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Francesco Toto
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PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2017
Francesco Toto est chercheur en histoire de la philosophie à l’université
de Rome
III. Il est vice-directeur de la revue Consecutio Rerum, rédacteur en chef de Paradigmi
et membre du comité scientifique d’Etica&Politica. Ses travaux portent notamment
sur l’histoire de la philosophie moderne aux xviie et xviiie siècles. Il a publié
L’Individualità dei corpi. Percorsi nell’Etica di Spinoza (Rome, 2015).
Laetitia Simonetta est une ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon,
agrégée et docteur en philosophie. Elle est l’auteur d’une
thèse intitulée « La
connaissance par sentiment au xviiie siècle ». Elle enseigne actuellement en terminale
dans l ’Essonne.
qui peut manquer à la volonté pour s’engager dans la foi est donnée par
la coutume. Ici, la servitude de l’individu aux pratiques rituelles est au
service de la vérité. Enfin, les articles de Laetitia Simonetta et d’Andrea
Lamberti montrent le lien qu’entretiennent les notions de mœurs et de
goût chez deux auteurs du xviiie siècle. À l’occasion d’une analyse du
texte rousseauiste, la première rappelle le passage d’une compréhension
rationaliste des mœurs que portait le projet jusnaturaliste de science des
mœurs à une compréhension esthétique de cette question. La formation
des mœurs suppose pour Rousseau une formation de la perception des
individus, qui les rende apte à apprécier les valeurs. L ’article de Lamberti
montre q u’une évolution semblable se manifeste dans la pensée de Genovesi
pour qui la morale ne doit pas être fondée sur un système normatif de
préceptes mais sur un sens moral, qui peut être c ompris dans une théorie
des goûts publics et qui se manifeste dans les mœurs.
L’article de Céline Spector se distingue par son approche critique car
il interroge l’analyse q u’Althusser fait de Montesquieu. Indépendamment
de ses limites, que l’auteur met au jour, la lecture d’Althusser révèle en
creux que, chez Montesquieu, la pluralité des facteurs qui c onstituent
les mœurs est la c ondition du respect de l ’esprit de liberté et la barrière
à toute normativité unique et à tout déterminisme.
Enfin, l ’article de Jean-Claude Bourdin semble entrecroiser ces approches,
en ce q u’il montre, à travers la lecture de plusieurs auteurs des Lumières,
la circularité entre les notions de mœurs, de lois et d ’opinion – q u’elle
soit publique ou pas. Les mœurs apparaissent comme le levier central de
toute société humaine, au croisement de l ’action politique, de la moralité,
de la sensibilité, recouvrant le vaste champ des actions et des perceptions.
Espérons que cet ouvrage, par la variété des auteurs qui sont abordés
et des approches suivies, saura donner à la question des mœurs tout
l’intérêt qu’elle mérite. D’autres avant nous ont abordé cette question,
et nous espérons pouvoir contribuer à notre tour à la compréhension
de son histoire.
Giogio Bottini,
Laetitia Simonetta,
Francesco Toto
MŒURS ET COUTUMES,
RAISON ET HISTOIRE
Remarques introductives
L’HISTOIRE C
ONTRE LA RAISON
Une première position sur la question des mœurs est sans doute la
position sceptique11, dans laquelle on assiste au divorce entre rationalité
et histoire. Les traits principaux du paradigme sceptique sont clairs :
dans la société française du xviiie siècle (1734-1784), Éditions Kimé, 1996) ; Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg no 11, 2001 (« Les Lois et le les mœurs », éd. par F. Brahami).
Sur la question assez proche des habitudes cf. Marco Piazza, L ’antagonista necessario. La
filosofia francese d ell’abitudine da Montaigne a Deleuze, Milan, Mimesis, 2015.
11 Dans le Chap. xiv des Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus rappelle que la coutume est
l’un des dix moyens de l’« épokhê » (ou suspension du jugement sceptique) : l’exposition
méthodique de la diversité et de l’opposition des coutumes nous c onduit à dépasser notre
prétention à saisir la nature intrinsèque des choses morales, c’est-à-dire du bien et du
mal (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. fr. de P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997,
I, 14, p. 133). Comme l’auteur l’avait déjà dit, cela n’empêche pas au scepticisme de se
définir comme secte enseignant à vivre « conformément aux coutumes de la patrie »,
grâce auxquelles nous « nous c onsidérons la piété, dans la vie quotidienne, c omme bonne
et l’impiété c omme mauvaise » (ibid., I, 8, p. 63). Voir notamment ibid., I, 11, p. 69.
Pierre Bayle avait en ce sens raison d’affirmer que « la vie civile n’a rien à craindre » des
pyrrhoniens : à la différence des cyniques, qui tendent à « violer les coutumes établies » et
à ne manifester donc « ni pudeur ni honnêteté », à « n’avoir ni parent, ni hôte, ni ami »,
à « japper ou mordre toujours », les sceptiques considèrent la nature c omme un « abîme
impénétrable » et l’esprit humain comme incapable de découvrir les vérités naturelles,
mais « ils ne niaient pas q u’il ne se fallût c onformer aux coutumes de son païs » (Pierre
Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, à Amsterdam, chez P. Brunel,
1740, s. v. « Pyrrhon » remarque B, t. III, p. 731 et « Dyogène », t. II, p. 295).
18 FRANCESCO TOTO
c onstat de l’extrême diversité des mœurs et des coutumes, ainsi que de leur
efficacité profonde sur les manières de penser, les affects et les c onduites ;
affirmation de leur autonomie et de leur inclination à prendre la place
de la nature et de la raison ; assertion de l’incapacité de la connaissance
à saisir des critères moraux transcendants par rapport à la coutume. Ce
modèle trouve sa première et plus influente réalisation dans les Essais
de Montaigne, dont il est nécessaire de rappeler la dette et la distance
à l’égard du Discours sur la servitude volontaire de La Boétie. D ’après La
Boétie « les hommes sont tels que la nourriture », c ’est-à-dire l’éducation,
« les a faits » : « l’habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de
la nature », et « toutes choses deviennent naturelles à l ’homme lorsqu’il
s’y habitue12 ». Pourtant, cette affirmation du rôle de l’éducation et de
l’habitude n’implique aucune prétention réductionniste à réabsorber le
naturel dans le culturel. Au c ontraire, elle présuppose l’immuabilité
de la nature humaine : une nature qui met en nous un « germe […] de
raison » et des « semences de bien » ; qui nous fait libres et égaux ; qui
nous donne les « droits naturels » liés à cette égale liberté ; qui, enfin,
nous dispose à « obéir à la seule raison » en défendant ses droits c ontre
les injustices13. Sans la c onservation de cette nature et de sa distinction, il
serait impossible de mesurer ou bien d ’évaluer la puissance de l ’habitude
et de la culture. La mesure est opérée par la comparaison avec la puis-
sance distincte et opposée de la nature : « la nature nous dirige là où
elle veut », mais « il faut avouer q u’elle a moins de pouvoir sur nous que
l’habitude14 ». Seule la permanence de la nature face à l’habitude permet
ici de penser leur rapport comme un rapport entre deux forces distinctes.
Quant à l’évaluation, elle est conduite au nom de la cohérence des habi-
tudes et des c ultures avec la nature : une c ulture correcte des germes
naturels permet à Lycurgue de créer un peuple qui « préférait souffrir
mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la
raison », mais le plus souvent l’habitude rend les hommes « accoutumés
à la sujétion » et les « dénature » en naturalisant leur servitude15.
Le rapport de Montaigne avec la position de La Boétie est ambiva-
lent : il c onstate la même « force de la coutume », mais en même temps
12 Étienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Texte établi par A. Touron,
Paris, Vrin, 2014, p. 57, 56, 63.
13 Ibid., p. 45, 56, 40, 53.
14 Ibid., p. 55.
15 Ibid., p. 58, 52.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 19
de sorte qu’elle agit ensuite comme cause première, et fait le fondement d’un nouvel être :
d’où est venue cette c onclusion très-littérale, que la coutume est une seconde nature ;
et cette autre pensée plus hardie de Pascal, que ce que nous prenons pour la nature
n’est souvent q u’une première coutume : deux maximes très-véritables. Toutefois, avant
qu’il y eût aucune coutume, notre âme existait, et avait ses inclinations qui fondaient
sa nature ; et ceux qui réduisent tout à l’opinion et à l’habitude, ne comprennent pas
ce q u’ils disent. Toute coutume suppose antérieurement une nature, toute erreur une
vérité : il est vrai q u’il est difficile de distinguer les principes de cette première nature de
ceux de l ’éducation ; ces principes sont en si grand nombre et si c ompliqués, que l ’esprit
se perd à les suivre, et il n ’est pas moins difficile de démêler ce que l’éducation a épuré
ou gâté dans le naturel » (Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, t. IV,
p. 410). Il vaut la peine de remarquer que les termes de cette critique rappellent ceux
des passages du second Discours rousseauiste sur la statue de Glaucus et sur la nécessité
de démêler ce que dans la « nature actuelle » il y a d ’originaire et d ’artificiel.
36 David Hume, Abrégé de la nature humaine, trad. fr. par G. Coqui, Paris, Allia, 2016,
p. 34. « Reason would never, to all eternity, be able to make it » (D. Hume, An abstract
of a Book Lately Published : Entituled ‘A Treatise of Human N ature’, in A Treatise of Human
Nature, ed. by D. F. Norton, M. Norton, Oxford, Clarendon press, 2007, p. 411).
37 Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. fr. par. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2008,
p. 159, 139. « This transition of thought from the cause to the effect proceeds not from
reason. It derives its origin altogether from custom and experience » (Hume, An Enquiry
concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 45).
38 Hume, Enquête sur l’entendement humain, ouvr. cité, p. 139 ; « Custom, then, is the great
guide of human life. It is that principle alone which renders our experience useful to
us, and makes us expect, for the future, a similar train of events with those which
have appeared in the past » (Hume, An Enquiry concerning Human Understanding, ed. by
T. Beauchamp, Oxford, Clarendon press, 2007, p. 38). « Nothing can be known to be the
cause of another but by experience. We can give no reason for extending to the future
our experience in the past ; but are entirely determined by custom, when we c onceive an
effect to follow from its usual cause. Belief, therefore, in all matters of fact arises only
from custom » (Hume, An Abstract of a Book, ouvr. cité, p. 412).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 23
39 Hume, Enquête sur l ’entendement humain, ouvr. cité, p. 139 ; « Without the influence of cus-
tom, we should be entirely ignorant of every matter of fact, beyond what is immediately
present to the memory and senses ; Here, then, is a kind of pre-established harmony
between the course of nature and the succession of our ideas ; and though the powers
and forces, by which the former is governed, be wholly unknown to us ; yet our thoughts
and c onceptions have still, we find, gone on in the same train with the other works of
nature. Custom is that principle, by which this correspondence has been effected » (Hume,
An Enquiry concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 38).
40 Hume, Enquête sur l’entendement humain, ouvr. cité, p. 161 ; Hume, Abrégé de la nature
humaine, ouvr. cité, p. 34 ; « Custom is that principle, by which this correspondence
has been effected ; so necessary to the subsistence of our species, and the regulation of
our c onduct, in every circumstance and occurrence of human life » (Hume, An Enquiry
concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 44) ; « Tis not, therefore, reason, which
is the guide of life, but Custom, then, is the great guide of human life » (Hume, An
Abstract of a Book, ouvr. cité, p. 412).
41 Hume, Enquête sur l’entendement humain, ouvr. cité, p. 229 ; « Are the manners of men
different in different ages and countries ? We learn thence the great force of custom and
education, which mould the human mind from its infancy, and form it into a fixed and
established character. […] Are the actions of the same person much diversified in the
different periods of his life, from infancy to old age ? This affords room for many general
observations concerning the gradual change of our sentiments and inclinations, and the
different maxims, which prevail in the different ages of human creatures » (Hume, An
Enquiry concerning Human Understanding, ouvr. cité, p. 66).
24 FRANCESCO TOTO
45 Hume, Traité de la nature humaine, ouvr. cité, vol. II, p. 128. « Custom and practice have
brought to light all these principles, and have settled the just value of every thing »
(Hume, A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 192).
46 Hume, Essais et traités sur plusieurs sujets, ouvr. cité, p. 180 (Hume, An Enquiry Concerning
the Principles of Morals, ouvr. cité, p. 105 : « Fashion, vogue, custom, and law, were the
chief foundation of all moral determinations »). Il semble donc difficile de donner une
valeur trop critique à la référence au « système de certains philosophes », selon lequel
la justice serait une vertu « artificielle », parce que « l’honneur, la coutume et les lois
civiles tiennent le lieu de la c onscience naturelle et produisent en une certaine mesure
les mêmes effets » (Hume, Traité de la nature humain, ouvr. cité, vol. II, p. 148 ; Hume,
A Treatise of Human Nature, ouvr. cité, p. 202 : « ‘Tis the same case, if justice, according
to the system of certain philosophers, shou’d be e steem’d an artificial and not a natural
virtue. For then honour, and custom, and civil laws supply the place of natural c onscience,
and produce, in some degree, the same effects »).
47 Hume, Essais sur l’art et le goût, trad. fr. par M. Malherbe, Paris, Vrin, p. 123 (D. Hume,
Standard of taste in Essays, Moral, Political, and Literary, ed. Eugene F. Miller. Indianapolis,
Liberty Classics, 1985, p. 247, « But a very violent effort is requisite to change our judg-
ment of manners, and excite sentiments of approbation or blame, love or hatred, different
from those to which the mind from long custom has been familiarized »).
48 Hume, Traité de la nature humain, ouvr. cité, vol. III, p. 182 (Hume, A Treatise of Human
Nature, ouvr. cité, p. 362 : « Time and custom give authority to all forms of government,
and all successions of princes ; and that power, which at first was founded only on injustice
and violence, becomes in time legal and obligatory »).
26 FRANCESCO TOTO
LA RAISON C
ONTRE L’HISTOIRE
51 René Descartes, Discours de la méthode, in Œuvres, éd. par C. Adam et P. Tannery, Paris,
Vrin – C.N.R.S., 1964-1974, vol. VI, p. 16 ; Descartes, Sixièmes réponses, in Œuvres,
ouvr. cité, vol. XI-1, p. 243.
52 Descartes, Discours de la méthode, ouvr. cité, p. 6.
53 Cf. aussi ibid., p. 10 : « Il est vrai que, pendant que je ne faisais que c onsidérer les
mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m ’assurer, et que j’y remarquais
quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes.
En sorte que le plus grand profit que j’en retirais, était que, voyant plusieurs choses
qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être
communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne
rien croire trop fermement de ce qui ne m ’avait été persuadé que par l ’exemple et par
la coutume ; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs, qui peuvent
offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison.
Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde,
et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en
28 FRANCESCO TOTO
estimer le métier de la guerre c omme le plus noble de tous, pour moi qui le c onsidère
en philosophe, je ne l ’estime qu’autant q u’il vaut ».
60 Descartes à Chanut, 20 novembre 1647, in Œuvres, ouvr. cité, vol. V, p. 87.
30 FRANCESCO TOTO
cit. p. 676). Ainsi, quand il conclut que « l’honneur est une c himère née des coutumes et
des conventions humaines, lesquelles n’eurent jamais que l’absurdité pour base » (Sade,
Histoire de Juliette, ouvr. cité, p. 1038) on reconnaît aisément un jeu avec les lieux c ommuns
du rationalisme des Lumières, implicite dans la dénonciation de cette c himère et de cette
absurdité. Au fond, les prétendus vices – comme la cruauté – ne sont que des impulsions
naturelles, et il n ’y a « vice » que « nous n ’ayons tort de ne pas c ommettre, puisque c ’est la
nature qui nous l’inspire ; car nos usages, nos religions, nos coutumes, peuvent facilement,
et doivent même nécessairement nous tromper, et la voix de la nature ne nous trompera
certainement jamais » (ibid., p. 331). Sans multiplier les citations, c ’est donc à la lumière de
cette critique des coutumes traditionnelles et de leur aspect répressif qu’il faut lire le projet
de réformation des coutumes esquissé par Sade. « Ô Juliette, si tu veux, c omme moi, vivre
heureuse dans le crime… et j’en c ommets beaucoup, ma chère… si tu veux, dis-je, y trouver
le même bonheur que moi, tâche de t’en faire, avec le temps, une si douce habitude, q u’il te
devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre » (ibid., p. 193). Afin de
se libérer de la mauvaise influence des usages reçus il faut en conquérir des nouveaux, plus
convenables à la nature et au bonheur : « Adoptez pour base de votre c onduite et pour règle
de vos mœurs ce qui vous paraîtra de plus analogue à vos goûts, sans vous inquiéter si cela
s’accorde ou non à nos coutumes, parce qu’il serait injuste que vous vous punissiez, par la
privation de cette chose, de n ’être pas nées dans le pays où elle se permet » (ibid., ouvr. cité,
p. 259). On entrevoit ainsi le côté obscur des Lumières. Sade mobilise, c ontre les matéria-
listes (qui parlent tout le temps de vertu…), les prémisses et la structure de raisonnement
des matérialistes eux-mêmes (une morale fondée sur la nature, finalisée au bonheur public,
amenant au dépassement des préjugés entre autres sur la sexualité). Sade rend donc visible
le « côté obscur » des Lumières car sa pensée est dans une certaine mesure une virtualité
« interne » à la pensée de philosophes tels que Helvétius et d ’Holbach.
72 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, s.v. « Morale », t. X, p. 700.
73 Étienne-Gabriel Morelly, Code de la nature, in Œuvres philosophiques, Paris, Coda, 2004,
p. 395, note 63, et Id., Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célébre Pilpai, à Messine,
par une société de libraires, 1753, t. 1, p. 47.
74 Denis Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, in Œuvres complètes, éd. critique et annotée, sous
la dir. de H. Dieckmann, J. Fabre, J. Proust, J. Varloot [et al.], 25 vol., Paris, Hermann,
36 FRANCESCO TOTO
premiers principes qui donnent dans toute son étendue la véritable idée
de la justice et de la vertu et à repérer les « fondements de toute morale »
dans une nature humaine fixe et invariable, cette science des mœurs
ne peut être q u’une c onnaissance rationnelle75. « Indépendante des
modes et des coutumes » de tout pays, seule la raison peut c omposer ce
« catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée
de tous les esprits, apprendraient aux peuples […] la vertu, invariable
dans l’objet q u’elle se propose76 ». Cette raison qui s’affirme c omme
la seule gardienne de la nature, de ses intérêts, de sa morale et de ses
droits, ne peut q u’entretenir un rapport critique avec la coutume77. En
apprenant aux hommes « à trouver en quelque sorte tolérable ce qui leur
avait d’abord paru monstrueux78 », le temps donne aux coutumes une
« autorité […] trop étendue, toujours équivoque, […] et par c onséquent
toujours tyrannique79 ». Contre une tradition accueillie déjà par le code
de Justinien, qui donnait à la coutume la valeur d ’un c ontre-pouvoir
en quelque sorte démocratique en l ’interprétant comme « un droit […]
introduit seulement par l ’usage, du consentement tacite de ceux qui s ’y
sont soumis volontairement80 », le rationalisme des Lumières tend alors
à lire les coutumes c omme des règles auxquelles seule « la superstition
attache le nom de sacrées81 », c omme la forme dans laquelle les pouvoirs
constitués se reproduisent comme habitude et préjugé et se cachent sous
le masque de la tradition : « sous le nom de coutumes, toutes les passions
et les caprices de la noblesse, des évêques et des moines furent respec-
tés », se trouvant consacré comme « droit public et civil » quelque chose
qu’en réalité seule « la violence établissait82 ». Chaque fois qu’on prétend
1975-2004, vol. I, p. 330.
75 Paul Henri Thiry d’Holbach, Système de la nature, éd. par J.-P. Jackson, Paris, Coda, 2008,
p. 424.
76 Helvétius, De l’Esprit, ouvr. cité, p. 106 et 158.
77 D’Holbach, Système de la nature, ouvr. cité, p. 95 : « Les mœurs sont les habitudes des
peuples : ces mœurs sont bonnes dès q u’il en résulte un bonheur solide et véritable pour
la société ; et malgré la sanction […] de l’usage, de la religion, de l’opinion publique et
de l ’exemple, ces mœurs peuvent être détestables aux yeux de la raison, quand elles n ’ont
pour elles que le suffrage de l ’habitude et du préjugé ».
78 Gabriel Bonnot de Mably, Observations sur l’histoire de France, in Collection complète des
œuvres de l’Abbé de Mably, à Paris, Desbrières, 15 vol., 1794-1795, vol. I, p. 211.
79 Ibid., p. 240.
80 Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, ouvr. cité, s.v. « Coutume », t. IV, p. 411.
81 Helvétius, De L’Esprit, ouvr. cité, p. 136.
82 Mably, Observations sur l’histoire de France, ouvr. cité, vol. I, p. 142, 195, 206.
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 37
83 Nicolas de Condorcet, Tableau historique des progrès de l’esprit humain, éd. par J. P. Schandler,
P. Crépel, Paris, INED, 2004, p. 337.
84 Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, ouvr. cité, p. 329.
85 Helvétius, De L’Esprit, ouvr. cité, p. 132.
86 Ibid., p. 133, 158 et 132. Il est intéressant de remarquer que la critique des mœurs et
des coutumes apparaît souvent, sous le masque d’une critique c ontre les superstitions,
comme un moment de la polémique antireligieuse. On connaît l’apologie helvétienne
du libertinage et de la « corruption religieuse des mœurs » : « On ne peut nier que des
citoyens tachés de cette espèce de corruption de mœurs n’aient souvent rendu à la patrie
des services plus importants que les plus sévères anachorètes. Que ne doit-on pas à la
galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté, ou celle de ses filles, a, la première, osé
les inoculer ? Que d ’enfants l ’inoculation n ’a-t-elle pas arrachés à la mort ? Peut-être n ’est-il
point de fondatrice d’ordre de religieuses qui se soit rendue recommandable à l’univers
par un aussi grand bienfait » (Helvétius, De L’Esprit, ouvr. cité, p. 145). D’Holbach affirme
que grâce à la théologie, la science des mœurs « fut soumise aux caprices des dieux, ou
plutôt de ceux qui les firent parler » : « la Religion fut l’unique objet de l’attention des
hommes ; ils crurent avoir des mœurs, posséder des vertus, remplir tous leurs devoirs
en accomplissant fidèlement les ordonnances inutiles et souvent criminelles qu’on faisait
descendre du ciel » (D’Holbach, La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition,
Paris, Coda, 206, p. 195). Déjà chez Hobbes la critique des coutumes avait une fonction
anticléricale : « Que les clercs et les réguliers, en matière criminelle, ne sont pas justiciables
des tribunaux de la cite ? À quoi tendent les indulgences, les messes privées, et beaucoup
d’autres pratiques nullement nécessaires au peuple en vue de son salut, et quelle force
auraient ces choses pour éteindre la foi, même la plus vive, si elle n ’était pas soutenue
par le pouvoir civil et par la coutume, il n’est personne qui ne le comprenne. Aussi me
semble-t-il qu’une cause unique peut être attribuée aux changements de religions : le
discrédit frappant des prêtres » (Hobbes, Léviathan, Paris, Vrin, 2004, p. 104 ; Hobbes,
Leviathan, ouvr. cité, p. 109).
38 FRANCESCO TOTO
HISTORICITÉ DE LA RAISON
ET RATIONALITÉ DE L’HISTOIRE
Chez les représentants les plus radicaux des Lumières, qui ont le mérite
d ’exposer avec clarté des thèses q u’on retrouve aussi chez les philosophes
plus modérés, l ’intérêt est le seul moteur des actions humaines. La seule
morale admissible par la nature humaine et les seules vertus qui doivent
être pratiquées par les individus et encouragées par les institutions sont
conçues c omme des instruments pour la maximisation de l’utilité et
du bonheur généraux. Toutes les pathologies morales et politiques se
réduisant à la mécompréhension idéologique de la nature humaine et
de la morale, la tâche de la science des droits et des devoirs, ainsi que
des institutions destinées à donner corps à cette science dans la réalité
des rapports humains, est de dissiper les ténèbres qui rendent possibles
que des c onduites soient, de façon irrationnelle, asservies à des intérêts
particuliers. Tout en développant la problématique d ’une réalisation de
la rationalité dans l ’histoire, les Lumières ne se limitent pas à expliciter
ces lignes de force déjà implicites dans le rationalisme du xviie siècle,
mais donnent naissance à un paradigme nouveau qui mobilise plusieurs
éléments déjà présents chez Machiavel, mais dont Spinoza peut être
considéré c omme le premier représentant94. Ce paradigme diffère du
94 D’après Machiavel, « comme les bonnes mœurs pour se maintenir ont besoin des lois, les
lois à leur tour, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs » (Nicolas Machiavel,
Discours sur la première Décade de Tite-Live, éd. C. Lefort, Paris, Flammarion, 1984, I, 18,
p. 79). L ’influence des bonnes lois sur les bonnes mœurs est visible par exemple dans
l’institution romaine de la censure : « on découvrait, pour ainsi dire, au maniement de
cette machine politique, de nouveaux besoins, qui nécessitaient de nouvelles lois. De
ce nombre fut l’établissement des censeurs qui furent un des plus solides appuis de la
liberté, tant que la liberté exista à Rome ; et cela parce que, juges souverains des mœurs,
ils retardèrent plus que personne les progrès de la corruption » (ibid., I, 42, p. 128).
L’influence, au contraire, des bonnes mœurs sur les lois est visible de façon directe dans
un passage qui parle auparavant de la variété des mœurs, et ensuite de la puissance
de Rome. Selon Machiavel, les différences entre les mœurs expliquent celles entre les
royaumes, et la durée de l’empire romain dépend de la vertu q u’il a été en mesure de
susciter : « En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j’estime que le monde se
soutient dans le même état où il a été de tout temps ; qu’il y a toujours même quantité
de bien, même quantité de mal ; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les
divers lieux, les diverses c ontrées. D’après ce que nous connaissons des anciens empires,
on les voit tous s’altérer tour à tour par le changement qu’ils éprouvent dans les mœurs.
40 FRANCESCO TOTO
regarde les mœurs […] ne peut guère être compris sous un code de lois »,
parce qu’il touche d’abord l’intimité des cœurs et, de façon seulement
indirecte, l’extériorité des conduites103. Comme chez les sceptiques et
les rationalistes, l ’hétérogénéité et l ’autonomie des différentes sources de
normativité sociale posent encore une fois le problème de leur interaction
et de leur hiérarchie. Malgré son refus de toute solution univoque et
simplificatrice (« les manières gouvernent les Chinois ; les lois tyrannisent
le Japon ; les mœurs donnaient autrefois le ton dans Lacédémone104 »),
Montesquieu accorde une relative priorité aux mœurs, que les lois
« suivent105 » et auxquelles elles doivent « être relatives106 ». En fait, les
mœurs semblent caractérisées par une certaine ubiquité. D ’un côté, elles
semblent n ’être q u’un des « principes » (climatiques, démographiques,
économiques, religieux…) c oncourant à déterminer l’« esprit général »
d’une nation, qui imprègne tous les aspects de sa vie civile et permet
de les penser dans leur unité107. De l’autre côté, elles finissent presque
par se confondre avec l’esprit général : à la différence des lois, les mœurs
« tiennent plus à l’esprit général », et les renverser signifie « renverser
l’esprit général » lui-même108. Évidemment, Montesquieu ne manque pas
de rechercher les modalités par lesquelles « les lois peuvent contribuer à
former les mœurs » : un « bon législateur » se reconnaît aussi à sa capacité
« à donner des mœurs109 ». L’idée d’une priorité des mœurs est pourtant
le présupposé de plusieurs de ses thèses. Premièrement, Montesquieu
postule une dépendance des lois par rapport aux mœurs : « quand un
peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples », mais quand
il parvient à n ’avoir « point de mœurs » il a « besoin de lois110 ». C’est
la variation des mœurs qui commande la variation des lois, non pas
l’inverse. « Dans le temps que les mœurs des Romains étaient pures » il
103 Ibid., XIX, 12, p. 563-564, XIX, 14, p. 564, VII, 10, p. 343.
104 Ibid., XIX, 4, p. 558.
105 Ibid., XIX, 23, p. 572.
106 Ibid., XIX, 21, p. 571.
107 Ibid., XIX, 4.
108 Ibid., XIX, 12, p. 563.
109 Ibid., XIX, 27, p. 574, VI, 9, p. 318.
110 Ibid., XIX, 22, p. 571 et XV, 16, p. 502. Voir aussi ces passages : « Dans le temps que
les mœurs des Romains étaient pures, il n ’y avait point de loi particulière c ontre le
péculat » (ibid. XIX, 23, p. 572) ; « Mais, lorsque les mœurs changèrent à Rome, on vit
les législateurs changer aussi de façon de penser » (ibid. XIX, 24, p. 572) ; « L’affreux
débordement des mœurs obligeait bien les empereurs de faire des lois pour arrêter à un
certain point l ’impudicité » (ibid. VII, 13, p. 345).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 45
y avait une législation assez simple, « mais, lorsque les mœurs changèrent
à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser111 ».
Deuxièmement, cette subordination explique la relative impuissance
des « corps » chargés de l ’inspiration ou de la c onservation des mœurs,
inévitablement submergés par une corruption q u’ils peuvent retarder,
mais non pas éviter112. Troisièmement, l’inertie des mœurs113, leur lien
avec une pluralité de facteurs q u’aucun sujet ne pourrait maîtriser ni
manipuler de l’extérieur, ainsi que celui qu’elles entretiennent avec
l’identité des c ommunautés, rendent les interventions législatives en la
matière délicates. « Chacun a appelé liberté le gouvernement qui était
conforme à ses coutumes ou à ses inclinations114 ». « Un peuple connaît,
aime et défend toujours plus ses mœurs que ses lois », « les peuples
sont très attachés » à leurs mœurs et à leurs coutumes : « les leur ôter
violemment, c’est les rendre malheureux » et « paraîtrait trop tyran-
nique115 ». Quand on ne veut pas laisser aux peuples leurs mœurs, « il
ne faut pas les changer par les lois », mais inspirer « d’autres mœurs » en
engageant les peuples « à les changer eux-mêmes », car la prétention de
renverser les mœurs risque de susciter la révolte de la population contre
la violence des pouvoirs étatiques116. À la différence des rationalistes,
111 Ibid., XIX, 22, p. 572 et XIX, 24, p. 572.
112 « La corruption des mœurs détruisit la censure, établie elle-même pour détruire la corruption
des mœurs ; mais lorsque cette corruption devient générale, la censure n ’a plus de force »
(ibid., XXIII, 21, p. 697). Cette impuissance est la même dans laquelle semble tomber la
législation en général. « Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites gouvernèrent par
la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n’est pas dans leur pouvoir,
qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen
qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois ; mais si tout le monde a perdu ses mœurs, les
rétabliront-ils ? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais
ils ne corrigeront pas ce mal » (ibid., XIX, 17, p. 568). Il est vrai que Montesquieu parle
ici du cas particulier des supplices, mais il attribue évidemment une valeur métonymique
à ce cas : la corruption des mœurs est la source de la violation des lois en général, et les
supplices sont la forme typique à travers laquelle la loi impose son respect.
113 On c onstate d’abord une opposition entre la temporalité des mœurs et celle de la législation,
les mutations des premières étant caractérisées par la lenteur et la gradualité, celles de la
seconde par l’instantanéité et la discontinuité propres des décisions : « la révolution vient
de ce qu’un État ne change pas de religion, de mœurs et de manières dans un instant, et
aussi vite que le prince publie l’ordonnance qui établit » des nouveautés en ces domaines.
En outre, ce caractère inertiel des mœurs dérive aussi de leur solidarité avec les autres
facteurs qui c oncourent avec elles à la détermination de l’« esprit général » d’une nation :
si le climat, la religion, l’économie ne changent pas, les mœurs tendent à demeurer stables.
114 Ibid., XI, 2, p. 394.
115 Ibid., X, 11, p. 385, XIX, 14, p. 565, 564.
116 Ibid., XX, 14, p. 564.
46 FRANCESCO TOTO
117 Dans un passage Rousseau affirme : « Formez donc des hommes si vous voulez c ommander
à des hommes » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, texte établi et
annoté par R. Derathé, in Œuvres complètes, ouvr. cité, vol III, p. 251). Après quelques
lignes on lit que le grand art des gouvernements et des magistrats anciens était d ’imposer
des « règlements sur les mœurs », de « corriger [les mœurs] de leurs concitoyens » (ibid.).
118 « Moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c’est-à-dire les mœurs
aux lois, plus la force réprimante doit augmenter » (Rousseau, Émile, ou de l’éducation,
texte établi par Ch. Wirz et annoté par P. Burgelin, in Œuvres complètes, ouvr. cité, vol. IV,
p. 844).
119 « C’en sera même assez pour que l’État ne soit pas mal gouverné, si le législateur a
pourvu c omme il le devait à tout ce qu’exigeaient les lieux, le climat, le sol, les mœurs,
le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple qu’il avait à instituer » (Rousseau,
Discours sur l’économie politique, ouvr. cité, p. 250). « Les mêmes lois ne peuvent convenir
à tant de provinces diverses qui ont des mœurs différentes » ; « Des lois différentes
n’engendrent que trouble et confusion parmi des peuples qui […] sont soumis à d’autres
coutumes » (Rousseau, Le Contrat social, texte établi et annoté par R. Derathé, in Œuvres
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 47
son objet », mais cette justice, qui est la même que dans les lignes qui précèdent, apparaît
comme « émanée de la raison seule » (ibid., p. 378). La « raison sublime » du législateur
est celle capable d ’imaginer des institutions aptes à obliger les particuliers « à conformer
leurs volontés à leur raison », c’est-à-dire à les rendre cohérentes avec la volonté de ce
« public » qui n’est q u’un autre nom du souverain, voire du sujet de la volonté générale
(ibid. p. 380).
124 Ibid. p. 394.
125 Ibid., III, 1, 397 ; cf. aussi Rousseau, Émile, ou de l ’éducation, in Œuvres complètes, ouvr. cité,
vol. IV, p. 844.
126 « Les hommes errants jusqu’ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rap-
prochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque
contrée une nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des règlements
et des lois, mais par le même genre de vie […] et par l’influence commune du climat »
(J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, ouvr. cité, p. 168).
MŒURS ET COUTUMES, RAISON ET HISTOIRE 49
127 Cf. Rousseau, Discours sur l’économie politique, ouvr. cité, p. 251 : « Formez donc des
hommes si vous voulez commander à des hommes : si vous voulez qu’on obéisse aux
lois, faites qu’on les aime, et que pour faire ce qu’on doit, il suffise de songer qu’on le
doit faire. C
’était là le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés où
les philosophes donnaient des lois aux peuples, et n’employaient leur autorité q u’à les
rendre sages et heureux ».
128 Rousseau, Considérations sur le Gouvernement de Pologne, ouvr. cité, p. 969.
129 Rousseau, Discours sur l’économie politique, ouvr. cité, p. 262.
130 « Ils sentiraient que le plus grand ressort de l’autorité publique est dans le cœur des
citoyens, et que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement.
Non seulement il n ’y a que des gens de bien qui sachent administrer les lois, mais il n ’y
a dans le fond que d ’honnêtes gens qui sachent leur obéir » (ibid., p. 341).
131 « Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre,
et tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui
donnait cette institution durable, à l ’épreuve du temps, de la fortune et des c onquérants,
que cinq mille ans n ’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore a ujourd’hui
dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus. Pour empêcher
50 FRANCESCO TOTO
façon qui est loin d ’être univoque, construit et en même temps essaye
de dépasser la dualité entre individu et société, société et institutions,
nature et culture, désir et normativité, autonomie et relation. La socialité
qu’on arrive à penser à travers le concept de coutume est une socialité
basée sur des règles implicites, capables en même temps d’offrir une
base aux lois et de les priver de leur valeur coercitive : une socialité basée
sur des règles qui ne s’imposent pas aux sujets de l’extérieur, mais qui
se sédimentent dans leur affectivité irréfléchie, et qui gardent ouverte
la possibilité, aléatoire et toujours exposée au risque de l’échec, d’un
dépassement du malaise dans la civilisation.
Avec cette liste de questions ouvertes, le temps est cependant venu
de laisser la parole aux auteurs et aux textes recueillis dans ce volume.
Francesco Toto
Université de Rome III –
IHRIM (UMR 5317)
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION
Machiavel, la langue du droit
et la politique de la force
1. Le fait d ’accorder aux mœurs une position centrale par rapport aux
lois dans la hiérarchie normative d ’un ordre juridique, quel qu’il soit,
n’est pas une invention faite par notre auteur. Le rôle de premier rang
réservé aux mœurs était, dans le droit médiéval et encore à l’époque
de Machiavel, l’un des points en commun les plus importants entre la
tradition des civilistes et celle des canonistes3. Pour le droit civil, il y
avait un texte présent aussi bien dans les Institutions (I. 1.2.1) que dans le
Digeste (Dig. 1.1.9) de l ’Empereur Justinien, qui avait été c ontinuellement
repris par Glossateurs et Commentateurs tout au long du Moyen-âge
et qui attribuait aux lois et aux mœurs le même degré de légitimité
formelle et de force contraignante :
3 Parmi une vaste littérature sur ce thème, je me limiterai à rappeler ici certaines parmi les
c ontributions les plus récentes, à travers lesquelles le lecteur pourra aisément reconstruire
l’état des recherches jusqu’à présent, ainsi que celles qui ont été les plus importantes
pour la c onstruction de ma propre approche méthodologique. Parmi les études générales
consacrées aux « mœurs-coutume » dans le droit savant médiéval : John Gilissen, La
coutume. Typologie des sources du moyen âge occidental, fasc. 41, Turnhout, Brepols, 1982 ;
Bruno Paradisi, « Il pensiero politico dei giuristi medievali », in Id., Studi sul Medioevo
giuridico, I, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, Città di Castello, Tiferno Grafica,
1987, p. 263-433 ; AA. VV., La coutume – Custom, (Deuxième partie : Europe occidentale
médiévale et moderne), “Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire c omparative
des institutions”, Bruxelles, De Boeck-Weasmael, 1990, p. 11-61 ; 121-150 ; 511-545 ;
Laurent Mayali, « Law and Time in Medieval Jurisprudence », in Grundlagen des Rechts.
Festschrift für Peter Landau zum 65 Geburtstag, éd. R. H. Helmolz, Paderborn, Schöning,
2000 ; Paolo Grossi, L ’ordine giuridico medievale, Bari, Laterza, 2006, p. 87-108 ; 182-190.
Parmi les études monographiques c onsacrées à la place des mœurs et des coutumes dans le
corpus d’un docteur spécifique du ius commune médiéval voir Walter Ullmann, « Bartolus
on the Customary Law », in Id., Jurisprudence in the Middle Ages, Londres, Variorum
Reprints, 1980 ; Laurent Leo Jozef Maria Waelkens, La théorie de la coutume chez Jacques
de Révigny, Leyde, Brill, 1984 ; Timothy Graham Sistrunk, Law, Custom and Language :
Ideas in Practice in the Legal Writings of Cino da Pistoia (thèse soutenue à la University
of Kansas en 1995) ; Julius Kirshner, « Custom, Customary Law & Ius Commune in
Francesco Guicciardini », in Bologna nell’età di Carlo V e Guicciardini, éd. E. Pasquini et
P. Prodi, Bologne, Il Mulino, 2002, p. 151-179.
58 GIORGIO BOTTINI
Omnes populi, qui legibus et moribus reguntur, partim suo proprio, partim communi
omnium hominum iure utuntur.
« Tous les peuples qui se gouvernent par les lois et les mœurs observent un droit
qui, en partie, leur est propre et, en partie, est commun à tous les hommes. »
Le droit canon, de son coté, allait plus loin, puisqu’il réduisait toute
sorte de loi à la valeur fondatrice des mœurs, au lieu de s’arrêter à un
simple principe d’équivalence entre les lois et les mœurs. Grâce au
parallèle établi avec l ’ordre naturel institué par Dieu, le premier canon
du Decretum Gratiani (D. 1.1.1.) pouvait affirmer que toutes les lois
humaines se ramènent aux mœurs :
Omnes leges aut divinae sunt, aut humanae. Divinae natura, humanae moribus
constant, ideoque hae discrepant, quoniam aliae aliis gentibus placent.
« Toute loi est soit divine, soit humaine. Les lois divines constant (sont formées
par et se fondent sur) la nature ; les lois humaines par et sur les mœurs. C’est
pourquoi les lois humaines diffèrent entre elles, puisque chaque peuple aime
les siennes4. »
4 En commentant ce même passage, tiré par Gratien du cinquième livre des Étymologies
d ’Isidore de Séville, B. Paradisi, « Il pensiero politico dei giuristi medievali », art. cité,
p. 349-350, écrivait que : « la legge non era se non la fomulazione scritta di un costume che non
aveva bisogno della legge scritta per divenire norma giuridica ».
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 59
6 Cf. Gianfranco Garancini, La coutume dans les droits italiens du Bas Moyen Age, in La
Coutume – Custom, ouvr. cité, p. 143 : « Le tacitus consensus populi ne sera donc que l’élément
formel utile pour couvrir la vérité que l’usus en soi […] c’est le vrai, politique, moment génétique
de la norme et – encore avant – de la potestas normative ».
7 Pour une analyse éloquente de la question du consensus communautaire accordé aux lois
dans la perspective du droit canon : Juan Arias Gómez, El consensus communitatis en
la eficacia normativa de la costumbre, Pampelune, Colección canónica de la Universidad de
Navarra, 1966. Au passage, il faut noter que c’est justement la place accordée par Gratien
aux mœurs communautaires dans l’architecture globale de son Decretum qui posera un
problème incontournable aux canonistes des siècles suivants lorsqu’ils s’engageront, dans
leurs commentaires des décrétales pontificales, à établir une supériorité absolue de la
législation papale par rapport aux autres sources traditionnelles du droit canon. Le texte
qu’on vient de présenter sera, pourtant, soumis à un perpétuel travail interprétatif, visant
de plus en plus à éloigner de la lettre du canon l’exégèse accueillie c omme orthodoxe
par l’Église. Ce passage augustinien, repris par Gratien dans le début de son Decretum,
posait aux décrétalistes une question politique fortement aporétique : ils ne pouvaient
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 61
Consuetudo est ius non scriptum moribus et usibus populi vel a maiori partis ipsius
ratione initiatum et introductum, habens vim legis. […] Per mores populi c omprahenditur
tacitus consensus et dixi habens vim legis quia est paris potentiae cum lege.
« La coutume est un droit non écrit qui a été commencé et introduit, selon
raison, par les mœurs et les usages du peuple (ou bien de sa majorité) et qui
a force de loi. […] Le consentement tacite est compris à travers les mœurs
du peuple et, je l’ai dit, la coutume a force de loi parce q u’elle a la même
puissance que la loi9. »
10 Comme cela a été souligné par tous les spécialistes qui se sont occupés de la place
réservée à la coutume dans le droit (et dans la réflexion sur le droit) au Moyen-âge, le
discours sur les mœurs chez les docteurs savants est celui qui se tient au plus proche
de la réalité sociale, dans un effort perpétuel d’exprimer, à travers la parole technique
du savoir juridique, la nature c oncrète des choses humaines et la dynamique de leurs
relations. Comme le dit d’une façon tout à fait remarquable P. Grossi, L’ordine giuridico
medievale, ouvr. cité, p. 96 : « Il diritto non può non avere una dimensione consuetudinaria
perché la consuetudine è per sua natura una normativa della cosa, proveniente cioè dalla cosa :
fatto naturale tra i fatti naturali, è nel reale che alligna ; può dal reale proiettarsi in alto e
diventare norma d ’una c omunità umana, ma la sua origine resta fattuale, particolare, attiene alle
strutture, nasce dal basso ». Parmi les auteurs qui ont c onsacré leurs propres recherches à la
théorie de la coutume et à ses implications politiques, je me limiterai à rappeler ici deux
ouvrages qui ont profondément marqué l’historiographie sur le thème : Luigi Prosdocimi,
Observantia. Ricerche sulle radici fattuali del diritto consuetudinario nella dottrina dei giuristi
dei secoli XII-XV, Milan, Giuffré, 2001 (Ire éd. 1956) ; N. Bobbio, La consuetudine come
fatto normativo, Turin, Giappichelli, 2010 (Ire éd. 1942).
64 GIORGIO BOTTINI
« Que les princes sachent donc qu’ils commencent à perdre leur état à l’instant
même où ils rompent avec les lois, les façons de vivre et les coutumes qui sont
anciennes et sous lesquelles les hommes ont longtemps vécu11. »
11 Disc., III, 5.
12 Si l’équivalence établie entre anciennes lois et anciennes coutumes ne doit donc pas nous
étonner, la présence du mot modi (manières) à leur coté a de quoi nous faire réfléchir.
En effet, elle montre très bien comment Machiavel assume les concepts hérités de la
tradition juridique médiévale pour les intégrer dans un horizon beaucoup plus riche,
issu du langage populaire et administratif typique du milieu florentin de son époque. Le
largueur et la flexibilité sémantiques exprimées par les modi permettent à Machiavel de
se servir d’un mot très élémentaire et fort répandu dans la langue florentine du premier
Cinquecento pour le plier aux exigences communicatives de son propre discours, parmi
lesquelles la plus importante est sans doute la préoccupation d ’une c onstante proximité
entre mot et chose. Pour se faire une idée de la fortune politique de cette dialectique
triangulaire entre lois, coutumes et modi, fixée pour la première fois par Machiavel d ’une
façon aussi claire que synthétique, voir son écho dans le XIXe livre de l’Esprit des lois de
Montesquieu et la c ontribution que Céline Spector consacre à ce thème dans cet ouvrage.
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 65
Si les « costumi » tiennent de fait la même position que les lois, les
« consuetudini » l’occupent de droit, étant la « consuetudine » un « costume »
bon, universellement répandu et observé depuis longtemps. Si tout l ’enjeu
politique des « costumi » relève de la possibilité que leur nature puisse
chez Machiavel, « tertium non datur » : « E pensando io come queste cose procedino, giudico il mondo
sempre essere stato a uno medesimo modo, e in quello essere stato tanto di buono quanto di cattivo, ma
variare questo cattivo e questo buono di provincia in provincia ; come si vede per quello si ha notizia
di quegli regni antichi, che variavano dall’uno all’altro per la variazione de’ costumi, ma il mondo
restava quel medesimo » (Disc., II, avant-propos). C’est pourquoi la qualité des « costumi » d’un
peuple détermine sa propre fortune face à la qualité des « temps ». De bons « costumi » on
a déjà suffisamment parlé, étant l’objet privilégié de cette étude (voir la note à la première
citation de Disc., I, 18) ; mais la force contraignante des mauvais n ’est pas inférieure, c omme
le montre très clairement la citation suivante. Pour Machiavel, à son époque, il n’y a rien
de plus purs que les « costumi » des Suisses, ni rien de plus corrompu que ceux de la courte
pontificale. Et, pourtant, la force des « costumi » corrompus est tellement contagieuse q u’il
suffirait de déplacer la courte papale chez les suisses pour c onstater à quel genre d ’effets cela
donnerait lieu : « E chi ne volesse per esperienza certa vedere più pronta verità, bisognerebbe che fusse di
tanta potenza che mandasse ad abitare la corte romana, con l’autorità che l’ha in Italia, in le terre de’
Svizzeri, i quali oggi sono solo popoli che vivono, e quanto alla religione e quanto agli ordini militari,
secondo gli antichi ; e vedrebbe che in poco tempo farebbono più disordine in quella provincia i rei costumi
di quella corte che qualunque altro accidente in qualunque tempo vi potesse surgere » (Disc., I, 12). La
raison est, pour Machiavel, très simple et nous l’aborderons dans la troisième partie de cette
étude : si les « costumi » et les « leggi » ont le même degré de puissance effective, cela veut bien
dire qu’il n’y a pas de lois qui peuvent contraster de mauvaises mœurs. Même si, dans une
situation soi-disant « ordinaire », Machiavel accorde aux lois et aux mœurs la même place dans
la hiérarchie normative [parmi d ’autres exemples possibles : « e porrebbe freno a ogni ambizione
regolando bene la sua città dentro con leggi e co’ costumi » (Disc., II, 19) ou « Hanno pertanto a questi
esercizi tutte le republiche antiche provvisto in modo, per costume e per legge, che non se ne lasciava
indietro alcuna parte » (Niccolò Machiavelli, L ’arte della guerra, in Opere politiche, III, L’arte della
guerra. Scritti politici minori, éd. J.-J. Marchand, D. Fachard, G. Masi, Rome, Salerno, 2001)],
face à la corruption des mœurs, l’action des lois se révèle être inefficace. Loin de limiter son
influence aux Discours et aux autres ouvrages proprement « politiques », cette thèse traverse,
sans variations et comme un fil rouge, l’ensemble de l’œuvre machiavélienne, des textes
poétiques jusqu’à ceux historiographiques, ce qui témoigne, par ailleurs, de l’importance
constante que l’auteur lui accorde. De la même manière que pour le binôme latin « usus et
mores », Machiavel utilise « usanze » et « costumi » d’une façon interchangeable (au moins pour
ce qui c oncerne leur rapport aux lois). Dans les « Istorie Fiorentine », il s’agit d’« usanze » : « E
veramente in nelle città di Italia tutto quello che può essere corrotto e che può corrompere altri si raccozza ;
i giovani sono oziosi, i vecchi lascivi, e ogni sesso e ogni età è piena di brutti costumi ; a che le leggi buone,
per essere dalle cattive usanze guaste, non rimediano » (Niccolò Machiavelli, Istorie Fiorentine e altre
opere storiche e politiche, éd. A. Montevecchi, Turin, Utet, 2007, III, 5, p. 419), alors que, dans
« L’Asino », il s ’agit de « costumi » : « Quel regno che sospinto è da virtù / ad operare, o da necessitate, /
si vedrà sempre mai gire all’insù ; / e per contrario fia quella cittate / piena di sterpi silvestri e di dumi, /
cangiando seggio dal verno a la state, / tanto ch’al fin convien che si consumi / e ponga sempre la sua
mira in fallo, / che ha buone leggi e cattivi costumi » (Niccolò Machiavelli, Tutte le opere storiche,
politiche e letterarie, éd. N. Borsellino et A. Capata, Rome, Newton & Compton, 2011, c. V, v.
79-87, p. 844), mais la substance de leur relation aux lois ne change pas.
68 GIORGIO BOTTINI
« Et là où une chose fonctionne bien par soi-même, la loi n’est pas nécessaire.
Mais quand cette bonne coutume vient à manquer, la loi tout de suite est
nécessaire17. »
Que la coutume fasse loi là où il n’y a pas de lois, c’est une règle de
jurisprudence (mais, encore plus important, de juridiction) que Machiavel
devait surement avoir apprise lors de ses quinze ans de service pour l ’office
17 Disc., I, 3.
70 GIORGIO BOTTINI
une puissance équivalente aux lois et aux mœurs, Machiavel assume que,
pour sauver un ordre corrompu de la décomposition, il faut que l’action
des normes soit soutenue et vivifiée par l’intervention d ’une puissance
extraordinaire, qui casse les ordres pour les rétablir à nouveau. Et en
effet, d’après son discours, la bonté de quelque forme de gouvernement
que ce soit n’est pas évaluée en soi-même, mais en fonction du niveau de
corruption qui affecte la matière sociale que le gouvernement en question
est censé diriger en vue du bien commun.
C’est pourquoi pour des niveaux de corruption différents il faut
se doter de formes de gouvernement différentes. En c onséquence, là
Politique, Aristote cherche à définir un critère général qui permettrait de distinguer
entre monarchie légitime et monarchie tyrannique. Cette catégorie consisterait dans la
distinction entre gouvernement des lois (le princeps legibus alligatus) et gouvernement de
la volonté (le princeps legibus solutus). Une fois établie cette division majeure, se pose un
problème ultérieur, en apparence aporétique, à propos du souverain civil : même là où
il gouverne à l’intérieur des limites fixées par la loi et sans jamais les dépasser, il sera
pourtant obligé de recourir à la violence pour forcer ceux qui veulent s’en passer à les
respecter. On ne sort pas de cette contradiction. Même celui qui se veut tout à fait légal
dans sa façon de gouverner doit se doter de la force nécessaire à imposer ces mêmes lois
aux autres. Faute de contrainte, les lois resteraient en effet de simples dispositions, vidées
de toute leur puissance. Comme il est fort probable, Machiavel lisait ce texte aristotélicien
dans l’excellente traduction latine de Donato Acciaiuoli (Aristoteles, Donati Acciaioli
in Aristotelis libros octo Politicorum commentarii, Venetijs, apud Vincentium Valgrisium,
1566, fo 113v, 1286b) : « Quaestio est etiam utrum habere debeat qui regnaturus est, circa se
potentiam quandam, qua possit compellere non parentes, alioqui quomodo gubernationem exerce-
bit ? Si enim habeat potestatem a legibus c oncessam, et nihil ex voluntate sua faciat praeter leges,
tamen necessaria sibi erit potentia, per quam leges tueri queat » (« En effet, même s’il reçoit
son pouvoir par les lois et qu’il ne fait rien de sa propre volonté contre ces mêmes lois,
il est nécessaire q u’il se dote d ’une puissance au moyen de laquelle il puisse les soutenir
et les conserver »). L ’autre lieu recourt dans la c onstitution Imperatoriam maiestatem qui
figure dans les Institutions de l’Empereur Justinien (à la fois, introduction et synthèse de
l’ensemble du Corpus Iuris Civilis). La relation de nécessité réciproque qui relie armes et
lois est considérée à l’aune du concept de maiestas (c’est-à-dire, de la souveraineté) qui
fonde tout pouvoir juridiquement légitime (imperium, dans le vocabulaire du droit romain
et médiéval) : « Imperatoriam maiestatem non solum armis decoratam, sed etiam legibus oportet
esse armatam, ut utrumque tempus, et bellorum et pacis, recte possit gubernari » (Il est nécessaire
que la souveraineté de l ’Empereur soit non seulement ornée d ’armes, mais aussi armée de
lois, afin qu’en tout temps, de guerre ou de paix, elle puisse être exercée correctement).
C’est à Diego Quaglioni qu’il faut reconnaître le mérite d’avoir porté à l’attention des
spécialistes d ’aujourd’hui le lien qui passe entre ce texte fondateur du droit romain (qui
a été retravaillé maintes fois tout au long du Moyen-Age) et le binôme machiavélien
justice-armes : « quel nesso, più che indicare il rapporto fra politica e forza, mi pare mostri
l’identità dell’imperium (il potere giuridicamente conformato) con l’endiadi iustitia et armi. E’
la maiestas, la sovranità, secondo il paradigma giustinianeo armis decorata e legibus armata »
(Diego Quaglioni, « Machiavelli e la lingua della giurisprudenza », art. cité, p. 63).
ENTRE MŒURS ET CORRUPTION 73
doivent être mises en œuvre par q uelqu’un qui les fasse observer à travers
l’aide d’une force exceptionnelle.
Dove la [materia] è corrotta, le leggi bene ordinate non giovano, se già le non sono
mosse da uno che con una estrema forza le faccia osservare, tanto che la materia
diventi buona.
« Lorsque la matière est corrompue, les lois bien ordonnées ne sauraient être
utiles, à moins q u’elles ne soient mosse [soutenues, mises en mouvement, mues,
poussées] par quelqu’un qui les fasse respecter par une force extrême, jusqu’à
ce que la matière redevienne bonne25. »
Si, dans la citation par laquelle nous avons commencé cette brève étude,
Machiavel nous rappelait que l’observation des lois est due aux bonnes
mœurs, c ’est une force en quelque sorte « extrême » qui est requise pour
que ces mêmes lois soient observées dès lors que les mœurs sont devenues
mauvaises. P uisqu’elles disposent d ’une force c ontraignante toujours supé-
rieure à celle des lois, elles sont assumées dans le système machiavélien en
tant que matière, laquelle se c ompose, en même temps, de l ’ensemble des
pratiques effectives du peuple et de son c onsentement aux dispositions des
gouvernants26. De ce fait, une bonne matière ne posera aucun problème à
celui qui est censé la mettre en forme ; mais, face à la corruption, le dispositif
formel des lois n’a aucun pouvoir d ’influencer le niveau matériel. Pour que
cela fonctionne, il faudrait qu’à la puissance de la matière soit opposée la
force extrême donnée aux lois par quelqu’un (un sujet lui-même, comme
25 Disc., I, 17.
26 Cette distinction entre matière (sociale) et forme (gouvernementale) est souvent employée
par Machiavel c omme modèle épistémique pour se représenter la nature des ordres. Celle
qui passe entre la matière humaine et sa propre forme politique c ’est une relation fort
soumise à mutation (la matière change continuellement dans le temps et elle évolue
de pire en pire), très peu équilibrée (les formes, par c ontre, ont du mal à s’adapter à la
variation des mœurs et à s’innover avec) et toujours potentiellement conflictuelle (ne
changeant pas avec sa matière, la forme de gouvernement vient à manquer des moyens
pour l’encadrer et la diriger). Si on se met à la chercher, on retrouvera souvent dans les
discours des élites florentines de l’époque cette façon de lire la composition des ordres
à travers l’hendiadys aristotélicienne de forme et matière, ainsi que le fait d’accorder une
attention majeure au moment où un régime choisit sa propre forme : celui du principio.
Comme on le voit très bien à l ’œuvre, parmi les autres exemples possibles, chez Savonarole :
« Così tu, Firenze, volendoti innovare fuori della tua vecchia usanza, ti è necessario pensare bene
ei modi della tua innovazione e del tuo nuovo reggimento ; e però ti dissi nel nostro precedente c h’el
ti conviene fare come fanno le cose naturali, le quali prima considerano la forma, poi la materia
e poi gli accidenti ; così procedono tutti gli agenti naturali a volere condurre le loro operazioni al
debito fine » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo, ouvr. cité, p. 143-144).
76 GIORGIO BOTTINI
le peuple, qui c onstitue cette matière) qui travaille la matière. Encore une
fois, c ’est la qualité des temps qui c ompte chez Machiavel. La crainte de
ces temps dangereux où se joue le tout pour le tout définit l’existence
(toujours potentielle et parfois actuelle) d’un troisième espace, celui de la
violence en dehors des limites légales, qui sert à Machiavel pour penser
l’ensemble des relations politiques ordinaires. En effet, cette puissance
extrême qui apparaît dans toute sa force lors des temps corrompus ne
cesse jamais d’être présente, bien que sous forme aléatoire, durant la vie
de tout « ordre ». Il faut, donc, s’engager à la dire et à la penser à travers
les outils que le discours et la parole mettent à disposition pour qu’elle
ne soit pas incontrôlée au moment de son éclatement.
Au chapitre lv du premier livre, Machiavel se demande si on peut
arriver à introduire des institutions républicaines dans un contexte où
existe parmi les gens une telle inégalité qu’une petite élite vit oisivement
dans l ’abondance, et hors du c ontrôle de la justice. C ’est la c ondition la
plus extrême de la vie d’un ordre politique qu’il choisit d’aborder ici
puisque, à son avis, la corruption des mœurs est générée précisément par
une inégalité excessive des biens et par les différentes passions q u’elle
produit soit chez ceux qui ont trop de moyens, soit chez ceux qui n’en
ont pas du tout. Nous ne serons pas du tout surpris de c onstater que,
tandis q u’il nie la possibilité d ’y instaurer une forme de gouvernement
républicaine, il suggère à ceux qui ont la chance de se faire chefs d’un
tel ordre d ’y instaurer tout de suite une monarchie. Dans ce cas, ce n ’est
même pas une simple « main royale » qui suffit à soutenir l’action des
lois, mais, pour être efficace, elle doit disposer d’une puissance absolue
et excessive, la seule susceptible d ’intervenir sur les coutumes.
Dove è tanto la materia corrotta che le leggi non bastano a frenarla, vi bisogna ordi-
nare insieme con quelle maggior forza ; la quale è una mano regia, che c on la potenza
assoluta ed eccessiva ponga freno alla eccessiva ambizione e corruttela de’ potenti.
« Lorsque la matière est si corrompue que les lois ne peuvent la corriger, il
faut q u’elles soient soutenues par une force majeure ; c’est-à-dire une main
royale, qui déploie une puissance absolue et excessive pour mettre frein à
l’ambition et à la corruption excessives des puissants27. »
Giorgio Bottini
Université de Naples – Frédéric II
ENS de Lyon
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE
POUR LES CHINOIS ET VICE VERSA
Universalité et diversité chez Matteo Ricci
séjour dans les collèges de Goa et Macao, Ricci est convaincu qu’il faut
abattre les séparations coloniales entre les étudiants d’origine indienne
ou chinoise et ceux d’origine européenne : il explique dans ses lettres au
Général Claudio Acquaviva que la tentative de sauvegarder une supériorité
européenne, en interdisant aux étudiants indiens ou c hinois de suivre
les cours avancés, nuit gravement à l’action missionnaire3. Pendant son
séjour chinois il exprimera encore une fois sa c onviction que la forma
mentis et les méthodes pastorales des recteurs des collèges ne sont pas
du tout efficaces pour l’évangélisation des infidèles : il obtiendra en
effet de ne pas dépendre de Macao, mais de se rapporter directement
au Visiteur Alessandro Valignano4.
La description de la Chine que Ricci nous offre se déploie selon les
catégories de la ressemblance et de la différence et celles de la supériorité
et de l’infériorité. Il utilise un ton lyrique dans la lettre à Giambattista
Romano du 13 septembre 1584 : le pays est loué pour son antiquité, pour
l’ordre parfait qui règne dans la distribution des villes dans son territoire
et, dans les villes elles-mêmes, pour ce qui c oncerne les bâtiments publics
et privés ; pour sa fertilité et pour l’industrie de ses habitants, qui en ont
fait un immense jardin ; pour la grande abondance de canaux artificiels ;
pour la richesse en pierres et métaux précieux ; pour sa salubrité ; pour
ses arts ; pour son gouvernement5. Douze ans plus tard, en écrivant à
Girolamo Costa, Ricci résume les traits singuliers de la Chine : elle est,
en premier lieu, immense et riche en toute sorte de choses, ce qui la
rend autonome au point de ne pas désirer admettre des ambassadeurs
d’autres pays, même pas pour recevoir des présents. En deuxième lieu,
concrète, qu’ils sont capables de changer leurs stratégies, et qu’il n’y a pas d’unanimité
sur les voies à suivre (ibid., p. 340, 347).
3 Matteo Ricci, Lettere (1580-1609), éd. P. Corradini, F. D ’Arelli, F. Mignini et S. Bozzola,
Macerata, Quodlibet, 2001, p. 31 (dorénavant Lettere, suivi par le numéro de la page).
4 Cf. Lettere, p. 53 : « Il (scil. Alessandro Valignano) ne fit pas de changement dans le gou-
vernement de la mission. Ainsi, elle ne resta dépendante en aucune manière du collège
de Macao, mais du vice-provincial du Japon, chose que je lui avais demandée et qui s’est
révélée déjà très utile pour bien promouvoir cette entreprise, étant gouvernée par ceux
qui y sont impliqués, et non par des recteurs et des conseillers
des collèges, qui parfois
ne connaissent pratiquement rien aux choses de la chrétienté ». Cf. aussi Lettere, p. 424 ;
trad. fr. par Vito Avarello, L’Œuvre italienne de Matteo Ricci. Anatomie d’une rencontre chinoise,
Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 248 (lorsque nous utiliserons les traductions mises à
disposition par ce livre nous l’indiquerons par trad. fr. Avarello, suivi du numéro de la
page).
5 Lettere, p. 57-87.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 81
fonction comparable, par le fait qu’ils sont tenus dans les mains et qu’ils
sont utilisés c omme présent.
La description de la Chine que Ricci nous offre, tout en soulignant
les singularités de la c ulture et de la société c hinoise, se distingue à deux
égards des récits de voyages précédents et c ontemporains : elle évite de
faire recours au merveilleux et elle n’utilise pas non plus la catégorie
du monde renversé. Elle est à cet égard distante du modèle offert par Il
milione de Marco Polo, mais aussi de la description contemporaine des
mœurs des Japonais par Luís Fróis, entièrement bâtie sur l’opposition
entre les habitudes européennes et japonaises.
La maîtrise parfaite que Ricci possède des conventions sociales chinoises
se manifeste dans les chapitres de L’entrée en Chine consacrés aux rites,
aux politesses et aux coutumes c hinoises. Il est tout à fait remarquable
que ces pages sont presque dépourvues d ’évaluations, Ricci se limitant
à constater si les coutumes des Chinois s ’approchent ou s ’éloignent des
coutumes européennes. De manière semblable, les chapitres concernant le
gouvernement et la religion des Chinois témoignent bien plus souvent de
l’admiration de Ricci que de sa c ondamnation. Le jugement q u’il porte
sur la culture et sur la société chinoises n’est cependant pas totalement
positif, mais Ricci a concentré les aspects négatifs dans un chapitre
consacré aux superstitions et aux abus de la Chine. Le résultat est que
le lecteur est davantage frappé par les éloges qui se répètent à plusieurs
reprises dans le texte que par la liste des turpitudes chinoises. Ce choix
rhétorique a en outre comme conséquence de mettre au premier plan les
aspects positifs du gouvernement et de la religion c hinoise, puisque les
superstitions et les abus ne sont directement ramenés ni à la structure
politique ni aux convictions religieuses chinoises.
Les catégories que Ricci utilise pour c omprendre la civilisation chinoise
et pour l’expliquer à ses interlocuteurs sont empruntées à l’aristotélisme
chrétien de la Renaissance et à sa manière de concevoir les rapports entre le
paganisme et le christianisme. Son catéchisme affirme que, malgré la chute,
l’homme garde une raison naturelle capable d’atteindre une connaissance
de Dieu et de l ’âme humaine. Nous sommes donc capables de comprendre
que notre âme est immortelle et q u’elle est destinée au paradis ou à l ’enfer.
De même, la notion de Dieu que nous possédons naturellement, si elle ne
suffit pas à mener au salut sans l’intervention de la grâce, est capable de
nous restituer une connaissance vraie de Dieu en tant que créateur et en
84 ANTONELLA DEL PRETE
13 Voir le début de Ricci, Vero significato del Signore del Cielo, Bologne, Edizioni San Clemente /
Edizioni Studio Domenicano, 2013, p. 109.
14 Lettere, p. 412-413, 463.
15 Entrata, p. 125.
16 Lettere, p. 185. La c ompréhension et l’explication de la civilisation c hinoise par le biais
de la culture gréco-romaine est attestée depuis les premiers temps du séjour de Ricci en
Chine : en écrivant en 1585 à Claudio Acquaviva il affirme par exemple que les grands
sont à plus d ’un titre des épicuriens ; alors que les gens de c ondition sociale plus basse
admettent l’immortalité de l’âme, mais sous la forme de la transmigration pythagori-
cienne (Lettere, p. 100). Il relativisera ensuite ce jugement, affirmant que dans d ’autres
provinces de la Chine le nombre des personnes croyant à l’immortalité est plus grand
(Lettere, p. 173). Pour toute la société chinoise, un mécanisme semblable de réduction de
l’inconnu au connu se met en œuvre : les jésuites sont la plupart du temps assimilés au
bouddhisme, à cause de leurs vêtements, mais aussi à cause de leurs doctrines (Lettere,
p. 137-138 et 173) ; l’empereur, quant à lui, regardant les portraits qu’en ont fait les
peintres de la cour s ’exclame q u’ils sont des persans.
17 Entrata, p. 135. Pour une analyse des jugements que Ricci porte sur le confucianisme,
le bouddhisme et le taoïsme, voir Franco Di Giorgio, « Confucianesimo, buddismo e
taoismo nelle opere di P. Matteo Ricci », Scienza Ragione Fede, ouvr. cité, p. 199-240.
TRADUIRE LA CULTURE EUROPÉENNE POUR LES CHINOIS […] 85
18 Entrata, p. 124.
19 Ibid., p. 124-125. Le même souhait est exprimé dans une longue lettre à Francesco Pasio :
« En examinant attentivement tous ces livres, nous y retrouverions très peu d ’éléments
contre les lumières de la raison et – d’autres, très nombreux, qui lui sont c onformes, […] et
nous pouvons espérer dans la divine miséricorde que beaucoup de leurs ancêtres se soient
sauvés grâce au respect de la loi naturelle, avec l’aide que Dieu aura bien voulu leur
accorder » (Lettere, p. 518, trad. fr. Avarello, p. 81-82).
20 Dans sa lettre du 13 septembre 1584 à Giambattista Román, Ricci affirme par exemple
que la Chine ne connait pas de véritable religion et que les mandarins ne croient ni à
l’immortalité de l ’âme ni aux idoles des autres sectes, se limitant à une morale purement
mondaine (Lettere, p. 84-85).
21 Ibid., p. 108, 139, 160, 207, 221, 253, 292-293, 305, 314-317 ; Entrata, p. 176, 350.
86 ANTONELLA DEL PRETE
Même dans les habitations, les armes sont en général peu présentes, ce
qui empêche les vengeances et les violences entre particuliers ; si deux
personnes s’affrontent, celui qui s’enfuit et qui refuse de blesser son
ennemi est le plus estimé34.
Les rapports entre la nature humaine et l ’histoire ne c onstituent pas
un sujet d’étude à part entière chez Ricci : de nombreux passages de
ses lettres et de ses écrits, c omme nous l ’avons déjà vu, nous autorisent
cependant à affirmer qu’il croit à l ’existence d ’une raison et d ’une morale
naturelles, sources chez tous les peuples de leurs connaissances vraies
de la divinité et de leurs vertus. Ce patrimoine commun ne rend pas
pour autant équivalentes toutes les civilisations : il y a non seulement
des différences mais aussi des hiérarchies. Les Chinois semblent se situer
au sommet de cette échelle, devançant même les Grecs et les Romains
pour ce qui concerne la religion. Ils excellent également par leurs capa-
cités intellectuelles, tandis que Ricci attribue souvent leur infériorité
par rapport aux Européens au fait qu’ils n’échangent pas avec d’autres
peuples et affirme qu’ils pourront les devancer une fois q u’ils auront
appris nos sciences et nos arts.
Si la raison naturelle appartient à l’intemporel, ses égarements sont
les effets historiques de l ’absence de la grâce divine. Et là chaque peuple
a les siens, même si un large spectre de comparaisons est mis en œuvre
par Ricci pour ramener l’inconnu au connu : doctrines, institutions,
coutumes peuvent trouver des équivalents exacts ou fonctionnels chez
les pays européens, mais le plus souvent le rapprochement est effectué
avec l ’Antiquité grecque et latine. L ’astronomie est par exemple c ultivée
afin d’établir le calendrier des jours fastes et néfastes ; toutes les formes
de divination sont pratiquées par les Chinois, y c ompris celles qui
demandent le recours aux esprits et aux démons. Ricci sait bien que
l’Antiquité païenne est riche en exemples de superstitions semblables
et se limite à indiquer la singularité du recours à la géomancie chez
les Chinois pour établir la position des bâtiments et des sépultures35.
Les critiques les plus âpres de Ricci visent les mœurs sexuelles, la
cruauté des mandarins, le respect purement formel des rituels sociaux
qui a comme revers l’habitude de cacher ses véritables sentiments et
comme c onséquence l ’impossibilité d’avoir c onfiance dans ses proches.
34 Lettere, p. 81-84 ; Entrata, p. 78, 82.
35 Entrata, p. 110-113.
90 ANTONELLA DEL PRETE
rapports causaux existent selon lui entre ces différents éléments, mais
c’est surtout une continuité et une porosité entre la politique, la société
et la religion qui semble caractériser ses pages.
Seule la référence aux doctrines chrétiennes permet de déterminer ce
qui est acceptable et ce qui est à rejeter, ce qui est originaire et ce qui
est factice, ce qui est indispensable parce que relevant de l’universalité
de la vérité et ce qui est au fond indifférent. Ainsi la polygamie et le
culte des idoles des Chinois ne sont pas tolérables, alors que les rites
consacrés à Confucius et aux ancêtres peuvent être gardés, puisqu’au
fond ils n ’expriment que le respect de la sagesse et le profond attache-
ment des Chinois pour leurs parents. Le c onfucianisme originaire est
la seule religion c hinoise c ompatible avec le christianisme, alors que le
bouddhisme et le taoïsme sont factices et sont à rejeter totalement. La
morale confucéenne manifeste la capacité des Chinois à reconnaître et
respecter les lois naturelles, tandis que la plupart de leurs coutumes, ne
s’opposant pas aux vérités du christianisme, sont d ’autant plus impor-
tantes à maîtriser par les missionnaires pour être acceptés et respectés,
qu’elles ne c ontribuent pas à former le jugement de fond que Ricci porte
sur la civilisation chinoise.
Il est difficile d ’établir si le mimétisme c ulturel de Ricci est dicté
par une authentique fascination pour la civilisation chinoise, ou s’il est
le résultat d’une stratégie apologétique. Sa conviction que la religion
et la morale confucéennes sont conformes aux principes de la raison
et de la loi naturelles non seulement rend possible une métamorphose
physique et culturelle, mais lui permet de reconnaître aux Chinois ces
vertus authentiques que d ’ici peu, en Europe, Pierre Nicole niera à tous
les païens.
DESCARTES, ETHNOLOGUE ?
7 Voir par exemple : « Descartes, qui voulait fonder une physique, coupait l ’Homme de la
Société » (Levi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; réed. Paris, Pocket/Agora,
1990, p. 297-298) et Id., Anthropologie structurale II, Chapitre 2 « Jean-Jacques Rousseau,
fondateur des sciences de l ’homme », Paris, Plon, 1973, p. 45-56.
8 Levi-Strauss, Anthropologie structurale II, ouvr. cité, p. 48.
9 Voir l’image fameuse de la philosophie c omme « arbre, dont les racines sont la méta-
physique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les
autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique
et la morale » (Principes de la philosophie, ouvr. cité, p. 14).
10 « Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par c onséquent,
les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois
penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers,
96 ÉLODIE CASSAN
temps. Outre q u’à ses yeux l ’histoire n ’est pas une science20, il c onsidère
que « lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient étranger
en son propre pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pra-
tiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant
de celles qui se pratiquent en celui-ci21 ». Une science des mœurs n ’est
donc pas possible : le fait de l’immense variété des comportements des
hommes interdit de les rapporter à des lois universelles permettant de
les expliquer tous et de les expliquer intégralement. Mais surtout, une
telle science n’est pas souhaitable car elle n’apporte rien aux hommes
sur le plan existentiel. Une fois que l ’on connaît la variabilité des mœurs
dans le monde et que l’on admet qu’il est pertinent d’un point de vue
technique de se plier aux coutumes de son pays, étant donné que l’on ne
vit pas en étant seul au monde22, l’essentiel reste encore à faire : régler
ses mœurs afin de parvenir au bonheur. Dans cette perspective, c’est
moins la c onnaissance de traditions et de cadres sociétaux qui c ompte,
qu’une recherche, entreprise à l’échelle individuelle, sur les habitudes
de comportement à acquérir afin de mener une vie dénuée de remords
et de regrets.
L’orientation de la philosophie de Descartes le c onduit ainsi à se
concentrer moins sur le détail des mœurs en vigueur dans une société
que sur celles que les individus doivent instituer s’ils veulent être
heureux. On pourrait voir là une c ontradiction : comment à la fois se
plier aux traditions et envisager d ’éventuellement prendre du champ
par rapport à elles ? En réalité, il n ’y a pas de conflit : pour Descartes,
le tout (la société) et la partie (l’individu), loin de s ’opposer, ont une
20 Voir sa Lettre à Hogelande du 8 février 1640, par exemple dans la traduction q u’en
donne Alquié dans son édition des Œuvres philosophiques de Descartes, Paris, Garnier, t. 2,
p. 158-161.
21 Discours de la méthode, AT, VI, p. 6.
22 Sur ce point, voir la Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, AT, IV, p. 293 : « il faut
toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en par-
ticulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à un grand
mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme
vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n ’aurait pas raison de se vouloir perdre
pour la sauver ». Descartes retravaille ici la doctrine stoïcienne de l’oikeiosis sociale, selon
laquelle la société humaine se c onstruit par cercles c oncentriques allant de la parentèle à la
communauté politique, par extension de la bienveillance de chacun d’un cercle à l’autre.
Sans nier l ’existence d ’intérêts propres à tout un chacun, Descartes pense la morale dans
une extériorité par rapport à la c onception de l’homme intéressé, de laquelle procèdera
le libéralisme classique.
100 ÉLODIE CASSAN
30 Ibid., p. 202.
31 F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, PUF, 1950.
32 Discours de la méthode, AT, VI, p. 56-60 ; Lettre au marquis de Newcastle, AT, IV, 573-576 ;
À More, V, 275-279.
DESCARTES, THÉORICIEN DES MŒURS ? 103
43 Voir en ce sens la conclusion de la morale par provision : Discours de la méthode, AT, VI,
p. 27.
44 Principes de la philosophie, AT, IX, p. 3.
45 Secondes réponses, exposé géométrique, seconde définition. Nous soulignons. AT, IX, p. 124.
46 Voir par exemple Sylvain Auroux, La philosophie du langage, Paris, PUF, 2004, p. 87.
106 ÉLODIE CASSAN
idée à l’esprit et l’attention qui lui est prêtée par l’esprit qui garantissent
que le discours qui est tenu dessus a un corrélat réel. Soit par exemple
l’idée de Dieu évoquée dans une lettre à Mersenne de juillet 1641. Selon
Descartes, si un homme peut dire que Dieu est infini, incompréhensible
et q u’il ne peut être représenté dans l’imagination, c ’est parce q u’il
dispose de cette idée au moment où il en parle47. Au cœur de la théorie
cartésienne de la signification, on trouve donc l’affirmation de la néces-
sité de déconstruire l’usage du signe. Il s’agit de réfléchir pour restaurer
une c onception recouverte par l ’usage des mots. C ’est pour autant que
les mots rendent compte de l ’expérience de la pensée méthodique d’un
objet q u’ils ont du sens48. Cette affirmation de la nécessité d’une prise
de distance par rapport aux habitudes des hommes dans le maniement
de la parole montre que Descartes rejette un c oncept d’homme réduit
à une subjectivité désincarnée au profit d’un concept d ’homme membre
d’une communauté d’hommes d’un temps et d’un lieu donnés, définis
en termes culturels, par des usages linguistiques propres.
Élodie Cassan
IHRIM (UMR 5317) –
ENS de Lyon
49 Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, trad. fr. par M. Sagnol, J.-L. Schlegel
et D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999, p. 207. Nous développons ce point dans un
ouvrage à paraître chez Vrin, consacré au langage de la raison de Descartes à Chomsky.
LES MŒURS SELON HOBBES
1 Thomas Hobbes, Leviathan : or the Matter, Form and Power of a Commonwealth, Ecclesiastical,
and Civil, in The English Works, 11 vol., ed. W. Molesworth, London, John Bohn and
Longman, Brown, Green, and Longmans, 1839-1845, vol. III, 1839, I, 11, trad. fr. de
F. Tricaud, Leviathan, Paris, Dalloz, 1999 (abrév. : Lev.), p. 95.
2 Ibid., p. 101.
3 Ibid., p. 95.
110 ARNAUD MILANESE
4 Hobbes, The Elements of Law Natural and Politics, éd. Ferdinand Tönnies, Londres, Simpkin,
Marshall & Co., 1889, trad. fr. de A. Milanese, Éléments de loi, naturelle et politique, Paris,
Allia, 2006 (abrév. Elements), I, 10 ; Lev., I, 8.
5 Elements, I, 9 ; Lev., I, 6 ; Hobbes, Elementorum philosophiae, sectio secunda, De Homine, in
Opera philosophica quae latine scripsit omnia, 5. vol., studio et labore Gulielmi Molesworth,
Londini, apud Joannem Bohn et Longman, Brown, Green et Longman, vol. II, 1839,
trad. fr. sous la direction de J. Terrel, De l’homme, Paris, Vrin, 2015 (abrév. De Homine),
XII.
LES MŒURS SELON HOBBES 111
6 Elements, I, 14 ; Hobbes, Elementorum philosophiæ sectio tertia, De Cive, in Opera Philosophica
quæ latine scripsit omnia, ouvr. cité, t. 2 (abrév. De Cive), I, 2 ; Lev., I, 13. Rappelons que
ce lieu c ommun latin ne désigne pas l ’homme à l’état de nature, chez Hobbes.
7 Lev., I, 14 et 15.
112 ARNAUD MILANESE
8 John G. A. Pocock, « Virtues, Manners and Rights (A Model for Historians of Political
Thought) », Id., Virtues, Commerce and History. Essays on Political Thought and History chiefly
in the 18th. Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
LES MŒURS SELON HOBBES 113
Une telle similitude, que l’on perçoit, non lorsqu’on observe directe-
ment autrui, mais qu’on lit en soi-même, est compatible avec la diversité
des caractères et des mœurs, pour Hobbes, parce que cette diversité ne
se joue pas au niveau des passions elles-mêmes, mais de leurs objets.
Du point de vue des objets des passions, en effet, « la constitution indi-
viduelle et l’éducation de chacun les font tellement varier […], que le
texte du cœur humain, (est) barbouillé et rendu c onfus […] par la dis-
simulation10 ». Au sens où les mœurs visent les dispositions singulières
d’un individu, elles ne font l’objet que de la poésie :
Ce sont les mœurs des hommes, et non point les causes naturelles, qui forment
le sujet d’un poème : des mœurs données à voir, et non pas prescrites ; et des
mœurs fictives, c’est-à-dire, c omme le nom de poésie le signifie, que l ’on ne
trouve pas chez les hommes11.
22 Lev., p. 48. Voir aussi les références que nous venons de donner dans les Elements et le De
Homine.
23 Ibid., p. 159.
24 Ibid., p. 95.
LES MŒURS SELON HOBBES 117
25 Ibid., p. 96.
26 Ibid., p. 81.
27 Ibid., p. 95.
28 Lev., p. 96.
29 Elements, I, 7, 7.
118 ARNAUD MILANESE
peut comprendre, dans le même esprit, que le chapitre sur les mœurs se
termine sur l’un des textes qui affirment le plus nettement la relativité
du phénomène religieux, lorsque Hobbes soutient que ce qu’on appelle
superstition n’est rien d ’autre, dans toutes les nations, que la religion des
autres, en vertu de ce qui rend possible, en général, la religiosité elle-
même : quelle que soit la religion, elle n ’est que la fiction de pouvoirs
occultes stimulée par la curiosité (au moins sur les causes de sa bonne
et de sa mauvaise fortune) associée à la crainte de l’avenir, les diverses
religions n’étant que les diverses manières de « cultiver » ce même germe
« naturel » commun30, et au Chapitre vi31 la superstition n’est que la
religion qui n ’est pas autorisée. Hobbes définit cependant une « vraie
religion » : lorsque les fictions sont bien semblables à la puissance qu’on
cherche à feindre. Leo Strauss32 a entendu ce passage comme l’affirmation
biaisée de l’impossibilité d ’une vraie religion, puisque Dieu ne peut
être feint d’aucune manière, pour Hobbes. On peut cependant, plus
fidèlement au texte, l ’entendre c omme une préfiguration de ce q u’il va
développer au Chapitre xii : la distinction entre les c ultivateurs humains
du germe religieux – ceux qui en font un instrument du pouvoir poli-
tique humain – et la c ulture divine, via les prophètes, qui, elle, est la
politique divine. Abstraction faite de la foi de Hobbes lui-même, on
peut alors l’entendre c omme l’expression d’une limite que le penseur
atteint dans la possibilité d ’examiner un phénomène c ulturel : c ’est un
homme pris dans les mœurs d ’une certaine religion, qui examine les
mœurs religieuses en général, ce qui limite la relativisation des mœurs.
Les diverses références aux mœurs particulières des c ontemporains, des
Germains, des Amérindiens, des Grecs ou des Romains c onfirment
cette double orientation : révoquer, au nom de la diversité des mœurs,
les questions du meilleur régime, de la meilleure vie ou du fondement
coutumier du droit, et illustrer, par les traits c ommuns de ces divers
modes de vie, la possibilité d’un discours sur la nature humaine, en
pensant les c onditions de possibilité d’une diversité des mœurs.
30 Lev., p. 102-103, et p. 104-106.
31 Ibid., p. 53.
32 Leo Strauss, Die Religionskritik des Hobbes : ein Beitrag zum Verständnis der Aufklärung
(1933-1934), in Gesammelte Schriften, 6 Bände, hrsg. von J. B. Metzler, 1996-…, en cours
de publication, Bd. III, hrsg. von Heinrich Meier, Stuttgart, Metzler, 2008, p. 348-
369, trad. fr. de C. Pelluchon, La critique de la religion chez Hobbes : une contribution à la
compréhension des Lumières, 1933-1934, Paris, PUF, 2005.
LES MŒURS SELON HOBBES 119
C’est ainsi que l ’on peut entendre une différence significative entre les
Elements et le Leviathan concernant la notion de pouvoir. En 1640, cette
notion est examinée au sein des trois chapitres c onsacrés aux passions.
Le Chapitre vii examine le plaisir, le bien et le désir, en général, et le
Chapitre viii distingue plaisir sensible et plaisir mental défini c omme le
plaisir pris à l ’attente de quelque chose de bon. C’est dans ce contexte que
la notion de pouvoir est introduite : le pouvoir est ce qui est désiré en tant
que moyen en vue d’obtenir autre chose, et cette analyse s’accompagne
d’une c onsidération assez détaillée sur l’honneur (le fait d ’exprimer la
reconnaissance du pouvoir d’un autre) et ses signes, ce qui fait entrer dans
la thématique de la sémantique sociale et de ses effets. Ensuite seulement
(Chapitre ix), Hobbes détaille les passions de l’esprit en décrivant les
diverses manières dont le désir et la crainte s’articulent à une représen-
tation du pouvoir que l’on acquiert, que l’on perd, que l’on montre ou
masque, dont on découvre q u’on ne l ’a pas alors que l ’on pensait l ’avoir,
dont on jouit que l’autre en soi dépourvu, dont on craint que l’autre
en fasse usage, etc. Dans le Leviathan, au contraire, le discours sur les
passions est synthétisé dans le même Chapitre vi, auquel Hobbes ajoute
également l’analyse de la délibération et de la volonté qui occupait, en
1640, le Chapitre 12 qui, associé au Chapitre xi sur les noms des choses
surnaturelles et le Chapitre xiii sur les effets du savoir, de l’enseignement,
de la persuasion et de la rhétorique, occupaient le lieu q u’occupent, dans
le Leviathan, les chapitres x à xii consacrés au pouvoir, aux mœurs et à
l’une d’entre elles, la religiosité. L ’analyse du pouvoir et de l ’honneur est
reportée au Chapitre x, qui amorce le traitement des mœurs.
En première lecture, Hobbes semble, de cette manière, accentuer
l’anhistoricité et l ’asocialité de son analyse des passions, pensées en deçà
de l’analyse de la socialité humaine, qui, via la logique de l’honneur,
était, en 1640, au cœur même de la théorie des passions. En réalité,
c’est tout l ’inverse qui se produit, car, au Chapitre vi, Hobbes fait déjà
largement usage du vocabulaire du pouvoir et de l ’honneur : l ’honneur,
la puissance (la sienne ou celle qu’on croit sienne, ou qu’on veut faire
croire sienne, ou celle qu’on impute aux autres), exprimée sous les
noms de moyens, d ’aptitudes, ou à travers des types de puissance que
le Chapitre x examine, c omme la richesse ou l ’hérédité, sont les divers
objets de la plupart des passions. Autrement dit, si Hobbes écourte
le discours des passions, par rapport à 1640, c ’est qu’il réserve pour
120 ARNAUD MILANESE
plus tard le détail qui relève de l’analyse des pouvoirs et des diverses
manières de l’évaluer, et notamment l’honneur (l’opinion d’un pouvoir
et les signes qui l’expriment). Et au moment de le faire, au Chapitre x,
préparant le chapitre sur les mœurs, il fait une plus large place qu’en
1640 aux phénomènes socio-historiques : les armoiries et les titres
comme signes d ’honneur, donc de puissance33. Les « écussons et cottes
d’armes héréditaires » viennent des Germains et de leur coutume de
peindre leur bouclier aux couleurs de leur clan. Les Grecs peignaient
leur bouclier, pour témoigner de leur richesse ou de leur noblesse, mais
ne transmettaient pas leurs insignes à leurs descendants ; les Romains
transmettaient les représentations de leurs ancêtres, mais n ’en faisaient
pas des armoiries. Il fallait un peuple exclusivement organisé autour de
la guerre pour instituer des armoiries héréditaires, un peuple divisé en
familles, rendant les guerres incessantes et la possession du territoire
instable. Et lorsque ces familles se sont réunies pour former des royaumes
plus vastes et plus pacifiques, la mémoire de ces mœurs et coutumes
s’est maintenue autour de la transmission des armoiries, dont toutes les
noblesses d’Europe ont hérité. De la même manière, les Romains, les
Germains et les Gaulois34 ont forgé des titres qui correspondaient à des
fonctions militaires, et les titres se sont transmis comme signes honori-
fiques et structure sociale, y compris lorsqu’ont décliné les coutumes et les
valeurs militaires qui les ont vu naître. Ainsi, écrit Hobbes, duc vient de
duces, le général, baron vient du Gaulois ber ou bar qui équivaut au latin
vir, ou marquis vient de marchiones, ces chefs militaires qui gouvernaient
les marches, c’est-à-dire les régions frontalières de l ’Empire Romain. En
somme, loin de naturaliser davantage les passions, Hobbes accroît au
contraire l’artificialité et la socialité de leur mode d’expression et de ce
qui les suscite, mais sépare davantage, dans l’exposé, la description de
leur forme naturelle (dont la fonction est de penser la possibilité des
mœurs et c ultures particulières), et le détail des ressorts de leur contenu
culturel et social, lui-même traité au moment d’étudier les mœurs (et
non en étudiant les passions en elles-mêmes).
33 Lev., p. 90-2.
34 Là, Hobbes s’appuie sur les Titles of Honour de Selden, 1614. Pour les Gaulois et les
Germains, il renvoie simplement aux historiens antiques.
LES MŒURS SELON HOBBES 121
LA POSSIBILITÉ DE LA SOCIÉTÉ
COMME RÉGULATION DES MŒURS
c onsacre aux lois naturelles : personne ne s’accorde sur ce que sont les
lois naturelles. On appelle souvent loi naturelle, écrit Hobbes, ce sur
quoi s’accorde l’humanité, ou du moins les nations les plus sages et les
plus civilisées. Mais non seulement il n’est rien sur quoi l’humanité
entière s’accorde, en matière de morale, mais encore on ne s’accorde pas
non plus sur la manière d ’évaluer la sagesse et le degré de civilisation,
tant les hommes divergent du fait des passions et de la coutume. Les
lois naturelles (passer des c ontrats, tenir ses promesses, être équitable,
par exemple) restent cependant pensables. L’expérience effective des
affaires humaines est un produit des passions et des coutumes, et rien,
dans les passions et les coutumes, ne garantit une quelconque vérité,
précisément parce que passions et coutumes sont capables de générer
des pratiques partagées sans aucun fondement de vérité :
Dans la mesure où tous les hommes emportés par la violence de leurs passions,
et par des coutumes mauvaises, font ce qui est c ommunément jugé c ontraire
à la loi naturelle, ce n’est pas l’accord des passions, ou l’accord autour de
quelque erreur résultée de la coutume, qui fait la loi naturelle36.
36 Elements, I, 15, 1.
37 Lev., p. 159-160.
38 Ibid., p. 144.
39 Ibid., p. 148. Voir encore ibid., p. 149 : « L’injustice des mœurs est la disposition,
l’inclination à faire tort. Elle est injustice avant même de passer à l’acte ».
LES MŒURS SELON HOBBES 123
vie sauve, ainsi que les instruments agricoles41 ». Cette forme d’honneur
est ce qu’on retrouve aujourd’hui, écrit Hobbes, dans la valorisation des
duels : « et de nos jours, dans nos pays, les duels privés sont honorables,
quoiqu’illégaux, et le seront toujours, jusqu’à ce que quelque honneur
soit réservé à ceux qui refusent un cartel, et quelque ignominie à ceux
qui l’envoient42 ». Si honneur et justice peuvent se contredire, elles
roulent tout de même autour du même phénomène.
L’objet des lois naturelles rejoint donc ce qui spécifie les mœurs
dans le Leviathan : la vie sociale, et non la seule nature individuelle, et
le c oncept de mœurs vient apporter ce que le seul c oncept de passion
ne peut produire, une normativité sociale. Toute évaluation est dou-
blement relative : relative à ce à quoi la chose estimée est c omparée ;
relative au jugement d ’autrui. « Un homme peut bien (et c’est le cas
de la plupart) s’attribuer la plus haute valeur possible : sa vraie valeur,
cependant, n ’excède pas l’estime que les autres en font43 ». De même,
lorsque Hobbes définit la vertu en général, avant de s’intéresser en
particulier aux vertus et défauts intellectuels, elle est « dans tous les
domaines, quelque chose qui est apprécié à cause de sa supériorité : la
vertu repose sur une comparaison44. »
La relativité des évaluations implique leur essentielle socialité. Ce qui
échappe dès lors à la relativité des évaluations effectives et à la diversité
des sociétés, c’est ce qui, dans toutes les sociétés, fonctionne comme
condition de possibilité d ’une société pacifique diverse d ’un point de
vue axiologique. Ce que les moralistes ont manqué, pour Hobbes, c ’est
que les lois naturelles « deviennent objet de louange en tant que moyens
d’une vie paisible, sociale et agréable45 », et non en tant que prescription
d’une vie humaine heureuse ou d’un pur devoir. Les mœurs, a-t-on vu,
sont, pour Hobbes, lorsqu’elles sont objets de science, les inclinations à
agir inscrite dans la nature humaine et concernant la possibilité d’une
vie sociale pacifique, ce qui la favorise ou s’y oppose : en ce sens, les
lois naturelles s’articulent aux mœurs en tant que règles ou limites. En
particulier, les « vertus morales » sont donc des vertus au sens général
défini pas Hobbes, à ceci près que leur critère d ’évaluation est ce qui est
41 Ibid., p. 173-174.
42 Ibid., p. 89.
43 Ibid., p. 83.
44 Ibid., p. 64.
45 Ibid.
LES MŒURS SELON HOBBES 125
2) Le besoin d’une vie sociale pacifique est cependant déjà acquis,
dans le Leviathan, au moment du chapitre sur l’état de nature, lorsqu’au
Chapitre x sur le pouvoir, Hobbes distingue les « pouvoirs naturels » et
les « pouvoirs instrumentaux » : les pouvoirs naturels consistent, non
en des pouvoirs innés, mais en tout pouvoir, inné ou acquis, qui est
incorporé à l’individu ; les pouvoirs instrumentaux, quant à eux, sont
acquis par les pouvoirs naturels ou « par fortune », et consistent dans
l’usage fait du pouvoir d’autrui, humain (richesse, réputation, relations)
et divin (« cette aide secrète de Dieu que les hommes appellent chance »
– autrement dit à nouveau la « fortune », mais, cette fois, interprétée de
manière religieuse)61. Or, ces pouvoirs instrumentaux démultiplient la
puissance dont un individu fait usage, inclinent donc à la société et, in
fine, à la c onstitution d ’une république pour que la société dure, ce que
Hobbes précise immédiatement dans le Chapitre x :
Le plus grand de tous les pouvoirs humains est celui qui est composé des pou-
voirs du plus grand nombre possible d’hommes, unis par le consentement en
une seule personne naturelle ou civile, laquelle a l’usage de tous leurs pouvoirs
sous la dépendance de sa volonté, c omme c’est le cas d’une République ; ou
57 Ibid., p. 124.
58 Voir l’amorce des chapitres que les trois ouvrages de politique c onsacrent à l’état de
nature. Elements, I, XIV4 ; De Cive, I, II ; Lev., I, XIII.
59 Lev., p. 128 : « Le droit naturel […] est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de
son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre
vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison
propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin ».
60 Ibid., I, XIV-XV.
61 Ibid., p. 81.
128 ARNAUD MILANESE
62 Ibid., p. 81-2. Pour la formation de personnes civiles, voir Lev., II, chapitres xvii-xx.
Pour les autres groupes sociaux, ou « systems », voir Lev., II, chapitre xxii.
63 De Homine, XIII, 1.
64 De Homine, XIII, 8.
LES MŒURS SELON HOBBES 129
69 Lev., p. 288. Pour Edward Coke, voir The First Part of the Institutes of the Lawes of England,
Or a Commentary upon Littleton (1628-1644), in The Selected Writings and Speeches of Sir
Edward Coke, éd. Steve Sheppard, Indianapolis, Ind., Liberty Fund edition, 2003.
70 Voir aussi Lev., p. 691, la critique de l’idée que la loi elle-même peut gouverner.
71 Voir notamment John G. A Pocock, The Ancient Constitution and the Feudal Law, Cambridge,
Cambridge University Press, 1987.
132 ARNAUD MILANESE
72 Lev., p. 275.
73 Ibid., p. 277.
74 Ibid., p. 219-220, puis ibid., p. 279. Nous modifions, dans les deux cas, la traduction.
75 Ibid., p. 280.
134 ARNAUD MILANESE
pas ces droits des principes de la nature, mais les transcrivirent dans leurs
ouvrages conformément à ce qui se faisait dans leurs propres Républiques,
qui étaient populaires76.
76 Ibid., p. 227-8.
77 Pour ce point, voir aussi Lev., p. 690-1.
78 Lev., p. 270 : « Quand on rencontre ces expressions dans des textes écrits, et q u’on n ’a pas
la possibilité ou la volonté d ’entreprendre l’examen des circonstances, on prend parfois
les préceptes des c onseillers pour les préceptes d’hommes qui c ommandent ».
LES MŒURS SELON HOBBES 135
vie politique, ce qui se retrouve dans le détail des mœurs que Hobbes
prête à la nature humaine en général, là où une certaine littérature curiale
critique pouvait, au contraire, tendre à dénoncer, à travers ces mœurs, les
perversions de cour dont le brave peuple serait préservé. Ces mœurs et la
logique de la quête de puissance ne sont pas, pour Hobbes, l’effet d’une
position institutionnelle donnée, mais la logique même du désir humain,
qui s’exprime mieux dans les lieux de pouvoir, simplement parce qu’ailleurs
les rapports de domination intellectuelle et politique obligent à revoir ses
ambitions à la baisse, voire réduisent les modes de vie au seul souci de la
préservation, restreignant les bornes de l’individualité.
CONCLUSION
défis89. Que les mœurs soient saisies lorsque la société pacifiée se donne
comme objet c ommun des passions humaines, que les lois naturelles
soient leur régulation rationnelle et que la loi civile vise à gouverner les
mœurs pour libérer de l’aliénation des mœurs historiques, tout ceci se
concentre dans la thèse qui clôt le Chapitre xiii du De Homine consacré
à l’ingenium : « la loi (est) la règle des mœurs […]. On ne peut trouver
une règle commune de la vertu et du vice en dehors de la vie civile ; c’est
la raison pour laquelle cette règle ne peut être autre chose que les lois
de chaque cité, car les lois naturelles, une fois que la cité est c onstituée,
sont une partie des lois civiles90 ». Saisir l’articulation hobbesienne de
l’anthropologie et de la politique à partir du c oncept de mœurs permet
bien de montrer que, loin d’imposer un discours du droit et de la pro-
tection des libertés individuelles, tournées vers la propriété des biens,
le propos de Hobbes articule le discours du droit à un discours sur les
mœurs qui repense l’ensemble de ses éléments à partir d’une analyse de
la socialité humaine comprise comme mode de développement des puis-
sances individuelles : socialité des aspirations de chacun, d ’une existence
satisfaite, donc pacifique, et de toutes les formes effectives d’évaluation.
Ce faisant, la pensée de Hobbes produit des motifs qui ne s’inscrivent
pas dans la dichotomie posée par Pocock entre un discours dominant
du droit et des libertés négativement définies, et un discours dominé
de la vertu et des mœurs caractérisant le républicanisme.
Arnaud Milanese
Triangle (UMR 5206) –
ENS de Lyon
89 Lev., I, X, p. 89 : « De nos jours, dans nos pays, les duels privés sont honorables,
quoiqu’illégaux, et le seront toujours, jusqu’à ce que quelque honneur soit réservé à ceux qui
refusent un cartel, et quelque ignominie à ceux qui l’envoient », nous soulignons.
90 De Homine, XIII, 9.
VIOLENTIA CONSUETUDINIS
Pascal et la logique de la coutume
1 Nous citons les Pensées d’après l’édition Sellier (B. Pascal, Les Provinciales, Pensées et
opuscules divers, textes édités par G. Ferreyrolles et Ph. Sellier, Paris, Le Livre de Poche /
Classiques Garnier, 2004, abrév : S.), tout en donnant aussi la numérotation de l ’édition
Lafuma (B. Pascal, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, abrév. : L.). Nous corrigeons le
texte lorsque nécessaire.
2 Œuvres complètes de Vauvenargues, éd. D.-L. Gilbert, 2 vol., Paris, Furne et cie, 1857, vol. I,
p. 65. Voir Laurent Bove, Vauvenargues ou le séditieux. Entre Spinoza et Pascal. Une philosophie
pour la seconde nature, Paris, Champion, 2015.
3 Claude-Adrien Helvétius, De l’esprit, éd. J. Moutaux, Paris, Fayard, 1988, p. 212.
140 ALBERTO FRIGO
dit : qu’il craint bien que la nature ne soit une première coutume, et que la coutume
ne soit une seconde nature4 .
Le texte est bien c onnu : « Les pères craignent que l’amour naturel
des enfants ne s ’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi
la coutume n ’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature, ne
soit elle-même q u’une première coutume, c omme la coutume est une
seconde nature », lisait-on dans l’édition des Pensées de 16705. Moins d ’un
siècle plus tard, cette « pensée hardie » est devenue l’axiome fondateur
d’une anthropologie nouvelle. Et cela au prix de la transformation d’un
fragment visiblement marqué par une tournure hyperbolique et par
« une emphase de soupçon6 » très affichée (« j’ai grand-peur que… »)
dans une maxime qui exténue un trope sceptique jusqu’à nier toute
distinction d’essence entre le naturel et l’artificiel.
7 Michel de Montaigne, Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, 23,
p. 117.
8 « L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit. Et à force de
se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car l’homme fait lui seul une conversation
intérieure, q u’il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava. Il faut se
tenir en silence autant qu’on peut, et ne s’entretenir que de Dieu, q u’on sait être la vérité.
Et ainsi on se la persuade à soi‑même » (L. 99 – S. 132).
9 Montaigne, Essais, ouvr. cité, III, 13, p. 1083.
142 ALBERTO FRIGO
atil de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade » (L.
821 – S. 661 ; cf. L. 660 – S. 544). Avant qu’Heidegger n ’en fasse un
élément de son analytique existentielle, en distinguant la Gewißheit de
la mortalité du Gewißisein de l’ego sum moribundus, Spinoza pointait déjà,
dans cette certitude coutumière, l’effet d ’une experientia vaga :
’est à partir du ouï-dire seulement que je sais mon jour de naissance et que j ’ai
C
eu tels parents, et choses semblables dont je n ’ai jamais douté. C ’est par expé-
rience vague que je sais que je mourrai : en effet, je l’affirme parce que j’ai vu
d’autres, semblables à moi, avoir trouvé la mort, bien que tous n’aient pas vécu le
même espace de temps, et ne l’aient pas trouvée à la suite de la même maladie10.
dès les premières lignes du chapitre 23 du premier livre des Essais dont
le titre étrangement biparti, « De la coutume et de ne changer aisément
une loi reçue », fait signe à la double nature du phénomène qu’il aborde :
« Car c’est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d ’école, que la
coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son
autorité : mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis
et planté avec l’aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et
tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser
seulement les yeux. Nous lui voyons forcer, tous les coups, les règles de
nature. Usus efficacissimus rerum omnium magister12 ». De cette violence de
la coutume, Pascal avait sans doute retenu le portrait saisissant qu’en
offre saint Augustin dans les pages des Confessions (VIII, 5, 12) « Lex enim
peccati est violentia c onsuetudinis, qua trahitur et tenetur etiam invitus animus eo
merito, quo in eam volens inlabitur », « la loi du péché – traduit Arnauld
d’Andilly – est la violence de la coutume qui entraîne l ’esprit et le tient
captif malgré lui ; mais justement néanmoins, puisqu’il s’est assujetti
lui-même à la tyrannie de sa passion13 ». Montaigne prenait c omme point
de départ de son plaidoyer pour et contre la coutume l’exemple d’une
« femme de village, ayant appris de caresser et porter entre ses bras un
veau dès l ’heure de sa naissance, et c ontinuant toujours à ce faire, gagna
cela par l ’accoutumance, que tout grand bœuf q u’il était, elle le portait
encore14 ». Saint Augustin argumente plutôt à partir de l’histoire de son
âme dont « le démon » tenait en sa puissance la volonté et « il en avait
fait une chaîne » avec laquelle il l ’avait lié : « Car en se déréglant dans la
volonté, on s ’engage dans la passion ; en s ’abandonnant dans la passion, on
s’engage dans l ’habitude ; et en ne résistant pas à l’habitude, on s’engage
à la nécessité de demeurer dans le vice15 ». Le diagnostic est pourtant le
même, et Pascal peut facilement combiner ses deux sources en associant
COUTUME ET APOLOGÉTIQUE
tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats,
etc. (Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens q u’aux païens.)
Enfin il faut avoir recours à elle, quand une fois l’esprit a vu où est la vérité,
afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à
toute heure. Car d’en avoir toujours les preuves présentes, c ’est trop d ’affaire.
Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude, qui sans
violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses et incline toutes
nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturelle-
ment. Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l’automate
est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos
deux pièces : l’esprit, par les raisons, q u’il suffit d ’avoir vues une fois en sa
vie ; et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner
au contraire.
Inclina cor meum, Deus…
La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes,
lesquels il faut q u’ils soient toujours présents, q u’à toute heure elle s ’assoupit
ou s ’égare, manque d ’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n ’agit pas
ainsi ; il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre
foi dans le sentiment, autrement elle sera toujours vacillante (L. 821 – S. 661).
S’agissant d’une pensée bien c onnue, il serait inutile d ’en proposer ici
un c ommentaire détaillé. Cependant une lecture à la loupe de ce fragment
permettra, du moins nous l ’espérons, de pointer quelques éléments qui
font l’originalité du recours de Pascal à la logique de la coutume, sinon
à sa violence, dans un contexte apologétique qui semblerait impliquer
l’opposition la plus nette entre la croyance irréfléchie du ouï-dire et
l’exigence d’une vérité « assurée » qui prépare au don de la foi.
La coutume c onstitue l ’obstacle premier et sans doute le plus radical
s’opposant à la réussite de l ’entreprise de l ’apologiste. Le point n ’est que
trop rarement remarqué : il se situe pourtant au cœur des réflexions
méthodologiques de Pascal. Le fragment L. 817 – S. 659 en donne la
preuve : « On a beau dire : il faut avouer que la religion chrétienne a
quelque chose d’étonnant. C’est parce que vous y êtes né, dira‑ton‑. Tant
s’en faut : je me roidis contre par cette raisonlà‑ même, de peur que cette
prévention ne me suborne, mais quoique j ’y sois né, je ne laisse pas de le
trouver ainsi ». S’il y a bien pour un chrétien une raison de douter du bien
fondé de sa croyance, c’est avant et surtout le fait d’être né « dans » cette
religion, de l ’avoir apprise, suivie, et finalement crue par coutume. D’où la
tâche paradoxale de l’apologiste auquel il revient de retrouver le caractère
étonnant de la vérité à laquelle il s ’est désormais pleinement accoutumé,
en recouvrant un étonnement qui ouvre de nouveau à l ’admiration. Ainsi,
VIOLENTIA CONSUETUDINIS 147
aux yeux de Pascal, le vrai chrétien est un fidèle qui croit malgré la cou-
tume, qui croit c omme s’il ne s’était jamais accoutumé à croire, qui ne
cesse de s’étonner face à la vérité d’une religion qui est l’unique conforme
à l’homme et dont cependant la doctrine va « contre la nature, contre
le sens c ommun, c ontre nos plaisirs » (L. 284 – S. 316). C ’est à ce titre
qu’on peut affirmer qu’« il y a peu de vrais chrétiens […] même pour la
foi », c’est à dire au-delà de toute posture hypocrite. Car « il y en a bien
qui croient, mais par superstition » (L. 179 – S. 210), et la superstition,
dans le lexique pascalien, n ’est rien d ’autre que cet aveuglement coutu-
mier face à l’autorité de l’autorité qui s’oppose à l’exigence de « soumis-
sion et usage de la raison en quoi consiste le vrai christianisme22 ». Au
contraire, Pascal et le lecteur qu’il souhaite pour son ouvrage ne cessent
de se « roidir » contre une telle foi aveugle, car ils sont de ces hommes
qui « n’ont pas le pouvoir de s’empêcher ainsi de songer et qui songent
d’autant plus qu’on leur défend » et « se défont des fausses religions et de
la vraie même s’ils ne trouvent des discours solides » (L. 815 – S. 659).
Dès que le christianisme devient un impensé, la possibilité même d ’en
défendre et illustrer la vérité s’estompe : la religion n’est plus qu’une des
« vacations » de l’homme, toutes également inessentielles et infondées,
comme le remarque notre fragment L. 821 – S. 661 : « Qui a démontré
qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a‑til‑ de plus cru ?
C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de
chrétiens, c ’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats,
etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens q u’aux
païens ». Les éditeurs de Port-Royal ne manquèrent pas de pointer la
formule hardie (« c’est elle qui fait tant de chrétiens ») et de l ’expurger23.
Mais Pascal songeait sans doute à une apologie qui, tout en s’adressant
principalement aux incroyants et aux honnêtes gens désabusés et som-
nolant dans l’indifférence (L. 427-428 – S. 681-682)24, ne bousculait pas
moins la foi coutumière, trop coutumière de ces chrétiens qui, c omme
le persiflait déjà Montaigne, sont « chrétiens à même titre q u’ils sont
ou Périgourdins ou Alémans ». 25
22 Voir Frigo, L ’évidence du Dieu caché, ouvr. cité, p. 136-141 et Laurent Thirouin, « La
profession de raison », Dix-septième Siècle, no 261, 2013/4, p. 695-707.
23 Voir Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, ouvr. cité, p. 154.
24 Voir Vincent Carraud, Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l ’homme, Paris, Vrin,
2007, p. 253-258 et Frigo, L ’évidence du Dieu caché, ouvr. cité, p. 164-172.
25 Essais, ouvr. cité, II, 12, p. 445.
148 ALBERTO FRIGO
l orsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur
commune, etc., qui est la pensée de l’autre côté » (L. 745 – S. 618, nous
soulignons). Au fil de la répétition, d’une citation qui les installe dans
la mémoire, les paroles de Salomon de Tultie, énième avatar de Pascal,
s’insinuent dans l’esprit de ses lecteurs. Et ainsi, en devenant, c omme
la coutume, une seconde nature, finissent, dans le meilleur des cas et la
grâce aidant, par faire croire « cela et rien que cela ». « Qui s ’accoutume
à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l ’enfer, et ne croit autre
chose » (L. 419 – S. 680).
Alberto Frigo
Laboratoire d’Études
sur les Monothéismes
(CNRS – UMR 8584)
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS
7 E I ap.
8 E II 16 et cor.2.
9 E I ap. Les citations qui suivent sont extraites de ce passage.
158 JACQUES-LOUIS LANTOINE
de types sociaux, dont le vécu est moins forgé par une expérience singulière
que par une forme de c onditionnement social. Les dispositions du corps
sont une « connaissance par corps » des manières d’être, de sentir et de
juger propres à une classe sociale (soldat, paysan) ou à une société toute
entière (Romain). Il faut donc c onsidérer que les affects qui se déduisent
de la nature humaine c omme on déduit de sa nature les propriétés du
cercle, doivent être c ompris à partir de la logique sociale de leurs tracés
singuliers. Contre une c onception morale intuitionniste qui voudrait que
naturellement soient liés à certains actes certains jugements eux-mêmes
fondés sur des émotions, on explique qu’il est possible – dans une certaine
mesure – de joindre des affects de joie et de tristesse (i.e. des jugements
de valeurs) à n’importe quoi, sous l’effet de l’éducation :
Il n ’y a rien d’étonnant à ce que tous les actes, en général, qu’on a coutume
[consuetudine] d’appeler vicieux soient suivis de Tristesse, et ceux qu’on dit corrects,
de Joie. Car […] cela dépend au plus haut point de l’éducation […]. Ce sont les
parents, en réprouvant ceux-là, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et
au contraire en conseillant ceux-ci, en en faisant l’éloge, qui ont fait q u’à ceux-là
se sont trouvés joints des mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que
confirme également l ’expérience même. Car la coutume [consuetudo] et la Religion
n’est pas la même pour tous ; bien au contraire, ce qui chez les uns est sacré est
profane chez les autres, et ce qui chez les uns est honnête est déshonnête chez les
autres. Donc, selon que chacun a été éduqué, il se repent d’un acte ou s’en glorifie12.
Les mœurs trouvent leur principe génétique dans l ’ordre des passions,
mais cela ne conduit pas à dénigrer leur fonction constitutive en matière
de politique. Il est même possible de voir dans les mœurs et les coutumes
ce par quoi le jeu des passions produit un ordre rationnel extérieur aux
individus, qui deviennent ainsi rationnels malgré eux mais de bon gré.
Le problème politique s’énonce en effet dans les termes suivants : « les
hommes […] sont conduits par l’affect plus que par la raison25 ». Or,
« En tant que les hommes sont en proie aux affects qui sont des passions,
ils peuvent être c ontraires les uns aux autres26 ». Donc « la multitude
s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme
sous la c onduite non de la raison mais de quelque affect commun27 ».
Comment faire obéir des hommes qui n ’en font qu’à leur tête, selon la
disposition de leur cerveau ? Il faut faire que leur “tête” (la disposition
du cerveau) convienne avec celle des autres, car « rien n’est plus utile
à l’homme que l’homme ». L ’art politique c onsiste à faire c onvenir les
hommes par ce q u’ils ont de c ommun. Hélas ! Ce par quoi les hommes
naturellement c onviennent (la raison) n’est pas donné par nature, mais
se c onquiert dans des c onditions apaisées du point de vue des passions.
25 TP VI, 1.
26 E IV 34.
27 TP VI, 1.
164 JACQUES-LOUIS LANTOINE
28 E IV 33.
29 E IV chap. xii.
30 Sur le rôle des cultes, rites, et signes, et plus généralement de l’habitude, dans la produc-
tion d ’un peuple juif patriote et fortement uni, voir TTP III, notamment la fin à propos
de la circoncision, ainsi que V, 8 à 10, et XVII, surtout 25.
31 Thomas Hobbes, Léviathan, traduit, annoté et c omparé au texte latin par F. Tricaud,
Paris, Sirey, 1971, p. 358 et 366.
32 TP X, 7. Voir aussi VIII, 25 et 47.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 165
investisse l’habit reconnu par la société plutôt qu’il n’en fasse qu’à sa tête
et ne tyrannise autrui à partir de sa propre c omplexion. Désirer la gloire
dans un tel État, c’est aussitôt vouloir se conformer aux mœurs et aux lois
de cet État. Potentiellement explosif, le désir se voit réglé par la coutume,
elle-même réglée par la loi qui n’est obéie qu’une fois incorporée. Ainsi
se produit l’obsequium, « volonté c onstante d ’accomplir ce qui est bon
selon le droit et doit être fait selon le décret c ommun33 ».
Faire éprouver une passion pour la loi, voilà l’enjeu des coutumes,
afin que « les sujets y fassent leur devoir spontanément plutôt que sous
la contrainte34 ». En temps de paix, les hommes ont tendance à devenir
« mous et veules », à s ’appliquer « à surpasser autrui non par la vertu mais
par le faste et le luxe », et à « se lasser des us et coutumes [mores] de leur
patrie et à en adopter d ’autres35 ». Spinoza affirme q u’« Ils entrent alors
dans la servitude », non seulement à l’égard des passions, mais aussi les
uns à l’égard des autres. Que peut-on faire ? « Il ne faut jamais interdire
[le faste et le luxe] directement » par une loi, mais « le faire indirecte-
ment, c’est-à-dire en établissant les fondements de l’État de telle sorte
que la plupart des hommes, s’ils ne s’appliquent sans doute pas à vivre
sagement (cela en effet est impossible), soient cependant conduits par les
affects les plus utiles à la République36 ». Établir des mœurs, c’est produire
une c oncorde involontaire de la part des sujets qui cependant obéissent
volontiers, selon leur propre disposition. La loi, sans les coutumes et sans
les affects, n ’a pas d ’empire sur les individus. Autrement dit, « ce n’est
pas la raison de l’obéissance, mais l’obéissance qui fait le sujet ». Pour
cela, « tous les moyens susceptibles de les faire obéir37 » sont bons, aux
premiers rangs desquels on trouve l’habitude, et au dernier rang l’appel à
la raison des citoyens. C ’est la c ondition pour que les hommes, « habitués
à vivre dans un État [in imperio vivere consueverunt], appellent “péché” ce
qui advient contre le commandement de la raison38 », malgré eux mais
de bon gré, ayant incorporé sous forme de frayages corporels ce qu’un
État bien pensé a conçu plus ou moins rationnellement.
33 TP II-19. Voir aussi Pierre Bourdieu, Esquisse d ’une théorie de la pratique, Paris, Seuil,
2000, p. 298-299.
34 TP II, 19.
35 TP X, 4.
36 TP X, 6.
37 TTP XVII, 2.
38 TP II, 21.
166 JACQUES-LOUIS LANTOINE
pour qualifier « le Désir qui tient l’homme vivant sous la c onduite de
la raison de s’attacher tous les autres par l’amitié44 », et pour qualifier
l’effort que font les hommes pour maintenir « les mœurs reçues dans la
cité45 ». « L’honnêteté », qu’elle soit dictée par la raison ou déterminée
par les « dispositions du dehors », permet d ’entretenir la concorde, non
par la crainte mais par la c onfiance46.
L’obéissance aux bonnes mœurs constitue ce qu’on pourrait appeler,
à la suite de Matheron à propos des enseignements du Christ, une sorte
de promesse de « salut des ignorants47 ». Ce salut des ignorants est incer-
tain : « avant q u’ils puissent c onnaître la vraie règle de vie et acquérir
la pratique habituelle de la vertu, une grande part de leur vie est déjà
passée, même s ’ils ont été bien éduqués48 ». Mais ce n ’est déjà pas si mal.
Encore faut-il que ces mœurs soient « bonnes » : reconnaître une valeur
constitutive aux mœurs ne revient pas à s’ébahir devant la diversité des
cultures ou à vénérer ses propres mœurs comme principe suprême de
cohésion sociale, mais doit se faire au nom de la raison elle-même, seule
juge de ce qui est vraiment bon ou mauvais, utile ou nuisible. Spinoza
n’a rien du demi-habile ou du dévot qui dénoncerait l’irrationalité ou la
vanité des coutumes, mais il n ’est pas davantage habile ou chrétien parfait,
à l’instar de Pascal : si de la concupiscence naît un certain ordre, seul ce
qu’il y a de rationnel dans les coutumes peut produire un bel ordre49.
44 E IV 37 sc. 1.
45 E IV chap. x. Sur ce point, voir aussi Toto, « Tra natura e storia : il caso degli usi e dei
costumi nel pensiero di B. Spinoza », art. cité.
46 E IV chap. xvi.
47 Matheron, Le Christ et le salut des Ignorants chez Spinoza, ouvr. cité.
48 TTP XVI, 3.
49 Blaise Pascal, Pensées, Paris, éd. M. Le Guern, Gallimard, 2004, no 83 et 97.
168 JACQUES-LOUIS LANTOINE
50 E IV 40.
51 TTP XIV, 8.
SPINOZA ET LA RAISON DES MŒURS 169
52 Pierre-François Moreau, Spinoza. État et religion, Lyon, ENS éditions, 2005, p. 21.
53 TTP IV, 6. Voir aussi Spinoza, Court traité, Deuxième partie, chap. xii, § 3 : « celui qui
voit sa sagesse, par laquelle il pourrait être utile à son prochain, méprisée et piétinée parce
qu’il est pauvrement habillé, fait bien (en vue de les aider) de se procurer des vêtements
qui ne les choqueront pas, ressemblant ainsi aux autres hommes pour les conquérir ».
54 E IV chap. ix.
55 E IV 36.
56 E IV chap. xxv.
170 JACQUES-LOUIS LANTOINE
Jacques-Louis Lantoine
CERPHI (UMR 5317)
57 E IV chap. xxi.
58 E IV 37 sc. 1.
59 E IV 37 dém. et sc. 1.
MORALE ET COUTUMES
CHEZ MALEBRANCHE
Nous nous proposons d’examiner, dans les lignes qui suivent, c omment
Malebranche c onçoit le rapport entre les principes fondamentaux de la
morale et la pluralité des coutumes.
De manière générale, notons d’abord que Malebranche utilise plutôt
le terme « coutume » que celui de « mœurs » ; il l’emploie moins au
pluriel qu’au singulier. Sous sa plume, « coutume » recouvre plusieurs
acceptions : exemple, c omportement, mœurs, manière de vivre. On peut
tout particulièrement signaler chez Malebranche la présence de cette
acception recensée dans le Dictionnaire d ’Antoine Furetière : « coutume se
dit aussi des mœurs, des cérémonies, des façons de vivre des peuples qui
sont tournées en habitude, et qui ont passé en usage et en force de loi1 ».
Parfois, nous semble-t-il, « coutume » présente aussi le sens de « droit
particulier ou municipal établi par l’usage en certaines provinces2 ».
L’emploi du mot « coutume » s’accompagne d’autres concepts : mode,
loi, morale particulière ; par exemple, c omme nous le verrons dans la
suite de notre texte, des modes peuvent au fil du temps se transformer
en coutumes et en lois.
Dans un premier temps, nous présenterons de manière succincte
les concepts mobilisés dans la philosophie morale malebranchienne et
aborderons des textes du Traité de morale où l’Oratorien fait allusion à
la variété des coutumes. Dans un deuxième temps, nous prendrons
en c onsidération d ’autres extraits de ses ouvrages où il montre que la
coutume est souvent opposée à l’Ordre et à la Raison. Ensuite, nous
nous pencherons sur des pages de la Recherche de la vérité dans lesquelles
Malebranche relate et commente l’exemple d’une coutume ancienne ; à
1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant
vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts […], t. 1, La Haye-Rotterdam,
Arnout & Reinier Leers, 1690, ad vocem.
2 Ibid.
172 RAFFAELE CARBONE
LA FONDATION DE LA MORALE
ET LA VARIÉTÉ DES COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE
3 Nicolas Malebranche, Traité de morale, Ire partie, chap. i, § 12-13, in Œuvres complètes,
éd. A. Robinet, 23 vol., Paris, Vrin, 1958-1990, t. XI, p. 21 (dorénavant OC, suivi du
numéro du tome et de la page) ; Œuvres, éd. G. Rodis-Lewis, 2 vol., Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), 1979-1992, t. II, p. 428-429 (dorénavant Œuvres, suivi du
numéro du tome et de la page).
4 Voir Jean-Christophe Bardout, La vertu de la philosophie. Essai sur la morale de Malebranche,
Hildesheim, Georg Olms, 2000, p. 17-19. Voir aussi Patrick Riley, « Malebranche’s Moral
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 173
Ainsi, celui qui « voit » les rapports de perfection saisit des vérités
qui doivent « régler son estime », orienter son appréciation des créatures,
du monde organique et de la sphère de l’inorganique. La morale consiste
en effet à c onnaître clairement et distinctement l’Ordre, c ’est-à-dire
l’ensemble des rapports de perfection entre les essences des êtres créables
(autrement dit, les archétypes représentatifs des créatures), puis à orienter
les actions conformément à cette hiérarchie des êtres. Cela est possible,
car selon Malebranche l’Ordre est intelligible : « Nous pouvons connaître
l’Ordre par l’union avec le Verbe éternel, avec la Raison universelle. Il
peut donc être notre loi, il peut nous c onduire5 ».
L’Ordre veut que les choses soient aimables et estimables à mesure de
leur perfection, c ’est-à-dire à proportion de ce q u’elles participent de l ’être
même de Dieu6. Ainsi, par exemple, dans le « Troisième Entretien » des
Conversations chrétiennes, Malebranche écrit que celui qui aime plus son cheval
que son cocher, son troupeau que son berger, les biens du corps que ceux
de l ’esprit, « celui-là blesse l ’Ordre immuable7 ». Dans ces c onditions, celui
qui estime plus son cheval que son cocher ou qui croit qu’une pierre a plus
de perfection qu’une mouche ou que le plus petit des corps organisés, ne
juge pas à l ’aune de la Raison et n ’aime pas selon l ’amour de l ’Ordre : « Ce
n’est point la Raison universelle : mais sa raison particulière qui le porte à
juger comme il fait. Ce n ’est point l ’amour de l ’Ordre, mais l ’amour-propre,
qui le porte à aimer comme il aime. Ce qu’il pense voir, n’est ni visible
ni intelligible ; c ’est un faux rapport, un rapport imaginaire : et celui qui
règle sur ce rapport ou de semblables son estime ou son amour, tombe
nécessairement dans l’erreur et dans le dérèglement8 ».
Précisons qu’au fur et à mesure qu’il approfondit sa réflexion,
Malebranche mobilise de manière significative d ’autres éléments
Philosophy : Divine and Human Justice », The Cambridge Companion to Malebranche, éd.
S. M. Nadler, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 220-261.
5 Malebranche, Traité de morale, I, I, § 22, OC XI, p. 26 ; Œuvres, II, p. 433.
6 Cf. Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien III, OC IV, p. 82 ; Œuvres, I, p. 1196 :
« Certainement l ’Ordre immuable est la règle inviolable des volontés divines. Dieu estime,
Dieu aime nécessairement toutes choses à proportion q u’elles sont estimables et aimables.
Car c omme l’Ordre immuable ne c onsiste que dans les rapports intelligibles des perfec-
tions divines, et que Dieu s’aime nécessairement, il se rend à lui-même cette justice, non
seulement de se préférer à tout, mais encore d’estimer et d’aimer ses créatures, à proportion
qu’elles participent à son être, c’est-à-dire à proportion qu’elles sont plus parfaites ».
7 Ibid., OC IV, p. 82 ; Œuvres, I, p. 1196-1197.
8 Malebranche, Traité de morale, I, I, § 13, OC XI, p. 21-22 ; Œuvres, II, p. 429.
174 RAFFAELE CARBONE
actuellement, ou q u’on espère qu’il le sera un jour : il faut qu’il nous convienne, et qu’il
s’accorde avec le désir naturel du bonheur ».
14 Cf. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre V, chap. ii, OC II, p. 133 ; Œuvres, I,
p. 493 : « Nous sommes unis en quelque manière à tout l’univers, et c ’est le péché du
premier homme qui nous a rendu dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait
seulement unis. Ainsi il n’y a personne présentement qui ne soit en quelque manière
uni et assujetti tout ensemble à son corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à
sa ville, à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre, à son cheval, à son
chien, à toute la terre, au soleil, aux étoiles, à tous les cieux ».
15 Malebranche, Traité de morale, II, XIII, § 9, OC XI, p. 266 ; Œuvres, II, p. 641.
176 RAFFAELE CARBONE
chez les Allemands que de savoir boire : on ne peut avoir commerce avec eux
si l ’on ne s ’enivre. Ce n ’est point la Raison, c ’est le vin qui lie les sociétés, qui
termine les accommodements, qui fait les c ontrats. C ’est générosité parmi la
noblesse, que de répandre le sang de celui qui leur a fait quelque injure. Le
duel a été longtemps une action permise ; et c omme si la Raison n ’était pas
digne de régler nos différends, on les terminait par la force : on préférait à la
loi de Dieu même, la loi des brutes, ou le sort. Et il ne faut pas s’imaginer
que cette coutume ne fût en usage que parmi des gens de guerre, elle était
presque générale ; et si les ecclésiastiques ne se battaient pas par respect pour
leur caractère, ils avaient des braves champions qui les représentaient, et qui
soutenaient leur bon droit en versant le sang des parties16.
Mais sans aller chercher des coutumes damnables dans les siècles passés, que
chacun juge à la lumière de la Raison des coutumes qui s ’observent mainte-
nant parmi nous, ou plutôt qu’on fasse seulement attention à la conduite de
ceux même qui sont établis pour c onduire les autres. Sans doute on trouvera
souvent que chacun a sa morale particulière, sa dévotion propre, sa vertu
favorite. […] Mais d’où peut venir cette diversité, si la Raison de l’homme
est toujours la même ? C’est sans doute q u’on cesse de la consulter, c’est
qu’on se laisse conduire à l’imagination son ennemie. C’est qu’au lieu de
regarder l ’Ordre immuable c omme sa loi inviolable et naturelle, on se forme
des idées de vertu conformes du moins en quelque chose à ses inclinations.
Car il y a des vertus, ou plutôt des devoirs qui ont rapport à nos humeurs :
des vertus éclatantes, propres aux âmes fières et hautaines ; des vertus basses
et humiliantes, propres à des esprits timides et craintifs ; des vertus molles,
pour ainsi dire, et qui s ’accommodent bien avec la paresse et l ’inaction17.
tout l’ordre se renverse, toutes les vérités changent de nature. Un flambeau devient
plus grand q u’une étoile : un fruit plus estimable que le salut de l’État. La Terre que
les astronomes regardent comme un point, par rapport à l’univers, est l’univers même.
Mais cet univers n’est encore qu’un point par rapport à notre être propre. Dans certains
moments que le corps parle, et que les passions sont émues, on est prêt si cela se pouvait,
à le sacrifier à sa gloire et à ses plaisirs ».
19 Voir ibid., I, III, § 16, OC XI, p. 47 ; Œuvres, II, p. 451. Voir aussi Malebranche, De la
recherche de la vérité, Éclaircissements, X, OC III, p. 139 ; Œuvres, I, p. 912. Les damnés
eux-mêmes ont sans doute encore « quelque légère idée de l’ordre » et « y trouvent encore
quelque beauté » (ibid.).
178 RAFFAELE CARBONE
20 Malebranche, Traité de morale, II, III, § 12, OC XI, p. 173 ; Œuvres, II, p. 561.
21 Ibid., II, III, § 12, OC XI, p. 174 ; Œuvres, II, p. 562.
22 Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L ’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Honoré
Champion, 1995, p. 36. C ’est ce que nous dit « un Pascal quasi rationaliste », même si
« ce rationalisme n ’est pas le dernier mot de la sagesse pascalienne » (ibid., p. 36-37).
Pascal a analysé finement l’agir par machine dont parle Malebranche, par exemple dans
ce fragment de ses Pensées : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de
tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la
terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements,
imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce q u’on ne sépare point dans la
pensée leur personne d’avec leur suite qu’on y voit d’ordinaire jointe. Et le monde qui
ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit qu’il vient d’une force naturelle.
Et de là viennent ces mots : Le caractère de la divinité est empreint en son visage, etc. »
(B. Pascal, Pensées, in Œuvres complètes, éd. L. Lafuma, Paris, Seuil, 1963, fr. 25, p. 503).
23 Cf. par exemple Pascal, Pensées, ouvr. cité, fr. 821, p. 604 : « Quand on ne croit que par la force
de la c onviction et que l’automate est incliné à croire le c ontraire ce n ’est pas assez. Il faut
donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en
sa vie et l ’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire ».
MORALE ET COUTUMES CHEZ MALEBRANCHE 179
autres, selon les circonstances. Cela dit, il faut reconnaître que l ’Oratorien
ne creuse guère le problème qui se pose lorsque un commandement d’un
supérieur, une règle établie par le législateur ou une conduite autorisée
par l’usage c ontrastent avec les principes universaux de la morale : il
fournit certaines indications, il dit qu’« il vaut mieux renoncer à tout
qu’à la Raison », mais ne thématise pas largement les difficultés et les
conséquences que des choix qui vont à l’encontre de la coutume et de
la loi positive peuvent entraîner pour l’individu qui les fait et pour
l’ensemble de la vie sociale et politique.
37 Malebranche, Traité de morale, II, XI, § 2, OC XI, p. 241 ; Œuvres, II, p. 619.
38 Ibid., II, XI, § 3, OC XI, p. 242 ; Œuvres, II, p. 620.
39 Malebranche, De la recherche de la vérité, II, III, II, OC I, p. 337 ; Œuvres, I, p. 257.
40 Ibid.
41 Ibid., OC I, p. 338 ; Œuvres, I, p. 258.
186 RAFFAELE CARBONE
44 Malebranche, Défense contre l’accusation de M. de la Ville, OC XVII-1, p. 517 (nous avons
modernisé l’orthographe).
45 M. de Montaigne, Les Essais, I, 31, éd. P. Villey, V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, p. 202
A, C : « [A] Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu’il eut reconneu l ’ordonnance
de l’armée que les Romains luy envoyoient au devant : Je ne sçay, dit-il, quels barbares
sont ceux-ci (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la dis-
position de cette armée que je voy, n’est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs
de celle que Flaminius fit passer en leur païs, [C] et Philippus, voyant d’un tertre l’ordre
et la distribution du camp Romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. [A]
Voilà comment il se faut garder de s ’atacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par
la voye de la raison, non par la voix c ommune ».
188 RAFFAELE CARBONE
que parce que celui-ci s’avère être un ciment des liens sociaux – c’est ce
qui ressort des exemples des Éthiopiens et des Allemands49. Aussi une
tension subsiste-t-elle incessamment entre les règles fondamentales de
la morale, qui pour Malebranche dépassent les différences culturelles,
et les usages particuliers qui dans tel ou tel endroit, à telle ou telle
époque, forgent le c omportement des individus. Enfin, seule la capacité
de faire taire l’accoutumance et l’imagination et de savoir consulter la
Raison pour y découvrir le système de l’Ordre, permet de porter un
regard critique sur ses propres us et coutumes, et ainsi de suspendre
l’adhésion inconditionnelle à des usages aberrants.
Raffaele Carbone
IHRIM (UMR 5317) –
ENS de Lyon
49 Cf. Malebranche, Traité de morale, I, II, § 7, OC XI, p. 31 ; Œuvres, II, p. 438 « C’est vertu
chez les Allemands que de savoir boire : on ne peut avoir de commerce avec eux si l’on
ne s’enivre ».
L’ÉQUIVOQUE DU CONCEPT
DE « MŒURS »
La lecture althussérienne
de Montesquieu
Dans L’Esprit des lois, les mœurs sont définies c omme des opinions
et des passions collectives2. Ce sont les manières de penser, de sentir et
d’agir d’un peuple, une forme de régulation infra-législative qui oriente
2 Dans l’attente de la parution de L’Esprit des lois dans les Œuvres complètes, sous la direction
de Catherine Volpilhac, l’édition de référence reste De l’esprit des lois, éd. R. Derathé (à
partir de l’édition de 1757), Paris, Garnier, 1973 (rééd. D. de Casabianca, Paris, Classiques
Garnier, 2011), 2 t. Nous citerons simplement L ’Esprit des lois (désormais EL) en indi-
quant le livre et le chapitre. Voir aussi Céline Spector, « Coutumes, mœurs, manières »,
L’ÉQUIVOQUe DU CONCEPT DE « MŒURS » 193
que les mœurs reproduisent sous la forme d’une seconde nature (XIV,
4). Qu’elles soient simples ou raffinées, vertueuses ou corrompues, les
mœurs constituent l’obstacle ou l’adjuvant que le législateur rencontre,
le régime de normativité primordial auquel les autres régimes de nor-
mativité doivent s’adapter6.
Au livre XIX de L’Esprit des lois, Montesquieu envisage donc la ques-
tion des mœurs de manière singulière : il l ’intègre non plus à la question
de la typologie politique et des formes sociales, mais à la question de
« l’esprit général » des nations. Montesquieu distingue les lois, « éta-
blies », et les mœurs, « inspirées » : les lois relèvent d’une « institution
particulière », alors que les mœurs « tiennent plus à l’esprit général » :
« or il est aussi dangereux, et plus, de renverser l’esprit général, que de
changer une institution particulière ». La conclusion est claire : l’art
de gouverner modéré doit adapter les lois aux pratiques singulières des
peuples, à leur esprit (XIX, 12).
Pourtant, une ambiguïté surgit : d ’un côté, l’esprit général se donne
sous forme de mœurs, mais de l ’autre, les mœurs sont un facteur parmi
d’autres au sein de l’esprit général : « Plusieurs choses gouvernent les
hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement,
les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d ’où il se forme
un esprit général qui en résulte. À mesure que, dans chaque nation,
une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d ’autant »
(XIX, 4). Par là même, Montesquieu ne fait pas précéder la formation
de l ’esprit général d ’un c ontrat fondateur, ni n ’invoque la transcendance
du législateur. L ’unification de l ’hétérogène apparaît simplement c omme
l’effet de la prévalence c onjoncturelle de certaines c omposantes sur
d’autres : telle société sera plutôt dominée par la religion, telle autre
plutôt par les lois, telle autre par les mœurs.
Dans L’Esprit des lois, la normativité des mœurs occupe ainsi deux
places distinctes : 1) les mœurs sont ce qu’un État doit créer et main-
tenir pour pouvoir se c onserver sans corruption ni révolution ; 2) les
mœurs sont ce qui résulte de différentes causes, physiques ou morales ;
en ce sens, les mœurs sont ce qui unifie le social, ce qui le c onstitue de
manière explicative et non normative.
6 Voir Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris,
Champion, 2008 ; Céline Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon,
2010.
196 CÉLINE SPECTOR
9 MPH, p. 49.
10 MPH, p. 56.
11 MPH, p. 62-63.
198 CÉLINE SPECTOR
Céline Spector
Université Paris-Sorbonne
9 Précision cependant que Toussaint, dans le discours préliminaire de son traité, constate
l’état des mœurs de son siècle, dans lequel l’honnête homme n ’est plus forcément l ’homme
vertueux.
10 Voir Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, ouvr. cité, p. 8.
11 Voir Céline Spector, « Science des mœurs et théorie de la civilisation », Les équivoques de
la civilisation, éd. Bernard Binoche, Paris, Champ Vallon, 2005, p. 136.
12 Discours sur les sciences et les arts, p. 8 : « Aujourd’hui […] il règne dans nos mœurs une
vile et trompeuse uniformité […] ».
ROUSSEAU, DE LA SCIENCE DES MŒURS À L’ÉVEIL DU GOÛT 209
Dans son article « La loi, les lois, les mœurs chez Rousseau15 »,
Gabrielle Radica, qui reconnaît que la notion des « mœurs » est peu
définie chez Rousseau, en propose néanmoins trois caractéristiques :
les mœurs sont liées aux passions (elles renvoient à ce q
u’aime une
13 Voir notamment Rousseau, Du Contrat social ou principes du droit politique, texte établi et
annoté par Robert Derathé, in Œuvres complètes, ouvr. cité, vol. III, 1964, II, 12, p. 394
(dorénavant Contrat social) où Rousseau juxtapose les mœurs, les coutumes et l’opinion
comme des équivalents, et identifie les mœurs à une quatrième sorte de lois. Sur l’enjeu
politique de l’éducation des mœurs, voir Florent Guénard, Rousseau et le travail de la
convenance, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 179-180 ; Gabrielle Radica, L’Histoire de
la raison. Anthropologie, morale et politique chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, p. 723-
724 ; Francesco Toto, « Il diritto, i costumi. Dal Discorso sulla disuguaglianza al Contratto
sociale », Il cannocchiale. Rivista di studi filosofici, no 2008/1, p. 69-90.
14 Ainsi, comme l’écrit Rousseau dans le Discours sur l’économie politique, texte établi et annoté
par R. Derathé, in Œuvres complètes, ouvr. cité, vol. III, p. 245-246, la c onnaissance des
différents intérêts particuliers et sociétés qui existent dans un État constitue « la véritable
connaissance des mœurs ».
15 G. Radica, « La loi, les lois, les mœurs chez Rousseau », Cahiers philosophiques de Strasbourg,
« Les lois et les mœurs », éd. Frédéric Brahami, no 11, 2011, p. 153-184.
210 LAETITIA SIMONETTA
NOUVEAUX LIEUX
DE LA SCIENCE DES MŒURS
La fin, répétons-le, est que leur goût conduise les hommes à désirer
les objets qui, en favorisant la liberté et l ’égalité, pourront garantir leur
bonheur – ainsi Rousseau, dans le Discours sur l’économie politique espère-
t-il que les citoyens puissent reconnaître le corps politique comme leur
véritable bien39. Dès lors, si l ’éducation des mœurs, pour c ontourner la
tyrannie de l ’opinion, doit toucher la sensibilité individuelle, la c ulture
du sentiment reçoit en retour une finalité qui dépasse de loin la sphère
individuelle. Il est donc clair que La Nouvelle Héloïse, en ce qu’elle veut
donner à son lecteur la connaissance et le goût des plaisirs cachés de la
vertu, poursuit, c omme en secret, un but politique40. Ces questions ne
peuvent être traitées dans le cadre d’une exposition juridique – Rousseau
déclare bien, dans le Contrat social, que les mœurs dépassent le pouvoir du
droit politique41 ; voilà pourquoi chez Rousseau, la science des mœurs
se dissémine dans le traité sur l’homme et les œuvres esthétiques.
Laetitia Simonetta
IHRIM (UMR 5317)
39 Rousseau, Discours sur l’économie politique, ouvr. cité, p. 259-260 : « Or former les citoyens
n’est pas l’affaire d’un jour ; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants. […]
il faut c onvenir aussi que si l’on n ’apprend point aux hommes à n ’aimer rien, il n ’est
pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt q u’un autre, et ce qui est
véritablement beau, plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez
tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l’État, et à
n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne,
ils pourront parvenir enfin à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se
sentir membres de la patrie, à l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a
que pour soi-même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet, et à transformer
ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d ’où naissent tous nos vices ».
Sur l’évolution du républicanisme de Rousseau dans le Contrat social, voir l’article de
J. Swenson « La vertu républicaine dans le Contrat social », Philosophie de Rousseau, p. 379-
392 : dans le Contrat social, l’accès à la volonté générale doit être rendu possible par un
travail de réflexion plutôt que par la généralisation des affections.
40 Précisons que le Contrat social affirmera clairement que les mœurs et le sentiment
n’interviennent pas comme principe de l’obligation politique mais seulement comme
soutien. Sur ce point voir Radica, « La loi, les lois, les mœurs », art. cité.
41 Contrat social, ouvr. cité, II, XII, p. 394 : « à ces trois sortes de lois, il s’en joint une
quatrième, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain,
mais dans les cœurs des citoyens ».
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE
CIVILE D’ANTONIO GENOVESI
c ommerce avec le monde ». Celle-ci suit le chemin tracé par les objets
intérieurs ou extérieurs qui le plus souvent nous « heurtent » (impellere)
et qui orientent, de cette façon, l’établissement d ’habitus durables,
comportementaux ou cognitifs.
Pour cette raison, si Genovesi souligne le caractère inné des inclina-
tions naturelles, c onçues c omme des « lois mécaniques » imprimées dans
l’esprit humain par la volonté de Dieu7, il remarque, de toute façon,
qu’elles naissent ex usu vitae, pour satisfaire la recherche croissante du
plaisir et des choses utiles ou consentanae à la vie des individus8. Une
telle perspective « empirique » devient en effet dominante dans son
discours philosophique et se précise plus nettement à partir des années
1760, alors qu’il emploie l ’idée d ’irritabilité nerveuse, héritée des théories
connues à travers les études physiologiques de Haller, pour interpréter,
de façon générale, tout le mécanisme de la connaissance sensible, y
compris la faculté appétitive et celle de la mémoire9.
Le rappel à l’éthique d’Aristote est d’ailleurs utilisé contre les mêmes
catégories de la théologie scolastique. Sur la base du principe selon lequel
nullum habitum esse ingenitum, tiré du livre II de l’Éthique à Nicomaque,
Genovesi rejette la possibilité d ’habitus innés ou infusi selon l ’expression
utilisée par Thomas d’Aquin dans sa Summa Theologiae10 qui, toutefois,
n’est pas mentionné directement dans ce c ontexte. En y regardant de plus
près, cette critique prend une double signification : d’une part, elle sert
à l ’auteur à manifester sa propre adhésion à l ’empirisme gnoséologique,
en rejoignant la plus ample polémique contre l’innéisme, de l’autre,
diceosina, o sia della filosofia del giusto e dell’onesto, éd. N. Guasti, avec une présentation de
V. Ferrone, Venise, Centro Stiffoni, 2008, t. I, l. I, chap. v, § xxx, p. 74-75).
7 Voir Genovesi, Disciplinarum metaphysicarum elementa, ouvr. cité, III, p. 41-42. Genovesi
fait ici référence à la définition d ’inclination naturelle que Nicolas Malebranche donne
dans le chapitre i du livre I de la Recherche de la vérité.
8 Ibid., p. 43. Il s’agit d ’une remarque qui apparaît à partir de l ’édition II du texte (1752).
9 Sur ces sujets, voir M. T. Marcialis, « Natura e sensibilità n ell’opera manualistica di
Antonio Genovesi », Ricerche sul pensiero del secolo XVIII, éd. G. Solinas, Pubblicazioni
dell’Istituto di Filosofia della Facoltà di Lettere dell’Università di Cagliari, Cagliari,
1987, p. 83-124.
10 Thomas d’Aquin, Opera omnia iussu Leonis XIII P. M. edita, tomus sextus, Prima Secundae
Summae Theologiae, a quaestione I ad quaestionem LXX, […], cum commentariis Thomae De
Vio Caietani, Romae, Typographia Polyglotta S. C. De Propaganda Fide, 1891, q. 51, a. 4 :
« Utrum aliqui habitus sint hominibus infusi a Deo », p. 329. Sur la notion d ’habitus
infusi voir Servais-Théodore Pinckaers, « Habitude et habitus », Dictionnaire de Spiritualité,
VII-1, Paris, Beauchesne, 1969, p. 2-11.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE DE GENOVESI 223
11 Dans la première édition des Elementa Metaphysicae, Genovesi, pour expliquer le fonc-
tionnement de la mémoire, accepte l’hypothèse cartésienne des « traces », selon la version
proposée par Malebranche dans le chapitre v du livre II de la Recherche de la vérité. Ensuite,
dans la dernière édition de son œuvre, il réélabore c omplètement les chapitres sur les
habitus et sur la mémoire avec des ajouts c oncernant la notion d’irritabilité.
224 ANDREA LAMBERTI
que l’on retrouve non seulement chez le sauvage ou chez l’enfant mais,
de la même façon, dans les masses pauvres qui peuplaient le Royaume
de Naples par rapport auxquelles, comme l’affirme Genovesi « même
les Samoyèdes pouvaient sembler cultivés22 ».
Le langage apparaît en définitive comme le facteur décisif de la
naissance de la civilité. Il naît c omme réponse instinctive de la nature
humaine à la pression sensible des passions qui, une fois mises en
commun, se structurent dans les habitus sociaux. Ainsi, en vertu de la
communication, née de causes aussi bien naturelles que c onventionnelles,
le monde affectif s’articule dans les manières civiles. L’ambiguïté qui
reste entre les états émotifs et leurs expressions linguistiques multiplie
les relations entre les idées et les affects mais elle rend aussi possible
la circulation, la transmission et le changement des opinions et des
comportements. Dans ce sens, « les langues se façonnent sur la pensée
et la coutume », ainsi que « la pensée et la coutume d’un même âge et
d’une même nation rendent le parler c ommun et intelligible à cet âge
et à cette nation23 ».
La versatilité indéfinie des langues explique la variété des habitudes
et des usages entre les diverses nations et pendant leurs différentes
phases historiques. Face au caractère relatif des coutumes, qui dépend
en partie de facteurs environnementaux et externes, la question se pose
de savoir s ’il est possible d ’avoir une cohésion sociale capable de c ontenir
les poussées c ontraires au maintien de l’équilibre et de l’union civile.
les passions sont définies comme des « douleurs », divisées entre celles
« de sensation naturelle, d ’énergie sympathique ou antipathique, de soin
ou de réflexion26 ». Les premières se réfèrent aux besoins primaires qui
représentent le « principe moteur de tous les animaux ». Les « douleurs
d’énergie » sont au c ontraire suscitées par une répulsion ou une attraction
éprouvée instinctivement, devant les représentations des objets fournies
par l’imagination.
Ces mouvements de l’âme, selon l’auteur, ont le « contrôle le plus
durable sur l ’homme » parce q u’ils « tiennent beaucoup de l ’enthousiasme »
et coïncident avec une réponse irréfléchie de « consonance » ou de
« dissonance » subjective. Genovesi en retrouve un exemple dans « la
compassion ressentie face à ceux qui souffrent de la misère, l ’amour pour
ce qui semble beau, la colère que déclenche une seule injure, la crainte
du mal qui peut nous frapper, l’ennui et le dégoût qui découlent de
ce qui s’écarte de nos habitudes27 ». De telles passions, ou « douleurs »,
sont en effet définies « di primo rapporto » (« de premier contact »),
et mises en relation avec la barbarie, dominée par l’imagination et la
poésie. En revanche, les affects qui caractérisent les « nations c ultivées »,
comme dans le cas du « luxe », de l ’« avidité » et de l ’« espérance », sont
« médiats » mais aussi « compliqués » par le développement de la socialité,
du langage et de la raison qui calcule les idées et compare les situations.
En raison de l ’étroite correspondance entre le progrès civil et le raffi-
nement passionnel, les premiers mouvements de l’âme, pour ainsi dire
non réfléchis ou « di primo rapporto », sont c onçus c omme le ressort
qui conduit à la naissance des structures sociales. En arrière-plan du
discours de Genovesi, il y a la leçon de Vico selon laquelle « la legislazione
considera l ’uomo qual è, per farne buoni usi n ell’umana società28 », mais
celle-ci est maintenant c onsidérée à la lumière des théories de l’Esprit
des lois de Montesquieu29 qui avait attiré l’attention sur les rapports
existant entre la diversité des climats et le caractère relatif des coutumes.
26 Delle lezioni di commercio, ouvr. cité, I, II, § ii, p. 297.
27 Ibid., § iv, p. 298.
28 G. Vico, Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, Naples, Muziana,
1744, t. I, « Degli elementi », § vii, p. 75.
29 Genovesi fut l’un des premiers à lire Montesquieu en Italie. Dès 1749 il conseille à ses
étudiants la lecture de l’Esprit des lois (cf. Genovesi, Elementa artis logico-criticae, ouvr. cité,
II, VII, § iv, p. 151). Plus tard, il annote cette œuvre avec un commentaire publié posthume
(1777) à Naples, par l’éditeur Domenico Terres, qui a ujourd’hui figure dans Dialoghi e
altri scritti intorno alle lezioni di commercio, éd. E. Pii, Naples, Istituto Italiano per gli Studi
230 ANDREA LAMBERTI
Ainsi, l’on remarque que tous les « arts de la commodité, les ordres
et les lois civiles, la milice, la navigation et d’autres métiers semblables »,
bien que, eux aussi, soient « adaptés au tempérament et au climat »,
naissent du désir de fuir tant l’inquiétude engendrée par les passions
et les besoins croissants, que le « tourmente de l’âme » et « l’infamie »
provoqués par les excessives « injures » dans l’un état de nature30. De
même, « les arts du luxe, et toutes les modes du plaisir », toujours
suivant « la raison de notre nature physique, du climat et du niveau
de nos c onnaissances », dépendent de la « concupiscence infinie » des
hommes pour les choses31. La cupidité humaine s’élève jusqu’au désir
de dominer les autres individus : « ou en raison des facultés et des forces
du corps, ou de la force de l ’esprit, ou de la splendeur de la vie civile32 ».
Sur une telle toile de fond passionnelle, alimentée par l ’imagination
et par la raison, la coutume sociale sculpte l’altera natura de l’homme
qui « de mille façons pétrit et modèle la première et revient d’autant de
manières que chacun peut en voir dans le monde ». Dans ce sens, même
les sociétés primitives où prévaut une éducation « fortuite », librement
conforme aux caractéristiques de l’environnement et des tempéraments
des individus, ne répondent pas à des modèles de comportement fixes.
En fait, dans certains cas, la coutume « sauvage » peut former à la
« férocité », dans d’autres, elle pousse à la vie sociale et douce. Chez
les Iroquois, natifs du Canada, rapporte Genovesi, « les mères donnent
du sang à boire à leurs enfants et des membres crus des animaux et
parfois même des hommes à manger33 ». D ’autres populations révèlent
en revanche des inclinations opposées : « l’éducation pacifique, molle,
efféminée forme à penser et à agir placidement, avec douceur, et à haïr
toute action cruelle ou fatigante », comme le montrent « nos anciens
Sybarites, de nombreux peuples de l’Asie méridionale et surtout les
Filosofici, 2008. Sur Genovesi et Montesquieu, voir E. De Mas, Montesquieu, Genovesi e le
edizioni italiane dello Spirito delle leggi, Florence, Le Monnier, 1971 ; E. Pii, Antonio Genovesi.
Dalla politica economica alla « politica civile », Florence, Olschki, 1984.
30 Genovesi, Delle lezioni di commercio, ouvr. cité, II, « Ragionamento intorno all’uso delle
grandi ricchezze per risguardo all’umana felicità », § xv, p. 846.
31 Ibid., § xvi.
32 Ibid., § xvii, p. 847.
33 Ibid., § xviii, p. 848. Ces coutumes sauvages qui dégénèrent en cannibalisme, pour
Genovesi, étaient autrefois courantes en Europe, chez les « Gaulois, les Germains, les
Britanniques, les Danois, les Suisses, les Polonais, les Hongrois et aussi dans certaines
régions d’Italie ».
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE DE GENOVESI 231
37 Ibid., § xxii.
38 Genovesi, La logica, ouvr. cité, § xviii, p. 42.
39 Genovesi, Delle scienze metafisiche, ouvr. cité, p. 720.
NATURE ET COUTUME DANS LA PENSÉE CIVILE DE GENOVESI 233
moral primitif qui caractérise tous les hommes. Voilà ce que représente
le « goût moral » naturel qui, distinct du goût artificiel, permet, une
fois rétabli au sein du goût public, d’infléchir la coutume en direction
de la réalisation du bonheur social.
En conclusion, Genovesi, à partir de la notion aristotélicienne d’habitus,
développe une anthropologie moderne des passions et mène sa réflexion
sur la coutume à son plein épanouissement dans la notion de goût
public. Celui-ci est c onçu comme un véritable « sens commun » qui se
modèle sur la tension entre le « naturel » et l’« artificiel ». Les usages
et les habitudes sociales dialoguent c ontinuellement avec les données
de la nature et en revendiquent la place. Cette dialectique entraîne
enfin la possibilité de penser une éthique moderne, attentive à ce que
se forme c oncrètement une moralité capable de comprendre la diversité
des c omportements et le caractère relatif des coutumes.
Andrea Lamberti
Università di Cagliari
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS
morale. La notion de mœurs occupe une place de tout premier rang dans
cette réflexion. En passant en revue les occurrences du terme on remarque
comment, dans La Vérité ou le vrai système et La Vérité tirée du fond des
puits, les mœurs entrent en scène à côté des habitudes, des usages, des
religions et des gouvernements. Différenciées en fonction non seulement
du lieu et du temps, mais aussi de la classe sociale (l’« état ») et du sexe,
elles sont qualifiées selon les c ontextes c omme véritables ou fausses,
bonnes ou perverses, simples ou compliquées, raisonnables ou insensées,
reçues ou abjurées. Malgré la fréquence et la variété des références, la
signification attribuée aux mœurs par la philosophie de Deschamps est
loin d’être évidente. Le même concept est l’objet d’un double usage :
fréquemment employé en une acception non technique, empruntée au
langage ordinaire, la plupart de ses occurrences est néanmoins liée à l ’un
des c oncepts cardinaux du système, celui d’« état de mœurs ». Ce qui
est difficile à saisir, en cette dualité d ’usages, est la façon dont la notion
technique d’« état de mœurs » fait appel aux ressources sémantiques de
la notion ordinaire de « mœurs ». À première vue, ce problème admet
une solution très simple et linéaire. Par opposition à un « état de lois »
conçu c omme la condition où l’inégalité et la propriété rendent néces-
saires des institutions répressives et des formations idéologiques qui en
soutiennent la violence, l’« état de mœurs » se définit c omme la c ondition
où l’égalité et la communauté des biens rendraient toute formation poli-
tique superflue. S ’il est vrai que les mœurs se réfèrent ordinairement à
des règles implicites qui orientent les c onduites de l ’intérieur et que les
lois se réfèrent à des règles explicitement codifiées qui s’imposent aux
agents de l’extérieur, la c onstruction des c oncepts techniques des états
« de mœurs » et « de lois » peut recourir aux c oncepts ordinaires de
mœurs et de lois selon la spontanéité ou la contrainte qui caractérisent
les conduites des hommes dans les deux états. Cette solution apparaît
pourtant trop simple à un regard plus attentif, car chez Deschamps
l’état de mœurs est un état social « sans lois4 », mais l’état de lois n ’est
pas, apparemment, un état sans mœurs. Si l’« état de mœurs » exige la
disparition des lois, comment l’état de lois n’impliquerait-il pas à son
tour l’absence des mœurs ? Et c omment des mœurs c ompatibles avec
l’idée c onfuse que j’en conçois, par quelque chose de connu, je le rapporterais à celui de
Spinoza » (cf. Deschamps, Correspondance générale¸ ouvr. cité, p. 65).
4 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité p. 111, 153, 167, 168, 324.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 239
L’ÉTAT DE LOIS
5 Ibid., p. 164.
6 Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l ’origine et les fondements de l ’inégalité parmi les hommes,
texte établi et annoté par J. Starobinski, in Œuvres complètes, 5. vol., éd. B. Gagnebin et
M. Raymond, Gallimard, Paris, 1959-1995, vol. III, 1964, p. 176.
240 FRANCESCO TOTO
social7. Malgré son nom, l’état de lois trouve son principe, son « vice
fondamental », son « péché d ’origine », non pas directement dans les lois,
mais dans la propriété et l’inégalité dont les lois et leur « esclavage »,
leur « tyrannie » et leur « joug cruel » ne sont que des c onséquences8.
La raison pour laquelle un état social fondé sur la propriété et sur
l’inégalité se présente sous la forme d’un « état de guerre continuelle »
et d’un véritable enfer sur terre réside dans le fait qu’il n’est ni un état
de désunion sans union, c omme l’état sauvage, ni un état d ’union sans
désunion, c omme l ’état de mœurs, mais seulement un état d ’« extrême
désunion dans l ’union9 ». Dans une telle situation nous sommes « divisés
en états non seulement différents, mais extrêmement disparates », « tous
séparés, tous rivaux et même ennemis les uns les autres par la différence
et l’inégalité de [nos] conditions10 ». Cette différenciation se répercute
profondément sur le plan subjectif et relationnel. En encourageant les
intérêts11, les rivalités, les ambitions et les jalousies, elle oblige chacun
à faire du mal aux autres « soit pour [se] venger de celui qu’ils [lui] ont
fait, soit pour parer à celui qu’ils pourraient [lui] faire », et forge ainsi
des sujets « continuellement en contradiction avec [eux-mêmes] et les
uns avec les autres », car personne ne peut trouver son « bonheur par-
ticulier » au détriment du « bonheur général » et dans un état violent
où la seule réciprocité possible est celle de la crainte et de la défiance12.
Dans un système sans doute athée c omme celui de Deschamps13, où il
7 Cf. Georges Barthel, « Dom Deschamps et la politique », Dom Deschamps et sa philosophie,
éd. J. D ’Hondt, Paris, PUF, 1974, p. 147-168, où l ’auteur affirme que « l’état de loi […]
est essentiellement caractérisé par la lutte » (ibid., p. 161-2).
8 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 278, 202, 265, 266.
9 Ibid., p. 316, 111.
10 Ibid., p. 265, 266.
11 Dans le système de Deschamps la notion d ’intérêt, qui avait chez d ’autres auteurs
contemporains la plus grande importance, est reléguée dans une position marginale et
elle fait l’objet d ’une dévaluation tendancielle.
12 Ibid., p. 113, 286, 289, 287-288, 298.
13 On nie parfois que l’on puisse parler d’athéisme à propos de Deschamps. Cf. Paolo
Quintili, « Dom Deschamps, Diderot et Spinoza. Deux versions parallèles du matérialisme
biologique au xviiie siècle », La ragione e le sue vie. Saperi e procedure di prova in età moderna,
éd. C. Borghero et C. Buccolini, Florence, Le lettere, 2015, p. 332-347, où l ’auteur parle
par exemple d ’un « matérialisme religieux » (ibid., p. 332). Une telle lecture est rendue
possible par le fait que dans le corps du texte Deschamps critique à plusieurs reprises un
athéisme comme celui de D’Holbach, qui se bat c ontre la religion mais non pas c ontre
la propriété et les lois. Pourtant, dans une note en bas de page il parle clairement de
« [s] on athéisme » comme un « athéisme éclairé », qui seul peut conduire les hommes
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 241
supplément de force dont elles ont besoin n’est pas celle qui définit le
« vrai moral30 », mais une morale dans laquelle la « vérité morale » est
en même temps instrumentalisée et effacée. « La loi naturelle morale étant
de toute vérité morale dans ses principes et dans les conséquences, il
est impossible aux lois de la proscrire » ; au contraire, « il faut de toute
nécessité q u’elles nous fassent une loi de la pratiquer : car sans cela elles
iraient manifestement c ontre leur objet apparent, qui est l ’union et le
bien des hommes, et elles se feraient voir telles qu’elles sont en effet,
c’est-à-dire causes toujours subsistantes de la désunion et du malheur
des hommes ; ce qui tournerait nécessairement à leur destruction31 ».
La loi naturelle morale dont les lois positives c ommandent le respect
est pourtant une loi mutilée, car ses principes sont substitués avec
leurs c onséquences. La loi positive ne peut pas prescrire la loi naturelle
morale dans ses principes, « qui sont le seul et unique moyen de ne
jamais nous écarter des conséquences », parce qu’en imposant le respect
de ces principes elle annulerait la propriété et l ’inégalité dont elle est
fonction et se détruirait elle-même32. Au contraire, rien n’empêche la
loi positive d ’exploiter la loi naturelle morale en prescrivant certaines
de ses conséquences isolées, certaines maximes morales dont tout le
monde reconnaît la validité (par exemple, « ne point faire à autrui ce
que nous ne voudrions pas q u’il nous fît »)33. Cependant, ces maximes
sont rendues impraticables car elles sont séparées de leurs prémisses
(l’égalité et la communauté des biens) ; le pouvoir étatique doit son
apparente nécessité à leur violation c ontinuelle, c onfirmant le dogme
d’une nature humaine inévitablement maligne. Sur ces bases Deschamps
peut conclure que « l’effet des lois est le mal sous l’apparence du bien,
d’être le bien34 » : il « est le mal » car elles défendent la propriété et
l’inégalité, qui rendent la vraie moralité impossible, mais il l ’est « sous
l’apparence du bien » parce que cette défense est conduite au nom de
la moralité elle-même. C ’est ce nom qui c onfère aux lois la « force
ajoutée » dont elles ont besoin « pour asservir tous les hommes » sans
recourir à la violence, qui ne pourrait que susciter des résistances35.
49 Ibid., p. 194.
50 Ibid., p. 207, 167, 195.
51 Ibid., p. 111, 207, 539.
52 Ibid., p. 201, 202, 539, 540. Cf. Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 318.
53 Sur la c ombinaison de la coercition physique et de la production c ulturelle du c onsensus
cf. Quilici, Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 321.
54 Deschamps, Ouvrages philosophiques, ouvr. cité, p. 83.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 249
L’ÉTAT DE MŒURS
vérité, qui les nécessiterait tous, par son évidence, et c’est ainsi qu’ils
concourraient ensemble82 ». Le bonheur permis par cet accord et cette
coopération suffirait pour « effacer de l ’humanité tous les vices moraux
qui y règnent, et pour faire des plus grands scélérats des hommes propres
à l’état de mœurs83 ». L’homme n’étant « méchant que par l’état de
lois qui le contredit sans cesse », qui contredit ses « penchants les plus
naturels », « il serait moralement impossible qu’il le fût dans l’état de
mœurs, […] où il n’aurait plus aucune raison de l’être », car les « les
mœurs seraient ce qu’elles devraient être » et nous « exempteraient de
toutes les peines d’esprit » en minimisant nos souffrances physiques84.
Les véritables mœurs sont élevées au rang de facteur de synthèse de
tous les aspects de la vie sociale. En c onjugant le bonheur particulier
et le bonheur général, elles garantissent le fonctionnement harmonieux
et spontané d ’une société indépendante de toute forme autoritaire de
coordination entre les forces des individus. Ainsi, elles permettent à tous
de jouir « de leur liberté, de leur sûreté […] et de leur égalité actuelle »,
dans l’« état d’amour, de paix, d’union qui nous a toujours été recom-
mandé », et dans lequel « il faut que les hommes vivent, s’ils veulent
être aussi heureux q u’ils ont été malheureux jusqu’à présent85 ». Grâce
à elles, les hommes peuvent en somme bénéficier « sans inconvénients,
sans lois et sans rivalité quelconque, de toute l’abondance, de toute la
santé, de toute la force contre tout ce qui pourrait leur nuire, de toute la
tranquillité d ’âme, et de tout le bonheur86 ». Il faut maintenant prendre
en considération les prémisses de ce cadre idyllique et de la puissance
des mœurs qui le rend possible.
La première prémisse réside dans l’alliance entre la vérité métaphy-
sique et la vérité morale. Le lien entre vérité métaphysique et morale
est souligné avec force par Deschamps. « Il s’ensuit de ce que Le Tout
universel est la vérité première, ou le principe métaphysique, de ce qu’il
est le premier et le véritable objet de rapport, que tout ce qui existe de
sensible découle directement de lui, et, c onséquemment, que la vérité
tandis que dans le deuxième passage il parle de l’éducation d ’exemple c omme la seule
demandée par l ’état de mœurs.
82 Ibid., p. 252.
83 Ibid., p. 254.
84 Ibid., p. 113, 286, 402, 294.
85 Ibid., p. 305, 287.
86 Ibid., p. 154.
256 FRANCESCO TOTO
morale, qui est le rapport social que les hommes ou toute autre espèce
en société doivent avoir entre eux, en découle directement87 ». Il faut
remarquer, ici, que la vérité dont il est question en ce contexte est moins
la vérité d ’une connaissance que la vérité d’une réalité : l ’identification de
la vérité métaphysique au Tout (et non pas à la simple connaissance de ce
Tout) constitue l’une des clefs de voûte de tout le Vrai système. « Si nous
pensions, malgré le moi apparent qui nous distingue des autres êtres, que
nous sommes des composés de tout ce qui existe de sensible, que nous
sommes liés à tout, que nous ne faisons qu’un avec tout, quoique séparés
de tout en apparence, nous cesserions de nous envisager c omme autant
d’êtres entièrement distincts les uns des autres88 ». L ’identification de la
vérité morale à l’état de mœurs (et non pas à la connaissance des principes
normatifs de cet état) devient quant à elle explicite dans les passages où
Deschamps parle de « la vérité morale, ou l’état de mœurs » et affirme
que les « mœurs […] sont la vérité morale même89 ». Sur ces bases il est
clair que quand Deschamps affirme que la vérité morale découle d’un
principe métaphysique, et cela parce que « tout ce qui existe de sensible
découle directement de lui », il ne se réfère pas à un enchaînement des
connaissances, mais à la façon dont une réalité physique (les mœurs)
découle d’une réalité métaphysique (Le Tout). Le « moral » est synonyme
du « social90 », les mœurs et les rapports moraux ou sociaux ne sont,
d’après la leçon d’Helvétius91, q u’une espèce particulière de rapports
physiques, mais « tout physique a nécessairement sa base dans le méta-
physique, qui est le fond dont il est la nuance92 ». Cette précision était
indispensable afin d’éviter un possible malentendu. En fait, les raisons
pour lesquelles la vérité morale découle de la vérité métaphysique c omme
de sa « raison première » se cachent dans la valeur paradigmatique
87 Ibid., p. 131.
88 Ibid., p. 384.
89 Ibid., p. 164.
90 Cf. ibid., p. 226 et 130 : « l’homme est physique, métaphysique et moral, parce q u’il
existe particulièrement, généralement et socialement tout à la fois » ; « j’appelle cet état
l’état de mœurs, par opposition à l’état de lois, ou l’état d’égalité, de loi naturelle morale ;
mais par ce terme morale, il ne faut entendre que sociale ».
91 Cf. Helvétius, De l’esprit, ouvr. cité, p. 9.
92 Dans l’état de lois, « la folie de nos mœurs » fait apparaître notre « faux moral » comme
« distinct du physique », mais dans l ’état de mœurs, où il apparaîtrait dans sa vérité, le
moral « ne serait plus que du physique » (Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité,
p. 161, 125, 239).
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 257
108 En ce sens on ne peut non plus rapprocher Deschamps de Smith, c omme le fait Citton,
L’envers de la liberté, ouvr. cité, p. 172 : « ici l’économie animale de l’individuation s’avère
homomorphe à l’économie politique : […] Deschamps définit sa tendance universelle d’une
manière qui fait écho à la main invisible q u’esquissent alors les premiers libéraux. Dans les
deux cas, on tend vers le bien commun en empruntant la voie de la jouissance singularisante ».
109 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 132, 247.
110 Ibid., p. 132, 247.
111 Ibid., p. 247, 248.
112 Ibid., p. 246-247.
113 Ibid., p. 286.
262 FRANCESCO TOTO
biens, « chacun suivrait ses penchants, mais les penchants, tous à peu
près les mêmes, y seraient toujours subordonnés à la droite raison et
conformes à l’harmonie de la société » : la « loi d’égalité et d’union à
laquelle la saine métaphysique nous amène » est une loi que « notre
intérêt particulier et général demande que nous suivions, et dont nous
ne pouvons pas nous écarter sans nous éloigner du bonheur114 ». Le
décentrement exigé par les vraies mœurs trouve ainsi sa paradoxale base
affective dans la tendance au centre elle-même115.
La fondation des vraies mœurs dans la c onnexion de la sphère méta-
physique et de la sphère morale par le biais du c oncept de tendance pose
un dernier problème. Si on rappelle les traits distinctifs de l’état de lois
et de l’état de mœurs, leur opposition apparaît de façon assez nette :
la dure tyrannie de l’absurde contre le doux despotisme du vrai, la
méchanceté c ontre l ’innocence, la domination c ontre l ’indépendance, la
guerre c ontre la paix. La profondeur de cette divergence semble creuser
un abîme entre les deux états. Le discours deschampsien sur la tendance
montre bien la partialité de cette compréhension du rapport entre les
deux états. La tendance au centre mise à l’œuvre par l’état de lois et
l’état de mœurs dans des conditions et des manières opposées est en
elle-même une seule et la même : les tendances particulières qui dans
le premier état se font obstacle, s’entravent, se contrarient, s’affaiblissent
les unes les autres, sont les mêmes qui dans le second état se renforcent
réciproquement en s’intégrant dans une seule tendance commune. Cette
114 Ibid., p. 306.
115 La double façon dans laquelle Deschamps c onçoit l’unification morale des hommes
à partir soit de la compréhension de leur unité dans Le Tout soit d’une tendance par
elle-même irréfléchie peut être saisie dans sa cohérence en remarquant la proximité de
la philosophie deschampsienne à celle de Spinoza. Chez Spinoza, l’activité pratique et
cognitive des hommes, ainsi que de toutes les choses singulières, n ’est q u’une expression
de la nature ou puissance du Deus sive Natura. Le conatus ou désir est en ce sens le principe
de toute activité et de toute pensée des choses singulières. La vertu ne c onsiste pas dans
l’opposition de l’homme à sa propre nature, mais dans sa plus haute adéquation à cette
nature. La connaissance adéquate est sans doute indispensable au bonheur et à la vertu,
mais elle n ’est que le corrélat d ’une adéquation de l ’activité du corps et des affects. Chez
Spinoza le dépassement des égoïsmes et la participation des individus à la composition
d’une c ommunauté éthique, où la séparation entre Moi et autrui est dépassée, est une
question cognitive en même temps qu’affective, qui mobilise autant la compréhension
de la structure ontologique du réel que le lien entre le bonheur individuel et l’utilité
commune. Cf. Baruch Spinoza, Ethica, in Spinoza, Opera, ouvr. cité, vol. II, et notamment
la Proposition 7 de la troisième partie et la Proposition 18 et 20 de la quatrième partie,
avec leurs scholies.
DOM DESCHAMPS ET LES MŒURS 263
impasse. La pure négativité qui signe cet état semble devoir lui soustraire
toute c onsistance ou durée ; en même temps, la force des lois, l ’efficacité
mystificatrice des idéologies et la naturalisation des rapports de propriété
et de domination de la part des « fausses mœurs » semblent suggérer
qu’il est impossible d ’y mettre fin. Le traitement des c oncepts de ten-
dance, de religion et d ’ambition nous a montré que cette alternative n’est
qu’apparente, parce qu’aucun masque idéologique ne peut éliminer la
contradiction interne à l’état de lois, et que cette c ontradiction insère
dans l’état de lois un incoercible dynamisme : une irrésistible vocation
à l’anéantissement. Les tendances qui dans leur forme abâtardie et
contradictoire structurent l’état de lois non seulement sont les mêmes
que celles qui dans leur forme physiologique et cohérente informent
l’état de mœurs, mais elles sont aussi celles dont la frustration sape les
fondements de notre abominable état social, le rendant instable et le
destinant à l ’effondrement. La puissance des mœurs ne reste pas assou-
pie et inactive dans l’état de lois, étant au contraire immanente aux
contradictions mêmes de cet état. La destruction de l’état de lois n’est
peut-être pas, à proprement parler, une « nécessité inéluctable124 » ; sans
jamais rendre cette destruction nécessaire, les c ontradictions de cet état
la rendent néanmoins toujours possible, et tous les efforts de Deschamps
tendent à rendre visible la facilité et la façon presque automatique à
travers laquelle une pluralité de voies différentes peut mener à ce résultat.
De cette première conclusion en découle une deuxième, concernant
l’impossibilité de réduire le rapport entre l ’état de lois et l’état de mœurs
à un rapport univoque de discontinuité et de rupture. Le registre de la
discontinuité et de la rupture est sans doute présent, mais, à côté des
passages liés à une logique binaire du genre « ou bien… ou bien… », il
n’est pas difficile d’en rencontrer d’autres qui compliquent et articulent
cette opposition en la déplaçant sur un autre plan. « L’état social n ’a pu
commencer que de la façon dont on le voit exister, que par des hommes
subordonnés à d’autres hommes, que par l’état de lois » : « il était
impossible à l’homme de venir à la vérité et à l’état de mœurs qui en
est c onséquent, autrement que par la méditation, à laquelle les fausses
doctrines et les inconvénients énormes et sans nombre de l’état de lois
devaient le c onduire125 ». L ’enfer sur terre de l ’état de lois c onstitue une
124 Bernardi, Morelly e Dom Deschamps, ouvr. cité, p. 90 ; voir aussi ibid., p. 129.
125 Deschamps, Œuvres philosophiques, ouvr. cité, p. 202, 113.
266 FRANCESCO TOTO
les unes sur les autres qu’elles ne fourniraient pas la moindre matière à
l’histoire », car elles « ne différeraient point d’un siècle à l ’autre, et que
les hommes se reproduiraient toujours les mêmes dans leurs descen-
dants138 ». Les conséquences de cette homogénéisation sont profondes.
Deschamps semble inverser l’une des idées fondamentales d’Helvétius,
d’après laquelle « les hommes sont semblables à ces arbres de la même
espèce, dont le germe [est] indestructible et absolument le même », en
n’assumant « une infinité de formes différentes » seulement parce qu’il
n’est jamais « semé exactement dans la même terre, ni précisément
exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies139 ». Au
contraire, d’après Deschamps, il y a sans doute une différence originaire
entre les hommes, car l’« l’inégalité physique […] est de l’essence des
choses physiques », mais dans l ’état de mœurs « l’éducation d ’exemple »
effacerait cette différence : « plus les hommes auraient les mêmes mœurs
(ce qui demanderait que les états factices qui leur donnent des mœurs
si différents fussent anéantis), et plus ils se ressembleraient, plus ils
seraient conformés également et de même genre d’esprit et de caractère » ;
« les mêmes mœurs (et les mêmes mœurs ne peuvent être que les vraies
mœurs) ne feraient, pour ainsi dire, des hommes et des femmes qu’un
même homme et une même femme140 ». Cette homogénéité des mœurs,
qui s’accompagne d ’une « même façon […] de vivre », d ’« une même
façon de penser sur le fond des choses » et de penchants « tous à peu
près les mêmes », ne se limite pas à nous rapprocher « bien autrement
les uns des autres que nous ne le sommes », mais apporte en outre un
nouvel éclairage sur le sens fort q u’il faut donner à l ’idée selon laquelle,
dans l ’état de mœurs, nous « ne [sommes] qu’un au moral, c omme nous
le sommes au métaphysique141 ». De même que l’inclusion des êtres
physiques dans Le Tout n ’empêche pas de c oncevoir leurs différences
comme autant de « nuances » de l ’être métaphysique qui c onstitue leur
« fond » commun, de même l’inclusion des hommes dans l’état de
mœurs n’empêche pas, en principe, de concevoir leurs singularités
comme des variations sur le thème d’une identité sociale et morale
aux yeux d ’une femme145 » ? L’idée de mœurs dévoile ainsi son sens le
plus profond. Les mœurs sont des normes implicites et enracinées dans
les penchants naturels des hommes, qui permettent à une société fondée
sur l’égalité morale et la communauté des biens de conjuguer bonheur
et moralité, sécurité et liberté, et d’éliminer une fois pour toutes la
guerre et les c onflits, la violence et sa dissimulation idéologique. En ce
sens, elles sont l’idée dans laquelle les promesses de la philosophie
moderne (de la souveraineté de Hobbes à la c ommunauté éthique de
Kant) devraient trouver leur réalisation la plus adéquate. Elles ne le
sont, pourtant, q u’au détriment non seulement de tout particularisme,
mais aussi de toute particularité, de tout ce qui dans les hommes est
« personnel146 ».
Francesco Toto
Université de Rome III –
IHRIM (UMR 5317)
3 Edward Coke, « Préface du viiie Report », in The Selected Writings and Speeches of Sir Edward
Coke, éd. Steve Sheppard, 3. vol. Indianapolis, Liberty Fund, 2003, vol. I (dorénavant :
Reports), p. 767 : « Les fondations de nos lois coutumières présentes sont au-delà d ’un registre
mémorable marquant quelconque commencement, et il en était déjà de même lorsque les
conquérants Normands les trouvèrent dans le royaume d’Angleterre » (traduction personnelle).
276 VALENTIN D’AGNANO
que tous les grands légistes qui l’ont suivi jusqu’à Blackstone, se sont appli-
qués à mettre en lumière l’ancienneté de nos libertés. Ils ont voulu démontrer
que notre Grande Charte, celle du roi Jean, se rattachait à une autre Charte
datant d’Henri Ier, et que l’une et l’autre ne faisaient que réaffirmer les lois
en vigueur dans le royaume à une époque plus ancienne encore4.
par son silence (le silence en effet est parfois l’indice d ’un c onsentement) ; et
cet usage ne reste loi q u’aussi longtemps que le souverain garde le silence à
son sujet. Par c onséquent, si le souverain impliqué dans un litige relatif à
un point de droit, fonde sa position, non sur sa volonté présente, mais sur les
lois antérieurement faites, la durée écoulée ne sera pas opposable à son droit,
et le litige devra être jugé selon l’équité13.
atteint, mais seulement dans quelques moments et par quelques points. Les
mœurs, semblables à l ’air que nous respirons, agissent sur nous d ’une manière
constante, uniforme, insensible ; elles nous irritent, ou nous calment ; nous
corrompent, ou nous purifient ; nous exaltent, ou nous dépriment ; nous
polissent, ou nous rendent grossiers. Elles donnent à notre vie entière leur
forme et leur couleur, selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises, elles aident
la morale, la remplacent ou la détruisent16.
18 Ibid., p. 218-219.
19 Burke, Lettre à un membre de l’Assemblée nationale, trad. fr. de F.-L. Thibault de Ménonville,
révisée par P. Thierry, Paris, Fayard / Mille et une nuits, 2012, p. 218-219 (dorénavant :
Lettre à un membre de l’Assemblée).
DE L ’ANGLETERRE À LA FRANCE 283
des nouveaux hommes d ’État étant pour Burke de faire en sorte que le
peuple soit constamment en action pour le détourner progressivement
de ses occupations ordinaires – la stratégie éducative était à même de
mener à bien son projet, celui d ’une mise en correspondance entre la
nature du gouvernement et la nature des individus :
Si vos maîtres ont recommandé un système d’éducation faux et théâtral,
c’est parce que leur système de gouvernement est de la même nature. Les
deux systèmes se c onviennent parfaitement entre eux, et ne peuvent c onvenir
chacun à aucun autre20.
20 Ibid., p. 49.
21 Burke, « Lettre sur une paix régicide », ouvr. cité, p. 557.
22 Cf. Ibid., p. 569 « L’exemple est l’école des hommes ; ils n ’apprennent rien que là ».
23 Cf. ibid., p. 557 : « Tout était calcul ; tout était institution. On n ’a négligé aucun des
moyens mécaniques propres à soutenir cet incroyable système de perversité et de vices.
Les plus grandes passions, l ’amour de la patrie, l ’amour de la gloire, ont été débauchées
et transformées ».
284 VALENTIN D’AGNANO
FICTION ANTICIPATRICE
Révolution française et métaphysique laputienne
des mœurs
entendement, ce qui est cause de mille erreurs. Et, s ’ils font preuve d ’intelligence
sur le papier, s’ils manient bien la règle, le crayon et le compas à pointes,
je puis dire que, dans la vie de tous les jours, je n ’ai jamais vu des gens si
maladroits, gauches et incapables, ni d’esprits plus lents, et plus hésitants sur
toutes les questions qui ne sont pas de mathématiques ou de musique. […]
Ils sont absolument incapables d’imagination, de fantaisie ou d’invention,
et n’ont même pas dans leur langue de mots pour désigner ces réalités ; leur
pensée vit dans un monde réduit à deux sciences ; elle ne saurait en sortir31.
par le sujet qui nous convient le moins, problème tributaire aussi bien de
notre nature propre que de l’éducation reçue. Dans cette perspective,
le système éducatif proposé par les Révolutionnaires, cherchant à faire
la publicité de la vanité et du vice, ne vient que redoubler et exacerber
cette partie spécifique de la nature humaine, marquée par l’écart et
l’inadéquation entre compétences et intérêts. À partir de cet imaginaire
swiftien, nous sommes désormais en mesure de c omprendre en quoi les
révolutionnaires français sont proprement laputiens :
Les c onstructeurs français – mettant au rebut tout ce qui existait avant eux et
décidés, c omme les dessinateurs de leurs jardins, à tout mettre de niveau – se
proposent de donner à tous les corps législatifs, celui de la nation comme ceux
des subdivisions locales, trois bases distinctes : l’une géométrique, à savoir
la base territoriale ; l’autre arithmétique, à savoir la base de la population ;
la troisième financière, à savoir la base de la c ontribution […]. Les anciennes
divisions du pays étaient fixées par les accidents de l’histoire et par les mou-
vements de va-et-vient de la propriété et de la souveraineté. Ces limites ne
correspondaient, c ’est certain, à aucun système prédéterminé ; et elles présen-
taient des inconvénients. Mais c ’étaient des inconvénients auxquels l’usage
avait apporté des remèdes, et l ’habitude faisait q u’on les prenait en patience.
Mais ces quadrillages successifs, cette disposition en ordres et sous-ordres qui
relève des systèmes d’Empédocle et de Buffon et non de la pensée politique,
comporteront nécessairement une multitude d’inconvénients nouveaux et
auxquels les habitants ne sont pas habitués33.
des âges passés, donnant aux mœurs toute leur force prescriptive, doit
éviter selon Burke de trop c ontempler les entreprises révolutionnaires,
bondissant « à l’assaut du ciel » : l’insularité britannique doit pour-
suivre son ancrage dans l’histoire, sous peine de devenir, à son tour,
une nouvelle Laputa.
Valentin D’Agnano
ENS de Lyon
LA DYNAMIQUE DES MŒURS
CHEZ KANT
PRÉMISSE
INTÉGRER :
LES ARTS DE L ’IMAGINATION
ou bien tromperie (fraus). Le leurre qui sur le témoignage des yeux contraint
de tenir pour réel ce dont l’entendement démontre l’impossibilité, c ’est
l’apparition (praestigiae).
Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l ’objet supposé
n’existe pas. – Ce jeu de l’esprit avec l’apparence sensible est fort agréable
et distrayant […]10.
13 Ibid.
14 « […] C’est pourquoi l’erreur n ’est jamais q u’à la charge de l’entendement. Cependant,
l’apparence sensible (species, apparentia) tourne pour l’entendement, sinon à la justification,
du moins à l’excuse ; c’est que l’homme en arrive souvent à tenir l’élément subjectif de sa
représentation pour l’objectif (la tour éloignée dont on ne voit pas les angles est considérée
comme ronde ; les lointains de la mer, qui atteignent le regard par des rayons lumineux plus
élevés, sont c onsidérés comme plus hauts que le rivage – altum mare ; […]) ; et ainsi il en vient
à prendre le phénomène pour l ’expérience, et à tomber par-là dans l’erreur, comme en une
faute de l’entendement, non comme en une faute des sens » (ibid., p. 31 ; éd. or., p. 146).
15 « Objectif » et « subjectif » sont liés dans la dialectique transcendantale à des significations
non univoques. D’une part, « objectif » signifie « objet/chose en soi », mais, d’autre part, le
terme « objectif » renvoie à l ’« usage empirique de l ’entendement ». Quant à lui, le terme
« subjectif » renvoie soit à la seule « déduction subjective » soit à la seule c oncevabilité des
idées rationnelles. L’objectif, entendu ou bien comme chose en soi ou bien comme possible
objet d ’expérience, ne pourra pas être le corrélatif cognitif de l ’idéation subjective de la
raison. En ce sens l’erreur métaphysique consisterait dans l’attribution à l’Idée, douée
d’une légitimité exclusivement subjective transcendantale (concevabilité), d’un possible
objet d’expérience phénoménal ou transcendantal, intellectuel. Sur ce problème je me
permets de renvoyer à Mariannina Failla, Poter agire, Pisa, ETS, 2012, p. 79-96.
16 Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique ouvr. cité, p. 30 ; éd. or., p. 145.
298 MARIANNINA FAILLA
17 Ibid.
18 Immanuel Kant, Entwurf zu einer Opponenten-Rede, in Handschriftlicher Nachlaß, vol. XV/2,
Berlin, Georg Reimer, 1913, p. 906-907.
19 Ibid., p. 908.
LA DYNAMIQUE DES MŒURS CHEZ KANT 299
est essentielle aux illusions socialement utiles. Ce n ’est pas par hasard
qu’ici, c omme déjà dans le jeu de l’illusion, l’activité imaginative est
consolidée dans les habitudes, dans les coutumes de la c ommunauté.
Kant pense par exemple à la décence30.
L’analyse de la sensibilité, entendue comme illusion des sens, nous
a permis de voir c omment les bonnes manières, le bon goût social, le
raffinement, peuvent bien sûr leurrer, créer une simple apparence de
moralité, mais en même temps préparent, éduquent, habituent acti-
vement l’homme à un c omportement social c onforme à la vertu, à un
comportement civilisé et pratique31.
DÉSAGRÉGER :
PROMETTRE EN MENTANT