Le rapport du droit international et du droit interne
M. Bastien Lignereux
Maître des requêtes
21 avril 2017
Bien que définie depuis 1958 par la Constitution elle‐même, l’articulation entre le droit interne et
le droit international a, sous l’effet de l’emprise croissante du droit européen d’une part, et de
l’introduction en 2010 du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité de l’autre, fait
l’objet, dans la jurisprudence récente du Conseil d'Etat, de plusieurs décisions qui ont contribué à
préciser ses principes.
I. Principes de l’articulation entre doit interne et droit international
I.1. Les traités et la loi
Le rapport entre les traités et la loi est réglé par l’article 55 de la Constitution, aux termes duquel :
« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité
supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre
partie. » Cette règle pose ainsi clairement le principe de primauté des engagements internatio‐
naux par rapport à la loi1.
La question du contrôle du respect de cette règle de hiérarchie des normes a toutefois fait l’objet
d’évolutions. Le juge administratif s’est d’abord estimé incompétent pour contrôler la loi au re‐
gard de toute autre norme2. En effet, dans la tradition juridique issue de la Révolution française,
la loi, « expression de la volonté générale » en vertu de l’article 6 de la Déclaration des droits de
1789, est la norme « première et inconditionnée »3, dont les juridictions doivent se borner à faire
application. C’est la théorie dite de la « loi‐écran ». Ainsi le Conseil d’Etat4, tout comme la Cour de
cassation5, se refusaient‐ils classiquement à examiner la compatibilité de la loi à un traité.
Outre la théorie classique de la « loi‐écran », cette réticence trouvait également sa source dans
l’idée qu’il appartenait au Conseil constitutionnel, et à lui seul, d’assurer le contrôle de la loi au
regard des règles constitutionnelles, y compris de la règle posée à l’article 55 de la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a toutefois refusé, dans une importante décision de 1975 sur la loi rela‐
tive à l’interruption volontaire de grossesse, d’effectuer le contrôle de conformité de la loi aux
traités, couramment dénommé « contrôle de conventionnalité », lorsqu’une loi lui est déférée
avant sa promulgation6. Il juge, dans cette décision, qu’ « une loi contraire à un traité ne serait pas,
pour autant, contraire à la Constitution ».
1
A cet égard, l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 est plus clair que l’article 26 de la Constitution
du 27 octobre 1946, qui disposait que « Les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ont force de
loi dans le cas même où ils seraient contraires à des lois françaises, sans qu'il soit besoin pour en assurer l'appli‐
cation d'autres dispositions législatives que celles qui auraient été nécessaires pour assurer leur ratification. »
2
Cf., s’agissant de la conformité à la constitution, CE Sect. 6 novembre 1936, Arrighi.
3
Raymond Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, 1931.
4
CE Sect. 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France.
5
Cass. Civ. 22 décembre 1931, aux conclusions Matter.
6
CC 74‐44 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse.
2
La Cour de cassation en a déduit, la même année, la compétence des juridictions judiciaires pour
écarter l’application d’une loi contraire à un engagement international, même antérieur à celle‐ci7.
Le Conseil d'Etat n’en a, dans un premier temps, pas tiré les mêmes conséquences8. Cette position
n’était pas le fruit d’un vain nationalisme juridique, mais d’une conception stricte de sa compé‐
tence. D’ailleurs, dans ses formations consultatives, le Conseil d’Etat a toujours veillé à ce que les
projets de loi respectent les engagements internationaux souscrits par la France.
Dans la seconde moitié des années 1980, deux décisions du Conseil constitutionnel ont toutefois
conduit le juge administratif à abandonner cette solution. D’abord, dans une décision du 3 sep‐
tembre 19869, il a indiqué « qu’il appartient aux divers organes de l’Etat de veiller à l’application des
conventions internationales dans le cadre de leurs compétences respectives ». Surtout, statuant non
plus en tant que juge constitutionnel des lois qui lui sont déférées, mais comme juge électoral (le
contentieux des élections législatives lui est en effet attribué), il s’est reconnu compétent, dans
une décision du 21 octobre 1988, pour examiner la conformité à un traité d’une loi, même plus
récente que celui‐ci10.
En outre, la France ayant ouvert en 1982 le droit au recours individuel devant la Cour européenne
des droits de l’homme, il devenait indispensable que le juge administratif joue un rôle de « filtre »
dans le contrôle du respect de la Convention EDH par la loi française.
Au terme de ces évolutions, le Conseil d'Etat s’est, par une décision d’Assemblée du contentieux
du 20 octobre 1989, Nicolo, reconnu compétent pour écarter la loi contraire à un traité, même
lorsque ce dernier lui est antérieur.
Depuis, le contrôle dit de « conventionnalité » a connu un essor considérable et conduit à plu‐
sieurs prolongements jurisprudentiels. En 1999, le Conseil d'Etat en a déduit que le gouvernement
doit refuser de prendre les mesures réglementaires d’application d’une loi contraire à une norme
internationale11. En 2007, il a jugé que la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible
d’être engagée, en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conven‐
tions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résul‐
tent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de
la France12. Dans ce cadre, le juge administratif accorde une indemnisation intégrale du préjudice
subi, alors que, jusqu’alors, la responsabilité de l’Etat du fait des lois ne pouvait être engagée que
lorsque le préjudice revêt un caractère grave et spécial, dans la logique de la responsabilité sans
faute.
Enfin, le juge des référés, qui statue en urgence, se prononce sur l’incompatibilité des dispositions
législatives avec le droit international, en cas de méconnaissance manifeste des exigences qui en
découlent13.
En revanche, le juge administratif n’exerce pas de contrôle du respect par la loi de la coutume
internationale14 ni des principes généraux du droit international15 puisque l’article 55 de la Consti‐
tution ne mentionne que les « traités ou accords » conclus par la France.
7
Cass. Ch. Mixte, 24 mai 1975, Administration des douanes et Sté des cafés Jacques Vabre.
8
CE Ass. 22 octobre 1979, Union Démocratique du Travail.
9
CC 86‐216 DC du 3 septembre 1986, Loi relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France.
10
CC 21 octobre 1988, Elections dans la 5e circonscription du Val d’Oise.
11
CE 24 février 1999, Association des patients de la médecine d’orientation anthroposophique.
12
CE Ass. 8 février 2007, Gardedieu.
13
Cf., pour le droit de l’Union européenne, JRCE 16 juin 2010, Diakité puis, pour le droit international en gé‐
néral, CE Ass. 31 mai 2016, Gonzalez Gomez.
14
CE Ass. 6 juin 1997, Aquarone.
15
CE 28 juillet 2000, Paulin.
3
I.2. Les traités et la Constitution
L’articulation entre les engagements internationaux et la Constitution est plus complexe.
La Constitution du 4 octobre 1958 a prévu que les éventuels conflits de norme soient réglés avant
la ratification ou l’approbation du traité. Son article 54 dispose ainsi que « Si le Conseil constitu‐
tionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou
l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement inter‐
national comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver
l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution. »
Si le Conseil constitutionnel, saisi sur ce fondement, a déclaré un traité contraire à la Constitution,
l’Etat a donc le choix entre procéder à une révision de la Constitution ou abandonner le processus
de ratification16. Il en va de même lorsque le Conseil constitutionnel, saisi d’une loi autorisant la
ratification d’un traité préalablement à sa promulgation, juge ce dernier contraire à la Constitu‐
tion17.
Néanmoins, la saisine du Conseil constitutionnel préalablement à la ratification ou à l’approbation
d’une convention internationale est relativement rare en pratique, si bien que les conflits de
normes entre traités et Constitution ne sont pas tous purgés avant que les premiers n’entrent
dans l’ordonnancement juridique interne, loin de là. Dans ces cas, il est donc revenu aux juridic‐
tions administratives et judiciaires de se prononcer sur leur articulation.
Tout d’abord, le juge administratif tente de prévenir ces conflits de normes par la technique de
l’interprétation conforme : dans une décision de 199618, le Conseil d'Etat se livre ainsi à une inter‐
prétation d’un accord franco‐malien d’extradition à la lumière du principe constitutionnel selon
lequel l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but poli‐
tique. Cet exercice peut conduire à une interprétation constructive du traité : en l’espèce, alors
que l’accord ne prévoyait la possibilité pour les Etats parties de refuser une extradition que lors‐
que l’infraction pour laquelle elle est demandée est une infraction politique, le Conseil d'Etat juge
que ces stipulations ne sauraient limiter le pouvoir de l'Etat français de refuser l'extradition à ce
seul cas (qui n’épuise pas l’ensemble des hypothèses dans lesquelles l’extradition, justifiée par
une infraction de quelque nature que ce soit, est en fait demandée dans un but politique).
Lorsque l’interprétation conforme n’est pas possible, le juge refuse de faire prévaloir une norme
sur une autre.
D’une part, le Conseil d'Etat refuse de contrôler la conformité d’une règle constitutionnelle à un
traité. Il juge en effet, par une décision Sarran et Levacher du 30 octobre 1998, que la suprématie
16
La décision du Conseil constitutionnel CC du 15 juin 1999, Charte européenne relative aux langues régionales
et minoritaires, a été suivie de l’abandon de la procédure de ratification par la France.
17
Lorsqu’une loi autorisant la ratification d’un traité lui est déférée sur le fondement de l’article 61 de la
Constitution, le Conseil constitutionnel examine la convention dont la ratification est ainsi autorisée : CC 80‐
116 DC du 22 juillet 1980, Convention franco‐allemande d’entraide judiciaire. En revanche, la compatibilité
entre un traité et la Constitution ne peut être examinée à l’occasion d’une question prioritaire de constitu‐
tionnalité (QPC) dirigée contre la loi autorisant la ratification du premier, car le Conseil d'Etat juge qu’une
telle loi, qui n’a d’autre objet que de permettre la ratification, est, par sa nature même, insusceptible de
porter atteinte à des droits ou libertés que la Constitution garantit (CE 14 mai 2010, Rujovic).
18
CE Ass. 3 juillet 1996, Moussa Koné. Cf. aussi CE Ass. 23 décembre 2011, Kandyrine de Brito Paiva, qui juge
que, saisi d’un moyen tiré de l’incompatibilité entre deux traités, il incombe au juge administratif de définir
les modalités d’application respectives des normes internationales en débat de manière à assurer leur con‐
ciliation, en les interprétant le cas échéant au regard des règles et principes à valeur constitutionnelle.
4
conférée aux engagements internationaux par l’article 55 de la Constitution « ne s'applique pas,
dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle »19. Dans cette décision, il refuse
ainsi d’examiner la conformité de l’article 76 de la Constitution relatif à la consultation des popu‐
lations de la Nouvelle‐Calédonie aux stipulations du pacte des Nations unies sur les droits civils et
politiques et de la Convention EDH. La Cour de cassation a retenu la même solution par un arrêt
du 2 juin 200020.
D’autre part toutefois, le Conseil d'Etat refuse également de se prononcer sur le bien‐fondé d’un
engagement international au regard de la Constitution, comme il l’a jugé lorsqu’il examine les
recours dirigés contre les décrets portant publication de traités21.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel se fait l’écho de cet équilibre : s’il juge que le principe
pacta sunt servanda a valeur constitutionnelle dès lors qu’il figure parmi les règles du droit public
international, auxquelles la République entend se conformer en application du Préambule de la
Constitution22, il proclame également que la Constitution a sa place « au sommet de l’ordre juri‐
dique interne »23.
II. La place spécifique du droit de l’Union européenne
Au regard des principes qui viennent d’être énoncés, la place de la convention européenne des
droits de l’homme n’est pas spécifique. En revanche, les particularités de l’ordre juridique issu du
traité de Rome ont justifié des aménagements aux règles d’articulation avec le droit interne.
II.1. Le droit de l’Union et la loi
Il résulte de ce qui précède que, depuis 1989, le juge administratif écarte la loi contraire au droit
de l’Union européenne : l’arrêt Nicolo portait précisément sur l’application du traité de Rome.
Cette primauté s’étend à l’ensemble dans règles du droit de l’Union qui sont directement invo‐
cables, notamment aux règlements européens24 ainsi qu’aux dispositions dotées d’effet direct
des directives25.
La spécificité du droit de l’Union a conduit à reconnaître une valeur supérieure à celle de la loi aux
principes généraux de l’ordre juridique européen26, que la Cour de justice de l’Union déduit des
traités, alors que, comme on l’a vu, le juge administratif ne contrôle pas la conformité de la loi aux
principes généraux du droit international. La jurisprudence retient toutefois que les principes gé‐
néraux du droit de l’UE, de même que les principes posés par la Charte des droits fondamentaux
de l’UE, ne trouvent à s’appliquer dans l’ordre juridique national que dans le cas où la situation
juridique en litige est régie par le droit de l’UE27.
19
CE Ass. 30 octobre 1998, Sarran et Levacher et autres.
20
C. cass. 2 juin 2000, Pauline Fraisse.
21
CE 3 novembre 1999, Groupement national de défense des porteurs des titres russes ; CE 8 juillet 2002,
Commune de Porta ; CE Ass. 9 juillet 2010, Fédération nationale de la libre pensée.
22
Cf. CC 92‐308 DC du 9 avril 1992. Le quatorzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, auquel
se réfère le préambule de la Constitution de 1958, proclame que la République française "se conforme aux
règles du droit public international".
23
CC 2004‐505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe.
24
CE 29 septembre 1990, Boisdet.
25
CE Ass. 28 février 1992, Stés Rothmans International et Philip Moris.
26
CE 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, s’agissant des principes de confiance
légitime, de sécurité juridique et de loyauté.
27
CE 4 juillet 2012, Confédération française pour la promotion sociale des aveugles et des amblyopes.
5
Dans l’exercice de ce contrôle, lorsqu’est en cause une loi entrant dans le champ d’application
d’une règle du droit de l’Union, et notamment d’une loi de transposition d’une directive euro‐
péenne, le juge administratif interprète la législation française à la lumière des dispositions du
droit de l’Union afin de concilier les deux normes par une interprétation conforme de la loi28. Dans
la lignée de la jurisprudence Leur‐Bloem de la CJUE29, même lorsqu’est en cause une situation pu‐
rement interne qui n’est pas dans le champ de la directive invoquée, le juge administratif inter‐
prète la loi conformément à celle‐ci lorsqu’elle a pour objet de la transposer et que le législateur, à
l’occasion de cette transposition, n’a pas entendu traiter moins favorablement les situations in‐
ternes par rapport aux situations transnationales qui sont dans le champ de la directive30.
En revanche, la contrariété au droit de l’Union31, pas plus que la méconnaissance du droit interna‐
tional en général32, ne fait pas partie des questions qu’il appartient au juge administratif de soule‐
ver d’office : c’est seulement s’il est saisi d’une argumentation en ce sens que le juge examine
cette question.
Mais c’est surtout l’office du Conseil constitutionnel dans l’examen de la loi qui est bouleversé par
la spécificité du droit de l’Union. En effet, la présence dans la Constitution, en son titre XV,
d’articles consacrés à la participation de la France à l’Union européenne, l’a conduit à exercer un
contrôle au regard des directives européennes des lois prises pour leur transposition, par déroga‐
tion à sa jurisprudence Interruption volontaire de grossesse.
Dans une décision du 10 juin 200433, il a déduit de l’article 88‐1 et la Constitution, qui pose le prin‐
cipe selon lequel « La République participe à l'Union européenne (…) », que la transposition des
directives européennes en droit interne constitue une exigence constitutionnelle. Sur ce fonde‐
ment, il juge qu’il lui appartient, lorsqu’il examine une loi de transposition, de veiller au respect de
cette exigence. Toutefois, dès lors que, lorsqu’une loi lui est déférée avant sa promulgation, il doit
statuer dans un délai d’un mois (art. 61 de la Constitution), qui ne lui permet pas d’interroger la
CJUE à titre préjudiciel sur l’interprétation à retenir de la directive, il ne peut censurer qu'une dis‐
position législative « manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de trans‐
poser »34. Par ailleurs, lorsque la loi contrôlée n’est pas prise pour la transposition d’une directive
européenne, le principe posé par la décision IVG retrouve ses droits : seules les juridictions ordi‐
naire sont compétentes contrôler la conventionnalité de la loi35.
Ceci permet donc que soit opéré, avant même l’entrée en vigueur de la loi, un premier contrôle de
la violation « manifeste » de la directive transposée, sans préjudice du contrôle entier que pour‐
ront ensuite effectuer les juridiques administratives et judiciaires à l’occasion de litiges nés de
l’application de la loi et auxquelles il est possible de saisir la CJUE à titre préjudiciel.
28
CE Sect. 22 décembre 1989, min. c. Cercle militaire mixte de la Caserne Mortier ; CE 30 juillet 2003, Associa‐
tion « Avenir de la langue française ».
29
CJCE 17 juillet 1997, Leur‐Bloem, aff. C‐28/95.
30
CE 17 juin 2011, SARL Méditerranée Automobiles.
31
CE Sect. 11 janvier 1991, SA Morgane ; CE 28 juillet 1993, Bach et autres.
32
Cf., CE Ass. 6 décembre 2002, Maciolak et, avant cette date, pour la CEDH, CE 16 janvier 1995, SARL CIPA. Il
faut toutefois réserver le cas des conventions fiscales tendant à éviter la double imposition : CE Ass. 28 juin
2002, min. c. Société Schneider Electric.
33
CC 2004‐496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
34
CC 2006‐543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie. Il faut noter que l’exigence
constitutionnelle de transposition des directives n’est pas invocable à l’appui d’une question prioritaire de
constitutionnalité dès lors qu’elle ne constitue pas un « droit ou liberté que la Constitution garantit », qui
seuls, en application de l’article 61‐1 de la Constitution, peuvent être utilement invoqués à l’appui d’une
QPC.
35
CC 2011‐217 QPC du 3 février 2012, M. Mohammed Alki B.
6
II.2. Le droit de l’Union et la Constitution
La possibilité d’un dialogue entre les juridictions nationales et la Cour de justice de l’UE, à travers
le renvoi préjudiciel, conduit à aménager les principes d’articulation entre les normes issues de la
Constitution et du droit de l’Union.
Devant le juge administratif, lorsqu’est invoquée la méconnaissance, par un acte réglementaire
transposant des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive européenne, de prin‐
cipes constitutionnels, le contrôle s’effectue selon des modalités particulières précisées par une
décision de principe Arcelor du 8 février 200736. Il appartient d’abord au juge de rechercher si le
principe constitutionnel invoqué trouve, dans l’ordre juridique européen (et notamment dans les
traités), une règle équivalente, qui garantit suffisamment l’effectivité du respect du principe en
cause. Dans l’affirmative, c’est au regard de cette règle européenne que le juge contrôle la validité
de la directive, en renvoyant, en présence d’une difficulté sérieuse, une question préjudicielle à la
CJUE, seule compétente pour invalider un acte du droit de l’Union. C’est donc seulement s’il
n’existe pas de règle ou de principe général du droit de l’Union équivalent au principe constitu‐
tionnel invoqué qu’il revient au juge administratif d’examiner directement la constitutionnalité de
l’acte contesté.
Cette logique inspire également le contrôle qu’opère le Conseil constitutionnel des lois prises
pour la transposition de directives européennes. Il juge en effet qu’il n’appartient en principe qu’à
la CJUE, saisie le cas échéant à titre préjudiciel, de statuer sur la validité d’une directive37. Toute‐
fois, il juge que « la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un
principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France »38. Ainsi, c’est seulement lorsqu’est en
cause un principe spécifique à l’ordre constitutionnel français, qui n’a pas d’équivalent dans le
droit de l’Union, que le Conseil constitutionnel se prononce sur la directive que la loi qui lui est
soumise a pour objet de transposer. A ce jour, le Conseil constitutionnel n’a jamais fait
d’application positive de cette réserve, si bien qu’il est difficile de dessiner les contours de la no‐
tion de « principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ».
Lors de la création en 2010 de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil consti‐
tutionnel a transposé ces principes. Lorsqu’un justiciable conteste, à l’occasion d’un litige, la con‐
formité à la Constitution d’une loi qui se borne à tirer les conséquences nécessaires de disposi‐
tions inconditionnelles et précises d’une directive, il ne se reconnaît compétent pour statuer sur la
question que lorsqu’est en cause une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle
de la France39. Il en résulte que le Conseil d'Etat, à qui il appartient de ne renvoyer au Conseil
constitutionnel que les QPC qui présentent un caractère sérieux, refuse de lui renvoyer les ques‐
tions portant sur de telles dispositions législatives, sauf mise en cause de l’identité constitution‐
nelle de la France40.
Pour finir, il faut noter que, lors de la création de la QPC, s’est posée la question du respect du
principe d’effectivité du droit de l’Union par ce mécanisme, qui commande aux juridictions de se
prononcer de manière prioritaire sur la QPC invoquée, avant d’examiner les autres arguments
soulevés, notamment, le cas échéant, ceux qui se prévalent d’une méconnaissance du droit de
36
CE Ass. 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres.
37
CC 2004‐496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique.
38
CC 2006‐540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de
l'information.
39
CC 2010‐79 QPC du 17 décembre 2010, Kamel D.
40
CE 8 juillet 2015, n° 390154 ; CE 14 septembre 2015, Société NotreFamille.com
7
l’Union. La jurisprudence convergente du Conseil constitutionnel41 et du Conseil d'Etat42 a toute‐
fois estimé que le juge qui transmet une question prioritaire de constitutionnalité, qui peut pren‐
dre toutes les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires avant que le Conseil constitu‐
tionnel se prononce, peut suspendre immédiatement tout éventuel effet de la loi incompatible
avec le droit de l'Union et, si c’est nécessaire, saisir à tout instant la CJUE à titre préjudiciel. La
Cour de justice de l’UE, interrogée par la Cour de cassation sur ce point, a, par un arrêt de Grande
Chambre du 22 juin 201043, confirmé que l’article 267 du TFUE relatif au renvoi préjudiciel ne
s’opposait pas à l’instauration d’une procédure de contrôle de constitutionnalité qui n’empêche
pas aux juridictions nationales de saisir la Cour à titre préjudiciel à tout moment et d’adopter
toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection provisoire des dans conférés par le droit de
l’Union.
Dans la logique de ces principes, l’Assemblée du contentieux a jugé :
- par une décision du 13 mai 201144, que, lorsque seules certaines des dispositions législa‐
tives contestées par la voie de la QPC ont été déclarées contraires à la Constitution par le
Conseil constitutionnel, il appartient au juge du litige d’examiner, dans l’hypothèse où il
est saisi d’une argumentation en ce sens, s’il doit, pour statuer sur le surplus des conclu‐
sions du requérant, écarter les autres dispositions législatives en litige du fait de leur in‐
compatibilité avec une règle du droit de l’Union européenne ou les engagements interna‐
tionaux de la France ;
- et plus récemment, par une décision du 31 mai 201645, que lorsque l'interprétation d’une
directive soulève une difficulté sérieuse et conditionne l'interprétation d’une disposition
législative contestée par la voie de la QPC, il appartient au juge de saisir d’abord la Cour de
justice à titre préjudiciel et, selon la réponse qu’elle apporte, de réexaminer la question de
la conformité de la disposition législative à la Constitution.
On voit donc les possibilités de dialogue avec le juge constitutionnel et la Cour de justice permet‐
tent au triangle juridictionnel – juge ordinaire, Conseil constitutionnel et CJUE – d’apporter une
protection effective aux principes issus à la fois de la Constitution et de l’ordre juridique euro‐
péen.
III. L’exemple de l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le
droit d’asile et le droit des étrangers
Nous avons convenu d’illustrer ces questions par l’influence de la Convention EDH sur le droit
d’asile et le droit des étrangers. L’objet des développements qui suivent est donc de donner des
exemples, issus de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat, du contrôle opéré dans ces ma‐
tières au regard de la convention, sans prétendre à l’exhaustivité.
a) Naturellement, le juge administratif sanctionne les violations du droit au respect de la vie fami‐
liale, protégé par l’article 8 de la convention, qui peuvent résulter des arrêtés ordonnant la recon‐
duite à la frontière des demandeurs d’asile46. Par exemple, a été annulé par le Conseil d'Etat un
arrêté prescrivant, plus de 7 ans après le rejet de sa demande d’asile, la reconduite à la frontière
d’un réfugié marié à une ressortissante zaïroise en situation régulière en France et père de trois
41
CC 2010‐605 DC du 12 mai 2010, Loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des
jeux d'argent et de hasard en ligne
42
CE 14 mai 2010, Rujovic.
43
CJUE gde ch., 22 juin 2010, Melki et autres, aff. C‐188/10.
44
CE Ass. 13 mai 2011, Mme M’Rida.
45
CE Ass. 31 mai 2016, Jacob.
46
Cf. récemment CE 15 mars 2017, Préfet de la Loire‐Atlantique.
8
enfants à l'entretien et à l'éducation desquels il participe47. Récemment, dans le sillage d’un arrêt
de la Cour de Strasbourg du 18 mars 201448, il a jugé que l’article 3 de la convention prohibant les
traitements inhumains ou dégradants fait obstacle à l'extradition d'une personne exposée à une
peine incompressible de réclusion perpétuelle, sans possibilité de réexamen49. Sont aussi contrô‐
lés au regard des stipulations de la convention, et notamment de son article 8, les refus de renou‐
vellement d’un titre de séjour50.
b) En application de sa jurisprudence Nicolo, le juge administratif examine également la compatibi‐
lité avec la convention EDH des dispositions législatives régissant le droit d’asile. Ainsi, dans une
décision du 22 juillet 201551, le Conseil d'Etat s’est livré, dans l’objectif d’assurer leur conformité à
cette convention, à une interprétation constructive des dispositions de l’article L. 514‐1 du code de
l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Cet article prévoit qu’à Mayotte,
le recours dirigé contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) est dépourvu de
caractère suspensif. Or, par un arrêt de grande chambre De Souza Ribeiro c/France52, la Cour de
Strasbourg a précisément condamné la France pour violation des articles 13 et 8 de la convention,
dans le cas d’un étranger s’étant, en Guyane, vu reconduire à la frontière avant l’examen de son
recours contre la décision d’éloignement, en raison de l’absence d’effet suspensif du recours qu’il
avait déposé devant le tribunal administratif, et malgré le dépôt d’un recours d’urgence de référé‐
suspension qui, du fait de sa reconduite, s’était soldé par un non‐lieu. Le Conseil d'Etat en a déduit
que les dispositions législatives contestées devaient, conformément aux exigences découlant du
droit au recours effectif garanti par la Convention EDH, être interprétées comme impliquant que
la mise en œuvre des mesures d'éloignement forcé soit différée dans le cas où l'étranger qui en
fait l'objet a saisi le juge des référés du tribunal administratif.
c) Le droit de l’asile étant, pour une large part, régi par le droit de l’Union, il arrive que le juge ad‐
ministratif soit saisi d’une contestation portant sur le respect de la convention EDH par des dispo‐
sitions législatives prises pour la transposition d’une directive. Dans ce cas, en cas de doute sé‐
rieux sur la compatibilité de la directive avec ces stipulations, il lui appartient de saisir la Cour de
justice à titre préjudiciel ; en l’absence de question sérieuse, il écarte lui‐même la contestation53.
Ainsi, dans une décision du 20 juin 201654, le Conseil d'Etat a été amené à se prononcer sur la con‐
ventionnalité du statut de résident de longue durée mis en place par la directive 2003/109/CE du
25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée.
Dans cette décision, il a jugé que l’exigence fixée par l’article 5, paragraphe 1, de cette directive,
qui subordonne la reconnaissance du statut de résident de longue durée à l'existence, pour le
demandeur et les membres de sa famille, de ressources stables, régulières et suffisantes pour
subvenir à leurs besoins sans recourir au système d'aide sociale de l'Etat membre concerné, ne
méconnaissait pas les stipulations des article 8 et 14 de la convention EDH qui proscrit les discri‐
minations fondées sur le handicap, sans qu’il y ait lieu de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel,
dès lors que cette exigence est justifiée par l'objectif légitime de n'ouvrir le statut de résident de
longue durée qu'aux étrangers jouissant d'une autonomie financière et nécessaire et proportion‐
née au but en vue duquel elle a été prise.
47
CE 31 juillet 1992, Loko.
48
CEDH, 18 mars 2014, Ocalan c. Turquie, n°s 24069/03 197/04 6201/06 10464/07.
49
CE 9 novembre 2015, n° 387245, revenant sur une décision CE 6 novembre 2000, n° 214777.
50
Cf. CE 15 mai 2013, n° 344716.
51
CE 22 juillet 2015, GISTI et autres.
52
CEDH, 13 décembre 2012, n° 22689/07.
53
CE Sect. 10 avril 2008, Conseil national des barreaux et autres.
54
CE 20 juin 2016, n° 383333.
9
d) La situation des étrangers souffrant d’une maladie ou d’un handicap a été à l’origine de nom‐
breux contentieux au regard du principe d’interdiction des discriminations garanti par l’article 14
de la convention EDH.
A cet égard, si le Conseil d'Etat n’a pas eu de doutes s’agissant de la conformité à ce principe des
règles de résidence de longue durée posées par la directive 2003/109/CE, il a en revanche jugé
que, pour rejeter une demande de naturalisation ou de réintégration dans la nationalité française,
l'autorité administrative ne peut se fonder exclusivement ni sur l'existence d'une maladie ou d'un
handicap ni sur le fait que l'intéressé ne dispose pas d'autres ressources que celles provenant
d'allocations accordées en compensation d'un handicap, dès lors qu'un tel motif priverait de
toute possibilité d'accéder à la nationalité française les personnes dans cette situation55.
De même, il juge que l’administration ne saurait, pour rejeter une demande de regroupement
familial présentée par un ressortissant algérien qui, du fait de son handicap, est titulaire de l'allo‐
cation aux adultes handicapés, se fonder sur l'insuffisance de ses ressources, sans introduire, dans
l'appréciation de son droit à une vie privée et familiale normale, une discrimination à raison de son
handicap prohibée par les stipulations combinées des articles 8 et 14 de la convention56.
Ainsi, les principes posés par la convention européenne des droits de l’homme, tels qu’interprétés
par la Cour de Strasbourg, contribuent à construire l’équilibre résultant de la prise en compte,
dans le droit d’asile et le droit des étrangers, des exigences de respect de la vie familiale, de non‐
discrimination et du droit au recours effectif.
*
Au terme des riches évolutions qu’ont connues les dernières décennies, le droit international, et
en particulier le droit de l’Union européenne, a trouvé avec le droit interne une articulation qui lui
confère une portée effective. Le juge national garantit sa supériorité par rapport à la loi en écar‐
tant les dispositions législatives, mêmes postérieures, qui lui sont contraires. Si le droit internatio‐
nal et européen n’a pas, dans l’ordre interne, une place supérieure à celle de la Constitution, les
protections offertes par ces deux niveaux de normes semblent, grâce notamment aux possibilités
de renvoi préjudiciel à la Cour de Luxembourg prévues par le droit de l’Union, se compléter bien
davantage que de se contredire.
55
CE 11 mai 2016, n° 389399.
56
CE 15 février 2016, n° 387977.