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PRÉSENTATION

Gallimard | « Le Débat »

2016/4 n° 191 | pages 16 à 16

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ISSN 0246-2346
ISBN 9782072688942
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http://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-4-page-16.htm
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Pour citer cet article :


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« Présentation », Le Débat 2016/4 (n° 191), p. 16-16.
DOI 10.3917/deba.191.0016
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stabilité constitutionnelle après une his-
toire agitée, sont-ils acculés à inventer une
VIe République, comme beaucoup semblent
le penser?
Sur L’adoption du quinquennat a eu rapi-
dement pour effet de rendre épineuse la
le dérèglement dyarchie entre le président de la République

du système et le Premier ministre. Mais, surtout, le sur-


gissement, avec le Front national, d’un troi-

institutionnel sième parti protestataire et populiste, de

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surcroît non représenté au Parlement en
dépit de son poids électoral, a introduit un
doute majeur sur la viabilité du système. Au-
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delà du mode de scrutin majoritaire, il met


en question, avec les conditions de l’élec-
tion du président de la République au suf-
frage universel, la clé de voûte de l’édifice.
Le mécanisme semble irrémédiablement
Le doute se répand quant à l’adéqua- faussé par cette irruption. D’où le dilemme:
tion de nos institutions à la situation poli- changement apparemment inévitable et,
tique du pays. À la veille d’une échéance cependant, aussi difficile à concevoir qu’à
politique majeure, marquée par une grande mettre en pratique.
incertitude, il nous a paru utile d’interroger Quelle est votre réaction devant ce qui
quelques observateurs avertis à ce sujet. se présente comme une impasse? Si cette
Nous leur avons soumis le questionnaire analyse vous paraît juste, quelles issues y
suivant: voyez-vous?
Longtemps tenues pour intouchables, Nous remercions vivement Alain Duhamel,
ancrées à gauche par François Mitterrand, Nicolas Fourrier, Philippe Raynaud, Nicolas
e
les institutions de la V République sont Roussellier, Jérôme Sainte-Marie et Michel
désormais sur la sellette. Les Français, Winock d’avoir bien voulu nous livrer leur
qui croyaient avoir touché au port de la point de vue.

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SUR LE DÉRÈGLEMENT DU SYSTÈME INSTITUTIONNEL
Alain Duhamel, Nicolas Fourrier, Philippe Raynaud, Nicolas Roussellier, Jérôme
Sainte-Marie, Michel Winock

Gallimard | « Le Débat »

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2016/4 n° 191 | pages 17 à 43
ISSN 0246-2346
ISBN 9782072688942
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Pour citer cet article :


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Alain Duhamel et al., « Sur le dérèglement du système institutionnel », Le Débat
2016/4 (n° 191), p. 17-43.
DOI 10.3917/deba.191.0017
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Sur le dérèglement
du système institutionnel

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Alain Duhamel ce but, elles imposent aux Français un carcan de


stabilité et d’autorité de l’exécutif.
Crise des institutions ou crise De ce point de vue – je ne parle pas du
de la société politique? contenu des politiques publiques menées réelle-
ment aujourd’hui  –, les institutions ont fonc-
tionné et fonctionnent. Elles se sont adaptées
Les questions que vous posez à propos des aux circonstances les plus difficiles, l’alternance,
institutions et de l’irruption d’un puissant qui était presque hors système, au départ, ensuite
­mouvement populiste ou d’extrême droite au les cohabitations. Elles ont permis de faire face
sein du système politique sont évidemment à des crises de nature très différente, y compris
d’importance. Pour ma part, j’ai cependant des crises économiques et financières très dures
une thèse sur le sujet, sans doute assez minori- devant lesquelles il fallait réagir vite – bien, c’est
taire, qui est qu’il y a non pas une crise des ins- une autre affaire, mais vite, en tout cas. Elles
titutions politiques en France, mais une crise de ont, par conséquent, rempli leur fonction.
la société politique. Ce n’est pas du tout la même Par ailleurs, elles ont beaucoup évolué
chose. depuis le début. Quand on parle des institu-
Les institutions politiques de la Ve  Répu- tions, il faut parler des institutions d’aujour­
blique fonctionnent, à mes yeux, comme elles d’hui, car la révision constitutionnelle de 2008,
avaient l’ambition de fonctionner. Elles sont qui était quand même la vingt-quatrième révi-
une thérapeutique contre le caractère des Fran- sion constitutionnelle de la Ve  République, a
çais, sa versatilité, son inconstance; elles sont encore changé beaucoup de choses – la pos­
un remède contre les discordes françaises. Dans sibilité d’interroger le Conseil constitutionnel

Alain Duhamel est éditorialiste et membre de l’Institut.


Il vient de publier Les Pathologies politiques françaises (Plon,
2016). Dans Le Débat: «François Mitterrand: entre la
mythologie et l’histoire» (n° 188, janvier-février 2016).

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Alain Duhamel
Crise des institutions
ou crise de la société politique?

(QPC), pas plus de deux mandats pour le politique française se disloque, ce qui est autre
Président, etc. chose et, à mes yeux, infiniment plus grave. Elle
Au total, donc, les institutions de la Ve Répu- se disloque d’abord parce qu’elle s’extrémise. Il
blique ont répondu aux objectifs pour lesquels y a aujourd’hui 40 % des Français qui se disent
elles avaient été conçues, la stabilité et l’auto- prêts à voter pour des partis extrémistes, 25 % à
rité, ou, du moins, les moyens de l’autorité de l’extrême droite, 15  % à l’extrême gauche. Ce
l’exécutif. Et elles ont également fait preuve de n’est pas une situation banale, ni en France ni
leur flexibilité en évoluant en profondeur, évi- en Europe. La société française a toujours été
demment, au départ, avec l’élection du Pré- fissurée, peut-être un peu plus que d’autres,

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sident au suffrage universel, mais, ensuite, avec mais, aujourd’hui, elle est littéralement fracturée.
le quinquennat ou le renforcement du rôle du Je ne pense pas simplement au vieux clivage
Conseil constitutionnel, accessoirement du droite-gauche, qui subsiste, et, à l’intérieur de
Conseil d’État et de la Cour des comptes ou la gauche, entre la gauche de protestation et la
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encore le statut pénal du chef de l’État. Des évo- gauche de gouvernement. Un clivage qui se
lutions qui ont produit dans l’esprit des institu- trouve à droite entre la droite modérée et la
tions un saut démocratique qui initialement droite extrême. Tout cela existe, mais tout cela
n’existait pas. compte beaucoup moins que d’autres fractures,
Si les détenteurs successifs du pouvoir l’ont devenues plus importantes.
exercé avec des bonheurs très inégaux, ce n’est La première de ces fractures est la fracture
pas la faute des institutions, mais la faute de autour de l’identité et de l’immigration. C’est
ceux qui les utilisaient. Je trouve qu’elles conti- une fracture considérable, qui ne correspond
nuent à fonctionner. La querelle actuelle sur pas au clivage gauche-droite classique. La
l’article 49.3 me semble, par exemple, complè- ­deuxième, c’est la fracture entre «Européens»,
tement surréaliste. Il s’agirait, paraît-il, d’une même si le mot n’est pas idéal, et, de l’autre
atteinte insupportable à la démocratie, alors que côté, nationalistes et surtout souverainistes. Et
c’est un instrument constitutionnel classique, ce clivage-là, on voit bien qu’il est en train de
quasiment universel – toutes les Constitutions prendre, en France comme dans d’autres pays
prévoient quelque chose de ce genre – et qui a d’Europe, de plus en plus nombreux, une place
été utilisé sans le moindre abus, puisque depuis importante. Enfin, il y a la différence culturelle
la réforme de 2008, justement, son utilisation qui ne cesse de se creuser, entre ce que l’on
est très réglementée. Il ne peut être utilisé, je le appelle, de façon réductrice à mes yeux, les
rappelle, qu’une fois par session, en dehors du «masses» et les «élites», avec une détestation
budget de l’État, des collectivités locales et de la réciproque – ou, plus exactement, d’un côté, la
Sécurité sociale. Il n’y a aucun risque d’abus détestation et, de l’autre, des formes de mépris.
dans ces conditions, et bien moins qu’avec ce Nous sommes dans une société politique
qui existait auparavant comme, par exemple, les complètement fracturée, extrémisée, qui met
procédures de décrets-lois. en  péril un consensus national qui continue
Cela dit, si les institutions politiques fonc- d’exister globalement, mais qui est fragilisé dans
tionnent, avec des défauts qu’il ne serait pas son détail et dans ses principales orientations.
bien difficile de corriger, en revanche, la société Ce n’est pas une situation banale, c’est une

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Alain Duhamel
Crise des institutions
ou crise de la société politique?

situation de crise. La société politique française été celui de la distorsion entre le temps politique
est en crise. S’il en fallait une preuve, il y en a et le temps législatif. On a cru que la question
une que personne ne conteste: tout ce qui est était la distorsion entre le temps médiatique et le
représentation politique est aujourd’hui brutale- temps institutionnel, alors que la question se
ment déconsidéré et même souvent méprisé. situait entre le temps institutionnel et le temps
Les partis n’ont plus aucun prestige – or ils ont législatif. Aujourd’hui, dans une situation de
contribué à faire la démocratie française. Les crise, quand on veut élaborer une loi, il faut en
syndicats ont très peu de crédit. Je ne parle moyenne deux ans pour que le processus s’achève,
même pas du monde médiatique. Les élus n’ont et je ne tiens pas compte des décrets d’applica-

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aucun prestige et l’on peut même parler d’un tion. On a l’impression, de ce fait, que toute
mépris de fer vis-à-vis de la démocratie repré- l’action politique se mène au ralenti. Entre le
sentative. Avec les réseaux sociaux et l’informa- moment où un problème se pose et où on lui
tion continue, le risque existe de passer non pas donne une solution et le moment où cette solu-
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d’un fonctionnement politique à un autre, mais tion est mise en œuvre, il y a un décalage insup-
d’une démocratie représentative à une démo- portable. Là-dessus, nous avons commis une
cratie d’opinion, subjective, éruptive, passionnée erreur de diagnostic, moi le premier. Le pro-
et, en règle générale, pas très réfléchie. cessus de la décision exécutive dispose des
Encore une fois, je ne considère pas pour moyens dont il a besoin. Le processus de la
autant les institutions de la Ve  République décision législative n’en dispose pas. Il y a des
comme un chef-d’œuvre immortel auquel il est pays voisins qui ont fait des expériences intéres-
interdit de toucher. Elles ont déjà bougé vingt- santes. En Italie, par exemple, on peut adopter
quatre fois. Cela ne me dérangerait pas du tout un certain nombre de lois au sein de commis-
qu’elles bougent encore vingt-quatre fois dans sions parlementaires, ce qui permet de gagner
les cinquante ans à venir. Il y a eu une erreur, à un temps fou en évitant des surenchères ridi-
laquelle j’ai participé, d’ailleurs, qui a été de cules. C’est un point qui fait typiquement partie
croire qu’en instaurant le quinquennat on allait des améliorations qui pourraient être apportées
réconcilier le temps politique et le temps média- à nos institutions. De même, en matière de
tique. Les raisons de s’inquiéter de ce décalage mode de scrutin. Le mode d’élection du Sénat
étaient solides, mais je ne suis plus sûr que la n’est pas coulé dans le marbre, d’ailleurs il
réponse était la bonne. À l’époque, deux hommes change à peu près tous les dix ans. On pourrait
que je respectais étaient contre le quinquennat très bien décider de passer à un scrutin à la pro-
et pour un septennat unique: Raymond Barre portionnelle dans un cadre régional. La ques-
et René Rémond. Je me demande après coup tion de savoir s’il doit y avoir une garantie de
si  ce n’est pas eux qui avaient raison. Et, représentation à l’Assemblée nationale des partis
­d’ailleurs, rien n’interdit dans la suite d’en qui n’ont pas eu d’élus directement, alors qu’ils
revenir à un septennat non renouvelable. représentent une fraction importante de l’opi-
L’erreur de diagnostic était de croire que le nion, mérite d’être posée, de la même façon.
problème se situait dans le rapport entre le On peut améliorer le mode de scrutin légis-
détenteur de l’autorité exécutive et les Français. latif, on peut améliorer le mode de scrutin séna-
En réalité, le problème qui a été sous-estimé a torial, on peut imaginer de passer de deux ans

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Alain Duhamel
Crise des institutions
ou crise de la société politique?

de processus législatif à six mois, ou moins, en


imaginant des procédures d’urgence. On peut se Nicolas Fourrier
demander, si l’on est plus ambitieux, si, à l’ex-
périence, il ne vaudrait pas mieux un septennat Pour une évolution
unique. Cette Constitution, qui a déjà beaucoup sans Grand Soir
évolué, peut encore évoluer. C’est un problème
qui n’est pas négligeable, mais qui compte
infini­ment moins, à mes yeux, que celui de la La Grèce antique a produit un puissant
crise profonde de la société politique. Ce n’est mythe de faiseur de Constitution, célébré par

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pas par les institutions que l’on peut la résoudre La Boétie et Rousseau, le mythe de Lycurgue.
et elle est vraiment, à mon sens, un sujet de Son nom même fait sens: il est celui qui tient
grande préoccupation. C’est le consensus histo- les  loups à l’écart, qui rend possible une
rique français qui est mis en question, comme il société  apaisée par l’institution politique de la
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l’a rarement été, en dehors de périodes aber- République.


rantes comme Vichy. Je suis d’autant plus inquiet Une première fois, Lycurgue eut l’occasion
que les facteurs qui provoquent ces fractures de de prendre le pouvoir après la mort de son
la société politique française et, derrière, de la demi-frère, roi de Sparte. La femme de celui-ci
société tout court ont tendance, non pas du tout lui proposa de l’épouser et de régner. Au préa-
à se stabiliser, mais à croître et à prospérer. lable, il devait tuer à sa naissance le bébé qu’elle
C’est un problème qui est devant nous et dont, portait en secret de son défunt mari. Lycurgue
bizarrement, nous sommes moins conscients accepta par ruse, mais à la naissance du petit
que du problème institutionnel. Il est évident, prince, au lieu de le tuer, il le proclama roi et le
par exemple, que la question de l’immigration dénomma Charilaos, «joie du peuple».
est très sous-estimée par ceux dont le travail Des années après, alors qu’il s’était exilé, il
est  de commenter l’actualité. Là-dessus, l’in- fut rappelé par les Spartiates pour leur donner
communicabilité entre ce que l’on appelle les de bonnes lois. Il rassembla trente des meilleurs
«masses» et les «élites» ouvre des brèches d’entre eux et leur demanda de composer
énormes. C’est une fracture d’Ancien Régime. ensemble les règles de vie commune dans la
C’est le contraire de la synthèse républicaine. Cité. Puis il alla à Delphes consulter la pythie.
Ne nous trompons pas de diagnostic. La crise Au préalable, il fit jurer à ses désormais conci-
des institutions politiques peut se régler par toyens d’appliquer les lois décidées sans les
quelques réformes de bon sens. La crise de la modifier en quoi que ce soit tant qu’il ne serait
société politique, elle, impose un changement pas revenu. L’oracle d’Apollon lui confirma la
de culture politique: valeurs, principes et perfection des lois que l’assemblée avait déci-
législation. dées et Lycurgue se laissa mourir de faim. Tenus
par leur serment, les Spartiates n’eurent d’autre
Alain Duhamel. choix que d’appliquer les lois qu’ils s’étaient
données.
Ce mythe révèle de façon frappante qu’à
l’origine de toute organisation politique il y a un

Nicolas Fourrier est conseiller référendaire à la Cour


des comptes. Il a récemment publié L’Impossible VIe Répu-
blique (L’Harmattan, 2016).

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Nicolas Fourrier
Pour une évolution
sans Grand Soir

législateur qui, sans réel goût pour le pouvoir, Toutefois, notre histoire incite également à
arrive à mettre des hommes – et maintenant des la prudence. La France a su peu y faire avec
femmes – devant leurs responsabilités et à leur ses Constitutions. Leur adoption a toujours été
faire concevoir puis accepter des règles de vivre- suivie de crises violentes qui les ont détruites (la
ensemble qui les constituent en tant que corps période révolutionnaire, la IIe  République de
politique et corps social. 1848) ou déséquilibrées au profit du pouvoir
Nombreux sont aujourd’hui les politiques à législatif (crise du 16 mai 1877 pour la IIIe Répu-
se sentir une âme de Lycurgue et à se faire les blique) ou du pouvoir exécutif (crise de novembre
promoteurs d’une réforme profonde de nos ins- 1962 pour la Ve  République). La seule qui

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titutions, pouvant aller jusqu’à l’appel à la créa- échappa à ce sort funeste fut la IVe République,
tion d’une VIe  République. La Ve semble, en la crise étant antérieure à son adoption. D’où le
effet, souffrir de maux croissants qui accélèrent sentiment ambigu que chacun ressent devant la
son vieillissement. Elle a dû son succès à la réforme institutionnelle et que pose bien le
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capacité d’incarnation d’une volonté populaire questionnement du Débat: les pratiques actuelles
dans la personne d’un Président doté de pou- ne peuvent perdurer, mais la main tremble
voirs considérables après son élection au suf- devant toute perspective de changement réel de
frage universel. Mais ces qualités sont devenues peur, tel l’apprenti sorcier, de mettre en œuvre
autant de défauts quand l’accélération du temps des forces incontrôlées.
médiatique a accentué le hiatus entre l’élan Une voie peut être envisagée, qui fasse évo­
populaire qui porte les candidats à l’élection et luer notre régime sans avoir besoin de recourir
la réalité des actions mises en œuvre ensuite sous au grand soir de la VIe République. Il faudrait et
la pression des contingences. Nos Présidents il suffirait qu’un Président en fin d’exercice dis-
déçoivent de plus en plus vite et suscitent un solve l’Assemblée nationale juste avant l’élection
sentiment de rejet, voire de dégoût croissant présidentielle. Cette simple mesure, qui entre
pour la politique. dans les pouvoirs propres du Président et ne
La Ve  République est non seulement deve­ nécessite aucune réforme constitutionnelle, a
nue faible, elle tend à devenir dangereuse pour été recommandée par la commission Bartolone-
la démocratie même: en concentrant des pou- Winock en novembre 2015, qui n’en a pas tou-
voirs considérables entre les mains d’un Pré- tefois complètement mesuré la grande portée,
sident dont aucun pouvoir n’est en mesure de lui préférant l’institution du septennat non
mettre en cause la responsabilité, elle est sus- renouvelable.
ceptible de basculer rapidement dans un régime L’inversion du calendrier électoral entre les
d’exception attentatoire aux libertés, ce qu’elle législatives et les présidentielles aurait deux
a  d’ailleurs fait, on l’a trop oublié, pendant la vertus essentielles. Elle permettrait, tout d’abord,
guerre d’Algérie et immédiatement après. La de rendre à l’élection législative son rôle émi­
montée en puissance des populismes, la décré- nent. Ce serait pendant cette campagne et non
dibilisation croissante des offres politiques tra­ plus lors de l’élection présidentielle qui la sui-
ditionnelles font désormais planer la menace vrait deux à trois mois plus tard que seraient
d’une accession au pouvoir des extrêmes par la fixés les thèmes, les clivages et les actions
force de nos institutions. voulues par le peuple. Surtout, le Premier

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Nicolas Fourrier
Pour une évolution
sans Grand Soir

ministre, désigné par un Président en fin de long terme. Les personnes qui seraient portées
mandat sur la base de l’équilibre politique de la vers la fonction devraient pouvoir rassembler les
nouvelle Assemblée nationale, n’aurait aucun Français car jugées d’une haute autorité poli-
motif de présenter la démission de son gouver- tique et morale, sans être les porte-parole de
nement au président de la République ensuite partis politiques. À des titres divers, François
élu. La coutume de cette démission gouverne- Bayrou, Jean-Pierre Chevènement, Nicolas
mentale, si elle a été continûment appliquée Hulot, Christine Lagarde ou Hubert Védrine
depuis 1965, ne repose sur aucun texte et n’est correspondraient à ces profils. Les Premiers
que la démonstration de la prééminence prési- ministres, au contraire, seraient des bretteurs,

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dentielle sur l’ensemble des institutions. agents d’un changement économique et social
Une mutation fondamentale des institutions qu’ils devraient porter en domptant leur majo-
serait ainsi réalisée. Le Premier ministre tirerait rité parlementaire et en justifiant de leur action
sa légitimité non plus de la désignation prési- auprès du peuple, sous peine d’être renversés.
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dentielle mais de l’engagement de sa responsa- Une telle évolution serait nécessairement


bilité devant l’Assemblée nationale. Il serait le rejetée par ce qui reste de gaullistes en France.
porteur des réformes voulues par le peuple après Pour l’expression de la volonté générale et sa
le débat de la campagne électorale et sur la base traduction en actions politiques, elle redonne-
des équilibres politiques parlementaires. rait en effet un rôle éminent aux partis politiques,
Que resterait-il au président de la Répu- qui redeviendraient la matrice de formation des
blique? Des pouvoirs équivalents à ceux qu’il a programmes politiques et dont les alliances par-
su conserver pendant les périodes de cohabita- lementaires détermineraient les équilibres gou-
tion: la direction de la Politique étrangère et de vernementaux. Toutefois, elle serait porteuse de
la Défense nationale – pour lesquelles il aurait la progrès importants. Il n’y a qu’en France qu’on
prééminence sur les ministres dans la détermi- voit les partis politiques comme des instances
nation des actions à conduire –, un rôle maintenu diaboliques. Partout en Europe, il apparaît
de garant de l’autorité judiciaire à étendre aux nor­­­mal que ce soient les responsables des prin-
autorités de régulation plus récentes et un rôle cipaux partis qui deviennent les dirigeants du
d’arbitre du bon fonctionnement des pouvoirs pays sur la base d’alliances parlementaires. Cela
publics. Son pouvoir de dissolution de l’Assem- rend le gouvernement comptable auprès de ceux
blée nationale ne devrait ainsi plus être entendu qui l’ont élu et de leurs délégués parlementaires
que comme la sanction d’un mauvais fonction- des engagements pris, dont la trahison peut
nement institutionnel, par exemple s’il s’avérait entraîner la chute.
impossible de dégager des majorités stables de Un autre avantage d’un tel régime serait
gouvernement. d’être plus solide face à la montée des popu-
La portée de l’élection du président de la lismes. L’extrême droite en France – comme en
République en serait, à terme, modifiée. Les leur temps les communistes – ne peut espérer
sujets sur lesquels porterait son action devien- atteindre la majorité absolue à des élections par-
draient moins clivants politiquement (interna- lementaires. Seules les particularités du mode
tional, défense, justice, équilibre des institutions) de scrutin présidentiel à deux tours peuvent lui
et obéiraient à une perspective stratégique de faire entrevoir la possibilité d’accéder au pouvoir

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Philippe Raynaud
Ve République improbable,
VIe République impossible?

suprême. Si les détenteurs du pouvoir exécutif fait preuve de votre force mentale. Il ne vous
étaient choisis par le Parlement, le Front natio­ sera pas demandé d’aller jusqu’à vous laisser
­nal devrait perdre toute prétention à gagner seul mourir de faim mais simplement de renoncer à
les élections. Soit il resterait dans une disposi- la tentation de rechercher votre réélection, puis
tion d’esprit «seul contre tous», mais elle lui de provoquer des élections législatives antici-
interdirait tout accès au pouvoir, soit il devrait pées en février 2017 car «quand Lycurgue
accepter de devenir une force d’appoint – consé- donna des lois à sa patrie, il commença par
quente, certes, mais minoritaire – de gouver­ abdiquer sa royauté  2». Ainsi pourrez-vous rendre
nements conservateurs de coalition, un peu au peuple le contrôle sur ses gouvernants qu’il

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comme la ligue du Nord, avec Berlusconi. n’aurait jamais dû perdre.
Il reste à ce qu’un président de la Répu-
blique fasse œuvre de législateur et «recoure à Nicolas Fourrier.
une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraî­
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­ner sans violence et persuader sans convaincre  1»


le peuple de la nécessité d’une telle réforme ins-
titutionnelle. Pour cela, il faudra qu’il affirme
trois fortes décisions. La première sera, après Philippe Raynaud
avoir dissous l’Assemblée nationale et provoqué
de nouvelles élections en février 2017, de Ve République improbable,
nommer le Premier ministre issu de la majorité VIe République impossible?
et de le laisser, seul, former son gouvernement
pour lequel il s’engagera auprès de la représen-
tation nationale. La deuxième sera, préalable- Les questions posées par Le Débat sont évi-
ment à la nomination du Premier ministre, de demment les bonnes, car elles mettent en
s’assurer que celui-ci ne déposera pas sa neuve lumière ce qui est sans doute le point le plus
légitimité auprès du nouveau Président issu de important de la période que nous vivons: l’épui-
l’élection de mai 2017, mais continuera d’as- sement de ce que, dans les années 1980, de
surer la politique pour laquelle il a été élu. La bons esprits avaient appelé «la République du
troisième, et sans doute la plus difficile, sera centre».
qu’il renonce à participer à l’élection présiden- Le consensus sur le régime était, en effet,
tielle, afin d’assurer la continuité des institutions inséparable d’un consensus plus large sur les
vers la nouvelle forme qui leur serait donnée. «valeurs» de la République et, surtout, sur la
Monsieur le président de la République, il nature des choix offerts aux électeurs lors des
vous reste une occasion unique de rester dans grandes élections décisives, législatives ou parle-
l’histoire en étant notre Lycurgue, celui qui mentaires. La Ve République avait fini par res-
nous rendrait des institutions plus démocra- sembler à ce que, de Maurice Duverger à Olivier
tiques, éloignant les loups qui hurlent à nos
portes. Vous avez déjà démontré que pour
1.  Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social ou Principes
accéder au pouvoir vous saviez contrarier votre du droit politique, livre II, chapitre VII.
appétit et, par votre amaigrissement soudain, 2.  Ibid.

Philippe Raynaud est professeur de sciences politiques à


l’université de Paris-II. Il a récemment publié La Politesse des
Lumières. Les lois, les mœurs, les manières (Gallimard, 2013).

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Philippe Raynaud
Ve République improbable,
VIe République impossible?

Duhamel, les constitutionnalistes les plus «poli- ment du communisme) semblait confirmer la
tiques» avaient depuis longtemps reconnu en légitimité supérieure; le consensus dont faisait
elle: un régime certes marqué par une histoire l’objet une Ve République rénovée montrait que,
originale, mais qui traduisait des évolutions com­­ en touchant «au port de la stabilité constitution-
munes des grandes démocraties, dans lesquelles nelle, après une histoire agitée», les Français
le bon fonctionnement des institutions parle- prenaient part à un grand courant historique de
mentaires n’empêche ni la personnalisation du généralisation et de stabilisation de la démo-
pouvoir ni la domination de fait du pouvoir exé- cratie libérale.
cutif. L’alternance de 1981 n’avait pas débouché Après avoir accompagné la modernisation

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sur un bouleversement, mais sur le renoncement «technocratique» de la France, la Ve République
de la gauche à ses projets les plus radicaux, et a donc pu sembler adaptée à sa modernisation
elle n’avait d’ailleurs été possible que lorsque «libérale» et la question est aujourd’hui de savoir
le  parti communiste avait paru suffisamment si elle peut encore répondre aux nouveaux défis
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affaibli pour que l’on puisse parier sur une cer- qui se posent dans un monde où, en France plus
taine modération du Parti socialiste au pouvoir. encore qu’ailleurs, le «libéralisme», dans ses
Comme la réélection de François Mitterrand en ­différentes composantes économiques, politiques
1988, deux ans après la défaite de la gauche aux et culturelles, est objet de méfiance dans de
législatives, pouvait elle-même apparaître comme larges secteurs de l’opinion. Pour répondre à
une réponse compréhensible à une droite trop cette question, il me semble qu’il faut s’inter-
radicale, le régime pouvait revenir sans risque roger sur le devenir des mécanismes politiques
majeur au scrutin majoritaire à deux tours après qui sous-tendent le fonctionnement du régime
le bref intermède de 1986: la France, comme et qui, même s’ils n’étaient pas inscrits dans le
aimait à le dire Maurice Duverger, voulait certes texte constitutionnel de 1958, participent néan-
être «gouvernée au centre», mais cela n’impli- moins à l’«esprit» de la Constitution. Deux traits
quait nullement qu’elle fût gouvernée «par le de notre régime me paraissent ici décisifs. Le
centre», dès lors que le mécanisme majoritaire premier est évident: c’est l’élection du président
faisait des électeurs les plus modérés les arbitres de la République au suffrage universel, dont une
du conflit entre les deux blocs partisans. Last but métaphore d’ailleurs inadaptée fait la «clé de
not least, la normalisation du système politique voûte» du régime. Le second, qui relève théo­
français se marquait également par l’acceptation riquement de la loi mais est, en réalité, très
progressive, par les électeurs comme par les difficile à modifier, est le fait que la compétition
élus, du contrôle de constitutionnalité, dont politique vise l’alternance dans le cadre d’un
l’établissement avait représenté une rupture évi- mode de scrutin d’ailleurs original (majoritaire à
dente avec la «tradition républicaine», mais dont deux tours).
l’extension progressive allait évidemment très
au-delà de ce qu’avaient prévu les constituants Heurs et malheurs
de 1958. La France entrait (enfin?) dans le du «présidentialisme majoritaire»
régime de l’«État de droit», dont l’évolution
ultérieure de toutes les démocraties (y compris Les buts de la réforme de 1962 sont suffisam­
celles qui allaient naître à l’Est après l’effondre- ment connus, de même que la querelle sur la

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constitutionnalité du recours à l’article 11 pour score obtenu alors par de Gaulle (45  %) a de
la faire aboutir, pour que l’on se dispense ici de quoi faire rêver les candidats potentiels d’au-
rappeler pourquoi, dans l’esprit de son fonda- jourd’hui, le simple fait de devoir affronter un
teur, cette réforme était un aboutissement logique deuxième tour suggère que le «Président de tous
et nécessaire de la rénovation commencée en les Français» est l’élu d’une partie de la France,
1958. Mais on doit remarquer que, si elle a bien dont tous les choix, même les plus fondamen-
permis de pérenniser l’hégémonie du pouvoir taux, pourront être remis en question dans le
exécutif dans les institutions, cette réforme a cadre même du régime. L’évolution se confirme
très rapidement été suivie d’une inflexion déci- lors des élections législatives de 1967, gagnées

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sive de la pratique présidentielle. Entre 1958 et de justesse, et elle éclate au grand jour dans la
1962, le général de Gaulle a sans aucun doute manière dont est résolue la crise de 1968, au
réussi à incarner un nouveau type de pouvoir, cours de laquelle la stratégie proposée par
que sa légitimité charismatique n’empêchait pas Georges Pompidou ne l’a emporté que parce
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d’agir dans un cadre légal, et qui pouvait trancher que les moyens «gaullistes» traditionnels étaient
des questions importantes en s’appuyant sur à l’évidence risqués. De Gaulle aurait voulu
le soutien direct du «peuple», indépendamment mettre fin à la crise par un référendum sur la
des clivages politiques usuels. Ce soutien, qui «participation» qui aurait montré à la fois le
s’est exprimé notamment dans les référendums soutien du peuple à une «vraie» politique de
successifs qui ont permis de mettre fin à la réforme répondant à la crise de civilisation mani­­
guerre d’Algérie d’une manière très différente festée par les troubles de 1968 et son refus de la
de ce que souhaitaient la plupart des protago- «chienlit», mais l’annonce de ce vote avait suffi
nistes de la crise de 1958, a alimenté une accu- à réveiller les ambitions de vieux adversaires de
sation, largement injuste, de «bonapartisme» la Ve République comme Mitterrand et Mendès
contre le général de Gaulle, mais il a finalement France et, surtout, son issue était suffisamment
facilité une transformation considérable de la incertaine pour que, finalement, de Gaulle
société française, dont rien ne permet de dire ­choisisse de dissoudre l’Assemblée nationale.
qu’elle aurait pu être aussi aisément accomplie Les élections de juin furent apparemment un
dans un autre cadre institutionnel. triomphe, mais celui-ci ne suffit pas à redonner
Or, c’est précisément ce mode de gouverne- au chef de l’État une assise comparable à celle
ment qui va progressivement disparaître après dont il avait joui dans les premières années de la
l’élection présidentielle de 1965, qui, nonobs- Ve République; un nouveau référendum – perdu
tant l’increvable rhétorique de la «rencontre – en 1969 mit fin aux incertitudes en provo-
entre un homme et un peuple», fait du chef de quant la démission du Général, tout en manifes-
l’État le vainqueur d’une compétition électorale tant la résistance du Sénat et en montrant ainsi
qu’il aurait pu ne pas gagner et qui va devoir de que la naissance de la Ve République n’avait pas
plus en plus s’appuyer sur une majorité parle- suffi à faire disparaître des éléments majeurs
mentaire dont le soutien n’est pas nécessai­ des Constitutions précédentes, ni à donner une
rement unanime, et pas simplement sur le consistance constitutionnelle aux vues sociales
«peuple». La chose est en fait claire dès le soir ou sociétales de son fondateur: la «participation»
du premier tour de l’élection de 1965 car, si le restait cantonnée dans les limites du «plan» et le

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VIe République impossible?

Sénat restait une deuxième Chambre classique. l’élection présidentielle l’élection décisive, mais
L’élection de Georges Pompidou entérina une elle n’a évidemment pas suffi à régler le pro-
vision à la fois présidentialiste et majoritaire du blème ouvert par la réforme de 1962: l’«homme
régime, qui avait résisté à la crise de 1968 mais du pays» ne devait pas seulement «incarner»
qui entrait résolument dans une phase nouvelle, mais aussi gouverner, et il ne pouvait le faire que
plus prosaïque, au cours de laquelle l’essentiel grâce au «fait majoritaire».
des pouvoirs du Président restait sauvegardé,
mais où celui-ci n’avait plus guère de légitimité La loi électorale
charismatique. et la Constitution

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Cette évolution tranchait aussi une querelle
académique un peu formelle entre ceux qui La place de la loi électorale dans le régime
voyaient dans la Ve  République un «régime politique de la France illustre un paradoxe fré-
semi-présidentiel» et ceux qui la considéraient quent dans les démocraties modernes: alors que
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comme un «régime semi-parlementaire»: le l’organisation du vote a une influence décisive


régime était «présidentialiste» plutôt que «prési- sur les institutions et sur la vie politique, elle
dentiel» parce qu’il donnait au Président fran- relève de la loi et non de la Constitution. En fait,
çais des pouvoirs plus importants que ceux du on sait très bien que le changement de loi élec-
Président américain, mais le chef de l’État ne torale est un aspect très important de la rupture
pouvait exercer pleinement ces pouvoirs que de 1958, qui conduit, pour les élections déci-
sous la condition de disposer d’une majorité sives, à l’abandon du système de la propor­
parlementaire. Les expériences de «cohabita- tionnelle, combinée aux «apparentements» au
tion» ont finalement montré que le régime était bénéfice de ce mode de scrutin très «français»
susceptible de deux interprétations très éloignées, qu’est le scrutin majoritaire à deux tours. L’ar-
qui correspondent d’ailleurs assez largement gument essentiel en faveur de ce changement
aux hypothèses avancées dès 1959 par Georges repose sur sa capacité supposée à renforcer le
Burdeau et Maurice Duverger  3. Dans le cas où pouvoir du citoyen en limitant le poids des
le Président dispose d’une majorité, les méca- partis dans la sélection des candidats éligibles et,
nismes du «parlementarisme rationalisé» lui surtout, dans la formation des alliances. En fait,
assurent une hégémonie tranquille qui lui permet le retour au scrutin majoritaire à deux tours ne
de se concentrer sur la «grande politique» et qui doit pas faire oublier que les législateurs de 1958
ouvre un large champ au «pouvoir d’État»; la avaient à résoudre le même problème fonda-
cohabitation, de son côté, fait apparaître la com- mental que ceux de la IVe République, celui de
posante «orléaniste» du régime, dans la mesure l’importance en France d’un parti – le Parti
où le Premier ministre n’y réussit jamais à communiste français – qui occupait une place
réduire le Président à une pure fonction symbo- importante dans le système politique et qui avait
lique. Le choix du quinquennat visait principa-
lement à surmonter cette ambiguïté en réduisant 3.  Voir leurs contributions au numéro 9 de 1959 de la
les risques de cohabitation et cette réforme trop Revue française de science politique, rééd. dans Naissance de la
Cinquième République. Analyse de la Constitution par la Revue
décriée a eu au moins le mérite de simplifier le française de science politique en 1959, Presses de Sciences Po,
choix démocratique en faisant clairement de 1990.

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une position évidente sur l’axe droite-gauche, d’appoint. Le schéma esquissé par Maurice
mais qu’il était impossible d’intégrer dans une Duverger et développé par Olivier Duhamel
coalition gouvernante. La IVe République réglait devient hautement vraisemblable: la vie poli-
le problème par la «concentration» de forces tique devrait s’organiser autour d’un présiden­
hétérogènes, ce qui excluait toute possibilité tialisme majoritaire tempéré par les progrès de
d’alternance; le retour à un scrutin majoritaire l’État de droit, dans le cadre d’une alternance
impliquait des alliances cohérentes, mais il est entre deux blocs bipartisans (le «quadrille bipo-
clair que, dans les conditions de 1958, il n’était laire» de Duverger) que la nécessité de gagner
que théoriquement favorable à l’alternance les électeurs hésitants contraindrait à la modéra-

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puisque la grande majorité des électeurs souhai- tion. Cette évolution paraît d’autant plus pro-
tait l’exclusion des communistes. bable qu’elle semble adaptée aux transformations
En fait, les gaullistes et leurs alliés ont sociales et «sociétales» des Trente Glorieuses,
bénéficié pendant plus de vingt ans d’une rente qui ont vu l’émergence d’une classe moyenne
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de situation qui a sans doute facilité leur action nouvelle susceptible de devenir le vecteur de
gouvernementale mais qui a favorisé chez eux la  «modernisation» revendiquée par la gauche
une illusion durable qui les conduisait à se croire comme par la droite. Les conditions sont donc
naturellement voués à gouverner la France et réunies pour un «réalignement» qui devrait ins-
à  méconnaître le fait que la gauche y est sur taller le système partisan requis par cette période
la  longue durée culturellement hégémonique. nouvelle, mais c’est précisément là que le scé-
Invers­ement, comme l’avait très bien vu nario commence à déraper pour des raisons qui
Raymond Aron, le choix de l’Union de la gauche ont été parfaitement analysées dans le remar-
comme stratégie d’accès au pouvoir était inscrit quable ouvrage que Pierre Martin a consacré
d’avance dans le maintien du scrutin majoritaire aux «évolutions électorales»  4. En fait, le réali-
à deux tours, ce qui suffit à expliquer la poli- gnement qui s’accomplit dans les années 1980
tique de François Mitterrand. On crédite volon- ne produit pas seulement deux blocs compa-
tiers celui-ci du fait d’avoir accéléré le déclin du rables susceptibles d’alterner au pouvoir (et
parti communiste à travers l’Union de la gauche, d’évoluer dans un sens bipartisan  5), car il s’ac-
mais ce récit glorieux n’est qu’une demi-vérité: compagne de la montée d’un «tiers-parti» issu
on peut aussi bien dire que c’est parce que le de l’extrême droite, que, pour diverses raisons,
parti communiste était affaibli que Mitterrand a la droite va être incapable de réduire et qui va
fini par gagner en 1981, alors que la surenchère devenir le pôle à partir duquel les «partis de
communiste avait encore, contre toute attente, gouvernement» vont peu à peu se définir. On se
fait perdre à la gauche les législatives de trouve finalement dans une situation assez clas-
1978. sique, qui nous ramène paradoxalement à un
La légitimité de la Ve République atteint son
zénith après le tournant de 1983-1984, lorsqu’il
4.  Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales. La
devient clair que, sans l’avouer clairement, le théorie des réalignements revisitée, Presses de Sciences Po,
Parti socialiste a définitivement renoncé à la 2001.
5.  Gérard Grunberg et Florence Haegel, La France vers
«rupture avec le capitalisme» et que le parti le bipartisme? La présidentialisation du PS et de l’UMP, Presses
communiste se trouve réduit au rang de force de Sciences Po, 2007.

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schéma typique de la tradition républicaine: «système». Ces conditions ne sont plus réunies
l’exclusion de la droite radicale place le centre aujourd’hui dès lors que le Front national
de gravité de la politique française au centre «dédiabolisé» s’installe dans le paysage en attei-
gauche, sous hégémonie culturelle de la gauche gnant régulièrement des scores qui interdisent
modérée, mais dans le cadre général d’une poli- de réduire la vie politique à la compétition entre
tique économique et sociale acceptable pour le les «partis de gouvernement». Cette situation
centre droit. Cette configuration paraît néan- est le fruit de la stratégie suivie par Marine
moins injuste à une partie de la droite, parce Le Pen, qui a permis à son parti de se détacher
qu’elle implique une asymétrie entre l’extrême des aspects les plus choquants de l’héritage de

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droite et l’extrême gauche qui donne à la gauche l’extrême droite (la nostalgie de l’État français
un avantage structurel: alors que l’alliance avec ou de la Collaboration, le catholicisme intégriste
le Front national est interdite, le parti commu- ou, au contraire, le «paganisme» plus ou moins
niste reste une composante naturelle de la gauche nazi) en éliminant, notamment, toute manifes-
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«unie» ou «plurielle» et il parvient pendant tation visible d’antisémitisme; elle est, surtout,
longtemps à garder un groupe parlementaire le fruit de l’incapacité des partis classiques à
quand le Front national peine à obtenir un ou répondre à des inquiétudes et à des insatisfac-
deux députés tout en ayant plus de suffrages. tions dont l’évolution générale des démocraties
Cette analyse, qui conduit à mettre en question européennes – et des États-Unis – montre bien
le scrutin majoritaire à deux tours, a l’inconvé- qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec l’«idéo­­
nient de méconnaître le fait que, quels que logie française» ou avec l’héritage colonial.
soient ses défauts, celui-ci a le mérite de mesurer Inversement, les dernières élections municipales
ce que l’on peut appeler «l’intensité du rejet» et régionales ont montré que les progrès du
dont les différents partis font l’objet: si le Front Front national ne sont pas (encore?) suffisants
national n’a pas d’élus quand les communistes pour créer les conditions d’une recomposition
en ont, c’est parce que, à tort ou à raison, les des alliances: nous ne savons pas si un nouveau
électeurs de la gauche non communiste acceptent réalignement aura lieu mais il y a de bonnes
de reporter leurs voix sur ces derniers, alors que raisons de croire que le système électoral en
la majorité de ceux de la droite modérée refuse vigueur dans les deux élections décisives aura de
l’alliance avec «l’extrême droite». plus en plus de peine à exprimer les nouveaux
Le réalignement des années 1980 reposait clivages de la politique française.
donc sur trois piliers: il fallait que le clivage
droite / gauche soit suffisamment clair pour ✧
donner sens à la vie politique, ce qui impliquait
que les politiques suivies par chacun des deux Nous devons sans doute nous résigner à ce
camps soient à la fois satisfaisantes pour leurs que la Ve République ne soit pas la «forme enfin
partisans et acceptables pour leurs adversaires et trouvée» que la démocratie française attend
il fallait, surtout, que le Front national reste un depuis la Révolution, mais cela ne signifie pas
parti marginal, capable d’exprimer les mauvais pour autant que la France soit prête à un chan-
sentiments d’une partie de la population sans gement de régime qu’aucune force politique
apparaître comme une alternative plausible au significative ne désire véritablement; il est en

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Nicolas Roussellier
Élargir le débat
constitutionnel

tout cas très remarquable que les procureurs les «techniques» qui concernent le régime politique
plus véhéments du «système» (Marine Le  Pen dans lequel il vit. Elle démontre aussi l’existence
ou, dans un genre différent, François Bayrou et de nouvelles attitudes: le débat sur nos institu-
Bruno Lemaire) et les avocats enflammés de la tions sort du cercle confiné des revues juri-
VIe  République (Arnaud Montebourg et Jean- diques; il nourrit le débat politique dans son
Luc Mélenchon) aient une stratégie essentielle- ensemble. Il est même en train d’acquérir ce
ment présidentielle  6. On peut, en revanche, que l’on pourrait appeler une forme d’existence
envisager que les difficultés du système actuel et sociale.
la convergence d’intérêts entre les forces cen- Prenez, par exemple, le 49.3. Cet article de

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tristes et les courants extrémistes conduisent à la Constitution a une longue histoire derrière lui
envisager une réforme électorale d’envergure. (celle du «parlementarisme rationalisé») et il relève
Dans certaines conditions, le retour à un scrutin de la cuisine, ô combien compliquée, des rela-
fondamentalement proportionnel (qui ferait tions entre l’Exécutif et le Législatif. Pourtant,
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plus qu’«instiller une dose de proportionnelle») si vous le placez au cœur d’un conflit politique
peut apparaître comme le moyen de libérer les et social, comme ce fut le cas au cours du prin-
forces centrales de leur dépendance à l’égard temps 2016, il devient alors tout à fait compré-
des partis extrêmes tout en assurant la représen- hensible. Tout le monde peut voir en quoi il a
tation des électeurs de ces derniers. La Ve Répu- été utile et même «providentiel» pour le
blique survivra peut-être en réinventant les ­gouvernement. Ou, à l’inverse, pourquoi il est
procédés de la IVe. apparu insupportable aux yeux des opposants
à  la loi travail. On a pu saisir le 49.3, si je
Philippe Raynaud. puis  dire, dans sa nudité même. Instrument
d’efficacité gouvernementale, d’un côté: une
réforme voulue par le président de la Répu-
blique ne doit pas être empêchée par une obs-
truction ou une division du Parlement. Mais
Nicolas Roussellier instrument de réduction et même de cruauté
parlementaire, de l’autre: une «loi» peut être
Élargir le débat imposée au corps social sans passer par l’épreuve
constitutionnel de la discussion. C’est l’action plutôt que le
débat. Placé au cœur d’une séquence de fronde
qui a miné la majorité socialiste et d’un mou­
L’existence d’une discussion publique sur le vement qui a mobilisé plusieurs syndicats, le
sort de notre Constitution est un spectacle qui 49.3 a donc acquis une épaisseur publique,
devrait nous réjouir avant toute autre considéra- une «vérité» sociale, qu’il n’avait probablement
tion. La discussion est certes difficile et elle sera
probablement source de malentendus, mais elle 6.  Pour une critique profonde, mesurée et rigoureuse
est à coup sûr salutaire. Elle dément cette idée des modalités actuelles de l’élection présidentielle, voir
Pierre Avril, «Les primaires: un affaiblissement de la démo-
paresseuse que le citoyen ordinaire n’est ni dési- cratie?», dans Pouvoirs, n° 154, Les primaires, septembre
reux ni capable de s’intéresser aux questions 2015, pp. 133-142.

Nicolas Roussellier enseigne l’histoire politique à


Sciences-Po. Il a récemment publié La Force de gouverner. Le
pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècle (Gallimard, 2015).

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Nicolas Roussellier
Élargir le débat
constitutionnel

jamais eue jusqu’à ce moment. Il est sorti de du «comment faire» apparaît à nouveau comme
sa  spécialité juridique. Sa justification (gou- une dimension incontournable du «que faire».
verner à tout prix) comme ses effets pervers (le C’est ici, cependant, que les difficultés sur-
manque de légitimité démocratique d’une loi gissent. Car, si le débat constitutionnel existe,
ainsi «votée») sont devenus presque transpa- les groupes et les inspirations qui l’animent sont
rents. Le 49.3 est maintenant définitivement issus d’horizons très divers et souvent opposés.
jeté dans l’arène du débat public. Ajouté à Comme dans la France radicale et boulangiste
d’autres questions comme celle du quinquennat, des années 1880 qui pensait «révision» de la
du rattachement des élections législatives à Constitution (le jeune Jaurès compris), comme

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l’élection présidentielle ou de la raison d’être du dans la France du début des années 1930 avec
Premier ministre, il fait vivre dans la France des ses ligues d’extrême droite, ses Jeunes Turcs
années  2000 et 2010 un débat constitutionnel radicaux (dont Mendès) et ses néo-socialistes,
qui n’avait peut-être jamais été aussi «popu- les débats constitutionnels n’offrent pour le
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laire», jamais aussi accessible. Encore une fois, moment aucune cohérence tangible, si ce n’est
on doit s’en réjouir. Une société politique qui celle d’être le symptôme d’une insatisfaction de
intègre dans la discussion publique le fonction- plus en plus généralisée. Pour la première fois
nement ou le dysfonctionnement de ses pou- dans l’histoire de la Ve République, se trouvent
voirs publics est une société qui résiste à la ainsi mêlés, sur le même terrain du doute consti-
tentation du fétichisme constitutionnel (de style tutionnel, des courants de la gauche et des cou-
américain). Ce n’est pas une société en crise, rants de la droite. Les premiers veulent faire
mais une société qui refuse de se laisser dessaisir revivre les vertus de la démocratie «délibérative»
d’un de ses principaux instruments de réflexion (par le Parlement rénové ou par des formes de
sur elle-même. participation citoyenne). Les seconds ont été
L’existence de l’ensemble de ces doutes marqués par les difficultés rencontrées lors des
sur  l’état de nos institutions a donc une vertu expériences au pouvoir (stagnation sous Chirac,
essentielle. Elle oblige les acteurs publics et, échec sous Sarkozy). Pour faire simple, des
notamment, les futurs candidats à l’élection pré- «néo-mendésistes» se retrouvent sur le même
sidentielle à prendre position sur la question des terrain de questionnement que des «néo-gaul-
moyens et des méthodes. Et à ne pas recom- listes». Le bruit que font les premiers démontre
mencer le bal des promesses sans avoir à s’en- que le supposé «ancrage» de la gauche dans les
gager, au préalable, sur les manières de les institutions de la Ve République n’a jamais été
accomplir. Il y a, donc dans la situation pré- aussi total ni aussi profond qu’on ne l’a trop
sente, une sorte de pression sociale, une forme souvent répété. En gros, le goût du pouvoir de
d’obligation politique à se saisir des questions Mitterrand et, surtout, le goût de se prolonger
qui touchent à la Constitution. L’obligation au pouvoir n’ont pas pu masquer l’existence de
d’exposer les moyens de «faire» pour rendre cré- doutes sur la compatibilité d’origine entre la
dible ce que l’on se promet d’accomplir. Signe gauche et la nature de la Ve. De l’autre côté,
de maturité. Au lieu de continuer à croire aux l’existence des «néo-gaullistes» tend à montrer
effets magiques de nos institutions – leur soli- que les révisions intervenues depuis 2000, dou-
dité, leur stabilité, leur efficacité –, la question blées de la perception de phénomènes jugés

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Nicolas Roussellier
Élargir le débat
constitutionnel

encore plus inquiétants (le déclin de l’État et la à petite puissance et en respectant les autres ins-
réduction des moyens de souveraineté natio- titutions (notamment le Parlement) a finalement
nale), ont plutôt servi à donner aux gaullistes le débouché sur la nécessité de répondre à une
sentiment d’avoir perdu «leur» Ve  République «demande» d’incarnation et à un surcroît de
que d’avoir su la rénover et la relancer. Se «régalien», à renier ce que l’on avait cru d’abord
retrouvent ainsi dans le même concert d’inquié- possible. L’«hyper-Président» comme le «Pré-
tudes les orphelins de la gauche (celle qui n’a sident normal» ont donc tous les deux échoué.
jamais accepté «ontologiquement» le régime né Du coup, les interrogations touchent le cœur
en 1958) et les orphelins de la Ve République, de la question présidentielle. Soit l’on constate

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époque enchantée, quand la «force de gou- que la «force de gouverner» n’est plus ce qu’elle
verner» rimait avec l’efficacité de l’État et une était, que le présidentialisme gaullien est en crise
souveraineté nationale clairement assumée. et qu’il s’agit de retrouver l’équation enchantée
Cet ensemble de perplexités est aussi le reflet des années 1960-1980 qui avait su allier autorité
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de la confusion qui règne sur la manière d’ap- et efficacité. On peut être alors tenté de faire
préhender la «question présidentielle». Car le passer la Ve  République en position de surré-
Président, «clef de voûte» du régime, est bien gime; de prévoir, par exemple, un usage débridé
devenu, aujourd’hui, «la» question centrale. Dans des ordonnances en cas de retour au pouvoir en
les années 1930, tout le monde critiquait la 2017. Soit l’on part du même constat de crise
République en s’attaquant à son Parlement. Les mais pour en déduire tout autre chose: pour
uns cherchaient à le rénover de l’intérieur par contester le logiciel d’origine de la Ve. On
des moyens d’autodiscipline (via des partis poli- «profite» en quelque sorte des difficultés pré-
tiques modernes), les autres attendaient le salut sentes pour proposer le redéploiement de la
d’une contrainte extérieure (le chef de l’État démocratie délibérative. Les deux perspectives
«indépendant» décrit par de Gaulle dans le sont, on le voit, diamétralement opposées. Face
­discours de Bayeux). Aujourd’hui, le Président à une France considérée comme «irréformable»,
est devenu, à son tour, la cible de nombreuses le néo-gaullisme peut avoir la tentation de ren-
critiques. Une sorte d’anti-présidentialisme est forcer le présidentialisme avec le risque de
en train de se substituer à l’ancien anti-parlemen­­­ creuser encore plus le déficit démocratique de la
tarisme. Mais que reproche-t-on, exactement, Ve. Face aux déboires du présidentialisme quin-
au Président? D’en faire trop ou pas assez? quennal, le néo-mendésisme peut avoir la noble
D’avoir trop de force ou trop peu d’efficacité? ambition morale de démocratiser le régime mais
Ici, la confusion semble régner dans de nombreux en prenant le risque d’affaiblir la «force de gou-
esprits. En témoigne le succès rencontré par verner», c’est-à-dire de diminuer la capacité à
l’expression «hyper-présidence» sous le mandat agir de l’Exécutif à un moment où les difficultés
de Nicolas Sarkozy. Elle a été utilisée pour criti- économiques, les menaces de sécurité extérieure
quer la concentration exagérée des pouvoirs du et intérieure, les fragilités de toutes sortes de la
Président mais aussi pour signifier la petitesse société française s’accumulent.
des résultats obtenus. La formule «présidence Il me paraît difficile et prématuré de dresser
normale» associée au nom de François Hollande aujourd’hui une liste de nouvelles «recettes»
n’a pas été moins ambiguë. ­Prétendre gouverner constitutionnelles. La priorité ne me semble pas

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Nicolas Roussellier
Élargir le débat
constitutionnel

être au «que faut-il réviser dans la Constitution» blicains puis radicaux, socialistes et communistes
mais plutôt à «quel cadre de référence faut-il communiaient tous dans une «foi» consti­tution­
privilégier?». De ce point de vue, notre débat nelle. La Constitution, dotée d’une capacité
présente des différences radicales avec ses pré- propre était en mesure d’armer le pouvoir poli-
décesseurs du XIXe et du XXe  siècle. D’abord, tique. La République du Parlement, à partir des
parce que l’on ne peut plus privilégier le cadre années 1880, avait pu bouleverser la société
national ou le cadre strictement national. En française, par exemple avec sa politique de laïci-
1875 ou en 1958, on pouvait faire comme si sation. On a eu tort de la prendre pour un régime
les  institutions allaient dicter des règles et des faible: elle a été, à sa manière, un exemple de la

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méthodes pour la totalité des décisions publiques force que peut déployer le politique. La Répu-
qui seraient prises en France, par la France et blique du Président dans les années 1960 a
pour la France. Le sport national qui consistait imposé la modernisation de l’appareil écono-
à rechercher la «bonne» Constitution pouvait mique en utilisant tous les instruments de l’Exé-
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continuer de rouler sous les mêmes expres- cutif moderne. Elle a été une illustration plus
sions de «souveraineté nationale», de «puissance spectaculaire encore de la force du politique.
publique», d’«État», d’«indépendance» et de Mais, aujourd’hui, la croyance dans le cons­
«grandeur». Mais, aujourd’hui, avec le poids titutionnalisme ne peut plus être la même. Qui
pris par l’Union européenne, ce n’est évidem- peut croire que la mise en forme de pouvoirs
ment plus le cas. La production des normes et juridiques classiques, que l’on dresserait dans
l’encadrement des politiques publiques ne se une liste d’articles et d’alinéas, serait suffisante
font plus à la seule échelle du pays. Se limiter à pour assurer la «force du politique» face aux
un débat constitutionnel de type national, c’est formes prises par les puissances économiques et
donc se tromper de cible. Rester dans notre bac financières? Pourquoi s’évertuer à fabriquer une
à sable franco-français pour construire une Constitution au sens classique du terme si c’est
VIe  République ou bien espérer revenir à une pour déboucher sur un tigre de papier? Que ce
«vraie» Ve me paraît d’ores et déjà dépassé. Le «tigre» soit baptisé Ve  République «bis» ou
débat doit donc viser la Constitution politique VIe République, quelle importance finalement?
de l’Union européenne plutôt que la Constitu- Là aussi, le débat constitutionnel tel qu’il s’est
tion nationale, même si cela doit ajouter un ouvert depuis quelques années ne doit pas
­surcroît de complexité. Sinon les efforts seraient se  tromper de cadre de référence. Il est, par
vains. On n’aurait fait que succomber aux exemple, plus important de repenser de fond en
vices  et aux délices du constitutionnalisme comble le modèle d’organisation du Parlement
franco-français. (trop archaïque) et les moyens experts qui lui
Il y a cependant plus grave. Si l’on se réfère sont accordés (beaucoup trop chiches) plutôt
aux exemples de 1875, de 1946 ou de 1958, la que de se contenter d’un bricolage des règles
discussion constitutionnelle supposait toujours juridiques dans l’espoir de rééquilibrer les
la force de la future Constitution. Les différents institutions.
constituants étaient tous d’accord pour armer le
plus fortement possible le régime politique de ✧
leur choix. Monarchistes, bonapartistes, répu-

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Jérôme Sainte-Marie
Système électoral
et changement démocratique

Se réjouir de l’existence d’un débat constitu- Une tripartition électorale aberrante


tionnel ne suffit donc pas. Il faut aussi, impéra- mais déjà ancienne
tivement, en repenser le cadre et la portée. Il
faut l’élargir et même, dans un certain sens, le La codification binaire de notre vie politique
radicaliser. Il faut sortir du cadre national d’un semble avoir été un des grands projets de la
côté, aller au-delà du constitutionnalisme clas- Constitution de 1958. Le cadre institutionnel
sique de l’autre. du suffrage y est conçu, tel un jardin à la fran-
çaise, sur des effets de symétrie, dont le recours
Nicolas Roussellier. au référendum est l’apothéose. Autant sous le

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régime précédent les combinaisons parlemen-
taires les plus complexes pouvaient intervenir,
au point que l’électeur éprouvait parfois le sen-
timent d’un détournement de son vote, autant
Jérôme Sainte-Marie
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sous la Ve République le mode de scrutin favo-


risa une claire distinction entre la majorité et
Le système électoral l’opposition. Se superposèrent ainsi rapidement
et le changement démocratique la majorité parlementaire, c’est-à-dire la coali-
tion ayant remporté les élections législatives, et
la majorité gouvernementale, c’est-à-dire les
«Le système électoral que certains n’ont pas députés soutenant le Premier ministre  2. L’élec-
voulu modifier, soi-disant pour barrer la route tion du chef de l’État au suffrage universel permit
au Front national, est en train de se retourner et ensuite de couronner l’édifice avec la majorité
va devenir une arme contre la gauche dans la présidentielle issue du second tour. Durant les
prochaine élection législative  1.» Quelles qu’en deux premières décennies du régime, le système
soient les motivations, cette phrase d’un prati- partisan sembla se conformer à ce dispositif, en
cien du jeu politique, le secrétaire national du formant deux vastes coalitions, renforçant à son
parti communiste, Pierre Laurent, décrit en peu tour, notamment à partir de l’alternance de
de mots l’immense renversement que menacent 1981, la stabilité du régime. C’est ainsi que l’on
de provoquer les scrutins de 2017. Il s’agit donc confondit le clivage structurel de notre organisa-
non plus seulement d’analyser la crise politique tion démocratique, entre la majorité et l’oppo­
que traverse le pays, mais aussi d’envisager sa sition, avec le clivage culturel entre la gauche et
résolution rapide. Dans le rapport dialectique la droite. Ce dernier en fut essentialisé, malgré
qu’entretiennent l’activité démocratique et le l’évidente hétérogénéité idéologique au sein de
cadre institutionnel où elle se déploie, la sortie chacune des deux grandes coalitions.
de crise la plus vraisemblable, à système élec- Ce bel ordonnancement vacille au milieu des
toral inchangé, est aujourd’hui une mutation années 1980, lorsque se produit un important
profonde du clivage gauche-droite, voire son
remplacement. 1.  Déclaration lors d’un débat télévisé sur LCP/AN, le
6 juillet 2016.
2.  Dominique Chagnollaud, Jean-Louis Quermonne,
La Ve République, Librairie Arthème Fayard, 1996.

Jérôme Sainte-Marie est président de la société d’études


et de conseil Pollingvox. Il a récemment publié Le Nouvel
Ordre démocratique (Éd. du Moment, 2015).

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Jérôme Sainte-Marie
Système électoral
et changement démocratique

«réalignement électoral  3», dans le court laps de Gouverner


temps compris entre les élections européennes pour «un Français sur trois»?
de 1984 et l’élection présidentielle de 1988. Dès
lors s’installe un ordre électoral, aujourd’hui en La période que nous vivons, et qui, comme
crise, mais qui aura tenu jusqu’aux scrutins de la précédente phase de réalignement, a été
2012. ouverte par les élections européennes et se
Quels en étaient les traits principaux? conclura par le scrutin présidentiel, est parfois
Primo, trois grandes forces politiques domi­ caractérisée comme celle du tripartisme. Ce terme
nent électoralement le pays, la coalition de est peu approprié, car s’il s’agit de dire que le

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gauche, celle de droite et un parti isolé, le Front vote se partage en trois forces irréconciliables, la
national; notion de tripartition électorale suffit. De plus,
Secundo, seules les deux grandes coalitions le tripartisme renvoie à l’immédiat après-guerre,
accèdent au pouvoir national, dans le cadre lorsque le PCF, le MRP et la SFIO gouvernaient
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­d’alternances quasi systématiques, mais chacune ensemble, tout en se présentant séparément


gouverne seule; devant les électeurs. Les notions politiques
Tertio, les deux forces exclues du pouvoir se valant d’abord par leur existence historique, se
combattent pour représenter l’opposition; référer à cette éphémère cohabitation intra-­
Quarto, sur les principaux enjeux, les deux gouvernementale, imposée par un contexte inter­
coalitions convergent ou, du moins en leur sein, national exceptionnel, ajoute à la confusion.
l’élément dominant, soit l’UMP, soit le Parti Si l’ordre ancien n’arrive plus à se maintenir,
socialiste, notamment sur l’engagement euro- sans que toutes les conclusions de cet effondre-
péen de la France. ment au ralenti ne puissent encore être tirées par
Il est à noter que le maintien d’une forma- les responsables politiques, cela tient de toute
tion électoralement attractive en dehors du évidence à la double transformation, quantita-
système d’alliances constitué, le Front national, tive et qualitative, du vote Front national. Ce
représente un défi permanent à la logique des dernier est désormais sorti de ses zones de
institutions électorales. Cette persistance du ­relégation géographiques et sociologiques, et
vote pour un parti stigmatisé et tenu à l’écart de regroupe plus du quart des suffrages exprimés.
l’exercice du pouvoir, même au niveau local, Il le fait dans des scrutins qui lui sont pourtant
sauf exceptions, montre aussi l’importance des structurellement défavorables, du fait de la
enjeux le motivant, au moins pour cette fraction ­faiblesse de son ancrage local et de la sur-­ab­
significative de l’électorat français. stention populaire lors de ces élections intermé-
La tripartition du vote n’est donc pas nou- diaires. Ce changement de niveau du vote fron-
velle et n’a pas empêché le système politique de tiste s’accompagne d’une transformation de son
fonctionner correctement, en s’accommodant image, une majorité de Français estimant que le
d’une abstention grandissante. L’élément décisif, Front national devrait désormais être considéré
celui qui provoque le changement de cycle poli- comme un parti comme les autres. En d’autres
tique, est l’égalisation progressive des niveaux
entre ces trois forces électorales. 3.  Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales,
Presses de Sciences Po, 2000.

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Jérôme Sainte-Marie
Système électoral
et changement démocratique

termes, la qualification de «parti anti-système» i­llusoire  4. Cependant, si la coalition l’emportant


ne lui convient pas, et depuis longtemps, au second tour ne parvenait pas toujours à
dans la mesure où il joue pleinement le jeu des représenter un électeur sur deux du premier
institutions électorales et ne porte pas un pro- tour, elle s’en approchait. Désormais, il faudrait
gramme les mettant explicitement en question. se résigner à ce que le gouvernement du pays ne
Ces éléments, et en premier lieu les données procède, si l’on peut dire, que d’«un Français
électorales, crédibilisent les sondages d’inten- sur trois».
tions de vote qui tous indiquent la qualifi­-
cation de Marine Le Pen au second tour de la Vers une «grande coalition»

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présidentielle. à la française?
Il est très significatif que la publication de
ces études d’opinion ne provoque pas de mou- Cette perspective est déraisonnable. Un sys­
vements particuliers parmi les électeurs: la dia- tème politique ne peut durablement fonctionner
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bolisation du Front national a fait long feu, et s’il ne répond pas aux demandes de la société
ceux qui entendent lui apporter leur suffrage le qu’il encadre ou, du moins, des forces domi-
font dans une démarche aussi délibérée, pensée nantes de celle-ci. De ce point de vue, le nôtre
et désormais assumée que tout choix de vote commence à devenir insatisfaisant. En effet, si
peut l’être. On observe un mouvement de réali- jusqu’à présent le jeu de balancier entre gauche
gnement électoral, avec des catégories entières, et droite avait permis de réguler les tensions
dans les milieux populaires surtout, et y compris sociales, tout en s’apparentant toujours davan-
dans la fonction publique, qui trouvent désor- tage à ce que Jean-Claude Michéa qualifie
mais dans le vote Front national l’expression d’«alternance unique» du fait de la grande
adéquate pour leurs valeurs et leurs intérêts. proximité des politiques publiques réellement
Cette évolution a été largement favorisée par menées, aujourd’hui la machine se grippe.
l’incapacité de François Hollande à convaincre Il est en effet problématique que le pouvoir
les salariés, à l’exception des cadres, que sa poli- devienne majoritairement impopulaire dès les
tique leur profitera. Un grand vide s’est ainsi premières semaines. Cette mésaventure survenue
formé, que le nouveau cours du discours fron- à François Hollande trois mois après son entrée
tiste parvient en partie à combler. à l’Élysée a pour cause première la fragilité de
Cette situation est intenable, et c’est pourquoi son assise électorale de premier tour. Dans l’hy-
il faut parler de phase de réalignement pour pothèse où le futur président de la République
la  désigner. En effet, dès lors que trois forces proviendrait soit du parti Les Républicains, soit
inconciliables existent et atteignent un niveau du Parti socialiste, cet effet sera encore plus net
électoral voisin, le système majoritaire à deux qu’en 2012, en raison des progrès de la triparti-
tours, conçu en 1958 pour produire des majo- tion électorale. Dès lors, il manquera au chef de
rités incontestables, et ainsi légitimer les décisions l’État comme à ce que l’on appellera encore la
gouvernementales, aboutit à l’effet exacte- «majorité gouvernementale» la base politique et
ment  inverse. Dans notre cadre institutionnel,
le projet de rassembler «deux Français sur trois» 4.  Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française,
autour d’une politique nationale s’est révélé Fayard, 1976.

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Jérôme Sainte-Marie
Système électoral
et changement démocratique

sociale pour impulser une politique de réformes, pour «la guider à pas mesurés sur le chemin de
lesquelles sont exigées sans doute par l’état du l’Ouest»  5. Dans tous les cas, une telle solution,
pays, mais plus certainement encore par les ins- qui s’affranchit du clivage gauche-droite pour
tances européennes et par nos créanciers. Les former une «majorité de projet», s’accommode
sympathisants des deux forces politiques élimi- mieux d’une certaine dose de proportionnelle
nées s’accordant à rejeter les décisions de la troi- dans l’élection des députés. À la limite, une
sième, celle-ci peine à faire accepter sa politique. formule de cohabitation, tout à fait envisageable
Cet effet pervers de la tripartition a, sans équi- en 2017 si d’aventure François Hollande se pré-
voque, joué dans l’impopularité de la loi travail, sentait et parvenait à être réélu, pourrait en

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dite El Khomri, ou d’autres mesures du gouver- constituer l’ersatz. Mais la formule la plus
nement de Manuel Valls, que les électeurs de adaptée serait une modification en profondeur
droite auraient volontiers soutenues si elles de notre système partisan, s’accompagnant du
avaient été annoncées par un Premier ministre dépassement du clivage gauche-droite qui en
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issu de leurs rangs. L’absurdité de cette situa- fondait jusqu’à il y a peu son organisation.
tion est très préjudiciable dans le contexte de Les élections de 2015 ont été, dans deux
crise multiforme que connaît la France. Cela ne grandes régions françaises, la répétition générale
se limite pas à un problème d’impopularité de ce qui pourrait survenir à l’issue du premier
chronique des gouvernants. À terme, confrontée tour de la prochaine présidentielle. Les électeurs
à la tripartition réelle du vote des Français, la ont pu constater que le Parti socialiste admettait
logique binaire du système électoral de la que ce qui le différenciait de la droite comptait
Ve  République risque d’aboutir au plus grand moins que l’hostilité commune au Front natio­
désordre qu’un régime politique puisse connaître: ­nal, et qu’il était prêt, à cette fin, à un coûteux
la perte de cette notion à laquelle le général sabordage. En grand, cela correspondait à ce
de  Gaulle attacha tant d’importance lors de que l’on avait constaté en maints endroits lors
la  construction de l’édifice constitutionnel, la des élections départementales, l’évanouissement
légitimité. de la gauche, qui laisse donc sa place au second
Une solution s’impose dans les esprits, mais tour à la droite libérale, dont elle devient, de
elle devra attendre quelques mois pour prendre fait, face au Front national, la force d’appoint.
corps. Ailleurs, dans l’espace européen, elle Pourquoi cette crise particulière de la gauche?
s’appelle «grande coalition», avec l’accord entre Sans doute en partie parce qu’elle exerce le
SPD et CDU allemands comme exemple cano- pouvoir national en une période de grandes
nique. Autrefois, en France, dans les circons- difficultés sociales, donc de grande insatisfac-
tances particulières de la première guerre froide, tion populaire. Plus en profondeur, le cours
elle fut dénommée «troisième force». Il s’agis- actuel du capitalisme, que l’on recouvre du mot
sait, à partir de 1947, face aux communistes de «mondialisation», l’amène à des choix qui
d’une part, aux gaullistes du RPF d’autre part, de déchirent son tissu sociologique. En assumant
réunir tous les soutiens du régime, de la droite l’orientation libérale de leur politique, François
libérale à la SFIO. C’est-à-dire de réconcilier
«ceux qui sont les plus dépourvus d’idéologie», 5.  Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième Répu-
au service d’une «République du moindre mal», blique, Éd. du Seuil, 1980.

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Jérôme Sainte-Marie
Système électoral
et changement démocratique

Hollande et Manuel Valls vident de son contenu défendus dans le cadre de l’ancien système. Par
le signifiant «gauche», qui permit, depuis l’affaire la gauche, du fait de sa renonciation explicite à
Dreyfus, la réunion de forces sociales en réalité la justice sociale. Par la droite, par sa conversion
très hétérogènes dans leur composition comme avouée au libéralisme culturel et par sa renon-
dans leur visée idéologique  6. L’audience de ciation, davantage masquée, à certains intérêts
Jean-Luc Mélenchon, d’une part, d’Emmanuel nationaux. La crise des migrants, l’été 2015, en
Macron, d’autre part, tient à cette dynamique a été l’illustration. Par ailleurs, «ceux d’en haut»
de dissociation, et non plus de refondation, de trouvent de plus en plus d’avantages à ce chan-
ce qui est encore la gauche. Autour de ces deux gement d’axe. Ils y voient l’occasion de donner

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figures emblématiques un procès de mutation à la politique de réforme suivie péniblement
idéologique est engagé, pour construire un cli­­ aujourd’hui une base politique et sociale élargie,
vage différent et même perpendiculaire à ce pour modifier la société française dans le sens de
qui fut, jusqu’à aujourd’hui, la summa divisio de leurs intérêts.
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la vie politique française, l’opposition entre la


gauche et la droite. ✧

Comment définir Privé de son utilité fonctionnelle après s’être


le nouvel ordre démocratique? vidé de sa substance, le clivage gauche-droite
paraît donc aujourd’hui menacé d’être rem-
De ces tendances, l’entre-deux-tours de placé. Du fait de sa rigidité, le cadre institutionnel
l’élection présidentielle devrait être le moment de notre système électoral, et plus spécifiquement
de vérité. À droite, ou plus probablement à le mode de scrutin majoritaire à deux tours aux
gauche, le courant politique qui sera éliminé élections décisives, a bloqué jusqu’à présent
entrera dans une crise sans précédent. Contre le cette évolution. Il en résulte une situation de
Front national, les débris de la force vaincue crise de la représentation et d’inquiétude démo-
s’agrégeront à la force victorieuse, sur le modèle cratique. C’est pourquoi le plus vraisemblable
de l’union des tenants du «oui» contre ceux du est d’assister bientôt, sur un mode spectaculaire
«non» lors du référendum de 2005 à propos de et catastrophique, donc dans la tradition du
l’Europe. Comme cela s’esquisse dans plusieurs changement politique en France, à un change-
pays européens, et comme cela s’observe dans ment de paradigme idéologique dans le cadre
nombre de villes et départements français, où le d’un système électoral conservé.
parti socialiste a pratiquement disparu, le clivage
gauche-droite aurait alors vécu. Jérôme Sainte-Marie.
Il en résulterait un nouvel ordre démocra-
tique, cohérent et moderne, en ceci qu’il corres-
pond mieux non seulement à la répartition réelle
des opinions, des affects et des intérêts, mais
aussi parce qu’il est d’une plus grande utilité
fonctionnelle. En effet, «ceux d’en bas» se sont 6.  Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche,
convaincus que leurs intérêts n’étaient plus ­Flammarion, 2013.

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Michel Winock
Une VIe République?

c­ ommencer par l’ENA; anciens assistants parle-


Michel Winock mentaires; professions libérales, fonctionnaires…
Absence à peu près complète de parlemen-
Une VIe République? taires  issus des classes populaires (ouvriers et
employés) qui constituent la majorité de la
population active. Absence ou autant vaut de
La renaissance du sens civique, la conscience représentants des minorités issues de l’immigra-
active d’une solidarité collective, le retour à la tion. Faible présence des femmes, malgré la loi
confiance ne seront pas réalisés par une simple de parité.

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révision constitutionnelle. Du moins celle-ci Par ailleurs, la représentation politique est
peut-elle y contribuer. C’est dans cet état déformée par la quasi-exclusion du Front natio­
­d’esprit que j’ai accepté la proposition de Claude ­nal, devenu le deuxième et peut-être le premier
Bartolone, président de l’Assemblée nationale, parti de France, du Parlement. Est-il encore
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de coprésider avec lui un «groupe de travail possible, au nom de la «défense républicaine»,


sur  l’avenir des institutions», dont les séances d’interdire la représentation de ce parti, qui, du
se  sont étendues d’octobre 2014 à octobre reste, tire de cette interdiction un argument
2015.  Ce groupe était composé pour moitié politique, la fermeture d’un système réservé aux
de  personnalités politiques, issues des divers «élites»?
groupes de l’Assemblée et en partie du Sénat, et Ces anomalies amènent à se poser la ques-
pour moitié de personnes qualifiées, juristes, tion du mode de scrutin.
intellectuels, syndicalistes. Nombre de spécia- Personnellement, j’ai longtemps défendu le
listes ont été auditionnés tout au long de la scrutin uninominal. Initié à la politique sous
tenue des travaux. la  IVe  République, caractérisée par l’instabilité
Toutefois, les réponses que je donne à l’en- ministérielle, j’ai cru discerner dans le scrutin
quête du Débat sont d’ordre personnel, même si uninominal à deux tours un instrument de stabi-
elles sont largement en phase avec les conclu- lité, propre à favoriser un dualisme régulateur
sions dudit groupe de travail, au sein duquel, on de la vie politique. Je n’en suis plus du tout
s’en doute, l’unanimité n’était pas la règle  1. Je certain. Il est notable que, sous la IIIe  Répu-
résumerai mon avis en quatre points. blique, qui était revenue au scrutin que l’on
appelait «scrutin d’arrondissement», cher à
Le problème Alain, ce scrutin n’a nullement empêché l’insta-
de la représentation bilité. Rétabli pour les élections de 1928, il n’a
pu faire obstacle à la succession de vingt-huit
Les enquêtes d’opinion ont révélé un écart cabinets ministériels de 1928 à 1940. La fragi-
croissant entre le personnel politique, «ceux qui lité politique de la IIIe République avait certai-
nous gouvernent», et ce qu’il est convenu d’ap- nement d’autres causes.
peler le «peuple souverain». Tout se passe
comme si une classe politique s’était constituée 1.  Claude Bartolone, Michel Winock (sous la dir. de),
à part, reproductible dans ses caractères géné- Refaire la démocratie (Éd. Thierry Marchaisse, 2016) est un
résumé de nos travaux, assorti des 17 propositions présen-
raux: anciens élèves des grandes écoles, à tées à la majorité par le groupe de travail.

Michel Winock est historien. Il a récemment publié


François Mitterrand (Gallimard, 2015; «Folio histoire»,
2016). Vient de paraître sous le titre Refaire la démocratie le
rapport du «groupe de travail sur l’avenir des institutions»
qu’il a dirigé avec Claude Bartolone en 2014-2015.

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Michel Winock
Une VIe République?

Sans doute serait-il erroné, comme le récla- Par réaction contre le Second Empire, la tradi-
ment certains, d’établir un scrutin proportionnel tion républicaine inaugurée par le président de
intégral, au risque de l’ingouvernabilité. En la République Jules Grévy, après les derniers
revanche, instaurer une dose appréciable de assauts des monarchistes, a concentré le pouvoir
pro­­portionnelle, à l’exemple du modèle alle- politique dans le Parlement, par ailleurs structu-
mand, adapté aux conditions françaises, créerait rellement divisé. Comme le notait Léon Blum,
une ouverture dans la représentation. l’absence de grands partis organisés et disci-
À cette mesure, il conviendrait d’ajouter, plinés a durablement affaibli le régime parle-
afin d’assurer un renouvellement du personnel mentaire. De là s’est ensuivie une fragilité

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politique, la limitation des mandats dans la congénitale des Républiques françaises jusqu’en
durée. Trois mandats successifs devraient être 1958.
un maximum. Et, afin d’encourager les candida- La guerre d’Algérie, après tant d’autres
tures hors les frontières du cadre professionnel épreuves, a éclairé d’une lumière crue l’incapa-
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réservé d’aujourd’hui, créer un statut de l’élu, cité de la IVe République de faire face à l’événé-
en sorte que le risque encouru par les membres ment et, lorsque sa remise en cause eut lieu de
des professions et des corporations n’offrant manière dramatique avec la crise du 13 Mai, son
aucune assurance sur la réinsertion des élus en incapacité même de se défendre. La formule
échec de réélection soit aboli. selon laquelle la République gouvernait mal,
Ces diverses mesures devraient élargir le mais se défendait bien, avait été une réalité au
spectre de la représentation. Il n’est nullement cours de la crise boulangiste ou après le 6 février
souhaité que celle-ci soit l’exacte décalque de la 1934, mais elle est devenue lettre morte au len-
diversité sociale et politique, suivant la logique demain de l’insurrection d’Alger.
des quotas, du reste impossible à appliquer. C’est ainsi que la Ve République, à l’inverse
Mais réduire la distance entre la société civile et de la tradition républicaine, a retourné le désé-
la société politique telle qu’on l’observe aujour­ quilibre des pouvoirs en faveur de l’exécutif,
d’hui s’impose comme une nécessité. incarné par le président de la République, élu à
partir de 1965 au suffrage universel. La Consti-
L’équilibre des pouvoirs tution de 1958 avait maintenu l’existence d’un
chef de gouvernement appelé Premier ministre
Depuis le vote de la première Constitution, qui, selon les articles  20 et 21 de la Constitu-
en 1791, la France n’a jamais connu l’équilibre tion, avait la charge de déterminer et de conduire
des pouvoirs. Les régimes qui se sont succédé la politique du pays, disposait de l’administra-
ont tantôt donné la prédominance à l’exécutif, tion et était responsable devant l’Assemblée
tantôt au législatif, sans parler d’un pseudo- nationale. Ce n’était qu’un faux-semblant, car le
pouvoir judiciaire jamais indépendant. vrai gouvernement, comme l’a admis explicite-
Notre pays a été gouverné par le haut sous ment le général de Gaulle, était dirigé par le
les régimes monarchiques et bonapartistes ou ­Président – un Président irresponsable tout au
bien, sous les républiques, par des régimes d’As- long du septennat puis du quinquennat, tout
semblées exerçant un pouvoir, non seulement en  faisant du Premier ministre un exécutant,
de contrôle, mais d’empêchement sur l’exécutif. disposant de lui à sa guise. D’où le constat qui

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Michel Winock
Une VIe République?

s’est imposé que la France était désormais cupation de réélection et lui permettrait de s’ar-
sous l’autorité d’une «monarchie élective». Or, racher aux actions à courte vue.
ce qui était tolérable, et peut-être nécessaire, au L’équilibre des pouvoirs concerne aussi la
temps du drame algérien et des nombreuses Justice. Un véritable pouvoir judiciaire, indépen-
secousses qu’il engendrait apparaît aujourd’hui dant, qui n’a jamais existé en France (la Consti-
comme un abus au regard des principes démo- tution parle d’une «autorité judiciaire»), est à
cratiques. De surcroît, alors que de Gaulle lui- créer. La réforme du Conseil supérieur de la
même avait su  ressourcer sa légitimité par magistrature de 2008 a été un premier pas, mais
l’usage du référendum, assimilé à une question insuffisant. De son côté, le parquet est trop

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de confiance posée aux électeurs (et que l’on proche du pouvoir exécutif – comme l’a estimé,
dénonça comme un plébiscite), ses successeurs, du reste, la Cour européenne en 2010.
sans rien changer fondamentalement à la «sur-
puissance» présidentielle, n’ont même pas usé La participation
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de cet instrument pour corriger leur irres­


ponsabilité constitutionnelle. Tout procède du La participation des citoyens à l’élaboration
pouvoir présidentiel et toute la vie politique des grandes décisions est un vœu général. Les
française est organisée autour de la conquête de régimes républicains ont été jusqu’ici des
l’Élysée. «démocraties gouvernées», selon l’expression de
Le rééquilibrage des pouvoirs est devenu Georges Burdeau. Les élections avaient pour
un  impératif d’autant plus évident que les but de déléguer la souveraineté populaire pour
­derniers Présidents n’ont guère été capables le temps d’une législature à des représentants
d’inspirer la confiance des citoyens. Leur pourvus d’un blanc-seing. Ici encore, il importe
inefficacité s’est révélée proportionnelle à leur de réduire l’écart entre gouvernés et gouver-
puissance théorique. On peut regretter que l’alter­­ nants, de se rapprocher des idéaux de la «démo-
nance de 1981 et l’arrivée de la gauche au cratie gouvernante». Paul Ricœur en a défini le
pouvoir n’aient pas conduit le président principe: «Par rapport au pouvoir, je dirai que la
­François Mitterrand, le censeur du «coup d’État démocratie est le régime dans lequel la partici-
­permanent», à respecter les articles de la Consti- pation à la décision est assurée à un nombre
tution qui limitaient le pouvoir présidentiel et toujours plus grand de citoyens. C’est donc un
donnaient au Premier ministre, responsable, régime dans lequel diminue l’écart entre le sujet
lui,  devant le Parlement, une autonomie plus et le souverain.»
conforme aux principes démocratiques. Au Un certain nombre de procédures sont à
fond, il suffirait de respecter la lettre de la envisager, parmi lesquelles doit être reconsidéré
Constitution présente pour assurer le rééquili- l’usage du référendum. La réforme constitution-
brage souhaité, qui affecterait au Président des nelle de 2008 a posé le principe du référendum
responsabilités définies, tout en étant toujours d’initiative populaire, mais en lui fixant des
élu au suffrage universel, comme c’est le cas conditions qui le rendent impraticable. S’agit-il,
de  nombreuses républiques européennes sans du reste, d’un référendum d’initiative populaire
hyperpuissance présidentielle. Un septennat puisque son utilisation est soumise à l’approba-
non renouvelable le dispenserait de toute préoc- tion d’un cinquième des parlementaires? De

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Michel Winock
Une VIe République?

plus, cette «initiative» doit rassembler plus de tions de sa mise en forme, est à retenir? Pareil
quatre millions de signatures, ce qui est à peu scrutin devrait être précédé d’un véritable débat
près irréalisable. Enfin, à supposer l’entreprise public et médiatique au cours duquel les parties
possible, elle ne donne droit qu’à ce que le Par- opposées auraient toute possibilité de soutenir
lement débatte de la pertinence de la question leurs thèses, avant que les électeurs, désormais
posée. Ces entraves ont eu pour effet, depuis informés, puissent être en mesure de peser le
cette réforme de 2008, l’absence de mise en pour et le contre.
œuvre de toute proposition d’initiative popu- D’autres moyens de participation sont envi-
laire. Il serait donc souhaitable de rendre effec- sageables, que l’existence de la «toile» rend

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tive celle-ci par une révision des conditions désormais possibles: les pétitions, les jurys
relatives à sa faisabilité. Il va de soi que toutes citoyens et autres instances de contrôle... Ils
les précautions doivent être prises pour que ne  sont pas sans danger, mais la question est
chaque proposition d’initiative populaire soit ouverte. La libre discussion sera toujours préfé-
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conforme à la Constitution: c’est le rôle du rable aux manifestations de rue répétitives, aux
Conseil constitutionnel d’y veiller. violences, au décri d’un personnel politique et
L’usage du référendum en France, de d’un gouvernement qui légifèrent «loin du
manière générale, a mauvaise réputation car il peuple».
reste marqué par la tradition bonapartiste et plé- L’une des causes de la crise de confiance
biscitaire. Mais l’exemple de la Confédération vient de notre système partisan et syndical.
helvétique nous montre la voie d’une utilisation Le parti et le syndicat sont, en démocratie, les
démocratique de cette procédure, qui implique ­instances intermédiaires organiques qui, aujour­
les responsabilités de l’électeur en dehors des d’hui, ne jouent plus leur rôle. Les partis sont
échéances électorales ordinaires. De plus, le devenus des machines électorales, et non plus
référendum peut être pratiqué dans des cadres des instances de débat. Les militants se raréfient
géographiques et administratifs plus restreints et les adhérents sont en priorité des candidats
que le cadre national. Le référendum d’initiative ou de futurs candidats à des postes. Ils contri-
municipale, départementale ou régionale pour- buent à la pire professionalisation de la politique
rait donner droit à une résolution des conflits et ne sont plus des organes de réflexion et
plus ou moins violents. La consultation des ­d’action militante. Les syndicats, eux, sont trop
électeurs du département de la Loire-Atlantique nombreux, sans effectifs, divisés et n’exercent
sur le bien-fondé de la construction de l’aéro- que rarement leur rôle de «partenaires sociaux»,
port de Notre-Dame-des-Landes indique une dont la raison d’être est la négociation; et la pra-
direction à suivre. Cette consultation a donné tique, celle du compromis. Des raisons histo-
lieu à des contestations qui sont parfois fondées, riques expliquent ces divisions et ces faiblesses,
en particulier sur la base électorale, en l’occur- mais on ne peut s’y résigner. Il va de soi que la
rence trop limitée, dans la mesure où un trans- nécessité du dialogue social n’incombe pas uni-
fert d’aéroport ne concerne pas uniquement quement aux seuls syndicats. L’État centralisé,
les  habitants d’un seul département. Peut-on énarchisé, postgaullien a toujours du mal à éla-
admettre, néanmoins, qu’il s’agit d’un rodage et borer sa politique sociale par la concertation.
que cette procédure, en améliorant les condi- De  là résulte un face-à-face émaillé de crises

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Michel Winock
Une VIe République?

répétitives, d’incompréhensions durables et Quelle que soit la mesure que l’on décide,
d’accusations réciproques qui donnent raison l’impératif est d’associer le plus possible les
aux pourfendeurs de la «société bloquée». citoyens aux décisions prises en leur nom
Nous ne changerons pas cet état de fait du hors  du cadre national. L’Union européenne
jour au lendemain: nous ne sommes ni des pâtit de nombreuses faiblesses. Le projet de
Suédois ni des Allemands. Notre histoire est Traité constitutionnel, qui aurait pu offrir une
conflictuelle en permanence, nos conflits idéolo- visibilité de la gouvernance européenne, a été
giques se reproduisent en se renouvelant, nous rejeté en 2005. Le traité de Lisbonne, dont
n’avons pas la bosse du compromis. Toutefois, ­l’approbation n’a pas été ratifiée par le suf-

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s’il est un préalable, à mon sens, à tout essai de frage  universel, n’a pas comblé le déficit
réalisation consensuelle, c’est bien par l’abatte- ­démocratique de l’Union. Celle-ci ne pourra
ment du mur qui sépare aujourd’hui citoyens et surmonter son impopularité sans le concours
élites politiques. Le débat doit s’ouvrir sur les des citoyens.
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moyens d’y parvenir.



L’articulation Parlement-Union
européenne Nombre d’observateurs croient avoir décou-
vert un sésame dans leur vœu d’une VIe Répu-
Depuis bien avant le Brexit, l’Union euro- blique. À quoi bon? La numérotation des
péenne est en panne. «Bruxelles» apparaît aux Républiques a eu lieu en raison des moments
Français (comme aux autres Européens) comme dramatiques de leur naissance: révolution, coup
une entité abstraite, dont le fonctionnement d’État, guerre mondiale, guerre d’Algérie. Il
semble opaque, et où le Conseil des chefs d’État serait temps pour les Français de se dire une fois
et de gouvernement a pris le pas sur le Parle- pour toutes, non pas en Ve République, mais en
ment – devant lequel le Conseil européen n’est République. Un nouveau numérotage devien-
nullement responsable. Dans le cas français, le drait le symbole de la friabilité républicaine,
président de la République lui-même, qui conduit alors que la République a besoin d’«assises de
la délégation de son pays au Conseil européen, granit». Paul Morand pouvait ironiser sur le
n’est pas responsable devant le Parlement fran- caractère éphémère du régime républicain: «Si
çais. Les électeurs sont en droit de s’estimer la République convenait à la France contempo-
dépossédés de tout droit de contrôle sur les raine, il n’y en aurait pas eu cinq.» Il serait
décisions de «l’Europe». temps de lui donner tort. Les révisions, les
Dans ces conditions, il devient important et amendements, les réformes les plus profondes
nécessaire que les décisions du Conseil euro- peuvent parfaitement avoir lieu sans la nécessité
péen soient suivies, contrôlées, discutées au d’un numéro de plus. Nous disposons d’un
cours de sessions spécifiques du Parlement fran- système politique qui a ses défauts, qui a vieilli,
çais. Le moins serait d’y consacrer une séance mais qui a eu l’immense mérite de la stabilité
mensuelle de l’Assemblée nationale, afin de après deux siècles d’incertitudes et de crises. Il
questionner et de discuter la politique euro- convient aujourd’hui d’en garder le meilleur et
péenne du gouvernement. d’en corriger les inadaptations au monde dans

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Michel Winock
Une VIe République?

lequel nous vivons, et qui n’est pas celui de souhaitables, souhaitées et nécessaires ne sont
1958. On sait bien qu’il y a une passion fran- pas synonymes d’un chamboulement intégral de
çaise de reconstruire le monde sur une feuille nos lois.
blanche. Un peu de pragmatisme devrait nous
convaincre que les réformes constitutionnelles Michel Winock.

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GAUCHES, DROITES : IMPLOSIONS D’AVANT ÉLECTIONS
Olivier Duhamel, Marcel Gauchet : un échange
Olivier Duhamel, Marcel Gauchet

Gallimard | « Le Débat »

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2016/4 n° 191 | pages 44 à 56
ISSN 0246-2346
ISBN 9782072688942
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http://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-4-page-44.htm
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Pour citer cet article :


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Olivier Duhamel, Marcel Gauchet, « Gauches, droites : implosions d’avant élections.
Olivier Duhamel, Marcel Gauchet : un échange », Le Débat 2016/4 (n° 191),
p. 44-56.
DOI 10.3917/deba.191.0044
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Gauches, droites: implosions
d’avant élections
Olivier Duhamel, Marcel Gauchet: un échange

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Le Débat. – On ne peut pas parler de l’année caractère raisonnable des réactions de l’opinion
politique qui vient de s’écouler sans parler des publique, des Français, après des actes d’une
attentats. Elle a commencé par des attentats telle gravité. Du côté des pouvoirs publics, il y a
ciblés en janvier, continué avec les tueries un discours assez rude, peut-être là aussi
aveugles du 13 novembre et s’est terminée par le excessif. Est-il bien fondé ou non de parler de
carnage du 14  Juillet à Nice. Quel poids ces guerre? Est-il bien fondé ou non de parler de
attentats ont-ils exercé, selon vous, sur la vie résistance? On peut affirmer que non. Quand
politique et l’opinion publique françaises? on est en guerre, on est en face de combattants,
Olivier Duhamel. – Ce n’est pas la première d’une armée ennemie qui a une certaine légiti-
fois que la France est touchée par les attentats mité, qu’on l’aime ou non. Et quand on entre en
mais c’est la première fois qu’ils ont pris cette résistance, cela suppose déjà qu’on a perdu la
ampleur, particulièrement ceux du 13 novembre guerre.
et du 14 Juillet. Ces attentats font l’objet d’ap- Les pouvoirs publics ont donc tendance à en
préciations et d’interprétations contradictoires. rajouter dans le discours dramatisant mais, tout
Pour les uns, certains intellectuels et, dans un de suite un bémol, en France, dans le monde
autre registre, certains spécialistes du rensei­ politique et dans l’opposition quelle qu’elle soit,
gnement, la France serait en situation de pré- y compris la plus extrême, on fait preuve d’une
guerre civile et les réactions aux attentats contre certaine retenue. Si l’on compare ce qui se passe
Charlie  Hebdo et l’Hyper Cacher seraient des en France avec ce qui se passe aux États-Unis,
réactions d’islamophobie. Mais ces réactions-là on constate que Marine Le Pen qui, très proba-
me semblent très excessives, voire totalement blement, est plus à l’extrême droite que Donald
inexactes. Ce qui est frappant, c’est plutôt le Trump, ne se permet pas dans son discours le

Olivier Duhamel est président de la Fondation nationale


des sciences politiques. Il vient de publier, avec l’institut
Montaigne, Les Primaires pour les nuls (Éd. First, 2016).
Marcel Gauchet est le responsable de la rédaction du
Débat. Il a récemment publié Comprendre le malheur français
(Stock, 2016).

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

quart de la moitié des propos ultraviolents de à conquérir le pouvoir, y compris dans les deux
ce dernier. Et si nous en revenons aux Français régions, Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Nord-
eux-mêmes, tous les indicateurs montrent qu’il Pas-de-Calais, dans lesquelles les logiques
n’y a pas eu d’extrémisation de l’opinion en ­électorales, vu son avance au premier tour, sem-
France. Selon le baromètre annuel de confiance blaient devoir lui permettre de gagner au second.
du Cevipof du mois de janvier, à la question de M. G. – Cette consolidation importante ne
savoir s’il y a trop d’immigrés en France, les débouche pas sur un bouleversement de la scène
réponses affirmatives sont même en baisse. Pour politique, comme on aurait pu après tout l’ima-
reprendre un mot qui est archi-utilisé dans cette giner. Cette stabilité se manifeste aussi dans

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période, il n’y a pas d’hystérisation de l’opinion. l’attitude très difficile à exprimer, sinon de la
Marcel Gauchet. – Je rejoins Olivier Duhamel société française dans sa globalité, du moins du
sur le constat: pas de sur-réaction, pas d’embal- groupe central de la société française, celui qui
lement, pas d’hystérisation. Mais il faut regarder manifestait le 11 janvier de façon assez consen-
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derrière cette attitude globale. Elle recouvre, me suelle, en réunissant la droite et la gauche modé-
semble-t-il, un mélange ambigu de refus de rées. Cette attitude combine la volonté de faire
l’horreur que représente le terrorisme et de refus face et le refus d’entrer dans une logique de
de se laisser entraîner sur le terrain de cet confrontation. Une association ambiguë dans la
ennemi impensable. «Vous n’aurez pas ma mesure où le sang-froid devant des événements
haine», comme le dit significativement un best- hors norme va de pair avec le refus d’adopter
seller du moment. La société française a été une position de défense face à une menace
secouée dans ses profondeurs, mais pas mise en perçue pourtant comme majeure. Comme si elle
mouvement. L’état de l’opinion a été plutôt n’était pas envisageable.
consolidé que transformé par les attentats. O.  D. – Qu’entendez-vous par «refus
Jérôme Fourquet et Alain Mergier ont bien d’adopter une position de défense»? Parlez-
montré, ainsi, dans l’étude très parlante qu’ils vous des Français ou des gouvernants?
ont menée pour la fondation Jean-Jaurès M. G. – Des deux, en fin de compte, parce
(Janvier 2015: le catalyseur) sur l’impact de que les gouvernants sont à la remorque de cette
ceux-ci, qu’il y a eu enracinement du vote Front attitude de la société française qu’ils essaient
national, confirmation du diagnostic sur lequel d’accompagner sans très bien savoir où situer le
il repose plutôt que déplacement de l’opinion curseur entre la fermeté répressive et la volonté
dans sa direction. de ne pas alarmer.
O.  D. – Arrêtons-nous un instant sur le O.  D. – Vous pouvez faire beaucoup de
Front national, et constatons que les attentats reproches à nos gouvernants et nous y viendrons,
n’ont pas eu d’effet comparable à ce qui s’est mais je ne crois pas qu’on puisse leur reprocher
passé en Autriche où le candidat du parti d’ex- le refus d’entrer dans une politique de défense
trême droite a failli gagner l’élection présiden- armée. Ils ont utilisé tous les moyens tradition-
tielle. Nous avons eu en décembre les élections nels dans ces cas-là, c’est-à-dire une augmenta-
régionales qui ont montré la place très impor- tion des forces de sécurité, des forces de l’ordre
tante prise par le vote Front national au premier en général et une augmentation des services de
tour de scrutin et en même temps son incapacité renseignement en particulier. D’autre part, ils

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

ont utilisé un outil exceptionnel qui s’appelle O. D. – Reste un point fondamental: malgré
l’«état d’urgence». Et, enfin, ils ont fait voter quelques dérapages ici ou là, telle l’idée d’in-
une loi sur le renseignement et le terrorisme. On terner toutes les personnes qui figurent sur le
ne peut pas dire que ce soit un refus de la défense fichier «S», ce qui est à la fois une aberration eu
armée. égard à la logique de la lutte antiterroriste et
M. G. – Les gouvernants utilisent les moyens scandaleux par rapport aux libertés publiques, le
dont ils disposent, ils en rajoutent même dans discours que tiennent tant le pouvoir que l’op-
l’exhibition défensive, faute d’avoir une vraie position est globalement raisonnable; les propo-
prise sur les sources du problème. Mais au-delà sitions Wauquiez, même Marine Le Pen ne les

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de cette mobilisation officielle, ce qui me frappe, suit pas toujours. Et cela vaut aussi pour les
c’est la réticence de la société française à se médias: les sondeurs ne font pas de sondages
mobiliser face à une menace qui la laisse sur le point de savoir s’il faut rétablir la peine de
comme interdite. Ce qui se traduit sous forme mort, et heureusement, car le résultat ne ferait
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de ­scepticisme à l’égard du discours martial des guère de doute. Et les Français eux-mêmes, s’ils
gouvernants. sont atteints par la peur, par l’inquiétude, font
O.  D. – Face à un phénomène nouveau globalement preuve d’une grande résilience,
surgit la difficulté de le nommer correctement. d’une grande sagesse.
On ne peut pas inventer constamment de nou- M. G. – Sur fond, en même temps, du senti-
veaux mots. Il faudrait pourtant parler de «guer- ment anxieux de ne pas avoir les moyens de faire
rorisme», ou inventer je ne sais quelle formule. face à cette situation qu’ils ont un mal fou à
Le terme de guerre est inadéquat et, finalement, appréhender intellectuellement.
il sert l’adversaire. Mais comme il n’y a pas de O. D. – Le meilleur moyen dans la vie réelle,
mots forts et que, quand on emploie des mots c’est de continuer à vivre.
mous, on est accusé d’être mou, on a tendance Le  Débat. – Une fois posée cette toile de
à employer des mots trop forts. N’importe quel fond, on peut, peut-être, passer à l’état de la
pouvoir aurait été confronté à la même difficulté. gauche et au contraste entre la popularité qu’a
M. G. – C’est certain. La difficulté à répondre acquise le Président au moment des attentats,
à la situation est immense, car elle n’entre pas où il semble avoir eu l’attitude que la population
dans une grille d’analyse éprouvée. À la diffé- attendait et s’être montré à la hauteur de la
rence des attentats palestiniens de jadis qui fonction, et la séquence finale, prélude à la fin
étaient clairement une importation d’un conflit du quinquennat, marquée par ces grands
extérieur sur le sol français, les ressorts du terro- moments qu’ont représentés, dans la suite des
risme actuel sont pour une partie internes à la attentats, la loi sur la déchéance de nationalité
société française, ils relèvent des problèmes qui s’est traduite par un échec, puis la loi
d’intégration posés par l’immigration musul- El Khomri, dont l’adoption rencontre de grands
mane en Europe, en plus des problèmes sou- obstacles et, enfin, ce dernier épisode qu’est le
levés par la vague fondamentaliste qui touche le projet de primaire.
monde musulman lui-même. Je me contente O.  D. – Il faut commencer, toutefois, par
d’observer que cette complexité est paralysante s’arrêter à quelque chose qui recouvre tous ces
pour l’esprit public. problèmes et qu’on pourrait appeler le «mystère

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
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de François Hollande». Comment le plus sym- les détails, il a quelques moments monarque
pathique de nos sept présidents de la Répu- quand il réagit aux événements: quand il
blique est-il devenu le plus impopulaire de tous? déclenche la guerre au Mali, quand il déclenche
Il est sympathique, il est incontestablement l’état d’urgence le soir même des attentats du
honnête, il est tout sauf bête et il est en même 13 novembre. Il a des moments où il n’est que
temps totalement rejeté. Chacun des épisodes sympathique et empathique, mais il n’arrive
que vous venez d’énumérer en apporte une expli­­ jamais à articuler les deux. Et dès que les
citation. La clef, c’est que François Hollande moments dramatiques, régaliens s’éloignent, il
n’a pas réussi à traiter, à surmonter l’oxymore perd la main.

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auquel est confronté tout président de la Répu- Prenons le premier épisode évoqué dans
blique, à savoir qu’il lui est demandé d’être à la votre question, la déchéance de nationalité.
fois un monarque et un démocrate. Les Français Pour ne pas être totalement injuste dans l’ap-
sont un vieux peuple plus que monarchique, préciation de cet épisode, il suffit de rappeler
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dont la plupart des cultures politiques et méta- que quand Hollande a proposé la révision de la
politiques sont des cultures de l’autorité et de la Constitution pour rendre possible la déchéance
verticalité, qu’il s’agisse de celle de l’Ancien de nationalité des binationaux nés en France,
Régime, de celle des Jacobins, de celle des tout le monde a applaudi au Congrès et, pendant
catholiques, de celle des bonapartistes, de celle les quinze jours à trois semaines qui ont suivi, il
des républicains, de celle des staliniens, de celle n’y eut aucune protestation, pas même chez les
des gaullistes. Tous, ils demandent que le chef intellectuels qui ont proclamé après coup qu’ils
de l’État qui dirige le pays soit un monarque au- ont toujours été véhémentement contre. Et puis
dessus des Français et incarnant la France. cela s’est retourné. L’explication est bien dans la
Et, en même temps, nous sommes au fermeture et l’isolement que fabrique le pouvoir.
XXIe  siècle et ce qu’on demande à celui qui La révision présentée par Hollande, si on la
dirige le pays, c’est d’être en empathie avec les regarde en termes techno-juridiques, ne sem-
Français. C’est là une contradiction que blait pas poser de problème insurmontable. Les
quelques-uns de nos Présidents ont magistrale- binationaux pouvaient déjà être déchus de la
ment traitée. Qu’il suffise de rappeler la trans- nationalité, excepté ceux qui étaient nés en
formation de De  Gaulle lors de l’élection France. Il s’agissait donc d’élargir l’application
présidentielle de 1965, sa métamorphose entre d’une disposition existante. Mais si l’on regar-
le premier tour, où il parlait en monarque, et dait cette révision dans une perspective symbo-
l’entre-deux-tours où plus encore que l’Europe, lique, on s’apercevait qu’elle créait deux
l’Europe, l’Europe, il invoquait la ménagère qui catégories de Français: les binationaux, trois
veut la machine à laver et le Frigidaire. Voilà millions et demi, excusez du peu, et le reste; or,
comment de Gaulle a surmonté cette contra­ cela était symboliquement inacceptable. Donc
diction. François Mitterrand a, lui aussi, sur- la révision proposée a mis progressivement le
monté magistralement cette contradiction: il feu à la plaine.
était à la fois un Romain et un Gaulois ou, si Un pouvoir politique un peu plus attentif,
l’on veut, un de Gaulle et un Clinton. François un peu moins fermé, un peu moins isolé y aurait
Hollande n’y arrive en rien. Si l’on regarde dans réfléchi à deux fois, aurait consulté certains de

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Marcel Gauchet
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ses amis, parmi lesquels il s’en serait bien trouvé revenu à la source – à une solution technique,
qui, à cause de leurs amitiés, à cause de leur his- donc, et relativement secondaire.
toire, à cause de leur perception fine des émo- Prenons maintenant l’épisode du mois de
tions collectives, lui auraient dit qu’il s’agissait juin, celui des manifestations et de la violence.
d’une proposition techniquement dérisoire et Hollande fait interdire les manifestations, mais
politiquement ravageuse, et le président de la il veut bien d’un rassemblement statique qui va
République y aurait renoncé. Au lieu de cela, devenir finalement une micro-manifestation
nous avons eu trois mois de débats pour arriver contrôlée autour du bassin de l’Arsenal. Et,
à la retraite en rase campagne. Ajoutons le rôle enfin, vous évoquiez les primaires. Va-t-il être

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des médias qui au début n’y comprenaient pas candidat à la présidence de la République ou
grand-chose, donc ne s’y intéressaient pas, mais va-t-il ne pas l’être? Eh bien, il va être candidat
qui, quand ils ont vu que le feu se propageait à une primaire. À chaque fois, c’est la même
dans la plaine, ont trouvé que c’était la saison chose. À chaque fois, après une longue hésita-
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deux du feuilleton «déchéance de nationalité» – tion, c’est la passion d’une solution supposée
c’était inespéré. Mais qu’y a-t-il derrière tout médiane qui, le plus souvent, lui fait perdre des
cela en plus de l’incapacité de François ­Hollande deux côtés. La seule exception, c’est quand il
d’être à la fois monarque et démocrate, ce qui, il s’agit d’actes guerriers, par exemple de la guerre
est vrai, est difficile? Il y a une sorte d’obsession au Mali, parce que dans ces moments-là, tout le
de la synthèse, on l’a souvent dit, qui frise, voire monde étant d’accord, personne ne lui demande
révèle une névrose de l’hésitation. Une carica- de choisir entre A et B. S’il lui est demandé de
ture de centrisme. choisir entre A et B, il fabrique une sorte d’A’B’
Prenez un épisode d’avant qui lui a tellement – un assemblage de contraires aussi confus
nui: l’affaire Leonarda. On a là un président de qu’insatisfaisants.
la République qui oublie toute la dimension Le  Débat. – L’année dernière a été quand
monarchique de sa fonction pour s’impliquer même celle d’un changement politique de fond
dans cette affaire. Et alors, que dit-il? Face aux par rapport au discours du Bourget mais, là
uns qui disent qu’il faut absolument que la encore, Hollande a fait prendre un tournant
famille de cette élève, qui viole systématique- politique capital sans le présenter comme un
ment le droit, ne puisse en aucun cas revenir en tournant, sans l’acter réellement. Quelles sont
France et aux autres qui crient au scandale et en vos réactions sur ce point?
appellent aux droits de l’homme censés être O.  D. – Peut-être est-ce ce que l’histoire
violés, si cette famille se voit interdite du terri- retiendra de positif de François Hollande –
toire national, le Président propose que Leo- négatif pour ceux qui sont sur les positions de la
narda puisse revenir en France mais toute seule gauche radicale, qui rêve d’une transformation
– et, dans sa passion d’une solution systémati- totale de la société française, mais positif pour
quement médiane, il frôle le ridicule. Il en va ceux qui pensent qu’il est temps que la gauche
de même des sujets bien plus sérieux. Dans son française se réconcilie avec l’entreprise, d’un
programme, Hollande préconise une vaste côté, et avec un minimum des exigences de la
réforme fiscale. Et cela aboutit à l’instauration mondialisation, de l’autre. Le chemin qu’il fait
progressive de la retenue de l’impôt sur le parcourir au «peuple de gauche» et au Parti

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socialiste en particulier, chemin que certains tation socialiste, en donnant à croire que l’orien-
récusent mais que la majorité suit, traduit de tation européenne allait véhiculer ce qui restait
sa  part une certaine cohérence et un certain de l’espérance socialiste. Ce n’était évidemment
courage. qu’un mirage. La «névrose décisionnelle» de
M.  G. – Sur ce plan, François Hollande François Hollande consiste, pour l’essentiel, à
s’inscrit dans la continuité de ce qu’il a toujours ne pas être en mesure d’assumer dans le ­discours
dit. Malgré cette passion de la synthèse, qui l’a les choix qu’il a opérés en pratique. Sur tous ces
conduit à pas mal de contorsions, il a fait montre points, il a des idées claires sur le fond. Mais il
d’une grande continuité de pensée depuis les continue de croire, dans un esprit très mitterran-

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années 1980. Dès cette époque, il a clairement dien, que l’heure de l’aveu n’a pas encore sonné,
exprimé, dans un contexte pourtant assez tendu, étant donné ce qu’est le climat idéologique au
les choix qui sont à la base de sa politique sein de la gauche (et le comportement du groupe
actuelle. Il a fini par en venir à les appliquer, parlementaire socialiste n’est pas sans lui donner
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tout en se gardant de les expliciter en bonne et quelques bons arguments). Il persiste à cultiver
due forme, synthèse oblige. l’ambiguïté, non sans une visible délectation.
Pour le reste, je souscris à la formule utilisée Car à l’indécision que pointait Olivier Duhamel,
par Olivier Duhamel: il y a un mystère Hollande. j’ajouterais la foi dans la supériorité de son habi-
Ne serait-ce qu’en raison du décalage entre l’in- leté et la conviction que l’habileté arrive à régler
telligence qu’il a de la chose politique et sa pra- tous les problèmes.
tique. L’exercice qu’il fait du pouvoir ne paraît O. D. – Cela est conforté par le fait que par
pas coller avec la compréhension qu’il en a, les hasards assez insensés de l’histoire il s’est
d’une manière énigmatique. fait  élire président de la République. Quand
O. D. – Une partie de ce mystère tient sim- quel­qu’un réussit à se faire élire président de la
plement à l’essentiel de sa formation, qui a République alors que, au départ, il est relative-
consisté à gérer un parti contradictoire et ingé- ment marginalisé dans cette course, il en vient à
rable, à mettre ensemble les contraires et à croire que tout est possible.
s’exercer à cela avec une telle passion et un tel M. G. – Prenons les trois dernières affaires
talent que s’il n’avait pas de névrose avant de s’y qui ont alimenté la polémique: la déchéance de
impliquer, il l’aurait certainement acquise. nationalité, la loi El Khomri et la primaire. Dans
M.  G. – Il faut dire que la situation histo- les trois cas, la composante d’habilité est déci-
rique dans laquelle se trouve François Hollande sive. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire
ne lui facilite pas les choses. Il est l’héritier du à quelqu’un qui pense à sa réélection, qui y
fardeau très lourd à porter qu’est le mensonge pense très fort, qui tend même à donner à cet
initial qu’il se sent obligé de perpétuer, le men- horizon une prééminence que l’on est en droit
songe mitterrandien, mensonge sur ce que de juger excessive. La proposition relative à la
­l’Europe allait apporter à la France et au projet déchéance de nationalité ne peut pas être abs-
socialiste. Hollande est aujourd’hui le martyr traite d’une démarche de triangulation où il
des engagements qui ont été pris au titre de s’agissait aussi, en plus du reste, de couper
l’option mitterrandienne de substituer, pour l’herbe sous les pieds de la droite. De la même
aller très vite, l’orientation européenne à l’orien- façon, pour la loi El  Khomri, il s’agissait pour

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partie de priver la droite d’un de ses grands impopulaire, s’il y a un système de primaires, il
thèmes prévisibles de campagne, à savoir que les est légitime qu’il se soumette à une primaire.
socialistes n’avaient pas osé toucher au marché Les présidents des États-Unis le font. On dit
du travail alors que c’est la seule chose efficace que les primaires pour les Présidents en fin de
en matière de lutte contre le chômage. premier mandat ne sont que des strictes forma-
Il en va de même s’agissant de la primaire. lités superficielles. C’est vrai, sauf quand ça va
Hollande sait très bien que la demande d’une mal. Et quand ça va mal, comme avec Truman
primaire à gauche est portée par des gens qui en 1952, suite aux échecs et aux blessures de
veulent l’éliminer du jeu politique. Mais, en la  guerre de Corée, il perd et il est obligé de

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même temps, il est convaincu qu’au final c’est renoncer à se présenter. Et quand cela va mal
lui qui tirera les marrons du feu au milieu de la avec Johnson en 1968 à cause de la guerre du
cacophonie de ses concurrents. La répugnance Vietnam, il doit affronter la candidature d’Eugene
à  trancher est amplifiée chaque fois par des McCarthy qui le talonne et Robert Kennedy qui
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calculs manœuvriers qui me semblent expliquer annonce sa propre candidature, et il renonce. Et


­beaucoup de choses. Car ils poussent à l’enfer- quand ça va mal pour Jimmy Carter en 1980,
mement dans un bocal politicien où l’essentiel finalement, in extremis, il gagne les primaires
est perdu de vue, à savoir la lisibilité de l’action mais il perd l’élection devant Ronald Reagan.
gouvernementale pour l’opinion. Évidemment, dans la culture verticale césaro-
O. D. – Arrêtons-nous sur les primaires pour papiste-catholico-gaullo-stalinienne, se soumettre
parler aussi de celle de la droite. L’étude que j’ai à une primaire pour un Président sortant, c’est
conduite avec l’institut Montaigne  1 montre qu’en absolument inacceptable. Dans un pays démo-
France les responsables politiques n’ont adopté cratique, c’est normal.
le recours à la primaire que pour des impératifs M. G. – La différence entre le président des
et des objectifs strictement politiciens, sans États-Unis et le président de la France est que le
jamais prendre en compte le fait que ça peut premier est le président d’un pays qui ne croit
être éventuellement un outil démocratique, un pas à la politique, alors que le second est celui
perfectionnement du système politique qui en d’un pays qui croit passionnément à la politique
a  bien besoin. Et, donc, quand nous avons et qui attend d’elle la solution de tous ses
appris  au mois de juin que Jean-Christophe problèmes.
Cambadélis a proposé à la direction du Parti O.  D. – Pas d’accord. En dehors de la
socialiste d’organiser en janvier une primaire de France, il n’y a que le continent américain, le
la gauche de gouvernement – ce qu’il a évidem- Canada excepté, où un homme est à la fois l’in-
ment fait en accord avec François Hollande qui carnation de la nation et le chef du pouvoir alors
est visiblement décidé à participer à cette pri- que dans les autres pays européens vous avez la
maire pour se relégitimer, proposition acceptée dualité soit avec un monarque, comme en
à l’unanimité –, tous les commentaires qui ont Espagne, au Royaume-Uni, en Belgique, aux
été faits n’ont vu dans cela qu’une manœuvre Pays-Bas, dans les pays scandinaves, soit avec
politicienne. Personne ne s’est arrêté un instant un Président, souvent élu par le peuple, mais
pour dire que quand un président de la Répu-
blique en fin de premier mandat est devenu 1.  Les Primaires pour les nuls, Éd. First, 2016.

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qui ne joue que le rôle de représentation, d’in- ce constat un argument à décharge en faveur
carnation, éventuellement d’arbitrage au sens le de  François Hollande: il n’a pas choisi son
plus restreint du terme. Donc, sur ce point-là, le moment. On peut plaider à charge, à l’opposé,
Président nord-américain et le Président fran- que cette situation demande de prendre le
çais sont plus similaires que ne le sont le Pré- taureau par les cornes et que l’erreur fatale de
sident français et les présidents d’autres pays François Hollande est de ne pas oser franchir le
européens. pas consistant simplement à dire ce qu’il fait et
M. G. – Pour en revenir au mystère Hollande, pourquoi. Plus d’un siècle après, on retrouve,
il faut certainement faire aussi la part, au-delà un cran plus loin, le défi que Bernstein lançait à

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de la personne, du mystère d’un moment où la social-démocratie: «Qu’elle ose paraître ce
plus aucune direction n’est claire. Dans un pays qu’elle est!» La chose remarquable étant ici que
qui ne sait plus très bien où il en est, la famille Hollande est probablement l’un des premiers
socialiste compte probablement parmi les plus dans son parti à avoir enregistré, dès les années
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désorientées. Le flou où se tient Hollande pro­ 1980, ce bouleversement des repères écono-
cède de ce désarroi. En dernier ressort, les miques et sociaux.
flottements de sa ligne de conduite ne font que Mais, par ailleurs, ces deux polémiques
refléter la difficulté de la gauche de gouverne- récentes – sur la déchéance de nationalité et sur
ment de s’expliquer avec un changement de la loi travail – illustrent en outre un aveuglement
monde auquel elle n’était pas du tout préparée récurrent des gouvernements, quels qu’ils soient,
et qui ne lui rend pas la partie facile. à l’égard de la dimension symbolique du poli-
O. D. – Mais cela n’est pas propre à François tique. Juridiquement, le texte sur la déchéance
Hollande. En cette aube du XXIe siècle, les partis de la nationalité peut être soigneusement pesé et
socialistes ou sociaux-démocrates éprouvent, encadré. Mais le problème n’est pas là. Il est
dans tous les pays, une très grande difficulté à se dans le symbole que la mesure véhicule. Même
redéfinir face aux deux grandes mutations que chose à propos de la loi travail. Le caractère
sont, d’une part, l’avènement d’un islamisme ultratechnique du texte le rend indéchiffrable
radical qu’il est hors de question d’éradiquer en pour le commun des mortels. Mais c’est le fait
quelques mois, qui vient bousculer tous les pays, même de toucher au code du travail qui compte,
qui provoque l’explosion du Proche-Orient et dans un contexte d’angoisse collective où ce
donc un phénomène migratoire massif et, qui  va être retenu, c’est la facilitation des
d’autre part, les transformations très profondes licenciements.
du monde du travail dans les vingt années à O. D. – C’est quand même un acte politique
venir par la révolution numérique sur lesquelles extraordinaire de lancer, dans une situation
vous n’entendrez pas un seul politique de d’impopularité sans exemple, une réforme
gauche, Emmanuel Macron excepté, dire que contre laquelle on a, d’un côté, la CGT, FO, Sud
c’est là que se trouve le problème. et, de l’autre, le Medef, plus une partie de la
M.  G. – Toutes les gauches européennes majorité, pour, au total, un résultat des plus
sont à la peine, en effet, face à une situation qui limité. Cela restera dans les annales.
met leurs analyses, leurs perspectives et leurs M.  G. – Ces déchirements font apparaître
solutions traditionnelles à mal. On peut tirer de une intéressante contradiction. D’un côté,

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l­’iden­­tité de la gauche, dans ce contexte hostile, et socialistes ont été profondément divisés
se réfugie de plus en plus dans le symbolique. depuis toujours, et ces divisions ont éclaté au
Rien ne le montre mieux que l’attitude de la grand jour entre 1977 et 1980. Mais, juste à la
gauche qui se veut «la vraie gauche». À défaut fin, seul Georges ­Marchais ne veut pas d’une
de programme, elle s’érige en gardienne du victoire de François Mitterrand. Les élus com-
temple des «valeurs». Et, de l’autre côté, dans sa munistes et les électeurs communistes la veulent;
pratique gouvernementale, elle est complète- ils votent François Mitterrand et ils vont au
ment imperméable à cette dimension. pouvoir ensemble. Mélenchon n’a pas hésité
Le  Débat. – Avant de quitter la gauche, ne une seule seconde à voter François Hollande au

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serait-il pas important de poser la question de second tour de l’élection présidentielle et il était
ces deux gauches qui ont toujours existé, mais parfaitement lucide sur ce qu’était François
dont la fracture s’est probablement aggravée en Hollande. Aujourd’hui, nous sommes dans une
fonction du problème de la laïcité posé par période de défaite annoncée et quasi obligée et,
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­l’islamisation et le terrorisme, problème renou- dans ces moments-là, les divisions resurgissent.
velé par le problème migratoire et par la mon- Ce n’est donc pas si grave. Il faut juste attendre
dialisation, à tel point que le Premier ministre la prochaine période d’expansion.
a  déclaré ces deux gauches «incompatibles». M.  G. – Le problème est que la prochaine
Com­­ment voyez-vous, dans cette perspective, période d’expansion n’est pas en vue. La nou-
une primaire où la gauche du Parti socialiste veauté est que la gauche n’a plus comme horizon
risque de mettre en minorité le Président de son arrivée aux affaires que l’échec de la
lui-même? droite ou son impossibilité de gouverner. Mon
O.  D. – Comme vous l’avez dit, il y eut hypothèse, on verra si la suite la valide, est
­toujours au moins deux gauches. Pour simplifier qu’au-delà de l’héritage des vieilles divisions
à l’extrême, on parlera de la «gauche de la une nouvelle fracture est en train de se creuser
gauche» et de «centre gauche». Qui plus est, sur au sein de la gauche. Elle résulte de la mutation
les sujets tels que la laïcité, l’immigration, l’Eu- en cours de ce que l’on pourrait appeler une
rope, cha­cune est divisée. Bianco et Valls, qui «gauche de transformation sociale», plus large
font partie de la gauche de gouvernement, sont, que l’ancienne gauche révolutionnaire. Cette
s’agissant de la laïcité, aux antipodes. On peut gauche transformatrice est en train d’achever de
ajouter les divisions sur les questions énergé- faire son deuil des instruments auxquels elle
tiques et environnementales. Cela vaut pour s’en remettait classiquement, depuis la socialisa-
tous les partis politiques français, ce qui, peut- tion des moyens de production jusqu’au keyné-
être, est un début de la guérison: si tout le sianisme redistributeur. C’est fini, il n’y a plus
monde est divisé, il est plus facile de surmonter rien à espérer de ce côté-là. Du coup, cette
les divisions. Lorsque ces deux gauches, la gauche de transformation est en train de se
gauche de protestation et la gauche de gouver- reconvertir en une gauche de protestation,
nement, sont en situation de fin de conquête du hostile à toute participation au pouvoir et ne
pouvoir, juste avant et au tout début de l’exer- comptant plus que sur une pression extérieure,
cice du pouvoir, toutes ces différences idéolo- éventuellement violente, pour arracher des
giques sont mises sous le boisseau. Communistes concessions aux gouvernements en place, qu’ils

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

soient de droite ou de gauche. Le retour de la potentiel de la gauche de protestation, mais


violence ou de l’acceptation tacite de la violence aussi de modèle. Son exemple autorise l’espoir
à gauche est quelque chose de nouveau, qui va de reconquérir une partie de l’électorat popu-
contre ce qu’a été la pacification de la vie démo- laire en renouant avec une attitude anti-système
cratique depuis une trentaine d’années. Il ne qui avait plus ou moins disparu à gauche, du fait
s’agit plus d’une violence révolutionnaire. Son de l’effondrement du communisme. Je pense
objet est à la fois d’exprimer un refus moral que les deux composantes sont en train de jouer
radical de l’ordre existant et de créer un rapport et il est difficile de dire quelle sera l’issue de la
de force avec celui-ci, étant entendu qu’il est recomposition.

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vain de vouloir l’infléchir par l’accès aux com- Le Débat. – Passons à la droite, qui est essen-
mandes politiques, puisqu’il n’admet que des tiellement marquée par le retour de Sarkozy et
gouvernants à sa solde. la concurrence qui l’oppose à Alain Juppé et à
O. D. – Cela sera difficile parce qu’en France laquelle la vie politique française est suspendue
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la place considérable que le temps ouvre main- jusqu’à la primaire de novembre.


tenant aux forces anti-système a été prise par le O. D. – Le retour de Sarkozy, c’est d’abord
Front national. La nouvelle figure politique en sa conquête de la présidence de l’UMP trans-
France, c’est Marine Le Pen; ce n’est pas Jean- formée en «Les Républicains». Dans leur com-
Luc Mélenchon, ancien ministre de François mentaire au jour le jour, les médias sont obligés
Mitterrand. Et donc, à partir du moment où les de tout exagérer. Donc c’est Juppé qui a déjà
forces anti-système qui se développent dans gagné, Sarkozy est totalement dans les choux,
toutes les démocraties à cause de l’érosion ou de puis, quelques semaines après, Juppé ayant perdu
l’usure des partis politiques classiques, à cause, quelques points, Juppé c’est fini, Sarkozy est
aussi, de la faiblesse des États, prennent en revenu. Tout cela, ce sont des divagations. En
France la forme du Front national, il reste peu réalité, personne ne peut dire quoi que ce soit de
de place à l’extrême gauche. L’année écoulée sensé là-dessus. Pour une primaire, c’est exacte-
confirme la profonde modification du système ment la même chose que pour une élection pré-
politique français, du paysage politique français, sidentielle. Il y a deux moments de campagne
en tout cas pour quelques années. C’est le très différents. Il y a une pré-campagne, qui est
passage de la bipolarisation droite / gauche à pour les électeurs une campagne froide, qui pas-
une tripartition. C’est la nouveauté fondamen- sionne les médias mais pas les électeurs et où les
tale. Et si, par rapport à cela, l’élection présiden- rapports de force et les sondages ne veulent pas
tielle qui arrive met à la tête des plus grandes dire grand-chose. Puis, il y a la campagne chaude,
forces «gouvernementales», d’un côté, Nicolas la vraie, dans laquelle on passe aux affaires
Sarkozy et, de l’autre, François Hollande, merci sérieuses. Elle commencera pour la primaire de
pour le renouvellement que cela propose de la la droite au mois de septembre et pour la pri-
vie politique, merci pour le service rendu au maire à gauche, si elle se confirme, au mois de
Front national! décembre. C’est là où les électeurs commencent
M.  G. – Le Front national exerce un effet à s’y intéresser, c’est là où ils écoutent vraiment,
double: de concurrence, puisqu’il a siphonné c’est là où ils regardent les débats télévisés et où
une fraction très importante de l’électorat ils cristallisent, à un moment donné, leur choix.

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

Et donc, aujourd’hui, il est aussi absurde de sont pas: ce sont des pré-candidats. Aux États-
dire qu’Alain Juppé a gagné la primaire que de Unis, il y a un système qui répartit la primaire
dire que Sarkozy l’a rattrapé et qu’il a gagné. dans l’espace et dans le temps. Au début, il y
Personne ne peut en savoir quoi que ce soit. Ce avait dix-huit candidats républicains et personne
qui est intéressant, c’est le recours à cette pri- ne trouvait cela ridicule. Puis leur nombre a
maire. Elle a deux causes qui sont révélatrices diminué progressivement pour, à la fin, n’en
de l’état politique du pays. Il est significatif que laisser qu’un seul. On a donc une pré-campagne
mis à part quelques voix isolées, celle d’Henri avec des pré-candidats. La raillerie des médias
Guaino ou de Michèle Alliot-Marie, personne et des réseaux sociaux sur le ridicule d’une pri-

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ne l’a contestée à droite, bien que ce soit tout à maire à onze, douze ou quatorze candidats rend
fait contraire à leurs traditions. Ces deux causes ses auteurs mêmes très simplistes.
sont: l’absence de leader incontesté qui oblige à M. G. – Du point de vue du fonctionnement
désigner un leader sans avoir à s’effacer devant du mécanisme, vous avez raison. Mais en pra-
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quelqu’un qui prétend être un leader incontesté tique, néanmoins, cette floraison de candida-
alors qu’à l’évidence il ne l’est pas; la triparti- tures traduit un état du champ politique qui n’a
tion dont il a été déjà parlé ici. Dans toute l’his- rien à voir avec le système américain. Celui-ci
toire de la Ve République, il y a toujours eu au s’enracine dans le fédéralisme, avec ce qu’il
moins deux droites et au moins deux gauches, il implique de dispersion considérable du per-
y a toujours eu des alliances entre les deux tours. sonnel politique sur un vaste territoire. La cam-
Mais à partir du moment où la droite et la pagne des primaires américaines a, en partie,
gauche n’ont plus le monopole électoral, à partir pour fonction de nationaliser les candidatures
du moment où arrive une troisième force de gens qui, au départ, sauf exception, ne sont
presque équivalente qui a la quasi-certitude guère connus que localement ou dans le cercle
d’être présente au second tour, on ne peut plus des initiés du système washingtonien. Qui
se servir du premier tour comme d’une primaire. connais­­sait Barack Obama, sénateur de l’Illi-
Il faut donc inventer une primaire. C’est ce qu’a nois, avant qu’il ne devienne candidat à la prési-
fait la gauche après l’échec de 2002. La droite dence des États-Unis? Les nôtres, de candidats,
ne s’est jamais fait éliminer par le Front national, en revanche, nous les connaissons par cœur! Ils
mais elle a compris le danger et, du coup, elle ne sont pas à découvrir. La multiplication des
s’est convertie à l’idée d’une primaire, ce qui est candidatures, vraies et fausses, a une autre
en l’occurrence une bonne solution. raison d’être. Elle témoigne non seulement de
M.  G. – L’analyse me semble très juste. Je l’absence de leaders naturels, mais, bien plus
voudrais seulement ajouter une observation sur largement, de la disparition du leadership poli-
les possibles effets de cette primaire. Certaine- tique tout court jusque dans les familles
ment, il y aura un candidat dégagé à son issue, ­politiques les plus structurées: la famille libé-
mais à quel prix du point de vue de l’image ralo-gaulliste et la famille socialiste. Où l’on
donnée du système politique? s’aperçoit que, finalement, la crise de la repré-
O.  D. – Vous n’allez pas tomber dans le sentation qui travaille à la base, à l’égard du per-
commentaire qu’on entend chaque jour et qui sonnel élu en général, se manifeste aussi d’une
raille la pléthore des candidats qui, en fait, n’en certaine façon au sommet, à l’intérieur des

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

partis. La motivation de bon nombre de ces titude quant à la représentativité des personnes
­candidatures, pour ce qu’elle a de sincère, appelées à gouverner?
exprime le sentiment de ne pas être valablement O.  D. – J’invite alors Le Débat à réfléchir
représenté par les chefs de file de sa propre for­ sur la plus grande exception à ce que vous venez
mation. Il est permis d’y voir le symptôme gra- de dire en Europe et à percer, après le mystère
vissime d’une implosion rampante du système de François Hollande, le mystère d’Angela
représentatif. Merkel.
O.  D. – Peut-être est-ce au contraire très Le Débat. – Dernière question: cette érosion
sain qu’il n’y ait pas de leader pré-installé. Peut- de la représentativité, qu’on la considère comme

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être est-ce très sain de se défaire un peu plus bonne ou comme mauvaise, n’est-elle pas grave
de  notre césaro-stalino-papisme au profit des en regard du fait que la seule figure politique qui
leaders qui sont produits par les élections. a émergé et qui continue à émerger est Marine
Matteo Renzi n’est pas un leader préétabli. Le Pen? Cette érosion serait moins grave s’il n’y
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M.  G. – Entre le leader préétabli et la avait pas de personnalité qui, à moitié en dehors
­personnalité représentative, comme nous en de la démocratie, à moitié jouant le jeu de la
avons connu dans le système français à d’autres démocratie, émerge précisément en face?
époques, il y a une différence considérable. O.  D. – Notre grande chance, c’est que
C’étaient des personnalités qui avaient pour Marine Le Pen n’est pas charismatique.
fonction de fédérer, de rassembler. Or, on voit M.G. — À défaut de charisme, la capacité de
bien qu’il y a aujourd’hui une difficulté extra­or­­ représenter le manque de ce que ses concurrents
dinaire à opérer cette identification d’une ligne ne sont pas capables d’incarner peut constituer
de conduite dans laquelle un grand nombre de une force considérable. Marine Le Pen a montré
citoyens pouvaient se reconnaître. L’atomisation sa capacité de capter cette frustration multi-
qui se dessine me semble témoigner de l’affai- forme. La seule question est de savoir si pareille
blissement de ce rôle essentiel. agrégation peut suffire pour l’emporter. A priori,
O. D. – Il y a, dans ce que vous dites, une je suis tenté de répondre que non, mais l’affais-
part de nostalgie pour des temps qui ont disparu sement du crédit de ses concurrents laisse tout
partout. Obama n’est pas Kennedy, Cameron craindre.
n’est pas Churchill, Sarkozy n’est pas de Gaulle Le Débat. – Le Brexit a été un choc pour
et il est impossible qu’ils le soient. l’Europe entière et pour la France en particulier,
M. G. – Il est effectivement impossible qu’ils à cause de l’importance du Front national.
le soient. Là-dessus, nous sommes d’accord, et Comment voyez-vous ses conséquences sur la
la nostalgie est vaine. Pour autant, les démocra- politique française?
ties sont-elles condamnées à une sorte de préca- O.  D. – Le Brexit a enthousiasmé tous les
riat politique où l’on consomme et jette après nationalistes à travers l’Europe. Réflexe com-
usage des personnalités déceptives, sans plus de préhensible, mais réflexion limitée, en ceci que
figures capables d’organiser d’une manière l’Europe est une invention franco-allemande,
cohérente les grandes options collectives? Est-ce donc française, et que son affaiblissement devrait
qu’une démocratie représentative peut valable- attrister les patriotes, en  souvenir du passé,
ment fonctionner sur la base d’une totale incer- d’une part, en prévision de l’avenir, d’autre part,

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Olivier Duhamel,
Marcel Gauchet
Gauches, droites

avenir dans lequel une Europe démunie nuirait intérêt, dans la position de force où il est. Par
à notre pays. ailleurs, les termes derniers du débat britan-
Cela dit, voilà des années qu’aucun leader nique se retrouvent partout: peur de l’inconnu
politique en France ne se soucie  vraiment de contre colère à l’égard du connu, et cette peur
l’Union européenne. Il n’en est parlé que pour est encore plus grande pour les pays membres
la décrier. Du coup, les anti-Européens de tous de la zone euro. L’équilibre entre les deux fac-
bords se retrouvent avec le  monopole de la teurs est paralysant. Il nous promet une longue
fierté. Nombre de Français pensent désormais expectative. À coup sûr, les incantations à une
que seul le rejet de l’Europe leur redonnerait un «refondation» de la construction européenne

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peu de la dignité perdue. C’est à la fois conster- vont se multiplier. Mais en plus de la difficulté
nant et inquiétant. Tout le monde parle, à chaud, de s’entendre sur son contenu, il est une donnée
d’une nécessaire refondation de l’Europe. Mais que l’opinion française sous-estime lourdement.
bien peu mettent la même chose sous cette Elle continue de vivre dans la croyance à un
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formule, dont il est à craindre qu’elle reste sans «couple franco-allemand» où la France aurait
lendemain. encore un rôle moteur. Ce n’est plus qu’une
M. G. – Un cap symbolique a été franchi: le fiction rhétorique qui conduit à ignorer l’atta-
dogme de l’irréversibilité de la construction chement de l’Allemagne à un statu quo qui lui
européenne a été battu en brèche. Maintenant, convient culturellement et dont elle bénéficie
l’impact le plus probable va être celui d’un ali­ économiquement. Elle peut vouloir le renforce-
ment supplémentaire à une désaffection lente. ment de ses règles, pas leur remise en question.
Les circonstances politiques – la proche échéance Le jour crucial pour les Français sera celui de la
présidentielle – ne se prêtent pas à une exploita- déchirure de ce voile qui leur masque le fait
tion offensive sous forme d’une demande d’un que cette construction dont ils se croyaient les
référendum français. Le Front national n’y a pas pilotes leur a échappé.

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LE DÉBAT DU DÉBAT
Sur le dérèglement institutionnel
Pierre Avril

Gallimard | « Le Débat »

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2016/5 n° 192 | pages 188 à 192
ISSN 0246-2346
ISBN 9782072697463
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http://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-5-page-188.htm
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Pour citer cet article :


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Pierre Avril, « Le débat du Débat. Sur le dérèglement institutionnel », Le Débat
2016/5 (n° 192), p. 188-192.
DOI 10.3917/deba.192.0188
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LE DÉBAT DU DÉBAT

du  Débat  (n° 191) est essentiellement perçu à


Sur le dérèglement travers les déceptions engendrées par la prési-
institutionnel dence de la République. Elles ne sont pas nou-
velles: les déboires de ­l’actuel titulaire ne font
qu’exaspérer une insatisfaction dont les pre-

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mières manifestations remontent à l’inter­
Pierre Avril minable règne de François Mitterrand avec ses
deux cohabitations, bientôt suivies d’une troi-
La Constitution sième dont le quinquen­nat a ensuite écarté le
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ou «La lettre volée» renouvellement. Au-delà des personnalités qui


retiennent démesurément ­l’attention, c’est donc
la fonction elle-même qui est en question. On
On connaît le récit d’Edgar Poe: une lettre s’accorde pour critiquer l’extrême concentration
compromettante, fébrilement recherchée chez du pouvoir à l’Élysée et pour déplorer l’asphyxie
celui qui la détenait, s’y trouvait, bien en évi- politique qui en résulte naturellement, car les
dence dans un porte-cartes, mais le préfet de citoyens attendent tout de l’homme auquel ils
police ne l’avait pas découverte parce que, ont remis momentanément leur destin (cette
rompu aux investigations délicates, il s’était tenu aliénation, rappelons-le, était la critique majeure
«dans le cercle de sa spécialité» et n’avait pas fait de Pierre Mendès France, nous en mesurons
attention à la lettre, «simplement retournée» aujourd’hui la pertinence). Pour répondre à ce
avec la suscription d’une autre écriture. marasme démocratique, on se hasarde à préco-
Or, dans les discussions d’aujourd’hui, la niser pêle-mêle le renforcement du Parlement
Constitution ressemble à la lettre volée: la ou le développement de la «démocratie partici-
Constitution dont on réclame la révision, voire pative» et du référendum – sans trop se soucier
la disparition, au profit d’une hypothétique de la contradiction des deux démarches, ni
VIe  République n’est pas le texte publié au surtout de leur cause véritable.
Journal officiel que tout le monde peut lire, mais En fait, pour mesurer ce qu’a de patholo-
celle qu’on imagine à travers la pratique qu’en gique notre présidence hégémonique, il n’est
décrivent les médias; son incontestable visibilité que de regarder nos voisins pour constater que
ne saurait effacer la norme écrite. le Président français, à la fois chef d’État officiel
et chef de gouvernement effectif, représente
Quelle Constitution? une anomalie par rapport à ses homologues de
l’Union européenne, fussent-ils comme lui élus
Le «dérèglement institutionnel» dont il au suffrage universel (ce dernier «détail» suggère
a  été  question dans le précédent numéro que ce n’est pas l’élection elle-même qu’il faut

Pierre Avril est professeur émérite à l’université Paris-2-


Panthéon-Assas. Il est notamment l’auteur de Écrits de théorie
constitutionnelle et de droit politique (Éd. Panthéon-Assas,
2010).

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Pierre Avril
La Constitution
ou «La lettre volée»

d’abord mettre en question, quels que soient ses l’Assemblée nationale qui, tous deux, bénéficient
travers, mais la fonction qui en est l’enjeu). de la légitimité conférée par le suffrage universel,
Et voilà la lettre volée! Elle est là, mais on le Premier ministre ne s’estimerait pas en situa-
passe à côté. Car on chercherait vainement les tion de continuer à exercer ses fonctions  1.» Bien
sources de l’hégémonie présidentielle dans le sûr, c’est-à-dire prioritairement. Cette évidence,
texte de la Constitution et ceux qui lui reprochent assenée alors que venait de se produire l’alter-
de conférer tous les pouvoirs au chef de l’État nance, attestait la permanence de la convention
ne  l’ont tout simplement pas lue. S’ils s’en constitutionnelle qui permet au Président de
­donnaient la peine, ils verraient que les pou- s’emparer des pouvoirs du gouvernement par
voirs véritablement discrétionnaires de l’hyper-­ une opération que des juristes avertis ont qua­

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Président s’y réduisent à un très petit nombre de lifiée de «confiscation» ou de «captation»  2,
décisions, fort importantes certes, mais d’effet suivant le même processus de domination
momentané: nommer le Premier ministre (mais qui  avait naguère transformé la responsabilité
non le renvoyer), dissoudre l’Assemblée natio- devant  le Parlement en subordination (on
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nale, exceptionnellement déclencher la dictature reviendra plus loin sur la responsabilité devant
temporaire de l’article  16 (et aussi lancer la l’Assemblée nationale).
bombe nucléaire!), bref, des actes ponctuels qui Certes, on prétend, comme c’est devenu la
ne lui permettent pas de gouverner. Tout le mode chez beaucoup d’auteurs depuis Duverger,
reste, y compris le recours au référendum, exige que l’élection au suffrage universel a méta­
la proposition et, plus généralement, l’interven- morphosé la portée des dispositions de 1958. Ce
tion du gouvernement qui «dispose de l’admi- qu’elle a réellement métamorphosé, c’est la vie
nistration et de la force armée». Seul, le Président politique, elle a polarisé les ambitions autour
ne peut rien faire, et sa puissance alléguée ne de  la fonction présidentielle en faisant de sa
procède pas de ses pouvoirs constitutionnels, elle conquête la «mère des élections», puisque tout
se fonde sur son autorité politique. le reste lui était désormais subordonné. En
L’autorité du Président s’exerce en héritage revanche, elle n’a pas transformé l’exercice
de la règle non écrite qu’imposa le général de d’une fonction dont les traits essentiels étaient
Gaulle dès la nomination de Michel Debré à fixés dès l’origine. Le général de Gaulle avait
Matignon en 1959 et que sanctionna la démis- bien insisté sur ce point en affirmant que la révi-
sion de celui-ci en avril 1962. Constamment sion ne changeait rien au reste de la Constitu-
­respectée depuis par leurs successeurs, elle est tion  lorsque l’élection au suffrage universel
devenue la convention constitutionnelle selon fut   instaurée en 1962. Le but immédiat du
laquelle le Premier ministre est d’abord res­
ponsable devant le Président. Écoutons Pierre
1.  Journal officiel. Débats parlementaires. Questions, 1982,
Mauroy, chef du gouvernement socialiste, p.  1157, et notre commentaire dans Les Conventions de la
exposer en 1982 la vulgate du régime: «Le Pre­ Constitution, PUF, 1997, p. 114.
2.  La confiscation est de Jean-Claude Colliard, «L’action
mier ministre est doublement responsable. de la Constitution sur les partis politiques», in Bertrand
Devant le président de la République, bien sûr, Mathieu (sous la dir. de), 1958-2008: cinquantième anniver-
saire de la Constitution française, Dalloz, 2008, p. 181; la cap-
mais aussi devant le Parlement […]. Sans le tation est d’Armel Le Divellec, «Le Prince apprivoisé»,
double aval du président de la République et de Droits, n° 44, 2007, p. 101.

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Pierre Avril
La Constitution
ou «La lettre volée»

r­éférendum du 28 octobre qui la décida fut de et en 1997. La pratique en fut cependant biaisée
confirmer une autorité contestée depuis le règle- par les arrière-pensées, dès lors que le Président
ment de l’affaire algérienne, l’objet de la réforme vaincu préparait sa revanche et se comportait
étant justifié par la consécration du statu quo que en  chef de l’opposition, tandis que le Premier
le sacre populaire devait assurer à ses succes- ministre ne voyait en Matignon que l’ultime étape
seurs, lesquels ne disposeraient évidemment pas avant la conquête de la magistrature suprême,
de sa légitimité (son «équation personnelle»). contre le Président en exercice (en 1988 et en
Effectivement, la victoire à cette compétition a 2002) ou à sa succession (en 1995). Mais, en
rendu transmissible et banalisé l’ascendant que 2002, il lui fallait auparavant restaurer l’autorité
le Général exerçait sur le Premier ministre. de la présidence qu’il briguait et qui était

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­d’autant  plus affaiblie que les cinq ans de
La condition résolutoire ­cohabitation avaient démontré que l’application
littérale de la Constitution fonctionnait effecti-
La nomination de ce Premier ministre est vement; il fallait donc neutraliser la probabilité
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discrétionnaire, on l’a dit, mais celui-ci est, selon de cohabitation et éviter que les prochaines élec-
la Constitution, responsable devant l’Assemblée tions législatives (que les hasards du calendrier
nationale (Pierre Mauroy le rappelait plus faisaient précéder la présidentielle) n’en pré-
haut).  Si les ressources du parlementarisme emptent l’issue. L’enjeu aurait été alors d’élire
rationalisé assurent à Matignon la maîtrise de un Président compatible avec l’Assemblée natio-
la  vie parlementaire, encore faut-il que la nale, non une Assemblée compatible avec le
­majorité de ­l’Assemblée nationale s’y soumette ­Président, ce qui aurait pérennisé la formule
puisqu’elle peut censurer le gouvernement: son de François Mitterrand: «la Constitution, rien
concours est la condition résolutoire de l’hégé- que la Constitution, toute la Constitution». Le
monie pré­sidentielle. L’atteste toute l’histoire Premier ministre-candidat Lionel Jospin en
de la Ve République, obsédée depuis 1965 par exorcisa la perspective par le quinquennat et
la  hantise de ce «troisième tour» de l’élection l’inversion du calendrier électoral. La présidence
présidentielle, lequel finit par advenir en 1986: hégémonique était sauvée.
la victoire d’une majorité parlementaire hostile
au Président. Tout cela est bien connu, mais Le droit et la Constitution
le  point capital pour notre propos est qu’à
cette  occasion la «lettre volée» fut opportuné- Le moins que l’on puisse dire est que l’expé-
ment exhibée. Que dit François Mitterrand rience de la République quinquennale n’a pas
devant l’inquiétude provoquée par cette situa- précisément réhabilité la fonction présidentielle
tion inédite? «À cette question, je ne connais aux yeux des citoyens. Accusant l’abîme entre la
qu’une réponse, la seule possible, la seule rai­ réalité de cette fonction et la lettre constitution-
sonnable […]: la Constitution, rien que la nelle, elle pose, alors que le culte rendu à l’État
Constitution, toute la Constitution  3.» Du moins de droit est aujourd’hui ostensiblement célébré,
provisoirement… une question de principe: est-il concevable que
La France a donc vu la lettre constitution-
nelle appliquée à trois reprises, en 1986, en 1993 3.  Message au Parlement du 8 avril 1986.

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la Constitution pratiquée soit à ce point diffé- c­ ohabitation lorsqu’il fut réitéré par François
rente de la Constitution écrite, révérée comme Mitterrand).
norme suprême de l’ordre juridique? La «lettre volée» concerne les dispositions
Au risque de surprendre, on observera de fond énonçant les missions du président de
d’abord que le droit n’a qu’une part réduite à la la  République qui «assure par son arbitrage le
divergence entre le texte et la pratique; insti­ fonctionnement régulier des pouvoirs publics»
tutionnellement, celle-ci peut se définir par (article 5), du gouvernement qui «détermine et
­l’observance d’une convention de la Constitu- conduit la politique de la Nation» (article 20), et
tion disposant que le Premier ministre est du Premier ministre qui «dirige l’action du gou-
d’abord responsable devant le Président, car vernement» (article 21). Mais on ne voit que la

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tout le reste en découle (pourvu que la condition lettre «retournée» et pourvue d’une suscription
résolutoire soit satisfaite). Mais le caractère obli- écrite d’une autre main: celle du général de
gatoire de cette responsabilité est exclusivement Gaulle qui revendiqua ouvertement (en parti­
politique, il n’entraîne aucune conséquence juri- culier dans la fameuse conférence de presse du
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dique directe et les formes que revêt sa sanction 31 janvier 1964) ce qu’il n’avait pu obtenir en
en cas de perte de la confiance présidentielle juin 1958, quand un premier avant-projet, vite
sont respectées. Le Premier ministre congédié écarté, disposait que le président de la Répu-
n’est jamais tenu juridiquement de présenter sa blique, «assisté du gouvernement, définit l’orien-
démission: il la remet lorsque le Président la lui tation générale de la politique intérieure et
demande, pour la raison exposée par Pierre extérieure du pays  4». Pour obtenir l’accord
Mauroy plus haut, parce qu’il se considère obligé nécessaire des ministres, attachés au régime par-
de le faire en vertu de la «légitimité» présiden- lementaire, la «détermination» de «la politique
tielle. En droit, rien ne l’empêcherait, cepen- de la Nation» fut alors attribuée au gouverne-
dant, de rester sourd à une telle invitation s’il ment – avant que, passé de Matignon à l’Élysée,
dispose du soutien de l’Assemblée nationale le général de Gaulle ne la récupérât avec l’appro-
(cette hypothèse avait d’ailleurs inquiété le bation du peuple (et même des parlementaires
général de Gaulle qui y voyait le «défaut de la jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie).
cuirasse» et pour y parer avait demandé à Un tel consensus existe-t-il encore et la solu-
Georges Pompidou une lettre de démission non tion au dérèglement institutionnel ne résiderait-
datée lorsqu’il le reconduisit à Matignon en elle pas tout simplement dans le retour au texte?
1967). C’est la conclusion que suggère Michel Winock
En d’autres termes, le droit est respecté dans dans la dernière livraison de cette revue: «Au
ses aspects procéduraux, d’autant qu’il n’est fond, il suffirait de respecter la lettre de la
aucune des décisions vivement contestées Constitution présente pour assurer le rééquili-
dans  les débuts de la Ve  République qui n’ait brage souhaité.» (Il ajoute le septennat non
finalement été considérée comme l’interpréta- renouvelable, mais ce complément logique
tion correcte de la Constitution (l’exemple
topique est le refus du Général de convoquer
une session extraordinaire en 1960, accepté 4.  Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la
Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française,
sans discussion par les Premiers ministres de la vol. I, 1987, p. 251.

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s­ up­pose une révision de la Constitution et n’est équivoque quant à l’obligation qui en résultait.
pas prioritaire.) Une ambiguïté analogue se retrouve à propos
de  l’interprétation de l’arbitrage exercé par le
La signification de la lettre volée ­Président sur le fonctionnement régulier des
pouvoirs publics, car cette apaisante formulation
L’objectif affiché par les rédacteurs de la fut entendue par l’intéressé, familier du français
Constitution était de produire «un régime parle- classique, au second sens que donne Littré à
mentaire assaini», selon les termes de Michel l’arbitre: maître absolu.
Debré qui en fut le maître d’œuvre. Pour cela, C’est dire que l’issue du présent dérèglement
ils  tirèrent les leçons de l’expérience de la institutionnel consiste d’abord à lire la «lettre

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IVe République, c’est-à-dire de l’échec des ten- volée» en donnant aux mots du texte leur sens
tatives de parlementarisme rationalisé de la ordinaire, et cette opération dispensera d’en
Constitution de 1946. Celle-ci avait elle-même écrire une autre, outre que cela ferait perdre un
l’ambition de corriger les défauts de la IIIe, mais temps qu’il vaudrait mieux consacrer aux pro-
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sans aller jusqu’à remettre en question le dogme blèmes auxquels la France est confrontée – et
de la souveraineté parlementaire qui asservissait que nul homme providentiel ne saurait régler.
les gouvernements aux caprices des assemblées. S’en tenir au texte en vigueur exige seulement
À cet égard, la novation majeure fut l’affir­ qu’une volonté politique revienne sur ce qu’une
mation, par l’article 20, d’une mission propre du autre volonté politique avait décidé, dans un
gou­vernement, en l’assortissant des moyens par- autre temps et dans un autre contexte. Nulle
lementaires de conduire la politique qu’il déter- révision du texte retrouvé n’est nécessaire, ni
minait. Ces moyens s’inspiraient d’ailleurs très même utile. La seule opération institutionnelle
largement des réformes discutées à la fin de la nécessaire concerne la modification du calen-
IVe République et dont l’exemple topique est le drier électoral afin de dissocier l’élection de
troisième alinéa de l’article 49 (le fameux 49.3). ­l’Assemblée nationale de celle du Président et,
Dans l’économie du texte, la nomination du plus précisément, de lui restituer son caractère
Premier ministre par le Président n’entraîne décisif  6.
nulle subordination, puisqu’il est prévu qu’il
ferait approuver son programme par l’Assem- Pierre Avril.
blée nationale en sollicitant sa confiance – c’était
d’ailleurs le système de 1875, le général de
Gaulle se plut à le rappeler pour rassurer ses 5.  «Le 8 août 1958 devant le Comité consultatif consti-
interlocuteurs méfiants  5, tout en veillant que la tutionnel», ibid., vol. II, p. 752.
6.  Comme le suggère Nicolas Fourrier dans la précé-
rédaction du premier alinéa de l’article  49 sur dente livraison de cette revue, «Pour une évolution sans
l’approbation du programme soit suffisamment Grand Soir», Le Débat, n° 191, septembre-octobre 2016.

Impression: Normandie Roto Impression s.a.s. - N° 000000


N° d’édition: 308574
Dépôt légal: novembre 2016
Commission paritaire: 0318 K 82878
Imprimé en France.
Le Directeur-gérant: Pierre Nora.

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