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Badiou/Deleuze

Par Eric Alliez


Mise en ligne avril 1998

« C’est une histoire étrange que celle de mon non-rapport à Gilles Deleuze... »
A. Badiou

Pour introduire aux articles d’Arnaud Villani et de José Gil composant le présent Dossier, il était tentant
de présenter la Scène du « non-rapport » montée par Alain Badiou dans son récent Deleuze. La clameur de
l’Être (Hachette, collection « Coup double », 1997) en mettant en rapport la forte expectative à laquelle ce
livre a donné lieu (outre la personnalité philosophique de l’auteur, suffisant à faire de cet ouvrage un
« événement », la rumeur évoquait de façon insistante une correspondance suivie avec Deleuze) et les
mises au point qu’il n’a pas tardé à susciter.
J’ai été ainsi amené à suivre le fil que m’offrait deux citations de Différence et répétition, heureusement
rassemblées sur une même page d’A. Villani.

« [...] lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes [...] quelque chose »passe« entre les
bords, des événements éclatent, des phénomènes fulgurent. »

Faut-il rappeler que le non-rapport et l’absolue hétérogénéité entre les œuvres de Deleuze et de Badiou
n’interdisent pas - par la centration opérée par ces deux pensées sur la notion d’événement, avec
l’affirmation d’une immanence absolue et le refus de toute transcendance s’ensuivant - certaines
« similitudes politiques » en leur critique commune de ces catégories abstraites qui ont nom l’Homme, le
Droit, l’Autre, etc. ? Ajoutant aussitôt que la mise en communication entre ces deux philosophies (qui ne
font pas mystère de leur « indifférence œuvrante au regard du thème partout répandu de »la fin de
philosophie« » [p. 13]) s’annonçaient d’autant plus réjouissante que leur point de croisement se
manifesterait nécessairement « au bord du vide », en un effet de chiasme mettant aux prises les deux
paradigmes de la pensée du multiple : « le paradigme »vital« (ou »animal« ) des multiplicités ouvertes
(dans la filiation bergsonienne) » et le « paradigme mathématisé des ensembles... » (p. 11). Soit, d’un côté,
une théorie vitaliste des multiplicités intensives dont l’horizon historico-philosophique revendiqué n’a
jamais cessé d’être celui de l’univocité de l’être ; de l’autre, une ontologie axiomatique du multiple
numérique entée sur une théorie des ensembles qui doit et ne doit pas compter pour un le multiple [1]...
De là, l’intérêt à suivre la piste des Ensembles / Multiplicités pour comprendre comment nos deux
philosophes peuvent se trouver en état de superposition sur un certain nombre d’énoncés cruciaux
participant de l’identification de la philosophie à l’ontologie tout en s’opposant radicalement sur leur sens.
Entreprise d’autant plus intrigante aussi, qu’il apparaissait de plus en plus clairement, depuis le compte
rendu critique du Pli (dans l’Annuaire philosophique 1988-1989) et l’exposition contrastante qui y était
risquée, que c’était « vis-à-vis de Deleuze [...], et de nul autre » (p. 11) que Badiou inscrivait sa tentative.
Allait-il répéter avec la même loyauté l’exercice en traitant cette fois de l’ensemble de la philosophie
deleuzienne (avec sa part deleuzo-guattarienne, la plus difficilement assimilable, y compris dans ses
attendus politiques, pour qui énonce qu’« une vérité est comme telle indifférente aux différences » [2]), ou
s’essayer à faire un enfant dans le dos de Deleuze, selon l’image utilisée par le philosophe pour exprimer
son rapport à l’histoire de la philosophie ? Fallait-il encore que cet enfant fut effectivement le sien pour
que l’on puisse, par exemple, en se référant au Foucault de Deleuze, « soutenir indifféremment que
l’énoncé en question devient du Foucault, ou qu’il aura été du Deleuze » (p. 26)... Ou pour le dire
autrement : le portrait pourra être paradoxal mais il devra être fidèle - selon les termes de Badiou
lui-même - à la poussée produite, sur Deleuze (ou Badiou), de ce qui à travers Foucault (ou Deleuze) fait
cas d’une autre poussée, d’une autre contrainte. J’y insiste, au moment d’ouvrir ce « débat », car la
question d’une possible analogie entre le Foucault de Deleuze et le Deleuze de Badiou ne manquera pas
d’être posée, au moins au niveau de leur réception négative par les « disciples », ou supposés tels. Mais
comme le dit excellemment Frédéric Gros dans un article qui ne dissimule pas son « ancienne
répugnance » pour le Foucault de Deleuze : « comprendre un auteur pour Deleuze, c’est d’une certaine
manière le fonder d’abord » afin de délivrer « la métaphysique inhérente à une œuvre » - et c’est bien « le
contraire du narcissisme que de rêver selon des coordonnées étrangères », en continuant le rêve d’un
autre. [3] Ce que n’autorise guère la position du vis-à-vis...
Sans doute Badiou nous objectera-t-il l’essentielle monotonie, chez Deleuze, d’une « étroite batterie de
concepts », de « leur reprise presque infinie » (p. 26), qui viendrait par ailleurs contredire à « l’inépuisable
variété du concret » (p. 25) dont se réclame pourtant explicitement le vitalisme deleuzien. C’est le
« conseil de travail » adressé à Jean-Clet Martin : « il y a toujours intérêt, dans les analyses de concept, de
partir de situations très concrètes, très simples, et non pas des antécédants philosophiques ni même des
problèmes en tant que tels (l’un et le multiple, etc.)... » [4]
Cette parenthèse nous fait entrer dans le vif du sujet : à savoir qu’en se maintenant au niveau du problème
de l’opposition catégorielle de l’un et du multiple, et indépendamment de la réelle beauté de certaines
pages, Alain Badiou a improvisé un deleuzisme bricolé et atone dont le « platonisme » supposé - supposé
rétablir la vérité du deleuzisme contre Deleuze lui-même [5] - a pour fonction de permettre sa « relève »
par un platonisme authentique enfin restitué dans la philosophie de Badiou (cf. pp. 148-150, in fine).

J’en arrive à ma seconde citation : « L’identité de l’un comme principe, c’est là la plus grande, la plus
longue erreur ». Je serai bref : les deux articles que l’on va lire développent au mieux la question en litige.
Elle engage le sens même de l’œuvre de Deleuze. Or on conviendra que cette œuvre serait d’une
cohérence pour le moins aléatoire si son but n’était autre que de plier la pensée à une « métaphysique de
l’Un » telle que « le multiple soit intégralement pensable comme production de simulacres » (p. 20) au
sens où l’entend Badiou puisque c’est dans le même ouvrage - Différence et répétition - que l’on
rencontre à la fois la notion de simulacre et la solennelle mise en garde contre le principe de l’Un, à
laquelle renvoie en revanche toute interprétation du simulacre identifiant le « jeu de la différence
individuante [...] dans l’espace de l’être univoque ouvert par toutes les formes » [6] à l’idée d’une
« différence qui n’a aucun réel » (p. 41). Et on est alors, par cette différence fictive, dans le cadre d’un
platonisme : un « platonisme du virtuel », pour n’avoir pas opposé aux catégories de l’un et du multiple
des notions d’une autre nature irréductibles au dualisme heideggerien de l’Être et de l’étant. Voudrait-on
avancer que la théorie de l’univocité de l’être implique précisément un « concept renouvelé de l’Un » (p.
20) en excès par rapport à la seule « identité de son principe » (ce qui est incontestable), qu’il faudrait
alors compter avec les trois moments de l’histoire de l’univocité (Duns Scot - Spinoza - Nietzsche) et sa
concrétisation progressive [7] qui aboutit chez Deleuze (par Riemann et Bergson) au déplacement
définitif de toute « dialectique » (fût-elle « différentielle ») de l’un et du multiple au profit de la notion de
multiplicité comme opérateur d’un empirisme et d’un monisme supérieurs. Indiquant par là que c’est
maintenant la « rigoureuse détermination de l’Être comme Un » qui exige une théorie des multiplicités
(Un = multiplicités). [8] Ce qui le conduit, en ce temps qu’il énonce être celui de la constitution de sa
propre philosophie (après la rencontre avec Guattari, cf. Pourparlers), à renoncer à la notion même de
simulacre en ce qu’elle reste prise dans le travail de déconstruction du platonisme. Écoutons une dernière
fois Deleuze : « Vous voyez très bien l’importance pour moi de la notion de multiplicité : c’est l’essentiel.
Et [...] multiplicité et singularité sont essentiellement liées ( »singularité« étant à la fois différent
d’ »universel« [9] et d’ »individuel« ). »Rhizome« est le meilleur mot pour désigner les multiplicités. En
revanche, il me semble que j’ai tout à fait abandonné la notion de simulacre, qui ne vaut pas grand chose.
Finalement, c’est Mille plateaux qui est consacré aux multiplicités pour elles-mêmes (devenirs, lignes,
etc.). » [10] Mais de la transition du binôme constitué par Différence et répétition et Logique du sens à
l’extraordinaire création de concepts à laquelle ont donné lieu les ouvrages co-signés avec Guattari
(L’Anti-Œdipe, Mille plateaux, Qu’est-ce que la philosophie ? ...), on ne trouvera nulle trace, nulle écho
dans le « monotone » Deleuze de Badiou. [11] Sauf à rapporter à Deleuze lui-même l’image « libertaire »
(peu compatible avec le métaphysicien de l’Un, platonicien malgré lui) dont on a prétendu
philosophiquement l’extraire... Ce qui eût le mérite de restituer son assise réelle à la polémique.
Polémique, polemos : un terme qu’aime à employer Badiou pour l’associer à sa propre conception de la
philosophie, et à son désir de « renouer avec les grandes controverses classiques, qui n’étaient ni des
enfermements chagrins, ni de petits »débats« , mais de fortes oppositions cherchant à couper court vers le
point sensible où se disjoignent des créations conceptuelles différentes » (p. 13).
Deleuze aurait-il abruptement interrompu leur correspondance, une correspondance qui ne pouvait que
hanter les pages de ce livre puisqu’en avait été formellement interdite toute publication, parce que Badiou
n’a pas su se tenir à l’esprit de cette proposition ? Quelle place reste-t-il en effet à la différence et à la
créativité de la pensée deleuzienne dans les reconstructions qu’il en propose ? Question d’autant plus vive
pour le philosophe définissant sa tâche en tant que création de concepts, et sa propre philosophie comme
un « système » (où il se sentira « un philosophe très classique ») pour autant qu’il « ne doit pas seulement
être en perpétuelle hétérogénéité » (niveau du multiple) : « il doit être une hétérogenèse, ce qui, il me
semble n’a jamais été tenté. » [12] Ce qui présuppose qu’il soit expérimentation de la multiplicité comme
productrice de singularités selon un procès de différenciation. Voilà « le point sensible » où « se
disjoignent » les « créations conceptuelles différentes » de Badiou et de Deleuze. C’est aussi, chez ce
dernier, le point où convergent en une politique de l’être métaphysique de l’univocité et théorie des
multiplicités. Il configure, dans le concept qualifié de multiplicité [13], l’unité de la pensée deleuzienne,
une unité toute d’immanence singulièrement absente du Deleuze d’Alain Badiou par les devenirs qu’elle
implique.

[1] Une grande partie de L’Être et l’Événement (Ed. du Seuil, 1988) est ainsi consacrée à montrer que la
question de l’événement - en tant qu’« un-non-un » - est indécidable du point de vue de la mathématicité
du multiple en situation, toujours compté pour un dans l’évidence de sa présentation. On dira donc que
« l’éclat du trait-d’un » qu’il exhibe est propre au signifiant surnuméraire. L’opération visant à construire
le « mathème » de l’événement est suffisamment complexe pour mobiliser la mathématique moderne
comme ressource de l’ontologie.

[2] A. Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993, p. 27. Et plus haut :
« Philosophiquement, si l’autre est indifférent, c’est bien que la difficulté est du côté du Même ».

[3] F. Gros, « Le Foucault de Deleuze : une fiction métaphysique », Philosophie, n° 47, 1995, pp. 54-55.
L’auteur indique que son tournant s’est opéré à la lecture des notes inédites publiées dans le Magazine
littéraire (oct. 94) : en fonction de l’hésitation scrupuleuse selon laquelle « Deleuze rend compte de ce
qu’il a déjà compris, c’est-à-dire ce qu’il a déjà transformé ».

[4] G. Deleuze, « Lettre-préface » à J.-C. Martin, Variations. La philosophie de Gilles Deleuze, Payot,
1993, p. 8.

[5] Vérité d’un « platonisme bricolé » (p. 68) quand Deleuze place sa philosophie sous le signe d’un
renversement du platonisme, « montage d’opinion [...] qui circule de Heidegger à Deleuze, de Nietzsche à
Bergson... » (p. 149). Vérité d’un « platonisme ré-accentué » (p. 42) en l’espèce d’un « platonisme du
virtuel » (p. 69) maintenant le « caractère fictif du multiple » (p. 46) dans la lecture de Badiou. Il s’ensuit
que « le fondement virtuel de Deleuze reste une transcendance » (p. 69)...

[6] G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, pp. 387-388. Et « l’ouverture appartient
essentiellement à l’univocité »...

[7] Ibid., pp. 57-61. Selon Deleuze, l’être univoque scotiste est encore « neutralisé » par son abstraction.

[8] Badiou écrit « classiquement » : « la pensée du multiple exige une rigoureuse détermination de l’Être
comme Un » (p. 69). Ou « multiplicités = Un » (p. 84). Et c’est bien la première proposition d’une pensée
de l’immanence. On notera ici que son écriture formalisée est encore susceptible d’une interprétation
« platonicienne »... Ce qui n’est pas le cas de son écriture renversée en « Un = multiplicités »,
systématiquement explorée dans Mille plateaux selon la formule MONISME = PLURALISME.

[9] Si Badiou s’inscrit à sa façon dans un « retour », c’est bien celui du « retour à l’universel » auquel il
entend arrimer la notion de singularité. Cf. Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, « Les Essais
du Collège International de Philosophie », 1997.

[10] G. Deleuze, « Lettre-préface » à J.-C. Martin, Variations.

[11] À l’exception d’une mention à la « conception proprement machinique » de Deleuze (p. 21). Mais la
dimension constructiviste de cette conception, centrée sur la notion d’agencement, a disparu dans un
« toujours déjà-là »...

[12] G. Deleuze, op. cit.

[13] Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1993, « 1. Qu’est-ce qu’un
concept ? » : un concept est une multiplicité (en tant que tout fragmentaire), a un devenir (qui concerne
son rapport avec des concepts situés sur le même plan)... Bref, le concept est une hétérogenèse.

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