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Phénoménologie et esthétique.

Le mythe de l'indescriptible chez Wittgenstein


Author(s): CHRISTIANE CHAUVIRÉ
Source: Rue Descartes, No. 39, WITTGENSTEIN ET L'ART (Février 2003), pp. 8-17
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40958792
Accessed: 04-12-2015 03:09 UTC

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81 CHRISTIANE CHAUVIRÉ

CHRISTIANE CHAUVIRÉ
Phénoménologie
et esthétique
Le mythede l'indescriptible
chez Wittgenstein
Parce que Carnapa un jour qualifiéle métaphysicien de musiciensanstalentmusical,on
attribue à
parfoisWittgenstein l'idée que l'art un
exprime contenuineffable. Ce que les mots
quotidiens et les phrases factuelles ne sauraient exprimer, le
l'art,lui, pourrait, et en même
tempsnousne saurionsdécrirece message,ou plutôtl'impression que nousdonneuneœuvre
d'art,aveclesseulesressources du langageordinaire ; d'où le geste,parlequelnousréagissons
à tel passagemusical,à telle architecture, dontl'existenceprouverait qu'il y a à dire et à
décrireunecertaineimpression, maisqu'on ne peutfairequ'un simplegeste,fautede langage
adéquat... D'un côté, donc, les philosophesse tromperaient de moyend'expression,de
medium,quandilsconfient leur« message» à la langue; ilsferaient mieuxde suivrele conseil
de Carnapen étantcompositeurs. De l'autre,l'œuvred'art,censéetransmettre un message,
ne transmet riende dicible,et l'impression qu'elle nousfaitdéfietoutedescription.
Cette vue n'est pourtantpas du toutwittgensteinienne si par elle on entendqu'il y a de
l'ineffablequi doit absolument trouver à s'exprimer dans un mediumou unautreet qui ne le
de
peut, fait,que dans l'art,le Tractatusayant établi que faire de la métaphysique, de l'éthique
et de l'esthétique dansle langageordinairene produitque des non-sens.Pareilleconception
ne sauraitêtrecelle de Wittgenstein. Selon lui, en efFet1) le langagefactuelest le medium
universel,le seuldont nous disposions; c'est du moinsl'opiniond'Hintikka et de Pears; 2) le

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contenuineffable visé par le discoursmétaphysique ne sauraitêtreréifiésous formed'un


«sens qui n'a pas de sens»; si on en croitDiamond,Conant,Bouveresse,Laugier,il s'agit
d'un non sens qui, selon la conception«austère» de Diamond,opposée à la conception
«naturelle»,n'est rien,n'est notamment pas un non sensimportant qui devraittrouverà
s'exprimer dans un autre médium,par exemple l'art; et 3) en matière d'esthétique,
Wittgenstein n'a cesséde dénoncercommeillusoire« l'impression que nousdonneuncertain
versou unecertainemesureen musique[d'être]indescriptible », ou encore,l'impression que
je n'arrivepas à décrire ou à formuler « ce que me dit» une œuvre.
Le mythede l'indescriptible, auquel je vais m'attacherici, surgitquand nous sommes
intrigués parun aspectparticulier d'une œuvre,commeparuneénigme.Nous sommesalors
enclinsà dire: «Jene saispasce que c'est. Regardecettetransition. Qu'est-ceque c'est ?» ou
bien« Que fait-il[le compositeur] ? Que veut-ilfaireici ? Mince,si seulement je pouvaisdire
ici»
ce qu'il fait (LC, p. 37). Ce sentiment d'impuissance à décrire intervient spécialement,
notons-le,à propos d'un aspect d'une œuvre, d'un fragmentqui nous semble
particulièrement lourd de sens,ou d'un passagemusicalque l'on «ressentpar exemple
comme une conclusionsans pouvoirdire pourquoi c'est un "par conséquent"».Pour
Wittgenstein, la prétendueimpossibilité de la description, nonseulementd'une impression
esthétique, mais du vécu phénoménal dans son ensemble -même si elle correspondà un
sentiment bienréel- estuneillusionproduiteparla posturephilosophique, c'est-à-diredans
bien
unecirconstance précise où le langage n'estpas utilisé
normalement, mais tourne à vide;
clansdes circonstances normalesnousn'aurionspas l'impression que nos expériencesvécues
sont indescriptibles, que les phénomènessont évanescentsou insaisissables.L'écoute
musicale,l'inspectiond'un tableausontdes situations où nouspouvonséprouverce que la
posturephilosophique nous fait tortéprouverquantaux autresphénomènes,à savoirle
à
sentiment que nousn'arrivons pasà décrirenotrevécu,s'agissant cettefois-cid'un vécuaussi
spécifique qu'une impression esthétique.
Aussi le mythede l'indescriptible ne conccrnc-t-il pas seulementl'ensembledu vécu
phénoménal, mais aussi les impressions artistiques.Eu égardaux phénomènes,il est bien
connu qu'avant 1929 Wittgenstein avait forméle projet,abandonneen 1929, d'une
description phénoménologique qui auraitdû se servird'une languetrèscomplexeet subtile,
dontnous ne disposonspas, par oppositionau langageordinairephysicaliste. Ce dernier,
parlantdes objets et des corps physiques,est saturéd'hypothèses, alors que le langage

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phénoménologique en seraitdépourvu,collantdirectement aux choses(sachlich) et à « ce que


noussavonsvraiment»: l'expériencephénoménale. Renonçant en 1929 à un telprojetfaute
d'avoirpu trouverce langageprimaire, phénoménologique, et sans doute analytique au sens
de l'analyserecherchée dansle Tractatus,
Wittgenstein ne cesseraparla suite,etjusquedanssa
dernièrephilosophiede la psychologie,de dénoncercomme une illusiontypiquede la
philosophie l'idée d'unedescription uniqueet exhaustive de toutvécu : impressions visuelles,
olfactives(l'arômedu café),auditives, et, symétriquement, le sentiment d'une impossibilité
absolueà décrireces expériences,fautede motsappropriés.Mon hypothèse est que cette
double critique,qu'on lit notammentdans CBr, PU, et dans RPP, dérivede l'abandon
remontant à 1929 du projetde description phénoménologique du vécu,et qu'elle a comme
cas particulier, bientraitédansCBr et LC, la critiquede la prétendueimpossibilité à décrire
uneimpression esthétique,descendante directe, selon moi, de l'échec phénoménologique de
1929 (le glas qui sonneen 1929 pour la phénoménologie ne cesse de retentir jusqu'en
1950... ). Un échec que Wittgenstein a toutde suiteréinterprété, non commeun manque,
l'absencede langagephénoménologique adéquat,maiscommeimpliquantqu'on doit faire
une confianceillimitéeà notrelangageordinaire, injustement tenupour plusgrossierque
toutesles languesidéaleschimériques qu'on n'a pas su trouver ! De 1930 jusqu'à la findes
années1940, cetteconfiance d'aborddéclaréedansPB et D sera sanscesse réaffirmée, en
mêmetantque sera dénoncéle sentiment illusoire,propreà celui qui philosophe,d'une
insuffisance constitutive de notrelangagepour ce qui est de décrirele vécu phénoménal ;
Wittgenstein n'a-t-ilpas dit dès PB et D que le langageordinaire, notre seul et unique
langage, est le langage authentique,auquel nous devons nous fier au lieu de partir en quête de
langageschimériques ?
Le fait,souventnotéparWittgenstein, que danscertainscas, on ne réagità uneœuvred'art
que parun gestepourraitpeut-être nousinduireen erreur,nousconforter dansl'idée d'une
impossible description de ce que nousdituntableau,unephrasemusicale; le gesteapparaîten
effetdanscertainstextescommel'expressionde l'impossibilité à décrire,l'esquissemuette
d'une description qui ne vient pas ; mais de là à en tirer l'idée que le gesteest le pauvre
substitutd'unedescription adéquatede l'impression esthétique censéenouséchapperfautede
mots,il y a unpas à ne pasfranchir. CertesWittgenstein a parfoistendanceà considérer qu'un
simplegestevautbientoutessortesde discourssurl'art.Mais,insiste -t-il,ce n'estpas parce
que ce passaged'un morceaude musiqueme faittoujoursfaireun certaingesteque je ne

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trouverai pas un jourdes motsadéquatspourdécriremonimpression, avecle sentiment que


telestexactement le motqui étaitrecherché ; si donc le est
geste l'esquissed'unedescription,
comme le reconnaît Wittgenstein,il peut devenir l'amorce d'une description
linguistiquement articulée.Opposergesteà description, c'est allerdansle sensdu mythede
et
l'indescriptible, peut-être aussi dans le sens de ce «son inarticulé»avec lequel la
phénoménologie voulait selon Wittgenstein commencer la philosophie, alorsque,soutient-il à
partirde 1929, on ne peut« commencer avantle commencement », c'est-à-dire avantlesjeux
de langage,et,en l'occurrenceceuxde la description de nosimpressions, qui existent toutà
fait.
« L'on a tendanceen ce cas», noteWittgenstein, «à devenirfondamentalement insatisfaits du
langage» (CC 32-35, p. 63), alors perçu comme trop grossierpour pouvoir traduire une
impression qui, en réalité,ne paraîtdifficile à décrireque lorsqueque nous adoptonsla
posturephilosophique ou que noussommesfortement intrigués par un aspectd'une œuvre
d'art,sousl'effetd'un sentiment ressenticommeparticulier, spécifique, et que nouscroyons
impossible à décrire (CBr, p. 166). Or, pourWittgenstein, être insatisfait de notrelangageest
une erreurfatale.L'artn'a pas pourfonction de nousdonneraccès à un messageineffable,
mystérieux, au-delà des mots; ni d'ailleursde produireen nous des effets -affectsou
-
émotions qu'éventuellement l'artisteauraitpu vouloirnoustransmettre, carce seraitlà une
conception causale (la «mauvaise conception tolstoïenne ») du fonctionnement de l'art,que
Wittgenstein récuse tout comme la de
pertinence l'explication causale en esthétique, au profit
d'une conceptionselon laquellela rechercheesthétiqueviseà donnerdes raisons, non des
causes, de nos impressionsesthétiques).Le CahierBrundémystifie définitivement ce
sentiment d'impuissance à décrire :
« La mêmeillusionétrangedanslaquellenoussommesquandil sembleque nousrecherchions
le quelquechosequ'exprimeunvisage-alors qu'en réaliténousnousabandonnons auxtraits
qui sont devant nous. La même illusion nous possède encore plus fortement si,alors que nous
nousrépétonsunemélodiede sortequ'elle fassetoutesonimpression surnous,nousdisons:
"Cettemélodieditquelquechose" et c'est commesi j'avaisà trouver ce qu'elle dit.Etpourtant
je sais qu'elle ne dit rienqui soittel que je puisseexprimerce qu'elle dit en motsou en
images.Et si, admettant cela, je me résigneà dire : "Elle exprimeseulementune pensée
musicale", cela ne voudrait riendirede plusque dire"elles'exprimeelle-même". » (p. 166)
Wittgenstein critique dans ce du
passage CBrl'usagetransitif desverbes« exprimer », « dire»

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ou « signifier»,qui, en induisantun complémentd'objet direct,nous inciteà penserqu'il y a


un message qui est exprimé, dit, signifiépar la musique, et qui n'est pas dans la phrase
musicale,par exemple, mais extérieurà elle et au-delà d'elle ; pure illusion car ce que dit la
musique est immanentà la musique. Mieux vaudrait,aux yeux de Wittgenstein,employerun
verbeintransitif comme dans l'énoncé « chacun de ces motifscolorés impressionne» (p. 178),
ou mieux encore un réfléchi: «ce que la musique nous transmet,c'est elle-même»;et, ce
faisant,il veut encore écarter la conception causale du fonctionnementde l'art : «Nous
souhaitonséviter toute formed'expression qui sembleraitfaireréférenceà un effetproduit
par un objet sur un sujet» (ib.). De fait, seul l'usage réfléchi du verbe, et la forme
tautologique au premier abord un peu déroutante («La musique se dit elle-même») rend
justice à l' autosuffisance de la phrase musicale, qui ne vise rien au-delà d'elle-même, et dont
le « contenu» lui est immanent; il fautla prendrecomme une « finen soi », et la laisserfaire
sur moi toute son impression,comme je me laisse imprégnerpar l'expression d'un visage. Il
n'y a donc pas lieu de chercherun « quelque chose » qu'elle voudraitdire ni de se désoler de
ne pas arriverà le décrire,ni de s'en prendreà la «grossièreté» de notre langage factuel.Et
surtoutil n'y a pas lieu de penser que, du coup, on se résigneà la musiqueelle-même (ou à la
tautologie : «la musique exprime une idée musicale»). Cette idée de résignationest
totalementinadéquate ; pourquoi dire que nous devons nous résigner à la musique alors que la
musique est tout, et qu'il n'y a rien à chercher au-delà d'elle ? «Qu'est-ce qui nous incite à
penserque ce la
qu'exprime musique pourrait être expriméautrement, et mieux ? » Pourquoi
ne pas comprendreque la musique est complète, qu'il ne lui manque rien, qu'elle ne faitpas
signevers autre chose, et que nous devrionsen être satisfaits?
De la même façon,nous devrionsnous satisfairede notrelangage factuelsi souventaccusé de
ne pouvoir décrire non seulementune impressionesthétique,mais aussi, plus généralement,
le vécu phénoménal,et notammentle champ visuel, «ce que l'on voit réellement» (CC 32-
35, p. 63), «ou notre vie psychique» (RPPI, § 1 079), ou même «l'arôme du café» (PU
§ 610)1. «Décrivez l'arôme du café», Pourquoi n'y parvient-onpas ? Est-ce que les mots
nous manquent ? Mais d'où nous vientla pensée que pareilledescriptiondoive être possible ?
Vous seriez-vous jamais ressentidu manque de pareille description ? Avez-vous essaye de
décrirel'arôme sans réussir?
J'aimeraisdire : « Ces tonsexprimentquelque chose de superbe,maisje ne sais quoi. Ces tons
sontun geste puissant,maisje ne puis en donner aucune explication.Un hochementfortgrave

1. L'exemple du café n'est pas si incongru, puisque Wittgenstein lui-même note malicieusement que T es-
thétique traditionnelle, telle qu'elle est conçue, devrait nous dire non seulement ce qui est beau,
mais encore quels sont les bons cafés !

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de la tête.James: les motsnous manquent»Pourquoialors ne pas les introduire ? Quel


devraitêtrele cas pourque nouspuissionsle faire? (PU § 610).
Dire «ces tonsexpriment quelque chosede superbe,maisje ne saisquoi» est l'expression
d'un échec. Je ressensle besoin d'une paraphrase,que je ne peux donner-d'où ma
frustration : quelquechoseéchappeà mes mots,à mes capacitésdescriptives. Wittgenstein
veutdémystifier cetteimpression d'échec : pourlui,en effet, le proprede l'œuvred'artest
justement de ne pouvoirêtreremplacéetoutou partieparuneparaphrase. Il nousrappelleque
dansune poésie,on ne peutremplacerun mot par son synonyme sansdétruirela qualité
artistiquede l'ensemble-qui est peut-êtreliée à une «qualité de la forme», ou
ypourreprendre
Gestaltqualität le motd' Ehrenfels : chacunedes notesde la partition està sa
place,chacunea sa nécessitépropre,les motsdu poèmesontexactement ceuxqu'il faut,ils
s'imposent absolument à la place où ils et
sont, il n'existeaucune autre façon d'en exprimer le
sensqui préservela valeurartistique du poème,ou sa «physionomie ». C'est ce qui distingue
la poésieet la proselittéraire de la proseordinaire, plusfacileà paraphraser : « II se peutqu'à
causede son effet,on ne puisseremplacerun motpar aucunautre; toutcommeil y a des
gestesqu'on ne peutremplacerpar d'autres(le mot auraituneâmeet pas seulementune
signification).Personnen'accepterait de croireque riend'essentiel n'estchangéà une poésie
donton a remplacéles motspard'autresselonuneconvention appropriée » (GP,p. 77).
C'est 1'«âme» desmotsqui,en interdisant la substitutiond'un motparunsynonyme, confère
au vers,au poème,son identité,son caractèreuniqueet irremplaçable. C'est aussile fait
qu'un mot peut avoir,outre sa signification première,une signification seconde, non
métaphorique, qui se greffe surla première.En outre,noussommesattachés à nosmots,qui
ne noussontnullement indifférents (nous pouvonsdétesterou adorercertains, et c'est sur
cetteintimité avecnosmotsque se greffent lesjeux de langagelittéraires). Enfinnoussommes
marquésparcertainesassociations qui fontque le nom«Schubert»,parexemple,associéà
uneautreoeuvreou à unautrevisage,créeraiten nousunmalaisecertain.
Il ne faudrait pas confondre l'impossibilité de remplacerun élémentd'une œuvred'artpar
une paraphrase avecle prétenduéchec de notrelangageà décrirel'impression que nousfait
une œuvre,toutou partie.L'impossibilité, bien réelle,de paraphraser est constitutive de
l'œuvred'art.En revanche, l'impossibilité de décrire une impression artistique moyende
au
notrelangageest le fruitd'une illusion.Pourquoine pas reconnaître que la véritable
expérienceesthétique consiste à s'abandonner tout à
simplementl'impression qu'elle faitsur

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14 I CHRISTIANE CHAUVIRÉ

nous ? C'est ce que suggèrefortement le CBr,qui insistesur l'immanenceà l'œuvre du


« sens» de l'œuvre.
Quand nousdéploronsles insuffisances de notrelangage,nous le comparonsimplicitement
avec un langagemeilleur,voireidéal, tel l'introuvable langagephénoménologique d'avant
1929. Cettecomparaison faitapparaîtrenotrelangageordinaire commeunesimple« façonde
parler»fauted'une meilleureressource. Wittgenstein essayerade démystifier ce pathos.Ce
n'est pas un échecsi nousne pouvonsdirece qu'expriment ces couleursou ce que nousdit
cettephrasemusicale.Dans l'expérienceesthétique réelle,nousnousimprégnons de la phrase
musicalecommede la chose unique et incomparable qu'elle est (elle «s'insinue dans ma
vie»), sansl'opposerà un au-delàdes motsqu'elle seraitcenséeviser.Il estvraiqu'en 1948 il
soutiendra uneconception tellement holistede la signification de l'œuvred'artqu'il déclarera
qu'un thème musical, parexemple,indique bien quelque chose « en dehorsde lui», maisqu'il
s'agit de l'ensemble de son contexte linguistique et culturel («la langueallemandeet son
« le
intonation», champ entierde nos de
jeux langage», RM, p. 52).
De mêmeque l'impression esthétique,l'arômedu cafén'apparaîtindescriptible qu'à celui
la n'a
qui, égarépar philosophie, pas compris la valeur de ses propres mots. Ce n'est pas que
« les motsnousmanquent » commele croitWilliamJames,puisquenouspouvonsen inventer
d'autres,commeVirginia Woolf,pourdécrire«the streamofconsciousness».Mieuxvaudrait
nousdemander« d'où nousvientla penséeque pareilledescription [la description parfaitede
l'arômedu café]doiveêtrepossible?» (PU § 610), ou bien« Commentdoncaccéderais-jeau
conceptd'une sortede description qu'il m'estimpossiblede donner?» (PPI § 1 079), ou
encoreremarquer qu'«il seraitétrangede devoirdirece que c'est qui est impossible».Qui
plus est, relève Wittgenstein, par le simplefaitd'essayer de décrirel'arôme du café nous
montrons qu'on ne saurait
parler d'échec : il y a, à tout le moins,débutde réussite,qui n'est
pas perçuecommetelle.Parlerd'échec présupposeque nousmesurionsnotredescription à
une description modèle(«phénoménologique»)dontnous ne disposonspas. Le CBr nous
rappelle fermement que nous n'avonsl'expérienced'aucunmodèlede ce genre.Pourquoi
alorsjuger,pourle dénigrer, notrelangageà l'aunede ce qui n'existepas et dontnousn'avons
qu'une vagueidée ? Notrelangage,notremusique,se suffisent réellementà eux-mêmeset
devraient noussuffire. à les
Apprendre accepter n'est pas nous « résigner » à quoi que ce soit.
Nous n'avonsen effet aucuneidée d'un étatde chosesoù la description idéalese réaliserait ni
de ce à quoi elle ressemblerait, saufà regardercertainstableauxmodernesqui semblent

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inclurele mouvement des yeux (RPPI § 968) qui manquaitjustementaux tentatives de


description phénoménologique champ du visueldans les années 1929-1930.
Mon hypothèse est que ce à quoi nous aspironsquandnous déplorons1*insuffisance de nos
capacitésà décrire, c'estencoreà unedescription phénoménologique infiniment fine,impossible à
réaliserau moyende notrelangage,et queWittgenstein a explicitement répudiée en 1929. Ne
nous faudrait- il pas, commeil le suggèreà proposdu problèmede la discrimination des
couleurs,des «pincesmentalesextrêmement fines»pour ce genrede description ? L'idée
d'une description idéalement fineà laquellenousferaitaccéderun langageidéalement finest
undes ces mythes à based'insatisfaction artificiellement la
engendréepar philosophie. Quand
nousphilosophons, nousavonsl'impression, noteWittgenstein, de perdrenotreemprisesur
les objetsenvironnants, d'êtreenvahispar un fluxincessantd'expériencesvaguesque notre
langage n'est pas assez fin pour décrire,un thèmerécurrent de 1930 à 1950. Mais il nous
rappellequ'en parlant ici de «flux incessant»et de «vague» sans antithèse, nousemployons
ces mots de façontypiquement métaphysique, c'est-à-diredénuée de sens. Ici, comme
ailleurs,il nous demandede «ramenerles motsde leur usage métaphysique à leur usage
quotidien». Là où «aucun idéal d'exactituden'a été il
fixé», n'y pasa lieu de déplorerle
vague de nos expressions. Nous pouvons tenter de multiplesdescriptions nos vécus
de
psychiques, ce sontdes jeux de langageoù parlerd'exactitudeest aussidéplacéque parler
d'un cavalierdansunjeu de dames: «Qu'appellerais-je"unedescription exacte"de l'image
visuelled'un coursd'eau ? Il n'y a rienà quoije donnerais ce nom.Si quelqu'unditque cela
ne se laisse pas décrire,on peut lui répondre: tu ne sais pas ce qu'il fautappelerune
"description". Car la plusexactedes photographies, par exemple,tu ne la reconnaîtrais pas
commeun exposéexactde tonexpériencevécue.L'exactitude n'existepasdansun teljeu de
langage.(Pas plusque le cavalierdansunjeu de dames).» (RPPI § 1079-1080).On ne devrait
pasintroduire de normed'exactitude dansunjeu où elle n'a aucuneplace : on ne peutparler
d'inexactitude sansantithèse. Les idéauxd'exactitude sontnocifsen ce qu'ilsne serventqu'à
dévaluernosvraiesressources, à savoirnosjeux de langage,donton nepeutd'ailleurspasplus
sortirpourlesjugerde l'extérieur qu'accéderà l'impossible perfection : le langageidéal.Les
jeux de langagede la description visent,commetoutautrejeu, des finsdéterminées dansdes
circonstances et
précises, remplissent parfaitement leur fonction. En une
exigeant description
infiniment fine,on sortdu jeu de la description pourtomberdanscelui de la spéculation
philosophique, car une telledescription ne nous seraitd'aucun usage : «L'on faitsouvent

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16 I CHRISTIANE CHAÜVIRÉ

I*expériencede relaterce que Ton voitréellement en regardant autourde soi,commele ciel


bleu, et de sentir a
qu'il n'y pas assez de mots pour le décrire. L'on a tendanceen ce cas à
devenirfondamentalement insatisfaits du langage.Nous comparonscette expérienceà
quelquechosequi ne peutlui êtrecomparé.C'est commesi l'on disaitde gouttesd'eau qui
tombent: Notrevue estsi inadéquateque nousne pouvonsdirecombiende gouttesde pluie
nousen avonsvues,mêmesi nousen avonscertainement vu un nombreprécis.»(CC 32-35,
p. 63) Dans un tel cas la comparaison estunemauvaisecomparaison, uneimagepernicieuse,
et totalement dénuéede raisond'être : «II doity avoirune imagefausseà la base de notre
sentiment d'impuissance. Car ce que nousvoulonsdécrire,nouspouvonsle décrire.» (BT,p.
197)
Commey insistent les PU, il n'y a pas de modèleuniquede «descriptionde ce qui est vu»
(PU p. 529) parrapportauquelles autresseraientincomplètes
II, ou inadéquates, et c'est là,
me semble-t-il,la continuationde la critiquedu langage phénoménologique, dont la
rechercheest abandonnéeen 1929 parWittgenstein, mais qui n'en continue pas moins de
hantertoutepersonnequi philosophe: « II estremarquable que dansla vie ordinaire, nous
n'éprouvonsjamais le sentiment que le phénomène nous échappe,que les apparences
s'écoulentcontinuellement ; ce sentiment ne s'imposeà nousque lorsquenousphilosophons.
Ce qui indiquequ'il s'agitlà d'uneidée que noussuggèreunmauvaisusagede notrelangage.»
(BT,p. 198)
Que riendansl'œuvred'art ne soitremplaçable par une paraphrase, que nous croyions(à
tort)ne paspouvoiraccéderà la bonnedescription de ce que l'art nous dit,ne nouscondamne
pas au silencefaceà l'œuvre.Nous pouvonsparfaitement nousexprimer, d'abordsousforme
de réactionsesthétiques corporellesqui forment le soubassement de nos jeux de langage
esthétiques. L'accentmis sur ces réactions n'est un
pas signe de défiance vis-à-visdu langage
de la partde Wittgenstein, encoreune foisle langageordinaireestparfaitement ordretel en
qu'il l'est, commele disaitdéjà le Tractatus. Il ne veutpas direque les réactionsesthétiques
-gêne, enthousiasme, dégoût- sont les seules réponsesauthentiques à l'œuvred'art,car ce
seraitencore aller dans le sens du mythede l'indescriptible. Il veut plutôtsuggérerque
l'expérienceesthétique ne consiste pas tant en vécus internes spécifiques qu'il faudrait
analyserpar introspection que dans le proto-langage formé par des réactions immédiates
comparables à cellequi nous faitretirer notre main d'un platbrûlant, ou dans des gestes,qui
sontun peu plusque des réactionsimmédiates. En toutcas l'expérienceesthétiqueglobale

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CORPUS I 17

commencepar une participation du corps à traversces réactionsesthétiques, qui ont la


caractéristique d'être orientéesvers un objet, comme la frayeur peutl'être, sans que l'objet
soitpourautantla causede la réaction; là aussiWittgenstein veuttenirl'esthétiquehorsdu
cadred'uneactioncausaleou d'uneexplication causale: il y a unpourquoi,nonunecauseà la
gêneesthétique, Les
écrit-il. réactionspointent plutôtdes aspectsde l'œuvred'art,ayantsans
douteà voiravecune perception aspectuelle quandun aspectde l'œuvrese metà ressortir
:
(la hauteurexcessivede la porte),on a telleréaction(une grimace).
Auregardde ces réactions nonpréméditées, qui ontau moinsle caractère de l' authenticité,le
sentiment que mon impression est
esthétique indescriptible comme
apparaît et
parasitaire
illusoire,issud'une fixation excessivesurun aspectde l'œuvrequi nousintrigue: mêmes'il
faitbien partie de l'expérienceesthétiquede certains,s'il est bien un de ces puzzles
esthétiques listésparBouveresse en 1973,ce sentiment n'estpas fécondcommeuneréaction
corporelle immédiate. Car réactions immédiates et gestes sont le socle sur lequel vont
s'édifierles jeux de langagede l'appréciation esthétique, qui consistent, on le sait,à donner
des raisons.Le sentiment que mon impression est
esthétique indescriptible apparaîtalors
commeune impasse,quelque chose d'improductif : ce qui va en effets'édifiercomme
explicationesthétiquen'a rien à voir avec cette aphasieoù nous laisse ce sentiment de
l'indescriptible, elle se nourritau contrairede toutes sortes de comparaisonset de
juxtapositions pertinentes, précises,utilesentreœuvresappartenant à des artsdifférents.
Cette notiond'explicationpermetégalementd'en finiravec un autrecliché,et non des
moindres, celuide l'incommunicabilité de l'expérienceesthétique.Ce n'est pas le moindre
desmythes aura
queWittgenstein pourfendus.

Abbreviations
BT. Big Typescript, Philosophica I, TER 1997 (trad. J-P. Cornetti) |CC 32-35. Cours de Cambridge1932-35,
TER 1992 (trad. E. Rigai) |CBr. Cahier Brun. (trad. M. Golberg et J. Sackur) Gallimard 1996 |D. Dictées
à Haismannet pour Schl i ck, (trad, eteomm.) ss ladir. A. Soûlez. PUF 1997-98 |EPR. Études Préparatoires
à la 2e partie des Recherches Philosophiques, (trad. G. Granel) TER 1985 |GP. GrammairePhilosophique,
(trad. M-A. Lescourret) Gallimard 1980 |LC. Lectures et Conversations, Blackwell, 1966 |PB. Remarques
Philosophiques, (trad. J. Fauve) Gallimard |FU. Recherches Philosophiques, dans l'éd. allemande ori-
ginale Suhrkamp 1964 |RM. Remarques Mêlées, (trad. G. Granel) TER 1984 |RPPl. Remarques sur la
Philosophie de la Psychologie, (trad. G. Granel ) TER 1989

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