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Leibniz

Le panpsychism e leibnizien

Renée Bouveresse
Philopsis : Revue numérique
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Leibniz est un génie universel, qui contribua aux mathématiques, à la


logique, au droit, à l’histoire, à la linguistique, à la science et à la
technologie de façon telle qu’à chaque fois son nom mérita de garder une
place importante dans l’histoire. C’est en philosophie pourtant que son
apport est le plus décisif. Son système a été très vite reconnu comme l’une
des constructions majeures de l’histoire de la métaphysique et il n’a cessé
d’être commenté et discuté. Au XIXe siècle, la philosophie de Lotze l’a
renouvelé en un sens, contre le kantisme et l’hégélianisme. Et, encore en
notre siècle, il a suscité l’intérêt des penseurs les plus éminents : on peut
citer parmi d’autres B. Russell, M. Heidegger, Ortega y Gasset, Lovéjoy, ou,
en France, G. Deleuze et M. Serres.
La philosophie qu’il a proposée est à double titre une philosophie de
l’harmonie : harmonie qu’elle affirme du monde, et harmonie qu’elle tente
de réaliser parmi les philosophes.

« J’ai été frappé, dit-il, d’un nouveau système. Depuis, je crois voir
une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon
avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les Scolastiques avec les modernes,
la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de
tous côtés, et après, il va plus loin qu’on est allé encore. »

De fait, Leibniz est avant tout un grand conciliateur et un éclectique. Il


fut presque toujours en dialogue, notamment avec les très nombreux
correspondants qu’il entretenait dans toute l’Europe, et essaya de
sympathiser avec de très nombreux points de vue, d’une façon qui le rattache
à la tradition socratique et aux dialogues de Platon.
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Il ne prenait position, même s’il était un penseur profondément


original et qui lisait en créateur, qu’après avoir longtemps médité « les
raisons des autres », et considérait que « la plupart des écoles philosophiques
ont largement raison dans ce qu’elles affirment, mais non nécessairement
dans ce qu’elles refusent » (G., III, 607). Sa pensée fut toujours animée d’un
mouvement qu’on peut presque qualifier de dialectique, dans la mesure où il
était convaincu que « lorsque la raison détruit quelque thèse, elle édifie la
thèse opposée. Et lorsqu’il semble qu’elle détruit en même temps les deux
thèses opposées, c’est alors qu’elle nous promet quelque chose de profond,
pourvu que nous la suivions aussi loin qu’elle peut aller » (éd. Erdmann,
502a). Son système paraît viser avant tout à maximiser la compatibilité de
points de vue apparemment différents.
On peut remarquer dans son œuvre immense l’absence d’un magnum
opus, d’une synthèse où toute sa pensée serait exposée de façon complète. Il
n’a écrit, outre deux livres où son système n’est pas exposé, les Essais de
Théodicée et les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, que de
nombreux opuscules assez complets et des expositions fragmentaires dans
des lettres et des brouillons, où ses idées sont présentées selon des ordres
divers. Pourtant cette pensée a une unité et une cohérence impressionnantes.
Elle constitue bien, de son propre aveu, un système, même si ce système ne
prétend pas à l’exhaustivité absolue, et si cette contribution à la philosophia
perennis garde un aspect de recherche perpétuelle : « Mon système... n’est
pas un système complet de philosophie, et je ne prétends pas avoir une
raison pour tout ce que les autres ont cru pouvoir expliquer. Il faut aller par
degrés pour aller à pas sûrs. Je commence par les principes » (G., VII, 451).
Qu’entendre par système ? Russell a donné au mot le sens d’ordre déductif
unilinéaire, et a proposé une reconstruction quasiment axiomatisée de la
pensée leibnizienne. Pourtant, même si Leibniz aspire au système déductif, il
semble que la notion de système ait aussi chez lui le sens d’ensemble de
thèses organisées de façon telle que chaque élément est lié à tous les autres,
et que plusieurs voies soient possibles pour aller de l’un à l’autre. Comme l’a
montré Serres, le philosophe de Hanovre substitue à l’ordre unilinéaire des
raisons qui caractérise la philosophie de Descartes l’idée d’un ordre
multilinéaire. « Espace tabulaire à une infinité d’entrées », ce système est
dénué d’un ordre unique, ou plus exactement les possède tous.
Sa philosophie a été susceptible d’interprétations différentes. En effet,
ce système, comme l’univers qu’il décrit, est comparable à une ville qu’on
peut apercevoir d’une infinité de points de vue. On peut par exemple
l’aborder en physicien, en métaphysicien, ou en théologien, même s’il est
possible de s’interroger sur l’existence d’une perspective centrale, réalisant
l’accord des perspectives particulières, comme Dieu a un point de vue qui
enveloppe tous les autres. La doctrine de Leibniz comporte plusieurs paliers
et prend parfois plusieurs formes, exotériques suivant qu’elles sont destinées
à certains publics, ou ésotériques lorsqu’il a réservé à lui-même ses idées
peut-être les plus essentielles à ses yeux. Elle a été exposée par son auteur
sous diverses perspectives. Mais il n’a pas révélé lui-même leur unité ni
l’intuition fondamentale de sa pensée. Celle-ci a été définie de façon
diverse : comme étant avant tout un panmathématisme, une métaphysique du
calcul infinitésimal, un panlogisme (avec Russell et Couturat), un
panpsychisme, ou encore, entre autres lectures, et comme l’a soutenu Baruzi,

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une conception d’inspiration essentiellement religieuse, conciliant un


mysticisme et un rationalisme extrêmement exigeant. L’étude de la
jurisprudence conduit Grua à une grande reconstitution théologique et
juridique. Pour Cassirer, Leibniz est un criticiste avant la lettre, surtout
préoccupé de réflexion sur les sciences. Pour J. Brun, il est le penseur de
l’Infini, selon Guéroult, qui part de la notion de force, un métaphysicien
dynamiste cohérent. Jalabert voit le sommet de sa philosophie dans la
conciliation de l’Un et du Multiple, et la thèse de la transcendance
intemporelle de l’unité substantielle. Selon Deleuze, cette philosophie en
laquelle « tout se plie, se déplie et se replie » est baroque par excellence, car
si le pli a toujours existé dans les arts, « le propre du Baroque est de porter le
pli à l’infini ». Sa thèse la plus célèbre, celle de l’âme comme « monade »
sans porte ni fenêtre, pleine de plis obscurs, « ne peut se comprendre que par
analogie avec l’intérieur d’une chapelle baroque ». Pour Serres (dont la
philosophie de la communication peut être considérée comme un néo-
leibnizianisme), « le poids historique de son œuvre tient en grande partie à la
liaison complexe d’un formalisme déductif, issu des sciences mathématiques
et aboutissant à leur renouvellement, et d’une morphologie théorique, issue
de mathématiques nouvelles et propre à décrire des totalités comme celles de
la vie ». Et un commentaire d’esprit leibnizien devrait, selon lui, tenter de
concilier les points de vue les plus différents.

Il ne s’agit pas pour Leibniz de marquer la portée et les limites de la


connaissance humaine, comme Descartes ou Locke, ou de déterminer les
conditions du bonheur humain, comme Spinoza. Concevant tel Aristote la
philosophie comme la science des principes premiers des choses, Leibniz a
un projet qui est d’une ambition métaphysique extrême : rendre
rationnellement raison des choses et du monde. De sa métaphysique, il écrit :
« Quant à la métaphysique, je prétends d’y donner des démonstrations
géométriques ne supposant presque que deux vérités primitives, savoir en
premier lieu le principe de contradiction... et en deuxième lieu que rien n’est
sans raison. » Et Couturat commente dans le sens du panlogisme un
fragment inédit où Leibniz résume en quatre pages toute sa métaphysique en
la déduisant du principe de raison1. Le système de Leibniz a été élaboré avec
une extrême attention dans tous ses détails et son auteur peut revendiquer
pour lui la même sorte de perfection que pour son ontologie, la richesse du
détail étant articulée à l’intérieur du cadre unifiant d’une constellation de
principes. Tout présentateur de cette philosophie s’expose au risque de
l’assignation d’une entrée particulière comme à celui de la reconstruction —
et on lui reprochera des omissions qui ne tiennent pas seulement à
l’immensité d’une œuvre encore non totalement explorée.
Yvon Belaval a insisté sur les limites des termes couramment
employés pour qualifier la philosophie de Leibniz (panlogisme,
panmathématisme, panpsychisme, etc.), en soulignant que « Il n’y a
véritablement qu’un nom à ne pas trahir un système, un seul qui nous convie
à une lecture directe des textes avec le moins de préjugés : le nom même de

1
. Couturat, La Logique de Leibniz, d’après des documents inédits, Alcan, 1901, rééd.
Olms, 1969, préface. Selon Couturat, le sens exact et précis du principe de raison est « toute
vérité est analytique ».

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son auteur »2. Avant de traiter du panpsychisme de Leibniz - qui fut repris
par Lotze, écrivant dans Microcosmus : « Tout mouvement de matière dans
l’espace peut être expliqué comme une expression naturelle des êtres qui se
cherchent ou s’évitent avec un sentiment de leur besoin […] La totalité du
monde des sens n’est que le voile d’un royaume infini de vie mentale » -, il
est bon de souligner avec Belaval que, pas davantage que le panlogisme, le
panpsychisme ne peut prétendre fournir une qualification parfaitement et
totalement exhaustive ou exacte du système de Leibniz. Citons en effet le
philosophe de Hanovre lui-même :

« Il est vrai (selon mon système) qu’il n’y a point de portion de la


matière où il n’y ait une infinité de corps organiques et animés ; sous lesquels
je comprends non seulement les animaux et les plantes, mais encore d’autres
sortes peut-être, qui nous sont entièrement inconnues. Mais il ne faut point
dire pour cela, que chaque portion de la matière est animée ; c’est comme
nous ne disons point qu’un étang plein de poissons est un corps animé,
quoique le poisson le soit » (G. VI, 539/540).

Ainsi, d’après ce texte, Leibniz lui-même, dont Popper critique la


forme de panpsychisme dans The Self and its Brain (tout en admettant un
panpsychisme que nous qualifierons d’« embryonnaire » et qui diffère de
celui de la Monadologie), ne serait pas aussi totalement éloigné qu’on
pourrait le penser à première vue de la possibilité d’affirmer comme Popper
que le mot « pan » dans « panpsychisme » serait « gratuit et fantastique »3.
Le panpsychisme est, selon la définition de Paul Edwards, « la théorie
selon laquelle tous les objets de l’univers, pas seulement les êtres humains et
les animaux mais aussi les plantes et même les objets que nous qualifions
généralement d’“inanimés” ont un être “intérieur” ou “psychologique” ».
Bien que cette conception semble incroyable à la plupart des gens
aujourd’hui, elle a été soutenue sous une forme ou sous une autre par de
nombreux penseurs éminents aussi bien dans l’Antiquité qu’en des temps
récents, et le débat sur le panpsychisme garde une actualité4. Parmi les

2
. Yvon Belaval, Pour connaître la pensée de Leibniz, Paris, Bordas, 1952, p. 258.
3
. Dans A World of Propensities, Popper écrit : « Est-ce que les animaux seuls peuvent
connaître ? Pourquoi pas les plantes ? Bien sûr dans le sens biologique et évolutionnaire
auquel je parle de la connaissance, les hommes et les animaux ne sont pas les seuls à avoir des
attentes et par conséquent une connaissance (inconsciente), mais aussi les plantes, et
assurément, tous les organismes... Ainsi ils ont quelque chose comme des sensations ou des
perceptions auxquelles ils répondent, et quelque chose comme des organes des sens ». Mais
par ailleurs Popper rejette le leibnizianisme en tant que forme radicale de panpsychisme, car
pour lui il ne peut y avoir de conscience sans mémoire. Or, selon la physique moderne, les
atomes ou particules élémentaires n’ont pas de mémoire. Nous ne pouvons assigner des états
mentaux ou des états conscients aux atomes. Des états de mémoire se produisent dans la
matière inanimée, puisque par exemple « l’acier "se souvient" qu’il a été magnétisé ». Mais
ceci est quelque chose de nouveau, d’émergent. « Les atomes et les particules élémentaires
"ne se souviennent pas", si l’état actuel de la physique est correct » (K. Popper, The Self and
its Brain, Springer International, 1977, p. 71. Voir aussi « Appendice III : Popper et Leibniz:
Critique du panpsychisme et panpsychisme embryonnaire » in Renée Bouveresse, Spinoza et
Leibniz, l’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992.
4
. Témoigne de celle-ci, entre autres, la discussion de Thomas Nagel qui, dans Mortal
Questions, Cambridge University Press, 1979, en vient à considérer qu’en un certain sens « le
panpsychisme n’implique pas le panpsychisme au sens usuel, selon lequel les arbres et les
fleurs, et peut-être même les cailloux, les lacs, et les cellules du sang ont une conscience
d’une espèce quelconque. Mais nous savons tellement peu de choses sur la manière dont la

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penseurs qui furent soit panpsychistes, soit enclins à adopter une position de
cette sorte, (dont il existe de nombreuses variétés différentes), on peut citer
parmi d’autres - outre Leibniz qui nous semble avoir été celui qui donne
peut-être le plus d’ampleur et d’éclat à cette thèse, et les penseurs influencés
par lui comme Fechner et Lotze —, Thalès, Anaximène, Empédocle,
plusieurs des Stoïciens, Plotin et Simplicius ; de nombreux philosophes
italiens et allemands de la Renaissance (dont Paracelse, Girolamo Cardano,
Bernadino Telesio, Giordano Bruno et Tommaso Campanella), F.W.
Schelling, Arthur Schopenhauer, Antonio Rosmini, W.K. Clifford, Harold
Hoffding, C. B. Renouvier, Eduard von Hartmann, Wilhelm Wundt ; les
penseurs allemands Ernst Haeckel, Wilhelm Bolsch, Bruno Wille ; C. A.
Strong, Erich Adicke, Erich Becher, Alfred Fouillée, C. S. Pierce, et F. C. S.
Schiller, Royce, et de nos jours Samuel Alexander, Bernadino Varisco, Paul
Haeberlin, Aloys Wenzel, Charles Hartshorne, et les biologistes Pierre
Teilhard de Chardin, C. H. Waddington, Sewall Wright, W. E. Agar, Th.
Rensch, ainsi que le philosophe A. N. Whitehead5.
Nous nous limiterons, faute de place6 à rappeler en un premier temps
les thèses panpsychistes de Leibniz pour, en un second temps, évoquer la
parenté et les différences de celui-ci avec le panpsychisme de Spinoza qui
semble bien avoir été l’une de ses sources d’inspiration. Même si le terme de
monade ne figure pas dans le Discours de Métaphysique, ce texte contient
virtuellement la théorie des monades car la substance individuelle y est
caractérisée par l’unité, l’indivisibilité, et le fait que sa nature est de
percevoir. La substance n’a que « des pensées et des perceptions » (D.M., §
XII), les animaux ont des âmes qui expriment tout l’univers quoique plus
imparfaitement que les esprits (D.M., § XXXIV), « la différence entre les
substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que
celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit » (D.M., § XXXV). C’est donc
sans être en désaccord avec le panpsychisme de La Monadologie que le
Discours de Métaphysique exprime surtout le panlogisme de Leibniz.
Comme l’écrit Jalabert, « le panpsychisme n’implique en aucune façon le
panlogisme, mais le panlogisme conduit presque infailliblement au
panpsychisme ». En effet, le panlogisme ne se suffit pas à lui-même. Et si la
logique révèle la structure de l’être et l’architecture des mondes possibles,
elle ne peut enseigner la réalité concrète qui vient déterminer cette forme. Le
logique devient tout naturellement chez Leibniz du psychisme pour
concrétiser le panlogisme par un panpsychisme. Leibniz écrit à Arnauld (9
octobre 1687) :

conscience surgit de la matière dans notre propre cas et dans le cas des animaux chez lesquels
nous pouvons l’identifier qu’il serait dogmatique de supposer qu’elle ne peut pas exister au
sein d’autres systèmes plus complexes, ou même de systèmes de la taille d’une galaxie,
comme produit des mêmes propriétés fondamentales de la matière que celles qui sont
responsables de notre existence propre ».
5
. Affirmant que « tous les corps, bien qu’ils n’aient pas de sens, ont cependant la
perception », ce dernier écrit dans Science and Modern World que le panpsychisme « exprime
une vérité plus fondamentale que ne le font les concepts matérialistes ». Et il affirme dans The
Theory of the Living Organism que l’avantage du panpsychisme est de fournir une solution au
problème de l’émergence du psychisme dans l’univers et de ne pas nous contraindre à la
conception paradoxale selon laquelle « le facteur mental fit son apparition out of the blue à
une certaine date de l’histoire ».
6
. Pour une plus ample information, voir Renée Bouveresse, op. cit.

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« Je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à
fait infini, et que la matière étant divisible sans fin on n’y peut assigner
aucune partie si petite où il n’y ait dedans des corps animés, ou au moins
doués d’une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu’on se serve si
généralement du nom de vie) d’un principe vital, c’est-à-dire des substances
corporelles dont on pourra dire généralement de toutes qu’elles sont
vivantes ».

Il n’y a rien d’inerte dans la nature, « tout est plein de vie ». Et la vie
étant définie, comme les monades, (ces parties sans parties qui sont les
stoiceîa des éléments, principes spirituels qui font ce qu’il y a de substantiel
et de réel dans les corps), par « la perception et l’appétit » (G. III, 343) de
façon métaphysique et psychologique, cette affirmation est une expression
de l’animisme universel. La multitude des âmes

« ne doit pas nous faire de peine, non plus que celle des atomes des
gassendistes, qui sont aussi indestructibles que ces âmes. Au contraire, c’est
une perfection de la nature d’en avoir beaucoup, une âme ou bien une
substance animée étant infiniment plus parfaite qu’un atome qui est sans
aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un
monde de diversité dans une véritable unité » (G. II, 99).

Tout existant étant individuel et universel au sens où tout est dans


l’individu, la monade est, selon le mot de Serres, « l’absolu du contenu et
l’absolu du contenant, atome et monde ».
Un animisme universel autorisant une infinité de degrés dans les
formes s’accorde mieux que toute autre doctrine à l’infinie richesse créatrice
de Dieu :

« Bien donc qu’il n’y ait point de nécessité absolue à ce que tout corps
organique soit animé, il faut juger pourtant que Dieu n’a pas négligé
l’occasion de le douer d’âme, puisque sa Sagesse produit autant de
perfections que possible » (G. II. 378).

Dès lors,

« vouloir renfermer dans l’homme presque seul la véritable unité ou


substance, c’est être aussi borné en métaphysique que l’étaient en physique
ceux qui enfermaient le monde dans une boule. Et les substances véritables
étant autant d’expressions de tout l’univers pris dans un certain sens, et autant
de réplications des œuvres divines, il est conforme à la grandeur et à la
beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s’entre empêchent
pas, d’en faire dans cet univers autant qu’il se peut, et autant que des raisons
supérieures permettent » (G. II, 98).

On sait que les monades (terme dérivant du grec monas, unité, et


repris de G. Bruno, entre autres, les panpsychismes de la Renaissance ayant
intéressé Leibniz) sont des unités enveloppant une multitude grâce à la
perception dont elles sont douées, et dont le degré de distinction fait le degré
de perfection. Ce qui détermine la monade, ce qui la distingue et la constitue,
c’est la perception et l’appétition. L’appétition ou désir est une force de
changement produisant des états nouveaux, une tendance spontanée et un
effort pour passer des perceptions obscures à des perceptions plus claires. La

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perception est la représentation du composé dans le simple, « l’état passager


qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ». Et notre condition
métaphysique de monades est telle que tout événement qui arrive dans
l’univers nous affecte infinitésimalement. Il y a trois sortes de monades.
Dans les objets inertes, nous trouvons les monades nues qui ont perception et
appétit, et sont simplement des forces, des tendances à exister dont la
perception est conscience très confuse d’un désir. Leibniz souscrit par
avance à l’affirmation de Diderot « il y a de la pensée partout, même
endormie ». Mais dans les plantes et les animaux, il y a dominance d’une
seule monade prédominante appelée âme et capable de conscience et de
mémoire, tandis que chez l’homme et les êtres qui lui sont supérieurs la
monade est un esprit, capable en plus de raison, Dieu étant « le plus
accompli de tous les esprits »7. La raison inclut la raison pratique essentielle
à l’agent moral. Les esprits diffèrent des monades inférieures en ce qu’ils
sont le miroir, avec une clarté relative, non seulement des monades et de
l’univers créé, mais aussi de Dieu, et ils constituent la « Cité de Dieu ». Dans
La Monadologie (§ 19), Leibniz estime que le nom de monades ou
d’entéléchies suffit aux substances simples qui n’ont que perceptions et
appétits, celui d’âmes (bien qu’on puisse employer ce terme plus
généralement) à celles dont la perception est plus distincte et accompagnée
de mémoire. Il précise par ailleurs (§ 63) que « le corps appartenant à une
monade, qui en est l’entéléchie ou l’âme constitue avec l’entéléchie ce qu’on
peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal ». Et selon
les Principes de la Nature et de la Grâce (§ 4) :

« Quand la monade a des organes si ajustés que par leur moyen il y a


du relief et du distingué dans les impressions qu’ils reçoivent […], cela peut
aller jusqu’au sentiment, c’est-à-dire à une perception accompagnée de
mémoire […] ; et un tel vivant est appelé animal, comme sa monade est
appelée une âme. Et quand cette âme est élevée jusqu’à la raison, elle est
quelque chose de plus sublime, et on la compte parmi les esprits ».

Il faut opposer les esprits, qui ne diffèrent de Dieu que du fini à


l’infini, aux simples âmes des animaux qui « ne connaissent pas ce qu’elles
sont ni ce qu’elles font, et par conséquent, ne pouvant faire des réflexions, ne
sauraient découvrir des vérités nécessaires et universelles » et n’ont point de
qualité morale 8 . Elles ne sont qu’impérissables, alors que l’esprit est
immortel, d’une immortalité impliquant la mémoire. « Les bêtes obéissent à
la raison de la même façon que les miroirs obéissent aux lois de l’optique ;
mais cette raison est hors d’elles, elle est en Dieu qui les manie en
machiniste, au lieu que l’homme l’a en lui et peut en prendre conscience »9.
Le panpsychisme leibnizien est renforcé par une idée de Locke, qui, se
référant aux sections coniques, écrivait :

« Les choses diminuent et augmentent tout ainsi que la quantité


augmente ou diminue dans un Cône régulier où, quoiqu’il y ait une différence
visible entre la grandeur du diamètre à des distances éloignées, cependant la

7
. Discours de Métaphysique, § XXXV.
8
. Discours de Métaphysique, § XXXIV.
9
. Y. Belaval, op.cit., p. 213.

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différence qui est entre le dessus et le dessous lorsqu’ils se touchent peut à


peine être discernée ».

Cette thèse est exposée par Philalèthe dans les Nouveaux Essais :

« Nous avons tout sujet de penser que les choses s’élèvent vers la
perfection peu à peu et degrés insensibles. Il est malaisé de dire où le sensible
et le raisonnable commencent et quel est le plus bas degré des choses
vivantes. C’est comme la quantité augmente ou diminue dans un cône
régulier »10.

Ainsi l’animisme universel s’appuie-t-il sur la mathématique


universelle puisque, comme l’ont bien montré Serres et Deleuze,
l’engendrement réglé des sections coniques fournit le géométral du système
leibnizien. Dans celui-ci, la pyramide de la fin de la Théodicée
(correspondant à tous les mondes possibles) fait écho au cône des Nouveaux
Essais (qui vaut pour l’ensemble de notre monde). Panpsychisme et
panmathématisme se rejoignent. Et pour Deleuze

« La monade selon Leibniz est le nombre le plus simple, c’est-à-dire


le nombre inverse, réciproque, harmonique : elle est le miroir du monde parce
qu’elle est l’image inversée de Dieu, le nombre inverse de l’infini, 1/..... au
lieu de ...../1 (de même que la raison suffisante est l’inverse de l’identité
infinie). Dieu pense la monade comme son propre inverse, et la monade
n’exprime le monde que parce qu’elle est harmonique. L’harmonie préétablie
sera dès lors une preuve originale de l’existence de Dieu, pour autant qu’on
retrouve la formule divine : c’est une preuve par l’inverse ».

Une expression célèbre de l’animisme universel est, dans La


Monadologie (§ 67), que

« Chaque portion de matière peut être conçue comme un jardin plein


de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la
plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs, est encore
un tel jardin ou un tel étang ».

La monade, à la fois infinie parce qu’elle reflète l’univers entier et


finie parce qu’elle le reflète sous un point de vue particulier, est un miroir
vivant de l’univers, une pars totalis de celui-ci. Si l’exemple de
l’hologramme peut permettre de comprendre ce que veulent dire les
physiciens contemporains lorsqu’ils affirment que le tout et la partie sont la
même chose, et que la nature est un ensemble indivisible où tout se tient (car
la totalité de l’univers est présente en tout lieu et en tout temps), ce même
exemple nous semble pouvoir illustrer la conception leibnizienne de la
monade.
L’idée d’un lien substantiel, que nous n’analyserons pas ici11 et qui
intervient dans les hiérarchies monadiques peut apparaître comme une
élaboration de l’idée de dominance monadique, la dominance signifiant

10
. Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, chap. XVI, § 12.
11
. Voir notamment M. Blondel, Le lien substantiel et la substance composée d’après
Leibniz, Nauwelaerts, 1972, et A. Boehm, Le vinculum substantiale chez Leibniz, ses origines
historiques, Paris, Vrin, 1938.

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selon Russell le fait que chaque monade perçoit plus clairement ce qui se
passe dans son voisinage que ce qui se passe à distance. Les esprits et les
âmes qui sont les monades dominantes sont, comme toutes les monades, des
substances auto-suffisantes. A strictement parler, elles n’ont pas besoin d’un
corps. Mais « si les esprits seuls existaient, ils manqueraient des
interrelations requises, et seraient sans l’ordre des temps et des lieux »12.
D’autre part,

« Notre corps est une espèce de monde plein d’une infinité de


créatures qui méritaient aussi d’exister, et si notre corps n’était pas organisé,
notre Microcosme ou petit monde n’aurait pas toute la perfection qu’il doit
avoir, et le grand Monde même ne serait pas aussi riche qu’il est » (G. III,
356).

Il faut qu’il y ait des corps, car ils enveloppent des substances simples
à l’infini : « Les corps ne sont faits que pour les esprits » (Système nouveau).
Puisqu’ils sont des monades, les âmes et les esprits pré- et post-existent aux
corps (agrégats monadiques) qu’ils dominent. Seuls les esprits, sont capables
d’établir un lien qui soit suffisamment fort pour donner l’unité et
l’individualité à l’agrégat de monades le contenant. Un corps qui, sans
entéléchie dominante, est simplement un être d’agrégation, devient avec une
dominance appropriée une véritable unité.
L. Stein estime que le panpsychisme de Leibniz peut avoir deux
sources, la première étant celle que Leibniz cite lui-même : Hippocrate, et le
sumpnoia panta. Stein se demande

« si la Monadologie est en filiation directe avec la pensée stoïcienne


qui a élaboré ce concept, et si ce n’est pas plutôt Spinoza qui serait
directement à la source »,

déclarant qu’on fait souvent trop peu attention à la phrase de Spinoza,


« Toutes choses sont animées à des degrés différents », Ethique, scolie de la
proposition XIII du livre II13. Le texte latin montre que ce sont des individus
et non des corpora simplicissima dont Spinoza parle en affirmant cela - mais
on ne peut considérer les corps les plus simples séparément que par une
abstraction, une vue superficielle qui néglige l’unité de la substance :

12
. Théodicée, § 120.
13
. L. Stein, Leibniz und Spinoza, Berlin, G. Reimer, 1890, p. 245. Dans Spinoza et
Leibniz, l’idée d’animisme universel, op. cit., nous avons tenté d’élucider la portée de la
phrase de Spinoza (chapitres I et II), et nous avons montré que Leibniz a été très attentif à
cette phrase, qu’il recopie en la soulignant dans les Notes sur l’Ethique que nous traduisons
dans l’Appendice I. Nous avons souligné également qu’il y a eu plus que probablement une
influence positive de Spinoza à cet égard sur le philosophe de Hanovre (chap. VIII, pp. 230-
234). Chez l’auteur de l’Ethique, comme chez celui de la Monadologie, l’animisme universel
est lié au dépassement du mécanisme cartésien, et s’accompagne d’un refus de l’idée d’une
Ame du monde et de la transmigration des âmes. Mais la conception leibnizienne s’inscrit, à
la différence de Spinoza, dans la tradition biologique de l’animisme, même si l’âme, principe
de vie, n’agit pas selon lui sur le corps. Le panpsychisme leibnizien, renforcé par son appui
sur la mathématique universelle, constitue une version atomiste de celui de Spinoza.

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« Nam ea, quae hucusque ostendimus, admodum communia sunt, nec


magis ad homines quam ad reliqua Individua pertinent, quae omnia,
quamvis diversis gradibus, animata tamen sunt »14.

Rappelons ici que selon l’Ethique on peut distinguer deux sortes de


corps : les corps simples, corpora simplicissima, qui ne se distinguent que
« par rapport au mouvement et au repos, à la vitesse et à la lenteur », et les
individus qui sont composés d’un grand nombre de corpora simplicissima,
étroitement appliqués les uns contre les autres, et qui, à la différence des
corpora simplicissima, se distinguent non par leur rapport au système
extérieur des causes mais par un rapport interne qui leur permet à la fois
d’échapper à une définition purement mécaniste de type cartésien et de
demeurer, malgré le changement. Ils retiennent leur nature « telle
qu’auparavant, sans aucun changement dans (leur) forme ».

« Quand... une pression qui les maintient appliqués les uns sur les
autres […] les fait se communiquer les uns aux autres leur mouvement
suivant un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux, et
que tous composent ensemble un même corps, c’est-à-dire un Individu qui se
distingue des autres par le moyen de cette union de corps »15.

La formule de l’animation universelle spinozienne est reprise de


Giordano Bruno - « Toutes les choses sont donc animées ? », demande Dics
à Théo dans Cause, Principe et Unité - et peut sembler constituer un retour
aux philosophies de la Renaissance par delà Descartes, dont le mécanisme
universel, qui ne fait intervenir « ni les pensées ni les anges», rejette toute
espèce d’animisme et refuse toute mens aux animaux. Mais il ne faudrait pas
voir dans cette formule de Spinoza une conception qui ferait, en quelque
sorte, tache sur son rationalisme, alors qu’elle n’en est, au contraire, qu’une
des conséquences, et présuppose l’acquis de la physique moderne.
L’animisme spinozien n’a pas de résonance de type magique ou irrationnel
et Spinoza justifie ainsi la formule qu’il a employée :

« Car d’une chose quelconque de laquelle Dieu est cause, une idée est
nécessairement donnée en Dieu, de la même façon qu’est donnée l’idée du
corps humain, et ainsi l’on doit dire nécessairement de l’idée d’une chose
quelconque ce que nous avons dit de l’idée du corps humain »16.

Le fondement de l’animisme universel spinozien est donc


ontologique : l’âme est idée du corps et de toute chose une idée est donnée
en Dieu. Spinoza ajoute aussitôt que l’animation universelle implique une
hiérarchie des individus dans laquelle l’homme l’emporte, par son niveau de
complexité supérieur, sur les autres individus, à l’exception de l’Individu le
plus complexe qui n’est autre que la Nature entière, la « facies totius

14
. Traduction de Charles Appuhn : « Car ce que nous avons montré jusqu’ici est tout
à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont
tous animés, bien qu’à des degrés divers ». (Voir Ethique, texte latin, traduction nouvelle avec
notice et notes par Charles Appuhn, Vrin, Paris, 1983, pp. 142-144).
15
. Ethique, II, définition suivant l’axiome II.
16
. Ethique, II, prop XIII, scolie.

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Universi, quae quamvis infinitis modis variet, manet tamen semper


eadem »17.

« Nous ne pouvons nier cependant que les idées différent entre elles
comme les objets eux-mêmes, et que l’une l’emporte sur l’autre en excellence
et contient plus de réalité dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur
l’objet de l’autre et contient plus de réalité ; pour cette raison, pour
déterminer en quoi l’Ame humaine diffère des autres et l’emporte sur elles, il
nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l’avons
fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l’expliquer
ici et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis
cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux autres
à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois ; et plus les actions d’un corps
dépendent de lui seul, et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui
dans l’action, plus l’âme de ce corps est apte à connaître distinctement. Par là
nous pouvons connaître la supériorité d’une âme sur les autres, nous pouvons
voir aussi la cause pourquoi nous n’avons de notre Corps qu’une
connaissance tout à fait confuse, et plusieurs autres choses que je déduirai ci-
après de ce qui précède »18.

L’évaluation de la hiérarchie des âmes oblige à faire un détour par la


physique : « L’Ethique […] a, on le sait, son fondement dans la
métaphysique et la physique »19. Ce détour par la physique est opéré dans le
livre II de l’Ethique.
La démonstration de la proposition XIII se réfère au concept d’alterius
rei mentem, mais lorsqu’il est question de l’âme des animaux (scolie de la
proposition LVII du livre III), Spinoza, emploie le mot anima plutôt que
celui de mens. Notons aussi seulement, bien qu’il y ait beaucoup plus à dire,
que les Pensées Métaphysiques semblent demeurer dans une optique
cartésienne (« cogitatio creata, sive mens humana », « la pensée créée ou
l’esprit humain » ; et aussi « par substance pensante, nous entendons
seulement les esprits humains ») tandis que dans l’Ethique l’animation
s’étend à toutes choses, et la sensation au moins à tous les animaux. Tous les
individus sont exprimés en Dieu par une idée adéquate et ont en eux l’idée
de leur corps, même lorsqu’il ne s’agit pas pour autant d’un réel cogitare,
accompagné de discursivité.
Ame n’est synonyme de conscience ni pour Spinoza ni pour Leibniz.
Dans la Lettre LVIII à Schuller, Spinoza déclare que la pierre n’est pas
consciente, et pourtant elle a bien une âme comme tout individu. Les
animaux, eux, sont conscients et la conscience humaine n’est pas un fait qui
se produise selon une émergence radicale, mais à l’intérieur d’une chaîne
continue de gradations. Quant à Leibniz, si toutes les substances sont douées
de perception mais non de pensée, la perception et la pensée ne présentent
entre elles qu’une différence de degré et non de nature. La pensée est une
perception consciente qui s’apprécie en tant que telle, une « aperception ».

« Ainsi il est bon de faire la distinction entre la perception qui est


l’état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l’aperception

17
. Lettre LXIV à Schuller.
18
. Ethique, II, proposition XIII, scolie.
19
. Lettre XXVII à Blyenbergh.

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qui est la conscience, ou la connaissance réflexive de cet état intérieur,


laquelle n’est point donnée à toutes les âmes, ni toujours à la même âme »20.

Toute substance exprime l’univers mais seule l’âme raisonnable peut


s’apercevoir, étant douée de pensée ou de la capacité d’analyse, de la
réflexivité de la représentation en elle de l’univers. Dans les Nouveaux
Essais, Théophile déclare :

« J’ai du penchant à croire qu’il y a quelque perception et appétition


encore dans les plantes, à cause de la grande Analogie qu’il y a entre les
plantes et les animaux, et s’il y a une âme végétale, comme c’est l’opinion
commune, il faut qu’elle ait de la perception »21.

Les animaux ont non seulement la perception, mais aussi le degré


immédiatement supérieur, à savoir le sentiment (que Leibniz définit comme
« une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont un certain écho
demeure longtemps pour se faire entendre dans l’occasion »22. Il ne faut pas,
selon Leibniz, identifier âme et substance pensante : accorder une âme aux
animaux et aux végétaux n’est pas leur conférer la pensée, c’est simplement
reconnaître l’unité réelle de leur être et rendre celle-ci intelligible. C’est
aussi admettre que « tout va par degrés dans la nature et rien par saut »23 et
que la nature n’est pas faite « à bâtons rompus » ; c’est situer l’homme dans
l’univers de façon intelligible. Il y a donc des âmes inconscientes, ou quasi
inconscientes, et des âmes conscientes ; en même temps, la théorie des
petites perceptions qui n’accèdent à la conscience qu’à partir d’un certain
seuil fait qu’on peut parler, pour utiliser un terme moderne, d’un inconscient
dans l’esprit humain lui-même, qui est par ailleurs doué de conscience.
Spinoza et Leibniz refusent tous deux l’idée d’une influence de l’âme
sur le corps, ou du corps sur l’âme, de sorte que l’explication des
phénomènes corporels doit se faire sur le plan du corps uniquement. C’est
que pour Spinoza, de par l’unité de la substance, l’âme et le corps sont « la
même chose exprimée sous deux attributs différents », ce qui se passe dans
l’un ayant son correspondant dans ce qui se passe dans l’autre, puisque
« l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion
des choses » (Ethique, II, prop. VII). Pour Leibniz, l’âme ne peut pas
changer la direction des mouvements du corps. Ainsi écrit-il à propos de
Stahl et contre lui :

« Je ne puis admettre que dans l’organisme il y a quelque chose de


tout à fait étranger au mécanisme... rien ne se passe dans le corps qui ne
puisse s’expliquer par des raisons mécaniques et partout intelligibles »24.

Et encore : « Quoique toute action tire sa source de la puissance


animique, il est positif que rien ne s’accomplit contrairement aux lois
corporelles ». On n’a pas à faire intervenir la vie (définie par analogie avec

20
. Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison, § 4.
21
Nouveaux Essais sur l’entendement humain, I, 1.
22
Principes de la Nature et de la Grâce, § 4.
23
. Nouveaux Essais, IV, 16, § 12.
24
. Doutes et objections concernant certaines assertions de la Vraie Théorie Médicale
de Stahl.

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l’âme humaine par « la perception et l’appétit ») dans l’explication des


mouvements des corps, le simple mécanisme suffit :

« le mouvement d’un cœur arraché ne prouve pas que ce cœur soit


animé, le simple mécanisme suffit pour faire durer un pareil mouvement sans
qu’il y ait perception ni appétit »25.

C’est en annotant l’Ethique de Spinoza et selon nous en s’en inspirant


probablement que Leibniz donna la première formulation de son célèbre
parallélisme26.
Les points communs rapprochant le « omnia, quamvis diversis
gradibus, tamen animata sunt » spinozien de la théorie leibnizienne selon
laquelle les monades sont animées à des degrés divers dans leur hiérarchie
apparaissent suffisamment. Cependant, les différences entre les deux auteurs
ne doivent pas être sous-estimées. Il suffit, entre autres, de se référer aux
écrits et annotations de Leibniz concernant Spinoza (qui ont souvent un
caractère polémique et peuvent parfois comporter une certaine injustice à
l’égard de la pensée du philosophe d’Amsterdam). Nous y voyons Leibniz
s’en prendre à la définition spinoziste de l’âme comme idée (ou système
d’idées), en méconnaissant le fait que pour Spinoza l’idée n’est pas
« peinture muette sur un tableau » mais affirmation :

« Il n’y a pas apparence de raison à dire que l’âme est une idée : les
idées sont quelque chose de purement abstrait, comme les nombres et les
figures, et ne peuvent agir [...]. L’âme n’est point une idée, mais la source
d’innombrables idées [...]. L’âme est donc quelque chose de vital, qui
contient avec force active »27.

Surtout, Leibniz critique l’éternité spinoziste :

« Spinoza (Ethique, partie 5, proposition XXI) dit que la mémoire et


l’imagination s’évanouissent avec le corps. Mais je pense, pour ma part, que
toujours quelque imagination et quelque mémoire demeurent, et que, sans
elles, l’âme serait un pur néant. Une raison sans imagination ni mémoire est
une conséquence sans prémisses »28.

L’éternité accordée par Spinoza à l’âme serait, selon Leibniz,


illusoire :

« Cette idée est comme la figure de la sphère dont l’éternité ne préjuge


pas l’existence, puisqu’elle n’est que la possibilité d’une sphère idéale. Ce
n’est donc rien dire que de dire : Notre âme est éternelle, en tant qu’elle
enveloppe le corps sous le caractère de l’éternité. Elle sera tout aussi bien
éternelle parce qu’elle comprend les vérités éternelles sur le triangle ».

Leibniz joue sur deux manières d’interpréter l’éternité spinoziste : ou


bien comme éternité impersonnelle - au sens où Bergson y verra une

25
. Contre Stahl, in Réplique ad. XXI.
26
. Voir Notes sur l’Ethique, texte traduit en appendice in Renée Bouveresse, op. cit.
27
. Animadversiones ad Wachteri librum... in Réfutation inédite de Spinoza par
Leibniz, publiée par Foucher de Careil, Paris, imprimerie E. Brière, 1854, p. 47.
28
. Ibid., p. 59.

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« éternité de mort » - ou bien comme réduction de l’essence éternelle en fin


de compte à une pure possibilité. Et il assimile la doctrine spinoziste à celle
d’Aristote : « Aristote aussi a pensé que la raison ou l’intellect agent
subsistent et non l’âme ». Or il ne saurait s’agir chez Spinoza d’une
immortalité de l’âme au sens vulgaire du mot, comportant la persistance de
la mémoire et de l’imagination - et en ce sens, Spinoza admet, comme
Platon, une partie mortelle dans l’âme, to thnèton tès psuchès-. L’éternité,
qui est le principe de notre salut n’est pas pour Spinoza du même ordre que
l’éternité des vérités mathématiques : « Ce n’est pas une éternité qu’on
conçoit, mais une éternité qu’on éprouve, dont on jouit ; c’est l’éternité de
notre être véritable dans son union avec l’éternité de l’existence totale »29.
D’autres divergences peuvent être soulignées. D’une part, si les
physiques de Spinoza et Leibniz sont proches l’une de l’autre, l’affirmation
du dynamisme de l’étendue les opposant tous deux à la conception
cartésienne de l’étendue comme masse inerte, Spinoza voit dans l’étendue un
attribut de Dieu, comme Morus le soutenait contre Descartes, tandis que
Leibniz, comme Roberval, n’y voit qu’une abstraction. D’autre part, la
philosophie de Leibniz est un panpsychisme, le corps étant défini comme
mens momentanea et toute substance étant de nature spirituelle, tandis que
Spinoza ne saurait réduire ainsi en profondeur le corps à l’esprit et met, au
contraire, sur un pied d’égalité l’attribut étendue et l’attribut pensée. En
outre, Spinoza exclut les causes finales tandis que Leibniz réintroduit, même
en physique et contrairement sur un point à Descartes, le finalisme. Alors
que, pour Spinoza, « l’homme n’est pas un empire dans un empire », selon
Leibniz :

« Chaque substance est un empire dans un empire, mais dans un juste


concert avec tout le reste : elle ne reçoit aucun courant d’être, si ce n’est de
Dieu même, mais, cependant, elle est mise par Dieu, son auteur, dans la
dépendance de toutes les autres [...] Malcuth ou le règne de Dieu ne supprime
ni la liberté divine, ni la liberté humaine, mais seulement l’indifférence
d’équilibre, invention de ceux qui nient les motifs de leurs actions, faute de
les comprendre »30.

Et le thème de l’animisme universel sert à Leibniz pour justifier


l’existence des miracles :

« J’estime que les miracles peuvent se concilier avec la philosophie, si


toutefois nous entendons par miracles non pas ce qui est au-dessus de la
nature des choses mais ce qui est au-dessus de la nature des corps sensibles.
Car je ne vois pas ce qui empêche que, par le ministère d’esprits plus
puissants que les nôtres, bien que revêtus d’un corps, il n’arrive du
merveilleux »31.

On voit quel fossé sépare sur le plan théologique et religieux le


panpsychisme leibnizien du panthéisme spinozien.

29
. S, Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, P.U.F., 1963, p. 169.
30
. Animadversiones ad Wachteri librum..., op. cit., p. 65.
31
. Ibid, p. 260.

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