Vous êtes sur la page 1sur 34

PRÉSENTATION

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 94 à 94


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072735837

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-94.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
« Présentation », Le Débat 2017/4 (n° 196), p. 94-94.
DOI 10.3917/deba.196.0094
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Un des événements majeurs de la

­campagne présidentielle a été ce qu’il est

convenu d’appeler «l’affaire Fillon»: la

Fillon: mise en examen du candidat désigné par

la primaire de la droite et du centre, à la


quand les juges suite des  révélations du Canard enchaîné

s’invitent sur l’emploi présumé fictif de son épouse

comme assistante parlementaire. L’inter-


en politique vention des juges a bouleversé le cours de

la compétition électorale et probablement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
changé son résultat. D’où, à la mesure de

cet enjeu décisif, les multiples et légitimes


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

interrogations soulevées par ce télescopage

entre la logique judiciaire et le processus

politique. Il mérite un examen approfondi,

indépendamment de toute préférence par-

tisane, comme le souligne Pierre Avril. Il

soulève un problème fondamental, fait-il

valoir, celui de l’articulation entre l’État de

droit et l’État républicain.

La portée de l’analyse et l’importance

du sujet nous ont paru mériter la discus-

sion. Nous remercions vivement Denys

de Béchillon, Francis Hamon et Olivier

Jouanjan d’avoir bien voulu nous apporter

leur point de vue et Pierre Avril de s’être

prêté à cet échange.

Chapeau2.indd 94 11/08/17 10:28


L’ÉTAT DE DROIT CONTRE L’ÉTAT RÉPUBLICAIN ?
Pierre Avril

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 95 à 102


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072735837

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-95.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pierre Avril, « L’État de droit contre l’État républicain ? », Le Débat 2017/4 (n°
196), p. 95-102.
DOI 10.3917/deba.196.0095
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Pierre Avril

L’État de droit
contre l’État républicain?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

C’est en 1977 que le terme est apparu manifesté dans la jurisprudence et la doctrine
dans le discours officiel, quand Valéry Giscard par la promotion des droits dits «fondamentaux»
­d’Estaing présenta comme «le maillon essentiel  – le qualificatif suggérant symboliquement leur
qui manquait à notre État de droit» la révision valeur constitutive d’un ordre juridique que légi-
permettant à soixante députés ou sénateurs de time moins la souveraineté du peuple que les
contester une loi devant le Conseil constitu- droits de l’homme (le citoyen n’y survivant guère
tionnel. Il était directement associé au contrôle qu’à l’état d’adjectif).
juridictionnel de la loi, mais on ne prendrait pas Cet idéal fut celui des Lumières, que pro-
l’exacte mesure de l’événement en réduisant à clama en 1780 la Constitution du Massachussets:
une simple étape dans le développement de établir «a Government of Laws, not of Men»,
notre système juridique le passage de l’État légal formule illustre dont Antonin Scalia devait
à l’État de droit  1: sa portée va bien au-delà du observer que c’était «a much more readily under­
contentieux des normes. stood goal for a theocracy than for a democratic repu­
L’introduction de la figure de l’État de droit blic». Le futur juge à la Cour suprême en concluait
dans l’espace public inaugure, en fait, une espèce qu’il appartenait aux hommes de concilier les
de révolution conceptuelle que Marcel Gauchet deux principes antinomiques: «Resolving the
a significativement désignée comme «l’abouche- tension between the rule of law and the will of the
ment du droit des juristes et du droit des philo-
sophes  2», l’abouchement, selon Littré, étant «la 1.  Jacques Chevallier, L’État de droit, Montchrestien,
mise face à face». Au devoir-être énoncé par le 2017; Marie-Joëlle Redor, De l’État légal à l’État de droit,
Economica, 1992.
droit positif se confronte désormais un devoir- 2.  Marcel Gauchet, Le Nouveau Monde, Gallimard,
être jusnaturaliste dont le dynamisme s’est tôt 2017, p. 499.

Pierre Avril est professeur émérite de droit public de


l’université Paris-2-Panthéon-Assas. Il est notamment l’auteur
de Essais sur les partis politiques (LGDG, 1986, rééd. Payot,
1990) et Les Conventions de la Constitution: normes non écrites
du droit politique (PUF, 1997).

RP-Avril-1.indd 95 25/08/17 07:32


96

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

people – between law and politics – is the supreme Vedel. Ce qui est en cause concerne bien davan-
task of our government system  3.» L’idéologie de tage l’influence qui s’exerce en amont sur les
l’État de droit ignore cette tension en affirmant décisions des pouvoirs publics (et les condi-
la primauté du «gouvernement du droit» sur le tionne) et qui, en aval, détermine leur réception
«gouvernement des hommes» en tant que prin- par l’opinion: le sentiment du juste et, plus fon-
cipe de légitimité. Car le «droit des juristes» damentalement, du légitime. Lorsqu’une telle
exprime la volonté politique du législateur, influence devient prépondérante, elle s’appa-
tandis que le «droit des philosophes» – jusque-là rente à ce que Gramsci a qualifié d’«hégémonie
considéré comme une source d’inspiration du culturelle», en désignant par là une domination
droit positif – se situe désormais face à lui et sur l’opinion fondée sur la diffusion de certaines
l’évalue, voire en conteste la validité, au regard valeurs dans la société et exercée au travers de
d’une éthique supérieure. représentations qui conquièrent peu à peu les

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Ce qui s’esquisse à l’occasion du contrôle de esprits au point d’obtenir l’adhésion générale.
constitutionnalité n’est donc pas seulement hié- C’est sous ce rapport que l’invocation du
rarchique (le passage des normes de référence du «pouvoir judiciaire» est significative: elle révèle
juge à un niveau supérieur), mais bien l’amorce le souhait de placer la magistrature judiciaire sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

d’un déplacement conceptuel équivoque que fait le même plan que les pouvoirs exécutif et légis-
pressentir le contraste entre l’abstrait (le droit) latif, c’est-à-dire les pouvoirs politiques, en lui
et le concret (les hommes). Le gouvernement conférant une légitimité analogue, fondée non
des hommes renvoie aux titulaires du pouvoir sur l’investiture du suffrage universel mais sur
législatif et du pouvoir exécutif investis de la celle du droit. Cette prétention va bien au-delà
capacité de vouloir et d’agir au nom de la collec- de la simple indépendance, car elle entend ériger
tivité, tandis que le gouvernement du droit la magistrature en oracle de l’État de droit, face
renvoie à une entité qui ne saurait vouloir et agir à l’État incarné par les autorités politiques et, en
par elle-même. En cela, ce déplacement est équi- dernière analyse, face au suffrage universel.
voque, puisque le droit, qui se borne à prescrire
ce qui doit être, ne s’applique que par l’intermé-
diaire des hommes qui disent ce qu’il prescrit hic Les protagonistes
et nunc: ce serait donc les juges qui seraient les de l’hégémonie culturelle
organes du gouvernement du droit? D’où les
phantasmes du «gouvernement des juges»,
conséquence logique et polémique de la théo- Pour passer de l’idéologie de l’État de droit
cratie évoquée par Scalia, mais aussi la révérence à sa domination sur l’opinion, il faut l’interven-
devant le «pouvoir judiciaire». tion de groupes spécifiques qui mobilisent en
En réalité, ce qui est en cause ne se situe pas leur faveur des valeurs et des représentations
sur le terrain du pouvoir, parce que la décision associées à la situation présente de l’esprit public.
ultime, le dernier mot dans l’édiction des normes Or, ce qui caractérise aujourd’hui l’esprit public,
suprêmes, appartient au constituant et s’impose
au juge en cas de conflit avec le législateur, à la 3.  Antonin Scalia, préface au premier numéro du Journal
manière du «lit de justice» évoqué par le doyen of Law & Politics, 1983.

RP-Avril-1.indd 96 25/08/17 07:32


97

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

c’est le «désenchantement démocratique»; ce situation misérable faite par la République à sa


scepticisme morose se retrouve dans les sociétés justice)  5.
occidentales contemporaines, mais il revêt en La volonté moralisatrice de ces magistrats
France des aspects singuliers, parce que le évoque, pour le professeur Denys de Béchillon,
triomphe du néolibéralisme, attesté par la recon- la figure du Grand Inquisiteur: «Il vaudrait
naissance du marché comme critère exclusif de mieux qu’il n’y ait pas de Grand Inquisiteur
régulation collective  4, s’y est conjugué avec des dans la magistrature, écrit-il. Mais le fait est qu’il
alternances répétées de la droite et de la gauche y en a sans doute ici et là. On en trouve encore
sans que rien ne change vraiment aux yeux des plus dans la presse  6», ajoute-t-il. De là une
citoyens. Une espèce de fatalité semblant s’im- ­rencontre avec les médias qui ont trouvé des
poser désormais à la volonté démocratique, les interlocuteurs privilégiés et de précieuses sources
impératifs de la mondialisation relayés par les d’information; les «affaires» qui défraient l’actua­­­

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
contraintes de l’Union européenne y sont perçus lité ont ainsi suscité une espèce de connivence
moins comme des problèmes à affronter que dont la manifestation la plus évidente est la
comme autant de servitudes à subir. Dès lors, banalisation des violations du secret de l’instruc-
l’opinion impute naturellement cette impuis- tion. La justification initiale en fut le souci de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

sance aux gouvernants, ce qui est légitime, mais prévenir l’enterrement des affaires embarras-
le scepticisme sur leur capacité – et sur les santes par le pouvoir politique, mais l’impunité
siennes propres – tend à la détourner vers ce qui de cette infraction (pourtant sanctionnée par les
lui reste de liberté, c’est-à-dire la surveillance articles  226-13 et 226-14 du code pénal) est
des élus et de leur moralité. À ce moment, l’idéo- désormais légitimée par le principe constitu-
logie de  l’État de droit désigne les figures tuté- tionnel de la liberté de l’information et assurée
laires du nouvel ordre néolibéral: le juge et les par la protection légale du secret des sources.
médias. Plus précisément, et plus polémique- Lecteurs et téléspectateurs peuvent ainsi suivre
ment, elle débouche sur ce que Jean-Pierre en temps réel les détails du déroulement des
­Chevènement a appelé «l’étroit concubinage de enquêtes; ces révélations, qui reflètent naturel-
la justice et des médias». lement les suspicions professionnelles des magis-
Par «la justice», on ne saurait évidemment trats et des policiers, sont présentées sans égard
entendre l’ensemble du corps judiciaire, mais pour la présomption d’innocence, comme les
plutôt l’activisme éthique de certains magistrats preuves d’une probable culpabilité (les soupçons
qui bénéficient d’une solidarité corporative d’au- complaisamment exposés à l’encontre de per-
tant plus sensible qu’ils se présentent comme les sonnalités politiques peuvent se révéler plus tard
hérauts de l’indépendance judiciaire, et cela sur imaginaires, au moment du procès, comme on
le fond d’un très ancien malaise issu des rela- l’a vu dans l’affaire Bettencourt et dans celle du
tions calamiteuses avec le pouvoir politique que
l’histoire a léguées et que l’actualité entretient: 4.  L’analyse en est magistralement développée dans
l’ouvrage cité de M. Gauchet, Le Nouveau Monde.
émoi naguère provoqué par les propos du pré- 5.  Jacques Krynen, L’Emprise contemporaine des juges,
sident de la République rapportés dans un livre Gallimard, 2012.
6.  Denys de Béchillon, «Les interrogations constitu-
d’entretiens, frustration née des dessaisissements tionnelles soulevées par François Fillon ne sont pas illégi-
opérés par l’état d’urgence... (sans négliger la times», Télérama.fr, 8 mars 2017.

RP-Avril-1.indd 97 25/08/17 07:32


98

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

Carlton de Lille). Les défaillances individuelles par le parlementaire avec ses collaborateurs  8.»
n’étant que trop réelles, l’adage «Ab uno disce La compétence judiciaire en matière de contrat
omnes» atteint l’ensemble des élus a priori sus- de travail sert ainsi de tremplin pour sauter
pects en raison de leur qualité, et les effets en ­par-dessus le droit constitutionnel et reconnaître
sont calamiteux sur le terrain même du droit. au parquet national financier le pouvoir de
contrôler l’application du règlement de l’Assem-
blée nationale.
La séparation des pouvoirs bousculée Or, le seul effet de la forme de contrat de
droit privé, qui vise à assurer la complète liberté
du député quant au choix, à la rémunération et
Le moindre des paradoxes de l’idéologie de aux fonctions de ses collaborateurs, est d’en ren-
l’État de droit n’est pas la complaisance dont voyer le contentieux au droit commun pour tous

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
bénéficient, au nom du «droit des philosophes», les litiges qui peuvent survenir entre les parties
les libertés prises par certains magistrats avec le dans l’exécution du contrat, c’est-à-dire aux
«droit des juristes». L’élection présidentielle du prud’hommes, en première instance. La compé-
printemps 2017 en a donné un exemple specta- tence judiciaire est circonscrite aux conflits qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

culaire avec l’intervention de l’autorité judiciaire s’élèvent entre les cocontractants au sujet de la
dans l’affaire des emplois présumés fictifs repro- rémunération ou à propos des conditions d’exé-
chés à l’embauche d’un collaborateur par le can- cution du contrat: la jurisprudence ne fait que
didat de la droite et du centre. confirmer cette limitation aux parties, à l’exclu-
L’enquête ouverte le 25 janvier 2017 par le sion de tout intervenant extérieur.
parquet national financier pouvait surprendre en L’intervention du parquet national financier,
raison de son objet, parce que les emplois en agissant de sa propre initiative, se heurte ici à un
question résultent de l’application d’une mesure double obstacle. En premier lieu, il s’immisce
d’ordre intérieur de l’Assemblée nationale dont dans le fonctionnement de l’Assemblée nationale,
le règlement prévoit en son article 18, alinéa 2: puisque, le contrat étant conclu en application
«Les députés peuvent employer sous contrat de droit de l’article 18 de son règlement, les problèmes
privé des collaborateurs parlementaires, qui les mettant en question à cet égard le comporte-
assistent dans l’exercice de leurs fonctions et dont ils ment d’un député ressortissent à la seule compé-
sont les seuls employeurs. Ils bénéficient à cet effet tence de l’Assemblée elle-même. Une procédure
d’un crédit affecté à la rémunération de leurs colla­ adaptée aux incidents de cette nature a précisé-
borateurs.» Il s’agit de dispositions relevant de ment été prévue par son règlement, un déonto-
l’autonomie administrative et financière des logue ayant été institué par décision du Bureau
assemblées et donc de leur compétence exclu- le 6 avril 2011 afin de l’assister dans le respect
sive en vertu de la séparation des pouvoirs  7.
La seule justification de cette immixtion judi-
7.  Sous réserve des exceptions limitativement énoncées
ciaire reposerait sur la nature du contrat prévu à par l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonction-
l’article 18 RAN: «La séparation des pouvoirs, nement des assemblées parlementaires: voir Pierre Avril et
Jean Gicquel, Droit parlementaire, LGDJ, 2014.
écrit le professeur Molfessis, ne saurait conférer 8.  Nicolas Molfessis, «L’argument de la “séparation des
un régime dérogatoire au contrat de travail conclu pouvoirs” ne peut sauver Fillon», Le Monde, 16 février 2017.

RP-Avril-1.indd 98 25/08/17 07:32


99

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

du code de déontologie établi en vertu de­ mandat – mandat que le député exerce en toute
­l’article  80-1. Lorsque le comportement d’un indépendance, selon un principe fondamental de
député soulève une difficulté qui vient à la notre droit constitutionnel. Le parquet national
connaissance du déontologue, ce dernier en financier n’a rien à y voir et il méconnaît donc la
saisit le président qui soumet la question au séparation des pouvoirs en s’y immisçant,
bureau, seul compétent pour décider des suites comme l’a montré Jean-Éric Schoettl, ancien
à lui donner, y compris pour prononcer des secrétaire général du Conseil constitutionnel  11.
sanctions disciplinaires (article 80-4). Or, l’ini- Mais ce ne fut pas l’opinion de membres
tiative du parquet national financier, agissant éminents de la doctrine qui ont évacué la
avec célérité, voire précipitation, le jour même difficulté en faisant directement appel à la Décla-
de la publication des révélations du Canard ration de 1789  12 pour en tirer, sans transition,
enchaîné, a placé l’Assemblée devant le fait la conséquence: «À partir du moment où il y a

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
accompli. (On peut d’ailleurs s’étonner que son un usage des fonds publics potentiellement
président et son bureau n’aient pas réagi à une contraire à la loi, écrit le professeur Olivier
intrusion qui viole l’autonomie du droit parle- Beaud, si les assemblées compétentes n’assu-
mentaire.) S’agissant des suites, le bureau de ment pas leur pouvoir de contrôle, il faut bien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

l’Assemblée seul aurait pu décider, le cas échéant, qu’une autorité publique s’en charge – et c’est la
de saisir le procureur de la République s’il esti- justice 13.» Il le regrette, mais admet que la justice
mait qu’un délit avait été commis. subvertisse les règles de compétence – fussent-
Mais l’incrimination d’emploi fictif présente elles constitutionnelles – lorsque le droit positif
un caractère problématique dès lors que le ne satisfait pas l’opinion. On se prend à imaginer
contenu de l’activité du collaborateur n’est pas la note d’un étudiant qui tiendrait ce beau rai-
défini par les textes  9: il est ce que le parlemen- sonnement, lequel fait écho à Louis-Napoléon
taire juge utile à l’exercice de son mandat et le qui était «sorti de la légalité» le 2 décembre pour
seul critère applicable au contrôle de l’effectivité «rentrer dans le droit».
d’un tel concours ne pourrait donc être que celui L’invocation des droits fondamentaux de la
de sa finalité, c’est-à-dire la valeur de la contri-
bution à l’exercice du mandat. Et la justice
9.  Pierre Avril et Jean Gicquel, «Collaborateurs parle-
devrait en apprécier la qualité? mentaires: respectons le droit», Le  Figaro, 9  février 2017.
Or il en va du crédit de l’article  18 RAN Sur l’incrimination: Jean Massot, «Détournement de biens
et élus. La notion de détournement de biens est-elle adaptée
comme de la pension des anciens députés dont aux relations salariales entre un parlementaire et ses collabo-
le Conseil d’État a jugé qu’elle «fait partie du rateurs?», LPA, 16 mars 2017.
10.  Arrêt Papon du 4 juillet 2003. 
statut du parlementaire […]. Ce statut se rattache à 11.  Jean-Éric Schoettl, «De la compétence contestable
l’exercice de la souveraineté nationale par les du parquet national financier (en particulier) et de l’autorité
judiciaire (en général) pour connaître de l’affaire dite des col­
membres du Parlement  10» et le juge ne peut en laborateurs parlementaires de François Fillon», LPA, 14 février
connaître. Le crédit prévu à l’article  18 pour 2017.
12.  Article 14: «Tous les Citoyens ont le droit de
assister les députés «dans l’exercice de leurs constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la
fonctions» et l’usage qui en est fait sont d’autant nécessité de la contribution publique, de la décider libre-
ment, d’en suivre l’emploi…» 
moins détachables du statut du parlementaire 13.  Olivier Beaud, «Pas de trêve pour la justice»,
que leur objet est intimement lié à l’exercice du Le Monde, 11 mars 2017.

RP-Avril-1.indd 99 25/08/17 07:32


100

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

Déclaration permet d’en assigner l’application aux révélations du journal satirique, il leur a
immédiate à l’autorité judiciaire, ainsi investie surtout attribué une signification nouvelle. En
d’une mission générale de surveillance et de qualifiant pénalement de détournement de fonds
contrôle en dehors de toute habilitation consti- publics les faits allégués, il transformait en agis-
tutionnelle. Nous y voilà: «En définitive, écrit le sement présumé délictueux une pratique cou-
professeur Serge Sur, cette inutile polémique rante et légale qui témoignait seulement d’un
souligne le besoin en France d’un véritable imprudent laxisme. Et il ne s’en tint pas là, car il
pouvoir judiciaire qui puisse remplir une fonc- s’est livré ensuite à un véritable teasing: trois
tion arbitrale incontestée  14.» semaines plus tard, le 16  février, un nouveau
communiqué annonçait que les éléments recueillis
par l’enquête «ne permettent pas d’envisager, en
«L’espoir changea de camp…» l’état actuel, un classement sans suite de la pro-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
cédure»; puis il ouvrait, le 24, une information
judiciaire, en y ajoutant des incriminations sup-
L’autorité judiciaire ne s’est pas bornée à plémentaires, et désignait trois juges d’instruc-
maltraiter la séparation des pouvoirs, elle a aussi tion, lesquels, le 1er mars, convoquèrent François
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

rompu avec la réserve qu’elle observe d’ordinaire Fillon et le mirent en examen le 14.
en période électorale afin de ne pas influencer les «L’étroit concubinage de la justice et des
électeurs, et son intervention a profondément médias» a trouvé dans cette séquence sa parfaite
infléchi le cours de la campagne. illustration. Les médias avaient répondu à «la
La simple chronologie atteste une corrélation volonté de savoir (y compris par l’intermédiaire
directe: le 25 janvier 2017, le parquet national de la presse)» exprimée par la chef du parquet
financier (PNF) publiait un communiqué se réfé- national financier, qui précisait dans cette inter-
rant aux informations parues le jour même dans view: «Nous n’avons pas pratiqué différemment
Le Canard enchaîné concernant l’emploi par dans cette affaire qu’à l’habitude. Nous nous
François Fillon de son épouse comme collabo- sommes saisis de ce dossier après les révélations
rateur parlementaire et annonçait l’ouverture du Canard enchaîné et nous l’avons fait bien
d’une enquête préliminaire. Les sondages parus d’autres fois  15.» En retour, les enquêteurs four-
le 4 février indiquaient une chute de 4 à 6 points nirent de quoi alimenter un feuilleton quotidien
des intentions de vote en faveur du candidat qui, en procédant quasiment à ciel ouvert: les per-
en tête avec 24 % début janvier, n’en recueillait quisitions, les interrogatoires jusque dans leur
plus que 18 % à 20 %; ce pourcentage se main- verbatim, les soupçons avancés furent largement
tînt, avec de légères variations, jusqu’au scrutin exposés par les médias… et on n’enregistra pas
du 23 avril. En revanche, son principal concur- la moindre réaction de l’autorité judiciaire devant
rent progressait et passait immédiatement en ces violations flagrantes du secret de l’enquête.
tête. Comme à Waterloo, on peut dire avec Hugo
qu’à cet instant «l’espoir changea de camp, le
combat changea d’âme…». 14.  Serge Sur, «Non, l’affaire Fillon n’est pas un
“procès stalinien’’», Le Monde, 10 mars 2017.
Plus précisément, le communiqué du PNF n’a 15.  Éliane Houlette, interview à La Voix du Nord,
pas seulement conféré une crédibilité officielle 28 avril 2017.

RP-Avril-1.indd 100 25/08/17 07:32


101

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

c­ ampagne électorale, dans les derniers jours de celle-


Et l’égalité devant le suffrage? ci et dans des conditions qui pourraient porter atteinte
à l’égalité devant le suffrage.»
Le caractère tardif de l’intervention ici visé,
Les doutes sur la régularité de la compétence qui ne permet pas la contradiction et altère la
judiciaire promptement évacués, le débat se sincérité du scrutin, est un grief classique du
focalisa sur l’existence d’une «trêve» judiciaire contentieux électoral, et l’on pourrait en conclure
en période électorale, question incertaine qui ne a  contrario qu’une intervention précédant l’ou-
pouvait recevoir de réponse claire parce qu’elle verture de la campagne officielle ne s’exposerait
visait des pratiques là où il s’agissait d’un conflit pas à ce grief. Mais ce serait méconnaître la
de principes. spécificité de l’élection présidentielle: si la cam-
Dans l’interview précitée, Mme Éliane Hou- pagne officielle ne s’est ouverte qu’après la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
lette, chef du PNF, a résumé l’opinion dominante publication de la liste de tous les candidats par
par une boutade: «Une trêve? Mais c’est quoi le Conseil constitutionnel le 18  mars, la cam-
une trêve judiciaire? Pour les délits routiers, il y pagne réelle a commencé lorsque les principaux
a des trêves? Croyez-vous que la justice doit candidats ont été désignés – à savoir après les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

fermer les yeux dans ces domaines parce qu’on primaires des deux partis de gouvernement, fin
est en campagne électorale?» La réponse parais- janvier 2017. Il y a là une évidence politique:
sait aller de soi, c’est «l’idée que la justice doit l’intervention du PNF a effectivement et durable-
être la même pour tous. Qu’elle doit s’appliquer ment affecté l’égalité devant le suffrage. Elle a
de la même façon dans tous les cas». changé le statut d’une simple information de
Mais l’égalité des citoyens devant la justice presse en plaçant le candidat visé dans une situa-
était-il le seul principe en cause? Un autre prin- tion qui méconnaissait les principes du contra-
cipe ne venait-il pas entrer en conflit avec lui: dictoire et de l’égalité des armes, puisque, au lieu
l’égalité devant le suffrage? Habituellement d’avoir à se défendre des accusations de ses
considérée dans la jurisprudence comme l’éga- adversaires, il devait subir une procédure théori-
lité des électeurs dans le découpage des circons- quement secrète mais en fait unilatéralement
criptions, cette égalité s’applique aussi aux divulguée. On peut alors estimer que la sincérité
candidats. Par sa décision 675 DC du 9 octobre du scrutin s’est trouvée altérée parce qu’il ne
2013, le Conseil constitutionnel a censuré une satisfaisait pas à «la double exigence de loyauté
disposition de la loi organique relative à la trans- et de clarté dans la consultation».
parence de la vie publique qui prévoyait la pos- Loin d’avoir à appliquer le seul principe
sibilité offerte à la Haute Autorité pour la d’égalité devant la justice, les magistrats se trou-
transparence de la vie publique d’assortir la vaient donc devant un conflit entre ce principe et
publication de la situation patrimoniale des can- celui d’égalité devant le suffrage, situation qui
didats à l’élection présidentielle «de toute appré- soulève la question de leur responsabilité. Comme
ciation qu’elle estime utile quant à l’exhaustivité, l’écrit excellemment Daniel Soulez Larivière  16,
à l’exactitude et à la sincérité de la déclaration».
Motif de la censure: «Le législateur a conféré 16.  «Ce que l’affaire Fillon nous dit de la responsabilité
à  cette autorité le pouvoir d’intervenir dans la politique des juges», Huffington Post, 27 mars 2017.

RP-Avril-1.indd 101 25/08/17 07:32


102

Pierre Avril
L’État de droit
contre l’État républicain?

«il n’existe pas de “gouvernement des juges” une atteinte manifeste à l’égalité devant le
mais il existe une responsabilité politique des suffrage.
juges, toujours récusée par eux […] Refuser de Pour conclure, il faut surtout retenir de cet
donner aux citoyens le sentiment qu’il existe épisode, par-delà les acteurs, que les citoyens, y
deux poids, deux mesures, selon que l’on est compris les plus avertis, ont été comme indiffé-
puissant ou misérable, pour ne pas menacer la rents à la portée de l’intervention de la justice
paix civile, est un choix qui part d’un bon senti- dans le processus électoral – la justice, pourtant
ment. Ravager une élection présidentielle en se service public de l’État et qui devrait à ce titre
précipitant pour ouvrir une enquête préliminaire être respectueuse du débat démocratique, mais
et une information judiciaire est une autre qui se voit investie d’une légitimité transcendant
responsabilité».  cette exigence afin de faire prévaloir les valeurs
À cet égard, l’interview de Mme  Éliane supérieures de l’État de droit. Dans ces condi-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Houlette est révélatrice des convictions et des tions, c’est à peine si l’on ose murmurer que le
représentations d’un magistrat investi de telles suffrage est au fondement de la République et
responsabilités: «Je n’ai même pas imaginé jouer que c’est par lui que se manifeste la souveraineté
un rôle dans la campagne… Je n’ai pas de qui appartient au peuple, tant ces principes font
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

sens politique  17.» Ces propos étonnants affichent désormais pâle figure au regard des prestiges de
un aveuglement volontaire à l’environnement l’État de droit…
(sauf celui des médias…) et ils révèlent la convic-
tion que l’exercice de la justice exclut toute Pierre Avril.
autre  valeur qu’elle-même. Son «rôle dans la
campagne» était cependant évident, et il portait 17.  Interview précitée.

RP-Avril-1.indd 102 25/08/17 07:32


TORQUEMADA AUX MANETTES
Denys de Béchillon

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 103 à 106


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072735837

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-103.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Denys de Béchillon, « Torquemada aux manettes », Le Débat 2017/4 (n° 196),
p. 103-106.
DOI 10.3917/deba.196.0103
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Denys de Béchillon

Torquemada aux manettes

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Me sentant substantiellement en accord avec etc.) – a constitué un progrès colossal dans notre
l’inspirateur de notre débat, je souhaiterais pour­ histoire: elle a donné à l’État son principe; elle
suivre sur un chemin adjacent bien qu’orienté, en a permis que d’immenses garanties nous soient
gros, dans la même direction. Pour le dire sans accordées pour l’exercice d’un paquet de libertés
ambages, je nous vois très mal barrés. Le dépla­ qui n’eussent jamais existé sans elle; elle nous a
cement des pôles que Pierre Avril met en lumière délivrés du plus gros de l’arbitraire inhérent à
m’apparaît indéniable. Mais je porte sur lui un l’invocation des prétendues lois de la nature...
regard tout à la fois plus sévère et plus terrifié. On a déjà vu pire et moins estimable. Mais, jus­
Et déjà parce que la translation dont il s’agit tement, ce n’est pas cela que nos contemporains
n’est pas, à mes yeux, celle qui nous fait passer adorent. Ce qui les transporte est bien moins
de la politique au droit, mais de la politique à construit et bien moins respectable: un je-ne-
une espèce de moraline assez minable, dont la sais-quoi, fait de représentations profanes,
composition frelatée va finir par nous rendre ­d’approximations intellectuelles et d’une  –
vraiment malades, si ce n’est déjà fait. énorme – dose de mauvaises pensées (ressenti­
Je crains en effet que les passions mornes ment, jalousie, haine des élites, jouissance
dans lesquelles nos sociétés sont prises depuis perverse au spectacle de la mise à mort, etc.). À
qu’elles se vouent à la chronique quotidienne quoi s’ajoute la perdition de tout ce qui distingue
des «affaires» n’aient qu’un rapport lointain avec le grave du bénin et devrait justifier qu’on les
la «vraie» chose juridique et la considération traite différemment.
qu’elle appelle. L’autonomisation du droit –
c’est-à-dire sa distinction d’avec les autres ordres Bref, nous ne sommes pas tant passés de la
de normativité (les mœurs, la morale, la religion, République à l’État de droit qu’à l’une de ses

Denys de Béchillon est professeur de droit public à l’uni­


versité de Pau. Il est notamment l’auteur de Qu’est-ce qu’une
règle de droit? (Odile Jacob, 1997).

RP-Bechillon.indd 103 25/08/17 07:34


104

Denys de Béchillon
Torquemada aux manettes

représentations les plus pauvres, les plus pol­ demander avec un peu plus d’insistance comment
luées et, paradoxalement, les moins juridiques. on a pu en arriver à ce résultat. Avec un peu plus
Le triomphe du droit supposerait une discussion d’insistance, c’est-à-dire en ne se satisfaisant pas
à armes égales, menée de manière civilisée en de tout mettre sur le dos de la mondialisation et
contexte impartial, dans l’entrechoc d’argu­ de s’arrêter là.
ments fondés en raison, réduits à la plus grande Je crains en effet qu’il n’y ait pas que de
pureté juridique possible et sans que la solution bonnes raisons audibles à cette déliquescence de
soit absolument préjugée. Or, c’est ce dont per­ nos mœurs. Que les difficultés sociales et le taux
sonne n’a cure ou presque, si l’on en juge au de chômage ne suffisent pas à tout expliquer, en
fonctionnement de la médiasphère et à ce qui tout cas directement. Soit dit presque par paren­
fait désormais l’émotion de nos contemporains. thèse, je trouve de plus en plus que l’idée d’une
J’ai eu déjà l’occasion de dire ma convic­ détermination essentiellement rationnelle des

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
tion à ce propos  1: tout cela va s’aggraver. Il est affects politiques ne vaut pas cher. L’Amérique
illusoire de penser que l’on va calmer la bête. Il se portait beaucoup mieux après Obama qu’avant,
y a vingt ans que l’on fait à peu près une loi de au moins en termes d’économie et d’emploi, et
moralisation par semaine et que l’on élève sans cela n’a pas empêché l’élection de Trump avec
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

fin le curseur des exigences à l’endroit du per­ ce qu’elle a supposé de désir de rupture, indé­
sonnel politique et administratif ― lequel, il est pendamment des faiblesses de Hillary Clinton.
vrai, a efficacement contribué à son propre Quoi qu’il en soit, on gagnerait, me semble-
malheur  2. Tout cela est réputé tranquilliser les t-il, à aller voir aussi du côté des causes – moins
foules et restituer leur foi en l’action publique.
Mais ça ne marche pas. La défiance s’accroît 1.  «L’extase des bûchers», Le Figaro, 19 janvier 2012.
2.  Les excès de comportement et / ou d’arrogance de
bien plus qu’elle ne régresse. Et l’on voit nombre d’acteurs politiques ont certainement contribué à
Mme  Le  Pen et M.  Mélenchon atteindre des justifier, dans tous les sens du terme, que la marmite se mette
à déborder. A fortiori en période de crise économique grave.
scores électoraux effarants. Je n’en disconviens pas.
Soyons plus précis, il est plausible que l’on 3.  Il y a beaucoup à dire, au plan sociopsychologique,
sur le type de classe politique que promeut une société
contraigne le personnel politique à se conduire obsédée de vertu, qui plus est lorsqu’elle paye mal ses servi­
«mieux» ― non sans effets pervers au demeu­ teurs. Mais c’est une autre histoire, sur laquelle il faudra
revenir.
rant  3. Mais il est déraisonnable de croire que 4.  Tous ceux qui ont bu un verre au café ou fait la queue
l’on arrêtera la vague d’écœurement qui sub­ au supermarché savent d’expérience – au moins entendue –
que ce sentiment a probablement coûté la présidence de la
merge nos sociétés avec des barrières de papier République à François Fillon, devenu en quelques semaines
législatif  4 et, plus encore, de penser qu’elles cou­ celui pour lequel beaucoup de gens ont dit ne pas / plus
pouvoir voter.
peront l’appétit de ceux qui se délectent de sang 5.  Je ne jette pas la pierre, au demeurant, à ceux qui
frais  5. nous gouvernent. En l’état où est l’opinion, il est à peu près
inenvisageable de donner l’impression de ne rien faire – et
donc de ne pas produire de nouveaux textes. Mutatis
Que faire? Jusqu’ici personne n’a trouvé la mutandis, la situation n’est pas très différente de celle qui
complique la sortie de l’état d’urgence. On ne peut pas le
martingale (que je ne détiens pas non plus). faire sans s’exposer à des risques politiques démesurés
Mais partant du principe que l’on ne dégottera puisque la probabilité d’un très gros attentat reste éminente.
On ne le fait donc pas vraiment, et cela se comprend très
jamais de remède contre un mal auquel on ne bien. Nous sommes coincés pour de bon en plein(s) cercle(s)
comprend rien, il me semble que l’on devrait se vicieux.

RP-Bechillon.indd 104 25/08/17 07:34


105

Denys de Béchillon
Torquemada aux manettes

sympathiquement explicables – de ce qui nous elle ne leur vient pas à l’idée. Elle devrait, pour­
abaisse autant. Et à se donner le goût de creuser tant. Peu importe que le locataire de l’Élysée se
un peu plus. soit nui à lui-même. C’est – de fond en comble –
À commencer par le caractère personnel de son affaire et tant pis pour lui. Mais on ne peut
nos grands accusateurs publics, qu’ils soient pas en dire autant de la présidence de la Répu­
journalistes ou juges. Au tréfonds de plusieurs blique. Elle gagnait, elle, dans l’intérêt général,
d’entre eux, Torquemada est aux manettes, à se voir très fermement et très légitimement
dans l’une et  /  ou l’autre dimension possible de protégée, y compris contre son détenteur. Il est
la psychologie des grands inquisiteurs: celle du hallucinant que François Hollande ait pu à ce
héros de vertu, aveuglé jusqu’à la folie par sa point ne pas s’élever au-dessus de lui-même.
certitude de vérité transcendante, ou celle du Qu’il n’ait pas exclu d’emblée que l’institution
sadique malin, jouissant de pouvoir (impuné­ présidentielle puisse se voir menacée par son

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
ment) faire mal au nom de Dieu – voire, ici, de renoncement au droit de réfléchir à ce qu’il allait
détruire un ennemi politique sous couvert laisser publier, et qu’il n’ait donc pas protégé
d’éthique professionnelle. sa  latitude de supprimer, le cas échéant, une
Rien de tout cela ne va sans irresponsabilité. formule dangereuse ou une révélation probléma­
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Je veux dire: sans une indifférence revendiquée tique pour la bonne marche de l’État  7. Mais il
à l’égard des conséquences sociétales et poli­ n’est pas moins délirant que Davet et Lhomme
tiques de l’adoption d’un parti absolutiste pour n’aient pas une seule seconde jugé bon de laisser
le compte de la sainte vérité. Cette indifférence ouverte cette porte de l’intérêt ou de la respon­
touche, bien sûr, les tenants du genre – Media­ sabilité publics – et se soient aussi ingénument
part ou Le Canard enchaîné – puisque c’est leur félicités d’avoir par principe maintenu fermées
raison sociale. Mais on la retrouve en atmos­ toutes les écoutilles. Il y a une folie là-dedans,
phère réputée plus regardante. comme dans tous les absolutismes.
Prenons un exemple un peu éloigné de notre C’est le cœur du problème: la croyance célé­
sujet et relisons le passage de l’introduction de brée et auto-entretenue en l’absolue prééminence
«Un Président ne devrait pas dire ça…»  6, dans d’un credo; la certitude acquise de connaître la
lequel Gérard Davet et Fabrice Lhomme s’enor­ vérité et de savoir ce qui est bon. D’autant qu’il
gueillissent, déontologie journalistique en ne s’agit pas d’une affaire individuelle. Ce mal
sautoir, d’avoir refusé à François Hollande le menace collectivement les tenants de toutes
droit de relire le verbatim (retranscrit par eux et les  professions constituées autour d’un axiome
non par lui) de cinq ans de conversations ­d’indépendance – juges, journalistes, profes­
confiantes à l’Élysée. On n’y trouve pas l’ombre seurs des universités... Le principe est pré­
d’un scrupule. Ni à l’égard du fait que le commun cieux, certes – et je ne souhaite pas en rabattre
des mortels – l’intéressé compris – dit forcément
des bêtises (qu’il ne devrait effectivement pas 6.  Stock, 2016.
7.  Je pense par exemple aux opérations homicides. Fon­
dire) lorsqu’il parle à bâtons rompus, une fois damentalement, la présidence de la République ne lui appar-
par semaine, pendant des années, avec des inter­ tenait pas. Elle dépasse par construction l’idée qu’il se faisait
de son droit de dire sa vérité, devant l’histoire, comme bon
locuteurs qu’il aime bien. Ni – surtout – à l’égard lui semble, dès lors que cela pouvait exposer l’État – et non
de la fonction présidentielle. De toute évidence, sa personne – à subir un dommage.

RP-Bechillon.indd 105 25/08/17 07:34


106

Denys de Béchillon
Torquemada aux manettes

là‑dessus –, mais il n’en reste pas moins que sa spectacles obscènes (dont, au premier chef, celui
chimie est mauvaise parce qu’elle mélange deux des piloris), incapables d’indulgence là où il en
facteurs détonants: l’empire narcissique de celui faudrait un peu (et parfois de sévérité là où il en
à qui il est seriné qu’il n’a de comptes à rendre à faudrait bien plus), follement désireux de ne pas
personne si ce n’est à sa conscience, et l’appau­ réfléchir aux vrais problèmes lorsqu’ils se pré­
vrissement de ladite conscience sous l’effet des sentent  11, victimisés à outrance, revendicatifs,
solidarités corporatistes. A  fortiori lorsqu’elles tirant moult bénéfices secondaires de la mise en
sont elles-mêmes forgées par le culte partagé scène de nos malheurs supposés, souvent aveugles
d’un aveuglement béat devant la grandeur de aux – plus tangibles – souffrances des autres (dans
l’indépendance en question. les cités, dans les prisons, dans les zones de
transit, dans le quotidien des vrais pauvres), tra­
À opposer? Rien de bien confortable: le goût vaillés par la mauvaise conscience et libérés à bon

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
de l’ascèse intellectuelle, la culture du doute, la compte par les plus médiocres rachats  12…
méfiance entretenue à l’égard de soi-même, l’in­ Nos démocraties vont très mal. Il nous fau­
tention de ne se laisser conduire par rien qui ne drait un grand ressaisissement, sans quoi il est
soit entièrement maîtrisé et rendu par là même probable que cette immense orgie collective
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

objectivement acceptable (dans l’ordre poli­ finisse – disons le mot – en drame.


tique, moral ou religieux), le culte de la pru­
dence antique… Toutes choses peu disponibles Denys de Béchillon.
sur le marché – et totalement absentes chez les
sujets submergés par le sentiment de leur toute-
puissance vertueuse, inconsciemment ou non  8. 8.  L’expérience quotidienne tendrait à faire penser que
les plus idéologisés sont les moins curables, mais on manque
Quant aux acteurs politiques, mieux vaudrait d’études empiriques pour s’en convaincre tout à fait…
pour tout le monde qu’ils se comportent conve­ 9.  Redisons (pour que tout soit bien clair) que les
Cahuzac de tout poil font évidemment un mal de chien à la
nablement, bien sûr  9, mais aussi qu’ils arrêtent démocratie et que François Fillon aurait été mieux inspiré de
d’instrumentaliser du soir au matin les turpitudes ne pas se faire offrir d’aussi beaux costumes par un homme
d’influence.
de leurs congénères, même si le bénéfice de court 10.  Je ne peux, ici, faire autrement que de laisser béante
terme en est considérable. L’expérience montre la question de savoir ce qui nous a fait devenir ce que nous
sommes et, notamment, celle de déterminer si et jusqu’où la
que le chevalier blanc pourfendant les mises en noble quête de l’égalité muée en passion inconditionnelle de
examen des autres se dessine à tous les coups une l’égalitarisme n’a pas apporté une part de ces fruits
vénéneux.
immanquable cible dans le dos. Quant au prix 11.  Le traitement médiatique de la campagne pour
collectif à payer pour la curée générale, il n’est l’élection présidentielle a atteint un sommet dans ce registre.
Nous y avons mille fois plus parlé de la famille Fillon que du
autre que gigantesque: on ne lutte pas contre la Brexit, de Trump, de Daesh, de la compétitivité française ou
défiance en jetant de l’huile sur le feu. Mieux du drame des banlieues. Sur ce sujet, cf. Denys de Béchillon,
«Hallucinations françaises», Les Échos, 20  février 2017,
vaudrait se dire que, érigé en système obligatoire reproduit sur le site internet du Club des juristes.
de combat, la démarche est mortifère, de manière 12.  Je pense beaucoup moins, ce disant, aux gestes de
charité collective qu’à l’adoption hystérique des poses hyper­
durable autant que générale. revendicatives les plus intransigeantes, dans le genre zadiste,
Et puis, tout en bas, nous autres – sur l’évolu­ indigné ou, désormais, insoumis. Sur ces postures, de
manière plus générale, cf. le remarquable article d’Éric
tion de qui il y a matière à écrire des biblio­ Thiers, «La désobéissance civile: entre Antigone et Narcisse,
thèques  10. Bouffés de frustration, délectés de l’égodémocratie», Pouvoirs, n° 55, novembre 2015, p. 55.

RP-Bechillon.indd 106 25/08/17 07:34


L’ÉTAT DE DROIT ET LE PRINCIPE DE L’OPPORTUNITÉ DES
POURSUITES
Francis Hamon

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 107 à 113


ISSN 0246-2346

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
ISBN 9782072735837
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-107.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Francis Hamon, « L’État de droit et le principe de l’opportunité des poursuites », Le
Débat 2017/4 (n° 196), p. 107-113.
DOI 10.3917/deba.196.0107
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Francis Hamon

L’État de droit et le principe


de l’opportunité des poursuites

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Selon une définition classique, le concept que les circonstances s’y prêtent, ils peuvent
d’État de droit implique «que les gouvernants fermer les yeux sur une violation grave et évi-
ne  soient pas placés au-dessus des lois, mais dente d’une règle de droit ou monter en épingle
exercent une fonction encadrée et régie par le une atteinte légère à cette règle, même si elle est
droit  1». En fait, cette formule ne définit qu’une douteuse d’un point de vue factuel.
situation idéale dont on peut plus ou moins se Mais que signifie, au juste, le principe de
rapprocher mais que l’on n’atteint jamais. l’opportunité des poursuites?
En France, où la plupart des réformes entre- Pour que l’auteur d’un crime ou d’un délit
prises par les gouvernants sont justifiées par la soit puni, il faut évidemment que l’on parvienne
volonté de se rapprocher du modèle de l’État de à déterminer son identité. Mais si cette condi-
droit, on constate que, paradoxalement, les tion est nécessaire, elle n’est pas toujours suffi­
agents que l’on peut considérer comme presque sante. Il faut encore que, compte tenu des
«au-dessus des lois» sont les magistrats du circonstances particulières de l’affaire, le procu-
parquet, c’est-à-dire les procureurs et les substi- reur de la République, c’est-à-dire le magistrat
tuts du procureur qui sont en principe chargés compétent pour engager des poursuites, juge
de faire respecter le droit par tous les acteurs de opportun de le faire. Cette condition, dite de
la vie politique, économique et sociale. À ce l’opportunité des poursuites, est l’une des prin-
titre, ils peuvent déclencher des poursuites cipales caractéristiques du système pénal fran-
contre quiconque ne respecte pas la loi. Mais ils çais. Elle s’oppose à la légalité des poursuites, en
le font seulement dans la mesure où cela leur
paraît opportun et c’est en ce sens que l’on peut 1.  Jacques Chevallier, in Dictionnaire des droits de
considérer qu’ils sont au-dessus des lois. Selon l’Homme, PUF, «Quadrige», 2012, p. 388.

Francis Hamon est professeur honoraire de droit public


de l’université de Paris-Sud. Il est notamment l’auteur de La
Loi sous surveillance, avec Céline Wiener (Odile Jacob, 1999)
et Le Référendum: étude comparative (LGDJ, 1995, rééd.
2012). Dans Le Débat: «Le référendum n’est-il qu’une
caricature de la démocratie?» (n° 193, janvier-février 2017).

RP-Hamon.indd 107 25/08/17 07:35


108

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

vigueur dans certains pays étrangers comme poser qu’il l’obtienne, les réactions provoquées
l’Allemagne ou l’Italie, qui signifie que, au moins par celle-ci ne risquent-elles pas de susciter
en principe, toute infraction dont l’auteur est des troubles encore plus graves que l’infraction
connu doit donner lieu à des poursuites. elle-même  2?
Pourtant, dans un pays comme la France, L’opportunité des poursuites présente néan-
qui est le premier à avoir énoncé le principe de moins des dangers.
l’égalité de tous devant la loi, l’opportunité des En premier lieu, elle risque d’inciter au
poursuites a quelque chose de paradoxal. Elle laxisme si les procureurs s’abstiennent systéma-
signifie que deux personnes qui ont commis le tiquement de poursuivre certaines infractions,
même acte qualifié par la loi de crime ou de délit comme le vol à l’étalage, ou s’ils prennent l’habi-
peuvent être traitées différemment en fonction tude d’en minimiser la gravité, comme lorsque
des circonstances particulières de l’affaire et de le viol est déqualifié en agression sexuelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
la personnalité du magistrat compétent pour En second lieu, l’opportunité des poursuites
décider des suites qu’il convient de lui donner. entretient le soupçon que certains magistrats uti-
Cela paraît difficilement compatible avec la lisent leur pouvoir d’appréciation pour tenter de
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen discréditer en les mettant en examen des hommes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

du 26 août 1789, dont l’article 6 proclame que ou des femmes politiques. Avec l’affaire Fillon,
la loi «doit être la même pour tous, soit qu’elle dont les péripéties sont supposées connues, ce
protège, soit qu’elle punisse». Et cela paraît soupçon a pris une intensité particulière car
contraire au principe même de l’État de droit, l’enjeu allait bien au-delà de la réputation d’un
puisque la conduite du procureur est déterminée acteur politique.
par son sens de l’opportunité, qui est manifeste-
ment quelque chose de subjectif. Une instrumentalisation
En pratique, cependant, l’opportunité des politique?
poursuites se justifie par deux sortes de considé-
rations, les unes quantitatives, les autres quali­ Ce qui est propre à l’affaire Fillon, c’est
tatives. Sur le plan quantitatif, les infractions qu’elle est intervenue dans le cadre de l’élection
commises sont tellement nombreuses que les politiquement la plus importante en France,
services de justice et de police seraient complè- l’élection présidentielle, et qu’elle en a affecté le
tement débordés s’ils devaient toutes les traiter. déroulement.
Par la force des choses, le procureur de la Répu- Pierre Avril a montré que cette affaire sortait
blique est donc d’abord un gestionnaire: il doit de l’ordinaire au moins à trois points de vue:
classer sans suite certains dossiers d’infraction –  l’application du délit de détournement
pour pouvoir se concentrer sur ceux qui lui de  fonds publics dans un domaine qui semble
paraissent les plus importants. Sur le plan quali- relever du règlement de l’Assemblée nationale,
tatif, avant de prendre la décision d’engager des
poursuites, le procureur est obligé de se poser 2.  On constate d’ailleurs que, même dans des pays
certaines questions: a-t-il des chances sérieuses comme l’Italie ou l’Allemagne, qui ont adopté le système de
la légalité des poursuites, en pratique une proportion impor-
d’obtenir une condamnation, compte tenu des tante des infractions constatées ne fait pas l’objet de
éléments de preuve dont il dispose? Et à sup- poursuites.

RP-Hamon.indd 108 25/08/17 07:35


109

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

puisqu’il concerne l’utilisation de fonds prélevés droite et du centre. Mais c’est seulement deux
sur le budget de cette assemblée, peut être consi- mois plus tard, fin janvier 2017, que Le Canard
dérée comme contraire au principe de la sépara- enchaîné a publié une enquête concernant les
tion des pouvoirs; emplois fictifs qu’auraient occupés sa femme et
–  le retentissement donné à cette affaire par certains de ses enfants, et que le parquet financier
certains médias, en particulier par Le Canard s’est empressé de confirmer les faits mentionnés
enchaîné, n’a été rendu possible que par des vio- dans cette enquête. L’élection présidentielle
lations du secret de l’instruction; devait avoir lieu à peine trois mois plus tard et ce
–  l’annonce de la mise en examen de délai était manifestement insuffisant pour orga-
­François Fillon portait atteinte au principe de niser une nouvelle élection primaire. Or, les faits
l’égalité des candidats devant le suffrage puisque allégués étaient déjà anciens puisque Pénélope
sa réputation était ternie aux yeux des électeurs Fillon était censée avoir occupé un emploi fictif

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
par une procédure unilatéralement engagée et au d’assistante parlementaire dès la fin des années
cours de laquelle il n’avait pas encore eu la pos- 2000 et l’on pouvait difficilement croire que
sibilité de faire valoir ses moyens de défense. le  parquet financier n’en avait pas eu connais-
Mais la liste dressée par Pierre Avril n’est pas sance bien avant janvier 2017. En faisant éclater
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

exhaustive et nous pensons qu’a été méconnu un l’affaire dix ou douze semaines plus tôt, Le Canard
principe encore plus important que celui de enchaîné et le parquet financier auraient pro-
l’égalité devant le suffrage: la possibilité pour voqué l’échec de François Fillon à l’élection pri-
une famille politique d’être représentée à l’élec- maire ou l’auraient obligé à se retirer de la
tion présidentielle par un candidat de son choix. compétition. Les familles politiques de la droite
En 2017, pour la première fois dans l’histoire et du centre auraient alors vraisemblablement
de l’élection présidentielle française, chacun des choisi pour les représenter un candidat plus sûr,
deux principaux partis politiques a décidé de c’est-à-dire moins empêtré dans des casseroles
choisir son candidat par le biais d’une élection judiciaires.
primaire. De ce fait, la sélection d’un candidat En d’autres termes, on peut se demander si
par un parti devient un processus complexe dont le principe de l’opportunité des poursuites, qui
les différentes étapes se succèdent dans les limites implique le choix du moment auquel elles
d’un calendrier très serré. Si, pour une raison ou doivent être engagées, n’a pas été instrumenta-
pour une autre, le candidat sélectionné à l’issue lisé pour obliger les familles politiques de la
de la primaire s’avère être un mauvais choix, il droite et du centre à choisir un mauvais can-
est presque impossible de le remplacer car, d’une didat, ce qui ne pouvait évidemment que béné­
part, le temps manque pour organiser une ficier à d’autres candidats. Il est impossible de
­nouvelle élection primaire et, d’autre part, un démontrer l’exactitude de cette hypothèse car
candidat désigné selon une autre procédure nous ne savons ni de quelle manière ni à quel
souffrirait d’un manque de légitimité. moment Le Canard enchaîné et le parquet finan­
Rappelons que François Fillon avait été cier ont obtenu les informations qu’ils ont uti­
désigné comme candidat à l’élection présiden- lisées contre François Fillon. Mais elle est
tielle le 26  novembre 2016, à l’issue de la pri- suffi­samment vraisemblable pour que de hauts
maire organisée par les familles politiques de la responsables politiques s’en soient inquiétés.

RP-Hamon.indd 109 25/08/17 07:35


110

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

Par exemple, Jean-Pierre Chevènement, des fins politiques. C’est pourquoi tout ce qui
ancien ministre dans plusieurs gouvernements peut favoriser la transparence de leurs opinions
de gauche et donc fort éloigné des positions poli- est autorisé et même encouragé. Lorsque, à
tiques de François Fillon, a lui-même déclaré propos d’une affaire déterminée, un juge se
que la démarche du parquet dans cette affaire lui trouve en désaccord avec la décision adoptée par
inspirait de graves inquiétudes pour l’avenir de la majorité de ses collègues, il peut et il doit le
la démocratie. «Je comprends l’état d’esprit de faire savoir en publiant soit une opinion dissi-
ceux que choque la convocation (pour sa mise dente, si le désaccord porte sur la solution
en examen) du candidat de la droite à deux jours donnée au litige, soit une opinion concordante,
de la clôture des parrainages. La date de cette si le désaccord ne porte que sur l’un des motifs
convocation est de nature à fausser le fonction- retenus. Au niveau d’un État, si l’on fait cam-
nement normal de nos institutions […]. pagne pour être élu à un poste de juge ou de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Comment l’électorat qui avait choisi François public prosecutor, il faut non seulement convaincre
Fillon va-t-il réagir si ce dernier est réduit à les électeurs que l’on est techniquement compé-
retirer sa candidature, ou ne peut valablement tent, mais aussi leur exposer ses idées sur la poli-
poursuivre sa campagne? Je crains qu’une partie tique criminelle, car tout le monde sait que le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

de ces électeurs n’accepte pas ce glissement vers poste à pourvoir comporte une dimension poli-
ce qu’on appelle le gouvernement des juges  3», tique, et les électeurs ont donc le droit de se
a-t-il déclaré. déterminer en fonction de critères politiques.
Si l’opportunité des poursuites risque de La notion d’«autorité judiciaire», telle qu’elle
conduire au gouvernement des juges, comme est utilisée par la Constitution française, implique
semble le craindre Jean-Pierre Chevènement, au contraire que les opinions politiques des
c’est peut-être parce que l’on sous-estime tradi- magistrats sont sans importance car ils ne sont
tionnellement en France la dimension politique pas censés disposer, dans l’exercice de leurs
des décisions judiciaires. Une comparaison avec fonctions, d’une compétence discrétionnaire
la situation telle qu’elle se présente aux États- sus­ceptible d’être utilisée à des fins politiques.
Unis permet de s’en rendre compte. En réaction aux abus commis par les parlements
de l’Ancien Régime, qui avaient tenté de s’im-
Autorité judiciaire miscer dans l’exercice du pouvoir législatif alors
ou pouvoir judiciaire? exercé par le roi, les révolutionnaires ont tenté
d’enfermer les magistrats judiciaires dans un rôle
À la différence de la Constitution améri- quasi mécanique d’application de la loi, comme
caine, la Constitution française n’emploie jamais si le sens de celle-ci était toujours évident et per-
­l’expression «pouvoir judiciaire», mais elle mettait de résoudre n’importe quel litige. Robes-
consacre un titre entier à «l’autorité judiciaire». pierre, ancien avocat, se berçait de l’illusion que
Cette différence de terminologie est significative. la notion même de jurisprudence était promise
La notion de «pouvoir judiciaire», telle qu’on à  la disparition car, la loi se suffisant à elle-
l’entend aux États-Unis implique que ceux qui même, les jugements rendus par les tribunaux ne
exercent ce pouvoir bénéficient d’une large com-
pétence discrétionnaire qu’ils peuvent utiliser à 3.  Propos reproduits dans L’Express, 7 mars 2017.

RP-Hamon.indd 110 25/08/17 07:35


111

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

­ ourraient plus être créateurs de droit. Quand,


p ouvertement politiques. Par exemple, lors des
par extraordinaire, la loi n’était pas claire, c’était campagnes présidentielles de 2007 et 2012, le
au législateur qu’il appartenait d’en fixer le sens, Syndicat de la magistrature a appelé officiellement
et une procédure spéciale, dite du «référé légis- à voter contre la candidature de Nicolas Sarkozy.
latif», était prévue à cet effet. Ces illusions n’ont Il s’agissait là, bien évidemment, d’une délibéra-
pas duré longtemps: dès 1837, le référé législatif tion de nature politique, mais la chancellerie n’a
a été supprimé et, au cours de la seconde moitié pris aucune sanction. Ce syndicat recueille envi­
du XIXe siècle, la jurisprudence est devenue une ron 30 % des voix lors des élections à la com­
source du droit presque aussi importante que la mission d’avancement et nombre de ses
loi. Mais des illusions de la période révolution- représentants ont siégé dans les cabinets minis-
naire il est resté l’idée que les magistrats n’ont tériels de tous les gouvernements de gauche
pas de rôle politique et que ce serait leur faire depuis 1981. On ne saurait donc prétendre que

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
injure que de prétendre que tel jugement, ou l’activisme politique dont il fait preuve n’est
telle décision de mise en examen, a pu être qu’un phénomène marginal.
influencé par des mobiles politiques. Dans ces Aux États-Unis, comme on vient de le voir,
conditions, le besoin de transparence est perçu tout est fait pour favoriser la transparence des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

comme une menace contre les institutions: si opinions politiques des juges et des prosecutors.
vous tentez d’établir des relations entre une déci- Mais cette transparence n’a de sens que dans la
sion de mise en examen et la personnalité des mesure où les uns et les autres sont élus, comme
magistrats qui ont pris cette décision, vous êtes c’est le cas dans la plupart des États fédérés. Au
nécessairement un mauvais citoyen qui veut niveau fédéral, les juges et les prosecutors sont
empêcher la Justice de faire son travail. nommés par le Président, mais ces nominations
D’après l’article  10 de la loi organique qui doivent être acceptées par le Sénat et celui-ci
porte statut des magistrats judiciaires: «Toute tient largement compte des critères politiques
délibération politique est interdite au corps judi- pour donner ou refuser son assentiment.
ciaire», de même que «toute démonstration de En France, où les magistrats sont des fonc-
nature politique incompatible avec la réserve tionnaires recrutés par concours et formés dans
que leur imposent leurs fonctions». une grande école, il ne servirait à rien de favo-
Mais au moins depuis 1968, c’est-à-dire riser la transparence de leurs opinions politiques
depuis la création du Syndicat de la magistra- car ni les citoyens ni un corps politique analogue
ture, ces principes ne correspondent mani­ au Sénat américain ne participent aux décisions
festement plus à la réalité. De même que les concernant leur recrutement initial ou leurs
parlements de l’Ancien Régime se considéraient affectations ultérieures.
comme les gardiens des lois fondamentales du À défaut de transparence, on peut souhaiter
royaume et s’étaient attribué un droit de remon- que la justice fasse l’objet de certains contrôles
trance pour inciter le roi à les respecter, de même démocratiques. Force est de constater que ces
aujourd’hui certains magistrats invoquent une contrôles sont plus développés aux États-Unis
tradition républicaine pour critiquer les lois qu’en France.
qu’ils jugent trop répressives et n’hésitent pas,
pour les combattre, à prendre des positions

RP-Hamon.indd 111 25/08/17 07:35


112

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

Vers des garanties démocratiques? phase d’instruction qui remplit un peu la même
fonction que le grand jury américain,  le magis-
Le Ve  amendement à la Constitution des trat instructeur étant précisément chargé de
États-Unis, adopté en 1791, prévoit que «nul ne vérifier si les charges sont suffisantes pour
sera tenu de répondre à l’accusation de crime justi­fier l’ouverture d’un procès. Dans la plupart
capital ou autrement infamant, que si ce n’est des cas, le grand jury ferait donc double emploi
sur la dénonciation ou la poursuite émanant avec l’instruction et il n’aboutirait qu’à gonfler
d’un grand jury». D’après le Dictionnaire de la vie les dépenses et à rallonger inutilement les délais.
politique et du droit américains  4, le grand jury est Mais, ainsi que l’on a tenté de le montrer ci-
«une institution judiciaire selon laquelle un dessus, il y a des cas où les poursuites risquent
groupe de citoyens est chargé d’examiner la vio- d’être instrumentalisées à des fins politiques,
lation de la loi et de s’assurer que les preuves même si les infractions retenues ne sont que de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
sont suffisantes pour faire passer l’accusé en simples délits et ne constituent manifestement
jugement». Le même ouvrage précise que, à pas «un crime capital ou autrement infamant».
l’issue de la procédure, un autre jury, le «petit C’est dans des situations de ce type qu’il pour-
jury», rendra le verdict. rait être utile d’obliger les magistrats à se jus­
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Il faut retenir que le grand jury intervient tifier  devant de simples citoyens. Par exemple,
non pour juger la personne accusée d’un crime, une personnalité politique dont la candidature à
comme le fait un jury de Cour d’assises, mais l’élection présidentielle est soutenue par une
pour confirmer ou infirmer la mise en accusation fraction importante de l’opinion devrait pouvoir
de cette personne. Il s’agit donc, en fait, d’un demander à comparaître devant un grand jury si
contrôle populaire sur l’opportunité du déclen- elle était menacée d’être mise en examen. Un
chement des poursuites, non sur la culpabilité de ministre en exercice placé devant une menace
l’accusé ou la peine qu’il convient de lui infliger. identique devrait avoir la même possibilité.
Le grand jury est devenu une institution impor- En second lieu, la question posée au grand
tante du droit criminel américain. Il nous semble jury serait plus complexe qu’elle ne l’est aux
qu’il serait possible de s’en inspirer pour éviter États-Unis, où il lui est seulement demandé
que le système de l’opportunité des poursuites d’apprécier la solidité des éléments de preuve
puisse trop facilement être instrumentalisé à des réunis par le prosecutor. Il devrait trancher la
fins politiques. Mais deux modifications impor- question de savoir si compte tenu, d’une part,
tantes seraient nécessaires pour adapter cette des éléments de preuve et, d’autre part, de la
institution au droit français. gravité des infractions alléguées, les poursuites
En premier lieu, son champ d’application doivent être déclenchées sans délai au risque de
devrait être délimité d’une manière différente. fausser le processus électoral ou de provoquer
En droit américain, le grand jury doit intervenir la  démission du ministre. En d’autres termes,
chaque fois qu’une personne est accusée d’un même si le grand jury est d’avis que les éléments
«crime capital ou autrement infamant». La gra­ de preuve sont suffisamment sérieux pour
vité de l’accusation est donc considérée comme
une condition nécessaire et suffisante. En France, 4.  Jean-Jacques Lavenue, Dictionnaire de la vie politique et
un procès criminel est toujours précédé d’une du droit constitutionnel américains, L’Harmattan, 1995, p. 98.

RP-Hamon.indd 112 25/08/17 07:35


113

Francis Hamon
Sur l’opportunité
des poursuites

justifier une condamnation, il pourrait rendre un temps, les fautes qu’ils ont pu commettre dans ce
verdict négatif en estimant que les infractions domaine apparaissent comme de simples détails.
alléguées ne sont pas suffisamment graves pour Nous ne voulons pas dire que ces fautes
qu’il vaille la peine de prendre le risque de per- doivent rester impunies. D’après l’article 67 de
turber le déroulement de la campagne électorale la Constitution, durant son mandat, le Président
ou de compromettre la réalisation des réformes ne peut pas faire l’objet d’une action en justice,
que le ministre est chargé de mener à bien. Il est ni d’un acte d’information, d’instruction ou de
difficile de préciser quel serait le seuil de poursuite, mais les délais de prescription ou de
gravité  au-delà duquel des poursuites immé- forclusion sont suspendus et les procédures aux-
diates devraient être autorisées. Mais c’est une quelles il a été fait obstacle peuvent être reprises
question qui relève du sens commun et de l’état ou engagées à l’expiration d’un délai d’un mois
des mœurs, non de la science juridique. Il serait suivant la cessation des fonctions. De façon ana-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
donc normal qu’elle soit tranchée par des logue, on pourrait prévoir que lorsque le grand
citoyens désignés par le sort plutôt que par des jury s’est opposé à ce que des poursuites soient
magistrats professionnels. Si le grand jury rendait engagées contre un candidat durant la période
un verdict négatif, son autorité serait seulement électorale, ces poursuites pourront être exercées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

relative, c’est-à-dire qu’il n’empêcherait pas le à l’issue de la période électorale (si le candidat
déclenchement des poursuites après la fin de la n’a pas été élu) ou, dans le cas contraire, un mois
campagne électorale ou, dans le cas du ministre, après la cessation des fonctions.
à l’expiration d’un certain délai.
On objectera peut-être que les titulaires d’un G
mandat présidentiel ou gouvernemental doivent
être irréprochables et que, par voie de consé- Comme le montre excellemment Pierre
quence, au moment de leur vote, les électeurs Avril, la logique de l’État de droit peut aboutir à
doivent être en mesure de connaître toutes les fausser le jeu des institutions démocratiques
fautes commises par les différents candidats. parce qu’elle conduit à multiplier les contrôles
Mais l’on peut se demander si cette exigence juridictionnels et que les magistrats chargés
n’est pas irréaliste. On peut admettre que, dans ­d’effectuer ces contrôles peuvent être tentés de
un pays comme la France, où l’opinion est pro- les instrumentaliser à des fins politiques. Pour
fondément divisée, un chef de l’État peut être écarter ce danger, il n’est pas nécessaire de
considéré rétrospectivement comme un bon Pré- renoncer au principe même de l’État de droit.
sident si la moitié environ de l’opinion publique Il  suffit d’introduire dans les procédures de
porte sur l’ensemble de son œuvre un jugement contrôle une certaine dose de démocratie en
plutôt favorable. Les deux Présidents qui sont obligeant les magistrats qui en sont chargés à se
restés en poste le plus longtemps, François justifier devant des citoyens désignés par la voie
­Mitterrand et Jacques Chirac (vingt-six ans au du tirage au sort. Tel est, précisément, l’objet du
total de 1981 à 2007!) satisfont à cette condition. grand jury à l’américaine et la France pourrait
Et, cependant, aucun des deux ne fut irrépro- avoir intérêt à s’en inspirer.
chable en toutes circonstances dans l’usage qu’il
fit des deniers publics. Mais, avec le recul du Francis Hamon.

RP-Hamon.indd 113 25/08/17 07:35


UN « COUP D’ÉTAT DE DROIT » ?
Olivier Jouanjan

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 114 à 119


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072735837

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-114.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Olivier Jouanjan, « Un « coup d’État de droit » ? », Le Débat 2017/4 (n° 196),
p. 114-119.
DOI 10.3917/deba.196.0114
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Olivier Jouanjan

Un «coup d’État de droit»?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

À l’occasion de ce qu’il est convenu d’appeler l’empire du droit théocratique des vérités révé­
l’«affaire Fillon», l’autorité judiciaire, c’est-à- lées contre le droit des hommes faillibles.
dire les magistrats du parquet national financier,
dans un premier temps, puis les juges qui ont Les choses étant présentées dans ces termes,
prononcé la mise en examen du candidat à on ne peut qu’être d’accord. Les expressions
l’élection présidentielle de 2017, aurait fomenté «État de droit» et «droits fondamentaux» nour­
un véritable «coup d’État de droit», pour rissent des fantasmes individuels et collectifs qui
reprendre l’heureuse formule d’Olivier Cayla  1. provoquent un très grand nombre de déceptions
Tel est l’argument développé par Pierre Avril subjectives dès que ces fantasmes se trouvent
aujourd’hui: une idéologie qui se légitime au confrontés au rude prosaïsme du malheureux
nom de l’«État de droit» aurait guidé la machine «droit positif» en sa pauvre objectivité. Le droit
judiciaire, la conduisant à mettre à mal, avec la positif fait bien des blessures narcissiques. Mais
complicité de la presse, les principes fondamen­ ce n’est pas une raison pour l’abandonner. Il faut
taux de l’État républicain. Pierre Avril nous au contraire le défendre, car une société démo­
invite donc à penser l’État républicain (et démo­ cratique doit précisément surmonter la «culture
cratique) contre l’État de droit, qu’il assimile à du narcissisme» et le droit (positif) est le meil­
l’idée d’une souveraineté des droits fondamen­ leur moyen inventé par les humains pour objec­
taux, eux-mêmes renvoyés dans le discours du tiver les rapports sociaux et leurs conflits. Dans
«droit des philosophes» – en réalité une vulgate le discours commun, non pas seulement celui
qui contient peu de philosophie – contre le «droit
des juristes», autrement dit la résurgence du 1.  Olivier Cayla, «Le coup d’État de droit?», Le Débat,
droit naturel contre le modeste droit positif, n° 100, mai-août 1998, p. 108.

Olivier Jouanjan est professeur de droit public à l’uni­


versité Panthéon-Assas (Paris-2) et professeur honoraire à
l’université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau (RFA).
Dernier ouvrage: Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours
juridique nazi, PUF, 2017.

RP-Jouanjan.indd 114 25/08/17 07:37


115

Olivier Jouanjan
Un «coup d’État de droit»?

des philosophes, mais aussi celui des «gens», des l’homme et du citoyen de 1789? À la réponse
journalistes et des blogs, «État de droit», «droits pleinement affirmative formulée par Pierre Avril,
fondamentaux», «laïcité», «république» sont des j’opposerai un doute raisonnable et, je l’espère,
valeurs, sans contenus véritablement identifiables, sérieux.
ouvrant ainsi la voie à toutes les prétentions sub­ À titre liminaire, il convient de dire que le
jectives et donc à ce que Max Weber appelait la combat de Pierre Avril dirigé contre l’«État de
«guerre des dieux». Ces valeurs ne sont pas des droit» l’est en vérité contre le fétiche idéologique
«droits» et ne font pas le «droit»  2. C’est précisé­ que celui-ci représente et non contre le concept
ment la valeur même du droit et donc la fonction plus modeste et prosaïque que devrait s’en faire
des juristes que de ne pas alimenter la logo­ le juriste. La même chose vaut pour l’expression
machie des valeurs, mais de ramener celles-ci à «droits fondamentaux». Mais que veut-on dire
la raison, à une raison commune, suffisamment lorsque l’on oppose, sans plus, État de droit et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
objective, non pas à la «Justice», mais à une État républicain? Que la République est un
justice possible et faillible parmi les hommes. au-delà du droit? Qui protège alors la République
Encore faut-il que les juristes prennent suffi­ de ses tentations bananières, sinon le droit? Qui
samment part au débat social, que les médias peut équilibrer l’État républicain, sinon l’État de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

leur donnent la place nécessaire et qu’ils puissent droit? Or, il faut bien le constater, si ce qui est
être un peu entendus. Du moins, les juristes qui reproché à François Fillon devait être avéré, il
prennent au sérieux leur mission d’éclaircisse­ s’agirait des pratiques d’un État bananier qui
ment du droit objectif auprès du public, et non n’est préférable ni à l’État républicain ni à l’État
ceux qui, trop nombreux, profitent de leur statut de droit. On peut regretter que Pierre Avril laisse
pour faire passer en fraude leurs médiocres per­ cette question de côté.
sonnes militantes transfigurées en supports de On regrette d’ailleurs plus généralement que
valeurs juridiques éternelles. Telle est la règle la doctrine juridique française ne fasse pas grand
qu’impose l’ethos du juriste: avoir le souci de effort pour clarifier ces concepts fondamentaux
tendre vers la neutralité axiologique dans le trai­ du droit public. Les expressions «État de droit»
tement des questions juridiques, même si l’on et «droits fondamentaux» ont été récemment
peut concéder que cette neutralité ne peut être, importées d’Allemagne, où elles sont nées au
tout au plus, qu’un «idéal régulateur». XIXe  siècle. Mais la réception française les a
Cet ethos, c’est aussi celui de Pierre Avril et reprises à l’état de fétiches, sans en penser l’his­
ce serait un mauvais procès, injuste autant que toire compliquée  3. Or, les droits fondamen­
stupide, que de le lui contester. Telle n’est pas taux  en Allemagne ne sont pas la garantie de
du tout ici l’intention. Mon désaccord avec
Pierre Avril porte sur un point de droit et, à vrai 2.  Pour approfondir cette question, on se reportera à
l’excellent essai d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, «Pour une
dire, le point de droit fondamental dans cette critique de la fondation axiologique du droit», dans Le Droit,
affaire, à savoir: les procédures engagées contre l’État et la constitution démocratique, Bruxelles et Paris,
LGDJ / Bruylant, 2000.
François Fillon l’ont-elles été en violation du 3.  Je me permets de renvoyer, s’agissant de l’État de
principe de la séparation des pouvoirs, principe droit, à Olivier Jouanjan (sous la dir. de), Figures de l’État de
droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitution-
du droit constitutionnel français garanti par nelle de l’Allemagne moderne, Presses universitaires de Stras­
­l’article  16 de la Déclaration des droits de bourg, 2001.

RP-Jouanjan.indd 115 25/08/17 07:37


116

Olivier Jouanjan
Un «coup d’État de droit»?

l’épanouissement des subjectivités déchaînées, relevant de cette autonomie. On peut même


mais bien plutôt la rationalisation objective de apporter à cette appréciation une confirmation
prétentions subjectives légitimes. On ne s’inter­ que Pierre Avril ne mentionne pas: le Conseil
roge pas outre-Rhin avec une profondeur affectée constitutionnel a expressément rappelé que
sur ce qui peut bien faire la «fondamentalité des ­l’autonomie financière, qui revient à tout «pou­
droits fondamentaux», car il s’agit banalement voir public constitutionnel», et donc évidem­
des droits garantis par la loi fondamentale. Et ment aux assemblées parlementaires, garantit
l’État de droit n’y est pas seulement l’État des «la règle selon laquelle les pouvoirs publics
droits fondamentaux, mais aussi l’État de la constitutionnels déterminent eux-mêmes les
sécurité juridique, de l’indépendance de la justice crédits nécessaires à leur fonctionnement. Cette
comme de la séparation des pouvoirs. Bien compris, règle est en effet inhérente au principe de leur
l’État de droit ne saurait jouer contre la sépara­ autonomie financière qui garantit la séparation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
tion des pouvoirs, mais au contraire la présup­ des pouvoirs»  4.
pose comme un élément de sa propre définition. Mais la question décisive est en vérité la sui­
Parmi ces concepts flous, celui de la sépara­ vante: les poursuites diligentées contre un par­
tion des pouvoirs n’est cependant pas le moins lementaire à raison de l’emploi que celui-ci fait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

incertain. La jurisprudence française est peu nom­ des crédits mis à sa disposition par l’assemblée
breuse et, surtout, ne fournit aucune défi­nition à  laquelle il appartient constituent-elles une
générale de ce principe susceptible d’orienter la immixtion ou une ingérence dans l’autonomie
discussion quant à son application concrète. administrative et financière de cette assemblée?
C’est au coup par coup que le Conseil constitu­ Autre­­ment dit: poursuivre un parlementaire
tionnel déclare, laconiquement et sans s’embar­ qui, le cas échéant, abuse des crédits qui lui sont
rasser de longues justifications, que telle mesure offerts par une assemblée, est-ce déjà s’en
législative est ou non contraire à la séparation prendre à cette assemblée même? Car l’auto­
des pouvoirs. nomie dont on parle est l’autonomie de l’assem­
blée en tant que telle, en tant qu’institution, et
L’argument principal avancé par Pierre Avril non l’autonomie du parlementaire considéré
consiste en ce que les dispositions du règlement isolément. Or les poursuites diligentées contre
de l’Assemblée nationale consacrées à la possibi­ François Fillon ne mettent d’aucune façon en
lité pour les députés d’employer des collabora­ cause le droit, constitutionnellement garanti,
teurs parlementaires relèvent «de l’autonomie dont dispose l’Assemblée nationale d’ouvrir un
administrative et financière des assemblées et crédit au bénéfice d’un député et d’assurer la
donc de leur compétence exclusive en vertu de gestion administrative et financière des emplois
la séparation des pouvoirs». On ne conteste pas auxquels celui-ci aura, le cas échéant, pourvu.
que l’autonomie administrative et financière des L’autonomie d’une assemblée, sur ce point, est
assemblées parlementaires soit constitutionnel­ ainsi définie tout entière et s’arrête là.
lement protégée par le principe de séparation Le fait que le contrat qui lie un parlementaire
des pouvoirs et que cette protection signifie la
prohibition faite à toute autre autorité, exécutive 4.  Conseil constitutionnel, décision 456 DC du
ou juridictionnelle, de s’immiscer dans les affaires 27 décembre 2001.

RP-Jouanjan.indd 116 25/08/17 07:37


117

Olivier Jouanjan
Un «coup d’État de droit»?

à son collaborateur soit un contrat de droit privé, tant qu’institution. C’est pourquoi l’on rejette
aux termes mêmes du règlement de l’Assemblée l’expression «mesure d’ordre intérieur» par
nationale cité par Pierre Avril, signifie que le col­ laquelle Pierre Avril qualifie en passant le règle­
laborateur parlementaire n’est pas l’agent d’une ment de l’Assemblée, ce qui devrait, conformé­
assemblée parlementaire, mais celui du parle­ ment à la jurisprudence administrative relative
mentaire, que c’est ce dernier qui exerce à l’égard aux «mesures d’ordre intérieur», soustraire ce
de «son» salarié le pouvoir de direction et de règlement à tout contrôle juridictionnel. Or, on
contrôle, que l’intervention de l’Assemblée se rappelle que les règlements des assemblées sont
limite à la gestion administrative et financière, obligatoirement soumis au contrôle du juge
sans intervenir d’aucune façon dans le rapport constitutionnel avant leur mise en application.
de subordination entre le collaborateur et l’em­ Dans certains «États de droit» développés, un
ployeur. Si l’Assemblée n’a aucun pouvoir à parlementaire est recevable à attaquer le règle­

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
l’égard de l’exercice par le collaborateur de ses ment ou toute décision de son assemblée qui
missions, comment faire rentrer cet aspect, qui porterait atteinte à son statut constitutionnel. La
est l’aspect substantiel du rapport juridique raison en est simple: en exerçant ses fonctions
entre le parlementaire et son collaborateur, dans de parlementaire, celui-ci exerce des préroga­
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

la sphère d’autonomie de l’Assemblée? C’est tout tives propres qui doivent pouvoir être protégées,
au contraire la sphère juridiquement protégée de le cas échéant, contre l’assemblée d’apparte­
l’autonomie du parlementaire-employeur. nance. L’autonomie du parlementaire n’est donc
Certes, cette autonomie en tant qu’em­ pas incluse dans celle de son assemblée, et cette
ployeur n’est pas détachable de l’exercice par le distinction fondamentale est soigneusement
parlementaire de son mandat et le texte du règle­ évitée par l’argumentaire de Pierre Avril.
ment de l’Assemblée nationale le précise: les Certes, celui-ci invoque un «précédent»,
députés emploient des collaborateurs «qui les celui d’une décision du Conseil d’État, rendue
assistent dans l’exercice de leurs fonctions». le 4 juillet 2003 à propos des suites de l’affaire
Toutefois, en garantissant la pleine liberté du Papon. Conformément au règlement de la caisse
parlementaire en tant qu’employeur de droit des pensions des députés, règlement adopté au
privé, quant au choix de ses collaborateurs, aux début du XXe siècle par la Chambre des députés,
missions qu’il leur assigne, à l’exercice des pré­ l’Assemblée nationale avait suspendu le verse­
rogatives de l’employeur, s’interdisant ainsi d’in­ ment de la pension de retraite de l’ancien député
tervenir dans la relation de travail, les assemblées à la suite de la condamnation célèbre de celui-ci.
parlementaires partent du principe selon lequel L’exécution de la peine ayant été suspendue par
les fonctions des parlementaires s’exercent de le juge, Papon avait demandé que le versement
façon autonome, ce qui est d’ailleurs le corollaire de sa pension soit repris, ce que le collège des
d’une règle constitutionnelle selon laquelle le questeurs de l’Assemblée avait refusé. Il saisit
mandat parlementaire est libre. Le parlemen­ alors le Conseil d’État afin d’obtenir l’annula­
taire n’est pas l’agent de l’assemblée à laquelle il tion de ce refus par le juge administratif. Celui-ci
appartient, il n’est pas soumis à un pouvoir hié­ rend un jugement d’incompétence au motif
rarchique, son autonomie personnelle ne peut suivant: «Le régime de pensions des anciens
donc se confondre avec celle du Parlement en députés fait partie du statut du parlementaire,

RP-Jouanjan.indd 117 25/08/17 07:37


118

Olivier Jouanjan
Un «coup d’État de droit»?

dont les règles particulières résultent de la nature taires à l’égard de la justice, mais cette protec­
de ses fonctions; ainsi, ce statut se rattache à tion est très précisément déterminée. Il s’agit du
l’exercice de la souveraineté nationale par les régime des immunités accordées aux parlemen­
membres du Parlement; eu égard à la nature de taires par l’article 26 de la Constitution  5.
cette activité, il n’appartient pas au juge admi­ Il y a deux sortes d’immunités. L’irresponsa­
nistratif de connaître des litiges relatifs au régime bilité tout d’abord, que ce texte définit comme
de pensions des parlementaires.» Cette décision suit: «Aucun membre du Parlement ne peut
fait-elle précédent pour l’affaire Fillon? D’une être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé
part, c’est ici le juge administratif qui décide et à l’occasion des opinions ou votes émis par lui
non l’autorité judiciaire agissant dans le cadre du dans l’exercice de ses fonctions.» Procurer un
droit pénal. Surtout, ce n’est pas ici le compor­ emploi fictif en utilisant les ressources mises à
tement d’un député qui est en cause, mais la disposition par une assemblée ne rentre pas,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
décision de l’Assemblée nationale à travers l’un à l’évidence, dans la catégorie des «opinions et
de ses organes, le collège des questeurs, précisé­ votes» émis par un parlementaire dans l’exercice
ment en charge des affaires administratives et de ses fonctions. L’irresponsabilité, qui est à la
financières de l’Assemblée, agissant donc direc­ fois pénale et civile, ne peut être opposée dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

tement dans le cadre de l’autonomie que protège l’affaire Fillon à la justice. Il y a ensuite l’invio­
la séparation des pouvoirs. Ce cas est donc com­ labilité que l’alinéa 2 de l’article 26 fixe en ces
plètement différent de celui qui nous occupe termes: «Aucun membre du Parlement ne peut
et  le considérer, sans autre argument, comme faire l’objet, en matière criminelle ou correction­
pouvant faire précédent et s’appliquer au cas nelle, d’une arrestation ou de toute autre mesure
Fillon apparaît pour le moins contestable. privative ou restrictive de liberté qu’avec l’auto­
risation du bureau de l’assemblée dont il fait
La question doit donc être déplacée: existe- partie. Cette autorisation n’est pas requise en cas
t-il un principe de droit positif en vertu duquel de crime ou délit flagrant ou de condamnation
un parlementaire est protégé contre toute action définitive.» C’est la seule partie de l’immunité
pénale dans le cadre de l’exercice de ses fonc­ qui peut être levée. Elle n’interdit pas au parquet
tions, dès lors que l’autonomie du parlement ne d’enquêter sur les agissements d’un parlemen­
suffit certainement pas à apporter une telle pro­ taire, ni à un juge de le mettre en examen ou à
tection? La réponse est simple et claire: non. On un tribunal de le juger. Elle interdit seulement,
doit ajouter: au contraire. dans le cours d’une procédure pénale, que soient
Il faut rapidement écarter une objection faite prononcées à l’encontre d’un parlementaire cer­
par Pierre Avril: le seul fait qu’une sanction dis­ taines mesures, celles qui le priveraient de sa
ciplinaire puisse être prononcée par une assem­ liberté ou la restreindraient, à moins que le bureau
blée parlementaire contre un député ne saurait
empêcher l’action pénale. C’est un principe géné­ 5.  Nous avions déjà avancé l’argument tiré du régime
des immunités dans un billet de blog de la revue Jus poli-
ral bien établi du droit français que le pénal et le ticum, argument auquel Pierre Avril ne répond toujours pas
disciplinaire sont indépendants l’un à l’égard de aujourd’hui: Denis Baranger, Olivier Beaud, Jean-Marie
Denquin, Olivier Jouanjan et Patrick Wachsmann, «L’affaire
l’autre. La question reste donc entière. Fillon n’est pas un “coup d’État institutionnel”» (consul­
Certes, il existe une protection des parlemen­ table en ligne).

RP-Jouanjan.indd 118 25/08/17 07:37


119

Olivier Jouanjan
Un «coup d’État de droit»?

de l’Assemblée ne les autorise. C’est contre ces ses fonctions, un parlementaire est pénalement
seules mesures que François Fillon était protégé, responsable de ses actes, sauf la stricte exception
or celles-ci n’ont pas été prononcées et le bureau posée par l’irresponsabilité et les garanties pro­
de l’Assemblée n’avait donc pas à statuer afin de cédurales fixées par l’inviolabilité. François
lever cette immunité. Fillon ne pouvait prétendre ni à l’une ni à l’autre.
Cet article 26 signifie, conformément à la Ce faisant, l’on n’a pas résolu l’ensemble
tradition de l’ensemble des pays démocra­ des  problèmes juridiques de cette affaire, par
tiques,  sans que l’affreuse idéologie de l’«État exemple celui de la compétence du parquet
de  droit»  ait quoi que ce soit à y voir, que les national financier. On n’a pas davantage réglé le
parlementaires sont des justiciables comme les problème sociopolitique d’un certain concubi­
autres, à l’exception des protections spécifiques nage notoire entre la justice et la presse, s’il
qui leur sont accordées pour leur permettre existe. On ne cautionne en tout cas pas cette

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
d’exercer sereinement leur mandat. Sous réserve mode qui fait de la violation du secret de l’ins­
de ces deux immunités, le droit pénal commun truction un sport et qui cause plus de mal que de
s’applique aux députés et sénateurs, même pour bien à la vie démocratique. On souhaiterait aussi
les actes commis dans l’exercice de leur fonction trouver un plus juste régime de responsabilité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

parlementaire. pour ceux qui, juges ou journalistes, mécon­


Transformer la garantie de l’autonomie par­ naissent et le droit et leur ethos professionnel:
lementaire pour l’étendre aux parlementaires, leur indépendance ne les soustrait pas aux règles
comme le propose Pierre Avril, c’est ajouter une d’un État de droit qui, le pauvre, n’y est pour
immunité aux immunités, une exception aux rien: il est tout autant méprisé par ceux qui
exceptions constitutionnellement prévues. On violent le droit que par ceux qui l’instrumenta­
n’y voit aucune justification. Le principe fonda­ lisent. Le droit autant que la République méritent
mental du droit constitutionnel français, comme mieux.
des autres États de droit démocratiques (et
parfois républicains), est que, dans l’exercice de Olivier Jouanjan.

RP-Jouanjan.indd 119 25/08/17 07:37


EN GUISE DE CONCLUSION (PROVISOIRE)
Pierre Avril

Gallimard | « Le Débat »

2017/4 n° 196 | pages 120 à 121


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072735837

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2017-4-page-120.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pierre Avril, « En guise de conclusion (provisoire) », Le Débat 2017/4 (n° 196),
p. 120-121.
DOI 10.3917/deba.196.0120
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Pierre Avril

En guise de conclusion (provisoire)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

Ce n’est pas la première fois que je constate tence judiciaire – c’est pourquoi je n’ai pas abordé
qu’un point d’interrogation dans un titre est «un l’objection tirée des limites de l’immunité parle-
bien pauvre expédient», comme le dit Austin  1: mentaire, parce que les parlementaires sont évi-
le lecteur retient l’énoncé provocateur comme demment responsables de leurs délits comme
une invitation à «penser l’État de droit contre tous les citoyens, mais encore faut-il que l’auto-
l’État républicain», alors qu’il interroge la soli- rité judiciaire soit régulièrement saisie! C’était
darité antinomique entre le droit et la politique toute la question. Je m’en suis tenu aux données
et la tension qui en résulte dans la pratique. Car de notre droit parlementaire, très prosaïquement,
l’idéal de l’État de droit engendre un «fétichisme mais aussi très précisément, ce qui me donne
idéologique» (selon l’heureuse formule d’Olivier l’impression que, parfois, les notions et jusqu’au
Jouanjan), dont les effets peuvent être dévasta- vocabulaire lui-même devenaient source de
teurs: c’était mon propos, et Denys de Béchillon malentendus. Olivier Jouanjan conteste ainsi
montre qu’ils débordaient largement la sphère ­l’expression «mesure d’ordre intérieur» par
juridique. laquelle je qualifie le règlement de l’Assemblée
Reste le débat, que je qualifierai de technique, nationale. Or ce sont les termes mêmes que
soulevé à l’occasion de la campagne ­présidentielle retient le Conseil constitutionnel dans sa décision
par l’intervention du parquet national financier 59-2 DC des 17-24 juin 1959 pour désigner l’objet
(Francis Hamon attire justement ­l’attention sur des résolutions parlementaires (le règlement est
un aspect procédural qui illustre la tension une résolution), lequel objet est «la formulation
évoquée plus haut). Ce débat porte sur la sépara-
tion des pouvoirs et, plus précisément, sur la 1.  John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr., Éd.
portée de ce principe relativement à la compé- du Seuil, 1970, p. 95.

RP-Avril-2.indd 120 25/08/17 07:37


121

Pierre Avril
En guise de conclusion
(provisoire)

des mesures et décisions d’ordre intérieur ayant chaîne déclenchée par l’initiative du parquet
trait au fonctionnement et à la discipline de national financier incite à en modérer l’ardeur.
­l’Assemblée». Ces mesures échappent effective- Elle vient de frapper comme un boomerang des
ment à tout contrôle juri­dictionnel et c’est par ministres professant la vertu et confrontés à une
dérogation à la traditionnelle autonomie parle- turpitude qu’ils ne soupçonnaient pas, car l’in-
mentaire qu’en 1958 a été instauré le contrôle de tention peccamineuse en était absente: ne serait-
la conformité des règlements à la Constitution, ce pas plutôt la frénésie moralisatrice (et pénale)
parce que l’expérience a montré qu’ils en condi- de nos Torquemada qui mérite aujourd’hui de
tionnent – et en détournent – l’application. préoccuper le citoyen?
Quant à l’indignation que soulèvent les
mœurs de «république bananière», la réaction en Pierre Avril.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nantes - - 193.52.103.23 - 23/10/2017 14h45. © Gallimard

RP-Avril-2.indd 121 25/08/17 07:37

Vous aimerez peut-être aussi