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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=AMX&ID_NUMPUBLIE=AMX_034&ID_ARTICLE=AMX_034_0161
2003/2 - n° 34
ISSN 0994-4524 | ISBN 978-2-1305-3464-8 | pages 161 à 174
Alain BEAULIEU
société sans classes. Dans une optique similaire à celle qui a été adoptée
par Deleuze, Althusser rejette la causalité du matérialisme dialectique à
la faveur d’une critique continuelle du présent 3. Dans ce contexte, il
n’y a pas une évolution globale et diachronique de l’histoire, mais une
multitude de luttes synchroniques qui surviennent en des lieux séparés.
Il faut dès lors mener des luttes constantes contre l’appareil idéologique
d’Etat (dont la dialectique historique est une manifestation) conçu
comme un système de croyances et de représentations qui agit à l’insu
des masses. Contrairement aux positions défendues par le marxisme
dogmatique, la philosophie n’est pas un moyen d’oppression de la
classe dominante. En tant que pratique théorique, la philosophie a une
fonction proprement politique et libératrice. Elle a la capacité de trans-
former les rapports sociaux dès lors qu’elle est émancipée de toute
philosophie de l’histoire et, plus généralement, de toute téléologie
fonctionnant comme une garantie idéale de sens.
Avec Deleuze, Althusser participe au vaste mouvement franco-ita-
lien de ré-interprétation de la philosophie de Spinoza dans une optique
marxiste 4. Bien qu’Althusser ne démontre pas une connaissance aussi
précise de la conceptualité spinozienne que celle que l’on retrouve chez
Deleuze, il s’accorde avec ce dernier pour faire de la politique avec
Spinoza, allant même jusqu’à considérer Spinoza comme « le seul an-
cêtre direct de Marx » 5. En outre, Althusser souligne bien l’importance
qu’il accorde à Spinoza en qualifiant plus volontiers sa pensée de spi-
noziste plutôt que structuraliste 6.
Au cours des années 1980, Althusser en vient à définir sa philoso-
phie politique comme un matérialisme aléatoire, ou encore un matéria-
lisme de la rencontre ou de la contingence. « Un matérialisme de la
rencontre, soutient Althusser, donc de l’aléatoire et de la contingence,
qui s’oppose comme une tout autre pensée aux différents matérialismes
15. Tiré d’un entretien accordé en 1969 à La Quinzaine littéraire (n° 68) et
repris in G. Deleuze, L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974,
op. cit., p. 200.
16. Initialement paru in F. Châtelet (éd.), Histoire de la philosophie. Tome
VIII : le XXe siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 313 ; repris in G. Deleuze, L’île
déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, op. cit., p. 250.
17. L. Althusser, J. Rancière et P. Macherey, Lire le capital. Tome I, Paris,
Maspero, 1967, p. 82 ; et L. Althusser, E. Balibar et R. Establet, Lire le capital.
Tome II,, op. cit., p. 44.
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Le matérialisme épicurien
18. L. Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, Tome I, op. cit., pp. 595-
596 ; repris in Sur la philosophie, op. cit., pp. 64-66.
LA POLITIQUE DE GILLES DELEUZE ET LE DERNIER ALTHUSSER 167
d’après lequel les atomes sont reliés par une causalité mécanique
aveugle, à savoir l’indétermination du clinamen, qui crée des rencontres
aléatoires entre les plus petits éléments matériels. Le dernier Althusser
rend explicite son intérêt pour « un thème profond qui court à travers
toute l’histoire de la philosophie, et qui a été aussitôt combattu et re-
foulé qu’il y a été énoncé : la “pluie” (Lucrèce) des atomes d’Epicure
qui tombent parallèlement dans le vide, le parallélisme des attributs
chez Spinoza, et bien d’autres encore, Machiavel, Hobbes, Rousseau,
Marx, Heidegger aussi et Derrida » 19. Deleuze réserve lui aussi une
place déterminante à la pensée d’Epicure, et plus précisément à
Lucrèce. Dans son texte intitulé « Lucrèce et le simulacre », Deleuze
fait l’éloge du matérialisme épicurien en pensant « La Nature comme
production du divers ». « Avec Epicure et Lucrèce, poursuit Deleuze,
commencent les vrais actes de noblesse du pluralisme en philoso-
phie » 20. La réactualisation du principe antique d’indétermination
matérialiste s’effectue-t-elle selon les mêmes modalités chez Althusser
et Deleuze ?
À l’instar de Althusser, Deleuze rapproche Spinoza et Lucrèce sur
la question d’une Nature matérielle et immanente. « Comme Lucrèce,
écrit Deleuze, Spinoza sait qu’il n’y a pas de mythe ou de superstition
joyeuse. Comme Lucrèce, il dresse l’image d’une Nature positive
contre l’incertitude des dieux […] Comme Lucrèce encore, Spinoza
assigne au philosophe la tâche de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout
ce qui vit de la tristesse, tous ceux qui ont besoin de la tristesse pour as-
seoir leur pouvoir » 21. Toutefois, Deleuze prend ses distances vis-à-vis
de l’interprétation canonique du matérialisme épicurien, qui fut reprise
par Althusser, lorsqu’il diverge de la conception strictement contingente
du clinamen. « Le clinamen ou déclinaison, soutient Deleuze, n’a rien à
voir avec un mouvement oblique qui viendrait par hasard modifier une
chute verticale. Il est présent de tout temps […] il est une sorte de co-
natus, une différentielle de la matière ». Et il ajoute « Le clinamen ne
manifeste aucune contingence, aucune indétermination » 22. En réalité,
le naturalisme deleuzien constitue un étrange mélange des doctrines
épicurienne et stoïcienne. Deleuze reconnaît aux Stoïciens le mérite
d’avoir formulé l’une des plus grandes théories de l’événement en
dépassant la logique prédicative (l’arbre est vert) à la faveur des incor-
La donation de sens
L’unité du monde