SOMMAIRE
Dans la tradition des colloques antérieurement organisés par le groupe Org&Co, qui
réunissaient la majorité des chercheurs du champ, celui-ci adoptera une démarche
fédérative, autour des questionnements théoriques et épistémologiques sur la
communication organisationnelle.
Le but de ce colloque donc, est de faire un état des lieux des recherches et débats
scientifiques qui se sont développés dans ce champ comme des perspectives ouvertes par les
travaux en cours. Il s’agit au fond de contribuer de cette manière à mieux appréhender le
positionnement scientifique des recherches en communications organisationnelles. Il s’agit
également de construire une cartographie des points de vue pluriels, épistémologiques et
méthodologiques, des chercheurs et équipes, françaises et étrangères qui travaillent, quelle
que soit leur discipline institutionnelle d’appartenance, sur les communications
organisationnelles. L’état des courants constitués par les laboratoires français et étrangers,
les recherches avancées sur les objets, l’émergence de nouveaux regards, les méthodologies
1
Le groupe Org&co, groupe d'études et de recherches en communications organisationnelles, est un groupe de chercheurs
à vocation internationale à dominante francophone labellisé par la SFSIC. Il existe depuis seize ans et fédère un ensemble
des chercheurs travaillant dans le domaine des communications organisationnelles.
Fondé en 1994, le groupe Org&Co fonctionne en réseau scientifique comprenant près de 300 chercheurs et autres
professionnels, inscrivant leurs travaux plus généralement en sciences humaines et sociales. Il s’organise sur le principe de
séminaires trimestriels d’études et de recherches autour des communications actives dans les organisations en lien avec les
mutations affectant la communication professionnelle des organisations publiques et privées : apparition des fonctions de
«communication», développement des «études-conseils» en communication, accroissement de la «communication
institutionnelle», et installation d’Internet désormais dans toutes les organisations.
Il est conduit actuellement par deux animateurs scientifiques, Bertrand Parent et Sylvie P. Alemanno. Ils reçoivent lors des
2
séminaires, des conférenciers qui présentent leur thématique, recherche et terrain et acceptent de les confronter aux
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membres présents afin de questionner les constructions conceptuelles et interprétations des terrains qui redéfinissent sans
cesse les communications organisationnelles.
LES COMMUNICATIONS Colloque International
Groupes d’études et de recherches sur
- confronter à ces travaux aboutis, les programmes de recherches et les travaux récents
menés par des équipes de laboratoires et des groupes thématiques afin d’en mettre à jour
les dynamiques théoriques et les regards nouveaux émergeants.
- intégrer à la réflexion les points de vue construits hors du champ français des SIC et
permettre ainsi d’ouvrir sur des réflexions diversifiées, induites par les points de vue de
chercheurs francophones internationaux qui travaillent sur les objets, méthodes, terrains
afférents à la communication organisationnelle.
- les pratiques sociales qui permettront de définir la variété des terrains organisationnels
abordés du point de vue communicationnel. Les méthodes créées ou empruntées et les
méthodologies de recherche, les recherche-actions en communication organisationnelle
(qu’elles utilisent des modélisations ou non) éclaireront la façon dont le monde du travail est
modifié par les pratiques des technologies de l’information et de la connaissance. Selon les
terrains des différents secteurs (industries, commerces, services, Institutions culturelles,
éducatives, médicales ou militaires) comment se « fait » la communication ? Mais aussi quelle
place opérationnelle tient la « communication » interpersonnelle directe, la « corporéité »
dans les relations au travail ? Comment les spécialistes de la communication sont-ils
convoqués pour gérer et réguler les désordres socio-économiques et leurs conséquences ?
Comment évoluent les métiers de la communication et leurs pratiques intra-
organisationnelles ou ponctuelles de consulting ? Quelles interactions se font avec les
chercheurs, les professionnels de la communication et les organisations ?
Si ce colloque veut faire état de l’actualisation des problématiques plus généralement en SIC
et dans d’autres disciplines, celles de chercheurs étrangers réunis par ce même
questionnement sur les organisations suivant une démarche fédérative, à l’étude et à écoute
des mutations récentes qui se produisent dans les organisations pourront éclairer la
définition du champs de la communication organisationnelle.
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LES COMMUNICATIONS Colloque International
Groupes d’études et de recherches sur
COMITE D’ORGANISATION
Questions scientifiques et programme :
§ Sylvie P. Alemanno : Sylvie.Parrini-Alemanno@unice.fr (Laboratoire I3M – Université de Nice
Sophia-Antipolis)
§ Bertrand Parent : Bertrand.Parent@ehesp.fr (EHESP - Nantes)
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LES COMMUNICATIONS Colloque International
Groupes d’études et de recherches sur
Programme détaillé du
COLLOQUE INTERNATIONAL Org&Co
Org&Co, Groupe d’Etudes et de recherches sur les communications organisationnelles
avec le soutien de la
Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC)
et du Laboratoire Information, Milieux, Médias, Médiations (I3M)
les mardi 31 mai et mercredi 1er juin 2011
au Centre Universitaire Méditerranéen
65 Promenade des Anglais, 06000 Nice
Le principe général du colloque est de proposer une analyse épistémologique des travaux en communication
organisationnelle: identification des paradigmes qui structurent le champ, états des lieux des travaux, perspectives
actuelles.
La table-ronde du 31 mai permettra d'établir un bilan scientifique des travaux en communication organisationnelle
puis d’ouvrir sur les questions épistémologiques spécifiques à notre champ de recherche. Quelles sont les questions
épistémologiques saillantes auxquelles nous devons désormais nous confronter collectivement? Celles-ci peuvent
concerner tant les pratiques sociales qui nous intéressent, que la construction de nos objets scientifiques, les modes
de problématisation, les méthodes employées...Cette première table-ronde comprendra les différents animateurs
scientifiques du groupe Org&Co.
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Atelier 1
SALON JULES ROMAIN
Thème 1.1 : METHODES ET METHODOLOGIES POUR COMPRENDRE
Présidents : Christian Le Moënne et Franck Renucci
14:15 - 14:40 : Le concept de contradiction dans la théorie de l’activité : un cadre analytique pour l’étude de
la coévolution d’un outil et des pratiques de travail. (Claudine Bonneau)
14:40 - 15:05 : La Pragmatique des « systèmes symboliques et corporels apprenants » : un nouvel objet de
recherche pour les SIC ? (Céline Bryon-Portet)
15:05 - 15:30 : Traje(c)t(oire) du texte : dialogue entre l’approche Montréalaise et la sociogénétique du
texte. (Romain Huët, Alexia Jolivet)
Atelier 2
SALON HARMONIE
Thème 2.1 : PROCESSUS ET PRATIQUES DE COMMUNICATION
Présidents : Catherine Loneux et Henri Alexis
14:15 - 14:40 : « L’environnement comme composante de la situation d’usage. Construction d’un dispositif
communicationnel en SIC ». (Marcela Patrascu)
14:40 - 15:05 : La communication des organisations associatives : entre exercice d’une fonction
tribunitienne et intégration de la professionnalisation. (Amaia Errecart)
15:05 - 15:30 : Pratiques interculturelles et « vivre ensemble ». Analyse conjointe de trois organisations
associatives. (Yanita Andonova, Béatrice Vacher, Carsten Wilhelm)
21h00 Dîner de Gala : Hôtel Beau Rivage. (24 rue Saint François de Paule - 06300 Nice)
Atelier 3
SALON JULES ROMAIN
Atelier 4
SALON HARMONIE
14h00 à 15h00 Synthèse des ateliers par le Professeur Gino Gramaccia en séance plénière
15h00 à 16h15 Table-ronde animée par les Professeurs Fabienne Martin-Juchat et Michel
Durampart
“Des concepts aux pratiques : perspectives des recherches en communication
organisationnelle »
La table-ronde clôture le colloque, complète les analyses précédentes et permet à des chercheurs actifs en
communication organisationnelle et d'une certaine manière, "héritiers" des principaux courants ou "paradigmes" du
champ, de discuter l'évolution des recherches et de tenter d'ouvrir des perspectives. Comment ces "jeunes
chercheurs" se sont appropriés les travaux fondateurs ? Comment à travers leurs propres travaux, considèrent-ils
que les recherches en communication organisationnelle sont renouvelées, déplacées, enrichies ? Quelles sont, selon
eux, les perspectives nouvelles, les concepts, problématiques et méthodes qui ouvrent vers des recherches innovantes
et riches sur le plan épistémologiques ?
avec les interventions de Isabelle Bazet, Jean-Luc Bouillon, Didier Chauvin, Bertrand
Fauré
Claudine Bonneau :
Le concept de contradiction dans la théorie de l’activité : un cadre analytique pour l’étude de la
coévolution d’un outil et des pratiques de travail .......................................................................................... 14
Céline Bryon-Portet :
La Pragmatique des « systèmes symboliques et corporels apprenants » : un nouvel objet de
recherche pour les SIC ? .................................................................................................................................. 23
David Douyère :
Le « Réseau », navire de Thésée de l’organisation ? Mutation d’un terme articulant le métier, la
communication et le social dans la fonction sécurité au travail – une étude de cas (1985-2005) ........ 43
Marcela Patrascu :
« L’environnement comme composante de la situation d’usage. Construction d’un dispositif
communicationnel en SIC » ............................................................................................................................. 73
Amaia Errecart :
La communication des organisations associatives : entre exercice d’une fonction tribunitienne et
11
Florian Hémont :
De la dynamique « organisation en action » - « organisation en projet » dans le travail de «
développement fournisseur » .......................................................................................................................... 96
Valérie Lépine :
Le rôle des compétences communicationnelles dans la construction de l’ethos et la
professionnalisation des cadres hospitaliers .................................................................................................. 105
Elise Maas :
« Observation de » et « participation à » l'organisation : tensions entre le chercheur et le
manager ............................................................................................................................................................ 112
Isabelle Bazet :
De la traçabilité à la mappabilité : discussion de ces notions autour de l’informatisation du
dossier du patient ............................................................................................................................................. 119
Philippe Marrast :
Comment un objet intermédiaire peut ne pas devenir communicationnel ? Etude de cas du
dossier de soin informatisé .............................................................................................................................. 135
Sylvie Bourdin :
La dynamique du texte pour saisir le changement organisationnel : l’université française écrit sa
copie .................................................................................................................................................................. 143
cas du club développement durable des établissements et entreprises publics ....................................... 146
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LES COMMUNICATIONS Colloque International
Groupes d’études et de recherches sur
Dominique Bessières :
La professionnalisation de la communication organisationnelle publique : de la modernisation à
la norme managériale ...................................................................................................................................... 158
Christian Bourret :
Le manager d’unité de travail au cœur de l’évolution des organismes de Sécurité Sociale vers
une culture du service ...................................................................................................................................... 166
Andrea Catellani :
Le discours pro-nucléaire : analyse d’une forme rhétorique émergente ..................................................... 173
Bruno David :
La rationalisation des organisations entre acceptation et contrainte .......................................................... 180
Marie Benejean :
Coordination et intercompréhension pilotes – contrôleurs à l’épreuve de l’informatisation :
logiques socio-historiques, contradictions et tensions .................................................................................... 183
Catherine Loneux :
Problématiser la RSE dans les SIC : ébauche d’un état des lieux ............................................................... 191
14
relations avec la communauté et les structures l’activité s’inscrit dans une orientation critique
organisationnelles telles que les règles et la qui envisage les organisations selon les
division du travail. dynamiques conflictuelles qui les constituent.
Les tensions sont perçues comme des
Figure 1 : Le système d’activité selon Engeström manifestations concrètes de contradictions
(1987) systémiques inhérentes à toute activité humaine
et sont interprétées à la lumière de l’histoire de
l’activité (Miettinen & Hasu, 2002). Le
changement est vu comme un moyen de
résoudre ces tensions en remettant en question
l’organisation du système (Groleau, 2006). En
effet, les troubles et les perturbations qui
surviennent dans les pratiques de travail incitent
les sujets à adopter une position plus réflexive
sur leur activité et à chercher de nouvelles
façons de penser ou d’agir afin de les résoudre
(Bonneau, 2010a). Selon Engeström, le
processus de transformation est caractérisé par
différentes étapes qui correspondent à quatre
Nous souhaitons poursuivre ici la réflexion déjà niveaux de contradiction : primaire, secondaire,
amorcée (Bonneau, 2010b) concernant la tertiaire et quaternaire, tels que numérotés dans
pertinence de la théorie de l’activité pour la figure 2.
l’étude du changement technologique et
organisationnel en portant désormais notre Figure 2: Les quatre niveaux de contradictions
attention sur le lien entre ce qui se passe en dans un système d’activité (Engeström, 1987)
situation et les logiques sociohistoriques
préexistantes. Rappelons que la théorie de
15
1.1 La contradiction primaire problèmes ne trouvent pas de correspondance
La contradiction primaire est latente et dans la nomenclature propre aux outils de
demeure toujours présente à travers l’existence diagnostics traditionnels et requerraient plutôt
et la transformation du système d’activité. Cette une approche holistique qui n’existe pas
contradiction s’inscrit dans la logique vraiment dans le système actuel. Cette tension
économique reposant sur la double nature de la est donc issue d’une contradiction secondaire
commodité qui oppose sa valeur d’usage et sa entre le pôle des artefacts et celui de la visée.
valeur d’échange. Engeström prétend que cette
contradiction existe dans tous les systèmes Contrairement à la contradiction primaire, les
d’activités des sociétés capitalistes et qu’elle ne tensions relatives aux contradictions
peut pas être éliminée. Elle se manifeste dans secondaires peuvent être résolues, en allant
chaque composante du système d’activité, soit chercher dans d’autres systèmes d’activité des
les différentes extrémités du triangle de l’activité éléments qui nourrissent une nouvelle manière
illustré à la figure 1 et identifiés par les numéros de penser.
1 dans la figure 2.
1.3 Les contradictions tertiaires
Les chercheurs qui ont mobilisé le concept de Lorsque les sujets s’inspirent d’un système
contradiction pour l’étude de pratiques de d’activité externe pour soulager certaines
travail ont décrit la contradiction primaire en tensions dans leur propre situation, les
tant qu’opposition entre une « logique médiations matérielles et sociales se réinventent
professionnelle » et une « logique managériale ». dans leur système d’origine, ce qui crée des
Ils ont montré comment cette dualité est vécue tensions entre les nouveaux et anciens éléments
dans différentes professions telles que de l’activité. C’est ce qui constitue les
l’ingénierie (Blackler, Crump, & McDonald, contradictions tertiaires (représentées dans la
1999), l’architecture (Groleau, Demers, & figure précédente par le nombre 3). Par
Barros, 2007) et la médecine (Groleau & exemple, si les administrateurs du système
Mayère, 2009). médical ordonnaient aux médecins d’utiliser de
nouvelles procédures correspondant davantage
Engeström a illustré cette contradiction à à une approche holistique, elles pourraient
travers une étude de l’activité de travail de entrer en conflit avec l’ancienne configuration
médecins généralistes. En donnant l’exemple de leur activité.
des médicaments, il montre que la contradiction
primaire crée une tension au sein du pôle des 1.4 Les contradictions quartenaires
artefacts. En effet, ceux-ci sont non seulement La reconfiguration du système d’activité central
utiles pour soigner (valeur d’usage), mais sont peut également donner lieu à des contradictions
aussi des produits générant des profits (valeur quaternaires qui se manifestent entre le système
d’échange). Chaque médecin fait face à cette d’activité central (qui a été reconfiguré) et les
contradiction dans ses prises de décisions autres systèmes d’activité qui l’entourent. Par
quotidiennes. exemple, un médecin utilisant une nouvelle
approche peut rencontrer de la résistance de la
1.2 Les contradictions secondaires part du patient.
La contradiction primaire donne lieu à des
contradictions secondaires. Celles-ci prennent la Dans la section suivante, nous utilisons des
forme de tensions concrètes entre les exemples tirés de notre recherche pour
constituantes du système d’activité central (voir montrer comment les contradictions peuvent
le nombre 2 dans la figure 2). Dans l’exemple être mobilisées en tant qu’outil d’analyse du
donné par Engeström, le médecin dispose changement.
d’instruments conceptuels biomédicaux
« traditionnels », mais fait face aux symptômes
complexes de ses patients. Bien souvent, ces
16
2 Comprendre le changement
par l’analyse des contradictions
De 2006 à 2010, nous avons mené une
recherche portant sur l’introduction de Moodle,
une plateforme en ligne d’apprentissage, dans
une université québécoise1. À travers
l’observation participante et l’analyse qualitative
d’entrevues avec les enseignants qui utilisent
cette plateforme et les développeurs
responsables de son support, nous souhaitions
comprendre comment les acteurs s’y prennent
pour résoudre les tensions vécues dans leurs
pratiques. Notre travail d’analyse nous a amené
à « cartographier » le système d’activité des
enseignants afin d’identifier, d’une part, les
sources des changements qui ont mené à
l’adoption de Moodle, et d’autre part, de suivre
les transformations résultant de la
reconfiguration de leur activité, et ce, en
fonction des quatre niveaux de contradiction.
1
Le terme générique « Université » est utilisé dans cet
article pour désigner l’organisation étudiée sans l’identifier
afin de protéger la confidentialité des individus dont nous
avons recueillis les témoignages.
17
Pour les fins de cet article, nous avons choisi et sa visée, cette dernière pouvant être désignée
quelques extraits de l’analyse en fonction du comme étant l’apprentissage des étudiants.
pôle des artefacts qui désigne ici les
technologies mises à la disposition des En analysant l’état initial du système d’activité,
enseignants par l’Université. D’un point de vue c’est-à-dire avant l’introduction de Moodle, on
managérial, ces technologies sont considérées note une contradiction secondaire entre le pôle
comme des outils de travail répondant à des de l’artefact et celui de la visée. La plateforme
besoins homogènes identifiés par les entreprises qui était alors utilisée, WebCT, était un système
commerciales qui les fournissent à l’Université. propriétaire vendu par la société américaine
Ces fournisseurs cherchent les similarités dans Blackboard. Puisque les développeurs de
les processus de travail de leurs clients pour l’Université n’avaient pas accès au code source
leur proposer une solution générique en de WebCT, ils ne pouvaient pas l’adapter eux-
fonction d’une « figure moyenne et standard du mêmes aux besoins spécifiques des enseignants :
besoin » (Cardon, 2005), afin que le produit Avec WebCT, on aurait aimé avoir tel
convienne au plus grand marché possible. Cela outil, on le demandait au fabriquant, il
peut être approprié dans le cas du serveur de nous répondait : « ça va prendre 12 mois
courriel institutionnel ou des équipements avant qu’on puisse même y penser. » On
audio-visuels en salle de classe. Par contre, ce se faisait finalement dire qu’on était les
l’est moins dans le cas d’une technologie telle seuls à le vouloir, donc ce n’était pas
qu’une plateforme en ligne d’apprentissage développé. Les profs étaient obligés
utilisée par les enseignants pour concevoir et d’orienter leur pédagogie sur l’offre
partager des ressources et activités commerciale [Administrateur de
pédagogiques avec leurs étudiants. D’un point l’Université].
de vue professionnel, un tel artefact s’intègre de
façon particulière dans la relation entre le sujet Ainsi, les demandes spécifiques de l’Université
étaient rejetées par l’entreprise commercialisant
18
WebCT lorsqu’elles ne traduisaient pas des relativement raisonnables. Quand on a
besoins communs à plusieurs de leurs clients. accès à du code source, on peut modifier,
on peut l'adapter, on peut faire une
2.2 Le modèle open source : réflexion, ça devient agréable pour ça (…)
mobiliser un système externe Quand l'usager nous parle, on est tout de
pour résoudre des tensions suite en action, même en lui parlant on
internes est en train de régler le problème. Tandis
Pour soulager cette tension, l’Université a qu’avec le code propriétaire, on peut
décidé de remplacer WebCT par Moodle, un juste recevoir (…) on n’a rien à dire à
logiciel libre. Un tel logiciel peut être librement l'usager parce que nous-mêmes on est en
utilisé, modifié et redistribué par tous (Perens, terrain insécure pour trouver le
1999). L’accès au code source, c’est-à-dire aux problème. C'est une autre façon de
lignes de programmation du logiciel, permet à travailler. C'est une autre façon de faire
l’organisation-utilisatrice (par l’entremise de ses [Technicien affecté au support de Moodle
développeurs désignés à l’interne) de le modifier dans l’Université].
sans dépendre d’une firme propriétaire.
Ainsi, le code source ouvert offre un contexte
L’open source est donc perçu comme un système propice à des dynamiques d’ajustements
d’activité duquel l’Université peut puiser des continuels, contrairement à l’opacité du logiciel
solutions d’un point de vue technique, mais aussi propriétaire qui rendait les développeurs à
une inspiration pour ses modes de l’interne dépendants du fournisseur qui «
fonctionnement. En effet, les nouvelles bloquait » leur capacité d’action et de réponse
possibilités de personnalisation propres à aux usagers.
l’accessibilité du code source contribuent à
transformer les interactions entre les employés 2.3 Les contradictions tertiaires et
responsables du développement et du support quaternaires découlant de la
de Moodle à l’Université étudiée (que nous transformation du système
regroupons sous l’appellation « développeurs ») d’activité
et les usagers (ici, les « enseignants »). Bien que Comme nous l’avons mentionné plus tôt, les
les enseignants ne puissent pas eux-mêmes transformations découlant de la reconfiguration
intervenir dans le code source de Moodle, ils du système peuvent créer des tensions entre les
participent quand même à sa personnalisation en nouveaux et anciens éléments de l’activité. Il
interagissant avec les développeurs qui y ont s’agit alors de contradictions tertiaires.
accès. Ces contacts surviennent la plupart du
temps lorsque l’enseignant rencontre un Le modèle d’innovation par l’usage caractérisant
problème et qu’il communique avec l’équipe de le développement logiciels à code source ouvert
support de l’Université. Même si la plupart des privilégie l’intégration des différences et permet
enseignants ne savent pas que Moodle est open plus facilement l’intégration de points de vue
source ou ne saisissent pas ce que permet hétérodoxes dans la conception (von Hippel,
l’accessibilité au code, ceux qui avaient utilisé 2005). Or, ce n’est pas parce que Moodle peut
WebCT auparavant notent une différence dans être modifié à l’interne qu’il le sera
leurs interactions avec les développeurs. Ceci a nécessairement. Lorsqu’une demande leur est
également été exprimé par un développeur lui- formulée par un enseignant, les développeurs
même: l’évaluent et prennent une décision en fonction
Quand l'usager nous parle, on voit tout de différents facteurs. Dans certains cas, leur
en tête, on voit la situation. On ne lui dit décision est motivée par la perception qu’ils ont
pas: « laisse-moi ça, je ne sais pas trop » de « représentativité du besoin », à savoir si la
pour le rappeler 3-4 jours après alors qu’il modification sera utile à plusieurs enseignants.
devient insécure parce qu'on ne lui donne Mais dans d’autres cas, ils accommodent des
pas l'information dans les délais demandes très spécifiques qui correspondent à
19
un besoin situé qui n'est pas nécessairement communauté demandent du temps et des efforts
partagé par une majorité d’usagers, simplement considérables: d’une part, cela nécessite que les
parce que c’est possible de le faire, comme développeurs de l’Université aient bien suivi les
l’explique un développeur : standards préconisés par la communauté et
Si on estime que ça prend une heure, que d’autre part, documentent leurs ajouts ou
ça ne dérange pas grand chose et que ça modifications lorsqu'ils les reversent. Or, ce
va arranger un enseignant, on va le faire processus est trop long et les développeurs
(…) Tout ce qui peut se faire de façon n’ont pas suffisamment de temps pour s’assurer
informelle, si ce n’est pas long, si c'est que leurs modifications soient codées de façon
possible techniquement, on le fait Moodly correcte. Cela fait en sorte de
[Analyste informatique]. compromettre la compatibilité de la version
locale de Moodle avec celle de la communauté,
Par exemple, on a vu un cas où une enseignante puisque les nouvelles versions « officielles »
utilisait Moodle pour créer des questionnaires n’intégreront pas ces ajouts locaux, qui devront
destinés non pas à ses étudiants, mais plutôt aux être recodés à chaque fois à l’interne. Ainsi,
participants de son projet de recherche, ce qui l’accessibilité au code source favorise une
constitue un usage très différent de celui pour certaine pluralité des usages en permettant de
lequel Moodle a été créé. Pour accommoder cumuler les différences locales dans l’outil, mais
cet usage particulier, les développeurs à engendre d’autres contradictions au niveau
l’interne ont procédé à des modifications sur global.
Moodle qui ne seront utilisées que par cette
enseignante, de par leur spécificité. Elle a eu la
chance d’arriver au bon moment : désormais, la 3 Repenser l’articulation du
charge de travail des développeurs est trop
lourde pour qu’ils puissent se permettre de
développement aux usages à
répondre à un besoin aussi peu « universel ». travers le processus de co-
Les développeurs à l’interne sont dans une configuration
situation fort différente de celle des membres Dans la littérature organisationnelle, une
d’une communauté open source autonome et distinction conceptuelle subsiste entre la phase
décentralisée : ils disposent de ressources d’innovation, processus où des développeurs
humaines et matérielles limitées et de peu de conçoivent un dispositif, et celle de
temps pour réaliser plusieurs tâches. Ces l’appropriation du dispositif par les usagers. En
contraintes organisationnelles peuvent donc effet, ces phases sont perçues comme étant des
être en contradiction avec les nouvelles événements discontinus, séparés dans le temps
possibilités de l’open source, qui contribuent par le moment fatidique de l’implantation
également à augmenter la charge de travail des (Leonardi, 2009). Dans un contexte tel que celui
développeurs qui se contentaient auparavant de que nous avons étudié, où l’outil continue à être
transmettre les demandes des usagers au modifié localement même après son
fournisseur. implantation, il importe de conceptualiser le
développement et l’usage comme des activités
Finalement, les contradictions quaternaires plutôt que des périodes distinctes et
peuvent être illustrées à l’aide d’un exemple de « isolables » dans le temps. Les développeurs et
tension entre le système de l’Université étudiée les usagers peuvent franchir cette frontière de
et celui de la communauté open source en charge l’implantation qui les sépare habituellement et
de la version officielle de Moodle. Les collaborer ensemble pour reconfigurer les
modifications apportées localement à Moodle propriétés physiques de l’outil en fonction de
par les développeurs de l’Université ne sont pas ses usages effectifs. Contrairement aux
incorporée dans la version « officielle » de méthodes propres au design participatif
Moodle. Les développeurs nous ont expliqué (Wagner & Newell, 2007), cette collaboration
que les contributions à la n’est pas circonscrite à la période temporelle de
20
la conception. Nous utilisons le terme « co- Bonneau, C. (2010a). Conceptualiser
configuration » pour désigner ce processus de l’articulation technologie-organisation
personnalisation de l’outil qui repose sur la dans une perspective
collaboration entre les usagers et les communicationnelle: entretien avec
développeurs une fois que l’outil a été implanté. Carole Groleau. COMMposite, 13(1), 66-
La co-configuration est intimement liée avec les 90.
usages en contexte réel, puisque la possibilité
d’utiliser concrètement l’outil crée en quelque Bonneau, C. (2010b). Introduction de
sorte un terrain commun où les usagers et les technologies à code source ouvert en
développeurs peuvent plus facilement partager organisation: une approche
leurs représentations respectives. En s’appuyant communicationnelle basée sur la théorie
sur la résolution de problèmes qui émergent de l’activité. In C. Loneux & B. Parent
une fois que la technologie est implantée et (Eds.), La communication des organisations:
qu'elle est incorporée dans les pratiques de recherches récentes (Vol. 2). Paris:
travail des usagers, le processus de co- L'Harmattan.
configuration permet aux développeurs
d’adapter de façon continuelle la technologie Cardon, D. (2005). Innovation par l'usage. In A.
aux besoins évolutifs des usagers. Ces besoins Ambrosi, V. Peugeot & D. Pimienta
prennent la forme d’anticipations et de souhaits (Eds.), Enjeux de mots : regards
en relation avec l’horizon des solutions multiculturels sur les sociétés de
possibles pouvant être offertes par les l’information: C & F Éditions.
développeurs lors de leurs interactions.
Engeström, Y. (1987). Learning by Expanding: An
En conclusion, nous avons vu que l’analyse des Activity-Theoretical Approach to
contradictions permet de s’attarder aux sources Developmental Research. Helsinki:
des tensions et problèmes rencontrés par les Orienta-Konsultit Oy.
acteurs dans leurs pratiques et de tenir compte
des règles formelles et informelles afin de voir Groleau, C. (2006). One Phenomenon, Two
comment les nouvelles façons de faire peuvent Lenses: Apprehending Collective Action
trouver leur place au sein des structures From the Perspectives of Coorientation
organisationnelles en place. La co-configuration and Activity Theories. In F. Cooren, J. R.
présente des dynamiques intéressantes pour la Taylor & E. J. Van Every (Eds.),
recherche en communication organisationnelle Communication as Organizing: Empirical
et nous travaillerons dans l’avenir à and Theoretical Explorations in the
conceptualiser ce processus qui, comme nous Dynamic of Text and Conversation (pp.
l’avons vu ici, se trouve facilité par les 157-177). Mahwah, NJ: Lawrence
propriétés sociales et matérielles de l’open Erlbaum Assoc Inc.
source, mais nécessite un contexte
organisationnel propice à des échanges mutuels Groleau, C., Demers, C., & Barros, M. (2007).
entre les développeurs et les usagers. From waltzing to breakdancing:
Introducing contradiction in practice-
based studies of innovation and change.
Références bibliographiques 23rd EGOS Colloquium, Vienna.
Blackler, F., Crump, N., & McDonald, S. (1999). Groleau, C., & Mayère, A. (2009). Médecins
Managing Experts and Competing avec ou sans frontière : contradiction et
through Innovation: An Activity transformation des pratiques
Theoretical Analysis. Organization, 6(1), professionnelles. Sciences de la
5-31. société(76), 102-119.
21
Leonardi, P. M. (2009). Crossing the
Implementation Line: The Mutual
Constitution of Technology and
Organizing Across Development and
Use Activities. Communication Theory,
19(3), 278-310.
22
La Pragmatique des Les dispositifs symboliques des
"systèmes symboliques et organisations et leurs enjeux :
corporels apprenants" : un un domaine sous-exploré par
les SIC
nouvel objet de recherche
pour les SIC ? Mythes, rites et symboles
institutionnels : entre transmission
et communication
Céline BRYON-PORTET Depuis plusieurs années, nos travaux de
celine.bryonportet@ensiacet.fr recherche portent sur l’étude des médiations
Maître de conférences, symboliques que les organisations, publiques
Institut National Polytechnique – Université ou privées, mettent en place. Ces médiations,
de Toulouse essentiellement composées de symboles
Chercheur au LERASS (Laboratoire d’Etudes institutionnels, de mythes fondateurs et de
et de Recherches Appliquées en Sciences pratiques rituelles diverses (rites de passages,
Sociales) rites d’institution, rites de commensalité ou
encore rites de transgression), sont
susceptibles d’intéresser les SIC, dans la
mesure où elles recouvrent des fonctions de
transmission et de communication. Il s’agit, en
Résumé : effet, de diffuser les principes propres à une
Les organisations « englobantes » – telles que structure, de favoriser la cohésion en soudant
l’armée et la franc-maçonnerie –, engagent les membres d’une communauté autour de
l’individu dans un processus de conversion du valeurs socialement partagées, de fonder une
regard et de transformation comportementale identité collective, de mobiliser et de motiver
grâce à l’utilisation d’un vaste dispositif de les individus en donnant du sens à leurs
médiations symboliques, qui sollicitent des activités. Nous avons ainsi montré, dans l’une
actes de perception et de motricité autant que de nos récentes publications, comment une
de réflexion. Ces systèmes organisationnels grande école d’ingénieurs toulousaine,
englobants, étonnamment négligés par les SIC, l’ENSIACET, née de la fusion de deux écoles
mériteraient d’être davantage étudiés par de chimie et de génie chimique en 2001, et
cette discipline, dans la mesure où ils victime de l’explosion de l’usine AZF cette
recouvrent d’importants enjeux de même année, s’est dotée d’un vaste système
transmission et de communication. symbolique afin de souder le personnel des
deux établissements souches et de surmonter
le traumatisme de l’accident (Bryon-Portet,
2011 a).
Ces fonctions de transmission et de
Mots-clés : armée – franc-maçonnerie – communication attachées aux médiations
médiations symboliques – mythes – rites – symboliques ont été soulignées par quelques
sémio-herméneutique chercheurs. Denis Jeffrey déclare ainsi que « le
rituel est un mode de communication » à part
entière, qu’il « devient signifiant parce qu’il est
un acte de langage » et qu’« il communique,
sous un mode symbolique, ce qui échappe à la
mémoire consciente » (Jeffrey, 2003, p.3 et
p.41). Claude Rivière, à son tour, inscrit
l’opérativité des rites dans une perspective
assez semblable, lorsqu’il affirme que « le rite
se présente comme système de stockage de
l’information dans des symboles et comme
système de transmission de messages chargés
d’une efficacité mystique. Ainsi s’interrogera-t-
23
on sur la sélection des émetteurs et travers l’étude des nouveaux rites, souvent
récepteurs : Qui communique ? Comment ? profanes, qui sont apparus dans les mondes
Dans quel ordre ? A quel moment ? On contemporains, et se prolongeant même chez
tentera de définir, outre la teneur et la forme des sociologues : Georges Balandier (1988),
du message, les éventuels bruitages et Marc Augé (1994), Claude Rivière (1995),
distorsions dans le phénomène de Monique Segré (1997), Martine Ségalen
transmission, de même que le mode de (2001), Michèle Fellous (2002), Denis Jeffrey
déchiffrage du message » (Rivière, 1997, (2003), Pierre Bourdieu (1982) et tant
p.111-112)1. Il en va de même pour le mythe, d’autres, ont repris le flambeau en insistant sur
dont Roland Barthes a montré qu’il constitue l’importance que ces pratiques socioculturelles
« un système de communication » à part peuvent avoir en dehors des sociétés
entière, « un mode de signification » porteur considérées comme « exotiques » ou
d’un « message » (Barthes, 1970). « primitives », dans notre quotidien même.
Rien de semblable dans les SIC. Si l’on
Des objets anthropologiques par considère que les études d’Erving Goffman sur
excellence… l’interactionnisme symbolique et les ritualités
Pourtant, étrangement, la plupart de ces quotidiennes relèvent davantage de la micro-
objets de recherche ont été globalement sociologie, Pascal Lardellier (2003) fut l’un des
négligés par les SIC. L’on peut d’ailleurs noter rares chercheurs de la 71ème section à avoir
que les chercheurs précités n’appartiennent entrepris d’élaborer une véritable théorie
pas à cette discipline. Denis Jeffrey, professeur communicationnelle autour du rituel. D’autres
à l’université de Laval, est spécialiste en universitaires, tel Jean-Jacques Boutaud (2001,
sociologie et sciences de l’éducation. Quant à 2008), spécialiste des figures sensibles et des
Claude Rivière, il a été professeur de rites de commensalité, gravitent autour de ces
sociologie puis d’anthropologie, et Roland thèmes sans toutefois en faire un sujet d’étude
Barthes fut sémioticien, comme on le sait. Les systématique donnant lieu à une théorie du
rites, les mythes et les symboles font l’objet symbolique. L’on peut établir un constat
de recherches très poussées en anthropologie similaire à propos des symboles et des
depuis plus d’un siècle, avec pour précurseurs mythes : si les sémioticiens, les historiens et
des figures prestigieuses telles que James les sociologues ont investi ce champ, ainsi
George Frazer, Edward Tylor, Emile qu’en témoignent Roland Barthes, Mircea
Durkheim, Arnold Van Gennep, Victor W. Eliade, Roger Caillois, Raoul Girardet, André
Turner, Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss Reszler et Jean Baudrillard, par exemple, les
(cependant, il est à noter que les dispositifs chercheurs en SIC, là encore, sont
symboliques y sont étudiés dans le cadre de étonnamment absents, malgré les fonctions
sociétés ou de communautés, et non dans le évidentes que ces formes symboliques
cadre d’organisations, ainsi que nous nous remplissent du point de vue informationnel et
sommes proposée de le faire de notre côté). relationnel. Seul Stefan Bratosin osa proposer
Aujourd’hui, cet engouement des ethnologues dans le domaine mythique un équivalent du
à l’égard des rites ne se dément pas, travail que Pascal Lardellier élabora dans le
l’anthropologie du « proche » se poursuivant à domaine rituel, avec son ouvrage intitulé La
Concertation dans le paradigme du mythe : de la
pratique au sens.
1
Claude Rivière déclare également dans ce même Par ailleurs, si l’on excepte quelques travaux
article : « exercice de communication selon une
épars, tels ceux recensés par le numéro de la
rhétorique définie, le rite, en tant que langage, a des
fonctions dénotative, expressive, conative, phatique,
revue MEI. Médiation et information cordonné
esthétique, métalinguistique et positionnelle. Autrement par Claudine Batazzi et Céline Masoni-Lacroix
dit, en termes de Jakobson, on tient compte du message (2009), ou l’étude menée par Bernard Floris
(le référentiel ou dénotatif), de l’affectivité du locuteur sur la communication managériale de nature
(l’émotif), de l’effet sur le destinataire (le conatif), de symbolique (Floris, 1996), les SIC s’intéressent
l’effet de contact (phatique) obtenu entre interlocuteurs, davantage à la problématique de l’image – dans
de la forme esthétique du rite (protocole, vêtement,
décor, couleurs, jeux de lumière, style), de l’encodage du
une perspective marketing –, ou à celle de la
message, rythme musical gestuel, etc., et ajout à métaphore (Morgan, 1999), qu’à celle du rôle
Jakobson, de la place des partenaires du rite dans leurs que peuvent jouer les symboles dans les
dissymétries relationnelles ».
24
organisations, du point de vue de la mis au ban de l’Alma Mater, à l’instar du poète
légitimation institutionnelle, de la mobilisation chassé de la cité idéale du philosophe-roi. Ce
du personnel et de la reliance sociale. Et n’est d’ailleurs pas un hasard si les premiers
lorsqu’ils entreprennent de dégager une chercheurs à avoir réhabilité ce champ furent
dimension symbolique, ils ont tendance à en des anthropologues qui avaient l’excuse de
livrer une vision quelque peu dénaturée, soit l’exotisme, ayant pour mission d’étudier des
extrêmement appauvrie, soit au contraire sociétés dites « traditionnelles » ou
exagérément élargie, donnant le plus souvent « primitives ». De fait, la question du
à ce terme la signification d’une représentation symbolique est préférentiellement présentée
porteuse de sens et investie d’un imaginaire, de manière oblique, ou rapproché de
par opposition à une conception purement phénomènes culturels capables de lui conférer
utilitaire et objective (Le Moënne, 2008 ; quelque légitimité.
Floris, 2001), ou d’un ordre organisé par le Cela semble d’autant plus vrai dans les SIC
langage (proche en cela des vues lacaniennes), que celles-ci sont nées après la révolution
ou plus largement encore de ce qui relève des industrielle, dans un XXème siècle qui a vu
institutions, de la religion, des arts et de la pulluler les innovations techniques en tous
science… Ce qui revient alors à dire que tout genres, apparaître la radio, la télévision puis
est symbolique en dehors des phénomènes Internet. Ce contexte historique a sans nul
naturels, et équivaut à ôter à cette notion sa doute influencé l’orientation de ce champ
spécificité et son existence même en en faisant disciplinaire. Comme le souligne Robert
un synonyme du mot « culturel ». Dans tous Bourre lorsqu’il entreprend une délimitation
les cas, il est rare que le symbolique soit de ce périmètre, « le "noyau dur" des SIC
entendu comme un mode de réflexion et (abordé en termes de domaines et non de
d’expression digne de ce nom, et un modèle problématiques et de théories) » est
alternatif à la pensée rationaliste. largement « constitué par l’étude des médias
et plus généralement des techniques » (Boure
Les médiations symboliques dans les 2002, p.22). et il est vrai que la plupart des
SIC : un détour par la technique chercheurs que l’on considère aujourd’hui
Au-delà de ce constat, il convient de comme des précurseurs ou des fondateurs de
s’interroger sur les raisons d’un tel ce qui allait devenir les SIC ont privilégié
délaissement ou de ces multiples l’étude de media techniques : Claude Shannon,
contournements… Il semble d’abord que si la Norbert Wiener, Jacques Ellul et Marshall
spécificité du symbolique se trouve McLuhan, par exemple, témoignent d’une telle
globalement gommée lorsque ce champ est inclination. Or, par rapport à cette inclination,
abordé, c’est parce que celui-ci souffre d’une les dispositifs symboliques ont pu apparaître à
dévalorisation implicite lorsqu’il est comparée certains comme des modes d’expression et de
et opposée à la rationalité, conséquence socialisation passéistes, ne présentant que peu
indirecte des jugements de valeur établis par la d’intérêt pour une discipline jeune, tournée
philosophie platonicienne. Par un vers des supports modernes et des
rapprochement entre la notion d’image et comportements progressistes.
celle de symbole, en effet, ce dernier est perçu Certes, ce mouvement tendanciel a été
comme le reflet dégradé d’une réalité quelque peu nuancé par l’apport décisif de
essentielle, une copie mensongère, un l’école de Palo Alto, qui a centré ses
simulacre trompeur, ce qui a engendré, selon recherches sur les pratiques socioculturelles
les mots de Gilbert Durand, un « iconoclasme (ré-humanisant ainsi, en quelque sorte, un
occidental » (Durand, 1964, p.38). Cette champ largement dominé par la technique) et,
prévalence du « logos » sur le « muthos » fut en France, par les origines littéraires de la
ensuite accentuée par le cartésianisme, puis discipline (Boure, 2002). Par ailleurs, la
par la philosophie des Lumières et le problématique des médiations symboliques est
positivisme. Revendiquer le symbolique bel et bien traitée par les SIC, notamment à
comme mode de réflexion et d’expression travers le thème de l’espace public – conçu
distinct du mode rationaliste, et malgré tout comme espace symbolique – largement balayé
digne d’intérêt, comporte donc le risque d’une par Jünger Habermas et repris plus
marginalisation. L’universitaire s’expose à être récemment par des universitaires comme
25
Etienne Tassin ou Eric Dacheux –. Elle semble SIC, de tels dispositifs « complets », au sein
même constituer un sujet d’études prisé par desquels l’acquisition de connaissances
nombre de chercheurs en SIC (tel Bernard s’effectue en grande partie de manière
Lamizet (1998, 2000) ), mais ces derniers empirique et symbolique, grâce à un système
semblent s’interdire d’aborder le thème du de signes, de codes, de référents
symbolique franchement et frontalement, socioculturels et de techniques corporelles. Il
c’est-à-dire à travers la construction et a ainsi baptisé « DISC » (« Dispositif
l’utilisation d’images ou de figures d'Ingénierie Socio-Cognitive ») l’ensemble des
symboliques, de mythes et de rites. Chez dispositions communicationnelles mises en
Philippe Breton (1997, 2000), Pierre Musso œuvre dans le but d’opérer une influence à
(2003, 2010), Patrice Flichy (2001) ou Armand des fins de formation (Quettier, 2007). Dans
Mattelart (2009), par exemple, et même chez cette catégorie de systèmes, où les principes
Lucien Sfez (1992, 1993), la question de cognitifs, sociaux et culturels agissent
l’imaginaire et du symbolique est conjointement, sont inséparables des
omniprésente, mais elle tend à n’être abordée techniques d’apprentissage corporels, et
qu’en tant qu’elle est liée, voire subordonnée, destinés à transformer les individus, il range
à la technique, et permet l’émergence d’une par exemple certaines écoles d’arts martiaux,
idéologie qui soutient cette dernière. Il en va telle l’école Shintaido (Quettier, 2002), des
de même avec Dayan et Katz, ou encore avec compagnonnages artisans, tels les
Mihaï Coman, qui ont souligné la part de Compagnons du tour de France, mais aussi la
symbolique (plus précisément la part plupart des sectes. A cette liste doivent être
cérémonielle et rituelle) contenue dans le ajoutées l’armée et la franc-maçonnerie, qui
média télévisuel. Régis Debray lui-même, qui répondent en tous points à ces
s’est maintes fois penché sur les caractéristiques, ainsi que nous nous sommes
problématiques de la transmission et de la efforcée de le démontrer dans nos
communication, et qui a parfois étudié le précédentes publications.
symbolique dans sa dimension propre Pour notre part, estimant que le terme
(Debray, 2005 a, 2005 b), a néanmoins « ingénierie » rend mal compte de la réalité de
tendance à l’envisager, la plupart du temps, ces dispositifs complets, nous préférons les
dans les rapports que ce dernier entretient baptiser « systèmes symboliques et corporels
avec les media techniques (Debray, 1991, apprenants » à finalité sociocognitive. Ce
1997). Il y a donc là, nous semble-t-il, une processus d’apprentissage, en effet, a ceci de
véritable carence, et l’on ne peut que formuler particulier que le savoir-être y occupe une
le vœu que ce domaine – à savoir le place aussi importante que le savoir
symbolique étudié en tant que tel et pour lui- institutionnel et le savoir-faire lié aux missions
même, indépendamment des problématiques de l’organisation. En outre, l’acquisition de
techniques – soit davantage pris en compte à codes culturels et de modes relationnels
l’avenir. spécifiques, censés modifier en profondeur la
façon d’être, de penser et d’agir des membres,
ne s’effectue pas via un enseignement abstrait,
Le rôle du symbolique dans les de nature académique, mais bien en insérant
l’individu dans un contexte socioculturel
organisations englobantes : de opératif. Il s’agit, en effet, de faire incorporer
la médiation à la – au sens fort du terme – des valeurs
transformation des individus… institutionnelles, notamment, via un procédé
d’intussusception (pour emprunter à la
Les systèmes symboliques et terminologie de l’anthropologue du geste
corporels apprenants : essai de Marcel Jousse (2008) ), que l’on peut définir
définition comme une assimilation inconsciente des
Au-delà des médiations symboliques, ce sont choses qui se présentent gestuellement ou
les systèmes institutionnels englobants qui imaginativement à partir du vécu et des
portent ces dernières qui méritent d’être interactions de l'homme avec le monde
étudiés, selon nous. Pierre Quettier a bien extérieur.
perçu l’importance que représentent, pour les
26
Dans une telle perspective, il va de soi que les interne, de solides procédés de socialisation et
rites occupent une place de premier ordre. de transmission des valeurs institutionnelles,
Dans les rites, en effet, le participant n’est pas capables d’opérer une modification radicale
doté d’un corps « surnuméraire », comme des habitus afin de remodeler l’individu et de
cela est souvent le cas dans la société lui faire accepter les règles qui prévalent dans
moderne (Le Breton, 2008, p.327), a fortiori sa nouvelle communauté d’accueil. Et c’est
dans le cadre de la cyberculture, qui, avec précisément là que le symbolique intervient, si
l’idéologie du virtuel, porte à son comble l’on admet, aux côtés de Claude Lévi-Strauss
l’utopie de relations sociales dématérialisées (1958), Pierre Bourdieu (1980, 1982, 2001) et
(Breton, 2000). Il se trouve au contraire François-André Isambert (1979), que celui-ci
immergé dans un environnement sensible et possède une efficacité propre, et se distingue
un vécu tangible. Car le système rituel offre des arguments de nature logico-rationnelle, en
l’accession à une connaissance incarnée, ce qu’il s’adresse autant aux sens et à
motivant et façonnant le « faire » des acteurs l’imagination qu’à l’intellect, en tant que
sociaux, ainsi que l’a relevé Pierre Bourdieu message intelligible représenté sous une forme
dans Le Sens pratique. En effet, les messages sensible.
qu’il véhicule semblent d’autant plus efficients Ainsi l’armée transforme-t-elle le civil en
qu’ils sont incorporés par les récepteurs, militaire, de même que la franc-maçonnerie
puisque « ce qui est appris par le corps n’est transforme le profane en initié, en mettant en
pas quelque chose que l’on a, mais quelque place un processus d’apprentissage symbolique
chose que l’on est » (Bourdieu, 1980). De et corporel. Les rites de passage qui marquent
surcroît, par l’émotion qu’ils suscitent l’entrée dans ces deux institutions sont à cet
(solennité du cérémonial, sentiment égard exemplaires. Là où la plupart des
symbiotique provoqué par la participation organisations se contentent de faire signer un
collective à un événement où les gestes sont document administratif qui lie
synchrones et les paroles prononcées à contractuellement, c’est-à-dire juridiquement,
l’unisson, etc.), les rites sollicitent l’affect et les deux partis, l’armée et la franc-maçonnerie
l’imagination, dont Edward Bernays (2007) a mettent en place une série d’étapes et
démontré qu’ils peuvent être de puissants d’épreuves, qui se déroulent dans un décor
outils de persuasion. D’où cette fonction préparé pour l’occasion et qui visent à assurer
agissante, que Pierre Bourdieu a souligné dans une conduire du changement chez le nouvel
le cadre de son analyse des rites d’institution, engagé : stages d’endurance, bizutage,
évoquant « le pouvoir qui leur appartient cérémonie de présentation au drapeau,
d’agir sur le réel en agissant sur la cérémonie de remise des poignards puis
représentation du réel » (1982, p.59). baptême des promotions chez les officiers, par
exemple ; cérémonie d’intronisation semée
Deux modèles-types : l’armée et la d’embûches, puis cérémonies d’augmentation
franc-maçonnerie de salaire (sollicitant le toucher, l’ouïe, le goût,
Depuis plusieurs années, nos travaux de la vue, etc.), à chaque passage de grade, pour
recherche portent sur l’armée et la franc- le franc-maçon. L’étude des dispositifs
maçonnerie, deux institutions fermées qui symboliques en vigueur au sein des institutions
engagent l’individu dans un processus de militaire et maçonnique nous ont permis
conversion du regard et de transformation d’appréhender cette démarche d’apprentissage
comportementale grâce à l’utilisation d’un si particulière, qui consiste à intégrer
vaste dispositif de médiations symboliques. totalement l’environnement socioculturel dans
L’hypothèse principale qui a guidé notre étude, le processus de formation, et qui comprend
en effet, est que le principe de clôture vis-à-vis des actes de perception et de motricité autant
de l’extérieur – clôture qui se manifeste que des activités de réflexion (les « planches »
spatialement et matériellement, mais aussi
culturellement2 – implique la mise en place, en
manifestations exceptionnelles, et nécessitant un laissez-
passer pour pouvoir y entrer (badge, mot de passe,
2
Spatialement et matériellement d’abord, car le etc.) ; culturellement ensuite, car la façon de se vêtir
militaire, comme le franc-maçon, œuvrent à huis-clos, (uniforme, gants et tablier blancs…), les codes
dans des lieux fermés au public (base ou caserne langagiers, etc. diffèrent de ceux que l’on utilise
militaire, temple maçonnique), sauf dans le cadre de généralement en société.
27
maçonniques, par exemple, sont le fruit d’un contexte socioculturel tout à fait particulier
travail d’étude sur des questions d’ordre dans lequel ces signes se déploient.
symbolique ou sociétal). Par ailleurs, l’étude du mode de
Enfin, nous avons également analysé les fonctionnement et des enjeux de cette
systèmes symboliques et mythiques qui pragmatique des systèmes symboliques et
structurent l’imaginaire de ces deux corporels apprenants à finalité sociocognitive,
communautés, au sens où Cornélius nous ont amenée à nous appuyer sur les
Castoriadis comprend ce processus poïétique. fondements théoriques développés par les
Par exemple, la franc-maçonnerie s’appuie sur courants systémique et constructiviste
des symboles ternaires (le Delta lumineux, les (amorcés par Palo Alto notamment), ou
colonnes Sagesse, Force et Beauté, les trois encore par le courant de l’interactionnisme
grandes lumières, etc.), mais également sur symbolique. Dans l’un de nos articles (Bryon-
une gestualité, une temporalité et une Portet, 2010), nous nous sommes ainsi servie
spatialité organisés de manière triadique ou de la méthode d’analyse élaborée par Erving
triangulaire, afin de faire prendre conscience à Goffman dans son ouvrage intitulé Les Cadres
l’adepte qu’il doit dépasser une conception de l’expérience, pour montrer comment le
duale de l’existence et chercher à concilier les rituel maçonnique utilise des techniques de
contraires3 (Bryon-Portet, 2009). De surcroît, cadrage et de recadrage (via un changement
l’armée et la franc-maçonnerie ont forgé un de décor, de symboles, de séquences
ensemble de figures et de récits mythiques qui cérémonielles, etc.), afin de modifier l’angle de
mettent en avant les qualités requises pour vision et la perception des participants,
être militaire ou franc-maçon. L’on peut ainsi d’orienter graduellement leur construction
noter une surreprésentation de mythes d’une réalité symbolique, et de faire
sacrificiels dans ces deux institutions : le progresser les francs-maçons dans le
mythe de maître Hiram chez les francs- processus initiatique. Dans un autre article,
maçons, le mythe de Guynemer et des nous avons mis l’accent sur les interactions qui
chevaliers de l’air dans l’armée de l’air (Bryon- se jouent entre les membres d’un atelier et
Portet, 2007), le mythe de Camerone et du qui rendent évolutif le système que constitue
capitaine d’Anjou dans la Légion étrangère, la loge, ou encore la façon dont les relations
etc., qui portent des messages d’abnégation et interpersonnelles, soutenues par un
contribuent au développement de l’esprit de symbolisme spécifique – par essence
sacrifice chez les membres de ces polysémique, mais thématiquement canalisé
communautés… puisque relevant du domaine de la
construction (pierre, maillet, ciseau, règle,
Approche sémio-herméneutique et équerre, compas, fil à plomb, temple…) –
apport des théories constructivistes, produisent un sens co-construit, d’un point de
systémiques et interactionnistes vue cognitif et socioculturel, et forgent une
Tout au long de nos recherches, nous avons véritable identité collective (Bryon-Portet,
privilégié une approche sémio-herméneutique, 2011 b).
car celle-ci nous a semblé s’imposer Cependant, le concept d’« énaction », élaboré
naturellement pour analyser ce type par Francisco Varela et Humberto Maturana,
d’organisations. La sémiotique, en effet, nous a nous a parfois paru plus pertinent que les
permis de décoder dans un premier temps les théories avancées par les constructivistes
signes verbaux et non-verbaux présents dans radicaux (Watzlawick, 1988) pour éclairer les
les systèmes étudiés, afin d’extraire le sens rouages qui sont ceux de la franc-maçonnerie
que ces derniers revêtent pour les membres et de l’armée, dans la mesure où il tente de
d’une communauté. Cependant, une fois ce concilier expérience subjective et influence
décodage établi, il nous est apparu que nous environnementale, avançant l’idée que toute
devions également procéder à un travail activité cognitive et sensori-motrice s’inscrit
d’interprétation, prenant en compte le dans une interaction physique avec le milieu
(Varela, Thompson & Rosch, 1999). Le franc-
maçon, par exemple, fait reposer sa quête
initiatique sur une cognition incarnée et une
3
L’esprit et le corps, ou encore la théorie et la pratique, action adaptative de l’esprit et du corps
par exemple.
28
humain au milieu que l’institution construit Baudrillard, J. (1976). L’Echange symbolique et la
dans l’enceinte sacrée du temple, mort. Paris : Gallimard.
environnement artificiel, volontairement créé
pour favoriser sa transformation. En ce sens, Bernays, E. (2007). Propaganda. Comment
le processus maçonnique se définit comme manipuler l’opinion en démocratie. Paris : Zones.
une « autopoïèse ». Son approche symbolique
permet, par sa dimension polysémique et le Bourdieu, P. (1980). Le Sens pratique. Paris :
travail d’interprétation qu’elle implique, une éditions de Minuit.
reconstruction progressive de la réalité.
Enfin, nous nous sommes également inspirée Bourdieu, P. (1982). Les Rites comme actes
des recherches menées par Ray Birdwhistell et d’institution. Actes de la recherche en sciences
autres chercheurs du Collège invisible autour sociales, (43), pp. 58-63.
d’une « communication intégrative » (Winkin,
2001, p.85-87), qui ne se limiterait pas à un Boutaud, J.J., & Lardellier, P. (2001). Pour une
simple moyen d’information, mais formerait un sémio-anthropologie des manières de table.
véritable système culturel. Ce contexte MEI Médiation et Information, (15), pp. 25-38.
culturel de l’organisation est tout
particulièrement prégnant et significatif au sein Boutaud, J.J., & Bonescu, M. (2008). La
de l’institution maçonnique, puisqu’il a été convivialité en entreprise. Topique et
délibérément pensé et instauré dans une topographie d’une figure sensible. MEI
perspective communicationnelle et Médiation et Information, (29), pp. 141-151.
pragmatique. C’est d’ailleurs cet aspect
intégratif, nous semble-t-il, qui distingue les Boure, R. (dir.). (2002). Les Origines des
systèmes symboliques et corporels apprenants sciences de l’information et de la communication.
d’autres types d’organisations où la diffusion Regards croisés. Paris : Septentrion.
des messages peut également se faire sur un Bratosin, S. (2007). La Concertation dans le
mode connotatif et à des fins de formation / paradigme du mythe : de la pratique au sens.
persuasion / transformation. Berne : Peter Lang.
29
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sémiotiques (112). secrètes. Paris : Gallimard.
http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=32
96 Eliade, M. (1993). Aspects du mythe. Paris :
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symboliques et pratiques rituelles à l’œuvre Fellous, M. (2002). A la recherché de nouveaux
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31
Tr a j e ( c ) t ( o i r e ) d u Introduction
Le tournant interactionniste dans les
texte : dialogue recherches en communications
entre l’approche organisationnelles a eu des influences
Montréalaise et la majeures sur les manières de concevoir les
organisations. Nombre de voix se sont faites
sociogénétique du entendre pour appeler à une approche
texte phénoménologique des organisations. A
Montréal, une « école » en cours
d’institutionnalisation se positionne
explicitement sur ce chantier théorique. Le
Romain HUET,
« modèle texte-conversation » en est issu.
Maître de conférences,
Celui-ci séduit de plus en plus de théoriciens
Université de Rennes 2
des communications organisationnelles. Le
postulat de ces études est incontestable : une
Alexia JOLIVET, meilleure connaissance des processus
Doctorante en SIC, particuliers de négociation des rapports
Université de Toulouse 3 sociaux jettera une lumière nouvelle sur les
modes de production des formes
d’associations humaines.
32
façons se forment, se développent et se 1. Le modèle texte /
modifient les formes d’associations
particulières et conscientes unissant les
conversation et ses critiques
individus en des configurations sociales
complexes. Elles invitent à investiguer la vie 1.1 Reconnaître la dimension
quotidienne des organisations, à les fréquenter performative des textes : les textes
de l’intérieur, à comprendre les détails de la comme « traces des conversations »
vie organisationnelle (Piette), et enfin à décrire Les théoriciens de l’école de Montréal sont
les accomplissements quotidiens des activités des héritiers de ce positionnement théorique
de travail (Grosjean). classique. Pour eux, l’organisation émerge de
Ces études ont l’immense mérite de la communication. Pour retracer la genèse
réintroduire l’étude de la « puissance d’agir quotidienne de l’organisation, ils proposent de
des individus ». Elles tendent à repositionner rassembler des collections d’interactions
l’individu comme un acteur de la vie sociale verbales de façon à disposer d’un corpus sur
agissant avec d’autres, dans un monde de lequel on pourra, dans une perspective
significations. Sur le plan des écrits, ces études conversationnaliste, procéder à l’étude de la
ont éclairé de manière décisive leur dimension « co-construction langagière » de
performative (Cooren, 2010) ; Les écrits l’organisation (Grosjean, 2008). L’approche
étendent les capacités d’action dans l’espace et Montréalaise- principalement les écrits de
les prolongent dans les termes. Les individus Taylor et Van Every, Giroux, Robichaud,
se laissent guider, orienter et surprendre par Cooren, Vasquez - s’inspire des travaux sur le
les textes qui jalonnent leur initiative. Cela langage d’Austin ainsi que de
étant, ils les socialisent aussi, c’est-à-dire qu’ils l’ethnométhodologie et de l’analyse de
les contestent ou en domptent leurs conversation instiguée par Sacks et Schegloff
potentialités (Barbier, Trépos, 2007). (Sacks et al., 1974) pour mettre en avant la
Seulement, et c’est ce que nous voulons dimension organisationnelle de la
essentiellement pointer, ces deux approches communication. Le langage dans sa dimension
théoriques n’accordent pas le même statut performatrice n’est pas seulement description
théorique à ces textes, notamment en ce qui mais aussi réalisation de l’organisation. Le
concerne la temporalité (2.1) et l’analyse de la langage implique l'action et non seulement la
conflictualité (2.2). Nous terminerons en représentation.
montrant que ces deux approches théoriques Le cadre théorique de cette école repose sur
posent au final la question commune de la une vision bidimensionnelle de la
circulation des textes (2.3). Nous proposons communication et de l’organisation : en tant
dès lors d’envisager le texte selon sa que texte, le discours est une manifestation de
trajectoire, mobilisé et reformé d’interactions la capacité à faire sens des individus
en interactions. A chacune de ces étapes, se rétrospectivement et réflexivement ; en tant
jouent les forces agentives du texte (le choix que conversation, le discours est un
d’inscrire telle ou telle agentivité au texte, instrument de l’action organisationnelle et le
mais également la soumission ou la résistance texte est une ressource qui entre dans sa
des individus à l’agentivité porté par le texte à construction.
sa réception dans l’interaction). Ce choix des La conversation est cette activité langagière
formes d’agentivité cristallise les rapports de par laquelle les individus interagissent et
force en présence, des rapports de force dès coordonnent leurs actions. La conversation
lors susceptibles d’être remis en cause lors est toujours située, car elle est inséparable du
des prochaines étapes de circulation du texte. contexte dans lequel elle se déroule. Cette
Suivre le texte sous une forme de biographie notion inclut toutes sortes de situations
agentive permet dès lors de suivre les réseaux formelles ou informelles : les conversations de
de rapports sociaux que le texte relient dans couloir, les réunions du conseil
le temps et dans l’espace. d’administration, les briefings, etc. Elle
concerne aussi bien les conversations en face
à face que les interactions médiatisées par la
technologie, tel que le téléphone, les échanges
par ordinateur ou encore le mémo. Les
conversations renvoient à une dimension
33
infra-symbolique (subsymbolic) de la la dimension agentive des textes –
communication qui a pour rôle de construire principalement sur support écrit – en tant que
une base de connaissance partagée (Bouillon, formes capables de nous « animer » (de nous
2009). Elles sont aussi systèmes d’actions dans faire agir) autant que nous les
la mesure où elles s’imbriquent dans un animons (Cooren, 2010a). Au final, les
système d’activité plus général. La notion de conversations ne peuvent exister sans le texte.
texte est nécessaire dans la mesure où ces L’apparente indépendance de l’un tire son
conversations, en elles-mêmes, sont origine de l’hypothèse de l’indépendance de
dépourvues de sens. l’autre. Autrement dit, l’un ne peut exister
La notion de texte renvoie à toutes les sans l’autre. Le texte est un « moment » du
déterminations de la signification d’une processus social tout comme la conversation
interaction. Cette notion est employée dans en est un autre.
une acception très générale, révélatrice de
l’ensemble des éléments nécessaires à la 1.2 Perspectives critiques
fixation du sens de ces conversations, et Les théoriciens de l’école de Montréal
rassemble aussi bien le contenu sémantique participent à un mouvement qui consiste à
d'un énoncé, des interprétations d'interactions basculer de l’orientation critique vers la
passées, des conventions mobilisées dans les recherche d’une meilleure description. Leur
interactions que les cadres physiques d'une stratégie a consisté à retourner aux « choses
interaction. Le texte est un système mêmes », notamment en se donnant pour
symbolique (symbolic) et se présente comme objet premier d’observer, de décrire et
une « superstructure communicationnelle » d’interpréter des situations dans lesquelles les
(selon la métaphore de J-L. Bouillon) que personnes se livrent à la construction
Taylor qualifie de « surface ». Il est ce qui commune du sens. Ils ont donc recentré
permet de rendre lisible et interprétable les l’attention sur les acteurs en situation, en tant
interactions, et de manière plus large que principales agences de performation du
l’organisation. social, au détriment d’une description
Le texte contribue donc à décider de la cartographique des organisations déjà là. Cette
signification à attribuer à l'événement de focalisation vers l’indexicalité et la formation
l'interaction, mais ce n’est pas tout, il permet du sens en situation, position héritée dans le
de se dégager de l’ici et maintenant de la courant de la pragmatique linguistique, les
conversation, devenant un objet discursif qui conduit à décrire les organisations comme des
circule au travers des multiples conversations processus au cours desquels les acteurs, en
imbriquées. Le texte a une capacité de situation d’incertitude, procèdent à des
délocalisation : il a une vie au-delà de la réflexions, les mettent à la discussion et
situation dans laquelle il a été produit. Le établissent des normes pour réguler et
texte est à la fois le produit de la conversation modérer leurs coopérations. Tout l’enjeu est
et le scénario à partir duquel se dérouleront alors d’expliciter les « méthodes » mises en
les conversations futures. Le texte précède œuvre par les individus pour mettre en forme
donc la conversation et est retravaillée au sein leurs coopérations ou ce qui fait tenir
même de la conversation. (Robichaud, 1999, p ensemble les acteurs (Quéré, x, x).
109; Taylor et Van Every, 2000).
Les textes, traces des conversations, 1.2.1 La tentation du réductionnisme
« stabilisent et reproduisent les statuts de langagier et l’histoire événementielle
l’organisation » (Vasquez, Marroquin, 2008 : Le modèle « texte et conversation » est
31, Putnam, Maydan Nicotera, Mc Phee, 2008) parfois suspecté d’opérer un réductionnisme
et permettent de réduire l’indétermination de langagier. A force d’insister sur le rôle
la coopération entre les individus. Le texte en fondamental du langage, notamment sur sa
tant que trace fait appel à plusieurs supports, capacité à organiser notre manière de
renvoyant tout aussi bien au dit de l’énoncé concevoir le monde, nos comportements
qu’au support écrit. Ainsi, au regard de sociaux et nos systèmes symboliques (Busino,
l’approche de Montréal, le texte est cet 2003 : 97), le danger est de réduire l’ordre
ensemble temporairement fixe de signification. organisationnel à un fait de langues.
Cooren (2010) prolonge ceci, en insistant sur Evidemment, aucun de ces théoriciens n’a, à
34
notre connaissance, réduit les organisations à faire face aux risques de l’histoire
des processus de désignation ou de pure évènementielle.
représentation. Par contre, le danger existe En effet, on ne peut se contenter de situer un
assurément de ramener l’essentiel de l’analyse temps d’échange dans une chronologie. En
des processus organisationnels à leur procédant ainsi, on élimine l’étude des
dimension langagière. causalités structurelles. Pour répondre à cette
Pour le dire autrement, il est incontestable critique, les analystes devraient
que ces études ont permis d’envisager comme systématiquement justifier le bien fondé des
jamais la grammaire des interactions qui choix qui les ont guidés à retenir certains
jalonnent la vie des organisations. Ces études échanges plutôt que d’autres. Ils doivent donc
regorgent d’analyses fines des interactions en préciser en quoi le temps de régulation
coprésence. Il y a d’ailleurs quelque chose de sélectionné est digne de l’être, en quoi il est
confortable à travailler presque exclusivement porteur de conséquences significatives dans
sur ces temps officiels de régulation. Une l’analyse du processus organisationnel.
réunion se déroule généralement dans l’espace Le problème est que l’interaction analysée
clos de la visibilité et de l’audition mutuelle. devient généralement la légitimation même du
Cela facilite indéniablement le travail pour discours du chercheur, c’est-à-dire qu’elle est
capter les gestes, les mouvements du corps, mobilisée qu’en vue de justifier les analyses qui
les jeux de regards, la performance des agents suivent. Le contexte et la longue durée de la
non-humains, l’organisation spatiale et temporalité est bien souvent le champ aveugle
temporelle, la force illocutoire des jeux de de ces études. S’il est tout à fait possible
langage, etc. Cet espace clos rend la recherche d’isoler un moment banal de la vie d’une
plus facile à mener car la situation peut être organisation, l’essentiel de la tâche consiste
concrètement objectivée. toutefois à le percevoir et le caractériser. En
Seulement, l’analyse ne peut pas entièrement d’autres termes, il faut pouvoir articuler la
reposer sur l’étude des « différents moments singularité de la situation sociale avec le
de conversation » où la forme surgissement d’une durée de temps nouvelle
organisationnelle est discutée. Une réunion de qui concerne un ensemble spécifique de
travail, par exemple, n’est qu’une certaine personnes pour ne pas noyer la problématique
phase du processus et de se déroule sur une même de l’étude des organisations (Farge,
scène parmi d’autres (Berger, 2008 : 196). Et 2002).
pour qualifier la spécificité et l’importance de
cette « phase du processus » encore faut-il 1.2.2 La dissolution de la perspective
pouvoir la situer, c’est-à-dire démontrer que critique
ce « moment de régulation » est enchâssé On comprend bien que les chercheurs du
dans des situations passées. Pour le dire modèle « texte et conversation » ressentent
encore autrement, l’activité ne se réduit un certain malaise face aux discours critiques
évidemment pas à cet espace visible. Plus qui empruntent les catégories conceptuelles
encore, l’espace de réunion n’est qu’un vague classiques (domination, aliénation, réification,
écho des activités sociales qui dépassent idéologie, etc.). Ils pourraient considérer que
largement ce temps de régulation. C’est la ces types de discours critiques en sont que
raison pour laquelle, il est nécessaire de spéculatifs. En d’autres termes, ces critiques
traquer les traces des activités passées pour ne s’appuieraient pas sur des faits prouvés et
interpréter ces situations d’interaction. La démontrés hors de tout doute raisonnable.
sociogénétique des textes ouvre précisément Cette critique est entendable particulièrement
la possibilité de dépasser la perspective de si elle en appelle à un renversement de la
l’instant pour entre une approche plus critique vers une description à ambition
longitudinale qui vise à entrevoir missionnaire. Or, en l’état actuel des choses, il
l’historicisation des conduites présentes. n’y a a pas une « ambition missionnaire de la
Toute initiative organisationnelle, aussi description » (Boudon, à quoi sert la
originale soit-elle, n’est jamais un absolue. Elle sociologie : 152), c’est-à-dire que ces
s’inscrit inévitablement dans des horizons de descriptions ne sont jamais destinées à frapper
temporalité multiples. L’étude des l’imagination théorique du lecteur ou à attirer
enchaînements temporels permet donc de son attention sur le caractère insupportable et
35
aliénant de la vie organisationnelle. Par acteurs sont réduits à l’invisibilité et au silence,
exemple, les thématiques de l’humiliation au c’est-à-dire lorsqu’ils sont écartés des
travail, de l’aliénation, de l’abrutissement, de la dispositifs de co-construction du sens de
dégénérescence du lien social, du mépris ne l’action. Rien n’est dit sur les situations
jamais abordés par les théoriciens de l’école sociales où les acteurs ne visent pas l’entente
de Montréal. Ces derniers insistent presque langagière.
exclusivement sur des moments positifs de Pour le dire autrement, peu conçoivent les
coopération. Cette tendance pourrait être rapports conflictuels dans les sphères de
assez symptomatique d’un « désespoir l’organisation et de la communication, lesquels
théorique ». Cela signifie que les recherches sont d’une puissance telle que certains acteurs
en communications organisationnelles ont n’ont pas la possibilité de s’exprimer et
tendance à s’attacher à décrire le fonction des d’engager des formes de coopération avec un
rapports de communication dans des collectif donné. L’appel critique se situe
contextes organisationnels en s détachant de précisément ici : comment dépasser la
l’humanité même de ces formes d’association réflexion sur les modes de l’entente
collective (Zawadzki, 2001). Certaines communicationnelle pour comprendre les
questions positives comme celles de la antagonismes entre les sujets au point que
cohésion sociale, des formes d’intégration et ceux-ci peuvent être écartés des processus
de transmissions du lien social deviennent d’entente communicationelle (Honneth, 2006).
obsolètes et ne gagnent pas l’intérêt des
chercheurs.
Cette généralisation des « rationalités 2. Le décalage
locales » tend à ébranler la question des
finalités (Busino, 2009 : 192). Concrètement,
méthodologique opéré par la
les concepts relevant des approches critiques sociogénétique des textes
sont peu à peu délaissés au profit La sociogénétique des textes ne façonne
d’observations ethnographiques visant à aucun modèle de la communication
décrire de quelles façons se forment, se organisationnelle. Elle poursuit un but
développent et se modifient des formes commun avec le modèle texte-conversation, à
d’associations particulières, de quelles façons savoir celui trouver un moyen de rendre
se « partagent des connaissances » ou compte de la variété des rapports que les
comment se « co-construit le sens de individus entretiennent avec les textes. Il s’agit
l’action ». Ce genre d’étude a donc tendance à d’une option théorique qui cherche à observer
banaliser le question exclusive en termes de la production concrète des discours sociaux.
relations sociales et passent sous silence les Tout comme le modèle « texte et
figures de la domination, du mépris social et conversation », c’est une manière de revenir
de l’aliénation. « aux choses mêmes », de « sauver les
Par exemple, les analyses de terrain ont phénomènes » (Quéré, 2006 : 331), de ne pas
tendance à se focaliser sur des moments perdre de vue les multiples activités pratiques
positifs de coopération. On s’intéresse aux entreprises par les acteurs. Cela reivent à
mécanismes de « co-construction » du sens de restituer le plus intégralement possible les
l’action, c’est-à-dire d’un rapport social « pratiques qui ont existé réellement »
fondamentalement positif. Cette posture (Quéré, 2006 : 331).
tranche avec le pessimisme classique de la
sociologie critique. Elle tend à perdre de vue 2.1 Mettre en mouvement le texte :
la quête de l’aspect critique des pathologies étude des variations (Huët, 2011)
sociales. Leurs analyses rendent assez peu La sociogénétique cherche à comprendre les
compte que les organisations sont des espaces écrits par leur histoire et non plus simplement
traversés par une multitude de disputes, de par leur aboutissement. Deux questions
critiques, de désaccords et de tentatives pour dominent les recherches s’inscrivant dans
réinstaurer localement des accords cette perspective : comment l’initiative de la
temporaires. Par exemple, aucune attention production d’un discours social est parvenue à
n’est accordée à une compréhension des son terme ? Quelles sont les conditions
dynamiques conflictuelles qui font que certains
36
d’émergence d’un texte et sa constitution en à mesure de la production du document. Elle
un tout ? ouvre donc la possibilité de penser le «non-
Cette approche théorique consiste donc à écrit», l’autocensure.
mettre en mouvement le texte, à le faire vivre Deuxièmement, en analysant les trajectoires
(Hay, 1999). La conception génétique donne d’un texte, il est possible de repérer le
donc aux textes publiés une cause. Elle « dispositif d’écriture » (Delcambre, 1997), et
entrevoit les conditions d’émergence des donc de qualifier l’organisation du travail
écrits et leur constitution en un tout. Elle leur d’écriture, notamment en analysant la
donne une origine, un point de départ. Elle circulation de l’écrit entre les différentes
vise précisément à intégrer dans un même mains des acteurs organisationnels. Par
cadre d’analyse le texte et ses conditions exemple une relation de pouvoir s’exprime
d’énonciation. Cette approche considère que concrètement entre celui qui écrit, c’est-à-dire
le texte n’est pas fermé sur lui-même car il est le sujet qui s’efforce de placer son « vouloir
constitué par une grande variété d’autres faire » sous la loi d’une écriture, et celui qui a
textes comme les brouillons, les modèles ou la tâche de relire ou encore de valider.
les relectures critiques. L’analyse de la La sociogénétique des textes manque
constitution du texte dévoile la capacité clairement de finesse sur la description de la
originelle de reprise incessante du sens dû à situation sociale présente. En revanche, elle
son caractère ouvert. Le texte final n’est donc est plus affutée pour concevoir l’historicité de
que l’aboutissement concret de cette reprise. la situation, pour entrevoir les causes
Ainsi, la compréhension d’un texte n’est rien structurelles qui vont influer sur les dites
si elle ne s’insère pas dans une mise au jour de interactions.
l’ensemble textuel à son fondement, ou
encore, dans ses relations constitutives, puis 3. Le texte dans sa trajectoire :
comme à terme de son interprétation par les
lecteurs.
concilier les deux approches
La question du réductionnisme langagier est
fortement liée à la question de la temporalité,
2.2 Une approche longitudinale du
une seconde facette sur laquelle approche
texte montréalaise et sociogénétique des textes
Ce travail de genèse s’appuie donc sur les diffèrent, en observant des moments différents
différentes traces physiques produites par les d’un même objet. Le modèle texte-
acteurs en amont, pendant ou en aval des conversation s’arrête sur l’instant, sur un
interactions (Vinck, 1999). En France, tout un moment de construction - même si les
courant théorique s’est constitué autour d’une notions récentes de ventriloquie, de
génétique des textes littéraires à la fin des dislocation ou d’agency, de présentification (en
années soixante-dix (Hay, Grésillon, Lebrave, soulignant cette capacité de l’organisation de
Viollet, Godard, etc.). Ce champ s’affirmait en se rendre présente ici et maintenant à travers
opposition avec les études philologiques divers porte-paroles) (Cooren, 2010b), par
classiques des études littéraires : au lieu une dynamique latourienne, retravaillent les
d’étudier les voies mystérieuses de la dimensions spatiales et temporelles. Alors qu’il
psychologie de l’écrivain, le généticien prône l’étude de la construction de
travaillent sur les variations entre les l’organisation ne se penche-t-il pas
manuscrits d’une même œuvre pour en paradoxalement que sur une pierre de l’édifice
déduire les mécanismes qui sous-tendent la de construction ? Comme le souligne Berger,
production littéraire (Grésillon, Lebrave, « dans une réunion destinée à discuter de
Viollet, 1990 : 17). l’initiative, les acteurs prennent toujours la
Cette approche ouvre la question de la parole à un certain moment d’une certaine
distribution du pouvoir et des devoirs dans les réunion, organisée à l’intérieur d’une certaine
organisations de deux manières principales phase du processus de l’initiative, et cela sur
(Pène, 1995) : une certaine « scène » parmi d’autres » (196).
Premièrement, en analysant les variations L’organisation se constitue sur de multiples
entre le premier brouillon d’un texte et sa scènes, les envisager, les mettre en
publication finale, le chercheur a accès à ce qui interconnexion serait alors une manière de
n’est pas écrit, ce qui a été abandonné au fil et retracer plus largement l’activité collective.
37
L’enjeu est de prendre l’ensemble de ces d’interactions en interactions, de supports en
scènes où se constituent els organisations, du supports, d’interprétations en interprétations,
moins un ombre significatif de scènes au degré le texte, dans sa circulation, est-il négocié ? Et,
de publicité suffisamment différent pour que plus particulièrement, comment
nous soit pleinement rendue la variabilité des l’interprétation produit-elle le texte ? La
rapports et des attachements à l’organisation. question de la négociation du texte se joue
A l’inverse, la sociogénétique des textes part alors à un double niveau : dans la question de
d’un « après-coup », dans une perspective la signification du texte, et par conséquent,
historienne, elle se plonge dans ces textes dans la question de la force agentive qui lui est
devenus archives. Il ne s’agit plus d’assister à conférée.
une construction mais de reconstruire un Considérer le texte dans son agentivité
processus : nous ne sommes plus dans le suppose deux approches : 1°) déterminer
présent ; mais dans la recherche du passé, l’agentivité donnée au texte selon les rapports
pour ensuite déployer le présent actuel. Dès sociaux en présence, et 2°) aborder le texte
lors, analyses et déductions viennent pallier dans sa circulation agentive, soit considérer
l’absence de confrontation du chercheur aux qu’à chaque interaction est à la fois performée
interactions. Comment la sociogénétique des l’agentivité que le texte, en tant qu’agent et
textes retrouve-t-elle l’instant, c’est-à-dire ces porte-parole d’interactions passées,
interactions figées dans le temps ? (sup)porte et sont données de nouvelles
L’interactionnisme n’a-t-il pas à retrouver dans formes d’agentivité au texte par les acteurs en
la sociogénétique des textes la continuité, la présence. Les jeux d’agentivité, d’interaction
construction (une construction temporelle et en interaction, témoignent dès lors des
forcément sociale) ? rapports sociaux organisationnels, au sens où
Que l’on ait une approche de l’instant ou une l’organisation se joue dans la possibilité de
approche de « l’après », l’interrogation sous- choisir les formes d’agentivité que l’on inscrit
jacente reste de saisir les jeux de dans un texte ou que l’on détermine suivant le
transformations des textes, qu’ils soient texte reçu. Le choix de l’agentivité cristallise
énoncés ou écrits, qu’ils soient envisagés dans les jeux de force symboliques et actionnels en
leur transformation au cours de l’interaction présence. Les rapports sociaux dont le texte
ou dans une perspective plus longitudinale qui témoigne sont toujours soumis à un après, à
en envisage les différentes formes écrites une reprise, par des processus d’imbrications
intermédiaires. Le texte est toujours ainsi au cours desquels les textes sont remodélés
observé dans son accomplissement, un et les rapports sociaux redéfinis. Les rapports
accomplissement au cours duquel sociaux ne s’arrêtent pas à l’instant t de la
interviennent différents acteurs, se concilient construction du texte, ils sont réinterrogés
différentes logiques, se jouent différentes dans la circulation du texte – mais ce de
stratégies. manière plus insidieuse puisque les individus
Dans une volonté de nous focaliser sur cette présents à l’origine ne sont pas forcément
dimension de l’accomplissement et de mettre présents lors des étapes de reprise. C’est ainsi
en conciliation les deux approches étudiées - que faire agir le texte selon sa perspective
en guise d’ouverture à la réflexion -, nous devient un enjeu pour l’individu – un enjeu
proposons ici d’envisager le texte selon une d’autant plus difficile à assurer dans la mesure
approche qui reconnaitrait, à la fois, l’intérêt où la circulation du texte signifie son
de considérer le texte dans cette perspective éloignement par rapport à son auteur. La
longitudinale de l’essai, de l’ébauche jusqu’à question qui se pose est alors de savoir d’où
l’objet définitif (sociogénétique des textes), et vient la plus grande puissance d’agir de
à la fois, l’importance de la dimension agentive certains acteurs par rapport à d’autres. La
du texte, en tant que trace et porte-parole de perduration, la stabilité et maintenance de la
conversations antérieures, capable de faire force agentive du texte est à l’image de la
agir les acteurs (approche montréalaise). Ces force des rapports sociaux qui participent à sa
deux théories ne posent-elles pas au final, par construction.
des interrogations sur la permanence et Dans le cadre de l’observation d’un processus
l’instant de l’organisation, la question de la de certification au sein d’un établissement de
circulation des textes ? Comment santé, nous avons suivi la rédaction du rapport
38
d’auto-évaluation par lequel l’établissement en conciliant la dimension longitudinale de
question déterminait sa conformité aux l’approche sociogénétique et la dimension
exigences de la Haute Autorité de Santé. agentive de l’approche montréalaise, nous
L’élaboration du rapport était le fait de encourageons à suivre le texte dans sa
groupes de travail rassemblant une grande trajectoire agentive et ainsi à le suivre dans les
variété de membres du personnel. Le rapport multiples scènes où il prend place.
était ensuite relu par les membres de la cellule L’organisation est constituée
qualité en charge de la coordination du relationnellement ; prendre au mot cette
processus de certification, puis par le Comité affirmation suppose de dépasser les relations
de Pilotage composé de la Direction et des au sein des interactions et de saisir les
chefs de service. Notre étude nous a montré relations entre interactions. Suivre le texte est
qu’à chacun de ces moments, le texte – le alors une clé pour saisir cette organisation en
rapport d’auto-évaluation – relevait de forces cours d’accomplissement. Le texte est une
agentives différentes qui s’imbriquaient et résultante de toutes les rencontres,
étaient mises en tension progressivement. l’organisation repose dans l’agentivité
Pour les groupes de travail, le rapport véhiculée au gré de ces rencontres.
représentaient l’occasion de parler de Les objets et les discours sont, selon Latour,
l’organisation, de mettre en scène les (1989) des mobiles immuables : des entités qui
pratiques, de relever les dysfonctionnements. peuvent voyager d'un point à l'autre sans
Pour la cellule qualité, le rapport devenait cet souffrir d’une quelconque déformation, perte,
instrument par lequel il était possible de faire ou corruption. Dans une étude sur une
pression sur la Direction. Pour cette dernière, organisation humanitaire, avec François
le rapport était la preuve que l’établissement Cooren, Frédéric Matte et James Taylor
s’inscrivait dans le processus national de (Cooren, Taylor, Matte, & Vasquez, 2007)
certification. Tout au long de la circulation du reprennent cette notion pour comprendre
rapport, se mêlaient des enjeux locaux comment un discours peut ainsi voyager d'une
(revendications du personnel et de la cellule interaction à une autre, et ils montrent ainsi
qualité à l’encontre de la Direction), des comment un discours donné peut maintenir sa
enjeux plus méso (répondre aux exigences de forme à travers l'espace et le temps « par le
la Haute Autorité de Santé, préserver l’image travail interactif des personnes, des
de l’organisation, entre autres). Selon les documents, et des objets porteurs de ce
parties prenantes, l’évaluation était alors ce discours dans les activités quotidiennes de
moyen pour instiguer des changements, ou travail ». A l’inverse, notre approche
cette preuve d’un processus de conformité, chercherait à souligner non pas toute
chaque partie pouvant performer la facette du l’immuabilité des discours et objets mais toute
texte qui l’intéressait au détriment des autres. leur muabilité, toute leur relativité. L’enjeu
Dans ce jeu, c’est le dernier lecteur, le dernier pour les acteurs reposerait sur ce jeu de
interprète qui faisait autorité, dans notre cas la rendre muables les textes autres afin de
Direction, qui fut à même de choisir au final rendre immuables ceux dont ils sont les
de quelle manière elle entrevoyait le rapport. auteurs.
Les processus de circulation de textes,
d’imbrications, nous amène alors à interroger
la question de l’autorité : dans quelle mesure Références bibliographiques
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42
Le « réseau », navire de Les mutations de l’organisation se lisent aussi
dans les mutations terminologiques ou dans le
Thésée de l’organisation ? sens affecté à un même terme qui traverse
Mutation d’un terme quelques années de l’histoire de l’organisation,
non sans connaître quelques variations. Ce
articulant le métier, sont ces variations que nous nous proposons
la communication et le d’étudier ici, qui font osciller le sens du mode
d’organisation entendu sous le terme de
social dans la fonction « réseau » d’une organisation hiérarchique,
sécurité au travail – une insérant une personne dans un corps, à une
organisation mobile et dispersée, horizontale,
étude de cas (1985-2005) favorisant la dimension individuelle,
« connectée » au groupe dans la perspective
d’un partage de savoirs d’action.
David DOUYERE, « Réseau » : le mot, un temps loué, est ensuite
david.douyere@gmail.com abhorré, en ce que l’organisation qu’il désigne
Maître de conférences semble constituer une opposition à une
Université Paris 13, LABSIC nouvelle organisation structurelle mise en
place qui récuse la transversalité au profit de
la hiérarchie locale, puis porté aux nues
comme mise en relation de savoirs, bonnes
pratiques et expériences dans une
Résumé : organisation « mobile » et connectée, tandis
Les archives de la fonction sécurité au travail que les réseaux humains s’identifient à la
(HSCT) d’une grande entreprise française connexion numérique généralisée dans
montrent la mutation du sens de la notion de l’entreprise. Si le terme se maintient, articulant
« réseau », dans cette organisation, de 1985 à un métier, la communication souhaitée en son
2005 : d’abord entendu comme structure sein, et le social qu’il organise, soutient et
hiérarchique coordonnant la diffusion de accompagne, il connaît une oscillation quant à
l’information, le réseau, un temps dissout, est la portée, l’intérêt et les atouts qu’on lui
ensuite entendu comme une libre mise en prête.
relation horizontale permettant le partage de Au fil des années, en effet, le sens du mot
ressources entre acteurs de la fonction. Sous « réseau » varie, et l’intérêt porté à ce mode
le même terme, une réalité différente se d’organisation, ou cette façon de rendre
constitue donc. visible une certaine organisation, aussi. Face à
l’institution, à la dissolution et à la ré-
Mots-clés : émergence, pour ne pas dire la mort et la
Réseau – sécurité – connaissances – HSCT – résurrection du réseau par l’organisation, les
collectifs – communication acteurs sont perplexes, et le chercheur
facilement abusé. Signe d’une mémoire
organisationnelle partielle, un « désir de
réseau » apparaît au fil du temps chez les
acteurs, que l’expérience d’une première
institution a engagé et encouragé dans la
démarche ; prolongement d’une trace, de
cette expérience du lien, qui va jusqu’à
s’opposer à la dissolution organisationnelle des
réseaux.
Cette politique du « réseau » dans
l’organisation, et ses variations, nous la lisons
dans les archives d’une cellule métier, la
fonction hygiène, sécurité, conditions de
travail (HSCT), et dans l’observation de
« réseaux » d’acteurs de la fonction mis en
43
place à partir de 2002, d’une entreprise de l’organisation, aux yeux de laquelle
française, de stature internationale, du secteur la transversalité du réseau apparaît
des services à base technique, que nous perturbante ; le « réseau » devient
nommons ici (et ailleurs) Selenis. Où l’on voit alors, un temps, clandestin en sécurité,
que le terme de réseau apparaît dès 1987 dans avant de disparaître ; ceci correspond
l’organisation, qu’il est présent en 2003, mais à la période 1996-2000 ;
qu’il n’a alors plus le même sens. Que les - nous étudierons enfin (4) ce que l’on
réseaux, entre temps, ont été dissous. Entre pourrait appeler la résurrection du
les deux années, le système informationnel réseau, qui resurgit dans les années
afférent a changé, le mode d’organisation, 2002-2003 et apparaît alors,
voire la finalité même du réseau, et la horizontal, comme une mise en
représentation de la communication en son circulation et un support de l’activité,
sein. Selenis a connu entre temps de en phase de professionnalisation de la
profondes mutations, passant d’une fonction sécurité ; une
prédominance technique à une prédominance « commutation » (Craipeau, 2001) des
commerciale puis marketing, d’une savoirs et expériences est alors et
administration devenant une entreprise privée, désormais envisagée.
tandis que la fonction HSCT passait du C’est donc à une naissance, mort et
domaine technique (expertise matérielle) au résurrection du réseau que l’on assiste chez
domaine du service du personnel puis des Selenis, par delà et avec le maintien d’un
ressources humaines (Douyère, 2009). même terme, tel que l’analyse des archives de
Curieux maintien d’un terme dans la la cellule santé et sécurité au travail, les
transformation d’une organisation, terme qui, entretiens et les observations menés
semblable au navire de Thésée décrit par permettent de le comprendre.
Plutarque, désigne toujours la même chose, Avant de considérer chacune de ces étapes, il
alors que la chose a cependant changé nous paraît nécessaire de donner au préalable
(Plutarque, 100-110 ; Ferret, 1996). quelques précisions sur la construction
Nous proposons ci-après d’étudier les méthodologique de ce travail (1).
occurrences qui nous sont parvenues ou qui
sont observables de l’emploi du terme dans
l’organisation et de tenter de reconstituer le 1. Perspective théorique et
sens impliqué, le mode d’organisation mis en
place, et l’objectif de cette organisation.
méthodologie de l’approche
Si la question posée est en soi une question
Nous proposons, pour entrer cette
communicationnelle (comment le terme
compréhension des transformations du sens
« réseau » est proposé, et quel sens recèle-t-il
de la notion de réseau, derrière le maintien
en contexte), elle porte également sur un
d’un terme stable, de procéder à une réflexion
processus info-communicationnel puisque le
en trois temps, qui suivra la chronologie de
réseau est toujours entendu comme une mise
l’entreprise :
en relation de personnes, au sein d’un métier
- nous regarderons dans un premier
ou d’une fonction, au travail, et qu’il est en soi
temps (section 2) le réseau comme
un « dispositif » communicationnel, i.e. qui vise
coordination et diffusion de
à permettre, à favoriser la communication,
l’information, dans une logique
mais/et n’existe que si celle-ci a lieu. L’étude
hiérarchique ; le « réseau » des
menée s’intéresse par ailleurs également à des
acteurs de la sécurité est alors un
objets info-communicationnels (comptes-
réseau descendant, qui est la
rendus de journées de réseau métier,
conception du réseau sécurité donné
application télématique, intranet, notes de
par la direction de l’administration
service), et à la symbolisation requise dans la
dans le milieu des années 1980 ;
communication, à savoir le langage. Enfin la
- nous nous intéresserons ensuite (3)
recherche porte sur des situations
au réseau perçu comme une
communicationnelles, racontées (comptes-
résistance possible à l’organisation, et
rendus archivés, entretiens) ou observées
une instance à défaire face à la
(réunions téléphoniques, ou en présence),
réorganisation localiste et ascendante
voire suscitées (entretiens, restitutions).
44
Cette recherche procède donc d’une part, déployé entre 2002 et 2005 (voir
approche communicationnelle des Douyère, 2011 a, pour la construction de ce
organisations (ACO, Bouillon, Bourdin, terrain). Les entretiens ont été menés à partir
Loneux, 2008), qui porte son attention sur le de deux guides, auprès d’acteurs de la
langage et le lexique au travail (Boutet, 2008). fonction HSCT de statut différent (conseillers
Elle porte sur l’organisation au sens où à la HSCT, préventeurs, ingénieurs, experts
fois il s’agit d’une organisation de travail, techniques), jeunes et anciens dans la fonction,
administration devenue une entreprise semi- dans différentes régions et de différentes
publique, puis privée, et au double sens unités, appartenant à plusieurs « réseaux » en
structurel (résultat) et processuel (Vasquez, sécurité.
Marroquin, 2008) : c’est, en effet, d’un Parallèlement aux entretiens, un travail sur
processus d’organisation dans l’organisation ; archives (cent quatorze documents consultés,
comment on relie des acteurs, les met en deux mois de consultation) nous a permis de
relation, par « commutation » (Craipeau, mieux comprendre les étapes de la
2001, Douyère, 2010 a) pour favoriser structuration du réseau des acteurs de la
l’exercice avisé, informé, du métier, fonction sécurité. Ces archives, conservées à
constituant par là une identité professionnelle, l’« espace mutualisé sécurité du travail » de la
tel est, en partie, en effet, l’objet d’un réseau. division technique de Selenis, nous ont été
C’est, en réalité, le terme même de réseau communiquées par le responsable de la
qui, figurant un certain type de liens et une cellule, ingénieur sécurité et acteur historique
circulation, est organisant, au sens de Taylor de la fonction HSCT chez Selenis, qui a
(Cooren, Taylor, Van Every, 2006). Il incarne conservé ces archives sur une initiative
(Cooren, 2010) un ensemble de valeurs, une personnelle, à la fois pour garder une trace de
présence collective dans l’exercice du métier, l’évolution de la fonction, dans une
il possède de ce point de vue une organisation qui « oublie vite » et efface sans
« spectralité », qui accompagne de le vouloir son passé, et dans une perspective
connaissances et d’expériences possibles le quelque peu humoristique (l’homme est
travail d’un agent, et varie avec le temps. taquin), s’amusant du côté « décalé » de la
Cette étude s’inscrit dans la perspective d’une prise de parole dans l’organisation il y a
approche historique de l’organisation, et quelques dizaines d’années. Il a procédé de
poursuit le travail que nous avons déjà façon légèrement sélective, à partir de 1979
entrepris avec l’étude de la représentation et pour la partie qui nous intéresse. Si les
de la portée des instructions de sécurité archives conservées par Michel Mongerie
(Douyère, 2010 b) et sur les dispositifs semblent assez complètes, la partie
numériques d’information sur les accidents du concernant le réseau des chargés de sécurité
travail, du minitel à l’intranet (Douyère, 2011 semble la moins importante du lot, considérée
b). Elle prolonge par ailleurs, également, une par lui comme davantage anecdotique qu’utile.
réflexion menée sur le réseau comme Les récits d’accidents, les textes législatifs
accompagnement du travail (Douyère, 2010 a). anciens, les notes de service et les notes
Cette recherche constitue, en effet, l’une des techniques consignant la réglementation
veines d’un travail, aujourd’hui réinterrogé, interne en matière de sécurité sont en
mené sur le partage de connaissances revanche considérées comme des archives
(Douyère, 2006), mobilisant médiations pouvant être utiles au travail même.
techniques, écrites et sociales (réunions de
réseau, notamment) dans la fonction sécurité Un volume important des archives de
au travail chez Selenis, entre 2002 et 2005. La l’animation du réseau des préventeurs est
recherche entreprise s’appuie sur un triple composé des comptes-rendus des « journées
dispositif d’entretiens semi-directifs (75), nationales hygiène et sécurité » (appelées au
d’observation de réunions (69, réunions de début « journées techniques… », et abrégées
réseau et comité éditorial d’un site intranet, successivement en JNS, JNHS, JNHSCT),
principalement), de formations (huit bisannuelles, puis annuelles, et des plus
semaines), de situations de travail (deux récentes « journées thématiques » HSCT.
séries) et de situations interstitielles de travail, Nous avons pu disposer de l’ensemble des
d’une part, et d’analyse d’archives, d’autre comptes-rendus des JN(H)S(CT) de 1979 à
45
1996, à l’exception de ceux de 1981 à 1985, 2.1. Produire un effet-réseau
qui manquent dans les archives présentées. Ainsi dans les journées nationales HSCT le
Nous avons pu également consulter quelques réseau est-il évoqué comme un élément
comptes-rendus de journées interrégionales essentiel de la fonction HSCT.
hygiène et sécurité (Jirhes), de journées et de
rencontres régionales, ainsi que des Le service du personnel1
rencontres nationales « non-officielles » de souhaite maintenir, développer
1997 et 1998, d’initiative locale alors que et animer ce réseau qui a fait la
l’animation nationale avait cessé depuis 1996. preuve de son efficacité.
Ce sont ces documents qui voient apparaître
(et disparaître) le terme de « réseau ». (Compte rendu des journées
nationales d’hygiène et de
sécurité,
2. Le réseau comme Chantilly-Gouvieux, 12-14
coordination et diffusion de octobre 1987)
l’information (1985-1994) L’idée de réseau servant à la rediffusion des
L’idée de réseau des chargés de sécurité, que expériences locales apparaît encore dans le
nous aurions pu croire nouvelle, née avec le compte rendu des journées nationales
néo-management des années 1990 (Boltanski, d’hygiène et de sécurité de Chantilly-Gouvieux
Chiapello, 1999) et grandie avec le (12-14 octobre 1987) ; est en effet évoquée,
développement des réseaux numériques de par un des directeurs administratifs de la
type intranet dans les grandes entreprises, fonction, qui représente le chef du personnel
apparaît chez Selenis, dans le domaine de la de la DGM2, administration mère de ce qui
sécurité des personnes, dès le milieu des deviendra l’entreprise Selenis « la création
années 1980, sinon auparavant, pour qualifier d’un effet réseau » :
l’ensemble des acteurs du métier dispersés sur Au sein de ce réseau vous avez
plusieurs sites. La marque technique de des compétences et des champs
l’entreprise, spécialisée dans les réseaux de d’intervention différents. Il s’agit
distribution, est visible dans le choix de cette donc de capitaliser sur cet effet
métaphore. Le terme désigne cependant un réseau en développant soit des
état ou une dynamique sociale. systèmes d’information, soit du
travail en groupe. La DGM doit
Le terme de « réseau » sert alors dans être capable de diffuser les
l’organisation à désigner des collectifs bonnes expériences, de faire en
d’échanges entre professionnels d’un type de sorte que ce qui a réussi dans
technique, ou sur un équipement spécifique une région soit réalisé dans
(Patrick H., entretien du 8.04.04). Le réseau d’autres.
désigne une forme distante ou distanciée de
l’équipe, la communication qui peut/doit (M. Sibille, DGM/SPEL, chef
exister entre acteurs du même métier, une groupement F, introduction,
fois un dispositif d’échange institué. En ce sens, Compte-rendu des JNHSCT,
le réseau apparaît comme une forme de Chantilly-Gouvieux, 12-14
chaîne – l’information mise à la chaîne. Il octobre 1987, p. 5)
désigne la mobilisation possible des agents sur Par le réseau, l’administration pallie sa
une même question, prêts à intervenir, reliés structure hiérarchique et compartimentée.
entre eux. Le modèle militaire a eu une Ces réseaux apparaissent alors compatibles
influence considérable dans le développement avec la hiérarchie comme avec une
des techniques développées par l’organisation, organisation très structurée. Un
et a une influence aussi, via l’école décloisonnement régional en est attendu,
polytechnique, qui a formé ses cadres, sur son comme un partage de l’expérience. Dans cette
mode de management (Pierre H ; entretien du intervention contemporaine de la mise en
26.07.04).
1
Nouvellement en charge de la sécurité, précisément.
2 DGM : direction générale des moyens.
46
place du réseau télématique interne en HSCT De façon très constante, des responsables se
(voir Douyère, 2011 b), une relation est font en effet l’écho d’une « demande de
établie entre le collectif comme vecteur réseau » (exprimée par ex. aux JNHSCT d’Issy
d’échange d’information et les dispositifs en 1992) de la part des chargés de sécurité,
informatiques. L’organisation de réseaux sans doute préalablement construite, ou qui
humains de diffusion d’expérience n’est est peut-être la trace du réseau
semble-t-il pas une nouveauté : « depuis hiérarchiquement institué dans les années
longtemps, nous essayons de favoriser cela » 1980. « J’ai ressenti un grand besoin
répond en effet lors du débat qui suit, à d’animation de réseau »3, écrit ainsi un
Chantilly, l’intervention M. Chillet, de l’Octal responsable de la politique sécurité de
(division technique de l’organisation), en l’entreprise en vue de la synthèse qu’il doit
évoquant les groupes de réflexion effectuer lors de journées interrégionales, en
interrégionaux sur l’hygiène et la sécurité 1994.
(JNHSCT, 1987, p. 8). Derrière ces deux prises
de parole à propos de l’animation de ces L’organisation attribue une dimension humaine
réseaux, se cachent en effet des enjeux au réseau des chargés de sécurité :
organisationnels, et l’opposition de deux
services, le service technique (Octal) et le L’augmentation de la fréquence
service du personnel (Spel), que nous avons de ces réunions permettrait plus
étudiés ailleurs (Douyère, 2009). de rencontres entre les CHS
pour mieux faire vivre le
Dans les années 1990, les pilotes de la réseau : cela conforte et
politique de sécurité des personnes au travail réconforte.
de la direction générale (DG), au Spel,
accordent à la notion de réseau une place (P. Huchard, Synthèse des
centrale dans le maintien de la compétence évaluations des journées,
des chargés de sécurité. Une note se penchant Journées techniques hygiène et
sur la fonction des correspondants locaux sécurité, Issy-Les-Moulineaux,
d’hygiène et de sécurité (CLHS), à partir d’une 19-20 novembre 1992, p. 203)
enquête de terrain, conclut à l’importance de
l’ « animation du réseau des CLHS » et rappelle Ce « besoin de réseau » identifié, est assimilé
aux directions régionales (DR), sous l’égide du à une humanisation du travail, source d’un
conseiller régional de sécurité (CHS, conseiller possible et meilleur partage de connaissances.
hygiène et sécurité), leur La cellule sécurité de la DG va de fait
concevoir, en 1994, un plan de renforcement
rôle d’animer et d’augmenter le de l’animation de ce réseau.
professionnalisme du réseau des
CLHS de leur direction, et de On voit que le sens de ces réseaux a changé :
relayer la politique et les de courroies de transmission de l’information
informations de la DG. et lien du corps collectif chargé d’agir (1985 –
1989), les réseaux deviennent espace de
(DGM, Bilan d’application Note contact humain et de soutien (1990 – 1996).
de Service n°119 du 27 avril Les événements d’animations, les journées
1990, hygiène et sécurité, régionales, nationales,
enquête de novembre 1992, p. jouent un rôle important dans la mise en
15) visibilité du réseau. Les journées nationales
hygiène et sécurité sont en effet autant un
Le réseau institué dans une perspective de instrument de communication (« animation »)
partage d’expérience est donc hiérarchique et que de diffusion des connaissances, et de
descendant. constitution (de la visibilité) du corps collectif
des chargés de sécurité. Elles viennent à
2.2. « Demande de réseau » et
humanisation du travail 3
Selenis, Synthèse, dernière journée, Journées
interrégionales hygiène et sécurité (Jirhes), Vittel 1994,
27.05.94, note préparatoire.
47
figurer ce réseau des chargés de sécurité au dément5 : il se souvient qu’il lui avait été
développement duquel elles contribuent. Elles formellement recommandé de ne pas s’y
« incarnent » la sécurité, et « ventriloquisent » rendre…
(Cooren, 2010) la vigilance HSCT de
l’administration. Que des journées soient ainsi animées contre
la volonté de l’organisation (globale) même
montre la force qu’avaient su acquérir ces
3. Le réseau comme résistance journées de rencontres et d’informations pour
les chargés de sécurité, vecteurs de diffusion
possible à l’organisation : une de connaissances et de savoir-faire, voire la
instance à défaire (1996-2000) mémoire organisationnelle (Grosjean, 2007)
Lorsqu’en 1996 le plan NEORG24 (pour constituée à partir de celles-ci. A moins qu’elle
« nouvelle organisation » n°2) entreprend de ne montre l’empreinte laissée par une
« renverser la pyramide » de l’organisation, communication organisationnelle quand celle-
d’autonomiser les unités opérationnelles et de ci en vient à se retirer.
renoncer à la prescription venant de la
direction générale, les réseaux, notamment en Les chargés de sécurité déplorent cet abandon
sécurité, mais aussi dans le domaine social, des réseaux. Au début des années 2000, une
notamment (infirmières, assistantes sociales), réflexion se réapproprie la question, prémice
seront accusés de maintenir un lien indu, hors de la résurgence des réseaux détruits :
de l’unité, avec la direction, et se trouveront
proscrits (entretiens avec Serge B., Michel Il n’existe plus de réseau CLS
Mongerie, Alain J.). national : [les CLS6] souhaitent
que cela redémarre.
Ceci participe, très certainement, comme, à
partir de 1994, les changements de métiers (Selenis, Les CLS, enquête CLS,
imposés à de nombreux agents, d’une 2ème étape [document de
ingénierie sociale qui vise à émietter le travail],
regroupement syndical et l’organisation de [été 2000 ?])
collectifs d’action, notamment au sein des
métiers. Les réseaux ont un temps servi la Une nouvelle organisation va en effet bientôt,
structure, ils sont dans ce temps désormais non seulement tolérer la mise en place de
pensés comme ce qui la desservirait. réseaux, mais l’encourager. Liés à de nouvelles
techniques de diffusion de l’information dans
Quelques initiatives régionales essaient un l’entreprise (Ntic, internet, réseaux
temps, et de façon quasi-clandestine, de numériques), dont ils apparaissent alors
maintenir l’animation des réseaux en sécurité comme le fruit ou l’effet, sinon la métaphore.
par l’organisation de journées, mais c’est sans
succès. Des initiatives régionales – de la DR de
Montpellier, de Corse –, bravant la récente 4. Le réseau comme mise en
proscription des réseaux, s’efforcent en effet
de maintenir ces journées, appréciées des circulation entre pairs : une
chargés de sécurité, occasion pour eux commutation des savoirs et
d’échanger et de se rencontrer, de se « faire expériences (2003-2005)
des réseaux » (informels) de contacts utiles Le projet d’un réseau humain des acteurs de la
dans leur travail, et aussi de nouer des amitiés. fonction sécurité au travail, proscrit pendant
quatre ans, revient à partir de juin 2003
La dernière de ces journées (Michel M., entretien du 23.06.03), et débutera
quasi « clandestine » eut lieu à Ajaccio en réellement fin 2003-début 2004. Il constituera
1998. Une préventrice dit se souvenir y avoir une organisation décentralisée, laissant aux
vu Michel Mongerie, de la cellule sécurité de la unités opérationnelles leur autonomie,
DG de l’époque, monter dans le bus du retour
(Joëlle G., entretien du 29.07.04) ; celui-ci 5
Son responsable hiérarchique d’alors affirme que
Michel Mongerie n’a pas participé à ces journées.
4 6
L’acronyme a été modifié. Conseillers locaux de sécurité.
48
puisque, la centralisation, qui toutefois revient Le réseau est animé, c’est-à-dire aussi regardé
progressivement dans le management du par une personnalité influente du métier,
nouveau Pdg de Selenis, reste proscrite. A la expert en sécurité, qui a une voix significative
suite de la mise en place d’un intranet dédié dans la définition de la politique nationale de
aux questions HSCT, entendu et pensé ce métier dans l’entreprise. Dans ce réseau,
comme « un réseau », tenant d’abord lieu et un mode de management nouveau, le pilotage
place de réseau humain, ou l’instituant avec désistement de la fonction de l’autorité,
techniquement, se met en place, à partir de paraît se mettre en place, condition de
2003, un réseau des chargés de sécurité puis l’émergence des voix qui partagent, sous l’œil
des préventeurs, fonction nouvellement créée, de l’expert.
la même année, dans une perspective de
professionnalisation du domaine (Douyère,
2009, 2011 a), des unités techniques. Ce Conclusion
réseau est institué pour permettre la Où l’on n’aurait pu croire que le terme de
« montée en compétence » (Michel M.) des réseau était apparu dans les années 1990 pour
acteurs de la sécurité, parallèlement à la désigner un type d’organisation mobile,
réduction des effectifs dans le domaine. articulation de façon transversale savoirs et
Ce réseau propose au cours de séries de « compétences », il apparaît que la notion
réunions téléphoniques, et parfois en avait été exploitée bien plus tôt dans certaines
présence, un travail commun autour de entreprise à base technique dont le métier,
questions thématiques précises, nourries de fondé sur l’organisation, le maintien et
l’expérience de terrain de chacun des l’exploitation d’une infrastructure en réseau,
membres, et par –mais cela n’est pas dit – pouvait en fournir la métaphore, pour
l’expertise de l’animateur. Sous une forme désigner une mise en relation de personnes au
« participative » et contributive se construit travail permettant de faire circuler un « flux »
donc un ensemble de points de références de d’information, de connaissances, liées à la
connaissance des situations où la sécurité est pratique du métier et à l’expérience du
en jeu. L’échange oral, effectué en co-présence terrain. Une polysémie du terme apparaît
physique ou en présence à distance également, et, suivant la typologie rappelée par
(conférence téléphonique), est entendu Pierre Musso (1997), plusieurs types de réseau
comme permettant la diffusion des savoir- sont évoquées par ce terme : réseau
faire, expériences et connaissances, par le biais hiérarchique, horizontal…, et l’on voit que
de l’interrogation collective, menée par l’entreprise a varié dans le réseau signifié par
l’animateur. ce mot. Il n’est pas inintéressant par ailleurs
Pour le préventeur Rémi R. (entretien du de voir que les réseaux, aujourd’hui loués,
03.06.04), cette « animation de réseau » n’est imités par des dispositifs numériques qui
pas un partage de connaissances, ni même un prétendent les forger, ont constitué un
réseau, mais une « foire » : exhibition par repoussoir majeur pour une organisation
chacun de ses résultats et de ses réalisations soucieuse de contrôle local et craignant que
les plus banales, la réunion n’a d’autre utilité l’horizontalité de ceux-ci ne constitue un
que communicationnelle : chaque préventeur contrepoids trop fort à une organisation en
l’utilise comme lieu de faire-valoir de son « pyramide inversée ». Non seulement
action et de son unité. Nul travail en commun, l’entreprise évolue dans ses modes
en réalité – ce qui correspond d’ailleurs en organisationnels, et ses représentations, mais,
partie à ce que nous observons – mais, au dans cette dynamique de changement
mieux, un partage de fichiers réutilisables, gain permanent qui l’anime souvent, elle peut en
de temps cognitif. Ce réseau est aussi un venir à vanter un dispositif social et
« marché aux documents » où l’on peut communicationnel qu’elle a auparavant
« piller », les ressources, comme sur l’intranet combattu, ou inversement.
de l’entreprise. Le réseau humain est en La notion de « réseau » permet donc à
quelque sorte un « intranet vivant ». Il offre l’organisation, dans le mot comme dans la
une visibilité transversale aux actions jonction des choses, d’articuler le métier, en
individuelles ou collectives locales. l’occurrence de conseiller local HSCT, puis de
préventeur, la communication, par l’échange
49
et la mise en circulation d’informations et de Bouillon, J.-L., Bourdin, S., Loneux, C. (2008).
connaissances, et le social, par la mise en en Approches communicationnelles des
relation de personnes au travail, dans organisations : interroger l’organisation par la
l’organisation communication, éléments de
Au-delà de la question de la mise en contextualisation. Sciences de la Société, 74, p.
circulation des connaissances et des savoirs de 3-9.
terrain (Durampart, 2004, 2009) dans une
perspective de rationalisation de l’organisation Boutet, J. (2008). La vie verbale au travail.
(Bouillon, 2004), du désenclavement de la Toulouse : Octarès.
solitude et de l’exercice individuel et isolé du
travail (Douyère, 2010 a), le réseau s’inscrit Cooren, F. (2010). Action and Agency in
dans le cadre d’un déploiement de formes Dialogue: Passion, incarnation, and ventriloquism.
organisationnelles (Christian Le Moënne) Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins.
variées en organisation. Ceci rappelle, s’il était
besoin, que des formes sociales, comme le Cooren, F., Taylor , J. R. & Van Every, E. J.,
« réseau », sont des formes eds. (2006). Communication as organizing:
communicationnelles en ce qu’elles Empirical and theoretical explorations into the
permettent la communication, qu’elles dynamic of text and conversation. Mahwah, NJ :
entendent favoriser dans le cadre d’une mise Lawrence Erlbaum Associates.
en circulation et diffusion des connaissances et Craipeau, S. (2001). L’Entreprise commutante,
savoir-faire de terrain au travail. L’humain est Travailler ensemble séparément. Paris : Lavoisier.
alors non seulement instrumentalisé mais
encore instrumenté d’une façon quasiment Douyère, D. (2011 a). Politique de la
télécommunicationnelle : il se fait le vecteur connaissance, système d’information et
d’une diffusion des savoirs, comme les transformation de la fonction HSCT chez
échanges sociaux le sont dans le cadre de la Selenis. Système d’information et management
rumeur ou des légendes urbaines, la cohésion (SIM), 16/1, p. 153-184
assurée par l’organisation et la forme réseau, (http://www.revuesim.org/sim/article/view/311
en plus. L’humain comme un instrument (une ).
définition du travail et de l’organisation !),
comme si la télécommunication faisait retour Douyère, D. (2011 b). L’information « en
sur l’humain pour l’organiser : un devenir- temps réel » sur les accidents de travail est-
réseau du concepteur des réseaux. Inversion elle possible ? Approche diachronique des
de la métaphore communicationnelle, ou dispositifs techniques de communication en
naissance et développement de ce que HSCT chez Selenis, de la télématique à
d’aucuns appellent le trans-humanisme l’intranet (1986-2005). Les Enjeux de
(Besnier, 2009) par extension et l'information et de la communication,
contamination progressive de la prothèse ? suppléments 2010 B (http://w3.u-
grenoble3.fr/les_enjeux/2010-
supplementB/Douyere/index.html).
Références bibliographiques
Besnier, J.-M. (2009). Demain les posthumains. Douyère, D. (2010 a). Communication et
Paris : Hachette. accompagnement du travail : la fonction
commutatrice du réseau métier santé et
Boltanski, L., Chiapello, È. (1999). Le Nouvel sécurité chez Selenis. Actes du XVIIe congrès de
Esprit du capitalisme. Paris : Gallimard. la Sfsic (http://tabarqa.u-
bourgogne.fr/outils/OconfS/index.php/SIC/SFSI
Bouillon, J.-L. (2004). Du partage des savoirs à C17/paper/ view/155).
l’‘‘économie cognitive’’ : quelles
rationalisations informationnelles et Douyère, D. (2010 b). Du rôle et de la portée
organisationnelles ? In J.-P. Metzger (dir.), Le de l’écrit dans l’organisation : la mise en
Partage des savoirs (p. 63-81). Paris : question des instructions de sécurité chez
L’Harmattan. « Selenis », 1985-1994. Etudes de
communication, 34, p. 143-156.
50
Douyère, D. (2009). Communication sur les Vasquez, C., Marroquin, L. (2008). A
risques et la santé au travail et réorganisation l’intersection du texte et de la conversation :
de la fonction sécurité : la communication comment jongler avec l’effet et le processus ?
comme voile ou comme cause ?. Actes du Sciences de la Société, n°74, p. 26-41.
colloque Nouvelles tendances en communication
organisationnelle, Université d’Ottawa, Grico,
2009,
(http://www.grico.uottawa.ca/fra/documents/D
ouyere_ACFAS_2009.pdf).
51
La communication des Largement aveugle aux questions du genre en
général (Coulomb-Gully, 2007), les SIC le sont
organisations « genrée » ? d’autant plus lorsqu’il s’agit de relations de genre
Le cas des réseaux au travail. Cela est d’autant plus surprenant que
le champ des études en communication des
professionnels féminins organisations pouvait paraître à priori ouvert à
une telle thématique susceptible d’offrir un
regard original sur des modes de rationalité et
Audrey De Céglie d’expression alternatifs au modèle dominant.
deceglie@hotmail.fr Pour l’heure, le terrain est plutôt investi par la
Maître de Conférences sociologie du travail et les sciences économiques.
Université Paul Sabatier Toulouse La première s’est essentiellement attachée à
Laboratoire Lerass révéler les mécanismes d’une relation d’inégalité
entre les genres dont la permanence semble
Bertrand Fauré, résister aux dénonciations régulières (voir
be_faure@yahoo.fr notamment la revue « travail genre et société »).
Maître de Conférences Les secondes se caractérisent par une production
Université Paul Sabatier Toulouse sectorielle importante mais souvent limitée à des
Laboratoire Lerass questions relatives à l’insertion professionnelle
des femmes (Laufer, 2005). La question de savoir
en quoi les relations de genre au travail sont
maintenues par et à travers des processus
communicationnels demeure un angle mort des
Résumé : recherches francophones.
Les travaux de recherche sur le genre se Ce retard dans l’étude des relations de genre
développent en France, depuis plusieurs années qu’accusent les travaux français en
dans des disciplines comme la sociologie, communication des organisations est d’autant
l'histoire, la psychologie... Paradoxalement, les plus regrettable qu’une littérature foisonnante
SIC semblent être « gender blind » (Coulomb- existe déjà à l’international. S’inspirant largement
Gully, 2007) et tout particulièrement les des « gender (ou queer) studies » (Butler, 1990,
recherches en communication des organisations. Turner, 2000) - elles-mêmes inspirées par les
Cette communication pose les fondements travaux originaux de philosophes français
théoriques sur le sujet avant les investigations de (Beauvoir, Foucault, Derrida…) -, cette
terrain qui seront menées auprès d'un réseau de littérature fournit tout d’abord de nombreuses
femmes chefs d'entreprises. pistes pour comprendre ce que les approches
communicationnelles apportent à la
compréhension des relations de genre dans les
organisations : comment sont choisis formations,
métiers, carrières, rapport à la vie domestique…
Mots-clés : (Collinson & Hearn, 1994). Mais cette littérature
Communication, organisation, genre, réseaux, propose aussi de renverser la proposition en
montrant que le genre, comme catégorie
conceptuelle, peut éclairer la nature et le rôle des
communications en général dans les organisations
(Acker, 1990, Mills & Tancred, 1992, Britton,
2000, Buzzanel, 1994). Les relations de genre
sont des structures sociales primaires dont les
lentes transformations interagissent
profondément avec ce que sont et seront les
organisations du XXIième siècle. Longtemps
dominées par un paradigme communicationnel
masculin (hiérarchie, compétition…), les
organisations sont peut-être en train d’inventer
une nouvelle « communicologie » (Ashcraft &
Mumby, 2004) plus basée sur des valeurs
féminines (réseau, consensus…).
Bien que leur développement actuel trouve son
52
origine dans un faisceau complexe de facteurs en Sciences de l'information et de la
sociaux, économiques, technologiques…, les communication (Coulomb-Gully, 2009). Selon
réseaux professionnels inter-intra et extra cet auteur, les raisons relèvent d'une
organisationnels sont sans doute un des préoccupation disciplinaire d'ordre identitaire:
phénomènes les plus révélateurs d’une telle co- « bien des griefs formulés par le monde
évolution entre relations de genre et structures académique français à l'encontre des études de
organisationnelles. L’objectif de cette genre rappellent ceux qui ont été opposés aux
recherche est d’appliquer cette « nouvelle SIC dans leur combat pour l'accès à la légitimité
communicologie féministe » à l’analyse institutionnelle [...] [et le] caractère typique de la
d’organisations françaises via un travail société française [à] l'universalisme républicain »
d’enquête auprès de réseaux de femmes (Coulomb-Gully, 2009 : 115). Bertini (2005)
dirigeantes. Outre une meilleure parlait déjà de refus des travaux portant sur le
connaissance des pratiques de genre par l'université Française.
communication de ces femmes dirigeantes, Aujourd'hui, pourtant, les travaux en SIC se sont
l’enjeu est donc aussi de mieux progressivement développés. Les travaux sur le
comprendre comment les réseaux inter et genre et les médias (Mattelart, 2003), tentent
intra organisationnels en général ainsi de comprendre la façon dont le genre « à
contribuent à façonner les réalités vocation féminine définit du sens pour les
organisationnelles. spectatrices à partir de compétences féminines
Cette communication présente une revue de traditionnelles associées à la responsabilité de
littérature des travaux français en SIC ayant traité gérer la sphère de la vie personnelles »
de la question du genre, puis des travaux français (Mattelart, 2003: 46). En effet, le bilan des revues
ayant traité du genre au travail. Elle expose parlant de genre fait état entre 2007 et 2009, de
ensuite la méthodologie pressentie pour les huit livraisons thématiques sur le sujet, de deux
investigations. en perspectives, d'un hors dossier et de plus
d'une quinzaine d'articles sur le sujet.
Plusieurs axes de recherche en SIC peuvent être
Les travaux sur le genre en SIC distingués
Les principaux travaux sur la notion de genre se - La publicité (Perret, 2003, Martin-Juchat,
sont construits selon deux approches : l'une 2004; Soulage, 2004): ces articles montrent
plutôt universaliste, axée sur une conception que les femmes sont « mise en scène [...]
culturelle du genre, « conçu comme le comme objets sexuels qui ont pour fonction
résultat d'un processus de socialisation d'éveiller le désir pulsionnel du
définissant le rôle des deux sexes » (Rieffel, 2009: consommateur et nourrir la reproduction
15); l'autre différencialiste « postulant l'existence sociale de la domination masculine » (Martin-
des différences naturelles entre les hommes et les Juchat, 2004: 62). La confusion et l'inversion
femmes » (Rieffel, 2009: 15). Aujourd'hui les des genres sont présentes dans les supports
travaux de recherches portant sur le genre publicitaires, mais les expressions et les mises
dépassent cette vision dualiste, pour s'intéresser en scène restent fortement ancrées par la
à une perception du genre d'un point de vue domination masculine. Ainsi, la publicité « au
d'une « construction sociale » (Rieffel, 2009: 15). même titre que les autres productions de la
Cette perception nouvelle s'apparente aux culture de masse représente l'une des faces
travaux menés en Angleterre et Outre Atlantique du miroir social [...] » (Soulage, 2004:52). La
sur les Cultural Studies, qui appréhendent le publicité exhibe et entretient les rôles
genre comme « une catégorie analytique au sein sociaux et domestiques attribués à chaque
de laquelle les êtres humains pensent et sexe et favorise une « stéreotypisation » des
organisent leur activité sociale non plus comme genres masculin et féminin (Soulage,
une conséquence naturelle de la différence des 2004).Comme le montrent ces travaux : « la
sexes. Sa signification n'est pas donnée une fois publicité constitue bel et bien un authentique
pour toute mais évolue en fonction des contextes programme de construction identitaire qui
politiques, sociaux et culturels » (Rieffel, 2009: s'impose avant tout comme celui de la
15-16). gestion des apparences et discours qu'il fut
Cependant, de telles approches n’existaient avant un temps on appelait tout simplement
2000 qu’en sociologie, en histoire, en psychologie idéologique » (Soulage, 2004:57). Le genre se
sociale, en philosophie, en littérature, en définit alors dans ces supports comme « un
littérature et civilisation, et en économie mais pas espace de conflictualité à l'intérieur duquel se
joue une lutte symbolique pour la
53
construction des identités des êtres sexués évidence que les discours médiatiques sur les
et de leur être social » (Soulage, 2004:57). sujets féminins renforcent les stéréotypes de
Ces travaux mettent en évidence qu'en genre et accentuent même parfois leurs
France, la relation entre publicité et genre se aspects négatifs : « contrairement aux anglo-
fonde essentiellement sur une approche saxonnes et canadiennes qui ont pu imposer
sexiste (Perret, 2003): « le traitement leur terminologie, en France, les féministes ne
différentiel des hommes et femmes, dans les sont jamais parvenues à s'auto-désigner et le
messages commerciaux est accusé de refléter mot même de féminisme reste stigmate,
et de reproduire des représentations jamais un terme positif » (Garcia & Mercader,
inégalitaires des deux sexes et de porter 2004:47). La position de la femme, même si
atteinte à la dignité de la femme » (Perret, elle a évolué socialement depuis quelques
2003: 149). On constate également que années, reste dans les supports médiatiques
contrairement aux études anglaises, « cantonnée au rôle traditionnel de mère et
l'université Française portent peu d'intérêt d'épouse » (Détrez, 2004: 29). Cette
aux phénomènes de consommation et de confrontation entre l'écrit médiatique et le
communication portés par la publicité. De réel suscite des interrogations et des débats
plus, elles élaborent une nette séparation sur la redéfinition des rôles de chaque sexe
entre les travaux portant sur le genre inspirés et sur leurs rapports au quotidien (Détrez,
des ouvrages féministes et ceux des 2004). En sociologie du journalisme (Debras,
disciplines classiques en Sciences humaines et 2003) on constate que les gender-blind
sociales (Perret, 2003). Quatre principaux demeurent insensibles aux effets sociaux des
points divergent (Perret, 2003): l'approche différences de sexes (Neveu, 2000). Ces
Française est plus influencée qu'aux Etats- études mettent en évidence que les
Unis par le postructuralisme et le rédactions journalistiques médiatisent des
postmodernisme, les enquêtes universitaires évènements où les femmes sont absentes
sur le sujet sont quasi-inexistantes, les gender (Debras, 2003) et que certains domaines
studies s'intéressent au capitalisme de la comme le sport et la politique traitent
féminité comme une construction l'information différemment en fonction du
idéologique alors qu'en France, une vision genre. De plus, les linguistes ont mis en
« universaliste » des genres prédomine. évidence que les femmes et les hommes ne
Plusieurs vagues se sont alors succédées s'inscrivent pas dans les mêmes traditions
concernant les recherches sur le genre et la d'expression et de communication (Perret,
publicité : les recherches critiques (années 2003). « Pour les hommes communiquer
70) considérant la publicité comme véhiculant c'est à la fois se placer par rapport à une
le modèle du genre comme sexiste (Lavoisier, hiérarchie et se protéger des attaques, à
1978), les recherches herméneutiques garder son indépendance et sa supériorité,
(années 80) qui vont lire le phénomène sur l'adversaire dans un travail vertical où
comme un élément porteur de significations chacun lutte pour son statut. Pour les
(Berthelos, 1990) et de micro femmes, communiquer c'est tisser un réseau
comportements sociaux (Goffman, 1977) et de connections, réussir à obtenir un
les approches actuelles (années 90-2000) consensus positif sur elles-mêmes, éviter
tentant de développer une approche plus l'exclusion, se placer dans un travail de
égalitariste des rapports sociaux de sexe dans pairs » (Perret, 2003: 195).
la publicité. En conclusion ces travaux - Les technologies de la communication ont
montrent « que l'expression de la publicité également fait émerger quelques travaux
des évolutions socioculturelles a lieu (Joüet, 2003; Gardey, 2003). Ces derniers ont
généralement avec un certain retard sur les mis en évidence une double approche: celle
évolutions sociales réelles et privilégie les qui montre une relation entre les TIC et le
comportements et les attitudes de catégories genre comme construit social et celle qui
sociales favorisées qui restent minoritaires favorise une évolution de ces relations vers
dans l'espace social » (Defrance, 1986; une dynamique de l'évolution technique et
Soulage, 1994; Louveau, 1996). sociale (Jouët, 2003). Les deux médias étudiés
- La presse, les magazines et les textes ont été principalement le téléphone (Réseau
d'auteurs s'attachent également aux études n°82-83 et 103) et l'informatique (Gardey,
sur le genre (Charrie-Vozel & Damian- 2003). Ces travaux révèlent un usage genré
Gaillard, 2004; Garcia & Mercader, 2004; des TIC et une proportion différentes des
Détrez, 2004, etc.) : Ces travaux mettent en femmes et des hommes dans les disciplines
54
axées sur les TIC. Ainsi, « l'acculturation Les travaux de Laufer portent sur l'étude des
différenciée à la technologie conduirait les stratégies de plusieurs femmes dans des postes à
femmes à s'investir beaucoup moins que les fort potentiel au sein de quatre grandes
hommes dans des démarches d'apprentissage entreprises. Ces travaux montrent comment ces
cognitif et de maîtrise de l'ordinateur » femmes essaient de féminiser les postes à travers
(Joüet, 2003: 62). « Les TIC sont en effet des jeux complexes d’interactions entre elles et
[perçues comme]des objets symboliques avec leurs homologues masculins. Toutefois, cet
supports d'interactions entre les deux sexes. auteur ne s'intéresse que succintement aux
Elles contribuent à l'évolution des relations stratégies de réseau qu’adoptent ces femmes
conjugales et à la dynamique de la pour affirmer leur position et se faire reconnaitre
construction du genre » (Joüet, 2003: 73). dans ces postes à forts potentiels.
C'est à partir des années 1990-2000, que les
organisations prennent conscience d'un
Le Genre au travail nécessaire changement dans leur vision réelle de
“Sauf exception, les femmes d'une part sont leur structuration et de leur mode de
inaptes à exercer une fonction d'autorité, fonctionnement. La communication est alors
d'autres part nuisent au prestige du corps envisagée comme un élément incontournable de
judiciaire”1. Si ces termes de 1955 sont la réussite du changement (Giordano, 1998;
aujourd’hui en contraction avec le discours Strebel, 1996). La communication devient, ainsi,
officiel sur l'égalité des sexes, ils correspondent un élément structurant de l'organisation, « nous
néanmoins à une réalité toujours vivace dans les permettant de penser les organisations comme
organisations où “les femmes continuent d'être des processus dynamiques soutenus par les
de plus en plus rares à mesure que l'on s'élève interactions de leurs membres » (Putnam &
dans la hiérarchie” (Laufer, 2005:31)2. Pacanowski, 1983; Taylor & Van Every, 2000).
De nombreuses études (Fouquet, 2005; Laufer & L'organisation est alors envisagée comme un
Fouquet, 1997; Le Pors, Milewski, 2001; Boigeol, construit social, où les individus construisent un
1996; Paoletti, 2005...) ont en effet montré que mode de fonctionnement, grâce aux
“la situation des femmes dans les organisations communications qu'ils élaborent. Ces
est affectée conjointement par les différences de communications ne sont pas neutres, mais
sexe (le genre), l'organisation et le système social influencées d'une part par leur statut dans
et institutionnel” (Laufer, 2005:32). Selon ces l'organisation, d'autre part par leurs
auteurs, l'organisation n'est pas un lieu assexué, représentations genrées. Notre objectif est de
mais au contraire un espace social où les rôles et savoir si les réseaux genrés inter ou intra
statuts des représentants des deux sexes se organisationnels ont une influence sur la
construisent à travers des processus structuration des stratégies communicationnelles
informationnels et communicationels. Il existerait au sein des organisations.
un “plafond de verre” (“ensemble des obstacles Notre réflexion de départ s'axait sur les réseaux
visibles et invisibles qui séparent les femmes du féminins, mais l'étude approfondie des recherches
sommet des hiérarchies professionnelles et sur le genre, mettent en évidence l'importance de
organisationnelles” (Laufer, 2005:31)) lié au fait s'intéresser aux deux sexes pour comprendre les
que le management impose aux femmes "le constructions sociales mises en place. Analyser
développement de traits de personnalité, de uniquement les femmes serait réducteur, car
compétences, de comportement n'apparaissant comme le dit Coulomb-Gully (2009): « l'emploi
pas en accord avec les exigences de postes de du mot genre marque [...] un véritable
management” (Laufer, 2005:34). De ce fait, changement de paradigme : en effet, il ne s'agit
l'ascension professionnelle des femmes dans des plus d'étudier les femmes comme une entité
milieux masculins implique des stratégies et des spécifique, sorte de peuplades séparées du reste
processus de communication spécifiques: une de la société, mais de prendre en compte la
véritable « communicologie féministe » pour complexité des interactions existantes entre ses
reprendre l’expression d’Ashcraft et Mumby diverses composantes et donc d'inclure les
(2004). hommes. On [...] parle alors de « rapports
sociaux de sexe », l'explication de la construction
sociale ne laissant aucun doute sur la
1 Rapport du substitut général de la cours d'appel de « naturalité » de ces rapports où la part du
Paris, 17 novembre 1955.
biologique est restreinte. Le terme genre
2 7% dans parmi les cadres dirigeants des entreprises, 12 %
dans les emplois supérieur de la fonction publique (Laufer, recouvre quant à lui les même présupposés
2005), 30 % dans les partis politiques (Paoletti, 2005). scientifiques, avec l'avantage de la brièveté et de
55
la proximité des Gender anglo-saxon » Pour cela nous effectuerons une étude en trois
(Coulomb-Gully, 2009: 147). Ainsi s'intéresser temps:
uniquement aux réseaux de femmes chefs
d'entreprises, serait faire d'elles un enjeu ·Des entretiens tests : pour tenter de
spécifique déconnecté de la réalité sociale. comprendre leurs attentes respectives et
L'approche par le genre permet de mettre en mieux cerner le sujet de recherche afin
lumière le poids de la différence des sexes et des que les résultats puissent être
relations sexuées dans le système organisationnel exploitables par les deux parties. Nous
(Rieffel, 2003). Pour Jouët « La sphère de réaliserons quelques entretiens (< 10) en
communications des filles s'articule autour de face à face, au sein du réseau de femmes.
pratiques où se lit le terme lien » (Jouët & ·Une observation en situation pour percevoir
Pasquier, 1999). sur le terrain leurs interactions et leurs
Au niveau du travail, Gardey (1999) annonce que communications avec les membres de
les sociologues et les historiens du travail ont leur équipe. Cette observation sera
montré combien la reconnaissance symbolique, réalisée sur une période d’environ une
économique et sociale du travail varie suivant le semaine dans les diverses organisations,
sexe des personnes qui l'occupent. De plus, on afin de voir comment ces femmes
constate de nos jours, (Joüet, 2003) que les communiquent et interagissent en
réseaux de femmes sur Internet se développent situation.
et comprennent des groupes différents (radicales, ·Des entretiens semi-directifs (20) individuels
classiques) dans des domaines divers et variés. et en groupe pour cerner leur mode de
Internet permet à ces dernières d'être en lien management et leur stratégie de
entre elles et de s'inscrire dans des réseaux de communication au sein de leur
communications spécifiques (Gardey, 1999). organisation.
« Ces échanges et formes de coopérations entre
femmes (networking) sont perçus par plusieurs Références bibliographiques
auteurs comme l'usage le plus signifiant pour la
Acker Joan, (1990), Hierarchies, Jobs, Bodies: A
défense du genre féminin » (Spender, 1996).
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Reworking Gender: A Feminist Communicology
de recherche
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Notre objectif est de mener une enquête auprès Berthelos, J-M. (1990). L'intelligence du social.
d’une association de femmes chefs d'entreprises Paris: PUF.
afin d’analyser:
·Comment ces femmes mettent en place leur Boigeol, A. (1996). Les femmes et les cours. La
stratégie de communication au sein de leurs difficulté mise en oeuvre de l'égalité des sexes
organisations ? dans l'accés à la magistrature, Génése, 22, p.107-
·Si ces stratégies sont identiques ou divergentes 129.
de celles mises en place par des hommes ?
·Comment ces femmes mettent en place leur Britton Dana M. (2000). The Epistemology of the
mode de fonctionnement en groupe et leurs Gendered Organization. Gender & Society
stratégies professionnelles et individuelles au 14(3):418-434.
sein de leurs organisations ?
Butler, J. (1990), Gender Trouble: Feminism and
·Comment s'élaborent ces réseaux, quelles sont
the Subversion of Identity. Thinking Gender. New
les interactions et les médiations qui s’y
York & London: Routledge.
nouent et comment ces dernières deviennent
des ressources pour les stratégies de Buzzanell, P.M. (1994), Gaining a voice: feminist
communication des femmes au sein des organizational communication theorizing.
organisations ? Management Communication Quarterly, 7,4,
·Comment le réseau de femmes chefs 339–83.
d'entreprises influence ou non ces stratégies
et finalement contribue à façonner de Collinson, D. and Hearn, J. (1994), Naming men
nouvelles réalités organisationnelles ? as men: implications for work, organization
56
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57
Apports et limites de la Introduction
Dans le domaine des recherches sur les
méthode dite de la communications des
systémique qualitative dans organisations/organisationnelles (D’Almeida et
les recherches sur les Andonova, 2006), les paradigmes
épistémologiques sont aujourd’hui nombreux
communications oscillants schématiquement entre
organisationnelles fonctionnalisme et interprétativisme (Bouzon,
2010). En sciences de l’information et/ou de la
communication, nombreux sont les chercheurs
de par le monde à explorer les potentialités
Szafrajzen Barbara
des modèles issus des paradigmes
Docteure en Sciences de l’information et de la
interprétativistes et/ou constructivistes,
communication
alternatifs aux modèles positivistes. Parmi
Université de Montpellier III - Paul Valéry,
ceux-ci, Alex Mucchielli a proposé à la fin des
LERASS (EA 827) - Equipe Organicom
années 1990 une méthode d’analyse dite de la
systémique qualitative (Mucchielli, 2004).
Morillon Laurent Inspirée des préceptes de l’école de Palo Alto,
Maître de conférences elle vise l’interprétation du fonctionnement
Université de Toulouse - UPS des ensembles humains en tentant d’expliciter
LERASS (EA 827) – Equipe Organicom les significations des échanges entre les
acteurs1. Après un cadrage propre à un
problème donné, elle met à jour un « système
formel » d’échanges rituels puis cherche à en
comprendre la logique partagée.
Résumé :
Cette communication se propose d’identifier Quels sont les usages, les apports et les limites
quelques uns des apports et limites de la de cette méthode d’analyse dans les
méthode d’analyse dite de la systémique recherches sur les communications
qualitative proposée par Alex Mucchielli à la fin organisationnelles ? Nous nous proposons de
des années 1990. Elle s’appuie sur une récente réfléchir à cette question par l’entremise d’une
recherche de doctorat qui a pour projet de récente recherche de doctorat menée en
comparer des dispositifs d’enseignement sciences de l’information et de la
et de comprendre l’influence de l’usage communication (SIC). Celle-ci a pour projet
d’un outil technologique. Elle envisage les l’étude communicationnelle de deux dispositifs
usages de cette méthode dans les recherches de formation (l’un en présentiel, l’autre à
sur les communications organisationnelles. distance). La méthode de l’analyse systémique
a été mise en œuvre pour comparer les
dispositifs et tenter de comprendre l’influence
de l’usage d'un outil technologique. Cette
présentation de certains des résultats d’une
Mots-clés : recherche à visée exploratoire, ne prétend pas
Méthode, systémique, qualitatif, à l’exhaustivité. Elle tente plus modestement
communication, organisation. de témoigner d’une expérience récente et
d’enrichir la réflexion méthodologique pour le
champ de la communication des organisations.
58
questionnerons les tensions susceptibles doit être analysé en corrélation avec
d’exister dans sa mise en œuvre. Nous un ensemble d'autres phénomènes ;
introduirons notamment la thèse de doctorat - le principe de cadrage qui incite à
menée. Enfin, dans une troisième et dernière considérer l’environnement de tout
partie, nous exposerons les limites phénomène ;
rencontrées et discuterons l’un des points - le principe du primat du contexte
d’intérêt de l’usage d’une telle méthode dans systémique : un phénomène n'existe et
les recherches sur les communications n'a de sens qu'en corrélation avec le
organisationnelles. contexte donné et créé par le système
lui-même ;
- le principe de causalité circulaire : une
I – Ancrage conceptuel et chaîne de cause à effet agissant par
rétroaction renforce ou inhibe le
principes théoriques de la
mécanisme ;
méthode - le principe homéostatique : un
En combinant des techniques système de phénomène développe
classiques (entretien et observation, analyse de une force interne qui le maintient ;
contenu thématique et représentation - le principe de l'émergence des
graphique), la méthode d’analyse dite de la paradoxes : « dans un système, chaque
systémique qualitative relationnelle a pour phénomène est à la fois autonome et
projet de connaître, comprendre et analyser le contraint, organisé et organisateur,
sens donné par des acteurs en situation. Cette informant et informé » (Mucchielli,
méthode se positionne dans la lignée de la 2004).
systémique des échanges de Palo Alto
(Mucchielli, 2004). Elle l’enrichit2 en mettant en Applicable et transposable à diverses
évidence et en modélisant les échanges situations de communication, cette méthode,
signifiants entre les différents acteurs en un moment qualifiée de théorie (Mucchielli,
présence, sans hypothèses a priori. Les 2004), est scientifique, constructiviste et
modélisations graphiques rendent compte de qualitative (Mucchielli, 2004) : scientifique car
la compréhension des formes et des c'est un chercheur, extérieur au système des
significations des échanges au sein des échanges, qui, en adoptant une attitude
systèmes étudiés. Chacune des modélisations empathique et distante, va tenter d'analyser le
correspond à un niveau, soit à une étape de système jusqu'alors plus ou moins inconnu
l'étude. Elles sont ensuite complétées par un pour lui. Constructiviste (au sens de
commentaire analytique reprenant les Mucchielli, 2006) dans la mesure où elle met
causalités circulaires, la logique du système en évidence la construction du sens
(règles implicites et latentes dirigeant les émergeant en situation3. Qualitative car elle
acteurs) et les « règles du jeu » des acteurs en s'attache à faire émerger les significations d'un
présence, soit les scénarii répétitifs système d'échanges.
(Mucchielli, 2007). Il s’agit de mettre en
évidence le système englobant, c’est à dire Si la capacité de cette méthode à rendre
l'environnement pour un cadrage compte de la complexité d’une situation est
préalablement défini, puis de comprendre les indéniable, son unicité et ses modalités de
avantages existentiels ainsi que les bénéfices
secondaires que les acteurs tirent de leurs
échanges. 3 « Par contre, la théorie systémique des communications est
une théorie constructiviste du sens des communications
Dans la lignée de l'approche compréhensive, la (et du reste des phénomènes communicationnels). En
effet, elle postule que le sens d'un phénomène
systémique qualitative ajoute six principes de communicationnel n'est pas une donnée de départ, mais
lecture et d’interprétation de tout phénomène qu'il émerge de la mise en relation de cette
de communication : communication avec le contexte des autres
- le principe systémique : un phénomène communications ayant constitué un système (référence
au principe théorique : "Une communication ne prend
son sens que dans le contexte du système des
2 Les chercheurs de Palo Alto n'ont pas modélisé les communications dans lequel elle existe") »
schémas relationnels. (Mucchielli, 2006).
59
mise en œuvre sont susceptibles de susciter formation dans les parcours d'apprentissage.
de nombreux questionnements. Quels sont les
apports et les limites de la méthode d’analyse Une position épistémologique issue d'une
de la systémique qualitative ? Quel est son « convention constructiviste » (Le Moigne,
intérêt dans les recherches sur les 2003) est adoptée. Considérant que le sens se
communications organisationnelles ? Quelles construit en situation et en interaction avec le
sont les capacités interprétatives que le dispositif d'apprentissage (entités humaines,
chercheur doit mobiliser notamment dans la matérielles et/ou idéelles), nous avons opté
phase d’analyse puis de généralisation ? Dans pour une approche compréhensive à visée
le champs de la communication des exploratoire. La méthode d’analyse de la
organisations - où les objets d’études induisent systémique qualitative a été mobilisée pour
des liens entre chercheurs et professionnels comprendre et comparer les points de vue
parfois étroits - ces questions méritent des acteurs en situation d'apprentissage
d’autant plus d’attention que la méthode notamment sur ce qu’ils disent de leur vécu.
proposée est susceptible de permettre le Les modélisations induites sont en effet
dépassement des modèles positivistes susceptibles de mettre en évidence les
largement adoptés dans les organisations. Pour fonctionnements pédagogiques et
y réfléchir, nous nous appuierons sur les communicationnels des deux dispositifs. Le
résultats d’une recherche menée lors d’une recueil des propos des apprenants a été réalisé
thèse de doctorat récemment soutenue. par entretiens non directif centré et directif
actif ainsi que par observations simple et
participante. Cette articulation a permis d’une
II – Une thèse en SIC mettant part de recueillir les points de vue et les
interactions ; d’autre part de confronter les
en œuvre la méthode dite de la propos et les comportements. Afin de faire
systémique qualitative émerger le sens, une analyse de contenu
Initialement encadré par Alex Mucchielli, l’un qualitative par catégorisation est adoptée.
des auteurs de cette communication a mené Pour recueillir des données nouvelles et/ou
une thèse de doctorat en sciences de plus précises, de constants allers-retours entre
l’information et de la communication à les données empiriques et leur analyse sont
l’Université Paul Valéry, Montpellier III réalisés. Les phases de compréhension, mise
(Szafrajzen, 2010). Ce travail a pour projet de en relation, contextualisation et interprétation
comparer, par l’entremise d’une étude sont dès lors liées. La lecture
communicationnelle, deux dispositifs de communicationnelle des deux dispositifs
formation SIC (l’un en présentiel, l’autre à s’effectue à travers différentes modélisations
distance) au sein d’un même département graphiques (cf. figure 1).
universitaire. Il s’agissait de déterminer plus
précisément en quoi l’intégration d'un outil La montée en généralité est inhérente à un
technologique dans un dispositif travail d’induction (donc d’interprétation),
d'apprentissage est susceptible de modifier à la réalisé au regard de la compréhension
fois la vision de cet apprentissage mais aussi générale que le chercheur a du dispositif
les expériences signifiantes. Pour ce faire, nous d’apprentissage (soit l’ensemble des formes et
avons cherché à connaître les profils des significations d’échanges mises en exergue).
apprenants, à comprendre leurs évolutions
dans chacun de ces deux dispositifs. Avec qui
sont-ils en interaction ? Quels types de
relations entretiennent-ils ? Quelles difficultés
rencontrent-ils ? Quelles sont leurs pratiques
d'apprentissages ? Quelles sont les
composantes de leur dispositif
d'apprentissage ? Quels sont leurs « définitions
de la situation » (Mucchielli, 2004) ? Quel est la
co-construction de leur réalité collective ?
Nous avons également tenté d’observer les
incidences des spécificités de ces dispositifs de
60
Figure 1 : Exemple de modélisation des significations d’échanges, le système cadré sur le dispositif d’apprentissage à distance
Tutorats
Enseignements Plateforme
téléphoniques Système évaluation
Regroupements
Stage Rendez-vous causerie
mensuels Critique
Injonction Entreprise
Valorisation autonomie Injonction implicite d’accueil
Peur du de la réussite
jugement
Besoin de reconnaissance
Pression implicite
de la réussite Étudiants
Étudiants
Contrat Type 2
Type 1 Famille
pédagogique
Attentes formation
de qualité Peur du
jugement
Recréer une
communauté d’apprentissage
Tuteurs Enseignants
Administrateur web
Retrouver des repères
Si les apports généraux de la méthode sont pas de percevoir certaines finesses induites
clairs, quelles ont été les limites rencontrées par le changement d'un détail au sein du
lors de la recherche doctorale ainsi que les système.
potentialités dans les recherches sur les - si le cadrage de recherche est trop large (et
communications organisationnelles ? donc le nombre d’acteurs et d’interactions
trop nombreuses), la lisibilité des schémas
systémiques devient peu évidente. De plus, les
III – Limites et usages dans les possibilités d’actions suite aux modélisations
sont limitées ;
recherches sur les - la méthode ne permet pas d’identifier un
communications « modèle canonique» de référence susceptible
organisationnelles d’être retrouvé par les analyses. Le
Plusieurs limites sont apparues lors de la mise « système » mis à jour est spécifique à la
en œuvre de cette méthode dans le cadre de situation d’échanges. L’analyse ne permet que
la thèse menée. La présente réflexion ne de mettre en évidence certaines de ces
prétend cependant pas à l’exhaustivité ; elle n’a significations et certains de ces sens.
pas non plus pour objet de remettre en cause
la validité scientifique de la méthode. Elle L’adoption d’une telle méthode pour l’étude
cherche plus modestement à en identifier les des communications organisationnelles
voies d’amélioration notamment dans l’optique présente différents intérêts. Les arguments
d’un usage dans les recherches sur les pour les usages scientifiques et professionnels
communications organisationnelles. Parmi les ont déjà été abordés dans plusieurs ouvrages
limites de la méthode, nous avons choisi d’en (dont Mucchielli, 2006), communications,
évoquer succinctement cinq : articles, sites internet4 et manuels (par
- comme avec la plupart des démarches exemple Mucchielli, 2010). Afin de dépasser le
qualitatives, la question de l’objectivation fait simple exercice de synthèse, nous nous
débat : dans la phase de recueil, l’attention et proposons dans le cadre de la présente
l’attitude du chercheur (à la fois distante et communication de discuter un apport
proche du terrain ainsi que des acteurs) potentiel. En communication des organisations,
influent sur les données recueillies ; dans la le champ et les objets d’études induisent des
phase d’analyse, les interprétations lui sont liens entre chercheurs et praticiens qui
également propres. Par exemple lors de peuvent s’avérer étroits. De plus, dans le
l’élaboration du système le chercheur fait un contexte politique et économique actuel, les
tri de façon à n’y insérer que les éléments lui incitations et occasions de rencontres,
semblant avoir de l’importance. Une validation d’échanges, parfois de confrontations entre les
externe peut cependant atténuer ce acteurs de ces champs différents se multiplient.
phénomène ; Or, une analyse des positionnements respectifs
- le système étant non déterminé initialement, (Morillon, 2007) semble faire émerger
le chercheur doit le construire en ayant au certaines différences, par exemple en matière
préalable choisi un cadrage suffisamment large d’épistémologie, susceptibles de rendre les
pour que soient insérés l'ensemble des interactions voire les collaborations
phénomènes et acteurs nécessaires à la problématiques. En effet, les chercheurs qui
compréhension de son fonctionnement. Ce s’intéressent au champ de la communication
choix quant à la délimitation du cadrage des organisations explorent depuis une
détermine l'ensemble du corpus et induit en quinzaine d’années les potentialités des
partie les résultats analytiques obtenus ; modèles issus des paradigmes
- la méthode ne fonctionne que sur des interprétativistes et constructivistes. Ainsi, les
systèmes présentant des redondances et, faute travaux de recherche se référant aux théories
de n’intégrer le principe dialogique, s’avère peu et méthodes de l’Organizational
applicable aux systèmes instables ou trop Communication (Putnam, Nicotera, 2009) se
complexes. Par ailleurs, la procédure de développent. Au sein des organisations, les
catégorisation des échanges (ses formes et/ou professionnels de la communication
ses significations) peut être considérée comme
réductrice, voire caricaturale. Elle ne permet 4 http://www.systemiquequalitative.com/ - dernière
consultation le 4 février 2011
62
(responsable et chargés de communication, doctorat soutenue fin 2010, possède des
attachés de presse, consultants…), dans le visées à la fois heuristique et pragmatique,
cadre de leurs missions, sont en quête dans la mesure où il s'agit d'une aide pour la
d’instruments et de modèles opérationnels, recherche mais aussi pour la pratique. Ainsi,
utiles et efficaces, susceptibles notamment de dans le cadre de contrats signés avec des
prédire les comportements. L’approche organisations, certains chercheurs réalisent
fonctionnaliste et plus particulièrement le des audits et contribuent à résoudre des
modèle marketing - issu des sciences de problèmes de communication. Cette méthode
gestion et conçu pour l’action - sont est donc susceptible de s’intégrer dans des
prégnants. Pourtant certains praticiens, recherches-actions qui privilégient une mise en
confrontés à la diversité des acteurs, au situation de la recherche, tant dans son
dynamisme des contextes ainsi qu’à la relative déploiement que dans l’utilisation de ses
efficacité des modèles prédictifs s’ouvrent à résultats (Lewin, 1943).
d’autres approches. En cela, la méthode de la
systémique qualitative, tout en répondant à
des critères de scientificité, est susceptible de Références bibliographiques
satisfaire certaines des attentes des Almeida, (d'), N., Andonova, Y. (2006), La
professionnels. Elle peut par exemple s'avérer communication des organisations, in
utile dans le cadre de la réalisation d'un audit : Olivesi, S. (sous la dir.) Sciences de
en prenant en compte la globalité d’un l'information et de la communication. Objets,
système, elle est susceptible d’éviter une vision savoirs, discipline, PUG, pp.129-143.
étroite des phénomènes observés. Analysant
les interrelations entre acteurs, elle peut Bouzon, A. (2010). Las investigaciones en
même permettre dans un second temps, en comunicación de las organizaciones.
levant des leviers internes, de faire évoluer les Orígenes y fundamentos, Second congrès
situations (organiser la construction sociale International de la Asociación Española de
devenant un processus de communication). Du Investigadores de la Comunicación (AE-IC),
point de vue de la recherche, la méthode Comunicación y desarrollo en la era digital,
s’intègre dans une appréhension Faculté des sciences de la communication
constructiviste très actuelle de l’organisation de l’Université de Málaga, Espagne,
considérée comme un ensemble complexe et cederom.
semi autonome de relations qui prennent leur
origine dans les interactions Cooren, F. (2000). The Organizing Property of
humaines (Bouzon, 2010). La méthode permet Communication. Amsterdam / Philadelphia:
la perception et la représentation de John Benjamins
significations partagées par des actions et des
événements communs. Elle peut également Le Moigne, J.-L. (2003). Le constructivisme.
selon nous, de manière méta, venir enrichir les Modéliser pour comprendre. Tome 3. Paris :
approches dites constitutives de la L’Harmattan.
communication organisationnelle (Putnam,
Nicotera, 2009 ; Taylor, Van Every, 2000 ; Lewin K. (1943) « Forces Behind Food Habits
Cooren, 2000). and Methods of Change », Bulletin of
National Resources Council, n°108, p.35-65
63
Morillon, L ., (2007) « Nomadisme du modèle
marketing, quelle appropriation dans les
recherches actions en communication
organisationnelle ? », Communication et
Organisation, n°31, p.215-227
64
Retrouver l’organisation dans Introduction
Nous souhaitons souligner dans le cadre de cet
la communication article la nécessité de poser la question de
organisationnelle. l'organisation dans les recherches en
communication organisationnelles, dans une
Les « approches constitutives » triple perspective épistémologique, théorique
en France et en Amérique du et méthodologique. Malgré son caractère
Nord : questionnements central, « l'organisation » constitue
paradoxalement une notion peu interrogée dans
théoriques et méthodologiques. les travaux inscrits dans le champ de la
« communication organisationnelle ». L'usage
du qualificatif « organisationnel » entretient
Jean Luc BOUILLON d'ailleurs ce flottement épistémologique, dans
Jean-luc.bouillon@uvsq.fr la mesure où il peut aussi bien signifier que
Maître de conférences l'on s'intéresse à la communication de
LAREQUOI EA 2452 l'organisation, ou que l'on questionne les
Université de Versailles Saint-Quentin en formes de communication qui se déroulent en
Yvelines son sein – la communication dans
Institut des sciences de la communication du l’organisation - par exemple dans le cadre des
CNRS (ISCC), activités de travail. En définitive, l'articulation
entre « communication » et « organisation », la
Consuelo VASQUEZ nature de l'organisation considérée, ne sont pas
Vasquez.consuelo@uqam.ca véritablement abordées. Le plus souvent, elle
Professeure est appréhendée dans une perspective
Département de communication sociale et positiviste comme une entité institutionnalisée
publique dont l'existence va de soi et au sein de laquelle
Université du Québec à Montréal sont observés différents types de phénomènes
communicationnels, qui peuvent prendre par
Résumé : exemple la forme d'interactions entre les
Malgré son caractère central, membres ou de récits produits en son nom
« l'organisation » constitue paradoxalement (Smith, 1993 ; Delcambre & Taylor 2010).
une notion peu interrogée dans les travaux Nous reviendrons en premier lieu sur la
nécessité impérative de poser de manière
inscrits dans le champ de la
générale la question de l'organisation malgré
« communication organisationnelle ». l'ampleur de la tâche, dans la mesure où ce
Nous reviendrons en premier lieu sur la questionnement nous apparaît crucial pour
nécessité impérative de poser de manière affirmer les apports potentiels des travaux en
générale la question de l'organisation, dans communication organisationnelle par rapport
la mesure où ce questionnement nous aux nombreuses autres recherches qui étudient
apparaît crucial pour affirmer les apports des objets comparables en sciences humaines
potentiels des travaux en communication et sociales, qu'il s'agisse par exemple des
organisationnelle. En second lieu, nous sciences de gestion ou de différentes branches
présenterons de manière synthétique les de la sociologie. En second lieu, nous
principales conceptions chercherons à faire le point sur les principales
conceptions communicationnelles de
communicationnelles de l'organisation qui
l'organisation qui analysent cette dernière
analysent cette dernière comme étant comme étant socialement construite au travers
socialement construite au travers de de processus communicationnels.
processus communicationnels.
Mots-clés :
Approches constitutives de la communication
organisationnelle, Théorie des organisations,
Communication organisante, Matérialité,
Construction du social
65
I – De la nécessité d'interroger Impensé organisationnel ou impensé
communicationnel...
communicationnellement Les théories traditionnelles de l'organisation,
l'organisation qu'il s'agisse de la perspective taylorienne, de
l'approche en termes de relations humaines, ou
L'organisation, un gros mot ? des prolongements respectifs de ces théories
Prendre comme objet d'étude l'organisation jusqu'à l'époque contemporaine (le
dans une perspective communicationnelle peut management par la qualité, les « processus
apparaître comme une tâche aussi démesurée métier », le reengeenering pour les premières,
et dénuée de sens que celle à laquelle serait le management participatif, la motivation au
confronté le sociologue qui envisagerait travail pour les secondes...) tendent en effet à
d'étudier « la société », l'économiste qui réifier l'organisation et à en modéliser le
analyserait « le marché », le cosmologue qui fonctionnement dans une perspective
prendrait pour objet « l'univers » ou le instrumentale. En agissant sur les bons
biologiste qui s'intéresserait à « la vie ». paramètres, l'optimisation de la circulation de
Certes, la notion d'organisation est mouvante, l'information d'une part ou la qualité des
floue et difficile à appréhender du fait de sa relations interpersonnelles et la reconnaissance
polysémie et de la diversité des objets auxquels symbolique des individus d'autre part, on
elle fait référence : ces derniers peuvent obtient un résultat mesurable en termes de
renvoyer à de très nombreuses structures performance. L'organisation constitue dans ce
présentes dans la sociétés, ainsi que les cadre un objet considéré comme allant de soi,
modalités selon lesquelles elles sont agencées désignant l'environnement qui est le lieu où se
et gouvernées. Cependant, il nous semble déroulent des actions et des interactions, où
intéressant et nécessaire de reposer cette sont prises des décisions, mais qu'il n'est pas
question dans son ensemble, malgré l'étendue nécessaire d'interroger en tant que tel. Mais les
des champs qu'elle recouvre. approches non déterministes, davantage
tournées vers la compréhension de
Nous revendiquons ici l'intérêt et la nécessité phénomènes sociaux relevant différents
de développer une réflexion positionnée à un champs de la sociologie et de la socio-
haut niveau de généralité, avec pour objectif de économie tendent à considérer l'organisation
proposer au débat scientifique un cadrage comme un objet préexistant dont l'origine, la
théorique et méthodologique, évidemment nature, l'ontologie ne sont pas véritablement
destiné à faire l'objet de discussions et de mise questionnées, comme cela apparaît dans
à l'épreuve. D'une part, au moment où le l'analyse stratégique (Crozier, Friedberg,
développement des recherches sur projets et 1977).
les modalités de la production scientifique De manière parallèle, les courants de pensée
conduisent à s'intéresser à des terrains précis, à qui abordent de manière centrale question de la
des objets ponctuels et souvent à des questions constitution du social et des organisations qui
très appliquées, il nous apparaît indispensable le composent ne pensent pas véritablement la
de prendre le temps de revenir à un niveau plus question communicationnelle (Bouillon, 2008),
global et distancié, permettant d'articuler et tout en sous-entendant son importance. C'est le
d'intégrer les résultats de recherches cas des prolongements de la sociologie de la
antérieures. Une telle démarche constitue une traduction en termes de « sociologie des
étape dans la construction d'un cadre d'analyse associations », qui étudie comment le
susceptible d'être utilisé dans le cadre de « social » naît de multiples interactions qui se
travaux plus appliqués et à plus court terme. stabilisent temporairement dans des
D'autre part, cette ambition reflète la volonté « associations », dont on peut considérer que
de mettre en évidence les apports spécifiques les organisations font partie. Différentes
potentiels des travaux réalisés dans le champ formes communicationnelles sont
de la communication organisationnelle au omniprésentes (des paroles, des textes, des
regard des théories traditionnelles de récits, qui d'ailleurs participent des « acteurs
l'organisation. non humains » venant stabiliser et guider
l'action humaine) mais ne sont pas étudiées en
tant que telles. De même, dans la sociologie de
la justification (Boltanski, Thévenot 1991), les
66
différentes formes d'entente, de compromis, définie comme un champ d’étude (dans le cas
d'oppositions, de disputes, qui caractérisent la français) ou une discipline (dans le cas nord-
confrontation des mondes, des cités qui les américain), est récente. Son origine remonte au
fondent, sont de nature communicationnelle et début du XXème siècle, période marquée par
structurent les processus de recadrage des changements majeurs sur les plans
argumentaires en présence. Même les politiques, économiques, sociaux et culturels.
approches théoriques plus directement centrées Ce contexte particulièrement effervescent
sur la construction sociale des organisations, s’avéra propice pour le développement de
comme la théorie de la régulation sociale (de questionnements sur les organisations, rendus
Terssac, 2003) n'explicitent pas les dimensions compte par des approches
communicationnelles des processus de communicationnelles. Quant aux approches
régulation ou du travail de production constitutives, que ce soit en France ou en
d'organisation. Amérique du Nord, leurs origines remontent
De manière volontairement un peu réductrice, aux années quatre-vingt, même si la notion de
on peut considérer que la prise en compte des ‘constitutive’ n’apparaît que dans les années
relations entre communication et organisations 2000. Il est intéressant de noter que cet intérêt
se retrouve ainsi dans deux perspectives pour questionner l’organisation et
d'analyse. D'une part, celles qui abordent l’appréhender à partir de perspectives socio-
l'organisation comme un phénomène social constructivistes, éléments clés de telles
allant de soi où la communication constitue au approches, est un des rares points de rencontre
mieux, un mode d'expression des jeux dans le développement de la communication
d'acteurs, au pire un instrument au service de organisationnelle en Amérique du Nord et en
l'activité managériale. D'autre part, celles qui France, qui avant les années 2000 semble
étudient de manière complexe et fine les plutôt exister et évoluer en parallèle.
dynamiques sociales de l'organisation, mais Regardons maintenant de plus près l’évolution
sans intéresser dans le détail aux phénomènes de ces approches.
communicationnels en présence. Entre les Depuis une vingtaine d’années, plusieurs
deux, il existe à la fois un espace scientifique chercheurs en Amérique du Nord élaborent ce
pour les conceptions qui pensent de manière qui est appelé aujourd’hui Communicative
conjointe la construction sociale de Constitution of Organisation (ou tout
l'organisation et les processus simplement, CCO). De manière générale, ces
communicationnels associés. C'est ce que l'on chercheurs s’accordent pour désigner comme
retrouve dans les approches constitutives de père de cette approche à Karl R. Weick (1979).
l'organisation (Cooren, Robichaud, 2011). Questionnant l’existence des organisations
comme des entités distinctes et indépendantes
II – Les conceptions des personnes qui y participent, Weick a
introduit le concept d’organizing – traduit en
communicationnelles de français comme processus organisants – pour
l'organisation : entrée par le désigner les phénomènes organisationnels. Un
langage et l'interaction, entrée par autre des concepts avancés par Weick est celui
les formes communicationnelles de construction de sens (sensemaking). Pour
Weick, sensemaking et organizing sont des
processus qui visent tous deux à imposer un
Une entrée par le langage et l'interaction
ordre, à contrer les déviations, à simplifier et à
Afin d’aborder les assises épistémologiques et
mettre en relation. Le langage et la
théoriques des approches de communication
communication sont, pour lui, deux des
organisationnelle qui font l’objet de cette
principaux vecteurs du processus de
communication, nous présenterons brièvement
construction de sens. Weick, Sutcliffe, et
leurs développements historiques (pour un
Obstfeld (2005) parlent à cet égard de
historique plus développé de la communication
matérialisation du sens, soulignant la nature
organisationnelle en Amérique du Nord et en
profondément communicationnelle de la
France, se référer à Taylor et Delcambre,
construction du sens. Les idées de Weick ont
2010).
pavé la voie à de nombreuses réflexions sur les
Nous devons tout d’abord noter que la
organisations, constituant un important point
communication organisationnelle, qu’elle soit
tournant dans la réflexion sur la
67
communication organisationnelle. comprendre comment l'organisation se
constitue (pour le chercheur). Il s'agit en
C’est dans la foulée des travaux de Weick que d'autres termes de combler le fossé
des chercheurs américains ont, au début des épistémologique entre la communication et
années 80, suggéré que l’organisation l'organisation qui existent au niveau local et
émergeait de la communication. La micro-social ; et les structures, qui se placent
communication pour ce groupe de chercheurs, au niveau global et général. Comment est-ce
n’est plus compris comme une simple variable que l'on passe analytiquement et pratiquement
et ne se limite plus à la transmission de l'un à l'autre ? En s'appuyant sur la
d’informations. Elle devient plutôt le moyen sociologie des associations (Latour, 2006), ce
par lequel les structures sociales sont créées et courant s'efforce de décrire et d'analyser
recréées, ce qui implique de reconnaître que comment des entités non humaines stabilisent
les comportements de coordination, les interactions tout en les « dislocalisant ».
fondamentaux dans la constitution des Les interactions ne sont en effet jamais
organisations, émergent de la communication complétement locales : L'ici et maintenant est
elle-même. À partir de ce moment, nombreux toujours « contaminé » par « l'ailleurs » et
ont été les chercheurs qui ont fait de cette « l'alors ». il est possible de reconceptualiser la
prémisse le point de départ de leur recherche. communication organisationnelle en termes de
Particulièrement, James R. Taylor et Elizabeth reconnaissance d'effets de transportation dans
Van Every (2000) ont été ceux qui ont le temps et dans l'espace. On ne quitte jamais
contribué le plus à systématiser cette idée le niveau de l'action, des interactions
d’une organisation émergeant de la dislocalisées, mais ce dernier est lié à d'autres
communication. Dans leur livre The Emergent lieux et à d'autres temps, à des niveaux de
Organization, ils affirment que l’organisation généralité plus importants. Comme les
est « décrite par » et « réalisée dans » la conversationnalistes et les
communication. L’organisation « décrite » ethnométhodologues, les auteurs se focalisent
devient un objet auquel réfèrent les personnes sur ce que font localement les acteurs, mais en
dans leurs conversations et dans leurs attitudes. les repositionnant par rapport aux entités non-
L’organisation « réalisée » est une mise en humaines, qui possèdent des capacités d'action
actes des interactions et des échanges des également. On ne quitte jamais le niveau de
membres de l’organisation. Pour comprendre l'interaction, mais on l'enrichit avec les non-
ce qu’est une organisation, ils suggèrent de humains. Ces derniers peuvent prendre la
s’attarder à cette dynamique de description et forme de documents, mais aussi d'artefacts
de réalisation par et dans la communication. divers, d'aménagements matériels, de discours
Ceci se traduit, par exemple, dans les réunions, qui en définitive « forment » ce que l'on
les conversations entre les membres de nomme habituellement la structure de
l’organisation, les textes organisationnels (les l'organisation et « font agir » les acteurs
mémos, les organigrammes, les publications), humains en cadrant leur action. Par rapport aux
etc.. L’accent est alors mis sur la manière dont approches texte-conversation initiales, cette
ces situations de communication participent à perspective redonne une épaisseur
la constitution de l’organisation au quotidien – organisationnelle aux pratiques
le travail au jour le jour – et aussi à la communicationnelles.
constitution d’une certaine structure
organisationnelle qui permet à l’organisation Une entrée par les formes
de perdurer dans le temps et dans l’espace sans communicationnelles...
avoir à se recréer chaque fois. D'autres approches constitutives des
organisations prennent comme entrée et
Dans le prolongement de cette approche comme unité d'analyse non plus les processus
développée initialement par Taylor et Van langagiers et interactionnels, mais les formes
Every, l'école de Montréal se caractérise par communicationnelles qui traversent et
une autre approche (Cooren, Robichaux, 2011 ; structurent les organisations. C'est le cas de
Cooren, Fairhurst, 2009) cherchant à montrer McPhee et Zaug (2000), qui ont tenté une
comment les interactions, analysées dans le systématisation différente pour expliquer ce
détail, contribuent à la fois à constituer qu’une « communication qui constitue
l'organisation (dans la pratique) et à l’organisation » signifie. En plus d’être les
68
premiers à avoir utilisé cette expression, ils ont dirigés vers la réalisation des finalités
tenté d’en produire un modèle théorique, qui a organisationnelles. Elle décrit la manière dont
suscité et suscite encore de vives réactions. l’organisation définit la coordination entre ses
Cela explique les efforts faits par les différents membres et encadre a priori les interactions et
contributeurs du livre récemment édité par les ajustements dans le cadre du travail. En
Putnam et Nicotera (2009) qui, reconnaissant d'autres termes, elle renvoie à une structuration
les divergences pouvant exister entre eux, réflexive de l’organisation, qui décrit sa propre
s’entendent pour affirmer que la structure en vue de l’instituer. La troisième
« communication constitue l’organisation ». Ce forme (activity coordination) désigne la
constat est en fait le point de départ commun; coordination de l’activité dans les situations de
en tant qu’amorce, il nous permet d’affirmer travail, en vue de résoudre des problèmes
que non seulement la communication est le pratiques immédiats. Dans une logique qui
processus par excellence de la constitution des n’est pas sans rappeler celle de la théorie de la
organisations, mais également que tous les sociologie de la régulation sociale que nous
processus organisationnels peuvent être vus avons présentée dans la section précédente,
comme étant, fondamentalement, des flux ou cette forme désigne des ajustements informels
des formes de communication. De ce point de entre les membres des organisations venant
vue, le terme anglais « flows » (four flows compléter les procédures et modes de
framework) ne peut d'ailleurs être traduit par la communication formellement et objectivement
notion de flux, qui suggère l'idée transmission définis dans la structuration réflexive de
d'informations au sein d'une organisation l’organisation qui se révèlent le plus souvent
préexistante. Sa signification originelle est insuffisants, incomplets et mal compris. Enfin,
davantage restituée par la notion de forme de la quatrième forme (Institutional positionning)
communication, ou de processus correspond aux messages diffusés par
communicationnel impliqués dans la l’organisation vers son environnement social,
construction sociale de cette organisation. Ces économique et politique pour se positionner
formes ou processus de communication sont comme institution. Quelque part, il s'agit d'un
ancrés dans des processus sociaux et production de l'organisation au-travers des
économiques réels, liés à l'action collective, et discours performatifs qui la décrivent telle
ne se réduisent pas à des abstractions. Ils qu'elle devrait être. L’enjeu est ici l’affirmation
résultent des pratiques communicationnelles de d’une identité et d’une existence
différentes nature, mises en œuvre par les institutionnelle de l'organisation dans le champ
membres des organisations. Ils recouvrent tout sociétal, par rapport aux autres organisations
à la fois les échanges interpersonnels associés avec lesquelles elle interagit en permanence.
à construction de la communauté sociale de C’est la question des interactions entre les
l'organisation, les transmissions formelles organisations appréhendées comme entités
d'information au travers des canaux officiels, collectives et le reste de la société, ainsi que
les ajustements au travail entre les membres de les autres parties prenantes (clients,
l'organisation et les discours produits au nom fournisseurs, gouvernement, administrations,
de l'organisation. concurrents…) pour exister comme entité
La première forme communicationnelle institutionnalisée qui est posée. Plus une
(membership negociation) relie l'organisation à organisation est complexe, plus elle semble en
ses membres . Elle concerne les relations qui effet dépendre d’institutions politiques,
s'établissent entre les membres d'une économiques et sociales vis-à-vis desquelles
organisation et sont nécessaires à la elle doit construire des discours adaptés afin
constitution de cette dernière en communauté d’être perçue comme elle le souhaiterait.
sociale. Il s’agit de questionner ce que signifie, Ces différentes « flux » ou formes
pour une personne, d’être membre d’une communicationnelles établissent une passerelle
organisation. Cette conception s'inscrit dans entre le domaine du langage et celui de
une logique d'anthropologie de la l'organisation comme entité socialement
communication, même si nulle référence à ces constituée. Les flux constituent ainsi les
paradigmes n’est opérée par les auteurs. La espaces où les organisations changent, se
seconde forme (self-structuring) renvoie à la reproduisent, évoluents. Ils constituent des
définition formelle de l’organisation comme objets analytiquement distincts même s'ils
processus d’information et de communication sont interdépendants, susceptibles d'être
69
étudiées après avoir été délimitées et est nécessaire pour accéder à ce niveau où l'on
construites en observables, apportant ainsi des examine la production de signes et de sens. La
éclairages complémentaires sur le seconde dimension est la dimension
fonctionnement organisationnel d'un point de processuelle. La communication étant ici
vue communicationnel. envisagée dans sa capacité à structurer
l’activité et à participer à la création de valeur
En France, le cadre d'analyse en termes ajoutée et à l'efficacité des « nouvelles
d'Approches Communicationnelles des organisations productives ». Le niveau
Organisations s'inscrit dans une logique d'analyse retenu est constitué par l'organisation
voisine (Bouillon, Bourdin, Loneux, 2005, dans son ensemble, comme niveau de
2007, 2008). Il ne peut être directement structuration sociale intermédiaire entre
comparé à l'approche de McPhee et Zaug l'interindividuel (local, présent) et le sociétal
présentée ci-dessus, dans la mesure où il est (global, historique). La dimension observée
beaucoup moins formalisé et encore en cours renvoie simultanément aux acteurs comme
d'élaboration. Les questionnements qui ont représentants d'une catégorie dans
précédé son élaboration sont toutefois assez l'organisation, ainsi qu'aux dispositifs qui
proches, dans la mesure où il s'efforce assurent la constitution matérielle de
également de mettre en relation des formes l'organisation (règles, normes, hiérarchies,
communicationnelles qui sont présentes dans systèmes techniques) et permettent tout à la
le quotidien des organisations. C'est d'ailleurs à fois la constitution de communautés sociales
partir d'une étude qualitative de la production (formelles ou informelles), la transmission
scientifique française dans le champ de la d'information et la réalisation de l'activité de
communication organisationnelle, et de travail. Enfin, la troisième dimension
l'identification d'objets et de pratiques de communicationnelle qui traverse les
communication spécifique que ce cadre a été organisations est de nature politique. Derrière
élaboré. Par-delà une grande diversité de cette notion et au-delà des politiques de
méthodes et de références théoriques, il était communication, apparaît la production de
globalement possible de regrouper les travaux discours qui visent à « tenir ensemble » les
entre des approches s'intéressant acteurs de l’organisation. Ce discours de
prioritairement aux situations de constitution de l’organisation vise une mise en
communication professionnelles, d'autres aux acceptabilité de l’organisation, son mode de
processus communicationnels inscrits dans les fonctionnement et de management par les
processus organisationnels, et d'autre enfin aux salariés. Le niveau d’analyse retenu est ici
politiques de communication. constitué par les messages produits, diffusés,
Ces différents points de vue (les situations relayés par les organisations, qu'il s'agisse de
locales, l'entité organisationnelle, les discours communication commerciale, institutionnelle,
produits au nom de cette dernière), tout en ou d'une production symbolique prenant place
étant analytiquement distincts, pouvaient être dans les démarches de responsabilité sociale et
conceptualisés et donner lieu à des dimensions sociétale de l'organisation. Les enjeux
communicationnelles traversant et structurant consistent à l'heure actuelle à mieux fonder les
les organisations La première est constituée par dimensions communicationnelles en les
la dimension située. L'attention est ici portée mettant en relation avec les théories de la
sur l’individu, salarié, acteur au travail, inscrit communication qui les sous-tendent, ce que
dans des interactions qui le conduisent à nous nous efforçons de faire en identifiant des
construire du sens, à interpréter, à argumenter, registres communicationnels (Bouillon, 2010,
à négocier au coeur de ses pratiques 2011) caractéristiques de chaque dimension et
professionnels. Travail et communication sont correspondant à une signification idéale-
complètement imbriqués, dans un contexte où typique de la notion de communication, qui
la sémiotisation des activités professionnelles peut renvoyer à l'interaction (communiquer =
est de plus en plus forte. La dimension étudiée interagir), à la médiation (communiquer =
est alors micro-sociale, elle concerne des mettre en relation de manière technique,
composantes locales de l'organisation, normative et institutionnelle) et au discours
considérées dans le cadre d'un cours d'action. (communiquer = produire un récit).
Méthodologiquement, la mise en oeuvre
d'ethnométhodes, d'observations participantes,
70
Conclusion : quelles théories de la Références bibliographiques
communication pour quelles Ashcraft, K. L., Kuhn, T. R., & Cooren, F.
(2009). Constitutional amendments:
théories de l'organisation ? “Materializing” organizational communication.
La mise en évidence plus explicite des liens
In J. P. Walsh & A. P. Brief (Eds.), The
établis par ces différentes approches entre les
academy of management annals (Vol. 3, pp. 1-
notions de « communication » et
64). London: Routledge.
d'« organisation » constitue un enjeu majeur
pour une reconnaissance élargie des approches
Bouillon J.L. (2011), "Construire l'approche
constitutives et plus largement des travaux en
communicationnelle d'un changement
communication organisationnelle dans le
organisationnel", in Legavre J.B. et Kaciaf N.
champ des sciences sociales. Il s'agira en
(dir), Communication interne et changement,
particulier d'opérer des mises en relation avec
L'harmattan, p.189-205.
les théories du social, de l'organisation et de la
communication qui les sous-tendent de
Bouillon J.L. (2010), “A communicational
manière plus ou moins explicite et apparente.
approach to organizations : a framework for
L'enjeu est très clairement de poser la question
analyzing contemporary rationalizations”,
des ontologies de l'organisation associées à ces
Management Communication Quaterly, 24-4,
conceptions communicationnelles : quelle est
p.643-650.
la nature des organisations qui apparaissent au
travers de ces différentes conceptions
Bouillon Jean-Luc (2008), « "l’impensé
communicationnelles, comment émergent-
communicationnel" dans la coordination des
elles, évoluent-elles ? Quels liens
activités socio-économiques : les enjeux des
entretiennent-elles avec le « social » ? En quoi
approches communicationnelles des
permettent-elles d'appréhender la construction
organisations », Sciences de la société, n°74,
de ce dernier ? Au-delà des dimensions
p.65-83
symboliques inhérentes aux perspectives
communicationnelles, ces interrogations nous
Bouillon J.L., Bourdin S., Loneux C. (2008),
amèneront nécessairement à traiter de la
« Approches communicationnelles des
matérialité de l'organisation – dimension qu’on
organisations : interroger l'organisation par la
accuse souvent aux théories en communication
communication. Eléments de
organisationnelle de délaisser (Ashcraft et al,
contextualisation. », Sciences de la Société,
2009). Elles sont même porteuses d'un
n°74, p.3-9.
renouvellement de cette analyse en expliquant
comment le matériel se construit au travers de
Bouillon J.L., Bourdin S., Loneux C. (2007),
différentes formes de communication et entre
“De la communication organisationnelle aux «
en action.
approches communicationnelles » des
Un second enjeu est constitué par le
organisations : glissement paradigmatique et
développement de la portée opératoire de ces
migrations conceptuelles”, Communication et
conceptions communicationnelles de
organisation n°31, p. 7-25.
l'organisation. Aussi évident puisse apparaître
cette remarque, la pertinence d'une théorie en
Bouillon J.L., Bourdin S., Loneux C., (2005),
sciences sociales réside dans sa capacité à
“Building the field of organisational
rendre compte des phénomènes sociaux... En
communication in France : concepts, methods,
quoi la communication organisationnelle
institutions”. First European Communication
permet-elle de mieux comprendre le social ?
Conference, Amsterdam : KIT, Novembre 24-
Elle sera au moins autant jugée à l'aune de ce
26.
critère qu'elle sera jugée que de son esthétique
théorique. La question des capacités
Cooren, F. et Robichaux, D. (2010). Les
heuristiques au niveau des terrains d'études est
approches constitutives. Dans S. Grosjean et
donc essentielle. Ceci conduit à réinterroger
L.Bonneville. La communication
notre pratique scientifique, et à questionner les
organisationnelle. Approches, processus et
outils et démarches méthodologiques mis en
enjeux. Montréal : Chenelière Éducation.
œuvre.
Cooren F., Fairhurst G. T., « Dislocation and
71
stabilization : how to scale up from
interactions to organizations », in Putnam L.,
Nicotera A.M. (2009), Building theories of
organizations : the constitutive role of
communication. New-York : Routledge, p.
117-152.
72
L’environnement comme Introduction
Dans notre recherche, les usages de la
composante de la situation télévision sur le téléphone portable sont saisis
d’usage. Construction d’un dans leur rapport aux contextes et aux
dispositif méthodologique situations dans lesquels ils s’insèrent. Ceci
concerne donc la manière dont on consulte,
communicationnel en SIC visionne des contenus audiovisuels sur des
téléphones mobiles dans l’espace public avec
l’environnement matériel et anthropologique.
Marcela PATRASCU, De quelle façon les usagers mobilisent les
Doctorante/ATER affordances de l’environnement ? De manière
Université Rennes 2 sous-jacente, il s’agit de ne pas négliger la
dimension anthropologique trop souvent
occultée de ces usages : de quelles façons ces
usages sont façonnés par les conventions
collectives ?
Résumé :
Dans le cadre de l’analyse des usages situés de L’objectif de cette communication est de
la télévision sur le téléphone portable, nous montrer à quel point la compréhension des
proposons la définition d’un type d’approche usages émergents des TIC dans un contexte
des processus qui se revendique comme étant organisationnel voulu (formes
communicationnelle : ceci implique de organisationnelles) ou spontané (l’espace
regarder, décrire et analyser les phénomènes public) nécessite de dépasser les approches
à travers « un regard - dispositif classiques sur la formation des usages pour
communicationnel ». Les pratiques info- intégrer une perspective davantage
communicationnelles sont comprises comme pragmatiste : les pratiques et les arbitrages
étant situées et construites dans l’interaction entre différents types de pratiques culturelles
avec les autres humains et non-humains et sont étroitement articulés à des situations et
« ancrées » dans des « milieux associés » des ressources présentes dans les
(Simondon) traversées par des normes environnements socialement construits et qui
techniques et anthropologiques. configurent (sans les déterminer) en amont
L’environnement dans sa dimension matérielle ces usages. Au niveau des méthodes, le
et anthropologique devient ainsi une tournant de la « nouvelle communication » de
composante de la situation d’usage. l’Ecole de Palo Alto conjugué au tournant
« pragmatiste » implique un déplacement
d’angle d’analyse par rapport aux perspectives
cognitivistes : seules les
manifestations (visibles, audibles, etc.)
Mots-clés : peuvent être analysées et non pas les raisons,
Environnement, affordance, milieu associé, les motivations ou les pensées enfuîtes dans la
enregistrement audiovisuel, normes « tête » des usagers. La connaissance
anthropologiques scientifique n’a plus comme objet la saisie de
la représentation adéquate d’un objet par un
sujet connaissant, elle devient une exploration
active des agir.
73
comme « l’étude des significations de tous les particulièrement sur les études portant sur les
messages qui émergent dans une situation usages des TIC.
définie par des normes, des enjeux, des Nous souhaitons débattre ici sur la question
positionnements et des relations, concernant du statut accordé au discours des usagers.
des acteurs aux prises avec cette T.I.C. du fait Sous son apparente banalité cette question est
de sa mise en place et de ses usages ». néanmoins essentielle. R. Boudon en fait
Analyser une TIC dans une approche même la base de différenciation des théories
communicationnelle, c’est, selon Mucchielli qu’il dit « rationnelles », celles présupposant
mettre cette TIC « en situation », dans « des que les gens savent pourquoi ils font ce qu’ils
contextes privilégiés que sont, pour les font, et des théories « irrationnelles », en
acteurs concernés, le contexte des normes, lesquelles les motivations des actes échappent
des enjeux, des positionnements et des à ceux qui les accomplissent. De manière
relations ». L’auteur tend d’établir une sous-jacente cette question interroge le
méthode qui comporterai plusieurs étapes : rapport entre action, intentionnalité et
1): d’abord définir les phénomène à étudier discours. Traditionnellement, la thématique de
comme étant des échanges signifiants (les l’intentionnalité des actions est liée à la notion
échanges d’utilisation de la TIC et autour des de conscience et à sa mise en discours. L’idée
utilisations, étant compris dans ce propos) 2) sous-jacente est alors que « les agents savent
ensuite rassembler un corpus descriptif (par ce qu’ils font, orientent consciemment leurs
documentation, interviews et observations) actions et leurs paroles, agissent en fonction d’un
qui permette d’une part le repérage de « faits vouloir-faire et d’un vouloir-dire ». (Quéré, 1990,
communicationnels » essentiels, et, d’autre souligné par nous) Ces vouloirs sont alors
part la constitution d’un contexte de perçus comme des « réalités internes, des états
réception-fonctionnement de la TIC. 3) C’est mentaux indépendants, précédant ou
enfin, analyser les différents « faits de accompagnant l’accomplissement de l’action ».
communication » (en les mettant en rapport Les chercheurs qui s’inscrivent dans cette
avec des contextes), pour trouver leurs direction, essayeront de rendre compte des
significations et expliciter, en détail, leur pratiques sociales, des usages d’un TIC, etc. en
participation à la construction des situations faisant appel à une description vraie des
nouvelles dans lesquelles vont se trouver les intentions des acteurs/usagers/ agents telles
acteurs sociaux. qu’elles résultent de leurs discours. Il y a
Nous retenons de cet argumentaire néanmoins un problème de confusion entre
l’importance qu’Alex Mucchielli donne au thème et ressources lorsqu’on considère
contexte, à la situation et la définition d’une l’acteur comme un auteur conscient et
approche communicationnelle d’une TIC en autonome de ses actes (Quéré, 1990). En
tant que démarche de dé-contextualisation et effet, les discours des acteurs sont dans ce cas
re-constextaulisation. D’autres questions se le point de départ du questionnement
doivent à notre avis d’être discutées avant sociologique, structure conceptuelle et source
l’établissement d’une démarche et de la de formes de description et d’explication. Il
constitution du corpus: que faire de la parole s’agit finalement d’une conception dualiste
des acteurs ? dans laquelle le sujet (entité en soi,
consciente) est séparé de ses intentions (états
Discussion préalable: Quel statut intérieurs) qui sont à leur tour séparées de
pour le langage ordinaire de l’action et de leur mise en discours (objectifs).
l’action ? Inspirée des auteurs qui développent une
Louis Quéré (2004) observe qu’ « appliqué aux vision non dualiste du rapport entre action,
sciences sociales, il a souvent été interprété intention et langage sur l’action, (notamment
comme une exigence de partir du sujet, d’adopter Bateson) notre attitude se veut ainsi critique
le point de vue des acteurs, de comprendre leurs vis-à-vis des méthodologies exclusivement
attributions de sens, leurs perspectives ou leurs logo-centriques dans les études portant sur les
logiques d’action, voire de reconstituer leur vécu », usages des TIC. Bien avant le développement
etc. Il en est de même pour les sciences de croissant des systèmes mobiles, Jacques
l’information et de la communication et plus Perriault (1989) remarquait la difficulté
d’observer les usages et pointait les limites de
74
l’utilisation exclusive des entretiens : « l’usage ont utilisé des lunettes-caméra comme
est très difficile à observer.(…) La personne dispositif d’enregistrement. Nous avons décidé
observée n’a souvent qu’une Avant conscience de faire appel à ce type de dispositif qui par
partielle de ce qu’elle est en train de faire. rapport à la subcam présente au moins deux
L’entretien ne suffit donc pas. Il faut avantages majeurs pour notre recherche. Il
regarder (...) » s’agit tout d’abords d’un dispositif plus discret
Notre appareillage méthodologique est fondé que la subcam et donc plus facile à accepter
notamment sur des enregistrements audio- par les usagers qui devront en faire l’usage
visuels. Il ne s’agit pas d’une démarche qui dans l’espace public. Ensuite, ce dispositif
refuse de prendre en considération la parole permet un meilleur suivi des changements de
des usagers, en opérant ainsi une autre regards de l’usager.
coupure épistémologique. Mais il reste, Dans une perspective pragmatiste et
comme le dit Gorgias dans le Traité du Non- communicationnelle, notre objectif était de
Etre, que « C'est par la parole [logos] que nous créer un dispositif d’observation afin d’étudier
révélons les objets, mais la parole n'est ni les empiriquement et en situation les interactions
substances ni les êtres. ». Donc, ce ne sont pas entre l’usager en situation d’usage, l’objet
les êtres que nous communiquons à technique et l’environnement. Deux types
l'interlocuteur, mais un discours qui diffère d’interactions ont été alors privilégiées :
des substances. La parole des usagers sera interaction usager/téléphone mobile et usager/
mobilisée lors de l’étape de co-analyse basée environnement. Le dispositif audio-visuel
sur une confrontation à posteriori entre les envisagé articule deux prises de vue et associe
usagers et les enregistrements audiovisuels. une paire de lunettes-camera (camera
subjective) et une autre camera, qui filme
Description du dispositif l’interaction avec le système d’un point de vue
méthodologique plus large. Les prises d’image et les
Prenant en compte les limites des observations ont été menées dans l’espace
méthodologies logocentriques à saisir les public y compris les transports en commun
usages situés nous avons opté pour une afin de pouvoir observer les interactions
technique d’inspiration anthropologique et complexes et les mises en forme des pratiques
ethnographique : le film. Le film semblait nous à la fois langagières, objectales et de conduite.
offrir ainsi l’avantage de capter l’interaction Il s’agira d’observer et de décrire des registres
entre l’usager/le téléphone portable/ les autres d’actions différents, selon que la prise en
humains et objets, y compris le contexte compte des affordances matérielles, sensibles,
d’usage. Le film offre également la possibilité socio-culturelles, pèse plus ou moins sur le
de décrire très finement les actions des déroulement de l’action
usagers avant, pendant et après l’usage ainsi Auto-confrontation
que ses interactions avec l’environnement Pour l’analyse de ces données nous nous
(objets, humains). Mais l’emploi d’une caméra sommes inspirés des méthodes d’analyse
fixe ou d’un caméscope s’est avéré inadéquat proposées par des chercheurs habitués à
avec la particularité de notre « objet travailler avec ce type de données. Le collectif
concret » : la petite taille de l’écran du des chercheurs membres du comité éditorial
téléphone et la mobilité de l’usager rend de la revue Raisons Pratiques (notamment Marc
difficile l’observation des interactions Relieu), mais aussi Saami Lahou, Paul
« situées ». Cette situation exige l’existence Salembier et Christian Brassac impliquent dans
d’un dispositif d’enregistrement « portable ». l’analyse de ces données les usagers. Il s’agit
Pour la construction du dispositif, nous nous de la mise en place d’une situation de co-
sommes inspirés des chercheurs qui ont déjà analyse de ces données. L’entretien d’auto-
expérimenté l’utilisation des caméras confrontation est une technique différente de
subjectives portées par le sujet dans l’entretien compréhensif. Sa spécificité réside
l’observation des usages en mobilité. Saadi dans la mise en place d’une situation artificielle
Lahlou (2006) en est un pionnier avec de confrontation entre l’usager et les données
l’utilisation de ce qu’il appelle la « subcam recueillies sur le terrain. Ce que les usagers
frontale ». Plus récemment, d’autres nous dissent lorsqu’ils co-analysent les images
chercheurs (M. Relieu, M. Zouinar, J. Figeac) issues d’enregistrements audiovisuels ne
75
représentent pas, ne désignent pas une réalité La rencontre avec la
existant en soi, ce langage a une fonction
expressive ou formulative qui participe à
matérialité du monde
Notre analyse portant sur les logiques de
dessiner des traits (Gadamer, 1967). Une
situation d’usages de la télévision sur le
explicitation discursive, nous dit Quéré
téléphone mobile dans les transport en
« explicite, clarifie, différencie quelque chose qui a
commun montre que dans le contexte
été configuré et rendu disponible sur le monde
spécifique de la mobilité, l’usager en situation
« incarné » par un accomplissement situé ou une
d’usage fait appel à un ensemble d’éléments
expression publique ». Ce sont des éléments
spécifiques physiques, de son environnement
complémentaires qui induisent justement à
d’occurrence, qui constituent « la situation
une meilleure compréhension de ces
d’usage » en tant que « situation de
interactions complexes
communication ».
usager/objet/environnement. Les analyses des
Dans le cas d’usage de la TV sur le téléphone
usagers ne « redécrivent pas simplement ce qui a
portable dans un transport en commun, ces
été fait : elles révèlent et transforment ce qui a
caractéristiques sont dans un mouvement de
été esquissé dans l’action incarnée : elles en
transformation continue. Pour s’y adapter, les
accroissent la lisibilité ». (Quéré, 1990) Il s’agit
individus ajustent de manière ad hoc et
de conjoindre alors l’analyse des interactions
improvisée leurs actions aux nouvelles
usager/téléphone mobile/environnement telles
circonstances environnementales (Salembier,
qu’on peut les observer dans le hic et nunc de
2002). L’usager est obligé de prendre en
la situation d’usage avec une analyse des
compte les affordances (Gibson) inscrites dans
données décrivant l’expérience vécue par les
l’environnement vu comme « milieu associé » :
usagers.
le déroulement de l’avancement du bus, sa
vitesse, les autres passagers, les arrêts, les
variations du réseau 3G+, etc.
L’environnement comme L’environnement dans sa dimension matérielle
composante de la situation devient ainsi une condition et une composante
d’usage de l’activité d’usage. Parmi les différentes
L’analyse de ce corpus montre comment logiques d’appropriation des potentialités
l’usager en situation d’usage saisit les inscrites dans l’environnement la manière dont
opportunités matérielles, anthropologiques, et les usagers réorganisent leur trajet dans les
techniques de son environnement transports en commun en fonction la
d’occurrence. Une clarification au moins de réceptivité du réseau 3G est dans ce sens
type terminologique s’impose : quelle exemplaire. Les usagers reconfigurent, à
définition de l’environnement ? Le concept travers la prise en compte de la disponibilité
d’environnement renvoie dans notre du réseau 3G+, leurs modalités de
acception au concept de milieu mais par son déplacements et leur rapport à la ville en
étymologie (sens de trajectoire) il est redessinant de nouveaux itinéraires.
davantage englobant : il englobe le « milieu Notre analyse du corpus audiovisuel laisse
associé » au sens de Simondon à savoir le entrevoir que la perception des potentialités
milieu technique et géographique. d'action se fait aussi bien en amont de l'action
L’environnement renvoie aux circonstances que pendant l'action. La dynamique en amont
matérielles, mais également sensibles est celle qui aboutit à la sélection d’un des
(Merleau-Ponty). La première partie de cet « schémas moteurs prépotentialisés »
argumentaire portera sur cette dimension du (Thibaud, 1992) et elle faite intervenir la
concept d’environnement. La deuxième partie routine comme porteuse de mémoire ; la
opérera un déplacement vers une conception dynamique « pendant » est celle qui sélection
de l’environnement anthropologique. les affordances de l'environnement dans le hic
et nunc de l'action.
L’analyse séquentielle des enregistrements
vidéo et leur co-analyse lors de l’étape de
confrontation aux données vidéo montre par
exemple que les usagers se construisent, des
« pseudo-cabines » de visionnage de
76
circonstance en fonction de critères L’environnement matériel et sensible devient
préétablis. L’usager qu’il soit rennais ou donc porteur de permissions/ potentialités
timisoaréen fait tout d’abord une évaluation que Gibson (appelle affordances. L’affordance
des lieux en fonction de l’intensité des désigne ainsi à la fois une donnée invariante de
interactions qui y ont cours : Le bus est-il l’environnement, mais aussi comme une
aggloméré ? Le chauffeur de tramway a t’il mit propriété émergente qui n’existerait qu’en
de la musique dans sa cabine ? Quelles autres rapport avec l’individu (ou l’animal). (Gibson,
sources de bruit pourraient gêner le 1986)
visionnage de la Tv sur mobile ? Reste-il des
places libres pour s’asseoir ? Où sont-elles
situées ? etc. Par rapport à l’intensité de ces Proposition d’un déplacement
interactions, l’usager cherche par la suite une
extériorité, un éloignement :) s’éloigner du
théorique : De l’environnement
groupe de personnes qui discutent ou de la matériel à l’environnement
cabine du chauffeur, avancer vers le fond du anthropologique
bus pour éviter l’agglomération, chercher une Cette partie de notre argumentation portera
place assise, etc. davantage sur la dimension anthropologique
La pseudo cabine de circonstance construite de l’environnement. L’usager de la télévision
par l’un de nos participants rennais à l’enquête sur le téléphone portable dans l’espace public
est exemplaire en ce sens. Le bus qu’il prend négocie en permanence son usage en tenant
est un bus articulé (bus en accordéon). Il compte des normes socio-culturelles
s’assoit à la fin de la première partie rigide du implicites. En condition d’usage les usagers
bus, avant l’axe de pivotement du bus. De mobilisent à la fois les potentialités d’action
cette façon, pendant tout son usage, il sera offertes et permises (affordés) par
caché par la partie blanche de l’axe de l’environnement physique mais aussi par la
pivotement. Il utilise les parois blanches de situation et le contexte d’usage modelé par
l’axe de pivotement du bus, afin de se créer ce des normes et conventions collectives.
qu’il appelle lors des entretiens d’auto- Reprenons le cas exposé antérieurement de
confrontation « un coin plus isolé ». l’usage du téléphone portable dans un bus. Le
Notre analyse des comportements d’autres bus, est une « unité véhiculaire » (Goffman)
usagers montre que ceux-ci réinventent des mais aussi un espace social dans lequel sont
lieux d’usage inédits en se réappropriant le cristallisées des mémoires, des savoirs faires
« mobilier » du transport en commun. Les « et des savoir-vivre régis par des conventions
lieux de visionnage de la télévision sur le héritées. Qu’est aujourd’hui un voyage dans
téléphone portable » sont des lieux « réels » un bus où les passagers écoutent de la
qui sont déconstruits et ensuite réinventés, musique sur leur MP3, écrivent/lisent des
imaginés et investis par chacun. Mais, ce ne SMS, regardent la télé sur leur téléphone
sont pas des lieux à critères figés : l’usager portable, jouent aux jeux sur leurs consoles
définit et redéfinit les critères de construction portables, ils parlent au téléphone…? Les
du lieu d’usage et confrontant en permanence droits, les obligations, les attentes et même les
ses critères pré-établis avec la possibilité de bonnes manières des usagers pris par ces
leur mise en pratique. usages doivent être négociés en fonction des
L’activité de visionnage des programmes droits, des obligations et des attentes des
télévisuels dans un bus, en tant qu’activité participants – non-usagers de ces
dynamique prend donc appui autant sur les technologies. Quelles nouvelles formes
ressources matérielles de l’environnement que d’interactions accompagnent l’usage de
sur les ressources sensibles et les télévision sur le téléphone portable dans
compétences perceptives de l’usager : l’espace public ? Comment la rencontre
« L’ambiance fait en quelque sorte affordance : sociale se renégocie-t-elle ? Comme nous
la manière dont l’environnement ambiant est l’avons montré dans la partie antérieure, une
formé oriente des opportunités d’action. fois ancré dans les pratiques quotidiennes de
Notre capacité à nous mouvoir, à nous l’usager, l’usage de la télévision sur le
orienter dépend donc du cadre sensoriel dans téléphone portable reformule les significations
lequel elle s’inscrit. » (Sauvageot, 2003, p.109). possibles des déplacements quotidiens, de la
77
mobilité, du paysage urbain, etc.… Au delà cognitif est aussi un artefact culturel dans
cette reformulation, nous avons voulu tester lesquels se sont cristallisées tout au long de
dans notre recherche l’hypothèse selon l’histoire de l’humanité des pratiques et des
laquelle les nouvelles technologies de la normes. Dans ce sens, les objets techniques
communication mobiles se « domestiquent », deviennent des dispositifs de mémoire et le
se moulent dans les formes de vie sociale et nouveau se confrontera forcément à l’ancien.
les modèles culturels constitués. C’est cette confrontation qui est l’objet
Il s’agit donc d’un déplacement de perspective central de notre recherche.
qui se traduira par une volonté d’élargir la Notre proposition implique un éloignement
notion d’environnement pris en compte dans vision habermasienne de l’espace public en le
le premier chapitre dans sa vision plaçant non pas sous le signe du consensus
simondonienne et gibsonienne pour y inclure comme chez Habermas mais sous le signe des
les normes anthropologiques, les formes tensions qui accompagnent l’objectivation de
sociales et les objets techniques en tant que la médiation symbolique au cours des actions
dispositifs de mémoire. situées. Ces tensions mettent en scène une
Pour ceci, nous prenons appui sur un autre distance entre la pratique sociale et son
représentant du courant de la cognition fondement socio-symbollique (fait de ces
distribuée. Alors que ce courant est souvent normes au statut de légitimes). Les pratiques
critiquer pour ignorer les logiques sociales et sociales émergentes qui n’actualisent pas ces
la dimension socio-culturelle, Hutchins après normes « déjà-là » (Quéré, 1982, p.90) créent
avoir été l’un des théoriciens majeurs de la des conflits, des tensions, des divisions. La
cognition distribuée en développant son saillance perturbe la prégnance dirait René
concept de « système cognitif », Hutchins va Thom. Les pratiques sociales sont dans ce
proposer une « approche culturelle des sens des formes sociales (Simmel) situées et
artefacts ». Celle-ci partage à l’évidence négociées en permanence. Ce n’est pas
plusieurs points avec les théories des l’immobilisme des formes sociales qui permet
affordances de Gibson et avec l’approche la « maintenance de la société » même si il
d’artéfacts cognitifs proposée par Norman. existe une certaine « stabilité structurale »
Quant aux artefacts cognitifs théorisés par (Thom). La forme sociale est ce que la langue
Norman, Hutchins introduit la question de la chinoise nomme à travers le mot che (Julien,
culture en considérants que ceux-ci ne 1992). Les mises en forme des usages de la
peuvent pas être séparés de variables télévision sur le téléphone portable dans
culturelles. Après avoir continué ces travaux l’espace public sont saisies dans notre
en analysant la cabine de pilotage d’un avion rechreche comme des processus en cours
comme « système cognitif » (Hutchins, statiques d’une part et dynamiques de l’autre.
Klaussen 1992), où les connaissances se Le geste de l’utilisateur français de mettre
trouvent pas seulement dans la « tête » des systématique le casque avant de regarder son
sujet mais aussi cristallisées dans des objets, programme télévisuel de même que la non-
Hutchins va développer une lecture culturelle obligation de ce geste pour l’usager roumain
de la cognition distribuée dans son ouvrage ne sont pas conduites anodines. Ces sont des
Cognition in the wild (1995). Dans cet ouvrage, gestes négociés en fonction des
Hutchins opère un saut de niveau d’analyse. Il caractéristiques « matérielles » de
continue son argumentation autour des l’environnement (source de bruit) mais
capacités cognitives ancrées dans également en fonctions des codes et règles
l’environnement physique (le milieu naturel) socioculturelles.
mais ce dernier n’est plus envisagé seulement
sous l’angle de son existence matérielle mais
également sous l’angle de son existence Conclusion
culturelle : le milieu naturel porte l’empreinte L’examen d’enregistrements audiovisuels des
de l’intervention humaine, il est largement discours, gestes, attitudes et comportements
artificiel et donc il comporte inscrit en lui de humains en interaction avec l’objet technique
l’anthropologique. Si l’on suit le raisonnement et l’environnement, permet à notre avis
de Hutchins, on peut donc considérer que le d’envisager de nouvelles pistes de
téléphone portable en tant que artefact compréhension des interactions à travers ou à
78
proximité de technologies. Outre les phénomène social. In P. Pharo & L. Quéré
interactions usager/objet technique, notre (Ed.), Les formes de l’action (pp. 85- 112). Paris :
dispositif bi-focale permet d’analyser les Editions de l’EHESS.
interactions usager/environnement. En effet,
l’usager en situation d’usage fait appel à un Quéré, L. (1993). Langage de l’action et
ensemble d’éléments physiques (Gibson : questionnement sociologique. In P. Ladrière,
1979, Hutchins : 1995), sociaux et culturels de P. Pharo & L. Quéré (Ed.), La théorie de l’action.
son environnement d’occurrence. C’est sur ce Le sujet pratique en débat (pp. 53-83). Paris :
point que notre communication est CNRS Editions.
susceptible d’intéresser les chercheurs dans le
champ de la communication organisationnelle. Sauvageot, A. (2003). L’épreuve des sens. Paris :
PUF, 2003
79
La communication des Le phénomène associatif constitue une
création originale qui se distingue des
organisations associatives : entreprises et des organisations publiques et
entre exercice d’une para-publiques. A côté du secteur privé – dont
le but est la rentabilisation des investissements
fonction tribunitienne et par la recherche de profit – et du secteur
intégration de la public – dont l’activité cherche à satisfaire
l’intérêt général –, on parle aujourd’hui de
professionnalisation. « tiers secteur » pour désigner le secteur
associatif, sans but lucratif (Laville &
Sainsaulieu, 1997). L’association n’est en effet
Amaia ERRECART, ni dans une relation de marché, ni de
Maître de conférences redistribution étatique mais dans une optique
Université Paris 13 que l’on peut qualifier de « transformation
LabSIC (Laboratoire des Sciences de sociale » (Dacheux, 2001). Ainsi, associations
l’Information et de la Communication) et organisations non gouvernementales
(ONG) ont connu ces dernières décennies
une montée en puissance sans précédent, à la
faveur de nouvelles réalités politiques,
économiques et sociales. La recherche de
Résumé : contre-pouvoirs face à l’universalisation du
Cette communication centrée sur les libéralisme économique, la crise des instances
organisations associatives vise à analyser les traditionnelles de régulation et l’émergence
transformations engendrées par le phénomène d’une société civile mobilisée et contestataire
de professionnalisation de ces organisations à ont donné une envergure décisive à l’action de
trois niveaux : sociologique, organisationnel et ces acteurs sociaux, dotés d’une image très
communicationnel. Notre objectif est en effet favorable dans l’opinion.
de montrer comment, dans une perspective Or, dans le même temps, associations et
de complémentarité, les apports de différentes ONG sont traversées par un mouvement de
disciplines des sciences humaines et sociales professionnalisation de leurs structures, de
peuvent nourrir une approche leur fonctionnement et de leur personnel. La
communicationnelle de ces objets encore peu communication est un des domaines
étudiés par les sciences de l’information et de emblématiques de cette professionnalisation
la communication. croissante des organisations associatives, dans
un contexte de forte concurrence entre ces
organisations.
80
psychologie sociale, et les SIC. Nous allons humanitaires comme Médecins Sans
tout d’abord nous intéresser au rôle de Frontières sont emblématiques de ce succès
contre-pouvoir traditionnellement dévolu aux fulgurant. En trente ans à peine, l’action
organisations associatives, qui renvoie à la humanitaire a conquis une place dans
fonction tribunitienne qui leur est associée. l’imaginaire collectif occidental : dans un
Dans un second temps, nous verrons contexte d’effondrement des idéologies,
comment l’apparition de la l’image des French doctors apparaît comme une
professionnalisation modifie la structure forme de religion séculaire, un nouveau mythe
même de l’association. Nous analyserons enfin moderne. « Espoir pour une époque
les conséquences de la transformation de la désenchantée » (Rieff, 2004), les acteurs
sociologie de l’action associative induite par la humanitaires n’ont cessé de gagner en
professionnalisation de ces organisations en reconnaissance et en pouvoir.
termes de culture et de représentations Or, les organisations associatives sont
sociales. traditionnellement considérées comme des
Précisons que si la professionnalisation est un contre-pouvoirs, susceptibles de contester le
phénomène qui tend à affecter l’ensemble du pouvoir politique en place. « L’association est
monde associatif, à des degrés divers, nous plus souvent du côté du contre-pouvoir que du
faisons ici le choix de nous intéresser aux conformisme. Dans son principe, c’est un lien
grandes ONG d’envergure internationale dans vivant et tumultueux à l’image de la démocratie »,
la mesure où elles constituent des écrit Roger Sue (Sue, 2003, p. 38). Tout au
organisations associatives pionnières en la long du XXème siècle, la dimension de
matière. contre-pouvoir politique des ONG va se
manifester essentiellement autour de trois
thèmes : le tiers-monde, le sans-frontiérisme,
I. D’un rôle traditionnel de et les droits de l’homme (Ryfman, 2004, p. 14-
15). Dans tous ces domaines, les ONG sont
contre-pouvoir à celui de amenées à critiquer, interpeller les Etats, voire
nouveau pouvoir ? à les mettre en accusation. Porteuses d’une
Le phénomène associatif, au sens moderne du contestation idéologique, elles exercent une
terme, c’est-à-dire de regroupement fonction tribunitienne.
d’individus autour d’une idée ou d’un projet C’est ainsi que les ONG, et les plus grandes
dans un but altruiste, s’impose à partir du d’entre elles en particulier, se présentent
XVIIIème siècle. Il est fondé sur l’instauration volontiers comme un contre-pouvoir adapté à
d’un droit indispensable à l’exercice de la l’heure de la globalisation. Or, comme le
démocratie, aujourd’hui reconnu comme soulignent Thierry Pech et Marc-Olivier Padis
fondamental : le droit d’association (Rubio, (Pech & Padis, 2004, p. 54), « l’usage du terme
2002, p. 3). En France, la loi du 1er juillet 1901 de contre-pouvoir, en l’absence d’un Etat mondial,
fait de la non lucrativité le caractère essentiel est avant tout métaphorique ou polémique. Il
de l’association, qui la distingue des permet de s’approprier l’idée d’un moyen d’action
entreprises, organisations marchandes et donc autonome et de protestation, qui va de la
à but lucratif1. Le terme d’ « organisation non manifestation à la désobéissance civile ». Les
gouvernementale » (ONG), qui connaît une actions souvent spectaculaires de l’ONG
fortune considérable depuis la seconde moitié environnementaliste Greenpeace, parfois aux
du XXème siècle, peut lui être défini par cinq confins de la légalité et recherchant le face-à-
éléments caractéristiques : la notion face, sinon la confrontation avec les forces de
d’association, la forme juridique particulière, le l’ordre, sont emblématiques de cette volonté
rapport d’indépendance face aux puissances des ONG d’apparaître comme des contre-
publiques comme privées tant au niveau pouvoirs politiques2.
national qu’international, la référence à des
valeurs et enfin le caractère transnational de Or, la dimension de contre-pouvoir des ONG
l’action menée (Ryfman, 2004, p. 29). ne concerne pas uniquement le domaine
En quelques décennies, les ONG se sont politique ; elle va peu à peu s’exercer
progressivement insérées dans le jeu politique également dans le domaine économique3.
international, jusqu’à en devenir des acteurs Ainsi, ces « nouveaux mouvements socio-
incontournables. Les organisations
81
économiques »4, et en particulier les ONG, salarié. Il en résulte « une double capacité
exercent une influence croissante sur les créative de ressources humaines dont
mécanismes économiques, en allant dans le l’agencement des rapports est essentiel dans la
sens de l’esquisse de nouvelles régulations et dynamique associative » (Laville & Sainsaulieu,
en « imposant progressivement l’idée qu’il est 1997, p. 298). Or, les « spécialités
possible d’agir à l’échelle mondiale » (Wolton, professionnelles » sont devenues cruciales pour
2005, p. 129). En effet, la multiplication des les organisations associatives, en particulier
vecteurs de communication comme l’Internet, pour les plus grandes d’entre elles, en raison
le câble, la télévision par satellite, qui vont du développement de leur influence et de
faciliter d’un bout à l’autre de la planète la l’élargissement de leur champ d’action. Ainsi,
mobilisation citoyenne et les grandes les années 1980 voient le fonctionnement des
négociations mondiales sur le commerce, vont organisations humanitaires passer de
renforcer le sentiment de « village planétaire » l’amateurisme au professionnalisme.
ou de globalisation. Grâce à ces outils de Désormais, dans ces ONG préoccupées
communication, les organisations disposent d’efficacité, il est question de logistique, de
aujourd’hui « de nouveaux atouts qui leur procédures, de méthodes, de démarche
donnent une force décuplée en termes de visibilité qualité.
et de capacité de mobilisation » (Sommier, 2001, Deux domaines sont emblématiques de cette
p. 65)5. professionnalisation croissante des grandes
Un glissement se produit donc chez ces structures associatives : la gestion des
organisations, qui les fait passer de la fonction ressources humaines et la communication.
de contre-pouvoir à celle de nouveau pouvoir. L’apparition de services de gestion des
Ulrich Beck constate ainsi que les associations ressources humaines – jusqu’ici réservés aux
issues de la société civile disposent aujourd’hui seules entreprises – se traduit notamment par
du monopole de la légitimation (Beck, 2003). une professionnalisation du recrutement. Loin
Elles légitiment leur existence par leur action, du mythe du French doctor partant sur un élan
mais également en produisant de l’information. du cœur6, le parcours des volontaires, même
Ce pouvoir, auto-proclamé et auto-légitimé, pour des missions courtes, ressemble
s’avère redoutable à l’heure où la pérennité désormais à celui de n’importe quel candidat
des institutions dépend de leur reconnaissance dans une entreprise classique : réunion
et de leur acceptabilité par la « démocratie d’information, envoi du curriculum vitae,
cosmopolitique » contemporaine. entretien d’évaluation des compétences, des
Ainsi, exerçant une « fonction d’alerte et de motivations, des capacités d’adaptation et de
contre-pouvoir démocratique » (Libaert, 2003), travail en équipe. Les descriptifs de postes
les organisations associatives sont désormais proposés mettent en avant les compétences et
représentatives de la capacité d’engagement l’expérience préalable7, qu’il s’agisse des
des citoyens et sont en mesure de peser dans médecins, des paramédicaux, des logisticiens,
le débat public, de l’incarner, voire de l’initier, des ingénieurs ou des administrateurs. Le
acquérant ainsi un véritable pouvoir d’ordre marché de la formation s’est adapté à ces
politique : « tour à tour s’affirment un rôle de nouveaux besoins en proposant des modules
contre-pouvoir (qui ne se contente pas de se dire ad hoc. Le profil des candidats tend ainsi à
mais qui s’exerce et qui agit), de négociation évoluer : à côté des professionnels aguerris et
(proposition, examen, expertise, intervention) et des retraités, de plus en plus de jeunes
une force d’interpellation » (D’Almeida, 2007, p. construisent leur parcours universitaire dans
36). la perspective d’un engagement dans une
ONG, les diplômes se multipliant dans cette
nouvelle spécialité.
II. Un monde associatif en
Outre la gestion des ressources humaines, une
mutation : l’intégration de la fonction est apparue et s’est imposée comme
professionnalisation essentielle dans les grandes ONG : la
La sociologie associative nous apprend que, communication. Comme le souligne Jacques
traditionnellement, les associations mettent en Walter, « il serait angélique d’estimer que les
présence deux formes d’engagement en leur associations, du moins certaines d’entre elles, ne
sein : l’engagement bénévole et l’engagement
82
fonctionnent pas comme des entreprises dotées polyvalent » à « l’efficacité de professionnels »
de services de communication. Et la concurrence (Rufin, 1999).
existe, y compris pour attirer mécènes et Le mouvement de professionnalisation qui
donateurs » (Walter, 2005, p. 36). Ainsi, les touche les ONG transforme ces organisations
petites associations peinent, dans ce contexte en profondeur ; il affecte l’identité et la culture
devenu prégnant, à se faire entendre, face aux associatives.
moyennes et surtout aux grandes, qui se sont
dotées de véritables services de
communication où officient des personnels III. « Culture de
compétents, issus de formations cotées ou
pourvus d’un solide cursus professionnel dans
l’engagement » et logique du
la communication institutionnelle ou don en questions
d’entreprise. La fonction est parfois Si, selon l’approche constructiviste qui est la
externalisée et confiée à une agence. Les nôtre, le phénomène de l’organisation est « un
« communicants » ont donc largement investi phénomène construit et non un phénomène
le secteur : ils surveillent les taux de naturel » (Crozier & Friedberg, 2001, p. 228),
notoriété, créent de l’ « événementiel », toute organisation relève de la culture, notion
diffusent des communiqués de presse, qui « introduit directement à l’ordre symbolique, à
cherchent à multiplier les passages dans les ce qui touche au sens » (Cuche, 2004, p. 4).
différents médias. Gérant la projection Adoptant ici une lecture anthropologique,
extérieure de l’image de l’organisation, ils nous nous intéressons à la culture entendue
recourent aussi à tous les outils de l’ère comme un « ensemble de systèmes
numérique, comme Internet, les chats, le symboliques » (Levi-Strauss, 1983, p. XIX), au
téléchargement, les SMS, le DVD. sein des organisations associatives. S’il serait
Ainsi, bien des ONG estiment aujourd’hui naturellement réducteur et donc peu
qu’exister rime, pour elles, avec heuristique de parler de culture associative au
communiquer. Le « savoir-faire » et l’activisme singulier, étant donné la très grande diversité
non gouvernemental se conçoivent de moins des associations et des ONG, nous pouvons
en moins sans le « faire-savoir ». Si la toutefois distinguer une forme de culture,
communication a pris une telle importance porteuse d’un mode de sociabilité
dans les organisations associatives, c’est qu’elle particulière : une « culture de l’engagement »
remplit plusieurs fonctions essentielles, qui qui pourrait s’appliquer à toutes les
conditionnent leur survie : il s’agit à la fois de organisations associatives. Les associations et
mobiliser autour d’une action les différents ONG correspondent en effet à un fort besoin
intervenants de l’association (sympathisants, d’engagement et de construction identitaire.
adhérents, bénévoles, salariés), d’informer Le terme « engagement » est ici à
l’opinion publique, de sensibiliser et de faire appréhender non pas dans une acception faible
réfléchir le grand public afin de modifier ses mais au sens fort ; il produit une forte
comportements, de promouvoir l’association socialisation identitaire, une « culture du lien
pour développer une notoriété et une image social ou de la reliance » (Laville & Sainsaulieu,
favorables, mais aussi – et peut-être surtout – 1997, p. 289).
de favoriser le financement de l’association Si la dimension de l’engagement n’est pas
elle-même et de ses missions. Lorsqu’elle sert l’apanage des organisations associatives, elle
de vecteur à des collectes de fonds, la doit sa forte résonance dans le monde
communication est tributaire de la associatif au fait que cet engagement se fédère
concurrence entre les ONG et de la pression autour d’un projet, qui sous-tend la défense
des médias. Le lien entre professionnalisation d’une cause, laquelle est traditionnellement
et recherche de financements est donc patent. portée par un engagement de type militant.
Ainsi, un militant est « un adhérent, bénévole ou
On voit donc que le secteur associatif est un salarié de l’association qui, volontairement ou
secteur qui offre désormais des « carrières explicitement se reconnaît, fût-ce de manière
professionnelles » et pas seulement des contestataire ou conflictuelle s’il veut les faire
carrières « militantes » (Siméant & Dauvin, évoluer, dans les finalités, buts, modes
2002), passant ainsi du « romantisme d’organisation, et « style » d’être et d’agir de
l’association. Le militant est un membre actif sur
83
le plan politique, organisationnel, pédagogique, La culture associative, qualifiée de « culture de
matériel » (Hedoux, 1998). Or, ce militantisme l’engagement », tend donc à connaître
traditionnel connaît aujourd’hui une crise dans d’importantes évolutions. Lionel Prouteau
de nombreuses associations des pays parle ainsi d’un processus d’ « entrée en
occidentaux. En effet, dans une période de économie des associations » ; processus qui n’est
déclin des idéologies et de montée de « pas nouveau en lui-même. Ce qui l’est
l’individualisme, l’exigence éthique davantage, c’est l’ampleur qu’il prend et le
(individuelle) tend à prendre le pas sur la nombre d’associations concernées » (Prouteau,
défense d’une idéologie (collective) comme 2003, p. 8). De même, Bernard Eme considère
moteur de l’engagement. Outre ces évolutions que « l’« esprit gestionnaire » dans une logique
sociologiques, la tendance à la technique se substitue à l’ « esprit politique » qui
professionnalisation du secteur associatif vise le débat sur la pluralité des critères de l’action
participe de la crise du militantisme dans la société. Le rapport économique paraît
traditionnel, en ce qu’elle introduit une devenir hégémonique sous les contraintes
nouvelle forme d’engagement, de type publiques, mais aussi à travers l’attrait de
professionnel, qui a des répercussions sur la certaines associations pour l’imaginaire
culture des organisations concernées. entrepreneurial » (Eme, 2001, p. 51).
84
quelques décennies, ces organisations « au telle ? Il apparaît en tout cas qu’une telle
fonctionnement de multinationales évolution affecte l’imaginaire lié à l’association,
philanthropiques » sont entrées dans fait d’engagement, de don de soi, de gratuité.
l’imaginaire politique et démocratique L’introduction de l’esprit d’entreprise dans le
occidental : « elles semblent avoir investi, dans monde associatif peut par conséquent
l’imaginaire occidental, la place laissée vacante conduire à des paradoxes parfois mal vécus en
par les grands récits collectifs : les French doctors interne et à des arbitrages complexes.
sont nos nouveaux missionnaires, et les
Ecowarriors nos croisés laïcs » (Pech & Padis,
2004, p. 5-6). Conclusion
Ainsi, nous avons voulu dans cette
Outre les représentations qui leur sont communication analyser le phénomène
associées dans l’opinion, un autre type de émergeant de professionnalisation des
représentations intervient : celles qui sont à organisations associatives, en nous centrant
l’œuvre au sein même de ces organisations, sur les plus grandes d’entre elles qui font
composées de deux catégories de personnel : figure de pionnières, et en faisant le choix
les salariés et les bénévoles. Selon les d’une approche théorique interdisciplinaire
penseurs de l’école de Renaud Sainsaulieu qui dans un objectif de complémentarité.
ont travaillé la question de l’organisation Sociologie politique, sociologie de
associative, les salariés représentent la l’association, sociologie du don, anthropologie,
« gestion » et les bénévoles le « sacré ». Ce psychologie sociale peuvent nourrir de
dernier terme n’est pas pris ici dans son manière fructueuse l’approche
acception religieuse mais dans un sens plus communicationnelle dans la mesure où ces
ouvert : « le sacré est un certain type de rapport disciplines invitent à mettre la focale sur les
des hommes à l’origine des choses. (En posant des concepts de pouvoir et de contre-pouvoir, de
actes sacrés) ils se dédoublent en hommes culture organisationnelle, d’engagement, de
imaginaires, plus puissants que des hommes militantisme, de représentations sociales, de
réels » (Godelier, 1997, p. 239). Cette don. Elles permettent d’interroger les
dimension du « sacré », très proche ici de la transformations sociologiques,
logique du don, est extrêmement présente organisationnelles et communicationnelles
dans les organisations associatives ; elle induites par la professionnalisation de ces
renvoie à leur raison d’être, au projet structures associatives.
fondateur et donne son sens à l’action menée,
sens qui est à rechercher « dans le geste lui-
même, dans la relation voulue pour elle-même et
non instrumentale » (Godbout, 2000).
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2
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multinationales du cœur. Les ONG, la politique et des opposants à la guerre du Vietnam, porteurs à la
fois de valeurs pacifistes et écologistes, ce qui
le marché. Paris : Editions du Seuil.
explique la cible de ses premières campagnes : le
nucléaire. Son action en faveur de l’environnement
passe aujourd’hui par le lobbying, l’organisation de
campagnes de dénonciation, le « conflit non-
86
violent ». Voir : le site Internet de Greenpeace
international : www.greenpeace.org/international
3
Le sommet de l’Organisation Mondiale du
Commerce (OMC) qui s’est tenu à Seattle en
novembre 1999 marque en cela un tournant.
4
Nous empruntons cette expression à Alain
TOURAINE.
5
Isabelle SOMMIER cite Greenpeace qui utilise
régulièrement Internet depuis sa campagne sur la
couche d’ozone en 1994, jusqu’à avoir mis au point
à son siège néerlandais une surveillance vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, de sites et de
groupes de discussion, de façon à pouvoir réagir
immédiatement à un événement. De même, l’ONG
Les Amis de la Terre réalise des action alert contre
les institutions internationales en invitant ses
membres à saturer les sites officiels par l’envoi
simultané d’e-mails.
6
Si l’on prend l’exemple de l’ONG Action Contre
la Faim (ACF), une mise au point défile en bandeau
sur le site Internet : « On ne s’improvise pas
humanitaire… ». Celle-ci sonne comme un rappel à
la réalité, signalant que la bonne volonté ne suffit
pas pour travailler dans une ONG. Source :
www.acf-fr.org
7
Chez Médecins Sans Frontières (MSF), deux ans
d’expérience sont demandés aux jeunes diplômés.
Source : www.msf.fr
8
Terre des Hommes France, créée en 1961, défend
les droits économiques, sociaux et culturels des
pays en voie de développement. L’association a
connu une importante crise structurelle en 1995,
mais sa base de militants, très attachée aux valeurs
fondatrices de l’association, a refusé un autre type
d’organisation. Depuis, Terre des Hommes a
dépassé la crise, le budget est constant et au siège
travaillent moins de dix salariés pour six cents
bénévoles dans toute la France ; il n’y a pas de
service communication ou marketing. L’association
a gardé sa culture d’origine puisque ce sont les
militants qui la dirigent toujours. Action Contre la
Faim, créée en 1979 par des intellectuels français,
notamment Françoise Giroud, a pour mission
d’intervenir dans des situations d’urgence. Sa
première crise, en 1986, a provoqué une mutation
de l’organisation, acceptée par les militants.
L’association a recruté des salariés, le siège s’est
structuré à la manière d’une entreprise, avec une
hiérarchie très forte. Ce sont des salariés qui
dirigent l’association. ACF a vu ses budgets
exploser et recrute maintenant exclusivement des
personnes d’HEC et de l’ESSEC pour la
communication et le marketing.
87
Pratiques interculturelles et L’objet de cette contribution est d’analyser
comment dans des contextes interculturels se
« vivre ensemble ». construit un espace d’échanges et
Analyse conjointe de trois d’intercompréhension sans mettre en péril les
spécificités culturelles des individus qui s’y
organisations associatives. engagent1. Nous proposons d’étudier cette
problématique à la lumière de trois terrains.
Comment la culture bulgare est-elle mobilisée
Yanita ANDONOVA, en France via l’association Langue bulgare,
yanita.andonova@gmail.com langue d’Europe ? Comment la culture
Maître de conférences, française est-elle déclinée en Espagne via
Université Paris 13, LABSIC l’Alliance française ? Comment la culture
allemande est à son tour déclinée à travers la
Béatrice VACHER, Maison Rhénanie-Palatinat à Dijon ? Existe-t-il
beatricevacher@gmail.com des représentations partagées du « vivre
Chercheur associé au MICA, ensemble » ? Quelles sont les compétences
Université de Bordeaux implicites correspondantes ? Quels processus
communicationnels sont-ils mobilisés ? Quelles
Carsten WILHELM, sont les attentes de reconnaissances
carsten.w@wanadoo.fr identitaire et culturelle ?
Chercheur associé au CIMEOS, En contexte multiculturel une situation simple
Université de Bourgogne peut s’avérer compliquée. Les acteurs doivent
en permanence composer avec plusieurs
langues, adapter leurs comportements à un
objectif organisationnel, culturel ou éducatif
précis tout en restant fidèles à leurs propres
manières d’être. Quels sont les quiproquos ou
Résumé : malentendus spécifiques ? Quelles
La présente communication interroge la réconciliations et petits bonheurs y trouvent-
problématique du « vivre ensemble » dans des ils ? Il est évidemment question ici de la co-
contextes interculturels. Elle s’appuie sur une existence d’identités particulières et de la
analyse conjointe de trois associations qui ont reconnaissance de l’autre comme égal à soi
pour vocation de contribuer au rayonnement dans sa singularité (Ricœur, 2004).
de cultures autres que celles de leur pays L’apport des SIC à cette problématique est
d’origine (bulgare, espagnole et allemande). incontournable. Pour nous il se situe dans le
Dans ce cadre le bien commun est le point de regard porté à l’espace d’intercompréhension
rencontre de cultures nationales et de construit, déconstruit et réinventé au
pratiques communicationnelles. Il permet quotidien dans les pratiques interculturelles.
l’échange sans pour autant exiger un partage Les interactions correspondantes nécessitent
univoque de références et de valeurs. des compétences communicationnelles
spécifiques pour trouver des compromis afin
de tout simplement « vivre ensemble ».
Mots-clés :
pratiques interculturelles, bien commun,
espace d’intercompréhension, figure de
l’étranger, « vivre ensemble ».
1
Nous tenons ici à remercier les membres de l’atelier
Lilith au sein duquel est née l’idée de cette contribution.
Pour une présentation de ce groupe de travail se rapporter
à Vacher B., Kogan A.-F., Le Bis I., Andonova Y.
(2011), « Lilith, la recherche en causant », Les cahiers de
la SFSIC, à paraître en juin 2011.
88
1. Engagement, cas des associations elle implique la
différenciation face aux autres membres de
intercompréhension et « vivre l’association (âges, formations, expériences,
ensemble » : repères cultures), et la ressemblance avec le groupe (le
théoriques partage de valeurs, de représentations propres
Nous proposons d’étudier trois dimensions à l’association, etc.). Comme l’identité se
qui sont au cœur de nos questionnements. construit au travers de la socialisation, par la
Comment se construit l’engagement des famille d’abord, par les institutions ensuite
individus dans la durée ? Quelles sont les (école, l’entreprise) et les groupes
spécificités de l’intercompréhension au sein d’appartenance (club de sport, parti politique),
des échanges interculturels ? Comment en nous retenons que l’investissement dans des
dépit des différences et des altérités associations interculturelles est à la fois un
fonctionnent les compromis ? choix personnel inscrit dans une trajectoire
propre à chaque individu et un acte collectif
1.1. Engagement des individus, de construction d’un espace partagé de
construction identitaire et valeurs, culture, langue, etc.
socialisation
L’association est une organisation originale 1.2. L’intercompréhension dans les
construite autour d’un projet commun qui pratiques interculturelles
implique le partage de valeurs, mais aussi dans Domaine riche et complexe, souvent source
notre cas une double compétence du lien de malentendus et de conflits, la
social puisqu’il est interculturel. La dimension communication interculturelle couvre un large
institutionnelle particulière de l'association, champ d’action et des pratiques diverses (vie
mise en évidence par Laville et Sainsaulieu quotidienne, management, etc.). Ce champ
(Laville, Sainsaulieu, 1997) opère le passage de longtemps dominé en France par la
la sphère privée à la sphère publique autour psychologie sociale et les sciences de
de la défense d'un bien commun. Elle donne l’éducation (Winkin, 1994) se prête à
un cadre et garantit à la fois un statut pour ses l’anthropologie interculturelle (Demorgon,
membres et une forme de reconnaissance 1996 ; Nowicki, 2008 ; Winkin 2001), à
collective. Se pose dès lors pour Laville et l’approche interprétative du phénomène
Sainsaulieu la question de l’existence d’un interculturel (Bratosin, 2002) et aux
imaginaire collectif et une culture du lien social recherches sur les enjeux de la diversité
spécifique à la vie associative, fondée sur culturelle (Mattelart, 2008 ; Rasse, 2005 ;
l’affirmation constante des identités Vacher, 2007). En ce qui concerne notre
individuelles et collectives, identités qui au sein analyse, résolument inscrite dans une
des associations ne peuvent guère être approche communicationnelle, nous
appréhendées uniquement en termes proposons d’interroger « les pratiques
d’identité au travail (Sainsaulieu, 1977). La interculturelles », terme qui implique selon
pérennité de ces formes organisationnelles a nous une attention particulière aux
ceci de particulier qu’elle permet la interactions et aux compétences
confrontation des univers culturels riches au interculturelles mobilisées au quotidien. Les
sein desquels les individus, porteurs de pratiques interculturelles nous serviront de
multiples valeurs, peuvent s’identifier et toile de fond pour démontrer que malgré les
s’investir chacun à sa manière. différences, les disparités et les altérités, les
individus s’accommodent et trouvent des
La socialisation est donc une notion compromis ainsi que des arrangements.
essentielle. Pour Claude Dubard (1991),
l’engagement des individus s’appuie sur la Nous mobilisons en effet l'approche
double dynamique entre une identité pour soi interprétative pour préciser que l'analyse que
et une identité pour autrui au cours de nous proposons s'intéresse à la façon dont les
laquelle s’opère cette socialisation2. Dans le personnes justifient leurs pratiques pour les
2
L’identité pour soi est l’ensemble des représentations C’est un processus biographique. L’identité pour autrui
permettant à l’individu d’assurer une continuité au cours est le système de repères conduisant à la découverte que
de sa vie et de préserver la cohérence de ses actions. l’on est différent des autres et proche de certains.
89
inscrire dans des contextes de sens qui 1.3 Vivre ensemble : entre respect
dépendent de la culture (d’Iribarne, 2006 ; mutuel et compromis
Giroux et Marrouquin, 2005 ; Vacher, 2010). Nous adoptons un point de vue
Chaque culture possède en effet des communicationnel qui considère que le
références auxquelles les personnes font appel partage d’expériences et de conversations
pour justifier leurs actes. Ce sont des ordinaires permet la construction
concepts qui jouent un rôle essentiel, comme d’interprétations réciproques (Taylor, 2000,
par exemple celui d’équité pour les Groleau & Cooren, 1999 ; Van Vuuren &
Américains ou celui de noblesse pour les Cooren, 2008). Cette construction de
Français ou encore celui de communauté pour l’organisation à travers la communication est
les Allemands. Non pas que l’équité soit sans particulièrement adaptée au contexte
importance en France, mais elle en a beaucoup associatif où chacun cherche la réciprocité
moins que la noblesse d’agir pour une cause dans l’activité collective sans pour autant être
qui dépasse les intérêts personnels (d’Iribarne, toujours capable de l’expliciter. Cette
2006). De même, en Espagne (Pitt-Rivers, approche nous intéresse d’autant plus qu’elle
1997) la question de l’honneur joue un rôle tel met l’accent sur l’importance des imbrications
que l’on observe le poids dévolu à la famille au d’objets marqueurs de la culture et influençant
détriment d’autres formes d’actions les attitudes et les comportements. Cette
collectives. Ainsi, chaque culture nationale a sa influence n’est généralement pas consciente,
propre manière de donner un sens à l’action, elle est profondément intériorisée. Mark Van
manière souvent incompréhensible pour ceux Vuuren et François Cooren (2008) insistent
qui lui sont étrangers. Ces références à la sur l’importance de la reconnaissance de cette
noblesse en France, à l’honneur en Espagne ou influence pour que les individus retrouvent la
à la communauté en Allemagne, marquent des parole dans l’organisation, c’est-à-dire se
rapports différents à l’autorité, à l’autonomie constituent en tant que sujets et s’offrent ainsi
et aux statuts des individus au sein des des possibilités de choix. Cela suppose de
organisations. considérer la culture, non seulement comme
l’ensemble des comportements hérités des
Nous mobilisons également ce que Georg générations précédentes, mais également
Simmel (1908) nomme la figure de l’étranger comme ouverture potentielle sur des
et présente comme élément clé du comportements autres. On retrouve ici cette
développement des sociétés : « [ …] il est image positive de l’étranger de Simmel. Dans
question de [l’étranger] qui vient aujourd’hui et le même esprit, Yrjö Engestrom (2008)
reste demain - en quelque sorte un migrant propose de penser les reconfigurations
potentiel, qui, tout en n’étant pas reparti, n’a pas permanentes de l’organisation contemporaine
complètement perdu la légèreté du va et vient » comme un nouage, knotworking, où les lieux
(Simmel, 1908, p.509). Cette figure porte en d’initiative ne sont pas fixes, où les contrôles,
elle-même le germe des théories d'inspiration responsabilités et confiances demandent à être
interactionniste car pour Simmel la notion régulièrement redistribués et où les nœuds,
d'action réciproque est essentielle entre celui départs d’activité, ne sont pas définis a priori
qui est venu d'ailleurs et les personnes locales. mais potentiellement présents. Ce qui est
Il s’agit d’une relation naturellement positive, souvent le cas des associations. Moins que de
une forme de réciprocité spécifique entre une conversations, ce type de reconfiguration
minorité migrante qui apporte des nouveautés requiert la négociation, notamment en
et la majoritaire d'accueil qui reste en contexte interculturel où le malentendu est
contexte stable et connu. Le jeu entre plus facilement accepté qu’en contexte
proximité et distance est ici une constellation « uniculturel ».
qui signifie que le proche est éloigné comme le
lointain est près. Pour Simmel, il faut donc La communication est donc non seulement ce
avoir un « autre » pour se définir, ce qui est qui imprègne le quotidien des organisations
un point central de nos observations. mais surtout n’est pas une affaire banale
(Lacoste, 2001). Elle joue bien le rôle de liant
dynamique entre les différentes actions
collectives, dans le dire et le faire, dans le lire
90
et l’interpréter, dans l’écrire et le parler, plus cause est la promotion de la langue, de la
ou moins institués. Cette conception de la culture et de la civilisation bulgares en France.
communication n’est pas sans rappeler les La décision de créer l’association le soir
actes de langage (Austin, 1970 ; Gramaccia, même, de choisir un nom représentatif, de
2001), point de vue qui rend caduc le constat rédiger les statuts, etc. a été prise en quelques
de la différence entre le dire et le faire, ce qui heures par des bulgares et des français
permet au chercheur de s’intéresser aux passionnés par le défi commun et par
questions pratiques et d’étudier la relation l’immensité de la tâche à accomplir. L’objectif
entre parole et action comme une co- est noble : l’enrichissement de l’identité et du
production. patrimoine culturels européens à travers la
sauvegarde de l’identité bulgare, la diversité
culturelle étant reconnue comme l’une des
II. Etude comparative de trois priorités de l’Union européenne (Andonova,
2008). Dans la réalité du quotidien il est
associations interculturelles question de survie identitaire : depuis la chute
Notre réflexion porte sur trois associations
du mur de Berlin les Bulgares ont
qui ont pour vocation de contribuer au
massivement quitté le pays pour étudier,
rayonnement de cultures autres que celles de
travailler, vivre à l’étranger4 ce qui a pour
leur pays d’origine (bulgare, espagnole et
conséquence que le nombre d’enfants
allemande). Il s’agit d’organisations à but non
d’origine bulgare nés à l’étranger ne cessent
lucratif qui ne défendent pas d’intérêts
d’augmenter. Ne plus savoir lire, écrire et
particuliers (associations professionnelles par
parler le bulgare met en péril l’avenir de cette
exemple) et qui se sont constituées pour
nation. A cet effet l’association gère des cours
compléter l’action étatique dans le domaine
de bulgare pour enfants (école et jardin
éducatif et culturel. Sur les terrains le
d’enfants), met en place des ateliers et des
positionnement méthodologique que nous
projets culturels. La rencontre des cultures ne
avons adopté est celui de l’observation
s'opère pas dans un but de découverte
participante. Dans les trois cas nous étions
mutuelle. Souvent les élèves de l’école sont
engagés dans l’action, immergés dans les
issus de familles franco-bulgares qui
terrains, investis en tant que bénévoles,
connaissent déjà la Bulgarie, y voyagent
animateur de groupe, participant. Ce point
souvent, apprécient le savoir-vivre de ce pays
commun d’immersion nous a permis de
des Balkans plus connu en France pour son
comparer a posteriori des contextes très
yaourt que pour la gentillesse et la générosité
riches, des moments vécus sans a priori, des
de ses habitants.
interactions au quotidien et de les analyser
avec un regard renouvelé.
L’aventure a très vite rassemblé autour de son
projet et grâce à l’enthousiasme des
II.1 Association « Langue bulgare, fondateurs, la passion des enseignantes, la
langue d’Europe » : survie identitaire patience des parents et la soif de découverte
et reconnaissance d’autrui3 des enfants, une communauté franco-bulgare
Lancée en 2006 sous l’impulsion de trois très disparate et qui n’a pas forcément
mères de famille, une enseignante et un couple l’habitude ni l’envie de se fréquenter. Pourtant
franco-bulgare dans un contexte politico- le liant interculturel a fonctionné bien que
économique propice, la création de certains se réclament de culture
l’association bulgare dont il est question ici exclusivement bulgare, que d’autres soient nés
reflète parfaitement quelques traits depuis plusieurs générations en France et se
caractéristiques de la culture bulgare : une sentent plus proches de la culture française ou
rencontre chaleureuse et improvisée un soir que d’autres enfin se disent tout simplement
d’automne entre individus qui, pour la citoyens du monde. Comment ce « vivre
majorité d’entre eux se rencontraient pour la
1ère fois, mais qui partagent la même
4
conviction de l’importance d’une cause qui Selon le dernier recensement, de février 2011, la
mérite d’être défendue corps et âme. Cette population de la Bulgarie a diminué en 10 ans de 7,33%,
chiffres pas très rassurants pour ce petit pays d’un peu
plus de 7 millions d’habitants. Source : Institut National
3
Cas développé par Yanita Andonova. des Statistiques : http://www.nsi.bg
91
ensemble » s’est-il progressivement construit argumente ses propos. Il faut pour cela un
sans qu’il y ait une appartenance culturelle travail de longue haleine entre Français et
unique et clairement affichée ? L’association Espagnols, basé sur des rencontres régulières.
fonctionne et se développe d’une manière Se crée alors une confiance mutuelle
exponentielle depuis cinq ans grâce à permettant de dépasser nos a priori respectifs
l’implication très forte de sa présidente et des pour construire ces événements, preuves de
enseignantes (toutes salariées de l’association), notre capacité de vivre ensemble grâce à nos
ainsi qu’à l’engagement des bénévoles, pour la différences (Andonova & Vacher, 2009).
plupart des parents d’élèves. Cet engagement Lorsque j’arrive à l’alliance française de Gijon,
s’inscrit dans des parcours personnels le directeur fondateur, Gérard, est décédé
disparates et aucunement dans une depuis deux ans et sa femme a repris
problématique d’identité culturelle commune. fermement les rênes de l’association mais se
Certains parents, plutôt réservés au départ trouve souvent en porte à faux avec son
pour des raisons politiques, économiques ou personnel. En effet, ce dernier est composé de
logistiques, ont hésité avant d’inscrire leurs professeurs payés selon les heures
enfants et se sont très vite aperçus que pour d’enseignement. Or une alliance doit
faire fonctionner l’association, l’implication de également défendre la culture française à
chacun était nécessaire, malgré les différences, travers des activités offertes à l’extérieur. Mais
les origines ou les penchants politiques. Dans ces dernières ne sont pas rémunératrices.
les familles franco-bulgares le parent français Comment faire ? Essayons d’en avoir un
peut se sentir exclu car il ne parle pas la aperçu grâce à une partie de mon expérience.
langue bulgare de son enfant. On peut se Je suis bénévole et souhaite animer un groupe
demander qui est « l’étranger » dans ce de réflexion sur l’interculturel. Une autre
contexte : le parent venu d’ailleurs ou celui né bénévole a un groupe d’amis qui souhaitent
en France ? Enfants, parents, grands-parents et parler français. Nous montons ensemble des
amis ont progressivement trouvé du sens dans rencontres mensuelles et nous l’annonçons
l’engagement mutuel en dépassant ce dans la presse pour agrandir le cercle. Cet
questionnement grâce à la coexistence atelier dure depuis plus de cinq ans. Je suis
d’identités particulières et à la reconnaissance d’abord celle qui anime, distribue la parole et
d’autrui, reconnaissance intuitive et non propose les sujets. Rapidement d’autres
formalisée. personnes prennent la relève. Je conserve les
seules tâches qu’un Espagnol fait difficilement
II.2 Alliance française à Gijon : ou pour lesquelles il peut être considéré
construire l’événement ensemble comme impoli, à savoir la prise de notes et le
grâce à nos différences5 rappel à l’ordre (« chut, chacun écoute
L’alliance française de Gijon (dans le nord de l’autre »). Nous profitons de notre régularité
l’Espagne) date du début des années 80 alors et fidélité pour monter une série d’activités à
que la ville n’a encore développé que très peu destination d’un large public (dont la
d’événements culturels. Les quelques rares conférence et le bal musette). Nous sommes
associations de la ville sollicitent alors Gérard une équipe qui aide la directrice en faisant
de monter une alliance française. C’est tout de boule de neige et en nous répartissant le
suite l’aventure et ça l’est encore. Outre les travail qui devient, de ce fait, amusant.
enseignements de français qui font vivre toute Mais cela ne suffit pas : tous les six mois, nous
association de ce type, une série d’activités partageons nos mets venus d’ici et d’ailleurs.
culturelles sont organisées, toutes plus Nous en racontons l’histoire, familiale,
originales les unes que les autres, jusqu’à un culinaire, organisationnelle parfois. Nous
concert sous l’eau, un théâtre sous la mousse, apprenons ce qui nous différencie : l’honneur
un bal musette, des conférences suivies de français et l’honneur espagnol n’ont rien à voir
débats, etc. Je note cette dernière activité (d’Iribarne, 1987 & 2006 ; Pitt-Rivers, 1997).
comme une originalité… Il n’est en effet pas L’un s’appelle plutôt la noblesse et fait
courant d’assister en Espagne à un débat où référence à un état (la naissance hier, le
chacun parle à son tour, écoute son voisin et diplôme aujourd’hui) qui anime le Français
dans la vie sociale et le fait défendre ses droits
tout en valorisant ses devoirs collectifs.
5
Cas développé par Béatrice Vacher.
92
L’autre est bien un honneur, très masculin, l’amitié franco-allemande à travers des projets,
basée sur la défense d’une antique pureté des rencontres, des échanges. Les projets sont
féminine, la « honra » qui rassemble la famille souvent des initiatives personnelles qui
espagnole. Ce qui reste de cette histoire est le permettent d’animer des activités diverses :
poids de la hiérarchie familiale par rapport à la cours de langue, rencontres artistiques et
vie sociale et notamment au travail. En effet, culturelles, journalistiques et politiques,
l’obéissance au chef de famille se retrouve lectures, vernissages, expositions de photos,
dans l’entreprise au point de juguler toute etc. C’est aussi un point de rencontre entre
forme de débat. Nous avons pourtant réussi à étudiants de langue et étudiants allemands et
combiner ces deux modes de vie, ces deux français. La proximité avec le tissu socio-
références culturelles, dans nos actions économique local participe à mettre en place
conjointes. Pour en revenir à l’exemple de la des missions spécifiques telles que des offres
conférence, nous avons, français et espagnols, de stages et la coopération économique
organisé le débat pour que la salle s’exprime. franco-allemande. Des évènements liés à la vie
Avec joie, bonne humeur et pertinence. Le politico-culturelle et à l’histoire allemande
lendemain, une conférence est organisée avec sont à l’affiche régulièrement (réconciliation,
le même orateur mais par l’université réunification, l’Allemagne en Europe, Amitié
d’Oviedo. Le principal de l’université préside Franco-Allemande, l’intégration) comme par
la séance et la clôt sans autre forme de procès exemple une manifestation intitulée : « Vivre
à l’issue de la présentation… Dans le premier ensemble : un regard croisé sur l’intégration et
cas, l’étranger est bien ici celui qui enrichit l’immigration en France et en Allemagne ».
comme la communication est celle qui fait et Des fêtes et coutumes typiquement
la culture celle qui sert de levier pour agir et allemandes sont également au programme
nouer des savoirs, ce que nous avons proposé comme St. Nikolaus, le «lutinage», une fête du
en partie une. vin et de la bière. Des producteurs de
produits locaux sont d’ailleurs présents
II.3 « Maison Rhénanie-Palatinat » à plusieurs fois par an à Dijon.
Dijon : de la communication de La MRP fête ses vingt ans en 2011. Pour son
l’amitié franco-allemande à l’espace directeur, Till Meyer et son équipe, en
de projet6 majorité des Allemands, c’est le moment de
Crée le 29 septembre 1991, la « Maison réfléchir aux activités accomplies et de se
Rhénanie-Palatinat » (ci-après MRP) est portée projeter vers l’avenir : « Nous ne souhaitons
par le parlement régional du Lande Rhénanie- pas fêter une institution, nous ne voulons pas nous
Palatinat à travers une association allemande. cacher derrière une façade institutionnelle car ce
Elle a vu le jour grâce au partenariat de longue qui fait vivre la MRP et ses projets ce sont les
date de deux régions : Bourgogne en France personnes. Sans elles, pas de projets, pas de
et Rhénanie-Palatinat en Allemagne et les deux MRP »7. Cette vision évolutive est très
capitales régionales, Dijon et Mayence. Cette importante pour l’esprit de la maison tout
initiative est soutenue par les politiques comme la volonté de travailler en lien avec le
régionales et bénéficie de multiples tissu socio-économique local. En effet, la MRP
conventions. est souvent identifiée dans la population
La minorité allemande en France et en dijonnaise à travers son directeur fondateur
Bourgogne n’est pas une minorité issue d’une qui fait un important travail de réseautage et
migration économique de nécessité. Elle se de proximité avec les décideurs locaux,
nourrit de la proximité des deux pays et des politiques ou économiques tout en restant
échanges établis entre régions et villes. Elle est accessible à tout un chacun. Sa vision
également souvent liée à des histoires (« chacun est visible et reconnaissable et
familiales, des couples formés au grès des contribue a la lumière de la maison ») définit la
échanges et une attirance des allemands pour nature volontariste de ce « vivre ensemble »,
le « «savoir-vivre » français. La principale basé sur la reconnaissance individuelle (« dans
mission de la MRP est donc nourrie d’une une institution, il y a aussi des hommes »),
envie de vivre mieux ensemble et de renforcer l’activité par projet et la gestion locale par
proximité. S’en suit une axiologie
6 7
Cas développé par Carsten Wilhelm. Entretien avec l’auteur le 14 avril 2011 à la MRP.
93
communicationnelle autour des valeurs d’organisation par l’intermédiaire de récits tels
comme la convivialité, la performance (au que ceux que nous avons souhaité présenter.
double sens) et le volontarisme. La MRP et ses Questionner les pratiques interculturelles est
activités correspondent bien à la figure de donc un enjeu de taille qui doit être davantage
l’étranger telle que définit par Simmel. Cet interrogé, exploré et approfondi dans une
étranger vient non pas pour passer mais pour approche communicationnelle.
rester et apporte avec lui des façons de faire
qui entrent durablement en relation avec
l’environnement local. L’environnement en Références bibliographiques
sort changé, tout comme l’étranger. ANDONOVA Y. (2008), « Enjeux et défis de
l’intégration européenne de la Bulgarie »,
Hermès, n°51, p.113-118.
Conclusion
La défense d’un bien commun est au cœur du ANDONOVA Y., VACHER B. (2009),
fonctionnement des associations que nous « Visibilité et reconnaissance de l’individu au
avons présentées (Laville, Sainsaulieu, 1997). travail », Communication&Organisation, n°36,
Pour ces associations interculturelles, le bien p.136-147.
commun est le point de rencontre de cultures
nationales différentes et de pratiques AUSTIN J. (1970), Quand dire c'est faire, Ed. Le
communicationnelles à questionner. La figure Seuil, Paris.
de l’étranger comme nous l’avons développée
y est centrale. Cette analyse conjointe permet BRATOSIN S. (2002), « L'approche
de mettre en évidence le fait que la défense de interprétative du phénomène interculturel »,
ce bien commun qu’est une culture ou une Communication&Organisation, n°22, p.184-199.
langue étrangère doit être étudiée dans un
sens large en faisant intervenir l’action D’IRIBARNE Ph. (2006), L’étrangeté française,
réciproque entre individus, les interactions Paris, Seuil.
contextualisées et plus largement les
médiations qui sollicitent l’engagement des DEMORGON, J. (1996), Compléxité des
acteurs, mobilisent des identités culturelles en cultures et de l’interculturel, Paris, Economica
mouvement et soutiennent la coopération. Anthropos. D’IRIBARNE Ph. (1989), La logique
de l'honneur. Gestion des entreprises et traditions
La référence à l’intérêt et au contrat échoue à nationales, Paris, Le Seuil.
rendre compte des réussites associatives où le
sentiment subjectif d’appartenance est DUBAR C. (1991), La socialisation. Construction
premier. Il reste à questionner la nature de des identités sociales et professionnelles, Paris,
cette appartenance. Les observations sur les Armand Colin.
trois terrains associatifs nous laissent penser
que l’engagement des personnes prend des ENGESTROM Y. (2008), « Quand le centre se
formes diverses dans l’action collective et se dérobe : la notion de knotworking et ses
décline d’une manière multiple qui n’implique promesses », Sociologie du travail, Vol.50, N°3,
pas nécessairement une culture partagée. Le p.303-330.
culturel, comme différence, comme « inter »
ou point de vue, permet l’échange et l’activité GIROUX N., MARROUQUIN L. (2005),
ensemble sans pour autant exiger un partage « L'approche narrative des organisations »,
univoque de références et de valeurs. La Revue française de gestion, n°159, p.15-42.
communication telle que nous l’avons
mobilisée est donc bien une relation qui GRAMACCIA (2001), Les actes de langage
produit du sens : une confrontation dans les organisations, Paris, Éd. l'Harmattan.
d’interprétations et une performance de la
culture. Elle donne à voir les règles du jeu de HOFSTEDE G., BOLLINGER D. (1987), Les
l’organisation autant qu’elle offre un espace de différences culturelles dans le management.
liberté. Elle peut être une quête de Comment chaque pays gère-t-il ses hommes ?,
compréhension autant qu’une construction Paris, Editions d'Organisation.
94
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95
De la dynamique Dans le cadre de notre travail de thèse sur les
rapports clients-fournisseurs du milieu
“organisation en action” – aéronautique, nous nous intéressons à
“organisation en projet” l’activité de “développement fournisseur” qui
se caractérise, notamment, par une évaluation
dans le travail de des modes de fonctionnement des PME sous-
“développement traitantes par un organisme mandaté par des
donneurs-d’ordres (DO). A la suite de cette
fournisseur” évaluation, des propositions d’implantation
d’outils-méthodes sont faites aux dirigeants
des PME. Nous proposons alors
Florian HEMONT d’appréhender cette activité de
florian.hemont@univ-tlse3.fr “développement fournisseur” comme
Doctorant participant à un phénomène de changement
CERTOP, UMR 5044, équipe ECORSE, organisationnel que nous saisissons par le
Université Paul Sabatier (Toulouse 3) prisme du travail d’équipement en technologie
gestionnaire des PME. Comment saisir le
changement organisationnel par une approche
communicationnelle du “développement
fournisseur” ? Nous pensons que ce
Résumé : changement peut être envisagé à travers une
Nous proposons d’appréhender l’activité de dynamique “organisation en action” –
“développement fournisseur” dans les chaines “organisation en projet” que nous proposons
logistiques comme participant à un de saisir à l’aide d’une étude des médiations
phénomène de changement organisationnel dans lesquelles prennent place des dialectiques
que nous saisissons par le prisme du travail de lectures-écritures des pratiques et des
d’équipement en technologie gestionnaire des outils-méthodes.
PME. Nous considérons alors les influences Dans un premier temps, nous caractériserons
relatives de l’“organisation en action”, de ce que nous entendons par organisation et
l’“organisation en projet” et de l’organisation changement organisationnel à partir de la
telle qu’inscrite dans les outils-méthodes dans théorie de la régulation sociale (Reynaud,
la construction d’une nouvelle “organisation 1997). Puis, nous préciserons notre approche
en action”. méthodologique du travail de “développement
fournisseur”. Pour finir, nous spécifierons ce
dernier à l’aide de ce que nous qualifions de
mise en regard entre “organisation en action”
et “organisation en projet” lors de
Mots-clés : l’implantation d’un outil-méthode1.
Changement organisationnel, règle-pratique,
outil-méthode, lecture-écriture.
1. De la régulation dans les
organisations comme clef
de lecture du changement
organisationnel
Lorsqu’elle dresse un état de l’art sur le
changement organisationnel, C. Demers
(2007) explique que l’appréhension du
changement varie fortement en fonction de la
focale et de la démarche de recherche. D’un
1
Précisons que nous recourons à cette expression car les
artefacts et les méthodes constitutifs de l’outil-méthode
nous semblent difficilement dissociables. Les méthodes
gestionnaires s’incarnent dans un ensemble d’artefacts
dont le recours renvoie à des scripts d’usage.
96
côté, il y a les chercheurs qui saisissent 1.1. La règle comme principe
l’organisation telle une entité et qui tentent de organisateur et support de
repérer des variables de manière à justifier l’activité collective
une différence entre deux états dans le temps. La théorie de la régulation sociale développée
De l’autre côté, on trouve des approches par J.-D. Reynaud (1988, 1997) et prolongée
processuelles du changement qui en font une par G. de Terssac (2002; Terssac & Reynaud,
continuité. Notre approche vise à entrevoir le 1992) permet d’éclairer quelques points
processus qui conduit à cette différenciation concernant la régulation de l’activité
entre un avant et un après. organisationnelle, la relation entre
C. Demers remarque que deux approches “organizing” et organisation en tant qu’espace
socio-constructivistes de l’organisation sont normé, régulé, et par là même le changement
prédominantes actuellement : 1) des organisationnel. Le concept de règle comme
approches centrées sur les pratiques objet d’entente, de discussion et de
(Feldman, 2000; Orlikowski, 1996), 2) des négociation est central dans cette théorie :
approches centrées sur les pratiques « La règle est un principe
discursives (Taylor, 1993; Taylor & Robichaud, organisateur. Elle peut prendre la
2004; Taylor & Van Every, 2000). Que l’on forme d'une injonction ou d'une
suive les approches discursives comme celle interdiction visant à déterminer
de l’Ecole de Montréal ou les approches strictement un comportement.
centrées sur les pratiques, l’étude du Mais elle est plus souvent un
changement, qu’il soit programmé ou guide d'action, un étalon qui
continuellement émergeant, devient l’étude permet de porter un jugement,
d’un “organizing” qu’il s’agit de mettre en un modèle qui oriente l'action ;
relation avec l’organisation en tant que “site” elle introduit dans l'univers
(Tsoukas & Chia, 2002)2, effet (Vásquez symbolique des significations, des
Donoso, 2009; Vásquez & Marroquín, 2008), partitions, des liaisons […]. Les
ou encore telle une entité émergée et règles ont des auteurs et elles ont
rationalisée (Bouillon, 2009) ou une des destinataires. Elles sont liées
“institutionalized entity” (Bouillon, 2010). En à un projet d'action commune »
effet, aborder le changement organisationnel, (Reynaud, 1997, p. XVI).
c’est ici s’intéresser au processus à travers La règle est par conséquent ce qui permet
lequel celui-ci émerge, mais aussi relever ses l’action collective et qui tend à fournir des
effets sur l’organisation en tant qu’entité, en cadres à l’activité. Toutefois, bien qu’elles
tant qu’espace normé, régulé. Nous soient liées à un projet d’action commune,
proposons de tenter de faire tenir ensemble ceci ne signifie par pour autant : 1) que les
les approches sur les pratiques et celles sur les règles n’entrent pas en conflit, et 2) que leur
pratiques discursives en proposant de prendre établissement ne se fasse pas par négociation
en considération les discussions sur les ou par imposition. Il parait également
pratiques et les règles dans un contexte où intéressant de relever que les règles ont des
elles sont mises en question3. auteurs, et que par conséquent les règles sont
des objets de constructions sociales et font
2
« Notice the double meaning of "organization(s)" here: l’objet d’inscriptions en termes de règles
Organizations are sites of continuously changing human formelles ou de pratiques et de routines.
action, and organization is the making of form, the Dans cette théorie, sont distinguées deux
patterned unfolding of human action. Organization in
types de règles : les règles de contrôle et les
the form of institutionalized categories is an input into
human action, while in the form of emerging pattern it is règles autonomes.
an outcome of it; organization aims at stemming change Les premières renvoient aux règles
but in the process of doing so it is generated by it » (p. élaborées de l’extérieur (dites
577). hétéronomes) et qui décrivent,
3
Nous avons toutefois conscience que toutes les orientent et prescrivent les actions
pratiques ne sont pas verbalisables et en cela nous ne que les acteurs doivent conduire.
prétendons nullement nous situer à un niveau d’analyse
que des observations de l’activité quotidienne des
Plus communément, il s’agit des
acteurs aurait pu fournir. L’“organizing” ne renvoie pas règles établies par la direction à
ici à l’activité quotidienne des acteurs dans leur travail, destination de ses subordonnés.
mais de l’activité particulière de “développement Ces règles, en situation
fournisseur” dans laquelle ils se trouvent engagés.
97
d’application, s’avèrent toujours 1.2. De la régulation dans les
incomplètes et nécessitent des organisations à un
adaptations ou des reformulations questionnement
dans des règles autonomes. communicationnel
Les secondes, les règles autonomes, Comment questionner le changement
réfèrent aux règles internes des organisationnel à travers ces jeux de régulation
groupes de travail qui viennent d’un point de vue communicationnel ?
s’opposer ou compléter les Nous sommes en accord avec J.-L. Bouillon
premières. Il peut s’agir de règles lorsqu’il note que la théorie de la régulation
complémentaires ou alternatives sociale4 relève d’un certain “impensé
établies en contexte de travail par communicationnel” :
les acteurs. « Si les modalités de ces (formes
De même que dans le cas des démarches ISO de coordination impliquées dans
(Cochoy et al., 1998), dans le cadre du l'action collective et dans la
“développement fournisseur” il est question construction sociale des
de penser conjointement règles de contrôles organisations) ajustements ont
en cours, règles autonomes (qui s’appuient sur été́ finement théorisés en termes
des connaissances quant aux contraintes, aux de stratégies d'acteurs, de
pratiques et à la manière dont l’activité est régulations, de conventions, les
conduite dans les ateliers), avec les règles processus symboliques sur
portées par les outils-méthodes en phase lesquels ils reposent sont moins
d’implantation ; l’un des objectifs étant pris en considération. Les
d’établir de nouvelles règles de contrôle, ou échanges interpersonnels, les
tout du moins d’en modifier ou réorienter une discussions, écrits, arguments, les
partie. J.-L. Bouillon remarque d’ailleurs que relations entre ces interactions et
de façon plus générale « les règles autonomes les structures organisationnelles
peuvent même finir par s'institutionnaliser où ils se déroulent, les
comme règles de contrôle dans le cadre d'un représentations sur lesquelles ils
processus de “travail d'organisation” (de reposent, sont le plus souvent
Terssac, 2003) avant d'être elles-mêmes tout juste effleurés » (2008, p.
remises en cause » (2009, p. 8). Le 65).
changement organisationnel, qu’on le La question centrale que nous abordons est :
considère comme ponctuel ou continu, nous comment pratiques et règles sont-elles mises
semble être pris dans cette dynamique, dans en regard et (re-)travaillées par des processus
cette mise en discussion de règles. Il réside communicationnels ? Quels sont les aspects
alors, pour nous, dans la modification des symboliques mis en jeu et en discussion par
règles qui cadrent l’activité et les modes de les acteurs ? Comment le changement
coordination des acteurs. Dans les deux cas, organisationnel s’opère-t-il dans les
ces modifications de règles se font en rapport interactions par une (co-)construction de sens
à des pratiques. Qu’il s’agisse de pratiques qui de l’activité ? Quels sont les schèmes
se sédimentent dans le temps en règles interprétatifs présents dans les cadres
autonomes et qui peuvent finir par s’instancier sociotechniques des interactions ? Comment
en règles de contrôle, ou de nouvelles règles sont-ils rendus présents et discutés ?
de contrôle imposées puis traduites et
ajustées en pratique, ou encore composées en
fonction de pratiques préexistantes, au final, il
se dessine toujours une tension entre
pratiques et règles, entre règles et régulation
en pratique : il s’opère des inscriptions
relatives des unes dans les autres. Ainsi ce que
nous appelons “organisation” renvoie à cette
dynamique règles-pratiques qui en fait à la fois
une émergence et une entité instituée et
normée.
4
Ainsi que celles de l’économie des conventions et de la
sociologie de la justification.
98
2. Saisir le changement l’organisation et de l’outil-méthode (Vinck,
Rivera, & Penz, 2004).
organisationnel par Afin d’explorer plus avant ces processus, nous
l’actantialité dans les scènes avons mobilisé l’approche interactionniste
interactionnelles développée par F. Cooren, en particulier au
Comment saisir le processus de changement plan méthodologique.
organisationnel dans le cas du travail de
“développement fournisseur” ? Nous précisons 2.2. L’actantialité dans les scènes
succinctement le caractère agissant des outils- interactionnelles : le cas du 5S
méthodes de gestion, puis, nous introduisons Notre matériau est principalement constitué
certaines propositions de F. Cooren qui nous d’observations de réunions dans lesquelles des
semblent pertinentes quant à l’analyse des ingénieurs de DO présentent des outils-
réunions dans lesquelles se joue la mise en méthodes aux employés et/ou managers des
forme de changements. PME afin de les implanter. En suivant D.
Bougnoux (2001), nous appréhendons les
2.1. De la nature des outils- scènes interactionnelles par ce qui est mis en
méthodes proposition et par la manière dont en
L’une de nos focales réside dans le travail disposent les acteurs. Nous rejoignons F.
d’équipement en outils-méthodes. Travail que Cooren (2006, 2010a, 2010b) lorsqu’il invite à
nous considérons comme double : celui de une ouverture de l’étude des scènes
l’outil-méthode sur l’organisation, et celui de interactionnelles par ce qui agit et est agi. Il
l’organisation sur l’outil-méthode. A l’instar de est alors question de s’intéresser à l’“agency”
M. Akrich (1992) nous considérons les outils- de manière relativement large en y incluant les
méthodes comme résultat d’inscriptions de acteurs humains et non-humains, qu’il s’agisse
concepteurs. Nous nous intéressons alors à d’incarnation ou de ventriloquie (outils-
leur fonction média5 tant par les schèmes méthodes, PowerPoint, contraintes de
interprétatifs qu’ils supportent que du point production, pratiques, règles, principes,
de vue des scripts d’usage qu’ils semblent objectifs, logiques gestionnaires, porte-
prescrire. Les outils-méthodes de gestion en parole…). Sur cette base nous avons procédé
tant que médiateurs de perception et d’action à des relevés systématiques de ce qui agit dans
ont une portée agissante. Dans la mesure où les scènes interactionnelles.
leur objet est de cadrer l’activité et les modes Dans le cas d’une implantation d’un outil-
de coordination des acteurs, ils ont également méthode 5S7, un ingénieur missionné par un
une visée organisante (de Terssac & Bazet, DO et le responsable de production de la
2007). Ainsi, W. Orlikowski écrit : « (…) PME interviennent auprès des responsables
technology embodies and hence is an d’ateliers. Nous avons établi quatre catégories
instantiation of some of the rules and d’actants dans le discours de ces premiers qui
resources constituting the structure of an cadre le processus de changement. Ceux qui
organization » (1992, p. 405). Bien que les sont mobilisés par les acteurs : modifications
pratiques d’un même outil-méthode puissent
varier car elles sont toujours situées 7
Méthode gestionnaire, dite “Lean Manufacturing”, qui
(Orlikowski, 2000) et que leur appropriation vise une amélioration continue de la production
relève d’une certaine flexibilité interprétative notamment par une standardisation de l’emplacement
(Orlikowski, 1992), il participe à une des produits et outils de production et par une
élimination des éléments jugés non-utiles. Il s’agit d’une
“technologisation” et rationalisation6
méthode qui vise à ordonner les ateliers et établir des
organisationnelle par modification des règles comme « il n’y a pas d’objets inutiles dans les
régulations pré-existantes. Au final il s’opère armoires et autres rangements », « les moyens de
une relative réciprocité dans l’influence de rangement sont identifiés, adaptés… », « les outillages et
moyens de fabrication sont propres », « les tenues
vestimentaires sont adaptées, portées et correctes »…
Les ateliers sont découpés en zones alors évaluables en
5
P. Verbeek explique que les outils ont une dimension fonction des règles définies et inscrites dans le support
active dans l’étant présent des acteurs par des d’évaluation. Nous considérons alors l’outil-méthode 5S
médiations de perception et d’action (2006). comme un ensemble constitué de divers artefacts
6
Qui se caractérise par « un triple processus intégré (scotch, grille d’évaluation dans laquelle sont reportées
d’optimisation, de codification et de justification des les règles à suivre et sanctionnées) et de méthodes
activités » (Bouillon, 2009, p. 7). (usages prescrits, logique “Lean Manufacturing”…).
99
des modes de fonctionnement (règles, l’organisation telle qu’inscrite dans l’outil-
pratiques actuelles et futures), les extériorités méthode. Nous entendons par “organisation
évoquées comme supports d’autorité (clients, en action” les pratiques des acteurs et les
fournisseurs dits modèles…) ; et concernant règles constitutives des cadres de l’activité,
l’instanciation de nouveaux objectifs : un mais aussi les pratiques telles qu’elles sont
discours sur l’esthétique et sur la nécessité dites se faire, tout du moins telles que les
d’une mise en visibilité d’un contrôle acteurs perçoivent qu’elles se font, ou telles
gestionnaire. La proposition de transformation qu’ils les présentent. En cela nous n’assimilons
des modes de fonctionnement des ateliers, pas “organizing”11 et “organisation en action”.
dont l’objet est d’introduire et constituer de Par “organisation en projet” nous nous
nouvelles formes et pratiques gestionnaires, référons à un “actant intermédiaire”12 projeté
s’effectue suivant ce que le responsable de et en construction, à un objet de l’activité
production présente comme une forme qui d’élaboration de nouvelles pratiques
fait désormais référence au sein de organisationnelles par (ré-)écritures de règles
l’entreprise. Par la mobilisation de ces actants, constitutives-normatives cadrant le travail,
le responsable de production cherche à l’activité des acteurs. Cette projection
opérer une tentative d’inflexion de schèmes organisationnelle s’effectue par une mise en
interprétatifs sur son personnel par des tension entre l’“organisation en action” et
propositions visant à modifier leurs l’organisation telle qu’inscrite dans l’outil-
perceptions des conditions de production, ou méthode et médiée par le spécialiste du DO
tout du moins en exposant ce qui sera et le responsable de production. Le schéma
désormais entendu comme norme à suivant rend compte du travail de
respecter. Les médiations à l’œuvre visent “développement fournisseur” :
l’instauration d’une nouvelle politique de
gestion des ateliers. Nous observons la mise
en place conjointe d’un nouvel ordre, basé
selon une idéologie gestionnaire8 et esthétique
(qui peut s’apparenter à une méta-lecture9 des
principes inscrits dans l’outil-méthode), et de
nouveaux processus de production portés par
l’outil-méthode 5S. Toutefois, comment
préciser la dynamique de ce changement ?
3. “Organisation en action” -
“organisation en projet” : la
dynamique lectures -
écritures entre outil-
méthode et pratiques
A partir de nos observations, il apparaît que
11
l’ensemble de ce qui est mis en proposition au Entendu comme processus organisant en train de se
fil des réunions d’implantation est mis au faire : « To focus on sensemaking is to portray organizing
travail : l’outil-méthode, les pratiques, les as the experience of being thrown into an ongoing »
(Weick et al., 2005, p. 410).
règles, les schèmes interprétatifs des différents 12
L’idée d’“intermédiaire” a ceci d’intéressant qu’elle
acteurs… Les transformations s’opèrent avec permet de constituer une focale sur ce qui est mis en
une mise en regard entre, ce que nous relation par la portée médiatrice de l’objet. Les objets
qualifions avec A. Roux10, d’“organisation en intermédiaires « participent à la construction de
action” et d’“organisation en projet” ainsi que compromis et de savoirs partagés entre les acteurs. Ils
contribuent à déplacer les points de vue des acteurs…
L’objet peut alors être théorisé en tant que médiateur
8
Supporté par le triptyque : performance, maitrise, dans la mesure où il interagit avec les acteurs en
rationalité (Boussard, 2008). présence. Il supporte, par exemple, la confrontation de
9
Qui oriente la lecture et restreint le phénomène de leurs points de vue en leur offrant des prises, en
“interpretative flexibility” des outils. facilitant le surgissement de solutions et de
10
En nous appuyant sur les travaux de W. Orlikowski rapprochement entre des aspects autrement dissociés »
(1992, 2000). (Vinck, 2009, p. 59).
100
Organisation en Action à t
Organisation en
Action à t + x
temps
101
participent à la mise en règle de l’activité action”. Dans nos analyses, nous avons pu
“normalisée” encadrant les futures pratiques relever des “présentifications” d’objectifs, de
des acteurs. C’est ce double mouvement que scripts d’usage d’outils-méthode, de pratiques
nous qualifions de co-adaptabilité entre et de conditions de ces pratiques par des
l’“organisation en action” et l’outil-méthode. phénomènes d’invocation et d’incarnation. Il
Plus généralement, il nous semble que c’est de ne s’agit donc pas seulement de considérer les
cette dynamique outil-méthode − lectures qui sont faites des outils-méthodes,
“organisation en action” que nait la mise en mais également de saisir leurs (ré-)écritures
projection de l’organisation. Configurer, (ré- comme le résultat de mises en discussion de
)écrire l’outil-méthode suppose également de diverses lectures (de l’outil-méthode, de
définir des règles de contrôle régissant pratiques, de conditions de pratiques…) que
l’activité des acteurs agissant sous celles-ci. Dit les acteurs confrontent, opposent, élaborent
autrement, cette (ré-)écriture des règles de conjointement.
contrôle dans les outils-méthodes de gestion Nous proposons de décomposer la dialectique
constitue une formalisation de l’“organisation de lectures-écritures entre outil-méthode et
projetée” qui deviendra par la suite règle de pratiques en deux phases principales :
contrôle cadrant la futur “organisation en
Outil-méthode
Outil-méth
é ode
A B A B A
Pratiques
Les phases A correspondent aux Toutefois, nous aimerions préciser que cette
étapes de (ré-)écriture de l’outil- succession de phases est moins à voir tel un
méthode. Dans cette phase, nous découpage séquentiel qu’un effet analytique de
avons pu observer qu’il s’agissait, notre part. En effet, nous avons parfois pu
pour les acteurs, de mettre en constater, que les acteurs projetaient de
regard des formulations d’objectifs, nouvelles pratiques en même temps qu’ils
de pratiques (et de leurs projetaient une ré-écriture de l’outil-méthode.
conditions) en cours au sein de
leur entreprise et de mises en 3.3. Encadrement des lectures-
travail de l’outil-méthode (à travers écritures
les schèmes interprétatifs et les Pour finir, il est également question de
scripts d’usage qu’il véhicule). Il y a pratiques d’accompagnement de ces lectures-
une mise en projection de écritures. L’ingénieur du DO guide la lecture
l’organisation. Il s’opère une en précisant ce qui est à modifier, travailler, ce
formalisation de cette projection qui ne peut l’être, en insistant sur les éléments
organisationnelle à travers importants. Précisons que l’outil-méthode 5S
l’établissement de règles ainsi que repose sur un principe de personnalisation des
leurs inscriptions dans la grille règles, mais que ces règles dépendent d’une
d’évaluation de l’outil-méthode lui- catégorisation qui elle ne l’est pas. De plus,
même. comme nous l’expliquions, l’implantation de
Les phases B correspondent aux l’outil-méthode dans les ateliers de la PME est
étapes plus communément appuyée par un co-texte : celui formulé par le
nommées d’appropriation responsable de production concernant les
(DeSanctis & Poole, 1994), il s’agit nouveaux impératifs de gestion des ateliers
là, via des lectures combinées de dans lequel il insiste sur le respect et la mise
l’outil-méthode et des pratiques en place d’un ordre esthétique d’agencement
alors en cours, d’une mise en des ateliers ainsi que sur la nécessité de
œuvre des règles qu’il porte dans produire et rendre visible des indicateurs de
des pratiques.
102
gestion. En cela, les lectures-écritures ne Bouillon, J.-L. (2009). Comprendre
doivent pas être envisagées comme une simple l’organisation par la communication... sans
mise en regard de pratiques et de règles réduire l’organisation à la communication.
inscrites dans l’outil-méthode, il convient de Enjeux, perspectives et limites d’une
tenir compte des discours produits localement théorisation communicationnelle de
qui accompagnent cette dynamique et cadrent, l’organisation. Actes du colloque « Nouvelles
orientent ces lectures et écritures. tendances en communication organisationnelle ».
Présenté à 77ème Congrès de l’ACFAS,
Université d’Ottawa.
Conclusion
Après avoir envisagé l’organisation à la fois Bouillon, J.-L. (2010). A Communicational
comme émergeante et émergée en Approach to Organizations: A Framework for
considérant la dynamique pratiques-règles, Analyzing Contemporary Rationalizations.
nous avons précisé que le changement Management Communication Quarterly, 4(24),
organisationnel s’opère par une modification 643-650.
de ces règles et pratiques, par la mise en
regard de l’“organisation en action” et de Boussard, V. (2008). Sociologie de la gestion : les
l’“organisation en projet” lors du travail faiseurs de performance. Perspectives
d’équipement en technologie gestionnaire des sociologiques. Paris: Belin.
PME. Cochoy, F., Garel, J.-P., & Terssac, G. de.
Nous avons alors considéré l'outil-méthode (1998). Comment l’ecrit travaille
comme un support proposant une certaine l’organisation : le cas des normes Iso 9000.
grille de lecture de l'activité, mobilisée comme Revue française de sociologie, 39(4), 673-699.
prise dans une dynamique de lectures-
écritures. L'outil-méthode n'est pas seulement Cooren, F. (2006). The organizational world
une grille de lecture, il opère aussi telle une as a plenum of agencies. Dans F. Cooren, J. R.
grille d'écriture de règles “normalisées” Taylor, & E. J. Van Every (Éd.), Communication
cadrant l'activité des personnels des ateliers. as organizing: Empirical and theoretical
Cette dynamique fait l’objet d’un explorations in the dynamic of text and
“accompagnement” qui vient s’assurer de la conversation (p. 81–100). London: LEA.
bonne prise en compte de l’esprit du cadre
au-delà de la lettre. Cooren, F. (2010a). Ventriloquie,
Plus largement, l’étude d’une telle évolution performativité et communication. Réseaux,
permet de fournir quelques pistes afin de saisir 163(5), 33-54.
la rationalisation des organisations, non pas tel
un phénomène, mais à travers son processus Cooren, F. (2010b). Action and Agency in
d’instauration. Dialogue. Passion, incarnation and ventriloquism.
John Benjamins Publishing Company.
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DeSanctis, G., & Poole, M. S. (1994).
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Jeanneret, Y. (2007). Y a-t-il (vraiment) des
approches communicationnelles des
technologies de l’information ? Villeneuve d’Ascq:
organisations. Sciences de la société, (74), 65-
Presses Universitaire du Septentrion.
84.
103
Orlikowski, W. J. (1992). The Duality of Tsoukas, H., & Chia, R. (2002). On
Technology: Rethinking the Concept of Organizational Becoming: Rethinking
Technology in Organizations. Organization Organizational Change. Organization Science,
Science, 3(3), 398-427. 13(5), 567-582.
104
Le rôle des compétences Problématique
Héritiers de l’ancienne tradition infirmière et
communicationnelles dans de l’ingrat rôle de surveillant-chef des
la construction de l’ethos et hôpitaux, les cadres de santé constituent une
catégorie d’acteurs en forte évolution, encore
la professionnalisation des peu stabilisée comme « groupe
cadres hospitaliers. professionnel » (Divay, Gadéa ; 2008). Corps
du management intermédiaire, ils sont appelés
à accompagner la modernisation de l’hôpital
Valérie LEPINE public et à y assumer un travail d’encadrement
Maître de Conférences, et de gestion rigoureuse des ressources, dans
Valerie.lepine@iut2.upmf-grenoble.fr un contexte de réorganisations structurelles
Université Pierre Mendès-France, et de restriction budgétaire. Pour répondre à
GRESEC, Université Stendhal Grenoble 3 ces défis, le cadre- infirmier est devenu
« cadre de santé » dans une fonction de
management profondément renouvelée.
Cependant cette fonction, comme le groupe
professionnel et les individus qui s’y trouvent
Résumé : associés peinent à trouver un
La réforme de la gouvernance hospitalière « positionnement » satisfaisant, tant leur rôle
s’est inscrite dans un contexte de dans l’organisation hospitalière se situe aux
rationalisation des ressources et de maîtrise confins de logiques diverses et souvent
des dépenses de santé publique. Le statut et le contradictoires. Interface entre corps médical,
rôle de l’encadrement intermédiaire ont été services techniques et administratifs,
redéfinis et les contours de la professionnalité institutions médico-sociales, familles et
des cadres de santé redessinés. Les récits patients, les cadres de santé sont, plus que
biographiques des trajectoires professionnelles d’autres managers, dans des situations
des cadres hospitaliers mettent en évidence d’interactions multiples où les compétences
l’importance des compétences communicationnelles priment sur les
communicationnelles dans la dynamique compétences techniques ou gestionnaires.
identitaire de professionnalisation comme
managers. Cependant ces compétences sont à Nous voudrions dans cette contribution
la fois méconnues, peu reconnues et très examiner les ressources des cadres de santé
partiellement prises en compte, notamment dans leur trajectoire de formation d’une
par les formateurs des écoles et instituts de identité professionnelle (Dubar, Tripier ;
formation des cadres. 1998) et d’une image de soi dont les facettes
multiples concourent à l’expression d’un ethos
qui émerge de – et se construit dans – un
discours réflexif, énoncé entre pairs et qui se
réactualise, au moins partiellement, dans la
Mots clefs : situation d’entretien avec le chercheur. Cet
ethos intimement lié à l’énonciation renvoie
Cadres de santé, compétences
« au processus plus général de l’adhésion des
communicationnelles, ethos,
sujets à une certaine position discursive »
professionnalisation.
(Maingeneau, 1999 : 76). A la lumière
d’entretiens approfondis menées auprès de 35
cadres hospitaliers, que peut-on dire de la
place, du rôle et des conditions d’émergence
des compétences dites communicationnelles
dans la construction discursive de l’identité
professionnelle de manager ? Si la compétence
peut s’appréhender comme une construction
« longitudinale » engageant la personne tout
au long de sa vie (Hillau, 2006 : 22) le récit
105
biographique constitue une des clés d’entrée efficaces dans des situations et dans des
possible. environnements variés rencontrés tout au
long de sa trajectoire professionnelle). Dans
Nous faisons l’hypothèse que la cette approche par les objets (ce qui fait
professionnalisation des cadres du secteur l’objet de la professionnalisation) Burdoncle
public hospitalier se traduit par, et s’appuie (2000) met au même plan que les précédents,
sur, la formalisation de compétences d’une part la professionnalisation des savoirs
communicationnelles autant que sur des produits et promus dans une démarche de
capacités relationnelles socialement formalisation et de légitimation ; et d’autre
développées tout au long de la trajectoire part la professionnalisation de la formation,
professionnelle. Il s’agira donc d’éclairer ce qui repose sur des dispositifs qui sont
processus à partir d’indicateurs formels tels évidemment pédagogiques mais qui jouent
que le développement de documents-types aussi un rôle de régulation de l’accès à la
(ex. fiches de postes) ; mais aussi à la lumière profession.
de nouvelles socialisations (ex. groupes
d’analyse des pratiques), de rapports sociaux Dans une perspective plus interactionniste la
renégociés dans l’organisation (ex. les collèges sociologie française (Dubar &Tripier, 1998)
de cadres) dans lesquels se jouent la met en évidence l’importance du processus
reconnaissance sociale et la légitimité des biographique de construction identitaire des
compétences des cadres de santé. Puis il professionnels dans des relations
s’agira d’examiner la formalisation des d’interdépendance des individus qui sont
compétences dites communicationnelles, membres d’un groupe professionnel et en
acquises tout au long de la trajectoire activité dans des organisations dans un
professionnelle et dans des situations environnement social, politique, économique,
récurrentes de l’activité de travail, plus juridique avec lequel il est nécessaire de
souvent que dans les cursus de formation. négocier sa place. Dans cette perspective « la
professionnalisation relève également d’une
Professionnalisation et compétences : rhétorique et d’une dynamique de
un cadre d’analyse en débat construction identitaire d’un groupe social »
Différentes disciplines ont contribué avec des (Wittorski, 2008) dans laquelle l’identification
angles différents à la production de cadres et la revendication de compétences
théoriques pour penser les enjeux de la spécifiques sont centrales.
professionnalisation et de la notion de
compétences, ainsi que les rapports sociaux La notion de compétences est polysémique,
de légitimation et de reconnaissance qui y sont multidimensionnelle et complexe à définir. Elle
associés. R. Wittorski (2008) a produit une intéresse évidemment les sciences de
importante synthèse des apports historiques l’éducation comme l’un des concepts clés à
et des débats plus récents issus en particulier partir duquel il est possible de valider,
de la sociologie et les sciences de l’éducation. mesurer l’efficacité des actions didactiques et
Dans ce champ, il s’agit de conceptualiser la pédagogiques. Il s’agit notamment de dépasser
professionnalisation comme un processus la dichotomie entre transmission de
multidimensionnel (Bourdoncle, 2000) qui connaissances et acquisition par l’expérience
peut concerner des entités de niveaux et d’outiller la réflexion et les pratiques des
différents : une activité (dont l’utilité est à un formateurs et pédagogues avec une approche
moment reconnue dans une société et qui plus favorable à la prise en compte d’une
justifie éventuellement la création d’un statut, dynamique complexe de l’apprentissage. Dans
de formations dédiées), un groupe (qui tend à l’approche psycho-cognitiviste, « une
se constituer en acteur collectif porteurs compétence est définie comme un savoir-agir
d’intérêts, de pratiques, de modes de complexe qui prend appui sur la mobilisation
socialisation mais aussi de rhétoriques et la combinaison efficace d’une variété de
partagées), un individu (engagé dans une ressources internes et externes à l’intérieur
dynamique d’acquisition de savoirs, de d’une famille de situations » (Tradif, 2006 :
compétences professionnelles, d’intégration et 50). Cette mobilisation est adaptée et efficace
de développement de normes d’action à conditions de disposer de « schèmes
106
opératoires » (Vergnaud, 1994) pertinents. trouvent le plus souvent, confrontés à des
Ces définitions produites en sciences de situations tendues, voire conflictuelles ou à
l’éducation à des fins didactiques peuvent être l’inverse anomiques, avec des personnels
enrichies d’une analyse des conditions sociales démotivés ou désorientés face à des
dans lesquelles prend place une « intention de restructurations ou à des mesures
professionnalisation » et des enjeux de incomprises. D’emblée, il est possible de
redéfinition des compétences comme repérer les enjeux communicationnels
nouvelles normes de travail (Wittorski, 2008). auxquels les cadres ont eu à faire face en
En effet, toute une sociologie critique à l’égard prenant leur fonction :
de la généralisation du modèle professionnel
fondé sur les démarches compétences pointe « Je suis arrivé devant une situation conflictuelle,
les dérives managériales et gestionnaires de tendue, il y avait des mouvements sociaux (…) il y
l’individualisation du rapport au travail (Dugué, avait une problématique énorme entre infirmiers
1994 ; Courpasson, 1996). Pour les et encadrement médial, pas de communication ; il
détracteurs de la cette logique, la fallait restaurer un dialogue avec tous ces
formalisation de compétences, publicisées et acteurs » (CSup Pôle, CHU44)
promues à travers la production de « Moi, ma fonction c’était faire comprendre aux
référentiels destinés à encadrer la formation équipes cette nouvelle dynamique, un travail de
et guider l’action, constitue « un ensemble de persuasion (…) avoir une vraie communication du
mécanismes sociaux et managériaux de genèse projet du chef de pôle et pouvoir l’expliquer
de normes professionnelles et constamment, à n’importe quel moment, à tous
comportementales » (Courpasson, 1996 : 245) les professionnels » (CSup, CH Psychiatrie 38)
au service de la flexibilité des organisations et « Avec l’hôpital de jour il y a eu un grand
au détriment de collectifs de métiers. changement dans l’organisation des soins (…) il
fallait être capable d’argumenter, d’adopter une
En adoptant la définition proposée par méthodologie par rapport à la présentation du
Wittorski (1998) qui pose la compétence projet » (CSup, CH secteur pénitentiaire 38)
comme « un savoir-agir socialement
reconnu », il est possible de tenir compte de Il apparaît que pour ces cadres, les
la dimension politique, voire idéologique qui compétences requises pour surmonter ou
sous-tend la valorisation et la reconnaissance gérer les situations de changement
de telle ou telle compétence dans un contexte (permanentes tant les réformes se sont
socio-organisationnel déterminé et, partant, succédées sans phase de stabilisation, ni même
de ne pas ignorer les logiques d’exclusion ou parfois d’évaluation ou de bilans des
d’invisibilisation d’autres compétences non modifications organisationnelles engendrées)
reconnues comme telles par tout ou partie mobilisent de manière centrale une intense
des acteurs sociaux concernés. activité de communication. C’est en endossant
la responsabilité de la communication des
projets et en forgeant progressivement une
Professionnalisation des cadres de méthodologie pour en (re)produire les effets
santé : production de normes et attendus que les cadres de santé estiment se
formalisation des compétences professionnaliser comme managers et se
communicationnelles détachent de leur ancrage originel dans le
Les entretiens de type biographique sont soin. « Moi, je me suis beaucoup appuyée sur la
particulièrement féconds pour mettre à jours méthodologie de projet pour construire quelque
les logiques identitaires mises en récits au chose qui tienne la route ; ça part de l’analyse des
moment jugé crucial de la « prise de causes de dysfonctionnement avec des entretiens
fonction » comme cadre supérieur de santé, (il faut une grille), l’analyse puis un plan d’actions
qui s’opère dans un service où il va falloir « se qui guide le travail pour 5 ans (…) Savoir être en
positionner ». Dans le contexte des dernières relation avec l’autre, c’est ça le cœur de notre
années marquées par les réorganisations, métier ». (CSup Pôle, CHU44)
l’amplification des contraintes budgétaires et la
pénurie structurelle de main d’œuvre à Il apparaît que les compétences par lesquelles
l’hôpital public, les cadres paramédicaux se la professionnalité des cadres hospitaliers
107
s’exprime ne sont pas seulement des cadres se sont engagés dans un processus de
compétences relationnelles (Bourret 2006) ou formalisation qui va bien au-delà des
interactionnelles (telles que la capacité prescriptions induites par les démarches
d’écoute, d’empathie, d’animation, de Qualité mises en œuvre dans les années
régulation, etc.). Elles déterminent et précédentes. La formalisation des activités
constituent le cœur de l’activité de managériale se traduit par la création d’outils,
management, qui se déplace de l’activité de de documents écrits qui ont pour fonction
production et de sa gestion optimum, « vers d’objectiver et de rendre visibles une
des interventions destinées à la coordination multitude de tâches mal identifiées par les
et la mise en synergie des opérateurs et de équipes car elles ne relèvent pas directement
leurs activités » (Bonnet & Bonnet, 2007 : du cœur de l’activité des services de soin. Un
261). Ces compétences de communication effort particulier est donc consenti par les
managériale sont positivement investies par les cadres pour « rendre compte » de leur
cadres de santé, pour qui la (re)mobilisation professionnalisme : production et réécritures
des équipes, dans un contexte de pénurie de multiples des organigrammes de services et
main d’œuvre et de relatif désenchantement à des fiches de poste dans un contexte de turn
l’égard des valeurs et des nouvelles over important, création de fiches d’objectifs
orientations de la fonction publique et d’évaluation pour les entretiens annuels,
hospitalière, est cruciale. écriture systématique d’ordres du jour et de
compte-rendus pour toutes les réunions, mise
Dans la mise en œuvre de la réforme en place de fiche-type pour la transmission des
hospitalière, la communication joue informations indispensables pour la relève,
objectivement un rôle structurant dans/sur présentations power point pour la
l’organisation. La mise en récit du sens du communication des nouveaux projets,
projet organisationnel (formalisé dans un tableaux de bord et de reporting sur les taux
« projet d’établissement » lui-même décliné en d’occupation des lits, le taux d’absentéisme,
« projet médical » et « projet de soins »), la les ratios patients/ soignants / aide soignant,
restauration des conditions de dialogue et de les indicateurs Qualité, etc. Pour assurer
coopération entre des acteurs, la création efficacement ces activités, la compétence de
d’espaces de mise en discussion et communication organisationnelle s’appuie sur
d’interprétation symbolique et fonctionnelle des ressources telles que la maîtrise des
des évolutions du service et des activités, dispositifs informationnels et des outils
relèvent de compétences communicationnelles techniques de conception et de diffusion ou de
que l’on peut qualifier d’« organisantes ». Les partage d’informations. Ces aspects sont
réunions quotidiennes de relève qui assurent cependant plus rarement formalisés.
le relais entre équipes de jour et de nuit, les
réunions de services, les temps de A un autre niveau, la formalisation de la
coordination et de mobilisation autour de compétence des cadres hospitaliers par la
projets transversaux (hygiène, nutrition, prise communication se concrétise aussi par la mise
en charge de la douleur, etc.) mais aussi la en place, plus ou moins officielle selon les
mise en œuvre de groupes d’analyses des établissements, de collèges de cadres de santé
pratiques professionnelles ou encore la ou de collectifs de cadres qui œuvrent à faire
réalisation des entretiens d’appréciation (ou reconnaître la contribution spécifique de
d’évaluation) annuels, sont autant de situations l’encadrement à la définition des orientations
de communication où le manager exprime sa stratégiques, aux côtés du corps médical d’une
capacité à valoriser ses équipes et à poser les part, des personnels techniques d’autre part.
conditions d’une reconnaissance mutuelle De telles instances, où se joue la légitimation
(Lépine, 2009) tout en assurant leur de la prise de parole des différents acteurs sur
collaboration au sein de l’organisation et en la scène institutionnelle, butent cependant sur
cohérence avec le projet du pôle ou du les écarts de culture, de formation et même
service. de vision, extrêmement importants entre
professionnels d’encadrement issus de la filière
Bien que la culture des échanges de travail à soignante et cadres administratifs (RH, gestion
l’hôpital repose majoritaire sur l’oralité les financière, SI, etc.) issus du corps des attachés
108
administratifs et adjoints hospitaliers. Sur le Les ressources cognitives étayées par la
terrain de la communication à un niveau transmission de savoirs disciplinaires sont
institutionnel, les cadres de santé semblent présentes : quelques cadres de formation font
dans une position fragile en particulier parce implicitement référence aux travaux de la
que leur statut et leur position dans l’échelle psychologie sociale des années 60 sur la
sociale et hiérarchique de l’hôpital sont dynamique de groupe et sur les typologies
encore faiblement reconnues face à la reprises dans les manuels concernant les styles
prééminence historique et culturelle du corps de management (autoritaire, participatif,
médical. affectif). Mais elles sont jugées insuffisantes :
« on peut trouver des éléments dans la psycho…
Formation et professionnalisation des mais je ne suis pas sure que les qualités
cadres de santé relationnelles s’apprennent car on est dans le
L’accès à la fonction de cadre de santé est savoir-être » (CSup Formation 75L).
conditionné par la délivrance d’un diplôme
créé en 1995 au moment où l’action des Il semble pourtant que les cadres formateurs
pouvoirs publics se focalise sur la des écoles de cadres intégrées aux Centres
modernisation de l’hôpital public et sur la Hospitaliers Universitaires ou des Instituts de
rénovation d’une nomenclature d’emplois qui Formation des Cadres de Santé (IFCS)
témoignait de l’héritage à la fois religieux et éprouvent des difficultés à appréhender la
disciplinaire du système hospitalier français. complexité des compétences
Avec la création de diplôme l’appellation communicationnelles mobilisées dans l’activité
« cadre de santé » remplace officiellement managériale. Ainsi les dimensions
celle, désuète et négativement connotée, de organisationnelles et institutionnelles de la
« surveillante-chef ». Cette étape marque un communication sont largement ignorées, au
des moments importants du processus de profit des seules compétences dites
professionnalisation des cadres qui, sous relationnelles (Lépine & Parent 2010).
l’impulsion des pouvoirs publics, quittent leur Cependant celles-ci sont rejetées soit du côté
rôle de contrôle d’exécution pour endosser le des qualités professionnelles afférentes à
projet, inscrit dans l’esprit de la « Nouvelle l’univers du soin (le care), soit du côté des
Gouvernance » hospitalière, d’un management recettes comportementales managériales du
centré sur l’animation, la mobilisation, la « savoir-être », soit encore (sur un versant
coopération d’une part ; la gestion, dévalorisé) comme une disposition
l’optimisation, la rationalisation, des proprement féminine. De sorte que même les
ressources, humaines, matérielles et financière compétences développées dans la relation de
d’autre part. soin, fréquemment revendiquées comme
constitutive de l’identité des professionnels de
Nous avons vu que les récits de présentation santé (Sainseaulieu, 2008), sont parfois vécues
de soi comme cadre de santé et comme par les cadres eux-mêmes et présentées par
manager font apparaître des compétences les formateurs, comme un obstacle pour
communicationnelles extrêmement accéder au positionnement de manager.
importantes pour l’efficacité de l’activité de
management d’équipes. Certaines de ces De même les enjeux de production, de
compétences sont aussi fortement mises en diffusion et de valorisation des activités info-
valeur par les cadres formateurs interviewés1 : communicationnelles des cadres, de plus en
« On insiste beaucoup sur les qualités plus liés à la maîtrise technique et éditoriale
relationnelles pour le manager, sur la gestion de des Tics, sont, semble-t-il, totalement absents
conflits et les interactions quotidiennes » (CSup des représentations de la compétence
Formation 75L) professionnelle de l’encadrement hospitalier et
largement minorés dans les apports
pédagogiques et pratiques des IFCS.
1
Une dizaine de cadres de formation a été
interviewée au cours de l’année 2010. Les éléments A l’inverse, les IFCS s’efforcent d’outiller les
présentés ici prennent en compte l’analyse des cadres en formation sur le versant
discours et non l’analyse des programmes de administratif et gestionnaire de leur fonction.
formation, les éléments recueillis étant parcellaires.
109
Les outils de gestion des plannings, les outils Burdoncle R. (2000). « Autour des mots :
de méthodologie de gestion de projet (parfois professionnalisation, formes et dispositifs »,
sous forme de « kit projet ») incluant des Recherche et formation, N°35, pp 117-132.
fiches de recension des ressources et des
fiches-types de reporting sont largement Courpasson D. (1996). « Les normalisations
utilisés en formation. Il s’agit d’accompagner managériales entre l’individu et le modèle
les cadres en cours de professionnalisation à professionnel », Revue d’économie industrielle,
« agir dans une situation donnée et produire un vol 75, pp 239-256.
résultat visible » (CS formation 75S).
Divay S. et Gadea C. (2008). « Les cadres de
santé face à la logique managériale », Revue
Conclusion française d’administration publique 2008/4, N°
Cette contribution a mis l’accent sur 128, p. 677-687.
l’importance et la diversité des compétences Dubar C. & Tripier P. (1998). Sociologie des
communicationnelles mobilisées dans l’activité professions, Paris, Armand Colin.
des cadres de santé et sur la place que ces
derniers leur accordent dans les Dugué E. (1994). « La gestion des
représentations qu’ils se font de leur mission compétences : les savoirs dévalués, le pouvoir
et de leur identité de managers. Ce faisant, occulté », Sociologie du Travail, N°3, pp 273-
une partie de ces compétences (celles au-delà 292.
des « qualités relationnelles » spontanément
évoquées) apparaissent le plus souvent en Hillau B. (2006). Un lexique raisonné de la
creux ou sur relance au cours de l’entretien. compétence: fragments de praxéologie, Paris,
En effet, les cadres ont fortement intégré la L’Harmattan, Action et savoir.
contrainte d’efficience productive et les
dimensions proprement gestionnaires ou Lépine V., Parent B. (2010). « La trajectoire de
comptables de leur fonction. Ces (trans)formation des compétences comme
compétences gestionnaires sont celles condition d’accès à une nouvelle
reconnues en premier lieu par les directions professionnalité », XVIIème Congrès Mondial
d’établissement engagées dans la course au de l’Association Internationale de Sociologie,
« retour à l’équilibre ». Mais face à la pénurie Sociology on the move, Göteborg, 11-17 juillet
de moyens au malaise social des personnels 2010.
hospitaliers, à la crise des valeurs de service
public largement relayée par les médias, ce qui Lépine V. (2009). « La reconnaissance comme
rend possible (faut-il dire acceptable ?) la mise condition de la collaboration au sein des
en œuvre des logiques de gestion (Tarification unités de soin : les cadres de santé entre
à l’activité, réduction des temps d’occupation intuition et raison », Actes du colloque
des lits, etc.) – et donc l’action efficace des Organisation et communication au sein des
cadres – ne relève-t-il pas de compétences systèmes de santé, 77ème Congrès de l’ACFAS,
communicationnelles, pourtant méconnues ? Ottawa, 11-15 mai 2009, p.132-142.
110
Sainsaulieu I. (2008). (dir) Les cadres
hospitaliers : représentations et pratiques, Paris,
Lamarre.
111
« Observation de » et Lors de cette communication, nous
interrogerons la méthodologie de recherche-
« participation à » intervention et d'observation participante
l'organisation : tensions utilisée pour mener notre travail de thèse.
Dans le cadre de notre recherche, nous nous
entre le chercheur et le sommes attachés à appréhender dans une
manager perspective scientifique le concept de
« culture d'entreprise », ce qui nous a conduits
à le mettre en relation avec les rationalisations
Elise MAAS des organisations productives. Comment,
elise@maas.cc « imprégné » par la culture telle que nous la
Doctorante, laboratoire Larequoi, université définirons, ses normes, ses rites et ses
de Versailles Saint Quentin références... l'acteur évolue, dans une certaine
mesure, d'une logique d'actions individuelles
vers une logique d'actions collectives
permettant ainsi la réalisation de la mission de
productivité de l'organisation ?
Résumé : Ce travail trouve son origine et s'appuie sur
quelques quinze années de pratique
Lors de cette communication, nous
professionnelle de la communication dans
aborderons notre cheminement du métier de
l'entreprise. C'est en effet un questionnement
communicant vers la recherche et une thèse
de nos pratiques qui nous a amenés vers la
en sciences de l'information et de la
recherche. Cela explique que nous partions le
communication sur une approche
plus souvent d'une approche pratique vers une
communicationnelle de la culture dans les
théorisation et que nous allions du particulier
organisations. Nous présenterons alors nos
au général soit une démarche inductive qui, à
terrains et notre positionnement original qui
notre sens, participe de l'originalité de notre
allie une approche critique de chercheur et
recherche. Notre position actuelle nous
des fonctions de manageur. Puis, nous
permet également de combiner un rôle de
expliciterons nos choix de méthodologie :
manager dans un grand groupe et une position
interactionnisme et ethnométhodologie. Nous
nécessairement critique vis à vis de
étudierons en quoi ces choix sont en rapport
l'organisation qu'implique la recherche en
à la fois avec notre parcours et notre sujet de
sciences sociales.
recherche.
Une première partie détaillera comment les
pratiques utilisées dans le cadre de la
communication en entreprise, nous ont
poussés à nous interroger et ont provoqué un
Mots clés :
« besoin » de compréhension des processus
Interactions, Observation participante, Culture
de changements organisationnels et des
organisationnelle, Anthropologie de la
logiques d'interactions reliant individus et
communication, Ethnométhodologie
groupes. Nous préciserons également
comment à partir du terme professionnel de
« culture d'entreprise », nous avons abouti à
une problématique scientifique.
Dans un deuxième temps, nous présenterons
nos principaux terrains et nos missions dans
ces organisations. Nous reviendrons sur cette
« double casquette », son intérêt et ses
contraintes dans le cadre d'une recherche.
Dans une troisième partie, nous expliciterons
la construction de notre méthodologie à
partir de ce contexte original. Nous
présenterons notre méthode d'analyse qui, par
112
son fondement empirique inclut l'observation lien social et fédérer autour d'une culture
des « rites du quotidiens » (Goffman) et leur commune » (journal interne, visites en régions
production dans le cadre de nos missions en des équipes de direction...). Nos expériences
tant que manager opérationnel. Cependant, en agence et chez l'annonceur nous ont
notre pratique professionnelle et scientifique, confirmé que les directions de la
apparentée à la recherche-action et à communication (ou les consultants en
l'observation participante, entre en tension agences) ont pour missions, entres autres, de
avec les positions « non-interventionnistes » produire un discours visant à « donner du
de l'ethnométhodologie. Nous préciserons en sens » voire même à faire agir dans le même
quoi ce courant qui analyse la culture comme « sens ». L'AFCI (Association Française de la
lien social et sous l'angle complexe des Communication Interne) association de
interactions, nous a paru être adapté à référence pour les professionnels de la
l'analyse de la « culture organisationnelle », communication interne (400 membres), dans
liée à l'agir professionnel des membres de son « Référentiel d'activités et de
l'organisation. compétences du responsable de
communication interne » précise qu'une des
activités de la communication interne est de
D'un questionnement « développer la dynamique collective », et que le
communicant « fait vivre et évoluer la culture
professionnel à une interne ». Dans la pratique et sur le terrain, un
problématique scientifique des objectifs majeurs du management et donc
Le métier de consultant en agence de de la communication interne est de faire
communication donne accès dans un temps adhérer l'ensemble des salariés au projet de
relativement rapide à un nombre certain l'entreprise et au-delà de les faire se
d'organisations et permet par là d'avoir des comporter comme défini par « le
intuitions, de constater des récurrences ou, au positionnement de marque », « la charte des
contraire d'observer les singularités. valeurs », ou tout autre référentiel de
Cependant, la temporalité des missions et comportements, en d'autres termes une
leurs objectifs, le plus souvent strictement « culture d'entreprise » prédéterminée. Ce
opérationnels, ne permettent pas de pousser type de culture, construit dans un objectif
plus avant les observations. Cette temporalité fonctionnaliste (Thévenet, 2003) et que nous
et le rythme des agences rendent également appellerons culture managériale, est souvent
difficile l'accès à la littérature scientifique afin considéré comme un message top down voir
de répondre aux questions qui se posent. manipulateur par les collaborateurs (Maas,
2011). C'est à partir de ces constations que
Remise en cause de pratiques nous nous sommes intéressés au sujet de ce
professionnelles et besoin de que les professionnels appellent « la culture
compréhension : d'entreprise ». L'utilisation managériale du
Alors consultante en agence, nous avions terme est en opposition avec notre
« l'intuition » que les stratégies de compréhension de la notion de culture dans
communication professionnelle déclinées en les organisations. Une définition générale de la
outils (mise en place de valeurs fédératrices, culture servira de point de départ à nos
journaux internes...) que nous proposions à propos : elle est « ce tout complexe qui
nos clients ne correspondaient pas vraiment comprend la connaissance, les croyances, l'art, la
aux besoins et aux attentes des collaborateurs morale, le droit, les coutumes et les autres
auxquels ils étaient censés s'adresser. Cette capacités et habitudes acquises par l'homme en
intuition s'est renforcée lorsque l'une de nos tant que membre de la société. » (2001, Cuche)1.
entreprises clientes, grand groupe d'origine La culture nous paraît produire, et à la fois,
américaine qui venait de racheter une société
française, a vu une augmentation forte des
1 Cette définition donnée par Edward B. Tylor en 1871,
arrêts de travail et des démissions au sein de
en première page de « La civilisation primitive » est
la dite entreprise récemment acquise ; et ce jugée canonique par Nicolas Journet dans son
malgré une campagne de communication introduction « Que faire de la culture » (2002, p 2) et
interne dédiée à la fusion et censée « créer du citée comme première définition scientifique et
classique par D. Cuche (2001, P 16).
113
être le produit des interactions (Winkin, d'une équipe de cinq personnes et d'un
2001), nous la nommerons « culture en département à gérer au quotidien.
action ».
Areva : fusion, réorganisation et
Approche communicationnelle de la évolution culturelle
culture dans les organisations Créé en septembre 2001, Areva est leader
Nous avons donc en présence deux dans le domaine du nucléaire dans le monde.
conceptions de la culture qui entrent en L'entreprise regroupe 48 000 collaborateurs
tension l'une avec l'autre : d'une part, la et est présente dans une trentaine de pays. Elle
« culture managériale » avec sa volonté de est issue du regroupement de plusieurs
rationalisation des dimensions humaines des entreprises en particulier COGEMA et
organisations, la rigidité et le performatif et Framatome ANP. Ce projet de rapprochement
d'autre part la « culture en action », culture était porté par Anne Lauvergeon, alors
inhérente à toutes communautés dont nous Présidente de COGEMA. Ces deux
travaillons à une définition entreprises existaient depuis plusieurs dizaines
communicationnelle. Or, le fonctionnement d'années (1958 pour Framatome et 1976 pour
des organisations repose sur une cohérence COGEMA) et possédaient chacune une
du lien social, des cultures métiers, des culture forte, ancrée dans l'histoire du
manières de travailler et la formation d'un développement de l'industrie nucléaire
système collectif sur le long terme. Comment, française. Initiée en 2004, la recherche action
dans ses conditions de tensions, voire dans ces Areva est fondée sur une méthodologie de
contradictions, peut-on considérer les type anthropologique (observation
dimensions culturelles de l'organisation ? A participante et entretiens). Elle consiste en la
partir de ces constatations, il nous est apparu réalisation d'un diagnostic culturel, soit :
indispensable d'aller au-delà de ces deux - Quelles sont les caractéristiques
entendements de la notion de culture, de les culturelles des filiales à l’origine d’Areva, en
définir en les conceptualisant. Nous nous tenant compte des différentes branches
sommes intéressés à la manière de vivre et de d’activités et des différents pays, soit de sa
travailler collectivement et, au-delà, aux multiculturalité ?
tensions entre les discours managériaux - Comment ces caractéristiques vont-elle
instrumentalisant la culture et la réalité des évoluer et quelle est/sera la culture Areva avec
cultures organisationnelles, qui structurent des la mise en place du groupe : nouveau
collectifs dans l’action. Il nous est alors paru management, nouvelle organisation, nouveaux
indispensable d'aller vivre au sein processus... ?
d'organisations qui seront nos terrains afin de Ce diagnostic tient compte de la complexité
nous mêler aux acteurs et d'observer leur de la culture au sein d'une organisation et
mode d'interactions pour en comprendre les s’appuie pour ce faire sur la notion
dimensions culturelles. d’antagonismes adaptatifs2. Il s'inscrit dans la
réalisation d'un objectif de recherche d'une
identité commune et dans la prise en compte
Une méthodologie qui s'affine de l'interculturalité comme levier de
communication interne. Les interviews en
avec les terrains face à face ont concerné 70 collaborateurs en
Notre pratique, nous a permis d'avoir un accès France et une dizaine en Allemagne.
facilité aux organisations afin d'effectuer des L’échantillon allait de top managers du comité
missions longues (environ 8 mois) de de direction à des managers d’équipes
recherche-action. Une première étude de cas, opérationnels dans les usines (La Hague :
un travail de diagnostic culturel réalisé pour le
groupe Areva en 2004, est uniquement
consacrée à de l'observation de type 2 Antagonismes adaptatifs : les interactions entre les
ethnographique. Une deuxième étude de cas, hommes et leur environnement se construisent à partir
un audit de communication interne réalisé en de choix qui se réfèrent à des antagonismes :
ouverture/fermeture, masculin/féminin… La diversité
2009 pour une SSII française qui venait d’être
des cultures peut se percevoir pour l’essentiel à partir
intégrée à un groupe international des oscillations et des positions différentes de ces
s'accompagne d'une mission de management antagonismes.
114
retraitement des déchets et Chalons : interne) des filiales et conçoit différentes
métallurgie pour les réacteurs). Des entretiens actions de communication, politique de
de groupe ont également été menés auprès de marque, storytelling... que les départements
salariés ouvriers « postés » en usines. Le communication des pays doivent mettre en
questionnaire portait sur les habitudes de place. C'est dans ce contexte et lors d'une
travail, l’histoire et les traditions, la mission réalisée en 2009 de remplacement de
représentation de leur métier et de leur la responsable de la communication interne
entreprise et sur la mise en place d’une France de SSII3, que le DRH France nous a
dizaine de projets nouveaux lancés par le demandé de mener un diagnostic de
groupe. Cette mission nous a permis d'avancer communication interne. Des outils de
dans notre recherche de thèse en nous communication sélectionnés et construits à un
donnant un libre accès au terrain, à des niveau « corporate » au siège et déployés par
processus structurants pour l'entreprise, à des le département communication France auprès
réunions de travail afin d'observer et de l'ensemble des salariés en France ont été
d'identifier les interactions, les rites, les analysés. Nous avons également observé et
régulations et d'en déterminer l'origine analysé le type d'interactions liant les
organisationnelle, stratégique ou culturel. Dans différents acteurs de SSII dans leurs relations
le même temps, nous nous étions engagés à hiérarchiques et dans le fonctionnement de
l'issue de notre étude à rendre une leur mission professionnelle au quotidien. Pour
recommandation de type consulting cette recherche action, 27 managers ont été
demandant une approche plus « managériale » interviewés dont 4 membres du comité
et utilitariste des caractéristiques culturelles exécutif, 23 managers des fonctions supports
observées. Lors de cette recommandation et opérationnelles et la directrice de la
détaillée dans notre travail de thèse, nous communication au niveau corporate. 8
estimons avoir réussi justement en nous entretiens de groupes (environ 10 personnes
appuyant sur une méthodologie scientifique - par rencontre) ont eu lieu avec des
analyse des caractéristiques culturelles par le collaborateurs (jeunes recrutés, managers de
biais d'antagonismes adaptatifs découlant des proximité, ingénieurs) répartis dans les
méthodes interactionnistes - à allier une différentes entités en France. Cette mission
approche scientifique et un côté pratique et nous a permis d'approfondir le lien que nous
métier répondant à la demande de développons dans notre thèse entre culture et
l'organisation. Ce travail nous a préparés au régulation en relation avec les théories de la
cas SSII lors duquel la fonction de manager et régulation sociale (Reynaud, de Terrsac). La
celle d'observateur objectif et critique se difficulté majeure à cumuler les fonctions de
mêlaient. manageur et une approche critique a concerné
principalement le déploiement de certain
SSII France : principes d'interactions outils de communication professionnelle en
et organisation de la fonction particulier des outils de storytelling et de
communication interne stratégie de marque réalisés par le siège en
Le Groupe SSII, spécialisé dans les services Grande Bretagne adaptés ni à la culture
informatiques (conseil en management, française ni à celle de SSII en France (Maas,
intégration de systèmes et outsourcing) est 2009). La fin de la mission est venue à point
présent dans 36 pays et réunit 39 000 nommé pour nous éviter d'être trop en
collaborateurs à travers le monde. Sa filiale contradiction avec nos convictions.
française acquise en 2005 compte 9000
salariés répartis sur une vingtaine de sites en La culture dans les organisations : la
France. En février 2008, la marque Groupe, définition des praticiens
peu connue sur le territoire français et auprès En parallèle, afin de recueillir et d'analyser ce
de son secteur de marché a remplacé la que les professionnels entendaient par les
marque France, très bien implantée et termes « culture d'entreprise », Nous avons
reconnue sur le secteur IT. Au siège, dans un réalisé une quinzaine d'entretiens spécifiques
pays anglo-saxon, un département
communication corporate chapeaute les 3 Lorsque nous emploierons SSII, nous parlerons de la
départements communication (externe et filiale Française et nous spécifierons groupe SSII pour
évoquer l'ensemble de l'organisation.
115
(entretiens semi-directifs, questions ouvertes, travers de notre expérience en tant que
approche inductive) auprès de managers et de professionnelle de la communication. Nous
consultants en communication et en l'évoquerons dans le deuxième paragraphe de
organisation. Nous avons également animé cette partie. Pour nous et dans la tradition de
quatre ateliers de 3h, via L'Association l’École de Chicago, nous considérons
Française de la Communication interne l'organisation dans laquelle nous agissons
(AFCI), réunissant une dizaine de directeurs et comme un laboratoire et notre analyse est
responsables de la communication interne de pertinente à l'instant T de sa réalisation et en
grandes entreprises (Coface, IBM, Ikéa, tenant compte des influences de nos propres
Renault, Société Générale...). Ces entretiens interactions avec notre environnement.
comme les ateliers étaient centrés autour de
la notion de culture : définition, comment est- Culture et interactions
elle utilisée par les équipes de communication, Afin de définir les phénomènes culturels, à
comment peut-on l'identifier, comment la l'exemple de Jean Caune pour qui « En réalité,
vivent les collaborateurs, etc. ? culture et communication forment un étrange
couple. L'une ne va pas ni ne s'explique sans
Notre approche scientifique et notre l'autre.(...). Aucune figure de la dualité (...) ne
méthodologie se sont nourries de terrains et satisfait le rapport d'inclusion réciproque qui fait
ont été construites en même temps que nous qu'un phénomène de culture fonctionne aussi
réalisions ces missions chez AREVA, SSII et comme processus de communication, qu'un mode
d'autres. Comme les sociologues de de communication soit également une
l'interactionnisme et de l’ethnométhodologie, manifestation de la culture » (2006, p. 18), il nous
nous nous intéressons à ce qui se joue entre paraît indispensable de questionner le rapport
les acteurs dans la détermination mutuelle de culture/interaction. Il apparaît qu'une culture,
leur comportement. Nous nous attachons processus social complexe et dynamique ne se
également au lien entre le sens et les actions « décrète » pas, ne se « cascade » pas de haut
au sein des organisations. Nous souhaitons en bas de l'organisation mais qu'elle émerge
comprendre les mécanismes culturels en les d'une construction des acteurs. Dans le
vivant de l'intérieur. Dans la partie suivante, fonctionnement des rapports de travail, il
nous détaillerons le rapport entre dynamiques entre une part d’habitudes plus ou moins
culturelles et interactions et nous reviendrons rationnelles et conscientes dont l’origine est
sur nos choix méthodologiques. culturelle. Pour Winkin, « L'interaction accomplit
l'institution tandis que l'institution permet à
l'interaction de s'accomplir » (2001, p 125). C’est
Interactionnisme et en inventant les réponses aux problèmes
ethnométhodologie : analyser le quotidiens que les salariés sont « créateurs de
culture ». Les acteurs de l'organisation que
quotidien nous avons rencontrés, dans chacune de leurs
Notre méthodologie, tant au niveau de la expériences professionnelles, ont identifié une
manière de vivre sur le terrain que dans culture singulière propre à leur organisation
l'analyse que nous faisons des résultats de nos d'appartenance qui ne correspond pas
observations s'apparente à l'interactionnisme forcément à la culture véhiculée par les outils
et à l'ethnométhodologie : observation et de communication. Pour eux, elle permet
compréhension des scènes du quotidiens, mise l'interaction et dans le même temps s'acquiert
en perspectives des routines...toujours par le par l'interaction aussi bien dans les contextes
prisme d'une recherche de signification de formels qu'informels : ils citent un langage
l'élaboration des logiques d'action des acteurs commun comme élément révélateur de la
de l'organisation. Ce choix de méthodologie culture d'une organisation. Culture et
s'explique par plusieurs facteurs. Tout d'abord, interaction évoluent l'une par l'autre au fil des
notre sujet de recherche, la notion de culture, événements de l'entreprise : « La culture est liée
peut difficilement être appréhendée « de à la manière dont sont formalisées les relations au
l'extérieur » et est fortement lié aux sein de l'entreprise 4». La culture est aussi
processus d'interactions à l’œuvre dans les
organisations. Mais également, un facteur
opportuniste d'accès à l'organisation au 4 Cette citation et celles qui suivent sont issues des
116
présentée comme un élément qui lie les l'existence quotidienne de ceux qui y vivent. »
salariés au sein d'un même groupe, qui permet (1968, 39).
de partager les mêmes manières de travailler, Pour en comprendre la symbolique
des valeurs communes, les connaissances liées Vivre la vie des acteurs de l'organisation nous
au métier... « Des méthodes de travail se permet d'atteindre leur univers de
dégagent des liens formels et informels, c'est ce significations partagées (Simmel, 1988). Pour
qui fait la culture ». La culture se compose, Garfinkel, la pensée se concrétise dans l'action
entres autres, de normes, de rites construits de manière immédiate : « La compréhension
par le collectif. Elle est une sorte de référentiel commune en tant que processus temporel interne
conscient et mais aussi inconscient d'où la d'interprétation a nécessairement une structure
difficulté de la mettre en mots, des opérationnelle » (1984, p 94). Nous avons
comportements à tenir par l'acteur dans cherché à découvrir le lien entre le sens et les
l'organisation. En nous référant à Mead, nous actions et l'influence des facteurs culturels.
avons souhaité appréhender les acteurs de Pour Weick et les interactionnistes, pour
l'organisation et les dimensions culturelles qui lesquels l'individu produit son environnement
participent de l'action collective « à travers les autant que celui-ci le produit : « La vie sociale
événements de la vie courante » (Le Breton, doit se comprendre comme un processus continu
2008, p 38). Pour Ray Birdwhistell cités par de communication, d'interprétation et
Winkin, la culture se fonde sur l'acceptabilité d'adaptations mutuelles. » (2006, p. 19). Pour lui,
et la prévisibilité que doivent offrir en toute si la réalité organisationnelle peut exister, c'est
situation les membres d'une culture donnée : parce les acteurs sont engagés collectivement
« la culture c'est tout ce qu'il faut savoir pour être dans une production de sens qu'ils
membre » (2001, p. 14). C'est pour cette raison construisent par leurs interactions. La culture
que nous nous sommes engagée comme d'une organisation se compose d'éléments
« membre » du groupe dans les organisations normatifs, rites, règles... créés et intégrés
pour et sur lesquelles nous avons travaillé. inconsciemment ou non par les membres de
l'organisation. Lardellier présente les « rites
Interagir avec les acteurs de d'interaction » tel que les a définis Goffman,
l'organisation comme des « situations rituelles » qui
Participer aux interactions conduisent les individus « à se comporter d'une
Nos missions, dans leurs dimensions certaine manière, et à se conforter à des codes
managériales et de recherche-action, nous ont d'attitudes et de comportements prédéterminés
permis de vivre le quotidien de l'entreprise et socialement et culturellement » (2004, P 81). Le
de baser nos analyses sur l'observation des concept de typicalité tel que l'a développé
comportements concrets et naturels de Garfinkel convient parfaitement aux
collaborateurs ; de comprendre leur contexte. dynamiques culturelles. Quels sont donc les
En agissant avec eux, en percevant leurs processus pour l'élaboration des
contraintes, en mettant au jour les logiques de raisonnements et des règles ? Comment les
pouvoir, les habitudes..., nous avons la volonté acteurs de l'organisation recréent et
de comprendre les logiques et les processus repensent en permanence leur organisation
qui sous-tendent les actions des acteurs. dans ses dimensions culturelles ?
Notre regard est un regard
« microsociologique » tel qu'Erwin Goffman l'a
pratiqué. Comme Goffman, nous avons Conclusion
l'ambition d'étudier notre propre milieu Lors de cette communication, nous avons
professionnel et de l'intérieur. Pour lui, « il n'est exposé notre cheminement pour aller d'un
pas de groupe (...) où ne se développe une vie questionnement professionnel à une
propre qui devient signifiante, sensée et normale problématique de recherche en mettent en
dès qu'on la connait de l'intérieur ; c'est même un avant la tension entre les discours s'appuyant
excellent moyen de pénétrer ces univers que de se sur une certaine vision de la culture visant à
soumettre au cycle des contingences qui marquent reconstruire symboliquement et à diffuser une
réalité organisationnelle managériale et la
manière dont la culture se « vit »
entretiens réalisés sur le sens du mot quotidiennement et localement et se
« culture d'entreprise ».
117
matérialise dans des normes et des règles. condition sociale des malades mentaux. Paris :
Nous avons questionné les choix Minuit.
méthodologiques qui nous permettent
d'analyser les organisations à partir des Journet, N. (2002). Que faire de la culture. In
phénomènes culturels qui les traversent et les La culture de l'universel au particulier. Auxerre
structurent. Ce choix de l'interactionnisme et (France) : Sciences Humaines.
de l'ethnométhodologie s'inscrit dans un
parcours qui nous permet aujourd'hui d'avoir Lardellier, P. (2004). Théorie du lien rituel. Paris :
une double vision de l'organisation : celle du L'Harmattan.
manageur avec ses perspectives de production
et celle du chercheur, placé dans une Le Breton, D. (2008). L'interactionnisme
temporalité différente, qui peut se permettre symbolique. Paris : Presses Universitaires de
une analyse distanciée et critique. Bien que France
subissant forcément une forme d'acculturation,
deux raisons nous paraissent nous permettre Maas, E. (2011). Culturelle Managériale versus
de garder le recul et l'objectivité nécessaires communication organisationnelle : une tension
au travail du chercheur. D'une part, la durée de contre-productive. In Communication interne
nos missions en tant que manager de et changement sous la direction de Kaciaf N. &
transition sont courtes et s'inscrivent dans une Legavre J. B.. Paris : L'Harmattan
période définie : savoir que nous
« n'appartenons » pas vraiment à Maas, E. (mai 2009). Approche scientifique de la
l'organisation nous permet de garder une notion de « culture d’entreprise » par une
distance par rapport à ses rites, ses processus, définition communicationnelle de la culture dans
les différentes communautés qui la constituent, les organisations. Communication présentée
les jeux de pouvoir qui s'y exercent... D'autre au 77ème Congrès de l’ACFAS « Nouvelles
part, aussi bien chez AREVA que chez SSII, tendances en communication
nous avions un travail d'analyse à réaliser avec organisationnelle », université d’Ottawa.
un accès aux collaborateurs de départements
et de régions variés. D'autres missions Reynaud, J. D. (1993). Les règles du jeu, l'action
purement opérationnelles et managériales collective et la régulation sociale. Paris : Armand
nous ont montré la quasi impossibilité à voir Colin.
et à comprendre les systèmes d'interaction et
les dynamiques culturelles sans avoir ni l'accès Terssac (de) G. (2003). La théorie de la
à un échantillon de collaborateurs pour des régulation sociale : repères pour un débat. In
entretiens et ni la distanciation et la mise en Terssac (de) G. La théorie de la régulation
perspective qu'implique la recherche. sociale de Jean-Daniel Reynaud, débats et
prolongements. Paris : La Découverte.
118
De la traçabilité à la Nous souhaiterions dans cette communication
revenir sur les formes qu’empruntent la
mappabilité : discussion de rationalisation dans les établissement de santé.
ces notions autour de Pour donner à voir les modalités de mise en
œuvre de cette rationalisation, nous
l’informatisation du dossier interrogerons la façon dont les contraintes,
du patient. notamment de qualité (accréditation) et
budgétaire (T2A) s’articulent pour prendre
forme et s’actualiser dans le cadre de l’outil
Isabelle BAZET, logiciel qui permet l’informatisation du dossier
isabelle.bazet@iut-tarbes.fr, bazet@univ- du patient. Pour éclairer ce qui se « trame »
tlse2.fr au travers de ces codifications successives
Maître de Conférences, IUT de Tarbes, nous reviendrons sur l’intérêt qu’il peut y
Université de Toulouse. avoir à mobiliser les notions de traçabilité et
CERTOP UMR 5044 – équipe Ecorse de mappabilité telles que définies par Cochoy
et de Terssac (1998, 2000) et nous
envisagerons en quoi ces éléments peuvent se
révéler dialectiques dans le cadre de
l’approche communicationnelle des
Résumé : organisations (Bouillon, Bourdin, Loneux ;
Cette communication tente d’éclairer les 2007).
distinctions entre traçabilité et mappabilité
(Cochoy et de Terssac, 1998, 2000) afin Terrain et méthodes
d’envisager en quoi ces éléments peuvent se Le terrain investi est constitué d’un
révéler dialectiques dans le cadre de établissement de santé qui a engagé depuis
l’approche communicationnelle des 2004 un projet d’informatisation du dossier de
organisations (Bouillon, Bourdin, Loneux ; soins. Ce projet d’informatisation est
2007). Notre démarche s’appuiera sur conséquent en ce qu’il touche ce qui fait
l’informatisation du dossier du patient dans un centralement le métier des médecins, des
établissement de santé. infirmières et aides soignantes ; il concerne
l’activité de soins. Il s’est concrétisé par une
mise en œuvre à partir du printemps 2009,
soit un retard conséquent dont les causes
peuvent être principalement imputées à une
Mots-clés : santé ; rationalisation ; évolution relativement chaotique de l’offre de
territoires professionnels ; coordination ; logiciels. Nos investigations ont été initiées
situations de communication dès l’été 2008 pour les synchroniser avec
l’avancement du projet. Elles sont fondées sur
des entretiens auprès des porteurs du projet
(14 entretiens) suivis de réunions régulières
de mise en discussion des résultats d’analyse
et d’actualisation des informations sur la
conduite du projet (10 réunions) ; sur l’étude
du document-clé que constitue le cahier des
charges préalable ; sur dix entretiens ex ante
auprès d’infirmiers ; et sur l’observation des
séances de formation puis du déploiement de
l’application, et enfin de sa mise en pratique
six mois et un an après le déploiement (100h
d’observations). Ceci inclut l’observation des
relèves, considérées comme moment-clé de
coordination entre professionnels et équipes
(Grosjean, Lacoste, 1999). C’est à partir de la
récolte, de l’analyse et de la mise en
119
perspective de ces éléments que nous allons Dans le cadre des établissements de santé, la
traiter de l’informatisation du dossier du traçabilité est adossée à un cahier des charges
patient. proche de celui des normes ISO 9000 : il est
établi par l’HAS et requiert l’élaboration d’un
rapport d’auto-évaluation à partir duquel
La traçabilité : principes et l’établissement se verra ou non accrédité
(Jolivet, 2010). L’analyse du ‘manuel de
équipement certification des établissements de santé V
Les systèmes de santé, tout comme nombre
2010’, daté de Novembre 2008 1 fait de la
d’organisations privées avant elles, se voient
gestion du dossier du patient et de l’accès du
traversées par la question de la qualité. Le
patient à son dossier deux de ses treize
principe central sur lequel repose cette
‘pratiques exigibles prioritaires’ (p8), et
rationalisation - que nous pouvons associer à
introduit un nouvel indicateur relatif à la
une « technologie méthode » - consiste à
gestion du dossier. Dans le tableau relatif au
développer un système de management basé
dossier du patient (p 53), il est précisé, dans la
sur la formalisation des procédures visant à
colonne dédiée aux consignes de mise en
responsabiliser les salariés et ce faisant à
œuvre, que « les éléments constitutifs des étapes
réduire, voire éliminer l’incertitude (Olivesi,
de la prise en charge du patient sont tracés en
2002). La question de la rationalisation des
temps utile dans le dossier du patient ». Qui plus
organisations par la qualité surgit en s’adossant
est, la loi du 4 mars 2002 est venue réaffirmer
aux notions de traçabilité et de sa mise en
« le droit du patient d’être informé, associé à
œuvre, notamment ici au travers de
toutes les décisions de prévention, de diagnostic et
l’informatisation du dossier du patient.
de soin qui le concerne » (manuel
d’accréditation, p 48). Elle renforce les
L’aptitude au traçage exigences en termes d’accès du patient à son
Mais qu’entend-on par traçabilité ? A partir dossier, qui doit être organisé, et « assuré dans
des travaux de Cochoy et de Terssac (2000), des délais compatibles avec ses besoins » (p 53).
portant sur l’analyse du cahier des charges des Cette démarche s’appuie par ailleurs sur la
normes Iso 9000, on peut résumer la mise en place d’une traçabilité ‘zéro papier’ :
traçabilité à « l’opération qui consiste à affecter ce positionnement est relayé par les instances
à un produit physique ou à une action de travail spécifiques de régulation des activités de
une ou plusieurs informations, ces informations santé, en l’occurrence la Haute Autorité de la
devant permettre, le cas échéant, de suivre le Santé et les experts qu’elle envoie dans les
produit et les actions associées « à la trace », de établissements pour leur accréditation. Dans
remonter dans le temps du process et de l’établissement étudié, les experts en charge
rapporter les caractéristiques du produit aux de l’audit de la dernière visite, en 2008, ont
différentes étapes / aux différents responsables de relevé des risques associés aux prises de notes
sa fabrication ». Cette définition, dans les intermédiaires sur des supports papier divers.
principes qu’elle identifie conduit à la Les risques ainsi désignés concernent la
consignation écrite d’actions singulières, possible déperdition d’information ou la saisie
écriture par ailleurs répartie auprès de tous différée. La synchronisation de l’activité et de
ceux qui contribuent à l’activité quelque soit sa trace fait partie des exigences renforcées
sa nature. Nous assistons ainsi à un travail de que l’équipement est censé faciliter, une saisie
production d’informations cadré par des différée (en fin de service, en fin de
méthodes intellectuelles. Les traces établies semaine…) pouvant entraver le travail de la
par les consignations successives doivent preuve en cas de contestation de la qualité ou
permettre de « savoir qui fait les choses et de la sécurité des soins. La mise en garde des
quelles sont les choses faites », (Cochoy, de experts, consignée dans le rapport
Terssac, 1998) et ce faisant de pouvoir en cas d’évaluation, a été mobilisée par l’équipe
de défaut ou d’incident identifier les actions en projet pour revenir sur le veto posé par les
cause et par extension les personnes qui en médecins lors de l’annonce du déploiement,
sont responsables. Comment ce principe de en argumentant sur le risque de non
traçabilité se met-il en œuvre dans le cadre
des établissements de santé ?
1
version opérationnelle lors de nos observations
120
accréditation : c’est dire si l’autorité de d’accréditation, la réforme de financement des
l’instance nationale et de ses préconisations a hôpitaux en leur donnant forme dans un outil ;
pu ainsi s’imposer, moyennant un compromis elle les équipe, et permet un contrôle
sur l’écoute des retours de professionnels et renouvelé de ces traces. Mais de quelles traces
l’engagement d’une adaptation aussi étendue parle-t-on ? Les activités qui se déploient dans
que possible. un établissement de santé se laissent-elles
aussi facilement codifier ?
Ces éléments nous donnent à voir la façon En effet, Cochoy et de Terssac (2000) nous
dont le territoire de la traçabilité est construit invitent à la plus grande prudence dans la
à partir des « pré-textes » du cahier des mobilisation du terme de traçabilité : la
charges de l’accréditation, en passant par les définition proposée en amont de cette partie
décrets et de comprendre les raisons qui ont n’est pas suffisante. En l’espèce, la traçabilité
présidé, à quelles fins mais aussi comment entendue en son sens trivial mêle deux
cette traçabilité se voit équipée par le biais de processus qu’il s’agit de distinguer : d’une part,
l’informatisation du dossier du patient. Il s’agit le traçage et de l’autre, l’aptitude au traçage.
de quantifier en quelque sorte la performance En conséquence, il s’agit de distinguer la
des stratégies de qualité. La nécessité du traçabilité en termes d’aptitude au traçage qui
recours à l’informatisation s’est faite, dans la « désignerait le caractère plus ou moins traçable
situation étudiée, sous la double impulsion de des éléments gérés, c’est-à-dire l’adéquation plus
l’accréditation et de l’impérieuse nécessité de ou moins grande existant entre ces éléments et le
pouvoir tracer la prise en charge médicale afin dispositif que l’on mobilise pour le recueil des
de la valoriser dans le cadre de la traces » ; du traçage effectif qui « est le résultat
T2A (Tarification à l’Acte de l’Activité). « La du premier terme » (ibid). C’est dans cette
modification du financement des hôpitaux via distinction que l’on peut, toujours selon les
le T2A a constitué selon Cap Gémini – leader auteurs, interroger les limites de ces
français de l’expertise SI et de l’intégration de opérations et leurs éventuelles conditions
Progiciel de Gestion Intégré (PGI) – « le d’exercice. Se pose en creux le lien entre les
premier moteur de la mutation de l’organisation traces, leur recueil et surtout leur
sanitaire ». L’intégrateur de logiciel poursuit, intelligibilité. En somme, la question soulevée
en précisant la nomenclature productiviste et ici est celle de la codification des actions et
technocratiques des actions à mener pour leur intégration dans une modélisation et de
remplir les exigences en matière de SIH l’autre, le résultat de cette mise en relation.
imposées par la T2A : (circuit du patient, Ce qui par prolongement nous interroge sur
comptabilité analytique, tableaux de bord, la qualification des activités répertoriées dans
contrat de performance), toutes ces actions un établissement de santé et ensuite sur la
étant soutenues et facilitées par l’utilisation capacité à codifier ces actions ; ce qui en
d’outil de gestion intégrés associés à d’autre termes nous conduit à questionner le
l’accompagnement de la gouvernance nœud de l’intrigue que constitue
hospitalière », (Marrast, p.22, 2010). l’orchestration proposée par l’informatisation.
Plus largement, ce maillage et cette Certes, l’activité de soin recèle des régularités
articulation des contraintes (qualité – mais parce qu’elle s’inscrit dans ce que
accréditation // budgétaire – T2A) nous Demailly (2008) nomme un « travail
permettent de lire « les activités relationnel » elle draine aussi son lot de
communicationnelles (…) en ce qu’elles intègrent révisions tout simplement parce que ces
le traitement et la transmission d’informations, la métiers « se distinguent des autres en ce que
production et la mobilisation de connaissances, la leur objet est l’humain et non la matière (…). Il
production d’un cadrage symbolique (…) mais s’agit donc des métiers du « travail sur autrui »,
aussi en ce qu’elles relaient des discours, des pour reprendre l’expression de Dubet (2005). »
représentations sociales, (et) mettent en œuvre Travail avec le patient, ses variations d’état ;
des dispositifs qui influent sur les activités et les travail plus largement avec la famille, les
représentations individuelles. » (Bouillon, proches voire les associations de malades ;
Bourdin, Loneux ; 2007). travail qui suppose de reconstruire une
L’informatisation du dossier de soins prolonge continuité dans le récit au travers d’éléments
le cadre de la loi, des décrets, du manuel qui se donnent comme épars. Comment dans
121
le cadre spécifique des métiers de la santé amendée par l'ajout de contraintes techniques
faire rentrer dans la logique des outils une et architecturales liées au Système
formalisation et une objectivation de ce d'Information de l'établissement (Marrast,
travail communicationnel ? 2010).
Le nœud de l’intrigue pour dépasser la seule La vocation de cet outil est de produire de
traçabilité serait de passer, selon Cochoy et l’information sur la trajectoire : trajectoire du
de Terssac (1998, 2000), de « qui fait les patient d’un côté et trajectoire du personnel
choses ? » à « comment les choses sont soignant de l’autre. L’outil devait aussi
faites ?» et glisser ainsi du côté de la formaliser les processus intellectuels infirmiers
mappabilité. Informatiser suppose de permettant l'évaluation de la situation du
construire une modélisation. Ce point de patient, son suivi, la réalisation des rôles
bascul dans le raisonnement du « qui fait les prescrits et des rôles propres, la coordination
choses ? / quelles choses sont faites ? » à avec les médecins et paramédicaux
« comment les personnes font ? / comment les (synchronisation des rendez vous, prescription
choses sont faites ? », nous paraît devoir être d'actes, fiches de suivi, fiches de spécialités).
investi tant on se retrouve de fait confronté Cette activité a été représentée dans le cahier
aux questions qui se sont posées lors de des charges selon un schéma de « workflow »
l’informatisation. Dès lors, nous soutiendrons des soins au patient spécifique à
que les conditions de l’informatisation l'établissement et qu'on retrouve reproduit ci-
requièrent un travail de mappabilité. Mais en après. Le synoptique ainsi établi, permettrait
quoi consiste-t-il ? de voir en un même ensemble l’étendue de
l’activité communicationnelle, les voies qu’elle
emprunte, les acteurs qui la produisent. On
Le synoptique organisationnel : parvient ainsi à « la mise à plat du syntagme : on
visualise l’articulation des unités tracées, le bon
quelle conception de enchaînement des choses et des gens, les
l’informatisation du dossier de conditions objectives de cette « solidarité
soin ? technique » qui fait tenir ensemble « les hommes
« Retracer les traces » constitue un résumé et les machines » (Dodier, 1995) […]
du déplacement proposé par la mappabilité : il l’organisation devient aussi et surtout intelligible »
ne s’agit plus « d’observer la personne et l’objet (Cochoy, de Terssac, 2000).
qui sont au bout de la ligne, mais (de) prendre de
la hauteur, pour étudier la forme de la ligne que
dessinent cette personne et cet objet », de
mettre à jour « le chemin parcouru par ces
choses et ces hommes » (Cochoy, de Terssac,
2000). Le sens se construit alors, pour les
auteurs, « dans le graphe », dans la carte des
chemins empruntés. Ce regard porté sur
l’activité - en l’occurrence ici sur les activités
de communication - au travers de la
mappabilité permettrait de saisir d’un seul
coup d’œil un ensemble d’informations liées à
un système complexe. Nous proposons à la
suite de suivre les graphes produits lors de
l’informatisation du dossier du patient afin
d’éprouver la mappabilité et par extension, les
conceptions qui y sont associées.
Dès 2003, la rédaction du cahier des charges a
été confiée à la direction des soins en
coopération avec des personnels référents
paramédicaux ; elle a été validée par la
commission des soins infirmiers. Cette
première définition fonctionnelle a ensuite été
122
opérationnalise. Le travail de communication
Fig1 – Worflow du soin au patient. ainsi modélisé s’avère a) descendant, b)
linéaire et sans itération, c) limité à une partie
des acteurs – les infirmières - qui
Que constate-t-on lorsque l’on regarde le interviennent dans la prise en charge du
graphe élaboré suite à l’analyse des soins au patient et qui de fait les cloisonne
patient ? complètement des autres spécialités. Ces
éléments d’analyse nous conduisent à
Le corps « manageable » du patient interroger la représentation de l’organisation
Le graphe établi, donne à voir une mise en qui a présidé à un tel agencement et plus
scène de ces caractéristiques et il les largement ce que cela nous apprend sur le
123
modèle de l’activité. Pour éclairer les termes patient (Berg, 1996) rabattu sur les items à
du débat ainsi posé, nous nous appuierons sur instruire de son dossier. L’analyse des
la controverse qui a suivi la publication de situations de communication des infirmières,
l’article de Jean Peneff à propos du travail du des internes, des aides soignantes et des
chirurgien, dans la revue Sociologie du travail, patients dans le cadre du soin ouvre des pistes
(1997). Dans cet article, Peneff défendait l’idée intéressantes. Pour une part, l’activité
qu’il existe peu de différence entre le travail communicationnelle est inscrite dans la map
du chirurgien et celui de l’ouvrier : l’activité du workflow mais on constate d’autre part,
pour l’un comme pour l’autre est assimilée à l’ouverture d’espaces qui remettent à jour
une série d’actes techniques sériables et cette carte selon différentes échelles. Il y a un
reproductibles sans variation. Ajoutons que double intérêt à mobiliser les notions de
cet article dépeint l’activité entre les différents traçabilité et de mappabilité. Le premier est
professionnels dans le bloc comme un d’ordre théorique puisqu’il permet d’articuler
découpage fonctionnel. Le patient devient les niveaux meso et micro tels que développés
alors « la matière première » de ces actions. dans le cadre des ACO. Il y a ensuite, un
Callon et Rabeharisoa (1999) reviennent sur intérêt méthodologique qui nous invite, pour
ce positionnement et montrent en mobilisant opérationnaliser ces notions, à nous
notamment les travaux de Hirshauer, que l’on interroger sur la nature des observables sur
est au contraire sur une activité collective qui les deux niveaux pré-cités afin de générer une
s’élargit jusqu’au patient au travers de ce que intelligibilité des pratiques
Hirschauer nomme « le corps étendu », le communicationnelles.
corps équipé et relié aux machines et aux
regards des autres membres de l’équipe. Les
compétences sont distribuées et les auteurs Références bibliographiques :
décryptent le jeu des interactions médiées ou Bouillon, J.L, Bourdin, S., Loneux, C., (2007).
non qui se déploient pour mobiliser ces De la communication organisationnelle
compétences et construire l’intelligence de la aux « approches communicationnelles » des
situation. Cette intelligence consiste d’une organisations : glissement paradigmatique et
part à construire le corps médical du patient migrations conceptuelles. Communication et
en le ramenant à des « cas » (Berg, 1996) tout Organisation, n°31, pp. 7-25.
en ouvrant la porte d’autre part, à
d’éventuelles reconsidérations. Berg, M., (1996). Practices of reading and
L’informatisation du dossier du patient, telle writing : the constitutive role of patient
que mise en œuvre, donne à voir une record in medical work. Sociology of Health &
représentation de l’activité infirmière analogue Illness, Vol 18, n°4, Blackwell Publishers.
à celle décrite par Peneff, à propos des
chirurgiens. Callon, M., Rabeharisoa, V., (1999). De la
sociologie du travail appliquée à l’opération
En conclusion, la traçabilité est purement chirurgicale : ou comment faire disparaître la
technique et opère par prélèvement de tâches personne du patient ? Sociologie du Travail, n°
unitaires : « elle assure la visibilité des actes et 41, pp 143-162.
des acteurs » (Cochoy, de Terssac, 1998). La
mappabilité quant à elle rend « visible la façon Cochoy, F., Terssac de, G., (1998). Les enjeux
dont les actions organisées s’ordonnent [ital. dans organisationnels de la qualité : une mise en
le texte] (s’articulent/sont prescrites) » (ibid.) perspective, Sciences de la société.
et dans le cas présent renvoie à l’organisation
en projet et à son adéquation avec Cochoy, F., Terssac de, G. (2000). Au-delà de
l’organisation en actions. Dans le cas que nous la traçabilité : la mappabilité. Deux notions
venons d’évoquer, la mappabilité est portée connexes mais distinctes pour penser les
par une rationalisation qui donne à voir une normes de management. In E. Serverin & A.
organisation en projet – tournée vers des Berthoud (Eds), La production des normes
principes de pilotage – et très éloignée dans entre Etat et société civile, L’Harmattan, pp.
les faits de l’organisation en situation. Ce qui 239-249.
prévaut, c’est « le corps manageable » du
124
Demailly, L. (2005). Pour une représentation
politique de l’acteur au travail. Les mutations
des métiers relationnels. In N. Postel & R.
Sobel (Coord.), Action et domination dans les
relations de travail. Cahier Lillois d’économie
et de sociologie, n° 45, l’Harmattan, pp. 153-
174.
125
LE LIPDUB, UN GENRE NARRATIF INTRODUCTION
EN DEVENIR ? Depuis son apparition grâce à la société
Connected Ventures en 2007 jusqu’aux
productions à succès plus récentes d’AOL, de
Isabelle COMTET Cegetel1, le lipdub se développe sur la toile. Il
isabelle.comtet@univ-lyon3.fr gagne ses galons2 auprès des agences de
Maître de Conférences communication qui tentent de
Université Jean Moulin Lyon 3 professionnaliser sa mise en œuvre sur le plan
Laboratoire SICOMORE technique et de l’intégrer dans une véritable
stratégie de communication3. Ce type de récit
Christelle FOURRIER est un clip vidéo dans lequel les membres
christelle.fourrier@iut2.upmf-grenoble.fr d’une organisation chantent sur une
Maître de Conférences composition originale ou une reprise,
Université Pierre Mendès France Grenoble 2 conjugué sur un mode qui veut apparaître
Laboratoire du GRESEC comme spontané (le lip dub suggère
l’imperfection pour ne pas tomber dans le
paradigme publicitaire), immédiat (il veut
« saisir » un instantané sur le lieu de travail) et
placé sur le mode du volontariat (ceux qui
Résumé : osent l’extraversion).
Apparu depuis trois ans dans les organisations, La réalité est multiple (Bernard, 20094) et
le lip dub bouscule les codes de la offre, sur le plan scénographique, des
narratologie. Conjuguée sur un mode qui se chorégraphies qui ne doivent rien à
veut spontané, immédiat, et volontaire, cette l’improvisation. Si toutes les organisations
nouvelle pratique sociale soulève des peuvent prétendre à leur lipdub (l’effet de
questions bien plus complexes que le simple mode suscite la tentation), deux catégories
exutoire pour salariés auquel elle s’apparente principales émergent : les entreprises
à première vue. Simple support de (particulièrement dans le secteur tertiaire avec
communication ? Nouvelle forme de une sur-représentation du secteur des médias
médiation entre l’organisation et ses acteurs et de la communication5) et les établissements
ou l’organisation et ses publics externes ? d’enseignement supérieur de l’autre. Nous
Répondre à ces questions supposerait de considérons ici prioritairement la première
savoir dans quelle mesure le lipdub est abordé catégorie car c’est la tension entre le cadre de
par l’organisation comme un produit fini ou travail normatif et un mode d’expression
comme un acte de communication, c’est-à- rompant avec les codes habituels en vigueur
dire un processus qui génère de la cohésion et dans l’entreprise qui nous interpelle. Le lipdub
de l’action collective au sein de l’organisation. n’est pas seulement une énième forme de
Avant de l’étudier de manière empirique, il récit dont la principale qualité serait d’être
paraît donc pertinent de questionner cette nouveau. En effet, il repose sur une
pratique sociale sur un plan théorique. Sur le distribution assez singulière du couple « réalité
plan épistémologique, cette communication se versus fiction » en montrant les locaux d’une
situera clairement à l’intersection des Sciences organisation réelle avec de vrais salariés mais
de l’Information et des Sciences de Gestion.
1
Dans le secteur de l’enseignement supérieur, sensible à
cette nouvelle pratique, quelques productions ont donné
lieu à des buzz qui n’ont rien à envier à ceux de
entreprises privées, citons notamment le cas de l’IUT
SRC de Rouen.
Mots-clés : récit d’entreprise, médiation 2
Le festival sera organisé à Nice cette année pour la 4
ème
126
dans une mise en scène qui évoque plus la envisageant la plupart du temps deux types de
fiction que le documentaire. Il soulève donc récit différents. Le premier est destiné à un
des questions en tant que genre narratif bien public interne et a pour mission de souder ou
plus complexe que le simple exutoire pour de mettre en scène une communauté
salariés auquel il s’apparente à première vue. fantasmée. Le second met en scène des
Dans cette perspective, il ne s’agit pas ici de valeurs auxquelles un public externe se voit
rendre compte des résultats d’une étude presque contraint d’adhérer compte tenu de
empirique, mais bien d’envisager un cadre leur universalité au nom d’un principe de
théorique possible pour construire consonance cognitive. Si l’organisation ressent
scientifiquement cet objet. Dans un premier tout à la fois le besoin de créer un Nous
temps, nous évoquerons les problématiques organisationnel dont la légitimité ne va pas de
liées à cet objet d’étude qui s’inscrit soi a priori et le besoin de s’ouvrir vers
clairement dans le champ de la communication l’extérieur pour obtenir d’un public confiance
des organisations. Dans un second temps, ou sympathie, il faut noter que les deux
nous ouvrirons le paradigme de la narratologie formes se succèdent en général dans le temps.
pour répondre aux interrogations Aujourd’hui, le lipdub semble vouloir
épistémologiques que soulève l’étude du le bousculer les codes de la narration.
lipdub en tant que pratique sociale. Nous Selon Bruner (1996), « la narration est le mode
conclurons avec les éléments de méthodologie privilégié de création de sens des gens
que nécessiterait une étude empirique. ordinaires10 ». La grande force de la narration
serait de faire appel à la raison et à l’émotion
et de mobiliser simultanément plusieurs de
De l’objet au processus nos sens. Le mélange « réel-fiction » que le
Si les commentaires qu’il suscite à l’extérieur lipdub nous donne à voir n’échappe pas à ce
conduisent à présenter le lipdub comme constat. Il se réfère tout autant à des valeurs
l’étendard d’une organisation dont il serait un qu’à des faits. Ce serait donc à travers les
miroir communicationnel, on ne peut narrations que les individus établiraient pour
raisonnablement pas exclure qu’il soit eux- mêmes et pour les autres la signification
instrumentalisé par les ressources humaines du monde dans lequel ils vivent11 (Fisher,
ou clairement utilisé comme un outil de 1984-1989), raison suffisante pour expliquer
marketing corporatif. On hésite à l’envisager que les sciences humaines s’en soient
comme un simple support de communication, emparées pour analyser nombre de situations
mais on peine aussi à le présenter comme une vécues dans le quotidien des organisations.
nouvelle forme de médiation entre Cependant, des zones d’ombre sources de
l’organisation et ses acteurs, ou l’organisation confusion doivent être levées : le lipdub peut
et ses publics externes. S’agit-il d’un récit être abordé comme un produit fini mais peut
considéré comme une alternative à des prises aussi s’appréhender comme un acte de
de parole institutionnelle sanctionnées par le communication, c’est-à-dire comme un
scepticisme et la désillusion ? Ou faut-il y voir processus qui génère de l’action collective au
une tentative de récupération par les individus sein de l’organisation. Pour avancer sur ce
de bulles « espace-temps », « de lieux de questionnement, il faut donc entrer dans
liberté interstitielle6 », au sein de l’organisation en passant par le paradigme de
l’organisation, afin de combler des besoins que la narratologie et penser cet objet d’étude par
l’organisation ne peut plus ou ne veut plus rapport aux perspectives épistémologiques
satisfaire ? qu’il peut engager. Notre objectif n’est pas
La production narrative des organisations a tant de privilégier une approche théorique
été largement étudiée (Greimas7 1983,
Ricoeur8 1985, D’Almeida9 2004) en 9
D’Almeida N., 2006, Les organisations entre projets et
récits, in La communication organisationnelle en débat,
pp. 145 à 157, L’Harmattan, Paris.
6 10
Carayol, V., 2003, Parlez moi d’humour : rire et parodie Bruner, J., L’éducation entrée dans la culture, Paris,
dans les organisations, in co-exister dans les mondes 1996.
11
organisationnels, l’Harmattan Paris. Fisher W.R., 1984, Narration as human communication
7
Greimas A.J., 1983, Du sens, Le seuil, Paris paradigm, the case of the pubic moral argument, in
8
Ricoeur P., 1985, Temps et récit, Editions du seuil, Paris Communication Monographs, 51, mars, p1-22.
127
particulière mais plutôt de prolonger le communication externe, mais également
questionnement que nous avons débuté comme outil de communication interne. Dans
précédemment en envisageant dans quelles ces deux perspectives, il est l’expression de
mesures certains postulats épistémologiques l’organisation qui a choisi ce vecteur de
pourraient nourrir une recherche plus pointue communication langagière en souhaitant
sur cette pratique sociale naissante. donner du sens à des images, du son et des
acteurs. Dès lors, ce sont bien les pratiques
sociales qui rendent, à travers le langage
Le paradigme de la employé, le monde mutuellement intelligible.
L’activité de langage, de récit, qu’elle soit
narratologie pour entrer dans verbale et/ou non-verbale, est présente dans
l’organisation : regards croisés nos pratiques quotidiennes, a fortiori au sein
entre Sciences de l’Information d’une activité professionnelle. Notre
et de la Communication et compréhension partagée des situations est
ainsi due en grande partie au rôle du langage
Sciences de Gestion verbal et non-verbal qui est le moyen de
A l’instar d’autres recherches menées sur des contextualisation le plus efficace.
pratiques sociales ancrées dans les C’est d’ailleurs bien sous cet angle que nous
organisations, nous sommes convaincues proposons d’aborder le lipdub, à partir du
qu’une approche interdisciplinaire est regard de Goffman. Lorsque ce dernier
nécessaire. La possibilité qu'offrent les explique ce que sont les « représentations »
Sciences de l'Information et de la (Goffman, 1973)13, il propose de comparer la
Communication, en tant qu'interdiscipline, vie quotidienne (ce peut être une vie
d’élaborer une problématique à partir de quotidienne professionnelle) à une mise en
plusieurs axes théoriques, favorise clairement scène avec une référence au théâtre dans le
une compréhension plus complète des sens où sont présents des acteurs, une mise
pratiques sociales au sein des organisations en scène et un public…. Nous retrouvons
professionnelles (Comtet, 2007)12. La tous ces éléments dans le lipdub : les acteurs
première approche retenue, la mise en scène sont les acteurs sociaux de l’organisation ; la
des individus dans une organisation sociale en mise en scène est celle définie par les
référence à Erwing Goffman, prend appui sur concepteurs du projet qui souhaitent souligner
une théorisation, plus ancienne, mais très le lien entre leur réalité de la vie
pertinente au regard de notre objet, professionnelle et la fiction (qui représentent
complétée par un questionnement sur le rôle l’imaginaire collectif14 que l’entreprise veut
de l’illocutoire (ici remis en question de fait) donner à voir) ; le public est également
dans le récit d’organisation. présent qu’il s’agisse de « clients internes »
La seconde approche, développée en lien avec comme le veut le vocable actuel qui montre
les sciences de gestion mais néanmoins très bien que l’organisation se place dans une
teintée SIC dans ses questionnements, donne approche marketing de la communication,
accès aux dimensions organisationnelles et/ou clients externes, qui consiste à
associées au lipdub (reflet de la culture et promouvoir l’organisation sous un angle plus
instrument de gestion) et renvoie au « corporate ». Dans cette vie professionnelle
mécanisme de construction collective de la (qui s’apparente au théâtre), l’objectif des
réalité. acteurs (et surtout de la direction ?) est de
donner un reflet assez fidèle d’une réalité
Le lipdub, comme forme langagière jugée valorisante à leurs yeux. Dès lors, leurs
Notre questionnement sur le lipdub a mis en
avant le rôle de ce dernier comme objet de 13
Goffman, E., 1973, La mise en scène de la vie
quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi, Les
Editions de Minuits. 255p, Paris.
12 14
Comtet, I., 2007, De l’usage des TIC en entreprise : Nous prenons ici le sens de l’imaginaire collectif au
analyses croisées entre sciences de l’information et sens d’Eugène Enriquez qui a étudié l'imaginaire
sciences de gestion, in Revue Communication & managérial notamment, et pour qui un imaginaire social
Organisations, Numéro spécial « Migrations (chaque groupe humain construit un imaginaire qui lui
conceptuelles », Presses universitaires de Bordeaux, est propre) peut être moteur comme il peut être
Bordeaux. leurrant ou source d'illusions.
128
présentations (ici présentation de la vie de qui structure l’organisation, par et dans la
l’entreprise) doivent être « gérées » (au sens communication Ainsi, la construction du sens
de l’ensemble des techniques de l’organisation elle-même passe par la situation sociale
de ressources qui doivent mener à la d’interaction. Suivant cette idée, et dans la
performance de l’organisation) pour que le perspective du lipdub, de quelle interaction
public soit convaincu. In fine, il s’agit de parlons-nous ? S’agit-il d’éventuelles
donner la meilleure image de soi. interactions entre l’organisation et les clients
Se pose donc la question de la vraisemblance (internes ou externes) après le récit ? S’agit-il
du récit proposé, mais également de la d’interactions entre les acteurs pendant la
pertinence de l’outil utilisé pour narrer la création du récit ? Peut-on encore les qualifier
supposée vie de l’entreprise. Sommes-nous d’« interaction » au sens d’Edgar Morin : les
dans une forme de récit où l’illocutoire interactions sont-elles des actions réciproques
disparaît au profit d’une communication basée modifiant le comportement ou la nature des
sur le non-verbal et les représentations, ou éléments, corps, objets, phénomènes en
peut-on considérer que les paroles des présence ou en influence (Edgar Morin,
chansons choisies constituent un illocutoire 1977)17?
organisationnel qui produit du sens ? Le
problème est bien là. La communication est Le lipdub, comme instrument de
principalement basée sur le non-verbal et les gestion ou comme reflet de la culture ?
représentations. Nous savons avec Gramaccia Il s’agit ici d’évoquer le lipdub sous l’angle de
(2001)15 que les actes de parole produisent ce la performance de l’entreprise, la
que l'on peut appeler un « illocutoire communication étant considérée alors comme
organisationnel » entre acteurs dans lequel les un des facteurs qui y contribue. Dans cette
procédés langagiers sont au fondement de perspective gestionnaire, pour être réussi, le
l’organisation elle-même. Si, d’une façon lipdub doit plaire aux publics externes et
générale, le narratif construit la cohésion mobiliser les salariés en interne. La narration
entre les individus, leur fait revivre les succès est envisagée comme un outil de gestion
et les échecs pour renforcer l’esprit d’équipe, symbolique et sans aller jusqu’à la présenter
c’est bien parce que l’illocutoire permet ainsi comme l’expression de l’idéologie de
de donner du sens à l’histoire de l’entreprise, elle est bel et bien destinée à
l’organisation. Or, dans une communication orienter les comportements. Par ailleurs, on
basée essentiellement sur les représentations, peut faire l’hypothèse qu’elle rend plus
quel sens « vrai » donner au récit de concrète une vision de l’entreprise qui
l’organisation ? Quelle importance (quel sens pourrait paraître trop abstraite à certains
attendu) donner aux paroles accompagnant les publics. Dans cette perspective gestionnaire, la
images ? Quelle appréhension et quelle narration est qualifiée d’efficace lorsqu’elle est
compréhension de la réalité avons-nous ? Ou persuasive et qu’elle peut favoriser
alors, devons-nous, dans le cas du lipdub, l’implication de celui qui en est le destinataire.
envisager d’emblée ce récit comme un Pour ces gestionnaires, le lipdub serait un outil
« produit » issu d’une construction en grande d’intervention parmi d’autres : on est donc
partie fictive ? clairement dans une acception utilitariste et
Dans le même ordre d’idée, nous savons que instrumentale de la narratologie, la question
la conversation génère l’organisation (Taylor de la réception devant être conjuguée sur le
1993)16. Si Taylor se place plus mode interne comme sur le mode externe,
particulièrement dans le cadre de changement par exemple dans les questions de réputation
organisationnel, il n’en reste pas moins que ou de capital-image de l’entreprise. Le lipdub
c’est l’ensemble des acteurs de l’organisation serait alors un outil de relations publiques, au
sens où Bernard Floris l’évoquait déjà au
15
début des années 2000 en identifiant la
Gramaccia, G., 2001, Les actes de langages dans les
communication des entreprises au
organisations, in Communication des Organisations,
Travail social, Paris.
développement des relations publiques
16
Taylor, J.R., 1993, La Dynamique de Changement
Organisationnel, une Théorie Conversation/Texte et ses
17
Implications, in Communication & Organisation, n°3, Morin, E., 1977, La Nature de la nature (t. 1), Le Seuil,
Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux. Nouvelle édition, coll. Points, Paris.
129
généralisées (Floris, 2001). Soulignons que Posture méthodologique pour
nous retrouvons dans une certaine mesure
une perspective fonctionnaliste bien connue
l’étude du lipdub
Une définition double du lipdub, comme
en SIC qui légitime notre souhait d’une
produit et comme processus, pourrait faire
approche croisée.
l’objet d’un consensus si elle n’impliquait pas
Dans une perspective interprétative où
des postures d’observation bien différentes
l’organisation est entendue comme un univers
sur lesquelles le chercheur ne peut rester
subjectif, le lipdub peut alors être décodé
silencieux. En effet, aborder la narration sous
comme un cadre d’interprétation à travers
l’angle du produit supposerait relativement à
lequel les actions prennent sens. Les
notre objet de se focaliser sur la forme
chercheurs qui ont adopté cette posture dans
discursive du lipdub (choix de la chanson,
l’étude de la narration se sont intéressés
paroles) et sur le « monde intérieur » des
principalement aux valeurs et aux significations
protagonistes, la narration racontant une
partagées par les membres de l’organisation
histoire qui se déroule dans un cadre physique
(Jones, 1991, Meyer, 1995). Notons ici que
mais aussi mental. A l’opposé, décider
deux pôles opposés peuvent être identifiés18.
d’envisager le lipdub comme une performance
D’un côté, les partisans d’une approche où la
en situation nous obligerait à porter une
narration est ce qui crée l’unité au sein de
attention particulière au contexte spécifique
l’organisation. De l’autre, ceux qui contestent
de sa réalisation ainsi qu’aux différents
cette vision unitaire de la culture (tant en
partenaires impliqués (rôles, statuts).
sciences de gestion qu’en sciences de
Par ailleurs, les questions que nous avons
l’information et de la communication
soulevées en amont nous amènent à envisager
d’ailleurs) et qui voient dans la narration le
l’étude des lipdub dans des temporalités
reflet de conflits ou de contradictions internes
différentes, éventuellement successives.
à l’organisation. Dans cette perspective, le
Un premier travail serait de réfléchir au lipdub
lipdub peut servir de support à la
à partir de l’objectif que se fixe l’organisation.
représentation des fantasmes d’un groupe.
En fonction de ce dernier (lipdub comme
objet social, marketing, de gestion,
Le lipdub comme mode d’action
économique etc..), on chercherait comment la
collective stratégie de mise en œuvre se définit. Nous
Envisager la communication dans sa dimension nous situerions plus ici du point de vue de la
instituante, c’est délaisser le modèle construction audio-visuelle du récit par
traditionnel qui liait processus rapport à la représentation que l’organisation
communicationnel et efficacité souhaite donner d’elle-même.
organisationnelle dans une vision très Un second point pourrait être d’étudier le
mécaniste et c’est donc, relativement à notre lipdub dans ce qu’il génère (ou non) de liens
objet, considérer que la communication est ce sociaux entre les acteurs (au sens propre et
processus organique et dynamique à travers figuré) de l’organisation. Nous nous placerions
lequel la construction sociale se produit, se dans ce cas dans une optique beaucoup plus
co-construit. Toutes les études sur la socioconstructiviste liée à la création et/ou au
narration et le travail ont donné à voir développement d’un collectif organisé.
l’importance du langage dans la construction Un dernier axe de travail serait de travailler
de l’apprentissage. Pour Holt (1989)19, les sur la perception que les clients internes et
organisations sont continuellement en train externes ont de l’organisation sociale au
d’être produites et la narration joue un rôle travers de ce récit. L’objectif serait alors
important dans les périodes charnières pour d’essayer de quantifier les effets de ce dernier
faciliter ou inhiber le changement. sur les comportements. Nous nous situerions
donc dans une perspective fonctionnaliste.
Ces trois points supposent des postures
18
Giroux, N., Marroquin L., 2006, l’approche narrative méthodologiques différentes. Dans le cas de la
des organisations, n°159, in Revue Française de Gestion, dernière approche (considérer le lipdub du
pp 15-42, Paris. point de vue des relations publiques), nous
19
Holt, RC., 1989, Talk about acting and contraints in sommes clairement en aval de la création et
stories about organisations, in Western journal of speech
de la visualisation de ce type de récit, avec un
communication, n°53.
130
recueil de données qui peut être fait par Bruner, J., 1996, L’éducation entrée dans
questionnaires et entretiens auprès des la culture, Paris.
« lecteurs » du récit.
En revanche, si nous envisagions de travailler Carayol, V., 2003, Parlez moi d’humour :
le lipdub sous l’angle d’un langage qui favorise rire et parodie dans les organisations, p
une cohésion interne, il nous semble que la
69-85, in coexister dans les mondes
méthodologie la plus probante serait celle de
l’observation distanciée qui nous permettrait organisationnels, Harmattan, Paris.
de déterminer le rôle social du lipdub dans
l’organisation, partant du principe que ce qui Comtet, I., 2007, De l’usage des TIC en
est donné n’est jamais réellement ce qui est. entreprise : analyses croisées entre
Cela faciliterait l’accès à des informations sciences de l’information et sciences de
directement observables (et non pas issues gestion, in Revue Communication &
d’un recueil a postériori). Il est bien entendu Organisations, Numéro spécial
peu pertinent d’observer des pratiques qui « Migrations conceptuelles », Presses
seraient dites « non formelles » dans la universitaires de Bordeaux, Bordeaux.
mesure où la réalisation d’un lipdub est
théâtralisée.
D’Almeida N., 2006, Les organisations
Enfin, dans le cas de la réflexion sur la création
d’un lipdub pour une organisation sociale, entre projets et récits, in La
nous nous positionnerions probablement communication organisationnelle en débat,
comme observateur distancié, usant également pp. 145 à 157, L’Harmattan, Paris.
d’un recueil d’informations qualitatives en ce
qui concerne la réalisation audio-visuelle dans Fisher W.R., 1984, Narration as human
ce qu’elle porte d’envies, de volonté de mises communication paradigm, the case of the
en œuvre et de réalisation pour les acteurs du pubic moral argument, in Communication
projet. Monographs, 51, mars, p1-22.
Au-delà des postures méthodologiques, il est
important de rappeler qu’un récit comme le Floris B., 2001, Communication et gestion
lipdub est une forme originale de construction
symbolique dans le marketing, les Enjeux,
de la réalité. C’est pourquoi il ne nous semble
pas pertinent de comparer des lipdub entre Gresec.
eux, si ce n’est dans la construction audio-
visuelle pure ou l’esthétique générée par ce Giroux, N., Marroquin L., 2006, l’approche
genre de récit. narrative des organisations, n°159, in
Par contre, il est possible et peut-être même Revue Française de Gestion, pp 15-42,
souhaitable, de comparer et/ou compléter des Paris.
lipdub dans leur phase de création
(déroulement du projet, implication des Goffman, E., 1973, La mise en scène de la
acteurs etc…), et surtout dans leur phase de vie quotidienne. Tome 1 : La présentation
réalisation (moment du tournage) avec les de soi, Les Editions de Minuits. 255p, Paris.
acteurs afin d’étudier la co-construction d’une
réalité fictive commune au sein d’une
organisation sociale bien réelle. Nous Gramaccia, G., 2001, Les actes de langages
intégrerions dès lors une double perspective : dans les organisations, in Communication
gestionnaire et communicationnelle, pour la des Organisations, Travail social, Paris.
compréhension d’une pratique sociale en
devenir. Greimas A.J., 1983, Du sens, Le seuil, Paris
131
Jones M.O, 1991, What if stories don’t
talk with the culture?, Journal of
Organizationnal Change Management, vol
4., n°3, p27-35.
132
Questionner le imperium incontournable. Le changement s’il
est permanent, s’il ne se fond plus avec un
changement : temps de rupture, s’il n’est plus événement,
leitmotiv des qu’est-il ?
organisations ET un objet Le premier temps de cette proposition est de
de recherche regarder à partir de quels champs de savoirs
est abordée la question du changement.
transdisciplinaire en La littérature consacrée à l’histoire et à la
sciences sociales sociologie des organisations montre que
celles-ci sont traversées par l’évolution des
cultures, des structures, qu’il s’agisse des
Michel Durampart organisations privées ou publiques, qu’il
michel.durampart@iscc.cnrs.fr s’agisse de l’économie marchande ou de
Professeur de SIC l’économie sociale. Le changement semble
Université du Sud Toulon Var être un objet de préoccupation permanent qui
Laboratoire I3M conduit à soupeser les conditions de
traduction du changement, d’acceptation,
Françoise Bernard d’appropriation mais aussi les conditions et
ferments qui favorisent sa venue.
francoise.beranrd@univ-provence.fr
Pourtant, les sciences sociales (sociologie,
Professeur de SIC
psychologie, anthropologie, SIC notamment)
Université de Provence
qui interrogent fréquemment les conditions
Laboratoire IRSIC
liées aux propositions de changement, leur
origine, leur légitimité, le passage effectif de ce
changement dans la mouvance sociale, sont
Mots-clés : peu convoquées en amont par les mêmes
Changement, organisation, institué, dynamique acteurs qui vont leur demander des études
instituante, dynamique culturelle et socio- d’usages, des enquêtes pour mesurer le succès
technique ou l’échec des transformations et des études
représentations. Comment interpréter ce
contournement des savoirs en SHS par les
Comment penser le changement sans évoquer « décideurs-entrepreneurs » ? Se méfient-ils
cette contradiction qui s’établit, depuis des de leur dimension critique ? Ignorent-ils les
décennies, à savoir que le changement est apports des SHS à ce domaine d’études ? Y
devenu une injonction au quotidien dans un aurait-il une doxa du changement d’un côté et
ensemble d’organisations. Il se présente des savoirs constitués de l’autre ? Quelle
comme une nécessité impérieuse, approche communicationnelle peut-on
permanente, qui rythme la vie quotidienne des proposer pour mieux saisir cette fracture ?
organisations jusque dans l’organisation du
travail. Or, d’un autre côté, le changement ne Le deuxième temps est, de mettre en regard
peut correspondre précisément qu’à des deux domaines de recherche en
moments de rupture, à une mise en forme communication des organisations : d’une part,
d’événement, à une modification de nature ou les travaux consacrés à l’étude des dispositifs
de structure dans les organisations infocommunicationnels, et au système
considérées. Il est difficile, quel que soit le d’acteurs impliqués dans ces dispositifs (ceux
type de changement considéré, d’échapper à qui produisent, et/ou utilisent ces dispositifs),
cette tension entre un changement qui devient et, d’autre part, les travaux consacrés à
une condition même de l’évolution des l’émergence du « paradigme du DD » et de
organisations et, donc, inscrite dans le l’écoresponsabilité dans la communication
quotidien et des moments de changement qui organisationnelle et institutionnelle. Les
reconfigurent la réalité vécue dans les auteurs prennent appui sur des projets de
organisations. recherche qu’ils ont conduits dans ces deux
Invocation, injonction, détermination, le domaines et mettant en cause la question du
changement se décline à présent comme un
133
changement.
Cette mise en regard des deux domaines,
posée comme heuristique, conduit à
questionner le changement dans deux cadres :
le changement saisi par les discours et le
changement saisi par les actes. Ainsi sont mis à
jour les écarts, décalages, tensions,
contradictions, entre le dire et l’agir.
Ces décalages ouvrent un ensemble de
questions qui sont reformulées avec le projet
d’interroger la notion de frontières : entre
savoirs, entre cadres théoriques, entre
méthodes mais surtout entre savoirs et
pratiques organisationnelles au sens large,
c’est-à-dire impliquant épaisseur culturelle et
sociétale.
134
Comment un objet 1. Tenue du dossier de
intermédiaire peut ne pas soin informatisé : une
devenir activité collective d’écriture
numérique au cœur d’un
communicationnel ? Etude entrelacs de tensions
de cas du dossier de soin organisationnelles.
informatisé L’activité infirmière se situe au confluent de
plusieurs tensions organisationnelles qui
appartiennent à différents registres
Philippe MARRAST communicationnels (M. Grosjean & Lacoste,
philippe.marrast@iut-tlse3.fr 1999). Les tensions qui nous intéressent
Doctorant, Université de Toulouse particulièrement dans cet article sont celles
Laboratoire CERTOP, UMR 5044, Université qui affectent l’organisation et l’effectuation des
de Toulouse, équipe Ecorse soins que l’on peut répartir dans deux
Laboratoire IRIT, UMR 5505, équipe SMAC registres, les soins techniques (« to cure ») et
les soins relationnels (« to care »). Nous
invoquons par ailleurs les tensions liées à la
rationalisation de l’activité hospitalière que
nous circonscrivons pour cet article, à la
Résumé : gestion de la qualité, notamment instrumentée
Nous envisageons la récente informatisation par une traçabilité accrue de l’information
du dossier de soins infirmiers d’un hôpital médicale et soignante, à l’informatisation des
régional dans un contexte global de systèmes d’information hospitalière et à
rationalisation des activités hospitalières. Nous l’évolution des modalités du financement des
voyons ce logiciel de soin comme un objet activités hospitalières.
intermédiaire pris dans une écologie Au cœur de cet entrelacs de forces parfois
d’artefacts. La théorie de l’instrumentalisation contradictoires, le travail infirmier se
nous permet de montrer que l’atrophie des caractérise par la prise en charge du patient
moments de systématisation et de médiation, dans toutes ses dimensions tel que le définit
amène à disqualifier cet objet intermédiaire du l’article R 4311-2 du code de la santé publique
travail collectif d’organisation et de dialectique :
organisationnelle. Les soins […] sont réalisés […] dans le
respect des droits de la personne, dans
le souci de son éducation à la santé et
en tenant compte de la personnalité de
celle-ci dans ces composantes
Mots clefs : physiologiques, psychologiques,
Rationalisation, instrumentalisation, objet économique, sociale et culturelle.
intermédiaire, dialectique organisationnelle, L’activité infirmière se retrouve ainsi en prise
travail d’organisation, approche directe avec la situation singulière de chaque
communicationnelle des organisations patient dans les services de soin, entre prise
en charge technique et relationnelle et les
contradictions organisationnelles du secteur
hospitalier non résolues au niveau supérieur et
qu’elle doit tâcher de résoudre localement
(Dujarier, 2008).
La tenue du dossier de soin du patient est une
activité collective d’écriture qui relève du rôle
propre infirmier tel qu’indiqué dans Article R.
4311-3 du code de santé publique : [L’infirmier]
est chargé de la conception, de l'utilisation et de la
gestion du dossier de soins infirmiers.
La constitution de ce dossier doit permettre :
135
- la confidentialité des données du Nos observations de terrain menées depuis
patient, plus de 2 ans dans différents services de soin
- le recueil centralisé de toutes les d’un établissement régional spécialisé,
pièces du dossier du patient, montrent que ce travail permanent
- d'avoir une vision globale du patient, d’ajustement entre l’activité en situation et la
- de constituer la trace écrite des tenue du dossier de soin informatisé, ne
observations et des actes en cas de s’opère pas dans une « salle blanche »
faute et risque de poursuites artefactuelle comme le voudraient les
judiciaires, injonctions managériales au « zéro papier »
- le suivi du patient dans sa dimension (Mayère, Bazet, & Roux, A paraître), (Harper,
médicale (feuille de surveillance, O’Hara, Sellen, & Duthie, 1997). L’activité de
résultats d'examens, transmission soins se déroule dans une écologie construite,
infirmière, etc.) et psychologique, dynamique et très peuplée d’artefacts
- le regroupement des observations et individuels, collectifs et organisationnels. Ces
du travail de tous les autres membres artefacts viennent équiper tout à la fois
de l'équipe soignante l’activité de soin aux patients, l’organisation
(kinésithérapeute, orthophoniste, des collectifs dans la prise en charge
assistante sociale, etc.). pluridisciplinaire des pathologies, et la gestion
La constitution du dossier de soin globale des services et de l’établissement.
conformément aux « règles de l’art », requiert Nous envisageons à la suite d’Orlikowski
donc de l’organisation, des savoirs faire en (2007) que le changement est le régime
termes de sécurité, de contextualisation de ordinaire de l’organisation et que la
différentes sources d’information, de compréhension des phénomènes
traçabilité et de diagnostic. Par l’information organisationnels doit particulièrement
qu’il contient, ce dossier a aussi vocation à s’appuyer sur l’analyse de la matérialité
coordonner l’activité des différents collectifs artefactuelle autant que sur les processus dont
qui interviennent dans la prise en charge des sont issus ces artefacts. En nous plaçant dans
patients (Berg, 1996). une approche communicationnelle de
Comme l’indique Browning dans son approche l’organisation, nous pensons que cette
dialectique de l’organisation (Boudès & « sociomatérialité » peut être considérée
Browning, 2005), cette liste énumérative est comme faisant partie intégrante des
dans son principe même, très adaptée à dynamiques de résilience organisationnelle.
l’informatisation. Elle correspond à ce qu’il Nous lui reconnaissons une agentivité dans la
appelle le mode paradigmatique […] qui repose construction, la transmission et l’apprentissage
sur des argumentations logiques et des modèles de savoir-faire organisationnels.
explicatifs étayés. Ce mode se prête idéalement « Specifically, I propose that we
à des approches gestionnaires de recognize that all practices are always
l’organisation et à un traitement informatique and everywhere sociomaterial, and that
de l’information ; il véhicule un idéal type this sociomateriality is constitutive,
organisationnel qui voudrait pouvoir induire shaping the contours and possibilities of
l’organisation collective de l’activité par un everyday organizing » (Orlikowski,
traitement computationnel de l’information 2007).
contenue dans le dossier numérique. Dans cette perspective, nous envisageons
Pourtant, cette check-list de l’organisation des l’analyse de ce terrain de recherche à travers
soins telle qu’elle se donne à voir dans la l’observation des processus
règlementation et telle qu’elle se décline dans communicationnels médiés par ces écologies
les organisations hospitalières ne va pas sans artefactuelles, qui s’établissent diversement
quelques ajustements de forme et de fond, dans ce réseau sociotechnique complexe,
quand on observe de plus près l’activité des hétérogène voire parfois hétéroclite.
soignants, la production de l’information et Notre entrée sur ce terrain de recherche se
son traitement, les processus situe autour d’un logiciel commercial de
communicationnels nécessaires à la gestion du dossier de soins permettant à
coordination de l’activité. l’établissement d’informatiser les prescriptions
médicales et infirmières, d’en organiser la
136
planification et d’en déclarer l’administration. intermédiaire dans l’activité et les mécanismes
Ce logiciel a été introduit dans l’activité des d’adoption des ERP (Grabot, 2009) propres à
soignants depuis 2 ans et nous avons pu suivre cette organisation. Pour analyser en détail le
les phases de conception, de paramétrage, de rôle médiateur de ce logiciel dans les
mise en production dans différents services dimensions d’intentionnalité, de cadrage et
puis d’ajustement à l’usage. Nous avons aussi d’usage que Vinck attribue aux objets
tracé les artefacts qui persistaient ou qui intermédiaires, nous proposons de mobiliser
émergeaient à la suite de ce déploiement la théorie de l’instrumentalisation de
logiciel et nous avons travaillé à identifier les Feenberg.
rapports de force qui se sont installés autour
de ces artefacts, particulièrement entre 2.1. Le logiciel de soin comme
l’encadrement et les soignants. objet intermédiaire
Nous nous plaçons dans une perspective Nous voyons ce logiciel comme un dispositif-
dialogique de l’organisation en empruntant à artefact, dont le coût élevé trace et ancre
Browning son approche de la dialectique entre l’engagement de l’institution. Cet outil
liste et récit dans les organisations. Nous essentiellement prescripteur des modalités de
envisageons ce logiciel comme un objet l’activité agrège et polarise des activités
intermédiaire tel que le définit D. Vinck plurielles de l’organisation. Afin de le
(Vinck, 1999) et nous proposons d’analyser les caractériser comme objet intermédiaire nous
tensions organisationnelles suscitées par son avons suivi sa trace et l’usage qu’en avaient les
apparition à travers le cadre d’analyse de la professionnels durant nos observations dans
théorie de l’instrumentalisation de la différents contextes et dans des situations
technique proposé par Feenberg (2004). variées.
Nous interrogerons la capacité limitée du Ces nombreuses observations de terrain nous
collectif en charge de l’intégration de cet outil ont permis de mesurer l’agentivité de cet outil
à travailler sur le cadre de référence de dans la réalisation des activités médicales et
l’activité et à orienter au mieux le sens son rôle de médiateur affectant les modalités de
organisationnel inscrit dans l’outil, pour coordination.
montrer que cette limitation n’a pas permis au
logiciel de soin de se concrétiser dans 2.2. Conception et usage d’un
l’organisation. Objet intermédiaire, théorie de
Nous nous situerons dans une logique l’instrumentalisation de la technique.
classique de controverse technique et de
Le cadre de la théorie de l’instrumentalisation
construction socio-historique de la technique,
d’Andrew Feenberg nous permet d’envisager
où ce travail d’in-scription doit répondre à de
l’intégration de ce logiciel dans l’organisation,
multiples contraintes de traçabilité et de
comme la résultante de deux phases
contextualisation de l’information, de
d’instrumentalisation technique (2004).
tarification de l’activité, de prescription, de
L’originalité de cette théorie réside dans le
coordination de l’activité hospitalière de soin
cadre d’analyse très détaillé et opératoire des
et de support de la dialectique
différents moments de cette
organisationnelle.
instrumentalisation.
La phase primaire de conception produit une
technique générique, démondanisée,
2. Cadre théorique : objet fonctionnalisée et finalement différenciée de
intermédiaire, théorie de tout environnement sociotechnique. La phase
l’instrumentalisation de secondaire d’instrumentalisation détaille les
étapes de systématisation dans
la technique l’environnement technique, puis
Nous envisageons ce logiciel de soin comme d’appropriation sociale de la technique pour
un objet intermédiaire. Nous nous intéressons qu’elle se concrétise dans un contexte
particulièrement dans cette communication à particulier. Dans cette approche, Feenberg
la tension qui existe entre les logiques de considère que la technique n’est ni déterminée
reconception des processus organisationnels par sa conception, ni déterminée par son
liées à l’introduction de cet objet usage, mais qu’elle est le résultat d’une
137
hybridation du sens à travers des processus passage à une informatique intégrée de type
d’ingénierie hétérogène, fruits de controverses ERP, et à une urbanisation du système
et de négociations sociotechniques. Cette d’information qui est à voir selon nous comme
hybridation, Vinck la décrit à propos des une approche gestionnaire et techno-centrée du
objets intermédiaires, comme constitutive SIH1.
d’un nouvel être sociotechnique dont l'identité ne C’est dans ce contexte de transformation
se réduit pas à un mélange. radicale de l’approche sociotechnique de
Ce cadrage théorique entre objet l’informatique hospitalière que le projet
intermédiaire et instrumentalisation nous d’informatisation du dossier de soin a débuté
paraît être fécond dans une perspective en 2004. Ce projet d’informatisation a été
communicationnelle des organisations. Nous appréhendé comme ne concernant que la
proposons de l’utiliser afin de pointer la partie des soins infirmiers. Malgré les
capacité des mondes sociaux, qui agissent et consultations pluridisciplinaires, les
interagissent dans, sur et à travers ce propositions, la rédaction et l’orientation du
dispositif-artefact organisationnel, de travailler cahier des charges ont principalement été le
à rendre cet objet intermédiaire suffisamment fait de quelques cadres infirmiers sous
malléable pour le concrétiser au niveau de l’impulsion directe de la direction des soins.
l’organisation et lui permettre d’atteindre le Ce cahier des charges met notamment
statut d’objet communicationnel capable l’accent sur trois points relatifs à l’exercice de
d’absorber la controverse sociotechnique. l’activité infirmière. Le point essentiel
concerne la dimension réglementaire très
forte et contraignante pour l’exercice des
3. Le projet de dossier de soin soins, la traçabilité et la confidentialité de
l’information, et les questions juridiques. Vient
informatisé pris dans une ensuite une volonté affichée d’adosser cette
logique globale de informatisation à une standardisation des
transformation du système pratiques et des langages des soignants, qui
d’information : apparait notamment à travers la référence à
un protocole opératoire établi comme
l’instrumentalisation standard pour la réalisation des diagnostics
primaire de l’objet infirmiers. Le dernier point concerne la
intermédiaire. formalisation de la coordination entre
Ce dispositif informationnel est étudié dans le soignants, médecins et paramédicaux dans la
contexte d’un établissement spécialisé qui l’a prise en charge des patients, qui se matérialise
adapté puis déployé sur une période de 3 ans. dans un schéma qui rappelle les logiques de
Nous avons observé et interviewé sur cette modélisation par workflow.
période, porteurs de projet, informaticiens et Suite à la rédaction de ce cahier des charges,
praticiens dans les services directement un appel d’offre est lancé, mais à cette époque,
concernés par cette informatisation pour un le marché des éditeurs de logiciels de soin
total de plus de 70 heures. Notre matériau est n’est pas encore très structuré (Eurasanté,
constitué d’enregistrements audio, de prises 2004). Un accord est passé avec un petit
de notes, de vidéos et de photographies des éditeur étranger composé de 3 développeurs.
scènes interactionnelles et des divers artefacts Cet éditeur a été rapidement racheté par un
impliqués dans l’organisation du travail. important acteur du marché de l’imagerie
Le système d’information de cet établissement médicale qui par ailleurs, équipait déjà
est informatisé depuis 1975. Le déploiement l’établissement sur toute une partie du SIH.
historique de l’informatique s’est effectué dans L’étude nationale menée par le groupe
une logique médico-intégrative (S. Grosjean & Eurasanté en 2004 montre que ce choix n’a
Bonneville, 2007), portée par une équipe de pas été une situation isolée. La perspective de
développement et d’intégration des outils la modernisation de l’informatique hospitalière
interne à l’établissement. au niveau national a été le moteur du
En 2000, un cabinet spécialisé dans l’audit des
systèmes d’information, dénonce la pertinence
1
de cette approche. Ce cabinet va préconiser le SIH : Système d’information hospitalier
138
déploiement de différentes stratégies de prise a fundamental, constitutive element of medical
de marché déployées par les géants de practice. (Toussaint & Berg, 2000)
l’informatique intégrée, les opérateurs de Pour caractériser l’activité en situation et
l’informatique décisionnelle et ceux de l’importance prise par le logiciel de soins dans
l’informatique médicale. les reconfigurations organisationnelles, nous
Finalement, les étapes d’adaptation du logiciel nous situons dans une approche narrative de
aux exigences réglementaires françaises, aux l’organisation. Cette approche nous permet de
demandes spécifiques de l’établissement et à voir l’organisation dans une perspective
l’infrastructure de son SIH, puis son processuelle de sa construction, dans laquelle
déploiement ont duré plus de 4 ans. L’équipe la narration se définit autant comme le
en charge du projet qui avait initialement processus que son résultat (Giroux &
prévu un « big bang » organisationnel étendu à Marroquin, 2005).
tous les services simultanément, a vu la mise
en production du logiciel retardée de plus 4.1. Narration, travail
d’un an et demi. La mise en œuvre effective d’information et négociation
s’est déroulée dans un seul service de soin pragmatique
pour un test en production de quelques mois En reprenant la typologie que fait Browning
avant la généralisation progressive à tous les des éléments narratifs, nous considérons que
services qui est toujours en cours 2 ans après. le logiciel de soin sert essentiellement de
Nous faisons donc le constat que les support aux listes prescriptives de l’activité et
conditions dans lesquelles ce logiciel a été aux chroniques liées à la planification des
déployé ont mis en scène une logique de soins ; il est également le lieu d’exercice d’un
colonisation techno-économique qui s’est avérée pouvoir qui vient prescrire l’activité et son
assez éloignée des préoccupations des acteurs organisation à travers des processus de
de terrain. Nous allons maintenant montrer rationalisation et de standardisation.
comment nos observations de terrain ont Nous avons pu constater à travers diverses
permis d’éclairer les phénomènes situations dans les différents services observés,
d’appropriation sociale et de détournement du que le caractère prescriptif et programmatique
sens pré-câblé dans l’outil. de ces listes est relativement faible puisque
des ajustements permanents sont nécessaires
pour les adapter aux évolutions de l’état d’un
4. L’activité soignante : entre patient, à une surcharge temporaire du
travail d’organisation, travail service, à une urgence, etc. Ces ajustements
rendent régulièrement caduque la planification
d’information et narration des prescriptions. Nous avons, par exemple,
organisationnelle pu observer dans l’organisation des aides
L’activité des infirmières peut être considérée soignantes, des tactiques collectives de
comme un travail aux multiples facettes déclaration informatique déléguée de l’activité
lorsqu’on le regarde du point de vue de la « en temps différé » par rapport à la
communication organisationnelle. Il nous planification.
apparait qu’il est à la fois un travail Entre listes prescriptives et contingences de
d’organisation pris dans l’acception l’activité, intervient la mise en récit
développée par M.A. Dujarier (2008) et un quotidienne de l’histoire du service qui prend
travail très particulier d’information, de place notamment durant les
lecture et d’écriture autour du dossier de soin transmissions infirmières. Dans la perspective
que nous assimilons à un processus de dialectique de Browning, nous voyons ces
condensation et de contextualisation de la moments de récits, comme la mise en
narration, tel que Browning les définit (2005). cohérence entre la perturbation et le canonique,
Nous rejoignons l’analyse que Berg fait du comme le nécessaire travail de
dossier de soin en considérant sa tenue contextualisation et de synthèse des divers
comme constitutive de l’organisation de éléments informationnels dont nous avons pu
l’activité : Through practices of reading and mesurer le caractère plurisémiotique et
writing, it is argued, the medical record figures as disloqué. Ce travail routinier
d’intertextualisation permet de rendre
139
acceptable et cohérente l’organisation passée Nous voyons dans cette mise en scène
de l’activité à travers la mise en concurrence chorégraphique du travail d’organisation
et la synthèse des récits, et de procéder à la l’expression quotidienne du travail imaginatif
négociation du sens, de la décision et de des différents collectifs pour gérer les
l’organisation à venir qui viennent se condenser contradictions politiques, gestionnaires,
sur différents artefacts matériels, malgré opérationnelles, relationnelle, subjective afin de
l’injonction managériale du « zéro papier ». bâtir une organisation fonctionnelle qui est
Nous avons régulièrement pu constater socialement et subjectivement acceptable.
durant les transmissions auxquelles nous (Dujarier, 2008)
avons participé, que le logiciel est faiblement Nous pensons que ces négociations
impliqué dans ce travail narratif. Il est parfois quotidiennement répétées ont permis aux
invoqué dans la remémoration des petits papiers dans les poches (Mayère et al., A
prescriptions médicamenteuses et il est très paraitre) de s’institutionnaliser
rarement mis en scène physiquement. indépendamment du logiciel de soin comme
supports sémio-pragmatiques nécessaires au
4.2. Travail d’organisation et bon fonctionnement des services. Nous
chorégraphie organisationnelle faisons aussi l’hypothèse que le logiciel a été
Nous reprenons la définition que Dujarier partiellement disqualifié des négociations pour
(2008) propose de ce concept de travail la construction du sens organisationnel, du fait
d’organisation développé par De Terssac pour de son incapacité relative à intégrer les
caractériser les tensions organisationnelles transformations qu’il avait suscité chez le
autant que les processus d’organisation du personnel durant le moment de réflexivité de la
travail. Elle définit ce travail d’organisation technique dont nous parle Feenberg. Nous
comme une activité de médiation des arguons cela en nous basant sur le constat
contradictions entre prescriptions formelles et d’une atrophie du moment de médiation qui
contingences de l’activité en situation, qu’elle accompagne ce travail réflexif des utilisateurs
situe dans le contexte particulier des et des collectifs de travail.
organisations qui produisent des services de
masse. Ces apories organisationnelles, dont
relève l’activité hospitalière, sont 5. Négociation du sens
intrinsèquement en tension du fait de leur organisationnel :
structure hybride entre une organisation
industrielle du travail s’appuyant sur des
Instrumentalisation
standards et une rationalisation de l’activité, et secondaire de l’objet
une organisation de service dont la valeur intermédiaire
réside dans la personnalisation et la qualité Feenberg détaille en 4 moments distincts ce
relationnelle. qu’il appelle l’instrumentalisation secondaire
Nous avons relevé des signes de ce travail de la technique. Le moment de
d’organisation dans toutes les situations et systématisation dans le réseau technique, le
tous les contextes que nous avons observé. moment de médiation qui confère à l'objet
Ce travail d’organisation, opère au travers technique simplifié de nouvelles qualités
d’une véritable chorégraphie organisationnelle secondaires qui l'intègrent durablement dans son
(Bruni, 2009) qui se déroule dans une mise en nouveau contexte social. Le moment de vocation
scène et un décor spécifique à chaque service. correspond à l’usage réflexif des utilisateurs
Elle émerge d’un compromis entre règles qui se familiarisent avec la technique et
formelles, règles tacites et composition des évoluent en interaction avec elle ; le moment
collectifs de travail. Elle se perçoit dans les d’initiative correspond au détournement de
mimiques des soignants qui cherchent à l’intentionnalité primaire de l’artefact à des fins
expliquer telle ou telle situation matérielle, tactiques individuelles ou collectives.
lors des transmissions ou encore dans les Il ne faut pas voir dans ces moments une
relations de corporéité aux différents artefacts séquence linéaire et planifiée d’évolution d’un
des scènes interactionnelles, et en particulier objet technique. Il convient de les lire comme
le logiciel de soin. un travail circulaire d’ajustements et de
feedbacks qui rend robuste le changement
140
d’état de la technique vers une plus grande organisationnelle de l’objet l’a relativement
intégration à un contexte sociotechnique disqualifié des situations communicationnelles
particulier. Ces moments inscrivent des d’organizing alors que nous constatons sa
irréversibilités dans l’objet technique et bonne intégration dans l’effectuation de
scandent le passage d’un état organisationnel à l’activité.
un autre. Finalement, notre objet intermédiaire est pris
dans une écologie d’artefacts et de routines
mais il ne les circonscrit pas dans l’action.
6. Conclusion : L’objet Nous faisons le constat que l’équipement
secondaire du logiciel s’est fait à travers un
intermédiaire partiellement travail collectif et quotidien d’ingénierie
disqualifié du travail hétérogène, résultat des négociations propres
d’organisation et de la au travail d’organisation et à la dialectique
narration organisationnelle. organisationnelle. Loin de s’intégrer dans
Cette communication a présenté un cas l’objet intermédiaire, cette ingénierie est
d’étude lié à la conception et à l’intégration venue se condenser dans une écologie
d’un artefact organisationnel considéré artefactuelle globale et des routines de travail,
comme un objet intermédiaire dans un quotidiennement renégociées dans un
environnement de travail soumis à de processus circulaire et réflexif de construction
multiples tensions et dont l’activité est médiée communicationnelle de l’organisation.
par une écologie d’artefact. Nous avons
proposé la théorie de l’instrumentalisation
comme cadre d’analyse et ainsi opérer une
déconstruction socio-historique afin d’analyser
les logiques de reconception des processus et les
mécanismes d’adoption des ERP dans cette
organisation.
Nous avons identifié une logique techno-
économique d’instrumentalisation primaire qui
prescrit l’effectuation des soins, que nous
avons tâché de contraster avec l’organisation
en action de l’activité de soins dans les
services.
Nous avons ensuite montré que cette activité
est soutenue par un travail narratif et un
travail d’organisation des soignants dont
l’objet est de résoudre les contradictions
entre les prescriptions enregistrées dans le
logiciel et les contingences de l’action par le
moyen de la narration et de la réponse
imaginative et chorégraphique aux situations
réelles.
L’introduction de cet objet intermédiaire dans
l’organisation a amené un travail de réflexivité
des acteurs qui a conduit à négocier la place
de cet objet prescriptif dans cet entrelacs de
contraintes organisationnelles que les collectifs
doivent résoudre quotidiennement.
Nous faisons l’hypothèse que l’atrophie des
moments de systématisation et de médiation a
limité la capacité de l’objet à « entrer en
communication » avec les acteurs pour
travailler collectivement à résoudre les
contradictions. L’absence d’intelligence
141
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des objets dans les dynamiques
Feenberg Andrew, (2004), (Re)penser la sociales, Revue française de
technique, La Découverte sociologie, n°2(40), pp.385–414
142
La dynamique du texte frustration familières aux chercheurs en
sciences sociales. Parce que l’opération des
pour saisir le changement IdA apparaissait comme une étape importante
organisationnel : dans le changement j’ai choisi d’explorer le
processus malgré un corpus idéalement
l’université française écrit incomplet. Il me semble que ce qui apparaît à
sa copie première vue comme une limite, permet
finalement d’interroger les pratiques de
recherche des chercheurs en changement
Sylvie BOURDIN organisationnel. La communication vise donc
sylvie.bourdin@iut-tlse3.fr aussi à éprouver la plasticité des théories et
Université de Toulouse méthodes et à tester les limites de leur
CERTOP UMR 5044 opérationnalisation dans une situation de
recherche réelle.
Le corpus rassemblé comprend différents
La communication propose de suivre et de types de textes émanant de la tutelle
rendre compte d’un processus de ministérielle : les textes présentant l’opération
recomposition de la gouvernance et des IdA et les textes d’appel à projet des différents
pratiques professionnelles. projets2. J’ai également rassemblé des dossiers
L’organisation envisagée est l’Université de réponses aux appels à projet 3. Ce cœur de
française qui connaît, depuis 2007 et la LRU, corpus est complété par différents textes de
des transformations accélérées. L’observation réactions (motions, analyses) produits lors des
porte sur l’opération des Investissements conseils, Universités, CNRS) ou dans le cadre
d’Avenir (IdA) lancée en juillet 2010 et dont des débats syndicaux sur les IdA.
les résultats sont en cours de réception1.
La proposition s’inscrit dans la perspective Le cadre théorique
ouverte par les spécificités de ce chantier de texte/conversation
recherche. Il s’agit d’interroger théoriquement L’approche théorique dans laquelle je m’inscris,
la place et le rôle des textes pour saisir le les Approches Communicationnelles des
changement organisationnel et de discuter les Organisations, me conduit à envisager
questions méthodologiques que le cadre de l’organisation, et a fortiori le changement
l’enquête a imposées. organisationnel à partir des phénomènes de
communication qui traversent et structurent
Un problème méthodologique, un une organisation. Les ACO nourrissent de
corpus contingent fortes proximités avec la théorie dite de la
Dans le cadre d’un processus de changement Communication Constitutive de l’Organisation,
« en train de se faire », l’observateur est la CCO 4 . Ainsi, à l’instar de Taylor et Van
conduit à suivre un processus –continu, Every (2000), Cooren et al. (2006) et Vasquez
autonome- qui excède largement la et Marroquin (2008), je considère que
disponibilité d’un chercheur qui ne dispose pas l’organisation émerge de la communication,
du don d’ubiquité. Aussi, l’accès au terrain et qu’elle est écrite par et réalisée dans la
aux données est-il toujours partiel (en termes communication. L’organisation passe ainsi de
de données collectées et de présence sur le l’émergence, du processus (la conversation) à
terrain) et permet rarement de constituer un une stabilisation, qui s’incarne dans un texte
corpus idéal. La tension qui se fait jour entre qui sert de référentiel d’action, et est, lui-
d’une part la volonté de décrire et même ensuite, soumis à la conversation.
comprendre le changement, et d’autre part,
les difficultés pratiques à saisir la totalité du
processus, est une contrainte et une 2
http://www.enseignementsup-
recherche.gouv.fr/pid23961/investissements-
avenir.html ,
1 3
A la date de la rédaction de la proposition seuls les soit 1 Equipex lauréat, 1 projet de Labex et 4 projets
résultats des Equipex ont été diffusés. Ceux des Labex et d’Idex.
4
des IdEX sont attendus et seront intégré au corpus, selon Voir à ce sujet la proposition pour ce colloque de
les modalités présentées dans la partie méthodologie. Bouillon, Vasquez sur ACO et CCO.
143
La théorie texte/conversation est stimulante compte tenu du poids de la tutelle, une
dans la mesure où elle permet de sortir de injonction fortement structurante, renforcée
l’aporie constituée d’une part par les par le planning très court et l’importance de la
approches essentialistes -l’organisation est rémunération attribuée à chaque lauréat.
envisagée comme une donnée- et d’autre part Les réponses aux Appels à projets sont eux
les approches constructivistes radicales – des engagements à changer, attestent d’d’une
l’organisation est le produit d’interactions. Elle acceptation implicite à s’inscrire dans le
apparaît intéressante pour rendre compte du changement attendu par la tutelle. Ceci
changement tant dans sa dimension confirme le fait que le texte est bien un cadre
processuelle que dans ses effets (Vasquez, de l’action, qu’il stabilise à un moment
Marroquin ; 2008). L’opération des IdA invite contraint par le calendrier de l’appel à projet,
à explorer le potentiel heuristique de cette toute une série de conversations et rend
théorie. Le programme consiste à sélectionner, compte d’un enrôlement réussi, une
par la voie de plusieurs Appels d’Offre lancés acceptation collective à s’inscrire dans le
sur tout le territoire français, des projets qui changement.
bénéficieront de très importants financements Or, les travaux produits dans le cadre
sur plusieurs années et de l’effet d’image de théorique texte/conversation, l’article de
cette sélection. Vasquez Marroquin (2008), celui de Cooren
L’opération est donc constituée d’une cascade (2009) suivent la dynamique qui permet de
de textes qui se répondent et s’imbriquent les passer de la conversation au texte en partant
uns dans les autres, tant sur la forme -un des conversations –réunions, interactions-
Appel à projet est un formulaire à remplir, un cœur de l’observation, afin de montrer
cadre au sens fort- que sur le fond : le cadrage comment un texte –référent, déjà là- est
général du programme, les attendus de chaque mobilisé, éprouvé.
opération, les conditions de recevabilité, les
critères de sélection. Je propose ici de centrer l’étude sur les seuls
Tous, constituent des états de stabilisation de textes en les considérant comme le fruit de
conversations. Pour exemple, chaque réponse conversations qui ont conduit les acteurs à
à un appel d’offre est gagée sur un nombre s’entendre sur le sens du changement, à y
important d’échanges entre les partenaires inscrire leur activité future et à accepter de s’y
que les Appels d’Offres exigent de engager. Il s’agit donc de montrer comment
rassembler : chaque projet doit rendre l’opération des IdA, par le relais de textes qui
compte de la convergence de plusieurs l’initient et qui sont exigés en retour, catalyse
équipes, de plusieurs projets et renvoyer à le processus de changement organisationnel.
une anticipation collectivement élaborée de En effet, les projets lauréats doivent en toute
l’avenir par l’identification d’une thématique logique être ceux qui sont parvenu à mettre
innovante. Or, pour des raisons qui ne sont en adéquation les objectifs scientifiques avec
pas tout à fait anodines ni extérieures à la les orientations du changement que le
logique de l’opération – calendrier très court, ministère veut mettre en place.
logique de concurrence exacerbée- tout un J’analyserai et mettrai en regard les différents
pan de l’appareillage théorique textes afin de reconstituer -à partir du cadrage
texte/conversation –les échanges constitutifs ministériel et des réponses des projets
de l’élaboration et de la rédaction desdits lauréats- la dynamique textuelle du
projets- n’a pas pu investi. changement et montrerai son efficace. Je
Je dispose donc essentiellement de textes prolongerai l’analyse en montrant comment
agissants (destinés à faire agir et cadrant en l’opération IdA recompose fortement la
retour l’action ultérieure). Ces textes gouvernance des universités, des unités de
constituent d’importantes scansions du recherche et introduit des modifications dans
processus de changement. C’est explicite pour l’activité scientifique.
les écrits de ministère qui sont une expression
textuelle des attentes en matière de Bibliographie indicative
changement cadrent le changement, Bouillon, J-L., Bourdin, S., Loneux, C., 2007,
l’argumentent, le justifient, en présentent les « De la communication organisationnelle aux
objectifs et les bénéfices à venir. Ils revêtent, « approches communicationnelles » des
144
organisations : glissement paradigmatique et
migrations conceptuelles », Communication et
organisation, n°31, pp 7-25.
145
Le réseau comme outil de Introduction
gestion et de contrôle des Le terme de « club » est un terme qui est
couramment employé pour désigner une
pratiques du développement structure collective regroupant des personnes
durable : le cas du club physiques s’investissant dans une thématique
développement durable des particulière. Les clubs sont assez souvent des
réseaux professionnels ou réseaux d’experts
établissements et entreprises permettant l’échange et la transmission
publics d’informations, de savoirs, de pratiques, de
réflexions sur un sujet particulier qui est à
l’origine de cette entité.
Akila NEDJAR-GUIR, Les formes d’organisation de ces réseaux
anedjarg@u-cergy.fr n’entrent pas systématiquement dans des
Maître de conférences, cadres administratifs et juridiques qui leur
Université de Cergy-Pontoise, donneraient un statut institutionnel de
Laboratoire MRTE (Mobilités Réseaux groupement d’organismes. Ils n’existent que
Territoires Environnement), par la volonté des membres de se constituer
en tant que réseau et surtout par la présence
Anne GAGNEBIEN, d’un administrateur principal qui apporte au
anne.gagnebien@gmail.com club toute la logistique dont il a besoin.
Doctorante et ATER, Notre recherche porte sur le club du
Université Paris 13,Villetaneuse, développement durable (DD) des entreprises
LabSic (Laboratoire des sciences de publiques, réseau dépendant du ministère de
l’information et de la communication), l’écologie, du développement durable, des
transports et du logement (MEDDTL)1. Notre
intérêt est à la fois motivé par la
compréhension du réseau professionnel, en
tant qu’outil de gestion de l’information et du
Résumé : contenu à destination d’organisations
L’analyse du club du développement durable publiques dépendantes de l’État et d’autre part
en tant que réseau nous permet de par les pratiques du développement durable et
comprendre les modes de communication, de leurs formes de circulation des savoirs et
circulation des savoir-faire opérés par les savoir-faire au sein du réseau.
adhérents, les relations déployées, les C’est ainsi que nous souhaitons interroger la
dispositifs techniques favorisant ces échanges. manière dont le club du DD en tant que
Paradoxalement, l’innovation sociale réseau constitue une forme de gestion et de
engendrée par les pratiques et les approches contrôle des pratiques du développement
des problèmes environnementaux et sociaux durable auprès des organismes censés mettre
actuels que le club cherche à promouvoir en application les grandes orientations de la
repose sur des méthodes traditionnelles de politique de l’État en matière de
transmission et de circulation de l’information, développement durable. Ce réseau constitue
réservées à un club fermé. alors un lieu d’expression des directives de
l’État, et du ministère de l’écologie en
particulier dans un objectif de planification des
actions et de mise en pratique de celles-ci par
les entreprises publiques.
Mots-clés : Pour mieux comprendre les formes de
Réseau, club, développement durable, contrôle des actions de développement
entreprises publiques, bonnes pratiques, outils durable, nous partons de deux postulats
de gestion, innovation permettant d’expliquer ces processus de mise
en réseau des acteurs publics autour de cette
1
http://www.developpement-
durable.gouv.fr/IMG/pdf/4_-_Point_Sur_Club_DD.pdf
(consulté le 1 mai 2011)
146
thématique et les raisons qui contribuent à Grenelle de l’environnement.
son existence. L’existence du club est ainsi cautionnée par
Tout d’abord, le développement durable ces deux postulats qui renforcent plus
comme l’a souligné Nicole d’Almeida fortement les motivations du ministère pour la
(D’Almeida, 2006), est une notion complexe et prise en compte du réseau professionnel
mouvante qui est passé d’un idéal normatif à comme outil de gestion de l’information et
un objet comptable où les indicateurs chiffrés des pratiques de développement durable, par
de performance des actions donnent à cette la nécessité d’une conception collective
notion une visée plus technique au débat d’outils d’organisation et de structuration
public. Le reporting et la notation résument incitant les différents membres qui la
les tendances à la performance et contribuent, composent à rendre compte de leurs actions
selon l’auteur, à transformer l’idéal et à partager leurs savoirs, savoir-faire et leurs
communicationnel en activité instrumentale. « bonnes pratiques ».
Ces indicateurs de performance et les Notre analyse porte donc sur les formes
méthodes pour les atteindre peuvent ainsi d’organisation de ce réseau et les dispositifs
constituer en partie les raisons qui motivent auxquels il recourt pour transmettre les
l’adhésion au club par les organisations directives du développement durable. L’analyse
publiques ainsi que la prise en charge par du club en tant que réseau nous permet de
l’administrateur du club de la diffusion des comprendre les échanges et les modes de
pratiques et de la réglementation du communication opérés par les adhérents, les
développement durable. Quelles sont en modes de circulation des savoir-faire, les types
quelque sorte les « bonnes pratiques » qu’il de relations déployés pour rendre compte de
faut mettre en place pour atteindre les ces pratiques et repérer les dispositifs
résultats demandés ? Question qui justifie les techniques mis en place pour favoriser au
engagements des membres et leur inscription mieux ces échanges. Quels dispositifs de
au réseau. Ce concept de « bonnes communication et de transmission et quels
pratiques » est récurrent dans les discours modes de relation ce réseau privilégie-t-il
institutionnels et amène à nous interroger sur pour mettre en application les « bonnes
la sémantique du terme et sur son pratiques » du DD auprès des entreprises
appropriation par les membres du réseau. publiques?
Ce qui nous conduit à notre deuxième Pour cela, nous partons de l’idée que le réseau,
postulat selon lequel le développement au sens bourdieusien du terme, contribue au
durable est un concept « lisse » tel qu’il est capital social des membres qui le composent,
présenté dans les discours publics de l’État capital qui représente «l’ensemble des
relevant d’un consensus général sur les enjeux ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à
de cette thématique. Alice Krieg-Planque a la possession d’un réseau durable de relations plus
montré que la formule « développement ou moins institutionnalisées d’inter-connaissance et
durable » était un opérateur de neutralisation d’inter-reconnaissance» (Bourdieu, 1980).
de la conflictualité et que « l’on peut Autrement dit, les ressources qui participent à
appréhender “développement durable” comme un la constitution du capital social dont les
syntagme qui, du fait de ses fonctionnements en formes seront à analyser dans cette étude
discours, tend à esquiver les divergences de points sont de manière consciente ou inconsciente
de vue, à dépolitiser les thématiques dont il mises en valeur pour expliquer l’intérêt des
effectue le cadrage, à dénier les conflits d’intérêt, à membres à adhérer au club. Ils nous
constituer un opérateur de neutralisation de la permettent de comprendre les motivations
conflictualité ». (Krieg-Planque, 2010) d’adhésion au club par les membres outre les
Cette absence de conflit dans la formule est objectifs de connaissances des « bonnes
révélatrice de l’absence de débat sur les pratiques » recherchés par les acteurs du club.
approches institutionnelles du développement Les travaux, par ailleurs, de Christian Marcon
durable et la discussion sur les orientations (2007) sur la gestion des réseaux nous
politiques de cette thématique est effacée au apportent un éclairage méthodologique sur les
profit des modes d’action et des pratiques à dynamiques comportementales, à savoir la
planifier pour répondre à la stratégie nationale clarté des règles comportementales telles que
du développement durable impulsée depuis le la gouvernance, la confiance ou encore
147
l’effectivité de la matière à échanger entre les durable des établissements et entreprises
membres (information, soutien, conseils...). publics2», incitant les organismes publics à
Notre recherche repose sur un corpus issu du mettre en œuvre la Stratégie Nationale de
terrain et composé de l’entretien mené auprès Développement Durable et à prendre en
de l’administratrice du club, de l’analyse du site compte sur le long terme les exigences du
internet et des résultats d’un questionnaire développement durable, en les intégrant dans
(questions fermées et ouvertes) soumis aux leur stratégie globale3. Les membres du réseau
membres du club en janvier 2011. Par ailleurs, semblent vouloir partager une culture
des entretiens semi-directifs d’une heure commune naissante et une volonté de faire
trente ont été menés de novembre à reconnaître par l’ensemble des membres
décembre 2010 auprès de 4 membres du (qu’ils soient chefs de projets dans un musée,
réseau. responsable DRH dans une entreprise
publique, etc.) cette qualité de formation dans
I Le club du DD, un réseau le milieu de leur profession. Nous analysons le
professionnel d'acteurs publics réseau comme forme d’adaptation des acteurs
engagés pour le DD (qui, dans ce cas, sont des agents travaillant au
Le club CDDEEP représente un réseau de service de l’état) à de nouveaux contextes.
relations entre individus qui constituent une Nous convoquons une démarche
famille informelle au sein de leur milieu bourdieusienne dans le but de comprendre les
professionnel. La « mise en réseau est la raisons d’intégration du réseau en référence
création d’une culture commune avec des aux travaux sur le capital social. Ce réseau,
valeurs et des idées partagées (c’est là le dans ce cadre, est déterminé par des liaisons
« génotype » d’un réseau), la génération d’une permanentes et utiles entre les différents
dynamique d’actions collectives (le agents appartenant au groupe. Nous pouvons
« réseautage » est alors indispensable à l’illustrer par les réponses de notre panel. En
l’échange d’informations), la conception effet, quand nous demandons aux membres ce
collective d’outils d’organisation et de que leur apporte le club et les avantages qu’ils
structuration pour la mise en œuvre de en tirent, la majorité répond: des idées, des
principes communs autour d’un acteur méthodes de travail, des méthodes de
dominant (Gagnebien, Nedjar-Guerre, 2010). communication, des critères d’analyses et le
Nous définissons l’innovation alors pour fait de pouvoir porter cette parole critique de
reprendre Everett Rogers comme « une idée, positionnement, ainsi qu'une application plus
une pratique ou un objet perçu comme nouveau aisée d’une démarche dans l’entreprise :
par une partie des individus ou groupes sociaux Apports : »Un élargissement du champ des
susceptibles de l’adopter » (Rogers, 1995 p.11). actions d’exemplarité. Un partage des
Les membres sont habitués à mobiliser ainsi expérimentations positives et négatives et une
des savoir-faire et savoirs théoriques pour recherche d’actions complémentaires. Recherche
poursuivre l’expérimentation de solutions d’actions reproductibles et structurantes.
souvent techniques (comme réaliser le bilan Amélioration de la connaissance, des idées, des
carbone de son entreprise par exemple). réflexions sur le DD dans tous les domaines.
Rappelons par ailleurs que ce club n’a aucun Avantages »« »Une meilleure communication
statut juridique et que c’est un groupe de entre les personnes qui concourent à un objectif
travail qui n’a pas de moyens propres. commun qui n’est pas lié à la profession exercée,
Créé en octobre 2006, le club du DD mais au fait de travailler ensemble sur un site. »
regroupe une soixantaine d’organismes publics (Chargée de mission Ademe depuis 2005,
(dont La Poste, l’ANDRA, la Française des membre du Club DD depuis 2007, Q.12)
Jeux, le musée du Louvre) avec pour objectifs Ce travail sur site dont parle cette personne
la mutualisation, l’échange et la confrontation se réalise au cours de réunions. Au niveau de
des expériences et des pratiques autour du l’organisation territoriale du club, les membres
développement durable. Son action s’inscrit
dans les engagements du Grenelle de 2
http://www.developpement-
l’environnement et dans une démarche durable.gouv.fr/IMG/pdf/Charte-3.pdf
3
d’exemplarité des pouvoirs publics. Le club a L’ANDRA et sa stratégie de DD :
ainsi élaboré une « Charte développement http://www.andra.fr/download/site-
principal/document/strategie_DD.pdf
148
se déplacent beaucoup. En effet, les lieux de pratiques », tels le respect de la biodiversité
réunions ou séances plénières mensuelles ou la « socioresponsabilité » qui n’existaient
varient à chaque fois (10 séances plénières par pas encore avant sa création. Les membres les
an), tantôt à la Bibliothèque nationale de définissent chacun à leur manière, tour à tour
France (BNF), tantôt au Ministère. Ces comme « des actions efficaces, innovantes,
déplacements, ces visites organisées par reproductibles », « guidelines », « des expériences
l’administratrice ont pour finalité de connaître mises en place dans des entreprises qui vont dans
au mieux les institutions associées, leurs le sens d’un DD ». Elles concernent pour eux
positions ainsi que leurs propres outils et « tous les domaines: de la gouvernance,
appareillages stratégiques en faveur du l’organisation à la gestion des déchets. Elles
développement durable. permettent d’optimiser les ressources tout en
restant acceptables au niveau de la pratique
2 Communication descendante à quotidienne ». Surtout celle « qui nous engage
visée symétrique dans un cadre sur une trajectoire vertueuse. » (Chargé de
prédéfini mission, Agence de l’Eau Seine Normandie
Le principe du club repose sur trois Etablissement Public à caractère administratif,
composantes communes : une base la stratégie membre depuis 2007, Q.10). Mais ces bonnes
nationale de développement durable, une pratiques « individuellement ne portent pas à
charte qui les regroupe, ainsi que l’information conséquence, mais qui respectées par un
recueillie entre eux par une mise en forme des ensemble portent des fruits. C’est également des
documents stratégiques et prescripteurs. Le gestes reproductibles dans sa vie citoyenne. »
club est un groupe reconnu qui se reconnaît (Chargée de mission Ademe depuis 2005,
comme un ensemble stabilisé autour d’un membre du Club DD depuis 2007, Q.12). Pour
administrateur qui est au centre du dispositif. leur ministère de tutelle, les bonnes pratiques
Cette seule personne manage et organise les sont « des expériences qui forment un ensemble
séances de travail et se charge de mettre en de comportements qui font consensus et qui sont
relation les membres et les informations considérés comme indispensables pour prendre en
ressources pour le réseau. compte l’accessibilité dans tous les domaines de
Le mode de coordination, de processus de l’espace public. »5
communication entre les membres du réseau, Bref, c’est en fait la profondeur de l’intégration
est de type descendant, institutionnel, ce qui se de la démarche « vertueuse de valeurs » de
traduit par une transmission d’outils et de développement stratégique qui est ici
documents écrits depuis le Ministère vers les questionnée, loin des approches ponctuelles.
adhérents. Bien que la communication dans le C’est une réelle vision stratégique qui semble
cadre des groupes de travail montre un aspect désormais la seule efficace (Libaert, 2011) et
collaboratif fondé sur les échanges, la devenue également une formule consensuelle
communication par Internet est plutôt de type comme le développement durable.
unidirectionnel, à travers l’usage du mail. Celui- Ces valeurs sociétales se transmettent
ci reste l’outil indispensable de coordination et aujourd’hui avec la création d’outils et de
d’information des membres du club. Le site formations (façon de faire traditionnelle) avec
Web4, espace collaboratif, uniquement destiné l’exemple des chartes ou stratégies proposées
aux membres et intégré au site du MEDDLT, dans les groupes de travail. Ces « bonnes
est réalisé principalement par l’animatrice du pratiques » permettent aussi de mettre en
club avec les moyens matériels, les ressources valeur les membres du réseau. Leurs actions
et les compétences dont elle dispose. Le en faveur du développement durable peuvent
résultat traduit donc sa capacité d’engagement, être à leur tour valorisées et diffusées dans le
ses compétences et les moyens dont cadre de rencontres partagées et de groupes
l’administratrice dispose pour sa réalisation. de travail. Les formations proposées par le
Ce réseau est surtout un outil créé ad hoc au club permettent aussi une circulation interne
Ministère pour faciliter l’intégration et les au groupe de l’information autour de ces
échanges chez les membres sur les « bonnes bonnes pratiques où les formateurs sont aussi
5
Cf. site du MEDDTL, http://www.developpement-
4
http://extranet.cddep.developpement- durable.gouv.fr/-Bonnes-pratiques,2214-.html. (Consulté
durable.gouv.fr/?page=acces-club le 26 avril 2011)
149
des membres du réseau. Ces pratiques d’auto- source des transformations sociales et des
formation par des outils, des stratégies et des nouveaux modèles de développement.
ressources humaines communes au club sont C’est ainsi que ce concept de développement
justifiées par la mutualisation et donc durable, via le spectre de l’innovation sociale,
l’économie des moyens. L’accessibilité à des se définit entre autres dans l’action et le
informations réglementaires récentes qui changement durable avec la participation des
incitent les acteurs publics à mettre en place usagers (ici dans notre cas, ce sont les
une stratégie développement durable au sein membres du réseau) dans un processus
de leur entreprise est l’une des raisons qui collectif d’apprentissage et de construction de
incitent de nouveaux membres à intégrer le connaissances.
club. Les échanges fructueux induits par les Or, dans le cas du club du développement
groupes de travail, la valorisation de durable, nous constatons que cette idée sous-
l’appartenance à un club réservé aux jacente de l’innovation sociale dans le
adhérents du Ministère de l’écologie et la discours sur le développement durable est en
professionnalisation ou spécialisation de leur complet décalage avec les formes
profession dans le domaine du développement d’organisation et de transmission de
durable peuvent constituer, dans un second l’information au sein du réseau. En effet, le
temps, des motifs motivant leur fidélisation. fonctionnement du réseau constitué en cercle
Concernant les rapports des membres du fermé à effectifs réduits (soixantaine
club, nous ne relevons pas d’asymétrie nette, d’entreprises publiques) renvoie à la définition
de distinction ni de hiérarchisation, mais plutôt même du club et aux conditions d’intégration
une déconstruction voulue des rapports du réseau reposant parfois sur les contacts
hiérarchiques. Le réseau est une forme pris en amont ou sur le « bouche à oreille »
d’organisation sociale qui permet une entre les membres prenant parfois la forme de
reconnaissance : le Club a donné naissance à parrainage pour les acteurs extérieurs au
une spécialisation « DD »comme forme réseau. Ce club ne se donne pas à voir, ne
d’expertise professionnelle. En phase avec ses cherche pas de visibilité particulière afin de
représentations culturelles, les acteurs faire adhérer tous les organismes publics qui
conçoivent des outils stratégiques ; ils souhaitent y participer.
adoptent une démarche pragmatique et D’autre part, la force de l’oralité et des
opérationnelle, avec un projet qui « fait échanges lors des rencontres organisées par le
réseau » : le club, où les interactions avec club constituent l’essentiel de la
autrui sont renforcées sur les questions de communication et de la circulation des savoirs
développement durable, à cause de la et savoir-faire entre les membres du réseau.
vulnérabilité des individus et des entreprises à Les réunions de travail facilitent ainsi la
faire face à ce défi. transmission des « bonnes pratiques » que
seuls les échanges physiques permettent de
3 Entre innovation sociale et restituer.
transmission traditionnelle La place laissée aux nouvelles technologies de
L’innovation sociale est fortement présente l’information et de la communication est
dans les discours sur le développement réduite alors que ces techniques peuvent
durable. L’une de ses caractéristiques est de contribuer selon les discours publics à
remettre en cause la notion de capital et de promouvoir l’innovation sociale. Il n’y a pas de
favoriser le mieux-être des individus et des structures collaboratives via le net
organisations. Comme le souligne Julie développées par l’administratrice du réseau
Cloutiet (Cloutier, 2003), l’innovation sociale telles qu’on pourrait l’entendre à travers le
se « caractérise tout autant par un processus de concept de réseau social. Ainsi, si les échanges
mise en œuvre impliquant une coopération entre dans le cadre des groupes de travail et des
une diversité d’acteurs, que par les résultats réseaux de partage sont de nature
obtenus, immatériels et tangibles ». Autrement collaborative entre les différents membres, le
dit et selon l’auteur, les innovations sociales média informatisé n’est pas l’outil préférentiel
dépasseraient le cadre des projets initiaux pour la construction de ces échanges. L’accent
pour questionner les enjeux des grands est davantage mis sur l’animation physique du
équilibres sociétaux. Elles pourraient être la réseau que sur la compétence technique et
150
communicationnelle du média informatisé. collection Etudes Théoriques, n°ETO314,
Dans le cas de notre corpus, il n’y a pas de site Bibliothèque Nationale du Québec.
internet propre au club, donc pas d’existence
individuelle et autonome sur la toile. La partie CROZIER M., FRIEDBERG E. (1997) L’acteur et
relative au réseau est intégrée dans le site le système, Paris : Seuil
internet du ministère de l’écologie et du
développement durable et se compose d’un D’ALMEIDA N. (2006) Le développement
accès grand public et d’un accès privé. Cet durable entre temps court et temps long,
« encastrement » est symbolique et significatif entre principe de gestion et principe de
de la gestion étatique des pratiques du discussion, Communication & Organisation,
développement durable telles qu’elles sont Bordeaux, n° 29
exposées au sein du réseau. La partie du club
sur internet qui est principalement alimenté GAGNEBIEN A., NEDJAR-GUERRE A. (2010)
par l’administratrice du réseau et dont l’usage Le réseau du club du développement durable
par les membres est très partiel et aléatoire des établissements et entreprises publics: une
montre que la notion de gouvernance, idée innovation sociale ?, Le Prisme, n°3, Editions
principalement développée dans le concept ENS, 2010
d’innovation sociale, n’est pas appliquée dans
les types de relations déployées au sein du KRIEG-PLANQUE A. (2010) « La formule
réseau “développement durable” : un opérateur de
Le réseau professionnel n’est ici qu’un outil de neutralisation de la conflictualité », Langage et
gestion des pratiques du développement société 4/2010 (n° 134), p. 5-29.
durable dont les formes d’organisation
traditionnelles ne sont pas remises en cause LIBAERT T. 2010, Communication et
par un questionnement des pratiques de la environnement, le pacte impossible, Paris, PUF
communication et de la transmission des MARCON C., (2007) Analyse de réseaux en
savoirs. intelligence économique : éléments pour une
approche méthodologique, Market
Nous avons démontré que le club du DD était Management 2007/4, n° 8, p. 110-134.
un outil de gestion et de contrôle des
pratiques du développement durable mais qu’il ROGERS E. (1995), Diffusion of innovation,
se distinguait, en revanche par la valorisation New York, The Free Press
de ses membres et de leurs actions via une
volonté d’échanges, de savoir-faire et de
« bonnes pratiques » primordiales pour eux.
Ces « bonnes pratiques » et leur dimension
didactique nous permettent d’ouvrir sur deux
interrogations pour ouvrir le débat :
Ces bonnes pratiques ne font-elles pas partie
des dimensions stratégiques de légitimité de
l’entreprise. N’y a-t-il pas derrière elles un
intérêt communicationnel ? (Libaert, 2011)
Le club serait-il alors une stratégie certes
altruiste et sincère mais surtout un avantage
pour leur tutelle pour les convaincre plus que
de les mettre sous pression ?
Références bibliographiques
BOURDIEU, P (1980). « Le capital social.
Notes provisoires »in Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. °31, N1 :2-3
151
Management de Entre le « management » de l’information et la
communication-relation, l’écart s’est creusé.
l’information et évanescence Nous souhaitons montrer que, dans les
de la communication- organisations, la logique managériale largement
fondée aujourd’hui sur les systèmes
relation dans les d’information (SI) (et donc aussi sur les
organisations ? technologies de l’information) est très
insuffisante. Une nouvelle communication-
relation doit apparaître au premier plan, au
Patrick-Yves BADILLO cœur de la dynamique de toute organisation. Par
badillo@ejcm.univmed.fr communication-relation on fait référence à
Professeur, Aix-Marseille Université, l’École de Palo Alto, et notamment à
Directeur de l’IRSIC Watzlawick (1972), selon lequel « toute
communication (…) suppose un engagement et
Dominique BOURGEOIS définit par là la manière dont l’émetteur voit sa
dominique.bourgeois@unifr.ch relation au récepteur ».
Professeur, Chaire des Sciences de la L’hypothèse de travail que l’on testera est la
Communication et des Médias suivante : au fur et à mesure que s’est développé
Université de Fribourg, Suisse un management de l’information (notamment
Professeure Détachée Aix-Marseille Université fondé sur des SI de plus en plus coûteux), la
Laboratoire IRSIC communication-relation est devenue
évanescente. Pourtant, dans certaines grandes
entreprises leaders aujourd’hui, une
communication-relation de qualité est
recherchée. Dans un contexte où la
Résumé : connaissance est cruciale, la communication-
Dans le domaine du management de relation ne serait-elle pas en train de devenir la
l’information, l’informatique s’est généralisée nouvelle clé du succès des organisations ? Notre
avec l’essor des systèmes d’informations. Nous réflexion théorique s’appuiera aussi sur
montrons que la communication est le différents exemples (France Telecom,
fondement de l’organisation. Or, la Google…).
communication-relation est devenue Nous montrerons d’abord que l’information et
évanescente. L’exemple de France Telecom la communication constituent le fondement des
illustre la dangereuse dérive d’une organisation organisations. Nous verrons ensuite que la
« informatisée » et négligeant la dimension communication-relations est devenue
humaine. La communication-relation n’aurait évanescente. C'est un paradoxe dans la mesure
jamais dû être évanescente dans les où elle devrait avoir une importance croissante
organisations habituelles. Elle est d’autant plus dans les organisations.
importante dans les organisations du savoir.
L’information et la
communication, fondement des
organisations
Mots-clés : management, information, L’information est le fondement du système
connaissance, communication-relation, économique contemporain, à travers le système
organisation des prix qui joue un rôle essentiel pour
l’ensemble des activités au niveau mondial. Une
relecture de la théorie des coûts de transaction
montre que la nature de la firme repose
intrinsèquement sur une logique de
communication.
152
L’information-prix comme fondement développé des grandes entreprises, qui
du système économique finalement, semblaient s'inscrire dans la même
contemporain logique que les grandes entreprises de l'union
Avec Hayek le prix apparaît comme soviétique. En effet, dans une pure logique de
l’information qui oriente l’ensemble du système marché on aurait dû constater l'existence d'un
économique. Dans un article de 1945, il indique pur marché où les individus échangeraient des
que la connaissance n’existe jamais sous une informations, noueraient des contacts et des
forme concentrée ou intégrée, mais seulement contrats pour une certaine période, le temps de
sous la forme de fragments dispersés de réaliser un projet ou une opération donnée. Or
connaissances incomplètes et fréquemment tel n'est pas le cas. L'explication réside donc
contradictoires que les individus possèdent dans la théorie des coûts de transaction : la
séparément. Les prix peuvent jouer un rôle de grande entreprise internalise de tels coûts de
coordination des actions séparées des différents transaction. La grande entreprise permet aux
individus : le système de prix est bien “ un individus de contribuer à une production sans
mécanisme pour communiquer l’information être sur un marché où interviennent des
(…) c’est seulement l’information la plus échanges et une négociation permanente. Pour
essentielle qui passe et qui passe seulement à notre part, nous étendons cela à la logique de la
ceux qui sont concernés.” (Hayek, 1945, p. 526- communication : la grande entreprise sera celle
527, notre traduction). qui, au-delà des coûts de transaction, assure une
L’idée de prix-information donnera lieu à communication-relation de qualité qui permet
différents développements importants dans la un développement harmonieux.
science économique. Les organisations Bien évidemment, il existe de nombreux travaux
économiques ont été, depuis plusieurs dans le domaine de la communication des
décennies, modelées par une logique d’efficience organisations. Nous reviendrons sur la nécessité
devant répondre aux signaux envoyés par le de s’intéresser aux processus de
marché, c’est-à-dire les prix. communication, aux interactions entre les
acteurs, à la « communication relation ». Nous
Une relecture de la théorie des coûts voudrions souligner aussi qu’en théorie des
de transaction : la communication organisations, divers auteurs, notamment ceux
de l’école des relations humaines (Mayo…) et
comme facteur essentiel de la logique
ceux des théories psychologiques des
des organisations organisations (Lewin…), ont bien montré
La théorie des coûts de transaction va l’importance des relations humaines à l’intérieur
permettre de mieux comprendre les limites du des groupes et leur impact potentiel sur la
marché et du rôle des prix, et simultanément productivité du travail. En outre, diverses études
l’importance des échanges internes à se sont penchées sur les conséquences d’une
l’organisation comme fondement même de communication associée à une plus ou moins
l’organisation. En 1937, Coase introduit le grande centralisation (communication du haut
concept de coût de transaction qui explique vers le bas), une plus ou moins forte hiérarchie,
l’existence même des firmes, celles-ci etc. Cependant, la montée en puissance des
contribuant à la réduction des coûts de systèmes d’information dans les organisations au
transaction : « La principale raison qui rend plus cours des trente dernières années s’est
avantageuse la création d'une firme paraît être accompagnée d’un management de l’information
qu'il existe un coût à l'utilisation du mécanisme très éloigné d’une vision en termes de relations
des prix » (Coase 1937, p. 390, notre entre les hommes.
traduction).
Pour bien expliquer la raison pour laquelle nous L’informatisation généralisée
considérons qu'avec cet auteur (Coase a été
Les travaux fondateurs concernant l’information
prix Nobel en 1991) la communication est
s’inscrivent dans une logique qui est celle de la
devenue un facteur essentiel de la logique des
mécanique de l’information : l’information est
organisations nous devons préciser le contexte
alors avant tout une donnée que l’on cherche à
du développement de la théorie de Coase. La
transmettre. La pyramide ci-dessous indique la
question qui préoccupait les économistes dans
progression intervenue au cours du temps. Dans
l'entre-deux-guerres était la suivante : pourquoi
la foulée des travaux de Shannon et du premier
le système économique américain avait-il
153
essor de l'informatique et des L’évanescence paradoxale de la
télécommunications, dans les années 1960, tous
les efforts ont porté sur les transferts à distance
communication-relation
L'évanescence de la communication relation
des données (les data). Par la suite, vers la fin
s'explique d'abord par le fait que les processus
des années 1970 se met en place
d'information communication sont devenus quasi
l'informatisation généralisée (voir le rapport
exclusivement des processus de contrôle qui
Nora Minc de 1978).
ont été décrits par le philosophe Gilles Deleuze
Cette informatisation généralisée débouche sur
dans le cadre de sa thèse célèbre sur la société
un traitement de plus en plus efficace de
de contrôle : « la communication est la
l'information. L'information et la communication
transmission et la propagation d'une
(communication au sens de Shannon) deviennent
information. Or une information c'est quoi ? Ce
l'affaire des spécialistes de l'information. «
n'est pas très compliqué, tout le monde le sait,
Techniquement, un système d'information se
une information est un ensemble de mots
définit comme un ensemble de composants
d'ordre. En d'autres termes, informer c’est faire
inter-reliés qui recueillent (ou récupèrent) de
circuler un mot d'ordre. Les déclarations de
l'information, la traite, la stocke, et la diffuse afin
police sont appelées à juste titre des
d'aider à la prise de décision, à la coordination
communiqués. On nous communique de
et au contrôle au sein d'une organisation. Les
l'information, on nous dit ce que nous sommes
systèmes d'information contiennent des
censés devoir ou être tenus de croire. On ne
informations sur des personnes, des lieux et des
nous demande même pas de croire mais de nous
objets importants dans l'organisation, dans son
comporter comme si nous croyions. C'est cela
environnement. Le terme « information »
l'information, la communication et,
recouvre les données qui sont présentées sous
indépendamment de ces mots d'ordre il n'y a
une forme utile et utilisable par les personnes.
pas d'information, pas de communication. Ce qui
Les données, au contraire, sont des valeurs à
revient à dire que l'information est exactement
l'état brut représentant des événements qui ont
le système du contrôle » (Deleuze, 2003, pp.
lieu dans ou en dehors des organisations. Elles
298-299). L’évanescence de la communication-
n'ont pas encore été organisées de façon à ce
relation est parfaitement observable dans le cas
que les utilisateurs puissent les comprendre et
d'une entreprise telle que France Telecom.
s'en servir. » (Laudon et Laudon, 2006, pp. 13-
Malheureusement ce cas est loin d'être isolé et
14).
s'inscrit dans le mouvement général d'un
pilotage des entreprises par les systèmes
Par la suite la logique informatique est devenue
comptables, financiers et informatiques.
de plus en plus puissante, et depuis une dizaine
Nous indiquons que cette évanescence est
d'années nous sommes entrés dans l'ère des ERP
paradoxale dans la mesure où, au contraire, dans
(Enterprise resource planning). Un ERP est un
une société du savoir et de la connaissance,
ensemble de modules logiciels intégrés autour
l'avenir appartient à des modes d'organisation
d'une base de données unifiée pour des
nouveaux qui en aucun cas ne sauraient être
applications comme les ventes et la distribution,
pilotés par des systèmes informatisés et des
la comptabilité financière, la gestion des
variables imposées depuis la sphère gestionnaire
investissements, la planification de la production,
et comptable.
la maintenance des installations et ressources
humaines. En résumé, il s'agit de bases de
données inter-reliées qui produisent des Les processus d’information-
données qui permettent le contrôle et le communication en échec : le cas de
pilotage de l'entreprise de façon quasi France Telecom
automatisée. Nous verrons ci-après que ce Le cas de France Telecom est très intéressant
pilotage automatisé et probablement l'une des pour observer comment la citation de Gilles
causes de l'échec désormais tristement célèbre Deleuze s'applique. L'ouvrage de Diehl et
de l'entreprise Orange France Telecom qui Doublet (2010) présente une analyse détaillée
illustre parfaitement l'évanescence de la du déchirement d'Orange. Cette analyse nous a
communication-relation. paru d'autant plus intéressante que d'une part
nous avons connu l'entreprise de l'intérieur, et
d'autre part nous avons eu de nombreuses
relations contractuelles avec cette entreprise.
154
Cette connaissance du terrain nous incite à milliards de dettes sur trois ans ! Très
penser que l'ouvrage cité présente un historique rapidement, Thierry Breton impose un nouveau
pertinent de l’évolution de l'entreprise. Dans un style de communication. Il s'appuie sur la logique
premier temps, après que France Telecom soit du story telling et apparaît comme l'acteur d'une
devenu un exploitant autonome de droit public histoire autocentrée sur son rôle de leader : « il
assujetti aux règles de droit commercial et non met l'accent sur sa volonté, ses émotions, sa
plus administratif (à partir du 1er janvier 1991), pratique du sport en salle ». (p. 62). En parallèle,
l'entreprise engage un projet pour introduire de le cabinet Mac Kinsey arrive avec une armée de
nouvelles logiques d'organisation. Le projet en consultants pour recueillir le maximum
question est assez lourd, et conçu au sommet d'informations dans l'entreprise. Les consultants
de la hiérarchie. Mais « les acteurs du terrain de Mac Kinsey jettent les informations dans
trouveront les solutions d'organisation les mieux « leurs moulinettes, produisent une
adaptées aux conditions locales »…« France photographie, une projection financière cadrée
Telecom (réussit) à effectuer le passage des sous forme de tableaux puis procèdent à la
collaborations « tacites » installées finalisation avec Thierry Breton et son état-
précédemment à une logique d'organisation, major. Ce sera pour le groupe le programme
structurée autour de schémas et de processus » TOP, « Total Operating performance », qui doit
(p. 35). Prévaut alors une communication produire 15 milliards d'économies sur les coûts
interne satisfaisante. Lorsque Michel Bon arrive opérationnels du groupe en trois ans. » (p. 63).
en 1995 « un sondage réalisé à l'initiative de la Les cadres sont mis sous une très forte pression
direction de la communication fait ressortir un qui devient brutale : « brutalité et déloyauté
taux de 70 % de compréhension de sa politique envers le management participe d’un nouveau
!.(…) quinze ans plus tard, les équipes ne style, étranger à la culture de l'entreprise et à
comprennent plus rien à la stratégie ! » (p. 38). ses modes de régulation. Des cadres, pourtant
Conformément au schéma général que nous hommes solides, perdent leurs repères. » (p.
avons présenté dans le paragraphe précédent, 66). Les méthodes sont inspirées par celles
c'est notamment l'ensemble de l'informatique d’entreprises étrangères importantes au niveau
qui évolue et change à la fin des années 1990. mondial (comme le Lean management de
Est créée une informatique de gestion qui a pour Toyota). Le Lean management est basé « sur
objectif d'exercer une pression financière. « Le l'idée du zéro défaut et d'un individualisme
choix de doter le groupe d'une nouvelle forcené ». Ces méthodes « ont un effet
comptabilité, avec les outils référentiels de destructeur sur les modes d'entraide et de
comptabilité analytique (les ERP), permet à la coopération prévalant jusque-là dans
filière comptable, contrôle et finance de passer l'organisation du travail chez France Telecom. Ils
aux commandes dans la conduite du groupe. Sa constituaient des mécanismes souples de
fonction de contrôle budgétaire se transforme régulation et jouaient le rôle d'avertisseurs des
en « controlling », contrôle de gestion tensions organisationnelles humaines. » (p. 68).
nécessaire à sa privatisation. » (p. 42). Thierry Breton est remplacé par Didier
Cependant, l'évolution des ressources humaines Lombard en 2005. Didier Lombard s'occupe
de la fin des années 1990 « s'effectue sans heurts principalement des questions d'innovation et
importants grâce à un dispositif délègue l'assainissement financier de ressources
d'accompagnement conséquent » (p. 45). En humaines à deux collaborateurs. Le plan NeXT
revanche, à partir de 1999, on constate une fuite reconduit les principes du plan TOP, «
vers une logique purement financière l'innovation en plus, un certain tact managérial
concrétisée par des acquisitions sans en moins » (p. 80). L'objectif de la DRH est alors
discernement. C'est à cette époque que France de favoriser les départs par tous les moyens et
Telecom rachète Orange. L'objectif premier de faciliter les réorganisations. La culture de la
devient la croissance du cours de l'action : est transformation invente « le concept Time To
consacré au premier plan le management par la Move (TTM), visant à accélérer l'éveil des
valeur avec une primauté des logiques de la démissions volontaires. « Manipulation et
finance. Lorsque Thierry Breton est nommé en communications perverses résument cette
octobre 2002 France Telecom est face à un nouvelle étape de la transformation de France
gouffre financier : l'entreprise doit rembourser Telecom » (p. 85). L'entreprise dérive sous la
15 milliards d'euros en 2003 et renégocier 50 pression de cette nouvelle logique, très
155
centralisée, tandis que « Didier Lombard ne plus, ces spécialistes se trouvent sur le terrain et
gouverne plus l'entreprise France Telecom » (p. non pas au siège. En fait, l'organisation
87). On connaît la suite en ce qui concerne opérationnelle tend à devenir une organisation
cette entreprise, avec la multiplication des de spécialistes en tout genre. » (p. 16). « Dans
suicides. les organisations du savoir, la connaissance
Une double inquiétude apparaît à l'issue de cette viendra surtout d'en bas, du cerveau des
présentation. D'une part, France Telecom a spécialistes qui réaliseront de multiples travaux
connu la spirale de l'informatisation généralisée, en s’auto-gérant. Aussi les organisations
de l'informatique des données à l'essor des ERP. caractéristiques de notre époque, où le savoir
Or cette dynamique est aujourd'hui à l’œuvre tend à être concentré par le personnel
dans bien des organisations. D'autre part, non administratif, dangereusement à cheval entre la
seulement une telle spirale est négative pour la haute direction et les opérationnels, seront sans
dynamique des organisations, mais, de surcroît, doute considérées au regard de l'histoire
elle est orthogonale à la logique des comme une étape où l’on on essayait d'inculquer
organisations intelligentes, qui doivent être la connaissance d'en haut au lieu d'obtenir de
communicantes, dès lors qu'elles sont fondées l'information d'en bas » (pp. 16-17).
sur les secteurs stratégiques du futur où Certaines de ces idées se retrouvent à travers
prévaudra non plus l'information mais la l'exemple de Google (ne connaissant pas
connaissance. l’entreprise de l’intérieur il convient cependant
de rester prudent sur ce « modèle » qui
Le paradoxe : la dynamique de pourrait aussi probablement être critiqué sous
l’organisation intelligente et certains angles). Parmi les nouvelles méthodes
« communiquante » de management que Google promeut, on
Durant la dernière décennie, les enjeux de la retiendra quelques règles originales. Par
connaissance sont devenus de plus en plus exemple, Google fait une large confiance à la
importants (sur le rôle de la technologie vis-à-vis motivation intrinsèque des salariés. Ainsi
de la connaissance voir par exemple Badillo et l'entreprise a introduit une organisation du
Bourgeois, 2008). La distinction entre temps de travail des ingénieurs et des
connaissance tacite et connaissance explicite est développeurs en deux parties :
féconde. La connaissance tacite n’est pas « -80 % de leur temps de travail est consacré à
« communicable » facilement. Nonaka et la mission qui leur a été confiée pour laquelle ils
Takeuchi ont étudié l’exemple du four à pain. sont officiellement payés,
Une grande firme japonaise essayait de -et 20 % est dédié à des recherches
concevoir un four à pain qui proposerait des personnelles. » (Girard 2006, p. 67)
pains d’une qualité équivalente au meilleur Un autre principe mis en avant par Google est
boulanger de Tokyo. La tentative fut de s'appuyer sur des petites équipes. Par ailleurs
infructueuse : il s’avéra que le meilleur boulanger l'entreprise insiste sur le rôle des utilisateurs.
a une compétence particulière, L'intérêt des utilisateurs est placé au premier
« incommunicable » à la machine à travers des plan. Comme le précise Bernard Girard, ce n'est
processus automatiques. La connaissance tacite pas la finance qui dicte la stratégie.
du boulanger ne pourra être transmise de
génération en génération qu’à travers des
processus de « compagnonnage », au cours Conclusion
desquels s’exerce une communication-relation « Ce qui semble arriver, ce n'est pas seulement
approfondie. une mutation de l'information à la connaissance,
En réalité, il y a déjà longtemps qu'un auteur mais de la connaissance à la créativité. En vérité,
aussi connu (et aussi classique) dans le domaine compte tenu du pouvoir des réseaux, la
du management que Peter Drucker (1999) a connaissance devient progressivement une
décrit dans quelles conditions émergerait la marchandise. Ce qui devient précieux, c'est
nouvelle organisation. Pour lui les organisations l'objectif authentique du management qui motive
seront « des organisations du savoir » (p. 13). « l'engagement et la passion des employés »
(Elles) ont besoin de bien plus de spécialistes (notre traduction, à partir de Nahon et Plakias,
que ce à quoi nous avaient habitués les 2009). On retrouve ici les thèmes qui sont
entreprises gérées sur le mode hiérarchique. De devenus centraux dans la communication des
156
organisations, comme, par exemple, les Education, Arlington, USA: Begell House
approches en termes de communication Publishing.
engageante (voir sur ce point Françoise Bernard
2010). Ainsi, de notre point de vue, Bernard, F. (2010). Un exemple d’émergence et
l'informatisation généralisée connaît de développement de programmes scientifiques
actuellement un point d'orgue avec l’extension en SIC. Le programme : « la communication
des ERP. Cela a peut-être permis, dans un engageante ET instituante appliquée à la
premier temps, de rationaliser et de rendre plus communication environnementale ». In C.
efficiente les organisations. Mais, aujourd'hui, Loneux & B. Parent, Communication des
dans le contexte des réseaux généralisés et des organisations : recherches récentes (pp. 15-27).
médias sociaux, il apparaît que les techniques de Paris: l’Harmattan.
management fondées sur des dispositifs
informatiques contraignants ont atteint leurs Coase, R.H. (1937). The Nature of the Firm.
limites. On peut même aller plus loin : de telles Economica, 4(16), 386-405.
techniques sclérosent les entreprises, écartent la
Deleuze, G. (2003). Deux régimes de fous. Textes
communication-relation et conduisent à des
et entretiens 1975-1995. Paris: Editions de Minuit.
situations catastrophiques dont Orange est une
illustration. Il est extrêmement intéressant de Diehl, B., Doublet, G. (2010). Orange : le
noter que Peter Drucker mentionne comme déchirement : France Télécom ou la dérive du
type d'organisation du savoir l'orchestre management. Paris: Gallimard.
symphonique : l'exemple de l'orchestre
symphonique « est encore plus instructif, Drucker, P.F. (1999). L’émergence de la nouvelle
puisque pour certains morceaux il peut y avoir organisation. In Harvard Business Review, Le
jusqu'à plusieurs centaines de musiciens à jouer Knowledge management (pp. 11-33). Paris:
ensemble sur scène. Selon la théorie de Editions d’Organisation.
l'organisation il devrait y avoir alors plusieurs
vice- présidents/chefs d'orchestre et peut-être Girard, B. (2008). Une révolution du management :
une demi-douzaine de vice-présidents le modèle Google. Paris: M21 Editions.
divisionnaires/chefs d'orchestre. Mais ce n'est
pas ainsi que cela marche. Il n'y a qu'un seul chef Hayek, F. A. (1945). The Use of Knowledge in
d'orchestre/dirigeant et des musiciens jouant Society. American Economic Review, XXXV(4),
directement avec lui sans intermédiaire. Et 519-530.
chacun d'eux est un spécialiste de haut niveau,
disons-le un artiste. » (p. 19). Evidemment, nous Laudon, K. C., & Laudon, J. P. (2006).
n’avons pas repris cet exemple par hasard. Il est Management des systèmes d’information. (9e éd.).
parfaitement cohérent avec la théorie de la Paris: Pearson Education France.
communication-relation qui a souvent repris
l'exemple du chef d'orchestre. Les organisations Nonaka, I., & Takeuchi, H. (1995). The
innovantes créatrices d'aujourd'hui et de demain Knowledge-Creating Company: How Japanese
seront incontestablement non pas celles qui Companies Create the Dynamics of Innovation.
disposent du système d'information le plus New York: Oxford University Press.
performant, mais celles au sein desquelles la
communication relation la plus attentive Nahon, G., & Plakias M. (2009). The coming of
motivera et engagera tous les acteurs dans des porous enterprise. Document de Orange Lab San
orientations stimulantes. Francisco.
157
La professionnalisation de La communication des organisations publiques
véhiculant des informations instrumentées est
la communication vaste. D’une part, elle correspond à une
organisationnelle publique : communication institutionnelle publique qui
tend à devenir une discipline en construction,
de la modernisation à la produite par des acteurs divers (les
norme managériale communicants publics, chercheurs…). Elle
représente également un groupe professionnel
porteur d’une identité spécifique. D’autre part,
Dominique BESSIERES c’est aussi de façon croissante un nouveau
dominique.bessieres@univ-reims.fr mode de gestion du travail qui repose sur une
Maître de Conférences, Université de Reims prise en compte plus poussée des supports et
Champagne-Ardennes outils de communication de travail (TICE…).
Responsable Master de Communication Ce sont là autant de marques du
publique IEP de Lille développement des pratiques sociales
instrumentées en milieux professionnels.
Aussi, dans quelle mesure ces nouvelles
pratiques communicationnelles peuvent-elle
représenter dans leurs enjeux de
Mots-clés : Communication publique, professionnalisation des processus de
nouvelle gestion publique, professionnalisation, modernisation managériales des organisations
norme, modernisation publiques ?
158
La professionnalisation repose dans la légitimité de l'instrument
communicationnel, c'est-à-dire par une
croissante de la communication légitimité professionnelle, puis "un modèle
publique professionnel" de façon à consolider une place
L’émergence des communicateurs publics est dans le champ social. Le flou des activités de
un signe de modernisation des organisations communication permet de dissimuler la
publiques, mais très récemment leurs diversité de la profession et des
conditions d’activités sont plus normées. professionnels. Devant ces spécificités
fragilisantes, pour pérenniser leur champ
La communication publique marque d’activité, les stratégies des acteurs visent à
de modernisation particulière s’instituer en groupe social au moyen de
La communication publique apparaît stratégies interactionnistes de représentation
spécifique. Le modèle professionnel dominant d'unité pour imposer ce nouveau groupe
dans le champ professionnel public est celui professionnel en construction.
des fonctionnaires recrutés par concours
quantitativement et symboliquement. Or, les Une professionnalisation
communicateurs publics sont très interactionniste
majoritairement contractuels. Les Il est frappant d’analyser que les critères
compétences requises pour ces postes étant classiques des professions1 paraissent
rares, les concours sont exclus. En scrupuleusement observés et mis en pratique
conséquence l'insertion professionnelle dans la pour offrir une image proche et décalquée des
durée est dépendante du pouvoir politique modèles reconnus en la matière
(Bessières, 2009b). L'intégration dans (« publicitaires » Neveu, 2006 ; « conseils en
l’organisation bureaucratique est assez récente communication politique », Champagne,
(développement à la fin des années 80, 1990).. Une telle perspective collective induit
mouvement de généralisation à compter de là des conséquences en terme de définition de la
fin des années 90). Dès lors les services communication publique. Nous avons pu le
fonctionnels transversaux de communication mesurer au travers d’entretiens longitudinaux2
sont dépourvus d’une légitimité historique, à la d’acteurs du champ et d’analyses de discours.
différence des directions opérationnelles
sectorielles. De plus, la communication est Les communicateurs publics, acteurs de la
souvent perçue comme non directement constitution d’un groupe professionnel (Gadéa
productive, ce qui rend son évaluation, 2003 ; Dubar & Triper 2005) s’insèrent dans
embryonnaire, difficile. différents niveaux d’échelles sociologiques
dans leur quête de reconnaissance (Walter
L’appellation "communication publique" 1995). Ces revendications de distinction visent
regroupe une grande diversité de fonctions et obtenir une reconnaissance d’un
profils professionnels (chargé de professionnalisme particulier, les traits d’un
communication, de relation publique et groupe professionnel à part entière.
presse, journaliste…), de diplômes (droit, Construire une représentation globale du
science politique, communication…) si bien groupe est un moment classique, c’est affirmer
que l'on ne trouve guère d'enjeux communs une définition. Pour y parvenir, le groupe doit
entre tous les communicateurs en dehors se faire représenter en se dotant de porte-
d'une quête constante de reconnaissance parole (associations professionnelles, salons,
(Pailliart 1993). La recherche de code de déontologie…) qui fonctionnent
reconnaissance des communicateurs publics comme des supports d'objectivation en
correspond à une culture duale du métier et
des organisations publiques. Une 1 Nous utilisons dans cette communication le mot
reconnaissance interne dans l’organisation est profession dans un sens proche de l’anglais
d’abord recherchée d’aobord par les « occupation », mais avec des éléments inspirés des
instruments de communication (Fourdin professions établies (proche du sens anglais de
1994), jusqu’à des positionnements de "client- « profession »)
2 Ils prennent source dans un travail de thèse de
fournisseur" internes (Bessières & Grima, science politique de l’auteur jusqu’à des entretiens
1999). En ce sens, l'enjeu pour les acteurs effectués en septembre 2007-2009. Cette étude se
poursuit encore.
159
donnant à voir comme une réalité tangible le La managérialisation des
champ des professionnels qu'ils ont pour
charge de promouvoir. "En effet, un modèle est
communications publiques
Les mutations organisationnelles liées aux
le produit d'expériences, d'observations, de
communications des organisations publiques
réflexions sur le réel... Bref, il est un mode
sont révélatrices d’une visée managériale
d'organisation de la réalité, qui oriente les
englobante. On note en particulier que la
représentations et les conduites sociales" (Walter
perspective gestionnaire sous-jacente à ces
1995). Ces visions unificatrices sont de nature
évolutions professionnelles et
interactionniste.
organisationnelles traduit une préoccupation
L'association "Communication Publique" est
sociétale tant de la communication publique
de loin la plus importante dans le champ
(thème de la société de communication) que
professionnel3. Constituée en 1989, elle
des TICE (thème de la société de
regroupe principalement 3 catégories
connaissance). Leur intégration
d'institutions publiques : les administrations
organisationnelle est assez récente, de sorte
étatiques, les établissements publics, les
que leur institutionnalisation est toujours en
collectivités locales. Quelques organismes
consolidation.
relais regroupant des décideurs sont cooptés4
à des fins de confortement dans la sphère
publique. Elle compte environ 170 membres Une normalisation par répertoires et
hors réseaux territoriaux. À l’instar de la référentiels
plupart des autres associations Proches des démarches de répertoire de
professionnelles, elle constitue un lieu compétences des entreprises, les répertoires
d'échanges entre professionnels, métier et les référentiels de compétences
d'apprentissage5, d'études et de lobbying6. De introduits dans le secteur public contribuent à
telles associations ont pour dénominateur stabiliser la vision de ce que doit être un
commun l'objectif de promotion de la professionnel dans ses compétences
profession et d'être des organes de liaison nécessaires à l’efficacité organisationnelle. Ces
entre praticiens. mouvements de normalisation récents
concernent, toute choses étant égales par
La professionnalisation pour le groupe des ailleurs, les communicateurs publics et les
communicateurs publics correspond à la formateurs d’IUFM.
consolidation d’une nouvelle profession, une
socialisation socle d’un développement de Le RIME
carrière. C’est un processus de légitimation de La normalisation légitimatrice des
la spécialisation des fonctions professionnelles communicateurs publics est visible dans les
de communication. En ce sens, elle est un répertoires officiels des métiers des 3
facteur d’identité professionnelle (Dubar & fonctions publiques.
Tripier, 2005). Mais, la professionnalisation est
aussi aujourd’hui fortement concernée par
une dimension managériale.
aux agences
6 Entretien de l’auteur
160
Les activités communication dans les répertoires des métiers des 3 fonctions publiques
Le C2i2e
7Un groupe de travail dédié composé de 15 membres 8 Entretien de l’auteur d’un haut fonctionnaire
réunissant des représentants d’administrations spécialisé dans la communication publique, octobre
centrales, sur la base du volontariat, animé par un 2007.
président. Des compromis entre les membres ont 9 Terme choisi en dépit de ses acceptions théoriques
permis d’élaborer le RIME sur une base de consensus. variées pour des motifs de valorisation.
161
Le Certificat Informatique et Internet, niveau
2, enseignant (C2i2e) est un dispositif de Une gestion publique renouvelée
certification des compétences informatiques et Le développement de l’e-administration est
Internet à destination des professionnels de l’objet d’une politique interministérielle qui se
l’enseignement. Il comporte un référentiel de diffuse suivant des rythmes variables dans
compétences10. Expérimenté avec des IUFM11 l’administration publique (Bessières 2010).
volontaires en 2004-2005, il est suivi en 2005- L’intégration des TICE dans les discours
2006 par une phase de généralisation dans institutionnels du Ministère de l’Éducation
tous les IUFM avec des stagiaires volontaires. nationale révèle la prise en compte
Enfin, en 2006-2007 intervient l’obligation de d’adaptation aux contraintes de la société
passer une évaluation TICE pour les stagiaires. (Barats 2007). Il est patent que
Ce dispositif cristallise la demande l’administration de l’Éducation nationale n’a
institutionnelle pour les IUFM. Sa centralité pas été précurseur, mais plutôt en retard, en
structure les évolutions souhaitées dans ses particulier dans les établissements
effets sur la formation, les formateurs, les déconcentrés d’enseignement (universités,
formés, et in fine, les usages développés en IUFM…). On note également l’influence du
classe. Nous avons effectué une enquête processus de Bologne12, complété par les
nationale sur la population des formateurs (26 « objectifs de Lisbonne »13. Ils visent à mettre
IUFM/ 699 réponses) puis des entretiens semi- en place en Europe l'économie de la
directifs (responsables institutionnels et connaissance, pour plus de compétitivité et
formateurs TICE) (Bessières 2010). Dans ce une croissance économique durable (Bouillon,
cadre, nous avons pu noter que la pression du Bourdin 2005). Dès lors, l’édification de
C2i2e et des environnements informatisés l’espace européen d’enseignement supérieur
présents dans les établissements et les TICE sont perçues comme un levier
d’enseignement et de formation font que les pour faire face aux bouleversements de la
usages tendent à évoluer en prenant une mondialisation. Les instituts de formation
dimension professionnelle proche de celle qui participent pleinement à ce programme global
a cours dans les organisations privées, européen. Ainsi, maintenant, l’enseignement
maintenant clairement présentes dans les supérieur est perçu comme un appui pour la
établissements d’enseignements supérieurs. qualité de l’enseignement et plus globalement
« Avec la formation à distance on passe à une un élément de compétitivité du pays. Grâce
pédagogie Toyota par rapport à la pédagogie aux TICE, la performance est visée pour
taylorienne » : dans cette remarque d’un accroître des connaissances disciplinaires avec
interviewé, on mesure que les références des outils communs au monde du travail,
avancées sont issues du monde de l’entreprise. censée permettre une meilleur insertion
Elles concernent progressivement l’ensemble professionnelle des étudiants à ce titre, tout
des champs sociaux, y compris celui de en accompagnant la massification de
l’Education nationale aujourd’hui. Les l’enseignement supérieur avec des plates-
changements organisationnels liés à la diffusion formes numériques (Ben Youssef & Rallet
des TICE induit des modifications de 2009). Ainsi, les TICE traduisent des enjeux de
perception des agents de leur condition de politique publique, mais constituent aussi une
travail. Elles peuvent amener des nouvelle forme de professionnalité pour les
conséquences dans les représentations formateurs.
d’image du métier. Le développement des
usages professionnels est ainsi lié en partie aux Suivant de Coninck (2005), les nouveaux mots
identités professionnelles et aux d’ordre managériaux entrepreneuriaux, à
représentations qui en découlent. l’exemple des TIC, fonctionnent comme des
Ces normalisations professionnelles, supports injonctions qui amènent à mettre les individus
de professionnalisation, cristallisent une
dimension gestionnaire.
12 Cf. la convention de Bologne du 18 juin 1999 entre
29 pays signataires
10 < <http://www.coe.int/t/dg4/highereducation/ehea20
http://www2.c2i.education.fr/sections/c2i2e/referen 10/bolognapedestrians_FR.asp>
tiel/> 13 <http://ec.europa.eu/education/lifelong-learning-
11 Institut universitaire de formation des maîtres policy/doc28_fr.htm>
162
sous pression parce que le management ne plus sur les ressources (input) (Finger &
délivre pas de modèle à suivre d’organisation Ruchat, 1997). Ce mouvement prend place
du travail. Les personnels peuvent ainsi être dans un contexte de mondialisation, fortement
soumis à une double injonction, c’est-à-dire présent en Europe depuis les années 90 au
des mots d’ordre contradictoires (ex. utiliser travers des principes du new management
les TICE et garantie de la liberté public15. Leur adaptation au sein de chaque
d’enseignement). Ces mots d’ordre Etat en Europe, par une logique de
aboutissent à une multiplication des exigences. modernisation, vise à accroître la productivité,
Dès lors, l’ensemble des personnels, salariés l’efficience administrative, par le
et enseignants, sont concernés par une décloisonnement, la possibilité de fonctionner
pression à la performance devenue un critère en réseau. Ce discours de modernisation
commun du fonctionnement des organisations, légitimateur d’e-administration se développe
d’abord au sein du secteur concurrentiel et depuis la fin des années 90. Il a des effets
maintenant l’ensemble des organisations est organisationnels au niveau des administrations
touché. A leur tour, les organisations d’IUFM centrales (Alcaud, & Lakel 2004). Les
(Bessières, 2010) sont concernées par la Technologies de l’Information et de la
généralisation des TIC dans les processus de Communication, puis la LOLF16 et aujourd’hui
travail, pour des soucis d’efficacité, de la Revue Générale des Politiques Publiques17
décloisonnement, voire de productivité à concourent à solidifier ce changement de
l’instar des administrations centrales. Les TIC paradigme.
sont, en ce sens, révélatrices des mutations de
la société qui se généralisent dans les
organisations. Elles sont un dénominateur Conclusion
commun des nouvelles formes de Au total, la modernisation des organisations
professionnalisation et des normes d’efficacité. publiques s’illustre par le développement de
nouveaux modes de management (nouvelle
L’ensemble de ces évolutions sont au centre gestion publique, e-adminitration, TICE…) qui
d’un changement des paradigmes dominant le influence les contextes d’action. On mesure le
fonctionnement des organisations publiques conditionnement des formes d’organisation du
(Bessières, 2009a). Le management constitue travail et les dynamiques de réorganisations
un nouveau langage de l’Etat (Floris 1996) qui professionnelles. Tout se passe comme si on
se développe depuis la fin des années 70 en assistait au sein du champ des organisations
direction des organisations. Tout cela change publiques à l’émergence d’une normalisation
l'image de l'administration. Elle doit alors qualitative axée sur les outils de
mobiliser ses publics (agents internes et communication source de nouvelle
publics externes). Ainsi, l’administration est professionnalisation. Un tel mouvement est
amenée à rechercher un renouvellement de sa manifeste auprès des communicateurs publics
légitimité en permanence, en favorisant un (répertoires des métiers), émergent auprès
consensus des usagers sur les fins et les des formateurs de l’Education nationale
résultats (Laufer, Paradeise, 1982) au moyen (C2i2e), balbutiant concernant la
de la communication. Progressivement, mais problématique des écrits des auxiliaires de
rapidement, on juxtapose au classique schéma justice formés par l’Ecole Nationale de la
d’organisation bureaucratique webérien, protection judiciaire de la jeunesse18.
critiqué pour son manque d’adaptation lié au La centralité de la communication dans la
respect de règles impersonnelles, celui de la gestion des organisations peut ainsi être
nouvelle gestion publique14, nouveau appréhendée comme la poursuite d’objectifs
paradigme en cours. Il se traduit par de modernisation. L’analyse théorique
l’introduction d’instruments de gestion
inspirés du secteur privé. Le service public se
voit ainsi transformé en une organisation 15 Numéro « La nouvelle gestion publique », Revue
163
contribue à éclairer les stratégies de Bessières, D. (2008). Le modèle des
légitimation des nouvelles pratiques et les professions, enjeu de légitimation étatique
ressources d’acteurs pour y faire face. Cette pour la communication publique : simulacre
recomposition des formes institutionnelles ou effet de réalité", Colloque international, ISA
antérieures n’est pas encore stabilisées, mais International Sociological Association / Association
elle ouvre déjà la question responsabilité Internationale de Sociologie 5ème Conférence
accrue des acteurs, voire des managers intermédiaire du Comité de recherche 52
publics... Sociologie des groupes professionnels, "Le modèle
des professions en question: apports et limites du
professionnalisme", Oslo University College,
Norvège, 12-13 septembre 2008
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disciplinaires aux changements de paradigmes
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164
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Champagne, P. (1990). Faire l'opinion, Paris, Seuil
Édition de minuit
165
Le manager d’unité de Introduction
Avec la crise de l’Etat providence dans tous
travail au cœur de les pays développés, crise à la fois en termes
l’évolution des organismes de financement (la question récurrente des
de Sécurité sociale vers une déficits), mais aussi crise de légitimité et de
sens, les organismes de Sécurité sociale sont
culture du service en pleine évolution. Cette évolution
correspond notamment, dans le cadre de la
RGPP (Révision Générale des Politiques
Christian BOURRET Publiques) à une nouvelle culture du service et
bourret@univ-mlv.fr de la performance. Nous proposons d’aborder
Maître de conférences HDR, cette évolution à travers l’analyse du
Université Paris-Est Marne-la-Vallée – IFIS positionnement et du rôle du manager d’unité
Equipe DICEN (Dispositifs d’Information et de de travail, appréhendé dans des situations
Communication à l’Ere Numérique) – CNAM. d’information et de communication. Il s’agira
de montrer toute son importance, mais aussi
ses difficultés, et de proposer, à partir de ces
analyses, des pistes pour redonner sens à
l’activité au travail, notamment à travers une
Résumé : nouvelle approche de la notion de qualité.
En privilégiant la notion de situation, nous Nous nous situons dans une approche SIC, en
étudierons le positionnement du manager variant les regards et en articulant les
opérationnel dans le contexte de l’évolution problématiques du sens, du lien, du savoir, de
des organismes de Sécurité sociale vers une l’action, de l’identité et du pouvoir (Bernard,
culture du service et de la performance, en 2006 ; Ollivier, 2000) en utilisant notamment
variant les regards (des agents encadrés et des la grille de lecture de la sémiotique
managers opérationnels eux-mêmes). Nous situationnelle (A. Mucchielli, 2010) pour
analyserons son rôle difficile, entre autonomie appréhender la situation de l’activité pour les
proclamée et normes souvent subies, avec un acteurs : positionnement des acteurs,
important besoin de reconnaissance. Ce contexte spatio-temporel, enjeux, normes,
métier de médiation, à fortes compétences valeurs, qualité des relations. Nous nous
informationnelles et communicationnelles, est placerons également entre projets et récits
représentatif de l’évolution de tout notre (N. D’Almeida, 2006), en concevant la
système de protection sociale. communication comme permettant d’analyser
le changement (Carayol, 2004) dans un
contexte de tension entre normes (Le
Moënne, 2004) et valeurs.
Ce travail repose sur une méthodologie
Mots-clés : manager opérationnel, qualitative correspondant à une étude de cas
médiation, service, situations, normes, valeurs, construite à partir d’entretiens semi-directifs
identité. centrés, de participations à des réunions,
séminaires, d’encadrement d’étudiants (projets
tutorés, rapports d’activités, mémoires de
masters, de dossiers de VAE (validation des
acquis de l’expérience), favorisés par
l’existence d’une licence professionnelle et
d’un master1. Nous nous intéresserons tout
1
Licence professionnelle Management d’unité de travail
dans les organismes de protection sociale mise en place
en partenariat avec l’UCANSS (Union des Caisses
Nationales de Sécurité Sociale) et la MSA (Mutualité
Sociale Agricole) et Master Ingénierie de la Protection
sociale en partenariat avec l’EN3S (Ecole Nationale
Supérieure de Sécurité Sociale). Ces deux formations
166
d’abord au positionnement global des Les effectifs du régime général 3 sont
managers opérationnels dans les grandes quasiment revenus aujourd'hui à leur niveau
évolutions de la Sécurité sociale. Nous de 1976, autour de 158 000 agents. Ils avaient
présenterons ensuite différents regards sur ce atteint un pic de 173 000 en 1981 (Annuaire
métier. Nous analyserons enfin ce métier de Sécu n° 445 du 27 mars 2011).
médiation important, son difficile Cette évolution correspond au
positionnement, le besoin de reconnaissance développement d’une nouvelle culture du
et les attentes des managers opérationnels. service relevant de démarches qualité. Cette
nouvelle approche s’appuie sur une volonté
fortement affichée de « management des
1 – Les managers opérationnels risques » (en particulier le risque financier) qui
se traduit, comme la logique de service à un
dans les organismes de « usager » devenu « client » sans l’avoir
protection sociale demandé (Jeannot, 2010), par des récits très
souvent incantatoires et souvent perçus par
1.1 – Crise de financement et les salariés des organismes comme en décalage
de légitimité et évolution vers une avec la réalité vécue (Bourret, 2010). Ces
culture du service évolutions provoquent donc des tensions,
En France, le budget social de la nation notamment entre nouvelles normes
dépasse celui de l’Etat 2, représentant environ managériales et valeurs traditionnelles de
30 % du PIB. La crise du modèle social français service public et d’intérêt général auxquelles
est à la fois une crise de financement (question est attaché le personnel. Le métier de
des déficits) et aussi une crise de légitimité. Y. manager opérationnel ou d’unité est au cœur
Algan et P. Cahuc (2007) ont évoqué cette de toutes ces évolutions.
crise du « modèle social français qui
s’autodétruit », en le replaçant dans le 1.2 – Les managers
contexte général de la « société de défiance ». opérationnels ou d’unité de travail
Une évolution très nette s’est produite depuis Le dossier Les Métiers de la Sécurité sociale
1996 dans les relations entre l’Etat et les (UCANSS, 2005) fait référence à « près de
organismes de Sécurité sociale avec la mise en 180 000 personnes réparties en plus de 500
place de COG (conventions d’objectifs et de organismes sur tout le territoire français ». Il
gestions) dans une logique contractuelle précise que leur statut n’est pas différent de
d’objectifs / résultats, relevant de la RGPP celui de salariés d’autres entreprises : ils ne
(Révision Générale des Politiques Publiques). sont pas fonctionnaires mais relèvent du droit
Un forum des COG est organisé tous les 4 privé. La référence à la notion d’entreprise est
ans. Le thème de mars 2011 a été Acteurs nette. Le document précise que « travailler à
d'une protection sociale durable, nouveaux défis, la Sécurité sociale, c’est faire le choix de
nouveaux rôles. Les acteurs de la Sécurité s’investir dans une entreprise où l’on
sociale sont revenus sur les défis qu'ils doivent développe une activité au service de ses
relever pour réaliser des économies sans concitoyens, fondée d’abord sur des valeurs
entamer notre modèle de protection sociale, de solidarité, d’égalité de traitement, de
les notions d’efficience et de performance transparence, de respect de la personne ». De
étant au cœur des débats. La diminution des ce fait, l’ouverture sur l’extérieur et la qualité
effectifs avec la réorganisation des réseaux, la de service offert aux divers publics sont des
dématérialisation et les téléservices sont les priorités ». Les notions de valeurs et de
principaux leviers de cet effort d'économie. qualité de service sont proclamées, avec les
risques de tensions déjà évoquées.
Dans les organismes de sécurité sociale, on
distingue 3 principaux niveaux hiérarchiques :
1) celui de la direction des organismes au
sont délivrées au sein de l’Université Paris Est Marne-la-
Vallée.
niveau national, régional et départemental et
2
Il s’élevait à 560 milliards d’euros en 2009 contre 420
milliards en dépenses pour celui de l’Etat. Le budget de
3
la seule Sécurité sociale correspondant à celui de l’Etat. Auquel il convient d’ajouter la MSA (Mutualité Sociale
Agricole) et le RSI (Régime Social des Indépendants).
167
des cadres de direction (encadrement dit Cette définition met bien en relief le
stratégique), 2) celui du management positionnement entre agents et direction et
intermédiaire : manager opérationnel ou cadre les aspects d’initiative, d’écoute, mais aussi
de proximité ou manager d’unité de travail, 3) l’importance des compétences techniques
celui des agents d’exécution (techniciens, (législation). La référence à l’autonomie est
agents …). également forte.
Au nombre d’environ 15 000 sur les 158 000
agents du régime général et de 18 000 si l’on 2.2 – Le regard des agents sur
intègre la MSA et le RSI, les managers le manager d’unité
opérationnels sont ainsi dans un Dans le cadre d’un projet tutoré, les étudiants
positionnement d’interface, de médiation, de de licence professionnelle (septembre 2008)
traduction, entre l’encadrement supérieur ont interrogé les agents encadrés sur leur
(stratégique) et les agents des équipes qu’ils vision du manager d’unité « idéal ». Ces
encadrent (de 5 à 30 agents). résultats ont été résumés sous la forme des
Leurs activités peuvent se déployer dans des « 10 commandements des agents pour être un
secteurs divers (de front ou de back office), bon manager » : Tu transmettras les
mais avec assez souvent de forts enjeux informations, tu coordonneras le travail, tu
relationnels et notamment d’accueil du public, feras en sorte que l’équipe soit soudée, tu
avec l’utilisation de nouveaux outils relevant seras efficace et connaîtras ton travail, tu
des TIC, avec, en particulier, la spécificité des écouteras les besoins du personnel, tu
centres d’appels (dénommés plateformes de conseilleras efficacement, tu sauras prendre
services). des décisions justes, tu seras cohérent, tu iras
vers les collaborateurs et auras ta porte
ouverte, tu seras disponible ».
2 – Regards et représentations Les questions de la compétence, de l’équité
du rôle et du positionnement entre agents (crainte du favoritisme) de
l’écoute et de la disponibilité, de la
du manager d’unité de travail transmission des informations, de savoir
Les différentes coopérations mises en place développer un esprit d’équipe sont donc
avec les organismes de Sécurité sociale nous essentielles pour les agents pour définir un
ont permis de varier les regards : de la « bon » manager d’unité.
direction des organismes, des agents, et des
managers de proximité eux-mêmes sur leur 2.3 – La vision de leur rôle par
activité4.
les managers opérationnel
Les managers opérationnels interviewés par
2.1 – La définition du poste par
l’UCANSS (2005) ont précisé les principales
la Sécurité sociale composantes de leur « métier » : en fonction
Le métier de manager opérationnel constitue des objectifs fixés par la direction, organiser et
un des 74 métiers de la Sécurité sociale gérer les moyens matériels confiés, animer les
répertoriés et décrits par l’UCANSS, répartis équipes placées sous leur responsabilité et
en 17 familles professionnelles. Le document évaluer leur performance, en cas de
Zoom sur les métiers. Les métiers de la Sécurité problèmes, aider son équipe à trouver des
sociale définit le rôle du manager solutions. Pour eux, ce métier « n’est pas
opérationnel : « A la tête d’une équipe de évident tous les jours », car il faut « prendre
techniciens, le manager opérationnel organise des décisions délicates ». Mais il est « gratifiant
et gère les moyens, en fonction des objectifs de réussir collectivement à atteindre des
fixés par la direction. Le poste nécessite des objectifs » et « motivant de contribuer à la
qualités d’initiative, d’autonomie et une grande progression de son équipe ». Les qualités
capacité d’écoute ainsi qu’une bonne maîtrise essentielles pour réussir sont : être
de la législation » (2006, p. 24). « dynamique et réactif », savoir « hiérarchiser
les priorités et faire face aux imprévus »,
« savoir expliquer les objectifs fixés ».
4
Nous n’avons pas eu l’occasion d’aborder la perception Des entretiens réalisés moins officiellement
que des usagers devenus clients pouvaient avoir du rôle (notamment dans le cadre d’entretiens de suivi
et du positionnement du manager d’unité de travail.
168
de démarche de VAE) nous ont permis de VAE, projets tutorés), un certain mal-être a pu
compléter les représentations que les s’exprimer. Certains managers opérationnels
managers opérationnels ont de leur activité. Ils se considèrent comme de simples « courroies
se qualifient souvent de « chef d’orchestre ». de transmission » des consignes de la
Ils insistent sur la nécessité de « savoir tirer direction, voire comme des « grands cobayes
son équipe vers le haut », de « faire grandir de l’organisme ».
l’équipe et atteindre les objectifs », de « savoir
mobiliser et motiver son équipe », d’être
« exemplaire », de savoir « reconstruire tous 3 – Un métier d’intermédiation
les jours le relationnel de l’équipe », de
« savoir donner du sens ». Pour les qualités à
difficile et essentiel
avoir : il faut « être juste », « avoir des
convictions », être « dynamique, compétent, 3.1 – Un positionnement de
humain » et « savoir s’adapter aux médiation difficile
changements », « avoir le goût de faire Le positionnement des acteurs est un des
réussir ». D’autres insistent sur « reconnaître cadres d’analyses de la sémiotique
le droit à l’erreur », « juger mais ne jamais situationnelle. Le métier de manager
condamner », « tirer le meilleur parti de opérationnel est avant tout un métier de
chacun », « savoir déléguer et faire médiation et de traduction avec toute la
confiance », « savoir construire un collectif difficulté d’un positionnement entre direction,
(une équipe n’est pas seulement la somme agents et usagers de plus en plus exigeants. Il
d’individus) », « savoir donner du sens », est représentatif du malaise du management
« savoir hiérarchiser les problèmes », « savoir intermédiaire, fréquemment analysé. Ce
gérer les conflits ». malaise est souvent lié au fossé existant entre
Le manager d’unité est à la fois un « leader » le discours officiel de la direction sur la
et un « référent ». Il doit aussi être « force de performance et la qualité de service et la
proposition », doit « savoir écouter », « tirer baisse des moyens (notamment réduction des
le meilleur parti de chacun », « savoir effectifs) ce qui, pour les managers, peut
communiquer et adapter son management à impliquer dans la réalité quotidienne une
chacun ». Le manager opérationnel a donc un baisse de la qualité de service perçue par les
rôle de traducteur, de médiateur, de usagers (différence entre qualité proclamée et
facilitateur, de négociateur et de création de qualité perçue).
sens, aspects impliquant d’avoir des Dans Manager par le sens, D. Autissier et F.
compétences informationnelles et Wacheux (2006, p. 30-31) ont insisté sur le
communicationnelles. rôle de l’encadrement intermédiaire pour
« créer un climat favorable ». Or « le manager
L’analyse de situations problèmes de dossiers opérationnel n’y parvient plus dans un univers
de VAE a aussi mis en évidence l’aspect écoute en perpétuelle reconfiguration » (avec le
et proposition de solutions, mais aussi de « bougisme » ou changement pour le
savoir prendre des initiatives, d’être opérateur changement, dénoncé par N. Alter et H.
de cohérence pour savoir faire remonter à la Mintzberg).
direction des dysfonctionnements observés, Le positionnement difficile des managers
comme par exemple entre les données opérationnels et l’impression d’être coincés
recueillies par le service d’accueil et celles entre les injonctions de la direction et les
contenues dans le système d’information. difficultés accrues du travail quotidien (« faire
Cette situation-problème a mis en évidence toujours plus avec moins ») peut impliquer
l’importance du réseau relationnel personnel certaines formes de souffrance au travail,
constitué par les managers opérationnels dénoncées par C. Dejours (1998) ou par V. de
(dans le cadre de réunions, de formations). Gaulejac dans la « société malade de la
Nous retrouvons là la notion de « bricolage gestion » (2005), et relever de la « misère de
organisationnel » analysée par B. Vacher position » par opposition à celle de
(2004). « condition », analysée par P. Bourdieu (1993).
Malgré le caractère relativement formel des
situations de collectes de données (jurys de
169
3.2 – Entre autonomie et un raisonnement plus opportuniste
proclamée et normes souvent subies notamment chez les jeunes. Ces nouvelles
L’analyse du positionnement des acteurs par normes imposées par les TIC modifient les
rapport aux normes est un des éléments stratégies de pouvoir et les marges
majeurs de la sémiotique situationnelle. L. d’incertitude (Crozier & Friedberg, 1977).
Thévenot a montré l’évolution progressive Elles posent aussi la question du bricolage
vers un « gouvernement par les normes » organisationnel (Vacher, 2004) et, surtout, de
(1997). C. Le Moënne (2004) a insisté sur la désobéissance aux normes imposées parfois
l’importance des changements provoqués dans au détriment des objectifs et du sens, en
l’évolution des organisations par cet essor des prenant ainsi le risque de la sanction
normes. (Dejours). C’est toute la question des
Le manager opérationnel est au centre d’une rapports toujours difficiles entre la mètis
tension entre l’autonomie de son activité, grecque (art du pilotage, de l’adaptation) avec
proclamée dans les discours de la direction, et le logos, assimilé aux normes.
les contraintes par les normes vécues au Certes, le malaise est moins fort dans les
quotidien, dans un contexte d’injonction à la organismes de Sécurité sociale que chez
performance, avec l’incantation permanente France Telecom ou à Pôle Emploi, mais les
de l’idéologie du « service client ». En agents et, en particulier les managers
évoquant la « fatigue d’être client », en opérationnels, vivent souvent mal le culte de
parodiant A. Ehrenberg, G. Jeannot (2010) a la rentabilité et de la norme qui, pour les plus
bien montré que, y compris, et peut-être anciens, peut entrer en conflit avec leurs
même davantage dans les services publics, ces valeurs fondamentales de service public
clients qui n’ont jamais demandé à l’être, sont d’intérêt général et de solidarité.
souvent instrumentalisés.
En insistant sur le « défi d’augmenter la 3. 2 – Un besoin de
productivité», les managers opérationnels sont reconnaissance
conscients d’une tension entre qualitatif et D. Autissier et F. Wacheux (2006) ont
quantitatif : « ceux qui ont le plus de souligné que les cadres intermédiaires se
productivité font aussi souvent plus sentent aussi « déconsidérés », posant la
d’erreurs ». La logique de la performance question de la reconnaissance de leur activité.
(objectifs / résultats) des COG avec un risque R. Sainsaulieu avait évoqué le malaise de
de « quantophrénie » (Gaulejac) est l’encadrement intermédiaire, notamment en
particulièrement visible dans l’évolution des termes de stratégies de promotion
services d’accueil, avec l’utilisation de personnelle (1988, p. 223).
nouveaux outils relevant des TIC comme les Cela pose aussi la question de l’identité au
logiciels Sirrius (gestion de l’accueil / files travail, évoquée également par R. Sainsaulieu
d’attente) ou Médialog (traçabilité de l’usager : et rappelée notamment par Florence Osty
visites, courriers, appels téléphoniques …). Il dans Le désir de métier (2003), où elle
faudrait être sûr que les « clients » soient « interroge la capacité des politiques de
réellement « satisfaits » de ces évolutions gestion à proposer de nouveaux espaces de
comme de la nouvelle médiation par l’outil reconnaissance des compétences et de
mise en place à travers les centres d’appels ou l’engagement au travail ». Cette question de la
« plateformes de services ». Comme l’a reconnaissance, essentielle dans l’évolution de
souligné Y. Chevalier (Séminaire DICEN / toute notre société (Caillé), est déterminante.
CNAM, 24 mars 2011), les TIC et les Elle est inséparable de la question de la
systèmes d’information constituent bien le confiance (Ogien) : des agents de base envers
support de nouvelles normes managériales et leurs managers opérationnels mais, peut-être
de toute une idéologie. encore davantage, des managers opérationnels
Nous retrouvons aussi les analyses de D. envers leur direction. Reconnaissance,
Autissier et F. Wacheux pour qui, les cadres confiance, crédibilité et légitimité sont
intermédiaires se démotivent parce qu’ils ont étroitement imbriquées.
le sentiment de « perdre la maîtrise de leur
environnement de travail ». Il y a une
diminution très forte du sentiment de fidélité
170
Conclusion et perspectives s’autodétruit. Paris : Ed. de la rue d’Ulm –
Le métier de manager opérationnel est Cepremap.
« hologrammatique » des enjeux, et des
évolutions nécessaires du management Autissier D., & Wacheux F. (2006). Manager
intermédiaire (sous contraintes budgétaires de par le sens. Les clés de l'implication au travail.
rentabilité) et pas seulement dans les Paris : Eyrolles – Ed. d’Organisation, 246 p.
organismes de Sécurité sociale. Dans ces
analyses des nécessaires évolutions du Bernard F. (2006). Les SIC une discipline de
management, V. de Gaulejac (2011) insiste sur l’ouverture et du décloisonnement. In Bouzon
l’importance de « cultiver, avant tout, l’art de A. (Ed.), La communication organisationnelle en
la médiation : sa fonction première étant de débat. Champs, concepts, perspectives (pp. 33 –
permettre aux salariés de travailler le mieux 46). Paris : L’Harmattan.
possible » (2011, p. 314). C’est le premier défi
des managers opérationnels que nous avons Borzeix A., & Fraenkel B. coord. (2001, rééd.
rencontrés. 2005). Langage et Travail. Communication,
Le défi central est, à tous les niveaux du cognition, action. Paris : CNRS Editions, 379 p.
management, celui de la construction de sens,
d’amélioration du service à l’usager (pas Bourdieu P. dir. (1993). La misère du monde.
seulement dans les discours de la direction …) Paris : Le Seuil, 960 p.
et, pour cela, de la construction de
compétences collectives (que l’on ne peut Bourret C. (2010, octobre). Le Management
avoir tout seul). des risques dans les organismes de Sécurité
Nous retrouvons la notion de management Sociale : propositions s’appuyant sur
situationnel, en sachant tenir compte des l’interdisciplinarité des Sciences de
contextes avec la communication pour gérer l’Information et de la Communication.
le changement (Carayol) et pour savoir Colloque VSST, Toulouse, CD Rom.
construire un collectif dans le respect de
certaines valeurs fondamentales. Caillé A. dir. (2007). La quête de reconnaissance
C’est finalement le concept de « coop- nouveau phénomène social total. Paris : La
formance », articulant à la fois coopération et Découverte, 303 p.
performance (Rousseau, 2011) et, plus
globalement de « qualité 2.0 » ou de « qualité Carayol V. (2004). Communication
soutenable » (Bourret, Caliste, Larrasquet & organisationnelle. Une perspective allagmatique.
Zacklad, réunion de recherche, mars 2011). Il Paris : L’Harmattan, 235 p.
s’agit plus simplement, de revenir au sens
initial du mot performance (vieux français Crozier M. & Friedberg E. (1977, rééd. 1992),
« parformer ») : mener à bien, accomplir. Il L’acteur et le système, Paris : Ed. Points-Seuil,
s’agira en particulier d’aller plus loin dans 497 p.
l’approche du langage au travail (Borzeix &
Fraenkel, 2005) pour mieux analyser la partie D’Almeida N. (2006). Les organisations entre
cachée de l’iceberg de l’activité des managers projets et récits. In Bouzon A. (Ed.), La
opérationnels. communication organisationnelle en débats.
Leur rôle de « traducteurs », de Champs, concepts et perspectives (pp. 145 –
« médiateurs » est essentiel pour aider les 158). Paris : L’Harmattan,.
organismes de Sécurité sociale à améliorer
leur légitimité, en continuant à participer à la Dejours C. (1998, rééd. 2009). Souffrance en
construction du lien social pour refonder France. La banalisation de l’injustice sociale.
l’Etat providence (Rosanvallon). Paris : Le Seuil, Points-Essais, é38 p.
171
Informations sociales (n° 158, pp. 34 – 41). (Eds.), Cognition et information en société (pp.
Paris : Ed. CNAF. 205 – 242), Paris : Editions de l’EHESS.
172
Le discours pro-nucléaire : Notre intervention présente quelques
réflexions sur la communication nucléaire sur
analyse d’une forme Internet en Italie et en Belgique, dans le cas
rhétorique émergente spécifique des textes proposés sur les sites
des « forums nucléaires ». Cette analyse,
exploratoire et qualitative, montrera à l’œuvre
Andrea CATELLANI une approche qui propose de garder une place
importante pour l’analyse des textes dans
andrea.catellani@uclouvain.be
l’interdiscipline des SIC. Nous affirmons en
Université Catholique de Louvain – COMU
effet que l’analyse des signes ne signifie pas
Laboratoire LASCO (Laboratoire d’analyse
une clôture par rapport à l’observation de la
des systèmes de communication des
dynamique communicationnelle. La focalisation
organisations)
sur « l’immanence » du texte, chère à
Hjelmslev et à l’école de Paris, peut être
réinterprétée comme étant une « épochè »
provisoire, qui permet de ne pas perdre de
vue les configurations textuelles et leur
Résumé :
capacité à garder en mémoire et à préfigurer
L’article propose une analyse d’orientation
les actes de communication et la dynamique
sémiotique des sites Internet des « forum
sociale. Cette « épochè » sémiotique peut
nucléaires » italien et belge en tant que
constituer un moment important de l’analyse
organisations « porte-parole » et acteurs d’un
de la dynamique organisante1.
réseau organisationnel complexe. L’analyse se
Notre vision des organisations s’inspire d’une
focalise sur les aspects énonciatifs et
approche constructiviste « modérée »
interactifs des sites, pour identifier les
(Fairclough 2005). Même si on accepte une
stratégies à l’œuvre, en les mettant en relation
ontologie du concret individuel, il faut
avec les orientations axiologiques de base (pro
distinguer trois niveaux d’analyse : celui des
ou contre l’énergie nucléaire). Les résultats
événements et processus, celui des structures
portent sur les différentes façons de gérer la
de base (les institutions, les langages, etc.) et,
coprésence d’énonciations qui proposent des
entre les deux, des configurations récurrentes,
orientations axiologiques différentes dans un
ce que Fairclough appelle (avec Foucault) les
contexte électronique, en mettant en évidence
« ordres du discours » et les pratiques
la prédominance du « monologisme »
sociales. Les acteurs sociaux
axiologique. L’analyse empirique montre à
mobilisent/incarnent structures et pratiques,
l’œuvre une approche à la communication des
et peuvent donc les faire évoluer ; d’autre
organisations (présentée au début du texte)
part, les structures n’existent que comme
fondée sur une épistémologie constructiviste
« résiliences », régularités, tendances
modérée et sur une méthodologie sémiotique
possibles. L’analyse des textes (documents,
qui intègre la prise en compte du contexte
récits de vie, conversations, etc.), qui sont les
organisationnel et politique. Le texte propose
aspects sémiosiques (liés à la production de
donc l’analyse de la vie des signes comme
sens) des événements et processus sociaux,
moyen pour analyser la communication et la
permet de remonter au niveau des régularités,
vie sociale.
habitudes et stratégies2. Il s’agit donc d’une
épistémologie double, de l’organising et de
l’organisation (Grosjean-Bonneville 2011).
Taylor et Van Every (2011) rappellent de leur
Mots-clés : Environnement – nucléaire – 1
Sur le thème de la relation entre sémiotique et SIC, voir
sémiotique – rhétorique – persuasion entre autres Boutaud 2004, Ablali et Mitropulou 2007,
Jeanneret 2007 et le numéro 39 de Communication et
organisation, Catellani et Versel 2011, en préparation.
2
De façon similaire, l’anthropologie de la
communication (Winkin 2001), mais aussi par exemple
un auteur d’orientation systémique-pragmatique comme
P. de Saint-Georges (1993), parlent du « logiciel » de la
culture, qui oriente (et est influencé par) les interactions.
173
côté que l’organisation « existe » à travers les fondamentalement les dispositifs interactifs et
textes dont elle est « auteur ». Dans ce cadre, énonciatifs des deux sites.
le projet de Saussure – analyse de la vie des
signes dans le cadre de la vie sociale – tend à
se renverser, en devenant analyse de la vie Le forum nucléaire belge :
sociale et de la communication en partant
(aussi) de l’analyse de la vie des signes.
ventriloquie, pédagogie et
Dans ce contexte épistémologique psychagogie
(constructionnisme modéré) se situe notre Les forums nucléaires belge et italien
travail, qui cherche à mettre en évidence les apparaissent tous les deux comme des acteurs
cadres culturels et idéologiques qui se placent qui parlent par procuration, porte-paroles de
derrière les discours courants sur la filière nucléaire. Le mécanisme de la
l’environnement et le développement durable « ventriloquie » (Cooren 2010, Grosjean-
(Catellani 2010, 2011). Les stratégies Bonneville 2011) est donc redoublé : les
identifiées dans les textes permettent employés du forum parlent en son nom, et le
d’avancer des hypothèses sur le « logiciel » forum à son tour acteur communicationnel
culturel et sur les « ordres de discours » délégué de la filière. Le forum belge, asbl
subjacents. constituée en 1972, est expression de la filière
Les « forums nucléaires » que nous analysons nucléaire belge, y compris les acteurs français
ici sont des objets sémio-organisationnels très et anglais actifs en Belgique : entre autres,
intéressants. Nous observerons avant tout le Areva, Electrabel, Westinghouse, Tractebel.
contexte politique de leur constitution et les Le forum prévoit une structure très légère :
formes organisationnelles qu’ils assument, en un président, un secrétaire général, et une
nous basant sur un recueil documentaire et équipe opérationnelle de 3 personnes3. Ce
sur des demandes d’information réalisées groupe opère comme « hub » d’un réseaux
auprès de ces institutions. Notre interrogation d’acteurs qui inclut les membres, les « leaders
portera après sur le type d’interaction d’opinion » pro-nucléaire qui interviennent sur
permise par les deux sites Internet (liens, le site, et une série d’agences de
options de publication de commentaires, etc.), communication4.
et sur l’« énonciation énoncée », c’est-à-dire Le contexte politique récent du forum est lié à
sur les dispositifs de construction d’une deux événements : la promulgation de la « loi
relation inscrits dans le texte sous forme de Phase-out » (2003), qui a établi un plan de
d’embrayeurs visuels et verbaux (regards dans sortie progressive du nucléaire à compléter en
les yeux, pronoms, formes verbales, etc., Magli 2025, et la décision en 2009 de repousser la
2004, Meunier-Peraya 2004). Cette analyse se première phase de cette sortie de 10 ans. Le
basera sur l’ensemble des pages des sites tels site fait partie d’un dispositif plus large, qui
qu’ils étaient en ligne entre moitié mars et le comprend en particulier des campagnes de
10 avril 2011. communication : les dernières ont eu lieu en
Nous mettrons en relation les modèles 2009 et été 2010. Au centre de ce dispositif
énonciatifs et interactifs identifiés avec les communicationnel, le site assume entre autres
perspectives axiologiques en place : l’option la fonction de « mémoire » : une section du
favorable au nucléaire, d’un côté, et celle site propose des images et des vidéos des
hostile à la conservation (en Belgique) ou à la stands réalisés à l’occasion d’un festival rock,
réintroduction (en Italie) de cette source et une autre (« messages ») reprend les spots
d’énergie. Les conclusions porteront donc sur télé.
les modalités de construction d’un espace L’objectif du forum est d’être « la référence
discursif « orienté », par un dispositif qui par excellence en matière d’applications
matérialise/incarne une organisation en tant pacifiques du nucléaire »5. Le forum
qu’auteur et agent de valorisation. Notre
analyse ne touchera pas directement les effets 3
communicationnels de la catastrophe de Une directrice et porte-parole francophone, un porte-
parole néerlandophone et une personne chargée du site
Fukuyama, événement majeur pour l’industrie Internet et des événements.
nucléaire mais qui ne change pas 4
Saatchi & Saatchi, Emakina, Akkanto, Space.
5
http://www.nuclearforum.be/fr/forum-nucleaire,
consulté le 10 avril 2011.
174
« informe » et « sensibilise » les citoyens, terme sont évidemment exploitées par les
pour « contribuer au dialogue sociétal sur différentes organisations nationales pro-
l’énergie ». Comment cet acteur prend nucléaires qui ont adopté ce nom. Mais
position concrètement, à travers son site l’absence ou la limitation des possibilités
Internet, et en particulier comment il d’interaction et le contrôle du contenu vident
construit des relations avec les internautes ? ce terme d’une partie de son signifié d’origine.
Selon Johannes (2009, 74), le dispositif Cette ambiguïté textuelle se reflète sur
construit sur le site du forum montre une l’organisation qui est à l’origine du site, porte-
évidente contradiction entre une logique parole de la filière nucléaire.
d’image, dominée par l’« intention d’orienter Sur le plan de l’« énonciation énoncée », nous
favorablement les opinions », et une logique avons pu observer un ensemble de
relationnelle, « qui laisse la place à l’écoute et phénomènes différents, liés aux types de
à la prise en compte des avis contestataires ». discours proposés. La page d’accueil laisse une
Le site se présente en 2011 comme un place au « vous » du lecteur : « les questions
ensemble de pages qui proposent des que vous vous posez sur l'accident nucléaire
contenus sur l’actualité du nucléaire (dominée de Fukushima… ». La section « thèmes »
à partir du début du mois de mars 2011 par le présente (dans cinq pages sur dix) des
désastre de Fukuyama), sur l’activité et occurrences du « nous » inclusif ; il y a aussi
l’identité du Forum, et sur une série de quelques occurrences du « vous » et de
thématiques liées au nucléaire. La composante l’interpellation (« découvrez… »), dans un
d’interactivité est apparemment présente, contexte où la construction « objective » à la
sous forme de liens pour « lire plus » et troisième personne reste très présente. La
surtout pour « réagir ». La section « débat » section « actualité » et la section « messages »
s’annonce en particulier comme lieux de présentent le même équilibre entre discours à
confrontation. Étonnamment toutefois, les la troisième personne et évocation de
liens pour réagir ne fonctionnent pas, en l’interlocuteur.
aucun cas : la mise en scène de l’offre de débat Les vidéos de la section « messages » ont une
est niée par l’impossibilité de l’activer. Les configuration énonciative spécifique. Chaque
conclusions de Johannes peuvent donc être vidéo présente un aspect positif du nucléaire
confirmées, avec une aggravation du en proposant un « raisonnement » prononcé
diagnostic : le site est même trompeur dans par une voix colloquiale, qui prend en compte
son invitation à la conversation. En termes de les arguments opposés sans imposer une
modalités sémiotiques, le « vouloir réponse, mais en la suggérant indirectement6.
communiquer » de l’instance d’énonciation du L’énonciation propose un « nous » inclusif,
site est contredit par le « non pouvoir très présent dans les 9 « messages » (avec
communiquer » des internautes. Selon une quelques occurrences aussi du « vous »
interview téléphonique que nous avons interpellant). L’effet est celui d’un énonciateur
réalisée, la raison de cette absence proche qui met en scène un raisonnement
d’interaction est l’indisponibilité du offert à la « rumination » du public et
responsable chargé de gérer le site ; nous « mimétique » par rapport à un parcours
constatons que la dernière réaction affichée rationnel réel. Il s’agit d’un exemple d’illusion
remonte au 14 novembre 2010. On peut énonciationnelle, de mise en scène d’un
ajouter que l’outil « chat » est inactif depuis le
14 mai 2009, et que le titre « libre propos » 6
ne correspond pas à la réalité, étant donné Transcription partielle d’un de ces messages : « Pour
préserver l’accès à l’énergie tout en réduisant nos
que cette section est réservée aux « leaders émissions de CO2, il faut encourager chacun à repenser
d’opinion » invités par le forum. sa consommation d’énergie. Il faut également
L’effet global est celui d’un site statique, et augmenter la part des ressources renouvelables dans le
d’un détournement de la terminologie mix énergétique. Le problème, c’est qu’elles ne seront
courante. Selon la définition (non scientifique) probablement pas suffisantes pour répondre seules aux
de Wikipedia, un forum électronique est « un besoins de tous. […] On ne peut, en revanche, nier les
risques inhérents à cette technologie. Des risques dont
espace virtuel qui permet de discuter on se passerait bien volontiers. Posons la question
« librement » sur plusieurs sujets divers ». Les autrement: de combien sommes-nous prêts à réduire
connotations d’ouverture associées à ce notre consommation d’électricité pour respecter nos
engagements? ».
175
parcours cognitif partageable par le Enel et Edf. Le discours d’inauguration9 du
spectateur. La composante vidéo de ces président Chicco Testa (ancien anti-
« messages » propose une animation qui nucléariste converti) et le statut du forum
montre le même texte en train de se annoncent la volonté de « promouvoir
dérouler : ce dispositif, qui accouple visuel et l’information et le débat » sur le nucléaire, et
oral, est un exemple de « psychagogie » de le « soutenir » comme source
(Foucault 2001), qui impose le raisonnement énergétique : exemple de mélange entre
par adhésion mimétique plutôt que par information et persuasion. Le forum a lancé
sollicitation dialogique. Cette stratégie une importante campagne de communication
d’illusion énonciationnelle s’ajoute comme en décembre 2010, avec la constitution du site
variante mineure à l’illusion (ou effet) et une campagne télévisuelle10.
référentielle dominante. Globalement, le site Le site se présente comme une plateforme
propose un modèle de communication riche et continuellement mise à jour, qui offre
unilatéral et didactique, un écran informatif et des contenus différents : informations sur le
persuasif autonome et stable. nucléaire, lois et documentation légale,
interventions d’experts pro ou contre le
nucléaire, vidéos, actualité journalistique, et un
Le forum nucléaire italien : blog, qui concentre les possibilités
d’interaction. Le site globalement présente
persuasion post-factum une énonciation institutionnelle, sérieuse,
L’Italie avait abandonné le nucléaire en 1987,
orientée à la construction d’une confiance
après Tchernobyl. Pendant les dernières
fondée sur l’effet référentiel et sur le
années, un courant pro-nucléaire s’est
rationnel ; le modèle d’énonciation énoncée
développé (incarnation locale de la
dominant est celui de la troisième personne,
« renaissance nucléaire », AA.VV. 2008), et en
en excluant quelques vidéos. Dans la section
2010 le gouvernement Berlusconi a
vidéo (et dans le canal YouTube) nous
officiellement déclaré l’intention d’ouvrir des
retrouvons en effet une vidéo qui propose le
centrales nucléaires. A l’occasion du « sommet
contenu d’un dvd envoyé par courrier aux
italo-russe sur énergie et technologies » (24-
italiens, et qui propose un « voyage à la
25 avril 2010), Berlusconi a annoncé la
découverte d’une nouvelle énergie », le
nécessité de « changer l’opinion publique
nucléaire. Dans la vidéo, le conducteur, un
italienne » et de faire une « large opération de
journaliste scientifique, interpelle directement
persuasion », en indiquant le modèle
le spectateur (« vous », regard direct dans les
stratégique (paternaliste et unidirectionnel) de
yeux), et puis explore avec lui le monde de
la communication à adopter7. L’asbl « forum
l’énergie (« nous », reprise en subjective). Par
nucléaire italien » avait déjà été constituée, en
rapport au reste du site, il s’agit d’un « re-
2009. L’organisation de cette association
embrayage » énonciatif sur l’interaction
porte-parole est légère, comme dans le cas de
directe je-vous11. Une autre exception est
son homologue belge8 : une petite hiérarchie
représentée par le spot télé, que l’on retrouve
(assemblée des associés, un conseil directif,
quelques organes de support scientifique et
économique), un staff opérationnel, un
ensemble varié de consultants. La liste des 9
176
aussi sur le site12. Ce spot montre une partie façon plus harmonieuse au « pouvoir
d’échecs entre un nucléariste et un anti- communiquer » de l’usager. Selon nous,
nucléariste : à chaque coup les deux énoncent l’activation des raisons contraires a une
des raisons pro et contre, et terminent en fonction pédagogique, en permettant de
interrogeant le spectateur13. La mise en scène déployer des parcours personnels de
du débat veut évidemment « légitimer » la « conversion » (à l’image de celui du président
thématique par rapport au « tabou » Testa) et en permettant de construire une
précédent, en mobilisant des mécanismes image d’ouverture et de bonne volonté du
« psychagogiques » comme dans le cas belge. forum.
Le blog, au nom évocateur de « Newclear »,
permet aux internautes de poster leurs
réactions, et dans quelques cas les auteurs du Conclusions : monologisme
blog interviennent dans les discussions : en
mars 2011 on peut repérer par exemple
axiologique dominant
Les forums nucléaires italien et belge
quelques interventions de « pat », animateur
présentent des différences, sur le plan
du blog, qui corrige des informations ou
énonciatif et interactif. Le forum belge
répond aux questions14. Le blog n’est pas un
représente surtout une vitrine monologique
« forum », avec une structure idéalement
qui présente un discours à vocation
paritaire entre les différents participants, mais
pédagogique, avec une composante interactive
ouvre en tout cas un espace de réelle
très limitée voir absente dans la période
discussion15. Les messages postés sont
considérée (mars-avril 2011). Le site italien se
toujours construits à la troisième personne :
présente comme un dispositif plus riche et
le blog se propose comme lieu de débat sur
interactif, avec son blog vivant, les mises à jour
des informations ou opinions présentées de
fréquentes sur l’actualité, la richesse
façon détachée, rationnelle, objective.
d’informations et de documents. Notre
Le modèle interactif et énonciatif du site est
analyse permet aussi de voir comment
donc globalement plus équilibré que celui de
certains choix énonciatifs et de gestion de
l’homologue belge : les objectifs pédagogiques
l’interactivité se conjuguent aux différentes
se conjuguent avec une logique de relation,
positions axiologiques (pro et contre le
avec des espaces d’interaction (limités et
nucléaire). Les deux sites oscillent en effet
encadrés). Persuasion et interaction ne sont
entre différents modèles de prise en compte
donc pas opposées, comme dans le cas belge,
du discours anti-nucléariste. Ces différentes
mais combinées. Le « vouloir communiquer »
positions dérivent de la combinaison entre
de l’instance d’énonciation du site s’unit de
l’axe oppositif « monologue vs. dialogue » (un
12 seul énonciateur ou plusieurs dans le même
« ‘Je suis contre l’énergie nucléaire, parce que je me
préoccupe pour mes enfants’. ‘Moi, je suis favorable,
dispositif textuel) et l’axe « uniformité vs.
parce que dans 50 ans ils ne pourront pas compter sur multiplicité axiologique ».
les combustibles fossiles ». Une série de solutions - Uniformisation axiologique. C’est le choix du
expressives oriente la perspective du spot en fonction forum belge dans sa globalité, et d’une bonne
pro-nucléaire : les raisons contre sont énoncées en partie du forum italien. Cette uniformisation
première place, avec un ton antipathique et pédant n’exclut pas la présence d’une pluralité
(« disphorique »), par rapport à un ton de voix plus
conciliant des raisons pro-nucléaires ; les échecs du
d’énonciateurs, alignés avec l’orientation
joueur antinucléariste sont noirs, ceux du nucléariste axiologique dominante. C’est la solution plus
blanches ; le premier a le visage en pénombre, le second lointaine de la condition d’un réel « forum »,
en pleine lumière. et plus proche de la condition normale du
13
« Et toi, tu es en faveur ou contre l’énergie discours institutionnel des entreprises,
nucléaire ? ». réticent par rapport à la controverse.
14
Dans le cas d’un post du 31 mars 2011, par exemple,
« pat » intervient pour donner une mise à jour sur la
- Juxtaposition d’énonciations axiologiquement
communication de Tepco sur les fuites radioactives au opposées. C’est le choix du forum italien dans
Japon. sa section « en faveur ou contre » : plusieurs
15
Sans avoir effectué une analyse quantitative, nous voix représentent plusieurs positions
émettons l’hypothèse que la discussion de chaque axiologiques. Les énonciateurs ne dialoguent
message posté est rapidement monopolisée par un petit pas, et leur présence dans le même lieu
groupe d’internautes « habitués », pro ou contre le
textuel valorise l’instance responsable de la
nucléaire.
177
juxtaposition comme sujet ouvert et équilibré, argumentations sont assumées par la même
tout en lui permettant de montrer la légitimité voix, sans débrayage interne.
des argumentations pro-nucléaires dans En conclusion, le modèle de l’uniformisation
l’espace public italien, et donc d’opérer une axiologique domine, le modèle syntaxique est
hiérarchisation implicite. présent de façon très limité, et la logique
- Construction axiologique « syntaxique ». Ce « psychagogique » du mimétisme vient
serait le cas d’un vrai « forum », avec des s’adjoindre comme appui dans le cas de
formules effectivement « conversationnelles » textualités plus synthétiques (vidéos
ou dialogiques. Les seules réalisations dans promotionnelles). Les espaces offerts aux voix
notre corpus se trouvent dans le blog du discordantes dans le cas italien sont, selon
forum italien : la parole est effectivement nous, fonctionnels à la politique de
donnée aux internautes, qui peuvent interagir légitimation à l’œuvre. Les forums, acteurs-
librement. La limitation se fait par rapport aux réseaux portes-paroles d’une filière et d’un
énonciateurs responsables du blog : comme ensemble d’intérêts organisés, apparaissent
signalé, ils participent aux débats de façon comme des machines pour produire
assez limitée. La possibilité de construire l’uniformisation axiologique des énonciations
vraiment une confrontation profonde entre les (appuyée par des non-humaines comme le site
positions différentes est donc petite : il s’agit et ses différentes textualités), et le contexte
plutôt d’une « palestre » où un nombre assez technologique du Web 2.0 change de façon
limité d’internautes exerce son droit à la marginale cette condition.
polémique, et d’une mise en scène d’une
attitude d’ouverture.
- Simulation d’une construction axiologique Références bibliographiques
syntaxique. Les positions axiologiques en AA. VV. (2008), « La renaissance du nucléaire.
opposition sont énoncées par la même Un enjeu pour l’Europe », Option n°24 -
instance (un seul énonciateur ou plusieurs septembre 2008.
mais dans un contexte fictif, comme celui d’un
spot). Les argumentations pro-nucléaires sont Ablali, D. ; Mitropoulou, E. (2007),
imprégnées des raisons opposées, dont « Sémiotique et communication : de cette
représentent en bonne partie des réponses relation, si elle existe », Semen [En ligne],
implicites : c’est la condition normale de 23 | 2007. URL : http://semen.revues.org/4901
polyphonie du discours argumentatif (Ducrot
1984), présente donc aussi dans le discours Boutaud, J.-J. (2004), « Sémiotique et
des deux forums. Ici nous soulignons plutôt les communication. Un malentendu qui a bien
solutions adoptées dans le spot télé italien et tourné », Hermès 38, Les sciences de
dans les « messages » vidéos belges. Dans le l’information et de la communication. Savoirs et
premier, on met en scène un dialogue où deux pouvoirs, 96-102.
énonciateurs représentent deux positions
axiologiques opposées : il s’agit donc d’une de la Broise P., Lamarche T., Responsabilité
simulation de construction syntaxique sociale : vers une nouvelle communication des
dialogique, capable de « capturer » par entreprises ?, PUS, Villeneuve d’Asq., 2006.
mimétisme le parcours argumentatif possible
du spectateur pour le structurer selon la Catellani A. (2010), « La communication
dominance d’une des deux axiologies. Les voix environnementale interne d’entreprise
mises en scène sont simulées, résultat d’un aujourd’hui : dissémination d’un nouveau
simple « débrayage interne ». L’autre solution ‘grand récit’ », Communication et organisation, n.
est adoptée dans les « messages » du site 36, pp. 179-219.
belge : ici, la même voix évoque une série de
raisons pro et contre le nucléaire. L’effet Catellani A. (2011, à paraître), « La
mimétique pour capturer et structurer le justification et la présentation des démarches
parcours rationnel du spectateur est le même de responsabilité sociétale dans la
que dans le cas italien, mais le moyen communication corporate : notes d’analyse
énonciatif est opposé, parce que les textuelle d’une nouvelle rhétorique
épidictique », Etudes de communication, n. 36.
178
Catellani, A., Versel, M. (2011, en Taylor, J. R., et Van Every, E. J. (2011), The
préparation), Les apports de la sémiotique à la situated organization : Studies in the pragmatics
communication des organisations, Communication of communication research, New York :
et organisation, n. 39. Routledge.
179
La rationalisation des Eléments de contexte du terrain
Depuis le milieu des années 90, le
organisations entre développement de l’internet a favorisé une
acceptation et contrainte accélération des flux d’information textuelle et
visuelle qui alimentent l’offre de presse mondiale
et les besoins d’illustration croissants des
Bruno DAVID médias en ligne. Au sein des agences de presse
bruno.david1@wanadoo.fr filaires en général et à l’AFP en particulier, le
Maître de conférences virage numérique amène aujourd’hui ces
Université de Toulouse Paul Sabatier organisations a faire évolué en profondeur leur
CERTOP/ Equipe ECoRSE UMR 5044 offre de services pour accompagner la
dimension multimédia (textes, sons, images) qui
s’imposent pour la plupart des sites
Ce projet de communication s’inscrit dans le d’information actuels. Cette évolution
cadre des recherches du programme stratégique de la production éditoriale de l’AFP
SoCo/TsaRa1 « Travailleurs du savoir et conduit aujourd’hui la direction de l’agence à
rationalisation ». Certaines professions vouloir repenser l’organisation et le
(chercheurs, médecins, consultants, fonctionnement de ses réseaux, la politique de
journalistes…) appartiennent à cet ensemble formation de son personnel, afin de mobiliser
composite des « travailleurs du savoir » qui ses équipes permanentes et pigistes sur la
regroupe des individus exerçant des activités production de nouveaux contenus éditoriaux2.
focalisées sur la production, la structuration et
la transmission d'informations et de Questionnements explorés par ce
connaissances. Ce programme de recherche projet de communication
travaille l’hypothèse selon laquelle les Je propose de regarder plus particulièrement
phénomènes contemporains de rationalisation, à dans cette communication comment à partir de
l’œuvre dans les organisations, affectent ces l’exemple du tournant multimédia qu’a engagée
professions de telle sorte que la recherche l’AFP depuis quelques années se développe des
d’efficience entre en tension avec les stratégies de rationnalisation des activités
fondements et la finalité même de ces activités journalistiques qui accompagnent cette
professionnelles. dynamique de changement organisationnelle.
L’idée défendue ici est que ce mouvement de
rationalisation est une modalité essentielle du
1 changement organisationnel. J’étudierai
Le programme de recherche SoCo/TsaRa vise à interroger
conceptuellement et empiriquement la catégorie comment l’application d’un modèle gestionnaire
professionnelle multiforme des « travailleurs du savoir ». issu de l’industrie réorganise les activités
Le travail du savoir repose sur la manipulation journalistiques notamment par l’imposition de
d'abstractions, comporte une forte dimension créative nouvelles normes, une accentuation des
(Menger, 2009), implique de manière corrélée un économies d’échelle, la mutualisation des
important investissement personnel et se caractérise par
ressources, l’augmentation des cadences de
un degré d'incertitude très élevé quant à la réalisation des
objectifs fixés dans le cadre de leurs activités. Il est piloté production. Le mouvement de rationalisation,
par le CERTOP- ECoRSE UMR 5044 Université de Toulouse en cours dans le travail journalistique, semble
et associe 3 autres laboratoires impliqués dans favoriser l’éclatement des formes historiques
l’organisation des séminaires de travail : GREDEG des organisations ayant structuré la presse en
UMR 6227 Université de Nice, LAREQUOI EA 2452 même temps qu’il suscite l’émergence de
Université Versailles Saint-Quentin, PREFICS CERSIC EA
3207, Université de Rennes. Il est financé dans le cadre de
2
l’APO 2009 de l’Institut des Sciences de la Communication La fabrication quotidienne d’un « journal internet »
du CNRS. Il bénéficie également du soutien du projet ACO formule resserrée d’une page qui intègre textes, photos,
(Approches Communicationnelles des Organisations), de la vidéos de l’actualité du jour proposée à des sites portails
Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, de la Maison comme Orange est un exemple de cette nouvelle offre
des Sciences de l’Homme et de la Société de Toulouse. éditoriale.
180
nouveaux agencements collectifs, plus informels, jeu communicationnel qui organise le
instables. La recherche d'une optimisation dans mouvement de rationalisation ici étudié.
la réalisation des activités, la codification des
méthodes et procédures qui l'accompagne, la Corpus
justification de cette évolution au nom J’appuierai le propos de cette communication
d'impératifs incontournables liés à la rentabilité, sur une série d’investigations ethnographiques
de compétitivité (Bouillon, 2009), entrent en débutées en janvier 2011 dans un bureau
effet à bien des égards en tension voire en régional et au siège parisien de l’AFP, ce travail
contradiction avec les spécificités de l'activité d’observation est doublé par des entretiens en
journalistique. Que deviennent-elles lorsque le profondeur menés auprès des photojournalistes,
travail d’investigation est négligé et que journalistes rédacteurs, assistants de rédaction,
l'incertitude n'est plus envisageable ? Que chefs de bureau, techniciens dont les pratiques
deviennent-elles également lorsque la professionnelles sont actuellement étudiées3.
production d’informations devient davantage un L’étude convoque également l’analyse de
coût qu’une finalité ? documents récents de diagnostic et de
Je pointerai les régulations sociales au sein contractualisation concernant l’avenir du
desquelles s'inscrivent les journalistes dans ce photojournalisme et de l’AFP : rapport Louette
contexte de rationalisation, et les formes de 2009, rapport IGAC « photojournalistes :
« travail d'organisation » (de Terssac, 2002, constat et propositions » du Ministère de la
2003) qu'ils mettent en œuvre. Comment, au culture » 2010, contrat d’objectifs et de moyens
final, se construisent des formes de 2009-2013 entre l’Etat et l’AFP.
rationalisation des activités journalistiques et
photojournalistiques acceptables et acceptées Eléments bibliographiques
par les journalistes ? Comment s’effectue cette BOLTANSKI L., 1965, « Rhétorique de la
mise en acceptabilité entre une résistance figure », in Bourdieu P. (dir.), Un art moyen,
déclarée à toute forme d’évaluation de la Minuit, Paris, seconde édition, pp. 173-198.
performance et l’intériorisation des nouveaux
impératifs de ce mouvement de rationalisation ? BOUILLON J.L., 2009, « Economie de la
connaissance et rationalisations cognitives », in
Plan de la communication Craipeau Sylvie, Dubey Gérard, Musso Pierre,
1. Présentation du terrain : le tournant Paulré Bernard (dir.) La connaissance dans les
multimédia de l’AFP, enjeux, stratégies sociétés techniciennes : enjeux et dangers de
2. Des indicateurs discrets de la l’industrialisation de la connaissance, L’Harmattan,
performance : dispositifs p.189-204.
3. La rationalisation entre acceptation et
contrainte CHARON J.M., 2010, « De la presse imprimée à
la presse numérique : le débat français »,
Repères théoriques et méthodologiques Réseaux, n°160-161, p. 255-281.
Ce travail se nourrit du modèle
texte/conversation (Taylor, 1993) qui nous DAVID B., 2004. Photographes de presse : de
permettra d’éclairer la question de la l’argentique au numérique, in Questionner
rationalisation à partir de la dynamique l’internationalisation, cultures, acteurs, organisations,
communicationnelle qui fait « émerger » machines, Actes du 14ème congrès national de la
l’organisation (Vasquez, Marroquin, 2008). Je me Société Française des Sciences de l’Information
référerai également à l’Approche et de la Communication, Béziers, juin, p. 547-
Communicationnelle des Organisations 553.
(Bouillon, Bourdin, Loneux, 2008) pour tenter
d’appréhender conjointement les registres
situationnelles, processuels et idéologiques du 3
Ce travail est en cours, ce projet de communication est
construit à partir d’une partie du matériel d’enquête
aujourd’hui collecté.
181
MENGER P., 2009, Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, Ecole
des hautes études.
182
Coordination et Introduction
intercompréhension La gestion de la circulation aérienne est un
domaine hautement complexe qui doit allier la
pilotes-contrôleurs à fluidité d’un trafic de plus en plus intense et le
l’épreuve de maintien du niveau de sécurité réglementaire
jugé nécessaire. Pour ce faire, une bonne
l’informatisation : le cas de coordination et une bonne compréhension
l’application CPDLC entre les personnels au sol et à bord des
aéronefs est indispensable.
L’évolution et les possibilités technologiques
Marie BENEJEAN développées en aéronautique pour permettre
la réalisation du travail conjoint entre pilotes
mariebenejean@yahoo.fr
et contrôleurs aérien nous amène à interroger
Doctorante
les éventuelles transformations des situations
Université Toulouse 3, IUT A
de communication. Les liaisons
CERTOP UMR 5044,
radiotéléphoniques utilisées jusqu’à présent
pour la transmission des données sont
progressivement remplacées par des liaisons
numériques. L’application CPDLC (Control
Pilote Data Link Communication),
Résumé :
spécialement conçue pour la transmission des
L’évolution des dispositifs techniques participe
messages entre pilotes et contrôleurs aériens,
à certaines transformations des situations de
est notre objet d’étude.
communication entre pilotes et contrôleurs
Les développements technologiques en cours
aériens. Nous proposons d’appréhender les
d’implémentation nous offrent un terrain
tensions qui se nouent alors autour des
intéressant pour questionner la façon dont se
activités de coordination et
recomposent les pratiques
d’intercompréhension entre pilotes et
communicationnelles. Notre intérêt se porte
contrôleurs à l’aune la théorie d’Engeström
notamment sur la façon dont se (re)construit
(1987). Les travaux de Suchman (1987) et de
une intercompréhension dans la relation de
Browning (2005) nous permettent
coopération entre pilotes et contrôleurs
d’interroger la dynamique entre plan-liste et
aériens, en considérant d’une part des
récit-interaction.
situations routinières (telles que formalisées
via des protocoles), et d’autre part, des
situations inhabituelles (gestion de pannes,
turbulences, etc).
Au fur et à mesure du développement et de la
Mots-clés : complexification des systèmes technologiques,
Contradiction, action située, listes, récits, l’attention s’est portée sur la place et le rôle
coordination, intercompréhension, des facteurs humains. Les études consacrées à
informatisation ce domaine sont autant le fait de linguistes ou
psycholinguistes - telle que l’étude de Jeremy
Mell (1992) qui s’est intéressé aux formes
linguistiques du dialogue pilote-contrôleur et à
certains éléments du contexte de l’énonciation
– que d’études centrées sur les sciences de
l’ingénieur et sur l’étude du contrôle aérien en
tant que système complexe. Nous pouvons
citer à ce titre Evelyne Morvan Kauffman
(1999) qui s’est intéressée au ‘rôle adaptatif de
l’opérateur humain dans les grands systèmes
critiques’ ; ou encore Pascal Salembier (2007)
qui en étudiant la coopération homme-homme
183
et la coopération homme-machine, s’est culturelles qui sont par nature collectives »
penché sur l’étude du contrôle aérien. (Engeström, Y. & Magakian, J-L, en ligne).
Dans la présente étude, nous nous Engestrom (1987, 2000a) nomme activité le
attacherons à développer une approche système minimal d’étude d’une activité
communicationnelle de cette activité. Cette professionnelle ou autre qu’il conceptualise
approche trouve un intérêt particulier du fait sous la forme d’un triangle dynamique
d’un changement important lié à l’évolution regroupant six éléments interdépendants tels
des dispositifs techniques en cours de que présentés dans le schéma ci-dessous : la
déploiement et d’évolution. visée (l’objet de l’activité), le sujet (les
individus ou sous-groupes d’individus), les
Nos investigations se sont portées dans un outils (symboliques et matériels), la
premier temps sur l’étude de documents communauté (ensemble des sujets qui partage
techniques (de l’étude des réglementations le même objet), la division du travail
internationales à celles des captures d’écrans (l’organisation du « faire ensemble ») et les
réalisées lors d’observations). Dans un règles (l’organisation du « être ensemble »).
deuxième temps, des observations ont été (Voir figure 1)
réalisées en centre de contrôle et en cockpit
pour développer notre compréhension des
dispositifs techniques et de leur mise en
pratique (entrainement sur simulateur). Enfin,
25 entretiens ont été menés auprès de
contrôleurs, pilotes, ingénieurs et techniciens.
184
compte des problèmes qui se jouent au sein contraintes de temps, de machine, en tenant
des organisations. compte de l’injonction de leur compagnie
(consommation de fuel, respect des horaires,
Appréhendé comme un cadrage compréhensif, etc).
la théorie de l’activité nous a permis de mener L’activité de pilotage et l’activité de contrôle
notre travail de terrain en focalisant notre tendent à converger vers le même objet, la
recherche sur l’objet même de l’activité et en gestion conjointe d’un vol. Cependant il
essayant de dégager les contradictions qui la semblerait que la composante économique qui
sous-tendent. sous-tend l’activité de pilotage soit source de
tensions dans la réalisation du travail conjoint.
2. Une inter-organisation En effet, optimiser les performances de l’avion
orientée objet n’est pas toujours compatible avec la
La gestion du trafic aérien requiert un travail résolution de conflits (cap, vitesse altérée,
conjoint qui se situe aux frontières de deux etc.), de plus, l’écoulement sûr et ordonné du
systèmes d’activité que sont l’activité de trafic ne s’ajuste pas toujours aux horaires et
pilotage et l’activité de contrôle. Pourtant trajectoires prévues des aéronefs (partir et
pilotes et contrôleurs ne semblent pas arriver à l’heure). Une autre difficulté se situe
constituer une équipe. Il s’agit donc ici de au niveau de la connaissance réciproque
considérer deux systèmes d’activité en souvent imprécise ou floue des deux mondes
interaction. Le travail qui s’effectue dans qui coexistent et qui doivent parvenir à
l’activité de gestion de la navigation aérienne interagir efficacement.
met en relation à chaque instruction de Dans cette configuration du travail conjoint,
contrôle ou manœuvre d’aéronef requise, qu’Engestrom (ibid) propose de nommer une
deux interlocuteurs qui ont des tâches « inter-organisation orientée objet », pilotes
distinctes mais qu’ils doivent effectuer en et contrôleurs aériens font état de processus
collaboration. L’interdépendance inhérente à de négociation pour co-construire la décision
ces deux activités est liée au fait que pilotes et et s’ajuster sur l’action à entreprendre en
contrôleurs se partagent un même espace de fonction de la situation.
travail : une portion du ciel.
La difficulté réside dans le fait que chacun des Dans l’activité aéronautique, les difficultés liées
systèmes d’activité visent des objets qui à ce que les professionnels nomment l’anti-
peuvent être contradictoires. abordage se sont accrues avec l’augmentation
Le contrôleur gère la co