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Collection « ISTA »

L'hérésiologie aux premiers siècles du christianisme, nouveau


genre littéraire
Aline POURKIER

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POURKIER Aline. L'hérésiologie aux premiers siècles du christianisme, nouveau genre littéraire. In: Troïka. Parcours antiques.
Mélanges offerts à Michel Woronoff, volume 1. Besançon : Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 2007. pp. 389-
398. (Collection « ISTA », 1079)

http://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_2007_ant_1079_1_2680

Document généré le 25/09/2015


Troïka. Parcours antiques, 389-398

L'hérésiologie aux premiers siècles du Christianisme,


NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE

Aline Pourkier
Université de Bourgogne

A la différence de l'étude de l'hagiographie bien connue depuis les travaux


d'Hippolyte Delehaye, celle de l'hérésiologie est récente. Elle est encore en cours
d'élaboration. On a surtout travaillé jusqu'ici à en dégager les schèmes fondamentaux,
qui font d'elle un véritable genre littéraire avec ses spécificités, ses traditions, ses
thèmes communs à tous les hérésiologues. Mais il n'en reste pas moins que ces auteurs
sont très divers, qu'ils ont des formations, des sensibilités, des théologies différentes et
des motivations variées.
Après avoir résumé les lois fondamentales de l'hérésiologie telles que nous
pouvons les dégager à partir des traités de Justin, d'Irénée, du Pseudo-Hippolyte1,
d'Hippolyte et d'Epiphane (c'est-à-dire des hérésiologues majeurs des quatre premiers
siècles de l'Eglise), nous nous attacherons essentiellement aux différences qui existent
entre ces auteurs, en leur joignant occasionnellement le Pseudo-Tertullien et Philastre.

Ce qu'il faut d'abord souligner, c'est la grande unité de ce genre littéraire qui
s'est constitué à partir de Justin, vers 145, est arrivé au IVème siècle à son akmè avec

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àpuisque
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à Hippolyte
c'est1947,
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p. 48-54) et que la controverse n'est pas encore entièrement close, je l'appellerai Ps. Hippolyte pour éviter
au lecteur un surcroît de complications. D'après P. Nautin, il se nommerait Josipe. Ce Ps. Hippolyte
auteur de l'Elenchos est à distinguer du Ps. Hippolyte mentionné par Raniero CANTALAMESSA dans son
article "Les homélies pascales de Méliton de Sardes et du Pseudo-Hippolyte et les extraits de Théodote",
in Epektasis, Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou publiés par Jacques Fontaine et
Charles Kannengiesser, Paris, 1972, p. 263-271.
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le magistral traité d'Epiphane, le Panarion, et s'est perpétué sans changements


fondamentaux jusqu'à la fin du XVIIIème siècle au moment où une approche plus
scientifique de l'histoire des dogmes et par conséquent des hérésies y mit fin.
On peut noter en premier lieu une unité de finalité. Ces écrits ne veulent pas
être des œuvres d'historiens. Les Préfaces sont très nettes sur ce point, même si l'on a
trop souvent utilisé les hérésiologues comme si leur intention avait été de décrire les
doctrines hérétiques de manière objective à seule fin de nous renseigner. Leur dessein
est avant tout polémique ; ces auteurs veulent combattre l'hérésie, en montrer la
perversion et la fausseté pour en détourner les âmes dont ils ont la charge et qui
risquent d'être séduites par leurs apparences trompeuses. L'objectivité ne sera donc pas
la marque de l'hérésiologue.
Il existe aussi une unité de présentation. Chaque hérésie est traitée dans une
notice spécifique où l'on trouve un exposé qui nomme l'hérésiarque, le situe dans le
temps, dans l'espace, relate sa vie, puis présente de manière plus ou moins détaillée sa
doctrine. Nous avons ensuite, la plupart du temps, une réfutation qui entreprend de
démontrer l'absurdité de cette doctrine ainsi que son caractère blasphématoire. Cette
anatropè peut suivre immédiatement, dans chaque notice, l'exposé de la doctrine - c'est
ce que font Hippolyte et Epiphane - ou, au contraire, former un tout placé à la suite de
la description des hérésies, comme c'est le cas chez Irénée.
Les haireseis dénombrées s'enchaînent entre elles suivant un ordre défini par la
filiation d'une hérésie à une autre. Cet ordre est régi par l'un des schémas
fondamentaux de l'hérésiologie, établi dès Justin et issu du genre philosophique
hellénistique des Diadochai ton philosophôn ; c'est celui d'une diadochè ou
"succession" des hérésies, analogue à celles des écoles philosophiques grecques.
L'hérésiologie en tant que genre littéraire suppose donc, au sens strict, l'existence d'un
catalogue d'hérésies, chacune dépendant de la précédente. Cependant, beaucoup
d'ouvrages écrits contre une hérésie unique relèvent aussi, au sens large, de ce genre
littéraire, car ils obéissent par ailleurs aux lois de l'hérésiologie.
Enfin, le but ultime de l'hérésiologue étant d'écarter le lecteur de l'erreur et de
le ramener ou de le maintenir dans la voie droite, l'ouvrage se termine généralement
par une "Démonstration de la Vérité", très précieuse sur le plan dogmatique, qui expose
l'orthodoxie.
Plus profondément et de manière plus subtile, les ouvrages des hérésiologues
se caractérisent également par l'utilisation de procédés spécifiques, procédés de
déformation dans les exposés des doctrines hérétiques et procédés techniques utilisés
dans les réfutations. En voici les principaux ; ce sont le schéma stéréotypé, et donc

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déformant, de la diadochè ou "succession" de l'erreur que nous venons de mentionner,


le portrait type de l'hérétique, l'induction arbitraire du type "Tu dis ceci, donc tu penses
cela" ou "Tu penses ceci, donc tu fais cela", ou encore "Tu agis ainsi, donc tu penses cela",
le procédé d'assimilation qui consiste à faire l'amalgame entre des hérésies voisines ou
censées découler l'une de l'autre. Ce sont encore la réfutation par la raison pour
montrer l'absurdité de l'hérésie et la réfutation par l'Ecriture pour montrer son
caractère blasphématoire.
Nous devons relever enfin un trait commun à tous les hérésiologues ; ceux-ci
n'entrent jamais dans le système de pensée de l'adversaire, car leur but n'est pas de le
comprendre mais de le détruire. C'est la raison de l'inadéquation très fréquente que
l'on peut constater entre les concepts qu'ils utilisent pour réfuter la doctrine de leurs
ennemis et ceux qu'emploient les hérétiques concernés.

Malgré toutes ces ressemblances, cependant, bien des différences distinguent


les hérésiologues les uns des autres. Tout d'abord, la longueur de l'ouvrage peut être
très variable. Entre le traité du Ps.Tertullien, le plus court (dix pages), et celui
d'Epiphane, le plus long (mille quatre cents pages), on peut noter toute une variété
d'importance en volume entre les œuvres ; cent quarante pages pour l'écrit de
Philastre, trois cents pour YElenchos, plus de mille cent pages pour YAdversus haereses
d'Irénée2. Ces longueurs ne sont d'ailleurs pas proportionnelles au nombre d'hérésies
traitées. Ainsi, pour une trentaine d'hérésies, on compte dix pages chez le Ps.Tertullien
mais trois cents dans YElenchos. Epiphane, de son côté, en traite quatre-vingts en mille
quatre cents pages alors que Philastre en présente quatre-vingt-douze en cent quarante
pages seulement et qu'Irénée, à l'inverse, n'en aborde qu'une vingtaine en mille cent
pages. L'étendue de l'ouvrage dépend en fait de l'intention de l'auteur. Ainsi nous

2 Ces chiffres sont arrondis et forcément approximatifs puisqu'ils dépendent des différents éditeurs. Mais ils
donnent une idée de la grande variété existant entre les différents auteurs. Les éditions utilisées sont les
suivantes ; Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Livres I, II, III, IV, V, par A. Rousseau et L. Doutreleau,
Sources Chrétiennes 263, 264, 293, 294, 210, 211, 100, 152, 153, Paris, 1965-1982;
Hippolytus Werke ; III. Refutatio omnium haeresium, hrsg. von P. Wendland, GCS 26, Leipzig, 1916 ;
Llippolyte, Contre les hérésies, Fragment, par P. Nautin, Paris, 1949; Pseudo-Tertullien, Adversus
omnes haereses, par A. Kroymann, in Tertulliani Opéra, Pars III, CSEL 47, Vienne, 1906, p. 213-226 ;
réimprimé dans le CCI, 2, Turnhout, 1954, p. 1400-1410; Sancti Filastrii Episcopi Brixiensis,
Diversarum Hereseon Liber, par F. Marx, CSEL 38, Vienne, 1898 ; Epiphanius ; I Ancoratus. Panarion
(haer. 1-33), hrsg. von K. Holl, GCS 25, Leipzig, 1915; Epiphanius; II. Panarion (haer. 34-64),
hrsg. von K. Iioll, GCS 31, Leipzig, 1922 ; 2. bearbeitete Auflage hrsg. von J. Dummer, Berlin, 1980 ;
Epiphanius; III. Panarion (haer. 65-80). De Fide, hrsg. von K. Holl, GCS 37, Leipzig, 1933;
2. bearbeitete Auflage hrsg. von J. Dummer, Berlin, 1985.

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savons par Photius3 qu'Hippolyte dans son Syntagma voulait écrire un résumé de
l'œuvre d'Irénée ; de fait, le Syntagma devait être beaucoup plus court que Y Adversus
haereses si l'on en juge par ce qu'il en reste et ce qu'on a pu en reconstituer4. Au
contraire Irénée, l'auteur de YElenchos et, bien plus encore, Epiphane ont voulu faire
des œuvres exhaustives, de grandes dimensions. Epiphane en particulier cherchait à
être le plus complet possible et livrait dans leur totalité les renseignements qu'il avait
pu recueillir. C'est même l'un des traits particuliers de son hérésiologie.
La variété de ces œuvres se manifeste aussi lorsque l'on examine les listes des
sectes et les "Préfaces" des différents hérésiologues. Irénée, en effet, ne mentionne dans
son catalogue aucune hérésie antérieure au Christ. D'autres, comme Justin, le
Ps.Hippolyte ou Hippolyte, font entrer dans leurs listes quelques haireseis juives ou
samaritaines. Epiphane, enfin, qui représente un cas extrême en ce domaine, ne dénom¬
bre pas moins de vingt hérésies préchrétiennes à partir d'Adam, incluant dans cette
liste, entre autres, les sectes philosophiques grecques. Pourquoi cette originalité
d'Epiphane ? C'est qu'en fait son intention est totalisante. Il désire, à travers son
Panarion, rendre compte des déviations de l'humanité entière depuis le premier
homme (sa notion de l'"hérésie", hairesis, est donc très large ; elle représente en fait
toute secte dont la doctrine s'écarte de celle de la grande Eglise du IVèrae siècle). Voici
comment il expose son but dans la deuxième Préface du Panarion : "Notre prétention
se réduit à traiter des différentes doctrines et gnoses, de la foi en Dieu et de l'incroyance
des hérésies et perversions de la pensée humaine qui ont été répandues dans le monde
par des hommes dévoyés depuis que l'homme a été "façonné" sur la terre jusqu'à notre
époque, c'est-à-dire en l'an XI de Valentinien et Valens et l'an VII de Gratien"5. Ce
faisant, Epiphane est amené à couvrir à travers ses premières "hérésies" toute une partie
de l'histoire de l'humanité, celle de ses débuts, depuis Adam jusqu'à l'époque d'Esdras.
Il le fait essentiellement à partir de la Bible et en mettant en relief les progrès des
hommes dans le domaine de la foi et de la religion. Pareille entreprise est propre à
Epiphane. On ne retrouve pas chez les autres hérésiologues d'exposé historique de ce
genre. Du même ordre est la valeur symbolique, dans son ouvrage, du chiffre de
quatre-vingts hérésies, qui là encore est propre à Epiphane et sur lequel il s'explique
dans sa première Préface ; les hérésies, comme les concubines du Cantique des
Cantiques (6, 8-9) sont au nombre de quatre-vingts, "mais", dit-il, '"unique après les

3 Photius, Bibliothèque, 121 (éd. Henry, t. Il, Paris, i960, p. 95).


4 Cf. A. POURKIER, L'hérésiologie chez Epiphane de Salamine, Paris, 1992, p. 204, 289, 360, 377-378,
482-483.
5 Panarion, Pr. Il, 2, 3 (éd. Holl, GCS 25, p. 170, 7-11).

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quatre-vingts' est le fondement et l'enseignement de la vérité, la doctrine salutaire, et la


'sainte fiancée' qu'est l'Eglise du Christ"6. Chez aucun des autres hérésiologues, le
nombre des hérésies examinées n'a de valeur spéciale. Epiphane est le seul à vouloir
faire à travers son traité une somme rassemblant toute l'histoire de la pensée humaine
autour d'une symbolique sacrée tirée de l'Ecriture. Les dimensions des ouvrages,
l'importance de l'ambition de leur auteur peuvent donc être très diverses. C'est un
premier facteur de différenciation.
Mais les Préfaces nous apportent d'autres renseignements encore sur les diffé¬
rences entre ces auteurs. Tous, certes, désirent détourner de leurs lecteurs le danger que
représente l'hérésie. Cependant, les moyens qu'ils utilisent pour le faire ne sont pas
tous identiques et leurs méthodes hérésiologiques peuvent présenter des variations.
Celle d'Irénée, telle qu'il l'expose dans la Préface du Livre I de YAdversus
haereses, consiste d'abord à mettre au jour les doctrines des disciples de Valentin, en
particulier celle de Ptolémée et de son entourage qui représentaient pour levêque de
Lyon un danger immédiat, de manière à en informer le lecteur. Pourquoi les mettre au
jour ? Parce que dévoiler ces doctrines que leurs auteurs tenaient jusqu'ici soigneuse¬
ment cachées, c'est déjà, aux yeux d'Irénée, les démasquer. C'est la raison pour laquelle
il intitule son ouvrage Elenchos kai anatropè tes pseudonumou gnôseôs ("La prétendue
connaissance démasquée et réfutée"). En un second temps, comme l'annonce d'ailleurs
ce titre, il veut démontrer la fausseté de ces hérésies : "Nous fournirons, selon nos
modestes possibilités, les moyens de les réfuter, en montrant que leurs dires sont
absurdes, inconsistants et en désaccord avec la vérité"7. Cette anatropè, qui couvre les
Livres II à V de YAdversus haereses, représente une partie très importante de la démar¬
che d'Irénée. Il la réalisera de deux manières ; par la raison (Livre II) pour montrer que
les systèmes hérétiques sont "absurdes" et par l'Ecriture et la Tradition de l'Eglise
(Livres III, IV et V) pour montrer qu'ils sont "en désaccord avec la vérité".
Ce projet présenté par la Préface du Livre I est particulièrement intéressant
pour nous puisque YAdversus haereses est le premier traité hérésiologique intégral que
nous ait légué l'Antiquité. Et, comme chaque hérésiologue s'inspire toujours de ses
prédécesseurs (c'est là une autre loi de l'hérésiologie), cet écrit pourra nous servir de
référence, de pierre de touche, pour juger de la variété des hérésiologues postérieurs.
Prenons d'abord le Ps.Hippolyte, qui connaissait très bien l'ouvrage d'Irénée
dont il donne de nombreuses citations littérales dans YElenchos. Comme son

6 Pan., Pr. I, 1, 3 (éd. Holl, GCS 25, p. 155, 18-20).


7 Adv. Haer., I, Pr. 2 ; Irad. A. Rousseau, SC 264, p. 23 et 25.

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prédécesseur, il veut en premier lieu "dévoiler l'impiété des pensées, de la conduite et


des œuvres hérétiques", comme il le dit lui-même dans sa Préface8. Il fera donc, comme
Irénée, un exposé de la doctrine des hérétiques pour les démasquer, pour "révéler au
grand jour leurs secrets"9, d'où le titre de son livre, Elenchos. Mais ceux-ci, à ses yeux,
n'ayant "rien emprunté aux Saintes Ecritures ou aux traditions de quelque saint
personnage" et ayant au contraire "puisé les principes de leurs doctrines dans la sagesse
et les systèmes philosophiques grecs" ou "dans les mystères en vogue et dans les
divagations des astrologues"10, il n'est plus besoin de réfutation. Mettre au jour leur
parenté avec les philosophes suffira à les confondre. Le Ps.Hippolyte fait donc
complètement abstraction de Yanatropè, deuxième partie fort importante de
l'entreprise irénéenne. Il en découle une méthode hérésiologique qui lui est tout à fait
propre ; elle consiste à rattacher chaque hérésie chrétienne à une secte philosophique
grecque pour démontrer sa fausseté. Il en résulte aussi un plan particulier dans son
ouvrage qui, avant de s'attaquer aux hérétiques eux-mêmes, commence par traiter les
différents systèmes païens dans les Livres I à IV de V Elenchos - qui sont à proprement
parler les Philosophumena -, première partie de l'œuvre. C'est ensuite seulement qu'il
expose leurs doctrines en rattachant chaque secte à un système philosophique ou païen
mentionné dans la première partie. En cela le Ps.Hippolyte est entièrement original.
Certes, on peut noter qu'au Livre II de Γ Adversus haereses n, Irénée avait déjà accusé les
Valentiniens d'avoir emprunté leur cosmogonie aux poètes et aux philosophes grecs,
païens qui ne connaissaient pas le vrai Dieu. Mais ni lui, ni aucun autre hérésiologue en
dehors du Ps. Hippolyte n'a érigé ces rapprochements en système et ce dernier n'a été
suivi dans cette voie par aucun de ses successeurs.
Hippolyte, qui a écrit son Syntagma vers 245, dix ans environ après la compo¬
sition de Y Elenchos12, est lui aussi par sa méthode un témoin vivant de la vitalité et de la
variété du genre hérésiologique. Il connaissait à la fois le traité d'Irénée et celui du
Ps.Hippolyte. Cependant, au lieu de réfuter les hérésies en bloc comme l'avait fait
Irénée, il adopte une nouvelle méthode ; chaque notice, en un plan bipartite très clair,
présente immédiatement après l'exposé de l'hérésie une réfutation particulière.
D'autre part, dans ses réfutations, laissant largement de côté ce qui était chez Irénée

8 Elenchos, Pr., 8 (éd. Wendland, GCS 26, p. 3, 15-16).


9 EL, Pr., 1 (ibid., p. 2, 2-3).
10 EL, Pr., 8 (ibid., p. 3, 17-21) ; trad. A. Siouville, Hippolyte de Rome, Philosophumena, I, Paris, 1928,
p. 104-105.
11 Adv. Haer„ II, 14, 1 et4 (SC 294, p. 130, 132 et 136).
12 Cf. P. NAUTIN, article "Ippolito" du Dizionario Patristico, II, col. 1797.

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argumentation par la raison, il utilise presque exclusivement des arguments scriptu¬


ral res. Nous avons donc avec Irénée, l'auteur de YElenchos et Hippolyte trois méthodes
hérésiologiques différentes.
Epiphane, quant à lui, se montre héritier direct d'Hippolyte en ce domaine.
Séduit en effet par la clarté du plan bipartite de son prédécesseur : exposé, puis
réfutation immédiate et détaillée, il reprend cette méthode et la systématise dans tout
son Panarion. Cependant, soucieux d'être le plus complet possible dans sa lutte contre
les hérétiques, il fait dans ses réfutations une place plus grande que ce dernier aux
arguments par la raison, sans pour autant abandonner les arguments scripturaires. Le
contrepoison doit être, en effet, à la mesure du venin injecté. En revanche, la méthode
du Ps. Hippolyte, qui faisait appel à la philosophie païenne qu'Epiphane méprise et
connaît très peu, n'a eu aucun impact sur lui.
Il faut remarquer en effet que la culture et les préoccupations intellectuelles de
ces variété.
de auteurs diffèrent et apportent elles aussi dans le genre hérésiologique des éléments

Notons d'abord que le père de l'hérésiologie, Justin, était un philosophe. Toute


sa vie il a porté le pallium, et il avait ouvert à Rome une école de "philosophie
chrétienne". Nous ne pouvons malheureusement juger de l'utilisation qu'il faisait de la
philosophie dans son traité contre les hérésies puisque celui-ci est irrémédiablement
perdu. Du moins peut-on supposer que sa solide formation dans cette discipline y
transparaissait.
Nous avons vu que le Ps.Hippolyte aussi s'intéressait fort aux philosophes,
qu'il connaissait par des manuels. On peut discuter de la valeur des rapprochements
qu'il fait entre telle et telle hérésie et tel ou tel système philosophique grec, mais on ne
peut nier l'intérêt qu'il portait à la philosophie en général, même s'il la pensait bien
inférieure à la foi chrétienne. Sa façon de poser les problèmes est celle d'un homme qui
aime le faire à la manière et avec le vocabulaire des philosophes. On le perçoit
clairement dans sa Démonstration de ia vérité, à la fin de YElenchos 13, lorsqu'il traite
des questions touchant la Création, le problème du mal ou celui de la liberté humaine.
Pierre Nautin a bien montré, sur ce plan, la différence entre YElenchos et le
Syntagma14. Si les références de l'auteur de YElenchos sont philosophiques, celles
d'Hippolyte sont toujours scripturaires. Pour s'en rendre compte, il suffit de comparer
leurs deux Démonstrations de la Vérité. L'un s'y appuie sur la philosophie tandis
que l'autre y oppose d'emblée ce qu'il appelle "les oracles de Dieu" - c'est-à-dire la

13 El.
14 Cf. X,P. 30-34
Nautin,
(éd.op.Wendland,
cit., 1947,p.p.285-293).
51-53.

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religion - à la "sagesse du monde" - c'est-à-dire la philosophie. Puis, parlant tous deux


de la génération du Verbe créateur, ces auteurs emploient un vocabulaire bien différent.
Ainsi le Ps.Hippolyte utilise à propos du Verbe de Dieu l'expression technique
stoïcienne logos endiathetos15 qui désigne la parole intérieure, ou raisonnement, par
opposition à la parole proférée. Abordant le thème de l'action créatrice du Verbe, il a
recours au mot Ideai 16, à résonance platonicienne, pour parler des Idées du Père d'après
lesquelles le Verbe a fait les créatures particulières ; il utilise également l'expression
philosophique prôtai ousiai17, "essences primordiales", pour désigner le feu, le
pneuma, l'eau et la terre qu'il fait intervenir dans la composition des diverses
créatures. Rien de semblable chez Hippolyte dont le vocabulaire vient entièrement de
l'Ecriture. Pour lui, le Verbe est Nous 18 ("Intelligence") de Dieu et sumboulos 19
("conseiller") en référence à Isa'ie 40,13. Il est aussi archègos20 ("chef') plutôt que arche,
trop philosophique, en référence à Actes 3, 15 ou encore païs 21 ("serviteur") en
référence à Isa'ie 52, 1 3.
De manière analogue, lorsque l'on compare Γ Adversus haereses d'Irénée et le
Panarion d'Epiphane, on mesure la différence de culture et de modes d'expression qui
existe entre les deux hommes. Irénée possède une bonne formation classique ; il
connaît Homère qu'il cite à plusieurs reprises, les Tragiques, Ménandre, Esope... Il
connaît aussi les philosophes (à travers des manuels doxograhiques) et, s'il se méfie de
la pensée profane, il n'en utilise pas moins dans sa réfutation des arguments empruntés
à la philosophie ; plus encore, il retire de celle-ci une méthode d'exposition et
d'argumentation claire qui tranche avec les obscurités d'Epiphane. Car la culture de ce
dernier est différente. Elle est très peu païenne, presque exclusivement tirée de
l'Ecriture ou des écrits ecclésiastiques, cette culture religieuse étant au demeurant très
vaste. Ses connaissances profanes se limitent à quelques domaines pour lesquels il
avait de la curiosité, comme par exemple les manuels de sciences naturelles d'où il a
tiré cet étonnant bestiaire que révèle son Panarion ; chaque hérésie, en effet, à partir de
la notice 21, est assimilée à un serpent différent ou à un autre animal réputé nuisible.
Ces comparaisons donnent une saveur particulièrement concrète au rôle de contre¬
poison qu'il assigne à son Panarion, ou "Boîte à remèdes", pour neutraliser le venin des

15 El. X, 33, 1 (éd. Wendland, p. 289, 3-4).


16 El. X, 33, 2 (ibid., p. 289, 10).
17 El. X, 33, 4 (ibid., p. 289, 14).
18 P. NAUTIN, op. cit., 1949, p. 253, 6 et 12.
19 Ibid., p. 253, 2.
20 Ibid., p. 253, 2.
21 Ibid., p. 253, 12.

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hérétiques. C'est l'une de ses particularités. Il en a d'autres. Moins rhéteur - et pour


cause - que ses homologues, Epiphane a peut-être aussi plus de spontanéité et une
imagination originale, très concrète et souvent haute en couleurs. Il est plus friand de
détails de toutes sortes (géographie, costumes par exemple) que les autres hérésiolo-
gues. Il a moins de retenue de langage et ses exclamations indignées ou ses injures sont
l'un des éléments qui frappent d'emblée le lecteur. Il est moins spéculatif enfin. C'est
sans doute pourquoi son attention se trouve attirée plus encore par les pratiques des
hérétiques que par leurs fausses doctrines, et le thème des mauvaises mœurs est l'un
des leitmotive qui caractérisent son hérésiologie.
Il existe enfin entre les hérésiologues des différences théologiques. Elles sont
dues soit à la manière dont à une même époque ils se posent personnellement tel ou tel
problème, soit à l'évolution de la théologie dans le temps.
Prenons ainsi l'exemple de l'auteur de YElenchos et d'Hippolyte. Tous deux
sont parfaitement contemporains et, au moment où ils ont vécu, c'est-à-dire dans la
première moitié du HIème siècle, deux questions théologiques étaient à l'ordre du jour,
celle de la divinité du Christ et celle de l'accord entre la conception de l'unité divine et
la formule trinitaire du Père, du Fils et du Saint-Esprit. La réponse apportée au
premier problème aussi bien par le Ps.Hippolyte que par Hippolyte est la même ; la
théologie du Logos incarné leur permet de concilier divinité et humanité du Christ. Il
est notable cependant que, dans sa Démonstration de la Vérité, le premier insiste beau¬
coup moins sur la double nature du Christ que ne le fait le second dans la sienne
propre ; là où, après avoir expliqué que le Christ était le Verbe de Dieu, l'auteur de
YElenchos se contente, pour lutter contre le docétisme, d'énumérer les anthrôpina du
Christ (fatigue, faim, soif, sommeil, souffrance, mort)22, Hippolyte au contraire prend
soin, chaque fois qu'il mentionne un trait humain du Fils, de mettre en parallèle un trait
divin pour bien souligner la double nature du Christ Dieu et homme et exposer de
manière plus ferme sa croyance. Il en va de même pour la question de la Trinité. Les
deux hérésiologues ne réagissent pas exactement de la même manière. Luttant l'un et
l'autre contre le Modalisme, ils ont à répondre à l'accusation de dithéisme. Nous
comprenons donc fort bien que le Ps.Hippolyte ne parle que du Père et du Fils. Mais
on constate aussi qu'Hippolyte, face au même reproche éventuel, prend presque
toujours soin d'ajouter au Père et au Fils la troisième personne, celle du Saint-Esprit,
restant en cela plus fidèle à la "règle de foi" et à la formule baptismale.

22 Cf. Et X, 33, 17.

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Les différences théologiques peuvent également être le fait d'une différence


d'époque. C'est ainsi que dans sa notice sur Noët, Epiphane, qui s'inspire directement
d'Hippolyte, ajoute des termes ou des notions théologiques qui n'avaient pas encore
cours au IHème siècle et, d'une manière générale, adapte grandement à la théologie de
son temps ce qu'il lisait chez son prédécesseur. Il emploie par exemple le terme
enupostatos 23 ("qui constitue une hypostase", "une personne") dans le sens théologique
précis que ce mot avait dans la deuxième moitié du IVème siècle, en relation avec
l'existence en Dieu de trois hupostaseis - ce que ne pouvait évidemment faire Hippolyte
puisque le problème ne s'était pas encore posé sous cette forme à son époque. Il précise
aussi, et cela face aux Ariens, que ces trois hypostases n'en forment pas moins une
Trinité "consubstantielle" ( Trias "homoousios')24, expression caractéristique du IVème
siècle. On remarque également qu'il insiste plus encore qu'Hippolyte sur la personne
du Saint-Esprit. La raison en est simple ; dans la seconde moitié du IVème siècle,
l'Esprit Saint était au cœur de la controverse avec les Pneumatomaques. Il fallait donc
veiller tout particulièrement à le mettre sur un pied d'égalité avec le Père et le Fils.

Différences d'intentions, de méthodes, de cultures, de tempéraments, de préoc¬


cupations intellectuelles et théologiques, tout cela constitue des éléments de variété
dont nous n'avons donné ici qu'un mince aperçu. Cependant, ces différenciations appa¬
raissent dès que l'on se penche de manière un peu attentive sur chacun de ces auteurs et
elles se révèlent tout aussi importantes que leurs ressemblances. En effet, si ce sont
bien les lois constantes de l'hérésiologie qui lui donnent son existence et sa cohérence,
ce sont en revanche les variations entre les divers auteurs de catalogues d'hérésies qui
en font la richesse et haussent l'hérésiologie au rang de genre littéraire au sens plein.

23 Pan.
24 Panarion
57, 4,57,114,(ibid.,
1-3 (éd.
p. 349,
Holl,24).
GCS 31, p. 348, 17, 18, 20 (2 fois), 21) ; 57, 4, 5 (GCS 31, p. 349, 2).

Troïka. Parcours antiques

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