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BURKE OU LA FIN D'UNE SEULE HISTOIRE DE L'EUROPE

François Furet

Gallimard | « Le Débat »

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1986/2 n° 39 | pages 56 à 66
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070706631
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Pour citer cet article :


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François Furet, « Burke ou la fin d'une seule histoire de l'Europe », Le Débat 1986/2
(n° 39), p. 56-66.
DOI 10.3917/deba.039.0056
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François Furet

Burke ou la fin

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d’une seule histoire
de l’Europe
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Que Burke soit quasi ignoré des historiens français de la Révolution française, non seulement au
XXe siècle, mais au XIXe siècle, non seulement par Jaurès et Georges Lefebvre, mais par Mignet et
Michelet, on peut partir pour le comprendre du sentiment qui anime d’un bout à l’autre les fameuses
Réflexions de l’automne 1790 : celui de l’étrangeté extrême de la Révolution française. De ce qui apparaît
aux Français, même contre-révolutionnaires, comme une série d’événements presque familiers, à force
d’être constitutifs de leur histoire, le parlementaire whig interroge au contraire le caractère surprenant :
« Toutes les circonstances prises ensemble, la Révolution française est la plus stupéfiante qui soit apparue
à ce jour dans le monde1. » L’étonnant n’est pas tant son étrangeté factuelle, le fait qu’elle soit advenue,
sous cette forme à ce moment, puisque c’est un étonnement que bien des contemporains partagent avec
lui ; mais ce qui lui apparaît comme son étrangeté politique et philosophique, sentiment infiniment plus
rare à l’époque (et, d’ailleurs, depuis) : car si tant d’esprits de la fin du XVIIIe siècle accueillent la Révo-
lution comme un événement attendu, sinon prévu du moins prévisible a posteriori, c’est qu’ils y voient
la manifestation de la raison, préparée par la philosophie, la marche des idées et de l’opinion. Or, c’est
cette filiation à laquelle Burke est indifférent, ou aveugle, ou hostile, pour ne considérer l’événement
français que sous l’angle d’une rupture avec la civilisation européenne.
Pourtant, il joint à cette idée celle de sa contagion possible : la Révolution en France ouvre à ses
yeux, ou risque d’ouvrir, une crise elle aussi européenne, c’est-à-dire universelle. Si bien que ce divorce
français d’avec la tradition est potentiellement porteur sinon d’une autre tradition, puisqu’il s’alimente
au contraire au rejet radical du passé, du moins d’une valeur d’exemple extraordinairement puissante,
puisqu’il s’effectue au nom de l’humanité tout entière. Ainsi la Révolution française tire son universa-

1. Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, Londres, Penguin Books, p. 92 : « All circumstances taken
together, the French Revolution is the most astonishing that has hitherto happened in the world. » Les références aux
Réflexions qui suivent, dans le cours de cet article, renvoient à la même édition.

François Furet vient de publier Marx et la Révolution française (Paris, Flammarion, 1986) et La Gauche et la Révolution
au milieu du XIXe siècle. Edgar Quinet et la question du jacobinisme, I865-1870 (Hachette, 1986).

Cet article est paru en mars-mai 1986 dans le Débat n° 39 (p. 56 à 66).
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lisme de son caractère exceptionnel. C’est sa monstruosité même qui en constitue la séduction. La
richesse de l’analyse de Burke tient à ce double point de départ, qui lui offre l’avantage de l’étonnement
sans lui masquer la nature de l’événement. Alors que la pensée contre-révolutionnaire aura tendance à
s’enfermer dans le refus, et l’interprétation libérale ou jacobine dans les illusions rétrospectives de la
nécessité, lui prend toute la mesure de la nouveauté philosophique de la Révolution grâce à la distance
qu’il ne cesse de conserver à son égard. Il comprend le premier, le plus vite, presque tout de suite, que
la France inaugure une Histoire alors qu’il en incarne une autre. À partir de lui, à travers lui, l’Europe

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présente désormais deux figures antagonistes, inconciliables, l’Angleterre et la France.
Non que les deux histoires aient été, jusqu’à lui, considérées comme identiques ou même vraiment
proches. Mais elles n’ont pas cessé d’être comparables et comparées, et l’Europe des Lumières a fait de
cette comparaison un des centres de sa réflexion politique. En effet, elles offrent toutes les deux le spectacle
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des mêmes acteurs collectifs, aristocratie, tiers état, monarchie, et l’émergence de l’État moderne sur les
ruines de la féodalité. De ces éléments elles ne tirent pas la même composition, puisque les Bourbons
finissent en monarques absolutistes, sous l’aile de l’Église catholique, alors que la royauté anglaise, qui
a grandi en même temps qu’un Parlement représentatif, sort du XVIIe siècle à la fois protestante et consti-
tutionnelle. Mais ce sont précisément ces différences d’évolution qui font tout l’intérêt de la comparaison,
puisqu’elles concernent des institutions, des idées, des forces sociales comparables dans les deux pays.
Chacune d’entre elles a, dans les deux pays, ses partisans et ses adversaires, mais à partir d’un trésor de
références et de valeurs communes, que la philosophie a baptisé « civilisation ». C’est cette communauté
qui se brise avec l’interprétation burkéenne de la Révolution française, puisque la critique radicale de
1789 y est présentée au nom de la « constitution » anglaise, et que l’incompatibilité entre le message
politique de la Révolution française et l’héritage de la common law forme le thème presque obsessionnel
des Réflexions. En ce sens, pour reprendre la forme qui sert de titre à un ouvrage récent, il y a bien un
« moment Burke » dans l’échange philosophique franco-anglais, au XVIIe siècle, et, par conséquent, dans
le tissu intellectuel de la civilisation européenne. C’est le constat d’une déchirure irrémédiable dans ce
qui a constitué la culture de l’Europe.

Pourtant, c’est l’histoire anglaise qui a donné l’exemple des révolutions : à deux reprises, au
XVIIe siècle, en 1641 et 1688, et puis une troisième fois encore, si proche des événements français, par
la fondation de la République américaine. Burke doit donc exorciser d’abord cette prétendue filiation
anglaise de la Révolution française, que les clubs radicaux de Londres auxquels il répond brandissent
comme un motif supplémentaire à leur enthousiasme, et à laquelle le parti whig, son parti, n’est pas
insensible, puisqu’il trouve ses titres de noblesse dans la « Glorious Revolution ». C’est pourquoi l’épi-
sode clé de l’histoire anglaise auquel il faut rapporter 1789 pour les dénoncer n’est pas la guerre civile
des années 1640 – sur laquelle Burke garde un silence complet – mais ce par quoi la monarchie et la
constitution anglaise se sont trouvées restituées à elles-mêmes et pour ainsi dire refondues conformément
à la tradition, c’est-à-dire 1688.
En effet, 1688 est l’exemple même d’une révolution destinée non pas à instaurer une souveraineté
radicalement nouvelle, mais à restaurer au contraire une règle, ou un ensemble de règles qui fixent
depuis toujours l’exercice des pouvoirs souverains. Il s’agissait, par la substitution d’une dynastie à une
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autre, de résoudre un cas particulier de succession en fonction d’une nécessité d’ordre public supérieure
à toute autre, celle de maintenir les lois et la religion. Il est bien vrai que cette substitution a comporté
une dérogation à l’ordre exact de succession au trône. Mais, d’une part, elle a voulu elle-même voiler
l’entorse faite à la règle héréditaire, en réaffirmant la valeur du principe ; d’autre part, elle s’est opérée
comme un cas de force majeure, soumis à des impératifs plus élevés qu’elle et donc à des limites précises.
En effet, la révolution de 1688, en détrônant les Stuarts, aurait pu, en théorie, détruire la monarchie, au
nom de sa compétence abstraite. Mais elle devait, en réalité, la refonder, au nom de sa compétence

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morale, définie parce qu’elle soumet la volonté du moment « à la raison permanente, aux maximes
constantes de la fidélité, de la justice, et d’une politique fondamentale et invariable »2. Elle est donc une
dérogation occasionnelle à des règles fixes, fondées en raison, conformes à l’intérêt public ; et c’est
parce qu’elle obéit à ces règles qu’elle a pu transformer ce qui n’était que coutume (common law) en loi
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établie (statute law).


Après comme avant 1688, l’hérédité de la succession au trône fait partie des droits de la nation
anglaise. Mais cette hérédité ne signifie pas que le droit de régner est impossible à défaire chez un ayant-
droit, dans n’importe quelle circonstance, et par exemple en cas d’abus manifeste de pouvoir ; elle est
elle-même soumise aux lois qui règlent l’exercice du pouvoir royal, sous peine de faire courir des
risques de confiscation aux libertés anglaises. Ainsi le détrônement reste à la fois possible et excep-
tionnel, hypothèse indispensable à la subordination du roi à la coutume, mais conjoncture très rare et
parenthèse très courte, par quoi la révolution est le seul moyen conservatoire des droits et des libertés.
Loin d’inaugurer, ou d’avoir l’ambition d’inaugurer, un ordre social et politique neuf, celle-ci n’est que
le nom moderne de la situation classique de désobéissance légitime, explorée par tant et tant d’écrits de
théologie politique. Elle se substitue au tyrannicide comme l’instrument de rétablissement d’un ordre
supérieur au pouvoir des rois ; mais instrument tout provisoire, moyen tout à fait exceptionnel, paren-
thèse aussitôt refermée, puisqu’elle n’est qu’une figure paradoxale de la conservation, et non pas le
symbole d’un avènement.
Cette conservation est d’abord celle d’un héritage. Chez Burke, les peuples sont, tout comme les
individus, des héritiers, et le droit public des nations doit sauvegarder avant tout ce que le droit privé
garantit à chaque famille et à chaque membre de chaque famille : la transmission héréditaire du patri-
moine. Chaque peuple a un droit imprescriptible à ce qu’il a acquis. Dans le cas anglais, les libertés
(dont la succession légale au trône fait partie) sont le but constant d’une constitution particulière, éta-
blie et perfectionnée sans cesse au fil des temps, selon une généalogie repérable, bien commun de la
nation et du peuple, mais d’eux seuls : l’analogie avec un patrimoine privé interdit ici la référence à
l’universel. Les libertés des citoyens anglais ne sont pas le produit des droits de l’homme en général,
fondés sur une métaphysique du sujet, mais d’une histoire particulière qui a cristallisé une tradition
particulière, la common law, et la constitution anglaise.
Pourtant, cet héritage peut être articulé sur l’universel dans la mesure où la civilisation, dont il fait
partie, est précisément ce long procès acquisitif par lequel s’accomplit le lent progrès de l’humanité. Elle
est faite de cette sédimentation constante opérée par les générations les unes après les autres. Elle est la

2. Id., ibid., p. 104 : « but the limits of a moral competence, subjecting, even in powers more indisputably sovereign,
occasional will to permanent reason, and to the steady maxims of faith, justice, and fixed fundemental policy, are perfectly
intelligible... »
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forme par laquelle les vivants sont soudés à leurs ancêtres, c’est-à-dire à l’humanité tout entière, et le
mouvement par quoi elle imite la marche de la nature, jamais totalement neuve, jamais totalement
vieille. Si l’État, comme la famille, est immortel, c’est qu’il appartient comme elle à l’ordre naturel,
c’est-à-dire voulu par Dieu, et manifesté par la tradition. Contre les droits naturels, Burke annonce donc
moins le recours à l’histoire et à l’historicisme (comme le fera le XIXe siècle) qu’il n’opère un retour à
l’empirique, comme dévoilement progressif d’une sagesse cachée. L’activité pratique de l’homme en
société réalise tout au long des siècles une série presque infinie d’ajustements cumulatifs qui sont le

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trésor des peuples et de l’humanité parce qu’ils constituent leur avoir, la somme raisonnable de leur
expérience, triée par le temps comme conforme à l’ordre naturel.


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Or, c’est cette sagesse à la fois anglaise et divine que la Révolution française rejette, puisqu’elle
refuse et même condamne tout ce qui l’a précédée. Burke aperçoit ainsi le premier, et avec le plus de
profondeur, que la question centrale posée par 1789 est le rapport des Français à leur propre histoire :
l’étrangeté par excellence de l’événement est tout justement à ses yeux ce dont les Français ont fait au
contraire une sorte d’évidence nationale, la malédiction portée sur ce qu’ils ont baptisé l’« Ancien
Régime » et la célébration d’une rupture régénératrice. L’incompatibilité de l’histoire anglaise et de
l’histoire française se situe exactement là, dans cette figure de l’arrachement au temps qui est l’invention
propre de la Révolution française.
Cet arrachement, c’est peu de dire que Burke le condamne. Il a du mal même à le concevoir. Un
peuple sans passé, c’est une « entreprise sans capital »3, c’est une collectivité humaine privée de ce qui
la constitue, c’est-à-dire de ce travail cumulatif des générations à travers lequel elle s’est donné ses
règles de civilité, son mode d’être ensemble, sa constitution politique. Burke ne connaît visiblement pas
en détail l’histoire de l’ancienne société française. Comme tout bon parlementaire whig, il ne met pas
en doute les vices et les fautes de l’ancienne monarchie absolue. Mais il ne la croit pas assez mauvaise,
assez comparable aux despotismes asiatiques, pour avoir empêché le développement de la civilisation,
puisque la prospérité et la civilité du royaume témoignent du contraire. En réalité, les Bourbons ont
légué à la France les éléments d’une constitution, malheureusement interrompue et loin d’avoir été ache-
vée : interrompue quand, comment, par qui, Burke ne le dit pas, mais il est clair que c’est au XVIIe siècle,
et par l’absolutisme, qui sépare doublement l’histoire de France d’une évolution « à l’anglaise ». Il reste
que, comme le montrent les textes politiques des années prérévolutionnaires, la référence à une ancienne
constitution du royaume n’a cessé d’être présente dans les esprits et les revendications.
Si on veut comprendre la manière dont Burke pense l’Ancien Régime français, on peut l’opposer à
Tocqueville. L’absolutisme, pour l’observateur anglais, n’a pas réussi à déraciner la société française de
sa tradition. La preuve, c’est que 1789, les premiers mois de la Révolution ont vu au contraire refleurir
cette tradition, et les cahiers de doléances en ont fait la base de leurs propositions de réforme, sans qu’y
apparaisse « la moindre suggestion » de détruire de fond en comble le gouvernement. Tocqueville, lui,
voit dans la monarchie absolue la première force révolutionnaire à l’œuvre dans la société française.

3. Ibid., p. 122 : « You set up your trade without a capital »


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Burke, écrit-il, dans un des rares passages où il se réfère explicitement aux Réflexions, « savait mal dans
quelles conditions cette monarchie qu’il regrettait nous avait laissés à nos nouveaux maîtres »4. Il
reproche ainsi à son prédécesseur d’avoir ignoré l’éducation révolutionnaire de la nation par la mo-
narchie absolue, et de n’avoir pas compris que la tabula rasa de 89 a eu comme condition la dépossession
préalable de la société par l’État administratif centralisé, la subversion de toute idée d’un gouvernement
fondé sur une tradition ayant force de loi, la constitution des gens de lettres en substituts d’une classe
politique inexistante.

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Curieusement, les deux auteurs ne sont pas éloignés d’avoir sur le cours des événements révolu-
tionnaires eux-mêmes une opinion comparable : ils voient avec faveur la réunion des représentants du
royaume pour mettre au point la réforme de la vieille monarchie. Ils sont sensibles à l’espèce d’unanimité
nationale qui règne tout le printemps et l’été 89, mais révoltés, en revanche, par les journées d’octobre
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et le retour forcé du roi à Paris. Pourtant, cette communauté de jugement cache des types d’analyses
complètement différents. Pour Tocqueville, la Révolution française accomplit le passage de l’aristocratie
à la démocratie. D’une part elle manifeste quelque chose qui s’est fait avant elle, produit par la centra-
lisation étatique et l’esprit des Lumières ; de l’autre, elle invente autour de la liberté et de l’égalité une
culture nouvelle, dont son cours illustre la grandeur et les risques : à la réunion des États généraux,
moment d’une incomparable beauté, par lequel la nation tout entière retrouve sa liberté, Tocqueville
oppose la division des classes et la révolution de l’égalité qui lui succèdent5. Mais il ne cesse jamais de
faire du caractère universel de la Révolution française le centre de son analyse, et comme la vérité la
plus profonde de l’événement.
Pour Burke, au contraire, c’est son mensonge. S’il est vrai, comme l’attestent les témoignages, que
Burke a d’abord eu, sur les événements de 1789, un jugement plutôt favorable, ce n’est pas parce que
ceux-ci illustraient des principes abstraits, mais parce qu’ils pouvaient ouvrir le chemin vers une
« bonne » Révolution française, c’est-à-dire opérée « à l’anglaise » : par retouches à l’ancienne consti-
tution du royaume. Non seulement les « cahiers » lui paraissent raisonnables, mais les États généraux,
même devenus Assemblée constituante, peuvent terminer la tâche léguée par le temps et terminer cette
constitution « à moitié prête », avec l’aide de la monarchie, comme en témoigne la séance du 23 juin6.
Ainsi, la Révolution française aurait pu s’inscrire dans la tradition pour en couronner l’œuvre séculaire
et constituer aux Français un patrimoine de libertés digne de leur civilisation. Et il n’est pas difficile de
repérer le moment où elle s’écarte définitivement de cette route : c’est, dès avant l’insurrection d’octobre,
pendant l’été, exactement dans cette première semaine de septembre, au moment où sont battus les par-
tisans des deux Chambres, au nom d’une conception radicalement neuve de la souveraineté. Burke a été
choqué, scandalisé par les violences faites à la famille royale le 6 octobre. Mais sur le plan philo-

4. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, t. III, chap. VIII (Paris, Gallimard, t. I, p. 246).
5. Id., ibid., t. II, chap. V.
6. Burke oppose la réunion des États généraux, procédure constitutionnelle de la monarchie, occasion de réformes
nécessaires proposées dans les cahiers, à la Révolution qui suit, détestable par son caractère destructeur ; cf. Reflections, op. cit.,
pp. 230-231 : « The instructions to the representatives to the states-general, from every district in that kingdom, were filled
with projects for the reformation of that government, without the remotest suggestion of a design to destroy it... When those
instructions were given, there was no question but that abuses existed, and that they demanded a reform ; nor is there now.
In the interval between the instructions and the revolution, things changed their shape ; and in consequence of that change, the
true question at present is, whether those who would have reformed, or those who have destroyed, are in the right ? » Sur
les Cahiers de la noblesse, cf. aussi p. 241.
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sophique, c’est de ce débat de septembre, qui consomme la défaite des monarchiens, que peut être
datée sa rupture décisive avec la Révolution française. Et ce n’est pas probablement un hasard – au
moins c’est un symbole – si Lally Tollendal, son informateur, son ami, y tient, avant d’être battu, des
propos si « burkéens » sur la sagesse irremplaçable du temps dans l’élaboration d’une bonne constitution7.
La Révolution française s’est donc imaginée comme le passage soudain d’un peuple de la servitude
à la liberté : c’est cette idée fondatrice que Burke dénonce comme un mensonge néfaste. Le concept
d’« Ancien Régime », qui prend force de loi de l’ordre nouveau dans l’été, n’en est qu’un des aspects,

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l’envers de la médaille, par lequel se fait le rejet du passé. L’endroit, le nouveau principe organisateur
du social que la Révolution apporte au monde, ce sont les droits de l’homme, universellement valables
partout et toujours, seuls fondements possibles d’une société constituée d’individus libres et égaux. La
critique de ce concept est ainsi inséparable de celle de l’avènement révolutionnaire, dont elle est l’autre
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versant. Burke a compris que l’idée des droits de l’homme contient l’abstraction constitutive de la
démocratie moderne, l’universalisme de la citoyenneté. Il lui oppose la société réelle, les intérêts, défi-
nissant ce qui deviendra après lui, depuis lui, un des thèmes majeurs de la pensée conservatrice et
même, plus généralement, de la critique de la démocratie, qu’elle soit de droite ou de gauche : la diffé-
rence des individus concrets invoquée contre la prétention de fonder la société sur leur identité abstraite.
La société « réelle » de Burke n’est d’ailleurs pas tout uniment celle de l’économie politique
anglaise, un conglomérat d’individus en conflit pour satisfaire leurs intérêts particuliers. Elle mêle cette
conception moderne à la vision organiciste antérieure, selon laquelle le social est fait d’une agrégation
hiérarchique de corps et de communautés. En effet, ces corps (corporate bodies) sont, par excellence,
les produits du temps et de la sédimentation des pratiques. Ce sont des institutions consacrées par la
coutume, c’est-à-dire vieilles comme les peuples, et comme eux éternelles : faute d’elles, il n’est même
pas possible de penser la notion de peuple. Mais ces corps, qui illustrent les règles immémoriales de la
division sociale, recoupent par un autre aspect la distribution de la propriété, qui définit la jouissance par
chacun de son propre acquis particulier : si bien que l’individu burkéen reçoit ses droits, et notamment
ses droits politiques, à la fois de sa place ancestrale dans la société des corps, et de son activité propre dans
le grand partage des biens qui est l’enjeu de la société moderne. Il y a une curieuse juxtaposition de l’an-
cien et du moderne dans la pensée de Burke : l’organicisme ancien et l’individualisme moderne addition-
nent leurs effets pour refuser l’égalitarisme abstrait des droits démocratiques. Il n’y a chez lui que des
droits historiques, dont la propriété foncière manifeste par excellence l’imprescriptible existence, puisque,
forme privilégiée du temps, elle est précisément ce qui illustre le progrès cumulatif des générations.
Or, la conception jusnaturaliste des droits de l’homme, comme principe organisateur du social, est
au contraire destructrice de tout titre historique à quoi que ce soit ; elle tend à déligitimer toute institu-
tion en supprimant la valeur de toute référence au passé. En faire le fondement de la société revient à
nier, donc à supprimer, l’utilité pratique de ces droits pour les individus, et à lui substituer, comme cri-
tère unique de la raison politique, l’arithmétique du nombre, la seule prise en compte de quantités
posées comme mathématiquement égales. À cet esprit de géométrie inséparable de la démocratie, Burke

7. Discours du 31 août 1789 (rapport sur le chapitre II de la constitution relatif au pouvoir législatif). Archives parlemen-
taires, t. VII, pp. 514-522. Par exemple, p. 515 : « En formant la constitution d’un État quelconque, il ne suffit pas d’envisager les
hommes numériquement et sous le rapport de leurs facultés et de leurs droits naturels ; il faut encore les envisager moralement
sous le rapport de leurs affections et de leurs passions et surtout interroger l’expérience et se méfier de la théorie si trompeuse en
matière de gouvernement et d’administration. »
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oppose la réalité des pratiques individuelles de l’homme social, définies par un calcul d’utilité par rap-
port à ce qu’il attend de la collectivité : « Les droits de l’homme dans les gouvernements, ce sont tous
les avantages qu’il peut désirer, et ces avantages sont souvent en balance entre deux différences de bien ;
quelquefois en compromis entre un bien et un mal, et quelquefois entre deux maux. La raison politique
est un principe de supputation ; il ajoute, il soustrait, il multiplie, il divise moralement et non pas méta-
physiquement ni mathématiquement les véritables dénominations morales8. »
De la même façon, les droits naturels de l’individu ne permettent pas de penser, moins encore de

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constituer le pouvoir : qu’est-ce qui unit, peut unir une société, si elle commence par se définir elle-
même à partir de ce qui n’appartient qu’à chaque individu ? Burke hérite de la question centrale du
XVIIIe siècle, qu’il retraite à la lumière de 1789 : il est ainsi le premier observateur des événements fran-
çais à comprendre à quel point le problème de la représentation politique est au cœur de la Révolution
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française dans l’exacte mesure où celle-ci est la manifestation de l’individualisme radical des droits
naturels. La Révolution, comme on le voit par excellence dans Sieyès, passe en effet directement de l’in-
dividuel à l’universel, en niant tous les pouvoirs intra-sociaux comme autant d’écrans, ou d’obstacles,
à la volonté générale : c’est ce qu’elle a, très tôt, de rousseauiste.
Or, Burke voit dans cette conception la preuve qu’à partir de la figure des individus à la fois parti-
culiers et égaux, il n’y a plus de lieu possible de la collectivité que dans l’exaltation abstraite, illusoire
et dangereuse à la fois, de l’État-communauté. À ses yeux, au contraire, la seule représentation juste de
la société, dans et par rapport au pouvoir, est celle des corps, produits de l’histoire, définis par leur rela-
tion concrète à la répartition des avantages sociaux et de la propriété. C’est ainsi que la constitution
anglaise a progressivement élaboré ses éléments de représentation politique avec les structures de l’an-
cienne société, et constitué le Parlement avec la noblesse d’une part et les Communes de l’autre. L’idée
d’une création ex nihilo du politique, telle que le manifeste la Révolution française, est pour Burke un
scandale et une absurdité. Il ne peut y avoir de politique véritable, à ses yeux, qu’à travers l’ajustement
du pouvoir à la société réelle. Alors que 1789 a séparé le politique du social, l’État de la société civile,
en construisant le concept de souveraineté indivisible, indépendante des intérêts de ses mandants,
l’Angleterre offre l’exemple d’un système politique pluriel où les pouvoirs exercés sont inséparables des
positions sociales et du respect qu’elles inspirent, selon le principe même du monde aristocratique. C’est
dans ce bricolage séculaire d’institutions par les intérêts et les préjugés que Burke voit la garantie d’une
vraie représentation politique de la société.
On peut mesurer l’indignation que provoque chez lui l’innovation française dans ce domaine en reli-
sant sa critique des modalités électorales imprimées en 1790 par l’Assemblée constituante pour donner
forme à la nouvelle souveraineté du peuple. Burke est un bon connaisseur des débats parlementaires
français, et sa critique est d’abord une critique « de l’intérieur », à partir des principes mêmes dont se
réclament les constituants. En effet, l’Assemblée n’a pas été complètement fidèle auxdits principes,
d’abord parce qu’elle n’a pas pu respecter à la lettre la règle de la proportionnalité entre le nombre des
mandants et celui des élus, et surtout parce qu’elle a superposé aux critères du domicile et du nombre

8. Reflections, op. cit., p. 153 : « The rights of men in governments are their advantages ; and these are often in balances
between differences of good ; in compromises sometimes between good and evil, and sometimes, between evil and evil. Political
reason is a computing principle ; adding, subtracting, multiplying, and dividing, morally and not metaphysically or mathema-
tically, from moral denominations. »
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Burke

d’habitants celui des impôts payés, en introduisant ainsi des distinctions fondées sur la richesse pour
l’exercice d’un droit supposé universel. Mais il y a plus fondamental : à savoir, que les nouvelles cir-
conscriptions électorales ne pourront jamais, par définition, former des corps, puisque c’est autour
d’une communauté de droits concrets que se constituent les corps, alors que l’attribution universelle de
la capacité électorale sur une base territoriale ne permet de mettre ensemble que des abstractions, du
vide social. Burke inaugure ainsi un thème qui deviendra classique au XIXe siècle, non seulement chez
les accusateurs de la démocratie révolutionnaire, de Maistre à Taine, mais aussi chez ceux qui chercheront

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à en analyser l’extraordinaire pouvoir sur l’imaginaire collectif moderne, comme Tocqueville ou Marx.


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Il existe enfin pour lui un dernier risque à l’abstraction constitutive de la démocratie : c’est celui du
despotisme. Il l’explique à la fin de ses Réflexions, dans un passage très original, consacré au caractère
indispensable de la hiérarchie sociale. Les grands législateurs de l’Antiquité ont donné l’exemple : le
rapport à la politique passe toujours chez eux par le classement des citoyens selon leur profession, c’est-
à-dire leur état social réel. Au contraire, avec la métaphysique des constituants français, le système de
représentation crée des individus isolés les uns des autres, désocialisés, et loin de ceux qui sont supposés
être leurs représentants. D’où une potentialité despotique, qui peut naître de l’affaiblissement ou de la
disparition des pouvoirs internes à la société. Burke aperçoit le lien caché qui peut lier la démocratie
révolutionnaire et le despotisme : l’émancipation des individus par rapport aux contraintes traditionnelles
qui les liaient à leurs communautés, supérieures et antérieures à eux, n’entraîne pas une diminution de
l’autorité qui s’exerce sur eux, mais un déplacement et un élargissement de celle-ci, sous la forme de
l’État-souverain. Parlant de la suppression de tous les pouvoirs intra-sociaux, comme les classes de
citoyens dans l’Antiquité, par la Révolution française, Burke y discerne le risque futur, pour peu qu’une
monarchie reprenne un jour de l’ascendant sur la nation, « du pouvoir le plus totalement arbitraire qui soit
jamais apparu sur la terre »9. Phrase extraordinaire non seulement par son caractère prédictif, mais surtout
parce qu’elle pose, dès 1790, dans l’année pourtant la plus heureuse, la moins tendue de la Révolution,
le problème clé des rapports de la tradition démocratique à la française avec le libéralisme politique.
Car le plus étonnant dans l’analyse burkéenne de la Révolution française est bien cette anticipation
des despotismes à venir, celui de la Terreur, et celui de Bonaparte. La coupure que les thermidoriens de
1795 et les libéraux français du XIXe siècle établiront entre un « bon » 1789 et un « mauvais » 1793
n’existe pas chez lui, et pour cause, puisqu’il écrit en 1790 : il ne verra, un peu plus tard, dans la Terreur
révolutionnaire que le développement logique de ce qu’il a dénoncé. Mais il ne peut pas davantage être
assimilé aux contre-révolutionnaires français, qui l’utiliseront plus qu’ils ne le comprendront : il ne par-
tage pas la passion rétrospective, et, à la lettre, réactionnaire, de Maistre ou de Bonald pour l’ancienne
monarchie française. Au contraire, il lit dans les instructions données par la noblesse française à ses
représentants aux États généraux la fin de cette monarchie absolue, la révolution faite avant d’avoir lieu,
dès mai-juin, sans heurt, sans violence, « à l’anglaise ».

9. Ibid., p. 301 : « ... if monarchy should ever again obtain an entire ascendency in France, under this or under any
other dynasty, it will probably be, if not voluntarily tempered at setting out, by the wise and virtuous counsels of the prince,
the most completely arbitrary power that has ever appeared on earth. This is to play a most desperate game. »
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Au fond, la révolution qu’il critique avec cette passion, la révolution véritablement « française », com-
mence pour lui après coup, et presque gratuitement, puisque la constitution a déjà été redressée, ou restaurée,
par les États généraux, main dans la main avec le roi. « Toutes les luttes et toutes les dissensions ne sont
venues qu’après coup, écrit-il10, à l’occasion de la préférence qu’il s’agit de donner à une démocratie despo-
tique, sur un gouvernement où le contrôle est réciproque. Le triomphe du parti victorieux a été remporté sur
tous les principes de la constitution anglaise. » En d’autres termes, c’est autour du débat politique et philo-
sophique sur la démocratie que se définit la Révolution française, en contradiction non seulement avec la

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constitution anglaise, mais avec la tradition française tout aussi bien. Telle est la ligne de partage qui sépare
un 1789 couronnement de l’Ancien Régime d’un 1789 inauguration d’un gouvernement radicalement neuf.
Dès lors, qu’est-ce que la Révolution ? Non pas la fin de la monarchie absolue, puisque celle-ci est
acquise avant elle, mais le bouleversement, la régression, l’illusion, bref la démocratie pure, qui est
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rupture avec l’ordre du temps. Cette prétention même ne cesse de demeurer un mystère : car si elle se
caractérise par le rejet de tout l’acquis du passé, on ne voit jamais ce qui, dans ce passé, a pu la produire,
elle, et d’où a pu venir le refus radical de ce que la jurisprudence des siècles avait constitué. Comment,
pourquoi est-on passé de cette monarchie traditionnelle, que les États généraux avaient restaurée dans
sa forme représentative, à l’anarchie révolutionnaire, qui règne déjà à partir de l’été, c’est le grand non-
dit des Réflexions. Car c’est le signe que le temps, chez Burke, n’est pas tout uniment cumulatif, durée
immémoriale peu à peu cristallisée en jurisprudence, en corporations, en institutions qui sont autant de
garanties contre les passions et les vices des hommes. Il peut offrir aussi des exemples de dissolution
subite de l’œuvre des siècles, comme il sert d’abri à des abus, travail négatif constamment en action dans
la trame de l’histoire, et qui peut défaire ce qui a été fait, ramener les peuples à l’origine de la civilisa-
tion. Le temps est bon, mais l’usage qu’en font les hommes, c’est-à-dire l’histoire, peut être mauvais, et
s’exercer même à rebours. Dans cette conception il n’y a pas seulement toute la distance qui sépare le
traditionalisme burkéen de ce qui sera l’historicisme au siècle suivant ; il y a devant la Révolution française
un regard stupéfait et un jugement impitoyable, mais impuissants à en apercevoir les origines, puisque
la nature même de l’événement est de nier ce qui l’a précédé.

C’est ce qui explique, il me semble, pour revenir à mon point de départ, la méconnaissance de Burke dans
la culture politique française. Invention déplorable, surgissement mystérieux et néfaste, la Révolution
française telle qu’elle sort des Réflexions est un objet privilégié pour la pensée contre-révolutionnaire,
qui va l’utiliser largement. Pourtant, il n’y a pas grand-chose de commun entre le traditionalisme libé-
ral du parlementaire whig et le providentialisme de Maistre, ou la monarchie organiciste de Bonald.
La Contre-Révolution française ne partage avec Burke ni son sens des libertés, ni son attachement aux
institutions représentatives, ni sa conception jurisprudentielle du temps, et moins que tout, bien sûr, la
valeur exemplaire qu’il donne à l’histoire anglaise11. Elle ne retient de son livre que la sentence contre
la Révolution française ; mais l’exposé des motifs est tout différent.

10. Ibid., p. 241 : « All the struggle, all the dissension arose afterwards upon the preference of a despotic democracy to
a government of reciprocal control. The triumph of the victorious party was over the principles of a British constitution. »
11. Maistre comme Bonald détestent l’« exemple » anglais.
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Or, du côté de la pensée libérale française, qui est la famille intellectuelle la moins éloignée des
opinions et des présupposés de Burke, le malentendu n’est pas moins profond. Car si le libéralisme poli-
tique anglais a su se construire comme un traditionalisme, de la Magna Carta au parlementarisme whig
en passant par 1688, les libéraux français, eux, sont adossés à 1789 et ils n’ont pas grand-chose à chérir
dans la monarchie absolue et l’Ancien Régime. Nécessité admirablement exprimée par Rémusat dans un
article de la Revue des deux mondes de 185312 : « Burke omet une chose, c’est de découvrir à [la France
de 1789] des traditions dont elle pût se faire des droits : comme on invente des aïeux à qui veut vieillir

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sa noblesse, il fallait lui refaire son histoire pour que sa liberté fût historique ; mais en France, la liberté
est une nouvelle venue qui devait être la fille de ses œuvres. » Et encore, juste après ; « ... si la fatalité
des événements a voulu qu’un peuple ne trouvât pas ou ne sût pas trouver ses titres dans ses annales,
et si aucune époque de son histoire ne lui a laissé un bon souvenir national, toute la morale et toute
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l’archéologie du monde ne lui donneront pas la foi qui lui manque et les mœurs que cette foi lui eût
données... Là est le faible de l’argumentation de Burke. Si pour être libre il faut l’avoir été jadis, si, pour
se donner un bon gouvernement, il faut l’avoir eu, si, du moins, il faut s’imaginer ces deux choses, la
situation des peuples est immobilisée par leurs antécédents, leur avenir est fatal, et il y a des nations dés-
espérées. Or Burke ne frappe pas la France d’un arrêt si cruel. Il ne lui prêche pas l’absolutisme ; il ne
le condamne pas à la servitude à perpétuité ; il nous permet d’en sortir, et retombe ainsi dans la faute
qu’il nous reproche, car c’est nous prescrire une révolution après nous l’avoir interdite et la violence de
ses attaques ne sert qu’à mettre plus en relief la vanité de ses conseils. »
Lignes profondes, presque définitives, qui témoignent de ce que, malgré les efforts de Benjamin
Constant, de Mme de Staël et de Guizot, l’écart qui sépare la tradition libérale anglaise de l’héritage de
1789 n’a pu être comblé ; et que, de la contradiction entre les deux histoires dont Burke a fait son livre,
les éléments n’ont jamais pu être, depuis, rendus compatibles dans l’expérience d’aucun peuple. Deux
cents ans après les Réflexions, il me semble que la démocratie contemporaine continue à se nourrir aux
deux traditions qu’il a opposées, sans être jamais parvenue à les réunir.

François Furet.

12. Je dois à Pierre Rosanvallon la découverte de ce texte.

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