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hématomes, fait froid dans le dos. Le jour du parricide,


elles avaient été, selon elles, attaquées avec du gaz
#MeToo: l’affaire des sœurs
lacrymogène.
Khatchatourian réveille les consciences
russes
PAR JULIAN COLLING
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 21 AOÛT 2019

Inculpées pour « meurtre en bande avec


préméditation » pour avoir tué leur père qui leur faisait
vivre un enfer depuis des années, les trois jeunes sœurs
sont devenues un symbole. Elles obligent la Russie à
Maria et Angelina Khatchatourian, lors d'une audience au
regarder l’impasse dans laquelle elle s’est perdue en tribunal à Moscou, le 27 juin. © Dmitri Lebedev/Kommersant
matière de violences faites aux femmes, libérant au Face à ces témoignages, la justice russe fait un geste
passage la prise de parole. rare et les autorise à rester assignées à domicile
Moscou (Russie), correspondance.– Fallait-il que ce dans l’attente de leur procès. Mais en juin, le
soit un homme qui meure pour qu’enfin la question couperet tombe : elles sont formellement inculpées
des violences domestiques revienne au premier plan pour « meurtre en bande avec préméditation », le plus
en Russie ? Fallait-il un fait divers spectaculaire pour grave chef d’accusation de ce genre, et risquent de dix
voir s’émanciper la parole des femmes ? Des questions à vingt ans de prison.
légitimes, un an après l’irruption de cette histoire En décembre 2018, Audrey Lebel racontait dans
sordide qui transforma Krestina, Angelina et Maria Mediapart la timide émergence d’un #MeToo à la
Khatchatourian – 19, 18 et 17 ans à l’époque – en russe, à la suite de la controverse touchant le député
symboles de l’immense problème de la Russie avec les sexiste Leonid Sloutski, qui finalement n’a pas été
violences faites aux femmes. inquiété, gardant son important poste de chef de
En juillet 2018, les trois sœurs tuent à coups de la commission des affaires étrangères de la Douma
couteau dans son sommeil leur père Mikhaïl, homme russe. Aujourd’hui, l’onde de choc provoquée par cette
en vue dans la communauté arménienne moscovite, au affaire Khatchatourian, unique, est d’une tout autre
parcours louche, connu à l’extérieur comme quelqu’un ampleur.
de tout à fait fréquentable mais qui à la maison était un Ainsi, face au choc des mises en examen et des peines
véritable tortionnaire. encourues, une mobilisation inédite s’agrège autour
Ses filles se rendent illico à la police. Elles expliquent des jeunes filles dès le mois de juin, afin de les
le calvaire qu’elles vivaient depuis l’enfance, qui soutenir et de tenter de faire pression pour l’abandon
poussa même l’une d’elles à une tentative de suicide. des poursuites.
Coups, agressions sexuelles, torture psychologique, Le 19 juin, des dizaines de personnes manifestent
humiliations… le récit des sœurs, souvent absentes à proximité du siège du comité d’enquête. Rebelote
de l’école pour ne pas que l’on découvre leurs le 5 juillet, dans le centre de Moscou. Fin juin,
un théâtre engagé de la ville, Teatr.doc, propose
une soirée « Trois sœurs » avec une pièce écrite
autour de l’affaire. La mairie, de son côté, refuse

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tout rassemblement massif, dans un pays où le L’affaire a remis en pleine lumière un fléau caché en
problème des violences domestiques n’est pas vu Russie. De nombreuses voix conservatrices – relayées
comme important par les autorités. par la majorité des grands médias télévisés – estiment
que ces violences domestiques sont taboues, qu’il ne
faut pas s’immiscer dans la vie des familles. Le tout
dans un formol de sexisme très ancré dans la société
russe, poussé y compris par des députées aux vues
d’un autre âge.
« Le patriarcat et le sexisme sont très communs ici.
Mais le fait que nous connaissions même ce mot et
Manifestation de soutien aux sœurs Khatchatourian à Saint-
Pétersbourg, le 5 août. © Olga Maltseva/Kommersant en discutions désormais montre que la Russie évolue
À Saint-Pétersbourg, entre 1 000 et 1 500 personnes lentement », estime Sergueï, un jeune professeur venu
se réunissent tout de même le 5 août. Mais c’est à l’événement de dimanche.
surtout en ligne et sur les réseaux sociaux, comme 12 000 femmes tuées chaque année par leur
souvent en Russie, que la mobilisation est immense. conjoint
À ce jour, plus de 350 000 personnes ont signé
C’est en tout cas ce courant conservateur, sacralisant
une pétition réclamant la clémence pour les sœurs.
la cellule familiale et de prétendues « valeurs
D’innombrables messages de soutien affluent sur
traditionnelles » difficiles à définir, qui réussit un tour
VKontakte, Telegram, Instagram, Facebook…
de force en 2017, source de l’affaire Khatchatourian
Dimanche, un grand concert en faveur des sœurs et tant d’autres : la décriminalisation des violences
Khatchatourian, auquel Mediapart a assisté, se domestiques. En tout cas, celles n’entraînant pas de
déroulait à la Fabrika, un centre culturel en vogue à « blessures sérieuses » ou d’hospitalisation, qui sont
Moscou, en présence notamment du groupe punk et ainsi repassées dans le droit administratif.
féministe Pussy Riot. La veille, la mairie, sur les dents
Un rétrécissement de l’arsenal de lutte contre les
cet été dans un contexte de protestation politique et
violences qui a énormément choqué et qui fut mené
de manifestations pour des élections locales libres, a
par… une autre femme, la députée ultra conservatrice
refusé une énième marche de soutien.
(la loi contre la « propagande gay », c’est elle aussi)
Pas de quoi décourager les centaines de personnes Elena Mizoulina !
qui se sont rendues sur place, où l’on pouvait
« Une décision catastrophique. Cela a donné des ailes
écrire des lettres aux accusées, ou encore faire des
aux agresseurs qui savent qu’ils peuvent s’en tirer
dons. Anonymes, activistes féministes ou des droits
avec une simple amende désormais », enrage Alyona
de l’homme étaient présents, imaginant déjà une
Popova, une des militantes féministes les plus actives
vraie grande manifestation à l’automne, autour des
de Russie. Elle explique que plus de 16 millions de
prochaines audiences.
femmes russes seraient confrontées à des violences
« On est là face à un cas de droits humains, expliquait conjugales ou familiales chaque année, et seulement
Natalia Sekretereva, juriste. Il ne faut pas punir ces 10 % portent plainte. 12 000 femmes sont tuées
filles mais les réhabiliter, les réintégrer dans notre chaque année par leur conjoint, soit le nombre effarant
société. Elles ont agi en légitime défense, c’était leur de quarante par jour.
vie ou la sienne, personne n’a rien fait pour les aider.
Et la militante d’égrener les cas récents de féminicides,
Et maintenant, tant de gens disent que ce sont de
comme celui d’Oksana Sadikova, tuée par son ex-mari
simples tueuses… C’est ça qui me choque le plus. »
devant son fils à Tcheliabinsk. Par effet de miroir,
80 % des femmes en prison pour meurtre en Russie le
sont pour avoir tué un conjoint violent.

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Ce retour en arrière législatif a donc eu des pas mourir »), une campagne virale de sensibilisation
conséquences désastreuses. La Russie est un des seuls sur les violences lancée par Alexandra Mitrochina,
pays au monde à ne pas avoir de loi contre les une jeune blogueuse aux deux millions de followers,
violences faites aux femmes. « Il faut absolument sensible à ces questions.
que cette épidémie cesse, et pour cela il nous Mitrochina s’est associée à Alyona Popova pour
faut à nouveau des lois, meilleures même que les monter la plateforme ######### (« Tu n’es pas
précédentes », dit Alyona Popova. Sa pétition pour la seule »), qui agrège les témoignages – plus de 14 000
« re-criminalisation » des violences a atteint quelque déjà recueillis – rassemble des conseils et offre une
750 000 signatures. aide juridique pour les victimes. Elle propose même un
« Car il n’y a plus aucune régulation de ce fléau par la algorithme qui génère un dossier de plainte standard
société, par les institutions, rien. Plus de protection », à remplir et apporter à la police, histoire de simplifier
pestait dimanche Oksana Vasiakina, l’organisatrice une procédure difficile – face à une police qui, la
du concert. « Cette affaire a le mérite de rendre plupart du temps, ne croit pas les victimes.
le problème plus visible par le grand public, en Au sein même du système russe, des voix officielles
dehors des cercles militants, observait Daria Serienko, commencent à s’élever. Tatiana Moskalkova,
activiste et organisatrice des piquets à Moscou. Les commissaire aux droits de l’homme auprès du
gens se rendent compte que les femmes sont clairement président Poutine a déclaré qu’il fallait « prendre en
désavantagées face à la justice, notamment en matière considération » les abus subis par les trois sœurs. Il
de légitime défense. Maintenant, la prochaine étape, n’empêche, le changement de fond devra venir de la
c’est la prise de parole. Que les femmes osent génération émergente.
témoigner. »
« Je suis très excitée par l’arrivée de ces jeunes
femmes, que j’admire, qui se sentent l’égale des
hommes, qui ne sont plus dans ces vieux schémas
de “valeurs traditionnelles”, de soi-disant “rapport
particulier à nos hommes” qu’auraient les femmes
La campagne de témoignages « Je ne voulais pas mourir » a connu un
fort succès sur les réseaux sociaux. © Instagram/Alexandra Mitrochina russes et tout ce blabla, confie Alyona Popova. Le vrai
Les vannes semblent bien s’ouvrir, malgré les vents défi est de tenter de convaincre les conservatrices, car
contraires et la propagande, par exemple, du victim il y a 12 millions de plus de femmes que d’hommes
shaming (blâmer la victime). Comme le rappelait en Russie. Alors si nous nous battons toutes ensemble,
Audrey Lebel, le #MeToo russe n’a certes pas nous gagnerons. »
attendu #MeToo pour exister. Dès 2016, une rafale de Les sœurs Khatchatourian verront peut-être elles aussi
témoignages via le hashtag ################ (« Je un dénouement positif à leur affaire. Le Comité
n’ai pas peur de parler ») est venue d’Ukraine vers la d’enquête russe vient de reconnaître les agissements
Russie. Mais le mouvement, en 2019, a pris une force néfastes du père, rendant possible un abandon ou, à
considérable. défaut, un reclassement des charges contre elles.
Il y eut par exemple ####_#####_######### (« J’ai
besoin d’en parler »), un appel aux témoignages. Puis
plus récemment ################# (« Je ne voulais

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