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CHAPITRE V ASPECTS PATHOLOGIQUES DE LA PATERNITE Tout n’est malheureusement pas normal dans la paternité vécue par Vadulte du sexe masculin, mais ces aspects pathologiques sont, en réalité, trés mal connus encore. Le P* Ag, Ebtinger, médecin des Hépitaux de Strasbourg, est en France un spécialiste du probiéme, et on ne squrait trop le remercier d’avoir bien voulu collaborer a cet ouvrage. Une fois de plus se vérifiera @ la lecture de ce chapitre la difficulté a tracer des frontiéres entre le normal et le pathologique: expé- rience fondamentale pour Vvhomme, la paternité remet en cause toute sa structure psychologique et sa « situa- tion > d’adulte. IL ne fait de doute pour personne que l’expérience de la maternité constitue pour la femme une étape importante de son développement psychobiologique, et les accidents pathologiques de cette étape — notam- ment les psychoses dites puerpérales — sont des faits sinon élucidés, du moins bien connus. L’existence dune pathologie de la paternité a, par contre, besoin d’étre démontrée et peut étre mise en doute. L’absence évidente d’un bouleversement hormonal, volontiers incriminé dans les psychoses puerpérales, contraint & attribuer au seul événement vécu de la paternité un role pathogéne, N’est-il pas excessif de vouloir attri- buer au vécu si commun et si banal de la paternité une telle importance ? Avant de répondre 4 cette question, il convient de remarquer d’abord que I’étude psychologique du vécu normal de la paternité est curieusement négligée ol méme abandonnée, semble-t-il, aux humoristes et Hux caricaturistes qui ne se privent pas de tourner les «affres> du pére en dérision. L’expérience du pore est objet de plaisanteries : « C’est évidemment le pre qui a le plus souffert», dit-on avec le sourire, pornant la l'étude de Vexpérience vécue de la pater- nité, Cette négligence, qui est sans doute le signe d’un rofouloment généraliaé, ext cependant regrettable et étude de Vexpérience yéeus de la paternité s'impose dautant plis qu'un det souels de Vobstéteique mo» dorne onl de fnive partloiper davantage homme a Nivenement de li nalaanoe, Mi cette participation eat on apparenee (i Mola c= MINE dana now elvis Hon Mathnologie Howe apprend par contre que 118 PATERNITE ET VIRILITE dans le comportement dit de la convade, par exemple, Vhomme peut mimer laccouchement, traduisant par 1a sa participation. Dans notre civilisation occidentale, l’attention s’est portée presque exclusivement sur le réle du pére — autorité, carence, défaut paternels dans leurs effets sur le développement de enfant. Il est superflu de rappeler l’importance accordée depuis Freud au com- plexe d’CEdipe normatif et 4 ses distorsions patho- génes. Mais les écrits psychanalytiques eux-mémes, prolixes lorsqu’il s’agit d’CEdipe, le fils, n’accordent guére d’intérét 4 Laios, le pére, 4 ses angoisses, qui cependant furent déterminantes. La mythologie abonde pourtant en thémes illustrant l’angoisse du pére devant sa progéniture : i] nous suffira d’évoquer Cronos dévorant ses enfants ou Zeus qui, ayant lui- méme échappé a la dévoration paternelle, avale Metis enceinte pour prévenir la naissance d’un fils qui le détrénerait. L’ogre de nos contes, abandon ou lexil du fils dans les légendes (pensons & La vie est un songe, de Calderon), s‘ils reflétent certes les angoisses enfantines, n’en sont pas moins inventés et racontés par les adultes. Mythologie et folklore font pressentir que l'avénement d’une génération nouvelle n’est pas seulement vécu comme un «heureux événement », mais peut aussi mobiliser une agressivité et une an- goisse archaiques. Mais si nous ne voulons pas accor- der aux mythes d’autre valeur que d’éire précisément mythiques, la pathologie dévoile elle aussi parfois les fantasmes archaiques que la paternité est susceptible de réactiver. Cest pourquoi c’est & V’expérience clinique que nous ferons appel pour tenier de démontrer la réalité dune pathologie de la paternité. En effet, les réactions. pathologiques a la paternité, pour méconnues qu’ellos soient, sont, croyons-nous, fréquentes et peuvent revie tir dans leurs aspects extrémes, psychotiques, di formes particuliérement démonstratives. Auss! ostell peut-¢tre opportun d’introduire notre exposd par quelques observations, nécessairement trés aLrigh PATERNITE ET VIRILITE de quelques cas de psychoses de paterniié. Précisons . qu’en parlant de psychose de paternité il n’est évi- demment pas question d’ériger la paternité en facteur étiologique. Il ne s’agit que de désigner par cette déno- mination —~ d’une maniére analogue aux psychoses puerpérales — des phénoménes psychotiques sur- venant en relation chronologique étroite avec l’an- nonce d’une paternité, la grossesse et l’accouchement de la femme, l’avortement ou la naissance de l’enfant, et dont les themes se référent indubitablement au vécu de la paternité. Il est bien évident que la réaction pathologique a cette situation commune et banale dépend, comme toute psychose, de la structure anté- rieure du sujet et de la signification particuliére que Vévénement peut prendre en fonction de cette struc- r ture. Précisons aussi que notre étude se limite aux réac- tions immédiates et que nous n’envisagerons pas Pévolution ultérieure de sentiment paternel. De méme, nous laissons de cété l'étude des réper- cussions dues a l’absence de paternité. Observation N° 1 (1). S. Lucien est un homme de vingt-sept ans, cuisinier, admis le 30 octobre 1957 4 la suite d’un raptus suici- daire avec automutilation de la verge, précédant de quelques jours le terme de la premiére grossesse de sa femme. Marié a vingt el un ans, il était resté cing ans sans enfant et avait craint d’étre stérile (se souvenant qu’il avait eu les oreillons). La grossesse de sa femme le réjouit, mais la survenue d’hémorragies au troisiéme mois fait craindre un avortement, et dés ce moment S. ne cessera d’étre tourmenté, craignant Ja fausse couche (1) ‘Toutes nos observations ont pavenatlgue rare ie ion ‘Th, 120 PATERNITE ET VIRILITE et redoutant la mort de l’enfant. Mais aussi le nom que portera l’enfant le préoceupe beaucoup, car il est lui- meéme fils de fille mére et n’a pas connu le nom de son pere. Enfant abandonné, il a refusé A sa majorité de faire la connaissance de sa mére, alors qu’il en avait Voccasion, refus qu’il se reproche maintenant. Enfin, il se préoccupe de son hérédité qui lui est entiérement inconnue et qui pourrait comporter des tares. La grossesse approchant de son terme, l’anxiété grandit: le souci au sujet de la santé de sa femme, la peur de la perdre A l’accouchement se font plus i aigus, des auto-accusations s’ébauchent: il n’a pas i épargné suffisamment de fatigues & sa femme, des infidélités de jadis lui reviennent a l’esprit, qu’il se reproche violemment. Bientdt, il se sent surveillé au travail, croit que ses camarades sont au courant de ses infidélités. Le 29 octobre au soir, il est dans un état oniroide, i voit des tableaux bouger au mur, se sent poursuivi par la police. Le 30 octobre, brusquement, il saisit un cou- teau et se sectionne la verge aux deux tiers. A l’admission (aprés passage en clinique chirurgi- cale), le souvenir de l’acte de mutilation est confus. S. présente un état dépressif accusé avec auto-accu- sations nombreuses, idées d’indignité multiples. On reléve qu’il croit étre abandonné de Dieu parce qu'il a t perdu son alliance un mois aprés son mariage. S, ne peut admettre que son fils né entre-temps soit en vie. Peu a peu, V’angoisse et la dépression se dissipent. S. admet, aprés avoir yu le livret de famille et le certi- ficat de baptéme, la réalité de la naissance normale. Le sens de l’auto-mutilation ne peut étre précisé dayan- tage. Toutefois, il semble certain qu’il avait voulu, en se mutilant, se suicider. Le malade est repris prématurément par sa famille, décidé A entreprendre une cure de désintoxication alcoolique (sa profession de cuisinier l’exposant A des exces). Il se fail effectivement réhospitaliser, mais dés le début de la cure une nouvelle bouffée anxieuse éelate, avec idées de suicide. S. s’accuse de s’dtre man- PATERNITE ET VIRILITE 121 qué une premiére fois par lacheté. Mais alors que l’an- goisse parait 4 son comble, il fait une expérience déli- rante mystique consolatrice: dans son alliance, qué sa femme venait de lui racheter, et qui brille au soleil, il voit la Vierge lui apparaitre qui lui montre la voie. Cette nouvelle poussée psychotique a pu étre rapide- ment jugulée par le traitement et le malade semble avoir guéri définitivement. Observation N° 2. A. Jean-Louis. Chez ce malade de trente ans, vigne- ron, une bouffée délirante aigné éclate quatorze jours aprés ’accouchement de sa femme. Il s’agissait de la troisiéme grossesse en quatre ans, mal supportée. La femme avait di étre hospitalisée sept semaines pour des motifs que nous ignorons, avant la naissance pré- maturée au septiéme mois d’un enfant qui meurt aus- sitot. I] faut relever aussi que le malade avait concu ce dernier enfant au moment de la maladie et de la mort de son pére cardiaque. Les thémes extériorisés au cours de sa psychose étaient composés d’éléments en rapport avec sa pater- nité, de préoccupations mystiques et exprimaient une intense culpabilité ramenée plus précisément par le malade au refus exprimé jadis d’entrer au séminaire et de devenir prétre, Aussi, en punition, sa femme est consée étre morte, au ciel, veuve d’ailleurs, lui-méme ¢tant en enfer. Il a des visions, voit son pére qui lui dil qu'il va mourir, voit passer ses trois enfants. Par moments, i] se sent possédé par Je diable, se roule a lerre en hurlant. Un traitement par 5 électrochocs jugule rapidement cette expérience hallucinatoire et délirante. Redevenu calme et lucide, le patient attribue Sa maladie au surmenage et A Vinquiétude installée aprés la mort de son pére. Il explique qu’il vit inten- sément les grossesses de sa femme, «tout ad fait comme elle», D'nilleurs, il avait aidé aux premiers accouchoments, Apron wa sortie, A, reprend son tras a 122 PATERNITE ET YIRILITI vail, ne parle plus de son épisode psychotique et jamais de son enfant mort. Un an plus tard, au mois de juillet, il est réhospi- talisé pour un état d’angoisse hypocondriaque. Cetle nouvelle inquiélude s’élait installée A la suite d’un incident agricole, mais significatif : il avait di vendre une vache qui avait mis bas un veau mort-né. Alors qwil est encore hospitalisé (3-8), sa femme doit étre opérée d’ «appendicite >». Le 23-8, quatre jours avant Vanniversaire de la mort de son enfant, éclate une forte crise d’angoisse avec tremblements, palpitations, suffocation ; il sent de l’électricité dans tout le corps, «tout & fait comme I’an passé ». On craint I’éclosion d’un nouvel épisode psychotique. Mais le traitement neuroleptique mis en ceuvre jugule I’état de panique, et aprés quelques jours A. peut quitter le service. Observation N° 3. D.L. Othello est un macon italien de vingt-trois ans chez qui un épisode psychotique aigu éclate, dans le cours d’une néyrose post-traumatique, A V’occasion d'une paternité. Une longue histoire d’accident du tra- vail avec revendication de rente et démélés avec le médecin conseil et le médecin traitant précéde l’éclo- sion de la psychose. L’un des médecins avait porté le diagnostic suivant: «Comportement profondément né- vrosé avec anxiété, instabilité, préoccupations hypo- condriaques. » Othello n’était pas marié, mais viyait depuis plusieurs années en coneubinage. C’est alors que sur le plan professionnel il se sent diminué et incapable d’exercer son métier, que son amie devient enceinte, L’inquiétude ne cesse de grandir ; il n’a plus de repos, devient de plus en plus jaloux ; l’agitation et la volubi« lilé ne cessent de croitre, de sorte qu’il doit étre admis 4 la clinique psychiatrique, alors que sa concubine eat au sixiéme mois de sa grossesse, A l’admission, il eat subconfus, agité, et persuadé que son enfant est déjh né. Il se le représente agé d'un an ou davantage et PATERNITE ET VIRILITE 123 imagine qu’il porte son nom. Il exhibe d’ailleurs une photo, ou plus exactement un prospectus représentant un splendide bébé. Il écrit des letires enthousiastes @ son amie, vantant la beaulé de son enfant. Pour ne pas le contrarier, son amie joue le jeu et Iui envoie une carte postale représentant un enfant d’environ cing ans (petit Othello) lui offrant des fleurs. L’épisode délirant dure une quinzaine de jours. L’agitation se calme sous traitement neuroleptique. Le malade ne parle plus de son fils, mais lors d’un congé d’essai, Othello (ce n’est pas un pseudonyme !) révéle sa jalousie en émettant des doutes sur sa pater- nité et la fidélité de sa concubine, la contraignant a des coits répétés alors qu’elle est enceinte de huit mois. Réadmis, l’inquiétude et Vagitation persistent jusqu’a Ja naissance. La nouvelle de heureux déroulement des événements entraine la disparition des troubles psychotiques. Deux ans plus tard, il est pére 4 nou- veau, et cette nouvelle paternité réactive ses angoisses, sous une forme mineure semble-t-il, puisque son médecin traitant nous écrit qu’il n’eut besoin cette fois «que d’une psychothérapie >. Observation N° 4. §. Gérard, yingt-neuf ans, est un mineur italien, pére de 4 enfants agés de cing, quatre, trois ans et tr mois. Sa femme est enceinte. Au quatriéme mois, 4 peine sa femme lui a-t-elle annoncé cette cinquiéme grossesse et aussi son mécontentement, Vidée lui vient que cet enfant pourrait ne pas étre de lui, I veut lui extorquer l’'aveu de son infidé- lité ; il s’ensuit des disputes violentes. Un jour, il fait méme mine de l’étrangler, I] devient aussi brutal avec les enfants, s’excite de plus en plus, ne peut plus dormir, Un solr, it voit le dlable «tout noir ayee des corned» qui passalt «rapide comme le vent», il avait pepandin ou le lempa ede til tren le mang di cours, Ja volx di Hable Ta totimall Nordea de ae eondee 124 PATERNITE ET VIRILITE au fond de la mine pour y mourir, Affreusement an- goissé, il se léve, raconte sa vision a sa femme qui tente de le calmer. Le lendemain, il se rend néan- moins 4 son travail, mais a trés peur de mourir. Deux jours avant son admission 4 la clinique, il va dans un bois et brile ses habits, mettant en pratique un exor- cisme gitan que sa mére lui aurait enseigné sur son lit de mort. Il raconte qu’il avait trouvé dans une poche une sucette de bébé remplie de sang, enveloppée dans un chiffon. Cette sucette était attachée 4 son i costume par un cordon. C’était Vinstrument utilisé par le diable pour sucer son sang. Les visites du diable se répétérent, toujours la nuit, et a chaque fois il lui soutirait du sang, de sorte qu’il i se sentait le matin avoir le cceur vide. S. imagina que le diable utilisait ce sang pour fabriquer d’autres dia- bles. Lorsqu’il lui fut demandé a quoi le cordon de la sucette le faisait penser, il raconta qu’il devait sou- vent se lever la nuit pour donner la sucette au bébé de treize mois, aprés quoi il lui était difficile de se rendormir. Mais jamais il n’aurait, méme pas par mé- garde, mis cette sucette dans sa poche, et d’ailleurs dans le vétement brfilé la sucette avait été attachée avec une ficelle. Il est & peine besoin d’interpréter pour saisir les significations qui se profilent derriére cette apparition i du diabolique suceur de sang qui l’épuise, du cordon qui attache la sucette 4 son habit, du chiffon qui «lange» la sucette, et pour voir l’évidente relation avec la paternité non désirée, dont le malade en un premier temps avait tenté de se débarrasser par une projection délirante sur un rival imaginaire. La bouf- fée délirante céda en quelques jours; il ne fut pas possible d’amener le malade — personnalité fruste et superstitieuse — a une critique véritable de son expé- rience délirante. Pour lui, l’essentiel fut que le diable ne se manifesta plus. Peut-étre n’est-il pas inutile de souligner que la psychose survint lors de la cinquiéme paternité et qu’il avait été lui-méme le cinquiéme de 7 enfants, PATERNITE ET) VIRILITE Observation N° 5. S. Antoine, cultivateur, né en 1924. Personnalité 4 structure obsessionnelle ayant déja présenté en 1941 un épisode pathologique mal caractérisé, probable- ment dépressif. Sexuellement inhibé, S. n’a pas de relations fémi- nines jusqu’a vingt-cing ans. Pressé par son pére, il se marie année méme de la mort de sa mére. Quinze mois aprés son mariage, il a un fils (1951). En 1952, une fille qui meurt A trois mois, le jeudi saint. Une deuxiéme fille nait en 1953. En automne 1956, nouvelle grossesse de sa femme, non désirée. Des varices la génent beaucoup, elle est souvent alitée. Aprés une phase prodromique caracté- risée par des ruminations obsédantes au sujet de la sanié de sa femme, un tableau mélancolique franc s’installe chez S. aux environs de Noél. Les auto-aceu- sations, multiples, concernent toutes la sexualité. S. s’accuse de masturbation, de bestialité, est persuadé avoir le sang malade (syphilis). I n’aurait jamais da se marier, aurait di se faire prétre. Le malade est traité par électrochocs qui font progressivement virer V'état dépressif en état de manie hargneuse. Aprés arrét du traitement, S. fait une bréve expérience déli- rante mégalomaniaque le jeudi saint (jour anniver- saire de la mort de sa deuxiéme fille). Il hurle », L’accouchement se déroule bien. La femme regagne le domicile trois semaines plus tard, mais déclare 4 larrivée qu’elle n’acceptera pas de rapports avant que ses cycles soient devenus réguliers et qu’elle puisse les contréler par la méthode des températures. Dans le méme temps, S. a des soucis professionnels, des dossiers en retard, IL se sent incapable de résoudre certains problémes liti- gieux. Un jour, alors qu’il roule en train vers Paris, il lit dans son journal un fait divers. Titre: «Un agent S.N.C.F. et sa femme abandonnent leurs enfants ». Tl lit ce titre a un collégue qui commente: «Il y ena dautres >. Evidemment, S. pense que la S.N.C.F. va lui reprocher d’avoir exagéré ses frais de déplacement et d’avoir par sa négligence trahi la mére patrie (les dossiers dont il s’occupe sont des dossiers de douane), Le soir méme, il délire: on le surveille, on a mis des agents S.N.C.F. a ses trousses, il va étre espionné. Admis a la clinique psychiatrique, il est persuadé PATERNITE ET VIRILITE 127 que les malades du service sont des espions déguisés, le supplice l’attend dans la cave, il va étre torturé par des pointes de feu. I] se sent d’ailleurs coupable envers sa femme qu’il a trahie, coupable d’avoir fléchi sexuel- lement, coupable d’avoir trahi la S.N.C.F. Une cure de Tofranil, immédiatement mise en cu- vre, améne une sédation de l’angoisse en huit jours, avec des oscillations de la croyance délirante. Les réves que le malade fait pendant le traitement sont particuliérement instructifs et montrent bien que le probléme de la paternité oceupe une place centrale dans sa psychose. Son propre nom, qui évoque la coupure (on peut relever aussi la profession de son pére: boucher), y est symbolisé de diverses fagons, associé & des termes de castration. Le theme de l’aban- don de la femme y est exprimé d’une maniere évi- dente. Citons un réve particuliérement éloquent : dans une assiette, que le malade dessine comme un utérus vu en coupe, mijote une masse informe. Le malade vient apposer sur le pourtour de la cire A cacheter. Association a cette cire a cacheter: «ce qui sert 4 apposer ses initiales sur les lettres >. La paternité est donc bien vécuc, dans un contexte de culpabilité et d’angoisse, comme l’expérience du nom a transmettre et 4 imprimer sur ce qui n’est encore qu’une « masse informe >. * we Les observations que nous venons de résumer se situent évidemment dans le registre des affections psychiatriques majeures: les psychoses. Les étroites connexions, tant chronologiques que thématiques, que ces états psychotiques ont manifestement avec le vécu de la paternité autorisent, pensons-nous, 4 parler de « psychoses de paternité », par analogie aux psychoses puerpérales. Quatorze observations de ce type ont été recueillies A la Clinique Psychiatrique de Strasbourg en quatre ans. Il ne saurait encore étre question 128 PATERNITE ET VIRILITE d’évaluer leur fréquence statistique, surtout qu’elle apparait de plus en plus grande a mesure de l’atten- tion portée aux concordances chronologiques. Leur intérét réside du reste moins dans leur fréquence numérique que dans les yues qu’elles permettent d’avoir sur les résonances inconscientes du yécu de la paternité, sur les fantasmes inconscients qui l’accom- pagnent, et que l’état psychotique dévoile. Celles-ci montrent en effet 4 nu les angoisses, les réactions de culpabilité, de jalousie, les identifications féminines qui, dans le registre des répercussions néyrotiques que nous allons maintenant envisager, sont davantage masquées, C’est en effet dans le registre névrotique que se limitent le plus souvent les réactions pathologiques. Mais ici la connexion avec le vécu de la paternité ris- que davantage de rester ignorée du fait du processus — commun dans les névroses -— du déplacement qui consiste en ceci que l’angoisse née de la situation de Ja paternité est vécue par le malade comme étant liée 4 une autre circonstance, par exemple A des difficultés dordre professionnel. La réaction pathologique est @ailleurs d’autant plus facilement méconnue que la propension est plus forte chez l’observateur a tenir la fonction de procréation pour négligeable. Une curieuse dissociation semble s’étre produite ; alors que la sexua- lité a acquis droit de cité, —- au point d’obnubiler parfois les esprits, — la procréation, son réle et ses répercussions psychiques semblent étre l’objet d’un refoulement général, dés lors qu’il s’agit de Vhomme. Voici deux brefs exemples de réactions névrotiques : — Le premier est facilement rattaché a sa cause: la crainte de la paternité. Un homme de trente-quatre ans — profession libérale — se présente en état de grande angoisse, annoncant que depuis quinze jours s’est ins- PATERNITE ET VIRILITE 129 tallée subitement une impuissance. I incrimined’abord le surmenage, des difficultés d’ordre professionnel, méme la situation politique, pour finalement, au mo- ment de prendre congé, signaler précipitamment qu’a la suite de annonce que lui avait faite sa femme d’un. retard de régles et d’une possibilité de grossesse, il avait ressenti une violente hostilité envers elle. Depuis lors, il s‘adonnait 4 la masturbation avec fantasmes sa- diques. Mais il lui était, par contre, devenu impossible d@avoir une érection en présence de sa femme, quoi- qu’il se soit rapidement ayéré qu’il s’était agi d’un simple retard de régles et qu’il n’y avait pas grossesse. Nous apprendrons dans des entretiens ultérieurs qu’il a épousé aprés de longues hésitations une femme trés «maternelle > qui lui a apporté le bonheur dans la sécurité, bonheur et quiétude qu’il redoute fortement de voir menacés par V'intrusion d’un enfant. Alors qu’il a réussi professionnellement et socialement, l’épreuve de la paternité vient réyéler brutalement la précarité de son équilibre et déyoile la nature véritable du lien qui l’unit 4 sa femme trop « maternelle >. Ici, examen du malade nous met d’abord en présence d’un tableau de dépression anxieuse aux causes apparemment banales. Un chauffeur de taxi vient consulter pour insomnies, irritabilité, nervo- sisme. Pour lui, il s’agit de surmenage et des consé- quences de l’irrégularité de son horaire de travail. En effet, il travaille la nuit, dort mal le jour. L’attente aux feux rouges l’énerve, dit-il, tout particuliérement et lui devient par moments intolérable. Sa femme, qui Paccompagne, a une tout autre version : il I’a obligée quinze jours avant la consultation a pratiquer un avor- tement (le troisiéme d’ailleurs). Pendant le temps qu’avait duré la courte grossesse, il avait eu une acti- vilé sexuelle redoublée. Aprés l’avortement, la reprise des contraintes, et plus encore la culpabilité incons- ciente fortement réprimée, mais que de nombreux indices manifestaient 4 I’évidence, déclenchérent une angoisse qui trouvait son expression culminante 9 | \ | | | | 130 PATERNITE ET VIRILITE devant les feux rouges, dont le sens symbolique n’a guére besoin d’étre souligné. Nous ne pouvons multiplier les exemples, mais vou- drions signaler un type de réaction anxieuse qui accompagne fréquemment l’expérience de la pater- nité: le besoin impérieux et contraignant d’assurer la sécurité du foyer, par exemple par la construction dune maison ou par la souscription de primes d’assu- rance, Certes, ce souci peut paraitre bien légitime et nous n’entendons pas mettre en cause son ulilité réelle. Mais il reste que dans bien des cas le caractére précipité de la décision ou aspect obsédant de ce » trahissent V’anxiété et l’insécurité qui les sous-tendent. On ne peut du reste manquer d’étre frappé par la fréquence chez les hommes de dépres- sions dites de la construction, oi s’exprime la crainte de défaillir dans le réle de maitre de maison et du foyer. * ae Ces quelques exemples yont nous permettre de tenter une mise en place trés imparfaite et toute pro- visoire des éléments constituants de l’événement véeu de la paternité dans ses aspects positifs et négatifs. Lexpérience de la paternité est normalement celle de la preuve, manifeste, sociale, de la virilité qui con- fére 4 ’homme le sentiment de sa puissance, la certi- tude de la possession de la femme. Avec la paternité, "homme accéde véritablement au registre symbolique. Donnant son nom, il s’insére dans une lignée, il devient maillon d’une chaine symbolique. Si la mére donne la yie, le pére donne son nom, et cest par lui que l’enfant est recu par la société. Mais c’est en méme temps accession & l’égalité avee les parents. C’est en devenant pére que I’ex- enfant s’émancipe définitivement. Cest une valorisation sociale: qu’on songe seule- ment a la gloriole que confére a certains le titre de «pére de famille nombreuse ». PATERNITE ET VIRILITE 131 C'est un gage de pérennité qui vient, sinon combler, du moins étancher le désir d’éternité : la succession est assurée, la possibilité est donnée de projeter désirs el réves sur l’enfant (il doit étre plus heureux que moi, ayoir une meilleure situation, etc.). Enfin, l'enfant donnera l’occasion d’achever sa pro- pre enfance. A travers l'enfant, l’adulte revivra les étapes de son enfance. L’adulte qui a dQ abandonner son propre narcissisme, son égocentrisme infantile, va étre séduit par cet étre égocentrique, image de lui- méme enfant, et retrouve ainsi son narcissisme (Freud). A tous ces aspects positifs peuvent correspondre des manquements négatifs, et ¢’est en fonction de sa structure mentale, de son histoire, que le futur pére, ex-enfant, va répondre lorsqu’il sera confronté tout au long de l’évolution de ses enfants avec son propre passé. Si nous nous limitons 4 la venue au monde de l’en- fant, il semble 4 premiere vue que les réactions 4 la paternité devraient s’orienter principalement selon qu'il existe ou non un désir d’enfant. En fait, les choses ne sont pas aussi simples, et c’est bien davan- tage de l’attitude inconsciente envers l’enfant 4 venir que dépend la réaction positive ou négative normale ou névrotique. En effet, un enfant non désiré, par exemple en raison des difficullés matérielles du cou- ple, peut trés bien étre désiré inconsciemment et donc étre fort bien accepté en profondeur et, malgré de superficielles manifestations d’humeur, étre recu sans conflit, Au contraire, un enfant trés désiré consciem- ment — par exemple un premier — mais pour des motifs néyrotiques — uniquement en tant que moyen de réassurance narcissique par exemple — peut trés bien étre, dés la grossesse — par le dérangement qu’en fait il proyoque — source de conflits. L’expérience de puissance que constitue normale- ment la paternité peut étre troublée de maintes manié- res. Schématiquement, on peut opposer, d’une part, les 132 PATERNITE ET VIRILITE perturbations dues a V’interférence d’angoisse et de sentiments de culpabilité en rapport direct avec l’évé- nement actuellement vécu, et, d’autre part, la réacti- vation par la situation de la paternité de fantasmes archaiques dont l’actualisation anachronique peut étre Voccasion de troubles graves dont les psychoses que nous avons présentées sont des exemples. Une identification trop marquée a la femme fait par- tager au futur pére ses angoisses communes : craintes au sujet de l’état du fruit (hantise de malformations) et angoisses devant l’accouchement, angoisses sécu- laires que les progrés de l’obstétrique et les méthodes modernes de psychoprophylaxie n’ont pas encore chassées. Aussi n’est-il pas rare de voir des tableaux anxieux et hypocondriaques durant le temps de la grossesse de la femme et se dissipant aprés « l’heureux événement », Le sentiment de fierté virile est souvent terni par la culpabilité : avec la répétition des paternités, les féli- citations se font plus ironiques ; 4 la fierté d’avoir pu étre pére succéde la honte de n’ayoir pas su éviter un nouveau fardeau, de ne pas savoir . En note, Freud ajoute cette citation de Lichtenberg : «L'astronome sait 4 peu prés avec la méme certitude si la lune est habitée et qui est son pére ; mais il sait avec une tout autre certitude qui est sa mére>. De méme qu'il n’y a pas un homme qui ne se soit 4 un moment de son enfance posé la question de sa filiation, il n’y a probablement pas de pére qui n’ait 4 un moment ou & un autre, au moins en fantasmes, percu Vimpossibilité de faire la preuve de sa paternité. Lors- que la paternité est rejetée, le recours 4 l’accusation d'infidélité est une projection facile. Cette premiére réaction de rejet : < il n’est pas de moi », est un moyen. de défense qui a aussi souvent la signification d’une autopunition, puisqu’il implique humiliation d’une infidélité méconnue. Les idées de jalousie peuvent encore s’alimenter a une autre source, déjd évoquée: identification trop accentuée & la femme enceinte, facilitée par des dispo- sitions féminines inconscientes ou une homosexualité latente. Il faut se souvenir ici que les « théories sexuel- les» des enfants (Freud) congoivent souvent la gros- sesse comme un phénoméne intestinal et l’accouche- ment comme une évacuation anale et que le petit garcon imagine facilement qu’il peut avoir lui aussi un enfant. Il est fréquent d’ailleurs de voir les enfants, surtout entre deux et trois ans, jouer & la maman et bercer une poupée. Si la pathologie n’offre 134 PATERNITE ET VIRILITE que rarement l’occasion d’observer des idées délirantes de grossesse chez homme, et trés exceptionnellement des grossesses nerveuses chez l’homme, par contre il est assez banal de voir surgir des réves ou des fan- tasmes de grossesse au cours d’une psychanalyse. Lorsque la grossesse de la femme a réyeillé les dispo- sitions. féminines inconscientes, V’identification a la femme peut avoir comme conséquence ’intérét a un rival supposé se manifestant sous forme de jalousie. On sait en effet que le jaloux est souvent un homo- sexuel latent qui traduit son intérét pour ’homme par le détour d’une identification 4 la femme. Mais le rival n’est pas foreément un autre amant. L’enfant lui-méme intrus qui s’insinue en tiers dans le couple, menace la place de l’homme auprés de la femme. La grossesse déja est souvent vécue sur le mode de repliement narcissique par la mére couvant son fruit. La relation diadique de la mére & l’enfant jusqu’au Sevrage peut étre mal tolérée par l’homme qui éprouve un sentiment d’exclusion. I] est de fait que maintes névroses du travail débutent chez l’homme au moment ot son foyer n’est plus le havre de repos qu’il souhai- tait. Le seuil de tolérance étant évidemment trés variable, tel mari se précipitant dans des activités «extra» dés la venue du premier intrus, tel autre ne fuira le foyer qu’a partir du moment ow la densité du bruit Jui donne des arguments «réels> pour se justifier. Ajoutons encore un facteur que certains de nos patients ont relevé. Seuls 4 posséder sexuellement leur femme, ils ont réagi par un sentiment de dépossession, voire de jalousie, a l’idée que le sexe de leur femme considéré comme leur bien, devient l’objet d’examens, est visité par le gynécologue, la sage-femme. Et nous citerons aussi la déconvenue éprouvée lors de la reprise des rapports, lorsque le passage de l’enfant a provoqué des modifications sensibles. PATERNITE ET VIRILITE 135 s L’inventaire des réactions pathologiques 4 la pater- nité que nous venons d’esquisser est évidemment encore irés incomplet et rassemble des données de fréquence et @importance inégales, Par-dela la diver- sité des manifestations cliniques, il apparait que la paternité est susceptible de réactiver des fantasmes archaiques et fournit l’occasion d’une nouvelle édition des questions fondamentales de tout homme: qui suis-je? quelle est mon origine? comment ai-je été concu ? suis-je enfant désiré ou accidentel d’un cou- ple parental uni ou désuni ? Que le statut méme du sujet soit remis en ques- tion avec V’accession 4 la paternité, ces cas ot V’im- possibilité de transmettre un nom propre se soldent par une psychose le démontrent avec éloquence. Plus généralement, c’est peut-étre lorsque la réalité vient a répéter avec une similitude trop parfaite le drame ou les énigmes de Vhistoire infantile, que le sujet yoit se dérober les repéres de la raison. Lorsqu’en effet tel malade qui a déja été deux fois pére sans manifester aucun désordre, chule dans la psychose lors de sa troisiéme paternité et que nous apprenons que sa mére est morte en couches précisément au troisiéme enfant, il est difficile de tenir pour fortuite cette coincidence. Mais nous ne saurions répondre aux multiples questions qui se poseront alors inévi- tablement et le probléme de la genése de l'état morbide dépasse infiniment le propos de cet exposé. Pour conclure ces remarques suggérées par quel- ques. observations, nous voudrions souligner encore une fois que les faits rapportés ne sont pas des curio- sités rarissimes, mais au contraire des échantillons de ce que l’observation clinique permet fréquemment de déceler, & la seule condition de ne pas partager avec les malades le refoulement dont l’expérience vécue de la paternité est généralement l'objet. Et si la patho- logie ne nous permet certes pas de décider s’il existe ou 136 PATERNITE ET VIRILITE non un instinct » spécifique, elle démontre avec éclat que la paternité est une expérience fonda- mentale de homme, qui peut remettre en cause l’orga- nisation méme de son étre, Et encore n’avons-nous agé qu’un aspect du probléme — les répercus- envisa sions que l’attente de l’enfant désiré ou redouté est susceptible d’entrainer. Les réactions au défaut de paternité, multiples et parfois dramatiques, mérite- raient tout autant notre attention. Prof. Ag. EBTINGER, Médecin des Hoépitaux de Strasbourg.

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