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Le panpsychism e leibnizien
Renée Bouveresse
Philopsis : Revue numérique
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« J’ai été frappé, dit-il, d’un nouveau système. Depuis, je crois voir
une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon
avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les Scolastiques avec les modernes,
la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de
tous côtés, et après, il va plus loin qu’on est allé encore. »
1
. Couturat, La Logique de Leibniz, d’après des documents inédits, Alcan, 1901, rééd.
Olms, 1969, préface. Selon Couturat, le sens exact et précis du principe de raison est « toute
vérité est analytique ».
son auteur »2. Avant de traiter du panpsychisme de Leibniz - qui fut repris
par Lotze, écrivant dans Microcosmus : « Tout mouvement de matière dans
l’espace peut être expliqué comme une expression naturelle des êtres qui se
cherchent ou s’évitent avec un sentiment de leur besoin […] La totalité du
monde des sens n’est que le voile d’un royaume infini de vie mentale » -, il
est bon de souligner avec Belaval que, pas davantage que le panlogisme, le
panpsychisme ne peut prétendre fournir une qualification parfaitement et
totalement exhaustive ou exacte du système de Leibniz. Citons en effet le
philosophe de Hanovre lui-même :
2
. Yvon Belaval, Pour connaître la pensée de Leibniz, Paris, Bordas, 1952, p. 258.
3
. Dans A World of Propensities, Popper écrit : « Est-ce que les animaux seuls peuvent
connaître ? Pourquoi pas les plantes ? Bien sûr dans le sens biologique et évolutionnaire
auquel je parle de la connaissance, les hommes et les animaux ne sont pas les seuls à avoir des
attentes et par conséquent une connaissance (inconsciente), mais aussi les plantes, et
assurément, tous les organismes... Ainsi ils ont quelque chose comme des sensations ou des
perceptions auxquelles ils répondent, et quelque chose comme des organes des sens ». Mais
par ailleurs Popper rejette le leibnizianisme en tant que forme radicale de panpsychisme, car
pour lui il ne peut y avoir de conscience sans mémoire. Or, selon la physique moderne, les
atomes ou particules élémentaires n’ont pas de mémoire. Nous ne pouvons assigner des états
mentaux ou des états conscients aux atomes. Des états de mémoire se produisent dans la
matière inanimée, puisque par exemple « l’acier "se souvient" qu’il a été magnétisé ». Mais
ceci est quelque chose de nouveau, d’émergent. « Les atomes et les particules élémentaires
"ne se souviennent pas", si l’état actuel de la physique est correct » (K. Popper, The Self and
its Brain, Springer International, 1977, p. 71. Voir aussi « Appendice III : Popper et Leibniz:
Critique du panpsychisme et panpsychisme embryonnaire » in Renée Bouveresse, Spinoza et
Leibniz, l’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992.
4
. Témoigne de celle-ci, entre autres, la discussion de Thomas Nagel qui, dans Mortal
Questions, Cambridge University Press, 1979, en vient à considérer qu’en un certain sens « le
panpsychisme n’implique pas le panpsychisme au sens usuel, selon lequel les arbres et les
fleurs, et peut-être même les cailloux, les lacs, et les cellules du sang ont une conscience
d’une espèce quelconque. Mais nous savons tellement peu de choses sur la manière dont la
penseurs qui furent soit panpsychistes, soit enclins à adopter une position de
cette sorte, (dont il existe de nombreuses variétés différentes), on peut citer
parmi d’autres - outre Leibniz qui nous semble avoir été celui qui donne
peut-être le plus d’ampleur et d’éclat à cette thèse, et les penseurs influencés
par lui comme Fechner et Lotze —, Thalès, Anaximène, Empédocle,
plusieurs des Stoïciens, Plotin et Simplicius ; de nombreux philosophes
italiens et allemands de la Renaissance (dont Paracelse, Girolamo Cardano,
Bernadino Telesio, Giordano Bruno et Tommaso Campanella), F.W.
Schelling, Arthur Schopenhauer, Antonio Rosmini, W.K. Clifford, Harold
Hoffding, C. B. Renouvier, Eduard von Hartmann, Wilhelm Wundt ; les
penseurs allemands Ernst Haeckel, Wilhelm Bolsch, Bruno Wille ; C. A.
Strong, Erich Adicke, Erich Becher, Alfred Fouillée, C. S. Pierce, et F. C. S.
Schiller, Royce, et de nos jours Samuel Alexander, Bernadino Varisco, Paul
Haeberlin, Aloys Wenzel, Charles Hartshorne, et les biologistes Pierre
Teilhard de Chardin, C. H. Waddington, Sewall Wright, W. E. Agar, Th.
Rensch, ainsi que le philosophe A. N. Whitehead5.
Nous nous limiterons, faute de place6 à rappeler en un premier temps
les thèses panpsychistes de Leibniz pour, en un second temps, évoquer la
parenté et les différences de celui-ci avec le panpsychisme de Spinoza qui
semble bien avoir été l’une de ses sources d’inspiration. Même si le terme de
monade ne figure pas dans le Discours de Métaphysique, ce texte contient
virtuellement la théorie des monades car la substance individuelle y est
caractérisée par l’unité, l’indivisibilité, et le fait que sa nature est de
percevoir. La substance n’a que « des pensées et des perceptions » (D.M., §
XII), les animaux ont des âmes qui expriment tout l’univers quoique plus
imparfaitement que les esprits (D.M., § XXXIV), « la différence entre les
substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que
celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit » (D.M., § XXXV). C’est donc
sans être en désaccord avec le panpsychisme de La Monadologie que le
Discours de Métaphysique exprime surtout le panlogisme de Leibniz.
Comme l’écrit Jalabert, « le panpsychisme n’implique en aucune façon le
panlogisme, mais le panlogisme conduit presque infailliblement au
panpsychisme ». En effet, le panlogisme ne se suffit pas à lui-même. Et si la
logique révèle la structure de l’être et l’architecture des mondes possibles,
elle ne peut enseigner la réalité concrète qui vient déterminer cette forme. Le
logique devient tout naturellement chez Leibniz du psychisme pour
concrétiser le panlogisme par un panpsychisme. Leibniz écrit à Arnauld (9
octobre 1687) :
conscience surgit de la matière dans notre propre cas et dans le cas des animaux chez lesquels
nous pouvons l’identifier qu’il serait dogmatique de supposer qu’elle ne peut pas exister au
sein d’autres systèmes plus complexes, ou même de systèmes de la taille d’une galaxie,
comme produit des mêmes propriétés fondamentales de la matière que celles qui sont
responsables de notre existence propre ».
5
. Affirmant que « tous les corps, bien qu’ils n’aient pas de sens, ont cependant la
perception », ce dernier écrit dans Science and Modern World que le panpsychisme « exprime
une vérité plus fondamentale que ne le font les concepts matérialistes ». Et il affirme dans The
Theory of the Living Organism que l’avantage du panpsychisme est de fournir une solution au
problème de l’émergence du psychisme dans l’univers et de ne pas nous contraindre à la
conception paradoxale selon laquelle « le facteur mental fit son apparition out of the blue à
une certaine date de l’histoire ».
6
. Pour une plus ample information, voir Renée Bouveresse, op. cit.
« Je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à
fait infini, et que la matière étant divisible sans fin on n’y peut assigner
aucune partie si petite où il n’y ait dedans des corps animés, ou au moins
doués d’une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu’on se serve si
généralement du nom de vie) d’un principe vital, c’est-à-dire des substances
corporelles dont on pourra dire généralement de toutes qu’elles sont
vivantes ».
Il n’y a rien d’inerte dans la nature, « tout est plein de vie ». Et la vie
étant définie, comme les monades, (ces parties sans parties qui sont les
stoiceîa des éléments, principes spirituels qui font ce qu’il y a de substantiel
et de réel dans les corps), par « la perception et l’appétit » (G. III, 343) de
façon métaphysique et psychologique, cette affirmation est une expression
de l’animisme universel. La multitude des âmes
« ne doit pas nous faire de peine, non plus que celle des atomes des
gassendistes, qui sont aussi indestructibles que ces âmes. Au contraire, c’est
une perfection de la nature d’en avoir beaucoup, une âme ou bien une
substance animée étant infiniment plus parfaite qu’un atome qui est sans
aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un
monde de diversité dans une véritable unité » (G. II, 99).
« Bien donc qu’il n’y ait point de nécessité absolue à ce que tout corps
organique soit animé, il faut juger pourtant que Dieu n’a pas négligé
l’occasion de le douer d’âme, puisque sa Sagesse produit autant de
perfections que possible » (G. II. 378).
Dès lors,
7
. Discours de Métaphysique, § XXXV.
8
. Discours de Métaphysique, § XXXIV.
9
. Y. Belaval, op.cit., p. 213.
Cette thèse est exposée par Philalèthe dans les Nouveaux Essais :
« Nous avons tout sujet de penser que les choses s’élèvent vers la
perfection peu à peu et degrés insensibles. Il est malaisé de dire où le sensible
et le raisonnable commencent et quel est le plus bas degré des choses
vivantes. C’est comme la quantité augmente ou diminue dans un cône
régulier »10.
10
. Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, chap. XVI, § 12.
11
. Voir notamment M. Blondel, Le lien substantiel et la substance composée d’après
Leibniz, Nauwelaerts, 1972, et A. Boehm, Le vinculum substantiale chez Leibniz, ses origines
historiques, Paris, Vrin, 1938.
selon Russell le fait que chaque monade perçoit plus clairement ce qui se
passe dans son voisinage que ce qui se passe à distance. Les esprits et les
âmes qui sont les monades dominantes sont, comme toutes les monades, des
substances auto-suffisantes. A strictement parler, elles n’ont pas besoin d’un
corps. Mais « si les esprits seuls existaient, ils manqueraient des
interrelations requises, et seraient sans l’ordre des temps et des lieux »12.
D’autre part,
Il faut qu’il y ait des corps, car ils enveloppent des substances simples
à l’infini : « Les corps ne sont faits que pour les esprits » (Système nouveau).
Puisqu’ils sont des monades, les âmes et les esprits pré- et post-existent aux
corps (agrégats monadiques) qu’ils dominent. Seuls les esprits, sont capables
d’établir un lien qui soit suffisamment fort pour donner l’unité et
l’individualité à l’agrégat de monades le contenant. Un corps qui, sans
entéléchie dominante, est simplement un être d’agrégation, devient avec une
dominance appropriée une véritable unité.
L. Stein estime que le panpsychisme de Leibniz peut avoir deux
sources, la première étant celle que Leibniz cite lui-même : Hippocrate, et le
sumpnoia panta. Stein se demande
12
. Théodicée, § 120.
13
. L. Stein, Leibniz und Spinoza, Berlin, G. Reimer, 1890, p. 245. Dans Spinoza et
Leibniz, l’idée d’animisme universel, op. cit., nous avons tenté d’élucider la portée de la
phrase de Spinoza (chapitres I et II), et nous avons montré que Leibniz a été très attentif à
cette phrase, qu’il recopie en la soulignant dans les Notes sur l’Ethique que nous traduisons
dans l’Appendice I. Nous avons souligné également qu’il y a eu plus que probablement une
influence positive de Spinoza à cet égard sur le philosophe de Hanovre (chap. VIII, pp. 230-
234). Chez l’auteur de l’Ethique, comme chez celui de la Monadologie, l’animisme universel
est lié au dépassement du mécanisme cartésien, et s’accompagne d’un refus de l’idée d’une
Ame du monde et de la transmigration des âmes. Mais la conception leibnizienne s’inscrit, à
la différence de Spinoza, dans la tradition biologique de l’animisme, même si l’âme, principe
de vie, n’agit pas selon lui sur le corps. Le panpsychisme leibnizien, renforcé par son appui
sur la mathématique universelle, constitue une version atomiste de celui de Spinoza.
« Quand... une pression qui les maintient appliqués les uns sur les
autres […] les fait se communiquer les uns aux autres leur mouvement
suivant un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux, et
que tous composent ensemble un même corps, c’est-à-dire un Individu qui se
distingue des autres par le moyen de cette union de corps »15.
« Car d’une chose quelconque de laquelle Dieu est cause, une idée est
nécessairement donnée en Dieu, de la même façon qu’est donnée l’idée du
corps humain, et ainsi l’on doit dire nécessairement de l’idée d’une chose
quelconque ce que nous avons dit de l’idée du corps humain »16.
14
. Traduction de Charles Appuhn : « Car ce que nous avons montré jusqu’ici est tout
à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont
tous animés, bien qu’à des degrés divers ». (Voir Ethique, texte latin, traduction nouvelle avec
notice et notes par Charles Appuhn, Vrin, Paris, 1983, pp. 142-144).
15
. Ethique, II, définition suivant l’axiome II.
16
. Ethique, II, prop XIII, scolie.
« Nous ne pouvons nier cependant que les idées différent entre elles
comme les objets eux-mêmes, et que l’une l’emporte sur l’autre en excellence
et contient plus de réalité dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur
l’objet de l’autre et contient plus de réalité ; pour cette raison, pour
déterminer en quoi l’Ame humaine diffère des autres et l’emporte sur elles, il
nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l’avons
fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l’expliquer
ici et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis
cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux autres
à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois ; et plus les actions d’un corps
dépendent de lui seul, et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui
dans l’action, plus l’âme de ce corps est apte à connaître distinctement. Par là
nous pouvons connaître la supériorité d’une âme sur les autres, nous pouvons
voir aussi la cause pourquoi nous n’avons de notre Corps qu’une
connaissance tout à fait confuse, et plusieurs autres choses que je déduirai ci-
après de ce qui précède »18.
17
. Lettre LXIV à Schuller.
18
. Ethique, II, proposition XIII, scolie.
19
. Lettre XXVII à Blyenbergh.
20
. Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison, § 4.
21
Nouveaux Essais sur l’entendement humain, I, 1.
22
Principes de la Nature et de la Grâce, § 4.
23
. Nouveaux Essais, IV, 16, § 12.
24
. Doutes et objections concernant certaines assertions de la Vraie Théorie Médicale
de Stahl.
« Il n’y a pas apparence de raison à dire que l’âme est une idée : les
idées sont quelque chose de purement abstrait, comme les nombres et les
figures, et ne peuvent agir [...]. L’âme n’est point une idée, mais la source
d’innombrables idées [...]. L’âme est donc quelque chose de vital, qui
contient avec force active »27.
25
. Contre Stahl, in Réplique ad. XXI.
26
. Voir Notes sur l’Ethique, texte traduit en appendice in Renée Bouveresse, op. cit.
27
. Animadversiones ad Wachteri librum... in Réfutation inédite de Spinoza par
Leibniz, publiée par Foucher de Careil, Paris, imprimerie E. Brière, 1854, p. 47.
28
. Ibid., p. 59.
29
. S, Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, P.U.F., 1963, p. 169.
30
. Animadversiones ad Wachteri librum..., op. cit., p. 65.
31
. Ibid, p. 260.