no 104) pour évi­­ter, soit l’expres­­sion tem­­po­­relle d’Ancien
Monde, soit l’énu­­mé­­ra­­tion des trois «  pre­­miers  » conti­­nents (dis­­po­­nible sur  : http://map­­pe­­monde.mgm.fr/num32/
articles/art11403.html).
67
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

mise en place la spé­­cia­­li­­sa­­tion régio­­nale des pro­­duc­­tions agri­­coles.


Jusque-­là, il était dif­­fi­­cile de par­­ler, au sens strict, d’une agri­­culture
fran­­çaise, à l’échelle du ter­­ri­­toire fran­­çais. Beau­­coup de commu­­nau­­
tés villa­­geoises vivaient encore avec un cer­­tain degré d’auto­­no­­mie  ;
c’était sur­­tout au niveau du « petit pays » que s’effec­­tuaient l’essen­­
tiel des échanges entre lieux plu­­tôt pro­­duc­­teurs de grains, d’autres
de pro­­duits ani­­maux, etc. Les espaces per­­ti­­nents, essen­­tiel­­le­­ment de
repro­­duc­­tion, étaient donc ceux du village ou du « pays », voire de la
pro­­vince.
Certes, ce niveau local n’était pas exclu­­sif. Quelques pro­­duits de
grand luxe pou­­vaient exis­­ter, comme cer­­tains vins. Le grand spé­­cia­­
liste fran­­çais de géo­­gra­­phie his­­to­­rique, Roger Di­on [1982], a pu ainsi
mon­­trer que l’exis­­tence des grands crus ne devait pas tout au ter­­roir,
aux condi­­tions locales, mais était sur­­tout le résul­­tat des pos­­si­­bi­­li­­tés
d’avoir un mar­­ché. Comme les clients poten­­tiels d’un vin cher étaient
rares, il fal­­lait que la zone de chalandise soit vaste, donc que le lieu
de pro­­duc­­tion soit bien situé par rap­­port aux axes de trans­­ports. Les
bar­­riques de vin étant des pon­­dé­­reux, la proxi­­mité d’un cours d’eau
ou d’un port mari­­time faci­­li­­taient la commer­­cia­­li­­sa­­tion. La situa­­tion
géo­­gra­­phique dans le réseau des commu­­ni­­ca­­tions anciennes a ainsi
favo­­risé le déve­­lop­­pe­­ment de cer­­tains vignobles, per­­met­­tant le déve­­
lop­­pe­­ment des accords entre les manières de culti­­ver, les sélec­­tions de
cépages, les pra­­tiques de vini­­fi­­ca­­tion et la construc­­tion d’une noto­­
riété. Di­on mit en évi­­dence le rap­­port entre les très vieux axes, à par­­tir
de la carte des voies romaines, et la loca­­li­­sa­­tion des grands vignobles :
val­­lée du Rhône et Bour­­gogne, val de Loire, Rhin et Moselle, val­­
lée de la Garonne (fig. 3.1). Il est bien connu que le déve­­lop­­pe­­ment
du Bor­­deaux, au nom signi­­fi­­ca­­tif, est lié au port tenu long­­temps par
les Anglais. C’est éga­­le­­ment le mar­­ché bri­­tan­­nique acces­­sible grâce
aux pro­­grès de la navi­­ga­­tion qui explique la mon­­tée en gamme et la
spé­­cia­­li­­sa­­tion du vignoble de Porto au xviiie siècle.
68

FIGURE 3.1 LOGIQUE DE LOCA­­LI­­SA­­TION DES GRANDS CRUS FRAN­­ÇAIS SELON ROGER DI­ON

« Si n’êtes en lieu pour vendre votre vin, que feriez-vous


d’un grand vignoble ? »

(Olivier de Serres, Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, 1600)


Manche
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Sei
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE

ne 1. Limite septentrionale de la culture de la vigne


5M
ar
n 3
Paris Limite de la vigne

e
4 2. Proximité des axes antiques de circulation
Loir
e 6 ne

Saô
7 « L’isthme gaulois » (Strabon)
9 7 1 Vallée du Rhône 2 Bourgogne
2

Océan
Atlantique 10
Ses prolongements septentrionaux
3 Moselle 4 Rhin 5 Champagne
1 250 km
8 En amont du marché parisien

Rhône
Ga
ron 5 Champagne 6 Chablis
1

ne
7 Val de Loire central, « midi » parisien

Arrière-pays portuaires
8 Bordeaux 9 Nantes 10 Rochefort
Mer
Méditerranée
Vignoble des axes secondaires
100 km
69
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Mais il ne s’agit là que d’une toute petite par­­tie de la pro­­duc­­


tion viti­­cole, l’essen­­tiel res­­tant fondé sur un débou­­ché local, le vin
néces­­saire à la messe en par­­ti­­cu­­lier. L’essen­­tiel de la pro­­duc­­tion agri­­
cole four­­nis­­sait la sub­­sis­­tance quo­­ti­­dienne, les matières pre­­mières et
l’éner­­gie (le bois) néces­­saires à la grande masse de la popu­­la­­tion fran­­
çaise. Les trans­­ports étant coû­­teux jus­­qu’au milieu du xviiie  siècle,
ces pro­­duits de pre­­mière néces­­sité ne pou­­vaient pro­­ve­­nir de loin. Les
aires d’appro­­vi­­sion­­ne­­ment étaient donc locales et for­­maient des sys­­
tèmes spa­­tiaux de très petite ampleur, celle du finage villa­­geois pour
l’essen­­tiel, de la micro-­région (le « pays ») pour les biens un peu plus
rares, sauf le sel, objet de bien des taxa­­tions (et des tra­­fics).
La logique de forte auto­­no­­mie de la commu­­nauté villa­­geoise,
quelque­­fois de l’exploi­­ta­­tion dans les régions de familles élar­­gies,
per­­met de comprendre la loca­­li­­sa­­tion de la plu­­part des sites euro­­
péens de villages actuels. Il s’agit de recherche de complé­­men­­ta­­ri­­tés
à très courte dis­­tance, logiques héri­­tées qui n’ont plus de rai­­son d’être
aujourd’hui. Cela per­­met de comprendre l’attrait exercé jadis par les
mi-­pentes de talus ou de ver­­sants de val­­lée, per­­met­­tant de trou­­ver à
une dis­­tance aisé­­ment acces­­sible des ter­­roirs les plus variés pos­­sibles.
Il n’y a pas contra­­dic­­tion entre l’orga­­ni­­sa­­tion auréolaire telle que
Von Thünen l’a modé­­li­­sée pour un milieu homo­­gène et la recherche
d’envi­­ron­­ne­­ment hété­­ro­­gène. Les deux logiques, hori­­zon­­tale pour
la pre­­mière, ver­­ti­­cale pour la seconde, se combinent de bien des
façons. Un bon exemple est fourni par Jean-­Pierre Deffontaines pour
les villages du Bassigny1. Soit on peut lire les orga­­ni­­sa­­tions spé­­ci­­
fiques des finages comme des «  défor­­ma­­tions  » du modèle hori­­zon­­tal,
auréolaire, soit on peut les lire comme des complé­­men­­ta­­ri­­tés, ver­­ti­­
cales, re­confi­­gu­­rées par la dis­­tance. Les deux démarches ana­­ly­­tiques
sont pos­­sibles, les finages réels étant tou­­jours syn­­thé­­tiques.

1.  Deffontaines Jean-­Pierre, 1990, «  Orga­­ni­­sa­­tion spa­­tiale de l’acti­­vité agri­­cole et déve­­lop­­pe­­ment d’une petite région
lor­­raine  », Map­­pe­­monde, no 4 (dis­­po­­nible sur  : www.mgm.fr/PUB/Map­­pe­­monde/M490/Chatenois.pdf).
70
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

Ces orga­­ni­­sa­­tions spa­­tiales, telles qu’elles viennent d’être pré­­


sen­­tées, sont syn­­chro­­niques. Il s’agit donc de géo­­gra­­phie his­­to­­rique.
Mais si l’on change un para­­mètre, en par­­ti­­cu­­lier le coût de la dis­­
tance, tout change. C’est ce qui se pro­­duit avec la révo­­lu­­tion des
trans­­ports à la fin du xviiie et au xixe siècle, avec les routes royales
et les canaux d’abord, puis, sur­­tout avec le che­­min de fer (fig. 3.2).
En moins d’un siècle, les sys­­tèmes de complé­­men­­ta­­ri­­tés locaux sont
bri­­sés et c’est à l’échelle natio­­nale qu’il faut lire l’espace agri­­cole
[Planhol, 1988]. En quelques décen­­nies, les pla­­teaux du Bas­­sin
pari­­sien deviennent les gre­­niers à blé de la France, en même temps
que le Languedoc se trans­­forme en une « mer de vignes ». On peut
sché­­ma­­ti­­ser le pro­­ces­­sus en consi­­dé­­rant chaque région comme un
lieu dans un sys­­tème de pro­­duc­­tion natio­­nal, spé­­cia­­lisé en fonc­­tion
de ses poten­­tia­­li­­tés natu­­relles. Les pla­­teaux limo­­neux de Beauce, de
Brie ou de Picardie peuvent sup­­por­­ter des grandes cultures céréalières
et bet­­te­­ra­­vières appro­­vi­­sion­­nant le mar­­ché fran­­çais, comme la plaine
languedocienne au cli­­mat médi­­ter­­ra­­néen convient bien au vignoble
de masse. Simul­­ta­­né­­ment, des régions deviennent herbagères, pour
la viande si elles sont assez loin des mar­­chés urbains (Limou­­sin,
Charolais), pour les pro­­duits lai­­tiers si l’accès au mar­­ché pari­­sien
est aisé (Normandie).
Ces pro­­ces­­sus de spé­­cia­­li­­sa­­tion réci­­proques n’ont rien d’iré­­niques.
Il y a tou­­jours des gagnants et des per­­dants, que ce soit entre lieux
ou entre types d’agri­­culteurs. Si les régions citées ont pu béné­­fi­­cier
d’un seg­­ment du mar­­ché natio­­nal, celles qui étaient plus à l’écart des
voies de commu­­ni­­ca­­tions, dont les poten­­tia­­li­­tés locales étaient moins
faciles, ont été mar­­gi­­na­­li­­sées. Ce fut le cas en par­­ti­­cu­­lier des régions
mon­­ta­­gneuses, tôt réduites au rôle de terre d’exode rural (Auvergne,
Alpes du Sud, Corse). Des spé­­cia­­li­­tés qui pou­­vaient exis­­ter aupa­­
ra­­vant dans une logique régio­­nale ont été rui­­nées par d’autres lieux
mieux dotés : ainsi de la plu­­part des vigne­­rons du Bas­­sin pari­­sien ou
des polyculteurs à domi­­nante céréalière du Midi. Les crises sca­­laires
FIGURE 3.2 MISE EN PLACE D’UN SYSTÈME AGRICOLE FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE

1. Nourrir Paris (dès le XVIIe siècle)


Couronne céréalière (et betterave sucrière au XIXe siècle)
Lille Région exportatrice de bois
MANCHE Région exportatrice de vin
Première spécialisation fromagère (Brie)
Normandie Brie
Paris 2. Régions qui se spécialisent avec l’arrivée
des voies ferrées (mi-XIXe s.)
Beauce
Régions d’élevage bovin
Fromage frais (Normandie)
Charolais
Région productrice de viande
Région montagnarde où se développe une production
OCÉAN de fromage de longue conservation
ATLANTIQUE Lyon et de charcuterie sèche
Vignoble de masse méditerranéen
250 km
Fruits, légumes et fleurs en milieu méditerranéen
1-Comtat venaissin, 2-Roussillon, 3-Fleurs (parfums)
1 3
c Montée en gamme de vignoble de qualité
o
ed
n gu
La Marseille
3. Exode rural et urbanisation
2
MER Régions montagnardes largement vidées par l’exode
MÉDITERRANÉE Régions peu spécialisées touchées par un exode plus lent
Développement d’une agriculture périurbaine
100 km
eSPaCe : l’HORIZON DU TeMPS SOCIal
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
71
72
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

sont beau­­coup plus anciennes que les délocalisations de la mon­­dia­­li­­


sa­­tion contem­­po­­raine.
Ainsi le deve­­nir d’un lieu dans un espace nou­­veau dépend à la fois
de sa posi­­tion spa­­tiale, de son acces­­si­­bi­­lité et de ses carac­­tères propres,
en l’occur­­rence pour l’agri­­culture, les sols et les cli­­mats ; mais sans la
mise en place d’une logique hori­­zon­­tale, un espace agri­­cole natio­­nal,
les poten­­tia­­li­­tés natu­­relles, ver­­ti­­cales, n’ont pas de «  voca­­tion  » par­­ti­­
cu­­lière. La forme la plus simple de cette ver­­ti­­ca­­lité est expri­­mée par
la notion de gise­­ment*. Au sens pré­­cis du terme, c’est une res­­source
en sous-­sol qu’on peut exploi­­ter par une car­­rière ou une mine. En
l’occur­­rence, la ver­­ti­­ca­­lité n’a rien de méta­­pho­­rique. Mais on peut
étendre l’idée aux cli­­mats (gise­­ments tou­­ris­­tiques), aux ensembles
vivants (gise­­ments de pêche)…
À la fin du xixe siècle, en France comme en Allemagne, le déve­­lop­­
pe­­ment des trans­­ports mari­­times de mar­­chan­­dises (clippers, pre­­miers
navires fri­­gori­­fiques, aug­­men­­ta­­tion des ton­­nages grâce aux vapeurs)
per­­mettent l’intro­­duc­­tion des pro­­duits agri­­coles bien meilleur mar­­
ché venus de ce qu’on appe­­lait alors les pays neufs (les émergents
de l’époque) : États-­Unis, Canada, Argen­­tine, Uruguay, Australie…
aux dota­­tions ver­­ti­­cales encore plus favo­­rables. On pas­­sait d’un
niveau natio­­nal à une pre­­mière forme de mon­­dia­­li­­sa­­tion de l’agri­­
culture. La menace éco­­no­­mique était aussi, en Allemagne comme en
France, un risque de désta­­bi­­li­­sa­­tion poli­­tique de régimes assez jeunes
(le deuxième Reich, la troi­­sième Répu­­blique) pour les­­quels l’accord
de la base rurale était essen­­tiel. Les gou­­ver­­ne­­ments ont donc blo­­qué
le chan­­ge­­ment d’échelle en adop­­tant des poli­­tiques agri­­coles pro­­tec­­
tion­­nistes (tarif de 1887‑1890 en Allemagne, loi Méline de 1892 en
France)1. Le sys­­tème spa­­tial natio­­nal était main­­tenu, jus­­qu’à l’inté­­gra­­
tion euro­­péenne et la PAC (la poli­­tique agri­­cole commune) de 1962.

1.  Aldenhoff-­Hübinger Rita, 2005, « Deux pays, deux poli­­tiques agri­­coles ? », His­­toire & Socié­­tés rurales, no 1, vol. 23,
p. 65‑87.
73
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

La genèse d’un espace mon­­dial agri­­cole a ainsi été blo­­qué par des inté­­
rêts natio­­naux pro­­té­­geant leurs ter­­ri­­toires  ; il l’est tou­­jours comme en
témoigne le pié­­ti­­ne­­ment des négo­­cia­­tions du cycle de Doha à l’OMC,
ini­­tié en 2001 pour trois ans[Grataloup, 2010].

3. ESPACE ET TER­­RI­­TOIRE  :
DES HISTORITÉS DIF­­FÉ­­REN­­TIELLES

L’inter­­ac­­tion entre la néces­­sité ter­­ri­­toriale (construire une proxi­­


mité suf­­fi­­sante pour repro­­duire une société par­­ti­­cu­­lière) et la logique
spa­­tiale (construire un sys­­tème de lieux complé­­men­­taires et hié­­
rar­­chi­­sés per­­met­­tant à la société de fonc­­tion­­ner) est évi­­dem­­ment
très forte. L’idée d’amé­­na­­ge­­ment du ter­­ri­­toire (natio­­nal) en est sans
doute l’expres­­sion la plus ache­­vée. On comprend que, dans beau­­
coup de nations, un idéal d’autar­­cie, ou tout du moins d’auto­­no­­mie
souverainiste, ait eu et ait encore beau­­coup d’influ­­ence. Le slo­­gan
maoïste «  Comp­­ter sur ses propres forces  » est lar­­ge­­ment par­­tagé,
même s’il a tou­­jours été uto­­pique. Il est le fon­­de­­ment théo­­rique du
droit inter­­na­­tional. En effet, le modèle de l’État-­nation, mis au point
en Europe aux xviiie et xixe siècles et mon­­dia­­lisé depuis, sup­­pose le
respect réci­­proque de l’indé­­pen­­dance de chaque État. Si l’État-­nation
repré­­sente un modèle his­­to­­rique récent et si les formes ter­­ri­­toriales ont
pu être his­­to­­ri­­que­­ment beau­­coup plus variées (chap. 6), il n’en reste
pas moins que les socié­­tés ont toutes été géo­­gra­­phi­­que­­ment bor­­nées,
même celles de très grande taille comme la Chine.
Bien sûr, le grand commerce, les épi­­dé­­mies, les dif­­fu­­sions cultu­­
relles et reli­­gieuses, etc. n’ont jamais été arrê­­tées par les iden­­ti­­tés
ter­­ri­­toriales, même si ce niveau géo­­gra­­phique supé­­rieur a pu par­­fois
être un temps tenu à dis­­tance (ainsi pour les agri­­cultures alle­­mande et
fran­­çaise à la fin du xixe siècle face aux échanges inter­­conti­­nen­­taux).
Cette diver­­gence d’échelle entre la flui­­dité des logiques spa­­tiales et la
rési­­lience ter­­ri­­toriale est un élé­­ment essen­­tiel de la réflexion géo­histo­­
rique. Il s’agit de dif­­fé­­rence de rythmes, d’historité : la repro­­duc­­tion
74
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ESPACE : L’HORI­­ZON DU TEMPS SOCIAL

d’une société s’exprime en par­­ti­­cu­­lier par sa dimen­­sion ter­­ri­­toriale  ;


mais beau­­coup des logiques spa­­tiales cor­­res­­pondent à des niveaux
géo­­gra­­phiques dif­­fé­­rents, plus modestes ou plus éle­­vées.
Il suf­­fit sou­­vent d’une inno­­va­­tion dans les moyens de trans­­port
et de commu­­ni­­ca­­tion, d’une modi­­fi­­ca­­tion consé­­cu­­tive de la dis­­tance
(de son coût, du temps néces­­saire pour par­­cou­­rir une même éten­­due),
pour chan­­ger rapi­­de­­ment les logiques spa­­tiales. La domes­­ti­­cation du
che­­val, l’inven­­tion ulté­­rieure par les peuples cava­­liers des steppes
asia­­tiques du mors ou de l’étrier, ont entraîné des défis géo­­po­­li­­tiques
pour les ter­­ri­­toires séden­­taires (chap. 6). Les dif­­fi­­cultés pro­­vo­­quées
aujourd’hui par Inter­­net et les réseaux sociaux dans les pays auto­­ri­­
taires sont de même nature.
Toute société, aujourd’hui comme jadis, est sou­­mise à ces déca­­lages
his­­to­­riques, aux rythmes spa­­tiaux sou­­vent rapides affron­­tés à la vis­­co­­
sité des tem­­po­­ra­­li­­tés ter­­ri­­toriales. Ces manières dif­­fé­­rentes de combi­­
ner repro­­duc­­tion et chan­­ge­­ment, ces historités dif­­fé­­rentes, fabriquent
l’his­­toire des humains.
CONCLU­­SION
DES TEM­­PO­­RA­­LI­­TÉS
SITUÉES

A insi, l’huma­­nité dans son ensemble et toutes les socié­­tés qui la


composent sont à la fois prises dans des logiques spa­­tiales, des
contraintes envi­­ron­­ne­­men­­tales et des néces­­si­­tés ter­­ri­­toriales. Cha­­cune
de ces dimen­­sions fonc­­tionne selon des tem­­po­­ra­­li­­tés dis­­tinctes.
Le milieu a une his­­toire  ; ou plu­­tôt plu­­sieurs, la tec­­to­­nique n’inter­­
ve­­nant que rare­­ment, sous forme de catas­­trophes, alors que les varia­­
tions cli­­ma­­tiques et leurs consé­­quences dans la bio­­masse et les sols
sont très sen­­sibles. La mobi­­lité humaine, éten­­due dès le Paléo­­li­­thique
par la pos­­si­­bi­­lité de navi­­guer, est deve­­nue complexe au Néo­­li­­thique
avec la domes­­ti­­cation de gros ani­­maux de bât, de monte et de trac­­tion,
puis par des arte­­facts de plus en plus sophis­­ti­­qués. Les dis­­tances maî­­
tri­­sables sont de plus en plus dif­­fé­­ren­­ciées selon qu’il s’agit de dépla­­
cer des infor­­ma­­tions, des per­­sonnes ou des mar­­chan­­dises. De ce fait,
les logiques spa­­tiales n’ont cessé d’être mou­­vantes, d’être affec­­tées par
une historité rapide, d’induire des chan­­ge­­ments sociaux.
Enfin, la néces­­sité de main­­te­­nir des groupes for­­te­­ment sou­­dés,
ne serait-­ce que pour assu­­rer la repro­­duc­­tion bio­­lo­­gique de l’espèce,
impose aux socié­­tés une proxi­­mité sur une por­­tion par­­ti­­cu­­lière de
l’éten­­due ter­­restre. Cette géo­­gra­­phie de repro­­duc­­tion du social, cette
dimen­­sion ter­­ri­­toriale qui met au centre la repro­­duc­­tion d’une géné­­ra­­
tion à l’autre, est por­­teuse d’une historité à rythme beau­­coup plus lent.
Ainsi, trois types géo­­gra­­phiques de manière d’être en société,
trois géographicités*, engendrent trois ensembles de tem­­po­­ra­­li­­tés,
trois historités. On pour­­rait expri­­mer la même chose réci­­pro­­que­­ment,
76
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES TEM­­PO­­RA­­LI­­TÉS SITUÉES

en par­­tant des tem­­po­­ra­­li­­tés. Toute société se per­­pé­­tue, par de lentes


tran­­si­­tions, d’une géné­­ra­­tion à une autre. Elle trans­­met sa langue, ses
struc­­tures démo­­gra­­phiques, sa culture, tous ses carac­­tères qui la dif­­fé­­
ren­­cient d’autres socié­­tés. Il y a bien sûr des évo­­lu­­tions, mais sou­­vent
pour que l’essen­­tiel puisse per­­du­­rer. L’un des carac­­tères d’iden­­ti­­fi­­
cation du groupe social est l’ensemble des liens que la société entre­­
tient avec des lieux dont elle tire l’essen­­tiel de ses res­­sources et
sou­­vent une par­­tie de son iden­­tité  : son ter­­ri­­toire.
Mais ce groupe est aussi affecté par des muta­­tions tech­­niques,
internes ou venues d’ailleurs, il est sou­­mis aux effets de voi­­si­­nages,
voire aux échos de phé­­no­­mènes très loin­­tains. Bref, la société est
située par rap­­port à d’autres et dépend pour par­­tie de cette situa­­tion
et des inter­­re­­la­­tions qui en découlent. S’il s’agit d’une posi­­tion mar­­
gi­­nale, voire d’un iso­­lat, son his­­toire est for­­te­­ment auto­­nome. Si, au
contraire, le groupe est au cœur d’un éche­­veau de rela­­tions, son his­­
toire est dépen­­dante de beau­­coup d’autres. Des logiques spa­­tiales
peuvent entraî­­ner des muta­­tions rapides (inva­­sions, épi­­dé­­mies, inté­­
gra­­tions éco­­no­­miques, etc.).
Enfin, aucune société n’est hors sol. Et le milieu est affecté de
chan­­ge­­ments, à ses propres rythmes, qui, jus­­qu’à une période récente
et encore lar­­ge­­ment aujourd’hui, ne doivent pas grand choses à l’écou­­
mène. Mais cette historité natu­­relle affecte celle des humains. Donc
trois familles de tem­­po­­ra­­li­­tés pro­­duisent trois types de géo­graphicités.
La tra­­di­­tion dis­­ci­­pli­­naire géo­­gra­­phique prend en compte conjoin­­
te­­
ment, par­­ fois au risque de la confu­­ sion, les trois formes de
géographicité qui ont rythmé cette par­­tie : ter­­ri­­toire, milieu, espace.
Sans doute parce qu’elles relèvent de la même échelle car­­ to­­
gra­­
phique  : un pla­­ni­­sphère peut repré­­sen­­ter les grandes masses végé­­tales
ou les reliefs mon­­diaux, aussi bien que la carte poli­­tique (les ter­­ri­­
toires) ou les réseaux du Monde. En revanche, la dis­­ci­­pline his­­to­­rique
est stric­­te­­ment du côté du social et n’inclut pas l’his­­toire géo­­lo­­gique
ou l’évo­­lu­­tion bio­­lo­­gique. Évi­­dem­­ment parce que les ordres de gran­­
77
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES TEM­­PO­­RA­­LI­­TÉS SITUÉES

deurs ne sont pas super­­po­­sables. Il en découle une moindre réflexion


sur les types de tem­­po­­ra­­li­­tés et leurs métriques, une plus grande sim­­
pli­­cité dans les modes de repré­­sen­­ta­­tion (la frise n’est pas la carte).
Uti­­li­­ser la complexité des angles d’attaque géo­­gra­­phiques pour
ana­­ly­­ser les dyna­­miques des socié­­tés, comprendre les per­­ma­­nences
(ou plu­­tôt les repro­­duc­­tions) et les chan­­ge­­ments à par­­tir des ensembles
ter­­ri­­toriaux, des rela­­tions au milieu et des posi­­tions rela­­tives, c’est le
tra­­vail de la géo­histoire.
DEUXIÈME PAR­­TIE
ÉCHELLES :
SITUA­­TIONS, MOMENTS

   

L e peu­­ple­­ment de Madagascar est essen­­tiel­­le­­ment dû à des migra­­


tions venues d’Asie du Sud-­Est [Beaujard, 2012]. La langue
mal­­gache actuelle appar­­tient à la famille lin­­guis­­tique austronésienne.
De nom­­breux traits, tant phy­­sio­­lo­­giques que cultu­­rels (rites funé­­
raires, pra­­tiques musi­­cales, archi­­tec­­ture…), confirment cette proxi­­
mité. On dis­­cerne deux grandes périodes migra­­toires. La pre­­mière,
por­­teuse d’une langue clas­­sée comme proto-­barito, cou­­sine des
langues Dayaks, se serait pro­­duite entre – 300 et le début de notre
ère. Une seconde migra­­tion est datée de la fin du pre­­mier millé­­naire.
C’est d’elle que vien­­draient les prin­­ci­­paux traits mal­­gaches. Ces arri­­
vées suc­­ces­­sives ont sans doute été faites avec les waka, les pirogues
à balan­­cier poly­­né­­siennes, qui ont donné son nom tra­­di­­tion­­nel au
peuple mal­­gache (wahoaka). Cette der­­nière vague migra­­toire est
sou­­vent mise en rela­­tion avec l’expan­­sion des peuples malais vers
l’an 800, en par­­ti­­cu­­lier de la thalassocratie du Srîwijaya, cen­­trée sur
des sites de Sumatra, qui contrô­­lait les détroits des îles de la Sonde,
donc les échanges entre l’océan Indien et la Chine.
Cet exemple à long rayon d’action rap­­pelle le fil rouge géo­histo­­
rique  : on a, pour par­­tie, l’his­­toire de ses voi­­sins et, réci­­pro­­que­­ment,
on a les voi­­si­­nages des socié­­tés qui ont, pour par­­tie, une his­­toire
commune avec vous. Consi­­ dé­­
rer comme voi­­ sins deux groupes
sociaux situés aux deux extrêmes de l’océan Indien ne peut sem­­
bler para­­doxal que si l’on ne consi­­dère la dis­­tance qu’en termes de
kilo­­mètres. L’océan Indien repré­­sen­­tait, depuis le pre­­mier millé­­naire
avant notre ère, un espace d’échanges de plus en plus ser­­rés. Les
waka des pion­­niers mal­­gaches, pous­­sés par la mous­­son d’hiver, n’ont
80
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLES : SITUA­­TIONS, MOMENTS

fait sans doute que reprendre des routes bien connues. Du fait de cette
connexion, un évé­­ne­­ment à l’est de l’océan, l’expan­­sion du Srîwijaya,
a eu un effet impor­­tant dans l’his­­toire de la grande île de l’Ouest,
aujourd’hui consi­­dé­­rée comme afri­­caine.
Deux pro­­ces­­sus en deux lieux dis­­tincts, net­­te­­ment éloi­­gnés, deux
évé­­ne­­ments, s’ins­­crivent dans une même his­­toire beau­­coup plus glo­­
bale. Ce qui struc­­ture cette glo­­ba­­lité, c’est le fait que les deux lieux
d’évé­­ne­­ments aient été connec­­tés. La géo­­gra­­phie de l’océan Indien,
le réseau d’échanges qui en fait un espace his­­to­­rique, en uti­­li­­sant les
carac­­tères par­­ti­­cu­­liers de ce milieu océa­­nique, per­­met de comprendre
deux évé­­ne­­ments dis­­tants qu’on peut étu­­dier sépa­­ré­­ment (l’autre
n’étant alors évo­­qué que comme cause ou consé­­quence loin­­taine) ou
qu’on peut prendre, en chan­­geant le niveau de l’ana­­lyse, comme un
même sys­­tème évé­­ne­­men­­tiel. Le voi­­si­­nage spatio-­temporel his­­to­­rique
découle du degré de connexion entre deux lieux, la et les tem­­po­­ra­­
lité(s), puis­­qu’il y a là deux niveaux (glo­­bal et local), s’ins­­crivent dans
une géo­­gra­­phie. Cet espace a lui-­même une his­­toire  : la repro­­duc­­tion
de ce sys­­tème spa­­tial dans le temps long, ainsi que sa trans­­for­­ma­­tion
pro­­duc­­trice d’évé­­ne­­ments loca­­li­­sés.
Ce récit vient d’être mis en scène de façon très simple, avec seule­­
ment une échelle spatio-­temporelle à deux niveaux (Madagascar ou
les îles de la Sonde d’une part, l’océan Indien d’autre part). Il serait
aisé de la rendre plus complexe. On peut inclure les réseaux de l’océan
Indien dans la toile plus vaste de l’ensemble de l’Ancien Monde. Par
exemple, au ixe siècle, des mar­­chands java­­nais, peut-­être du Srîwijaya,
ont offert à la cour impé­­riale chi­­noise des esclaves afri­­cains. Quelques
siècles plus tard, des por­­ce­­laines chi­­noises se ren­­contrent sur le lit­­to­­ral
orien­­tal de l’Afrique. Si la Chine ne peut être igno­­rée dans ce réseau,
la très loin­­taine péri­­phérie que repré­­sente alors l’Empire caro­­lin­­gien
n’a pas une grande pré­­sence. Mais, si dis­­crète soit elle, la connexion
existe, via les mondes byzan­­tin et omeyyade. La rela­­tion est sans
doute encore plus ténue avec la construc­­tion du royaume de Tekrour,
81
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLES : SITUA­­TIONS, MOMENTS

dans l’actuel Sénégal, par les Toucouleurs, mais sans doute pas inexis­­
tante. En revanche, l’effon­­dre­­ment des cités mayas s’est pro­­duit dans
un autre espace-­temps, hor­­mis le fait d’être inclus dans la vie de la
même pla­­nète, le même système-­Terre.
Toutes les posi­­tions ne sont donc pas iden­­tiques dans un même
réseau. Il en est de cen­­trales (celle des Indiens dans les cir­­cuits de
l’océan du même nom), de péri­­phériques (Madagascar, lieu de four­­
ni­­ture de bois rares), de mar­­gi­­nales (le monde caro­­lin­­gien comme
le Tekrour) ; enfin, il est des lieux sociaux qui sont hors de l’espace
pris en compte (les Mayas). Réflé­­chir à la rela­­ti­­vité géo­histo­­rique des
situa­­tions sera la pre­­mière étape de cette par­­tie (chap. 4). On croi­­sera
ensuite ces posi­­tions rela­­tives avec les contraintes envi­­ron­­ne­­men­­tales
(chap. 5), avant de bien dis­­tin­­guer les types de grandes aires arti­­cu­­lées
aux réseaux (chap. 6).
CHA­­PITRE 4
LE JEU DES POSI­­TIONS
RELA­­TIVES
1.  LA DIS­­TANCE A UNE HIS­­TOIRE
2.  LE PUZZLE ET LE RÉSEAU
3.  LE COUPLE CENTRE/PÉRI­­PHÉRIE

A ffir­­mer le voi­­si­­nage des his­­toires reste une perspec­­tive élé­­men­­taire


qu’il faut affi­­ner. La proxi­­mité peut prendre bien des formes. On n’a
pas tou­­jours le même nombre de voi­­sins. Ils peuvent être de natures très
variées. Le para­­mètre fon­­da­­men­­tal reste tou­­jours celui de la dis­­tance. Or
cette notion géné­­rale a une his­­toire riche et complexe. Une dis­­tinction
géo­­gra­­phique essen­­tielle pour la proxi­­mité et l’éloi­­gne­­ment des socié­­tés
est l’oppo­­si­­tion entre les sur­­faces et les lignes, ou plu­­tôt entre les aires et
les réseaux. Dans tous les cas, on ne peut échap­­per à une grille de lec­­ture
faus­­se­­ment simple, celle du couple centre/péri­­phérie.

1.  LA DIS­­TANCE A UNE HIS­­TOIRE


1.1. LA COMPLEXIFICATION DES MOYENS
DE COMMU­­NI­­CA­­TION
Une his­­toire des trans­­ports, de per­­sonnes ou de mar­­chan­­dises,
et des commu­­ni­­ca­­tions des infor­­ma­­tions néces­­site un manuel à elle
seule, mais posons quelques repères signa­­lant les inno­­va­­tions qui
ont pro­­fon­­dé­­ment modi­­fié les dis­­tances et donc la géographicité des
socié­­tés (fig. 4.1).
84
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

Tableau 4.1 Chro­­no­­logie des prin­­ci­­pales inno­­va­­tions dans les commu­­ni­­ca­­tions

Dates Lieux Inno­­va­­tions


- 4500 Kazakhstan Domes­­ti­­cation du che­­val
- 3600 Mésopotamie Écri­­ture
- 2000 Arabie Domes­­ti­­cation du dro­­ma­­daire
xive siècle av. notre ère Phénicie Alpha­­bet
viie siècle av. notre ère Lydie (Asie mineure) Mon­­naie métal­­lique
ive siècle av. notre ère Mer d’Oman Navi­­ga­­tion hau­­tu­­rière régu­­lière
Début de notre ère Steppes d’Asie cen­­trale Selle à arçon et étriers
Début de notre ère Chine Brouette
Début de notre ère Paci­­fique occi­­den­­tal Pirogue à balan­­cier
xe siècle Chine Bous­­sole mari­­time
xie
 siècle Chine Impri­­merie et billets de banque
xie
 siècle Perse (puis Baltique) Gou­­ver­­nail d’étam­­bot
1759 Londres La sea watch de John Harrison
per­­met de déter­­mi­­ner la lon­­gi­­tude
avec pré­­ci­­sion.
1783 Annonay (France) Mont­­gol­­fière
1792 France Télé­­graphe Chappe
1804 Angleterre Loco­­mo­­tive sur rail
1838 États-­Unis Télé­­graphe
1866 Atlan­­tique Câble tran­­so­­céa­­nique
1876 États-­Unis télé­­phone
1890 Allemagne et France Auto­­mo­­bile
1890‑1904 France et États-­Unis Avion
1898 Paris Radio (TSF)
1946 États-­Unis Ordi­­na­­teur
1957 URSS Satel­­lite arti­­fi­­ciel
1962 Japon Train à grande vitesse
1969 États-­Unis Arpanet (ancêtre d’Inter­­net)
1990 États-­Unis Pro­­to­­cole http et lan­­gage HTML
(Inter­­net)
85
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

Pre­­mière idée force  : la diver­­si­­fi­­ca­­tion his­­to­­rique des moyens


tech­­niques abou­­tit à une mul­­ti­­pli­­cation des types de dis­­tances. Même
si ce n’était pas si simple, on pour­­rait dire que jus­­qu’au Néo­­li­­thique,
per­­sonnes, objets et infor­­ma­­tions allaient lit­­té­­ra­­le­­ment du même pas  :
c’est le dépla­­ce­­ment d’un humain sur ses jambes qui les assu­­raient.
Aujourd’hui, les infor­­ma­­tions peuvent être ins­­tanta­­né­­ment, «  en temps
réel » dit-­on, à l’autre bout du Monde, même s’il est exces­­sif de par­­ler
d’ubi­­quité du fait des frei­­nages à la cou­­ver­­ture télé­­pho­­nique et infor­­ma­­
tique pro­­vo­­qués par la pau­­vreté ou les régimes auto­­ri­­taires. Mais, pour
qu’une per­­sonne ou un objet léger puisse aller aux anti­­podes, il faut
une bonne jour­­née d’avion, sans comp­­ter les tra­­jets aux aéro­­ports, les
contrôles et autres rugo­­si­­tés de la dis­­tance. Enfin, s’il s’agit d’un objet
très lourd ou volu­­mi­­neux, il faut des semaines de bateau et de camion.
Deuxième idée : il ne faut pas oublier les contraintes, posi­­tives
ou néga­­tives, des élé­­ments natu­­rels. L’aspect essen­­tiel, dans la très
longue durée, reste l’oppo­­si­­tion de la terre et de la mer. Il est tou­­jours
beau­­coup moins coû­­teux de faire flot­­ter un pon­­dé­­reux  ; c’est tou­­jours
vrai dans la mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine, d’abord mari­­time, ce dont
témoigne le fait que la moi­­tié de l’huma­­nité se trouve aujourd’hui à
moins de 100  kilo­­mètres des lit­­to­­raux et de 200  mètres d’alti­­tude.
Il n’en reste pas moins qu’il est beau­­coup plus facile d’accu­­mu­­ler
des infra­­struc­­tures de trans­­port dans les éten­­dues ter­­restres (routes,
voies fer­­rées, lignes à haute ten­­sion, tubes…). Les sys­­tèmes spa­­tiaux
sont donc à terme beau­­coup plus denses et divers sur terre que sur
mer, quelles que soient les avan­­cées en matière de trans­­port mari­­time.
Cette diver­­gence d’évo­­lu­­tion a une impor­­tance his­­to­­rique majeure.
Troi­­sième idée  : du Néo­­li­­thique à la révo­­lu­­tion méca­­nique du
xixe  siècle, quelques gros mam­­mi­­fères domes­­ti­­qués ont joué un rôle
déci­­sif. Peut-­être y a-­­t-il plus long­­temps encore, puisque des paléon­­to­­
logues ont récem­­ment avancé l’hypo­­thèse que des chiens aient été uti­­
li­­sés pour tirer ou trans­­por­­ter des objets. Or la domes­­ti­­cation du chien
remonte à plus de 30 000 ans. Mais c’est entre – 8 000 et – 5 000 que se
86
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

déroule, dans l’Ancien Monde, le saut déci­­sif : domes­­ti­­cation de l’âne


et du bœuf, puis du dro­­ma­­daire, au Proche-­Orient, du cha­­meau et sur­­
tout du che­­val en Asie cen­­trale. Avec l’inven­­tion du char à che­­vaux, puis
du mors et de l’étrier, le che­­val repré­­sente un agent his­­to­­rique abso­­lu­­
ment essen­­tiel jus­­qu’à la fin du xixe siècle, pra­­ti­­que­­ment par­­tout dans
le Monde, en dehors des déserts chauds où le dro­­ma­­daire le rem­­place.
Der­­nière idée  : il faut relier maî­­trise de la dis­­tance et ins­­tru­­ments
de mémo­­ri­­sa­­tion. On pense spon­­ta­­né­­ment au rôle de la mémoire bio­­
lo­­gique, éven­­tuel­­le­­ment ins­­ti­­tution­­na­­li­­sée par la fonc­­tion du griot,
puis de l’écri­­ture, avant les formes modernes de trans­­mis­­sion (tous les
télé : -graphe, -phone, -vision…, « télé » signi­­fiant « au loin ») jus­­qu’à
Inter­­net. La dimen­­sion tem­­po­­relle de la mémoire est évi­­dente et on
a vu son impor­­tance dans la repro­­duc­­tion sociale de géné­­ra­­tions en
géné­­ra­­tions. Mais l’écri­­ture est aussi un outil pour per­­mettre la conser­­
va­­tion d’infor­­ma­­tions entre deux lieux dis­­tants. La lettre, qui sup­­pose
évi­­dem­­ment au loin des per­­sonnes capables de la lire, modi­­fie beau­­
coup l’espace de l’infor­­ma­­tion. Les réseaux pos­­taux sont un outil de
pou­­voir très per­­for­­mant [Gazagnadou, 2013].
Il est, enfin, une pra­­tique sociale proche de l’écri­­ture, qui a une grande
impor­­tance spatio-­temporelle  : la mon­­naie. Elle incarne, selon la défi­­ni­­
tion éco­­no­­mique clas­­sique, un conser­­va­­toire de la valeur. Ainsi, elle per­­
met de trans­­mettre de la richesse pro­­duite d’un moment à un autre, au
sens pre­­mier, tem­­po­­rel, de conser­­ver. Mais elle peut aussi per­­mettre un
trans­­fert spa­­tial de valeur. À par­­tir du moment (au IIIe millé­­naire dans
les cités-­États du Crois­­sant fer­­tile) où de petits objets métal­­liques sont
accep­­tés comme équi­­va­­lent uni­­ver­­sel (dans une aire sociale encore bien
déli­­mi­­tée) des dif­­fé­­rents types de biens (autre défi­­ni­­tion de la mon­­naie),
la géo­­gra­­phie et l’his­­toire éco­­no­­miques sont pro­­fon­­dé­­ment modi­­fiées.
Plus que le mot commu­­ni­­ca­­tion, le terme trans­­mis­­sion rend expli­­
cite l’impli­­ca­­tion simul­­ta­­né­­ment tem­­po­­relle et spa­­tiale de la dis­­tance.
On trans­­met d’une géné­­ra­­tion à l’autre, mais aussi d’un lieu à un autre,
comme avec les trans­­mis­­sions des armées.
87
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

1.2. AU-­DELÀ DE L’HORI­­ZON  :
LES CONNAIS­­SANCES GÉO­­GRA­­PHIQUES
Qu’y a-­­t-il au-­delà de l’hori­­zon, au-­delà de l’espace immé­­dia­­te­­ment
connu ? Selon que l’on peut répondre ou non à cette ques­­tion, la maî­­trise
de la dis­­tance à long rayon est pro­­fon­­dé­­ment dif­­fé­­rente. Savoir ce qu’il
y a après les mon­­tagnes qui ferment l’hori­­zon ou au-­delà de la mer dont
on ne voit pas le bout, connaître le moyen d’y par­­ve­­nir, c’est inté­­grer ces
loin­­tains dans son hori­­zon maî­­tri­­sable, même au prix de grosses dif­­fi­­
cultés. Ces connais­­sances forment le savoir géo­­gra­­phique. Aujourd’hui
où les cartes sont omni­­pré­­sentes, y compris sur les télé­­phones por­­tables,
la maî­­trise intel­­lec­­tuelle du Monde peut sem­­bler un savoir tri­­vial ; ce fut
très long­­temps une richesse ines­­ti­­mable. Connaître la voie qui per­­met­­
tait d’aller dans un lieu éloi­­gné et dési­­ré, savoir se repérer à des signes
ter­­restres ou aux étoiles, était la compé­­tence recher­­chée du pilote ou du
guide. L’éloi­­gne­­ment découle d’abord de l’igno­­rance.
Une forme par­­ti­­cu­­lière d’écri­­ture per­­met de mémo­­ri­­ser et d’expo­­ser
ces connais­­sances  : la car­­to­­gra­­phie. C’est une pra­­tique très ancienne,
plus que celle de l’ins­­crip­­tion des textes, puisque nous connais­­sons
des cartes de socié­­tés sans écri­­ture ou les plans éphé­­mères tra­­cés dans
le sable par des nomades. La for­­ma­­li­­sa­­tion de la maî­­trise de l’espace
que repré­­sente la car­­to­­gra­­phie appri­­voise la dis­­tance. Ces docu­­ments
ont pu repré­­sen­­ter des enjeux poli­­tiques ou éco­­no­­miques consi­­dé­­
rables, comme lorsque les Por­­tu­­gais de l’équipe d’Henri le Navi­­ga­­
teur, au xve  siècle, impo­­saient le secret sous peine de mort sur les
cartes qui mémo­­ri­­saient le contour­­ne­­ment de l’Afrique, puis l’accès
aux richesses des In­des.
Comme pour les dépla­­ce­­ments phy­­siques eux-­mêmes, les milieux ne
sont pas iden­­tiques pour leur repré­­sen­­ta­­tion car­­to­­gra­­phique. Les terres
offrent plus de points de repères évi­­dents que les éten­­dues liquides
(som­­mets, cours d’eau, construc­­tions remar­­quables…). De fait, beau­­
coup de cartes marines ont long­­temps été sur­­tout des repré­­sen­­ta­­tions
des lit­­to­­raux avec l’indi­­ca­­tion du cap pour aller d’un point à un autre.
88
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

C’est pré­­ci­­sé­­ment la forme prise par les cartes marines appe­­lées improp­­
re­­ment por­­tu­­lans, cartes euro­­péennes indi­­quant les ports et les routes
les reliant (xiiie-xviiie siècle). Cepen­­dant, mais c’est un cas limite, il a
pu arri­­ver que des peuples par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment marins aient déve­­loppé une
car­­to­­gra­­phie mon­­trant la diver­­sité des pay­­sages mari­­times (cou­­rants et
contre-­courants dus à la pré­­sence d’îles trop loin­­taines pour être vues,
cou­­leur, voire goût de l’eau…) ; ce fut en par­­ti­­cu­­lier le cas de la tra­­di­­
tion car­­to­­gra­­phique poly­­né­­sienne [Grataloup, 2011b].
Récits de voyage, guides, cartes, ouvrages géo­­gra­­phiques, GPS :
la maî­­trise de la dis­­tance n’est pas qu’une affaire de moyens de trans­­
ports ou de commu­­ni­­ca­­tion. Encore faut-­il savoir où l’on va.

2.  LE PUZZLE ET LE RÉSEAU

L’évo­­ca­­tion pré­­cé­­dente de la dif­­fé­­rence entre les cartes des terres


et des mers évoque l’oppo­­si­­tion entre les deux grandes familles de
formes spa­­tiales, les réseaux et les aires. D’un côté le marteloire (les
filets de lignes qui strient les mers des por­­tu­­lans entre les roses des
vents), de l’autre les éten­­dues conti­­nen­­tales (c’est-­­à-dire conti­­nues),
aires cer­­nées par le trait de côte.
Aujourd’hui, la forme banale et offi­­cielle de la géo­­gra­­phie des
socié­­tés est d’abord repré­­sen­­tée par des aires, les ter­­ri­­toires des États-­
nations, qui forment sur le pla­­ni­­sphère dit poli­­tique un puzzle de pièces
géné­­ra­­le­­ment conti­­nues et emboî­­tées les unes dans les autres sans solu­­
tions de conti­­nuité (même si la réa­­lité géo­­po­­li­­tique est plus dis­­pu­­tée).
La plu­­part des atlas his­­to­­riques pro­­jettent dans le passé une lec­­ture
géo­­gra­­phique assez sem­­blable des­­si­­nant des empires et des royaumes
par des aires aux limites assez nettes et colo­­riées de façon homo­­gène.
En revanche, par­­ler de mon­­dia­­li­­sa­­tion n’évoque pas immé­­dia­­te­­ment
un ter­­ri­­toire continu mais un lacis de réseaux. Net ne veut-­il pas dire
filet ? L’ensemble des villes mon­­diales, décrit par le géo­­graphe Oli­­vier
Dollfus comme l’archi­­pel mégalopolitain, ne forme-­­t-il pas un réseau
urbain pla­­né­­taire  ? La super­­po­­si­­tion de ce filet mon­­dial sur les pièces
89
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

natio­­nales peut don­­ner une image géo­­gra­­phique simple du défi de la


mon­­dia­­li­­sa­­tion.
Ce couple aire/réseau n’a rien de nou­­veau et on le retrouve à tous
les niveaux de l’échelle géo­­gra­­phique.

2.1.  PLUS LOIN QUE LOIN


L’élé­­ment clé découle de la ten­­sion pré­­sen­­tée au pre­­mier cha­­pitre
entre les deux dis­­tances qui lient et séparent simul­­ta­­né­­ment les socié­­tés
(la proxi­­mité et la mobi­­lité), qui expliquent que, dans une huma­­nité si
homo­­gène bio­logique­­ment, il y ait une plu­­ra­­lité de socié­­tés. Les liens
internes qui struc­­turent toute société, qui en combinent les élé­­ments
loca­­li­­sés, repré­­sentent un réseau très sen­­sible à l’éti­­re­­ment, pour qui la
dis­­tance est un pro­­blème per­­manent. De ce fait, compte tenu des moda­­
li­­tés his­­to­­riques de maî­­trise de cette dis­­tance interne, il y a une taille
limite qui s’impose par une logique propre à chaque société. Les para­­
mètres de cette maî­­trise ne se réduisent pas aux moyens de commu­­ni­­ca­­
tions, ni aux infra­­struc­­tures en place. Il faut d’abord tenir compte de la
den­­sité humaine qui mul­­ti­­plie les inter­­fé­­rences sociales, mais aussi de
tout ce qui crée de l’ubi­­quité comme les uni­­tés lin­­guis­­tique, juri­­dique,
moné­­taire… Toute société a donc un au-­delà sociétal, sauf le Monde
actuel, si tant est qu’on puisse le consi­­dé­­rer comme une société.
Cet au-­delà est rare­­ment vide. Ce n’est donc pas seule­­ment l’exten­­
sion poten­­tielle de l’espace interne qui per­­met de rendre compte de la
taille d’un ter­­ri­­toire, mais aussi la capa­­cité de résis­­tance des voi­­sins.
Comprendre le puzzle des cartes poli­­tiques, celles qui pré­­sentent la
co­présence de socié­­tés quelle que soit la période consi­­dé­­rée, sup­­pose
tou­­jours de tenir compte de la maî­­trise des dis­­tances internes à chaque
ter­­ri­­toire comme des rap­­ports de force entre les élé­­ments.
Si une par­­tie d’une société se trouve pro­­je­­tée trop loin du reste
du groupe, la logique géo­histo­­rique est son autonomisation et, si cet
éloi­­gne­­ment ne se trouve pas réduit, son indé­­pen­­dance. Ce pro­­ces­­sus
est très clair dans le cas de l’éloi­­gne­­ment des colo­­nies de peu­­ple­­ment
90
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

de leur métro­­pole. La décla­­ra­­tion d’indé­­pen­­dance des États-­Unis


d’Amérique (1776) repré­­sente le cas le plus célèbre. Les pères fon­­
da­­teurs des États-­Unis n’étaient des­­cen­­dants ni d’Amé­­rin­­diens, ni
d’Afri­­cains, ni même d’autres pays euro­­péens que celui rele­­vant de la
cou­­ronne bri­­tan­­nique. Pour­­tant, ils se sont bien consi­­dé­­rés comme fon­­
da­­teurs d’une nou­­velle nation. Un fac­­teur essen­­tiel fut la dis­­tance que
repré­­sen­­tait la tra­­ver­­sée de l’Atlan­­tique. Le pro­­ces­­sus a été sem­­blable,
quoique moins conflic­­tuel, pour l’Australie ou la Nouvelle-­Zélande.
En revanche, la mobi­­lité humaine aug­­men­­tée par les pro­­grès dans
les outils de maî­­trise de la dis­­tance, pro­­duit des liens, his­­to­­ri­­que­­ment
crois­­sants depuis au moins 10 000 ans, au niveau intersociétal. Ces
connexions crois­­santes entre socié­­tés, pro­­ces­­sus qu’au niveau le plus
élevé de l’échelle géo­­gra­­phique on peut qua­­li­­fier de temps long de
la mon­­dia­­li­­sa­­tion, repré­­sentent un fac­­teur his­­to­­rique essen­­tiel pour
les socié­­tés situées dans ce réseau à grand rayon. Réci­­pro­­que­­ment,
ces socié­­tés peuvent l’influ­­en­­cer. On a donc deux tem­­po­­ra­­li­­tés, ou
plu­­tôt deux familles de tem­­po­­ra­­li­­tés, deux historités, selon qu’on se
situe au niveau intra ou inter-­sociétal. L’influ­­ence des niveaux plus
res­treints sur le plus glo­­bal est qua­­li­­fiée d’imma­­nence géo­­gra­­phique
par Jacques Lévy [2008], tan­­dis qu’il appelle trans­­cen­­dance l’effet
inverse. On peut s’expri­­mer de même pour les tem­­po­­ra­­li­­tés.
Ainsi, en 1206, un évé­­ne­­ment très local, le regrou­­pe­­ment des tri­­
bus mon­­goles sous l’auto­­rité d’un chef cha­­ris­­ma­­tique, Temudjin, qui
devient à cette occa­­sion Gengis Khan, ne s’est avéré pré­­lu­­der à la
genèse du plus grand empire ter­­restre de l’His­­toire, effec­­tif quelques
années plus tard, que parce qu’il a pu être immanent sur plu­­sieurs
tem­­po­­ra­­li­­tés (fig. 4.2). Il y a d’abord un monde auto­­nome, celui des
peuples des steppes de Mongolie. Au début du xiiie siècle, vient de
s’écou­­ler une période de réchauf­­fe­­ment cli­­ma­­tique de quelques siècles
à laquelle suc­­cède le « petit âge gla­­ciaire » : les steppes deviennent
moins abon­­dantes et les condi­­tions qui avaient favo­­risé les peuples
éle­­veurs, maîtres des grandes dis­­tances, se réduisent. Cela n’aurait
PORALITÉS
FIGURE 4.1 LES TEMFigure 4.2. L’EMPIRE
DE Les MONGOL
temporalités de la genèse de l'Empire mongol

Échelle géohistorique

Niveau terrestre
Optimum climatique médiéval Expansion démographique
(VIIe-XIIe siècle) des éleveurs des steppes
Refroidissement
climatique
« Petit âge glaciaire » Mise en turbulence
(XIIIe-XIXe siècle) des peuples des steppes
Niveau de l'Ancien Monde

Période de fragmentation Jin


maximale : Europe Karakitay
- califa Ayyubide déstabilisé polycentrique Xixia
par la poussée latine (1204 : États Kharezm Song
des
4e croisade, prise de francs ubi
Ayy S. de Dehli
Constantinople) ; Almohades
- Asie centrale fragmenté
faute d'hégémonie iranienne Nord
ou chinoise
- Monde chinois divisé en 3

Niveau régional
Fractionnement du Monde chinois en trois empires rivaux : possibilité pour les Mongols
de jouer les États les uns contre les autres et de les détruire successivement.
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
91
92
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

sans doute créé que des tur­­bu­­lences aux marges des socié­­tés séden­­
taires beau­­coup plus denses si la prin­­ci­­pale d’entre elles, à proxi­­mité
des Mon­­gols qui en sont régu­­liè­­re­­ment les tri­­bu­­taires, le monde chi­­
nois, n’avait été au même moment en proie à de pro­­fondes divi­­sions.
La coïn­­ci­­dence d’une dyna­­mique d’expan­­sion dans les steppes et
d’une période de divi­­sion en Chine ne se pro­­dui­­sait pas pour la pre­­
mière fois. L’inva­­sion « barbare » qui en résul­­tait pou­­vait don­­ner une
dynas­­tie étran­­gère à l’Empire du Milieu sans avoir beau­­coup de consé­­
quences plus loin­­taines. Mais, au xiiie siècle, la dyna­­mique fut d’une
tout autre ampleur. Avant même la mort de Gengis Khan en 1227,
l’Asie cen­­trale et l’Ir­an avaient été conquis. Dans les décen­­nies sui­­
vantes, ce sont les pre­­mières prin­­ci­­pau­­tés russes (Kiev est détruite en
1240), le kha­­li­­fat abbasside (prise et mas­­sacre de Bagdad, y compris
du kha­­life, en 1258), l’inva­­sion de l’Europe orien­­tale (bataille de
Legnica/Liegnitz en 1241). Le pro­­jet gengiskhanide de conqué­­rir le
monde entier ne s’est épuisé qu’aux portes de l’Inde, à peine égra­­ti­­
gnée, de l’Égypte, défen­­due par leurs cou­­sins Mamelouks, de l’archi­­
pel japo­­nais ou des thalassocraties java­­naises. L’immense empire
réus­­sit jus­­qu’au début du xive siècle à main­­te­­nir la Pax mongolica de
la Co­rée à la Pologne, de la Volga au Viêt-­Nam. Pour cela, il a fallu
en réduire le plus pos­­sible les dis­­tances internes, en par­­ti­­cu­­lier par un
sys­­tème de relais pos­­taux extraor­­di­­naire [Gazagnadou, 2013].
Que les peuples cava­­liers aient eu, beau­­coup plus que d’autres,
les outils pour maî­­tri­­ser les grands espaces, c’est his­­to­­ri­­que­­ment
avéré. Tant mili­­tai­­re­­ment que commer­­cia­­lement (il s’agit d’abord
de peuples cara­­va­­niers), ils béné­­fi­­cient de millé­­naires d’orga­­
ni­­sa­­tion de leurs socié­­tés autour du che­­val. Mais sur­­tout, pour
comprendre cet immense empire, il faut tenir compte de l’historité
du sys­­tème spa­­tial au niveau de toute l’Eurasie. Depuis des millé­­
naires, les échanges Est-­ Ouest, de la Médi­­ ter­­ra­­
née aux mers de
Chine, tissent un réseau que le géo­­ graphe alle­­ mand Ferdinand
von Richthofen appela au xix   siècle la route de la Soie, qu’il faut
e

complé­­ter par les réseaux mari­­times de l’océan Indien [Beaujard,


93
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

2012]. Ces échanges se sont ampli­­fiés consi­­dé­­ra­­ble­­ment au fil du


temps, avec des phases de recul évi­­dem­­ment, mais selon une ten­­dance
lourde por­­tée par le déve­­lop­­pe­­ment des grandes masses de séden­­taires.
L’exten­­sion de l’Empire mon­­gol peut ainsi se lire comme une
trans­­for­­ma­­tion d’un réseau commer­­çant en struc­­ture poli­­tique capable
de per­­du­­rer quelque temps. Si la tem­­po­­ra­­lité du ter­­ri­­toire mon­­gol se
compte en décen­­nies, celle de l’espace des échanges, du pro­­ces­­sus
d’accu­­mu­­la­­tion des savoir-­faire et de la connais­­sance des pro­­duits, se
compte en millé­­naires. Pour comprendre le pro­­ces­­sus impé­­rial mon­­
gol, il faut donc faire une double démarche géo­­gra­­phique :
–  prendre en compte le puzzle des historités eur­­asia­­tiques, celle des
Mon­­gols, des Chi­­nois, des Ira­­niens, des Euro­­péens, des Russes,
des Japo­­nais…  ; cela per­­met en par­­ti­­cu­­lier de comprendre
l’expan­­sion spa­­tiale impé­­riale [Martinez-­Gros, 2014] ;
–  tenir éga­­le­­ment compte de l’ensemble de l’échelle géo­­gra­­phique
eur­­asia­­tique  : depuis l’historité du peuple mon­­gol (en décom­­po­­
sant celles de ses sous-­ensembles, jus­­qu’à l’his­­toire per­­son­­nelle
de Gengis Khan), incluse dans celle de la rela­­tion nomades/
séden­­taires avec la Chine, élar­­gie aux tem­­po­­ra­­li­­tés de l’Asie
cen­­trale, le tout inclus dans le grand pro­­ces­­sus d’épais­­sis­­se­­ment
des échanges Orient-­Occident ;
–  en inté­­grant l’his­­toire envi­­ron­­ne­­men­­tale, avec ses phases de
réchauf­­fe­­ment et de refroi­­dis­­se­­ment, qui concerne évi­­dem­­ment
l’ensemble de la pla­­nète.
Les dis­­conti­­nui­­tés, qu’elles soient de voi­­si­­nages (entre ensembles
sociaux pris dans cette vaste his­­toire, ce que donne à voir une carte),
ou sca­­laires (entre niveaux d’ana­­lyse per­­ti­­nents), néces­­sitent tou­­jours
d’être situées et datées.

2.2.  LE SYN­­DROME DE BOLI­­VAR


On pour­­rait dire que la géo­­gra­­phie a eu rai­­son du pro­­jet
gengiskhanide. Tenir des dis­­tances aussi énormes (plus de 15 000 km
94
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

de l’Ukraine à la Co­rée, plus de 10 000  km de la taïga à l’océan


Indien), quelles qu’aient été les qua­­li­­tés de cava­­liers, d’orga­­ni­­sa­­teurs
et de sol­­dats, de ses acteurs, était impos­­sible. D’autant plus que de
telles conquêtes ont néces­­sai­­re­­ment inté­­gré une consi­­dé­­rable diver­­sité
de ter­­ri­­toires et que les lentes tem­­po­­ra­­li­­tés des socié­­tés plus locales ont
fina­­le­­ment sur­­monté cette brusque «  mon­­dia­­li­­sa­­tion  » ter­­restre. Les
dif­­fé­­rents sous-­ensembles de l’empire, les oulous (sou­­vent tra­­duits
par «  apa­­nages  »), attri­­bués à des des­­cen­­dants du fon­­da­­teur, avaient
d’abord contri­­bué à en main­­te­­nir la cohé­­sion par une ges­­tion décen­­
tra­­li­­sée mais inté­­grée au réseau fami­­lial impé­­rial, selon une pra­­tique
très clas­­sique des grands empires. Mais, pro­­gres­­si­­ve­­ment, les oulous
se sont péné­­trés des carac­­tères locaux. La Horde d’or s’est turquisée
et conver­­tie au sunnisme, les Il­kan se sont ir­anisés et conver­­tis au
chiisme, la dynas­­tie Yuan s’est sini­­sée et conver­­tie au Boud­­dhisme.
Le réseau commer­­cial, la route de la Soie, avait connu une explo­­
sion des échanges grâce à la pro­­tec­­tion assu­­rée par la Pax mongolica.
Marco Polo est sym­­bo­­lique de ce déve­­lop­­pe­­ment mar­­chand. Les dif­­fu­­
sions d’inno­­va­­tions, en par­­ti­­cu­­lier vers l’Europe, ont été nom­­breuses
et jouèrent sou­­vent un grand rôle ulté­­rieur (ne serait-­ce que la poudre
à canon, l’impri­­merie à carac­­tères mobiles ou le gou­­ver­­nail d’étam­­
bot). En revanche, le frac­­tion­­ne­­ment mon­­gol se tra­­duit au xive siècle
par une vive régres­­sion éco­­no­­mique, dans toutes les régions connec­­
tées de l’Ancien Monde.
On peut aisé­­ment défendre l’idée que cette nécrose par­­tielle du
niveau supé­­rieur est pour une grande part issue de son suc­­cès même.
L’ouver­­ture éco­­no­­mique des socié­­tés séden­­taires bran­­chées sur ces
échanges (Chine, Inde, Ir­an, Byzance et, au-­delà, Japon, Insulinde,
Égypte, Europe, Mali…) a ren­­forcé leur poten­­tiel éco­­no­­mique et, en
par­­ti­­cu­­lier, pro­­vo­­qué une crois­­sance démo­­gra­­phique. Par là même, ces
socié­­tés péri­­phériques pour les Mon­­gols ont ren­­forcé leurs capa­­ci­­tés
cen­­tri­­fuges. Enfin, s’il y eut une consé­­quence néga­­tive de l’explo­­sion
des échanges au xiiie siècle, ce fut la dif­­fu­­sion des mala­­dies. La peste
95
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

noire s’est pro­­gres­­si­­ve­­ment répan­­due dans tout l’Ancien Monde,


attei­­gnant fina­­le­­ment l’extré­­mité occi­­den­­tale en 1347 et pro­­vo­­quant
une chute de près de 40 % de la popu­­la­­tion euro­­péenne. La pan­­dé­­mie
(mais la bac­­té­­rie Yersinia pestis n’était pas la seule dif­­fu­­sée) a contri­­
bué à géné­­rer des temps de troubles par­­tout dans l’Ancien Monde tout
en dégra­­dant les échanges glo­­baux.
Le jeu d’échelle dans l’autonomisation des ter­­ri­­toires est ainsi sou­­
vent plus complexe que les inter­­ac­­tions à deux niveaux évo­­quées pré­­
cé­­dem­­ment avec l’indé­­pen­­dance des États-­Unis (éche­­lon de l’Empire
bri­­tan­­nique et éche­­lon des Treize colo­­nies autonomisées par l’éloi­­gne­­
ment de la métro­­pole). En Amérique, on peut prendre un exemple qui
pré­­sente des simi­­li­­tudes et, pour­­tant, néces­­site au moins trois niveaux
sca­­laires de lec­­ture, celui de l’échec de Boli­­var à créer des États-­Unis
hispanophones avec l’indé­­pen­­dance des colo­­nies espa­­gnoles dans les
années 1815‑1830.
En 1826, alors que les ter­­ri­­toires colo­­ni­­sés par l’Espagne sur le
continent amé­­ri­­cain (les Antilles res­­tent en situa­­tion colo­­niale jus­­qu’à
la fin du xixe siècle) venaient juste d’accé­­der à l’indé­­pen­­dance (les der­­
nières batailles déci­­sives ont lieu au Pérou en 1825), le plus pres­­ti­­gieux
des liders insur­­gés, Simon Boli­­var (1783‑1830), réunit un congrès à
Panama. Son objec­­tif, qu’il a déjà défendu dans de nom­­breux textes,
est de fédé­­rer l’ensemble des nou­­velles répu­­bliques latino-­américaines,
de la Californie à la Terre de Feu, sur le modèle des anciennes colo­­
nies bri­­tan­­niques amé­­ri­­caines quelques années aupa­­ra­­vant. L’échec est
total. Le Mexique n’est même pas repré­­senté. Jus­­qu’en 1829, Boli­­var
main­­tient l’unité de la Grande Colombie, État qui regroupe les actuels
Venezuela, Équa­­teur et Colombie, mais ne réus­­sit pas à y inté­­grer le
Pérou et la Bolivie dont il fut un temps pré­­sident. Quand Boli­­var meurt
pré­­ ma­­turé­­
ment en 1830, c’est un homme amer, conscient d’avoir
échoué dans son rêve d’un grand État hispano-­américain.
Pour­­quoi ce qui avait été pos­­sible dans les colo­­nies anglo­­phones
ne l’a-­­t-il pas été dans les colo­­nies hispanophones ? De Mexico à
96
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

Buenos Aires, il y a quatre fois plus de kilo­­mètres (à vol d’oiseau) que


de Bos­­ton à Char­­les­­ton, sans comp­­ter les obs­­tacles topo­­gra­­phiques.
Rai­­son­­ne­­ment sans doute trop simple que de faire appel à la seule dis­­
tance brute. La révolte a été plus facile pour les colons espa­­gnols, qui
ont d’abord béné­­fi­­cié de l’effet du relâ­­che­­ment impor­­tant des rela­­
tions avec la métro­­pole durant les conflits euro­­péens de la révo­­lu­­tion
fran­­çaise et de l’empire napo­­léo­­nien, qui les a pla­­cés dans une situa­­
tion presque invo­­lon­­taire d’auto­­no­­mie, abou­­tis­­sant par­­fois à une pre­­
mière pro­­cla­­ma­­tion d’indé­­pen­­dance, comme au Venezuela en 1811.
L’Angleterre, sou­­cieuse de cap­­tu­­rer ces mar­­chés, n’a pas décou­­ragé
leurs efforts.
Les révo­­lu­­tion­­naires se res­­sem­­blaient beau­­coup. Comme Boli­­var,
ils étaient des des­­cen­­dants de colons sou­­vent implan­­tés depuis long­­
temps (le milieu du xvie  siècle pour la famille du Libertador), des
« créoles » au sens his­­pa­­nique du terme ; ils avaient la même for­­ma­­
tion catho­­lique et les mêmes lec­­tures, les phi­­lo­­sophes fran­­çais des
Lumières, appar­­te­­naient à des loges maçon­­niques sœurs… et, bien
sûr, ils par­­laient la même langue. Pour­­tant, l’unité est res­­tée un rêve.
Certes, selon l’impor­­tance de la popu­­la­­tion amé­­rin­­dienne, qui pou­­vait
repré­­sen­­ter une réelle menace pour ces grands pro­­prié­­taires ter­­riens,
les confi­­gu­­ra­­tions poli­­tiques pou­­vaient être très dif­­fé­­rentes. Les créoles
mexi­­cains ont long­­temps recher­ché l’aide de l’armée espa­­gnole face
aux révoltes récur­­rentes menées par des métis. C’est seule­­ment lorsque
le gou­­ver­­ne­­ment madri­­lène a mani­­festé des vel­­léi­­tés réfor­­ma­­trices, en
1820, qu’ils ont décidé de prendre les choses en main. Les révoltes
sud-­américaines sont par­­ties de capi­­tai­­ne­­ries plu­­tôt péri­­phériques,
l’Argen­­tine et le Venezuela, plu­­tôt que du centre péru­­vien.
Il y a donc bien une géo­­gra­­phie dif­­fé­­ren­­ciée des révo­­lu­­tions
hispano-­américaines, mais mal­­gré tout, c’est l’homo­­gé­­néité du pro­­
ces­­sus, à commen­­cer par sa chro­­no­­logie, qui frappe. L’unité était
d’ailleurs rien moins qu’évi­­dente dans les Treize colo­­nies bri­­tan­­
niques, entre les ter­­ri­­toires de plan­­ta­­tions escla­­va­­gistes au Sud et les
97
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

petites cités puri­­taines au Nord. La Guerre de Séces­­sion, un siècle


après l’indé­­pen­­dance (fig. 9.1), témoigne du temps long de ces ten­­
sions. Mais l’unité néces­­saire face à une puis­­sance colo­­niale dyna­­
mique, l’Angleterre amor­­çant la Révo­­lu­­tion indus­­trielle, a pu être
réa­­li­­sée dans un espace suf­­fi­­sam­­ment res­treint pour per­­mettre l’émer­­
gence d’une dyna­­mique fédé­­ra­­trice. Lorsque, au Traité de Paris en
1783, la Grande-­Bretagne est obli­­gée de reconnaître l’indé­­pen­­dance
de ses anciennes colo­­nies, rien ne semble défi­­ni­­ti­­ve­­ment gagné. Les
ten­­ta­­tions indé­­pen­­dan­­tistes de cer­­tains États, fédé­­rés le temps de la
guerre d’indé­­pen­­dance, sont mises en sour­­dine pour évi­­ter tout risque
de retour de la métro­­pole. Rien de compa­­rable avec les indé­­pen­­dances
hispano-­américaines, réa­­li­­sées dans des villes très éloi­­gnées les unes
des autres, sans beau­­coup de rela­­tions autre que mari­­times.
Comme pour la dégé­­né­­res­­cence de l’Empire mon­­gol, on ne peut
oublier le poids de la dis­­tance, mais cette fois dans l’impos­­si­­bi­­lité
d’une genèse, celles des États-­ Unis d’Amérique latine. Au total,
l’échelle d’ana­­lyse sup­­pose au moins trois niveaux :
–  l’espace tran­­sat­­lan­­tique, avec la traite colo­­niale et son relâ­­che­­ment
au moment de la crise euro­­péenne fin xviiie-début xixe siècle ;
–  l’ensemble colo­­nial espa­­gnol face à sa métro­­pole  ;
–  les ter­­ri­­toires plus locaux, orga­­ni­­sés autour d’une ville impor­­
tante et de sa bour­­geoi­­sie ter­­rienne.
Pour la révo­­ lu­­
tion états-­ unienne, le troi­­sième niveau avait été
effacé par l’impor­­tance du deuxième. Pour les hispanophones ce
fut l’inverse. Le poids de la dis­­tance dans la construc­­tion d’uni­­tés
ter­­ri­­toriales peut jouer dif­­fé­­rem­­ment dans l’échelle géo­­gra­­phique.

3.  LE COUPLE CENTRE/PÉRI­­PHÉRIE

Les colo­­nies amé­­ri­­caines pou­­vaient alors légi­­ti­­me­­ment être qua­­li­­


fiées de péri­­phéries. Les termes de centre et de péri­­phérie sont uti­­li­­sés
pour bien des confi­­gu­­ra­­tions géo­­gra­­phiques et il faut se méfier de leur
ambi­­guïté. L’uti­­lité géo­histo­­rique de leurs signi­­fi­­ca­­tions peut être très
98
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

variable. Il y a d’abord un sens très géné­­ral, des­­crip­­tif, qui est celui du


lan­­gage cou­­rant  : un sys­­tème spa­­tial a géné­­ra­­le­­ment un centre autour
duquel il décroît en inten­­sité ; cette cou­­ronne où l’espace est tou­­jours le
même mais de moindre den­­sité est sa péri­­phérie. Le meilleur exemple
est l’espace urbain, avec le centre-­ville au cœur et la ban­­lieue, la péri­­
phérie, autour. De ce fait, on a l’idée d’anneaux emboî­­tés, de ronds dans
l’eau, avec une inten­­sité décrois­­sante du phé­­no­­mène consi­­déré, jus­­qu’à
ce qu’il ne soit plus déce­­lable. Mais, dans une perspec­­tive moins des­­
crip­­tive et plus ouver­­te­­ment spatio-­temporelle, on doit poin­­ter deux
sens plus riches.

3.1.  LES AURÉOLES DU TEMPS


Nous avons déjà ren­­contré plu­­sieurs fois une logique géo­histo­­rique
facile à iden­­ti­­fier et à ana­­ly­­ser  : la dif­­fu­­sion. Le résul­­tat peut être une
inten­­sité décrois­­sante à par­­tir d’un foyer ini­­tial, d’un centre, mais le
plus sou­­vent, on a des étapes suc­­ces­­sives qui pro­­duisent des auréoles
emboî­­tées. La ville que l’on vient d’évo­­quer peut être ainsi lue comme
le résul­­tat d’une dif­­fu­­sion urbaine : plus on va loin en ban­­lieue, plus le
tissu urba­­nisé est récent. Bien d’autres pro­­ces­­sus peuvent être lus ainsi.
L’anthro­­po­­logie a connu à la fin du xixe siècle une période domi­­
née par un para­­digme diffusionniste, avec Franz Boas en par­­ti­­cu­­lier.
La logique en est simple : les inno­­va­­tions sont rares, donc étroi­­te­­ment
loca­­li­­sées  ; elles se dif­­fusent petit à petit, mais lors­­qu’elles s’ins­­tallent
dans une auréole loin­­taine, de nou­­velles inno­­va­­tions ont eu lieu au
centre. Résul­­tat : de la péri­­phérie vers le centre, on va du passé le plus
loin­­tain, le plus « reculé », au présent le plus actuel. Cette grille de
lec­­ture a servi à comprendre la dif­­fu­­sion de tech­­niques au sein des
popu­­la­­tions amé­­rin­­diennes nord-­américaines, comme celle de haches
de pierre. La dis­­po­­si­­tion tem­­po­­relle est inverse de celle des auréoles de
crois­­sance urbaine.
Plus géné­­ra­­le­­ment, l’orga­­ni­­sa­­tion spa­­tiale qui va du plus récent,
au centre, au plus ancien, au loin, repré­­sente le ver­­sant géo­­gra­­phique
99
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

d’un modèle évo­­lu­­tion­­niste, mono­linéaire s’il n’y a qu’un seul centre.


Ce couple peut être sché­­ma­­tisé par une flèche du temps rec­­ti­­ligne et
des auréoles plus anciennes à l’exté­­rieur. Il repré­­sente la lec­­ture géo­
histo­­rique typique du régime d’his­­to­­ri­­cité moderne [Hartog, 2003].
C’est à la fin du xviiie  siècle, dans le contexte ency­­clo­­pé­­diste, que
cette grille de lec­­ture a été for­­ma­­li­­sée : au centre le lieu du Pro­­grès,
le foyer des inno­­va­­tions, l’Europe, et, à mesure qu’on s’en éloigne,
des régions de plus en plus « retar­­dées ». Comme écri­­vait un guide
d’enquête outre-­mer en 1800 : « Le voya­­geur phi­­lo­­sophe qui navigue
vers les extré­­mi­­tés de la Terre tra­­verse la suite des âges1. »
Ce modèle peut aussi fonc­­tion­­ner à des niveaux plus res­treints :
ainsi dans un espace natio­­nal comme la France, Paris était le foyer
du Pro­­grès, pour la science comme pour la démo­­cra­­tie, pour la mode
comme pour les bonnes manières  ; inver­­se­­ment les loin­­taines val­­lées
mon­­ta­­gnardes étaient consi­­dé­­rées comme à l’écart, recu­­lées, arrié­­
rées. Il en allait de même pour l’Europe occi­­den­­tale (Paris, Londres)
et les marges méri­­dio­­nales, orien­­tales et sep­­ten­­trio­­nales. Dans tous
les cas, on peut être sen­­sible aux équi­­va­­lences entre les voca­­bu­­laires
tem­­po­­rel et spa­­tial  : arriéré/cen­­tral, reculé/avancé, pri­­mi­­tif (pre­­mier)/
moderne, sau­­vage (de la forêt, selva)/civi­­lisé (de la ville), PMA/pays
déve­­loppé…
La notion de déve­­lop­­pe­­ment est l’expres­­sion la plus cou­­rante du
modèle évo­­lu­­tion­­niste. Il per­­met une lec­­ture du Monde tou­­jours bien
vivante, avec une décli­­nai­­son géo­­gra­­phique  : lieux sous-­développés,
en voie de déve­­lop­­pe­­ment, déve­­lop­­pés, voire hyper­dévelop­­pés. La
car­­to­­gra­­phie de la tran­­si­­tion démo­­gra­­phique en est une ver­­sion par­­ti­­
cu­­liè­­re­­ment robuste  : ce modèle tem­­po­­rel de la dyna­­mique des popu­­
la­­tions per­­met de dis­­tin­­guer des étapes qui peuvent être trans­­for­­mées
en légende car­­to­­gra­­phique. Ainsi, l’espace devient du temps. Dans
tous les cas, le para­­digme est celui du Pro­­grès.

1.  Degérando Jean-­Marie, 1800, Consi­­dé­­ra­­tions sur les diverses méthodes à suivre dans l’obser­­va­­tion des peuples
sau­­vages.
100
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

C’est sur le pla­­ni­­sphère que la mise en scène de la vision évo­­lu­­


tion­­niste est sou­­vent la plus mani­­feste. Un bon exemple est une carte
ancienne (1950), due à l’anthro­­po­­logue états-­unien Hewes et sou­­vent
citée, en par­­ti­­cu­­lier par Braudel [1979, p.  40‑41]. La démarche est
fon­­dée sur un clas­­se­­ment stric­­te­­ment évo­­lu­­tion­­niste des socié­­tés, sur
lequel il fau­­dra reve­­nir (chap. 5). Les socié­­tés les plus «  pri­­mi­­tives  »,
les chasseurs-­cueilleurs sub­­sis­­tant au xve siècle (Patagons et Fué­­giens
au sud de l’Amérique, Inuit dans le grand Nord, Abo­­ri­­gènes aus­­tra­­
liens, peuples San au sud de l’Afrique), sont situés aux marges du
pla­­ni­­sphère. Les bouts du Monde sont le passé le plus loin­­tain.

3.2. DIS­­TANCE ET CONTRA­­DIC­­TION  :
LE MODÈLE CENTRE/PÉRI­­PHÉRIE STRICTO SENSU
Dans les des­­crip­­tions pré­­cé­­dentes des sché­­mas auréolaires spatio-­
temporels, on a évité d’employer le terme péri­­phérie, pré­­fé­­rant celui
de marge. Si l’on veut être rigou­­reux, il vaut mieux en effet réser­­
ver l’expres­­sion centre/péri­­phérie à un modèle par­­ti­­cu­­lier et ses
ava­­tars, mis au point il y a un demi-­siècle par des éco­­no­­mistes latino-­
américains. Le modèle Prebisch-­Singer1 est connu pour la notion de
dégra­­da­­tion des termes de l’échange entre pays pauvres et pays riches.
En fran­­çais, c’est sur­­tout Samir A­min qui l’a fait connaître avec la
notion de déve­­lop­­pe­­ment inégal. Pour l’his­­to­­rio­­gra­­phie, l’auteur qui
en a fait le plus grand usage est Im­manuel Wallerstein [1980], avec
la notion de système-­Monde. Il a simul­­ta­­né­­ment influ­­encé l’his­­to­­rien
Fernand Braudel [1979] et le géo­­graphe Oli­­vier Dollfus2.
Le modèle est d’abord une rup­­ ture nette avec une lec­­ ture du
déve­­lop­­pe­­ment en terme d’avance ou de retard, sans doute peu consciente

1. Raul Prebisch (1901‑1980) a été direc­­teur de l’orga­­nisme du Cepal (Commis­­sion éco­­no­­mique pour l’Amérique
latine), un orga­­nisme de l’ONU ; son ouvrage fon­­da­­teur est The Economic Developpement of Latin America and its Prin­­
ci­­pal Problems (1950). Le livre le plus connu de cette pen­­sée éco­­no­­mique a été celui de Celso Furtado (1920‑2004) :
Formaçao economica do Brasil (1959).
2.  «  Le sys­­tème Monde. Pro­­po­­si­­tion pour une étude de géo­­gra­­phie  », Actes du Géo­point 1984. Sys­­tèmes et loca­­li­­sa­­
tions, Groupe Dupont, 1984, uni­­ver­­sité d’Avignon, p. 231‑240.
101
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

dans les années 1950 et 1960 à une époque où le para­­digme évo­­lu­­tion­­


niste, qu’il soit mar­­xiste ou libé­­ral, n’était guère contesté. En gros, les pays
sui­­vaient tous le même che­­min, pensait-­on, celui du Pro­­grès, mais plus
ou moins vite. Il pou­­vait y avoir plu­­sieurs variantes de ce che­­min, avec
des étapes (des modes de pro­­duc­­tion suc­­ces­­sifs) sépa­­rées par des révo­­lu­­
tions, dans la ver­­sion mar­­xiste de l’évo­­lu­­tion­­niste, ou une périodisation
plus souple, mais tout aussi linéaire dans la concep­­tion libé­­rale.
L’inno­­va­­tion du modèle centre/péri­­phérie est de pen­­ser le sous-­
développement et le déve­­lop­­pe­­ment simul­­ta­­né­­ment, et non suc­­ces­­si­­
ve­­ment, de bas­­cu­­ler de l’évo­­lu­­tion, de la dia­­chro­­nie, à la simul­­ta­­néité
des pro­­ces­­sus, à la syn­­chro­­nie. Il y a déve­­lop­­pe­­ment parce qu’il y a
sous-­développement et réci­­pro­­que­­ment. La péri­­phérie a pour fonc­­
tion éco­­no­­mique de four­­nir à l’ensemble du sys­­tème des matières
pre­­mières, minières et agri­­coles, des sources d’éner­­gie, ou des pro­­
duits trans­­for­­més incluant peu de valeur ajou­­tée. Le centre exporte au
contraire des biens et des ser­­vices de plus en plus sophis­­ti­­qués. Les
termes de l’échange entre les deux se dégradent donc his­­to­­ri­­que­­ment
en défa­­veur de la péri­­phérie.
Sur­­tout, il y a un cal­­cul impli­­cite inégal de la valeur tra­­vail en défa­­
veur de la péri­­phérie ; c’est le cœur du rai­­son­­ne­­ment qui explique qu’à
tout moment la richesse est constam­­ment drai­­née de la péri­­phérie vers
le centre, quelles que soient les poli­­tiques d’aides en sens inverse. Le
modèle est appli­­qué par ses auteurs à l’ensemble des socié­­tés, y compris
celles qui se réclament du socia­­lisme ; dans un contexte de guerre froide,
il avait donc peu de chance d’être entendu. Une rai­­son impor­­tante de
ce désac­­cord est que le rai­­son­­ne­­ment pre­­nait les ter­­ri­­toires comme des
enti­­tés totales auto­­nomes. Ainsi, les États-­Unis, pro­­lé­­taires compris,
exploi­­taient le Bré­­sil, bour­­geoi­­sie locale incluse. Il était peu pro­­bable
qu’il soit accepté par les mou­­ve­­ments pro­­gres­­sistes qui lut­­taient pour
amé­­lio­­rer la situa­­tion des plus pauvres dans les pays riches. L’idée
qu’une avan­­cée syn­­di­­cale aux États-­Unis ou en France pou­­vait contri­­
buer à dégra­­der les termes de l’échange était dif­­fi­­cile à accep­­ter.
102
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LE JEU DES POSI­­TIONS RELA­­TIVES

Sans entrer dans le débat sur la vali­­dité de l’ana­­lyse, il faut sou­­li­­


gner qu’il a for­­te­­ment modi­­fié les rap­­ports des dimen­­sions tem­­po­­relles
et spa­­tiales. Au lieu de conce­­voir l’espace comme une pro­­jec­­tion du
temps, la géo­­gra­­phie comme un arrêt sur image de l’his­­toire, le couple
de lieux géné­­riques, cen­­traux ver­­sus péri­­phériques, fonc­­tionne comme
une dia­­lec­­tique per­­ma­­nente. La dis­­tance, complexe, devient par­­tie pre­­
nante autre­­ment que comme l’expres­­sion d’un retard ou d’une avance
d’évo­­lu­­tion. On a affaire à un sys­­tème spa­­tial où centre et péri­­phérie ne
peuvent exis­­ter l’un sans l’autre. Il est donc dif­­fi­­cile de par­­ler de géo­
histoire sans en faire état. D’ailleurs, l’inven­­teur du mot géo­histoire,
Braudel, inté­­ gra dans son der­­ nier ouvrage impor­­ tant [1979], sous
l’influ­­ence de la pen­­sée de Wallerstein, le modèle centre/péri­­phérie.
Dans la géo­­gra­­phie fran­­çaise, l’intro­­duc­­teur du couple centre/péri­­
phérie est Alain Reynaud, d’abord comme une grille de lec­­ture multi­
scalaire dans le cadre de l’ana­­lyse spa­­tiale [Reynaud, 1981]. Il déve­­loppe
en par­­ti­­cu­­lier une typo­­logie des péri­­phéries en fonc­­tion de leur dyna­­
misme ou de leur encla­­ve­­ment, croi­­sant ainsi situa­­tion géo­­gra­­phique et
perspec­­tive his­­to­­rique. À la dif­­fé­­rence du modèle de Prebisch, il intro­­duit
la pos­­si­­bi­­lité de l’inver­­sion dans la hié­­rar­­chie des centres et des péri­­
phéries, perspec­­tive qui s’est avé­­rée féconde. C’est éga­­le­­ment Reynaud
qui, en appli­­quant cette grille de lec­­ture à la Chine pré-­impériale, intro­­
duit le terme de géo­histoire dans la géo­­gra­­phie fran­­çaise [1992].
Avec cette réflexion sur la Chine, mais éga­­le­­ment avec l’ana­­lyse du
Monde à par­­tir du Tiers-­Monde des années 1950‑1970 pré­­cé­­dem­­ment
évo­­quée, on voit se mettre en place la ver­­sion contem­­po­­raine de la géo­
histoire. Le terme, quand Braudel le pro­­pose en 1949, se comprend avec
l’accep­­tion de la géo­­gra­­phie d’alors, celle qu’on appelle aujourd’hui
vidalienne, telle que le maître de Braudel, Lucien Febvre l’avait carac­­
té­­ri­­sée et quelque peu bri­­dée sous l’éti­­quette de « possibiliste ». Sans
renier cette contextualisation, le même radi­­cal intro­­duit aujourd’hui
l’ensemble des pro­­blé­­ma­­tiques de la géo­­gra­­phie, spa­­tiales et ter­­ri­­
toriales, et met donc l’accent sur le jeu des posi­­tions rela­­tives.
CHA­­PITRE 5
L’USAGE INÉGAL
DE LA TERRE
1. LE FRONT PION­­NIER, ACCÈS AUX RES­­SOURCES
PAR DIF­­FU­­SION
2. LA TERRE À L’ÉCHELLE DU MONDE :
L’EXPLOI­­TA­­TION DES DIF­­FÉ­­RENCES ZONALES
3. SOCIÉ­­TÉS À RACINES ET SOCIÉ­­TÉS À PATTES :
L’INVEN­­TION DU NOMADE

L a diver­­sité de la sur­­face de la pla­­nète Terre a constam­­ment été uti­­


li­­sée par les socié­­tés qui l’occupent. Le prin­­cipe géné­­ral peut être
résumé par le mot de complé­­men­­ta­­rité : pour répondre à des besoins
variés, les socié­­tés incluent sur leurs ter­­ri­­toires des lieux aux pro­­prié­­
tés diverses. L’inclu­­sion de ces lieux dans l’éten­­due ter­­ri­­toriale repré­­
sente l’enjeu géo­­gra­­phique prin­­ci­­pal pour chaque société. Comme les
groupes humains voi­­sins peuvent aussi recher­­cher les mêmes lieux,
les ter­­ri­­toires sont en concur­­rence et cette riva­­lité peut être réso­­lue
par du conflit ou de la coopé­­ra­­tion (et, fré­­quem­­ment, une combi­­nai­­
son des deux) : ce rap­­port de force intersociétal repré­­sente la dimen­­
sion géo­­po­­li­­tique de la géo­histoire. Il a sou­­vent pro­­duit des situa­­tions
géo­­gra­­phi­­que­­ment inéga­­li­­taires qui peuvent être comprises en centres
et en péri­­phéries.
Mais pour que l’usage de ces lieux puisse fonc­­tion­­ner, il faut qu’ils
soient acces­­sibles. Si leur éloi­­gne­­ment est trop coû­­teux, la dis­­tance
en rend la fré­­quen­­ta­­tion trop aléa­­toire, leur pra­­tique dis­­pa­­raît et leur
sou­­ve­­nir même peut s’éva­­nouir ou se trans­­for­­mer en mythe. L’acces­­
si­­bi­­lité, le coût de la dis­­tance, repré­­sente la dimen­­sion spa­­tiale de
104
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

l’usage du milieu, para­­mètre à tou­­jours historiciser. Pour comprendre


la prise en compte de la diver­­sité ter­­restre dans quelque confi­­gu­­ra­­tion
his­­to­­rique que ce soit, l’équa­­tion [complé­­men­­ta­­rité x d­ istance] est une
constante. Ce cha­­pitre envi­­sa­­gera d’abord le cas le plus simple, le
dépla­­ce­­ment pour la recherche de nou­­veaux lieux de res­­source, puis
la créa­­tion de péri­­phéries domi­­nées dont la logique finit par s’étendre
à l’échelle mon­­diale, enfin, la diver­­si­­fi­­ca­­tion de socié­­tés selon des
logiques réci­­proques d’uti­­li­­sation de milieux dif­­fé­­rents mais voi­­sins.

1. LE FRONT PION­­NIER,


ACCÈS AUX RES­­SOURCES PAR DIF­­FU­­SION

Lors­­qu’une res­­source s’épuise en un lieu, le plus simple est de la


cher­­cher en un autre lieu. Cela peut entraî­­ner, pour évi­­ter l’éloi­­gne­­
ment entre pro­­duc­­tion et consom­­ma­­tion, le dépla­­ce­­ment de la société.
Logique simple qui a fonc­­tionné tant pour la chasse et la cueillette que
pour répondre à l’épui­­se­­ment de sols culti­­vés. Ce der­­nier type relève
d’une forme ancienne et répan­­due d’agri­­culture dite « sur brû­­lis ».
Mais pour que le dépla­­ce­­ment puisse s’effec­­tuer, il faut qu’il y ait
des milieux natu­­rels sem­­blables dis­­po­­nibles. Il y a donc des limites
éco­­lo­­giques à cette pra­­tique tout autant que des contraintes géo­­po­­li­­
tiques, lorsque d’autres socié­­tés occupent l’espace pos­­sible de dif­­fu­­
sion et que le rap­­port de forces ne per­­met pas de les en chas­­ser.
La mobi­­ lité peut alors se trans­­for­­mer en l’exten­­sion de l’aire
d’influ­­ence d’une société sur des groupes humains voi­­sins, selon une
confi­­gu­­ra­­tion du type centre/péri­­phérie. La société cen­­trale n’est pas
mobile, mais déve­­loppe sur ses marges la recherche de res­­sources qui
font défaut au centre, deve­­nues des biens rares. Si les socié­­tés voi­­
sines ne peuvent résis­­ter à cette pous­­sée ou y trouvent quelque inté­­rêt,
elles deviennent four­­nis­­seuses de ces biens man­­quant au centre et se
trans­­forment ainsi en péri­­phéries, au risque que le rap­­port his­­to­­rique,
en par­­ti­­cu­­lier tech­­nique, aux res­­sources change et qu’une péri­­phérie
active se pose en rivale du centre.
105
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

1.1.  BRÛ­­LIS ET FRONT PION­­NIER


La tech­­nique agri­­cole la plus ren­­table en termes de pro­­duc­­ti­­vité du
tra­­vail (volume de pro­­duc­­tion/unité de tra­­vail) consiste à uti­­li­­ser la fer­­
ti­­lité natu­­relle du sol, avec le mini­­mum de défri­­che­­ment, puis de chan­­
ger d’espace exploité lorsque le ren­­de­­ment fai­­blit. On parle sou­­vent
de culture sur brû­­lis, dans la mesure où les nou­­velles éten­­dues mises
en culture sont au départ essen­­tiel­­le­­ment boi­­sées (forêt, savane ou
steppe arbo­­rées). Les condi­­tions pédologiques y auto­­risent une impor­­
tante masse végé­­tale que ce soit natu­­rel­­le­­ment ou par la culture. Cette
pra­­tique agri­­cole très ancienne s’est ren­­contrée, se ren­­contre encore,
dans les milieux tem­­pé­­rés, l’éco­­buage, comme dans la zone inter­­tro­­
pi­­cale. Elle a pris des noms locaux très variés que les géo­­graphes se
sont plu à recueillir : ladang en Indonésie, milpa en Amérique du Sud,
tavy à Madagascar… Dans tous les cas, ces pra­­tiques ne sont pos­­
sibles que dans des contextes de faible den­­sité humaine (rare­­ment plus
de 10 habi­­tants au km², sou­­vent moins de 5) ; la crois­­sance démo­­gra­­
phique en condamne aujourd’hui les formes sur­­vi­­vantes. Il serait plus
pré­­cis de les qua­­li­­fier de cultures à très longue jachère, dans la mesure
où la reconsti­­tution de la forêt se fait en quelques dizaines d’années. Il
ne faut pas les conce­­voir comme une des­­truc­­tion des res­­sources.
En revanche, lors­­ qu’il s’agit de res­­sources dont les temps de
reconsti­­tution sont incom­­men­­su­­rables avec la tem­­po­­ra­­lité de l’huma­­
nité (métaux natifs ou pierres pré­­cieuses, dépôts sédi­­men­­taires comme
des hydro­­car­­bures, des phos­­phates, de l’alu­­mine, des «  terres rares  »,
etc.), il y a bien là des­­truc­­tion de res­­sources. Ce peut être éga­­le­­ment le
cas pour des pro­­duits ani­­maux rares (cer­­taines four­­rures) ou des terres
agri­­coles dont la fer­­ti­­lité ne peut plus être reconsti­­tuée. Lors­­qu’un
gise­­ment est épuisé, compte tenu des moyens tech­­niques de la société
concer­­née, il n’y a pas d’autre solu­­tion que d’en recher­­cher un autre,
géné­­ra­­le­­ment plus loin. C’est la dyna­­mique du front pion­­nier. Lorsque
des biens sont par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment rares, donc hau­­te­­ment rému­­né­­ra­­teurs
(four­­rure, ambre, métaux pré­­cieux), on ne peut par­­ler de front, mais
106
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

d’avant-­gardes de la dif­­fu­­sion du bas­­sin de res­­sources de la société


émet­­trice. Les trap­­peurs, comme les « cou­­reurs de bois » d’Amérique
du Nord aux Temps modernes, et les cher­cheurs d’or sont les acteurs
typiques de ces avan­­cées pion­­nières. Du fait du rôle spé­­ci­­fique, de
matière pre­­mière des ins­­tru­­ments moné­­taires en par­­ti­­cu­­lier, que l’or et
l’argent ont joué dans l’axe de l’Ancien Monde, les mises en exploi­­
ta­­tion de gise­­ments auri­­fères signalent ainsi l’avan­­cée de l’inté­­gra­­tion
des autres ter­­ri­­toires dans cet espace éco­­no­­mique (fig. 5.1).

1.2.  CRÉA­­TION DE LA PÉRI­­PHÉRIE DOMI­­NÉE


Ce pro­­ces­­sus d’exten­­sion du bas­­sin d’appro­­vi­­sion­­ne­­ment d’un
espace éco­­no­­mique ne peut être compris comme une dif­­fu­­sion régu­­
lière. Elle pro­­cède en effet par inté­­gra­­tion de nou­­veaux espaces, rare­­
ment vierges de toute société, qui deviennent des sous-­ensembles
four­­nis­­seurs de pro­­duits peu trans­­for­­més ou de moyens de pro­­duc­­tion
des­­ti­­nés à l’espace éco­­no­­mique cen­­tral, par créa­­tion de péri­­phéries.
La dif­­fu­­sion des socié­­tés antiques médi­­ter­­ra­­néennes repré­­sente un très
bon exemple.
Ces péri­­phéries four­­nissent aux cités médi­­ter­­ra­­néennes ce dont
elles sont structurellement défi­­ci­­taires. Il s’agit le plus sou­­vent de
biens rares (l’étain qui entre dans la compo­­si­­tion du bronze, les
four­­rures, l’ambre…), mais aussi des res­­sources de base comme
le blé ou le bois. Sans les expor­­ta­­tions des Scythes agri­­culteurs de
l’ouest de l’actuelle Ukraine, Athènes ne pou­­vait pas se nour­­rir au
ve  siècle avant notre ère. Ces impor­­ta­­tions des socié­­tés antiques
jouaient donc sur une double dif­­fé­­rence : sociale dans le rap­­port de
forces entre Phé­­ni­­ciens, Grecs ou Romains, d’une part, et peuples
« barbares », d’autre part, mais aussi entre milieu de cli­­mat médi­­ter­­
ra­­néen et milieu tem­­péré plus frais aux sols lourds. Cepen­­dant, les
flux les plus impor­­tants ne concer­­naient sans doute pas ces mar­­chan­­
dises  ; il s’agis­­sait de migra­­tions, volon­­taires (mer­­ce­­naires) ou for­­
cées (esclaves). Les cités antiques étaient attrac­­tives et pré­­sen­­taient
Figure 5.1. Les métaux précieux, avant-garde de la mondialisation
FIGURE 5.1 LES MÉTAUX PRÉCIEUX, AVANT-GARDE DE LA MONDIALISATION

Tr o p i q u e d u C a n c e r Avant
Avant le
le XVIe
XVIe siècle
Espace
Espace d'échanges
d'échanges
de
de l'Ancien
l'Ancien Monde
Monde
à

où l'or
l'or et
et l'argent
l'argent
Klondike étaient
étaient utilisés
utilisés comme
comme
OCÉAN
(1897)
valeur
valeur monétaire
monétaire
PAC I F I Q U E

San Région
Région productrice
productrice
Francisco (1848) d'or
d'or àà destination
destination
Zacatecas de
de la
la zone
zone centrale
centrale
Taxco OCÉAN

PAC I F I Q U E XVIe-XVIIIe siècles


XVIe-XVIIIe siècles
Amazonie Régions
Régions minières
minières
(1980) Ouro É q u a t e u r
Preto O C É A N américaines
américaines
exportatrices
exportatrices
AT L A N T I Q U E Transvaal INDIEN
Potosi circuit
circuit mondial
mondial
(1873)
des
des métaux
métaux
précieux
précieux
La
La Chine,
Chine,
Australie
"puits
« puitsd'argent"
d'argent »
(1860)

Depuis
Depuis le
le XIXe
XIXe siècle
Grandes
Grandes ruées
ruées vers
vers l'or
l'or
Source
Source ::
Tr o p
L'Atlas iqu e du C a pr ic orn e
L'Atlas global
global
Les
Les Arènes,
Arènes,2014
2014.

 
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

fré­­quem­­ment un solde natu­­rel néga­­tif. Matières pre­­mières ou pro­­


duits peu trans­­for­­més extraits de zones écologiquement dif­­fé­­rentes
et/ou moins ancien­­ne­­ment exploi­­tées, flux migra­­toires  : on a là
toutes les marques d’échanges entre centre et péri­­phérie. À la fin
du xxe siècle, on aurait parlé de rela­­tions Nord-­Sud, dans le monde
antique il s’agis­­sait plu­­tôt d’échanges inégaux Sud-­Nord, mais à une
échelle régio­­nale et non mon­­diale.
Quelles que soient les formes d’inéga­­lité dans ces échanges, il ne
s’agis­­sait pas de pure pré­­da­­tion. Du centre vers la péri­­phérie, cir­­cu­­
laient soit des pro­­duits plus éla­­bo­­rés, à par­­tir des matières pre­­mières
venus dans l’autre sens, par exemple des objets en bronze comme le
vase de Vix, soit des pro­­duc­­tions liées ori­­gi­­nel­­le­­ment au milieu médi­­
ter­­ra­­néen (vin ou huile d’olive en amphores). Cir­­cu­­laient éga­­le­­ment,
plu­­tôt du Sud vers le Nord, des tech­­niques et des savoirs (dif­­fu­­sion de
la mon­­naie, de l’écri­­ture, de l’orga­­ni­­sa­­tion en cités) qui se métis­­saient
avec les pra­­tiques sociales locales.
L’archéo­­logue bri­­tan­­nique Barry Cunliffe a pro­­posé [1993] un
modèle d’ana­­lyse (fig. 5.2) des rap­­ports du monde antique médi­­ter­­ra­­
néen et de sa péri­­phérie typi­­que­­ment géo­histo­­rique, puis­­qu’elle met
en inter­­re­­la­­tion la répar­­tition géo­­gra­­phique à des périodes don­­nées
et les pro­­ces­­sus en œuvre (évo­­lu­­tions des rap­­ports de force ou des
centres de gra­­vité, inva­­sions et conquêtes), croi­­sant ainsi tem­­po­­ra­­
lité et spa­­tia­­lité. Il n’est donc pas illé­­gi­­time de la pré­­sen­­ter dans un
manuel de géo­histoire, en commen­­çant par une étude de cas : celle des
socié­­tés de Hallstatt.
C’est dans l’un des oppida les plus occi­­den­­taux, le mont Lassois,
près du village actuel de Vix, que fut décou­­vert le très beau cra­­
tère de bronze dont la fac­­ture est iden­­ti­­fiée par les spé­­cia­­listes
comme typi­­que­­ment lacé­­dé­­mo­­nienne et qui n’a donc pu être pro­­
duit qu’en Médi­­ter­­ra­­née cen­­trale1. L’ache­­mi­­ne­­ment d’un objet aussi

1.  Malkin Irad, 1999, La Médi­­ter­­ra­­née spar­­tiate. Mythe et ter­­ri­­toire, Paris, Les Belles Lettres.
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

Figure 5.2. Les oppida de Hallstatt : des périphéries actives


FIGURE 5.2 LES OPPIDA DE HALLSTATT : DES PÉRI­­PHÉRIES ACTIVES

Région du Hallstatt C
(800-650)

n Oppidum du Hallstatt C
tio
en
'obt Région du Hallstatt D
ned (650-475)
Zo
Vix Oppidum du Hallstatt D

Axe principal d'échange


Sud-Nord
Adria
Port d'interface
Massalia Spina
entre la périphérie
Emporium septentrionale et le
0 200 km centre méditerranéen
Zone de marché (l'espace antique)

volu­­mi­­neux et coû­­teux témoigne de l’impor­­tance des flux, à la fois


par la taille de l’objet déplacé et par les flux réci­­proques Nord-­Sud
néces­­saires pour en compen­­ser la valeur. Cunliffe consi­­dère le rôle
des prin­­ci­­pau­­tés prin­­cières, comme celles du mont Lassois, comme
des inter­­mé­­diaires entre les ports de traites antiques, les amporia à
la char­­nière des routes ter­­restres et mari­­times, comme Massalia au
débou­­ché de l’axe rho­­da­­nien, et les zones plus sep­­ten­­trio­­nales, qu’il
appelle « de pré­­da­­tion », dont sont extraites matières pre­­mières et,
pour par­­tie, popu­­la­­tions des­­ti­­nées à l’appro­­vi­­sion­­ne­­ment de la zone
antique cen­­trale. On parle de prin­­ci­­pau­­tés prin­­cières car les tombes
témoignent de socié­­tés pro­­fon­­dé­­ment hié­­rar­­chi­­sées, domi­­nées par des
guer­­riers, avec à leur tête des diri­­geants concen­­trant d’impor­­tantes
richesses.
Une telle dis­­po­­si­­tion n’est pas sans évo­­quer d’autres confi­­gu­­ra­­
tions his­­to­­riques comme celle des traites afri­­caines par les Euro­­péens
du xvie au xixe  siècle. Les puis­­sances colo­­niales, en par­­ti­­cu­­lier les
compa­­gnies des In­des occi­­den­­tales, n’ont jamais eu les moyens, avant
la Révo­­lu­­tion indus­­trielle, de péné­­trer l’inté­­rieur de l’Afrique. Elles
110
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

ne pouvaient que maintenir quelques comptoirs sur les littoraux pour


échanger avec les sociétés de l’intérieur, en particulier en fournissant
des perles, des armes et des tissus, contre de l’or ou des esclaves. Ces
lieux de traite ne pouvaient exister qu’en accord avec les sociétés voi-
sines dont ils dépendaient en particulier pour les approvisionnements
quotidiens (eaux, aliments, bois). Les « produits » (en particulier des
êtres humains) qu’ils « traitaient » leur étaient donc fournis par des
sociétés plus à l’intérieur des étendues terrestres, qui contrôlaient
l’entrée des produits européens (d’où l’importance des importations
d’armes) et rassemblaient les biens prélevés dans les « zones de pré-
dation » destinés aux achats européens.

Figure 5.3. L'empire Ashanti (1700-1800)


FIGURE 5.3 L’EMPIRE ASHANTI (1700-1800)

L'Empire Ashanti vers 1700

g er zone de
Ni Nig L'Empire Ashanti vers 1800 prédation
er
Principaux noyaux zone
de peuplement dans la zone intermédiaire
soudano-sahélienne
marché
Axes commerciaux
0 200 km Port d'exportation
Golfe de Guinée
des esclaves

Dans tous les cas, périphéries antique ou de l’Europe moderne,


on peut constater ce que les rapports centre/périphérie peuvent avoir
de violent. Précisons que cette démarche comparative n’a nulle
intention de banaliser les traites négrières et de leur faire perdre
leur exceptionnelle et massive brutalité. Mais justement la configu-
ration géographique qui les a permises est la forme hypertrophiée
d’une logique géohistorique beaucoup plus banale et qu’on peut
rencontrer dans bien des rapports de forces géographiques entre
sociétés inégales.
111
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

L’exemple de Hallstatt témoigne éga­­le­­ment d’une dyna­­mique


his­­to­­rique. Ces confi­­gu­­ra­­tions de semi-­périphéries sont instables,
dans la mesure où les zones de pré­­da­­tion peuvent s’épui­­ser. Plus
sûre­­ment encore, elles peuvent à leur tour résis­­ter et se muer en semi-­
périphérie, condam­­nant les socié­­tés inter­­mé­­diaires pré­­cé­­dentes.
C’est ainsi qu’au cours du ve  siècle avant notre ère les oppida de
Hallstatt dis­­pa­­raissent, le plus sou­­vent vio­­lem­­ment d’après l’archéo­­
logie, et que se mettent en place plus au Nord-­Ouest d’autres struc­­
tures. C’est de ce chan­­ge­­ment qu’on date le pas­­sage de la période
de Hallstatt à celle de la Tène, consi­­dé­­rée comme le temps des Gau­­
lois. La dis­­pa­­ri­­tion des prin­­ci­­pau­­tés hall­­stat­­tiennes se tra­­duit par les
«  migra­­tions celtes  » dans le Bas­­sin médi­­ter­­ra­­néen, dans la plaine
padane en par­­ti­­cu­­lier (deve­­nant la Gaule cis­alpine des Romains).
Ces mou­­ve­­ments de popu­­la­­tions celtes peuvent prendre l’allure de
raids de pillages dont le plus célèbre est la prise de Rome en 387.
Ulté­­rieu­­re­­ment, la pous­­sée celte affecte le Bas­­sin médi­­ter­­ra­­néen
orien­­tal : prise de Delphes par Brennus en 279 et ins­­tal­­la­­tion des
Gala­tes en Asie mineure.
On peut ainsi cor­­ré­­ler des évé­­ne­­ments loca­­li­­sés dans l’espace cen­­
tral et la dyna­­mique péri­­phérique. Dans cette grille d’ana­­lyse, l’Anti­­
quité appa­­raît comme une struc­­ture spa­­tiale défi­­ci­­taire en matières
pre­­mières et, plus encore, en popu­­la­­tion. Elle a donc besoin en per­­
ma­­nence d’une péri­­phérie four­­nis­­seuse. À la char­­nière du centre et de
ce bas­­sin d’appro­­vi­­sion­­ne­­ment, des socié­­tés jouent le rôle d’inter­­mé­­
diaire. Mais les péri­­phéries s’épuisent ou apprennent à résis­­ter, d’où
une logique exten­­sive. La struc­­ture géo­histo­­rique d’ensemble est donc
dyna­­mique, dans une logique d’exten­­sion sur le temps long. Ce fai­­
sant, s’aiguise la ten­­sion entre deux dis­­tances, entre la mobi­­lité, la
dif­­fu­­sion, et le besoin fon­­da­­men­­tal de retis­­ser en per­­ma­­nence le lien
social. L’évé­­ne­­ment déci­­sif, la trans­­for­­ma­­tion d’une struc­­ture géo­­gra­­
phique en une autre, dépend en grande par­­tie de ce qui se passe à la
péri­­phérie. La géo­­gra­­phie est pro­­duc­­trice d’évé­­ne­­men­­tiel.
112
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

1.3.  INVER­­SION DE DEN­­SITÉ


Les marges du Monde antique se sont déve­­lop­­pées essen­­tiel­­le­­ment
vers le Nord. Les bar­­rières éco­­lo­­giques étaient évi­­dentes vers l’Ouest
(Atlan­­tique alors tech­­ni­­que­­ment infran­­chis­­sable) et vers le Sud (désert
saha­­rien dont l’aridification s’accen­­tue). À l’Est, les socié­­tés médi­­ter­­
ra­­néennes se sont heur­­tées à d’autres socié­­tés, le Monde ira­­nien en
par­­ti­­cu­­lier. La seule direc­­tion pos­­sible reste donc vers le Nord.
La dif­­fu­­sion antique vers le Nord est un pro­­ces­­sus de très longue
durée. Même s’il n’a rien de linéaire, on peut le lire comme un front
pion­­nier qui prend fina­­le­­ment la forme de la conquête romaine. À
terme, cela se tra­­duit par une modi­­fi­­ca­­tion pro­­fonde du rap­­port des
den­­si­­tés Nord/Sud, comme dans la plaine Indo-­gangétique (fig. 2.7).
La dif­­fu­­sion des modes de vie et de pro­­duc­­tion antiques au Nord
du bas­­sin médi­­ter­­ra­­néen n’a pu se faire sans de pro­­fondes modi­­fi­­ca­­
tions afin de s’adap­­ter à un milieu éco­­lo­­gique net­­te­­ment dif­­fé­­rent. Le
blé, issu de gra­­mi­­nées sau­­vages du Levant médi­­ter­­ra­­néen, milieu step­­
pique a été très chaud, à sols très légers, a pro­­gres­­si­­ve­­ment été adapté
aux sols lourds, aux plu­­vio­­mé­­tries plus impor­­tantes du milieu tem­­péré
océa­­nique. Des géné­­ra­­tions de pay­­sans ont effec­­tué des sélec­­tions
parmi les muta­­tions géné­­tiques de cer­­tains plans de blé qui ont abouti
à la plante de base de la société euro­­péenne. Le pro­­ces­­sus a commencé
bien avant la conquête romaine et s’est par­­achevé par ce qu’on nomme
la révo­­lu­­tion agri­­cole du Haut Moyen Âge. Il a fallu modi­­fier aussi
les moyens de culture, opé­­rer un pas­­sage de l’araire, qui ne met pas
en dan­­ger les sols médi­­ter­­ra­­néens plus légers et fra­­giles, à la char­­rue
à soc pro­­fond. Pour cela, il a aussi fallu se doter de moyens de trac­­
tion beau­­coup plus forts avec le joug des bœufs et, sur­­tout, le col­­lier
d’épaule des che­­vaux. Ces ani­­maux ont fait l’objet d’une sélec­­tion
pri­­vi­­lé­­giant des bêtes beau­­coup plus puis­­santes, que les her­­bages de
cli­­mat océa­­nique pou­­vaient plus faci­­le­­ment nour­­rir. Cette révo­­lu­­tion
a inclus un recul mar­­qué de la forêt, des défri­­che­­ments impor­­tants au
cours du millé­­naire pré­­cé­­dent notre ère et, plus encore, du sui­­vant.
113
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

À terme, on peut déce­­ler une inver­­sion des den­­si­­tés, moins radi­­


cale que dans la plaine indo-­gangétique, dans la mesure où les écarts
éco­­lo­­giques sont moins extrêmes, mais qui repré­­sente un pro­­ces­­sus
géo­histo­­rique assez simi­­laire. En résulte le fait que, aux envi­­rons des
ive-viiie siècles de notre ère (Anti­­quité tar­­dive ou Haut Moyen Âge ?),
un noyau de fortes den­­si­­tés, rurales mais aussi de plus en plus éga­­
le­­ment urbaines, s’est affirmé au nord-­ouest de ce qu’on peut alors
commen­­cer à nom­­mer « Europe », entre Loire et Rhin, pro­­longé par
le bas­­sin de Londres.
Il y a là un pro­­ces­­sus fon­­da­­men­­tal, rien de moins que la nais­­sance
d’un ensemble géo­­gra­­phique nou­­veau, l’Europe, dont témoigne,
in fine l’éten­­due géo­­gra­­phique du Monde caro­­lin­­gien.

2. LA TERRE À L’ÉCHELLE DU MONDE :


L’EXPLOI­­TA­­TION DES DIF­­FÉ­­RENCES ZONALES
2.1.  GENÈSE DES PÉRI­­PHÉRIES TRO­­PI­­CALES
Pour qu’un espace devienne dura­­ble­­ment un sous-­ensemble dans
un sys­­tème d’échanges, inégal ou non, le coût de la dis­­tance doit être,
pour l’acteur du dépla­­ce­­ment, infé­­rieur en moyenne au dif­­fé­­ren­­tiel entre
l’achat et la vente des pro­­duits échan­­gés. Ce n’est qu’au xve siècle que
s’amorcent des logiques spa­­tiales solides à longue dis­­tance et cette
modi­­fi­­ca­­tion géo­­gra­­phique majeure ouvre une nou­­velle période, la pre­­
mière qui soit vrai­­ment à l’échelle du Monde, celle que l’his­­to­­rio­­gra­­phie
euro­­péenne appela les Temps modernes. Ce sont les muta­­tions dans les
tech­­niques de navi­­ga­­tion euro­­péenne, dont la cara­­velle est le sym­­bole
pion­­nier, qui ont per­­mis (et ont été sus­­ci­­tées par) ce chan­­ge­­ment de
niveau géo­­gra­­phique. Il fal­­lait, pour que cet effort soit accom­­pli, que
l’Europe res­­sente un vif manque de pro­­duits qu’elle sup­­po­­sait pou­­voir
se pro­­cu­­rer ailleurs. Il s’agis­­sait des métaux pré­­cieux, mais sur­­tout de
pro­­duits tro­­pi­­caux. Ce que les Euro­­péens ont nommé épices étaient
des pro­­duits végé­­taux presque tou­­jours d’ori­­gine tro­­pi­­cale. L’exemple
archétypique est celui du sucre. Lorsque des Euro­­péens ont appris la
114
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

tech­­nique de culture de la canne à sucre, au moment des Croi­­sades,


ils ont tenté de l’appli­­quer en Europe, mais sans suc­­cès : la plante qui
vit selon un cycle de 18 mois, ne sup­­porte pas l’hiver tem­­péré.
À par­­tir du moment où l’accès à des terres tro­­pi­­cales fut pos­­sible,
se déve­­loppa une logique de péri­­phérie exploi­­tée au pro­­fit des métro­­
poles situées en milieu tem­­péré. Ce n’est en effet que dans la seconde
moi­­tié du xixe siècle que des espaces outre-­mer en milieu tem­­péré ou
froid inté­­res­­sèrent vrai­­ment l’Europe. Aupa­­ra­­vant, en dehors des lieux
pro­­duc­­teurs d’or ou d’argent, des espaces riches en four­­rures rares,
seuls les lieux où des cultures impos­­sibles en Europe étaient réa­­li­­
sables inté­­res­­sèrent sérieu­­se­­ment les acteurs euro­­péens, en par­­ti­­cu­­lier
les compa­­gnies des In­des qui ont inventé des lieux archétypiques de
la domi­­na­­tion : les îles à sucre, non que ces espaces insu­­laires aient
été dotés natu­­rel­­le­­ment de canne, mais parce que ces micro-­territoires
cumu­­laient trois atouts, aux yeux des colo­­ni­­sa­­teurs  : la rela­­tive
acces­­si­­bi­­lité à par­­tir des ports euro­­péens, les qua­­li­­tés agro­­no­­miques
pro­­pices à la pro­­duc­­tion du sucre et leur faci­­lité de contrôle.
La taille a joué un rôle impor­­tant pour assu­­rer ce contrôle. Les
pre­­miers tra­­vailleurs de plan­­ta­­tion euro­­péenne furent des pauvres
euro­­péens, des enga­­gés. Mais leur faible résis­­tance au milieu chaud
et humide, ainsi que les limites vite atteintes des sur­­plus démo­­gra­­
phiques euro­­péens, ame­­nèrent les colons à se tour­­ner vers une très
ancienne source de main-­d’œuvre, la traite négrière. La suite de
l’his­­toire est bien connue. Dans ce contexte d’extrême vio­­lence pour
le contrôle de la main-­d’œuvre, le risque pour le maigre enca­­dre­­
ment euro­­péen était la fuite des esclaves, le marronnage. L’insu­­la­­rité
s’avère une pri­­son natu­­relle et, dès la fin du xvie siècle, les Antilles,
à commen­­cer par les plus petites, sup­­plantent les pre­­mières plan­­ta­­
tions, celles du Nordeste bré­­si­­lien.
À par­­tir de la fin du xviie siècle, le déve­­lop­­pe­­ment de la consom­­
ma­­tion de café et de cho­­co­­lat sus­­cita de nou­­veaux types de plan­­ta­­tions.
Quelques décen­­nies plus tard, l’amorce de la Révo­­lu­­tion indus­­trielle,
115
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

en par­­ti­­cu­­lier dans les Midlands bri­­tan­­niques, indui­­sit des entre­­prises


agri­­coles pro­­duc­­trices de coton et d’indigo, en par­­ti­­cu­­lier dans le sud
des tout nou­­veaux États-­Unis (fig. 9.1). Au xixe siècle, s’ajou­­tèrent les
plan­­ta­­tions de thé (Ceylan, Assam, Kenya), puis d’hévéa, de fruits tro­­
pi­­caux (bananes, ananas, mangues), etc. Même si l’escla­­vage dis­­pa­­rut
offi­­ciel­­le­­ment, dans tous les cas, la struc­­ture spa­­tiale res­­tait celle d’une
orga­­ni­­sa­­tion tota­­le­­ment extra­­ver­­tie  : une pro­­duc­­tion des­­ti­­née aux mar­­
chés des pays déve­­lop­­pés, géné­­ra­­le­­ment en régions tem­­pé­­rées et un lien
faible avec le reste de l’éco­­no­­mie locale. Quand, pour des rai­­sons éco­­
no­­miques (pro­­duc­­tions de sub­­sti­­tution, comme la bet­­te­­rave sucrière) ou
géo­­po­­li­­tiques (iso­­le­­ment d’Haïti deve­­nue indé­­pen­­dante), la logique de
péri­­phérie domi­­née se bri­­sait, la situa­­tion deve­­nait sou­­vent dra­­ma­­tique.

2.2. LA PÉJO­­RA­­TION DE LA ZONE INTER­­TRO­­PI­­CALE  :


UN MOMENT HIS­­TO­­RIQUE
Au terme de la pré­­sen­­ta­­tion de ce pro­­ces­­sus géo­histo­­rique, on peut
tenter de répondre au pro­­blème géo­­gra­­phique sou­­levé à la fin du cha­­
pitre 2. Le fait que les pays sous-­développés aient été, très majo­­ri­­tai­­
re­­ment au milieu du xxe siècle, situés dans la zone inter­­tro­­pi­­cale ne
peut en aucune manière être direc­­te­­ment imputé aux milieux chauds.
Le fait que, parmi les grands ensembles sociaux de fortes den­­si­­tés
de l’Ancien Monde, l’Europe ait eu la carac­­té­­ris­­tique d’être entiè­­re­­
ment en milieu tem­­péré, donc pri­­vée de la pos­­si­­bi­­lité de pro­­duire les
pro­­duits tro­­pi­­caux aux­­quels elle avait pris goût grâce aux échanges
crois­­sants de l’Ancien Monde, a enclen­­ché un pro­­ces­­sus géo­histo­­
rique de longue durée : la main­­mise, la colo­­ni­­sa­­tion, de bien des lieux
tro­­pi­­caux et la créa­­tion de sys­­tèmes sociaux et spa­­tiaux pro­­fon­­dé­­ment
domi­­nés, extra­­ver­­tis, dont la sor­­tie n’a pu se réa­­li­­ser avec la seule
déco­­lo­­ni­­sa­­tion poli­­tique des années 1945‑1974.
La dis­­tance à l’Europe est un para­­mètre impor­­tant dans les varia­­tions
d’inten­­sité du pro­­ces­­sus. Jus­­qu’au xviiie siècle, ce n’est guère que sur
les rives de l’Atlan­­tique que l’empreinte colo­­niale, directe (conquête
116
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

et plan­­ta­­tion) ou indi­­recte (traite), s’ins­­cri­­vit. C’est essen­­tiel­­le­­ment au


xixe siècle qu’elle s’éten­­dit sur les pour­­tours de l’océan Indien et les
îles du Paci­­fique. Plus la dis­­tance à l’Europe atté­­nuait son influ­­ence,
plus les pos­­si­­bi­­li­­tés de s’en éman­­ci­­per ulté­­rieu­­re­­ment étaient fortes.
L’his­­toire du Japon en témoigne : non seule­­ment la société de cet archi­­
pel peu tou­­ché par les influ­­ences tro­­pi­­cales (la mous­­son en marque
néan­­moins le cli­­mat méri­­dio­­nal) et, sur­­tout, situé à des mois, voire
des années de navi­­ga­­tion de l’Europe jus­­qu’au xixe siècle, a pu très
tôt repous­­ser les pré­­misses de la colo­­ni­­sa­­tion euro­­péenne (fer­­me­­ture
impo­­sée par les Tokugawa après 1630), mais elle a eu l’oppor­­tu­­nité
de suivre son exemple (indus­­tria­­li­­sa­­tion pré­­coce, révo­­lu­­tion de Meiji).
Aujourd’hui, la géo­­gra­­phie et la chro­­no­­logie des pays émergents
gardent des traces de l’inten­­sité plus ou moins grande des colo­­ni­­sa­­
tions euro­­péennes. Plus la marque fut super­­fi­­cielle, plus l’émer­­gence
est pré­­coce loin de l’Europe (on vient de le voir pour le Japon, mais
c’est glo­­ba­­le­­ment vrai pour toute l’Asie orien­­tale aujourd’hui)  ; en
revanche, elle est plus hési­­tante en Inde, plus ambi­­guë en Amérique
latine, plus vir­­tuelle encore dans beau­­coup de pays afri­­cains.

3. SOCIÉ­­TÉS À RACINES ET SOCIÉ­­TÉS À PATTES :


L’INVEN­­TION DU NOMADE

Il y a un couple notion­­ nel dont la for­­ tune intel­­ lec­­


tuelle est
grande : les nomades et les séden­­taires. Qu’il y ait là une dis­­tinction
bien sim­­pliste, c’est évident. Qu’il ne s’agisse pas d’une oppo­­si­­tion
exis­­ten­­tielle, comme la lit­­té­­ra­­ture a pu la magni­­fier (Le désert des
Tartares, Le rivage des Syrtes, En atten­­dant les barbares1), mais
d’une imbri­­ca­­tion beau­­coup plus nuan­­cée, c’est cer­­tain. Il n’en reste
pas moins que, dans un contexte géo­histo­­rique pré­­cis, des socié­­
tés se sont spé­­cia­­li­­sées dans la mobi­­lité auto­­ri­­sée par la maî­­trise de
grands mam­­mi­­fères capables de par­­cou­­rir de longues dis­­tances.

1.  Res­­pec­­ti­­ve­­ment romans de Dino Buzzati (1940), Julien Gracq (1951) et John M. Coetzee (1980).
117
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

3.1.  L’ANI­­MAL VER­­SUS LE VéGéTAL


Les pro­­ces­­sus néo­­li­­thiques ont entraîné, par rap­­port aux socié­­tés
paléo­­li­­thiques, la dimi­­nu­­tion de la consom­­ma­­tion des pro­­téines ani­­
males, ten­­dant vers des modes ali­­men­­taires où le végé­­tal l’empor­­tait
mas­­si­­ve­­ment. C’est sans doute dans les socié­­tés de rizi­­culture inon­­dée
que la part des plantes, en l’occur­­rence d’abord du riz, a repré­­senté
plus de 95  % de l’ali­­men­­ta­­tion. L’Europe, jus­­qu’au xixe siècle, s’est
mas­­si­­ve­­ment nour­­rie de pain et de soupes de légumes. La viande et les
pro­­duits lai­­tiers res­­taient rares et sou­­vent signes de fes­­ti­­vité, sauf pour
les caté­­go­­ries sociales les plus aisées.
Mais l’ani­­mal n’était jamais absent, ne serait-­ce qu’en consom­­ma­­
teur des déchets humains (le porc en Europe, en Asie orien­­tale et dans
le monde poly­­né­­sien, mais aussi les volailles). Il pou­­vait aussi valo­­ri­­
ser comme pâtu­­rage les marges des terres culti­­vables (des fos­­sés des
routes aux alpages) ou de leur pra­­tique (impor­­tance des canards dans les
pays de rizi­­culture inon­­dée, vaine pâture dans les asso­­le­­ments). Il fal­­lait
de toute façon des ani­­maux de trait et de monte (buffles, bœufs, ânes,
che­­vaux, voire élé­­phants), donc arbi­­trer, dans la répar­­tition des terres
culti­­vables entre pâture et culture1. L’ani­­mal domes­­tique était donc
omni­­pré­­sent depuis les néo­­li­­thiques, mais son rôle ali­­men­­taire res­­tait
secondaire dans la plu­­part des socié­­tés, beau­­coup plus, cer­­tai­­ne­­ment,
que pour les paléo­­li­­thiques (gibiers, cha­­rognes, mais aussi insectes,
vers…). Il y eut cepen­­dant des excep­­tions, des socié­­tés ou l’éle­­vage était
cen­­tral, des groupes humains pour qui les ani­­maux ont repré­­senté une
part essen­­tielle de l’ali­­men­­ta­­tion (viandes et lai­­tages, mais aussi sang).
Ces socié­­tés d’éle­­veurs se ren­­contrent dans des marges des milieux
agri­­coles, là où les pos­­si­­bi­­li­­tés de la masse végé­­tale étaient modestes
et, sur­­tout, aléa­­toires. Le plus grand ensemble géo­­gra­­phique connu

1.  Jus­­qu’aux années 1950 (et la géné­­ra­­li­­sa­­tion des trac­­teurs), dans les huer­­tas médi­­ter­­ra­­néennes, pour­­tant spé­­cia­­li­­
sées dans la pro­­duc­­tion de fruits et légumes à des­­ti­­nation des mar­­chés sep­­ten­­trio­­naux, étaient consa­­crés une par­­tie
des champs irri­­gués aux her­­bages afin d’ali­­men­­ter les ani­­maux de trait néces­­saires.
118
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

cor­­res­­pond à l’expres­­sion floue d’Asie cen­­trale, espace qu’il faut dila­­


ter de l’Ukraine orien­­tale, voire de la putza hon­­groise à l’Ouest, à la
Mandchourie à l’Est, de la taïga au Nord, au sys­­tème mon­­ta­­gnard cen­­tré
sur l’Himalaya au Sud. Dans cet immense espace, la fai­­blesse et l’irré­­
gu­­la­­rité de la plu­­vio­­mé­­trie, plus que le froid hiver­­nal, réduit l’impor­­
tance des plantes pérennes et favo­­rise les gra­­mi­­nées à cycle très rapide.
Comme les brèves sai­­sons végé­­ta­­tives sont déca­­lées d’un lieu à un autre,
selon les degrés de conti­­nen­­ta­­lité et d’alti­­tude, il y a pos­­si­­bi­­lité pour
de gros her­­bi­­vores de vivre en se dépla­­çant. C’est le milieu natu­­rel du
che­­val sau­­vage, mais on y ren­­contrait aussi natu­­rel­­le­­ment des ânes, des
chèvres, des cha­­meaux et, dans les par­­ties les plus méri­­dio­­nales, des dro­­
ma­­daires. La domes­­ti­­cation de ces ani­­maux, en par­­ti­­cu­­lier les che­­vaux
vers le Ve millé­­naire avant notre ère, est un tour­­nant his­­to­­rique essen­­tiel
de l’his­­toire de l’Ancien Monde, qui aurait été très dif­­fé­­rente sans l’inté­­
gra­­tion de ces grands mam­­mi­­fères aux socié­­tés de l’axe cen­­tral.
Il ne faut néan­­moins pas faire un rai­­son­­ne­­ment ver­­ti­­cal déter­­mi­­
niste. Ce n’est pas parce qu’elles vivaient en milieu step­­pique que les
socié­­tés du cœur de l’Ancien Monde ont concen­­tré leur base pro­­duc­­
tive et ali­­men­­taire sur l’éle­­vage, sont deve­­nues nomades. Au contraire,
les témoi­­gnages archéo­­lo­­giques les plus anciens sur les Mon­­gols nous
décrivent des socié­­tés beau­­coup plus séden­­taires et pro­­duc­­trices de
végé­­tal que leurs des­­cen­­dants de l’époque de Gengis Khan.
Il est vrai que des socié­­tés agri­­coles denses, comme celles de Chine,
d’Europe ou d’Inde étaient écologiquement impen­­ sables dans les
steppes. Pour­­tant, l’option de la grande mobi­­lité, de la vie fon­­dée sur
de très vastes trou­­peaux, de l’ali­­men­­ta­­tion sur­­tout ani­­male, n’avait rien
d’auto­­ma­­tique. Mais ce genre de vie auto­­rise une spé­­cia­­li­­sa­­tion bien
par­­ti­­cu­­lière, la cara­­vane. La maî­­trise de grands trou­­peaux de che­­vaux,
mais aussi de bœufs (pour le trait de lourds cha­­riots por­­tant des habi­­tats
mobiles capables de pro­­té­­ger du froid, les yourtes) et pour les tra­­ver­­
sées des espaces les plus arides, de cha­­meaux ou de dro­­ma­­daires, auto­­
rise d’impor­­tantes capa­­ci­­tés de trans­­port ter­­restre sur de très longues
119
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

dis­­tances sans néces­­si­­ter d’infra­­struc­­tures. C’est d’ailleurs dans cette


par­­tie du monde qu’ont été inven­­tées et per­­fec­­tion­­nées les prin­­ci­­pales
tech­­niques hip­­piques dif­­fu­­sée ulté­­rieu­­re­­ment dans toute l’Eufrasie  : le
char, la selle, le mors, l’étrier. Jus­­qu’aux moyens de trans­­port méca­­
niques ter­­ restres, qui ont tout au plus deux siècles d’his­­ toire, cet
ensemble tech­­no­­lo­­gique a joué le pre­­mier rôle pour la maî­­trise de la dis­­
tance conti­­nen­­tale, les capa­­ci­­tés de port, de rapi­­dité et de force mili­­taire.
C’est dans ce contexte que se sont struc­­tu­­rées des socié­­tés fon­­dées
sur l’ani­­mal et la mobi­­lité, des socié­­tés « à pattes*  », par oppo­­si­­tion
aux groupes humains « à racines*  ». Il y a là une oppo­­si­­tion géo­­gra­­
phique fon­­da­­men­­tale  : l’agri­­culture, en par­­ti­­cu­­lier quand elle met en
jeu des plantes pérennes (arbustes comme la vigne ou le théier, arbres
comme l’oli­­vier, le pom­­mier ou le cacaoyer), induit la séden­­ta­­rité, au
moins d’une par­­tie majo­­ri­­taire de la popu­­la­­tion. De ce fait, se mul­­
ti­­plient les élé­­ments maté­­riels et imma­­té­­riels de la société qui sont
intrans­­por­­tables  : mai­­sons et lieux de culte en dur, champs déli­­mi­­tés,
éle­­vage d’ani­­maux à courte mobi­­lité (volaille, cochon)…
Un aspect géo­­gra­­phique essen­­tiel de l’oppo­­si­­tion entre les deux
types de socié­­tés (il s’agit plu­­tôt d’arché­­types, il peut exis­­ter de nom­­
breuses formes hybrides), réside dans les moda­­li­­tés de la trans­­mis­­
sion. La séden­­ta­­rité favo­­rise l’accu­­mu­­la­­tion maté­­rielle. Non seule­­ment
cela per­­met le sto­­ckage de richesses effec­­tives (silos, gre­­niers, coffres,
banques), la construc­­tion d’infra­­struc­­tures lourdes et pérennes (villes,
for­­ti­­fi­­cations, palais, ouvrages d’art), mais la mobi­­lité res­treinte auto­­
rise les bases maté­­rielles des mémoires externes des socié­­tés : tablettes
d’argiles, diverses formes de comput, papy­­rus, codex, gra­­vures monu­­
men­­tales, mais aussi sta­­tuaire et archi­­tec­­ture de grande taille, etc. Ce
sont tou­­jours des socié­­tés agri­­coles, bases maté­­rielles des cités, qui ont
mis en place des écri­­tures (cunéi­­forme mésopotamien, hié­­ro­­glyphes
égyp­­tiens, idéo­­grammes chi­­nois, glyphes méso­améri­­cains, quipu
andin). Il y a donc un rap­­port entre la trans­­mis­­sion mas­­sive et codi­­fiée
des socié­­tés à fort enra­­ci­­ne­­ment, donc à mobi­­lité bri­­dée, d’une part,
120
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

et des socié­­tés, à forte mobi­­lité, maî­­tri­­sant de très longues dis­­tances,


et de trans­­mis­­sion orale avec très peu de mémoires externes. Pour
employer une expres­­sion ancienne, celle d’accu­­mu­­la­­tion, qu’il faut
comprendre à la fois comme maté­­rielle et idéelle, les socié­­tés dont la
géo­­gra­­phie est moins labile, moins fluide, ont à la fois une plus forte
capa­­cité de repro­­duc­­tion, mais aussi, à long terme, de concen­­tra­­tion des
fac­­teurs de trans­­for­­ma­­tion. Il y a un rap­­port étroit entre les formes de
la géographicité, sty­­li­­sée par l’oppo­­si­­tion nomades/séden­­taires, et celle
de l’historité.

3.2. LA SPÉ­­CIA­­LI­­SA­­TION CARA­­VA­­NIÈRE, UNE SPÉ­­CI­­FICITÉ


DES ÉCHANGES DE L’ANCIEN MONDE
Le couple nomade/séden­­taire n’a pas d’équi­­va­­lent hors de l’Ancien
Monde. En Amérique, aucun gros mam­­mi­­fère domesticable n’exis­­tait
avant que les Euro­­péens n’en intro­­duisent. Après des lâchers d’ani­­maux
par les pre­­miers colons (de bovins, d’ovins et de che­­vaux)1, des groupes
d’Indiens ont appris à domes­­ti­­quer des che­­vaux rede­­ve­­nus sau­­vages, les
mus­­tangs. Cela pro­­vo­­qua une modi­­fi­­ca­­tion his­­to­­rique pro­­fonde pour les
socié­­tés natives des Grandes Plaines : plu­­sieurs qui étaient agri­­cultrices,
au moins en par­­tie, repas­­sèrent à la chasse au bison comme acti­­vité
prin­­ci­­pale grâce à l’atout nou­­veau que repré­­sen­­tait le che­­val [Testart,
2012]. Mais cette re-­domestication ne fut pas sui­­vie par la mise en place
de groupes cara­­va­­niers entre les fortes den­­si­­tés d’Amérique cen­­trale et
celle de la région des Grands Lacs : la colo­­ni­­sa­­tion avait, de toute façon,
pro­­fon­­dé­­ment bou­­le­­versé la géo­­gra­­phie du Nou­­veau Monde.
Il n’y a donc que deux grandes aires de noma­­disme cara­­va­­nier :
l’Asie cen­­trale et le Sahara, avec, entre les deux, le Proche-­Orient.
L’ensemble cor­­res­­pond à la dia­­go­­nale aride qui court de la Mauritanie
à la Mongolie, avec au milieu une dis­­conti­­nuité cor­­res­­pon­­dant aux
mon­­ tagnes qui s’étendent du Caucase aux monts Qinling Shan.
L’ensemble saha­­rien et ara­­bique est fran­­che­­ment aride, alors que le

1.  Maudet Jean-­Baptiste, 2010, Terres de tau­­reaux, Casa de Velaszquez.


121
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

cœur de l’Asie, tout en compre­­nant de vrais déserts (Taklamakan),


est plu­­tôt step­­pique. Mais le fait essen­­tiel pour la genèse de socié­­tés
d’éle­­veurs a été la pré­­sence ancienne de grandes socié­­tés agri­­coles à
la péri­­phérie de ces ensembles : mondes chi­­nois (avec la Co­rée et le
Japon), indien, ira­­nien, médi­­ter­­ra­­néen et euro­­péen, mais aussi socié­­tés
des régions soudano-­sahéliennes de l’Afrique occi­­den­­tale (celles qui
géné­­rèrent les « Empires » du Ghana, du Songhaï et du Mali).
La mise en place de socié­­tés cara­­va­­nières trans­­sa­­ha­­riennes est plus
récente. Jus­­qu’au début de notre ère, la ten­­dance géné­­rale est plu­­
tôt à l’accrois­­se­­ment de la dis­­conti­­nuité  : l’aridification crois­­sante du
Sahara se pour­­suit depuis la fin du plu­­vial des Ve et IVe millé­­naires.
Mais l’intro­­duc­­tion de dro­­ma­­daires d’ori­­gine asia­­tique va four­­nir le
moyen de pal­­lier l’éloi­­gne­­ment crois­­sant entre les deux Sahels, les
rives sep­­ten­­trio­­nale et méri­­dio­­nale du désert. Le tra­­jet reste tou­­jours
coû­­teux, car long, ris­­qué et néces­­si­­tant toute une struc­­ture sociale spé­­
cia­­li­­sée. Il fal­­lait que les ensembles sociaux au nord comme au sud du
désert pro­­duisent des biens de très grande valeur aux yeux de celles
d’en face pour que le tra­­fic cara­­va­­nier ait pu se struc­­tu­­rer et per­­du­­
rer. Les pro­­duits de socié­­tés médi­­ter­­ra­­néennes recher­­chés au Sud sont
des objets métal­­liques, en par­­ti­­cu­­lier des armes, ainsi que des tis­­sus.
Dans l’autre sens, on retrouve deux « mar­­chan­­dises » typiques d’une
situa­­tion péri­­phérique  : l’or et les esclaves. La demande sep­­ten­­trio­­
nale s’est amor­­cée à l’époque romaine, en par­­ti­­cu­­lier pour les esclaves
noirs, et s’est accen­­tuée avec la mise en place des empires et royaumes
musul­­mans, arabes puis turcs.
Aucune des socié­­tés séden­­taires des deux rives n’a réussi à dura­­
ble­­ment contrô­­ler l’espace du désert. La place était donc libre pour des
socié­­tés auto­­nomes, fon­­dant leurs res­­sources sur le tra­­fic Nord-­Sud et
exer­­çant éga­­le­­ment un contrôle direct ou indi­­rect sur des marges sahé­­
liennes aux indis­­pen­­sables pâtu­­rages. La taille du désert ne per­­met­­
tait pas, même pour des dro­­ma­­daires, la tra­­ver­­sée d’un coup, d’où la
néces­­sité de pistes jalon­­nées d’oasis. On peut qua­­li­­fier les socié­­tés
122
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

cara­­va­­nières de connectrices, puisque leur orga­­ni­­sa­­tion, leur exis­­


tence même, ne se comprend que dans le sys­­tème d’inter­­re­­la­­tions de
l’Ancien Monde.
L’ensemble de socié­­tés connectrices le plus impor­­tant est celui des
steppes d’Asie cen­­trale qu’on ne sau­­rait résu­­mer aux seuls Mon­­gols,
même s’ils en furent les der­­niers acteurs impor­­tant. Une des carac­­té­­
ris­­tiques des groupes d’éle­­veurs est leur grande mobi­­lité, géo­­gra­­phique
évi­­dem­­ment, mais aussi his­­to­­rique  : comme les den­­si­­tés et les struc­­tures
sociales sont démographiquement réduites, il est essen­­tiel de pou­­voir y
agré­­ger des indi­­vi­­dus ou des groupes sup­­plé­­men­­taires quand le besoin
s’en fait sen­­tir. Sans cette logique, Gengis Khan et ses des­­cen­­dants
n’auraient jamais pu ali­­gner les grandes armées (au sens napo­­léo­­nien)
qui ont conquis presque toute l’Eurasie. Elles étaient compo­­sées de
sol­­dats issus de tous les peuples des steppes et même des séden­­taires
(Chi­­ nois, Russes, Géor­­ giens, etc.). Avec cette logique, on peut
comprendre que des orga­­ni­­sa­­tions géo­­gra­­phiques soient appa­­rues et
aient dis­­paru très rapi­­de­­ment, comme l’Empire d’Attila. Il ne faut pas
y recher­­cher une iden­­tité eth­­nique ou ter­­ri­­toriale équi­­va­­lente à celle des
socié­­tés à racines dont les conti­­nui­­tés sont sou­­vent multi­séculaires.
Cette flui­­dité his­­to­­rique explique que l’on ait vu se suc­­cé­­der des
groupes très dif­­fé­­rents et que les noms changent assez vite d’une carte
à l’autre des atlas his­­to­­riques, alors que pour les séden­­taires la péren­­
nité est plus impor­­tante. Les Scythes ou les Alains étaient des groupes
indo-­européens. Du ive au viiie siècle, l’acteur prin­­ci­­pal des échanges
cara­­va­­niers est le peuple sogdien, cen­­tré sur la région de Samarkand, la
Sogdiane cor­­res­­pon­­dant à l’Ouzbékistan actuel. Ils sont iranophones
(donc appar­­tiennent à la famille indo-­européenne) et boud­­dhistes. Ils
assurent en par­­ti­­cu­­lier les rela­­tions entre les Empires byzan­­tin et Tang
où les mar­­chands sogdiens sont très actifs1.
Depuis le début de notre ère, ce sont des ensembles lin­­guis­­tiques
plu­­tôt turco-­mongols qui dominent, sans que ces chan­­ge­­ments de

1.  Vaissière É­tienne (de la), 2004, His­­toire des mar­­chands sogdiens, Paris, Col­­lège de France/Ins­­ti­­tut des études chi­­noises.
123
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

langues puissent per­­mettre de sup­­po­­ser que les ori­­gines géné­­tiques


des groupes soient vrai­­ment dif­­fé­­rentes. Cette flui­­dité est par­­fois
très visible his­­to­­ri­­que­­ment avec des dépla­­ce­­ments de socié­­tés d’éle­­
veurs qui se bous­­culent selon un pro­­ces­­sus qu’on pour­­rait qua­­li­­fier de
boules de billard. L’Empire Han, dans les pre­­miers siècles de notre
ère, repousse les éle­­veurs situés au nord de la Grande Muraille, qui,
en migrant vers l’Ouest, chassent de leurs pâtu­­rages d’autres groupes
qui, à leur tour, en bous­­culent encore d’autres. Résul­­tat, des socié­­
tés séden­­taires situées plus à l’Ouest finissent par subir la pres­­sion et
être enva­­hies : l’Ir­an, l’Inde du Nord et Rome sont sou­­mis à des pres­­
sions « barbares » qui contri­­buent à la fin des Empires parthe, gupta
et romain d’Occi­­dent. Les Huns sont fina­­le­­ment repous­­sés à l’Ouest
(défaite d’Attila à la bataille des Champs Catalauniques en 451) et à
l’Est (bataille d’Eran en 510, où les Huns Hephtaliques sont bat­­tus,
mais qui marque la fin des Gupta).
L’impor­­tance des milieux semi-­arides plu­­tôt que des déserts abso­­
lus auto­­rise des effec­­tifs glo­­baux beau­­coup plus impor­­tants dans les
steppes eur­­asia­­tiques que dans les déserts saha­­riens et ara­­biques.
Sans cela, il est dif­­fi­­cile de comprendre ce phé­­no­­mène récur­­rent que
repré­­sentent les « Empires des steppes » (fig. 5.4), selon le titre d’un
vieux clas­­sique his­­to­­rique de René Grousset [1938], dont le der­­nier,
le plus éten­­due, fut l’Empire gengiskhanide.
La démo­­gra­­phie des socié­­tés des steppes n’est qu’un élé­­ment de
compré­­hen­­sion de ces construc­­tions poli­­tiques de grande ampleur, ces
«  empires  ». Il faut éga­­le­­ment tenir compte du contexte géo­­po­­li­­tique.
Il n’y eut jamais de moments impé­­riaux dans les steppes lorsque les
socié­­tés séden­­taires voi­­sines for­­maient des struc­­tures poli­­tiques solides
et uni­­fiées, en par­­ti­­cu­­lier la Chine. En revanche, quand les séden­­taires
n’étaient plus guère en état de contrô­­ler les éle­­veurs, la pro­­ba­­bi­­lité deve­­
nait grande qu’une unité poli­­tique nomade de grande taille se cris­­tal­­lise.
Or, l’un des fac­­teurs de fragilisation des empires à base agri­­cole est jus­­
te­­ment le coût de la pres­­sion nomade (néces­­site de construire des lignes
124
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE

de défense, dont la Grande Muraille, d’entretenir des armées, d’acheter


des alliés parmi les éleveurs, etc.). Il y a donc une temporalité qu’on
peut qualifier de globale, à l’échelle de l’Eurasie, dès le début de notre
ère, qui représente un niveau géohistorique essentiel pour comprendre
l’ensemble des processus qui s’y inscrivent plus localement (histoires
chinoise, indienne, arabe, européenne…).
Qu’il s’agisse donc des rapports entre les peuples de steppes et de
régions plus humides, des liens inégaux entre les lieux tropicaux et
tempérés, entre les centres et les périphéries productrices de matières
premières et réservoirs démographiques, l’usage des différences entre
milieux n’est jamais compréhensible sans contextualisation géohisto-
rique. Réciproquement, négliger les « contraintes naturelles », perçues
comme positives et négatives, reste souvent un défaut de beaucoup
d’analyses historiques, y compris pour l’époque contemporaine.
Figure 5.5. Les empires des steppes
FIGURE 5.4 LES EMPIRES DES STEPPES
5
4 1 4
6
2 3
1
2 5

5 3
6 5
6
5

Nord

Extension des principaux empires


1 Empire Hiong Nou (IIe siècle)
Hautes montagnes
2 Empire d'Attila (Ve siècle)
Forêts boréales
3 Huns hephtalites (Ve siècle)

Déserts 4 Empire Tou-Kieue (VIe siècle)

5 Empire mongol (début XIVe siècle)

6 Empire de Tamerlan (début XVe siècle)


CHA­­PITRE 6
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ
D’IMMA­­NENCES
1.  ÉCHELLE(S) : DU BI AU MULTI­SCALAIRE
2. UN CAS TROP PAR­­TI­­CU­­LIER  :
L’ÉTAT-­NATION MONO­SCALAIRE
3. DEUX FORMES OPPO­­SÉES DE RÉGIMES SCA­­LAIRES :
L’EMPIRE ET LE MONDE POLY­­CEN­­TRIQUE

L a plu­­part des rai­­son­­ne­­ments pra­­ti­­qués dans les cha­­pitres pré­­cé­­


dents pour­­raient être qua­­li­­fiés de biscalaires  : ils fonc­­tionnent
sur deux niveaux. Ainsi, socié­­tés nomades ou séden­­taires forment un
pre­­mier niveau, celui des grands ensembles sociétaux, des civi­­li­­sa­­
tions, et l’inter­­connexion entre elles repré­­sente le second éche­­lon. Ce
n’est qu’une sim­­pli­­fi­­ca­­tion péda­­go­­gique. Prendre la Chine d’une part,
les Mon­­gols de l’autre, comme des ensembles sans échelles internes
n’a évi­­dem­­ment de sens que lors­­qu’on veut foca­­li­­ser l’ana­­lyse sur les
inter­­re­­la­­tions entre les deux. Remar­­quons que les deux niveaux pris
en compte peuvent être lus en termes de ter­­ri­­toires et d’espace. En
effet, les inter­­connexions à l’échelle de l’Ancien Monde, les routes de
la Soie et des Épices, ne sau­­raient être comprises comme un ter­­ri­­toire.
En revanche, les socié­­tés mises en rela­­tion ont néces­­sai­­re­­ment une
dimen­­sion ter­­ri­­toriale. Il est donc cohé­­rent de par­­ler, au xiiie siècle de
notre ère, de l’espace de l’Ancien Monde et des ter­­ri­­toires de la Chine,
de l’Ir­an, des Mon­­gols, etc., même si, néces­­sai­­re­­ment, la géo­­gra­­phie
de cha­­cune de ces socié­­tés relève éga­­le­­ment de logiques spa­­tiales.
Ce couple arti­­cu­­lant grand espace et ter­­ri­­toires aux dimen­­sions plus
126
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

res­treintes serait encore plus effi­­cace pour lire la mon­­dia­­li­­sa­­tion


contem­­po­­raine, dont l’espace de l’Ancien Monde est d’ailleurs le
loin­­tain ancêtre  : le niveau mon­­dial, avant tout réti­­cu­­laire, connec­­
tant toutes les socié­­tés, ne peut être compris que comme un sys­­tème
spa­­tial  ; en revanche, les socié­­tés confron­­tées à cette mon­­dia­­li­­sa­­
tion prennent d’autant plus conscience de leur dimen­­sion ter­­ri­­toriale
qu’elle est mal­­me­­née par la logique spa­­tiale glo­­bale.
On a déjà asso­­cié le couple géo­­gra­­phique espace/ter­­ri­­toire aux deux
formes de tem­­po­­ra­­li­­tés qui tissent l’historité du social  : trans­­for­­ma­­tion
et repro­­duc­­tion (chap. 3). L’un des élé­­ments d’une société qui lui per­­
met de gar­­der des traits sem­­blables de géné­­ra­­tions en géné­­ra­­tions est
jus­­te­­ment sa ter­­ri­­toria­­lité. En revanche, la flui­­dité des échanges dans
un sys­­tème spa­­tial pro­­duit du chan­­ge­­ment per­­manent. Cette combi­­
nai­­son grand espace-­temps court et, réci­­pro­­que­­ment, ter­­ri­­toires plus
restreints-­temps long est inverse de l’asso­­cia­­tion géographie-­temps
long de la triple tem­­po­­ra­­lité de Braudel [1949] : rythmes agraires,
tran­­shu­­mances, sai­­sons mari­­times, des rythmes cycliques qui n’évo­­
luent que très len­­te­­ment avant la Révo­­lu­­tion indus­­trielle. En revanche,
les cir­­cuits commer­­ciaux à très longue dis­­tance, ce que Braudel iden­­
ti­­fiait pré­­ci­­sé­­ment comme le capi­­ta­­lisme, ne rele­­vaient pas pour lui de
la géo­­gra­­phie. Il faut donc bien se méfier des évo­­lu­­tions épis­­té­­mo­­lo­­
giques qui peuvent inver­­ser l’usage du voca­­bu­­laire : espace, dans les
textes braudéliens, est plus proche de milieu tel qu’il est défini dans le
cha­­pitre II que de sys­­tème spa­­tial.

1.  ÉCHELLE(S) : DU BI AU MULTI­SCALAIRE

La grille de lec­­ture qui vient d’être pré­­sen­­tée sim­­pli­­fie évi­­dem­­


ment beau­­coup la complexité du réel. Nous allons consta­­ter qu’il y
a une varia­­bi­­lité géo­­gra­­phique nette des historités. Cer­­taines socié­­tés
se révèlent por­­teuses de forts chan­­ge­­ments, pour elles-­mêmes, puis
pour les groupes voi­­sins. Par exemple, une société en forte crois­­sance
démo­­gra­­phique génère des flux migra­­toires cen­­tri­­fuges. Ce fut le cas
127
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

de l’Europe du viiie au xive siècles (fig. 6.1), d’où son expan­­sion vers


l’Est, à la fois par migra­­tion (trop vite résu­­mée au Drang nach Osten)
et par euro­­péa­­ni­­sa­­tion des peuples slaves1, mais aussi son exten­­sion
vers le Nord (inté­­gra­­tion des peuples scan­­di­­naves), le Sud (euro­­péa­­
ni­­sa­­tion de la pénin­­sule Ibé­­rique et du midi de l’Italie) ; on peut éga­­
le­­ment, pour par­­tie, inclure les Croi­­sades dans ce pro­­ces­­sus. Cette
expan­­sion fut donc riche d’évé­­ne­­ments his­­to­­riques pour les voi­­sins…
Simul­­ta­­né­­ment à sa dif­­fu­­sion, l’Europe se frac­­tion­­nait. On retrouve
le pro­­ces­­sus de « Babel » (chap. 1). Un tel pro­­ces­­sus peut être compris
comme réci­­proque  : la dif­­fu­­sion est éga­­le­­ment faci­­li­­tée par la mul­­ti­­pli­­
cation des sous-­ensembles, moins sen­­sibles à l’éti­­re­­ment de la dis­­tance
au centre ini­­tial. Le résul­­tat est la complexification de l’échelle interne
à l’espace euro­­péen  : un niveau glo­­bal, civilisationnel, qui cor­­res­­pon­­
dait en gros à la chré­­tienté latine médié­­vale, était composé de nom­­
breux sous-­ensembles, les « pays » deve­­nus, aux Temps modernes, des
États et/ou des nations. Le couple formé par l’Europe et ses nations
repré­­sente une complexité biscalaire, ensemble qui s’ins­­crit lui-­même
dans les jeux géo­histo­­riques de l’Ancien Monde. Comme les pièces
du puzzle euro­­péen peuvent, elles-­mêmes, avoir de fortes ten­­dances
au frac­­tion­­ne­­ment, par exemple le Saint-­Empire romain ger­­ma­­
nique, ce sont au moins quatre niveaux qu’il faut prendre en compte :
Ancien Monde, Europe, nations, éven­­tuel­­le­­ment sous-­ensembles infra-­
nationaux (les prin­­ci­­pau­­tés alle­­mandes, par exemple).
Cha­­cun de ces niveaux est lui-­même por­­teur de logiques his­­to­­
riques de trans­­for­­ma­­tion et de repro­­duc­­tion. On peut prendre comme
exemple un double mou­­ve­­ment qui affecte l’ensemble euro­­péen au
xixe  siècle  : la Révo­­lu­­tion indus­­trielle et le Prin­­temps des peuples
(fig. 6.1). Même s’il y a des compo­­santes natio­­nales à la Grande Trans­­
for­­ma­­tion (Karl Polanyi), il s’agit bien d’un pro­­ces­­sus éco­­no­­mique qui
affecte d’abord l’Europe du Nord-­Ouest puis s’étend à d’autres par­­ties

1.  Higounet Charles, 1989, Les Alle­­mands en Europe cen­­trale et orien­­tale au Moyen Âge, Paris, Aubier.
128
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

FIGURE 6.1 UN COUPLE ESPACE/TER­­RI­­TOIRES  :


PRIN­­TEMPS DES PEUPLES ET RÉVO­­LU­­TION INDUS­­TRIELLE
Multiplication des identités territoriales nationales et régionales
Gaélique Estonien Finnois
écossais
Letton
Gaélique
irlandais Lituanien
Polonais
yiddish
Breton

e
qu

Hongrois

Tc
Basque Provençal Roumain
Serbo-croate
Bulgare

Grec
500 km
démotique
Unités allemande et italienne
(dont un effort d’unification linguistique) Naissance de l’esperanto en 1887
Généralisation des récits identitaires
Tracés frontaliers réalisés entre 1816 et 1914 nationaux :
Breton Normalisation et codification des langues 1700 1850 1914
aux XVIIIe et XIXe siècles

Diffusion de la Révolution industrielle : réduction des distances et unité économique

Raccordement des réseaux


de voies ferrées
1840 1850 1880

Généralisation de l’étalon-or
1850 1875 1900

500 km
129
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

de l’Europe, avant de se dif­­fu­­ser outre-­mer. Ce pro­­ces­­sus est incontes­­


ta­­ble­­ment spa­­tial  : jeu des posi­­tions rela­­tives, avan­­tage aux lieux très
connec­­tés (lit­­to­­raux et grandes val­­lées, donc estuaires), effets de voi­­
si­­nage, même s’il tient compte de para­­mètres du milieu (ne serait-­ce
que les gise­­ments de houille). Cette dimen­­sion réti­­cu­­laire de l’espace
éco­­no­­mique est incar­­née par le réseau ferré et les lignes de navi­­ga­­tion.
En revanche, avec une chro­­no­­logie imbri­­quée, se pro­­duit une
dyna­­mique glo­­bale de re­compo­­si­­tions de ter­­ri­­toires, le mou­­ve­­ment
des natio­­na­­li­­tés, par frac­­tion­­ne­­ment (bal­­ka­­ni­­sa­­tion) ou regrou­­pe­­ment
(uni­­tés alle­­mande et ita­­lienne). La ten­­dance géné­­rale, qui triomphe au
Traité de Versailles en 1919, est plu­­tôt à l’aug­­men­­ta­­tion du nombre
des enti­­tés géo­­gra­­phiques. La nou­­velle carte poli­­tique de l’Europe est
l’abou­­tis­­se­­ment d’un pro­­ces­­sus qui a tra­­vaillé l’ensemble du corps
social, en par­­ti­­cu­­lier dans sa dimen­­sion idéelle [Thiesse, 1999] : éla­­
bo­­ra­­tion des langues natio­­nales, recueil du folk­­lore, inven­­tion d’un
roman natio­­nal, jus­­qu’aux réa­­li­­sa­­tions d’arts ou de pay­­sages «  natio­­
naux » [Walter, 2004]. À ce niveau géo­­gra­­phique, celui des nations,
la dimen­­sion ter­­ri­­toriale est évi­­dente et même reven­­di­­quée.
La trans­­for­­ma­­tion euro­­péenne entre la fin du xviiie et le début du
xxe  siècle est ainsi pro­­fon­­dé­­ment biscalaire. On a là une illus­­tra­­tion
majeure, dont la mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine n’est que le pro­­lon­­ge­­
ment, du couple dyna­­mique spa­­tiale de grande éten­­due, fluide, à tem­­po­­
ra­­lité rapide, d’une part, et construc­­tion ter­­ri­­toriale mar­­quée, certes, par
des évé­­ne­­ments pré­­cis (indé­­pen­­dances, écra­­se­­ments de révoltes), mais
ins­­crite dans une tem­­po­­ra­­lité plus lente.
Les deux mou­­ve­­ments sont sou­­vent pré­­sen­­tés sépa­­ré­­ment, voire indé­­
pen­­dam­­ment l’un de l’autre, alors qu’il est pos­­sible de les comprendre en
inter­­ac­­tion. Une mani­­fes­­ta­­tion claire de la dia­­lec­­tique des deux niveaux
est lisible dans la poli­­tique d’ouver­­ture ou de fer­­me­­ture commer­­ciale  :
trai­­tés de libre-­échange ou réta­­blis­­se­­ment de bar­­rières doua­­nières, en
par­­ti­­cu­­lier agri­­coles (chap. 3). Tem­­po­­ra­­li­­tés éco­­no­­mique et poli­­tique
inter­­fèrent dans une ten­­sion entre les échelles inter­­na­­tionale et natio­­nale.
130
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

2. UN CAS TROP PAR­­TI­­CU­­LIER  :


L’ÉTAT-­NATION MONO­SCALAIRE

On vient d’évo­­quer la genèse des États-­nations euro­­péens. Il est


néces­­saire, sur­­tout pour des rai­­sons épis­­té­­mo­­lo­­giques, de faire un arrêt
sur image foca­­lisé sur ce type de struc­­ture spatio-­temporelle. En effet,
l’État-­nation est non seule­­ment devenu la norme juri­­dique mon­­diale
aujourd’hui, mais sur­­tout un modèle intel­­lec­­tuel qu’il est dif­­fi­­cile de ne
pas pro­­je­­ter sur d’autres confi­­gu­­ra­­tions, qu’elles soient contem­­po­­raines,
pas­­sées ou en deve­­nir, en par­­ti­­cu­­lier sous forme de repré­­sen­­ta­­tions car­­
to­­gra­­phiques. Il est donc néces­­saire de rela­­ti­­vi­­ser cette repré­­sen­­ta­­tion
pour mieux appré­­hen­­der les autres types géo­histo­­riques.

2.1.  ESPACE CHOROPLèTE ET QUASI-­éTERNITé


Le Monde est régi aujourd’hui par le régime de l’inter­­na­­tional :
chaque État est offi­­ciel­­le­­ment sou­­ve­­rain sans res­tric­­tion à l’inté­­rieur
de ses fron­­tières, sauf accords pas­­sés évi­­dem­­ment révo­­cables. Les
très grands États, Chine, Russie, États-­Unis, Bré­­sil, sont très jaloux de
cette indé­­pen­­dance qu’ils défendent régu­­liè­­re­­ment contre toute vel­­léité
d’ingé­­rence. Dans les faits, bien sûr, les choses sont moins simples, en
par­­ti­­cu­­lier pour beau­­coup de socié­­tés plus faibles. Sou­­ve­­rai­­neté totale,
fron­­tières linéaires  : ces attri­­buts juri­­diques de l’État moderne cor­­res­­
pondent idéa­­le­­ment à la struc­­ture poli­­tique d’une société totale, une
nation telle qu’elle a été pen­­sée dans l’Europe des xviiie-xxe siècles.
Un attri­­but essen­­tiel de cette forme éta­­tique est la fron­­tière linéaire.
Dans la plu­­part des confi­­gu­­ra­­tions pas­­sées, la dis­­conti­­nuité entre
socié­­tés est une figure géo­­gra­­phique complexe qui comprend nombre
de tran­­si­­tions, d’inter­­pé­­né­­tra­­tions, de sous-­ensembles mixtes  ; on
parle sou­­vent de marges, de confins, de marches, plu­­tôt que de fron­­
tières stricto sensu. Même dans les cas où la limite est maté­­ria­­li­­sée par
une struc­­ture mili­­taire (limes, Grande Muraille), qui n’est d’ailleurs
jamais pure­­ment linéaire, la marge s’étend géné­­ra­­le­­ment bien au-­delà.
131
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

En revanche, l’État-­nation théo­­rique fonc­­tionne selon la logique du


tiers ter­­ri­­torial exclu : tout lieu relève d’un État et d’un seul. Dans les
faits, il peut exis­­ter des espaces neutres, des zones franches et, sur­­tout,
des frag­­ments de ter­­ri­­toires reven­­di­­qués par plu­­sieurs États  ; mais de
tels cas sont vécus comme des ano­­ma­­lies des­­ti­­nées à dis­­pa­­raître, des
pro­­blèmes géo­­po­­li­­tiques qui doivent être réglés.
La fron­­tière linéaire a une his­­toire dont la France fut l’acteur
pion­­nier [Nordman, 1998]. Dès la seconde moi­­tié du xviie siècle, la
poli­­tique du « pré carré » se tra­­duit par une linéarisation pro­­gres­­sive
de la fron­­tière, en par­­ti­­cu­­lier celle du Nord et de l’Est qui ne peut
s’accro­­cher sur des repères mon­­ta­­gneux. Se pro­­duisent à la fois des
rec­­ti­­fi­­cations per­­met­­tant de réduire la mar­­que­­te­­rie des frag­­ments ter­­
ri­­toriaux emboî­­tés, dont les « Trois évê­­chés » sont un cas bien connu1,
mais éga­­le­­ment la dis­­so­­lu­­tion de situa­­tion d’appar­­te­­nances juri­­diques
mul­­tiples (un même groupe social, dans un bourg à la char­­nière du
royaume de France et du Saint-­Empire, pou­­vait rele­­ver pour cer­­tains
droits et devoirs du Roi de France, pour d’autres de l’évêque de Liège,
pour d’autre encore du duc de Bouillon, etc., avec des limites de juri­­
dic­­tions toutes séquentes). Jus­­qu’au xviie  siècle fran­­çais, l’appar­­te­­
nance d’un indi­­vidu rele­­vait plus du lignage, de la cor­­po­­ra­­tion, du
groupe social que de la posi­­tion ter­­ri­­toriale.
L’effort pion­­nier réa­­lisé par l’admi­­nis­­tra­­tion royale pour pas­­ser à la
fron­­tière linéaire a néces­­sité un vigou­­reux tra­­vail car­­to­­gra­­phique, réa­­lisé
par les Géo­­graphes du Roy. Naquit ainsi le corps admi­­nis­­tra­­tif à l’ori­­
gine du Ser­­vice car­­to­­gra­­phique des armées, créé par Napo­­léon, devenu
en 1940 l’IGN, fai­­sant long­­temps de la France un pays pion­­nier en
matière de car­­to­­gra­­phie ter­­ri­­toriale à grande échelle. Plus glo­­ba­­le­­ment,
les États euro­­péens déve­­lop­­pèrent une car­­to­­gra­­phie par­­ti­­cu­­lière, adap­­
tée au prin­­cipe du tiers spa­­tial exclu, qu’on peut qua­­li­­fier de choroplète :

1.  Toul, Metz et Verdun ont été conquises par la France en 1552, leur annexion est ava­­li­­sée par le Traité de Münster
en 1648. Le ter­­ri­­toire de cha­­cun des évê­­chés n’était pas en conti­­nuité avec le Royaume de France.
132
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

chaque unité spa­­tiale est cer­­née d’une limite nette et l’inté­­rieur est tota­­
le­­ment homo­­gène, géné­­ra­­le­­ment cartographiée par une teinte unique.
Le puzzle en donne une par­­faite image : chaque pièce s’emboîte dans
ses voi­­sines sans solu­­tion de conti­­nuité et sans che­­vauche­­ment. Ce type
de carte, qui nous semble aller de soi, repré­­sente la plus grande part de
la car­­to­­gra­­phie autre que de pure loca­­li­­sa­­tion (comme les cartes rou­­
tières), en par­­ti­­cu­­lier sous la forme de cartes poli­­tiques (les États du
Monde, mais aussi les dépar­­te­­ments, etc.). C’est cette car­­to­­gra­­phie qui
est à l’ori­­gine de la ques­­tion mathéma­­tique des quatre cou­­leurs1. De
telles cartes sont la repré­­sen­­ta­­tion de notre manière de pen­­ser les ter­­
ri­­toires, selon la logique exclu­­sive de l’État-­nation. Remar­­quons que
cette pen­­sée est congru­ente avec l’épis­­té­­mo­­logie de la phi­­lo­­sophie des
Lumières, struc­­tu­­rée par une démarche clas­­si­­fi­­ca­­toire fonc­­tion­­nant sur
le prin­­cipe géné­­ral du tiers exclu [Grataloup, 2011a].
La pra­­tique et la pen­­sée spa­­tiales de l’État-­nation trouvent leur
pen­­dant historiographique. À l’équa­­tion « Un peuple = une nation
= une langue = un ter­­ri­­toire = un État » qui résume le pro­­gramme
stato-­national, il faut rajou­­ter « … = une his­­toire ». Le xixe siècle fut
l’époque de la rédac­­tion et de la dif­­fu­­sion, en Europe et quelque­­fois
au-­delà, des romans natio­­naux. Chaque his­­toire se vou­­lait apo­­lo­­gé­­
tique, mais sur­­tout unique, même si leurs rédac­­teurs ont eu ten­­dance,
en par­­ti­­cu­­lier pour les par­­ties ini­­tiales les plus mythiques, à se reco­­
pier les uns les autres. Un aspect tou­­jours essen­­tiel en est la réa­­li­­sa­­tion
du ter­­ri­­toire natio­­nal (fixa­­tion d’un peuple fon­­da­­teur en un lieu des­­
tiné, uni­­fi­­ca­­tion, achè­­ve­­ment de la forme consi­­dé­­rée comme idéale)
qui devient ainsi, au-­delà de sa loca­­li­­sa­­tion et même de son ancrage,
l’incar­­na­­tion même de la nation. Le récit natio­­nal fait ainsi exis­­ter la
société de toute éter­­nité, en tout cas le plus ancien­­ne­­ment pos­­sible

1. Tout pavage (décou­­page de l’espace sous forme d’enti­­tés emboî­­tées, de puzzle) peut être colo­­rié avec quatre
cou­­leurs seule­­ment de telle façon que chaque pièce puisse être de cou­­leur dif­­fé­­rente de ses voi­­sines. Constaté
dès le début du xixe siècle par les car­­to­­graphes, le pro­­ces­­sus ne fut résolu mathéma­­ti­­que­­ment qu’en 1976, quoique la
démons­­tra­­tion infor­­ma­­tique ne fasse l’accord una­­nime.
133
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

(« Nos ancêtres les Gau­­lois »), combi­­née à un ter­­ri­­toire déjà là. Il y a


là une forme pous­­sée à la limite de la logique ter­­ri­­toriale. Rien d’éton­­
nant que les socié­­tés qui se sont le plus appro­­chées de l’idéal-­type
stato-­national ait construit une trans­­mis­­sion identitaire pour les jeunes
géné­­ra­­tions en asso­­ciant his­­toire et géo­­gra­­phie sco­­laires.

2.2.  LA FORME LA PLUS PURE DU BISCALAIRE


Beau­­coup plus que les modèles ima­­gi­­naires que l’on pro­­je­­tait sur
les socié­­tés naguère consi­­dé­­rées comme «  en retard  », l’État-­nation
tend vers la logique biscalaire la plus élé­­men­­taire. C’est la forme
théo­­rique du droit inter­­na­­tional  : des États sou­­ve­­rains repré­­sentent un
niveau unique, dont chaque membre est en théo­­rie équi­­va­­lent et égal
aux autres (ce qu’incarne l’Assem­­blée géné­­rale de l’ONU) et englo­­bés
dans ce qu’on appelle aujourd’hui « la commu­­nauté inter­­na­­tionale »
et qu’on nom­­mait autre­­fois « le concert des nations ». Deux niveaux
seule­­ment, donc, orga­­nisent les socié­­tés  : le natio­­nal et l’inter­­na­­tional.
C’est le cadre intel­­lec­­tuel de la géo­­po­­li­­tique.
Dans cette perspec­­tive, la struc­­ture sca­­laire interne des États importe
peu. Même si les plus grands sont sou­­vent orga­­ni­­sés de manière fédé­­
rale ou confé­­dé­­rale (Russie, Bré­­sil, États-­Unis, Mexique, Inde…),
l’unité natio­­nale, au moins théo­­ri­­que­­ment, prime. Auquel cas, il n’y
a que deux types de tem­­po­­ra­­li­­tés qui inter­­viennent  : les dyna­­miques
propres à chaque nation, d’une part, et les inter­­ac­­tions entre elles, les
«  rela­­tions inter­­na­­tionales  », d’autre part. C’est d’ailleurs frap­­pant
que l’étude de leur his­­toire ne débute qu’au xvie siècle euro­­péen1. Ce
couple inté­­rieur/exté­­rieur, qui orga­­nise bien des pages des jour­­naux,
est effec­­ti­­ve­­ment effi­­cace pour lire l’his­­toire struc­­tu­­rée par les États-­
nations, en Europe au xixe siècle et à l’échelle mon­­diale depuis les
déco­­lo­­ni­­sa­­tions qui ont étendu à toute l’huma­­nité ce modèle euro­­péen.

1.  Cette borne ini­­tiale des RI est bien expli­­quée dans l’intro­­duc­­tion du pre­­mier volume de la Nou­­velle his­­toire des Rela­­
tions inter­­na­­tionales de Jean-­Michel Sallmann (Géo­­po­­li­­tique du xvie siècle (­1490-1615), Paris, Le Seuil, 2003).
134
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

L’ana­­lyse des échanges éco­­no­­miques fonc­­tionne sur la même dua­­


lité d’échelle : mar­­ché inté­­rieur et commerce exté­­rieur. Ce sont les
pôles des poli­­tiques éco­­no­­miques des États  : pro­­tec­­tion­­nisme, pou­­vant
aller jus­­qu’à l’autar­­cie, et libre-­échange. List et Ricardo en repré­­sentent
les réfé­­rences dans la science éco­­no­­mique clas­­sique. Le modèle des
avan­­tages compa­­ra­­tifs créé par Smith, per­­fec­­tionné par Ricardo1, fonc­­
tionne bien sur ce para­­digme biscalaire tel qu’il se met­­tait jus­­te­­ment
en place à la fin du xviiie siècle. Le terme même d’inter­­na­­tional fut
créé par Jeremy Bentham en 1780. L’apo­­gée de l’éco­­no­­mie natio­­nale
est sans doute repré­­sen­­tée par l’époque des poli­­tiques key­­né­­siennes au
sor­­tir de la Seconde Guerre mon­­diale. La mon­­dia­­li­­sa­­tion de la fin
du xxe  siècle marque la fin de cette période clai­­re­­ment biscalaire.
L’auto­­no­­mie des États-­nations se voit contes­­tée, éco­­no­­mi­­que­­ment,
mais aussi juri­­di­­que­­ment, culturellement, poli­­ti­­que­­ment. C’est la
« fin des ter­­ri­­toires », pour reprendre le titre d’un essai de Bertrand
Badie [1995] dont la for­­mule a mar­­qué les esprits. Remar­­quons qu’en
l’occur­­rence le mot «  ter­­ri­­toire  » signi­­fie bien l’éten­­due (maté­­rielle et
idéelle) de l’État-­nation. C’est dans ce contexte des défis intel­­lec­­tuels
que pose la mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine, dans cette remise en mou­­
ve­­ment des notions géo­­gra­­phiques clés (espace, milieu, ter­­ri­­toire), un
temps figées par le cadre de pen­­sée pro­­duit par les États-­nations, que
prend sens l’effort pour relier spa­­tia­­lité et tem­­po­­ra­­lité.
Il faut donc se méfier des effets rétros­­pec­­tifs de la pen­­sée de
l’échelle géo­­gra­­phique et his­­to­­rique des socié­­tés construite dans le
cadre de l’État-­nation. Il suf­­fit de feuille­­ter un atlas his­­to­­rique pour
consta­­ter que la car­­to­­gra­­phie reste pri­­son­­nière des formes choroplètes
qui nous pré­­sentent des éten­­dues homo­­gènes pour nombre de confi­­gu­­
ra­­tions géo­­gra­­phiques dont toutes nos connais­­sances nous sug­­gèrent
des ter­­ri­­toires pro­­fon­­dé­­ment dif­­fé­­rents, comme «  l’Empire  » aztèque.

1.  L’éco­­no­­mie inté­­rieure est qua­­li­­fiée de « parc aux bes­­tiaux », donc d’espace dans lequel les acteurs peuvent vaquer
sans entrave.
135
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

Nous avons du mal à nous éman­­ci­­per d’un ana­­chro­­nisme géo­­gra­­


phique qui nous fait pen­­ser et repré­­sen­­ter l’alté­­rité his­­to­­rique des
espaces et ter­­ri­­toires avec les moyens de la moder­­nité de l’État-­nation.

2.3.  UN TYPE IDÉAL JAMAIS RÉA­­LISÉ


Les politologues consi­­dèrent que l’État-­nation s’impose pro­­gres­­
si­­ve­­ment à par­­tir du milieu du xviie siècle. Les Trai­­tés de Westphalie,
qui ter­­minent la guerre de Trente ans, en repré­­sentent le moment inau­­
gu­­ral. La dimen­­sion reli­­gieuse des conflits euro­­péens s’efface (fin
des guerres de reli­­gions oppo­­sant pro­­tes­­tants et catho­­liques, oubli des
der­­nières vel­­léi­­tés de Croi­­sades sub­­sis­­tantes à la fin du xvie siècle).
Les oppo­­si­­tions deviennent inter­­na­­tionales. Le point culmi­­nant de
cette logique stric­­te­­ment inter­­na­­tionale a été la guerre de 1914‑1918
qui oppose les puis­­sances euro­­péennes pour des motifs qui ne sont ni
reli­­gieux ni idéo­­lo­­giques, mais sim­­ple­­ment l’affron­­te­­ment de natio­­
na­­lismes rivaux. C’est d’ailleurs à ce moment que le terme de la tra­­
di­­tion juive « Shoa » sort de son contexte reli­­gieux pour dési­­gner un
grand mal­­heur, en l’occur­­rence le fait que des juifs pou­­vaient tirer sur
d’autres juifs (le fait qu’ils étaient sol­­dats alle­­mands ou fran­­çais pri­­
mait sur la proxi­­mité reli­­gieuse).
Cepen­­dant, même à l’apo­­gée de l’État-­nation, la plu­­part des États
euro­­péens (ou de ceux qui s’en appro­­chaient le plus comme le Japon)
étaient loin de l’arché­­type. C’est vrai pour les construc­­tions natio­­
nales plus anciennes comme la Confé­­dé­­ra­­tion hel­­vé­­tique, pour les
compro­­mis géo­­po­­li­­tiques comme la Belgique, mais c’est éga­­le­­ment le
cas du pays pion­­nier en la matière, la France. Même dans les périodes
les plus jaco­­bines, les héri­­tages anciens rejouaient contre la cen­­tra­­
li­­sa­­tion et de nou­­velles forces cen­­tri­­fuges poin­­taient. Une étude du
décou­­page régio­­nal fran­­çais en donne une bonne illus­­tra­­tion. Le fait
que la nation fran­­çaise ait été plus construite par l’État que l’inverse
se tra­­duit, entre autres, par la per­­sis­­tance, mal­­gré les efforts uni­­fi­­ca­­
teurs conti­­nus de la monar­­chie aux répu­­bliques, de diver­­si­­tés au moins
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INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

lin­­guis­­tiques si ce n’est cultu­­relles à la péri­­phérie du ter­­ri­­toire. Cela


donne une auréole externe de régions dont le carac­­tère ter­­ri­­torial est
net, ne serait-­ce que dans le topo­­nyme (Bretagne, Corse, Alsace, aux­­
quelles il fau­­drait rajou­­ter la Franche-­Comté qui a long­­temps résisté
à la fran­­ci­­sa­­tion, et les petits ter­­ri­­toires trop peu éten­­dus pour avoir
obtenu le sta­­tut régio­­nal : Pays Basque, Cata­­logne, Flandre, Savoie,
comté de Nice ; il fau­­drait aussi tenir compte du vaste domaine de la
langue d’Oc, presque toute la moi­­tié méri­­dio­­nale du niveau natio­­nal,
si l’on y ajoute le franco-­provençal). On abou­­tit ainsi à une pre­­mière
lec­­ture à deux niveaux de ter­­ri­­toires : le natio­­nal fran­­çais qui inclut à
sa péri­­phérie des iden­­ti­­tés plus annexées.
Mais on peut aller plus loin. Un trait de la logique spa­­tiale éta­­
tique, en tout cas jus­­qu’à la réforme lan­­cée en 2014 si elle abou­­tit,
est de frag­­men­­ter le plus pos­­sible les niveaux qui pour­­raient s’éri­­
ger en concur­­rents. Rien d’éton­­nant que le ter­­ri­­toire natio­­nal fran­­çais
ait un coef­­fi­­cient de décou­­page plus impor­­tant que d’autres. Il y a
d’abord trois niveaux prin­­ci­­paux (régions, dépar­­te­­ments, communes)
quand beau­­coup d’États voi­­sins n’en ont que deux. Sur­­tout cha­­cun
de ces niveaux est par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment frag­­menté (pour la seule métro­­
pole : 36 000 communes, 95 dépar­­te­­ments, 22 régions en 2014). Ce
qui est moins visible sur la carte, ce sont éga­­le­­ment les poids rela­­
tifs de chaque niveau en matière bud­­gé­­taire : beau­­coup plus que dans
d’autres pays voi­­sins de taille compa­­rable, le niveau natio­­nal pèse trois
fois plus lourd que la tota­­lité des niveaux infé­­rieurs. Plus encore, le
niveau le plus doté finan­­ciè­­re­­ment est le plus frag­­menté : l’ensemble
des bud­­gets commu­­naux pèse plus que celui des dépar­­te­­ments, lui-­
même beau­­coup plus lourds que la tota­­lité des bud­­gets régio­­naux1.
On est bien dans une logique multi­séculaire, depuis le choix de la

1.  Sur un ensemble des dépenses publiques d’un peu plus de 900  milliards d’euros, pour l’année 2010, le niveau
natio­­nal repré­­sente 75  % (700 milliards, moi­­tié État, moi­­tié Sécu­­rité sociale). Dans les 212 milliards des col­­lec­­ti­­vi­­tés
ter­­ri­­toriales, les communes repré­­sentent 56 % (13 % des bud­­gets publics totaux), les dépar­­te­­ments 32 % (7 %) et les
régions 12 % (3 %).
137
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

Consti­­tuante de créer des dépar­­te­­ments de petite taille jus­­qu’au tracé


des 22 régions (la Normandie cou­­pée en deux est un bon exemple).
Mais, la pièce maî­­tresse du dis­­po­­si­­tif reste la frag­­men­­ta­­tion admi­­
nis­­tra­­tive de la plus grosse entité géo­­gra­­phique interne à la France :
la région de Paris, dont la logique spa­­tiale s’étend, au moins, sur un
très grand Bas­­sin pari­­sien. La minimi­­sa­­tion admi­­nis­­tra­­tive de la ville
capi­­tale contre­­ba­­lance la consé­­quence logique d’une très ancienne
dyna­­mique cen­­tra­­li­­sat­­rice géné­­ra­­trice de macro­­cé­­pha­­lie. L’ensemble
de cette struc­­ture géo­­gra­­phique per­­met de repro­­duire une logique glo­­
bale très dif­­fi­­cile à réfor­­mer  : bel exemple de ter­­ri­­toire orga­­ni­­sant une
historité très majo­­ri­­tai­­re­­ment repro­­duc­­trice.

3. DEUX FORMES OPPO­­SÉES DE RÉGIMES SCA­­LAIRES :


L’EMPIRE ET LE MONDE POLY­­CEN­­TRIQUE

N’importe quelle entité géo­histo­­rique, c’est-­­à-dire n’importe quel


ensemble humain que l’on peut rai­­son­­na­­ble­­ment qua­­li­­fier de société,
relève d’un jeu d’échelles qui n’a rien de constant. Il y a cepen­­dant des
confi­­gu­­ra­­tions sem­­blables qu’on peut retrou­­ver dans des situa­­tions
géo­histo­­riques très variées, des régimes sca­­laires. Une des formes
les plus dif­­fu­­sées a été pro­­po­­sée par Im­manuel Wallerstein, reprise
par Fernand Braudel [1979] : le binôme empire*-Monde/économie-­
Monde. Les deux prin­­ci­­paux modèles cor­­res­­pondent à la Chine depuis
deux millé­­naires et à l’Europe depuis l’an Mil envi­­ron.

3.1.  L’EMPIRE ET LE POLY­TERRI­­TOIRE*


La réflexion braudélienne concerne les enti­­tés de niveau infra­
mondial, ce qu’on appelle aujourd’hui les régions du Monde, pour les­­
quelles on parle d’inté­­gra­­tion régio­­nale (UE, Alena, Asean…)1. Ces
très vastes ensembles sociaux sont nom­­més, depuis le xviiie  siècle

1.  Un terme existe qui désigne le niveau immé­­dia­­te­­ment infé­­rieur au Monde, celui de continent. Mais il a pris un sens
très par­­ti­­cu­­lier, natu­­ra­­lisé, bien que ce soit un décou­­page tota­­le­­ment cultu­­rel [Grataloup, 2009] ; on ne peut donc l’uti­­li­­ser
pour dési­­gner les régions du Monde.
138
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

euro­­péen, des civi­­li­­sa­­tions (au plu­­riel, à dis­­tin­­guer de la Civi­­li­­sa­­


tion, point d’abou­­tis­­se­­ment d’une vision évo­­lu­­tion­­niste). Ce sont ces
ensembles sociaux qui struc­­turent la table des matières de Gram­­maire
des civi­­li­­sa­­tions [Braudel, 1963/1987].
Toutes les civi­­li­­sa­­tions sont ins­­crites dans un tissu de rela­­tions
intercivilisationnelles, aujourd’hui à l’échelle du globe, mais qui a pu
autre­­fois être plus res­treint : avant 1492 l’ensemble amé­­ri­­cain et, sur­­
tout, celui de l’Eufrasie for­­maient des « mondes ». Ces niveaux glo­­
baux sont dif­­fi­­ci­­le­­ment, y compris aujourd’hui le Monde, ana­­ly­­sables
en termes de ter­­ri­­toire. Leurs logiques sont mani­­fes­­te­­ment spa­­tiales,
avec ce que cela sup­­pose de flui­­dité, d’inci­­ta­­tion au chan­­ge­­ment, de
dyna­­mique plus que de repro­­duc­­tion de l’iden­­tique d’une géné­­ra­­tion
à l’autre.
Cha­­cune de ces grandes aires pré­­sente des traits propres qui leur
donnent leur spé­­ci­­ficité civilisationnelle. Ce sont elles que l’on étu­­die
aujourd’hui sous le cha­­peau des aires cultu­­relles, la dimen­­sion idéelle
étant évi­­dente, puis­­qu’on les iden­­ti­­fie sou­­vent par des ensembles reli­­
gieux (chris­­tia­­nisme latin ou grec, hin­­douisme…), des langues (per­­
san, chi­­nois), une combi­­nai­­son des deux (aire arabo-­musulmane)…
Ce sont de vastes ensembles de conni­­vences : les habi­­tants, même s’ils
sont sen­­sibles à la variété interne de leur civi­­li­­sa­­tion, ne serait-­ce que
lin­­guis­­tique, connaissent des élé­­ments impor­­tants du mode d’emploi
pour commu­­ni­­quer, prier, s’ali­­men­­ter, vivre, dans un autre lieu du
même ensemble que celui de leur rési­­dence. Rien à voir avec l’étran­­
geté, vite taxée de sau­­va­­ge­­rie ou de barba­­rie, éprouvé par qui est pro­­
jeté dans une autre civi­­li­­sa­­tion. L’unité idéelle est sou­­vent incar­­née
par un groupe social capable de se mou­­voir dans l’ensemble, sou­­vent
à l’aide d’une langue civilisationnelle (le latin des clercs euro­­péens, le
man­­da­­rin des res­­pon­­sables chi­­nois, le dioula en Afrique occi­­den­­tale, le
swa­­hili à l’ouest de l’océan Indien, le nahuatl en Méso-­Amérique…).
Cette unité cultu­­relle s’imbrique géné­­ra­­le­­ment dans une logique
plus spa­­tiale d’échanges éco­­no­­miques et sociaux. Les aires civili­
139
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

sationnelles repré­­sentent presque tou­­jours un niveau éco­­no­­mique


per­­tinent, porté par la conni­­vence que l’on vient d’évo­­quer et qui la
ren­­force en retour. Les flux commer­­ciaux doublent et complètent les
mou­­ve­­ments reli­­gieux ou intel­­lec­­tuels. Le commer­­çant ita­­lien, le pèle­­
rin ou le prê­­cheur emprun­­taient les mêmes voies de l’Europe médié­­
vale. Mais ce sont les acteurs éco­­no­­miques qui intègrent cet espace
dans le niveau supé­­rieur : ainsi agis­­saient les mar­­chands véni­­tiens ou
génois, comme à l’autre bout de l’Eurasie, leurs col­­lègues d’Osaka
ou de Can­­ton, et, entre eux, ceux de Samarkand ou de Tabriz. Mal­­gré
tout, les flux intercivilisationnels, même mar­­chands, res­­tent très ténus
et l’unité des grandes aires est à la fois idéelle et éco­­no­­mique.
Mais elle n’est pas for­­cé­­ment poli­­tique. Or il y a une par­­tie de ces
grandes uni­­tés civilisationnelles qui cor­­res­­pondent par­­fois, et pour cer­­
taines fré­­quem­­ment, à une unité poli­­tique : la Chine, l’Ir­an, l’Afrique
occi­­den­­tale des viiie-xvie  siècles, l’Amérique cen­­trale, moins sou­­
vent l’Inde. C’est dans ce type de situa­­tion qu’est uti­­li­­sée l’expres­­sion
empire. S’il est un terme trans­histo­­rique fré­­quem­­ment uti­­lisé, c’est bien
celui-­ci ; mais il est rare­­ment défini. Il désigne, le plus sou­­vent, toute
construc­­tion poli­­tique de grande éten­­due, non sans ten­­dance par­­fois à
faire ren­­trer dans une vision euro­­péenne des confi­­gu­­ra­­tions his­­to­­riques
qui peuvent se révé­­ler fort éloi­­gnées. Ce qu’il est convenu d’appe­­ler
l’Empire aztèque en est un bon exemple. La tra­­di­­tion historiographique
se fonde sur l’arché­­type que repré­­sente l’Empire romain.
Une tra­­di­­tion historiographique, peu théo­­ri­­sée mais vivace, envi­­sage
un « temps des empires », expres­­sion sou­­vent simi­­laire aux « anciennes
civi­­li­­sa­­tions  ». Elle sup­­pose qu’après une période d’enti­­tés de petites
tailles (cités-­États, royaumes) se seraient consti­­tués, dans le nord de
l’Inde ou de la Chine, dans la cuvette ira­­nienne, en Médi­­ter­­ra­­née, de
grands empires, puis qu’ulté­­rieu­­re­­ment on en serait revenu à des enti­­
tés plus moyennes. Ce scé­­na­­rio est mar­­qué par un net euro­centrisme
(cités grecques/Empire romain/royaumes euro­­péens), qui envi­­sa­­geait
volon­­tiers les autres civi­­li­­sa­­tions comme «  plus froides  », en retard
140
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

par rap­­port au modèle évo­­lu­­tion­­niste unique menant au Pro­­grès, dont


l’Occi­­dent serait la forme la plus avan­­cée. Dans cette perspec­­tive, rien
d’éton­­nant qu’il y ait eu, simul­­ta­­né­­ment aux États-­nations euro­­péens,
un Empire chi­­nois ou per­­san. Mal­­gré tout, cette mise en perspec­­tive
n’a jamais vrai­­ment épuisé la por­­tée très exten­­sive du terme d’empire :
à preuve qu’on n’hésite pas aujourd’hui à par­­ler d’Empire amé­­ri­­cain à
pro­­pos des États-­Unis comme naguère d’Empire sovié­­tique.
Plus géné­­ra­­le­­ment, l’empire est compris comme l’exten­­sion géo­­gra­­
phique du pou­­voir d’une société sur ses voi­­sines. Dans cette perspec­­
tive, une construc­­tion impé­­riale inclut plu­­sieurs for­­ma­­tions sociales,
selon une nette hié­­rar­­chie. De fait, aucune construc­­tion géo­­po­­li­­tique de
grande éten­­due n’a pu être monosociétale. La Chine a inclus des enti­­
tés voi­­sines et éprouve tou­­jours quelques dif­­fi­­cultés avec le Tibet ou le
Xinjiang. On peut dis­­tin­­guer les empires homo­­gé­­néi­­sa­­teurs, comme la
Chine (qui aujourd’hui n’a qu’une seule heure légale alors que son ter­­ri­­
toire s’étend sur cinq fuseaux horaires), de ceux qui jouent, au contraire,
sur les diver­­si­­tés des enti­­tés, comme l’Empire otto­­man. C’est dans
ce sens exten­­sif de la notion d’empire que le mot est uti­­lisé pour les
empires colo­­niaux Ainsi, dans l’his­­toire fran­­çaise, le terme peut dési­­
gner un moment géo­­po­­li­­tique pen­­dant lequel la société fran­­çaise recou­­
vrait une par­­tie de son voi­­si­­nage (l’Empire napo­­léo­­nien), mais aussi
lors­­qu’elle a conquis des ter­­ri­­toires outre-­mer (l’Empire colo­­nial, dont
la métro­­pole pou­­vait très bien être la Répu­­blique). Bref, le terme empire
ne désigne qu’une notion bien faible.
C’est pour­­tant le terme retenu par Wallerstein et Braudel, il
est vrai dans la for­­mule empire-­Monde. Ici Monde, comme dans
l’expres­­sion symé­­trique économie-­Monde, est à comprendre
comme un syno­­nyme de grand ensemble infra­mondial ou civi­­li­­sa­­
tion. Il s’agit donc d’une aire civilisationnelle qui, dans le temps
long, prend fré­­quem­­ment une forme poli­­tique. L’arché­­type en est le
Monde chi­­nois. Mais on peut aussi consi­­dé­­rer comme rele­­vant du
même type les Mondes ira­­nien, russe, de l’Inde sep­­ten­­trio­­nale, voire
141
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

inca. L’inté­­rêt prin­­ci­­pal de la notion d’empire-­Monde est de mieux


faire comprendre l’alter ego  : une économie-­Monde est une civi­­li­­sa­­
tion dont l’iden­­tité et l’unité sont évi­­dentes, tant pour ses membres
que pour les mondes voi­­sins, mais qui ne prend jamais, ou très rare­­
ment, une forme poli­­tique au niveau même de l’ensemble. Cette
notion a été for­­gée par ses auteurs avant tout pour pen­­ser l’Europe et
sa dyna­­mique. Il n’en reste pas moins qu’elle est inté­­res­­sante pour
comprendre la géo­histoire d’autres régions mon­­diales : l’Insulinde,
le sud de la pénin­­sule indienne, voire le Japon ou le Monde maya.
Il ne faut pas, en effet, déshistoriciser les notions. La Chine, dans
de nom­­breux moments de son his­­toire, a connu des périodes d’unité
impé­­riale (les grandes dynas­­ties : Han, Tang, Ming…), mais aussi
de longs moments de frac­­tion­­ne­­ment, voire de conflits internes (qui
seront, puisque l’idée d’unité pré­­do­­mine, pen­­sés comme des guerres
civiles) : Royaumes combat­­tants, périodes des Trois Royaumes, des
Cinq Dynas­­ties… L’idée d’empire-­Monde défi­­nit donc plu­­tôt une ten­­
dance lourde, fré­­quem­­ment réa­­li­­sée, mais pas tou­­jours. La ten­­ta­­tion,
dont il faut évi­­dem­­ment se gar­­der, serait d’en faire une compo­­sante,
quasi onto­­lo­­gique, d’une essence civilisationnelle. Mais il est vrai
qu’une dimen­­sion idéelle de l’unité peut sub­­sis­­ter dans les périodes
de dés­­union et contri­­buer au retour à l’unité poli­­tique glo­­bale.
Il en va de même pour l’économie-­Monde. L’arché­­type euro­­péen
fonc­­tionne à par­­tir du ixe siècle et, mal­­gré la Construc­­tion euro­­péenne
depuis 1951, est loin d’avoir perdu toute sa per­­ti­­nence aujourd’hui.
Si tant est que l’on consi­­dère que le monde caro­­lin­­gien est déjà euro­­
péen, l’Empire de Charlemagne fut le seul moment d’unité de la
Chré­­tienté latine, encore que les royaumes anglais lui échap­­paient.
C’était une Europe beau­­coup moins éten­­due que cinq siècles plus
tard, encore moins qu’aujourd’hui, mais il s’agis­­sait déjà d’une aire
dis­­tincte du monde médi­­ter­­ra­­néen antique dont elle était pour par­­
tie issue. L’Europe est constam­­ment frac­­tion­­née en enti­­tés poli­­tiques
dis­­tinctes, certes de natures variées jus­­qu’à la rela­­tive uni­­for­­mi­­sa­­tion
142
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

par l’État-­nation, et géné­­ra­­le­­ment rivales. Sur le plan géo­­po­­li­­tique, le


pro­­ces­­sus le plus sys­­té­­mique de dura­­bi­­lité du poly­­cen­­trisme est la coa­­
li­­tion. Lors­­qu’un des élé­­ments poli­­tiques, dis­­po­­sant d’un ter­­ri­­toire et
de res­­sources démo­­gra­­phiques plus impor­­tants, tente de s’impo­­ser aux
autres, ces der­­niers s’asso­­cient et ce sont eux qui triomphent fina­­le­­
ment, main­­te­­nant ce qu’il est convenu d’appe­­ler l’équi­­libre euro­­péen.
La France du xviie au xixe siècle repré­­senta le can­­di­­dat impé­­ria­­liste le
plus fré­­quent (parce qu’alors le plus peu­­plé), mais l’Espagne aupa­­ra­­
vant et l’Allemagne ensuite jouèrent aussi ce rôle.
Empire-­Monde et économie-­Monde indiquent donc des ten­­dances
lourdes dont la conjonc­­ture, le temps court, est néces­­sai­­re­­ment plus
diver­­si­­fiée. Ce binôme repré­­sente deux types de struc­­tures sca­­laires dif­­
fé­­rentes. En res­­tant au niveau des types idéaux, on peut consi­­dé­­rer que
la logique impé­­riale est de tendre à la pré­­do­­mi­­nance du niveau glo­­bal
et d’estom­­per, d’effa­­cer même si pos­­sible, les niveaux infé­­rieurs, donc
de réduire l’échelle à un seul niveau. Rap­­pe­­lons qu’il s’agit d’une ten­­
dance, d’une sorte de type-­idéal jamais vrai­­ment atteint.
À l’inverse, la logique poly­centriste mul­­ti­­plie les niveaux. Elle en
comporte deux, structurellement : celui de la civi­­li­­sa­­tion et celui des
sous-­ensembles qui la consti­­tuent. Mais, ces der­­niers peuvent éga­­le­­
ment être plus ou moins poly­­cen­­triques. Ainsi, le Saint-­Empire est
lui-­même un puzzle complexe. En revanche, d’autres pays, comme
le Royaume de France, ont pu avoir une logique interne cen­­tra­­li­­sat­­
rice et réduc­­trice du nombre des niveaux sca­­laires actifs. Sur­­tout,
l’ensemble d’un monde poly­­cen­­trique laisse des marges pos­­sibles
entre ses compo­­santes. C’est très net pour la genèse de l’axe de villes
qui consti­­tue de manière très lisible dès le xiie siècle, de l’Italie méri­­
dio­­nale aux Flandres, la colonne ver­­té­­brale des échanges à l’échelle
de l’ensemble de l’Europe (fig. 6.2). Poussé à la limite, un monde
poly­­cen­­trique est mul­­ti­­pli­­ca­­teur de niveaux  : les villes de l’axe euro­­
péen fonc­­tionnent simul­­ta­­né­­ment à la modeste échelle de leurs ter­­
ri­­toires, mais aussi à celle de l’espace éco­­no­­mique euro­­péen, voire,
143
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

Figure 6.2. Genèse de la "Banane bleue"


FIGURE 6.2 GENÈSE DE LA « BANANE BLEUE »

L'époque des foires de Champagnes


(pôles économiques au XIIIe siècle)

principaux centres de commerce

villes de foire au niveau européen

grands axes commerciaux


0 200 km

cœur économique européen


Flandres (lieux d'autonomisation de l'économie)

axe marchand médiéval

territoire français

poussée territoriale française


Italie septentrionale
nouvel axe marchand
contournant le territoire français
(espace de taxations et de réglementations)

pour les plus impor­­tantes d’entre elles, à celle des échanges mon­­
diaux : Venise et Gênes, puis An­vers et Amsterdam ; on retrouve les
villes mon­­diales de Fernand Braudel [1979].
On vient d’esquis­­ser deux logiques oppo­­sées : l’une réduc­­trice
d’échelles, l’autre multiplicatrice. Il ne s’agit, évi­­dem­­ment, que de
ten­­dances : un empire-­Monde, ne serait-­ce que parce que son éten­­
due l’amène à englo­­ber des héri­­tages divers, doit compo­­ser avec une
grande variété locale géné­­ra­­trice de compro­­mis, d’auto­­no­­mies, d’indi­­
rect rules  ; his­­to­­ri­­que­­ment, il vaut mieux par­­ler de bri­­co­­lage impé­­rial.
L’empire est sou­­mis à la tyran­­nie de la dis­­tance et effec­­tue de nou­­velles
conquêtes de plus en plus dif­­fi­­ci­­le­­ment quand son éten­­due, donc sa
144
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

puis­­sance sup­­po­­sée, est forte. Il y a, inhé­­rente à la logique impé­­riale,


une tom­­bée de la dis­­tance, une limite au-­delà de laquelle la conquête
sup­­pose d’accep­­ter une pro­­por­­tion crois­­sante de contra­­dic­­tions avec
la forme impé­­riale elle-­même. Les empires colo­­niaux, par­­ti­­cu­­liè­­re­­
ment le plus grand, l’Empire bri­­tan­­nique, ont été des labo­­ra­­toires de
diver­­si­­fi­­ca­­tion des formes de domi­­na­­tion et, de ce fait, de compro­­mis
avec les socié­­tés locales. À l’opposé, un monde poly­­cen­­trique est
mul­­ti­­pli­­ca­­teur de niveaux. Certes, il arrive que cer­­tains d’entre eux
puissent avoir une logique interne cen­­tra­­li­­sat­­rice, donc, à leur échelle,
sem­­blable à la logique impé­­riale ; c’est le cas de la France en Europe.
Mais la mul­­ti­­pli­­cation des pièces du puzzle aug­­mente les oppor­­tu­­ni­­tés
de confi­­gu­­ra­­tions  : cités-­États, confé­­dé­­ra­­tions…
Ces deux ten­­dances géné­­rales, réduc­­tion ou mul­­ti­­pli­­cation de
la complexité sca­­laire, peuvent se combi­­ner, mais repré­­sentent une
domi­­nante dans la longue durée de chaque unité géo­histo­­rique per­­ti­­
nente. Il s’agit d’une échelle géo­­gra­­phique, emboî­­tant les logiques ter­­
ri­­toriales et spa­­tiales, mais aussi d’une échelle his­­to­­rique, combi­­nant
repro­­duc­­tion et trans­­for­­ma­­tion. La ten­­dance à la complexité sca­­laire
forme sys­­tème avec la dyna­­mique de trans­­for­­ma­­tion  ; réci­­pro­­que­­ment
la sim­­pli­­fi­­ca­­tion de l’échelle ren­­force la ten­­dance à la repro­­duc­­tion.

3.2.  GÉO­­GRA­­PHIE DES ÉCHELLES (DANS L’ANCIEN MONDE)


Pour­­quoi cer­­taines civi­­li­­sa­­tions ont-­elles plu­­tôt pris une forme
impé­­riale et d’autres une confi­­gu­­ra­­tion poly­­cen­­trique  ? Comme pour
toute par­­ti­­cu­­la­­rité his­­to­­rique, on peut rai­­son­­ner au seul niveau de la
civi­­li­­sa­­tion consi­­dé­­rée, cher­­cher sa dyna­­mique propre, ou au niveau des
inter­­re­­la­­tions avec d’autres socié­­tés. Les réponses les plus cou­­rantes
pri­­vi­­lé­­gient l’ana­­lyse interne. Il ne s’agit évi­­dem­­ment pas d’en nier la
per­­ti­­nence, mais de pro­­po­­ser une combi­­nai­­son avec l’aspect hori­­zon­­tal,
intercivilisationnel. La démarche peut, telle quelle, paraître exces­­si­­ve­­
ment méca­­nique, donc hors de toute historité. C’est évi­­dem­­ment un
risque dont il convient de tou­­jours se méfier. Il ne peut être ques­­tion
145
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

d’avan­­cer que les régimes sca­­laires qui viennent d’être bros­­sés sont des
ten­­dances valables de tous temps et en tous lieux. Cela n’aurait aucun
sens de les pro­­je­­ter avant le Néo­­li­­thique. Ce serait plus qu’impru­­dent de
les appli­­quer aux socié­­tés des mondes hors de l’Eufrasie, ne serait-­ce
que faute d’une masse cri­­tique d’infor­­ma­­tions suf­­fi­­sante.
En revanche, pour les socié­­tés de l’Ancien Monde, en par­­ti­­cu­­lier
celle de l’axe cen­­tral, le couple empire/monde poly­­cen­­trique peut
avoir quelque inté­­rêt. C’est d’ailleurs pour et avec ces socié­­tés que
l’ana­­lyse a été menée par Braudel et Wallerstein. Cette der­­nière par­­tie
du cha­­pitre 6 pro­­pose une inter­­pré­­ta­­tion géo­histo­­rique de leur répar­­
tition. Gar­­dons bien à l’esprit qu’il s’agit d’une démarche inter­­pré­­ta­­
tive, qui n’est donc en rien un constat.
Par­­tons de la répar­­tition des grands empires de l’Ancien Monde
au début du xvie siècle. On en voit sur la carte un cha­­pe­­let. D’Est en
Ouest : la Chine des Ming, l’Empire moghol que vient de fon­­der Babur,
la Perse safavide, les Otto­­mans de Soliman le Magni­­fique, la Russie
d’Yvan le Ter­­rible. Cinq grands empires qui ont tous un voi­­si­­nage fort
avec le monde des steppes et qui tous, d’ailleurs, ont une his­­toire récente
liée à ce voi­­si­­nage. Cer­­tains sont issus d’une conquête menée par un
groupe issu des peuples d’éle­­veurs (les Turcs otto­­mans, les Moghols),
d’autres d’une réac­­tion locale face à la domi­­na­­tion qu’ont pu exer­­cer les
cava­­liers du cœur de l’Eurasie, en par­­ti­­cu­­lier la domi­­na­­tion mon­­gole (la
dynas­­tie Ming est issue d’une révolte han face à la domi­­na­­tion Yuan, la
dynas­­tie fon­­dée par Khubilaï Khan, comme les Safavides repré­­sentent
une famille régnante natio­­nale qui a ren­­versé les Il­khans, des sou­­ve­­rains
mon­­gols éga­­le­­ment gengiskhanides  ; la Russie vient juste de s’éman­­ci­­
per du joug tatar). En revanche, les mondes poly­­cen­­triques se trouvent,
en par­­tant du cœur de l’Eurasie, bien au-­delà. L’Europe, évi­­dem­­ment,
mais aussi le Japon, l’Inde méri­­dio­­nale, l’Asie du Sud-­Est.
Le début du xvie siècle a été choisi pour la soli­­dité de l’infor­­ma­­tion,
dans la mesure où c’est le moment du fonc­­tion­­ne­­ment de l’Ancien
Monde le plus proche de nous. Mais nombre de dis­­po­­si­­tions sem­­blables
146
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

pour­­raient être décrites en des temps plus anciens. Tou­­jours en par­­


tant du cœur de l’Eurasie, on peut décrire la répar­­tition des mondes
en trois cercles : les socié­­tés nomades, à très forte mobi­­lité géo­­gra­­
phique et forte flui­­dité his­­to­­rique et sca­­laire  ; les empires, net­­te­­ment
ter­­ri­­toriaux, enra­­ci­­nés, et dont l’historité est sou­­vent plus lente  ; enfin
les mondes poly­­cen­­triques, éga­­le­­ment enra­­ci­­nés, mais plus mobiles
tant dans leurs limites que dans leur dyna­­mique his­­to­­rique interne.
On peut consi­­dé­­rer qu’il y a là trois régimes, simul­­ta­­né­­ment sca­­laires,
d’historité et de géographicité : fina­­le­­ment trois régimes géo­histo­­
riques. Cette typo­­logie est trop som­­maire, mais per­­met de pro­­po­­ser
une lec­­ture. L’his­­toire russe illustre bien cette plus grande complexité,
dans la mesure où il y a à l’ori­­gine un réseau, celui des Varègues, cara­­
va­­niers à barques, puis une construc­­tion ter­­ri­­toriale autour de Moscou
sous domi­­na­­tion mon­­gole, avant un ren­­ver­­se­­ment du rap­­port de force,
mais qui laisse à l’Empire russe de nom­­breux traits tatars.
La proxi­­mité des peuples éle­­veurs pose effec­­ti­­ve­­ment un pro­­blème
géo­­po­­li­­tique lourd aux peuples à racines : mal­­gré leur plus faible nombre,
leur grande mobi­­lité fait de ces socié­­tés une menace récur­­rente pour les
ter­­ri­­toires à base agraire. Les his­­toires des séden­­taires sont ponc­­tuées
d’inva­­sions sou­­vent redou­­tables surgies du « désert des Tartares ». Face
à ce dan­­ger, la solu­­tion est mili­­taire et diplo­­ma­­tique. Elle sup­­pose un
État puis­­sant, plu­­tôt de grande taille, capable de mobi­­li­­ser des troupes,
de bâtir des for­­ti­­fi­­cations, qui doit donc dis­­po­­ser d’un solide appa­­reil
fis­­cal. La confi­­gu­­ra­­tion impé­­riale per­­met beau­­coup mieux que la frag­­
men­­ta­­tion de résis­­ter au voi­­si­­nage dan­­ge­­reux des peuples des steppes.
En revanche, lorsque la menace est loin, le coût impé­­ rial, ses
contraintes, sont dif­­fi­­ciles à accep­­ter. Les mondes poly­­cen­­triques
prennent sou­­vent, jus­­qu’au xvie siècle, une forme appe­­lée en Europe
«  féo­­dale  », une orga­­ni­­sa­­tion sociale où l’auto­­rité locale pré­­vaut géné­­
ra­­le­­ment sur la plus glo­­bale. Au terme de son étude magis­­trale sur La
société féo­­dale [1939], Marc Bloch se deman­­dait si l’ana­­lyse menée sur
l’Europe n’était pas, mutatis mutandis, quelque peu per­­ti­­nente ailleurs  ;
147
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

et la société pré­­sen­­tée comme compa­­rable était le Japon des xiiie-


xvie  siècles. Au même moment his­­to­­rique, le «  Car­­re­­four java­­nais  »
étu­­dié par Denys Lom­­bard [1990], avec ses mul­­tiples prin­­ci­­pau­­tés hin­­
douistes deve­­nant pro­­gres­­si­­ve­­ment des sul­­ta­­nats musul­­mans, n’est pas
non plus sans traits sem­­blables, en tout cas loin de toute dyna­­mique
impé­­riale.
On retrouve ainsi un type de rai­­son­­ne­­ment déjà mené dans le
cha­­pitre  5  : l’ana­­lyse des rap­­ports centre/péri­­phérie dans le Monde
antique (fig. 5.5). Les pro­­ces­­sus his­­to­­riques peuvent se comprendre,
au moins pour par­­tie, en fonc­­tion d’une carte des dyna­­miques des
socié­­tés voi­­sines qui ne sont pas des aléas d’ori­­gine allo­­gène, mais
des effets évé­­ne­­men­­tiels d’une confi­­gu­­ra­­tion géo­histo­­rique. L’ana­­lyse
qui vient d’être menée se situe au niveau de l’ensemble de l’Ancien
Monde, mais, pour clore un cha­­pitre cen­­tré sur l’échelle géo­histo­­
rique, il reste à mon­­trer qu’elle peut être valide éga­­le­­ment de façon
beau­­coup plus locale, à l’échelle d’une ville.

3.3.  BRÈVE GÉO­HISTOIRE DE L’ÉCHELLE URBAINE


Pour comprendre les villes dans le cadre du jeu d’échelles géo­histo­­
rique, deux para­­mètres peuvent être pris en compte : la rai­­son d’être
pre­­mière de la ville (sa fonc­­tion basique) et son rap­­port his­­to­­rique
aux ter­­ri­­toires qui l’incluent. Quelques villes existent pour répondre
à un besoin unique, elles sont mono­fonction­­nelles : villes minières,
tou­­ris­­tiques, de pèle­­ri­­nage… Le pro­­blème géo­­gra­­phique prin­­ci­­pal est
alors l’acces­­si­­bi­­lité par rap­­port au bas­­sin de chalandise (aire d’ori­­gine
des tou­­ristes, des pèle­­rins, etc.), donc une ques­­tion basique de coût
his­­to­­rique de la dis­­tance. Mais le plus grand nombre des cités jouent
un rôle plus banal, celui de des­­serte d’un espace en ser­­vices suf­­fi­­sam­­
ment rares pour ne se ren­­contrer que dans cer­­tains lieux, même s’il ne
s’agit que d’un modeste mar­­ché ou d’un méde­­cin géné­­ra­­liste.
Dans les modèles géo­­gra­­phiques de réseaux urbains, le coef­­fi­­
cient essen­­tiel est celui de l’éloi­­gne­­ment entre villes : la dimen­­sion
148
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

his­­to­­rique pour­­rait sem­­bler rele­­ver de l’évo­­lu­­tion de la maî­­trise de


la dis­­tance. En fait, et cela fut sou­­vent repro­­ché à ces modé­­li­­sa­­tions,
leurs règles du jeu sont lar­­ge­­ment intem­­po­­relles. Il y a là, en réa­­lité,
la prise en compte d’un fait impor­­tant : la très grande lon­­gé­­vité des
loca­­li­­sa­­tions urbaines. Si l’on excepte les cas mono­fonction­­nels pré­­
cé­­dem­­ment évo­­qués (par exemple la dis­­pa­­ri­­tion des relais de poste
avec le déve­­lop­­pe­­ment des che­­mins de fer), la rai­­son prin­­ci­­pale pour
laquelle une ville existe à une date don­­née, c’est qu’il y avait là pré­­
cé­­dem­­ment déjà une ville. Sa place dans la hié­­rar­­chie urbaine a sou­­
vent bougé, son réseau urbain d’appar­­te­­nance a pu pro­­fon­­dé­­ment être
modi­­fié, les fonc­­tions ont pu évo­­luer, mais il y a, dans un site donné,
une ville là où il y en avait déjà une. Ainsi, le réseau de commu­­ni­­ca­­
tions et de villes gallo-­romain est net­­te­­ment dif­­fé­­rent de celui de la
France du xxe siècle ; il n’empêche qu’une filia­­tion peut très sou­­vent
être éta­­blie entre des villes de ces deux réseaux.
Comme tou­­jours, un pre­­mier réflexe pour l’expli­­ca­­tion géo­­gra­­
phique est de rai­­son­­ner ver­­ti­­ca­­le­­ment  : les mêmes causes (natu­­relles)
pro­­duisent les mêmes effets (urbains). Les situa­­tions des villes1 sont
condi­­tion­­nées par tout ce qui contraint et guide les axes de commu­­
ni­­ca­­tion (val­­lées, cols, bar­­rières mon­­ta­­gneuses). Or ces contraintes,
posi­­tives ou néga­­tives, ont une his­­toire natu­­relle qui les rend, pour la
plu­­part d’entre elles, quasi intem­­po­­relles pour l’his­­toire urbaine. C’est
encore plus net pour les condi­­tions locales, le site. Comme tou­­jours
pour un rai­­son­­ne­­ment déter­­mi­­niste, il y a là des réflexions de bon sens
qui ne sau­­raient être niées, mais qui, si elles expliquent pour­­quoi la
ville est plu­­tôt ici que là-­bas, ne rendent pas compte du fait pre­­mier,
l’exis­­tence même d’une ville. Il faut donc bien, comme dans tout autre
rai­­son­­ne­­ment géo­­gra­­phique, expli­­quer le social par le social.

1. Le couple site/situa­­tion est une grille de lec­­ture très clas­­sique de la géo­­gra­­phie urbaine. La situa­­tion indique
la posi­­tion de la ville par rap­­port à tous les autres lieux des sys­­tèmes spa­­tiaux qui l’incluent ; c’est un rai­­son­­ne­­ment
typi­­que­­ment hori­­zon­­tal. Inver­­se­­ment, le site résume les condi­­tions locales, essen­­tiel­­le­­ment natu­­relles (cours d’eau,
relief, micro-­climat), mais pou­­vant inclure les héri­­tages urbains anté­­rieurs.
149
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

La dimen­­sion ter­­ri­­toriale est sans aucun doute beau­­coup plus


nette pour rendre compte de l’exis­­tence d’une ville. Le meilleur type
d’expé­­ri­­men­­ta­­tion, invo­­lon­­taire et bru­­tale, est donné par la reconstruc­­
tion d’une ville après une catas­­trophe, natu­­relle ou guer­­rière. Rares
sont les cas d’aban­­don total, fré­­quent sont ceux d’une reconstruc­­tion
in situ, même s’il est évident que ce n’est plus la meilleure loca­­li­­sa­­tion
par rap­­port aux dyna­­miques de situa­­tion. Très sou­­vent, on s’efforce
de retrou­­ver le tracé viaire ancien, de repro­­duire les bâti­­ments sym­­bo­­
liques et les pay­­sages urbains. La mémoire, l’iden­­tité, la ter­­ri­­toria­­lité,
l’emportent sou­­vent sur la fonc­­tion­­na­­lité dans un large consen­­sus.
Que milieu et ter­­ ri­­
toire semblent alors prendre l’avan­­ tage sur
l’espace n’infère en rien le fait que les villes soient des objets émi­­
nem­­ment his­­to­­riques  : les dyna­­miques géo­­gra­­phiques, spa­­tiales en
par­­ti­­cu­­lier, font constam­­ment muter ces lieux qui sont cer­­tai­­ne­­ment
les plus évo­­lu­­tifs, les plus his­­to­­riques, parmi les êtres géo­­gra­­phiques.
C’est un cas où la dis­­tinction des tem­­po­­ra­­li­­tés ter­­ri­­toriales (plu­­tôt de
repro­­duc­­tion) et de spa­­tia­­lité (plu­­tôt de trans­­for­­ma­­tion) peut prendre
une acuité par­­ti­­cu­­lière. Le couple villes d’État/villes éco­­no­­miques,
vieux clas­­sique de la géo­­gra­­phie his­­to­­rique, garde ici toute sa valeur.
Pour contrô­­ler une por­­tion de ter­­ri­­toire, un État a besoin de chefs-­
lieux, pour échan­­ger le commerce néces­­site des lieux de mar­­chés.
Dans bien des socié­­tés, les agglo­­mé­­ra­­tions peuvent jouer les deux
fonc­­tions. Mais la trop grande proxi­­mité sociale que cela entraîne
pour les acteurs des deux dimen­­sions, les repré­­sen­­tants du pou­­voir
poli­­tique et les agents éco­­no­­miques, peut poser pro­­blème à l’auto­­rité
glo­­bale. Cette der­­nière a tout inté­­rêt à impo­­ser de la dis­­tance entre les
deux caté­­go­­ries de pou­­voir, afin d’évi­­ter la cor­­rup­­tion, les ten­­ta­­tives
d’influ­­ence, voire de main­­mise de l’éco­­no­­mie sur le poli­­tique, d’où le
choix de villes sépa­­rées. À cette dis­­jonc­­tion géo­­gra­­phique s’ajoute en
géné­­ral un effort de rup­­ture tem­­po­­relle par la rota­­tion des fonc­­tion­­
naires d’auto­­rité, afin qu’ils ne res­­tent jamais long­­temps en contact
avec les mêmes pou­­voirs éco­­no­­miques régio­­naux. Nous venons de
150
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

décrire la car­­rière de la fonc­­tion publique d’auto­­rité fran­­çaise (pré­­fec­­


to­­rale, direc­­tions locales et régio­­nales des minis­­tères cen­­traux), mais
cela se retrouve dans beau­­coup de ter­­ri­­toires sous auto­­rité éta­­tique
forte, ainsi en Chine depuis la dynas­­tie Han.
Pour pro­­té­­ger l’indé­­pen­­dance du poli­­tique, évi­­ter les proxi­­mi­­tés
ten­­ta­­trices, le choix de chefs-­lieux locaux ou régio­­naux dis­­tincts des
villes de bour­­geoi­­sies éco­­no­­miques dyna­­miques, de villes d’État,
est une tac­­tique géo­­gra­­phique clas­­sique des États forts. L’arché­­type
fran­­çais est le couple Rennes-­Nantes. Cette réflexion, combi­­née à la
théo­­rie christallérienne pour comprendre la situa­­tion des villes d’État
(d’empire, faudrait-­il dire) a été appli­­quée à la Chine ancienne par le
sino­­logue Christian Lamouroux1.
Cette logique binaire se combine avec plus de complexité dans un
ensemble poly­­cen­­trique. Les pièces du puzzle euro­­péen peuvent être
de ten­­dance plus éta­­tique (l’arché­­type étant la France) ou plus éco­­no­­
mique, les réseaux urbains et les struc­­tures intra-­urbaines sont alors dif­­
fé­­rents. L’axe cen­­tral de l’Europe est composé de villes domi­­nées, au
moins au moment de leur plus grande indé­­pen­­dance en tant que cités-­
États, par des bour­­geoi­­sies commer­­çantes (villes ita­­liennes des xiie-
xvie siècles, cités fla­­mandes, Pays-­Bas compris, des xiiie-xviie siècles,
ainsi que les villes inter­­mé­­diaires entre ces deux pôles, sou­­vent situées
dans des struc­­tures poli­­tiques modestes  : can­­tons suisses, prin­­ci­­pau­­
tés rhé­­nanes). Les struc­­tures internes de ces cités pri­­vi­­lé­­gient les lieux
des entre­­prises, qui sont aussi les demeures des grandes familles (les
palazzi ita­­liens, les huis hol­­lan­­dais, les hôtels fran­­çais), et minorent la
mise en scène col­­lec­­tive, qui est géné­­ra­­le­­ment une confé­­dé­­ra­­tion de
ces mêmes puis­­santes familles-­entreprises. Ainsi les bâti­­ments publics
ne sont pas consi­­dé­­ra­­ble­­ment plus impor­­tants que les palais pri­­vés (la
façade du Palais des Doges de Venise n’est que trois fois plus grande

1.  Christian Lamouroux est l’intro­­duc­­teur dans la sino­­logie fran­­çaise des tra­­vaux de Georges W. Skinner qui a uti­­lisé
avec une grande effi­­ca­­cité le modèle de Christaller (Lamouroux Christian, 1990, « Espace et peu­­ple­­ment dans la Chine
des Song », Études chi­­noises, p. ­35-94).
151
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

que celle du plus grand des palazzi du Grand canal). L’axe de ces
villes, là où les mar­­chands ont été maîtres chez eux, repré­­sente ainsi
la matrice géo­­gra­­phique du capi­­ta­­lisme euro­­péen. En revanche, les
villes d’État affichent une mise en ordre de l’urba­­nisme, pri­­vi­­lé­­giant
les formes géo­­mé­­triques : les plans de Versailles, de Saint-­Pétersbourg,
de Turin, de New Delhi, etc., en témoignent.
Cette échelle intra-­urbaine cor­­res­­pond donc à une situa­­tion dans
l’espace mon­­dial, à la fois comme places cen­­trales de logiques ter­­
ri­­toriales (les villes d’État fran­­çaises, dont Versailles est la forme la
plus ache­­vée) et comme nœuds des réseaux éco­­no­­miques (les cités-­
États). Ces der­­nières sont des lieux qui agissent au niveau éco­­no­­
mique de l’ensemble du monde civilisationnel (les villes fla­­mandes
sont le cœur éco­­no­­mique de l’Europe de l’automne du Moyen Âge),
lui-­même bran­­ché sur les réseaux, sur l’espace de l’Ancien Monde
(Venise et Gênes comme ter­­mi­­nus occi­­den­­taux des routes de la Soie
et des Épices). Est ainsi mis en jeu tout un ensemble de niveaux où
s’arti­­culent les logiques ter­­ri­­toriales et spa­­tiales, poli­­tiques et éco­­no­­
miques, de repro­­duc­­tion et de trans­­for­­ma­­tion.
La ten­­dance géné­­rale est à la dis­­jonc­­tion des deux types de logiques,
le poli­­tique cher­­chant à contrô­­ler l’éco­­no­­mique, ce der­­nier s’effor­­çant
de lui échap­­per. Lorsque les aires géo­­gra­­phiques coïn­­cident, l’éco­­no­­
mie tend à être enca­­drée. C’est la logique impé­­riale dont l’his­­toire chi­­
noise regorge d’exemple (nom­­breux moments d’enca­­dre­­ment stricte
des acti­­vi­­tés pro­­duc­­trices et commer­­çantes, comme les entre­­prises
publiques des Song, y compris les mai­­sons de jeu et les lupa­­nars1).
De ce fait, les acteurs éco­­no­­miques n’ont de cesse de pri­­vi­­lé­­gier les
ter­­ri­­toires peu étatisés qu’ils gèrent si pos­­sible eux-­mêmes. Mais si les
cités-­États mar­­chandes sont nom­­breuses his­­to­­ri­­que­­ment (cités phé­­ni­­
ciennes et grecques, Palmyre et Petra, sul­­ta­­nats malais…), elles ont
aussi besoin de pou­­voirs forts assu­­rant un maxi­­mum de sécu­­rité aux

1.  Gernet Jacques, 1959, La vie quo­­ti­­dienne en Chine à la veille de l’inva­­sion mon­­gole, Paris, Hachette.
152
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UN ÉCOU­­MÈNE FRAPPÉ D’IMMA­­NENCES

réseaux. Quelque­­fois les commer­­çants ont pu eux-­mêmes les domi­­ner


poli­­ti­­que­­ment et mili­­tai­­re­­ment (les Mon­­gols cara­­va­­niers au xiiie siècle,
mais aussi les compa­­gnies des In­des dans l’Europe moderne, la VOC
hol­­lan­­daise en par­­ti­­cu­­lier). Mais le plus sou­­vent cela s’est tra­­duit par
un compro­­mis, tou­­jours instable et dyna­­mique, entre les forces éco­­no­­
miques et poli­­tiques (le royaume du Portugal des xve-xvie siècles, le
Royaume-­Uni des xviiie-xixe siècles entre autres exemples).
Cette dyna­­mique instable peut être illus­­trée par l’his­­toire des villes
de l’est de la France. Une même ville, dont on a vu l’ins­­crip­­tion dans
le temps long en débu­­tant cette par­­tie, peut ainsi pas­­ser du sta­­tut de
nœud dans un réseau mar­­chand euro­­péen, étape entre le Nord fla­­mand
et le Sud ita­­lien (les foires de Cham­­pagne, puis des villes comme Metz,
Reims, Dijon, Besançon…) à celui de ville d’État. Ce que le tou­­riste peut
per­­ce­­voir dans leurs pay­­sages urbains : les hôtels des vieilles familles
commer­­çantes dans les rues tor­­tueuses, puis les rues et les places royales,
avec les bâti­­ments clas­­siques de la mise en scène du pou­­voir.
Ce jeu constant entre les niveaux géo­­gra­­phiques est un très puis­­sant
fac­­teur de dyna­­mique his­­to­­rique (La dyna­­mique du capi­­ta­­lisme, pour
reprendre le titre d’un ouvrage de Braudel). Il per­­met aux logiques
éco­­no­­miques de s’arti­­cu­­ler aux ter­­ri­­toires poli­­tiques, tout en leur
échap­­pant lar­­ge­­ment. La mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine est la forme
la plus ache­­vée, mais inévi­­ta­­ble­­ment pro­­vi­­soire, de ce jeu sca­­laire.
L’espace éco­­no­­mique, devenu lar­­ge­­ment mon­­dial, joue sur la diver­­sité
des ter­­ri­­toria­­li­­tés (des minus­­cules para­­dis fis­­caux à la puis­­sance régu­­
la­­trice des États-­Unis). Il les sus­­cite aussi en pro­­vo­­quant des réac­­tions
loca­­li­­sées face au sys­­tème spa­­tial qui englobe les ter­­ri­­toires et semble
lar­­ge­­ment leurs échap­­per.
Cette influ­­ence du som­­met de l’échelle géo­­gra­­phique, cette trans­­
cen­­dance s’arti­­cule néan­­moins au poids des inter­­re­­la­­tions éta­­tiques,
aux imma­­ nences natio­­ nales et civilisationnelles. En termes plus
simples, le mon­­dial (spa­­tial) s’arti­­cule constam­­ment à l’inter­­na­­tional
(multi-­territorial). L’his­­toire peut être lue comme un jeu d’échelles.
CONCLU­­SION
UNE GÉO­­GRA­­PHIE
DE L’HIS­­TOIRE
SANS ALÉA

C ette deuxième par­­tie n’a eu de cesse de combi­­ner, asso­­cier, par­­


fois oppo­­ser, les tem­­po­­ra­­li­­tés et les géo­­gra­­phies. La posi­­tion
géo­­gra­­phique de chaque société, à condi­­tion d’entendre ainsi simul­­ta­­
né­­ment sa spa­­tia­­lité, sa ter­­ri­­toria­­lité et son rap­­port au milieu (pre­­mière
par­­tie), est un élé­­ment incontour­­nable pour comprendre son historité,
c’est-­­à-dire d’un même mou­­ve­­ment les pro­­ces­­sus de repro­­duc­­tion, de
conti­­nuité d’une géné­­ra­­tion à une autre, qui per­­mettent de la consi­­dé­­
rer comme un même être social à des dates dif­­fé­­rentes, et les dyna­­
miques de chan­­ge­­ments qui font qu’une société n’est jamais tout à fait
la même, à l’égal du fleuve d’Héraclite dans lequel on ne pou­­vait se
bai­­gner deux fois. Sans négli­­ger cepen­­dant le fait que les pro­­ces­­sus
les plus sub­­tils de repro­­duc­­tion de l’essen­­tiel consistent à accep­­ter les
modi­­fi­­ca­­tions secondaires : « Il faut que tout change pour que rien ne
change », selon la célèbre réplique que Lampedusa prête à Tancrède
dans Le Gué­­pard.
L’idée d’inter­­ac­­tion est la ligne direc­­trice des trois cha­­pitres pré­­cé­­
dents. Un fait de société, qu’il soit ins­­crit dans la durée ou évé­­ne­­men­­
tiel, ne prend sens que mis en rela­­tion avec d’autres faits de socié­­tés
154
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UNE GÉO­­GRA­­PHIE DE L’HIS­­TOIRE SANS ALÉA

situés géné­­ra­­le­­ment ailleurs ou à un niveau sca­­laire dif­­fé­­rent (et éven­­


tuel­­le­­ment décalé dans le temps). Dans cette perspec­­tive, plus un lieu
social est relié à d’autres, plus il est connecté, plus il y a de pro­­ba­­bi­­li­­
tés que la complexité aug­­mente et que les dyna­­miques du chan­­ge­­ment
soient fortes. De ce fait, il y a une géo­­gra­­phie des historités. On peut
la résu­­mer par une for­­mule :
 
Den­­sité + connexité = historité
 
Il y a plus de chance qu’une société sou­­mise à de nom­­breuses
inter­­ac­­tions soit dans la dyna­­mique, le chan­­ge­­ment  ; réci­­pro­­que­­ment
une société iso­­lée est tout autant his­­to­­rique, mais les pro­­ces­­sus de
trans­­for­­ma­­tion sont néces­­sai­­re­­ment plus réduits, son historité est alors
pro­­ba­­ble­­ment plus mar­­quée par la repro­­duc­­tion et dépen­­dante du seul
rap­­port au milieu1.
L’exemple de la prise de Rome par les Gau­­lois (chap. 5) a mon­­
tré que l’aléa est une ques­­tion d’échelle. Au niveau de l’espace
romain, l’irrup­­tion de l’armée gau­­loise est une catas­­trophe impré­­
vi­­sible. À l’échelle de l’ensemble du Monde antique, péri­­phérie de
Hallstatt comprise, c’est une consé­­quence logique de la dyna­­mique
d’une semi-­périphérie active et instable. On peut donc tou­­jours faire
l’hypo­­thèse qu’un évé­­ne­­ment non expli­­qué (mais n’est-­ce pas un
pléo­­nasme ?) peut prendre sens à condi­­tion de chan­­ger la focale, de
consi­­dé­­rer le pro­­ces­­sus évé­­ne­­men­­tiel à une autre échelle spa­­tiale et
tem­­po­­relle. Le cadrage du champ expli­­ca­­tif, au sens photo­­graphique
ou ciné­­ma­­to­­gra­­phique du terme «  cadrage  », va donc être cen­­tral
dans la troi­­sième par­­tie.

1.  Pour une car­­to­­gra­­phie de cette for­­mule, voir Grataloup, 2010, carte 2.5, p. 64.
TROI­­SIÈME PAR­­TIE
PRIN­­CIPES
GÉO­HISTO­­RIQUES

   

« Il faut contextualiser avant de hié­­rar­­chi­­ser. »


Réplique de Mon­a Ozouf à Alain Finkelkraut
(France Culture, 7 jan­­vier 2012).
 

P ro­­po­­ser une réflexion sur les récur­­rences est devenu une marque
de fabrique de la géo­histoire contem­­po­­raine. Il y a cer­­tai­­ne­­ment
là un effet de la migra­­tion de la réflexion géo­histo­­rique de la dis­­ci­­
pline his­­to­­rique vers la géo­­gra­­phie. En effet, c’est une pra­­tique plu­­tôt
modélisatrice, l’ana­­lyse spa­­tiale, qui s’en est empa­­rée, en par­­ti­­cu­­
lier avec la figure pion­­nière du géo­­graphe Alain Reynaud [1992]1,
au moment où l’his­­toire s’inté­­res­­sait au contraire aux acteurs et à la
démarche de la micro storia. Ana­­lyse spa­­tiale et géo­histoire se rejoi­­
gnaient sur le souci de la réflexion sca­­laire2.
La démarche de la géo­histoire peut être consi­­dé­­rée comme para­­
doxale par rap­­port à toute modé­­li­­sa­­tion. Pour construire un rai­­son­­
ne­­ment récur­­rent, comme dans la phy­­sique clas­­sique, il faut que tout
soit égal par ailleurs. Or, pre­­nant en compte simul­­ta­­né­­ment les varia­­
tions spa­­tiales et tem­­po­­relles, la réflexion géo­histo­­rique mul­­ti­­plie
la rela­­ti­­vité des faits sociaux. Contextualiser géo­­gra­­phi­­que­­ment des
socié­­tés révo­­lues, donc par défi­­ni­­tion dif­­fé­­rentes du présent, c’est
aussi tenir compte de l’ailleurs, tout aussi néces­­sai­­re­­ment autre.

1.  Le petit livre de Reynaud, publié en 1992 par le haut lieu de la modé­­li­­sa­­tion géo­­gra­­phique, la Mai­­son de la
Géo­­gra­­phie de Montpellier, diri­­gée par Roger Bru­­net, est une ver­­sion très abré­­gée d’un gros tra­­vail de géo­­gra­­phie
quan­­ti­­tative effec­­tuée publié en lit­­té­­ra­­ture grise à l’uni­­ver­­sité de Reims en 1984.
2.  Revel Jacques, 1998, Jeux d’échelles. La micro-­analyse de l’expé­­rience, Paris, Édi­­tions de l’EHESS.
156
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
PRIN­­CIPES GÉO­HISTO­­RIQUES

Une double alté­­rité qui, le plus sou­­vent, est réso­­lue par les sciences
sociales en décou­­pant l’ensemble du social en sous-­champs, soit
tem­­po­­rels (les périodes et leurs sous-­ensembles, domaines de l’his­­
toire, mais qui n’ont le plus sou­­vent sens que dans le monde occi­­
den­­tal ou occi­­den­­ta­­lisé), soit ter­­ri­­toriaux (les aires cultu­­relles et les
domaines des « civilisationnistes ». Pour­­tant, étu­­dier la dyna­­mique de
l’éco­­no­­mie per­­sane au xviiie siècle relève-­­t-il d’un iranologue, d’un
éco­­no­­miste ou d’un spé­­cia­­liste du xviiie, un « dix-­huitiémiste »
comme on dit par­­fois ? Évi­­dem­­ment des trois. On navigue à l’estime
entre trois risques : être igno­­rant du sujet qu’on veut abor­­der (comment
par­­ler de la Perse du xviiie siècle sans pou­­voir lire les textes en ver­­
sion ori­­gi­­nale ?), être inca­­pable de situer ce sujet dans son contexte
(comment en par­­ler sans situer le monde ira­­nien par rap­­port à ses
voi­­sins, au contexte géné­­ral des inter­­ac­­tions éco­­no­­miques d’alors  ?),
n’avoir pas les outils de compré­­hen­­sion (comment par­­ler d’éco­­no­­mie
sans maî­­tri­­ser les concepts et les modes d’infor­­ma­­tion qui per­­mettent
d’étu­­dier cette dimen­­sion du social ?). La ten­­ta­­tion de la recherche
fon­­da­­men­­tale est alors d’étu­­dier « tout sur rien », comme on dit par­­
fois, quitte à entre­­te­­nir les plus grandes dif­­fi­­cultés de commu­­ni­­ca­­tion,
que ce soit dans l’inter­­dis­­ci­­pli­­na­­rité scien­­ti­­fique ou dans la dif­­fu­­sion
des connais­­sances, l’ensei­­gne­­ment en par­­ti­­cu­­lier, qui risque alors de
par­­ler de « rien sur tout ».
Le pro­­blème est résolu, si l’on peut dire, par un rela­­tif cloi­­son­­
ne­­ment scien­­ti­­fique qui a, jus­­qu’à la seconde moi­­tié du xxe  siècle,
lar­­ge­­ment fonc­­tionné sur un double divorce. D’une part, l’alté­­rité du
passé rele­­vait essen­­tiel­­le­­ment de la dis­­ci­­pline his­­to­­rienne, maî­­tresse
des codes d’accès (archives, archéo­­logie), mais il s’agis­­sait essen­­tiel­­
le­­ment d’un passé de l’Occi­­dent et des racines qu’il s’était choi­­sies,
alors que les alté­­rités civilisationnelles, celles des « Autres », rele­­
vaient des études d’aires cultu­­relles, éven­­tuel­­le­­ment de l’anthro­­po­­
logie. Dans les deux cas, la dis­­ci­­pline s’atta­­quait à des champs sociaux
glo­­baux, pre­­nant en compte l’ensemble du social, même si les cher­
157
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
UNE GÉO­­GRA­­PHIE
PRIN­­
DECL’HIS­­
IPES TGÉO­
OIREHISTO­­
SANS RIQUES
ALÉA

cheurs indi­­vi­­duels pou­­vaient être plus spé­­cia­­listes de l’éco­­no­­mie de


la Grèce ancienne ou de la mytho­­logie des peuples poly­­né­­siens. Le
compa­­ra­­tisme reste tou­­jours ris­­qué, intel­­lec­­tuelle­­ment et pro­­fes­­sion­­
nel­­le­­ment. Dans un tel contexte, la démarche géo­histo­­rique, qui relève
plu­­tôt du métis­­sage, non seule­­ment de l’his­­toire et de la géo­­gra­­phie,
mais aussi de l’anthro­­po­­logie et des études civilisationnistes, ne peut
que voir sa démarche regar­­dée avec sus­­pi­­cion.
Le risque est effec­­ti­­ve­­ment grand du bric-­­à-brac, celui des cabi­­nets
de curio­­sité d’autre­­fois qui rap­­pro­­chaient des objets, d’ori­­gine natu­­
relle ou sociale, en fonc­­tion de coïn­­ci­­dences de forme ou de ver­­tus
sup­­po­­sées plus que selon un inven­­taire rigou­­reux du Monde. Mais
ce risque mérite d’être har­­di­­ment couru. On peut même défendre
l’idée qu’aujourd’hui on n’a pas le choix. L’inter­­connexion géné­­ra­­
li­­sée, qu’il est convenu d’appe­­ler mon­­dia­­li­­sa­­tion, impose une lec­­ture
aussi poly­­cen­­trique que le Monde l’est devenu. Or, trai­­ter les lieux
et les périodes « à parts égales1 » néces­­site, pour dépas­­ser la pétition
de prin­­cipe, une boîte à outils commune, des concepts pro­­gres­­si­­ve­­
ment déga­­gés de l’euro­centrisme, des cadrages dif­­fé­­rents des périodes
et des décou­­pages du Monde construits par l’Occi­­dent [Grataloup,
2011a].
Ces ques­­tions de cadrage, de focale et de timing sont donc la pre­­
mière étape dans la mise en place d’un rai­­son­­ne­­ment géo­histo­­rique
(chap. 7) qui nous per­­met­­tra de par­­ler de scé­­na­­rio. À l’aide de ces
outils, on pourra réflé­­chir à une géo­histoire glo­­bale (chap. 8), mais
aussi à son envers, l’étude des iden­­ti­­tés loca­­li­­sées (chap. 9). Oppo­­ser
l’espace mon­­dial et les ter­­ri­­toires locaux nous aidera, mais n’épui­­sera
pas le pro­­jet géo­histo­­rique.

1.  Selon le beau titre programmatique de Bertrand Romain, 2011, L’his­­toire à parts égales. Récits d’une ren­­contre
Orient-­Occident (xvie-xviie siècle), Paris, Le Seuil.
CHA­­PITRE 7
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ
DE SCÉ­­NA­­RIOS
1.  TEN­­TA­­TION ET RISQUE DU MODÈLE
2.  ASSU­­MER SES DOMAINES DE VALI­­DITÉ
3. UN EXEMPLE DE QUES­­TION COMPA­­RA­­TIVE  :
Où EST LE CHEF-­LIEU ?
4. UN EXEMPLE DE PRIN­­CIPE GÉO­HISTO­­RIQUE  :
CONSTANTINOPLE

A u xixe  siècle, dans le contexte de la quête des ori­­gines natio­­


nales les plus loin­­taines, les Euro­­péens de l’Ouest ont valo­­risé
des construc­­tions d’évi­­dence très anciennes, préromaines assu­­ré­­ment,
réa­­li­­sées avec d’énormes blocs de pierre, des « méga­­lithes ». Les sites
de Stonehenge en Angleterre ou de Carnac en France devinrent des
hauts-­lieux ter­­ri­­toriaux, objets d’un tou­­risme identitaire. En même
temps, Schliemann, l’archéo­­logue décou­­vreur de Troie, met­­tait à
jour à Mycènes de spec­­ta­­cu­­laires tombes à rotondes, appe­­lées tholoi,
dont une par­­tie des maté­­riaux étaient éga­­le­­ment d’énormes pierres.
C’était alors aussi l’époque où l’archéo­­logie et l’anthro­­po­­logie étaient
domi­­nées par le diffusionnisme, l’idée que les inno­­va­­tions sont raris­­
simes et le fait de quelques socié­­tés très par­­ti­­cu­­lières, donc qu’elles
ne peuvent être acquises par la plu­­part des groupes humains que par
dif­­fu­­sion1. Cette vision était congru­ente avec la situa­­tion géo­­po­­li­­tique
de l’Occi­­dent colo­­ni­­sant alors le Monde.

1.  Le pen­­seur le plus impor­­tant de la pen­­sée diffusionniste est Fraser. Les échelles de Guttman en sont une appli­­ca­­tion.
160
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

1.  TEN­­TA­­TION ET RISQUE DU MODÈLE

Il y eut donc conflit entre les deux usages du passé : d’un côté, le
dis­­cours identitaire refu­­sait une quel­­conque dette du ter­­ri­­toire natio­­
nal envers une inven­­tion étran­­gère, fut-­elle grecque ; de l’autre, la
filia­­tion hel­­lène, dans le cadre d’une vision plus glo­­bale de l’Europe
(c’est l’époque de l’inven­­tion de l’idée de « miracle grec »), sem­­blait
ano­­blir des monu­­ments locaux qui pou­­vaient sem­­bler frustes. Un
conflit sca­­laire en quelque sorte  : nations contre civi­­li­­sa­­tion1. Même
si en Allemagne pré­­va­­lait, avec l’archéo­­logue Gustav Kossima, une
vision réso­­lu­­ment autochtone de l’ori­­gine du mégalithisme, la majo­­
rité du monde savant euro­­péen pen­­chait pour l’ori­­gine achéenne.
L’archéo­­logue le plus mar­­quant de la pre­­mière moi­­tié du xxe siècle,
le Bri­­tan­­nique Gordon Childe, a imposé le modèle diffusionniste2, en
combi­­nant le dépla­­ce­­ment des tech­­niques avec celui des peuples indo-­
européens3 et en accor­­dant un rôle impor­­tant à la voie danubienne.
Ce scé­­na­­rio* cohé­­rent fut mis à mal dans les années 1960 par la
data­­tion au car­­bone 14 [Renfrew, 1983] : à la sur­­prise géné­­rale, les
sites occi­­den­­taux s’avé­­rèrent plus anciens que ceux de Grèce. Des
lieux compa­­rables, comme les temples néo­­li­­thiques de Malte, se révé­­
lèrent même par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment éloi­­gnés dans le temps. La stu­­peur, au
début, sus­­cita chez cer­­tains archéo­­logues une néga­­tion de la vali­­dité de
la tech­­nique des phy­­si­­ciens pour sau­­ver le scé­­na­­rio. D’autres conser­­
vèrent l’idée de la dif­­fu­­sion, mais en inver­­sant le sens des flèches,
deve­­nues Ouest-­Est. Fina­­le­­ment aujourd’hui, la lec­­ture qui est faite est
plu­­tôt syn­­thé­­tique  : les dif­­fé­­rentes régions méga­­li­­thiques, y compris

1.  Cette dis­­tinction d’échelle avait une dimen­­sion for­­te­­ment sociale dont ont long­­temps témoi­­gné les pro­­grammes
sco­­laires fran­­çais. À l’école élé­­men­­taire, donc aux classes popu­­laires, le «  roman natio­­nal  », au secondaire, long­­temps
réservé à l’élite sociale, une his­­toire for­­te­­ment cen­­trée sur l’Europe, à commen­­cer par ses racines qu’elle pré­­ten­­dait
mono­­po­­li­­ser, l’Anti­­quité gréco-­romaine. Quand sco­­laire rime avec sca­­laire…
2.  La syn­­thèse de son modèle est pré­­sen­­tée dans La nais­­sance de la Civi­­li­­sa­­tion (tra­­duc­­tion fran­­çaise chez Denoël
en 1963, édi­­tion anglaise ori­­gi­­nelle de 1957).
3.  Childe G., 1926, The Aryans. A Study of Indo-­European Origins. L’homme de gauche qu’était Childe cessa ensuite
de publier sur les Indo-­Européens pour ne pas être instrumentalisé par les Nazis.
161
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

sur la façade atlan­­tique, sont pen­­sées comme auto­­nomes, sans exclure


des inter­­re­­la­­tions entre la Médi­­ter­­ra­­née orien­­tale et la mer du Nord,
mais dans tous les sens. Au lieu des deux lec­­tures simples pré­­cé­­dentes
(autochtonie ou diffusionnisme linéaire d’Est en Ouest), on abou­­tit à
un jeu d’échelles spatio-­temporelles, à des décou­­pages régio­­naux évo­­
lu­­tifs dans le temps et une périodisation en plu­­sieurs par­­cours tres­­sés.
Les pres­­sions idéo­­lo­­giques n’ont pas dis­­paru, mais elles sont deve­­nues
dis­­crètes. Il est, en effet, impos­­sible qu’il n’y ait pas une recherche de
signi­­fi­­ca­­tion, de sens (au double « sens » de l’expres­­sion « sens de
l’His­­toire »), pour finaliser les grilles de lec­­tures mises en jeu.
Une réac­­tion empi­­riste fré­­quente défen­­dra le point de vue que
seuls comptent les faits et que toutes les inter­­pré­­ta­­tions sont à évi­­ter,
tant elles font cou­­rir le risque de faire plier l’infor­­ma­­tion avé­­rée à la
grille inter­­pré­­ta­­tive. Effec­­ti­­ve­­ment, l’un des deux réflexes épis­­té­­mo­­
lo­­giques indis­­pen­­sables à tout sérieux scien­­ti­­fique est d’accor­­der la
pri­­mauté aux faits véri­­fiés, qui sont tou­­jours têtus. Reste, quoiqu’en
disent les empi­­ristes, que les faits sont construits ou, plu­­tôt, for­­
ma­­li­­sés pour être pen­­sables scien­­ti­­fi­­que­­ment. Le second réflexe
épis­­té­­mo­­lo­­gique fon­­da­­men­­tal est d’expli­­ci­­ter, à soi-­même et à la
commu­­nauté scien­­ti­­fique, cette mise en formes, en concepts, en rai­­
son­­ne­­ments. La géo­histoire, bana­­le­­ment, ne peut que, d’une part,
avouer ses infor­­ma­­tions, ses sources, d’autre part dire quels sont
les concepts et les champs réfé­­ren­­tiels dans lequel elle tente de leur
don­­ner sens.
Ce rap­­pel ne serait que bana­­li­­tés épis­­té­­mo­­lo­­giques, si la géo­
histoire, en par­­ti­­cu­­lier en France, ne se trou­­vait à une inter­­sec­­tion
par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment vive entre ces deux ten­­ta­­tions de la démarche intel­­
lec­­tuelle, empi­­riste et théo­­ri­­cienne. La dis­­ci­­pline his­­to­­rique est mar­­
quée par une méfiance vis-­­à-vis de la théo­­rie ; c’est, pourrait-­on dire,
dans son patri­­moine géné­­tique puisque la ques­­tion de la cri­­tique des
sources est fon­­da­­trice de son émer­­gence scien­­ti­­fique. La géo­­gra­­phie,
en par­­ti­­cu­­lier celle de l’École fran­­çaise, a long­­temps main­­tenu une
162
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

démarche domi­­nante très méfiante vis-­­à-vis de toute théo­­rie. Dans


les deux cas, la compa­­rai­­son même peut être sus­­pecte, comme le
mon­­trèrent par exemple les échecs de Marc Bloch pour pro­­mou­­voir
l’his­­toire compa­­rée. Ce n’est donc que très tar­­di­­ve­­ment que des mou­­
ve­­ments scien­­ti­­fiques bien éta­­blis depuis des décen­­nies dans d’autres
pays, comme l’archéo­­logie spa­­tiale (Cunliffe), l’his­­toire éco­­no­­mique
compa­­rée (Norel) et, plus récem­­ment, l’his­­toire dite glo­­bale, ont pu
deve­­nir légi­­time en France.
Dans la géo­­gra­­phie, une démarche compa­­ra­­tive et même par­­fois
modélisatrice a pu émer­­ger. Ce que Braudel a vrai­­ment ini­­tié, dans
une œuvre plus mar­­gi­­nale dans l’his­­toire uni­­ver­­si­­taire que sa noto­­riété
au dehors peut le lais­­ser sup­­po­­ser, c’est moins l’inven­­tion du terme de
«  géo­histoire  » dès 1942, forte intro­­duc­­tion de la pro­­blé­­ma­­tique du
milieu dans la réflexion sur les tem­­po­­ra­­li­­tés, que la prise au sérieux
de l’échelle mon­­diale, d’abord de manière compa­­ra­­tiste [1963], puis
pru­­dem­­ment modé­­li­­sée [1979] sous l’influ­­ence de l’his­­toire et de
l’anthro­­po­­logie éco­­no­­miques, celle d’Im­manuel Wallerstein en par­­
ti­­cu­­lier. Au même moment, la géo­­gra­­phie fran­­çaise se renou­­ve­­lait
pro­­fon­­dé­­ment en s’ouvrant à la modé­­li­­sa­­tion géo­­gra­­phique venue
d’ailleurs.

2.  ASSU­­MER SES DOMAINES DE VALI­­DITÉ

Aucun rai­­son­­ne­­ment n’a de sens en tout temps et en tout lieu. Si


tout est rela­­tif, la démarche géo­histo­­rique devient vaine, mais éga­­le­­
ment tout effort de connais­­sance. Ne serait-­ce que pour nom­­mer ce
dont on parle, il faut des notions qui aient quelque por­­tée au-­delà d’un
cas par­­ti­­cu­­lier stric­­te­­ment loca­­lisé dans l’espace et dans le temps.
Sinon, il n’y aurait que des noms propres et plus de lan­­gage. Réci­­pro­­
que­­ment, consi­­dé­­rer qu’il y a des uni­­ver­­saux, qui auraient sens en tout
temps, en tout lieu, pour toutes les socié­­tés, est tout aussi des­­truc­­teur.
Mais comment faire sans géné­­ra­­li­­sa­­tion rela­­tive (que l’on peut
aussi appe­­ler rela­­ti­­vité géné­­rale)  ? Ne serait-­ce que la notion même
163
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

de société, donc de science(s) sociale(s), vient d’être, dans toutes


les pages qui pré­­cèdent, consi­­dé­­rée comme ayant sens du Paléo­­
li­­thique à aujourd’hui. Avec une por­­tée plus réduite, le terme de
ville recouvre des réa­­li­­tés aussi pro­­fon­­dé­­ment dis­­tinctes que les
cités-­États sumé­­riennes (ne serait-­il pas plus prudent de ne citer
que des noms propres : Ur, Chaldée, Akkad…), les agglo­­mé­­ra­­tions
amé­­rin­­diennes (Tenochtitlan, Cuzco, Chichen Itza…), les méga­­lo­­
poles contem­­po­­raines (Shanghai, Lagos-­Ibadan, Mexico…), etc. Et
encore, la typo­­logie esquis­­sée (cité-­État, méga­­lo­­pole, etc.) encourt
la même cri­­tique. Pour­­tant, nous ne ces­­sons pas de par­­ler de ville.
Il y a quelque chose de commun, qu’on pour­­rait appe­­ler l’urba­­
nité, qu’on peut semble-­­t-il retrou­­ver et qui per­­met de décrire, voire
de comprendre, des socié­­tés pour­­tant aussi dis­­sem­­blables que les
Mayas du début de notre ère, les culti­­va­­teurs du sud-­est du Crois­­sant
fer­­tile au IIIe millé­­naire avant notre ère et le Nigeria contem­­po­­rain.
Plus encore, des spé­­cia­­listes lisent « de la ville » dans des cam­­pe­­
ments toua­­regs d’aujourd’hui ou des groupes de yourtes mon­­goles
d’autre­­fois. Le concept de ville est un coup de force tou­­jours sim­­
pli­­fi­­ca­­teur par rap­­port au réel et pour­­tant on ne sau­­rait s’en pas­­ser.
Ces tri­­via­­li­­tés épis­­té­­mo­­lo­­giques sont indis­­pen­­sables pour fon­­
der un rai­­son­­ne­­ment géo­histo­­rique. Dans le réel tou­­jours ondoyant,
tou­­jours divers, composé d’indi­­vi­­dua­­li­­tés uniques, où tout est spé­­ci­­
fique et rien n’est sem­­blable, on doit prendre le risque de décou­­per
des ensembles au sein des­­quels on fait le pari de la non-­relativité ;
d’iso­­ler des domaines dans les­­quels les notions auront sens de bout
en bout  ; donc dans les­­quels on pourra pro­­po­­ser des rai­­son­­ne­­ments.
La contrainte épis­­té­­mo­­lo­­gique pre­­mière reste néan­­moins de ne jamais
oublier que de tels décou­­pages, qu’on peut appe­­ler des domaines de
vali­­dité*, ne sont pas des faits, mais des construc­­tions intel­­lec­­tuelles.
Elles peuvent avoir une genèse pure­­ment scien­­ti­­fique (le Paléo­­li­­thique,
les anti­­cy­­clones) ou être héri­­tés de tra­­di­­tions cultu­­relles complexe
qu’il faut néces­­sai­­re­­ment déconstruire (l’Anti­­quité, les pays en voie de
164
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

déve­­lop­­pe­­ment). Cer­­taines avancent mas­­quées plus que d’autres et


sont donc des pièges qui rendent plus dif­­fi­­cile l’ana­­lyse cri­­tique, ainsi
la notion de continent [Grataloup, 2009].
Pour mieux comprendre la néces­­sité, dans toute réflexion géo­
histo­­rique comme pour l’ensemble des sciences sociales, de pré­­ci­­ser
la por­­tée spa­­tiale et tem­­po­­relle, on peut prendre l’exemple de rai­­son­­
ne­­ment contrefactuel effec­­tué par Im­manuel Wallerstein  :

« L’Inde existe-­­t-elle ? La ques­­tion que je pose est absurde. Dans


le monde contem­­po­­rain, il existe une entité poli­­tique qu’on appelle
l’Inde : en ce sens il est cer­­tain que l’Inde existe. Mais la ques­­tion
n’est pas si absurde si on la tient pour une ques­­tion onto­­lo­­gique, ana­­
logue à la vieille ques­­tion théo­­lo­­gique  : Dieu existe-­­t-il  ?
Sup­­po­­sons que dans la période 1750‑1850 les Anglais aient
commencé par colo­­ni­­ser le vieil empire Moghol et l’aient appelé
Hindoustan, que les Fran­­çais, dans le même temps, aient colo­­nisé les
régions méri­­dio­­nales (lar­­ge­­ment dra­­vi­­diennes) de l’actuelle Répu­­
blique indienne en leur don­­nant le nom de Dravidia. Dirions-­nous
aujourd’hui que Madras fai­­sait “his­­to­­ri­­que­­ment” par­­tie de l’Inde  ?
Et même prononcerions-­nous le mot “Inde” ? Je ne crois pas. Au
contraire, les savants des quatre coins du monde auraient sans doute
écrit d’éru­­dits volumes pour expli­­quer que, depuis des temps immé­­
mo­­riaux, l’Hindoustan et la Dravidia for­­maient deux cultures, deux
peuples, deux civi­­li­­sa­­tions, deux nations dif­­fé­­rentes, etc.  »
(Wallerstein Im­manuel, 1991, Im­penser la science sociale,
Paris, PUF, p. 15.)
 
Qu’entend-­on, en effet, quand on parle de l’Inde ? Un mor­­ceau
du sud de l’Asie, entre l’Himalaya et l’océan Indien, entre les monts
du Baloutchistan et ceux de l’Assam, ce qu’on appelle, par une mau­­
vaise tra­­duc­­tion, le «  sous-­continent1 », bref une sorte de décou­­page

1. François Durand-­ Dastès, dans le volume Monde indien de la Géo­­gra­­phie uni­­ver­­selle de chez Belin [1995]
qu’il a dirigé, indique que l’expres­­sion anglais sub­continent serait mieux tra­­duite par « quasi-­continent ».
165
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

natu­­rel pré­­exis­­tant à toute pré­­sence humaine. Ou bien l’Inde serait


une civi­­li­­sa­­tion dont les ori­­gines se perdent dans la nuit des temps,
dont l’hin­­douisme et tous ses ava­­tars seraient l’essence, et qui aurait
niché dans la pénin­­sule pré­­cé­­dem­­ment évo­­quée deve­­nue son ter­­ri­­
toire ? L’évi­­dence de l’Inde est telle qu’il est rare qu’une défi­­ni­­tion
en soit don­­née, même som­­mai­­re­­ment. Or une frise mon­­trant le degré
d’occu­­pa­­tion de la pénin­­sule par sa plus grande entité poli­­tique, due
à l’his­­to­­rien Joseph E. Schwarzberg1 et reprise dans la Géo­­gra­­phie
uni­­ver­­selle [Durand-­Dastès, 1995] montre que l’unité n’a pra­­ti­­
que­­ment jamais existé, sauf à l’époque du Raj, de l’Empire bri­­tan­­
nique. Il y a eu plu­­sieurs moments impé­­riaux, cen­­trés sur la plaine
indo-­gangétique (Asoka au iiie siècle avant notre ère, les Gupta au ive
après, le sul­­ta­­nat de Delhi aux xiiie-xive siècles, les Moghols du xvie
au xviiie siècle). Mais ils n’ont dominé que très rare­­ment le sud du
Dekkan ; en revanche, ils se sont sou­­vent éten­­dus sur l’Asie cen­­trale.
Figure 7.1. Variations du territoire de l'Inde
FIGURE 7.1 VARIA­­TIONS DU TER­­RI­­TOIRE DE L’INDE

Étendue de la plus grande entitée politique en % de l'espace indien


(100 % = le territoire actuel de l'Union indienne)
100 %
Sultanat Moghols
de Dehli

50 % British
Raj

Maurya Gupta
0%
-400 av. J.-C. +200 ap. J.-C. 1000 1400 1800 2000

Source : François Durand-Dastès d'après J. E. Schwarzberg (A Historical Atlas of South Asia, The Association for Asian Studies, 1983).

Il en va de même non seule­­ment pour la plu­­part des décou­­pages


spa­­tiaux qui repré­­sentent les titres des pages d’atlas (conti­­nents,
régions), mais éga­­le­­ment pour les périodisations les plus banales
(Anti­­quité, Moyen Âge). Un très beau livre a obtenu en 2013 un

1.  Schwartzberg Joseph E., 1978, A Historical Atlas of South Asia, Chicago, University of Chicago Press.
166
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

suc­­cès mérité, Le rhi­­no­­cé­­ros d’or, de François-­ Xavier Fauvel-­


Aymar . Son mérite prin­­ci­­pal est d’ini­­tier un large public à l’his­­toire
1

de l’Afrique noire trop sou­­vent consi­­dé­­rée, dans la vieille perspec­­


tive hégé­­lienne, comme n’étant « pas encore entrée dans l’his­­toire ».
Or le sous-­titre, His­­toires du Moyen Âge afri­­cain, qu’il jus­­ti­­fie dans
son intro­­duc­­tion, fait appel à deux décou­­pages, l’un tem­­po­­rel, l’idée
d’époque médié­­vale, l’autre spa­­tial, l’Afrique. Ce domaine ainsi déli­­
mité, néces­­saire puis­­qu’il per­­met de connaître ce dont va trai­­ter le
livre au-­delà du titre prin­­ci­­pal quelque peu mys­­té­­rieux, est tout à fait
cou­­rant : dans la plu­­part des atlas his­­to­­riques, on trouve des cartes
du «  Moyen Âge afri­­cain2  », domaine géo­histo­­rique qui asso­­cie deux
notions d’ori­­gine incontes­­ta­­ble­­ment euro­­péenne, celle de Moyen Âge
et celle d’Afrique.
Il est, certes, impor­­tant de rap­­pe­­ler que les socié­­tés afri­­caines
sont bien « entrées dans l’his­­toire », ce qui peut jus­­ti­­fier l’expres­­
sion « pas­­séiste », au sens de François Hartog [2003], d’âge d’or.
Mais on ne peut non plus faire l’éco­­no­­mie d’une réflexion sur les
décou­­pages per­­ti­­nents. Il semble clair que des socié­­tés d’Afrique
occi­­den­­tale, au sud du Sahara, ont une his­­toire commune et auto­­
nome du viiie  siècle, au moins, jus­­qu’au xvie, ce dont témoignent
les « empires » du Ghana, du Songhaï et du Mali. Ces construc­­tions
géo­­po­­li­­tiques avaient tissé des liens avec le monde médi­­ter­­ra­­néen,
mais leur historité était d’évi­­dence par­­ti­­cu­­lière, la dis­­conti­­nuité
géo­­gra­­phique pro­­vo­­quée par le Sahara repré­­sen­­tant sans doute un
fac­­teur essen­­tiel de cette auto­­no­­mie. On peut éga­­le­­ment s’inté­­res­­
ser aux socié­­tés proches de l’océan Indien occi­­den­­tal, l’Est afri­­cain
dans nos repé­­rages actuels. Le Monomotapa ou le Zimbabwe par­­ti­­
cipaient acti­­ve­­ment aux échanges tran­­so­­céa­­niques allant jus­­qu’en
Chine. Mais ces « royaumes » de l’Est et les « empires » de l’Ouest

1.  Paris, Alma Édi­­teur.


2.  Vidal-­Naquet Pierre (dir.), 1987, Atlas his­­to­­rique, Paris, Hachette, p. ­130-131 et Duby Georges (dir.), 2006, Atlas his­­to­­
rique, Paris, Larousse, p. 258.
167
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

n’avaient pra­­ti­­que­­ment aucun rap­­port. Pour­­tant, nous n’hési­­tons pas


à les regrou­­per dans les mêmes cha­­pitres ou les mêmes planches
d’atlas. Il y a là plus qu’une faci­­lité : une paresse intel­­lec­­tuelle.
La force des décou­­pages euro­­péens, comme la notion de moyen
âge, est jus­­te­­ment de regrou­­per des socié­­tés for­­mant un ensemble
spatio-­temporel per­­tinent. Le Moyen Âge a sens fon­­da­­men­­ta­­lement
en Europe, à condi­­tion de voir ce décou­­page d’une façon dyna­­mique,
du vie-viiie siècle jus­­qu’au xvie siècle au moins. Les limites de per­­
ti­­nence, qu’elles soient tem­­po­­relles ou spa­­tiales, sont floues et mou­­
vantes, mais elles ont sens. C’est pour­­quoi on peut par­­ler de caté­­go­­ries
spatio-­temporelles. Réflé­­chir à ces espaces-­temps, dans leur double
dimen­­sion, repré­­sente le ver­­sant épis­­té­­mo­­lo­­gique de la géo­histoire.
Toute période est un décou­­ page géo­­gra­­phique, une région ; toute
région est réci­­pro­­que­­ment un décou­­page his­­to­­rique, une période.

3. UN EXEMPLE DE QUES­­TION COMPA­­RA­­TIVE  :


Où EST LE CHEF-­LIEU ?

Pour intro­­duire la démarche compa­­ra­­tiste, un pro­­blème géo­histo­­


rique inté­­res­­sant est celui de la loca­­li­­sa­­tion de cer­­taines capi­­tales
décen­­trées dont Pékin peut repré­­sen­­ter l’arché­­type. On ne s’étonne
sans doute pas assez du fait que le chef-­lieu du très ancien ter­­ri­­toire
qu’est la Chine est loin d’occu­­per une posi­­tion cen­­trale. Selon une
logique géo­­gra­­phique simple, un prin­­cipe d’effi­­ca­­cité consé­­quent
dans un État à ten­­dance cen­­tra­­li­­sat­­rice pous­­se­­rait, quels que soient les
héri­­tages, à situer le poste de comman­­de­­ment dans une situa­­tion qui
minimise les dis­­tances. Ce fut, par exemple, le choix de Philippe II
quand il choi­­ sit en 1561 une ville alors rela­­ ti­­
ve­­
ment secondaire
comme siège de son gou­­ver­­ne­­ment : Madrid a le grand mérite d’être
pra­­ti­­que­­ment au centre de la pénin­­sule Ibé­­rique.
En fait, une telle loca­­li­­sa­­tion existe en Chine : c’est celle de
Nan­­kin (lit­­té­­ra­­le­­ment la «  capi­­tale du Sud  », quand Pékin signi­­fie
« capi­­tale du Nord »). Nan­­kin, sur le Yangzi, se situe à l’arti­­cu­­lation
168
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

de la Chine du Nord et de celle du Sud, au car­­re­­four de la prin­­ci­­


pale val­­lée Ouest-­Est et de l’axe Nord-­Sud majeur, le canal impé­­rial.
Voilà une loca­­li­­sa­­tion simi­­laire à celle de Madrid (fig. 7.2). Pour­­
tant, en 1421, l’empe­­reur Yongle prit la déci­­sion de décen­­trer très au
Nord sa capi­­tale et, avec sa cour, toute l’énorme machine man­­da­­ri­­
nale qui per­­met­­tait de gérer l’immense empire. Les pro­­vinces méri­­
dio­­nales deve­­naient alors très loin­­taines pour le pou­­voir. Mais s’en
éton­­ner, c’est rai­­son­­ner géo­­gra­­phi­­que­­ment au seul niveau de la Chine,
quelque immense que soit cet espace. Si Yongle pré­­féra la « capi­­tale
du Nord », c’est qu’il pre­­nait en compte le niveau conti­­nen­­tal : Pékin
est la base arrière face à la menace des peuples des steppes, menace
récur­­rente de l’his­­toire chi­­noise. Entre l’éloi­­gne­­ment des dis­­si­­dents
poten­­tiels et la menace de l’ennemi exté­­rieur, le choix sca­­laire a été
de faire face au plus grand dan­­ger.
De même, lors­­qu’un peuple des steppes réus­­sis­­sait à contrô­­ler tout
ou par­­tie du ter­­ri­­toire chi­­nois, il devait, pour assu­­rer cette emprise,
s’avan­­cer dans ce ter­­ri­­toire, mais sans trop s’éloi­­gner des steppes. Ce
fut le choix de Khubilaï Khan, le pre­­mier empe­­reur Yuan (la dynas­­tie
mon­­gole) et petit-­fils de Gengis Khan : il fixa sa capi­­tale à Kambalik,
sur le site de la future Pékin ; c’est là que le connut Marco Polo. Nous
sommes alors tou­­jours à l’échelle de l’Asie orien­­tale et non de la
seule Chine.
Une telle confi­­gu­­ra­­tion géo­­gra­­phique n’a rien d’ori­­gi­­nal. Consi­­dé­­
rons la situa­­tion de Delhi (fig. 7.2). Là encore, on pour­­rait s’éton­­ner
aujourd’hui que la capi­­tale de l’immense Inde soit si décen­­trée vers
le Nord-­Ouest. Les Bri­­tan­­niques, tout en dédou­­blant la cité, n’avaient
fait que reprendre la situa­­tion de la capi­­tale de l’Empire moghol. Sa
posi­­tion est proche de celles de plu­­sieurs capi­­tales anté­­rieures (Lahore,
Agra…), toutes décen­­trées, même si les ter­­ri­­toires qu’elles comman­­
daient ne s’éten­­daient que sur une par­­tie de l’immense pénin­­sule. La
rai­­son relève de la même logique sca­­laire qu’à Pékin. La plaine indo-­
gangétique fut sou­­mise à des inva­­sions récur­­rentes venues éga­­le­­ment
169
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

FIGURE 7.2 SITUA­­TION GéOHISTORIQUE DE PéKIN ET DELHI

Karakorum
Khanbalik (Pékin)

Nankin
Passe de Khaiber

Lahore Delhi

1 000 km

Forêt boréale Pressions « nomades » récurrentes


Barrières montagneuses Grande muraille de Chine
Monde des éleveurs (steppes) Capitales décentrées
Régions de fortes et de très fortes Capitales centrées
densités de sociétés « à racines »
depuis le Ier millénaire avant notre ère

Deux logiques géohistoriques en alternance


1) Capitale en situation de base arrière 2) Capitale en situation de base avant
(tête de pont)

SOCIÉTÉ D’ÉLEVEURS EMPIRE D’ÉLEVEURS

Menace Invasion

SOCIÉTÉ D’AGRICULTEURS
EMPIRE D’AGRICULTEURS

Capitale centrale délaissée (Nankin) Capitale délaissée au centre


Système défensif des steppes (Karakorum, Kaboul)
Capitale base-arrière, siège de Capitale tête de pont
l’État-major (Pékin, Constantinople, (Khanbalik, Delhi, Lahore…)
Delhi…)
170
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

des steppes d’Asie cen­­trale. La situa­­tion de Delhi fait donc face aux
routes des enva­­his­­seurs, la passe de Khyber en par­­ti­­cu­­lier. Les empires
ont d’ailleurs sou­­vent été le résul­­tat d’inva­­sions vic­­to­­rieuses, en par­­ti­­
cu­­lier le der­­nier, celui des Moghols fon­­da­­teur de Delhi, dont la situa­­
tion a d’abord été celle d’une tête de pont, comme Kambalik, avant de
deve­­nir une base arrière face à de nou­­veaux risques d’inva­­sion.
L’inté­­rêt de la situa­­tion change ainsi selon le niveau de l’échelle
géo­histo­­rique que l’on prend en compte. Les grands empires eur­­asia­­
tiques font face aux menaces récur­­rentes des peuples cava­­liers. Rien
de sur­­pre­­nant que le choix du chef-­lieu, siège du pou­­voir mais aussi
état-­major mili­­taire, par­­ti­­cipe à une stra­­té­­gie glo­­bale qui dépasse les
seules consi­­dé­­ra­­tions d’unité impé­­riale. Cette situa­­tion peut se lire
comme un point d’équi­­libre entre les rap­­ports de force de deux niveaux
géo­­gra­­phiques  : l’inter-­sociétal (ou géo­­po­­li­­tique) et l’intra-­sociétal.
Lorsque les contraintes exté­­rieures sont négli­­geables, la capi­­tale peut
être cen­­trale : le choix de Madrid se comprend dans un royaume-­
péninsule que les adver­­saires, Fran­­çais et Bri­­tan­­niques, ne pou­­vaient
guère mena­­cer d’inva­­sion, en tout cas avant Napo­­léon. En revanche,
quand les menaces d’inva­­sions se font pres­­santes, il vaut mieux que
l’empereur-­chef des armées soit en posi­­tion de base arrière.
Ce jeu d’échelle géo­­gra­­phique est éga­­le­­ment his­­to­­rique. Une capi­­
tale est d’abord un fait ter­­ri­­torial, le lieu pra­­tique et sym­­bo­­lique de
l’unité d’une société. Elle comprend tou­­jours des bâti­­ments à forte
charge idéelle (palais, lieux de culte émi­­nent, lieux de mémoire…).
C’est éga­­le­­ment là que vivent les per­­son­­nages sym­­bo­­liques de l’unité
sociale (sou­­ve­­rain, pon­­tife…). Ces incar­­na­­tions du corps social ont
une fonc­­tion tem­­po­­relle déci­­sive, celle d’incar­­ner des formes de per­­
ma­­nence ou, tout du moins, de trans­­mis­­sion, intergénérationnelle. On
est fon­­da­­men­­ta­­lement dans la dimen­­sion repro­­duc­­trice de l’historité et,
de ce fait, cette géo­­gra­­phie sym­­bo­­lique ne peut évo­­luer que très len­­te­­
ment, à moins de vou­­loir jus­­te­­ment mar­­quer une rup­­ture, par exemple
un chan­­ge­­ment de dynas­­tie ou de régime. On retrouve l’oppo­­si­­tion
171
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS

scalaire des historités, entre logiques spatiales et territoriales, abordée


dans le troisième chapitre. Le jeu géopolitique, militaire et diploma-
tique, est largement spatial, fluide, à temporalité rapide ; en revanche,
les fonctions symboliques, leurs incarnations humaines et bâties,
relèvent d’une dimension fondamentalement territoriale, souvent ins-
crite dans un discours identitaire qui leur prête une quasi-éternité,
dans une temporalité qu’on pourrait qualifier de « visqueuse ».
Ce couple scalaire espace/territoire, jeu géopolitique/identité, est
une grille de lecture efficace dans toute l’échelle géohistorique. Ainsi,
à l’intérieur d’une vaste construction territoriale, comme la Chine ou,
à l’échelle européenne, la France, la mainmise du niveau d’ensemble
sur les provinces se traduit souvent par des configurations locale-
ment décentrées. Par exemple, la « ville d’État » qu’est Rennes, là où
s’effectuait, s’effectue encore largement, le contrôle du niveau natio-

FIGURE 7.3 SITUATION GÉOHISTORIQUE DE LUGDUNUM

Les voies romaines


au IIe siècle de notre ère

Rome en 201 avant J.-C. Empire romain (Ier-IIe siècle)

Lugdunum

Massilia Rome

500 km

500 km 500 km

Territoire de Rome Rome : centre du monde antique

Monde antique Massalia : emporium


(entrée dans la périphérie)
Périphérie du monde
méditerranéen Lugdunum : relais du contrôle territorial
172
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

nal sur la Bretagne, est très net­­te­­ment déca­­lée vers l’Est. Un exemple
encore plus inté­­res­­sant his­­to­­ri­­que­­ment peut être apporté en compa­­rant
la situa­­tion de la capi­­tale des Gaules que fut Lugdunum à celle de la
capi­­tale fran­­çaise (fig. 7.3). Ce cas a un mérite : il per­­met de consta­­ter
que l’échelle ne dépend pas du milieu ni de l’éten­­due (chap. 2), mais
du jeu des dimen­­sions spa­­tiales et ter­­ri­­toriales (chap. 3).
On peut situer chro­­no­­lo­­gi­­que­­ment le choix géo­­gra­­phique du site
de Lyon. L’éten­­due située entre Pyrénées et Médi­­ter­­ra­­née, au Midi,
et Rhin au Nord, la future Gaule-­France, n’avait aucune cohé­­sion
spa­­tiale, encore moins, aucune iden­­tité ter­­ri­­toriale, dans ces limites
par­­ti­­cu­­lières avant l’inter­­ven­­tion de Jules César. Cette éten­­due par­­ti­­
cipait à la péri­­phérie du Monde antique, cen­­tré sur la Médi­­ter­­ra­­née,
au moins dès l’époque de Hallstatt (dont, rappelons-­le, la géo­­gra­­phie
ne coïn­­ci­­dait avec aucune limite ulté­­rieure). C’est le récit de César,
La Guerre des Gaules, écrit pour ser­­vir les inté­­rêts de son auteur, en
par­­ti­­cu­­lier jus­­ti­­fier ses opé­­ra­­tions mili­­taires, qui invente lar­­ge­­ment
un monde gau­­lois jus­­qu’au Rhin et, de ce fait, un monde qua­­li­­fié de
« ger­­main » au-­delà. Que le Rhin ait ensuite servi de point d’appui au
limes impé­­rial a donné une cohé­­sion ulté­­rieure, gallo-­romaine, à ce
choix. Cette confi­­gu­­ra­­tion ne serait sans doute plus qu’un sou­­ve­­nir si
le dis­­cours identitaire fran­­çais, en par­­ti­­cu­­lier dans sa dimen­­sion péda­­
go­­gique (chap. 9), n’avait abon­­dam­­ment réuti­­lisé le texte de César
pour jus­­ti­­fier l’ancrage his­­to­­rique natio­­nal et l’exten­­sion ter­­ri­­toriale
jus­­qu’au Rhin.
Sans déve­­lop­­per la logique géo­­gra­­phique de la métro­­pole fran­­çaise,
depuis le xiie siècle au moins, on peut remar­­quer qu’elle pré­­sente des
traits de centralité, au moins pour la France du Nord. Reprendre le
vieil argu­­ment de l’impor­­tance du centre du Bas­­sin pari­­sien n’est pas
céder à un déter­­mi­­nisme natu­­ra­­liste, mais sim­­ple­­ment remar­­quer qu’au
Moyen Âge, et pas avant, le déve­­lop­­pe­­ment d’une agri­­culture pro­­duc­­
tive et dense sur les terres limo­­neuses du bas­­sin per­­met­­tait par ses
capa­­ci­­tés nour­­ri­­cières le déve­­lop­­pe­­ment d’une entité poli­­tique puis­­
173
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

sante. Ce ter­­ri­­toire néces­­si­­tait et per­­met­­tait le déve­­lop­­pe­­ment d’une


métro­­pole, en posi­­tion glo­­ba­­le­­ment cen­­trale  ; elle aurait pu occu­­per
d’autres sites que celui de Paris (Sens, par exemple). À par­­tir de cette
base puis­­sante, d’autres régions ont pu être conquise en péri­­phérie, en
par­­ti­­cu­­lier vers le midi. Cette esquisse cava­­lière de la géo­histoire de
la France se comprend à l’échelle de la nation. On ne peut rai­­son­­ner
ainsi pour la Gaule romaine.
Les réseaux urbains fran­­çais et gallo-­romains offrent bien des
simi­­li­­tudes en termes de sites, mais divergent pro­­fon­­dé­­ment quant
aux situa­­ tions (fig. 7.4). Beau­­ coup de villes fran­­ çaises peuvent
reven­­di­­quer une ori­­gine romaine (et sou­­vent même gau­­loise).
Mais leurs situa­­tions dans la hié­­rar­­chie urbaine ont pro­­fon­­dé­­ment
changé. Au deuxième siècle de notre ère, au som­­met du réseau
urbain se trouve Lugdunum, alors que Lutèce est une agglo­­mé­­ra­­
tion de second rang, moins impor­­tante que Reims ou, bien évi­­dem­­
ment, que les villes médi­­ter­­ra­­néennes (Nîmes, Narbonne, Arles).
Pour comprendre l’impor­­tance de Lugdunum, c’est à l’échelle de
l’empire qu’il faut rai­­son­­ner. Tant que la future Gaule était une péri­­
phérie externe au Monde antique, des cités lit­­to­­rales au débou­­ché
des routes d’appro­­vi­­sion­­ne­­ment Nord-­Sud était suf­­fi­­santes, la plus
impor­­tante se situant dans la calanque la plus proche de l’axe de la
val­­lée du Rhône : c’est la situa­­tion de Massalia. Tout change quand
cet espace d’appro­­vi­­sion­­ne­­ment devient ter­­ri­­toire romain. Contrô­­
ler les pro­­vinces mili­­tai­­re­­ment, les inté­­grer poli­­ti­­que­­ment, sup­­pose
de minimi­­ser les dis­­tances internes à l’échelle gallo-­romaine, tout
en tenant compte du fait qu’il ne s’agit que d’un sous-­ensemble du
réseau urbain impé­­rial. Le chef-­lieu local est donc décen­­tré vers le
cœur de l’espace antique, Rome.
Cette confi­­gu­­ra­­tion décen­­trée d’un sous-­ensemble ter­­ri­­torial, déjà
consta­­tée avec Rennes en Bretagne, est très banale et a été for­­ma­­li­­sée
par le géo­­graphe Roger Bru­­net avec le modèle de Sapporo [1980]. Si
la grande île sep­­ten­­trio­­nale de l’archi­­pel japo­­nais, Hokkaido, était un
174
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

ter­­ri­­toire indé­­pen­­dant, sans trans­­cen­­dance, une logique de centralité


pré­­vau­­drait pour la situa­­tion du chef-­lieu, compte-­tenu, évi­­dem­­ment des
contraintes du milieu (cli­­mat moins rude au Sud-­Ouest, relief impor­­
tant…), mais aussi des héri­­tages (les étapes de la dif­­fu­­sion humaine).
Mais Hokkaido est un sous-­ensemble, inté­­gré récem­­ment et encore
péri­­phérique, du ter­­ri­­toire nippon. Il en découle que Sapporo est fon­­da­­
men­­ta­­lement un relais du pou­­voir cen­­tral, de Tokyo pour res­­ter dans le
réseau urbain, donc net­­te­­ment décen­­tré vers le sud de l’île. La ville n’est
cepen­­dant pas lit­­to­­rale, à la dif­­fé­­rence de Dublin en Ir­lande qui n’est
pas sans simi­­li­­tudes géo­histo­­riques avec Sapporo, car Hokkaido est très
vaste, dif­­fi­­cile à contrô­­ler et sup­­pose donc un chef-­lieu plus cen­­tral que
lit­­to­­ral, mais mal­­gré tout décen­­tré. Exac­­te­­ment comme Lugdunum.

FIGURE 7.4 COMPA­­RAI­­SON DES RÉSEAUX URBAINS GALLO-­ROMAIN ET FRAN­­ÇAIS

Limites du territoire actuel


Principales agglomérations
Ville importante aujourd’hui
qui était déjà une ville
gallo-romaine
Ville gallo-romaine
aujourd’hui moins importante
Ville de création postérieure
à l’Antiquité
Principaux axes de circulation
Axe important aujourd’hui
correspondant à une voie
romaine majeure
Voie gallo-romaine ne
correspondant plus
à un axe majeur
Axe important aujourd’hui
ne correspondant pas
à une voie romaine
Centralités
Centralité majeure du réseau
gallo-romain
Centralité majeure du réseau
100 km français actuel
175
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

4. UN EXEMPLE DE PRIN­­CIPE GÉO­HISTO­­RIQUE  :


CONSTANTINOPLE

Cette ten­­sion sca­­laire est pro­­duc­­trice d’historité. Chaque niveau


peut, en effet, avoir sa propre tem­­po­­ra­­lité et le rap­­port entre les
deux devient vite dyna­­mique. Un bel exemple est donné par la crise
de l’Empire romain du iiie  siècle, dont découle le dépla­­ce­­ment du
chef-­lieu de Rome à Constantinople. Le choix du général-­empereur
Constantin pré­­sente bien des simi­­li­­tudes avec celle de Yongle, onze
siècles plus tard. Dans les deux cas, il s’agit de situer le siège du pou­­
voir, en par­­ti­­cu­­lier de l’état-­major mili­­taire, plus près de la fron­­tière la
plus mena­­cée. Pour le monde antique, la fenêtre ouvrant sur le monde
des steppes cor­­res­­pon­­dait aux Balkans et à la mer Noire (fig. 7.5).
Évi­­dem­­ment, l’his­­toire romaine n’est pas l’his­­toire chi­­noise. Le
frac­­tion­­ne­­ment médi­­ter­­ra­­néen entre l’Est et l’Ouest au ive siècle sera
défi­­ni­­tif. Le décentrement de Constantinople, en éti­­rant les dis­­tances
internes avec la par­­tie occi­­den­­tale de l’Empire romain, a ouvert la porte
aux mou­­ve­­ments de popu­­la­­tions venues de l’est, et à la dis­­pa­­ri­­tion de
l’empire d’Occi­­dent. En revanche, si la Chine du Nord et celle du Sud
ont sou­­vent été sou­­mises à des forces cen­­tri­­fuges, l’unité a pré­­valu. La
Chine du Sud était bien loin des menaces des peuples des steppes et un
sem­­blable scé­­na­­rio avait peu de chances de se dérou­­ler. Inver­­se­­ment,
à l’ouest de l’Ancien Monde, le pro­­ces­­sus s’est révélé gros d’un évé­­
ne­­ment majeur, la chute de l’Empire romain d’Occi­­dent, si impor­­tant
d’ailleurs qu’on en a fait une borne de périodisation (seuil Anti­­quité/
Moyen Âge). Même s’il s’agit d’une reconstruc­­tion historiographique
non dénuée de mytho­­logie euro­­péenne, on ne peut nier que le frac­­tion­­
ne­­ment du monde méditerranéen-­antique, entre le iiie et le viie siècle,
repré­­ sente bien, pour l’ouest de l’Ancien Monde, un chan­­ge­­ ment
his­­to­­rique majeur.
La démarche qui vient d’être bros­­sée est typi­­que­­ment géo­histo­­
rique. Elle prend en compte non seule­­ ment l’échelle spa­­ tiale et
176
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

FIGURE 7.5 LE PRIN­­CIPE DE CONSTANTINOPLE


A.

B.

C.

D.

Source : Grataloup Christian, 1996,


Lieux d’histoire, Paris, Reclus.
177
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

tem­­po­­relle met­­tant en jeu plu­­sieurs niveaux (Ancien Monde et


empires, unité et frac­­tion­­ne­­ment), mais elle tente de rendre compte
simul­­ta­­né­­ment de la frise du temps et de la carte, des pro­­ces­­sus (repro­­
duc­­tion comprise) et des confi­­gu­­ra­­tions géo­­gra­­phiques. Plus encore,
elle s’efforce de pro­­po­­ser une compré­­hen­­sion d’une dimen­­sion par
l’autre, le temps et l’espace, sans hié­­rar­­chie. On pour­­rait gros­­siè­­re­­
ment résu­­mer le schéma de base à quelques élé­­ments :
–  rela­­tions peuples cava­­liers/peuples agri­­culteurs pro­­duc­­trices de
logiques impé­­riales  ;
–  décentrement quand le niveau glo­­bal pèse le plus avec risque de
crise spa­­tiale au niveau infé­­rieur, donc d’évé­­ne­­ment.
Le dépla­­ce­­ment de Rome à Constantinople est un cas archétypique.
On peut le qua­­li­­fier de « type idéal », selon la for­­mule de Max Weber.
Il y a der­­rière le cas signi­­fi­­ca­­tif une expli­­ca­­tion for­­ma­­li­­sée, c’est-­­à-dire
une modé­­li­­sa­­tion qu’on peut appe­­ler un «  prin­­cipe* géo­histo­­rique  ».
On entend par là une logique de situa­­tion géo­­gra­­phique cou­­plée à
un pro­­ces­­sus his­­to­­rique type, l’un expli­­quant l’autre, sans ordre de
pré­­séance heu­­ris­­tique. La for­­mule rhé­­to­­rique dont Fernand Braudel
ponc­­tuait sou­­vent ses fins de para­­graphe, «  … et réci­­pro­­que­­ment  »,
résume bien le cœur de la démarche géo­histo­­rique que repré­­sentent
les prin­­cipes.
En pos­­tu­­lant que tout fait his­­to­­rique, évé­­ne­­ment ou per­­ma­­nence,
chan­­ge­­ment pro­­gres­­sif ou repro­­duc­­tion transgénérationnelle, s’ins­­
crit dans une géo­­gra­­phie, la géo­histoire peut pro­­po­­ser des schèmes de
compré­­hen­­sion qui tiennent compte des inter­­re­­la­­tions entre socié­­tés.
Les tem­­po­­ra­­li­­tés, les historités des socié­­tés dépendent de leur géo­­
gra­­phie (et réci­­pro­­que­­ment), mais aussi de celles des autres socié­­tés
selon leurs degrés de connexion, au niveau plus glo­­bal. Ce niveau a sa
propre his­­toire, qui n’est pas réduc­­tible à la somme des his­­toires des
prin­­ci­­paux ensembles sociaux qui la composent, mais à leurs inter­­dé­­
pen­­dances. Celles-­ci sont sou­­mises à des dis­­tances géo­histo­­riques  :
lors­­qu’un pro­­ces­­sus interne à une société a des effets au-­delà, ceux-­ci
178
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
LA POS­­SI­­BI­­LITÉ DE SCÉ­­NA­­RIOS

peuvent se déve­­lop­­per avec un déca­­lage chro­­no­­lo­­gique qui est fonc­­


tion de la dis­­tance géo­­gra­­phique. Il y a indis­­so­­lu­­ble­­ment une his­­toire
de la géo­­gra­­phie du Monde et une géo­­gra­­phie des pro­­ces­­sus his­­to­­
riques, des historités.
Réflé­­chir les socié­­tés dans leurs espaces-­temps, faire de la géo­
histoire, est ainsi une démarche de sciences sociales née d’une hybri­­
da­­tion : d’un côté, l’his­­toire de la longue durée et des grands espaces,
illus­­trée naguère par Braudel et aujourd’hui reprise par l’his­­toire dite
«  glo­­bale  », de l’autre, la pra­­tique car­­to­­gra­­phique et géné­­ra­­liste des
géo­­graphes plus fami­­liers des sché­­ma­­ti­­sations et des modé­­li­­sa­­tions  ;
les méthodes de concep­­tua­­li­­sa­­tion de l’espace de ces der­­niers aidant
à réflé­­chir la tem­­po­­ra­­lité. Il se trouve que cet hybride intel­­lec­­tuel
n’est pas sans congruence avec les défis actuels de la mon­­dia­­li­­sa­­tion
scien­­ti­­fique  : nous y revien­­drons en conclu­­sion.
CHA­­PITRE 8
DES SITUA­­TIONS
HIS­­TO­­RIQUES
RÉCUR­­RENTES
1.  DES HIS­­TOIRES OPPO­­SÉES PARCE QUE CONNEC­­TÉES
2.  GÉO­­GRA­­PHIE DE L’ÉVÉ­­NE­­MEN­­TIEL
3.  L’ANGLE PRO­­TÉGÉ
4. BAS­­CU­­LE­­MENT DES CENTRALITÉS
ET DES PÉRI­­PHÉRIES
5.  VALSE DE LA TERRE ET DE LA MER

L ’his­­toire du Monde est unique, sans compa­­rai­­son envi­­sa­­geable. Il


n’est même pas pos­­sible de trou­­ver des récur­­rences en fonc­­tion
de cycles de l’his­­toire ter­­restre. La fin de la der­­nière période gla­­ciaire
(post-­Würm) a sans doute pré­­senté des condi­­tions assez proches de
la fin de l’avant-­dernière (post-­Riss), mais, l’his­­toire humaine était
alors mar­­quée par un évé­­ne­­ment sans pré­­cé­­dent, la domes­­ti­­cation de
plantes et d’ani­­maux. C’est dans la seule his­­toire des socié­­tés qu’il
faut aller cher­­cher les ori­­gines du Néo­­li­­thique, même si la modi­­fi­­
ca­­tion rapide du milieu est un contexte fon­­da­­men­­tal. À l’échelle de
l’écou­­mène, aucune démarche compa­­ra­­tive n’est pos­­sible.
Certes. Mais en res­­ter là serait négli­­ger que cette his­­toire glo­­
bale et unique est frap­­pée d’imma­­nence. L’écou­­mène est composé
de très nom­­breuses socié­­tés et ce n’est que très récem­­ment, que
l’ensemble s’est mis à for­­mer sys­­tème, à s’inté­­grer dans ce qu’on
appelle le Monde, avec une majus­­cule. Avant la grande connexion,
ce que les Euro­­péens appe­­lèrent au xixe siècle les Grandes Décou­­
vertes, la plu­­part des socié­­tés res­­taient beau­­coup plus auto­­nomes
et même, dans cer­­taines situa­­tions mar­­gi­­nales, pra­­ti­­que­­ment sans
180
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

rela­­tions. Il y avait donc plu­­ra­­lité d’his­­toires. Même là où l’huma­­nité


était la plus nom­­breuses et les socié­­tés les plus connec­­tées, au cœur
de l’Ancien Monde, la contrainte de la dis­­tance ren­­dait auto­­nomes
les his­­toires de chaque grand ensemble social. Il y avait néan­­moins
des connexions construi­­sant une his­­toire réti­­cu­­laire, de niveau supé­­
rieur, ori­­gine de la mon­­dia­­li­­sa­­tion. Mais cette pré­­his­­toire du Monde
dépen­­dait lar­­ge­­ment des pro­­ces­­sus et des évé­­ne­­ments internes à cha­­
cune des socié­­tés. Ce niveau glo­­bal était fort ténu, même s’il exis­­tait
bel et bien.
Or, dans la géo­­gra­­phie de ce niveau, la situa­­tion des diverses
socié­­tés qui le compo­­saient n’était pas indif­­fé­­rente. Cer­­taines
étaient en contact avec beau­­coup d’autres, immé­­dia­­te­­ment ou par
l’inter­­mé­­diaire de socié­­tés en posi­­tion médiate, d’autres étaient
au contraire très peu connec­­tées, par des liens modestes avec peu
d’autres socié­­tés. Leurs his­­toires ne pou­­vaient qu’être influ­­en­­cées
par cette situa­­tion géo­­gra­­phique. Si, en revanche, d’autres for­­ma­­
tions sociales pré­­sen­­taient des simi­­li­­tudes de situa­­tion, on peut faire
l’hypo­­thèse qu’il peut y avoir des traits compa­­rables dans leurs par­­
cours his­­to­­riques.
Le cœur de la démarche géo­histo­­rique peut être ainsi résumé :
comprendre les pro­­ces­­sus d’un ensemble social per­­tinent (pensé sous
forme d’un domaine de vali­­dité – voir chap. 7), sup­­pose de le situer
géo­­gra­­phi­­que­­ment par rap­­port aux autres ensembles sociaux et aux
pro­­ces­­sus qui affectent ces der­­niers. Réci­­pro­­que­­ment, pour pro­­po­­ser
une expli­­ca­­tion de la carte des socié­­tés à un moment donné (data­­tion
qui n’a de sens que dans le cadre d’un domaine de vali­­dité par­­ti­­cu­­
lier – voir chap. 9), il faut construire un récit du niveau le plus glo­­bal
inté­­grant les dyna­­miques plus locales. Pour cela, nous allons d’abord
esquis­­ser une typo­­logie des situa­­tions géo­histo­­riques, consta­­ter une
logique d’inver­­sion des centres et des péri­­phéries dans le cadre d’une
mon­­tée en puis­­sance des plus grands niveaux his­­to­­riques, ce qu’on
appelle rapi­­de­­ment la mon­­dia­­li­­sa­­tion.
181
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

Cepen­­dant, avant tout, il faut rap­­pe­­ler cette constante fon­­da­­men­­


tale de l’his­­toire humaine, au moins depuis dix millé­­naires : son irré­­
sis­­tible crois­­sance démo­­gra­­phique, en tout cas jus­­qu’au xxie  siècle.
Nul ne l’ignore, mais on l’oublie trop faci­­le­­ment. Or une huma­­nité
de 10  mil­­lions de per­­sonnes, 100  mil­­lions, 1  milliard ou (bien­­tôt)
10 milliards, cela change tout. C’est vrai d’abord dans le rap­­port au
milieu, par les pré­­lè­­ve­­ments opé­­rés sur la pla­­nète Terre et les effets
induits sur l’envi­­ron­­ne­­ment. On envi­­sage moins sou­­vent les consé­­
quences sur la dis­­tance entre les élé­­ments sociaux. Un écou­­mène
de quelques dizaines de mil­­lions de membres dis­­per­­sés sur presque
toutes les terres émergées laisse beau­­coup de marges entre les groupes.
C’est un fac­­teur essen­­tiel de la frag­­men­­ta­­tion en de mul­­tiples socié­­tés
(chap. 1). Les dis­­tances sont beau­­coup plus consi­­dé­­rables, indé­­pen­­
dam­­ment des tech­­niques de trans­­port et de commu­­ni­­ca­­tion. De ce fait,
les degrés de connexion sont très variables, donc, les historités des
dif­­fé­­rentes socié­­tés.

1.  DES HIS­­TOIRES OPPO­­SÉES PARCE QUE CONNEC­­TÉES

Toutes les socié­­tés, chasseurs-­cueilleurs, agri­­culteurs, éle­­veurs,


n’ont pas le même rap­­port à l’éten­­due comme on l’a vu dans le cha­­
pitre 5. Cela concerne leurs dis­­tances internes : ainsi dans une société
fon­­dée presque exclu­­si­­ve­­ment sur la culture de végé­­taux pérennes,
une société « à racines », la mobi­­lité ne peut être compa­­rée à celle
d’un monde d’éle­­veurs, une société « à pattes ». Cette logique interne
influ­­ence leurs rela­­tions avec les socié­­tés voi­­sines. Le type his­­to­­rique
le plus net est celui des socié­­tés qui se sont tota­­le­­ment spé­­cia­­li­­sées
dans l’éle­­vage pour exer­­cer une fonc­­tion cara­­va­­nière. Les groupes
des steppes d’Asie cen­­trale, les Mon­­gols étant les plus connus, mais
aussi les pas­­teurs saha­­riens comme les Toua­­reg ou les Toubou, sont
des socié­­tés spé­­cia­­li­­sées dans la maî­­trise de longues dis­­tances ter­­
restres en milieu sec (chap. 5). De telles socié­­tés n’ont existé que
récem­­ment, dans la mesure où elles ne peuvent avoir atteint cette
182
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

spé­­cia­­li­­sa­­tion que si des échanges régu­­liers et impor­­tants étaient


effec­­tués entre des mondes séden­­taires très éloi­­gnés, sépa­­rés par de
vastes éten­­dues impropres à la culture des végé­­taux. Ces socié­­tés
« nomades » sont des connectrices. Elles rat­­tachent non seule­­ment
l’éco­­no­­mie des biens de luxe (la soie chi­­noise en est l’arché­­type),
mais plus géné­­ra­­le­­ment les historités des socié­­tés séden­­taires. Les
mondes de marins, les thalassocraties, ont joué des rôles compa­­rables,
entre autres dans le Paci­­fique. Le degré de connexion d’une société
his­­to­­ri­­que­­ment située n’est donc pas entiè­­re­­ment réduc­­tible au seul
nombre de ses voi­­si­­nages.

2.  GÉO­­GRA­­PHIE DE L’ÉVÉ­­NE­­MEN­­TIEL

Cepen­­dant, plus l’his­­toire d’une société est géo­­gra­­phi­­que­­ment


connec­­tée, plus elle a de pro­­ba­­bi­­li­­tés d’être «  évé­­ne­­men­­tielle  », si on
entend par là la pos­­si­­bi­­lité qu’un évé­­ne­­ment* qui ne découle pas de ses
logiques internes soit induit par effet de voi­­si­­nage, par inter­­ven­­tion du
niveau géo­­gra­­phique plus glo­­bal. On peut sché­­ma­­ti­­ser les situa­­tions
des socié­­tés à un moment donné du niveau le plus impor­­tant, selon
le couple centre/péri­­phérie (chap. 4), en rajou­­tant une auréole plus
externe, beau­­coup moins connec­­tée, qu’on peut qua­­li­­fier de marge.
Il a fallu bien pré­­ci­­ser « à un moment donné » (dans le cadre d’un
domaine de vali­­dité qui ne sau­­rait être illi­­mité ni temporellement,
ni spatialement). En effet, aucune centralité n’existe dans la longue
durée, ce qu’avait esquissé le cha­­pe­­let chro­­no­­lo­­gique des villes mon­­
diales égrainé par Braudel [1979].
Cette grille de lec­­ture sca­­laire peut s’appli­­quer à l’ensemble de
l’Ancien Monde jus­­qu’au début du IIe millé­­naire de notre ère. L’axe
des socié­­tés denses qui va de la Médi­­ter­­ra­­née aux mers de Chine pré­­
sente d’évi­­dents traits de centralité. C’est là qu’appa­­raissent nombre
d’inno­­va­­tions majeures pour l’his­­toire de l’huma­­nité (chap. 4).
Tout autour, des socié­­tés moins connec­­tées fonc­­tionnent comme des
péri­­phéries four­­nis­­seuses de pro­­duits rares (métaux pré­­cieux en par­­
183
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

ti­­cu­­lier), mais aussi comme pourvoyeuses d’êtres humains (chap. 3).


Au-­delà existent des socié­­tés très peu ou pas connec­­tées à cet ensemble
géo­­gra­­phique majeur. C’est, nous l’avons vu, ce que donne à voir la
carte de Hewes popu­­la­­ri­­sée par Braudel.
Dans l’axe cen­­tral, les connexions se font dans les inter­­faces, tou­­
jours mou­­vantes et complexes, entre grands ensembles sociaux1 (entre
l’Ir­an et l’Inde, par exemple, pour prendre une zone de contact par­­
ti­­cu­­liè­­re­­ment durable et féconde), mais aussi dans les espaces moins
denses au Nord et au Sud, les steppes et les mers ; c’est ce que l’his­­to­­
rio­­gra­­phie euro­­péenne a nommé les routes de la Soie et les routes des
Épices, che­­mins ani­­més par des peuples connec­­teurs, cara­­va­­niers ou
marins. La confi­­gu­­ra­­tion zonale (dans le voca­­bu­­laire géo­­gra­­phique,
cela signi­­fie dis­­posé dans le sens des paral­­lèles, comme les zones
cli­­ma­­tiques) doit sans doute beau­­coup à une double contextualisation
du milieu :
–  une exten­­sion Est-­Ouest des terres émergées (midi de l’Eurasie et
nord de l’Afrique) ;
–  un ensemble de lit­­to­­raux pro­­pices aux échanges (mers fer­­mées,
lit­­to­­raux bai­­gnés par les mous­­sons) et de milieux conti­­nen­­taux
ouverts (steppes, bor­­dures de déserts, forêts claires).
Cet axe, si on le consi­­dère à son échelle même et non à celle des
mondes, des civi­­li­­sa­­tions, qui le composent, a une his­­toire mar­­qué
par la dif­­fu­­sion. Cela sup­­pose une centralité majeure, qui n’exclut
évi­­dem­­ment pas d’autres centralités secondaires. La centralité cor­­res­­
pond au maxi­­mum d’axes pos­­sibles, donc de connexions éven­­tuelles.
C’est la lec­­ture que l’on peut faire du sud-­ouest de l’Asie, ce que
l’archéo­­logue James Henry Breasted nomma au début du xxe siècle le
Crois­­sant fer­­tile2. C’est effec­­ti­­ve­­ment là que se situent les inno­­va­­tions

1.  L’étude de ces inter­­faces et des ses acteurs, des pas­­seurs trans-­civilisationnels, est jus­­te­­ment ce que pri­­vi­­lé­­gie
l’his­­toire connec­­tée actuelle.
2.  Capdepuy Vincent, 2008, «  Le Crois­­sant fer­­tile. Nais­­sance, défi­­ni­­tion et usages d’un concept géo­histo­­rique  »,
L’Infor­­ma­­tion géo­­gra­­phique, no 2.
184
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

majeures les plus anciennes  : domes­­ti­­cation, urba­­ni­­sa­­tion, écri­­ture,


mon­­naie, alpha­­bet, métal­­lur­­gie… À par­­tir de ce cœur ini­­tial, relayé
par des noyaux secondaires (val­­lée du Nil à l’Ouest, val­­lée de l’Indus
puis du Huang ho à l’Est), on constate des dif­­fu­­sions qui donnent nais­­
sance à de nou­­veaux ensembles sociaux majeurs1. Vu d’Europe, c’est
la dif­­fu­­sion à tra­­vers la Médi­­ter­­ra­­née qui nous est la plus fami­­lière,
c’est elle qui struc­­ture toute notre his­­to­­rio­­gra­­phie (Orient antique,
puis Grèce, puis Rome et, fina­­le­­ment, Europe). Mais il ne faut pas
négli­­ger les autres dif­­fu­­sions, vers l’Inde et l’Asie du Sud-­Est, vers la
Chine, vers l’Afrique orien­­tale, tout aussi anciennes et impor­­tantes.
Cet axe a donc des limites calée sur les grandes dis­­conti­­nui­­tés océa­­
niques : à l’Est le Japon (pays du « soleil levant »), à l’Est l’Europe.
Ces deux lieux his­­to­­riques sont éga­­le­­ment des tard venus dans ce sys­­
tème de connexion. Ils « entrent dans l’His­­toire », selon une for­­mule
heu­­reu­­se­­ment obso­­lète, bien après le cœur du réseau.
Comme les échanges mari­­times prennent de plus en plus d’impor­­
tance dans les flux Est-­Ouest au fil des siècles, il faut sou­­li­­gner la
centralité de l’océan Indien [Beaujard, 2012]. À l’Est, les mers de
Chine et à l’Ouest la Médi­­ter­­ra­­née peuvent être consi­­dé­­rées comme
des pro­­lon­­ge­­ments, ini­­tia­­le­­ment des péri­­phéries, dans le réseau
d’échanges mari­­times. Durant tout le pre­­mier millé­­naire de notre ère,
c’est bien l’océan Indien sep­­ten­­trio­­nal qui figure le seg­­ment cen­­tral de
ce sys­­tème spa­­tial pré-­mondial.
On ne peut se contenter d’une carte de dif­­fu­­sion pour rendre compte
des dif­­fé­­rentes historités des socié­­tés du centre de l’Ancien Monde.
Certes, Japon et Europe ne jouent guère de rôle avant le second millé­­
naire (de notre ère), mais on peut aussi consta­­ter que le vieux cœur,
le «  Crois­­sant fer­­tile  », reste essen­­tiel jus­­qu’à la fin du pre­­mier.
Le sym­­bole pour­­rait être la ville de Bagdad, sans doute la prin­­ci­­pale

1.  Il est frap­­pant de consta­­ter que, si on esquisse une car­­to­­gra­­phie des quatre onto­­logies de Philippe Descola [2005],
l’axe de l’Ancien Monde apparaît dif­­fé­­rent du reste de l’écou­­mène.
185
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

métro­­pole des mondes de l’an Mil. Ce couple de posi­­tions géo­­gra­­


phiques, centre de l’axe et extré­­mi­­tés, cor­­res­­pond éga­­le­­ment à des
situa­­tions his­­to­­riques. Sui­­vant le pro­­cédé de for­­ma­­li­­sa­­tion esquissé à
la fin du pré­­cé­­dent cha­­pitre, on peut en tirer un couple de prin­­cipes.
Au centre, au car­­re­­four* des prin­­ci­­paux axes, les inno­­va­­tions
s’amorcent très tôt. Les connexions par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment nom­­breuses,
selon une logique que les éco­­no­­mistes appellent de «  fer­­ti­­li­­sation
croi­­sée  », pro­­duisent dans un sens une dif­­fu­­sion de ces inno­­va­­tions,
mais aussi des effets en retour qui per­­mettent de cumu­­ler d’autres
inno­­va­­tions issues d’autres lieux. La situa­­tion de car­­re­­four est due
ini­­tia­­le­­ment à des atouts du milieu, mais devient de plus en plus une
situa­­tion his­­to­­ri­­que­­ment construite  : les routes, maté­­rielles et imma­­
té­­rielles (chap. 4), sont de plus en plus effi­­caces et par­­cou­­rues.
Mais si une route peut enri­­chir par des flux d’appro­­vi­­sion­­ne­­
ment, des migrants, si elle per­­met d’élar­­gir la zone d’influ­­ence, elle
peut aussi deve­­nir un che­­min d’inva­­sion. De fait, si l’on en reste au
Crois­­sant fer­­tile (mais des exemples simi­­laires pour­­raient être don­­
nés dans d’autres centralités moins anciennes), on peut consta­­ter un
phé­­no­­mène récur­­rent  : appa­­ri­­tion d’une cité impor­­tante qui regroupe
autour d’elle un vaste ter­­ri­­toire, rayon­­ne­­ment de cette ville bien au-­
delà, puis inva­­sion et brusque des­­truc­­tion. Peu de temps après, dans
la même situa­­tion, mais géné­­ra­­le­­ment sur un site un peu dis­­tant, une
nou­­velle cité appa­­raît et le cycle reprend. Ce fut l’his­­toire de Mari
(détruite vers – 2300), de la pre­­mière Babylone (– 1595), d’Assour
(– 614) et de Ninive (– 612), de la seconde Babylone (– 539)…
On pour­­rait ache­­ver l’énu­­mé­­ra­­tion par la prise et la des­­truc­­tion de
Bagdad par l’armée mon­­gole d’Hulagü (10 février 1258), évé­­ne­­ment
qui frappa les esprits très loin du désastre car le kha­­life fut exé­­cuté
avec le reste de la popu­­la­­tion.
Ainsi, en pre­­nant cette der­­nière ville pour type-­idéal, pourrait-­on
sché­­ma­­ti­­ser une telle situa­­tion géo­histo­­rique de car­­re­­four sur le nom
de prin­­cipe de Bagdad* (fig. 8.1). Le ver­­sant géo­­gra­­phique est celui
186
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

de la maxi­­mi­­sa­­tion des connexions, le ver­­sant his­­to­­rique est un pro­­


ces­­sus qu’on peut sché­­ma­­ti­­ser à par­­tir de quelques motifs de bases :
–  une crois­­sance ini­­tiale rapide, une accu­­mu­­la­­tion (des hommes, des
inno­­va­­tions, des richesses) impor­­tante, géné­­ra­­le­­ment incar­­nées par
d’impor­­tantes construc­­tions géo­­po­­li­­tiques  ;
–  mais des évé­­ne­­ments récur­­rents de remise en cause  : inva­­sions, des­­
truc­­tions, dis­­per­­sion (dif­­fu­­sion) de ce qui s’était accu­­mulé.
–  au total, si la centralité s’amorce très tôt, elle finit par ne pas se tra­­
duire par une accu­­mu­­la­­tion si impor­­tante ; la centralité à un revers,
sa constante remise en cause.

FIGURE 8.1 LE PRIN­­CIPE DE BAGDAD

Maximisation des possibilités d’échanges.


Les routes permettent les échanges lointains.
Donc, au carrefour, possibilité d’accumulation
et de changements qualitatifs (Révolution
néolithique).

Mais aussi, maximisation des possibilitiés


d’invasions.
Attraction de la richesse (résultat de
l’accumulation) multiplée par l’ouverture des
axes de communication facilitant les coulées
d’invasion.
187
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

FIGURE 8.1 LE PRIN­­CIPE DE BAGDAD (suite)

Source : Grataloup, 1996,


op. cit.

3.  L’ANGLE PRO­­TÉGÉ

En revanche, si on s’inté­­resse aux bouts de l’axe, on peut pra­­ti­­que­­


ment inver­­ser tous les para­­mètres. L’his­­toire japo­­naise peut en four­­nir
un bon exemple. En 1281, une puis­­sante flotte menace l’archi­­pel. Il
s’agit d’une vague orien­­tale issue de l’expan­­sion de l’Empire mon­­gol
188
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

des Gengiskhanides dont une pous­­sée occi­­den­­tale a pro­­vo­­qué la chute


de Bagdad vingt-­trois ans plus tôt. Les prin­­ci­­pau­­tés japo­­naises du Kiu
Shu et du sud-­ouest de Honshu, qui s’atten­­daient à cette attaque, réus­­
sirent, au terme d’une bataille qui dura une semaine entière, à blo­­quer
le débar­­que­­ment de l’armée mon­­gole, gros­­sie d’auxi­­liaires chi­­nois et
coréens. La flotte repliée au large sur des îlots fut alors détruite par les
« vents divins » (les kamikase), un puis­­sant typhon. Le Japon ne sera
plus menacé d’une inva­­sion étran­­gère jus­­qu’au xixe siècle et il fau­­dra
attendre 1945 pour qu’il soit occupé mili­­tai­­re­­ment.
La dis­­conti­­nuité mari­­time est essen­­tielle dans cette situa­­tion pro­­té­­
gée sou­­vent compa­­rée d’ailleurs à celle de l’archi­­pel bri­­tan­­nique. Le
détroit de Tsushima, avec ses 40 kilo­­mètres de large, est essen­­tiel dans
l’autonomisation d’une société très spé­­ci­­fique. Mal­­gré toute sa dette
envers la Chine, l’historité nip­­pone est très net­­te­­ment ori­­gi­­nale. Elle
est pour­­tant issue d’une dif­­fu­­sion plu­­tôt tar­­dive.
De même qu’un domaine de vali­­dité qu’on puisse rai­­son­­na­­ble­­ment
nom­­mer Europe n’a guère de signi­­fi­­ca­­tion avant les vie-viie siècles, et
encore, de même s’il y eu bien des socié­­tés sur l’archi­­pel nippon, il
est dif­­fi­­cile de par­­ler avant la même époque d’une société japo­­naise.
Dans les deux cas, il s’agit de socié­­tés situées aux marges de l’axe de
l’Ancien Monde, avant d’en deve­­nir des péri­­phéries actives. Le pro­­
ces­­sus est ainsi l’inverse de celui de « Bagdad » :
–  écho tar­­dif des dif­­fu­­sions issues du cœur de l’Ancien Monde ;
démar­­rage lent des pro­­ces­­sus d’accu­­mu­­la­­tion  ;
–  mais peu de risques d’être tou­­ché par les menaces qui balayent au
contraire les car­­re­­fours de l’axe ; résul­­tat  : l’accu­­mu­­la­­tion n’est pas
entra­­vée et, à terme, ces socié­­tés péri­­phériques peuvent prendre
l’avan­­tage.
Ce schéma peut être résumé sous le nom de « prin­­cipe d’Hakata* »
(fig. 8.2).
Ainsi, des situa­­tions péri­­phériques peuvent deve­­nir cen­­trales, et
réci­­pro­­que­­ment.
189
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

FIGURE 8.2 LE PRIN­­CIPE D’HAKATA

Source : Grataloup,
1996, op. cit.
190
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

4. BAS­­CU­­LE­­MENT DES CENTRALITÉS


ET DES PÉRI­­PHÉRIES

Les bas­­cu­­le­­ments que l’on vient d’évo­­quer concernent des socié­­tés


en inter­­ac­­tions fortes entre elles, même s’il ne faut jamais oublier le
poids de la dis­­tance anté­­rieure à la Révo­­lu­­tion indus­­trielle. Les socié­­
tés actrices des bas­­cu­­le­­ments dans les réseaux connec­­tés ne sau­­raient
donc être des marges. Cepen­­dant, les situa­­tions péri­­phériques ne
génèrent pas uni­­for­­mé­­ment des futures centralités, bien au contraire.
On peut reprendre la dis­­tinction opé­­rée par Alain Reynaud [1981]
entre types de péri­­phéries, sans négli­­ger qu’un même ensemble social
peut pas­­ser de l’une à l’autre situa­­tion selon la dyna­­mique de la confi­­
gu­­ra­­tion géo­­gra­­phique. Pour don­­ner corps à ces géné­­ra­­li­­tés, une
énorme ques­­tion  : le paral­­lèle his­­to­­rique Europe/Chine.
Le début de ce cha­­pitre peut être résumé selon un schéma élé­­
men­­taire  : à terme, les socié­­tés péri­­phériques peuvent deve­­nir cen­­
trales mal­­gré leur dyna­­mique plus tar­­dive, les anciens lieux cen­­traux
deve­­nant alors péri­­phériques. Pour confor­­mer le schéma à la dis­­po­­
si­­tion zonale de l’axe, la figure est linéaire. Il y a donc deux bouts
du monde : à l’Ouest, l’Europe, à l’Est la Chine. Les Euro­­péens
n’avaient-­ils pas nom­­més l’éche­­veau des che­­mins des steppes du nom
d’une pro­­duc­­tion qui fut long­­temps un mono­­pole chi­­nois  : la route
de la Soie  ? L’éton­­ne­­ment devant le fait que la Grande trans­­for­­ma­­tion
du xixe siècle ait été située en Europe et non en Chine est un grand
clas­­sique historiographique, déve­­loppé entre autres par Braudel. Plus
récem­­ment, Kenneth Pomeranz a poussé la compa­­rai­­son beau­­coup
plus loin sur une base régio­­nale et quan­­ti­­tative1.
Une évi­­dence que l’his­­to­­rio­­gra­­phie occi­­den­­tale a long­­temps
occultée est que la Chine, dans le temps long, et encore au milieu
du xviiie  siècle, « pèse » plus lourd que l’ensemble de l’Europe,

1.  Pomeranz Kenneth, 2010, Une grande diver­­gence. La Chine, l’Europe et la construc­­tion de l’éco­­no­­mie mon­­diale, Paris,
Albin Michel (tra­­duc­­tion de Nora Wang et Mathieu Arnoux, 1re édi­­tion états-­unienne en 2000).
191
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

démographiquement et éco­­no­­mi­­que­­ment. Oui, mais ce qui diverge


entre les deux extrêmes du vieil axe de l’Ancien Monde, c’est le degré
de connexion. Alors que l’Empire qui se dit « du Milieu » est lar­­ge­­
ment replié sur lui-­même, l’Europe a ini­­tié depuis deux siècles au
moins le niveau mon­­dial en connec­­tant pra­­ti­­que­­ment toutes les socié­­
tés. Même si une grande par­­tie des métaux pré­­cieux tirés des mines
d’Amérique finit dans le « puits d’argent » chi­­nois, ce sont les Euro­­
péens qui sont à l’ini­­tiative de cette cir­­cu­­la­­tion mon­­diale. Ce sont éga­­
le­­ment eux qui maî­­trisent, par les compa­­gnies des In­des orien­­tales,
les cir­­cuits mari­­times contour­­nant l’Afrique qui ont pro­­gres­­si­­ve­­ment
mar­­gi­­na­­li­­sés les anciennes routes Est-­Ouest. Aussi, ce sont eux qui,
au xixe siècle, accom­­plissent la Révo­­lu­­tion indus­­trielle.
Si les deux extrêmes du vieil axe n’ont pas suivi le même pro­­ces­­
sus, c’est lar­­ge­­ment dû à la dif­­fé­­rence entre leurs confi­­gu­­ra­­tions géo­­
po­­li­­tiques : la Chine est un empire, l’Europe un monde poly­­cen­­trique
(nous dirons un poly­terri­­toire*). Wallerstein [1980] et Braudel [1979]
ont accordé une grande impor­­tance à ce couple de struc­­tures qu’ils
nomment empire-­Monde et économie-­Monde1. On a ana­­lysé, à la fin
du cha­­pitre 6, la logique géo­­gra­­phique qui a fait que, parmi les grands
ensembles sociaux de l’Ancien Monde, ceux qui étaient direc­­te­­ment
confron­­tés au monde des steppes, voi­­si­­nage impré­­vi­­sible et dan­­ge­­
reux, ont tous adopté une confi­­gu­­ra­­tion géo­­po­­li­­tique impé­­riale2. Dans
un tel contexte, l’autonomisation de la dimen­­sion éco­­no­­mique s’avère
beau­­coup plus dif­­fi­­cile que dans une confi­­gu­­ra­­tion poly­­cen­­trique où
commer­­çants et entre­­pre­­neurs, les acteurs du capi­­ta­­lisme, acquirent
plus faci­­le­­ment la maî­­trise de sous-­ensembles. En d’autres termes,
l’historité éco­­no­­mique euro­­péenne était, au xixe  siècle, beau­­coup

1.  Comme l’expres­­sion «  économie-­Monde  », il est vrai avec une majus­­cule à «  Monde  », est géné­­ra­­le­­ment uti­­li­­sée
aujourd’hui pour dési­­gner l’espace mon­­dial, son usage rétros­­pec­­tif pour dési­­gner une grande confi­­gu­­ra­­tion impé­­riale
est trop ambigü ; d’où la pré­­fé­­rence pour « polyterritoire ».
2.  Ce rap­­port entre la proxi­­mité du monde des steppes et l’uni­­fi­­ca­­tion impé­­riale a été ana­­ly­­sée pour la créa­­tion de
l’Empire chi­­nois par Alain Reynaud [1992]. J’ai géné­­ra­­lisé cette confi­­gu­­ra­­tion géo­histo­­rique sous le nom de «  prin­­cipe
de Reynaud* » [Grataloup, 1996, p. ­66-68].
192
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

plus pro­­pice aux muta­­tions, donc au dyna­­misme, que celle de la mas­­


sive Chine. La confi­­gu­­ra­­tion géo­histo­­rique de l’Ancien Monde n’était
donc pas aussi linéaire et on doit la complexi­­fier en fai­­sant inter­­ve­­nir
la dis­­sy­­mé­­trie empire/poly­terri­­toire.
Les posi­­tions péri­­phériques à un moment donné dans un espace
de cir­­cu­­la­­tion peuvent dif­­fé­­rer plus qu’une simple dis­­po­­si­­tion géo­­mé­­
trique pour­­rait le lais­­ser pen­­ser. En fait, comme le paral­­lèle en avait
été esquissé au début de ce cha­­pitre, c’est le Japon plus que la Chine
dont la confi­­gu­­ra­­tion géo­­gra­­phique pré­­sente des traits communs avec
celle de l’Europe ; c’est ainsi, on l’a vu, qu’on peut par­­ler de société
médié­­vale nip­­pone.
Les centralités ne peuvent être de très longue durée. Néga­­ti­­ve­­ment,
elles sont sou­­mises à des convoi­­tises dont elles doivent se défendre,
ce qui freine à terme leurs dyna­­misme (prin­­cipe de Bagdad). De sur­­
croît, les confi­­gu­­ra­­tions inverses (prin­­cipe d’Hakata) ont l’atout de
n’avoir pas cette charge. Mais lors­­qu’une péri­­phérie est à son tour
deve­­nue centre, les logiques s’inversent. L’Europe n’a pas échappé à
ce bas­­cu­­le­­ment. De part et d’autre de l’Europe au centre du Monde du
xixe siècle se sont déve­­lop­­pées deux péri­­phéries, deux fronts pion­­niers
(c’est pour ce contexte que Turner inventa la notion de fron­­tière) :
la Russie et les États-­Unis. Deux his­­toires dif­­fé­­rentes, mais qui pré­­
sentent quelques traits communs : dif­­fu­­sion vers la marge, crois­­sance
démo­­gra­­phique par­­tiel­­le­­ment venue du centre euro­­péen, trans­­fert de
tech­­no­­logie et de capi­­taux. Comme dans la péri­­phérie chi­­noise étu­­
diée par Reynaud [1992], ce sont ces anciennes marges qui deviennent
ulté­­rieu­­re­­ment plus puis­­santes que le centre. L’espace de la guerre
froide, où l’ancien centre est par­­tagé par le Rideau de fer entre les
deux anciennes péri­­phéries, illustre bru­­ta­­le­­ment cette géo­histoire.
193
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

5.  VALSE DE LA TERRE ET DE LA MER


Dans le cha­­pitre 5, on avait déjà ren­­contré des bas­­cu­­le­­ments
spa­­tiaux, mais qui décou­­laient de la dif­­fu­­sion de ter­­ri­­toires sur des
milieux aux terres plus lourdes, écologiquement plus pro­­pices à de
fortes den­­si­­tés agri­­coles. C’est ainsi que les den­­si­­tés avaient bas­­culé
en Inde du nord de l’Ouest à l’Est, en Chine du Nord au Sud, mais
aussi de la Médi­­ter­­ra­­née antique à l’Europe médié­­vale. Mais un rap­­
port au milieu natu­­rel plus impor­­tant encore que les défri­­che­­ments des
régions boi­­sées (puis­­qu’il s’agit là du méca­­nisme prin­­ci­­pal des bas­­
cu­­le­­ments que l’on vient d’évo­­quer) est l’usage des éten­­dues marines.
La mer unit et sépare, mais selon des chro­­no­­logies dis­­tinctes.
On a évo­­qué (cha­­pitre 2) que les effec­­tifs très modestes des groupes
humains paléo­­li­­thiques avaient sans doute beau­­coup uti­­li­­sés les lit­­to­­
raux, y compris par cabo­­tage, pour leurs migra­­tions. Dans des contextes
de socié­­tés agri­­coles anciennes, sou­­vent le face à face de deux rives cor­­
res­­pond à des lieux plus facile à relier, à inté­­grer à un même ter­­ri­­toire,
que des éten­­dus ter­­restres cou­­vertes d’obs­­tacles fores­­tiers, topo­­gra­­
phiques ou hydro­­lo­­giques (des maré­­cages, par exemple). Par exemple,
c’est la confi­­gu­­ra­­tion des ter­­ri­­toires de l’Insulinde que donne à voir la
pre­­mière carte du Car­­re­­four java­­nais de Denys Lom­­bard (fig. 8.3).On
trouve une confi­­gu­­ra­­tion simi­­laire de part et d’autre de la Manche à
l’Âge du fer telle que la car­­to­­gra­­phie Barry Cunliffe [1996].
En revanche, quelques siècles plus tard, ce sont des ter­­ri­­toires ter­­
restres, dont les lit­­to­­raux sont des limites externes, qui ont triom­­phé.
Cela peut s’ins­­crire dans la longue durée. La Guerre de Cent-Ans peut
être comprise comme l’affron­­te­­ment d’une logique «  conti­­nen­­tale  »,
celle du royaume de France, contre une construc­­tion trans-­Manche,
celle de la cou­­ronne anglaise. À terme, la dis­­conti­­nuité ter­­ri­­toriale
passe par la mer, même si Calais est res­­tée quelque temps comme un
témoin de cette logique mari­­time.
En fait, tant que l’éten­­ due ter­­ restre est peu maî­­tri­­
sée par les
socié­­tés, d’abord par fai­­blesse de peu­­ple­­ment, pour des rai­­sons
194
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

FIGURE 8.3 DENYS LOM­­BARD

OCÉAN
OCÉAN PACIFIQUE
PACIFIQUE
MINDANAO
MINDANAO
SULU
SULU
Manado Ternate
Manado Ternate
Aceh
Aceh CERAM
Samarinda CERAM
Medan Malaka Sambas Samarinda Ambon
Medan Malaka Sambas Ambon
Singapour
Singapour Pontianak BANJAR
Pontianak BANJAR
Banjarmassin Makassar
Banjarmassin Makassar

Bima Bima
LAMPUNG
LAMPUNG JAVA
BantanBantan JAVA
OCÉAN
OCÉAN INDIEN
INDIEN
BALI BALI SUMBAWA SUMBAWA
500 km 500 km

DenysDenys Lombard
Lombard identifie
identifie six régions
six régions historiques
historiques dans la
dans la longue longue durée,
durée,
toutestoutes composées
composées de littoraux
de littoraux face à face
face à face
Source Source
: Denys :Lombard,
Denys Lombard, 1990,
1990, figure "La figure "La mer
mer comme traitcomme
d'union",trait
Le d'union", Le carrefour
carrefour javanais. Essaijavanais.
d'histoire Essai d'histoire
globale, globale,
Paris, EHESS, Paris,p. 16.
tome 1, EHESS, tome 1, p. 16.

démo­­gra­­phiques, ensuite par pénu­­rie des infra­­struc­­tures de trans­­port,


les liai­­sons mari­­times sont beau­­coup plus effi­­caces pour lier les lieux
d’une même société. En revanche, à mesure que la popu­­la­­tion aug­­
mente et se déploie sur les terres, à mesure que des infra­­struc­­tures de
trans­­port se déve­­loppent, le tis­­sage des inter­­re­­la­­tions sociales devient
plus effi­­cace sur terre que sur mer.
S’il est un cas archétypique, c’est la Médi­­ter­­ra­­née. Long­­temps,
Grecs et Phé­­ni­­ciens ont lié les dif­­fé­­rentes socié­­tés en un même
monde antique, péri­­phérie comprise (chap. 5). L’Empire romain a
trans­­formé cet espace d’inter­­re­­la­­tions en une struc­­ture géo­­po­­li­­tique
(un peu comme le feront beau­­coup plus tard, dans un milieu ter­­
restre, les Mon­­gols). Cet empire est d’abord un ensemble de rivages
et d’arrière-­pays. Les routes romaines, avant d’être ter­­restres sont
mari­­times, pro­­lon­­gées par la navi­­ga­­tion flu­­viale. Mais, à mesure que
195
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

les den­­si­­tés et les infra­­struc­­tures s’épais­­sissent sur les conti­­nents,


le rap­­port terre/mer s’inverse. Comme cette continentalisation ne
peut guère se déve­­lop­­per au Sud, blo­­quée par le Sahara, c’est vers
le Nord que l’essen­­tiel de cette dif­­fu­­sion d’ori­­gine médi­­ter­­ra­­néenne
s’est déve­­lop­­pée. Le bas­­cu­­le­­ment qui invente l’Europe est une ver­­
sion de ce pas­­sage d’un tis­­sage social mari­­time à un réseau ter­­restre.
Ce fut l’his­­to­­rien Henri Pirenne, dans un article puis un livre fameux
aux titres iden­­tiques, « Mahomet et Charlemagne », qui mit par­­ti­­
cu­­liè­­re­­ment l’accent sur ce pro­­ces­­sus. L’ana­­lyse his­­to­­rique qu’il a
menée est aujourd’hui obso­­lète, mais on peut lui rendre hom­­mage
en sché­­ma­­ti­­sant ce pro­­ces­­sus sous le nom de prin­­cipe de Pirenne*
(fig. 8.4). On peut le décom­­po­­ser en trois temps :
1. des groupes vivent sur des éten­­dues ter­­restres (avec, éven­­tuel­­le­­
ment, leur péri­­phérie mari­­time)  ;
2. l’une des socié­­tés est plus expan­­sive et relie l’ensemble, tis­­sant
un sys­­tème spa­­tial mari­­time  ;
3. lorsque, sur l’un des rivages, un des ver­­sants sociaux a acquis
une forte épais­­seur ter­­restre, les rela­­tions trans-­maritimes perdent de
l’impor­­tance et la mer rede­­vient sur­­tout une dis­­conti­­nuité.
Une appli­­ca­­tion nette de cette grille de lec­­ture peut être faite pour
les pro­­ces­­sus de colo­­ni­­sa­­tion/déco­­lo­­ni­­sa­­tion outre-­mer. Tant que les
enclaves pro­­je­­tées par des socié­­tés euro­­péennes outre-­Atlantique
res­­taient très dépen­­dantes de leur métro­­pole, les liens prin­­ci­­paux
étaient océa­­niques  : ainsi des Treize colo­­nies bri­­tan­­niques ou des
vice-­royautés espa­­gnoles. À par­­tir du moment où ces socié­­tés se
sont autonomisées, à la fois en crois­­sant démographiquement et en
inté­­grant des espaces amé­­ri­­cains jusque-­là tenus nomi­­na­­le­­ment,
au mieux, elles ont « pris leurs dis­­tances » avec les métro­­poles. Ce
pro­­ces­­sus d’autonomisation peut pra­­ti­­que­­ment se lire dans toutes les
pro­­jec­­tions loin­­taines de l’Europe.
Plus géné­­ra­­le­­ment, cette dia­­lec­­tique terre/mer est appli­­cable au
niveau mon­­dial. La grande connexion opé­­rée par les Euro­­péens aux
196
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES

FIGURE 8.4 LE PRINCIPE DE PIRENNE

Danois L’ouest de l’Ancien Monde


vers 565
Germains
Avars Empire byzantin à l’époque
de Justinien
Royaume franc
Constantinople
EMPIRE Royaume wisigoth
SASSANIDE
Échanges méditerranéens

Prémices de l’Europe

1 000 km

Danois L’ouest de l’Ancien Monde


vers 800
EMPIRE DE Avars Conquêtes musulmanes
CHARLEMAGNE
Bulgares Califats abbassides
Constantinople Périphéries plus ou moins
vassales
Bagdad Empire byzantin
Omeyyades
Europe (chrétienté latine)
Aghlabides
Offensives
1 000 km

Le principe de Pirenne
1) La mer unit encore 2) La mer sépare

MER MER
MÉDITERRANÉE MÉDITERRANÉE

Mer Prémices d’Europe Monde arabo-musulman


Empire byzantin Europe
197
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

xve-xvie siècles est avant tout mari­­time, sur­­tout si on ne comprend pas


dans ce pro­­ces­­sus l’expan­­sion russe à tra­­vers la Sibérie (mais est-­ce
un pro­­ces­­sus euro­­péen  ?). Elle est mar­­quée par le pas­­sage d’un réseau
d’échanges à un ensemble ter­­ ri­­
torial trans-­
océanique, les empires
colo­­niaux. Puis ces der­­niers craquent et les océans rede­­viennent des
dis­­conti­­nui­­tés poli­­tiques. Certes, mais si les dépen­­dances poli­­tiques dis­­
pa­­raissent, les liens éco­­no­­miques se déve­­loppent et la mon­­dia­­li­­sa­­tion
contem­­po­­raine, au moins sur le plan du commerce des mar­­chan­­dises,
est d’abord un pro­­ces­­sus mari­­time qui suc­­cède à des échanges beau­­coup
plus ter­­restres ou épi­conti­­nen­­taux avant les «  Grandes Décou­­vertes  ».
Cela s’est d’ailleurs tra­­duit par la nécrose de car­­re­­fours ter­­restres autre­­
fois essen­­tiels comme Samarkand ou Tombouctou. Rien n’inter­­dit de
pen­­ser qu’à ces deux pre­­mières étapes pour­­rait s’ajou­­ter au xxie siècle
un troi­­sième temps, avec densification des échanges trans­­conti­­nen­­
taux. L’Asie cen­­trale, la cuvette congo­­laise ou le bas­­sin amazonien,
aujourd’hui les marges du Monde, pourraient-­ils deve­­nir des nœuds
d’échanges mon­­diaux (fig. 8.5) ?
Figure 8.5. Trois temps dans l'histoire du rapport terre/mer

FIGURE 8.5 TROIS TEMPS DES RAP­­PORTS TERRE/MER DANS L’HIS­­TOIRE DU MONDE
1. Les étendues océaniques sont des obstactes presque
absolus et les masses continentales sont des obstacles
relatifs. Le cabotages et les mers presque fermés
représentent les meilleurs espaces de connection.

2. Les routes maritimes franchissent


les océans. La mondialisation du XVIe
au XXe siècle est d'abord maritime.

3. La densification des voies de transport terrestre redonnent


l'avantage aux étendues continentales. La circulation maritime
perd de l'importance relative.
198
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
DES SITUA­­TIONS HIS­­TO­­RIQUES RÉCUR­­RENTES

Viennent d’être bros­­sés rapi­­de­­ment plu­­sieurs séries de dépla­­


ce­­ments géo­­gra­­phiques de pola­­ri­­tés his­­to­­riques  : entre usages de
milieux natu­­rels dif­­fé­­rents (défri­­che­­ments et bas­­cu­­le­­ment des den­­si­­
tés), entre vieux centres régu­­liè­­re­­ment mena­­cés et péri­­phéries actives
pro­­té­­gées (Bagdad/Hakata), entre réseaux mari­­times et confi­­gu­­ra­­tions
ter­­restres. Ces dif­­fé­­rentes muta­­tions géo­­gra­­phiques des lieux d’his­­
toire intègrent la ten­­dance longue de la crois­­sance démo­­gra­­phique
rap­­pe­­lée en intro­­duc­­tion du cha­­pitre. La tran­­si­­tion démo­­gra­­phique
euro­­péenne au xixe siècle pro­­voque la pro­­jec­­tion outre-­mer, l’émi­­gra­­
tion, de plus de 80 mil­­lions d’Euro­­péens, vers l’Amérique en par­­ti­­
cu­­lier. Cela ren­­force l’auto­­no­­mie des «  pays neufs  » d’accueil. Plus
ancien­­ne­­ment, les défri­­che­­ments des milieux à sols lourds, comme
l’est de la plaine indo-­gangétique, se sont tra­­duits par des bas­­cu­­le­­
ments démo­­gra­­phiques.
Ce sont toutes ces crois­­sances locales qui composent la ten­­dance
glo­­bale de l’huma­­nité à croître quan­­ti­­tati­­ve­­ment du Néo­­li­­thique à
aujourd’hui, en rap­­pro­­chant les élé­­ments de l’écou­­mène. C’est donc
à la fois ce mou­­ve­­ment d’ensemble et les chan­­ge­­ments plus locaux
qui contri­­buent à tis­­ser plus ser­­rés les liens qui relient l’ensemble
des humains, ce qu’on appelle cou­­ram­­ment la mon­­dia­­li­­sa­­tion. De ce
fait, dans un pre­­mier mou­­ve­­ment, l’ensemble des pro­­ces­­sus his­­to­­
riques décrits contri­­buent d’abord à construire le Monde comme un
espace d’échanges, un tissu d’inter­­ac­­tions trans­­cen­­dant les socié­­tés
plus locales (chap. 9). Mais ces muta­­tions quan­­ti­­tatives (crois­­sances
des dif­­fé­­rents types de den­­si­­tés, démo­­gra­­phiques, éco­­no­­miques,
sociales…) et qua­­li­­ta­­tives (muta­­tions des centres et des péri­­phéries)
ne contribuent-­elles pas à faire pro­­gres­­si­­ve­­ment pas­­ser les dif­­fé­­rents
niveaux sca­­laires de l’huma­­nité de l’espace au ter­­ri­­toire  ? Cela signi­­
fie, à terme, que s’ébauche une perspec­­tive de ter­­ri­­toire mon­­dial, en
d’autres termes de société-­Monde.
CHA­­PITRE 9
ÉCHELLE ET IDENTITÉS
1. TER­­RI­­TOIRES INTRA-­SOCIAUX
ET ESPACE INTER-­SOCIAL
2.  LOGIQUES SPA­­TIALES ET RÉSIS­­TANCE TER­­RI­­TORIALE
3. DES «  ROMANS TER­­RI­­TORIAUX  » NÉGA­­TEURS
DES NIVEAUX PLUS VASTES
4. DES PEN­­SÉES ENCA­­DRÉES PAR DES VISIONS
DU MONDE SITUÉES

L es croi­­se­­ments des dimen­­sions géo­­gra­­phiques et his­­to­­riques dans


le fonc­­tion­­ne­­ment des socié­­tés ont aussi une compo­­sante idéelle
forte qui doit être évo­­quée in fine car elle a des rap­­ports intimes avec les
sciences sociales. Le dis­­cours qu’une société tient sur elle-­même, sur
ses voi­­sines, sur le Monde et la Terre, contextualise l’effort de compré­­
hen­­sion, la démarche scien­­ti­­fique, les modes de mesure et de repé­­rages
qui rendent compte du social.
Toute société pra­­tique un dis­­cours de légi­­ti­­mation de son exis­­tence,
de jus­­ti­­fi­­cation de ses struc­­tures et de ses par­­ti­­cu­­la­­ri­­tés. Il y a un terme
pour dési­­gner ce ver­­sant idéel du lien social, mais il est aujourd’hui
brû­­lant et d’un usage si déli­­cat que le dis­­cours scien­­ti­­fique pré­­fère sou­­
vent le contour­­ner : l’iden­­tité. Ce dis­­cours identitaire, qu’il ne faut pas
réduire à ses seuls ava­­tars contem­­po­­rains fri­­leux, voire poujadistes,
existe dans toute société. Il est lui-­même sou­­mis aux logiques de dif­­
fu­­sion, de fis­­sion, de métis­­sage, que nous avons ren­­contrées pour
l’ensemble du social. Il est pos­­sible, néces­­saire même, de faire la géo­
histoire des récits identitaires. On se contentera, dans cet ultime cha­­
pitre, de les situer dans la ten­­sion ini­­tiale entre les logiques spa­­tiales et
ter­­ri­­toriales.
200
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

1. TER­­RI­­TOIRES INTRA-­SOCIAUX
ET ESPACE INTER-­SOCIAL
Repar­­tons de la ten­­sion fon­­da­­men­­tale entre le besoin de consti­­
tuer des ensembles de « proches », soli­­daires ne serait-­ce que sur le
plan intergénérationnel, qui fait de l’huma­­nité une espèce « hyper
sociale » ; besoin constam­­ment remis en cause par la mobi­­lité humaine
et les inter­­ac­­tions avec les autres groupes. À par­­tir ce cette oppo­­si­­tion,
on a construit une échelle géo­histo­­rique très élé­­men­­taire oppo­­sant
deux niveaux :
–  plus loca­­le­­ment (ce niveau « local » pou­­vant être un petit groupe
amazonien ou la Chine), une logique où l’emporte la repro­­duc­­tion de
la société en jeu, sur une par­­tie de la sur­­face ter­­restre, son ter­­ri­­toire ;
c’est évi­­dem­­ment à ce niveau que se situe la pen­­sée identitaire ;
–  plus glo­­ba­­le­­ment (niveau qui est aujourd’hui le Monde, le « glo­­
bal  » au sens actuel, en par­­ti­­cu­­lier comme adjec­­tif qua­­li­­fiant une
forme d’his­­toire, mais qui a pu être plus res­treint autre­­fois), un jeu
d’inter­­ac­­tions entre socié­­tés régi par des para­­mètres de conti­­guïté
ou d’éloi­­gne­­ment, de dis­­tance, de posi­­tion rela­­tive, bref une dyna­­
mique spa­­tiale.
En pre­­mière approche, au couple géo­­gra­­phique espace/ter­­ri­­toire
cor­­res­­pond le couple his­­to­­rique trans­­for­­ma­­tion/repro­­duc­­tion. Il est
bien évident, cepen­­dant, que tout chan­­ge­­ment ne vient pas d’ailleurs et
que, inver­­se­­ment, une dyna­­mique endo­­gène peut être blo­­quée par une
confi­­gu­­ra­­tion géo­­po­­li­­tique (vieux débat  : peut-­on faire la révo­­lu­­tion
dans un seul pays ?). Cepen­­dant, avant de croi­­ser davan­­tage les deux
couples concep­­tuels, il faut bien mon­­trer l’effet sur la dyna­­mique his­­
to­­rique géné­­rale de l’oppo­­si­­tion repro­­duc­­tion locale/trans­­for­­ma­­tion
glo­­bale, car elle a par­­tie liée avec la dyna­­mique mon­­diale. Sa figure
géo­­gra­­phique est celle du puzzle et du réseau, dont l’incar­­na­­tion
actuelle est la ten­­sion entre l’inter­­na­­tional (aujourd’hui l’ensemble
des États sou­­ve­­rains) et le mon­­dial (les réseaux des entre­­prises, des
flux cultu­­rels, des migra­­tions, bref tout ce qui tisse la mon­­dia­­li­­sa­­tion).
201
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

La dyna­­mique éco­­no­­mique, qui sous sa forme mon­­diale actuelle


peut être plus sim­­ple­­ment appe­­lée le capi­­ta­­lisme, joue, depuis au
moins le Moyen Âge euro­­péen, de la diver­­sité des pièces du puzzle, de
la variété des confi­­gu­­ra­­tions des dif­­fé­­rentes socié­­tés, du moment que
ces der­­nières sont reliées par des flux  : mar­­chan­­dises, mon­­naies, tech­­
niques et outils, inno­­va­­tions, tra­­vailleurs, mais aussi épi­­dé­­mies, visions
du monde, construc­­tions intel­­lec­­tuelles, etc. La dis­­tance, telle que les
moyens de trans­­port et les connais­­sances géo­­gra­­phiques per­­met­­taient
de la mesu­­rer, et compte tenu du nombre des hommes, est le coef­­fi­­cient
déter­­mi­­nant du réseau qui se sur­­im­­pose au puzzle. Plus l’huma­­nité est
nom­­breuse, plus les moyens de commu­­ni­­ca­­tion et de trans­­port sont
rapides et effi­­caces, plus la logique réti­­cu­­laire contre­­dit les logiques
sociales locales territorialisées, dont leurs dis­­cours exis­­ten­­tiels. Les
débats sur la mon­­dia­­li­­sa­­tion contem­­po­­raine évoquent par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment
la puis­­sance de cette contra­­dic­­tion comme moteur de nom­­breuses
trans­­for­­ma­­tions, comme contexte his­­to­­rique plus tendu vers le chan­­ge­­
ment que la repro­­duc­­tion.
L’affaire n’est pas nou­­velle. Selon les para­­mètres évo­­qués (démo­­
gra­­phie, moyens de trans­­ports et de commu­­ni­­ca­­tion, connais­­sance et
repré­­sen­­ta­­tion de l’ailleurs), les échanges, égaux ou inégaux, volon­­
taires ou contraints, ont existé de tous temps et en tous lieux. On a
ainsi évo­­qué les péri­­phéries du Monde antique, les colo­­nies de plan­­
ta­­tion, la spé­­cia­­li­­sa­­tion régio­­nale de l’agri­­culture fran­­çaise, la cir­­cu­­
la­­tion aux temps modernes des métaux pré­­cieux de l’Amérique à la
Chine… Dans tous les cas, il s’agit de sys­­tèmes spa­­tiaux his­­to­­riques
qui trans­­fèrent d’un ensemble social à un autre des fac­­teurs d’historité,
le plus sou­­vent de trans­­for­­ma­­tion, ce contre quoi chaque société tente
de réagir pour main­­te­­nir ses pro­­ces­­sus de trans­­mis­­sion.
Un exemple, qui est aussi une étape clé dans la genèse de la mon­­
dia­­li­­sa­­tion, cor­­res­­pond à l’arti­­cu­­lation des pièces du puzzle géo­­po­­
li­­tique avec la dyna­­mique du capi­­ta­­lisme en Europe. Nous avons vu
la dis­­sy­­mé­­trie Chine/Europe due en grande par­­tie à leurs situa­­tions
202
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

res­­pec­­tives par rap­­port au Monde des steppes, au dan­­ger des cava­­liers


nomades. C’est dans cette perspec­­tive qu’a été pré­­sen­­tée (fig.  6.2)
la genèse de la méga­­lo­­pole euro­­péenne, qui joua un rôle déci­­sif
dans la genèse du capi­­ta­­lisme mon­­dial, en rela­­tion avec les réseaux
mondialisateurs que l’Europe moderne avait tis­­sée. Tout l’inverse de
l’his­­toire chi­­noise au même moment.
Aujourd’hui, les réseaux se sont consi­­dé­­ra­­ble­­ment épais­­sis, en par­­
ti­­cu­­lier sous forme de firmes trans­­na­­tionales. La Chine jouant à son
tour le jeu de cette mon­­dia­­li­­sa­­tion béné­­fi­­cie d’un avan­­tage compa­­ra­­tif,
la taille de son mar­­ché inté­­rieur, tant pour la consom­­ma­­tion que pour
les fac­­teurs de pro­­duc­­tion. Cela repré­­sente peut-­être un point d’abou­­
tis­­se­­ment : les socié­­tés jouant le rôle cen­­tral dans les réseaux mon­­
diaux, depuis qu’ils existent, ont changé, ce qui cor­­res­­pond bien au
glis­­se­­ment vers les « pièces » du puzzle les plus adap­­tées aux réseaux,
des cités ita­­liennes au Pays-­Bas, du Royaume-­Uni aux États-­Unis,
et main­­te­­nant, la Chine. L’héri­­tage impé­­rial devient alors un atout
après avoir été un frein.
Dans tous les cas, cela montre, une fois de plus, que l’étude de
seules logiques et fac­­teurs endo­­gènes ne mène pas loin dans l’ana­­lyse
d’un pro­­ces­­sus loca­­lisé. Réci­­pro­­que­­ment, avant 1976 et la mort de
Mao Zedong, la poli­­tique iso­­la­­tion­­niste du «  comp­­ter sur ses propres
forces  » frei­­nait ce bas­­cu­­le­­ment orien­­tal des réseaux mon­­diaux.
La résis­­tance d’une poli­­tique d’indé­­pen­­dance de l’Empire du Milieu,
ins­­crite dans une pra­­tique de très longue durée, a blo­­qué un temps
un pro­­ces­­sus de niveau mon­­dial.

2.  LOGIQUES SPA­­TIALES ET RÉSIS­­TANCE TER­­RI­­TORIALE

Jusque-­là, on a pris les ter­­ri­­toires plu­­tôt comme homo­­gènes par


rap­­port au logiques spa­­tiales englo­­bantes. C’était une commo­­
dité d’expo­­si­­tion. Les dyna­­miques glo­­bales peuvent tra­­ver­­ser des
ensembles ter­­ri­­toriaux, au risque de les désar­­ti­­cu­­ler. L’his­­toire amé­­
ri­­caine du xixe siècle peut don­­ner un bon exemple. On a vu que les
203
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

dis­­tances trop consi­­dé­­rables n’avaient pas per­­mis d’envi­­sa­­ger que les


anciennes colo­­nies espa­­gnoles deviennent un État unique, sui­­vant
l’exemple des anciennes Treize colo­­nies bri­­tan­­niques. Ces der­­nières
s’étaient unies dans la lutte contre la métro­­pole. Pour­­tant, l’union était
fra­­gile et faillit se bri­­ser avec la Guerre de Séces­­sion (fig. 9.1).

FIGUREFigure 9.1. Les niveaux géohistoriques de la guerre de Sécession (1861-1865)


9.1 LES NIVEAUX GÉO­HISTO­­RIQUES DE LA GUERRE DE SÉCES­­SION (1861‑1865)

Europe :
Révolution industrielle
NORD
industrialisation transition
autonome démographique

demande
de matières premières
États-Unis
SUD
production
de matières
premières
tropicales

1. Niveau mondial :
Les États-Unis en interration avec l'Europe

Emigration des excédents démographiques européens :


80 millions d'Européens traversent l'Atlantique

2. Niveau zonal :
Le Sud, périphérie du Nord européen
(producteur de coton pour l'industrie européenne)
Exportations Sud-Nord (échange inégal)

3. Niveau national :
Le Nord impose le protectionnisme.
Mise en place d'un espace économique national

Guerre civile

On a vu ensuite comment l’Europe tem­­pé­­rée avait colo­­nisé les


régions tro­­pi­­cales en priorité. Le pro­­ces­­sus de plan­­ta­­tion, ini­­tié dans
le Nordeste bré­­si­­lien, puis étendu aux Antilles et, fina­­le­­ment, à toute
l’Amérique sub­­tro­­pi­­cale, est une logique de niveau mon­­dial qui ne
204
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

s’est pas arrê­­tée avec les indé­­pen­­dances. Bien au contraire, aux pro­­
duits ali­­men­­taires comme le sucre ou le café, s’ajouta la demande
de matières pre­­mières dont la Révo­­lu­­tion indus­­trielle pro­­vo­­quait une
uti­­li­­sation crois­­sante, le coton en tout pre­­mier lieu. D’où le déve­­lop­­
pe­­ment de grandes plan­­ta­­tions pro­­duc­­trices de cette fibre à des­­ti­­nation
des usines du Lancashire. On comprend qu’aux États nor­­distes uti­­
li­­sant le pro­­tec­­tion­­nisme pour amor­­cer une indus­­tria­­li­­sa­­tion locale
se soient oppo­­sés des États sudistes libre-­échangistes et tour­­nés vers
l’Europe. La ques­­tion de l’abo­­li­­tion de l’escla­­vage est congru­ente
avec cette oppo­­si­­tion zonale.
La logique glo­­bale pous­­sait plu­­tôt à la séces­­sion afin de main­­te­­nir
les régions méri­­dio­­nales dans leur rôle de four­­nis­­seur de matière pre­­
mière ; mais la logique natio­­nale pesait en sens contraire et triom­­pha.
De fait, la guerre civile joua, joue tou­­jours, un rôle déci­­sif dans le sen­­
ti­­ment natio­­nal états-­unien. Ce conflit sca­­laire est confirmé par une
situa­­tion géo­histo­­rique assez symé­­trique de l’autre côté de l’équa­­teur  :
celle du Bré­­sil. Dans les deux cas, à l’opposé du pro­­ces­­sus de frac­­
tion­­ne­­ment, de babélisation, de la par­­tie hispanophone de l’Amérique,
l’unité ter­­ri­­toriale a sur­­vécu à l’indé­­pen­­dance. Or, l’his­­toire bré­­si­­
lienne pré­­sente des simi­­li­­tudes assez mar­­quées avec celle des États-­
Unis, si on inverse les rôles du Nord et du Sud, puisque ces ter­­ri­­toires
se situent dans des hémi­­sphères dif­­fé­­rents. Au Bré­­sil, c’est le Nordeste
et le Centre qui sont mar­­qués par l’héri­­tage de péri­­phérie tro­­pi­­cale
extra­­ver­­tie induite par l’Europe dès le xvie siècle [Droulers, 2000] :
éco­­no­­mie tour­­née vers l’expor­­ta­­tion de matières pre­­mières agri­­coles,
grandes exploi­­ta­­tions, popu­­la­­tion lar­­ge­­ment issue de la traite escla­­va­­
giste. Et, dans la seconde moi­­tié du xixe siècle, les ten­­sions géo­­po­­li­­
tiques ont été si vives que le Bré­­sil a plu­­sieurs fois failli bas­­cu­­ler dans
une guerre civile séces­­sion­­niste. Comme aux États-­Unis, ces menaces
cen­­tri­­fuges ont fina­­le­­ment ren­­forcé les forces de cohé­­sion natio­­nale.
Dans l’un et l’autre cas, un autre phé­­no­­mène géo­­gra­­phique a joué
un rôle cohé­­sif : la conquête de l’Ouest. On connaît bien l’impor­­tance
205
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

des ter­­ri­­toires de l’Ouest dans la construc­­tion de l’unité poli­­tique états-­


unienne, non seule­­ment sur le plan du mythe, mais éga­­le­­ment du fait
de l’ajout de nou­­veaux États ni nor­­distes, ni sudistes. À peine amorcé
avant 1860, le pro­­ces­­sus explose juste après la Guerre de Séces­­sion.
Le Bré­­sil, plus modes­­te­­ment, en par­­tie parce que plus loin du foyer
d’émi­­grants euro­­péens, a connu un phé­­no­­mène sem­­blable. Dans les
pays hispanophones, le pro­­ces­­sus n’a existé que sous un mode très
mineur, sauf en Argen­­tine vis-­­à-vis du Sud. C’est ainsi que les colo­­
nies moins éten­­dues (anglaises et por­­tu­­gaises) ont donné de grands
ter­­ri­­toires, alors que l’immense Empire espa­­gnol est à l’ori­­gine de
nom­­breux ter­­ri­­toires plus res­treints.
L’arti­­cu­­lation sca­­laire est donc plus complexe que le seul binôme
espace glo­­bal et tem­­po­­ra­­lité rapide ver­­sus ter­­ri­­toire local et évo­­lu­­tion
lente. Le poids des historités locales (ouver­­ture chi­­noise peu après
le décès de Mao, Guerre de Séces­­sion…) pro­­duc­­trices d’évé­­ne­­ments
peut être contra­­dic­­toire, au moins à court terme, avec les ten­­dances
trans­­for­­mat­­rices plus glo­­bales et, même, peut pro­­fon­­dé­­ment les orien­­
ter. La ten­­dance à la mon­­tée en puis­­sance du niveau mon­­dial, consé­­
quence et cause de la crois­­sance démo­­gra­­phique, n’est pas for­­cé­­ment
irré­­sis­­tible  ; aucun évé­­ne­­ment ne l’a plus tra­­gi­­que­­ment mon­­tré que
la Pre­­mière Guerre mon­­diale, où l’affron­­te­­ment des socié­­tés euro­­
péennes a fait recu­­ler durant tout le « court xxe siècle  » l’émer­­gence
du niveau mon­­dial [Grataloup, 2010]. C’est dire la force des fac­­
teurs d’unité des socié­­tés, des dis­­cours identitaires en par­­ti­­cu­­lier.

3. DES «  ROMANS TER­­RI­­TORIAUX  » NÉGA­­TEURS


DES NIVEAUX PLUS VASTES

Toutes les socié­­tés pra­­tiquent un dis­­cours de cohé­­sion, qu’on


peut, mal­­gré les ambi­­guï­­tés de l’adjec­­tif, qua­­li­­fier d’identitaire. Le
ter­­ri­­toire joue un rôle très variable dans ces ciments idéels, mais il
n’est jamais absent. Il peut être une terre per­­due (« L’an pro­­chain
à Jérusalem », le Champ du merle kosovar pour les Serbes, etc.),
206
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

mais le plus sou­­vent c’est un ter­­ri­­toire bien ancré sous les pieds de la
société concer­­née, même si une part ampu­­tée manque et fait souf­­frir
(l’Alsace-­Lorraine de la France de 1871 à 1918), contri­­buant alors
beau­­coup au ciment social. Même dans les socié­­tés à forte mobi­­lité
interne, comme les États-­Unis dont la grande majo­­rité de la popu­­la­­
tion est issue de migra­­tions récentes, le ter­­ri­­toire, ici sous la forme
du mythe de la fron­­tière, joue un rôle déci­­sif. Mais cer­­taines socié­­tés
ont poussé très loin l’auto­défini­­tion par le ter­­ri­­toire, géné­­ra­­le­­ment des
groupes où l’autochtone archétypique est un pay­­san. Ce sont les cas
de la Chine et de la France, mais aussi du Japon, du Sénégal et de bien
d’autres socié­­tés1. En revanche, pour les socié­­tés où la mer a joué un
rôle clé, comme l’Angleterre, l’iden­­tité relève plus d’une forme par­­ti­­
cu­­lière d’être, d’un mode de vie érigé en civi­­li­­sa­­tion. Cas limite sans
doute, les socié­­tés poly­­né­­siennes anciennes ont « territorialisé », si
l’on ose dire, la mer. L’autre compo­­sante identitaire forte est d’ordre
eth­­nique (le « droit du sang »), mais rare­­ment décontextualisée du
ter­­ri­­toire abri­­tant le groupe.
L’impli­­ca­­tion de son ter­­ri­­toire dans la vision de Soi (et donc des
Autres) contri­­bue lar­­ge­­ment à un trait géné­­ral de ce type de récit,
leur pas­­séisme. C’est ce que sug­­gère une expres­­sion col­­la­­té­­rale  : les
«  racines  ». Cette méta­­phore sug­­gère simul­­ta­­né­­ment que la plante-­
société, ses fruits en par­­ti­­cu­­lier, pro­­cède d’une crois­­sance plus
ancienne dont témoigne sa base cachée, mais aussi sug­­gère que c’est
de la terre-­territoire qu’elle tire toute sa force. Les réa­­li­­sa­­tions per­­
met­­tant au présent et à l’ave­­nir d’une société de se légi­­ti­­mer par un
passé presque tou­­jours mythifié ont été l’objet de nom­­breuses études
[Thiesse, 1999], dont les compo­­santes ter­­ri­­toriales sont incontour­­
nables (le pay­­sage, l’archi­­tec­­ture « typique », le ter­­roir exprimé par la
cui­­sine…).

1.  On comprend que cer­­taines des sys­­tèmes sco­­laires de ces socié­­tés pra­­tiquent cet objet dis­­ci­­pli­­naire hybride,
l’histoire-­géographie (voir Intro­­duc­­tion géné­­rale).
207
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

Dans tous les cas, cette iden­­ti­­fi­­cation à une por­­tion de la sur­­face


ter­­restre, selon des moda­­li­­tés très variées, certes, mais tou­­jours plus
ou moins pré­­sente, entre en contra­­dic­­tion avec les logiques spa­­tiales
dans les­­quelles se situe la société concer­­née. Aujourd’hui, on par­­le­­rait
de contraintes de la mon­­dia­­li­­sa­­tion, de délocalisations, de menaces
migra­­toires, etc. Ce n’est pas nou­­veau. Il y a, et l’anthro­­po­­logie en
montre des formes très variées, une construc­­tion de l’ailleurs et de
l’Autre, consé­­cu­­tive à la repro­­duc­­tion du Nous. Cet « Autre » a une
géo­­gra­­phie. Il est sou­­vent proche, pen­­ser l’alté­­rité sup­­pose le contact,
la connais­­sance impar­­faite qui n’est ni igno­­rance totale, ni assi­­mi­­la­­
tion. Un exemple majeur a été mis en scène par l’Europe inven­­tant
l’Orient, démarche savam­­ment dénon­­cée par Edward Saïd [1980].
L’orien­­ ta­­lisme ran­­geait dans son domaine tout l’axe de l’Ancien
Monde…, l’Europe excep­­tée.
On appelle sou­­ vent « roman natio­­ nal », selon une for­­ mule de
Suzanne Citron1, l’his­­toire sco­­laire et popu­­laire racontée dans le cadre
des natio­­na­­lismes euro­­péens, mais dont il existe des variantes dans
pra­­ti­­que­­ment toutes les socié­­tés étatisées2. La mobi­­li­­sa­­tion du ter­­ri­­
toire natio­­nal dans ce cadre se fige sou­­vent dans une forme d’éter­­nité
de la société (« Nos ancêtres les Gau­­lois »). Cette « éter­­nité » mobi­­lise
des moments his­­to­­riques et des lieux variés, mais consi­­dé­­rés comme
signi­­fi­­ca­­tifs, en les déshistoricisant dans un présent per­­pé­­tuel. C’est
ce que la géo­histo­­rienne Géraldine Djament-­Tran [2011] a concep­­
tua­­lisé sous la for­­mule de «  méthode compri­­mante  », en ana­­ly­­sant la
mise en scène de l’éter­­nité de Rome, en par­­ti­­cu­­lier par la papauté de
la Contre-­Réforme : les ruines antiques, prises comme un tout chro­­
no­­lo­­gique, sont inté­­grées dans la mise en scène baroque, elle-­même
néo-­antiquisante, la capi­­tale de l’État ita­­lien depuis 1870 repre­­nant la
compres­­sion du temps en un lieu pour sym­­bo­­li­­ser l’iden­­tité natio­­nale
et non plus la catho­­li­­cité.

1.  Citron Suzanne, 2008, Le mythe natio­­nal. L’his­­toire de France re­visitée, Paris, Les édi­­tions de l’ate­­lier.
2.  Ferro Marc, 1981, Comment on raconte l’his­­toire aux enfants, Paris, Payot.
208
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

L’ana­­lyse de ces pro­­ces­­sus dépasse de très loin la por­­tée de ce


manuel, mais ils repré­­sentent un contexte de la pro­­duc­­tion géo­­gra­­
phique et his­­to­­rique qu’on ne peut igno­­rer, en par­­ti­­cu­­lier dans les
re­compo­­si­­tions épis­­té­­mo­­lo­­giques d’une pen­­sée plus glo­­bale, aux­­
quelles par­­ti­­cipe la géo­histoire. Il suf­­fit de remar­­quer que la perspec­­tive
idéo­­lo­­gique contraint sou­­vent l’effort de compré­­hen­­sion scien­­ti­­fique.
Aujourd’hui, les tra­­di­­tions identitaires affrontent l’his­­toire dite glo­­
bale, mais le pro­­ces­­sus est plus géné­­ral et plus ancien. Il inter­­vient
en par­­ti­­cu­­lier par les cadres de pen­­sée qui per­­mettent de par­­ler de
l’ensemble du social, de l’espace et du temps en par­­ti­­cu­­lier.

4. DES PEN­­SÉES ENCA­­DRÉES


PAR DES VISIONS DU MONDE SITUÉES

Nous sommes géné­­ra­­le­­ment conscients de la rela­­ti­­vité his­­to­­rique


de nos mesures et nos repré­­sen­­ta­­tions spatio-­temporelles. Que le
méri­­dien 0°, Greenwich, soit un choix arbi­­traire, mais néan­­moins
géo­politi­­que­­ment situé (pri­­mauté bri­­tan­­nique au Congrès du méri­­dien
à Washington en 1884), est évident. Il en va de même pour la numé­­ro­­
ta­­tion des années par le calen­­drier chré­­tien devenu uni­­ver­­sel. Que ces
métriques du temps et de l’espace puissent être remises en cause un
jour, cela n’aurait rien de cho­­quant. Elles induisent dans l’immé­­diat
une mise en perspec­­tive imma­­nente héri­­tée du rôle de l’Europe dans
la construc­­tion du niveau mon­­dial.
Mais il s’agit là de simples moda­­li­­tés de repé­­rage. Même si les
siècles ou les décen­­nies peuvent être par­­fois abu­­si­­ve­­ment pris comme
des champs scien­­ti­­fiques qu’on finit par croire cohé­­rents, le risque
reste modeste. Il en va autre­­ment des moda­­li­­tés d’orga­­ni­­sa­­tion du
récit ou de mise en scène de l’espace, des domaines de vali­­dité impli­­
cites. La périodisation cano­­nique euro­centrée (Anti­­quité/Moyen Âge/
Temps modernes…) et le décou­­page des régions du Monde, les conti­­
nents [Grataloup, 2009], passent plus faci­­le­­ment pour des uni­­ver­­
saux. Il est vrai que dès qu’on s’y inté­­resse, ils ne résistent pas à la
209
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS

cri­­tique, mais l’une des rai­­sons prin­­ci­­pales de leur péren­­nité, mal­­gré


tout, est le fait que rien de solide ne les rem­­place.
Plus per­­ni­­cieux encore est l’usage du « fond de carte ». Les pla­­
ni­­sphères sont des mises en scène du Monde et se révèlent, à l’ana­­
lyse, lourds d’héri­­tages civilisationnels [Grataloup, 2011b]. Les
plus fami­­liers, en nous don­­nant, avec une impres­­sion de neu­­tra­­lité,
une vision géo­­gra­­phique par­­ti­­cu­­lière, font res­­sur­­gir une géo­histoire
révo­­lue. Leur usage dans des atlas his­­to­­riques peut trans­­mettre un
mes­­sage sub­­li­­mi­­nal contra­­dic­­toire avec le sujet cartographié, par
exemple en met­­tant en scène les socié­­tés d’il y a deux millé­­naires
avec l’Euro­Méditer­­ra­­née en posi­­tion cen­­trale. Ce qui peut ne pas nous
sur­­prendre, nous sem­­bler même nor­­mal, dans la mesure où la carte
s’oppose à une inter­­pré­­ta­­tion rai­­son­­née des mondes anciens, mais pas
à notre «  roman euro­­péen  » trans­­mis naguère par l’ensei­­gne­­ment his­­
to­­rique dans le second degré.
Une tâche évi­­dem­­ment urgente est donc de repen­­ser nos cadres
spatio-­temporels des socié­­tés. Et cet effort ne peut qu’être géo­histo­­
rique. Comme on l’a vu à pro­­pos des domaines de vali­­dité, toute
périodisation n’a de sens que située géo­­gra­­phi­­que­­ment, comme tout
décou­­page spa­­tial cor­­res­­pond à une durée his­­to­­rique limi­­tée. Il faut
s’affran­­chir du roman ter­­ri­­torial euro­­péen, pour pou­­voir réflé­­chir le
Monde actuel, futur, mais aussi révolu. Comment arti­­cu­­ler his­­toire
chi­­noise, his­­toire indienne, his­­toire euro­­péenne, etc., pour bâtir une
his­­toire de l’axe de l’Ancien Monde, avec des périodes qui n’ont
sens que pour une seule des socié­­tés ? Comme l’axe était un sys­­tème
spa­­tial et non un ter­­ri­­toire, une société, nous ne dis­­po­­sons d’aucun
«  roman  », d’aucun cadrage spatio-­temporel éla­­boré pré­­ci­­sé­­ment à ce
niveau. Il n’existe pas de « roman de l’Ancien Monde », encore moins
de récit mon­­dial. La géo­histoire est condam­­née à for­­ger ses propres
outils.
CONCLU­­SION
NE PAS AVOIR PEUR
DES GRANDES
QUES­­TIONS

D ans cette der­­nière par­­tie, nous avons sur­­tout abordé des ques­­
tions de grande taille : vastes éten­­dues, socié­­tés dans leur longue
durée, évé­­ne­­ments majeurs. La prin­­ci­­pale rai­­son de ce choix d’échelle
découle d’une demande sociale : celle des dis­­ ci­­
plines sco­­ laires,
qu’elles se nomment « sciences sociales » (par exemple au Mexique),
« domaine social » (Québec), « histoire-­géographie » (Japon, Chili,
France…), «  his­­toire  » et «  géo­­gra­­phie  » sépa­­ré­­ment (dans la grande
majo­­rité des sys­­tèmes édu­­ca­­tifs). Dans tous les cas, pour les rai­­sons
évo­­quées dans le cha­­pitre 9 (besoin d’un récit de légi­­ti­­mation arti­­culé
à une construc­­tion de l’Autre et de l’Ailleurs), ce sont les grandes
perspec­­tives qui sont mises en scène, même si elles s’arti­­culent sur
des cas, des per­­son­­nages, des moments, des hauts lieux char­­gés de
sym­­bo­­lique sociétale.
Or les socié­­tés occi­­den­­tales, euro­­péennes en par­­ti­­cu­­lier, sont affec­­
tées en pro­­fon­­deur, depuis la fin du xxe siècle, par un désen­­chan­­te­­ment
sou­­vent qua­­li­­fié de post-­moderne. François Hartog a inter­­prété ce cli­­
mat intel­­lec­­tuel comme un régime d’his­­to­­ri­­cité «  présentiste  » [2004],
mar­­qué par un enva­­his­­se­­ment de la patrimonialisation qui trans­­forme
212
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
NE PAS AVOIR PEUR DES GRANDES QUES­­TIONS

le présent en un passé per­­pé­­tuel et par une « fin des Grands Récits »


(incluant les dif­­fé­­rentes variantes de l’évo­­lu­­tion­­nisme, le mar­­xisme
en pre­­mier lieu, et les ambi­­tions de compré­­hen­­sion totalisante, dont
le struc­­tu­­ra­­lisme). L’effort pour rendre compte de l’his­­toire et de la
géo­­gra­­phie du Monde se trouve ainsi lar­­ge­­ment privé de légi­­ti­­mité,
lais­­sant dému­­nis tous ceux qui ont à pré­­sen­­ter les socié­­tés dans leur
répar­­tition spa­­tiale et tem­­po­­relle.
C’est pour­­quoi il n’est pas inutile aujourd’hui de saluer les inven­­
teurs de grilles de lec­­ture effi­­cace, grilles qu’il ne faut évi­­dem­­ment
jamais prendre pour une des­­crip­­tion du réel, mais pour un mode de son
inter­­pré­­ta­­tion, cadre para­­dig­­ma­­tique sans lequel son simple inven­­taire
finit par deve­­nir impos­­sible (chap. 4). Alors, saluons un très grand
ancêtre de la géo­histoire : Ibn Khaldoun. Son modèle d’ana­­lyse des
cycles impé­­riaux conjugue une orga­­ni­­sa­­tion géo­­gra­­phique (société
urbaine avec sa cam­­pagne et société nomade), une logique his­­to­­rique
(les cycles dynas­­tiques  : inva­­sion, assise du pou­­voir, poli­­tique paci­­
fiste et affai­­blis­­se­­ment face à la pres­­sion péri­­phérique) et nœud de
la cohé­­sion du groupe acteur (l’assabyya). Gabriel Martinez-­Gros
[2014] vient de mon­­trer combien le modèle est tou­­jours effi­­cace, non
seule­­ment pour pro­­po­­ser une compré­­hen­­sion des empires arabes que
Ibn Khaldoun a lui-­même ana­­lysé, mais aussi, beau­­coup plus géné­­ra­­
le­­ment, pour comprendre la plu­­part des socié­­tés impé­­riales. L’étude
des dis­­sy­­mé­­tries dans l’Ancien Monde lui doit beau­­coup.
CONCLU­­SION
GÉNÉ­­RALE

O n peut lire cet ouvrage comme la boîte à outils de Géo­histoire


de la mon­­dia­­li­­sa­­tion (Armand Colin, coll. « U », 2010, 2e éd.).
Il y a, en effet, un lien fort entre le défi épis­­té­­mo­­lo­­gique que repré­­
sente la conscience du Monde depuis une tren­­ taine d’années et
l’effort intel­­lec­­tuel pour décen­­trer et pour situer, au sens fort de la
géo­­gra­­phie, celui de mettre en situa­­tion, les pro­­ces­­sus his­­to­­riques.
La for­­mule programmatique de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser
l’Europe (2009), ne doit pas être lue comme une volonté de revanche
postcoloniale, ni une volonté de trans­­for­­mer l’ancien centre en péri­­
phérie (ce qui ne cor­­res­­pond pas au pro­­pos l’ouvrage qui porte ce
nom), mais comme un néces­­saire effort de repen­­ser le Monde et son
his­­toire, ses modes de repré­­sen­­ta­­tion et les concepts d’ana­­lyse, en
dépas­­sant (et non pas en inver­­sant) l’héri­­tage intel­­lec­­tuel de la science
euro­­péenne, par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment des sciences de la société.
Aujourd’hui, la situa­­tion est très dif­­fé­­rente de celle de la « pre­­
mière mon­­dia­­li­­sa­­tion  », pour reprendre la for­­mule de Suzanne Ber­­ger
dési­­gnant ainsi les décen­­nies qui pré­­cèdent 1914. La mise en réseau
mon­­diale était alors cen­­trée sur le Vieux Continent en même temps
que la science était codi­­fiée par cette même Europe. De même que le
méri­­dien d’ori­­gine (1884) ne pou­­vait que pas­­ser par l’ouest de la pénin­­
sule euro­­péenne, les fonc­­tions d’une société, ses « dimen­­sions » (éco­­
no­­mie, poli­­tique, reli­­gion, socio­­logie…), ne pou­­vaient être pen­­sées et
trans­­for­­mées en champs scien­­ti­­fiques que selon les modes d’exis­­tence
sociétaux qu’avait pro­­duit l’his­­toire spé­­ci­­fique des socié­­tés euro­­péennes
214
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
CONCLU­­SION GÉNÉ­­RALE

consi­­dé­­rées comme les seules « modernes », donc comme modèles pour


toutes les autres. Ainsi, l’autonomisation du champ de la pro­­duc­­tion et
de la consom­­ma­­tion de biens est un pro­­ces­­sus amorcé dès le Moyen
Âge, mais qui devient évi­­dente dans la seconde moi­­tié du xviiie siècle ;
c’est donc à ce moment que s’invente un champ de pen­­sée par­­ti­­cu­­lier,
l’éco­­no­­mie, même si on peut lui trou­­ver des pré­­misses dans les périodes
anté­­rieures. Parmi les traits spé­­ci­­fiques de l’idéel euro­­péen, la dis­­tinction
de « modes d’exis­­tence du réel », selon la for­­mule de Kant, l’espace et le
temps, est une struc­­ture forte. Mais elle amène trop à dis­­joindre spa­­tia­­
lité et tem­­po­­ra­­lité, des socié­­tés comme de la matière, à contour­­ner leurs
inter­­re­­la­­tions. L’étude de la maté­­ria­­lité, la phy­­sique, a dès le début du
xxe siècle tou­­ché les limites de cette dis­­jonc­­tion et la révo­­lu­­tion para­­dig­­
ma­­tique dite de la rela­­ti­­vité a per­­mis de dépas­­ser cette apo­­rie en reliant
les deux dimen­­sions en espace-­temps. Beau­­coup plus modes­­te­­ment,
avec les limites de for­­ma­­li­­sa­­tion des sciences humaines, construire le
trait d’union semble main­­te­­nant néces­­saire dans le champ du social.
Ce chan­­ge­­ment d’échelle épistémique (pas­­ser du niveau de l’Europe
tis­­sant le Monde à celui de l’ensemble des socié­­tés) rentre en conflit
avec les récits identitaires qui non seule­­ment pré­­sident les pra­­tiques
sco­­laires et popu­­laires, mais régissent lar­­ge­­ment aussi les struc­­tures de
la pro­­duc­­tion scien­­ti­­fique et de la dif­­fu­­sion des connais­­sances (décou­­
pages des ins­­ti­­tutions uni­­ver­­si­­taires liées aux «  aires cultu­­relles  » ou
aux périodes his­­to­­riques clas­­siques, aux dimen­­sions héri­­tées des socié­­
tés occi­­den­­tales, qui se déclinent ensuite en pro­­grammes de concours,
socié­­tés savantes, curricula sco­­laires, etc.). Ces para­­digmes identitaires
cor­­res­­pondent à des niveaux per­­ti­­nents en tant que socié­­tés.
Même en Europe, où l’État-­nation a pris une forme par­­ti­­cu­­liè­­re­­
ment indu­­rée (chap. 4), les « romans natio­­naux » ont fonc­­tionné sur­­
tout pour les caté­­go­­ries popu­­laires, donc plu­­tôt à l’école élé­­men­­taire.
En revanche, les études et, plus géné­­ra­­le­­ment, la culture géné­­rale,
des­­ti­­nées aux classes diri­­geantes se situaient plu­­tôt à l’échelle euro­­
péenne, sans solu­­tion de conti­­nuité avec la vie savante médié­­vale
215
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
CONCLU­­SION GÉNÉ­­RALE

puis huma­­niste ; le latin a d’ailleurs long­­temps joué le rôle de lingua


franca de la culture au niveau euro­­péen. S’est donc déve­­lop­­pée une
pra­­tique his­­to­­rique, que ce soit dans le monde savant ou dans l’ensei­­
gne­­ment secondaire, cen­­trée sur l’Europe ; on pour­­rait même défendre
que les pro­­grammes d’his­­toire du second degré fran­­çais ont été, sont
encore, mar­­qués par ce « roman euro­­péen », jalonné de moments
identitaires (le Miracle grec, le Temps des cathé­­drales, les Grandes
Décou­­vertes, les Lumières…). Cette vision d’un passé uni­­fiant, où
les socié­­tés qui n’étaient pas situées dans l’Euro­Méditer­­ra­­née n’ont
pra­­ti­­que­­ment aucune place, sauf au moment de leur «  décou­­verte  »,
est l’équi­­va­­lent de la vision du Monde que donnent les pla­­ni­­sphères
«  clas­­siques  ».
Si le «  roman euro­­péen  » a pu fonc­­tion­­ner, c’est qu’il cor­­res­­pon­­
dait à un niveau social per­­tinent, trans­­cen­­dant les États-­nations, celui
du ter­­ri­­toire de l’Europe. En revanche, peut-­on aujourd’hui (déjà) par­­
ler d’un ter­­ri­­toire mon­­dial  ? L’un des signes en sera l’accep­­ta­­tion, par
de nom­­breux acteurs de la pro­­duc­­tion et de la trans­­mis­­sion du savoir,
de sciences sociales « glo­­bales », dont une his­­toire multi­polaire. De
même qu’aujourd’hui un pla­­ni­­sphère qui, comme l’indique son nom,
s’ins­­crit dans une sur­­face plane, donc dotée de bords et d’un centre,
ne peut pas figu­­rer un espace struc­­turé par plu­­sieurs centralités de
façon par­­fai­­te­­ment satis­­faisante, de même un récit linéaire ne peut
pas rendre compte des his­­toires et de l’his­­toire du Monde et de sa
genèse. Intel­­lec­­tuelle­­ment, si l’on veut tenter d’éla­­bo­­rer une his­­toire à
l’échelle du Monde, une his­­toire « glo­­bale » comme on dit par angli­­
cisme, peut-­on faire l’éco­­no­­mie d’une géo­histoire  ?
Néces­­sité scien­­ti­­fique, cet effort est plus encore une exi­­gence que
l’on pour­­rait qua­­li­­fier de civique, si ce terme peut avoir un sens à
l’échelle de l’écou­­mène. En effet, selon la belle for­­mule de Jacques
Lévy, « le Monde n’a pas d’ennemi, mais il a des pro­­blèmes ». Les
récits identitaires exis­­tants font par­­tis de construc­­tions du Nous et de
l’Ici par chaque société arti­­cu­­lées à celles de l’Autre et de l’Ailleurs.
216
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
CONCLU­­SION GÉNÉ­­RALE

Quel Autre peut-­il per­­mettre à l’huma­­nité de se pen­­ser comme un


Nous, comme une société, et d’envi­­sa­­ger la Terre comme son ter­­ri­­
toire ? Faute de Mar­­tiens cré­­dibles, les humains n’ont d’adver­­saires
qu’eux-­mêmes, ne serait-­ce que lors­­qu’ils sur­­ex­­ploitent la pla­­nète. Un
cou­­rant de l’his­­to­­rio­­gra­­phie états-­unienne se qua­­li­­fie de Big History
parce qu’il refuse la césure entre société et nature. Il intègre donc l’his­­
toire humaine, et pas seule­­ment dans sa dimen­­sion d’anthro­­po­­logie
bio­­lo­­gique, dans l’Évo­­lu­­tion, dans ce que les géo­­graphes appellent
le système-­Terre. L’unité de la pla­­nète, de son fonc­­tion­­ne­­ment phy­­
sique et bio­­lo­­gique, est effec­­ti­­ve­­ment une contextualisation indis­­pen­­
sable pour la pen­­sée de l’écou­­mène. C’est pour­­quoi dès le cha­­pitre 2,
on a fait le choix de faire inter­­ve­­nir la « médiance », les logiques du
milieu, avant même les sys­­tèmes spa­­tiaux (chap. 3). Cepen­­dant, le
pre­­mier cha­­pitre était bien cen­­tré sur le ter­­ri­­toire, pris comme dimen­­
sion géo­­gra­­phique du social. L’auto­­no­­mie du social reste fon­­da­­men­­
tale pour comprendre les humains sur la Terre, même si cette pré­­sence
est pen­­sée dans une périodisation anthropo­cène.
Sou­­vent, au xxe siècle, on a évo­­qué la mort de la géo­­gra­­phie, au
début du siècle parce que les der­­niers blancs des cartes venaient d’être
ren­­sei­­gnés, soit parce que désor­­mais les moyens de commu­­ni­­ca­­tion
infor­­ma­­tiques dit «  en temps réel  » per­­mettent une quasi-­ubiquité.
Mais il ne peut y avoir, ni au présent, ni au passé, de fin de la géo­­gra­­
phie, que de fin de l’his­­toire. Au contraire, leur conjonc­­tion devient
une fécondité néces­­saire.
glossaire

Asabiyya : ensemble des pro­­ces­­sus qui repro­­duisent la cohé­­sion d’une


société. Le concept, inventé par Ibn Khaldoun, désigne ini­­tia­­le­­ment la
soli­­da­­rité très forte dans une tribu, inverse de la fai­­blesse du lien social
des socié­­tés impé­­riales et urbaines. On peut l’étendre à toutes les soli­­da­­
ri­­tés qui fabriquent les liens sociaux, qui imposent aux membres de toute
société d’accep­­ter de par­­ti­­ci­­per à la fabrique per­­manent du social (accep­­
ta­­tion de la fis­­ca­­lité, des règles communes, de la conscrip­­tion, voire de
mou­­rir pour la patrie…).
Bagdad (prin­­cipe de)  : logique géo­histo­­rique de maxi­­mi­­sa­­tion des
effets du car­­re­­four (ou fer­­ti­­li­­sation croi­­sée)  : les chan­­ge­­ments quan­­ti­­tatifs
(accu­­mu­­la­­tion) et qua­­li­­ta­­tifs (inno­­va­­tion) s’y pro­­duisent plus tôt et plus
vite, mais éga­­le­­ment les pro­­ces­­sus de des­­truc­­tion. Une situa­­tion du type
« Bagdad » est l’inverse d’une situa­­tion « Hakata ».
Car­­re­­four  : lieu, situé his­­to­­ri­­que­­ment, où dans un sys­­tème spa­­tial les dis­­
tances sont plus réduites avec tous les autres lieux. Cette situa­­tion per­­met
de béné­­fi­­cier plus rapi­­de­­ment qu’ailleurs des inno­­va­­tions (posi­­tives ou
néga­­tives) de l’ensemble du sys­­tème. Cette situa­­tion géo­histo­­rique pro­­duit
alter­­na­­ti­­ve­­ment des moments de fer­­ti­­li­­sation croi­­sée et d’autre de des­­truc­­
tion (logique de Bagdad).
Déter­­mi­­nisme (géo­­gra­­phique)  : refus de l’expli­­ca­­tion du social par le
social. Les faits de socié­­tés sont compris comme des effets du milieu,
«  géo­­gra­­phique  » signi­­fiant en l’occur­­rence «  natu­­rel  ». L’his­­to­­rien Lucien
Febvre a for­­mulé une ver­­sion molle du déter­­mi­­nisme, le « possibilisme »
(La Terre et l’évo­­lu­­tion humaine, 1922).
Domaine de vali­­dité  : décou­­page intel­­lec­­tuel du social, his­­to­­rique et géo­­
gra­­phique, qui isole un ensemble pour pou­­voir en pro­­duire une compré­­
hen­­sion. Ce décou­­page fait l’hypo­­thèse que l’ensemble isolé cor­­res­­pond
à un être social par­­ti­­cu­­lier, une société auto­­nome (nation, civi­­li­­sa­­tion,
peuple, etc.). Périodes et régions (pays, aires cultu­­relles, villes, etc.) sont
des domaines de vali­­dité situés dans l’échelle spatio-­temporelle.
218
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
glossaire

Échelle spatio-­temporelle  : ensemble des niveaux (ou éche­­lons) aux­­quels


on peut iden­­ti­­fier des êtres sociaux consi­­dé­­rés comme per­­ti­­nents (for­­ma­­
li­­sés en domaines de vali­­dité). Chaque niveau est inclus dans un niveau
trans­­cen­­dant (sauf au som­­met de l’échelle, le Monde) et comprend des
niveaux trans­­cen­­dés.
Empire ou empire-­Monde : ensemble social de niveau immé­­dia­­te­­ment
infé­­rieur au Monde (ou «  civi­­li­­sa­­tion  ») qui pré­­sente une unité poli­­tique
récur­­ rente, à l’inverse du poly­ terri­­
toire. La Chine est l’arché­­ type de
l’empire-­Monde.
Espace : orga­­ni­­sa­­tion d’un phé­­no­­mène dans l’éten­­due. L’espace social est
l’ensemble des effets de posi­­tion rela­­tive d’un fait de société à la sur­­face de
la Terre. Tout phé­­no­­mène his­­to­­rique, évé­­ne­­men­­tiel ou de repro­­duc­­tion, est
situé spatialement et cette situa­­tion est une dimen­­sion de sa compré­­hen­­sion.
Évé­­ne­­ment  : rup­­ture d’un pro­­ces­­sus de repro­­duc­­tion ou d’une évo­­lu­­tion
interne à un domaine de vali­­dité. L’évé­­ne­­ment est, par défi­­ni­­tion, non
compré­­hen­­sible dans le cadre de ce domaine et relève d’un chan­­ge­­ment de
niveau dans l’échelle spatio-­temporelle.
Géographicité : ensemble des logiques simul­­ta­­nées qui tissent une société
comme un sys­­tème spa­­tial un ensemble de lieux complé­­men­­taires, et
l’unissent sous forme de ter­­ri­­toire. La géographicité inclut la repré­­sen­­ta­­
tion du « Nous » (l’Ici), de l’ensemble des membres de la société d’appar­­
te­­nance, oppo­­sés aux «  Autres  » (l’Ailleurs). La repré­­sen­­ta­­tion sociale
de l’arti­­cu­­lation de l’Ici et de l’Ailleurs peut être qua­­li­­fié de régime de
géographicité, symé­­trique du régime d’his­­to­­ri­­cité.
Géo­histoire  : approche intel­­lec­­tuelle des socié­­tés qui ne pri­­vi­­lé­­gie ni
la dimen­­sion tem­­po­­relle (his­­toire), ni la dimen­­sion géo­­gra­­phique, mais
s’efforce de fusion­­ner les deux types d’ana­­lyse. L’hypo­­thèse fon­­da­­trice est
qu’un évé­­ne­­ment ne peut être compris s’il n’est situé géo­­gra­­phi­­que­­ment, s’il
n’est mis en posi­­tion rela­­tive par rap­­port à d’autres lieux sociaux, et, réci­­
pro­­que­­ment, qu’un lieu ne se comprend que dans un scé­­na­­rio l’arti­­cu­­lant à
d’autres moments. Le terme « géo­histoire » a été forgé par Fernand Braudel.
Gise­­ment  : lieu doté de pro­­prié­­tés qui ne peuvent être exploi­­tées que sur
place (gise­­ment minier, site tou­­ris­­tique, lieu sacré, etc.). Un gise­­ment
n’existe que si la dis­­tance aux autres lieux du sys­­tème spa­­tial repré­­sente
un coût infé­­rieur à celui de l’exploi­­ta­­tion de ses poten­­tia­­li­­tés.
219
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
glossaire

Hakata (prin­­cipe de)  : logique géo­histo­­rique d’une posi­­tion péri­­phérique


dans un sys­­tème spa­­tial, celle d’angle pro­­tégé. Les inno­­va­­tions arrivent
tar­­di­­ve­­ment, mais les tur­­bu­­lences du centre du sys­­tème sont minimi­­sées.
Les pro­­ces­­sus d’accu­­mu­­la­­tion et d’inno­­va­­tion sont lents et tar­­difs, mais
ne subissent guère de re­culs (inva­­sions), ni d’usure (coût de la pro­­tec­­tion).
Une situa­­tion de type « Hakata » peut deve­­nir à terme un lieu cen­­tral. Le
prin­­cipe d’Hakata est l’inverse de celui de Bagdad.
His­­to­­ri­­cité  : repré­­sen­­ta­­tion col­­lec­­tive du temps social. Les «  régimes
d’his­­to­­ri­­cité  » (François Hartog) for­­ma­­lisent la façon dont une société
conçoit et arti­­cule passé, présent et ave­­nir.
Historité : pro­­ ces­­
sus propre à une société qui combine sa repro­­ duc­­
tion et sa trans­­for­­ma­­tion. Lorsque le fait social consi­­déré est une société
stricto sensu, la dimen­­sion de repro­­duc­­tion est essen­­tielle (trans­­mis­­sions
transgénérationnelles, en par­­ti­­cu­­lier la langue «  mater­­nelle  » et le ter­­ri­­
toire), elle per­­met d’iden­­ti­­fier une même société à des dates dis­­tinctes.
Réci­­pro­­que­­ment, lors­­qu’il s’agit sur­­tout de logique spa­­tiale, l’historité est
mutante, dyna­­mique, et relève sur­­tout de la trans­­for­­ma­­tion.
Lieu : sous-­ensemble d’un sys­­tème spa­­tial. Un lieu a des pro­­prié­­tés qui
n’ont sens que situées dans l’inter­­ac­­tion spa­­tiale du sys­­tème. Au niveau
sca­­laire de l’ensemble du sys­­tème, un lieu n’a pas de dis­­tance interne.
En revanche, en chan­­geant de niveau, le lieu peut être à son tour ana­­lysé
comme un espace.
Milieu : ensemble des fac­­teurs non sociaux (phy­­siques et bio­­lo­­giques) pris
en compte par une société pour son fonc­­tion­­ne­­ment (son historité et sa
géographicité). Ces « contraintes » (posi­­tives ou néga­­tives) sont pen­­sées
dans les socié­­tés occi­­den­­tales sous le nom de « Nature ». Les élé­­ments du
milieu ont leurs propres his­­toires (évo­­lu­­tion bio­­lo­­gique, dyna­­mique géo­­
lo­­gique, his­­toire du sys­­tème solaire…) et leurs propres géo­­gra­­phies qui
entrent en inter­­ac­­tion avec celles des socié­­tés.
Nature : ensemble des élé­­ments non sociaux, phy­­siques et bio­­lo­­giques,
inté­­grés et pen­­sés par une société. La notion de nature peut être conçue
comme l’inverse du social dans cer­­taines socié­­tés, le Monde occi­­den­­tal en
par­­ti­­cu­­lier, et sans solu­­tion de conti­­nuité avec le social dans d’autres.
Pattes/Racines (socié­­tés à)  : bifur­­ca­­tion entre socié­­tés domesticatrices
plu­­tôt fon­­dées sur le végé­­tal (socié­­tés à racines) ou l’ani­­mal (socié­­tés à
220
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
glossaire

pattes). Depuis les Néo­­li­­thiques, la domes­­ti­­cation (trans­­for­­ma­­tion pro­­


fonde d’espèces vivantes, en uti­­li­­sant cer­­taines de leurs muta­­tions géné­­
tiques, pour les inté­­grer aux socié­­tés humaines) a pri­­vi­­lé­­gié les plantes
dans cer­­taines socié­­tés (les « séden­­taires ») et les ani­­maux dans d’autres
(les « nomades »). Géographicité et historité des deux types de socié­­tés
sont pro­­fon­­dé­­ment dif­­fé­­rentes, mais aussi en inter­­ac­­tion.
Pirenne (prin­­cipe de)  : modèle de la dia­­lec­­tique terre/mer dans la pro­­
duc­­tion des conti­­nui­­tés et des dis­­conti­­nui­­tés inter et intra-­sociétales. En
géné­­ral, avant que les infra­­struc­­tures de trans­­port et les den­­si­­tés ter­­restres
ne prennent l’avan­­tage, la mer est plus un lien que la terre et les socié­­tés
s’orga­­nisent dans des rivages face à face ; ensuite, l’éten­­due marine devient
une dis­­conti­­nuité entre socié­­tés. La Médi­­ter­­ra­­née, cœur de l’espace antique
avant de deve­­nir dis­­conti­­nuité civilisationnelle, sert d’arché­­type, d’où la
réfé­­rence à l’his­­to­­rien belge Henri Pirenne qui a mis l’accent sur ce pro­­
ces­­sus.
Poly­terri­­toire  : ensemble social de niveau immé­­dia­­te­­ment infé­­rieur au
Monde (ou «  civi­­li­­sa­­tion  ») qui pré­­sente une logique glo­­bale cultu­­relle et
éco­­no­­mique, mais jamais poli­­tique (à la dif­­fé­­rence de l’empire). Un poly­
centre cor­­res­­pond à ce que Braudel et Wallerstein appelle une « économie-­
monde », expres­­sion qui réduit l’unité à sa seule dimen­­sion éco­­no­­mique.
L’Europe est l’arché­­type du polyterritoire.
Prin­­cipe  : modèle spatio-­temporel. Expli­­ca­­tion dotée d’un cer­­tain
degré de géné­­ra­­lité pre­­nant en compte simul­­ta­­né­­ment l’historité et la
géographicité d’une société ou d’une combi­­nai­­son géo­­po­­li­­tique. Un prin­­
cipe géo­histo­­rique est ainsi à la fois une modé­­li­­sa­­tion d’ana­­lyse géo­­gra­­
phique (chorotype) et un scé­­na­­rio his­­to­­rique.
Scé­­na­­rio  : confi­­gu­­ra­­tion his­­to­­rique récur­­rente (chrono­type). Dimen­­sion
tem­­po­­relle d’un modèle géo­histo­­rique (prin­­cipe). On peut éga­­le­­ment qua­­
li­­fier de scé­­na­­rio un modèle éco­­no­­mique tem­­po­­rel (les cycles, par exemple)
ou démo­­gra­­phique (la tran­­si­­tion démo­­gra­­phique est une modé­­li­­sa­­tion his­­
to­­rique archétypique).
Situa­­tion  : posi­­tion d’un fait de société iden­­ti­­fiable au sein d’un espace (il
s’agit alors d’un lieu) ou d’un temps social (il s’agit alors d’un moment).
La situa­­tion est tou­­jours rela­­tive à celle d’autres faits de société ; l’inter­­ac­­
tion entre les lieux/moments pro­­duit de l’historité et de la géographicité.
221
INTRO­­DUC­­TION À LA GÉO­HISTOIRE
CONCLU­­SION GÉNÉ­­RALE

Socialité : qua­­lité de ce qui est prop­­re­­ment social, donc éga­­le­­ment phy­­


sique et bio­­lo­­gique, mais qui ne peut se réduire aux seules pro­­prié­­tés
de la matière et du vivant (ce qui serait du déter­­mi­­nisme). Le social (ou
socialité) néces­­site des inter­­ac­­tions (en par­­ti­­cu­­lier intergénérationnelles)
entre indi­­vi­­dus qui ne relèvent pas du seul héri­­tage bio­­lo­­gique. Cette part
idéelle des socié­­tés peut être qua­­li­­fiée de culture. Elle néces­­site le lan­­gage.
L’espèce humaine n’en a pas le mono­­pole, mais l’a déve­­loppé beau­­coup
plus que toute autre espèce ; on peut donc la qua­­li­­fier d’hyper sociale, donc
à historité vive.
Société : mode d’orga­­ni­­sa­­tion des espèces qui néces­­sitent une très forte
inter­­ac­­tion entre les membres pour sur­­vivre, inter­­ac­­tions qui sup­­pose une
trans­­mis­­sion cultu­­relle, non hérité géné­­ti­­que­­ment, en par­­ti­­cu­­lier d’un lan­­
gage complexe. Les muta­­tions rapides de cet idéel donne aux socié­­tés une
historité par­­ti­­cu­­liè­­re­­ment dyna­­mique. L’impor­­tance des inter­­ac­­tions sup­­
pose la proxi­­mité et la dis­­tance est un défi pour toutes les socié­­tés. C’est
pour­­quoi l’espèce humaine s’est frac­­tion­­née en de nom­­breuses socié­­tés
très variées. Ainsi comprise la notion de société exclut les insectes vivants
en groupes pro­­gram­­més géné­­ti­­que­­ment (dit «  eusosociétés  »  : four­­mis,
abeilles etc.).
Système-­Monde/système-­Terre  : le système-­Monde (expres­­sion due à
Im­manuel Wallerstein) désigne l’inter­­ac­­tion entre les socié­­tés au niveau
le plus glo­­bal (ou mon­­dia­­li­­sa­­tion). Le système-­Terre (expres­­sion d’Oli­­vier
Dollfus) désigne les inter­­ac­­tions entre tous les élé­­ments phy­­siques et bio­­
lo­­giques de la pla­­nète Terre. Les deux sys­­tèmes sont en inter­­ac­­tion.
Temps social : dimen­­sion tem­­po­­relle d’une société, arti­­cu­­lation de la
repro­­duc­­tion et du chan­­ge­­ment.
Ter­­ri­­toire  : par­­tie (éven­­tuel­­le­­ment dis­­conti­­nue) de la sur­­face de la Terre
appro­­priée par une société. Toute société a un ter­­ri­­toire qui joue un rôle
impor­­tant dans sa repro­­duc­­tion Le ter­­ri­­toire porte en géné­­ral le même nom
propre que la société (exemple : la France). Le ter­­ri­­toire joue un grand rôle
dans la repro­­duc­­tion sociale, alors que l’espace est plus fac­­teur de trans­­for­­
ma­­tion.
liste des figures
Figure 1.1. Carte des langues au xve siècle 20
Figure 1.2. Le modèle de Babel 20
Figure 1.3. Dif­­fu­­sion de l’espèce homo sapiens 24
Figure 1.4. L’espace pos­­sible du mariage 30
Figure 2.1. Schéma de la cir­­cu­­la­­tion atmo­­sphé­­rique et océanique 37
Figure 2.2. Vents, cou­­rants et routes mari­­times dans l’Atlantique 39
Figure 2.3. Vents, cou­­rants et routes mari­­times dans l’océan Indien 39
Figure 2.4. Exemple de sys­­tème de complé­­men­­ta­­rité entre étages andins
dans les socié­­tés précoloniales du Pérou 45
Figure 2.5. Les espaces fores­­tiers natu­­rels défrichés et encore existants dans le monde 53
Figure 2.6. Inver­­sions des densités dans la plaine i­ndo-gangétique 52
Figure 3.1. Logique de loca­­li­­sa­­tion des grands crus fran­­çais selon Roger Dion 68
Figure 3.2. Mise en place d’un sys­­tème agri­­cole fran­­çais au xix  siècle 71
e

Figure 4.1. Les tem­­po­­ra­­li­­tés de l’Empire mongol 91


Figure 5.1. Les métaux précieux, avant-­garde de la mondialisation 107
Figure 5.2. Les oppida de Hallstatt : des péri­­phéries actives 109
Figure 5.3. L’Empire Ashanti (1700‑1800) 110
Figure 5.4. Les empires des steppes 124
Figure 6.1. Un couple espace/ter­­ri­­toires  : prin­­temps des peuples et Révo­­lu­­tion industrielle 128
Figure 6.2. Genèse de la « Banane bleue » 143
Figure 7.1. Varia­­tions du ter­­ri­­toire de l’Inde 165
Figure 7.2. Situa­­tion géo­histo­­rique de Pékin et Delhi 169
Figure 7.3. Situa­­tion géo­histo­­rique de Lugdunum 171
Figure 7.4. Compa­­rai­­son des réseaux urbains gallo-­romain et français 174
Figure 7.5. Le prin­­cipe de Constantinople 176
Figure 8.1. Le prin­­cipe de Bagdad 186
Figure 8.2. Le prin­­cipe d’Hakata 189
Figure 8.3. Denys Lombard 194
Figure 8.4. Le prin­­cipe de Pirenne 196
Figure 8.5. Trois temps des rap­­ports terre/mer dans l’his­­toire du monde 197
Figure 9.1. Les niveaux géo­histo­­riques de la Guerre de Sécession (1861‑1865) 205
Tableau 2.1. Ori­­gines des plantes et des ani­­maux domes­­tiques 50
Tableau 4.1. Chro­­no­­logie des prin­­ci­­pales inno­­va­­tions dans les commu­­ni­­ca­­tions 84
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