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Cadiot Pierre, Lebas Frank, Visetti Yves-Marie. Verbes de mouvement, espace et dynamiques de constitution. In:
Histoire Épistémologie Langage, tome 26, fascicule 1, 2004. Langue et espace : retours sur l'approche cognitive. pp. 7-
42;
doi : https://doi.org/10.3406/hel.2004.2185
https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2004_num_26_1_2185
Résumé
RÉSUMÉ: En pratique difficile à définir, la classe des 'verbes de mouvement’ donne lieu jusque
dans les travaux récents à des approches diverses (ontologies formelles, psychologies cognitives,
traits sémantiques, rôles casuels). En revenant sur des oppositions telles que 'verb-framed’ vs
'satelliteframed’, 'objectivation’ vs 'subjectivation’, 'inaccusativité’ vs 'ergativité’, nous montrons que
ces tentatives sont fondamentalement liées à des conceptions inadéquates de l’espace et du
mouvement. De nombreuses observations linguistiques indiquent en effet que le mouvement (et
l’espace) ne devraient pas être impliqués en sémantique à partir d’un modèle fait en premier lieu
de topologies et de déplacements, supposés donnés sans relation constitutive à des anticipations
de nature praxéologique, qualitative et intentionnelle. Une codification de ces anticipations en
termes de rôles casuels ne convient pas non plus. En prenant appui sur une toute autre
conception microgénétique de la perception et de l’action, nous montrons comment les 'verbes de
mouvement’ (aussi basiques que
monter, partir, sortir) contribuent à spécifier, au travers d’une variété de constructions, la
'dynamique de constitution’ d’un champ qui est à la fois phénoménologique, pratique et discursif.
La généricité de la signification verbale, attestée par les transpositions à des emplois dits
fonctionnels ou figurés, s’éclaire du même coup.
VERBES DE MOUVEMENT, ESPACE ET DYNAMIQUES
DE CONSTITUTION
RÉSUMÉ : En pratique difficile à définir, la ABSTRACT : Beyond the fact that defining a
classe des ‘verbes de mouvement’ donne class of ‘verbs of movement’ is difficult in
lieu jusque dans les travaux récents à des practice, it appears that studying them gives
approches diverses (ontologies formelles, rise to a diversity of approaches (formal
psychologies cognitives, traits sémantiques, ontology, cognitive psychology, semantic
features, case roles). By re-examining
rôles casuels). En revenant sur des opposi-
oppositions such as verb-framed / satellite
tions telles que ‘verb-framed’ vs ‘satellite- framed, objectivation / subjectivation,
framed’, ‘objectivation’ vs ‘subjectivation’, inaccusative / inergative, we will show that
‘inaccusativité’ vs ‘ergativité’, nous mon- these attempts are dependent upon
trons que ces tentatives sont fondamentale- inadequate conceptions of movement and
ment liées à des conceptions inadéquates de space.
l’espace et du mouvement. Numerous linguistic observations indeed
De nombreuses observations linguistiques indicate that movement (and space) should
indiquent en effet que le mouvement (et not be involved in semantics on the basis of
l’espace) ne devraient pas être impliqués en a primary model essentially made of
sémantique à partir d’un modèle fait en topologies and displacements, which would
premier lieu de topologies et de déplace- be constituted without any relation to other
ments, supposés donnés sans relation cons- praxeological, qualitative, and intentional
titutive à des anticipations de nature dimensions. It appears that all these
praxéologique, qualitative et intentionnelle. intricate aspects — all the more so as they
Une codification de ces anticipations en are co-constituted by language activity —
termes de rôles casuels ne convient pas non cannot be simply dissociated into, for
plus. instance, path and manner, nor properly
En prenant appui sur une toute autre assessed just by adding a coding of case
conception microgénétique de la perception roles.
et de l’action, nous montrons comment les By referring to a quite different model of
‘verbes de mouvement’ (aussi basiques que perception and action, we show that the
monter, partir, sortir) contribuent à spéci- ‘verbs of movement’ (as basic as monter,
fier, au travers d’une variété de construc- partir, sortir) work out their semantics by
tions, la ‘dynamique de constitution’ d’un specifying, through a variety of
champ qui est à la fois phénoménologique, grammatical constructions, the ‘dynamics
pratique et discursif. La généricité de la of the constitution’ of a phenomenological,
signification verbale, attestée par les trans- practical and discursive field. Such an
positions à des emplois dits fonctionnels ou approach also sheds light on the genericity
figurés, s’éclaire du même coup. of verb meaning, allowing its transposition
to the so-called functional or figurative
meanings.
INTRODUCTION
JUSQUE dans les travaux récents, la classe des « verbes de mouvement » donne
lieu à des approches différentes. Certaines font appel à des répertoires de traits
descriptifs, d’autres ont recours à une ontologie de l’espace et du mouvement
de facture plus ou moins formelle ou psychologique, d’autres enfin
ressaisissent la question au niveau de schèmes phrastiques, liés à une
codification de l’action en termes de distribution, ou de projection, de rôles
actantiels et de circonstants.
Or ces tentatives, si nécessaires ou intéressantes soient-elles, ne permettent
pas par elles-mêmes de tenir compte de la diversité problématique des
interventions de l’espace, de ses types de présence ou de constitution au sein
des emplois analysés. On y observe notamment une dichotomie poussée, entre
un mouvement réduit à la dimension d’un déplacement dans un espace
préconstitué, et d’autres valeurs, rapportées à des catégories déliées de l’espace,
plus subjectives ou intentionnelles (comme manière, télicité, agentivité, par
exemple). Ce genre de dichotomie est en particulier à la base de la distinction
typologique entre langues verb-framed et satellite-framed. Il instaure d’autre
part une coupure dommageable avec les nombreux emplois dits fonctionnels ou
figurés.
La thèse qui sera développée ici est que la signification des verbes de
mouvement comporte de manière définitoire des anticipations praxéologiques,
qualitatives et évaluatives, dont la saillance s’organise au niveau
syntagmatique, et selon des échelles d’abstraction qui culminent davantage
dans une ‘condensation’ ou une ‘coalescence’ de qualités, que dans une
‘déperdition’ ou une ‘décoloration’ de ces mêmes qualités.
Ce faisant, on n’entend pas contester l’intérêt de pousser aussi loin que
possible l’idée d’une analogie, voire d’une mise en continuité, entre perception
et construction du sens. Au contraire, nous entendons nous inscrire dans cette
mouvance théorique et descriptive. D’où l’importance du choix d’une
« bonne » théorie de la perception et de l’action. C’est qu’en effet, le primat
éventuel de la perception ne peut signifier ici que le primat d’un sens perceptif.
Dans le sillage de la Gestaltheorie et de la phénoménologie, nous verrons ainsi,
qu’au delà des questions d’espace-temps, de mouvement et de topologie, c’est
avant tout dans les dynamiques de constitution d’un champ inextricablement
sémantico-perceptif que s’élabore le sémantisme des « verbes de mouvement »,
Courir + - + + +
Danser o o + o +
Errer o/+ - - - +
Marcher + - + - +
Monter + + o o -
Remuer - o - o +
Sauter o + o o +
Tomber + + + + +
Zigzaguer + o + o +
__________
__________
6 Rappelons que dans les langues slaves et dans bien d’autres, la base verbale exprimant
un verbe imperfectif est souvent préfixée par un morphème (particule, préposition) qui
exprime un ensemble d’indications de bornage. Ainsi, en serbo-croate de Bosnie
(V. Redzovic 2004, p. 32), à partir de la base ići-‘aller’, on forme na-ići-‘tomber [sur
quelqu’un]’, ot-ići-‘partir’, ‘iz-ići-‘sortir’, u-ći-‘entrer’, do-ći-‘arriver, pri-ći-
‘s’approcher’, s-ići-‘descendre’. En tibétain, ce sont aussi des particules préfixées qui
indiquent des repérages non nécessairement bornant, mais directionnels, tels amont/aval,
droite/gauche. Ou encore, comme le rappelle. R. Forest pour le russe : « venir se traduit,
pas toujours aisément, par prixodit’, ou à la rigueur par zaxodit’ (« venir pour un
moment »), podxodit’ (« s’approcher ») » (Forest 1999, p. 56).
7. Cf. Cadiot (1991, 1997, 1999, 2002), Cadiot & Visetti (2001a,b ; 2002), Lebas (1999,
2002), Lebas & Cadiot (2003), Visetti (2004), Visetti & Cadiot (2000, 2002).
8. Voir récemment le travail de S. Nicolle (2002).
__________
9. Par configurationnel, nous entendons ici ce qui se détermine entièrement sous la forme
de schèmes ou de diagrammes mis en saillance sur des fonds dont la topologie est
considérée comme préalablement déployée (sans autres considérations).
10. En un sens apparenté à celui de Langacker (1987). Cf. Cadiot & Visetti 2001a,
p. 127 sq., notamment la note p. 133.
11. Présentation récente dans Talmy (2000, vol. II, ch. 3). Il s’agit d’une distinction à vrai
dire très présente dans les grammaires traditionnelles, par exemple de l’allemand ou du
russe. Rappelons cependant que la notion de ‘satellite’, dans la mesure où elle désigne
d’abord des groupes prépositionnels distincts de la base verbale, doit être singulièrement
reproblématisée pour tenir compte des phénomènes d’affixation, notamment dans les
langues à ‘morphologie affixale’ qui en font un usage systématique au niveau de bases
verbales composites — dont on ne saurait attendre le type de compositionnalité
sémantique présumé caractéristique du satellite-framing.
12. Cela pousse aussi à qualifier certains de ces verbes de ‘verbes de manière’, en y voyant
une adjonction de type intensionnel au déplacement et au mouvement, réduits de leur
côté à de pures extensions spatiales. D’où la traduction mécanique de he swam over the
Channel, par il a traversé la Manche à la nage, ou en allemand, de er laüft in das Haus
par il entre dans la maison en courant : traductions certes complètes au plan référentiel,
mais trop analytiques, en ce qu’elles méconnaissent la coalescence lexicale du
mouvement et de la manière en anglais et en allemand, et imposent, en la détachant dans
la traduction française, une focalisation sur ladite ‘manière’, loin d’être toujours
naturelle au plan communicationnel. On peut penser que l’automatisme de telles
traductions procède de la surestimation, dans les énoncés d’origine, de la saillance de la
‘manière’ supposée être indiquée par les verbes en cause : or, en allemand, par exemple,
sur les sujets, qui ne sont pas nécessairement associés au fait d’un déplacement,
mais plutôt à une modification perçue de l’intérieur et de l’extérieur, et qui ne
se réduit pas à la saisie d’une trajectoire extériorisée dans un espace
topologique (ah, tu tombes bien !). Il se peut même qu’aucun mouvement ne
soit signifié, alors que la scène reste perçue dans l’espace (cette fois, la photo
est bien sortie).
Ces remarques valent pour tous les emplois où mouvement et / ou espace
sont convoqués. Mais que dire alors des emplois plus fonctionnels déjà cités (la
montre marche, la plante vient bien (Forest 1999, p. 59), la nouvelle
tombe / sort), ou encore des emplois qu’on dit métaphoriques (marcher dans la
combine, tomber dans les pommes) 13, qui ne convoquent ces dimensions qu’en
arrière-plan, voire pas du tout ? En accordant un privilège systématique à des
schématismes de facture uniquement spatiale ou topologique (et la distinction
verb / satellite framing en est un rejeton), nombre de travaux en linguistique
cognitive (de la première tendance identifiée ci-dessus) ont cru pouvoir
distinguer un niveau sémantique autonome et tout à fait générique, susceptible
de se transposer dans une grande diversité de domaines, rejoignant ainsi la
fonction d’une couche grammaticale de la signification. Si ce niveau a la
constitution et la fonction qu’on lui prête, il devrait donc se comporter comme
un invariant pour chaque unité et chaque domaine mis en œuvre. Or nos
remarques, qui montrent déjà le caractère très problématique de l’isolation d’un
tel niveau schématique, débouchent a fortiori sur une mise en cause de sa
prétendue invariance. À l’opposé de ces conceptions, nous constatons en
sémantique un enchevêtrement profond des dimensions configurationnelles et
des autres — et cela quand bien même l’espace serait impliqué au premier
chef 14. Et parallèlement, apparaît la faiblesse de l’hypothèse d’invariance des
schèmes supposés caractéristiques des unités (verbes, prépositions, ou
autres) 15. A l’inverse, ce qui paraît se transposer le mieux d’un emploi à
l’autre, lorsque l’on passe d’un registre spatial à d’autres plus ‘fonctionnels’ ou
plus ‘figurés’, ce sont des dimensions que, par analogie avec l’expérience
__________
laufen peut s’entendre très ordinairement comme signifiant plutôt une aspectualité de
‘mise en mouvement sans délai’, et non la ‘manière’ bien spécifique de la course, en tant
qu’allure naturelle.
13 Sans compter d’autres emplois qui semblent combiner toutes ces dimensions, comme
allons bon, n’allez pas croire, etc., analysés longuement par R. Forest (1999, p. 59-79)
14 Au point qu’un même énoncé parfois peut se lire de « deux » manières peu stables, selon
que l’on centre son attention sur le frame extérieur, ou sur des modalités plus
‘empathiques’ et ‘stylistiques’ de l’action. Exemple : il a zigzagué à travers les vagues.
Le zig-zag, est tantôt est une manière de se déplacer, identifiée et extériorisée dans la
forme d’une trajectoire étendue, tantôt une façon plus indéterminée de se mouvoir au
sein d’un espace où les questions d’une direction d’ensemble, ou d’un changement de
lieu, ne se posent pas au premier chef.
15 La conséquence en est bien sûr la tendance à démultiplier les sous-entrées lexicales pour
une même unité.
16. Sur les équivoques liées au concept, et au terme même, d’empathie, voir ci-dessous, note
20.
17. Voir références en note 7 ci-dessus. Ces travaux ont été précédés par ceux de Cadiot &
Nemo (1997a,b,c), qui allaient dans les mêmes directions, en restant davantage liés à des
perspectives pragmatiques et de catégorisation nominale.
18. Les expériences de Heider et Simmel (1944) portent sur la perception des intentions,
étudiée à travers des petits films d’animation où l’on ne voit jamais que des figures
géométriques très simples (triangles, cercles, bâtonnets), en mouvement les unes par
rapport aux autres. Les sujets les perçoivent alors comme engagées dans autant de
scénarios complexes (agression, combat, fuite, protection, marques d’affection).
Michotte (dès 1946) a proposé à ses sujets des animations de formes semblables, dont les
mouvements donnent l’impression de chocs, poussées, lancements, poursuites,
contournements. Ces expériences ont mis en évidence la généralité de ces phénomènes,
en même temps que leur dépendance très fine par rapport aux conditions de trajectoires,
de distances et de vitesses (pour une discussion et des compléments, voir Kanizsa 1991,
ch. 6 et 7). Dans le cadre plus contemporain des neurosciences, on présente souvent les
neurones-miroirs comme une confirmation, au niveau du fonctionnement cérébral, de
cette structure « empathique » de la perception des comportements : lesdits neurones-
miroirs s’activant de la même façon chez le sujet (initialement un singe), qu’il s’agisse
pour lui de percevoir une certaine action spécifique effectuée par un autre (comme de
saisir une pomme), d’effectuer lui-même cette action, ou même seulement de se préparer
à l’effectuer. Toujours est-il qu’en prenant connaissance de ces différents travaux, on
réalise mieux, par exemple, que le trait de contrôle, souvent mis à contribution (sans être
analysé !) dans la description des verbes d’action, implique toujours un entrelacement de
dimensions temporelles, aspectuelles, attentionnelles, et qualitatives (intensité, modalités
effectives du contrôle) ; loin de procéder uniquement à partir d’une physique spontanée,
il qualifie tout le registre de l’intentionnalité, et par là s’inscrit tout aussi immédiatement
sur le plan de l’interaction entre sujets. Soulignons également un point d’interprétation
très important des expériences évoquées dans cette note. On peut évidemment les
résumer en disant qu’il y a investissement spontané du mouvement par des « schèmes »
d’action, qui animent ce qui devient de fait une scène ou un scénario. Mais une telle
formulation tend à isoler le mouvement, et à faire de sa perception un préalable. On peut
penser au contraire — et c’est l’option que nous prenons dans le débat qui nous intéresse
ici — que des dynamiques d’anticipation praxéologiques et émotionnelles participent de
façon précoce à la différenciation du champ, et donc à la constitution perceptive des
contrastes significatifs et des mouvements eux-mêmes.
microgénétique de la constitution des formes, qui fasse une part essentielle aux
anticipations (notamment celles liées à l’action) qui constituent le champ en s’y
actualisant à divers degrés, et qui correspondent, côté sujet, à une ‘mise sous
tension’ dont l’effet se situe possiblement en deçà de toute programmation
effective de mouvement (Rosenthal, 2003). Concevoir alors les formes comme
des « phénomènes d’un champ d’action » — selon une formule inspirée
d’E. Straus —, tel serait le programme, dont on comprend toute la pertinence
pour notre approche de la sémantique. Dans une telle théorie, soulignons-le
encore, ce qu’on appelle forme : (i) se constitue au sein d’un champ, dont la
spatialité n’est qu’une dimension fondamentale d’extériorisation, (ii) répond à
des degrés d’individuation et de localisation variables, (iii) correspond à des
modes d’unification qualitatifs et praxéologiques, et non pas seulement
morphologiques et positionnels, et (iv) se différencie, à des degrés divers, dans
le cadre de dynamiques de constitution à strates multiples, organisant ‘de
l’intérieur’ les dynamiques déployées et extériorisées dans l’espace-temps.
De l’héritage de la phénoménologie et de la Gestalthéorie, et à la différence
des auteurs de la linguistique cognitive qui s’y sont parfois référés (Lakoff et
Johnson, et de façon plus lointaine Langacker ou Talmy), nous retenons donc
avant tout le principe d’un approfondissement et d’un élargissement de la
couche perceptuelle 21, jusqu’aux dimensions d’une expérience immédiatement
et multiplement qualifiée. En somme, le primat de la perception ne peut
signifier que le primat d’un sens perceptif. Nous nous inscrivons ainsi en faux
contre les stratégies consistant à détacher un niveau schématique (Langacker),
ou à faire de l’espace le référent ultime et le point de départ de tout processus
de conceptualisation. Ce n’est pas seulement que les analyses sémantiques,
polysémiques et métaphoriques, en pâtissent : c’est le tableau-même de la
perception qui est faussé au départ. Dans ce recours à une supposée couche
universelle et univoque, de facture spatiale (sensible et / ou schématique), il n’y
a plus de place, sinon seconde, pour des déterminations plus profondément
relativistes, culturelles et / ou linguistiques : celles-ci, en effet, ne peuvent plus
s’exercer que dans les termes d’un système prédéterminé d’universaux
psychologiques, les langues n’y inscrivant que secondairement leurs options
propres 22.
__________
21. Nous utilisons parfois ‘perceptuel’ pour souligner qu’il s’agit d’une perception entendue
comme une modalité cognitive générale, ne se réduisant, ni à un schématisme
topologique pur et simple, ni à la seule saisie sensible avec ses modalités classiquement
séparées (les ‘cinq sens’, la proprioception, les kinesthèses, les émotions…).
22. A contrario, il convient de partir d’une théorie de la perception qui d’une part
reconnaisse les modalités de sa constitution sociale, à travers notamment la spécificité
des pratiques quotidiennes (et au-delà, de toutes les performances sémiotiques), et qui
d’autre part ne vise pas à rabattre les spécificités des langues sur des universaux
empruntés plus ou moins subrepticement à l’étude des langues indo-européennes. Pour
un exemple illustrant la relativité de l’opposition linguistique dans / sous, dans sa relation
aux gestes et ustensiles quotidiens (dont on peut penser que la vision elle-même en est
affectée), cf. Sinha et Jensen de Lopez 2000. À l’intérieur d’une même langue, se pose le
problème comparable du voir comme, consistant en ce que nous voyons les choses
comme nous les nommons — si bien que la diversité des désignations conditionne des
différences dans la perception, et ne se réduit pas à un étiquetage différent d’entités
laissées intactes par ailleurs. Pour des avancées dans cette direction, cf. The 2nd Annual
Language and Space Workshop, University of Notre Dame, June 23-24, 2001
(L. Carlson ; E. van der Zee, ed.). Avec notamment les articles de Smith ; Richards &
Coventry ; Tversky & coll.
anticipateur, qui se révèle notamment et par exemple dans toute une série de
verbes : toucher, résister / céder, (re)serrer, maintenir, rompre, insérer, ajuster,
enterrer, noyer, recouvrir, camoufler, se débarrasser de, coller, (dé)bloquer…,
ou de substantifs : douceur, fluidité, rudesse, rugosité... Toutefois, il faut
prendre garde à ne pas imaginer ici un ‘corps’ qui ferait fonction d’emblème
pour la sémantique, tout en étant constitué indépendamment des langues,
comme celui dont Lakoff et Johnson se sont faits apparemment les avocats
avec leur concept d’embodiment. L’expérience du corps évoquée ci-dessus ne
renvoie pas à une pré-détermination causale, mais au foyer sensible, pratique,
et toujours déjà linguistique, des gestes et des pratiques sociales donatrices de
sens.
Une conséquence minimale de ce qui précède est la nécessité d’une
diversification radicale des dimensions requises pour l’analyse sémantique des
unités les plus ‘centrales’, ou les plus ‘grammaticales’. L’exemple des
prépositions manifeste ainsi, d’une façon frappante et qui se laisse analyser
dans le détail, l’insuffisance des caractérisations topologico-cinématiques
« abstraites » ; en même temps il invalide les reconstructions qui voudraient
partir d’un sens premier plus « tangible », de nature physique ou spatiale.
Comme nous l’avons argumenté à maintes reprises 23, il apparaît que les
emplois des prépositions sont conditionnés, entre autres, par des valeurs ayant
trait à « l’intériorité », à « l’expressivité », au « programme interne » des
entités-procès qu’elles relient ; qu’ils sont aussi conditionnés par des valeurs
renvoyant à la dépendance, au contrôle, à l’appropriation réciproque entre ces
diverses instances ; que ces valeurs enfin peuvent être aussi bien posées
nettement en extériorité, que retenues dans la dynamique constituante de la
parole, et se manifester seulement comme ‘aspect’ de ce qui est thématisé. On
constate également que ces valeurs, si elles surdéterminent parfois des valeurs
configurationnelles encore présentes, peuvent aussi bien se manifester sans
elles. On observe ainsi toute une gradation de cas : souvent les valeurs
configurationnelles, loin d’être les plus immédiates, paraissent des effets
seconds, sans doute impliqués, mais non véritablement profilés à l’avant-plan
de l’énoncé ; parfois même, elles disparaissent entièrement au profit des
précédentes. Loin de considérer celles-ci comme des suppléments que la
reconstruction linguistique devrait dériver dans un deuxième temps, il en
résulte au contraire qu’il faut les inscrire au cœur des motifs les plus originels
attribués aux prépositions. Ces valeurs ne sont donc pas des valeurs lexicales
excédant le noyau grammatical de la langue : précisément, ce sont bien des
valeurs grammaticales, c’est-à-dire des valeurs très génériques et
indispensables, « retravaillées » par chaque emploi. Elles se réalisent suivant
des « profils » divers, dans des emplois dits abstraits aussi bien que concrets :
donc en particulier en vue d’emplois spatiaux ou physiques (repérant par
__________
23. Cf. note 7 ci-dessus. Les lignes qui suivent sont extraites de Cadiot & Visetti (2001).
24. Les valeurs topologiques sont d’autant plus fondamentales qu’elles ne sont pas vraiment
localisatrices par elles-mêmes, ce qui se traduit jusque dans les emplois spatiaux des
prépositions. Comme l’ont montré tous les travaux sur la question, les prépositions en
emploi spatial ne contraignent pas absolument l’organisation des lieux : elles
construisent plutôt des repères régionaux, qui restent fortement sous-spécifiés. Ces
topologies, toutefois, ne sont pas pour nous des bases univoques et systématiques. Ce ne
sont que des dimensions de profilage parmi d’autres, qui doivent être elles-mêmes
constituées, au sein d’un dispositif beaucoup plus hétérogène.
25. On trouvera ainsi dans (Cadiot 1997, 1999b ; retravaillé dans Cadiot et Visetti 2001) des
analyses développées sur d’autres motifs prépositionnels (POUR, AVEC, SOUS, CONTRE,
DANS, EN, PAR, CHEZ), assortis d’exemples souvent négligés, ou esquivés par les
problématiques spatialistes.
26. Le motif de la mise en contact (selon nos termes) ne se constitue pas « dans » le champ
extériorisé de l’espace physique et / ou sensible (notamment tactile) — même s’il passe
aussi par lui. Il est à comprendre en un sens générique, morphémique, comme débordant
toujours le registre d’une expérience sensible étroitement conçue, qu’il contribue en
réalité à creuser et stabiliser à partir de ses anticipations propres (elles-mêmes en
formation à travers l’activité de langage et les performances sémiotiques de tous ordres).
Certaines diagrammatiques réduisent ce que nous appelons ici contact à un point de
visée (pour une discussion à partir de cet autre point de vue, voir ici même l’article de J.-
M. Fortis, section A4) : mais c’est transformer en un schème purement optique, décalqué
sans doute d’une certaine conception de la vision, les dimensions qualitatives et
praxéologiques de cette « visée », qui est pour nous anticipation générique d’un contact
(non nécessairement sensible ou ‘figuratif’, mais au contraire décroché en principe de
ces strates de l’expérience). Insistons aussi sur son caractère proprement linguistique, i.e.
constitutivement dépendant de la singularité d’une langue.
__________
27. Il convient de souligner l’absence de tout étalon absolu pour la dite stabilisation. A
supposer qu’une échelle adaptée à tel type de discours soit envisageable, rien n’impose
d’aligner toutes les unités sur un standard unique. Pour ce qui est par exemple de la
référence, il y a des « profondeurs » variables d’engagement thétique, qui peuvent
s’exprimer à des rythmes, et avec des degrés d’indexicalité, très différents.
28. Pour en donner très rapidement une idée, rappelons quelques séries concernant les
prépositions EN et PAR, qui montrent une implication très variable de l’espace, tant au
plan de sa différenciation en lieux que de sa saillance thématique. Pour EN : hommes en
mer, maison en flammes, pommier en fleurs, chienne en chaleur, femme en cheveux,
propos en l'air. Pour PAR : Voyager par la route ; être emporté par le courant ; passer
par le jardin ; prendre par la gauche ; regarder par le trou de la serrure ; attraper par
la cravate ; tuer par balle.
Pour finir, nous rebondirons, du point de vue qui est le nôtre ici, sur
l’opposition entre verbes inaccusatifs et inergatifs, dont on sait qu’elle a fait, et
fait toujours, l’objet de discussions très animées.
IV.1 Retour sur les verbes de mouvement
Revenons pour commencer au cas des verbes dits de mouvement les plus
basiques du français (comme aller, arriver, se diriger, entrer, partir, sortir
traverser, venir…), qui sont parmi les premiers à être cités à l’appui du
classement du français comme langue verb-framed. Examinons par exemple en
les contrastant les verbes partir et sortir, et posons la question des indications
de construction du frame qu’ils comporteraient de façon inhérente. On pensera
peut-être ces exemples comme particulièrement difficiles pour la thèse que
nous voulons soutenir. Et pourtant, il nous semble que, plutôt que de spécifier
géométriquement une trajectoire, ou de se confondre avec le tracé d’un
parcours dans un espace topologique, ces indications inhérentes renvoient
plutôt à des modalités de survenance, dont on peut dire qu’elles se situent en
deçà d’une distinction affirmée entre événement et action.
De son phylum étymologique (Le Robert DHLF, p. 1439 : Lat. pop.
*partire, partiri : « partager »), partir retient le motif d’un détachement sur
fond de partage, dont atteste la polysémie du nom départ (faire le départ / être
sur le départ). Sortir, de son côté, garde de son étymologie latine le principe
d’un surgissement, ou d’une émergence ponctualisée (l’article du Robert DHLF
présente une double source, distribuée entre d’une part le latin sortiri, sortitus :
« qui a été tiré au sort, désigné par le sort », donc « qui échappe à, et se
manifeste au dehors », et d’autre part la série surrectus, surgere : « jaillir »,
p. 1980) 29. L’inchoativité, ou les indications de bornage amont dont ces deux
lexèmes sont porteurs, sont solidaires d’un ‘fond’ qui puisse valoir comme
instance de repérage. Mais elles ne forcent pas pour autant à hypostasier ce
fond en termes de sites. Il s’agirait plutôt de modalités de dégagement, parfois
appuyées à une spatialité déjà disponible (au niveau etic, au sens de Pike 1967),
parfois primant sur elle, et ne conditionnant en tout état de cause que des
schématisations assez peu différenciées. Il serait donc insuffisant de faire la
différence entre partir et sortir, en la fondant sur un framing primaire
extensionnel, en droit toujours dissociable, ou indépendamment récupérable.
Certes, sortir renvoie bien à une différence topologique entre intérieur et
extérieur, avec maintien de la perspective sur la phase de franchissement. Mais
partir procède moins de ce type de zonage : il évoque plutôt l’émission, le
__________
29. La dimension du (tirage au) sort, plus généralement de l’alea, qui pourrait paraître
cantonnée aux domaines couverts par le nom sort, reste très présente dans des emplois
de sortir comme : il n’est rien sorti de cette discussion, le numéro 37 est sorti au Loto,
etc. On peut émettre l’hypothèse que cette dimension reste toujours lovée en intension, à
travers l’idée que la phase extérieure d’une sortie reste indéterminée, et même
contingente, au niveau du verbe lui-même : ce qui contraste avec sa phase amont,
créditée d’une intériorité constitutive.
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30. On retrouvera ces directions principales en suivant les listes parasynonymiques des
dictionnaires. Par exemple, pour partir : déguerpir, échapper, s’enfuir, s’effacer, filer, se
sauver, s’éclipser, disparaître, démarrer, commencer. Pour sortir : sourdre, dégager,
percer, poindre, pousser, apparaître, provenir de, naître, tirer, extraire, vider, publier.
Notons bien que nous ne traitons ici que des emplois intransitifs.
31. Rappelons la mise en continuité impliquée par vers, qui s’oppose en général à la solution
de continuité entre source et cible indiquée par pour. On peut même dire que de ce point
de vue, il y a instruction partagée entre sortir et vers, d’une part, partir et pour, d’autre
part.
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32. Dans l’évolution, on observe parfois une tendance à « retraiter » ou moduler par
préfixation des aspects déjà émergeant au niveau d’un premier lexème, et qui vont dans
le sens de ceux que nous mettons en avant. Par exemple, on passe de sortir à ressortir,
non pour dire ‘sortir une seconde fois’, mais pour souligner les dimensions qualitatives
décrites ici, en somme pour signifier quelque chose comme ‘mieux se dégager’. De
même, dans rentrer, il ne s’agit pas tant de redoubler le processus d’entrée, que de
mettre l’accent sur une certaine ergativité qui le soutient, d’une façon qui reste d’ailleurs
ambiguë entre une intensité moindre ou supérieure.
33. Comme le signale François Nemo, même en usage dénominatif, un mont peut ne
correspondre qu’à un très faible « déplacement » ascendant, renvoyant à une éminence
autrement sensible qu’à partir d’échelles spatiales (exemple : le mont Beuvray en
Sologne, ou le mont de Vénus, dont l’emplacement varie selon les auteurs depuis la
Pléiade, cf. DHLF, p. 1267). On retrouve donc jusque dans le registre dénominatif un
retrait des dimensions de verticalité et de déplacement, que l’on reconnaît plus
facilement au verbe, et à son autre déverbal plus ‘processuel’ montée.
34. Même complétée d’une phase terminale de « recouvrement » de la cible, ainsi que le
suggérait B. Pottier.
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37. Encore une fois, nous défendons nos thèses sur un terrain qui peut paraître difficile, ou
délicat pour elles. Si au contraire, nous nous placions dans des registres que d’aucuns
diraient plus notionnels, ou abstraits, ces thèses se présenteraient sans doute sous un jour
plus intuitif (par exemple, dans les expressions idiomatiques comme route du bonheur,
chemin de la sagesse / du succès).
38. Pour une refonte phénoménologique du concept de mouvement, dans la suite de
M. Merleau-Ponty et J. Patočka, on pourra se reporter aux travaux de R. Barbaras (1998,
2003).
39. Sans rappeler ici la très abondante littérature sur le sujet, signalons le récent article de
G. Legendre et A. Sorace sur les langues romanes (2004) ; également l’intéressante
discussion de R. Forest (1995).
Comme nous l’avons dit, ces tests s’avèrent modérément fiables, si l’on
cherche à les corroborer les uns par les autres. Même en les combinant, ou en
les pondérant, il s’est avéré difficile d’établir des règles permettant de définir
les classes lexicales recherchées.
On constate en réalité que ces distinctions, venues au départ d’un contexte
de typologie syntactico-lexicale, mettent aussi en jeu la question de savoir
ce qu’est une « activité agentive sans déplacement », par opposition à un
« changement dynamique télique », pour reprendre les termes de Legendre et
Sorace (2004). L’« activité » polariserait la classe des inergatifs, le
« changement » celle des inaccusatifs. L’unique argument de surface des
inergatifs aurait le statut d’un agent contrôlant une action, sans qu’elle
s’applique à un objet détaché (par définition de l’intransitivité), celui des
inaccusatifs serait plutôt un patient, ou le siège d’un procès de transformation
sous l’horizon d’une visée (« télicité »).
Toutefois, la distinction se brouille en fonction de traits aspectuels ou
d’arguments supplémentaires, qui tendent à faire de ces phénomènes plutôt des
effets de leurs modalités de constitution dans des contextes discursifs, qui eux-
mêmes se décrivent mieux en termes de champ, de modulation attentionnelle,
de distribution et d’individuation des fonds et des formes 40.
Ainsi, la sélection de l’auxiliaire être par les inaccusatifs semble indexée
avant tout sur une phase résultative, combinée à une forte dimension télique.
C’est précisément dans cette mesure que certains verbes, facilement classés
comme inergatifs, peuvent aussi, bien que peut-être marginalement, accepter
être pour auxiliaire.
L’avion a atterri vs à cette heure, votre avion doit certainement être atterri.
Il est reconnu que certains verbes (monter, passer), plutôt indexés sur des
phases médianes (au sens de Boons 1987), admettent dans de bonnes
conditions les deux auxiliaires, la sélection se faisant en fonction de ce critère
de phase (et d’une évaluation différentielle des alternances possibles), et non
d’une appartenance à une classe fixe :
il a monté la colline vs il est monté sur la colline.
il a passé par ici vs il est passé à huit heures.
Insistons sur le caractère paradoxal de ces oppositions : c’est lorsque la
progressivité et l’ergativité sont les plus accentuées (a monté, a passé) que la
télicité est résorbée ; inversement, ces mêmes progressivité et ergativité sont
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41. Dans des usages moins standards, on retrouve avec l’auxiliaire être des verbes pourtant
classés inergatifs, comme courir (il a couru chez le médecin), par exemple pour
accentuer un effet de survenance, de ponctualisation : aussitôt je suis couru chez le
médecin. En sens inverse, citons H. Bauche dans Le Langage populaire (1916, Payot,
p. 112) : « le verbe avoir remplace souvent comme auxiliaire le verbe être dans les
verbes neutres [i.e. en emploi intransitif] ou pronominaux. Exemple : « je suis monté au
second », devient j’ai monté au deuxième ; « je suis sorti dans l’après-midi », j’ai sorti le
tantôt ; « il est rentré ce matin », il a rentré ce matin ».
CONCLUSION
42. On peut souligner le caractère holiste de la théticité elle-même, à saisir entre position
d’existence et localisation. Encore une fois, cette forme de théticité ne fait pas des entités
la source de l’activité qui leur est par ailleurs attribuée, ni n’individue et ne positionne
séparément les dites entités. Celles-ci deviennent des aspects de la scène globalement
visée, un peu comme dans les énoncés météorologiques (la pluie tombe, il pleut), dans
les constructions impersonnelles (il lui arrive de gros ennuis), et sans doute, pour une
part qui reste à préciser, dans les constructions intransitives qui s’interprètent sur le
versant inaccusatif (le rideau tombe, et même la montre marche).
RÉFÉRENCES