À LA GÉOHISTOIRE
CHRISTIAN GRATALOUP
Baudelle Guy, Géographie du peuplement, 2004.
Béguin Michèle et Pumain Denise, La représentation des données géographiques.
Statistique et cartographie, 2010, 3e éd.
Ciattoni Annette et Veyret Yvette (dir.), Les fondamentaux de la géographie, 2013,
3e éd.
David Olivier, La population mondiale. Répartition, dynamique et mobilité, 2011, 2e éd.
Di Méo Guy, Introduction à la géographie sociale, 2014.
Gœury David, Sierra Philippe, Lire les territoires, 2015.
Godard Alain et Tabeaud Martine, Les climats, 2009, 4e éd.
Louchet
André, Les océans. Bilan et perspectives, 2013.
Louiset Odette, Introduction à la ville, 2011.
Pitte Jean-Robert, La France, 2009, 3e éd.
Pumain Denise et Saint-Julien Thérèse, Analyse spatiale. Les interactions, 2010, 2e éd.
Pumain Denise et Saint-Julien Thérèse, Analyse spatiale. Les localisations, 2010, 2e éd.
Veyret Yvette et Ciattoni Annette, Géo-environnement, 2011, 2e éd.
Veyret Yvette, La France. Milieux physiques et environnement, 2000.
Glossaire l217
Bibliographie l223
INTRODUCTION
Générale
1. Les expressions suivies d’un astérisque sont définies dans le glossaire. L’astérisque n’est mis que lors de la première
apparition de l’expression dans le texte.
9
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
INTRODUCTION Générale
E
C'
E G
E E'
G
E'
K KFamilles
Famillesaméricaines (plusd'une
américaines (plus d'une centaine)
centaine) Langues isolées
Langues isolées
Figure
Figure1.2.
1.2.LeLe
modèle de Babel
modèle de Babel
FIGURE 1.2 LE MODÈLE DE BABEL
1. Le foyer originel d'une langue 2. Naissance d'une famille de langues
1. Le foyer originel
et sa d'une langue
diffusion 2. Naissance
par la contrainte d'une famille de langues
de l'éloignement
et sa diffusion par la contrainte de l'éloignement
21
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
TeRRITOIRe : leS SOCIéTéS eNTRe DeUX DISTaNCeS eT eNTRe DeUX RYTHMeS
Tr o p i q u e d u C a n c e r
De
à
OCÉAN
PAC I F I Q U E
Hawaï
OCÉAN
PAC I F I Q U E
É qua te ur
OCÉAN OCÉAN
AT L A N T I Q U E Madagascar INDIEN
Vers
Île de
Pâques
Îles de la
Société
Nouvelle-Zélande
Tr o p
iqu e du C a pr ic orn e
Fidji
d’appartenir à un groupe soudé, une société aux liens très forts. La mère
seule n’y suffit pas, d’autant plus qu’elle-même nécessite aide et pro
tection un peu avant et un peu après les couches. La survie de l’espèce
humaine n’a pas pu être l’affaire de solitaires ou même de groupes
minuscules. La cohésion de ces ensembles humains, la coordination
des actions menées supposent des acquis complexes, à commencer
par un langage élaboré. Complexité des liens sociaux tissés entre les
membres d’une société humaine et reproduction d’une espèce parti
culièrement vulnérable dans son jeune âge sont ainsi liées. Production
du social et reproduction biologique sont interdépendantes.
Or les traits sociaux ainsi produits et transmis, ne reposant sur
aucun acquis biologique, sont extrêmement mutants. On a déjà noté
le caractère vivant du langage. Il en va de même pour l’ensemble des
structures des sociétés : organisation de la parenté, du pouvoir, vision
du monde, manière de se procurer les biens nécessaires, techniques,
mœurs, vêture, pratiques alimentaires…, tout ce que dont l’anthropo
logie donne une description infiniment variée. De ce fait, on comprend
mieux la double diversité des sociétés humaines : elles changent dans
le temps, elles ont une histoire proprement sociale, elles sont diverses
dans l’espace, leur géographie est tout aussi sociale. En effet, les liens
sociaux nécessaires pour la cohésion du groupe, ne serait-ce que pour
garantir sa reproduction intergénérationnelle, à la fois biologique et
idéelle, supposent beaucoup d’interrelations, donc de proximité. Rien
d’étonnant qu’il y ait alors une forte diversification spatiale, une régio
nalisation des sociétés.
2. L'espace de la société :
mariage possible selon
les règles d'aliance admises
3. Les proches :
l'espace de l'inceste,
mariage impossible
1. Asabiyya (selon la transcription graphique la plus courante) est un mot d’arabe ancien qu’Ibn Khaldoun réinterprète
dans la Muqaddima (les Prolégomènes) pour désigner ce qui fait la cohésion d’un groupe. Le mot est très difficile à
traduire ; en première approche, on peut le comprendre comme le sentiment d’appartenance à la tribu, mais aussi
les liens du sang, la solidarité du clan… Mais il n’est pas limité aux seuls liens familiaux même très élargis : on peut
entendre par asabiyya tout l’idéel qui construit, reproduit et légitime la cohésion d’une société. Le fait que la notion ait
été pensée pour une configuration très différente de la nation facilite aujourd’hui la généralisation de son usage à tous
les types de cohésions sociétales.
31
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
TERRITOIRE : LES SOCIÉTÉS ENTRE DEUX DISTANCES ET ENTRE DEUX RYTHMES
« La mer qui sépare les nations mais leur permet de se rejoindre. »
Charles de Gaulle, Discours lors du lancement
du paquebot France le 11 mai 1960.
pôle Nord
continent
Vents
réguliers
équateur
courants
marins
façade littorale
exposée au vent
pôle Sud
1. Voir Grataloup, 2010, figure 2.8, « La diffusion humaine à travers le Pacifique avant Magellan », p. 72.
39
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
MILIEU : L’IMPOSSIBLE DÉTERMINISME ENVIRONNEMENTAL
Équateur
2 000 km
Albuquerque OCÉAN
PACIFIQUE
Zheng He
Équateur
Vasco de Gama
6 000 m
Échanges
Sommets englacés
5 000 m de produits agricoles
lama
Zone puna
alpaca
Sociétés andines
pré-incaïques
4 000 m
Zone suni pomme de terre
quinoa
Empire inca
3 000 m Zone quechua Altiplano maïs
Vallées montagnardes
2 000 m
terrasses échanges
irriguées commerciaux
1 000 m Tierra caliente
Cité-État
côtières
0m
Oasis côtières courge, piment, haricot, coton
100 km 200 km 300 km
Passe de Khaiber
-566 : Naissance supposée
H I de Siddharta Gautama
Harappa M A (Bouddha)
r
L A
ut
Y A o
ap
Kajuilavastu ra hm
B
u
s
Ga
d
In
nge
Mohenjo-Daro
Bengale
GOLFE
P L AT E A U DU BENGALE
DU DECCAN
MER D’ARABIE
250 km
« Les pays riches se situent, dans leur majorité, aux latitudes moyennes
de l’hémisphère Nord, les pays pauvres dans les régions tropicales et
subtropicales. La “tropicalité” comme synonyme de pauvreté ou de
maladies plus redoutables est une notion récente qui trouve son sens
dans le recouvrement d’une grande partie des régions pauvres et de
la zone intertropicale. Elle n’avait pas de sens avant le xixe siècle.
L’émergence de la tropicalité ne peut faire appel à une causalité
linéaire, à un déterminisme géographique “crasse”. Elle naît d’une
série de bifurcations, d’interactions entre l’histoire et les conditions
du milieu. »
Il faut d’abord bien situer historiquement la question : elle se
pose au moment des décolonisations, de l’émergence des notions
de sous-développement, de Tiers-Monde ou de Sud, bref au milieu
du xxe siècle. Aujourd’hui, les émergences ont fait largement écla
ter cette vision en zones géoéconomiques, de même qu’elle n’avait
aucun sens il y a quelques siècles. On retrouve un très ancien rai
sonnement, souvent qualifié de théorie des climats, dont l’une des
expressions les plus fameuses se trouve chez Montesquieu. La cha
leur, les régions sans hiver thermique, seraient prédisposées naturel
lement à la pauvreté. Au xviiie siècle, on avançait surtout le caractère
émollient de la chaleur, surtout humide. Au xxe siècle, on a plutôt
mis l’accent sur les aspects pathogènes de l’absence du froid qui tue
la vermine et sur les lessivages des sols devenant latéritiques. C’est
largement le raisonnement d’Yves Lacoste dans Géographie du sous-
développement [1982], reprenant les idées du fondateur de la géogra
phie dite tropicale, Pierre Gourou. Ces perspectives, partiellement
déterministes (« possibilistes », aurait dit l’historien Lucien Febvre),
ont un grand mérite, celui de mettre à distance un autre détermi
nisme, racial celui-là, expliquant la pauvreté par des caractères phy
siologiques propres aux habitants des pays pauvres.
La théorie des climats, ou ses avatars plus contemporains, se situe
dans une lignée ancienne. Elle remonte, comme les notions astro
57
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
MILIEU : L’IMPOSSIBLE DÉTERMINISME ENVIRONNEMENTAL
1. Hallé Francis, 2010, La condition tropicale. Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes,
Arles, Actes Sud.
58
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
MILIEU : L’IMPOSSIBLE DÉTERMINISME ENVIRONNEMENTAL
sante pour développer des logiques qui lui soient propres ; c’est faire,
temporairement, l’impasse sur l’échelle géographique, comme si cette
formation sociale n’intégrait pas de sous-ensembles eux-mêmes dotés
d’une certaine autonomie et comme si elle n’était pas elle-même inté
grée dans des ensembles géographiques plus vastes. Ces simplifica
tions opérées permettent de mettre en évidence le rôle de la distance
dans l’organisation du social.
Le système spatial de toute société peut être décrit comme un
ensemble de lieux* différenciés et en interrelation. Un ensemble : cela
suppose une certaine clôture ou tout du moins une limitation de l’éten
due géographique de l’être social considéré. Il peut être très modeste
(un logement, un village…) ou s’étendre à la surface de toute la Terre,
le Monde actuel. On retrouve ainsi la nécessité de la proximité (notée
D2 dans le chapitre 1), proximité qui évolue selon l’histoire de la
maîtrise des distances, constitutive de l’existence même des sociétés.
Les lieux sont les sous-ensembles d’un espace. Leur pluriel découle
du simple fait que l’ubiquité intégrale n’existe pas : l’ensemble des
membres d’une société, de leurs artefacts et de leurs activités ne
peuvent se situer en un même lieu terrestre.
Certes, la dynamique sociale a inventé des lieux particuliers où l’on
s’efforce de concentrer le maximum de densité et de diversité, ce sont
les villes. Mais, outre qu’en changeant de niveau elles apparaissent
elles-mêmes comme des systèmes de lieux fortement différenciés, les
villes supposent d’autres lieux qui l’approvisionnent, les campagnes.
On peut ainsi considérer le couple ville/campagne comme un modèle
particulièrement simple et polyvalent de lecture du social, même s’il
est, évidemment, historiquement daté. Pour que les lieux différenciés,
comme l’urbain et le rural, entrent en interrelation et forment ainsi
un système, il faut qu’ils soient reliés : la distance entre eux est un
problème que toutes les sociétés ont eu à affronter. L’éloignement de
lieux complémentaires représente un effort social, un coût mesurable
de bien des façons. Il peut également signifier une mise à distance
62
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
1. Baron Myriam, « Modèle de Von Thünen », dictionnaire en ligne Hypergeo (disponible sur : www.hypergeo.eu/spip
.php ?article566).
2. Pumain, Saint-Julien, 2010b, t. II, fig. 3.8, p. 133.
63
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
1. Le cas le plus célèbre est celui du plan du village de Kejara (Lévi-Strauss Claude, 1955, Tristes tropiques, Paris, Plon,
fig. 22, p. 249) ; voir aussi la répartition des sexes dans les villages Baruya décrits par Maurice Godelier (La production
des grands hommes, Paris, Fayard, 1982).
64
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
1. Toponyme proposé par Vincent Capdepuy (Mappemonde, no 104) pour éviter, soit l’expression temporelle d’Ancien
Monde, soit l’énumération des trois « premiers » continents (disponible sur : http://mappemonde.mgm.fr/num32/
articles/art11403.html).
67
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
FIGURE 3.1 LOGIQUE DE LOCALISATION DES GRANDS CRUS FRANÇAIS SELON ROGER DION
Sei
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
e
4 2. Proximité des axes antiques de circulation
Loir
e 6 ne
Saô
7 « L’isthme gaulois » (Strabon)
9 7 1 Vallée du Rhône 2 Bourgogne
2
Océan
Atlantique 10
Ses prolongements septentrionaux
3 Moselle 4 Rhin 5 Champagne
1 250 km
8 En amont du marché parisien
Rhône
Ga
ron 5 Champagne 6 Chablis
1
ne
7 Val de Loire central, « midi » parisien
Arrière-pays portuaires
8 Bordeaux 9 Nantes 10 Rochefort
Mer
Méditerranée
Vignoble des axes secondaires
100 km
69
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
1. Deffontaines Jean-Pierre, 1990, « Organisation spatiale de l’activité agricole et développement d’une petite région
lorraine », Mappemonde, no 4 (disponible sur : www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M490/Chatenois.pdf).
70
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
1. Aldenhoff-Hübinger Rita, 2005, « Deux pays, deux politiques agricoles ? », Histoire & Sociétés rurales, no 1, vol. 23,
p. 65‑87.
73
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ESPACE : L’HORIZON DU TEMPS SOCIAL
La genèse d’un espace mondial agricole a ainsi été bloqué par des inté
rêts nationaux protégeant leurs territoires ; il l’est toujours comme en
témoigne le piétinement des négociations du cycle de Doha à l’OMC,
initié en 2001 pour trois ans[Grataloup, 2010].
3. ESPACE ET TERRITOIRE :
DES HISTORITÉS DIFFÉRENTIELLES
fait sans doute que reprendre des routes bien connues. Du fait de cette
connexion, un événement à l’est de l’océan, l’expansion du Srîwijaya,
a eu un effet important dans l’histoire de la grande île de l’Ouest,
aujourd’hui considérée comme africaine.
Deux processus en deux lieux distincts, nettement éloignés, deux
événements, s’inscrivent dans une même histoire beaucoup plus glo
bale. Ce qui structure cette globalité, c’est le fait que les deux lieux
d’événements aient été connectés. La géographie de l’océan Indien,
le réseau d’échanges qui en fait un espace historique, en utilisant les
caractères particuliers de ce milieu océanique, permet de comprendre
deux événements distants qu’on peut étudier séparément (l’autre
n’étant alors évoqué que comme cause ou conséquence lointaine) ou
qu’on peut prendre, en changeant le niveau de l’analyse, comme un
même système événementiel. Le voisinage spatio-temporel historique
découle du degré de connexion entre deux lieux, la et les tempora
lité(s), puisqu’il y a là deux niveaux (global et local), s’inscrivent dans
une géographie. Cet espace a lui-même une histoire : la reproduction
de ce système spatial dans le temps long, ainsi que sa transformation
productrice d’événements localisés.
Ce récit vient d’être mis en scène de façon très simple, avec seule
ment une échelle spatio-temporelle à deux niveaux (Madagascar ou
les îles de la Sonde d’une part, l’océan Indien d’autre part). Il serait
aisé de la rendre plus complexe. On peut inclure les réseaux de l’océan
Indien dans la toile plus vaste de l’ensemble de l’Ancien Monde. Par
exemple, au ixe siècle, des marchands javanais, peut-être du Srîwijaya,
ont offert à la cour impériale chinoise des esclaves africains. Quelques
siècles plus tard, des porcelaines chinoises se rencontrent sur le littoral
oriental de l’Afrique. Si la Chine ne peut être ignorée dans ce réseau,
la très lointaine périphérie que représente alors l’Empire carolingien
n’a pas une grande présence. Mais, si discrète soit elle, la connexion
existe, via les mondes byzantin et omeyyade. La relation est sans
doute encore plus ténue avec la construction du royaume de Tekrour,
81
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ÉCHELLES : SITUATIONS, MOMENTS
dans l’actuel Sénégal, par les Toucouleurs, mais sans doute pas inexis
tante. En revanche, l’effondrement des cités mayas s’est produit dans
un autre espace-temps, hormis le fait d’être inclus dans la vie de la
même planète, le même système-Terre.
Toutes les positions ne sont donc pas identiques dans un même
réseau. Il en est de centrales (celle des Indiens dans les circuits de
l’océan du même nom), de périphériques (Madagascar, lieu de four
niture de bois rares), de marginales (le monde carolingien comme
le Tekrour) ; enfin, il est des lieux sociaux qui sont hors de l’espace
pris en compte (les Mayas). Réfléchir à la relativité géohistorique des
situations sera la première étape de cette partie (chap. 4). On croisera
ensuite ces positions relatives avec les contraintes environnementales
(chap. 5), avant de bien distinguer les types de grandes aires articulées
aux réseaux (chap. 6).
CHAPITRE 4
LE JEU DES POSITIONS
RELATIVES
1. LA DISTANCE A UNE HISTOIRE
2. LE PUZZLE ET LE RÉSEAU
3. LE COUPLE CENTRE/PÉRIPHÉRIE
1.2. AU-DELÀ DE L’HORIZON :
LES CONNAISSANCES GÉOGRAPHIQUES
Qu’y a-t-il au-delà de l’horizon, au-delà de l’espace immédiatement
connu ? Selon que l’on peut répondre ou non à cette question, la maîtrise
de la distance à long rayon est profondément différente. Savoir ce qu’il
y a après les montagnes qui ferment l’horizon ou au-delà de la mer dont
on ne voit pas le bout, connaître le moyen d’y parvenir, c’est intégrer ces
lointains dans son horizon maîtrisable, même au prix de grosses diffi
cultés. Ces connaissances forment le savoir géographique. Aujourd’hui
où les cartes sont omniprésentes, y compris sur les téléphones portables,
la maîtrise intellectuelle du Monde peut sembler un savoir trivial ; ce fut
très longtemps une richesse inestimable. Connaître la voie qui permet
tait d’aller dans un lieu éloigné et désiré, savoir se repérer à des signes
terrestres ou aux étoiles, était la compétence recherchée du pilote ou du
guide. L’éloignement découle d’abord de l’ignorance.
Une forme particulière d’écriture permet de mémoriser et d’exposer
ces connaissances : la cartographie. C’est une pratique très ancienne,
plus que celle de l’inscription des textes, puisque nous connaissons
des cartes de sociétés sans écriture ou les plans éphémères tracés dans
le sable par des nomades. La formalisation de la maîtrise de l’espace
que représente la cartographie apprivoise la distance. Ces documents
ont pu représenter des enjeux politiques ou économiques considé
rables, comme lorsque les Portugais de l’équipe d’Henri le Naviga
teur, au xve siècle, imposaient le secret sous peine de mort sur les
cartes qui mémorisaient le contournement de l’Afrique, puis l’accès
aux richesses des Indes.
Comme pour les déplacements physiques eux-mêmes, les milieux ne
sont pas identiques pour leur représentation cartographique. Les terres
offrent plus de points de repères évidents que les étendues liquides
(sommets, cours d’eau, constructions remarquables…). De fait, beau
coup de cartes marines ont longtemps été surtout des représentations
des littoraux avec l’indication du cap pour aller d’un point à un autre.
88
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
C’est précisément la forme prise par les cartes marines appelées improp
rement portulans, cartes européennes indiquant les ports et les routes
les reliant (xiiie-xviiie siècle). Cependant, mais c’est un cas limite, il a
pu arriver que des peuples particulièrement marins aient développé une
cartographie montrant la diversité des paysages maritimes (courants et
contre-courants dus à la présence d’îles trop lointaines pour être vues,
couleur, voire goût de l’eau…) ; ce fut en particulier le cas de la tradi
tion cartographique polynésienne [Grataloup, 2011b].
Récits de voyage, guides, cartes, ouvrages géographiques, GPS :
la maîtrise de la distance n’est pas qu’une affaire de moyens de trans
ports ou de communication. Encore faut-il savoir où l’on va.
Échelle géohistorique
Niveau terrestre
Optimum climatique médiéval Expansion démographique
(VIIe-XIIe siècle) des éleveurs des steppes
Refroidissement
climatique
« Petit âge glaciaire » Mise en turbulence
(XIIIe-XIXe siècle) des peuples des steppes
Niveau de l'Ancien Monde
Niveau régional
Fractionnement du Monde chinois en trois empires rivaux : possibilité pour les Mongols
de jouer les États les uns contre les autres et de les détruire successivement.
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
91
92
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
sans doute créé que des turbulences aux marges des sociétés séden
taires beaucoup plus denses si la principale d’entre elles, à proximité
des Mongols qui en sont régulièrement les tributaires, le monde chi
nois, n’avait été au même moment en proie à de profondes divisions.
La coïncidence d’une dynamique d’expansion dans les steppes et
d’une période de division en Chine ne se produisait pas pour la pre
mière fois. L’invasion « barbare » qui en résultait pouvait donner une
dynastie étrangère à l’Empire du Milieu sans avoir beaucoup de consé
quences plus lointaines. Mais, au xiiie siècle, la dynamique fut d’une
tout autre ampleur. Avant même la mort de Gengis Khan en 1227,
l’Asie centrale et l’Iran avaient été conquis. Dans les décennies sui
vantes, ce sont les premières principautés russes (Kiev est détruite en
1240), le khalifat abbasside (prise et massacre de Bagdad, y compris
du khalife, en 1258), l’invasion de l’Europe orientale (bataille de
Legnica/Liegnitz en 1241). Le projet gengiskhanide de conquérir le
monde entier ne s’est épuisé qu’aux portes de l’Inde, à peine égrati
gnée, de l’Égypte, défendue par leurs cousins Mamelouks, de l’archi
pel japonais ou des thalassocraties javanaises. L’immense empire
réussit jusqu’au début du xive siècle à maintenir la Pax mongolica de
la Corée à la Pologne, de la Volga au Viêt-Nam. Pour cela, il a fallu
en réduire le plus possible les distances internes, en particulier par un
système de relais postaux extraordinaire [Gazagnadou, 2013].
Que les peuples cavaliers aient eu, beaucoup plus que d’autres,
les outils pour maîtriser les grands espaces, c’est historiquement
avéré. Tant militairement que commercialement (il s’agit d’abord
de peuples caravaniers), ils bénéficient de millénaires d’orga
nisation de leurs sociétés autour du cheval. Mais surtout, pour
comprendre cet immense empire, il faut tenir compte de l’historité
du système spatial au niveau de toute l’Eurasie. Depuis des millé
naires, les échanges Est- Ouest, de la Médi terra
née aux mers de
Chine, tissent un réseau que le géo graphe alle mand Ferdinand
von Richthofen appela au xix siècle la route de la Soie, qu’il faut
e
1. Degérando Jean-Marie, 1800, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples
sauvages.
100
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
3.2. DISTANCE ET CONTRADICTION :
LE MODÈLE CENTRE/PÉRIPHÉRIE STRICTO SENSU
Dans les descriptions précédentes des schémas auréolaires spatio-
temporels, on a évité d’employer le terme périphérie, préférant celui
de marge. Si l’on veut être rigoureux, il vaut mieux en effet réser
ver l’expression centre/périphérie à un modèle particulier et ses
avatars, mis au point il y a un demi-siècle par des économistes latino-
américains. Le modèle Prebisch-Singer1 est connu pour la notion de
dégradation des termes de l’échange entre pays pauvres et pays riches.
En français, c’est surtout Samir Amin qui l’a fait connaître avec la
notion de développement inégal. Pour l’historiographie, l’auteur qui
en a fait le plus grand usage est Immanuel Wallerstein [1980], avec
la notion de système-Monde. Il a simultanément influencé l’historien
Fernand Braudel [1979] et le géographe Olivier Dollfus2.
Le modèle est d’abord une rup ture nette avec une lec ture du
développement en terme d’avance ou de retard, sans doute peu consciente
1. Raul Prebisch (1901‑1980) a été directeur de l’organisme du Cepal (Commission économique pour l’Amérique
latine), un organisme de l’ONU ; son ouvrage fondateur est The Economic Developpement of Latin America and its Prin
cipal Problems (1950). Le livre le plus connu de cette pensée économique a été celui de Celso Furtado (1920‑2004) :
Formaçao economica do Brasil (1959).
2. « Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie », Actes du Géopoint 1984. Systèmes et localisa
tions, Groupe Dupont, 1984, université d’Avignon, p. 231‑240.
101
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LE JEU DES POSITIONS RELATIVES
Tr o p i q u e d u C a n c e r Avant
Avant le
le XVIe
XVIe siècle
Espace
Espace d'échanges
d'échanges
de
de l'Ancien
l'Ancien Monde
Monde
à
où
où l'or
l'or et
et l'argent
l'argent
Klondike étaient
étaient utilisés
utilisés comme
comme
OCÉAN
(1897)
valeur
valeur monétaire
monétaire
PAC I F I Q U E
San Région
Région productrice
productrice
Francisco (1848) d'or
d'or àà destination
destination
Zacatecas de
de la
la zone
zone centrale
centrale
Taxco OCÉAN
Depuis
Depuis le
le XIXe
XIXe siècle
Grandes
Grandes ruées
ruées vers
vers l'or
l'or
Source
Source ::
Tr o p
L'Atlas iqu e du C a pr ic orn e
L'Atlas global
global
Les
Les Arènes,
Arènes,2014
2014.
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
107
108
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
1. Malkin Irad, 1999, La Méditerranée spartiate. Mythe et territoire, Paris, Les Belles Lettres.
109
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
Région du Hallstatt C
(800-650)
n Oppidum du Hallstatt C
tio
en
'obt Région du Hallstatt D
ned (650-475)
Zo
Vix Oppidum du Hallstatt D
g er zone de
Ni Nig L'Empire Ashanti vers 1800 prédation
er
Principaux noyaux zone
de peuplement dans la zone intermédiaire
soudano-sahélienne
marché
Axes commerciaux
0 200 km Port d'exportation
Golfe de Guinée
des esclaves
1. Respectivement romans de Dino Buzzati (1940), Julien Gracq (1951) et John M. Coetzee (1980).
117
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
1. Jusqu’aux années 1950 (et la généralisation des tracteurs), dans les huertas méditerranéennes, pourtant spéciali
sées dans la production de fruits et légumes à destination des marchés septentrionaux, étaient consacrés une partie
des champs irrigués aux herbages afin d’alimenter les animaux de trait nécessaires.
118
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
1. Vaissière Étienne (de la), 2004, Histoire des marchands sogdiens, Paris, Collège de France/Institut des études chinoises.
123
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
L’USAGE INÉGAL DE LA TERRE
5 3
6 5
6
5
Nord
1. Higounet Charles, 1989, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge, Paris, Aubier.
128
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
e
qu
hè
Hongrois
Tc
Basque Provençal Roumain
Serbo-croate
Bulgare
Grec
500 km
démotique
Unités allemande et italienne
(dont un effort d’unification linguistique) Naissance de l’esperanto en 1887
Généralisation des récits identitaires
Tracés frontaliers réalisés entre 1816 et 1914 nationaux :
Breton Normalisation et codification des langues 1700 1850 1914
aux XVIIIe et XIXe siècles
Généralisation de l’étalon-or
1850 1875 1900
500 km
129
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Toul, Metz et Verdun ont été conquises par la France en 1552, leur annexion est avalisée par le Traité de Münster
en 1648. Le territoire de chacun des évêchés n’était pas en continuité avec le Royaume de France.
132
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
chaque unité spatiale est cernée d’une limite nette et l’intérieur est tota
lement homogène, généralement cartographiée par une teinte unique.
Le puzzle en donne une parfaite image : chaque pièce s’emboîte dans
ses voisines sans solution de continuité et sans chevauchement. Ce type
de carte, qui nous semble aller de soi, représente la plus grande part de
la cartographie autre que de pure localisation (comme les cartes rou
tières), en particulier sous la forme de cartes politiques (les États du
Monde, mais aussi les départements, etc.). C’est cette cartographie qui
est à l’origine de la question mathématique des quatre couleurs1. De
telles cartes sont la représentation de notre manière de penser les ter
ritoires, selon la logique exclusive de l’État-nation. Remarquons que
cette pensée est congruente avec l’épistémologie de la philosophie des
Lumières, structurée par une démarche classificatoire fonctionnant sur
le principe général du tiers exclu [Grataloup, 2011a].
La pratique et la pensée spatiales de l’État-nation trouvent leur
pendant historiographique. À l’équation « Un peuple = une nation
= une langue = un territoire = un État » qui résume le programme
stato-national, il faut rajouter « … = une histoire ». Le xixe siècle fut
l’époque de la rédaction et de la diffusion, en Europe et quelquefois
au-delà, des romans nationaux. Chaque histoire se voulait apologé
tique, mais surtout unique, même si leurs rédacteurs ont eu tendance,
en particulier pour les parties initiales les plus mythiques, à se reco
pier les uns les autres. Un aspect toujours essentiel en est la réalisation
du territoire national (fixation d’un peuple fondateur en un lieu des
tiné, unification, achèvement de la forme considérée comme idéale)
qui devient ainsi, au-delà de sa localisation et même de son ancrage,
l’incarnation même de la nation. Le récit national fait ainsi exister la
société de toute éternité, en tout cas le plus anciennement possible
1. Tout pavage (découpage de l’espace sous forme d’entités emboîtées, de puzzle) peut être colorié avec quatre
couleurs seulement de telle façon que chaque pièce puisse être de couleur différente de ses voisines. Constaté
dès le début du xixe siècle par les cartographes, le processus ne fut résolu mathématiquement qu’en 1976, quoique la
démonstration informatique ne fasse l’accord unanime.
133
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Cette borne initiale des RI est bien expliquée dans l’introduction du premier volume de la Nouvelle histoire des Rela
tions internationales de Jean-Michel Sallmann (Géopolitique du xvie siècle (1490-1615), Paris, Le Seuil, 2003).
134
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. L’économie intérieure est qualifiée de « parc aux bestiaux », donc d’espace dans lequel les acteurs peuvent vaquer
sans entrave.
135
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Sur un ensemble des dépenses publiques d’un peu plus de 900 milliards d’euros, pour l’année 2010, le niveau
national représente 75 % (700 milliards, moitié État, moitié Sécurité sociale). Dans les 212 milliards des collectivités
territoriales, les communes représentent 56 % (13 % des budgets publics totaux), les départements 32 % (7 %) et les
régions 12 % (3 %).
137
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Un terme existe qui désigne le niveau immédiatement inférieur au Monde, celui de continent. Mais il a pris un sens
très particulier, naturalisé, bien que ce soit un découpage totalement culturel [Grataloup, 2009] ; on ne peut donc l’utiliser
pour désigner les régions du Monde.
138
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
territoire français
pour les plus importantes d’entre elles, à celle des échanges mon
diaux : Venise et Gênes, puis Anvers et Amsterdam ; on retrouve les
villes mondiales de Fernand Braudel [1979].
On vient d’esquisser deux logiques opposées : l’une réductrice
d’échelles, l’autre multiplicatrice. Il ne s’agit, évidemment, que de
tendances : un empire-Monde, ne serait-ce que parce que son éten
due l’amène à englober des héritages divers, doit composer avec une
grande variété locale génératrice de compromis, d’autonomies, d’indi
rect rules ; historiquement, il vaut mieux parler de bricolage impérial.
L’empire est soumis à la tyrannie de la distance et effectue de nouvelles
conquêtes de plus en plus difficilement quand son étendue, donc sa
144
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
d’avancer que les régimes scalaires qui viennent d’être brossés sont des
tendances valables de tous temps et en tous lieux. Cela n’aurait aucun
sens de les projeter avant le Néolithique. Ce serait plus qu’imprudent de
les appliquer aux sociétés des mondes hors de l’Eufrasie, ne serait-ce
que faute d’une masse critique d’informations suffisante.
En revanche, pour les sociétés de l’Ancien Monde, en particulier
celle de l’axe central, le couple empire/monde polycentrique peut
avoir quelque intérêt. C’est d’ailleurs pour et avec ces sociétés que
l’analyse a été menée par Braudel et Wallerstein. Cette dernière partie
du chapitre 6 propose une interprétation géohistorique de leur répar
tition. Gardons bien à l’esprit qu’il s’agit d’une démarche interpréta
tive, qui n’est donc en rien un constat.
Partons de la répartition des grands empires de l’Ancien Monde
au début du xvie siècle. On en voit sur la carte un chapelet. D’Est en
Ouest : la Chine des Ming, l’Empire moghol que vient de fonder Babur,
la Perse safavide, les Ottomans de Soliman le Magnifique, la Russie
d’Yvan le Terrible. Cinq grands empires qui ont tous un voisinage fort
avec le monde des steppes et qui tous, d’ailleurs, ont une histoire récente
liée à ce voisinage. Certains sont issus d’une conquête menée par un
groupe issu des peuples d’éleveurs (les Turcs ottomans, les Moghols),
d’autres d’une réaction locale face à la domination qu’ont pu exercer les
cavaliers du cœur de l’Eurasie, en particulier la domination mongole (la
dynastie Ming est issue d’une révolte han face à la domination Yuan, la
dynastie fondée par Khubilaï Khan, comme les Safavides représentent
une famille régnante nationale qui a renversé les Ilkhans, des souverains
mongols également gengiskhanides ; la Russie vient juste de s’émanci
per du joug tatar). En revanche, les mondes polycentriques se trouvent,
en partant du cœur de l’Eurasie, bien au-delà. L’Europe, évidemment,
mais aussi le Japon, l’Inde méridionale, l’Asie du Sud-Est.
Le début du xvie siècle a été choisi pour la solidité de l’information,
dans la mesure où c’est le moment du fonctionnement de l’Ancien
Monde le plus proche de nous. Mais nombre de dispositions semblables
146
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Le couple site/situation est une grille de lecture très classique de la géographie urbaine. La situation indique
la position de la ville par rapport à tous les autres lieux des systèmes spatiaux qui l’incluent ; c’est un raisonnement
typiquement horizontal. Inversement, le site résume les conditions locales, essentiellement naturelles (cours d’eau,
relief, micro-climat), mais pouvant inclure les héritages urbains antérieurs.
149
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Christian Lamouroux est l’introducteur dans la sinologie française des travaux de Georges W. Skinner qui a utilisé
avec une grande efficacité le modèle de Christaller (Lamouroux Christian, 1990, « Espace et peuplement dans la Chine
des Song », Études chinoises, p. 35-94).
151
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
que celle du plus grand des palazzi du Grand canal). L’axe de ces
villes, là où les marchands ont été maîtres chez eux, représente ainsi
la matrice géographique du capitalisme européen. En revanche, les
villes d’État affichent une mise en ordre de l’urbanisme, privilégiant
les formes géométriques : les plans de Versailles, de Saint-Pétersbourg,
de Turin, de New Delhi, etc., en témoignent.
Cette échelle intra-urbaine correspond donc à une situation dans
l’espace mondial, à la fois comme places centrales de logiques ter
ritoriales (les villes d’État françaises, dont Versailles est la forme la
plus achevée) et comme nœuds des réseaux économiques (les cités-
États). Ces dernières sont des lieux qui agissent au niveau écono
mique de l’ensemble du monde civilisationnel (les villes flamandes
sont le cœur économique de l’Europe de l’automne du Moyen Âge),
lui-même branché sur les réseaux, sur l’espace de l’Ancien Monde
(Venise et Gênes comme terminus occidentaux des routes de la Soie
et des Épices). Est ainsi mis en jeu tout un ensemble de niveaux où
s’articulent les logiques territoriales et spatiales, politiques et écono
miques, de reproduction et de transformation.
La tendance générale est à la disjonction des deux types de logiques,
le politique cherchant à contrôler l’économique, ce dernier s’efforçant
de lui échapper. Lorsque les aires géographiques coïncident, l’écono
mie tend à être encadrée. C’est la logique impériale dont l’histoire chi
noise regorge d’exemple (nombreux moments d’encadrement stricte
des activités productrices et commerçantes, comme les entreprises
publiques des Song, y compris les maisons de jeu et les lupanars1).
De ce fait, les acteurs économiques n’ont de cesse de privilégier les
territoires peu étatisés qu’ils gèrent si possible eux-mêmes. Mais si les
cités-États marchandes sont nombreuses historiquement (cités phéni
ciennes et grecques, Palmyre et Petra, sultanats malais…), elles ont
aussi besoin de pouvoirs forts assurant un maximum de sécurité aux
1. Gernet Jacques, 1959, La vie quotidienne en Chine à la veille de l’invasion mongole, Paris, Hachette.
152
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UN ÉCOUMÈNE FRAPPÉ D’IMMANENCES
1. Pour une cartographie de cette formule, voir Grataloup, 2010, carte 2.5, p. 64.
TROISIÈME PARTIE
PRINCIPES
GÉOHISTORIQUES
P roposer une réflexion sur les récurrences est devenu une marque
de fabrique de la géohistoire contemporaine. Il y a certainement
là un effet de la migration de la réflexion géohistorique de la disci
pline historique vers la géographie. En effet, c’est une pratique plutôt
modélisatrice, l’analyse spatiale, qui s’en est emparée, en particu
lier avec la figure pionnière du géographe Alain Reynaud [1992]1,
au moment où l’histoire s’intéressait au contraire aux acteurs et à la
démarche de la micro storia. Analyse spatiale et géohistoire se rejoi
gnaient sur le souci de la réflexion scalaire2.
La démarche de la géohistoire peut être considérée comme para
doxale par rapport à toute modélisation. Pour construire un raison
nement récurrent, comme dans la physique classique, il faut que tout
soit égal par ailleurs. Or, prenant en compte simultanément les varia
tions spatiales et temporelles, la réflexion géohistorique multiplie
la relativité des faits sociaux. Contextualiser géographiquement des
sociétés révolues, donc par définition différentes du présent, c’est
aussi tenir compte de l’ailleurs, tout aussi nécessairement autre.
1. Le petit livre de Reynaud, publié en 1992 par le haut lieu de la modélisation géographique, la Maison de la
Géographie de Montpellier, dirigée par Roger Brunet, est une version très abrégée d’un gros travail de géographie
quantitative effectuée publié en littérature grise à l’université de Reims en 1984.
2. Revel Jacques, 1998, Jeux d’échelles. La micro-analyse de l’expérience, Paris, Éditions de l’EHESS.
156
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
PRINCIPES GÉOHISTORIQUES
Une double altérité qui, le plus souvent, est résolue par les sciences
sociales en découpant l’ensemble du social en sous-champs, soit
temporels (les périodes et leurs sous-ensembles, domaines de l’his
toire, mais qui n’ont le plus souvent sens que dans le monde occi
dental ou occidentalisé), soit territoriaux (les aires culturelles et les
domaines des « civilisationnistes ». Pourtant, étudier la dynamique de
l’économie persane au xviiie siècle relève-t-il d’un iranologue, d’un
économiste ou d’un spécialiste du xviiie, un « dix-huitiémiste »
comme on dit parfois ? Évidemment des trois. On navigue à l’estime
entre trois risques : être ignorant du sujet qu’on veut aborder (comment
parler de la Perse du xviiie siècle sans pouvoir lire les textes en ver
sion originale ?), être incapable de situer ce sujet dans son contexte
(comment en parler sans situer le monde iranien par rapport à ses
voisins, au contexte général des interactions économiques d’alors ?),
n’avoir pas les outils de compréhension (comment parler d’économie
sans maîtriser les concepts et les modes d’information qui permettent
d’étudier cette dimension du social ?). La tentation de la recherche
fondamentale est alors d’étudier « tout sur rien », comme on dit par
fois, quitte à entretenir les plus grandes difficultés de communication,
que ce soit dans l’interdisciplinarité scientifique ou dans la diffusion
des connaissances, l’enseignement en particulier, qui risque alors de
parler de « rien sur tout ».
Le problème est résolu, si l’on peut dire, par un relatif cloison
nement scientifique qui a, jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle,
largement fonctionné sur un double divorce. D’une part, l’altérité du
passé relevait essentiellement de la discipline historienne, maîtresse
des codes d’accès (archives, archéologie), mais il s’agissait essentiel
lement d’un passé de l’Occident et des racines qu’il s’était choisies,
alors que les altérités civilisationnelles, celles des « Autres », rele
vaient des études d’aires culturelles, éventuellement de l’anthropo
logie. Dans les deux cas, la discipline s’attaquait à des champs sociaux
globaux, prenant en compte l’ensemble du social, même si les cher
157
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
UNE GÉOGRAPHIE
PRIN
DECL’HIS
IPES TGÉO
OIREHISTO
SANS RIQUES
ALÉA
1. Selon le beau titre programmatique de Bertrand Romain, 2011, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre
Orient-Occident (xvie-xviie siècle), Paris, Le Seuil.
CHAPITRE 7
LA POSSIBILITÉ
DE SCÉNARIOS
1. TENTATION ET RISQUE DU MODÈLE
2. ASSUMER SES DOMAINES DE VALIDITÉ
3. UN EXEMPLE DE QUESTION COMPARATIVE :
Où EST LE CHEF-LIEU ?
4. UN EXEMPLE DE PRINCIPE GÉOHISTORIQUE :
CONSTANTINOPLE
1. Le penseur le plus important de la pensée diffusionniste est Fraser. Les échelles de Guttman en sont une application.
160
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
Il y eut donc conflit entre les deux usages du passé : d’un côté, le
discours identitaire refusait une quelconque dette du territoire natio
nal envers une invention étrangère, fut-elle grecque ; de l’autre, la
filiation hellène, dans le cadre d’une vision plus globale de l’Europe
(c’est l’époque de l’invention de l’idée de « miracle grec »), semblait
anoblir des monuments locaux qui pouvaient sembler frustes. Un
conflit scalaire en quelque sorte : nations contre civilisation1. Même
si en Allemagne prévalait, avec l’archéologue Gustav Kossima, une
vision résolument autochtone de l’origine du mégalithisme, la majo
rité du monde savant européen penchait pour l’origine achéenne.
L’archéologue le plus marquant de la première moitié du xxe siècle,
le Britannique Gordon Childe, a imposé le modèle diffusionniste2, en
combinant le déplacement des techniques avec celui des peuples indo-
européens3 et en accordant un rôle important à la voie danubienne.
Ce scénario* cohérent fut mis à mal dans les années 1960 par la
datation au carbone 14 [Renfrew, 1983] : à la surprise générale, les
sites occidentaux s’avérèrent plus anciens que ceux de Grèce. Des
lieux comparables, comme les temples néolithiques de Malte, se révé
lèrent même particulièrement éloignés dans le temps. La stupeur, au
début, suscita chez certains archéologues une négation de la validité de
la technique des physiciens pour sauver le scénario. D’autres conser
vèrent l’idée de la diffusion, mais en inversant le sens des flèches,
devenues Ouest-Est. Finalement aujourd’hui, la lecture qui est faite est
plutôt synthétique : les différentes régions mégalithiques, y compris
1. Cette distinction d’échelle avait une dimension fortement sociale dont ont longtemps témoigné les programmes
scolaires français. À l’école élémentaire, donc aux classes populaires, le « roman national », au secondaire, longtemps
réservé à l’élite sociale, une histoire fortement centrée sur l’Europe, à commencer par ses racines qu’elle prétendait
monopoliser, l’Antiquité gréco-romaine. Quand scolaire rime avec scalaire…
2. La synthèse de son modèle est présentée dans La naissance de la Civilisation (traduction française chez Denoël
en 1963, édition anglaise originelle de 1957).
3. Childe G., 1926, The Aryans. A Study of Indo-European Origins. L’homme de gauche qu’était Childe cessa ensuite
de publier sur les Indo-Européens pour ne pas être instrumentalisé par les Nazis.
161
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
1. François Durand- Dastès, dans le volume Monde indien de la Géographie universelle de chez Belin [1995]
qu’il a dirigé, indique que l’expression anglais subcontinent serait mieux traduite par « quasi-continent ».
165
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
50 % British
Raj
Maurya Gupta
0%
-400 av. J.-C. +200 ap. J.-C. 1000 1400 1800 2000
Source : François Durand-Dastès d'après J. E. Schwarzberg (A Historical Atlas of South Asia, The Association for Asian Studies, 1983).
1. Schwartzberg Joseph E., 1978, A Historical Atlas of South Asia, Chicago, University of Chicago Press.
166
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
Karakorum
Khanbalik (Pékin)
Nankin
Passe de Khaiber
Lahore Delhi
1 000 km
Menace Invasion
SOCIÉTÉ D’AGRICULTEURS
EMPIRE D’AGRICULTEURS
des steppes d’Asie centrale. La situation de Delhi fait donc face aux
routes des envahisseurs, la passe de Khyber en particulier. Les empires
ont d’ailleurs souvent été le résultat d’invasions victorieuses, en parti
culier le dernier, celui des Moghols fondateur de Delhi, dont la situa
tion a d’abord été celle d’une tête de pont, comme Kambalik, avant de
devenir une base arrière face à de nouveaux risques d’invasion.
L’intérêt de la situation change ainsi selon le niveau de l’échelle
géohistorique que l’on prend en compte. Les grands empires eurasia
tiques font face aux menaces récurrentes des peuples cavaliers. Rien
de surprenant que le choix du chef-lieu, siège du pouvoir mais aussi
état-major militaire, participe à une stratégie globale qui dépasse les
seules considérations d’unité impériale. Cette situation peut se lire
comme un point d’équilibre entre les rapports de force de deux niveaux
géographiques : l’inter-sociétal (ou géopolitique) et l’intra-sociétal.
Lorsque les contraintes extérieures sont négligeables, la capitale peut
être centrale : le choix de Madrid se comprend dans un royaume-
péninsule que les adversaires, Français et Britanniques, ne pouvaient
guère menacer d’invasion, en tout cas avant Napoléon. En revanche,
quand les menaces d’invasions se font pressantes, il vaut mieux que
l’empereur-chef des armées soit en position de base arrière.
Ce jeu d’échelle géographique est également historique. Une capi
tale est d’abord un fait territorial, le lieu pratique et symbolique de
l’unité d’une société. Elle comprend toujours des bâtiments à forte
charge idéelle (palais, lieux de culte éminent, lieux de mémoire…).
C’est également là que vivent les personnages symboliques de l’unité
sociale (souverain, pontife…). Ces incarnations du corps social ont
une fonction temporelle décisive, celle d’incarner des formes de per
manence ou, tout du moins, de transmission, intergénérationnelle. On
est fondamentalement dans la dimension reproductrice de l’historité et,
de ce fait, cette géographie symbolique ne peut évoluer que très lente
ment, à moins de vouloir justement marquer une rupture, par exemple
un changement de dynastie ou de régime. On retrouve l’opposition
171
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
Lugdunum
Massilia Rome
500 km
500 km 500 km
nal sur la Bretagne, est très nettement décalée vers l’Est. Un exemple
encore plus intéressant historiquement peut être apporté en comparant
la situation de la capitale des Gaules que fut Lugdunum à celle de la
capitale française (fig. 7.3). Ce cas a un mérite : il permet de constater
que l’échelle ne dépend pas du milieu ni de l’étendue (chap. 2), mais
du jeu des dimensions spatiales et territoriales (chap. 3).
On peut situer chronologiquement le choix géographique du site
de Lyon. L’étendue située entre Pyrénées et Méditerranée, au Midi,
et Rhin au Nord, la future Gaule-France, n’avait aucune cohésion
spatiale, encore moins, aucune identité territoriale, dans ces limites
particulières avant l’intervention de Jules César. Cette étendue parti
cipait à la périphérie du Monde antique, centré sur la Méditerranée,
au moins dès l’époque de Hallstatt (dont, rappelons-le, la géographie
ne coïncidait avec aucune limite ultérieure). C’est le récit de César,
La Guerre des Gaules, écrit pour servir les intérêts de son auteur, en
particulier justifier ses opérations militaires, qui invente largement
un monde gaulois jusqu’au Rhin et, de ce fait, un monde qualifié de
« germain » au-delà. Que le Rhin ait ensuite servi de point d’appui au
limes impérial a donné une cohésion ultérieure, gallo-romaine, à ce
choix. Cette configuration ne serait sans doute plus qu’un souvenir si
le discours identitaire français, en particulier dans sa dimension péda
gogique (chap. 9), n’avait abondamment réutilisé le texte de César
pour justifier l’ancrage historique national et l’extension territoriale
jusqu’au Rhin.
Sans développer la logique géographique de la métropole française,
depuis le xiie siècle au moins, on peut remarquer qu’elle présente des
traits de centralité, au moins pour la France du Nord. Reprendre le
vieil argument de l’importance du centre du Bassin parisien n’est pas
céder à un déterminisme naturaliste, mais simplement remarquer qu’au
Moyen Âge, et pas avant, le développement d’une agriculture produc
tive et dense sur les terres limoneuses du bassin permettait par ses
capacités nourricières le développement d’une entité politique puis
173
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
LA POSSIBILITÉ DE SCÉNARIOS
B.
C.
D.
1. L’étude de ces interfaces et des ses acteurs, des passeurs trans-civilisationnels, est justement ce que privilégie
l’histoire connectée actuelle.
2. Capdepuy Vincent, 2008, « Le Croissant fertile. Naissance, définition et usages d’un concept géohistorique »,
L’Information géographique, no 2.
184
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES
1. Il est frappant de constater que, si on esquisse une cartographie des quatre ontologies de Philippe Descola [2005],
l’axe de l’Ancien Monde apparaît différent du reste de l’écoumène.
185
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES
Source : Grataloup,
1996, op. cit.
190
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES
1. Pomeranz Kenneth, 2010, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris,
Albin Michel (traduction de Nora Wang et Mathieu Arnoux, 1re édition états-unienne en 2000).
191
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES
1. Comme l’expression « économie-Monde », il est vrai avec une majuscule à « Monde », est généralement utilisée
aujourd’hui pour désigner l’espace mondial, son usage rétrospectif pour désigner une grande configuration impériale
est trop ambigü ; d’où la préférence pour « polyterritoire ».
2. Ce rapport entre la proximité du monde des steppes et l’unification impériale a été analysée pour la création de
l’Empire chinois par Alain Reynaud [1992]. J’ai généralisé cette configuration géohistorique sous le nom de « principe
de Reynaud* » [Grataloup, 1996, p. 66-68].
192
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
DES SITUATIONS HISTORIQUES RÉCURRENTES
OCÉAN
OCÉAN PACIFIQUE
PACIFIQUE
MINDANAO
MINDANAO
SULU
SULU
Manado Ternate
Manado Ternate
Aceh
Aceh CERAM
Samarinda CERAM
Medan Malaka Sambas Samarinda Ambon
Medan Malaka Sambas Ambon
Singapour
Singapour Pontianak BANJAR
Pontianak BANJAR
Banjarmassin Makassar
Banjarmassin Makassar
Bima Bima
LAMPUNG
LAMPUNG JAVA
BantanBantan JAVA
OCÉAN
OCÉAN INDIEN
INDIEN
BALI BALI SUMBAWA SUMBAWA
500 km 500 km
DenysDenys Lombard
Lombard identifie
identifie six régions
six régions historiques
historiques dans la
dans la longue longue durée,
durée,
toutestoutes composées
composées de littoraux
de littoraux face à face
face à face
Source Source
: Denys :Lombard,
Denys Lombard, 1990,
1990, figure "La figure "La mer
mer comme traitcomme
d'union",trait
Le d'union", Le carrefour
carrefour javanais. Essaijavanais.
d'histoire Essai d'histoire
globale, globale,
Paris, EHESS, Paris,p. 16.
tome 1, EHESS, tome 1, p. 16.
Prémices de l’Europe
1 000 km
Le principe de Pirenne
1) La mer unit encore 2) La mer sépare
MER MER
MÉDITERRANÉE MÉDITERRANÉE
FIGURE 8.5 TROIS TEMPS DES RAPPORTS TERRE/MER DANS L’HISTOIRE DU MONDE
1. Les étendues océaniques sont des obstactes presque
absolus et les masses continentales sont des obstacles
relatifs. Le cabotages et les mers presque fermés
représentent les meilleurs espaces de connection.
1. TERRITOIRES INTRA-SOCIAUX
ET ESPACE INTER-SOCIAL
Repartons de la tension fondamentale entre le besoin de consti
tuer des ensembles de « proches », solidaires ne serait-ce que sur le
plan intergénérationnel, qui fait de l’humanité une espèce « hyper
sociale » ; besoin constamment remis en cause par la mobilité humaine
et les interactions avec les autres groupes. À partir ce cette opposition,
on a construit une échelle géohistorique très élémentaire opposant
deux niveaux :
– plus localement (ce niveau « local » pouvant être un petit groupe
amazonien ou la Chine), une logique où l’emporte la reproduction de
la société en jeu, sur une partie de la surface terrestre, son territoire ;
c’est évidemment à ce niveau que se situe la pensée identitaire ;
– plus globalement (niveau qui est aujourd’hui le Monde, le « glo
bal » au sens actuel, en particulier comme adjectif qualifiant une
forme d’histoire, mais qui a pu être plus restreint autrefois), un jeu
d’interactions entre sociétés régi par des paramètres de contiguïté
ou d’éloignement, de distance, de position relative, bref une dyna
mique spatiale.
En première approche, au couple géographique espace/territoire
correspond le couple historique transformation/reproduction. Il est
bien évident, cependant, que tout changement ne vient pas d’ailleurs et
que, inversement, une dynamique endogène peut être bloquée par une
configuration géopolitique (vieux débat : peut-on faire la révolution
dans un seul pays ?). Cependant, avant de croiser davantage les deux
couples conceptuels, il faut bien montrer l’effet sur la dynamique his
torique générale de l’opposition reproduction locale/transformation
globale, car elle a partie liée avec la dynamique mondiale. Sa figure
géographique est celle du puzzle et du réseau, dont l’incarnation
actuelle est la tension entre l’international (aujourd’hui l’ensemble
des États souverains) et le mondial (les réseaux des entreprises, des
flux culturels, des migrations, bref tout ce qui tisse la mondialisation).
201
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS
Europe :
Révolution industrielle
NORD
industrialisation transition
autonome démographique
demande
de matières premières
États-Unis
SUD
production
de matières
premières
tropicales
1. Niveau mondial :
Les États-Unis en interration avec l'Europe
2. Niveau zonal :
Le Sud, périphérie du Nord européen
(producteur de coton pour l'industrie européenne)
Exportations Sud-Nord (échange inégal)
3. Niveau national :
Le Nord impose le protectionnisme.
Mise en place d'un espace économique national
Guerre civile
s’est pas arrêtée avec les indépendances. Bien au contraire, aux pro
duits alimentaires comme le sucre ou le café, s’ajouta la demande
de matières premières dont la Révolution industrielle provoquait une
utilisation croissante, le coton en tout premier lieu. D’où le dévelop
pement de grandes plantations productrices de cette fibre à destination
des usines du Lancashire. On comprend qu’aux États nordistes uti
lisant le protectionnisme pour amorcer une industrialisation locale
se soient opposés des États sudistes libre-échangistes et tournés vers
l’Europe. La question de l’abolition de l’esclavage est congruente
avec cette opposition zonale.
La logique globale poussait plutôt à la sécession afin de maintenir
les régions méridionales dans leur rôle de fournisseur de matière pre
mière ; mais la logique nationale pesait en sens contraire et triompha.
De fait, la guerre civile joua, joue toujours, un rôle décisif dans le sen
timent national états-unien. Ce conflit scalaire est confirmé par une
situation géohistorique assez symétrique de l’autre côté de l’équateur :
celle du Brésil. Dans les deux cas, à l’opposé du processus de frac
tionnement, de babélisation, de la partie hispanophone de l’Amérique,
l’unité territoriale a survécu à l’indépendance. Or, l’histoire brési
lienne présente des similitudes assez marquées avec celle des États-
Unis, si on inverse les rôles du Nord et du Sud, puisque ces territoires
se situent dans des hémisphères différents. Au Brésil, c’est le Nordeste
et le Centre qui sont marqués par l’héritage de périphérie tropicale
extravertie induite par l’Europe dès le xvie siècle [Droulers, 2000] :
économie tournée vers l’exportation de matières premières agricoles,
grandes exploitations, population largement issue de la traite esclava
giste. Et, dans la seconde moitié du xixe siècle, les tensions géopoli
tiques ont été si vives que le Brésil a plusieurs fois failli basculer dans
une guerre civile sécessionniste. Comme aux États-Unis, ces menaces
centrifuges ont finalement renforcé les forces de cohésion nationale.
Dans l’un et l’autre cas, un autre phénomène géographique a joué
un rôle cohésif : la conquête de l’Ouest. On connaît bien l’importance
205
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS
mais le plus souvent c’est un territoire bien ancré sous les pieds de la
société concernée, même si une part amputée manque et fait souffrir
(l’Alsace-Lorraine de la France de 1871 à 1918), contribuant alors
beaucoup au ciment social. Même dans les sociétés à forte mobilité
interne, comme les États-Unis dont la grande majorité de la popula
tion est issue de migrations récentes, le territoire, ici sous la forme
du mythe de la frontière, joue un rôle décisif. Mais certaines sociétés
ont poussé très loin l’autodéfinition par le territoire, généralement des
groupes où l’autochtone archétypique est un paysan. Ce sont les cas
de la Chine et de la France, mais aussi du Japon, du Sénégal et de bien
d’autres sociétés1. En revanche, pour les sociétés où la mer a joué un
rôle clé, comme l’Angleterre, l’identité relève plus d’une forme parti
culière d’être, d’un mode de vie érigé en civilisation. Cas limite sans
doute, les sociétés polynésiennes anciennes ont « territorialisé », si
l’on ose dire, la mer. L’autre composante identitaire forte est d’ordre
ethnique (le « droit du sang »), mais rarement décontextualisée du
territoire abritant le groupe.
L’implication de son territoire dans la vision de Soi (et donc des
Autres) contribue largement à un trait général de ce type de récit,
leur passéisme. C’est ce que suggère une expression collatérale : les
« racines ». Cette métaphore suggère simultanément que la plante-
société, ses fruits en particulier, procède d’une croissance plus
ancienne dont témoigne sa base cachée, mais aussi suggère que c’est
de la terre-territoire qu’elle tire toute sa force. Les réalisations per
mettant au présent et à l’avenir d’une société de se légitimer par un
passé presque toujours mythifié ont été l’objet de nombreuses études
[Thiesse, 1999], dont les composantes territoriales sont incontour
nables (le paysage, l’architecture « typique », le terroir exprimé par la
cuisine…).
1. On comprend que certaines des systèmes scolaires de ces sociétés pratiquent cet objet disciplinaire hybride,
l’histoire-géographie (voir Introduction générale).
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INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS
1. Citron Suzanne, 2008, Le mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, Les éditions de l’atelier.
2. Ferro Marc, 1981, Comment on raconte l’histoire aux enfants, Paris, Payot.
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INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
ÉCHELLE ET IDENTITÉS
D ans cette dernière partie, nous avons surtout abordé des ques
tions de grande taille : vastes étendues, sociétés dans leur longue
durée, événements majeurs. La principale raison de ce choix d’échelle
découle d’une demande sociale : celle des dis ci
plines sco laires,
qu’elles se nomment « sciences sociales » (par exemple au Mexique),
« domaine social » (Québec), « histoire-géographie » (Japon, Chili,
France…), « histoire » et « géographie » séparément (dans la grande
majorité des systèmes éducatifs). Dans tous les cas, pour les raisons
évoquées dans le chapitre 9 (besoin d’un récit de légitimation articulé
à une construction de l’Autre et de l’Ailleurs), ce sont les grandes
perspectives qui sont mises en scène, même si elles s’articulent sur
des cas, des personnages, des moments, des hauts lieux chargés de
symbolique sociétale.
Or les sociétés occidentales, européennes en particulier, sont affec
tées en profondeur, depuis la fin du xxe siècle, par un désenchantement
souvent qualifié de post-moderne. François Hartog a interprété ce cli
mat intellectuel comme un régime d’historicité « présentiste » [2004],
marqué par un envahissement de la patrimonialisation qui transforme
212
INTRODUCTION À LA GÉOHISTOIRE
NE PAS AVOIR PEUR DES GRANDES QUESTIONS