Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Juillet 2019
« Francophone studies »
1
Textes québécois: grands thèmes et courants littéraires
a) LA SURVIE
b) L’AFFIRMATION D’UNE IDENTITÉ
c) LA NATURE
Nos ancêtres vivaient une expérience qui allait fournir, pour la suite de notre
histoire, un réservoir d’images à jamais inépuisable: la découverte d’un nouveau
monde, la redécouverte de la nature et la rencontre d’humains: les « Indiens
d’Amérique (ou Amérindiens)»…
Personnages dérivés:
1. Le coureur des bois
2. Le trappeur
3. Le bûcheron
4. Le défricheur
5. L’agriculteur
• La plupart des pensionnats indiens ont fermé leurs portes au cours de années 1970,
le dernier pensionnat administré par le gouvernement du Canada ayant fermé à la
fin des années 1990.
2
• « Bien des générations d’enfants inuits, métis et des Premières Nations ont passé la
plus grande partie de leur vie dans des pensionnats indiens. Les abus et la
négligence à leur endroit ont laissé des marques jusque dans leur vie adulte, et ont
eu des conséquences sur la vie de leurs descendants […] »
• « Le gouvernement du Canada présente ses excuses les plus sincères aux peuples
autochtones du Canada pour avoir si profondément manqué à son devoir envers
eux, et leur demande pardon. Nous le regrettons. We are sorry. Nimitataynan.
Niminchinowesamin. Mamiattugut. »
Le très honorable Stephen Harper
Premier ministre du Canada
(11 juin 2008)
d) LA TERRE
Lorsque la terre est dépouillée de ses arbres, lorsque, par la main de l’homme, elle
cesse d’être « sauvage », elle devient la Terre-Mère (fidèle ou infidèle).
e) LA VILLE
On retrouve la même grande figure ou puissance surhumaine et maléfique, à savoir
la misère, à laquelle les personnages n’échappent qu’en se lançant dans les bras
d’une autre puissance semblable: la guerre.
f) LE VOYAGE INTÉRIEUR
Nelligan tentait d’échapper au monde par la poésie; les poètes ultérieurs vont par la
parole poétique éclater dans le monde et le conquérir.
La question du sens de l’existence, le sentiment de l’absurde entre dans notre
univers de représentation. Le héros n’est plus seul dans la nature sauvage ou face
à la Terre-Mère infidèle, il affronte la solitude en lui-même.
3
g) L’ÉTRANGER
g) LA RELIGION
Au cours des décennies qui suivent la Conquête (1759), la culture canadienne française
demeure essentiellement orale.
La légende:
4
2.2 Le terroir et le régionalisme (1850-1945)
Courant réaliste décrivant les mœurs et les travaux associés à la vie rurale (travail de la
terre). Ce courant, soumis au dogmes religieux, valorise la tradition (famille, religion, race
francophone) et dénonce les dangers de la ville. Son motif est de défendre le statu quo,
c’est-à-dire la vie paisible et surtout pas contestataire des paysans francophones installés
au Québec. Les thèmes: la nature, le travail paysan, la terre, la religion, la race
(nationalisme primaire), etc.
*Qu’est-ce que l’anti-terroir ?
À cette époque, les gens lisent peu. Ils préfèrent se raconter des histoires.
Ce courant a été marqué dès 1846 avec La terre paternelle de Patrice Lacombe.
« Mais nous prions de remarquer que nous écrivons dans un pays où les mœurs en général
sont pures et simples, et que l'esquisse que nous avons essayée d'en faire, eût été
invraisemblable et même souverainement ridicule, si elle se fût terminée par des meurtres,
des empoisonnements et des suicides. Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gâtés,
leurs romans ensanglantés, peignons l'enfant du sol tel qu'il est, religieux, honnête, paisible
de mœurs et de caractère, jouissant de l'aisance et de la fortune sans orgueil et sans
ostentation, supportant avec résignation et patience les plus grandes adversités. »
Avant 1840, l’absence de l’élite intellectuelle et les conditions de vie difficiles sont deux
facteurs qui ont empêché les Canadiens français de découvrir la littérature.
L’absence des infrastructures industrielles, la rareté des bonnes terres agricoles et le taux
d’accroissement élevé poussent 700.000 Québécois à quitter la Belle province pour les
États-Unis (entre 1930 et 1940). Pour arrêter cette hémorragie de la population, les auteurs,
alliés aux dirigeants et au clergé, ont écrit des romans à thèse afin de maintenir les
Canadiens français dans leur terroir.
5
La valorisation de la vie paysanne est l’ultime objectif: «C'est là [...] le moyen le plus sûr
d'accroître la prospérité générale tout en assurant le bien-être des individus...» (Jean
Rivard, le défricheur, 1862). Parfois, les titres sont provocateurs: Restons chez nous (1908),
de Damase Potvin, La Terre vivante (1925) de Harry Bernard. Le traître est le rôle donné
aux personnages qui choisissent de vivre en ville.
la croyance que la culture du sol pourra fournir une vision idyllique de la vocation
agraire et de la vie rurale.
L’anti-terroir
On peut penser que terroir a vraiment pris fin avec la parution, vers 1945, du Survenant et
de Marie-Didace de Germaine Guèvremont. Cependant, les auteurs qui ont publié après
1900, et dont certains ont laissé des oeuvres importantes (Ringuet, Hémon, Grignon, Mgr
Savard...), expriment des visions beaucoup plus nuancées que les Lacombe et Gérin-Lajoie.
C’est au début du XXe siècle que ce courant prend une distance de l’idéologie de
conservation. La vie paysanne est présentée avec humour, sans méchanceté. C’est l’anti-
terroir.
En 1918, c’est à compte d’auteur qu'une soixantaine d’exemplaires sont publiés, résultat
de l’assemblage des différentes scènes composant le roman. Celui-ci dépeint les mœurs
paysannes, mais au lieu d'en présenter une image idéalisée, l’auteur choisit de mettre
l'accent sur des aspects plus sombres comme la misère des ménages, l’exploitation des
cultivateurs et la mainmise de l’Église sur les consciences. L’histoire raconte la vie de la
6
famille Deschamps et s’articule principalement autour de la Scouine, une jeune femme
cruelle et sadique. Ce portrait plutôt sinistre, dans lequel Laberge inclut un épisode de
jouissance solitaire, méritera à l’auteur une vive réprobation de la part de monseigneur Paul
Bruchési, l'archevêque de Montréal, qui qualifiera le texte d’«ignoble pornographie». Il
faudra attendre la réédition de 1972 pour que le public québécois puisse enfin redécouvrir
La Scouine.
7
La Scouine
Albert Laberge
Albert Laberge (1871-1960) publie La Scouine à compte d'auteur en 1918. Il fut membre de l'École
littéraire de Montréal. Il fut aussi journaliste sportif et critique d'art au journal La Presse. On
pourrait qualifier son roman d'anti-terroir. Loin de glorifier les paysans, il les décrit comme des
êtres ignares, qui gagnent péniblement leur vie en attendant la déchéance et la mort.
Au cours de ses tournées, le Taon s'était arrêté un soir chez les Deschamps. Il y avait soupé et passé
la nuit. Comme il avait épuisé son maigre assortiment de marchandises et que son gousset était
plutôt léger, il avait proposé à Charlot de lui donner son chien en paiement de son repas, de son
gîte et d'un antique poêle en fonte qui depuis des années rouillait sous la remise. Vite, le marché
avait été conclu. Seulement, lorsque le Taon avait voulu repartir au matin, son butin dans sa
chancelante guimbarde, sa rosse n'avait pu avancer et s'était abattue après quelques vains efforts.
Furieux, le Taon avait frappé la bête avec acharnement, comme pour lui reprocher l'avoine qu'elle
n'avait pas mangée, lui cinglant les oreilles de grands coups de fouet. L'animal n'avait pu se relever,
et sentant son impuissance à se remettre debout, les jambes trop lourdes, engourdies, déjà mortes,
il avait tourné la tête de côté et subissait les horions comme il aurait essuyé une averse. Il ne
bougeait plus. Seuls, ses sabots de derrière battaient spasmodiquement la boue. Et finalement, il
avait expiré sous le bâton et les jurements. Mais le Taon ne s'était pas arrêté là. Dans sa rage, il
s'était attaqué au cadavre de la pauvre haridelle, lui démolissant les côtes de ses lourdes bottes.
À quelque temps de là, la foudre tomba sur un pommier à côté de l'habitation des Deschamps et le
fendit en deux. Une semaine plus tard, Charlot se cassa une jambe en tombant du toit du hangar
qu'il était à réparer. La Scouine prétendit alors que c'était les blasphèmes du Taon qui avaient attiré
les malédictions de Dieu sur la maison. Même le chien qui venait du mécréant devint suspect à ses
yeux et elle résolut de s'en défaire. Son sort fut vite décidé.
Un après-midi, elle le prit et alla le jeter dans un puits en arrière de la grange. Il plongea, puis revint
à la surface et il se mit à nager, à nager désespérément. Il faisait le tour de cette cage qui devait être
son tombeau, se frôlant contre les pierres de la maçonnerie, cherchant à s'accrocher à la paroi,
tournant sans relâche dans le même cercle, la tête seulement hors de l'eau, et laissant entendre des
jappements plaintifs. Peu à peu, le chien nagea moins rapidement. Il s'épuisait, mais il lançait
toujours son petit jappement, un jappement plein d'effroi qui disait la peur de la mort et semblait
être un appel désespéré. Et, dans la profondeur sombre du puits, ses yeux semblaient deux étoiles,
ou deux cierges à la lumière vacillante.
Pendant plus d'une heure, la voix du chien s'entendit terriblement angoissante, plus faible, plus
lointaine, semblait-il, puis elle tut.
Et les étoiles d'or s'éteignirent, glissèrent à l'abîme.
Le corps s'enfonça dans l'eau.
8
2.3 Poésie québécoise de la Grande Noirceur
École littéraire de Montréal vs les poètes régionalistes
Les poètes de la solitude (idéalistes) (première moitié du XXème
siècle jusqu’en 1940)
)
Le roman social (1940-1950)
Seule une indépendance d’esprit leur permettra de créer une œuvre vraie.
Ces poètes accusent la société responsable de leur isolement, car elle refusait d’admettre
l’évolution, le changement.
Nelligan (1879-1941) fut le représentant le plus illustre de cette École. Celle-ci réunit
certains jeunes poètes fatigués de la grandiloquence de l'école patriotique. Ils veulent que
la poésie retrouve le chemin de la simplicité et de la sincérité. Cette École eut une vie bien
brève, récupérée qu'elle fut par le tout-puissant courant du terroir. Il n'est donc pas exagéré
d'associer Nelligan aux poètes de la solitude, tant il est vrai qu'il dut subir
l'incompréhension de ses contemporains, tant il est vrai que sa poésie va à contre-courant
des canons de son époque.
9
Émile Nelligan (1979-1941) : École littéraire de Montréal
À l’Ombre de l’Orford
Le Cycle des bois et des champs
Liminaire
10
Quand s’abattaient sur eux l’orage des fléaux,
Ils maudissaient le val; ils maudissaient la plaine,
Ils maudissaient les loups qui les privaient de laine:
Leurs malédictions engourdissaient leurs maux.
11
LA GRANDE NOIRCEUR
La Grande Noirceur doit son nom à l’atmosphère qui étouffe les esprits les plus
progressistes de la société québécoise. De pair avec le clergé, qui contrôle la vie
intellectuelle et sociale, Maurice Duplessis cherche à protéger les valeurs conservatrices
en place pendant ses années au pouvoir, entre 1930 et 1959. Les artistes qui souhaitent
sortir des sentiers battus se font remettre sur le droit chemin, d’autres sont forcés de
s’exiler.
Au début des années 1950, le clergé compte 50 000 religieux qui dirigent les universités,
les collèges classiques, la plupart des hôpitaux, les syndicats, les maisons d'édition et une
multitude d'organismes paroissiaux.
Ces écrivains ne peuvent que constater un irrémédiable divorce entre leur langage et celui
de la collectivité dont ils sont membres : c’est l’implacable solitude de l’exclu. La seule
réalité abordable demeure celle procurée par le rêve dans la prison de l’exil intérieur.
THÉMATIQUE GÉNÉRALE
•Isolement
•Introspection
•Dénonciation
•Angoisse
12
FORME
AUTEURS
•Anne Hébert
•Hector de Saint-Denys Garneau
•Rina Lasnier
•Alain Grandbois
Cage d’oiseau
Je suis une cage d'oiseau
Une cage d'os
Avec un oiseau
Et quand on a ri beaucoup
Si l'on cesse tout à coup
On l'entend qui roucoule
Au fond
Comme un grelot
13
LE ROMAN SOCIAL (1940-1950)
Courant réaliste cherchant à décrire la vie des anciens paysans francophones venus s'établir
en ville et qui doivent s'adapter aux conditions difficiles de la vie urbaine et du travail
ouvrier (situation précaire, pauvreté, etc.)
Les auteurs dénoncent une aliénation et favorisent un nouvel ordre des valeurs où l’homme
n’est plus au centre d’une idéologie, mais tout au contraire bien ancré dans une réalité.
Les débutants (1914) d’Arsène Bassette fut le premier roman urbain mis à l’ignorance par
l’élite intellectuelle. La rue Sainte-Catherine à Montréal et le monde journalistique sont au
cœur du roman.
Il fallut attendre aux années 1940 pour que le roman urbain s’impose à travers Roger
Lemelin (Au pied de la pente douce, Les Plouffe) et Gabrielle Roy (Bonheur
d’occasion).
Les conditions de vie difficiles de la famille ouvrière est leur matière première.
Les thèmes de la Crise économique et de la nostalgie du monde rural sont récurrents.
14
Bonheur d’occasion
Gabrielle Roy
À l'instar des villes nord-américaines de l'époque, Montréal possède ses quartiers mal nantis et ses
quartiers favorisés. Jean Lévesque, jeune homme ambitieux, n'a qu'une idée : s'établir à
Westmount. Sa promenade dans le faubourg est prétexte à la description du milieu qu'il veut
quitter.
L'horloge de l'église de Saint-Henri marquait huit heures moins le quart lorsqu'il arriva au cœur du
faubourg.
Il s'arrêta au centre de la place Saint-Henri, une vaste zone sillonnée du chemin de fer et de deux
voies de tramways, carrefour planté de poteaux noirs et blancs et de barrières de sûreté, clairière de
bitume et de neige salie, ouverte entre les clochers et les dômes, à l'assaut des locomotives
hurlantes, aux' volées de bourdons, aux timbres éraillés des trams et à la circulation incessante de
la rue Notre-Dame et de la rue Saint-Jacques.
La sonnerie du chemin de fer éclata. Grêle, énervante et soutenue, elle cribla l'air autour de la cabine
de l'aiguilleur. Jean crut entendre au loin, dans la neige sifflante, un roulement de tambour. Il y
avait maintenant, ajoutée à toute l'angoisse et aux ténèbres du faubourg, presque tous les soirs, la
rumeur de pas cloutés et de tambours que l'on entendait parfois rue Notre-Dame et parfois même
des hauteurs de Westmount, du côté des casernes, quand le vent soufflait de la montagne.
À la rue Atwater, à la rue Rose-de-Lima, à la rue du Couvent et maintenant place Saint-Henri, les
barrières des passages à niveau tombaient. Ici, au carrefour des deux artères principales, leurs huit
bras de noir et de blanc, leurs huit bras de bois où luisaient des fanaux rouges se rejoignaient et
arrêtaient la circulation.
À ces quatre intersections rapprochées, la foule, matin et soir, piétinait et des rangs pressés
d'automobiles y ronronnaient à l'étouffée. Souvent alors des coups de klaxons furieux animaient
l'air comme si Saint-Henri eût brusquement exprimé son exaspération contre ces trains hurleurs
qui, d'heure en heure, le coupaient violemment en deux parties.
Le train passa. Une âcre odeur de charbon emplit la rue. Un tourbillon de suie oscilla entre le ciel
et le faîte des maisons. La suie commençant à descendre, le clocher Saint-Henri se dessina d'abord,
sans base, comme une flèche fantôme dans les nuages. L'horloge apparut; son cadran illuminé fit
une trouée dans les traînées de vapeur; puis, peu à peu, l'église entière se dégagea, haute architecture
de style jésuite. Au centre du parterre, un Sacré-Cœur, les bras ouverts, recevait les dernières
parcelles de charbon. La paroisse surgissait. Elle se recomposait dans sa tranquillité et sa puissance
de durée. École, église, couvent: bloc séculaire fortement noué au coeur de la jungle citadine
comme au creux des vallons laurentiens. Au-delà s'ouvraient des rues à maisons basses, s'enfonçant
de chaque côté vers les quartiers de grande misère, en haut vers la rue Workman et la rue Saint-
Antoine, et, en bas, contre le canal de Lachine où Saint-Henri tape les matelas, tisse le fil, la soie,
le coton, pousse le métier, dévide les bobines, cependant que la terre tremble, que les trains
dévalent, que la sirène éclate, que les bateaux, hélices, rails et sifflets épellent autour de lui
l'aventure.
15
Jean songea non sans joie qu'il était lui-même comme le bateau, comme le train, comme tout ce qui
ramasse de la vitesse en traversant le faubourg et va plus loin prendre son plein essor. Pour lui, un
séjour à Saint-Henri ne le faisait pas trop souffrir; ce n'était qu'une période de préparation, d'attente.
Il arriva au viaduc de la rue Notre-Dame, presque immédiatement au- dessus de la petite gare de
brique rouge. Avec sa tourelle et ses quais de bois pris étroitement entre les fonds de cour, elle
évoquerait les voyages tranquilles de bourgeois retirés ou plus encore de campagnards
endimanchés, si l'œil s'arrêtait à son aspect rustique. Mais au-delà, dans une large échancrure du
faubourg, apparaît la ville de Westmount échelonnée jusqu'au faîte de la montagne dans son rigide
confort anglais. Il se trouve ainsi que c'~t aux voyages infinis de l'âme qu'elle invite. Ici, le luxe et
la pauvreté se regardent inlassablement, depuis qu'il y a Westmount, depuis qu'en bas, à ses pieds,
il y a Saint-Henri. Entre eux s'élèvent des clochers.
ROY, Gabrielle, Bonheur d'occasion, 1984, Fonds Gabrielle Roy, coll. « Boréal compact »,
Montréal, Boréal, 1993, p. 34-36.
16
2.4 LES AUTOMATISTES
Influencés surtout par un art pictural aux images et aux couleurs les plus folles jusqu’à
l’abstraction lyrique, les poètes automatistes font exploser les cadres rationnels du langage
pour révéler les pulsions corporelles et imaginaires, les rêves les plus enfouis, dans des
images aussi belles qu’inquiétantes ne craignant plus la charge obscure qui les inspire. La
poésie n’est plus l’expression du moi, mais celle de l’inconscient qui l’habite en secret et
le bouscule. Par le hasard objectif de l’association libre des métaphores, par
l’expérimentation langagière, par la spontanéité directe du style, la poésie cherche alors à
se libérer d’elle-même.
Rentré d’Europe en 1940, le peintre Alfred Pellan avait connu le surréalisme, qu’il fera
découvrir à Paul-Émile Borduas. Ce dernier deviendra l’animateur des Automatistes,
aboutissant au manifeste Refus global en 1948 et donnant le signal d’une véritable
révolution culturelle.
Cette révolution poétique fait sauter les barrières d’une société québécoise jusque là
étouffée par la complicité des pouvoirs cléricaux et politiques.
17
Paul-Marie Lapointe
On attendait la chute des corps pâles; des lampes jaunes sans barques; sans noyade aux
fenêtres violettes. Une tête de femme à chaque carreau. Les feuilles de calendriers, les
saints d’enluminures, les nonnes de benjoin jaunissent sur l’étagère des romans prohibés
par la conscience des supérieures. Les barreaux des cellules tordus par la rage; trouver
dans la rondeur des genoux joints l’étreinte fébrile sous le lin. Bouquets fanés. Bouche
sans rouge. Salive de langue sur le palais, tapis persan envolé des basiliques pour les
vierges. Tout le haschich des contrebandes descend le sentier en claudiquant; j’ai des
aiguilles de pins, cils dégustés aux repas faméliques des guenons enhardies par mes faibles
remords. Sous le vin des futaies, un plaisir pendu par le sexe aux candélabres du sacrifice
patriarcal.
(Paul Marie Lapointe, Le Vierge incendié, 1948)
La liberté d’expression des artistes des années 1940 est paralysée par l’idéologie dominante
de l’Église et du gouvernement de Maurice Duplessis. C’est l’époque de la Grande
Noirceur. Pour se sortir de ce carcan, un groupe d’artistes, inspiré par les idées de Paul-
Émile Borduas, rédige un manuscrit révolutionnaire : Refus global.
Outre Paul-Émile Borduas, les signataires du manifeste Refus global sont au nombre de 15,
dont sept femmes. Ils sont : Madeleine Arbour, designer, Marcel Barbeau, peintre, Muriel
Guilbault, actrice, Pierre Gauvreau, peintre et auteur de téléromans, Claude Gauvreau,
poète, Louise Renaud, éclairagiste, Fernand Leduc, peintre, Thérèse Leduc, poète, Jean-
Paul Riopelle, peintre, Françoise Riopelle, danseuse et chorégraphe, Jean-Paul Mousseau,
peintre, Marcelle Ferron, peintre, Françoise Sullivan, danseuse, chorégraphe, peintre et
sculpteur, Bruno Cormier, psychiatre, et Maurice Perron, photographe.
18
Refus Global
(extraits de l’ouvrage collectif)
Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus;
là, une première fois abandonnée. L'élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne
manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle.
Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du
savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l'écart de l'évolution universelle de
la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans
contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l'histoire quand l'ignorance complète
est impraticable.
Petit peuple issu d'une colonie janseniste, isolé, vaincu, sans défense contre l'invasion, de
toutes les congrégations de France et de Navarre, en mal de perpétuer en ces lieux bénis
de la peur (c'est-le-commencement-de-la-sagesse!) le prestige et les bénéfices du
catholicisme malmené en Europe. Héritières de l'autorité papale, mécanique, sans
réplique, grands maîtres des méthodes obscurantistes, nos maisons d'enseignement ont
dès lors les moyens d'organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la
raison immobile, de l'intention néfaste.
Petit peuple qui malgré tout se multiplie dans la générosité de la chair sinon dans celle de
l'esprit, au nord de l'immense Amérique au corps sémillant de la jeunesse au cœur d'or,
mais à la morale simiesque, envoûtée par le prestige annihilant du souvenir des chefs-
d’œuvre d'Europe, dédaigneuse des authentiques créations de ses classes opprimées.
[…]
Des œuvres révolutionnaires, quand par hasard elles tombent sous la main, paraissent les
fruits amers d'un groupe d'excentriques. L'activité académique a un autre prestige à notre
manque de jugement.
Ces voyages sont aussi dans le nombre l'exceptionnelle occasion d'un réveil.
L'inviable s'infiltre partout. Les lectures défendues se répandent. Elles apportent un peu
de baume et d'espoir.
Des consciences s'éclairent au contact vivifiant des poètes maudits: ces hommes qui, sans
être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d'entre nous
étouffent tout bas dans la honte de soi et de la terreur d'être engloutis vivants. Un peu de
19
lumière se fait à l'exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes
présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu'ils apportent ont une autre
valeur de trouble, de précision, de fraîcheur que les sempiternelles rengaines proposées
au pays du Québec et dans tous les séminaires du globe.
Des vertiges nous prennent à la tombée des oripeaux d'horizons naguère surchargés.
La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d'une liberté possible à conquérir de
haute lutte.
Par-delà le christianisme nous touchons la brûlante fraternité humaine dont il est devenu
la porte fermée.
peur d'être seul sans Dieu et la société qui isolent très infailliblement
peur du surrationnel
peur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l'homme - en la société future
20
de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du
service rendu, de la reconnaissance due. Refus d'un cantonnement dans la seule bourgade
plastique, place fortifiée mais facile d'évitement. Refus de se taire - faites de nous ce qu'il
vous plaira mais vous devez nous entendre - refus de la gloire, des honneurs (le premier
consenti): stigmates de la nuisance, de l'inconscience, de la servilité. Refus de servir,
d'être utilisables pour de telles fins. Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la
RAISON. À bas toutes deux, au second rang!
21
Zone
(Marcel Dubé)
1953
Tarzan est le chef d’une bande de jeunes délinquants composée de Ciboulette, de Ti-Noir,
de Moineau et de Passe-Partout. Après avoir réussi à échapper aux policiers, il a distribué
l’argent du butin à chacun des membres de la bande. Alors que la police est sur le point
de le retrouver, il fait ses adieux à Ciboulette. (Une caisse de bois renversée représente le
trône de Tarzan.)
TARZAN – Je suis pas venu ici pour trouver de l’argent, je suis venu pour t’embrasser et
te dire que je t’aimais.
CIBOULETTE – Faut que tu partes alors et que tu m’emmènes avec toi si c’est vrai que
tu m’aimes. L’argent ce sera pour nous deux.
TARZAN – Je peux pas faire ça, Ciboulette.
CIBOULETTE – Pourquoi?
TARZAN – Parce que je suis fini. Tu t’imagines pas que je vais leur échapper?
CIBOULETTE – Tu peux tout faire quand tu veux.
TARZAN – Réveille-toi, Ciboulette, c’est passé tout ça … je m’appelle François
Boudreau, j’ai tué un homme, je me suis sauvé de prison et je suis certain qu’on va me
descendre.
CIBOULETTE – Pour moi, t’es toujours Tarzan.
TARZAN – Non. Tarzan est un homme de la jungle, grand et fort, qui triomphe de tout :
des animaux, des cannibales et des bandits. Moi je suis seulement qu’un orphelin du
quartier qui voudrait bien qu’on le laisse tranquille un jour dans sa vie, qui en a par-
dessus la tête de lutter et de courir et qui aimerait se reposer un peu et être heureux. (Il la
prend dans ses bras.) Regarde-moi… vois-tu que je suis un peu lâche?
CIBOULETTE – Mais non, t’es pas lâche. T’as peur, c’est tout. Moi aussi j’ai eu peur
quand ils m’ont interrogée; j’ai eu peur de parler et de trahir, j’avais comme de la neige
dans mon sang.
TARZAN – Je vous avais promis un paradis, j’ai pas pu vous le donner et si j’ai raté mon
coup c’est seulement de ma faute.
CIBOULETTE – C’est de la faute de Passe-Partout qui t’a trahi.
TARZAN – Si Passe-Partout m’avait trahi, ils m’auraient eu autrement, je le sais. C’est
pour ça que j’ai pas puni Passe-Partout. C’est pour ça que je veux pas de votre argent. Ce
serait pas juste et je serais pas capable d’y toucher. C’est de l’argent qui veut plus rien
22
dire pour moi puisque tout est fini maintenant. J’ai tué. Si je t’avais aimée, j’aurais pas
tué. Ça, je l’ai compris en prison. Mais y est trop tard pour revenir en arrière.
CIBOULETTE – Veux-tu dire qu’on aurait pu se marier et avoir des enfants?
TARZAN – Peut-être.
CIBOULETTE – Et maintenant, on pourra jamais?
TARZAN – Non.
CIBOULETTE – Tarzan! Si on se mariait tout de suite! Viens, on va s’enfermer dans le
hangar et on va se marier. Viens dans notre château; il nous reste quelques minutes pour
vivre tout notre amour. Viens.
TARZAN – Tu serais deux fois plus malheureuse après.
CIBOULETTE – Ça m’est égal. Je suis rien qu’une petite fille, Tarzan, pas raisonnable et
pas belle, mais je peux te donner ma vie.
TARZAN – Faut que tu vives toi. T’as des yeux pour vivre. Faut que tu continues d’être
forte comme tu l’as toujours été même si je dois te quitter… pour toujours.
CIBOULETTE – Quand un garçon et une fille s’aiment pour vrai, faut qu’ils vivent et
qu’ils meurent ensemble, sans ça, ils s’aiment pas.
TARZAN – Pauvre Ciboulette, On sera même pas allé au cinéma ensemble, on n’aura
jamais marché dans la rue ensemble, on n’aura jamais connu le soleil d’été ensemble, on
n’aura jamais été heureux ensemble. C’est bien ce que je te disais un jour : être
amoureuse de moi, c’est être malheureuse.
CIBOULETTE – Mais non, on fait un mauvais rêve et il faut se réveiller avant qu’il soit
trop tard.
On commence à entendre les sirènes de police en arrière-plan.
TARZAN – Y est trop tard, Ciboulette. Écoute, on entend les sirènes. Moineau, Tit-Noir
et Passe-Partout sont partis, je les reverrai jamais. On est tout seul et perdu dans la même
cour où on a rêvé au bonheur, un jour. T’es là dans mes bras et tu trembles de froid
comme un oiseau. Mes yeux sont grands ouverts sur les maisons, sur la noirceur et sur
toi; je sais que je vais mourir mais j’ai seulement qu’un désir : que tu restes dans mes
bras.
CIBOULETTE – Embrasse-moi… une dernière fois… pour que j’entende plus les voix
de la mort... (Il l’embrasse avec l’amour du désespoir. Les sirènes se rapprochent
sensiblement.) Maintenant, tu vas partir, Tarzan, tu vas surmonter ta peur. Tu penseras
plus à moi. T’es assez habile pour te sauver.
TARZAN – Et t’auras cru en moi jusqu’à la fin. J’aurais pas dû revenir, Ciboulette;
comme ça t’aurais eu moins de chagrin.
23
CIBOULETTE – Mais non, Tarzan, t’as bien fait, t’as bien fait. L’important maintenant
c’est que tu penses à partir.
TARZAN – T’as raison, Ciboulette (Il la laisse et se dirige vers l’ouverture de la
palissade. Il regarde un peu au loin et il revient.) Ça va pas tarder. Dans cinq minutes, ça
va être pourri de policiers ici. Je les sens venir.
CIBOULETTE – Faut que tu te dépêches, Tarzan.
TARZAN – Oui, Ciboulette. (Il s’écarte d’elle et se dirige dans la gauche, il regarde
l’ouverture entre les deux maisons puis de nouveau il revient vers Ciboulette.) Par là, je
me découvre tout de suite.
CIBOULETTE – Passe par les toits comme t’es venu.
TARZAN – C’est le seul chemin possible, je pense. (Il se dirige du côté des toits, il
regarde, il inspecte puis il s’approche de son trône, se penche, soulève la caisse et prend
son pistolet. Puis il revient vers Ciboulette.) Écoute. Je sais qu’ils vont me descendre au
tournant d’une rue… Si je pouvais me sauver, je le ferais, mais c’est impossible.
CIBOULETTE – Il te reste une chance sur cent, faut que tu la prennes.
TARZAN – Non. Y est trop tard. J’aime mieux mourir ici que mourir dans la rue (Il
vérifie le fonctionnement du pistolet et le met dans sa poche.) J’aime mieux les attendre.
Quand ils seront là, tu t’enfermeras dans le hangar pour pas être blessée. S’ils tirent sur
moi, je me défends jusqu’à la fin, s’ils tirent pas, je me rends et ils m’emmènent.
Les sirènes arrivent en premier plan et se taisent.
CIBOULETTE – T’es lâche, Tarzan.
TARZAN – Ciboulette!
CIBOULETTE – Tu veux plus courir ta chance, tu veux plus te battre et t’es devenu petit.
C’est pour ça que tu m’as donné l’argent. Reprends-le ton argent et sauve-toi avec.
TARZAN – Ça me servira à rien.
CIBOULETTE – Si t’es encore un homme, ça te servira à changer de pays, ça te servira à
vivre.
TARZAN – C’est inutile d’essayer de vivre quand on a tué un homme.
CIBOULETTE – Tu trouves des défaites pour oublier ta lâcheté. Prends ton argent et
essaie de te sauver.
TARZAN – Non.
CIBOULETTE – Oui . (Elle lui lance l’argent au visage.) C’est à toi. C’est pas à moi. Je
travaillais pas pour de l’argent, moi. Je travaillais pour toi. Je travaillais pour un chef.
T’es plus un chef.
24
TARZAN – Il nous restait rien qu’une minute et tu viens de la gaspiller.
CIBOULETTE – Comme tu gaspilleras toute ma vie si tu restes et si tu te rends.
TARZAN – Toi aussi tu me trahis, Ciboulette. Maintenant je te mets dans le même sac
que Passe-Partout, dans le même sac que tout le monde. Comme au poste de police, je
suis tout seul. Ils peuvent venir, ils vont me prendre encore. (Il fait le tour de la scène et
crie : ) Qu’est-ce que vous attendez pour tirer? Je sais que vous êtes là, que vous êtes
partout, tirez!... tirez donc!
CIBOULETTE, elle se jette sur lui – Tarzan, pars, pars, c’était pas vrai ce que je t’ai dit,
c’était pas vrai, pars, t’as une chance, rien qu’une sur cent c’est vrai, mais prends-la,
Tarzan, prends-la si tu m’aimes… Moi je t’aime de toutes mes forces et c’est là où il reste
un peu de vie possible que je veux t’envoyer… Je pourrais mourir tout de suite rien que
pour savoir une seconde que tu vis.
TARZAN – la regarde longuement, prend sa tête dans ses mains et l’effleure comme au
premier baiser – Bonne nuit, Ciboulette.
CIBOULETTE – Bonne nuit, François… si tu réussis, écris-moi une lettre.
TARZAN – Pauvre Ciboulette… Même si je voulais, je sais pas écrire (Il la laisse,
escalade le petit toit et disparaît. Un grand sourire illumine le visage de Ciboulette.)
CIBOULETTE – C’est lui qui va gagner, c’est lui qui va triompher…Tarzan est un
homme. Rien ne peut l’arrêter : pas même les arbres de la jungle, pas même les lions, pas
même les tigres. Tarzan est le plus fort. Il mourra jamais.
Coup de feu dans la droite.
CIBOULETTE – Tarzan!
Deux autres coups de feu.
CIBOULETTE – Tarzan, reviens!
Tarzan tombe inerte sur le petit toit. Il glisse et choit par terre une main crispée sur son
ventre et tendant l’autre à Ciboulette. Il fait un pas et il s’affaisse. Il veut ramper jusqu’à
son trône mais il meurt avant.
CIBOULETTE- Tarzan!
Elle se jette sur lui. Entre Roger, pistolet au poing. Il s’immobilise derrière les deux
jeunes corps étendus par terre. Ciboulette pleure. Musique en arrière-plan.
CIBOULETTE – Tarzan! Réponds-moi, réponds-moi… C’est pas de ma faute, Tarzan…
c’est parce que j’avais tellement confiance… Tarzan, Tarzan, parle-moi… Tarzan, tu
m’entends pas?... Il m’entend pas… La mort l’a pris dans ses deux bras et lui a volé son
cœur… Dors mon beau chef, dors mon beau garçon, coureur de rues et sauteur de toits,
dors, je veille sur toi, je suis restée pour te bercer… Je suis pas une amoureuse, je suis pas
25
raisonnable, je suis pas belle, j’ai des dents pointues, une poitrine creuse… Et je savais
rien faire; j’ai voulu te sauver et je t’ai perdu… Dors avec mon image dans ta tête. Dors,
c’est moi Ciboulette, C’est un peu moi ta mort… Je pouvais seulement te tuer et ce que je
pouvais, je l’ai fait… Dors… (Elle se couche complètement sur lui.)
Fin de la pièce.
RIDEAU
Ce militantisme poétique est tout aussi bien politique. Dans la mouvance de l’Hexagone,
bientôt de Liberté (revue créée en 1959) et de Parti pris (revue et maison d’édition créées
en 1963), la poésie doit désormais s’inscrire dans la réalité collective et participer à des
luttes sociales et politiques. Souverainistes et socialistes, les poètes de cette époque
engagent leur poésie dans un acte de décolonisation et de fondation d’une parole et d’un
territoire affirmant leur identité pleinement québécoise.
Le jeune poète québécois ne se sent plus aliéné dans sa solitude ou en quelque exil.
Les auteurs veulent rompre cette solitude de la poésie ; ils entendent agir par la
poésie.
26
HEXAGONE
Mouvement poétique et social où des poètes se sont proposés des objectifs précis en
voulant faire triompher des idées, des valeurs, des intérêts strictement québécois.
27
Vérité irréductible (Gaston Miron)
Dans cette vielle qui m’a jeté tous ses mauvais sorts
Là ton passage dure encore creuset de feu
Et le temps c’est une ligne droite et mourante
De mon œil à l’inespéré
THÉMATIQUE GÉNÉRALE
•Le pays.
•Sentiment nationaliste (aspect politique).
28
Ode au Saint-Laurent (Gatien Lapointe)
(extrait)
29
2.7 LA LITTÉRATURE ENGAGÉE (1960-1975)
Courant visant à défendre une cause, une idéologie, il a dénoncé l’aliénation de la société
québécoise et de ses habitants par le pouvoir religieux et anglophone tout en proclamant la
nécessité de la libération nationale sur le plan politique. Inscrit dans la foulée de la
Révolution tranquille, il met en évidence la langue francophone (le joual) et l’existence
d’une littérature nationale. La poésie, le théâtre et l’essai en sont les genres privilégiés.
Les thèmes: l’identité, la nation, le peuple, la notion de territoire québécois, la contestation
des institutions traditionnelles (famille et religion), etc.
LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
La Révolution tranquille est une expression qu’ont empruntée les leaders politiques
québécois d’un journaliste torontois du journal Global Mail pour définir les changements
qu’a connus le Québec pendant les années 1960.
Cette Révolution tranquille est liée au réformes libérales de Jean Lesage entre 1960-1966
et aux différentes institutions politiques et sociales permettant l’apparition du néo-
libéralisme et néo-nationalisme des années 1960-1970 au Québec.
L’État québécois intervient dans la vie des Québécois dès 1960 pour aboutir à une « société
juste ». Les services sociaux (santé et éducation) passent des religieux à l’État afin de
corriger l’inégalité sociale.
Le roman québécois moderne se déchaîne des traditions qui l’accablait et s'ouvre davantage
sur les romans produits ailleurs. Il est stimulé par l’idée de l'indépendance du Québec, par
la rébellion et la liberté de la jeunesse, par les recherches formelles dans le domaine de la
narration qui se font en France et ailleurs. L’expérimentation et la provocation furent une
image utilisée dans les romans soit par les histoires, les personnages, ou même la forme de
narration elle-même.
Les thèmes
30
Les romanciers de la Révolution tranquille attaquent la société des années 1950, les
traditions, les institutions anciennes. Ils bafouent les anciennes valeurs comme la chasteté,
l’obéissance et la politesse, même la famille et le Québec aliénés. Ces thèmes sont:
l’identité;
la nation;
la notion du territoire québécois;
le peuple et la contestation des institutions traditionnelles (famille et religion).
SPEAK WHITE
L'insulte speak white est une injonction raciste permettant d'agresser ceux qui
appartiennent à un groupe minoritaire et qui parlent une autre langue que l'anglais dans un
lieu public. Dans le contexte colonial du Canada et des traites négrières de l'époque, l'injure
signifie qu'un esclave ne peut parler sa langue et doit adopter celle de ses maîtres. Au
Québec, l'usage de cette insulte a continué jusque dans les années 1960, moment où elle a
diminué avec la prise de conscience qui a accompagné la Révolution tranquille. (Wiki)
31
SPEAK WHITE
Michèle Lalonde (1968)
Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble
dans les sonnets de Shakespeare
speak white
parlez de chose et d'autres
parlez-nous de la Grande Charte
ou du monument de Lincoln
du charme gris de la Tamise
De l'eau rose du Potomac
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d'apprécier
toute l'importance des crumpets
ou du Boston Tea Party
mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks
32
speak white
tell us that God is a great big shot
and that we're paid to trust him
speak white
c'est une langue riche
pour acheter
mais pour se vendre
mais pour se vendre à perte d'âme
mais pour se vendre
speak white
soyez à l'aise dans vos mots
nous sommes un peuple rancunier
mais ne reprochons à personne
d'avoir le monopole
de la correction de langage
33
speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d'Alger ou de Little Rock
speak white
de Westminster à Washington relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendes vous répondre
we're doing all right
we're doing fine
We are not alone
nous savons
que nous ne sommes pas seuls.
Michèle Lalonde
Speak white (1968)
34
Les Belles-Soeurs
Michel Tremblay
Germaine Lauzon, une femme de milieu modeste et ouvrier, reçoit quatre boîtes contenant un
million de primes-timbres, qu'elle a gagnés lors d'un concours. Elle invite donc ses soeurs, sa belle-
soeur et ses voisines à venir coller ces timbres dans des livrets permettant de réclamer des primes.
Germaine organise son « party de collage de timbres ». L'auteur se sert de cet évènement comme
prétexte pour nous raconter les joies, les peines, les misères, la jalousie de ces femmes ainsi que
l'espoir qu'elles ont d'une vie meilleure. Cette pièce a été présentée pour la première fois en 1968
au Théâtre du Rideau Vert (Montréal).
Le téléphone sonne.
GERMAINE LAUZON - Allô ! Ah ! c'est toé, Rose... Ben oui, sont arrivés... C'est ben pour dire,
hein ? Un million ! Sont devant moé, là, pis j'le crois pas encore ! Un million ! J'sais pas au juste
combien ça fait, mais quand on dit un million, on rit pus ! Oui, y m'ont donné un cataloye, avec.
J'en avais déjà un, mais celui-là c'est celui de ç't'année, ça fait que c'est ben mieux... L'autre était
toute magané... Oui, y'a des belles affaires tu devrais voir ça ! C'est pas creyable ! J'pense que j'vas
pouvoir toute prendre c'qu'y'a d'dans J'vas toute meubler ma maison en neuf ! J'vas avoir un poêle,
un frigidaire, un set de cuisine...
J'pense que j'vas prendre le rouge avec des étoiles dorées. J'sais pas si tu l'as vu... Y'est assez beau,
aie ! J'vas avoir des chaudrons, une coutellerie, un set de vaisselle, des salières, des poivrières, des
verres en verre taillé avec le motif « Caprice » là, t'sais si y sont beaux... Madame de Courval en a
eu l'année passée. A disait qu'a l'avait payé ça cher sans bon sens... Moé, j'vas toute avoir pour rien
! A va être en beau verrat ! Hein ? Oui, a vient, à soir ! J'ai vu des pots en verre chromé pour mettre
le sel, le poivre, le thé, le café, le sucre, pis toute la patente, là. Oui, j'vas toute prendre ça...J'vas
avoir un set de chambre style colonial au grand complet avec accessoires. Des rideaux, des dessus
de bureau, une affaire pour mettre à terre à côté du litte, d'la tapisserie neuve... Non, pas fleurie, ça
donne mal à tête à Henri quand y dort... Ah ! J'te dis, j'vas avoir une vraie belle chambre ! Pour le
salon, j'ai un set complet avec le stirio, la tv, le tapis de nylon synthétique, les cadres... Ah ! Les
vrais beaux cadres ! T'sais, là, les cadres chinois avec du velours... C'tu assez beau, hein ? Depuis
le temps que j'en veux ! Pis tiens-toé ben ma p'tite fille, j'vas avoir des plats en verre soufflé ! Ben
oui, pareil comme ceux de ta belle-soeur Aline ! Pis même, j'pense qu'y sont encore plus beau !
J't'assez contente, aie ! Y'a des cendriers, des lampes... j'pense que c'est pas mal toute pour le salon...
Y'a un rasoir électrique pour Henri pour se raser, des rideaux de douche... Quoi ? Ben, on va en
faire poser une, y'en donnent avec les timbres ! Un bain tombeau, un lavier neuf, chacun un cotume
de bain neuf... Non, non, non, chus pas trop grosse, commence pas avec ça ! Pis j'vas toute meubler
la chambre du p'tit. Tu devrais voir c'qu'y ont pur pour les chambres d'enfants, c'est de toute beauté
de voir ça ! Avec des Mickey Mouse partout ! Pour la chambre de Linda... O.K. c'est ça, tu
r'garderas le cataloye, plutôt. Viens-t-en tu-suite, par exemple, les autres vont arriver ! J'leur ai dit
d'arriver de bonne heure ! Tu comprends, ça va ben prendre pas mal de temps pour coller ça ! (Entre
Marie-Ange Brouillette.) Bon ben j'vas te laisser, là, madame Brouillette vient d'arriver. C'est ça,
oui... oui...bye!
Tremblay, Michel., Les Belles-Soeurs, Collection Théâtre Canadien, Leméac, 1972, pp. 19-20
35
Dans un gant de fer
Claire Martin
Naturellement, c'était ce qu'il y avait de plus pénible chez nous, les repas. Je n'ai jamais eu
connaissance qu'un seul se terminât avant qu'il ne se produisît quelque drame. Nous avions beau ne
pas bouger, ne pas parler, ne pas lever les yeux, rien n'y faisait. Le drame naissait comme de lui-
même. C'était peut-être notre peur qui l'engendrait. Peut-être mon père sentait-il mieux sa puissance
à nous voir tous, tremblants, autour de lui et ne résistait-il pas au plaisir de vérifier si «cela»
fonctionnait toujours aussi bien. Tout à coup, les cris s'élevaient, les couteaux volaient, le bébé du
moment, pas encore rompu aux usages de la maison - mais ça lui viendrait vite -se mettait à pleurer.
Ma place à table était à côté de maman. Si c'était moi l'attrapée, elle me caressait les genoux sous
la nappe tant que durait l'accès. Il pouvait bien m'arriver n'importe quoi, je me sentais fondre
d'amour.
Les toquades de mon père ne contribuaient pas peu à rendre les repas odieux. Qu'est-ce qu'il nous
faisait ingurgiter! Toute sa vie, il a été entiché de théories alimentaires naturistes. Il était abonné à
toutes les revues et à tous les journaux qui promettent, moyennant fidélité à des régimes
impossibles, longue vie -ça c'était pour lui -et sans recours aux médecins -ça c'était pour nous -
D'après ce que je comprends, les adeptes de ces systèmes ont un désir irrépressible de manger ce
que les autres jettent. Puisque les gens meurent d'habitude avant cent ans, il faut qu'il y ait dans ce
qu'ils jettent le petit quelque chose qui fait les centenaires. Cela semble irréfutable. Aussi notre
régime suivait-il les dernières élucubrations des charlatans les plus dans le vent de sorte que nous
nous trouvions, par exemple, un beau matin, attablés devant des oranges tranchées sans avoir été
pelées, saupoudrées de cassonade non raffinée, presque noire, d'un goût affreux et que mon père, à
grands frais, faisait venir en barils directement des Barbades. Quand nous avions des pommes, il
fallait avaler et la pelure et les pépins et ce que l'on appelait dans mon manuel de sciences naturelles
« les parois cornées des loges carpellaires» -vous pensez si j'ai tout de suite reconnu de quoi il
s'agissait: j'avais passé un grand nombre de journées de ma courte vie une paroi cornée coincée en
travers de la gorge -pour ne laisser sur l'assiette que le pédoncule.
-C'est dans la pelure et dans le cœur que se trouvent les meilleurs éléments de la pomme.
En vertu de ce principe et au nom de la longévité, nous risquions tous les jours de mourir étouffés.
Toutes les pelures nous étaient bonnes. Si nous n'avons jamais consommé les œufs avec leurs
coquilles c'est parce que jamais un seul naturiste ne l'avait recommandé. Nous ingurgitions, aussi,
d'innommables bouillies faites de céréales en grains. La bouillie de blé rond, d'allure spermatique,
sucrée elle aussi de cassonade noire, était bien de nature à dégoûter n'importe quel humain de l'envie
de se nourrir et même du désir de vivre si c'était à ce prix. En grandissant, nous avions droit au café
sucré de miel brun et autres fantaisies de même farine -non blutée comme de juste - N'importe!
Nous étions tous en marche vers nos centenaires respectifs et le médecin, que nous fussions malades
ou non, ne mettait les pieds chez nous que pour les accouchements de maman.
MARTIN, Claire, Dans un gant de fer, Le cercle du livre de France, Ottawa, 1965, p. 38-40
36
Une Saison dans la vie d’Emmanuel
Marie-Claire Blais
Il y avait peu à manger, mais le père et les fils aînés avaient un appétit brutal dont s'indignait Grand-
Mère Antoinette, assise au bout de la table, sur sa chaise trop haute. Perchée comme un corbeau,
elle disait des petits ah ! secs et désapprobateurs lorsque quelque filet de nourriture écumeuse
s'échappait de la bouche avide de son gendre. Assoupis autour de la table, protégeant leur assiette
comme un trésor, les hommes et les jeunes gens mangeaient sans lever les yeux. Profitant du silence
de ces têtes avares, Jean Le Maigre glissait sous la table à quatre pattes, et assis parmi les lourdes
jambes abandonnées qui s'offraient à lui, se croyait au milieu d'un champ de pieds amers, et
observait l'étrange remuement de ces pieds nus sous la table. Entre les jambes de son père, comme
par le grillage sombre d'un escalier, il voyait sa mère aller et venir avec les plats, dans la cuisine.
Elle semblait toujours épuisée et sans regard. Son visage avait la couleur de la terre. Il la regardait
préparer cette nourriture épaisse et graisseuse que les hommes dévoraient à mesure, dans une
avidité coutumière. Il avait pitié d'elle. Il avait pitié, aussi, de ces lourds enfants qu'elle portait
distraitement chaque année, fardeaux obscurs sur son cœur. Il lui arrivait aussi d'oublier
complètement la présence de sa mère et de ne penser qu'à son compagnon prisonnier dans la cave,
avec qui il partagerait le repas du soir. Grand-Mère Antoinette était complice de ses pensées. Elle
dérobait habilement le sel, le fromage, les petites choses qu'elle attrapait çà et là, d'une main hardie.
Mais la viande, non!« Si tu crois, pensait-elle, que je te donnerai de la viande, pour le Septième,
non, je ne céderai pas! »
Jean Le Maigre chatouillait la cheville de sa grand-mère, sous la table. « Ah ! s'il pouvait vivre
jusqu'au printemps, pensait Grand-Mère Antoinette, décembre, janvier, février, s'il pouvait vivre
jus- qu'au mois de mars, mon Dieu, s'il pouvait vivre jusqu'à l'été... Les funérailles, ça dérange tout
le monde!» Tandis que Grand-Mère Antoinette comptait les mois qui la séparaient de la fin tragique
de Jean Le Maigre, celui-ci n'en continuait pas moins de vivre comme un diable! Il faisait toutefois
de pénibles efforts pour ne pas trahir la brève toux qui remuait dans sa gorge. Il craignait de réveiller
en sursaut la paresseuse violence de son père. Sa grand- mère, elle, imaginait le bon repas qui
suivrait les funérailles -image consolante de la mort, car M. le Curé était si généreux pour les
familles en deuil; elle le voyait déjà, mangeant et buvant à sa droite, et à sa gauche, comme au
paradis, Jean Le Maigre, propre et bien peigné, dans un costume blanc comme la neige. Il y avait
eu tant de funérailles depuis que Grand-Mère Antoinette régnait sur sa maison, de petites morts
noires, en hiver, disparitions d'enfants, de bébés, qui n'avaient vécu que quelques mois,
mystérieuses disparitions d'adolescents en automne, au printemps. Grand-Mère Antoinette se
laissait bercer par la vague des morts, soudain comblée d'un singulier bonheur.
Grand-Mère, suppliait Jean Le Maigre, sous la table, un morceau, une miette...
Grand-Mère soulevait le coin de la nappe et apercevait un grand œil noir brillant dans l'ombre. Tu
es là, toi? pensait-elle, déçue de le retrouver vivant comme d'habitude, avec sa main tendue vers
elle, comme la patte d'un chien. Mais malgré tout, elle le préférait ainsi, elle préférait à la splendeur
de l'ange étincelant de propreté, pendant le repas ma- cabre -ce modeste Jean Le Maigre en haillons
sous la table et qui levait vers elle un front sauvage pour mendier.
Blais, Marie-Claire, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal, Les éditions du Boréal, 1995,
p. 26-28
[…]
37
J'étais malheureux. Chaque matin, je me réveillais un peu plus triste que la veille, le ventre un peu
affamé. Tenant mon frère par la main, je longeais les murs dans la crainte que l'un de ces grands
tueurs à la crinière jaune qui m'arrachait ma couverture la nuit, et volait mon pain sec le jour, me
plonge son poignard au milieu du dos. Ce n'était pas un orphelinat, c'était une jungle. Dans nos
guenilles, les cheveux gluants de graisse sur les yeux, nous nous battions comme des animaux
féroces dès que le directeur nous laissait seuls. Les disputes sanglantes éclataient partout, au
réfectoire, comme pendant l'unique promenade du mercredi, autour de l'Institution. Mais si nous
avions le poing dur, le directeur, lui, était le plus habile à nous tordre le cou. Tous le craignaient,
lorsqu'il ouvrait la bouche. Il parlait de la justice de Dieu, et de son devoir de sauver la jeunesse
perdue.
- N'ayez pas peur, mes enfants, disait-il, après nous avoir battus jusqu'à l'os, devant un tribunal de
jésuites qui penchaient vertueusement la tête sur nos dossiers. Ne craignez rien, la miséricorde de
Dieu existe et nous en disposons pour vous. Nous ne sommes pas ici pour vous, mais pour vous
réhabiliter.
La nuit, je l'imaginais entrant dans le dortoir, une hache à la main, flairant l'odeur de nos corps
empilés, entassés les uns sur les autres, par la faim et l'angoisse - et tranchant une à une ces têtes
pouilleuses qui se renversaient déjà dans le vide, par les barreaux du lit. Le jour, je ne quittais pas
mon frère. De grands dangers nous guettaient partout, ou bien c'était notre voisin de table qui parlait
de nous faire sauter les yeux du bout de sa fourchette, ou bien, le soir, une grappe de pervertis qui
nous poursuivaient dans les corridors pour nous violer.
Mais me souvenant des coups de poing reçus sur les mâchoires, je n'avais pas confiance en M. le
Directeur. J'avais de moins en moins confiance. Pendant la promenade du mercredi, je tentais à
chaque fois de m'évader avec le Septième, pendant que les grands aux cheveux jaunes se vautraient
dans les ordures pour tirer quelque reste de nourriture de la poubelle du directeur. Mais à chaque
fois nous avons été ramenés à l'Institution et sévèrement punis pour notre audace. Ce n'est que
quelques jours avant Pâques que M. le Curé, envoyé par notre grand- mère, avec un panier d'oranges
et des vêtements, venu pour la visite du dimanche mais scandalisé par notre pâleur et nos manières
sauvages, décida de nous ramener avec lui, malgré l'ordre de M. le Directeur. Les grands aux
cheveux jaunes ont mangé les oranges, et nous, les écorces. Le soir même, nous partagions le lit de
ma grand-mère et elle nous réveillait plusieurs fois la nuit pour nous remplir l'estomac de
friandises.
Blais, Marie-Claire, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal, Les éditions du Boréal, 1995,
p. 89-91
38
Kamouraska
Anne Hébert
Élisabeth d’Aulnières, épouse en secondes noces de Jérôme Rolland; veille son mari agonisant.
Pendant quelques heures, elle revit son enfance, son mariage avec le Seigneur de Kamouraska, sa
passion adultère avec le docteur Nelson, le meurtre de son mari, la fuite de son amant et le procès
qui a suivi. Dans cet extrait, elle se remémore la complicité difficilement acquise de sa servante
Aurélie qui, la première, tenta d'assassiner Antoine Tassy.
« La neige. Ce n'est pas encore la fin du monde. Ce n'est que la neige. La neige à perte de vue,
comme un naufrage.
Me voici à mon poste, derrière le voilage de la fenêtre de ma chambre. La rue Augusta est là, toute
blanche, à mes pieds. Les traces de traîneaux luisent sur la neige durcie. Les ombres sont très bleues.
La rue Philippe, tout à côté, monte vers la campagne. Les arbres secs crissent dans le vent. Voyante.
Je suis voyante. Immobile et lourde. (Je dois accoucher bientôt.) Extralucide, on m'a placée là pour
que je voie tout, que j'entende tout. M'arrachant à la rue du Parloir, à Québec, au moment même où
mon mari... Comme si mon devoir le plus urgent, ma vie la plus pressante était de me tenir là,
derrière une vitre, à Sorel, le temps que s'assourdisse tout à fait le souffle rauque de Jérôme Rolland.
Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, je demeure le témoin principal de cette histoire de neige et de
fureur. Les témoins secondaires viendront, en bon ordre, me rafraîchir la mémoire. Les lieux eux-
mêmes (de Sorel à Kamouraska et de Kamouraska à Sorel) me seront largement ouverts, afin que
j'entre et sorte, au gré des événements. Jamais je ne m'évanouis, jamais je ne meurs. La fraîcheur
de mon histoire est étonnante.
Je fais le guet. Je soulève le rideau. Je gratte le givre avec mes ongles. Je suis du regard la rue
Philippe qui s'échappe vers la campagne. Presque tout de suite la petite maison de planches du
docteur m'apparaît. Le toit à l'angle presque aigu accumule la neige contre la lucarne. La cheminée
de pierre fume sur le ciel d'un bleu dur.
Aurélie Caron trottine sur la neige, son ombre légère et dansante devant elle. Un homme vêtu d'un
manteau de chat sauvage Vient à sa rencontre sur la route, dans le grand froid de l'hiver. Il agite le
bras au-dessus de sa tête. Fait de grands signaux à Aurélie. Les voici l'un près de l'autre: Aurélie et
cet homme dont la silhouette, alourdie par le manteau de fourrure, fait battre mon cœur sourdement.
Je les vois très bien, tous les deux. La fumée de leurs haleines s'échappe en nuages pressés. Aurélie
baisse la tête.
Derrière la vitre, j'en suis réduite à imaginer la conversation précise de George Nelson et d'Aurélie
Caron. À reconstituer le son des voix que je n'arrive pas à retrouver justes et qui détonnent
désagréablement. Dans le clair matin d'hiver.
-Tu n'as rien à craindre. Jamais la chose ne sera découverte. Pense à ta pauvre maîtresse qui est si
malheureuse. Pense à ton avenir, Aurélie...
39
Le visage d'Aurélie, rougi par le froid, ses sourcils froncés, ses yeux plissés dans le grand soleil.
L'espace d'un instant, le cheminement difficile d'une idée monstrueuse dans sa tête. Puis l'abandon
rapide de toute résistance, sous le regard perçant et noir qui la tient.
La voix d'Aurélie boudeuse et rogue, à peine perceptible.
-Et puis, Monsieur le docteur, c'est un bien grand voyage… Je voudrais encourager cette fille
chargée d'une si redoutable mission. Lui sourire derrière ma vitre. Lui promettre toutes les
merveilles qui peuvent transformer sa vie.
-Tu ne travailleras plus jamais, Aurélie. Tu auras les plus belles robes du monde. Tu es mon amie,
ma seule amie, plus que mon amie, ma sœur, Aurélie...
J'ai beau m'époumoner, elle ne m'entend plus. Ni elle ni personne, d'ailleurs. Ma vie entière doit se
dérouler à nouveau, sans que je puisse intervenir. Ni changer quoi que ce soit. Il ne me sera fait
grâce d'aucun détail. Autant ménager mes forces. Ne pas appeler en vain, dans ma cage de verre,
ouvrir et refermer la bouche comme les poissons rouges dans leur aquarium. »
•Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) de Dany Laferrière
•L’ingratitude (1995) de Ying Chen
•Déjà l’agonie (1989) de Marco Micone
•Le pavillon des miroirs (1994) de Sergio Kokis
Le roman des années 1980 est devenu difficile à décrire ou à classer à cause de sa non
uniformité habituelle pour saisir ses tendances ou ses courants.
Il n’est plus soumis à la cause nationale et s’allie au roman universel, tournant le dos au
joual et à la problématique québécoise qui sont remplacés par le français international et
les thèmes partagés avec les pays modernes : la solitude urbaine, le choc des cultures, les
nouvelles familles, la spiritualité, les relations de couples, l'homosexualité, la drogue, le
sida...
40
Le phénomène « best-seller » a contribué à cette tendance de recul du nationalisme où
l’écrivain libère son imagination.
LOI 101
La loi 101 pousse les nouveaux arrivants à écrire en français et donner une nouvelle
dimension à la culture francophone. Ils enrichissent la culture québécoise et font ressortir
de nouveau la question d’identité : « Qui sommes-nous? »
Introduite par Camille Laurin, la Loi 101, soit la Charte de la langue française (1977), fait
du français la langue officielle de l’État et des tribunaux au Québec, tout en faisant du
français la langue normale et habituelle au travail, dans l’enseignement, dans les
communications, dans le commerce et dans les affaires.
Plusieurs écrivains font état de leur condition d'immigrants dans leurs œuvres ou soulèvent
les questions d'adaptation à une nouvelle culture et d'intégration à une communauté que
l'on dit« tricotée serrée », parfois méfiante devant l'étranger. Qu'ils soient Italiens comme
Marco Micone, Brésiliens comme Sergio Kokis ou Chinois comme Ying Chen, les néo-
Québécois doivent composer avec un tout autre monde que celui qui les a vus grandir. Ils
doivent apprendre à se détacher d'un milieu scolaire et familial qui retarde leur pleine
intégration à la société d'accueil.
Cette littérature migrante qui ne connaît pas les frontières nous fait participer à une
expérience interculturelle permettant de mieux saisir la complexité de civilisations très
différentes de la nôtre, tout en mesurant leurs points de convergence et de divergence avec
la culture québécoise.
41
Les lettres chinoises
Ying Chen
Ying Chen est une écrivaine sino-canadienne née à Shanghai en 1961. Elle a vécu
plusieurs années au Québec et elle réside à Vancouver depuis 2003. Son roman intitulé
Les Lettres chinoises est paru en 1993.
J’ai promis de te raconter tout ce que je vis ici. Mais maintenant je ne sais plus si c’est
possible. Il m’arrive des événements presque chaque instant, sauf quand je dors… Les
choses vont à un tel train que je trouve ma vie peu normale. Ce matin, par exemple, j’ai
décidé d’aller chercher des bottes d’hiver. J’ai d’abord visité une petite boutique bien
décorée. Les bottes semblaient de bonne qualité et le service était bon, un peu trop bon
même. Habitué aux célèbres sautes d’humeur des vendeurs de Shanghai, j’étais
complètement décontenancé devant les sourires courtois et les propositions tenaces qui
m’enveloppaient dès l’entrée. Je n’ai pas pu choisir quoi que ce soit parce qu’on me suivait
et me parlait tout le temps. J’ai dit que je voulais juste faire un tour et regarder. On m’a
alors laissé tranquille sans toutefois me quitter d’un regard plein d’attente. J’ai senti ce
regard me poursuivre jusqu’à la rue quand je suis sorti de la boutique, honteux comme un
soldat évadé. J’ai décidé d’aller dans un grand magasin où il n’y avait pas de service.
Nicolas déteste ce genre de supermarché qu’il juge inhumain. Pas moi. Je voyais dans la
froideur du supermarché le pendant du style des bibliothèques : la liberté de l’esprit. Je me
promenais alors dans ce grand magasin, la tête un peu alourdie par une voix qui criait dans
la radio et par la vue d’une quantité folle de marchandises. Quand j’ai enfin trouvé le rayon
des chaussures, je me suis jeté sur le divan à côté et n’ai pas eu la force de bouger pendant
plusieurs minutes. Les bottes se présentaient dans une vingtaine de styles différents. Le
choix était tellement grand que j’avais de la difficulté à me décider. Toutes me semblaient
bonnes, vraiment meilleures que les bottes de notre pays. J’en ai finalement pris une paire
qui me paraissait plus solide. J’ai payé comptant, alors que les autres clients payaient avec
une carte. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était de donner une carte au vendeur, signer un
papier et reprendre la carte. N’est-ce pas magnifique? La curiosité m’a poussé à examiner
attentivement l’une de ces cartes. La malheureuse propriétaire de la carte a jeté sur moi un
regard soupçonneux et ayant rapidement refermé son portefeuille, s’est enfuie du comptoir.
Tu vois, Sassa, j’ai beaucoup à apprendre. La curiosité, disparue peu à peu avec ma
jeunesse, a ressuscité en moi. J’ai l’impression d’avoir rajeuni. Je vis comme un nouveau-
né. Y a-t-il pour nous, les mortels, rien de plus intéressant que de renaître? Je suggérerais
donc à tout le monde de s’expatrier. Toi la première, bien sûr.
Ying CHEN, Les lettres chinoises, Montréal, Actes Sud, coll. «Babel», 1993, p. 14-15.
42
2.9 1980-1996 : LE QUÉBEC CONTEMPORAIN
• Courant marqué par la nécessité de retrouver un rapport intime avec soi et avec les
autres. Le féminisme caractérise ce courant, bien que les hommes remettent en
question les fondements personnels et culturels de leur identité. En fait la littérature
a participé à l’éclatement des genres. Les thèmes: la sexualité, les relations
hommes-femmes, la quotidienneté, la tendresse, l’intimité, etc.
•Le récit autobiographique, le journal et, plus encore, l’essai deviennent des lieux
privilégiés de l’expression d’une féminitude jusque-là inédite. Dans l’essai plus
particulièrement, la subjectivité d’un « je » dénonciateur cède souvent la place à un
« nous » de solidarité. Le « je » s’estompe parfois pour laisser la place à une voix
neutre, crédible et authentique, « hors de tout soupçon », à la manière de
l’écrivaine française Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
•
•En littérature, l’affirmation des femmes se manifeste de façon tangible. Les
œuvres féminines proclament encore aujourd’hui un discours fort engagé. Malgré
la place qu’elle a prise et l’influence qu’elle a eue en littérature, l’écriture
féministe est toujours en situation précaire puisque l’institution littéraire demeure
un cénacle où les hommes affirment toujours leur dominance.
43
Nécessairement putain (1980)
France Théoret
« Elle n'a d'autre raison d'exister que sa propre existence. Elle est faite de tout le calme et
de tout le silence des meilleurs jours. Elle est le vêtement et la nudité, le maquillage et le
visage et constamment le mouvement. Elle est allant vers dont on ne connaîtra pas la
destination, elle marche pour marcher, elle existe pour exister, elle informe sous chaque
pression et prendrait racine partout et n'en prend aucune. Elle est doucement et
fiévreusement mortelle. Sa délicatesse n'a rien d'un délice qu'on appelle ainsi, elle' s'offre
en mille éclats sans s'offrir et elle n'a jamais l'air de souffrir de tant s'ouvrir sans intérieur
et sans extérieur. La ligne seulement et encore davantage faite pour l'oreille. Haute, elle est
miniaturiste, elle a la délicatesse d'un jardin japonais cependant elle ne rend aucun service.
Sauf d'exister et d'agir; sans le savoir comme un révélateur de la violence humaine. On ne
sait pas ce qu'elle peut manger de fruits ou boire de lait chaud encore qu'elle n'a pas envie
de faire l'éloge de l'anorexique. Elle est vêtue, elle porte un maquillage et dans l'amalgame
dont on ne reconnaît jamais avec certitude les modes ou les provenances, elle échappe aux
vêtements et au maquillage. Pareillement, elle est vêtement et maquillage d'un ordre sans
ordre qu'on ne la voit jamais si irrésistible et qui amène en même temps toutes les
résistances. Elle aménage sans aménager, incorpore sans incorporer, elle ne livre que le
souffle. Pourtant, elle est profondément impudique et ouverte. Elle est l'impure même car
sur elle résonnent les signes ambiants. Elle fait pour l'œil caméra des coupures et n'a
d'incidence autre que son unique déplacement. Elle inverse les signes. Elle chahute les
impressions. Ni sauvage, ni apprise, trouée à même la ville. Tissu aussi. Elle est la place
vive, le nœud et le heurt. Elle déplace des pensées, comme. D'une ligne faite de points. Les
détails, les brûlures et les blessures. Sa solidité est bien réelle pourtant.
Elle fait bien se produire ce qui se produit autour ça agite seulement et passe et fait tache
comme le point lumineux signal de vibration. Elle est le petit animal du rêve, la proie qu'on
croirait fragile et friable. Elle ouvre les autres dimensions: grande, elle est lilliputienne et
elle circule au dedans de l'oreille. Secrète et il n'y a pas plus offerte et impure. Elle est le
rêve de lourdes mémoires incrustées sur le corps des passants. Toute violence et toute
superstition disent leur nom devant elle. Proie elle n'a pas d'ombre. Globale. Elle est l'objet
des rites et n'assiste jamais aux rituels. Elle est l'envers du monde mis au monde qui
embrouille ainsi d'exister car à son tour, elle est grosse des mises au monde, de ce qui ne
s'avoue pas, n'apparaît pas. »
THÉORET, France, Nécessairement putain, Montréal, Les Herbes Rouges, 1980, p. 29-33.
44
2.10 2001 ET PLUS : LE QUÉBEC ACTUEL
Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, ainsi que les guerres en Afghanistan et
en Irak qui ont suivi, ont créé un grand climat d’incertitude. Les tourments du monde sont
plus visibles que jamais : écarts croissants entre les riches et les pauvres, réchauffement
climatique, guerres interminables. Face à cet état des choses, les écrivains québécois
comme leurs camarades d’autres pays hésitent entre plusieurs attitudes, par exemple : se
réfugier en eux-mêmes, écrire ou encore dénoncer les maux qui affectent le monde par
l’humour ou l’ironie. À l’heure où la mondialisation s’instaure de grés ou de force, où elle
rend de plus en plus de gens septiques, les écrivains québécois poursuivent leur travail avec
constance, voire acharnement, et publient en abondance. Ils voyagent beaucoup,
comprennent le monde à leur manière, refusent l’embrigadement et produisent des œuvres
nourries de la multiplicité de leurs expériences.
45