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Frithjof Schuon

Vers l’Essentiel
Lettres d’un Maître spirituel

Compilation
Thierry Béguelin

EDITIONS LES SEPT FLÈCHES


ISBN 978-2-9700325-8-8

© 2013 World Wisdom


Bloomington IN 47402, USA
www.worldwisdom.com

© 2013 Editions Les Sept Flèches


1062 Sottens/Lausanne, Suisse
editions.7fleches.com

(3e tirage, février 2015)


PRÉFACE

C’est en 1976 que je vis pour la première fois le nom de Frithjof


Schuon, qui avait signé un article des Etudes Traditionnelles, « Le Paradis
comme théophanie ». J’avais lu auparavant toute l’œuvre de René Guénon,
que Bernard Moitessier, navigateur solitaire au long cours, m’avait fait
connaître, et ce n’est qu’après le dernier livre que j’appris que Guénon
n’était plus de ce monde. J’étais déçu, car je pensais avoir trouvé en lui le
Maître que je cherchais. Je décidai donc de m’adresser à l’un ou l’autre des
collaborateurs des Etudes Traditionnelles, revue guénonienne, mais lequel ?
A la fin de l’année suivante, de passage à Paris, je me rendis au siège
des Editions Traditionnelles, éditeurs de la revue, pour renouveler mon
abonnement tout en espérant apprendre vers qui me diriger. Après avoir lu
mon adresse, la secrétaire me dit : « Ah ! Vous venez de la Suisse ? Atten-
dez un moment ! » Elle revint avec une petite cartothèque, sortit une fiche
et me dit : « Vous connaissez donc Frithjof Schuon ? C’est là qu’il habite,
près de Lausanne. » Un peu stupéfait, je retins l’adresse : 40, chemin de
Rochettaz à Pully. Le propriétaire, M. Villain, s’était entretemps approché
et je lui demandai s’il connaissait Frithjof Schuon ; il répondit d’une seule
traite : « Je ne l’ai jamais vu, mais je sais qu’il est très grand et mince et qu’il
porte toujours un complet noir avec une cravate noire, mais sa femme est
très gentille. »
Après deux mois d’attente, – le temps de lire quelques-uns de ses ou-
vrages, – je reçus une réponse de Schuon à ma lettre ; il acceptait de me
recevoir chez lui. Ce fut une rencontre saisissante, comme je n’en avais
jamais vécu ni pu imaginer, celle d’un homme tellement différent et telle-
ment supérieur à tout ce que j’avais côtoyé jusqu’alors ; on aurait dit un
prophète. Avant qu’il ne prît la parole, tout dans son physique, son atti-
tude, son vêtement, son ambiance, témoignait d’une grandeur et d’une
noblesse éminentes, sans la moindre affectation. Nous nous assîmes cha-
cun sur un pouf, dos vers le même mur, et tandis qu’il parlait, de profil, la
tête légèrement inclinée en arrière comme s’il recevait du Ciel l’inspiration
de son long monologue, je buvais ses paroles, le regard ébloui par tant de
lumière, conscient du caractère exceptionnel de la situation. J’avais imaginé
rencontrer un philosophe en costume noir, entouré de livres, pouvant
peut-être me diriger vers un maître spirituel, et je ne vis ni livres, ni cos-
tume, ni philosophe (tel qu’on l’entend aujourd’hui), mais un Maître. En
une heure et demie, il passa en revue les bases de son message, – le mes-
sage de la religio perennis, du pur ésotérisme, – sans jamais me demander
pourquoi je m’étais adressé à lui ni ce que je voulais, car il le savait mieux
que moi. Je ne devais plus le quitter.

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PREFACE

La vie et l’œuvre de Frithjof Schuon (1907-1998) ayant été abondam-


ment étudiées et commentées, je me bornerai à traduire quelques extraits
d’un projet de compte-rendu anglais de 1987, dont il accepta le contenu, ce
qui en garantit la valeur. « Frithjof Schuon est un Allemand qui a écrit presque
tous ses livres en français et qui a acquis la nationalité suisse en Suisse romande. Le
mentionner n’est pas insignifiant, car ses écrits ont le mérite de combiner le caractère
imaginatif et la profondeur germaniques à la précision, à la clarté et à l’élégance fran-
çaises. Une autre particularité remarquable de son œuvre est la combinaison d’une
intellectualité rigoureuse avec une très grande sensibilité artistique, on pourrait même
dire : avec une sorte de musicalité mystique. — Le fondement doctrinal de Frithjof
Schuon a été, dès sa prime jeunesse, le Vedânta, et son message embrasse principale-
ment les domaines suivants : la métaphysique essentielle, donc universelle, avec ses
ramifications cosmologiques et anthropologiques ; la spiritualité dans le sens le plus
large ; l’éthique et l’esthétique intrinsèques ; les principes et les phénomènes tradition-
nels ; les religions et leurs ésotérismes ; l’art sacré. — Ajoutons que dans son jeune
âge, Schuon composa de belles poésies lyriques dans sa langue maternelle, l’allemand,
et que tout au long de sa vie il témoigna d’un don indiscutable pour la peinture ; la
majorité de ses toiles, assez hiératiques, ont trait aux Indiens des Plaines, avec lesquels
il entretient un rapport personnel étroit, ayant même été adopté solennellement par la
tribu des Sioux. Nous dirons donc que le message de Frithjof Schuon est autant philo-
sophique et intellectuel qu’artistique et existentiel, les deux modes étant des expres-
sions fondamentales d’une spiritualité concrète. » Il convient d’ajouter que durant
les trois dernières années de sa vie, une inspiration particulière fut à l’ori-
gine d’un corpus de plus de trois mille poésies à caractère didactique, écri-
tes en allemand, d’une teneur et d’une beauté exceptionnelles.
Frithjof Schuon m’autorisa à rendre publics les éléments de sa corres-
pondance présentant un intérêt général. Ce recueil est le fruit d’une compi-
lation de toutes les lettres françaises actuellement recensées, ainsi que des
quelques lettres anglaises – traduites en français – que Schuon adressa à
des chefs peaux-rouges et à des Hindous. Quant à la correspondance alle-
mande, presque aussi abondante, sa valeur motivera peut-être un jour un
de ses proches à présenter un second volume.
L’intérêt suscité par les publications de Schuon, véritable somme méta-
physique et spirituelle, lui valut un abondant courrier, auquel il répondait
inlassablement, conscient de son rôle et de l’impact de sa pensée dans un
monde à la dérive, qui doute de tout, sauf de ses erreurs. Il répondait aussi
aux nombreux disciples disséminés dans le monde et qui ne pouvaient le
rencontrer qu’occasionnellement.
Comme bien des correspondances, celle de Schuon apporte un déve-
loppement pratique à l’œuvre publiée, et le lecteur intéressé par son mes-
sage y puisera une nourriture inestimable, parfois surpris par telle réplique,
souvent convaincu par une évidence qu’il ne pouvait que pressentir, écho
d’une vérité intemporelle enfouie au fond de l’âme. Il faut aussi relever
qu’une telle documentation, par son caractère privé, dévoile pour la pre-
mière fois au lecteur quelques traits personnels de l’auteur, illustrations
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PREFACE

presque tangibles d’une excellence humaine et spirituelle. A chacun il ré-


pondait selon ses capacités de compréhension, comme on le remarquera au
fil des pages, et jamais il ne se souciait, contrairement à ses livres, du style
ou du choix de la meilleure tournure, transcrivant d’un seul jet ses ré-
flexions, d’où ce caractère spontané, parfois proche de l’oralité, qui carac-
térise bon nombre de ses réponses. Ce recueil n’exige pas une lecture
suivie allant de la première à la dernière page, car chaque lettre forme un
tout, ce qui autorise, tant le lecteur peu familiarisé à la pensée de l’auteur
que celui qui s’intéresse à un thème en particulier, à opter pour une lecture
sélective en se référant à la table des matières ou à l’index.
Puisqu’ils s’adressaient à lui, la grande majorité des correspondants ac-
ceptaient l’idée fondamentale d’une unité sous-jacente à toutes les grandes
révélations – unité transcendante, ésotérique ou métaphysique –, et malgré
la perspective universaliste de ces correspondants, j’ai dû me résoudre à
classer les lettres en fonction de leur pratique religieuse de base, au risque
de donner à celui qui ne lirait pas ces lignes, une fausse impression
d’exclusivisme confessionnel. Dans chaque chapitre, les lettres sont or-
données chronologiquement, suivies, quand elles contiennent un terme
étranger, de sa translittération (avec signes diacritiques et sans majuscules)
et d’une définition ; il vaut peut-être la peine de préciser que les transcrip-
tions arabes figurent très souvent en caractères arabes dans le texte origi-
nal. Entre crochets, quelques remarques permettent une meilleure intelli-
gence du texte. Enfin, pour favoriser un engagement personnel du lecteur
dans le contenu du message, il m’a paru opportun, contrairement à l’usage
académique, de ne mentionner que sporadiquement les noms des destina-
taires, dont les plus connus furent René Guénon, Titus Burckhardt, Martin
Lings, Seyyed Hossein Nasr, William Stoddart, Léo Schaya, Jean Borella,
Marco Pallis, Râma Coomaraswamy, Joseph E. Brown, Jean-Louis Mi-
chon, Michel Vâlsan ou encore Lord Northbourne.
Autant qu’une illustration concrète de la pensée de Schuon, qui relève
avant tout de la nature des choses, donc de Ce qui est, Vers L’Essentiel se
présente également comme une excellente introduction – car d’un abord
relativement aisé – à un message qui, dans les livres, côtoie parfois les li-
mites de l’exprimable, – message impersonnel, intemporel, essentiel et uni-
versel de la religio perennis, l’ésotérisme doctrinal et méthodique, dont
Frithjof Schuon est, sans conteste, un des plus grands porte-parole.

T.B.

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Extrait d’une lettre du 7.VIII.1979 (échelle 60 %)
SOMMAIRE

Lettres à des correspondants chrétiens .............................................. 13


Lettres à des correspondants soufis .................................................... 91
Lettres à des correspondants hindous .............................................. 139
Lettres à des correspondants bouddhistes ....................................... 161
Lettres à des correspondants peaux-rouges ..................................... 179
Lettres à des novices ........................................................................... 195
Lettres à son frère ................................................................................ 203
Lettres à des correspondants divers .................................................. 211

Index ...................................................................................................... 225


Table des matières ............................................................................... 231
Du même auteur .................................................................................. 237
LETTRES À DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRETIENS

Lettre du 13.V.1949 : spiritualiser la souffrance


Les faits que vous relatez dans votre seconde lettre sont en effet mira-
culeux. Ils mettent en relief le sens spirituel et providentiel des épreuves
qui les ont suivis. De telles épreuves ont une double cause : l’épuisement
de nos erreurs passées – qui peuvent se situer dans une vie antérieure – et
la réaction cosmique contre notre ignorance actuelle ; il y a aussi des souf-
frances qui ont le sens d’un martyre et qu’un saint homme peut assumer
pour autrui. Dans votre cas, point n’est besoin de vous soucier de
l’incapacité de vous concentrer ou de méditer : il eût suffi d’offrir vos souf-
frances à Dieu et d’invoquer Son Nom sans concentration. Dans une
grande souffrance comme dans une grande joie, c’est la chose vécue qui
fait fonction de méditation ; et c’est l’acceptation – en vue de Dieu – d’une
souffrance qui fait fonction de concentration. Je le sais par expérience, car
j’ai souffert atrocement dans ma vie.
Dans les vies des saints, par exemple chez sainte Thérèse de l’Enfant
Jésus, la souffrance par le manque presque total de bien-être physique, et
surtout aussi par le froid et la maladie, joue un rôle important. En admet-
tant que sainte Thérèse ait poursuivi une voie exigeant la concentration
intellectuelle, son attitude vis-à-vis de la souffrance eût été la même. La
souffrance est, par « vision » directe, une méditation de la mort.
Comprendre et accepter le sens cosmique et spirituel de la douleur,
équivaut provisoirement à une concentration. On pourrait dire que, dans
un cas pareil, et sous la seule condition de l’attitude que je viens de définir,
les anges se concentrent pour nous, – exactement comme on dit que les
anges prient à la place de celui qui est empêché par la maladie de prier, à
condition qu’il en ait l’intention.

Lettre du 12.VII.1950 : la spiritualité


Il n’est pas de méthode spirituelle qui ne blesse pas notre nature. La
spiritualité est à la fois la chose la plus facile et la plus difficile. La plus fa-
cile : parce qu’il suffit de penser à Dieu. La plus difficile : parce que la na-
ture déchue est l’oubli de Dieu.

Lettre du 31.V.1955 : l’initiation chrétienne


On ne peut faire une distinction systématique entre le surnaturel et le
spirituel, car le premier intervient nécessairement dans le second, sous dif-
férents rapports. L’intellect lui aussi a un aspect de surnaturel, mais ceci
dépasse la perspective théologique ordinaire, pour laquelle il n’y a dans
l’homme que la volonté et la raison.

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VERS L’ESSENTIEL

Il ne faut rien chercher chez les prêtres qui se situe en dehors de leurs
fonctions ; il ne faut donc s’adresser qu’à leur fonction sacramentelle et, le
cas échéant, à leur autorité théologique ; mais on trouve la théologie aussi
dans les livres.
Dans le Christianisme, c’est le baptême, la confirmation et la commu-
nion qui constituent ce qu’on peut appeler l’initiation ; le caractère total de
ces sacrements exclut, à côté d’eux, l’existence de rites initiatiques plus ou
moins secrets qui s’y superposeraient, comme il y en a dans l’Orphisme,
dans le Soufisme, etc. La particularité du Christianisme, c’est précisément
ce caractère ouvert des moyens initiatiques ; c’est, du moins, une particula-
rité dans le monde sémitique et occidental. Sur ce point, il y a désaccord
entre la thèse de Guénon et la mienne. On ne peut concevoir, en effet,
qu’il puisse y avoir, dans le Christianisme, une source de grâces plus pro-
fonde et plus précieuse que le sang du Christ, ou qu’il puisse y avoir des
âmes ou des intelligences pour lesquelles cette source ne serait pas assez
bonne. La différence exotérisme-ésotérisme est, ici, uniquement une ques-
tion de perspective et de méthode. Il y a, certes, une participation pure-
ment exotérique aux sacrements, en sorte qu’on ne saurait sans abus de
langage qualifier la masse des Chrétiens d’« initiés », mais les religieux sont
des initiés par le fait qu’ils suivent une voie spirituelle ; il en va de même
des saints prêtres, tel que le Curé d’Ars. Quant à la voie intellective, la
gnose, elle est représentée surtout par Clément d’Alexandrie, Maître
Eckhart et Angelus Silesius ; mais c’est toujours une gnose spécifiquement
chrétienne, c’est-à-dire se tenant très près de la perspective d’amour.
Par conséquent, les deux faits étranges auxquels vous faites allusion
dans votre lettre ne peuvent être des initiations au sens propre et technique
du terme, car le Ciel n’agit jamais sans raison suffisante ; en revanche, de
tels faits peuvent être des contacts « accidentels » – et en même temps
« providentiels » – avec le monde des Essences, qu’on l’envisage d’une
manière subjective ou d’une manière objective et cosmique. Quelle peut
être la valeur pratique de telles « rencontres » avec les « états supérieurs » ?
Ce sont des appels, des vocations pour une vie contemplative. Il faudrait,
après avoir subi ces « fissures » dans le durcissement individuel, faire de la
vie une prière continuelle et secrète. Mais ceci n’est possible qu’à l’aide du
Nom de Dieu, c’est-à-dire de l’invocation du Christ, de la « prière de Jé-
sus ». Pour s’engager dans une telle voie, il faut avoir, avant tout, les con-
naissances théoriques indispensables, et une pureté d’intention qui exclut
tout individualisme conscient ou inconscient ; il faut être centré en Dieu,
non dans l’égo. Il y a sur ce plan de multiples illusions. Mais avec Dieu,
tout est possible.

Lettre du 31.V.1955 : l’eucharistie, l’invocation


L’impossibilité d’un rituel ésotérique se superposant aux sacrements ré-
sulte du caractère total de ceux-ci, et notamment de l’Eucharistie. La révé-

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LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

lation, dans le Christianisme, est le Christ lui-même ; or l’Eucharistie est le


Christ, tout le Christ. Comme la Révélation doit comporter, par définition,
tous les modes spirituels, et comme le Christ unit dans sa divinité tous ces
modes, y compris évidemment ceux qu’on est en droit de qualifier
d’« ésotériques » ou d’« universels », il en est de même de l’Eucharistie, qui
est le Verbe incarné, et non pas seulement une « partie » – exotérique – de
l’Homme-Dieu. C’est donc le caractère central et total des dogmes et des
sacrements chrétiens qui s’oppose à la thèse guénonienne.
La connexion entre l’invocation et la communion eucharistique ressort
admirablement des formules liturgiques suivantes : « Panem celestem accipiam
et nomen Domini invocabo », et : « Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invo-
cabo » [« Je recevrai le pain céleste et j’invoquerai le Nom du Seigneur » et « Je recevrai le
calice du salut et j’invoquerai le Nom du Seigneur » : paroles du prêtre catholique se pré-
parant à communier]. Il ne peut y avoir d’initiation supérieure à l’Eucharistie,
pour la simple raison que le sang du Christ comporte toute la divinité du
Verbe fait chair ; l’Eucharistie perpétue le Verbe incarné, en totalité et non
en partie.
Pour invoquer sans risques – et en l’absence d’un maître spirituel –, il
faut d’abord connaître la doctrine contenue dans la Philocalie ou, ce qui
revient au même, dans le Pèlerin Russe, – doctrine essentiellement patris-
tique, – puis invoquer le Saint-Esprit et se mettre sous la protection de la
Vierge : il faut réaliser en soi les vertus d’humilité et de charité, c’est-à-dire
avoir conscience de ses limites personnelles aussi bien qu’existententielles,
et se considérer soi-même comme un étranger tout en considérant le pro-
chain comme soi-même.
Quant à la langue, je suis opposé à l’invocation en français ou en une
langue moderne quelconque, car ces langues portent l’empreinte de la dé-
viation moderne, elles sont « usées » par la « littérature », etc. Il faut choisir
une langue liturgique. Pour ce qui est du choix de la formule, c’est là une
question de vocation.
Il n’y a prétention que lorsqu’il y a absence d’intelligibilité ; autrement
dit, l’homme a droit à ce dont il entrevoit le sens ; l’intelligence intuitive et
contemplative est une grâce, au même titre que les grâces mystiques.
L’intellect est une grâce « naturellement surnaturelle », si l’on peut s’ex-
primer ainsi.
L’âme est complexe et elle a besoin de diversité ; aussi y a-t-il divers
moyens de vaincre notre nature et d’obtenir la ferveur et la concentration
transformante et sanctifiante. Je veux dire qu’il y a différents modes
d’oraison : Nom de Jésus, oraison dominicale, rosaire, psaumes, prière
personnelle ; c’est cette dernière, surtout, qu’il ne faut pas négliger à côté
de l’invocation. Dans le Nom de Jésus, c’est en quelque sorte Dieu lui-
même qui prononce son Nom ; il y a là un grand mystère. Dans les prières
canoniques c’est l’homme qui prie, l’homme comme tel et non tel homme ;
d’où l’emploi du pluriel « nous » dans le Pater. La prière de l’homme

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VERS L’ESSENTIEL

comme tel est nécessairement révélée, c’est la prière que Dieu veut en-
tendre. En revanche, dans la prière personnelle, faite en langue vulgaire et
non en langue liturgique, c’est telle personne qui prie ; c’est telle âme qui
canalise ses puissances vers Dieu. Dans cette prière il faut tout dire à Dieu,
même notre ennui, même notre incapacité de prier, le cas échéant. Invoca-
tion, oraison canonique, prière personnelle : ce sont là les trois modes né-
cessaires de la voie de prière.

Lettre du 1.VI.1955 : bhakti et jnâna dans le christianisme


Le Christianisme se fonde, dans sa forme générale – non dans toutes
ses possibilités – sur l’aspect volitif, donc passionnel, de l’homme :
l’homme, c’est la volonté, puis la raison, sans laquelle la volonté ne serait
pas libre. Par sa forme, le Christianisme est une bhakti, mais le jnâna y
trouve place également, grâce à l’universalité du symbolisme christique ; il
en est nécessairement ainsi, puisque le Christianisme est une tradition to-
tale. Avant le concile de Nicée, il y avait un certain flottement des perspec-
tives ; le concile de Nicée marque la cristallisation du Christianisme en
perspective bhaktique, en excluant officiellement le jnâna, c’est-à-dire une
voie fondée sur des facteurs intellectifs et partant de l’axiome que
l’homme, c’est l’intellect ; selon ce même point de vue, le Christ est
l’incarnation de l’intellect universel, en sorte que, inversement, tout ce qui
relève de l’intellect relève du Christ, indépendamment des contingences de
temps et de lieu.
En fait, le Christianisme a un caractère volontariste, individualiste et
sentimental ; ces mots ne marquent pas ici un sentiment péjoratif, mais ils
expriment des traits extérieurs que le Christianisme a forcément en tant
qu’il doit convenir à la mentalité occidentale. Conformément à cette men-
talité, l’exotérisme chrétien prête une valeur absolue à un fait historique, et
attribue inversement un caractère relatif à l’Absolu ; il ignore les degrés de
la Réalité, exactement comme le fait la bhakti hindoue, pour laquelle le
monde est réel. Il résulte de là que le Christianisme attribue, en fait, une
importance immense à des relativités intermédiaires ; culte de la Vierge,
prières aux âmes du purgatoire, messes dans tel et tel but, etc. Individua-
liste, le Christianisme se concentre trop sur le péché et sous-estime les
moyens positifs, à base de concentration et d’intuition esthétique, de la
spiritualité ; sa mystique ignore, en général, et l’intellection et la concentra-
tion, et n’admet pratiquement que l’ascèse individualiste et les sentimentali-
tés ; les moyens intellectuels et techniques – ou « yoguiques » – lui appa-
raissent comme « faciles », – comme s’il y avait là un critère, et comme si
des choses faciles en théorie ne pouvaient être difficiles en pratique. Le
Christianisme comporte une certaine hostilité à l’égard de l’intelligence,
celle-ci n’étant ni indispensable à la bhakti, ni accessible à tout homme ; son
point de vue exclusivement ascétique et sentimental entraîne, par voie de
vulgarisation et toujours en fait, une sorte de culte de la sottise et de la
laideur, et aussi du désagréable. L’intelligence apparaît alors volontiers

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LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

comme de l’« orgueil », et on la réduit toujours à la raison, qui est chose


individuelle ; la beauté, elle, apparaît sous les aspects de la séduction, de la
sensualité, du péché, ou au moins sous celui de l’agrément et de la facilité ;
la nature est « de ce monde », on redoute toujours un naturalisme « païen ».
Une telle perspective n’admet rien de « surnaturel » dans l’homme, hormis
la grâce, que l’homme ne saurait provoquer ; elle est foncièrement dualiste,
par le fait même de son anthropomorphisme théologique. Ce qui est grave,
c’est que, au contact avec les perspectives intellectuelles ou jnaniques, on
substitue une mystique « personnaliste » à la métaphysique supraperson-
nelle, et ceci constitue une inversion des rapports métaphysiques ; pour
sauver la perspective inférieure – la bhakti – qui du reste n’est nullement
menacée par le jnâna puisque celui-ci met chaque chose à sa place, on ra-
baisse la perspective supérieure, et on prête, encore une fois, un caractère
absolu au relatif et inversement.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.

Lettre de 1956 : la certitude, l’invocation, la foi


Le meilleur moyen d’échapper à la difficulté que vous me décrivez,
c’est de vous placer à un point de vue où il est indifférent si vous « sentez »
la certitude ou non, c’est-à-dire que la question de savoir s’il y a certitude
« vécue » ou non doit vous apparaître a priori comme une contingence sans
importance. Le « goût » de la certitude est affaire de réalisation ; quand on
s’engage dans une « alchimie » spirituelle, certains contrastes s’accusent, on
se sent forcément incomplet d’une manière ou d’une autre. Le bonheur des
mondains, si l’on peut dire, c’est qu’ils ne voient pas toutes leurs dishar-
monies ; ils vivent dans une homogénéité opaque et facile ; c’est une har-
monie à bon compte. La difficulté dont vous parlez n’a rien d’extra-
ordinaire, elle est un symptôme comme un autre ; puisque l’homme « non-
réalisé » manque d’unité et de plénitude, il faut bien qu’il le ressente ; il y a
beaucoup de formes de scission intérieure. En somme, ce que vous éprou-
vez a une valeur positive. Aucun concept comme tel n’est la Vérité en soi ;
la certitude « existentielle », c’est l’identification avec cette vérité, qui est
intrinsèquement certitude. La certitude absolue est Dieu.
Il est toutefois bon d’avoir profondément conscience du fondement
métaphysique de l’invocation ; j’en parle dans un chapitre intitulé « Des
modes d’oraison », qui fait partie de mon livre Les Stations de la Sagesse ;
celui-ci doit paraître prochainement. Mais à part les clartés doctrinales,
l’invocation donne finalement toute lumière et tout apaisement, pourvu
que nous persévérions. Si notre pensée nous déçoit ou nous ennuie, il faut
la remplacer par le Nom divin, qui « pensera » à notre place, d’une façon
implicite et infinie.

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VERS L’ESSENTIEL

Les certitudes que nous pouvons avoir a priori ont besoin d’être alimen-
tées par la foi ; celle-ci est une attitude de calme, de confiance, de résigna-
tion, de « pauvreté », de simplicité existentielle. L’homme est ainsi fait que
la certitude intellectuelle ne suffit pas ; l’homme n’est pas qu’un être pen-
sant, il vit aussi. La vie se situe en dehors de nos certitudes, il faut donc
qu’elle vienne à la rencontre de celles-ci par la foi. La foi est l’élément fé-
minin qui s’ajoute à l’élément masculin qu’est la certitude. Au sein d’une
civilisation traditionnelle, la foi est chose facile, elle est pour ainsi dire dans
l’air que nous respirons, mais dans le monde moderne, c’est le doute qui
est dans l’air, ce doute qui exaspère notre besoin de causalité et notre sens
critique. La foi est une sorte de beauté, tandis que le doute a quelque chose
de l’avarice et de l’envie, c’est une sorte d’amertume vindicative. La foi
s’alimente de certitude métaphysique d’une part et de vie en Dieu d’autre
part ; le pivot de la vie en Dieu est la prière et la vertu. La vertu consiste à
abandonner les crispations et les lourdeurs que la chute a surajoutées à
notre nature primordiale ; la prière est la fixation des puissances de notre
âme en Dieu ; la quintessence de la prière est l’invocation, l’« oraison jacu-
latoire » ; on pourrait l’appeler aussi « prière pure » ou « synthèse de
prières ».

Lettre du 7.II.1956 : la vie spirituelle, la concentration, la mort


à un jeune moine
Il m’a été bien agréable de recevoir de vos nouvelles. Je vous exprime,
à mon tour, mes meilleurs vœux de bénédiction pour cette nouvelle année.
Je suis heureux d’apprendre que vous avez enfin trouvé un cadre de vie
conforme à vos aspirations, c’est-à-dire disposé en vue de la « seule chose
nécessaire ». Les « solutions de facilité » – puisque vous évoquez ce pro-
blème moral et cet angle de vision bien moderne – sont toujours légitimes
si Dieu en est le but, car « mon joug est doux et mon fardeau léger » ; les
mondains ont un culte de la difficulté qui n’est qu’une forme de plus – et
même une forme passablement hypocrite – de l’individualisme ; c’est ou-
blier que la grandeur vient de Dieu et non de l’homme. La grandeur des
qualités divines se manifeste chez celui qui s’ouvre à elles, s’il est permis de
s’exprimer ainsi. Dans la vie spirituelle, les difficultés résident souvent dans
les choses apparemment faciles ; la victoire est à celui qui, en secret, sait
persévérer dans les petites choses. Penser à Dieu, se vider pour Lui,
échapper à ce rêve habituel dans lequel l’ego se mire et se répète lui-même,
cela parait simple a priori ; quoi de plus facile que de prononcer une oraison
jaculatoire ? Mais le faire toujours, renoncer toujours à nouveau à notre
rêve, prendre l’habitude de nous tenir en présence de Dieu, violer ainsi les
tendances congénitales de notre âme, – tendance à la dissipation autant
qu’à la paresse, – c’est là une chose bien grande dont on ne saurait mesurer
les « dimensions » de l’extérieur. Si vous lisez les vies des saints, vous ver-
rez qu’ils ont été grands surtout par les attitudes simples, mais consé-
quentes ; les gloires les plus visibles s’y superposent en quelque sorte. Les

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LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

mondains aiment apaiser leur conscience par des considérations de réalités


sublimes, comme s’ils y participaient en y pensant ; il est évidemment bon
d’y penser et on ne peut même pas s’empêcher de le faire, mais il ne faut
certes pas que cette habitude supplée à l’absence de vertus réelles. Il faut
s’adonner à une discipline qui n’est pas au-dessus de nos forces, – qui peut
même paraître en dessous, – mais il faut s’y adonner tout à fait. Et on verra
alors que cela dépasse nos forces, à la longue, mais que tout est possible
avec l’aide de Dieu ; rien n’est possible sans elle. Il est des choses qui sont
petites en soi, mais qui, pratiquées avec persévérance, entraînent les
grandes choses ; c’est ce qu’oublient certains qui font à tout propos le re-
proche de « facilité ».
On me parle souvent de concentration, et on se plaint d’en manquer ;
c’est là, avant tout, un manque d’imagination, car celui qui sait que Dieu est
infiniment aimable et qu’il n’y a rien de redoutable en dehors de Lui,
n’éprouve guère de peine à se maintenir dans un certain recueillement. Le
condamné à mort n’éprouve aucune peine à se souvenir de la mort, et de
même l’homme assoiffé se souvient sans effort de l’eau ; il n’est pas diffi-
cile au jeune homme de penser à sa fiancée. C’est ainsi que tout homme
devrait penser à Dieu ; s’il ne le fait pas, c’est qu’il manque d’« ima-
gination ». Et voici la grande surprise de la mort : l’âme, dès qu’elle est
arrachée au corps et à ce monde terrestre, est confrontée avec Dieu, et voit
l’Essence fulgurante et infinie de tout ce qu’elle a aimé – ou qu’elle aurait
pu aimer – sur terre. En un mot : « se concentrer » sur Dieu, c’est savoir
dès maintenant que tout ce que nous aimons, et tout ce que nous serions
capables d’aimer, se retrouve infiniment en Dieu, et que nous n’aimons ici-
bas, mais sans en être conscients, qu’à cause de Dieu. Nous nous attachons
aux réverbérations fugitives sur l’eau, comme si l’eau était lumineuse ; mais
à la mort, nous voyons le soleil, avec un immense regret, – à moins d’avoir
eu conscience du soleil à temps.

Lettre de 1959 : l’attitude juste face à une expérience spirituelle


[page antérieure manquante] Il s’agit d’un accident cosmique qui ne pose
aucun problème dans le cadre de l’orthodoxie traditionnelle ; il n’y a donc
pas lieu de s’en préoccuper. Un tel accident est assez rare ; c’est comme
une ouverture de l’âme vers le Ciel ; il est pratiquement sans intérêt de
définir la nature ou la portée exacte de cette ouverture. Mais ce qu’il faut
savoir, c’est que cet accident cosmique peut contribuer soit au salut, soit à
la perdition. Beaucoup d’hérésies ont leur origine dans des phénomènes de
ce genre.
Quand l’homme pratique la méthode spirituelle, il met en valeur ce
qu’il peut mettre en valeur ; si tel phénomène est réel, il sera mis en valeur
par la pratique spirituelle, à la condition expresse que le disciple ne cherche
pas à se fonder sur le phénomène, ni même à en scruter la nature. Si le
phénomène est illusoire, il disparaîtra par la pratique.

21
VERS L’ESSENTIEL

Un phénomène réel – une grande expérience spirituelle de caractère


accidentel ou gratuit – peu mener le disciple à la perdition s’il se comporte
autrement que n’importe quel autre disciple, c’est-à-dire s’il se fonde sur
son expérience en croyant avoir réalisé quelque chose.
Le disciple – quelles que puissent être les grâces reçues – ne doit se
fonder que sur la vérité métaphysique et la pratique spirituelle orthodoxe ;
puis sur les règles traditionnelles qui s’imposent, – les sacrements, là où ils
existent encore, – et enfin sur la pratique des vertus, la purification de
l’âme. Il faut répéter mille fois qu’il ne doit jamais se baser sur une expé-
rience personnelle, fût-elle sublime, ni croire que la compréhension exacte
d’une telle expérience ait une importance quelconque dans la voie.

Lettre de 1960 : le mal, la solitude, notre vie


Vous me demandez, en substance, pourquoi il y a le mal dans le
monde. Voici pourquoi : Dieu étant infini, il a créé le monde, c’est-à-dire
que la création du monde est une manifestation nécessaire de son infinité
et de son absoluité. Or le monde n’est pas Dieu ; n’étant pas Dieu, il ne
saurait être parfait ; s’il était parfait, il serait Dieu lui-même. Et le monde se
déroule dans la durée ; vers sa fin, l’imperfection prédomine, tandis qu’au
début de l’humanité, c’est la perfection qui s’affirme davantage. J’ai parlé
de cela dans mes livres, mieux que je ne puis le faire ici en quelques mots.
La solitude avec Dieu – sans amertume envers quiconque, c’est une
condition formelle – est une chose merveilleuse ; cette solitude qui vit de
l’invocation du Nom divin. Notre vie est là, et nous devons la vivre ; nous
ne pouvons lui échapper. Je sais où est la difficulté : c’est qu’il est plus fa-
cile – ou moins difficile – d’être seul sur une île déserte que parmi des
hommes qui ne nous comprennent pas. Mais si nous n’avons pas le choix,
force nous est d’accepter le destin que Dieu nous a donné et d’en tirer le
meilleur parti. Par la prière, on peut transformer du plomb en or, alchimi-
quement parlant ; on peut même transformer ceux qui nous entourent,
dans une certaine mesure.
Votre vie ne peut pas ne pas avoir un sens aux yeux de Dieu, car vous
existez et vous avez l’intelligence et le libre arbitre. Que vous avez rencon-
tré H., et que vous me connaissez également, cela doit signifier quelque
chose ; il n’y a pas de hasard. Il faut commencer par les choses certaines, et
non perdre notre temps, en nous tourmentant, à évaluer les incertaines ; or
ce qui est absolument certain, c’est la mort, la rencontre avec Dieu,
l’éternité ; puis le moment présent, celui que nous vivons en cet instant
même et que nous vivons toujours, et dans lequel nous sommes libres de
choisir Dieu, en nous souvenant de Lui. Les choses incertaines doivent
s’ordonner en fonction des choses certaines, – lesquelles sont spirituelles, –
et non inversement.
Ceci avec tous mes meilleurs vœux de bénédiction et de paix.

22
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Lettre de 1960 : l’amertume, la confession, la sincérité spirituelle


Même si tout notre passé n’avait été qu’erreur et déception, nous de-
vons le bénir si maintenant, en cet instant même, nous avons la grâce de
nous souvenir de Dieu. Celui qui se tient debout devant Dieu, ou qui se
replie sur Lui, n’a jamais rien perdu. « Le Royaume de Dieu est au-dedans
de vous ». Et ce Royaume est maintenant, non pas hier ; il est ici et non
ailleurs ; ici dans le Nom sacré et en cet instant béni.
Vous me dites, dans votre lettre, que votre âme est souvent triste et dé-
couragée ; c’est naturel ; mais il ne faut surtout pas y laisser entrer
l’amertume, même pas sous une forme détournée ou indirecte, en objecti-
vant par exemple des expériences personnelles. Ce serait en même temps
illogique, puisque nous savons que d’autres ont fait d’autres expériences et
que la nôtre n’est pas plus réelle que la leur.
Votre vie est certes très agitée, mais nous devons prendre l’habitude d’y
glisser le souvenir de Dieu, – l’« acte d’amour » comme dirait sœur Conso-
lata, – et cela est possible en toutes circonstances.
Le monde est un champ de bataille, et il est nécessaire qu’il y ait par-
tout des guerriers de la Lumière, si je puis m’exprimer ainsi. En attendant
vous êtes là où la Providence vous a placée, et cela signifie qu’il doit y avoir
même là – dans le chaos où vous vivez – quelqu’un qui pense à Dieu ou,
en d’autres termes, qui manifeste le « souvenir ». Il faut faire acte de pré-
sence, invisiblement. D’ailleurs on n’a pas le choix ; chacun doit faire ce
qu’il peut.
Pour ce qui est de la confession, il convient de l’envisager sous son as-
pect strictement sacramentel. On peut toujours s’accuser de ses infractions
aux règles, puis de sa tiédeur, si l’on veut, mais il ne s’agit pas là de « confi-
dences ». Le prêtre est l’instrument d’une grâce sacramentelle, il n’est pas
nécessairement un maître ; il y a même fort peu de chances qu’il le soit,
bien qu’il devrait l’être et qu’il le soit en principe.
La sincérité spirituelle est une grâce. On peut toujours s’accuser d’en
manquer, mais c’est en vain ; Dieu sait bien que l’homme est humain. Il
faut donc se cramponner à Dieu et avoir confiance. La pire des fautes,
c’est de se fermer à la Miséricorde.
Que Dieu vous bénisse.

Lettre du 2.V.1960 : en Allemagne


Nous avons traversé la Rhénanie, la Bavière et le Wurtemberg ; il y a là
des villes médiévales à peu près intactes, notamment Rothenburg ob der
Tauber et Dinkelsbühl. Le fait que les Allemands protègent partout la na-
ture est également très digne de remarque ; la quasi-absence de publicité
est une vraie bénédiction. Cela est vrai aussi pour la campagne anglaise.

23
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 7.X.1960 : l’Incarnation


Donc, d’après les Pères grecs et des théologiens orthodoxes,
l’« Incarnation » aurait entraîné une sorte de bénédiction universelle, une
effusion de la grâce « christique » même en dehors de l’Eglise visible. Pour
donner à cette remarquable doctrine toute sa portée et sa pleine universali-
té, il faut savoir que l’« Incarnation » ne peut toucher les non-chrétiens qu’à
condition de se situer au-delà de l’Histoire : le « Soi » « s’incarne » dans la
séparativité ou l’illusion, Âtmâ « s’incarne » dans Mâyâ ; c’est l’entrée en
Mâyâ – laquelle donne lieu à Îshvara – qui constitue l’« Incarnation » in divi-
nis, l’Incarnation éternelle ; c’est elle qui a sauvé les êtres – d’abord en tant
que possibilités – du néant, si l’on peut dire. Sur une échelle plus réduite, –
ou à un moindre degré de réalité, – l’Incarnation est Buddhi, c’est-à-dire
l’entrée « sacrificielle » de Purusha dans l’Existence ; c’est le fiat lux existen-
tiel, l’illumination des ténèbres ou du chaos. Dans un sens plus particulier
et concernant l’homme, Buddhi sauve en tant que Vishnu ou en tant que
Shiva, c’est-à-dire par la bhakti ou par le jnâna ; Buddhi a une fonction exis-
tentielle et une fonction intellectuelle, et c’est cette dernière qui peut être
appelée « christique ». Le Christ manifeste historiquement et par sa per-
sonne même, d’une manière directe, ces prototypes de l’« Incarnation » et
de la « Rédemption » ; mais toute autre Révélation les manifeste également,
chacune à sa manière, suivant les aspects du Réel et les perspectives pos-
sibles.
Âtmâ, en entrant dans Mâyâ comme Îshvara, a « sauvé » les possibilités
du néant ; Îshvara a sauvé les potentialités du Non-Etre et les virtualités de
la non-manifestation ; Buddhi sauve – en sens inverse et ascendant – les
êtres de la manifestation négative, puis de la manifestation comme telle ;
elle le fait objectivement par l’Avatâra et subjectivement par l’Intellect.
Tout ceci n’exclut aucunement que la naissance et la mort du Christ
aient eu pour effet une effusion universelle de grâces ; mais la même chose
est vraie pour chaque Révélation ; il s’agit alors, non de grâces décisives et
salvatrices, – celles-ci sont déjà données par la Révélation respective, –
mais de grâces vivificatrices ; c’est en ce sens qu’on peut dire que la « Des-
cente » (tanzîl) du Coran a rejailli mystérieusement sur d’autres spiritualités,
la chrétienne notamment, ou que l’« Illumination » (bodhi) du Bouddha a
éclairé la spiritualité hindoue. On peut même dire, paradoxalement, que le
Christ a vivifié par le simple fait de son avènement l’ésotérisme de la tradi-
tion gréco-romaine, pourtant mourante.
Certains pourraient objecter que seul le Christ manifeste d’une manière
directe l’« Incarnation » éternelle et que, par conséquent, la manière de la
manifester est indirecte dans les autres Révélations ; à cela nous pourrions
répondre que seul le Bouddha manifeste directement l’éternelle Bodhi,
qu’elle apparaît donc d’une manière indirecte chez le Christ, et ainsi de
suite. C’est que nous parlons d’« Incarnation » à cause du Christ, et
d’« Illumination » à cause du Bouddha ; les désignations possibles du pro-

24
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

totype de la Révélation et de la Délivrance sont en nombre indéfini. Dans


la manifestation, il y a un déploiement de symboles, et chaque symbole se
réfère à un aspect réel du Modèle divin, ou des modèles universels qui en
dérivent ; mais comme il s’agit ici d’une même réalité principielle et pri-
mordiale, à savoir l’entrée de l’Absolu dans la relativité, – quel que soit le
degré envisagé, – les modes ou les symboles ne s’excluent point : l’entrée
de la Révélation coranique dans le corps du Prophète peut être appelée une
« incarnation » du Verbe, comme l’entrée du Saint-Esprit – porteur du
Verbe – dans le corps de la Vierge est une « descente » du Livre divin ; et
de même : ces deux mots sont dans la Bodhi, et la Bodhi est en eux.
Tout cela est évident pour nous, mais j’ai tenu à le formuler comme je
viens de le faire. J’ai l’intention d’écrire à ce sujet.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
bodhi (scrt.) : éveil, illumination, connaissance suprêmes.
buddhi (scrt.) : esprit ; l’Esprit ou l’Intellect en soi, microcosmique aussi bien que
macrocosmique ou universel, mais toujours microcosmique quand on lui oppose
mahat – ou âtmâ mahân – comme le fait Shankara.
fiat lux, et lux fuit (lat.) : « que la lumière soit, et la lumière fut ».
îshvara (scrt.) : l’Être créateur, le Dieu personnel, le Seigneur.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
purusha (scrt.) : pôle ontologique masculin de la manifestation : Esprit ou Essence
déterminants, corrélat. au pôle ontologique féminin, la Substance primordiale (pra-
kriti).

Lettre du 23.IV.1962 : vaincre les mauvaises habitudes


Vous me demandez ce qu’il faut faire pour vaincre de mauvaises habi-
tudes. Tout d’abord, il faut avoir conscience de leurs causes et aussi de
leurs conséquences ; il faut les objectiver, les regarder pour ce qu’elles sont
et savoir où elles nous mènent. Il importe de savoir de quelle manière elles
s’opposent aux vertus fondamentales.
Les Hindous disent que rien ne résiste à la connaissance, qu’« il n’y a
pas d’eau lustrale pareille à elle ». C’est parce qu’on se détache facilement
de ce qu’on a parfaitement objectivé, c’est-à-dire de ce qu’on arrive à re-
garder de haut. On se détache difficilement de ce à quoi on s’identifie.
Ensuite il faut prier que Dieu nous aide. Il faut décrire à Dieu notre
état et nos difficultés.
En marge des problèmes individuels, l’invocation du Nom divin nous
aide et nous transforme. Il faut donc invoquer beaucoup, en oubliant ce

25
VERS L’ESSENTIEL

qu’on est et en mettant toute sa vie et tout son être dans l’invocation, con-
formément d’ailleurs à la Loi suprême, celle du parfait amour de Dieu.

Lettre du 10.I.1968 : la science moderne, la transsubstantiation


La science moderne, en tant qu’elle applique la logique et l’expérience à
des phénomènes sensoriels, ne serait pas blâmable si elle ne niait pas toute
la réalité suprasensorielle qui échappe et à la logique pure et simple et à
plus forte raison à l’expérience sensorielle, et si elle ne compensait cette
négation par des erreurs de remplacement tels que l’évolutionnisme, le
psychologisme, etc.
Si nous faisons abstraction desdites limitations, rien n’empêche de
comprendre « scientifiquement » – c’est-à-dire dans le sens d’une adéqua-
tion rigoureuse – le fait de la Transsubstantiation, qui est métaphysique-
ment parfaitement clair. Il suffit de connaître – ce que les modernes ne
font pas – les degrés de la Réalité universels et leurs rapports réciproques
possibles.
Le grand mal de la science moderne – et tous les autres maux en déri-
vent – est dans son principe même, à savoir une curiosité extérieure qui est
incompatible avec la compréhension de la Vérité totale, et une application
pratique de cette curiosité qui est incompatible avec la spiritualité et qui
équivaut à un pacte avec le « Prince de ce monde ».
Si les découvertes de la science moderne sont objectivement réelles, il
va de soi qu’elles ont un sens métaphysique, celui qu’elles ont forcément
en tant que phénomènes ; mais cela ne prouve absolument rien en faveur
de cette science.
Pour ne pas « trouver étonnante la doctrine de la Transsubstantiation »,
point n’est besoin de recourir à des considérations sur les démarches de la
logique, etc. ; cela rapetisse en un certain sens ladite doctrine tout en
agrandissant indûment la pensée scientifique. Il suffit de savoir ce qu’est
métaphysiquement la Transsubstantiation, à quel ordre de possibilités elle
correspond et pourquoi elle doit se manifester sous telle forme.
Les équations entre la matière et l’énergie opèrent avec des éléments
métaphysiquement équivalents, tandis que la doctrine de la Transsubstan-
tiation envisage des réalités incommensurables entre elles ; là est toute la
différence !

Lettre du 9.II.1968 : la Vérité n’est pas tout


C’est en effet un merveilleux destin qui vous a fait découvrir, dans la
solitude de vos montagnes, la métaphysique universelle et l’idée tradition-
nelle. Après avoir lu votre lettre, – je sais lire l’italien mais non l’écrire, – je
vous ai envoyé la traduction italienne de quelques-uns de mes articles, pu-
bliée sous le titre L’uomo e la certezza.

26
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Il vous sera peut-être possible une fois de me faire une visite à Pully
près de Lausanne, si Dieu le veut.
La Vérité n’est pas tout, – au point de vue humain, – il faut encore en
tirer les conséquences. Et la conséquence la plus élémentaire pour
l’homme est de se cramponner à Dieu comme à une corde de sauvetage.
Et tout converge sur la prière quintessentielle.

Lettre du 29.IV.1968 : la voie spirituelle


Avec la pratique de la prière quasi continuelle, sur la base de la vérité
métaphysique universelle et dans le cadre des moyens sacramentels du
Christianisme, vous avez tout ce qu’il faut, Deo juvante. La régénération
psychique se produit en fonction de ces conditions.
En d’autres termes :
Il faut le discernement doctrinal, métaphysique, entre le Réel et
l’illusoire.
Il faut la concentration continuelle sur le Réel ; cette continuité doit
être symbolisée au moins par un certain rythme ; l’essentiel est que la cons-
cience du Réel entre dans notre âme, progressivement.
Ces deux éléments – discernement et concentration – exigent un troi-
sième : la vertu. En termes chrétiens, on parlera d’humilité et de charité. Il
s’agit essentiellement, d’une part, de résignation à la Volonté divine, et
d’autre part, de ferveur ou de joie dans la vie spirituelle. C’est-à-dire qu’il
faut accepter avec patience ce qui est inévitable, tout en mettant toute
notre joie dans ce qui nous rapproche de Dieu. Patience et confiance ; gra-
titude et espérance.
Discernement, concentration, vertu statique et dynamique, encadre-
ment traditionnel ; ce sont là les conditions sine qua non de la voie. Le Fiat
Lux appartient à Dieu.
Deo juvante (lat.) : « avec l’aide de Dieu ».
fiat lux, et lux fuit (lat.) : « que la lumière soit, et la lumière fut ».

Lettre du 16.XI.1969 : religions formelles et Religion pérenne


En principe, il est évidemment possible de passer d’une forme reli-
gieuse à une autre ; cela présuppose qu’on ait fortement conscience des
piliers de la Religio perennis, – discernement, concentration, vertu, symbo-
lisme, – et aussi, qu’on ait un motif valable d’effectuer ce passage. Autre-
fois, je n’aurais jamais songé à encourager qui que ce soit à passer d’une
religion orthodoxe à une autre religion orthodoxe, bien au contraire ; mais
maintenant, la situation dans l’Eglise catholique est telle que je
n’entreprendrai rien pour empêcher un tel changement, s’il s’agit de quitter
le catholicisme. A mon point de vue, l’auteur de la lettre ci-jointe est libre

27
VERS L’ESSENTIEL

d’envisager le changement auquel il pense, si c’est la Volonté de Dieu ; il


doit donc prier avec cette intention, afin que le Ciel le guide.
religio perennis (lat.) : religion pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale et
universelle, sous-jacente à toute religion ; l’ésotérisme doctrinal et méthodique,
impliquant les vertus intrinsèques.

Lettre du 6.IX.1970 : la voie invocatoire chrétienne


L’homme se distingue de l’animal 1. par une intelligence totale, capable
de concevoir l’Absolu ; 2. par une volonté libre, capable de choisir
l’Absolu ; 3. par une âme céleste, heureuse que par l’Infini. Il résulte de cela
que l’homme n’est vraiment humain qu’en vertu des contenus proportion-
nés à son intelligence, à sa volonté, à son âme ; à savoir les contenus spiri-
tuels, qui par définition convergent sur Dieu, ou qui sont Dieu, l’Absolu,
l’Infini. C’est donc notre nature humaine même qui prouve la religion ; ce
n’est que par la spiritualité que l’homme est vraiment homme.
Toute religion ou toute spiritualité se réduit à ces trois facteurs : 1. le
discernement entre le monde et Dieu, ou entre le contingent et l’Absolu,
ou entre l’illusoire et le Réel ; 2. la concentration permanente sur ce Réel ;
3. le bonheur dans ce Réel.
L’originalité du Christianisme est de mettre l’accent sur la Manifesta-
tion divine ; c’est par conséquent le Christ qui représente et qui incarne le
Réel ; le Christ et d’une certaine manière aussi la Sainte Vierge. Le Christ se
réfère plus particulièrement aux éléments « Absolu » et « Vérité », et la
Vierge aux éléments « Infini » et « Miséricorde » ou « Beauté ». Il faut donc
savoir que dans le Christ et la Vierge nous sommes orientés vers la Réalité
divine.
Et que signifie pratiquement la concentration permanente sur le Réel ?
C’est essentiellement l’oraison jaculatoire, telle que la pratiquaient les Pères
du désert.
Et que signifie pratiquement : ne trouver son bonheur que dans le Ré-
el ? Cela signifie évidemment : mettre toute notre joie dans l’invocation de
Dieu.
Oratio et jejunium, a dit le Christ. C’est-à-dire qu’il est impossible de faire
ce qui mène à Dieu sans s’abstenir de ce qui éloigne de Dieu, à savoir, non
seulement les péchés proprement dits, mais aussi les distractions profanes,
les choses triviales, les lectures inutiles et indignes, bref à peu près tout ce
qu’offre le monde moderne.
Et il est impossible, et d’ailleurs illogique, de pratiquer l’oraison perma-
nente – l’invocation – sans pratiquer les vertus fondamentales, car il n’y a
pas d’activité spirituelle possible sans la beauté de l’âme. Il faut donc que
l’âme réalise une attitude de pauvreté ou d’enfance ; de vigilance ; de con-
tentement ou de patience ; de générosité ou de confiance, bref de ferveur ;
d’effacement ; d’intériorité.

28
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

C’est tout ; je pourrais m’arrêter là. Mais je veux relire votre lettre, Ré-
vérende Sœur, pour pouvoir répondre à des questions éventuelles.
On parle beaucoup de concentration de nos jours, mais d’une manière
extra-traditionnelle, donc purement profane et uniquement psychologique.
Ces genres de pseudo-yogas ne mènent à rien, et ne serait-ce que parce que
rien ne peut être fait sans la grâce, et que la grâce n’agit qu’à l’intérieur des
méthodes intrinsèquement orthodoxes, c’est-à-dire à l’intérieur des reli-
gions.
Donc : la voie quintessentielle, c’est la concentration moyennant
l’invocation de Dieu ; cette voie procède en fonction du discernement mé-
taphysique entre l’illusoire et le Réel ; et elle se poursuit avec l’aide des
vertus de patience et de confiance, ou avec la résignation et la joie.
Que votre ambiance religieuse soit sentimentale et par conséquent in-
dividualiste, ne concerne pas votre vie spirituelle. Ce qui vous concerne
réellement, c’est votre oraison jaculatoire, votre invocation de Dieu. A côté
de cette invocation, vous avez les sacrements ; l’Eucharistie vous aidera
grandement, c’est évident, bien que l’invocation des Noms divins soit aussi
une sorte d’Eucharistie. Vous avez également votre prière personnelle,
adressée à Marie ou à Jésus, et dans laquelle vous parlez à ces Personnes
célestes en leur décrivant votre état d’âme, librement et sans aucune con-
trainte. Quand on ne croit pas pouvoir prier, il faut le dire ; mais il faut
prier.
Si vous estimez ne pas pouvoir poursuivre votre voie invocatoire au
sein d’une communauté religieuse qui, pour diverses raisons, est un obs-
tacle plutôt qu’une aide, vous pouvez évidemment retourner dans le
monde, malgré vos vœux, étant donné que dans ce cas ces vœux n’auraient
pas été prononcés en pleine connaissance de cause. Je ne connais pas les
monastères anglicans et j’ignore si une voie strictement contemplative peut
y être pratiquée sans encombre. On a toujours le droit de faire valoir
qu’une communauté dans laquelle on s’est engagé n’offre pas ce qu’on en
attendait.
J’ai dit qu’il faut réduire la religion à l’essentiel métaphysique, qui
s’identifie somme toute à la sophia perennis. Et il faut que nous choisissions
les conditions de vie ou d’ambiance qui nous offrent le maximum de
chances pour poursuivre harmonieusement notre voie de discernement,
d’invocation et de vertu ; je pourrais dire aussi : de vérité métaphysique, de
concentration unitive, et de beauté céleste.
oratio et jejunium (lat.) : prière et jeûne.
sophia perennis (lat.) : sagesse pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale,
universelle ; connaissance de la Réalité, de la Vérité.

29
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 5.XII.1970 : les grâces mariales, le maître spirituel


à Râma Coomaraswamy
Il est vrai que j’ai reçu de la part de la Très Sainte Vierge des grâces ex-
traordinaires, dont je n’ai décrit à personne la nature. De telles grâces
prouvent leur authenticité par le fait qu’elles laissent dans l’âme des traces
durables, au point que nous ne sommes plus le même homme
qu’auparavant ; elles retranchent du monde et attirent vers le Ciel. Et il y a
une sorte de vision ou de présence intérieure qui demeure. [...]
Si le maître spirituel relève directement et consciemment de la Religio
perennis et qu’il se situe de ce fait concrètement au-delà des formes, – ce qui
implique qu’il les accepte en pratique et en connaît la valeur, – et si l’aspi-
rant, quelle que soit sa religion formelle, se situe dans la même perspective,
dans ce cas il n’y a pas d’obstacle à ce que l’aspirant devienne le disciple
d’un maître appartenant formellement à une autre religion. [...]
Après le discernement rigoureux au nom de la Vérité, vient la concen-
tration permanente au nom de l’Amour.
religio perennis (lat.) : religion pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale et
universelle, sous-jacente à toute religion ; l’ésotérisme doctrinal et méthodique,
impliquant les vertus intrinsèques.

Lettre du 4.V.1971 : l’essentiel dans la vie spirituelle


Il est certain que le Catholicisme, comme l’Orthodoxie, offre les
moyens pour la plus haute réalisation spirituelle ; les conditions absolues
en sont le baptême, la confirmation, la communion et l’oraison perpétuelle,
c’est-à-dire, précisément, l’invocation quotidienne de la Prière de Jésus, ou
du Nom de Jésus, ou des Noms de Jésus et de Marie.
Dans la vie spirituelle, il faut savoir simplifier, ce qui présuppose qu’on
ait fortement conscience des éléments essentiels de la Voie. Aux Chrétiens
qui viennent me demander conseil, je répète volontiers qu’il faut éviter les
complications, et que l’essentiel, qu’on ne doit jamais perdre de vue, est
ceci : le discernement entre le Réel et l’illusoire, entre Dieu et le monde,
Âtmâ et Mâyâ ; puis la concentration permanente sur le Réel, ou sur la Ma-
nifestation du Réel, Jésus et Marie ; et ceci présuppose la pratique des ver-
tus, c’est-à-dire les modes de conformité au Réel, car : « Soyez parfaits
comme votre Père au Ciel est parfait ». L’humilité n’est pas l’idée fixe et
sentimentale que nous sommes plus mauvais que d’autres, – de telles éva-
luations sont souvent conjecturales, – mais c’est la conscience de notre
néant en face de Dieu et ensuite de notre limitation sur le plan humain et à
l’égard d’autres hommes ; de même, la charité est avant tout la conscience
de ce que l’égo d’autrui n’est pas moins réellement « moi » que notre
propre égo. L’humilité et la charité sont avant tout les vertus d’effacement
et de générosité. A part la signification métaphysique des vertus, il y a leur

30
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

aspect quasi musical : la vertu n’est pas seulement une question de vérité,
c’est aussi une question de beauté.
Dans la vie spirituelle, les choses extérieures comptent éventuellement
beaucoup ; dans la mesure du possible, l’ambiance dans laquelle nous vi-
vons doit être conforme à l’Esprit ; il faut vivre dans un parfum de sattva.
La Sainte Vierge personnifie la beauté du Ciel, elle est quelque chose de
la Beauté de Dieu.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
sattva (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique ascendante, lumineuse, pure ;
corr. chez l’homme à la tendance vers le bien, la spiritualité, la connaissance.

Lettre du 24.VIII.1971 : le taoïsme, la médecine chinoise, l’ésotérisme


chrétien
Votre lettre évoque des problèmes bien complexes, mais je veux néan-
moins essayer d’y répondre en quelques mots. Donc, vous êtes catholique
et vous pratiquez la médecine chinoise ; vous étudiez le taoïsme. Il est sans
doute logique et utile d’avoir une connaissance élémentaire du taoïsme
quand on pratique cette médecine, mais il n’est pas indispensable de savoir
le chinois à fond et d’étudier tous les livres, d’autant que leur dialectique
est fort sibylline. La ligne de démarcation entre l’efficacité pratique et
l’enracinement spirituel est ici flottante ; on peut évidemment partir de
l’idée que la médecine chinoise est fonction du taoïsme et qu’elle exige par
conséquent le rattachement à cette tradition, comme on est en droit
d’admettre, au contraire, que cette médecine peut se pratiquer valablement
sur le terrain strictement médical et en dehors du domaine métaphysique et
rituel. Du reste, on ne devient pas taoïste pour pouvoir pratiquer la méde-
cine chinoise ; on est taoïste parce que le Ciel vous appelle – quand on est
Chinois – et on pratique éventuellement la médecine après coup, si la vo-
cation se présente. Ensuite : le taoïsme est sans doute praticable, en prin-
cipe, par des hommes de toute race et en tout pays, mais cette voie exige
de telles connaissances principielles préalables et pose de telles conditions
d’ambiance et de psychologie qu’il est extrêmement peu probable que des
Européens puissent la suivre en Europe ; la capacité de suivre cette voie
équivaut déjà à une sorte de réalisation. Sans même parler de l’initiation, je
dirai que la qualification psychologique est une conditio sine qua non et que
c’est précisément elle qui manque de facto en Occident, en raison des dé-
formations modernes ; la connaissance doctrinale et les techniques ne sont
rien sans certaines concomitances que je qualifierai de « morales » et
d’« esthétiques ».
Un autre problème est celui de l’« exotérisme chrétien ». Comme je ne
crois pas que les sacrements soient de nature exclusivement exotérique,
31
VERS L’ESSENTIEL

j’admets qu’un catholique ou un orthodoxe qui comprend le sens méta-


physique des dogmes et qui pratique une méthode d’oraison quintessen-
tielle, possède tout ce qu’il peut désirer au point de vue ésotérisme ; le pro-
blème est ici celui du maître spirituel d’une part, et de la déviation du ca-
tholicisme actuel d’autre part. J’ai traité de la question du maître spirituel
dans mon nouveau livre Logique et Transcendance.

Lettre du 12.I.1972 : un problème épineux


La réponse à votre lettre est difficile, parce qu’il y a, dans votre pro-
blème, deux ou trois plans qui se combinent tout en divergeant ; sur quel
plan me placer pour assumer la responsabilité de vous répondre ? Quel que
puisse être mon désir de m’abstenir de toute critique, la nature des choses
m’oblige à donner mon avis sur les faits que vous me soumettez ; à moins
de renoncer à vous écrire, mais ce n’est pas là ce que vous attendez de moi.
Donc, votre épouse, en apprenant votre intention de venir me voir,
menace de vous quitter avec les enfants et d’aller vivre en un endroit in-
connu. Je ne demande pas à quel degré vous êtes attaché à votre femme,
cette question me paraît sans intérêt ici ; mais je demande à quel degré
vous êtes attaché à vos enfants. Votre attachement à vos enfants peut être
une raison de ne pas venir me voir ; votre attachement à votre femme,
non.
Car votre épouse ne peut ignorer que vous êtes le fils de A.N. ; elle ne
peut ignorer sur la base de quels axiomes intellectuels et spirituels vous
vous êtes rattaché à l’Eglise catholique ; elle ne peut ignorer que votre père
m’aimait bien, et qu’il est tout naturel que vous veuillez me rendre visite,
comme j’ai rendu visite à votre mère il y a presque une dizaine d’années. Il
faut être conséquent : si elle veut être catholique comme elle l’est, – mais
ce n’est plus du tout du catholicisme ! – il fallait épouser un homme de
cette espèce, un progressiste et un teilhardien.
Je répète que, logiquement et spirituellement, vous n’avez pas de res-
ponsabilité vis-à-vis de votre femme, puisqu’elle a une attitude qui n’est ni
chrétienne ni même simplement humaine ; mais vous avez peut-être une
certaine responsabilité vis-à-vis de vos enfants. Du moins s’il est en votre
pouvoir d’en faire des hommes traditionnels et spirituels, ce qui ne me
paraît pas certain.
Donc, vous avez parlé de ce problème avec le Père D., et vous avez
conclu tous deux que votre femme n’a pas de réelle compréhension de
l’ésotérisme, et que son point de vue se limite tout au plus à un mysticisme
sentimental. Je ne suis pas de cet avis ; j’estime au contraire que votre
femme n’a même pas une réelle compréhension de l’exotérisme et que par
conséquent il ne saurait être question, chez elle, d’un mysticisme catholique
quelconque, sentimental ou non. Car quiconque est « un fervent défenseur
du point de vue de Teilhard de Chardin » ne peut être catholique ; c’est la
négation même du catholicisme même le plus exotériste. Quelqu’un qui

32
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

« conçoit les idées traditionnelles comme un retour en arrière et une inca-


pacité de s’adapter au monde véritable » n’est catholique à aucun degré.
Car l’esprit traditionnel est l’esprit du Christ ; il n’y a là aucun choix. On est
chrétien ou on ne l’est pas. « Mon royaume n’est pas de ce monde. »
« ... Pourquoi ne pourrais-je pas être une simple bonne personne
comme tout le monde ? » Mais cela n’existe pas dans le Christianisme.
Comme le Christ l’a dit, en citant la Thora : la Loi suprême, celle qui
s’impose d’une façon absolue à toute créature humaine, c’est d’« aimer
Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta
force ». La voie est étroite, et peu nombreux sont ceux qui la trouvent ; et
qui veut sauver sa vie, la perdra. Il n’y a pas d’autre Christianisme.
Etant donné qu’il y a vos enfants, je ne peux rien vous conseiller. S’il
n’y avait pas vos enfants, je n’hésiterais pas un instant pour vous dire de
venir me voir.
Il faut vous adresser à la Sainte Vierge. Il faut lui raconter toute votre
histoire et lui demander son aide, sans vous lasser.

Lettre du 9.XII.1972 : les sacrements, la Sainte Vierge, la conversion


Je comprends fort bien que l’Archevèque Anthony désire la publication
de votre réponse à ma critique, puisque cette réponse précise le point de
vue de l’Orthodoxie ; précision nécessaire pour le lecteur, étant donné que
votre article [Realization : a Christian point of view ] se présentait comme un « point
de vue chrétien ». Mais ce que vous dites dans votre réponse, il fallait le
dire tout de suite ! [...]
Vous reconnaissez que le titre de votre article était mal choisi. Peut-être
reconnaîtrez-vous également que la thèse était imparfaitement présentée,
qu’elle prêtait donc à confusion. Ce que je critique, ce ne sont nullement
vos croyances intimes ; ma critique se réfère uniquement à la « pièce à con-
viction », c’est-à-dire à la forme – ou au contenu logiquement vérifiable –
de votre article. Ma réaction à ce dernier n’est pas celle du lecteur ortho-
doxe qui est censé savoir lire entre les lignes, – si vraiment il y parvient, –
c’est uniquement la réaction du lecteur qui, sans se placer a priori sur le plan
de l’Orthodoxie, attend des informations sur la « Réalisation chrétienne ».
Vous ne pouvez me rendre tout à fait responsable de ma réaction ; vous
devriez au contraire reconnaître, me semble-t-il, votre part de responsabili-
té ; mais soyons constructif : ce qu’il faudrait dire, en toute justice, c’est
que ma critique, quelle que soit la valeur de son argumentation, rend sou-
haitable ou même nécessaire une série de précisions à la lumière de la doc-
trine orthodoxe. Je ne crois pas mériter un reproche ; je crois au contraire
que les lecteurs de la revue [Studies in Comparative Religion ] méritent vos préci-
sions, du moins en ce qu’elles ont de doctrinalement intrinsèque. Car ce
qui rend vos précisions souhaitables ou indispensables, c’est moins ma
critique – suscitée par votre dialectique – que l’ellipsisme de votre article ;
ma critique ne peut être que la cause occasionnelle d’explications qui

33
VERS L’ESSENTIEL

s’imposent de toutes façons et qui – vu votre responsabilité – devraient


être présentées d’une manière neutre et à titre d’informations supplémen-
taires. [...]
Si je dis que les sacrements sont des conditions, ce n’est pas pour dire
qu’ils ne sont que cela ; ce n’est pas pour nier qu’ils sont eux aussi des
moyens. Au point de vue de la méthode de prière telle que l’enseigne la
Philocalie, les sacrements ont extrinsèquement cet aspect de condition sine
qua non ; pour le reste, je connais la doctrine orthodoxe des sacrements et
ce n’est pas la peine de couper les cheveux en quatre. [...]
Pour ce qui est de la Sainte Vierge, on rencontre les deux thèses dans
les documents les plus anciens, et je ne vois d’ailleurs pas pourquoi la doc-
trine de l’« Immaculée Conception » – soutenue par Origène, saint Ephrem
et d’autres – serait incompatible avec la thèse adoptée par les Orthodoxes.
Je vous le dis en passant, car je n’ai pas le temps de l’expliquer ici in extenso.
En tout cas, je ne crois pas qu’on puisse parler, en ce qui concerne la
Sainte Vierge, de « réalisation spirituelle » au sens technique et méthodique
du terme. Elle était « pleine de Grâce » dès la salutation angélique, c’est-à-
dire que sa sainteté était humainement insurpassable, ce qui n’exclut nul-
lement qu’elle devait, par la suite, apprendre certaines choses. [...]
L’association d’idées entre « les cieux » et les imaginations futiles est un
bien mauvais abus de langage ; dans les langues continentales, germaniques
aussi bien que latines, ce sont les nuages qui évoquent les fantaisies, ce
n’est pas le ciel. Naturellement et traditionnellement, le ciel – quel que soit
le mot qui le désigne – évoque par analogie le Domaine de Dieu ;
l’Evangile grec emploie le même mot pour le ciel visible et le Ciel divin ; en
outre, le Christ est monté vers le ciel visible. Ce n’est en tout cas pas une
gloire de la langue anglaise d’associer à la belle image du ciel visible une
signification d’illusion ou de fantasmagorie.
J’avais proposé, comme titre possible de votre article, le mot « conver-
sion » ; ce mot signifie le passage, non seulement d’une religion à une autre
– ou de l’incroyance à une religion – mais aussi de la mondanité à la piété,
ou simplement de l’insouciance ordinaire à la contemplation spirituelle. On
dit de tel saint, pourtant croyant a priori, qu’il s’est converti à Dieu sous
l’influence de tel événement ; je ne sais si les Orthodoxes connaissant cet
emploi du mot « conversion », mais les Catholiques le connaissent.
Pour en revenir aux « conditions générales de la spiritualité », soyons
concret : en vous lisant, on a l’impression qu’il suffit d’attendre une expé-
rience intérieure quelconque pour « réaliser » quelque chose ; ou bien, on
pourrait croire que la réalisation chrétienne, c’est réciter la Prière de Jésus,
sans sacrements ni effort moral. C’est pour prévenir ce malentendu très
répandu – dont vous n’avez pas tenu compte – que je parle des sacrements
comme de « conditions » ; je mentionne également la Foi, car il arrive que
des incroyants veulent « essayer » telle méthode d’oraison, en se disant
qu’ils auront la Foi si cela réussit ; je mentionne également les vertus, en

34
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

pensant à ces gens qui s’imaginent qu’il suffit de pratiquer une « tech-
nique » spirituelle pour obtenir telle « réalisation ». [...]
Ce que je reproche à votre article, c’est que vous n’avez pensé qu’à
vous-même au lieu de penser aussi – et même avant tout – aux lecteurs ; y
compris un lecteur comme moi-même. Vous m’objectez – comme si je ne
le savais pas – que les sacrements sont des moyens spirituels et non des
conditions ; sans doute, mais les sacrements n’intéressent pas la catégorie la
plus ordinaire des chercheurs de « réalisation » ; ce sont les moyens appa-
remment faciles et gratuits qui les intéressent, ceux qu’on peut tirer des
livres.

Lettre du 20.XII.1972 : un désaccord


à l’archevêque Anthony de Sourozh, métropolite de l’Eglise orthodoxe russe pour la Grande-Bretagne et
l’Irlande
Monseigneur,
Lors de mes séjours en Angleterre, j’ai parfois l’intention de vous
rendre une petite visite, mais comme je sais que vous êtes fort occupé et
que je ne veux pas vous prendre votre temps, je me borne à demander à
D.D. de vous transmettre mon meilleur souvenir, en espérant qu’elle ne
l’oubliera pas. Ceci étant, il est d’autant plus paradoxal que je vous propose
la lecture – au moins partielle – du texte ci joint, qui est la copie de ma
lettre récente à Miss D.
La publication de ma critique de son article fut plus ou moins acciden-
telle : je n’avais pas a priori l’intention de faire publier ces notes de lecture.
Mais on me pressait de le faire et je croyais comprendre, en fin de compte,
d’après une lettre de Marco Pallis, que Miss D. n’était pas opposée à la
publication de ces notes ; ce dont je pris acte non sans admirer son humili-
té et son détachement.
J’ai appris ensuite, par Miss D. elle-même, qu’elle était bien décidée à
me répondre, ou plutôt, qu’elle avait déjà envoyé sa réponse à l’éditeur de
la revue. Ayant lu cette réponse, j’ai écrit à Miss D. les pages ci-jointes, que
je vous communique, Monseigneur, afin que vous soyez exactement in-
formé de mon point de vue. Il me semble aussi que Miss D., après avoir
pris connaissance de ma longue lettre, pourrait être amenée à nuancer son
texte envoyé à l’éditeur, étant donné que certaines de ses opinions ne ren-
dent pas adéquatement compte de mes intentions.
Je suis donc d’accord en principe avec la publication de la « mise au
point » de D.D. Mais l’éditeur me demandera d’avoir le dernier mot ; or je
suis fermement décidé à clore cet incident « en beauté » ; je ne désire pas
« triompher », je désire rétablir l’équilibre selon le principe de la charité, si
je puis ainsi dire. J’espère toutefois que Miss D. me facilitera la tâche ; si-
non, je devrai ajouter quelques arguments de plus, mais je le ferai – je le

35
VERS L’ESSENTIEL

répète – d’une façon tout à fait neutre, à titre d’information, et en évitant


l’impression d’une contradiction personnelle.
Le point crucial de la difficulté est peut-être cette opinion trop péremp-
toire de Miss D. : ceux qui pensent savoir déjà tout ce dont ils ont besoin
n’obtiendront pas de nouvelles lumières. Cela est vrai à un certain point de
vue secondaire, mais on pourrait dire aussi : Dieu ne refuse pas ses grâces
parce que nous croyons avoir obtenu tout ce dont nous avons besoin ; il
les refuse seulement parce que nous ne mettons pas en valeur ce que nous
avons déjà reçu. Il nous reproche, non de ne pas désirer plus de science
par conscience de notre pauvreté, mais de ne pas nous sanctifier avec la
science que nous possédons déjà, et qui, partielle ou totale sur son plan, est
un prêt de Dieu.
Il va sans dire, Monseigneur, que je n’attends aucune réponse de votre
part, sauf dans la prière.

Lettre de 1973 : invocation et sobriété


Les termes oratio et jejunium impliquent que l’invocation doit toujours
s’accompagner d’une parfaite sobriété, c’est-à-dire qu’il ne faut s’attendre à
aucun résultat pendant l’invocation ; toute notre satisfaction doit venir du
seul fait que nous pratiquons l’invocation ou que nous sommes en pré-
sence du Nom. Il ne faut espérer aucune grâce sensible ; il faut se compor-
ter comme si la grâce ne venait qu’au moment de la mort. Car ce qui nous
sauve, ce n’est pas la conscience d’une grâce ou d’une réponse quelconque,
c’est uniquement le fait que nous prions. Nous avons pour cela toute notre
vie ; il faut donc veiller à l’équilibre de l’âme afin d’éviter l’alternance des
phases d’enthousiasme et d’aridité. Si nous sommes indifférents à l’aridité,
elle se dissipera bien ; il faut bien nous pénétrer de l’idée que ce ne sont
pas nos états qui comptent, c’est uniquement notre fidélité à l’oraison. Il ne
faut pas que notre âme complique les choses ; quand des complications se
présentent, il faut d’une part les éliminer par l’intelligence en recherchant
leurs causes, et d’autre part les combattre par la prière personnelle en de-
mandant l’aide du Ciel.
Si vous avez des tentations de lassitude, cela prouve que vous mettez
trop d’effort psychique dans la pratique spirituelle, ce qui fatigue l’âme ; il
faut invoquer d’une manière plus impersonnelle et plus détachée, et ne pas
trop s’engager dans l’individualisme propre à la mystique volontariste ; il
faut avoir le sens de la quiétude. Nos sentiments ne sont rien, la persévé-
rance est tout.
Mais d’un autre côté, les hauts et les bas sont naturels à l’âme ; tout ce
qui se situe dans la durée traverse des phases ; tout mouvement continu
comporte des rythmes. De même, les tentations et les réactions sont natu-

36
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

relles à l’âme ; il ne faut pas s’en étonner mais se confier au Ciel et deman-
der son aide.
oratio et jejunium (lat.) : prière et jeûne.

Lettre du 19.IV.1973 : la résurrection de la chair, le devenir posthume


des animaux, l’enfer
Comme vous pouvez bien le penser, j’étais fort surpris de recevoir une
lettre de vous, – je ne savais ce que vous étiez devenue, – et en même
temps, je suis heureux d’apprendre que vous avez dépassé certaines inquié-
tudes spirituelles ; Deo gratias.
Il n’est pas facile de rendre compte du problème de la résurrection en
peu de mots ; tout d’abord, il faut dire qu’il s’agit là d’un événement cos-
mique dont la cause métaphysique est l’état de chute ou de disgrâce de la
matière. Il s’agit en somme d’un retour à l’équilibre initial : la matière mau-
dite ou pervertie doit être remplacée par une matière bénie ou régénérée, et
ce changement ne peut s’opérer qu’à partir de l’intérieur ; une nouvelle
matière sera pour ainsi dire projetée à partir de l’état subtil, et c’est là la
résurrection. Cela est peut-être inimaginable, mais ce n’en est pas moins
réel, et métaphysiquement nécessaire ; tout déséquilibre exige une rentrée
dans l’équilibre.
Quant à la question de la survie – ou du destin eschatologique – des
animaux, les théologies sémitiques et monothéistes ne la traitent que de
l’extérieur et en passant ; c’est-à-dire que la question ne les intéresse pas
puisqu’elles se bornent essentiellement à la considération de l’état humain,
lequel commence avec la naissance humaine et se prolonge dans les Para-
dis ou dans les enfers de l’espèce humaine. Que le Paradis est éternel, cela
se conçoit sans peine puisqu’il débouche sur l’Eternel ; mais que signifie
l’« éternité » de l’enfer ? Cette expression signifie, non qu’il soit réellement
éternel, ce qui serait métaphysiquement et moralement absurde, mais uni-
quement que les damnés sont définitivement exclus du Paradis humain ; ce
caractère définitif est exprimé, précisément, par la notion toute symbolique
d’« éternité », qui suggère quelque chose d’absolu ou plutôt d’irréversible.
En réalité – mais cela n’intéresse nullement les théologies – les damnés
sortent en fin de compte de l’enfer pour entrer dans la transmigration infé-
rieure, avec la possibilité de naître finalement dans un état analogue à l’état
humain, et par conséquent débouchant sur un Paradis analogue au Paradis
humain ; mais, encore une fois, les théologies ne s’intéressent qu’à
l’homme et ne rendent compte que de ce qui le concerne. Elles ne
s’intéressent aux animaux pas plus qu’elles ne s’intéressent aux damnés, ou
plutôt au destin post-humain de ceux-ci ; en langage théologique, les ani-
maux sont « détruits », comme la damnation est « éternelle » ; « et n’en
parlons plus ». Or les animaux, n’étant pas des êtres centraux comme
l’homme, continuent en réalité la transmigration ; mais il y a là une excep-
tion possible, celle des animaux nobles ayant vécu dans l’ambiance d’un

37
VERS L’ESSENTIEL

saint ou d’un sanctuaire, et aspirés après leur mort par le Paradis de ce


saint ou des saints du lieu ; ainsi, on dit que le chat de Jalâl ed-Dîn Rûmî –
rempli de barakah – est allé au Paradis après son maître. wa Llâhu a‘lam
PS. La « résurrection de la chair » ne concerne ni le Christ ni la Vierge,
ni Hénoch, dont les corps furent glorifiés par l’Ascension – ou l’As-
somption – même. Il y a, évidemment, quelques autres cas de ce genre.
barakah (ar.) : bénédiction, influence spirituelle.
wa llâhu a ‘ lam (ar.) : « et Dieu est plus savant ».

Lettre du 4.VIII.1973 : la sexualité, la chute d’Adam


La thèse du prêtre a certes quelque chose de séduisant du fait qu’elle
évoque un certain symbolisme plausible, mais en définitive, elle est fausse
parce que contraire à la nature des choses et partant au symbolisme total et
essentiel.
Premièrement, l’union sexuelle est en soi une réalité positive, je dirais
même divine ; la Genèse ne dit rien qui suggère le contraire, et l’Hin-
douisme attribue cette union aux Divinités mêmes. Deuxièmement, la
cause de la chute n’est pas dans telle donnée de la nature, elle est unique-
ment dans le fait de détacher toutes les données naturelles de leur Source
divine, de les vivre en dehors de Dieu et de s’en attribuer la gloire et la
jouissance.
Le prêtre dont il s’agit n’a donc pas tout à fait tort s’il dit que Dieu seul
a le droit de ravir la virginité ; mais il ignore que dans la sexualité sacra-
mentelle, c’est précisément Dieu qui opère, alors que l’homme participe à
l’opération divine. Et ce principe d’union à Dieu concerne du reste tous les
aspects de l’érotisme normal, – l’Eglise a métaphysiquement tort en rame-
nant tout au souci de la procréation, ce qui implique d’une part une cer-
taine hypocrisie et d’autre part une falsification partielle, – et cette union à
Dieu concerne également, et même avant tout, notre intelligence et notre
volonté d’une façon toute générale. Le péché d’Adam ne fut pas une action
extérieure déterminée ; ce péché fut, fondamentalement, le fait d’être, de
penser, de vouloir, d’agir, de jouir en dehors de Dieu ; dans l’acte de con-
naissance ou de volonté, d’isoler et le sujet et l’objet ; de les retrancher
illusoirement de Dieu, « seul Sujet et seul Objet », comme diraient les Sou-
fis.
Le comportement sexuel du couple humain au Paradis terrestre, ou
dans l’Age d’Or, fut le même que chez les hommes des autres Ages ; la
preuve en est qu’un Râma, un Krishna, un Mohammed furent mariés
comme les hommes ordinaires, mais avec la différence notable que le plai-
sir sexuel, loin d’être enfermé dans une passion individualiste et à la fois
compressive et centrifuge, fut au contraire une participation à la Béatitude
divine, sur la base même de l’extinction que comporte l’acte sexuel, comme
le note Ibn Arabî.

38
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Les aspects gênants que peut comporter la sexualité de facto ne viennent


pas de la chose en soi, ils dérivent de la déchéance de la matière ou de la
chair, et aussi de celle de l’homme en général ; car une déchéance entraîne
l’autre. A noter aussi que la plupart des Occidentaux n’ont pas – comme
les Hindous – le sens inné de ce que j’appelle « la transparence métaphy-
sique des phénomènes ».
Si le prêtre dont vous me parlez avait raison, le Christ et la Sainte
Vierge n’auraient pas assisté aux noces de Cana ; et le Christ n’aurait pas
dit : « De sorte qu’ils ne sont plus deux, mais une seule chair », et il n’aurait
pas interdit de séparer « ce que Dieu a uni ».
PS. « L’arbre de la connaissance du bien et du mal » : il s’agit de la dis-
tinction séparative de la Substance d’avec les accidents envisagés en soi.

Lettre du 15.II.1974 : la chute d’Adam, la concupiscence, la sexualité, le


mariage
Voici ce qu’on peut lire dans le traité de théologie dogmatique du P.
Berthier : En élevant l’homme (Adam) à la grâce, Dieu lui a accordé des dons excel-
lents, et surtout, il l’a affranchi de l’ignorance, de la concupiscence, de la vieillesse (à
laquelle il pouvait, d’après saint Thomas, se soustraire par l’arbre de vie), de la mort,
des maladies et des épreuves de cette vie. L’exemption de l’ignorance est certaine : « Il
créa en eux la science de l’esprit. » ... L’exemption de la concupiscence est aussi certaine :
« L’un et l’autre étaient nus, et ils ne rougissaient pas. » ... L’immunité de la mort est
de foi : « Dieu a créé l’homme inexterminable. » ... Dans l’état d’innocence, l’homme
avait cependant besoin de nourriture ; il se serait propagé de la même manière
qu’aujourd’hui... Si le premier homme eût persévéré, tous ses descendants seraient nés
dans la justice, accompagnés des dons gratuits que nous avons indiqués ; cependant ils
n’auraient pas été impeccables, ni n’auraient eu toute la science d’Adam. Ils auraient pu
cependant l’acquérir, en la découvrant ou en l’apprenant, mais très facilement. Et lors
même que les enfants d’Adam, demeuré innocent, eussent péché, leurs propres enfants
seraient nés néanmoins dans la justice.
C’est donc là l’enseignement chrétien traditionnel. Un premier com-
mentaire s’impose au sujet de l’idée de concupiscence : la concupiscence
n’est ni le désir de la jouissance en lui-même, ni la jouissance en elle-même,
mais elle est l’un et l’autre en tant qu’ils se situent en dehors de Dieu et
que, de ce fait, ils ne sont plus des supports de contemplation spirituelle ni
des participations contemplatives concrètes à la divine Béatitude ; au con-
traire, la jouissance séparée de Dieu – par la chute – éloigne de Dieu du fait
qu’elle se présente comme une fin en soi ; d’une part elle est pratiquement
une idole, puisqu’elle se met à la place de Dieu, et d’autre part elle enfle
l’individu brut ; elle a donc quelque chose de luciférien. Avant la chute, le
désir d’union charnelle coïncidait avec un désir spirituel, c’est-à-dire avec le
désir d’une perception particulière de l’Infini, ou autrement dit, avec le
désir d’extinction dans une conscience du Divin ; ce point de vue primor-
dial, si l’on peut dire, est toujours accessible en principe sur la base d’une

39
VERS L’ESSENTIEL

certaine sainteté ésotérique, comme le prouvent avant tout des exemples


tels que Krishna, David, Salomon, Mohammed.
En ce qui concerne la femme, ce n’est pas l’enfantement qui vient de la
chute, c’est uniquement la douleur.
Il est parfaitement faux d’affirmer que le péché originel, c’est le viol de
la femme vierge. Le péché originel, c’est uniquement la jouissance en de-
hors de Dieu ; donc le désir de voir et de vivre la réalité – ou l’illusion –
cosmique en elle-même et sans Dieu. La copulation primordiale fut une
prière et non un péché.
En ce qui concerne le mariage dans le Christianisme, il ne peut y avoir
là une référence à un couple idéal ; le Christ et la Vierge ne constituent pas
un couple. Il reste Joseph et la Vierge, puis le Saint-Esprit et la Vierge ; or
Joseph ne peut être, précisément, le modèle d’un mari, et quant au Saint-
Esprit, quel mari oserait se mettre à sa place ? Et quel mari oserait toucher
– en imagination – à la Sainte Vierge ? Le modèle du mariage chrétien,
c’est soit le rapport entre le Christ et son Eglise, soit l’amour de l’âme pour
son Créateur, ou pour la divine Infinitude ; dans ce cas, le – ou la – parte-
naire assume un symbolisme mystique, ce dont les troubadours nous of-
frent un exemple ; le cas des Fedeli d’Amore est sans doute analogue.

Lettre du 21.XI.1975 : la philosophie pérenne, le ternaire intelligence-


volonté-âme, l’ésotérisme chrétien
Il y a en effet une seule « chose nécessaire », et il est impossible de
l’éviter dans le cadre de la vocation humaine ; étant donné que d’une part
la vérité s’impose à notre intelligence et que d’autre part nous avons une
âme à sauver.
Pour comprendre en profondeur telle religion, il faut comprendre la re-
ligion comme telle : or le phénomène religieux s’identifie, en son essence, à
la sagesse une et universelle, donc à l’ésotérisme ou à la « tradition primor-
diale », ou à la philosophia perennis si l’on veut. Autrement dit, la sagesse éso-
térique se fonde, doctrinalement et méthodiquement, sur ce qui est com-
mun à toutes les religions, ou sur ce qui est sous-jacent en chacune d’elles.
Si je répète ici cette évidence, c’est pour souligner qu’il ne faut jamais la
perdre de vue – l’expérience prouve que la tentation est grande – quand on
est engagé dans la pratique d’une spiritualité orthodoxe, donc forcément
encadrée d’un formalisme ou d’une mythologie.
Il y a trois plans à envisager dans le microcosme humain, à savoir
l’intelligence, la volonté et l’âme. La fonction spirituelle de l’intelligence
humaine – donc sa fonction essentielle – est le discernement entre le Réel
et l’illusoire, l’Absolu et le contingent, l’Infini et le fini, le Permanent et
l’impermanent ; c’est là la Doctrine une et universelle, et c’est par consé-
quent la quintessence de toute théologie et de toute métaphysique. Ensuite,
il y a la volonté : la fonction spirituelle de la volonté humaine, donc libre,

40
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

est essentiellement la concentration de l’esprit – en principe continue – sur


le Réel, l’Absolu, l’Infini, le Permanent, ou sur la Manifestation avatarique
du Réel, ce qui revient pratiquement au même ; c’est là la Méthode, et c’est
la quintessence de toute voie possible, car la « prière » est tout, et il faut
prier « sans se lasser », selon saint Paul. Enfin, il y a l’âme, le caractère, la
sensibilité, l’affectivité, la capacité d’aimer : la fonction spirituelle de l’âme
est essentiellement la conformation quasi existentielle au Réel, à savoir la
vertu ; c’est là la Morale, non simplement extrinsèque et sociale bien en-
tendu, mais intrinsèque et contemplative ; sans la beauté de l’âme – je dirai
même : sans le sens de la beauté – il n’y a pas de spiritualité possible, n’en
déplaise aux ignorants et aux pédants qui s’imaginent qu’en réalisation mé-
taphysique il n’y a que la « technique » qui compte, c’est-à-dire une sorte de
yoga à froid. Discernement, concentration, vertu : ce sont ces éléments, et
rien d’autre, qu’il faut chercher quand on s’engage en métaphysicien dans
une voie traditionnelle ; il ne faut pas, en pratiquant une telle voie, « se
convertir » à une théologie ou une mythologie, bien qu’il faille aimer les
symboles et leur beauté, dans notre cosmos religieux comme dans celui des
autres.
Le Christianisme est un ésotérisme de bhakti devenu religion ; il est
donc exotérique par ses interprétations littéralistes et dogmatistes, non par
son symbolisme ni par ses moyens, lesquels sont initiatiques en leur es-
sence. L’ensemble du baptême et de la confirmation constituent l’initiation
chrétienne ; selon Guénon, les sacrements auraient perdu par la suite leur
caractère initiatique, mais cela est impossible en principe et en fait : en
principe, parce que Dieu ne donne jamais moins qu’il ne promet, – c’est
plutôt l’inverse qui est vrai, – et en fait, parce qu’il est techniquement im-
possible d’opérer un tel changement, et ne serait-ce qu’à cause de la disper-
sion des Chrétiens dès les premiers siècles. Au point de vue de la méthode,
le moyen central est l’oraison jaculatoire contentant le Nom sacramentel de
Jésus, éventuellement celui de Marie ou les deux à la fois. Celui qui veut
pratiquer cette méthode – qui remonte aux origines du Christianisme –
doit le promettre solennellement à la Sainte Vierge – à la manière d’un vœu
– en un sanctuaire qui lui est dédié ; il doit demander également la permis-
sion à la Vierge et implorer son assistance ; et cela devra rester secret, du
moins a priori et dans les circonstances ordinaires. Et il devra renoncer par
la suite à toutes les trivialités dispersantes et avilissantes du monde mo-
derne ; il faut attendre la mort dans un petit jardin spirituel, et cela au mi-
lieu de la vie familiale et des devoirs d’état, le cas échéant. Dieu veut notre
âme et rien d’autre ; s’il exige de nous quelque chose de plus, nous en au-
rons la certitude en lui donnant notre âme.
Comme il n’y a plus guère de sacrements valides dans l’Eglise post-
conciliaire, l’oraison jaculatoire – la « prière de Jésus » ou la « prière du
cœur » des Orthodoxes – peut suffire, car « Dieu connaît les siens » et le
Nom de Jésus peut faire fonction de messe, puisqu’on n’a pas le choix ; à
moins que la messe tridentine soit encore accessible, suivant l’endroit où

41
VERS L’ESSENTIEL

l’on se trouve. En ce qui concerne l’invocation : comme il est pratiquement


impossible de prononcer l’oraison sans arrêt, il faut le faire trois fois par
jour au moins, et à tout autre moment si nous le pouvons raisonnable-
ment ; il faut avoir un rythme de base, mais nous sommes libres pour tout
le reste du temps.
Je vous écris tout ceci, Madame, par acquit de conscience, afin de ne
rien négliger ; par conséquent, je dois vous dire également que l’ésotérisme
islamique est lui aussi accessible en Occident, mais je n’ai pas de raison a
priori d’entrer dans les détails en ce qui le concerne.
Ceci dit, revenons à l’essentiel. Il y a deux moments dans la vie, et ces
moments sont tout : c’est le moment présent, où nous sommes libres de
choisir ce que nous voulons être, et le moment de la mort, où nous
n’avons plus aucun choix et où la décision appartient tout entière à Dieu.
Or, si le moment présent est bon, la mort sera bonne ; si nous sommes
maintenant avec Dieu, – dans ce présent qui se renouvelle sans cesse mais
qui reste toujours ce seul moment actuel, – Dieu sera avec nous au mo-
ment de notre mort. Le souvenir de Dieu – l’oraison jaculatoire – est une
mort dans la vie ; il sera une vie dans la mort.
Entre le moment présent, où nous nous souvenons de Dieu, et la mort,
où Dieu se souviendra de nous, – et cette réciprocité est déjà dans chaque
prière, – il y a le reste de la vie, la durée qui s’étend du moment présent
jusqu’au dernier moment ; mais la durée n’est qu’une succession de mo-
ments présents, car nous vivons toujours « maintenant » ; c’est donc, con-
crètement et opérativement parlant, toujours le même instant béni où nous
sommes libres de nous souvenir de Dieu et de trouver notre bonheur dans
ce souvenir.
PS. La vérité métaphysique et l’oraison perpétuelle, ensemble avec la
vertu intrinsèque, – la vertu envisagée sous le rapport de la beauté, – sont
les éléments fondamentaux de la voie ésotérique et, en dernière analyse, de
toute spiritualité. Et le Nom divin totalise en principe tous les moyens sa-
cramentels.
philosophia perennis (lat.) : philosophie pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle,
primordiale, universelle ; science des principes métaphysiques.
sophia perennis (lat.) : sagesse pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale,
universelle ; connaissance de la Réalité, de la Vérité.
yoga (scrt.) : joug ; union ; technique ou alchimie tendant à ouvrir le microcosme
humain à l’influx divin en vue de réaliser l’Union ; art de la concentration parfaite.

Lettre du 23.XI.1975 : catholicisme et discernement


On ne peut sans contradiction se réclamer de la métaphysique pure et
de l’ésotérisme tout en affirmant vouloir interpréter les principes doctri-
naux et méthodiques en fonction du Catholicisme, donc d’un formalisme
religieux ; de même, on ne peut sans contradiction se déclarer particuliè-
rement solidaire de l’élément « Discernement » tout en désirant réaliser la

42
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

sainteté spécifiquement catholique, laquelle précisément est volitive et in-


dividualiste. Car la sainteté « dans le Catholicisme » est une chose, et la
sainteté « catholique » en est une autre ; certes, il y a eu dans le Catholi-
cisme médiéval tous les modes de sainteté, mais quand on parle de la
« sainteté catholique », on entend ce qui est spécifique et caractéristique et
non ce qui sort du cadre et de ce fait rejoint l’impondérable et l’ineffable.
N’oublions pas que depuis Bossuet, la spiritualité catholique a été considé-
rablement appauvrie quant à son envergure, en fonction d’un moralisme
hostile à la pure contemplation et à tout ce qui semble menacer les sché-
mas de la théologie et l’équilibre social.
Il s’agit donc, non d’interpréter le ternaire « Discernement-Con-
centration-Vertu » (ou « Intelligence-Volonté-Ame » ou « Intellection-
Réalisation-Conformité ») en fonction du Catholicisme, mais au contraire
d’interpréter le Catholicisme en fonction de ce ternaire. Au demeurant, le
Christianisme, en tant qu’il insiste a priori sur la pénitence, l’ascèse, le rejet
du monde, la bhakti humiliante, se fonde sur l’élément volitif, non sur le
« Discernement » ; l’Islam par contre, avec son insistance sur le Principe en
soi – non sur la manifestation humaine du Principe – et partant sur le mys-
tère de l’Unité, s’ouvre directement sur la pure métaphysique et la gnose ;
on peut opter pour le Christianisme pour des raisons d’affinité, d’atavisme
ou d’expérience personnelle, mais non pour des raisons relevant de
l’élément « Discernement » ; que cet élément se trouve nécessairement
aussi dans le Christianisme est une toute autre question.
Le rapport entre les trois plans, – la conformité cognitive, la conformi-
té volitive, la conformité affective, – ce rapport est ontologique et logique,
il n’est donc pas susceptible de variations ; la question de savoir s’il y a là
des variations subjectives est sans intérêt, du moins a priori. Le ternaire
dont il s’agit doit être compris dans sa réalité objective, principielle et uni-
verselle, non au point de vue de telle subjectivité ou de telle expérience ;
par exemple, quand je parle de discernement ou de vérité, je pense à une
équation cognitive, à une pure perception de la nature des choses, et non à
une expérience d’apaisement ; sans quoi les notions-clef deviendraient inu-
tilisables.
On vous a dit d’être « un saint, le plus grand saint possible » ; pour di-
verses raisons, je ne puis approuver une parole aussi irréaliste et malson-
nante, et d’ailleurs très catholique quant au style ; jamais un Musulman ne
s’exprimerait ainsi. J’aurais admis par contre qu’on dise à un nouveau bap-
tisé : « Soyez saint, car Dieu est saint ».
bhakti (scrt.) : dévotion.

Lettre de I.1976 : la métaphysique, l’attachement à Dieu


Vos lectures métaphysiques ne doivent pas vous inquiéter ; le fond de
la Vérité est simple, – et c’est lui qui compte, – à savoir : Dieu ; la vie éter-

43
VERS L’ESSENTIEL

nelle ; l’obligation de nous attacher à Dieu. Or on s’attache à Dieu par la


prière, et en évitant ce qui nous éloigne de Lui. Les lectures métaphysiques
peuvent élargir notre horizon et approfondir notre perspective, mais elles
ne doivent pas nous troubler ; s’il y a quelque chose qui nous inquiète, il
faut le mettre entre parenthèses. Ce qui est décisif, c’est notre attachement
à l’Absolu ; dans le cadre du Christianisme, il importe aussi de se placer
sous la protection de la Sainte Vierge, car elle personnifie la divine Miséri-
corde ; elle agit d’ailleurs aussi dans l’Islam, qui lui aussi la vénère.
Tout homme possède par nature une capacité suffisante de discerner
entre le réel et l’illusoire ; tout le monde constate l’impermanence des
choses, et tout le monde peut concevoir l’immutabilité du Principe. La
métaphysique est une vocation, elle n’est pas une condition du salut ; Dieu
ne nous reprochera pas de ne pas avoir tel don, mais il nous reprochera de
ne pas avoir accompli ce qu’il exige de tout homme ; il ne nous demandera
pas de comptes sur les choses que nous n’avons pas comprises.
Vous dites que vous êtes infirmier dans un hôpital psychiatrique ; vous
feriez peut-être bien de travailler dans un hôpital ordinaire, car l’ambiance
psychique d’une maison de psychiatrie n’est pas facile à supporter à la
longue et elle peut favoriser un certain déséquilibre. Quoi qu’il en soit, la
chose la plus élémentaire à faire, c’est de prendre l’habitude de la prière ;
cela s’impose à tout homme, et cela est indépendant, je le répète, de toute
étude métaphysique. Il faut avoir patience et confiance.

Lettre du 22.II.1976 : le salut, la Crucifixion et la Sainte Vierge selon


l’islam, l’œcuménisme
J’en viens aux six points de votre lettre à D.W.
Premier point : « il faut être musulman pour être sauvé ». Non seule-
ment l’Islam enseigne cela, mais il doit même l’enseigner, sans quoi il ne
serait pas une religion ; cet exclusivisme est un trait essentiel du phéno-
mène religieux, et sans lui aucune religion ne pourrait se maintenir, la psy-
chologie humaine étant ce qu’elle est. Mais de même que la théologie ca-
tholique admet qu’un non-chrétien puisse être sauvé par la grâce du Christ,
de même la théologie musulmane admet qu’un non-musulman puisse être
sauvé par la grâce d’Allâh ; et en vertu de ce principe, même un véritable
hérétique peut être sauvé si sa confession contient des éléments suffisants
comme base objective du salut.
Deuxième point : comme l’élément salvateur dans l’Islam est l’Essence
divine et notre foi, la christologie islamique est chose indifférente ; elle est
forcément minimale. Pour l’expliquer pleinement, il faudrait faire interve-
nir les notions d’exotérisme et d’ésotérisme, ce qui nous mènerait beau-
coup trop loin ; je me bornerai à dire que, exotériquement, l’Islam doit
mettre le Christ-Dieu entre parenthèses, – c’est sa perspective centrée sur
l’Essence qui l’exige, – mais ésotériquement, la notion islamique de l’« Es-
prit » ou du « Verbe » rejoint la doctrine chrétienne du Logos incréé. Que

44
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

la prise en considération de la seule Essence divine – au point de vue mé-


taphysique et mystique – puisse fournir un fondement suffisant pour le
salut, les nombreux saints musulmans et leurs miracles le prouvent.
Troisième point : c’est exotériquement évident. Même réponse que
pour le premier point.
Quatrième point : ces récits n’ont pas de portée dogmatique. Comme
Massignon l’a démontré, le passage du Coran – qui ne contient aucun récit
– signifie uniquement que le Christ n’a pas été crucifié « véritablement »,
puisqu’il a vaincu la mort. Les commentateurs musulmans cherchent des
explications fantaisistes et impossibles ; mais en fait toute la question reste
en dehors de la perspective spécifique de l’Islam.
Cinquième point : le Coran a raison d’une certaine façon de faire
coïncider le Saint-Esprit et Marie, puisque Marie, en tant qu’Epouse du
Saint-Esprit, est réellement le véhicule humain de celui-ci. Le bienheureux
P. Kolbe a écrit : « Conception immaculée est un des Noms du Saint-
Esprit, et Marie, Epouse du Saint-Esprit, se présente en prenant le Nom de
son Epoux à qui elle est indissolublement liée ; on peut affirmer qu’en
épousant Marie, l’Esprit s’est quasi incarné en elle. » Le Coran tient égale-
ment compte du fait que, pratiquement et non théologiquement, – de facto
et non de jure, – la Sainte Vierge assume l’importance de la troisième Per-
sonne divine. D’ailleurs, quand une religion s’occupe d’une autre, ses af-
firmations sont beaucoup plus symboliques que littérales ; les légendes
musulmanes concernant le monde chrétien sont toujours des sortes de
métaphores ; les faits chrétiens réels ou imaginaires ne sont que des pré-
textes ou des images pour illustrer des vérités morales, métaphysiques ou
mystiques. L’Islam intrinsèque ne s’intéresse qu’à Dieu sous son aspect
d’Unité ou d’Essence, et à la manière de le servir.
Sixième point : ce que je viens de dire s’applique notamment à la pa-
rousie et aux histoires eschatologiques ; tout y est symbolique, les noms
des personnes ne jouent pas de rôle.
Tout ce que vous avez écrit dans votre livre est irréfutable ; rien ne
peut vous compromettre même au point de vue catholique le plus exclusi-
viste ; vous ne défendez pas les dogmes musulmans, vous rendez simple-
ment compte de certains faits qu’aucun observateur de bonne foi ne peut
contester.
Je suis tout à fait contre l’œcuménisme tel qu’on l’envisage de nos
jours, avec « dialogues » inopérants et gestes gratuits et sentimentaux qui
tombent dans le vide. Et pourtant, une entente entre les religions est pos-
sible et même nécessaire, mais ce n’est pas sur le plan dogmatique, c’est
uniquement sur la base des idées communes et des intérêts communs. Les
idées communes sont : un Absolu transcendant, parfait, tout-puissant, mi-
séricordieux, puis un au-delà soit bon, soit mauvais, suivant nos mérites ou
démérites ; toutes les religions, le Bouddhisme inclus, – l’« athéisme »
bouddhiste n’est qu’un malentendu, – sont d’accord sur ces points. Les
45
VERS L’ESSENTIEL

intérêts communs sont : la défense contre le matérialisme, l’athéisme, la


perversion, la subversion, le modernisme sous toutes ses formes. Je crois
que Pie XII disait une fois que les guerres entre Chrétiens et Musulmans
ne furent que des querelles de famille, comparées à l’opposition actuelle
entre le monde des religions et celui du matérialisme-athéisme militant ; il
disait aussi que c’est une consolation de savoir qu’il y a des millions
d’hommes qui se prosternent cinq fois par jour devant Dieu.

Lettre du 30.IV.1976 : intégrisme et modernisme, l’exclusivisme confes-


sionnel, le Coran
Que des prêtres vous envoient des lettres furieuses à cause de votre dé-
fense des musulmans, c’est certes ennuyeux, mais c’est normal pour deux
raisons : premièrement, les religions s’excluent, sauf dans leur essence
commune, qui est métaphysique et ésotérique et que la théologie ordinaire
n’atteint pas ; deuxièmement, le parti pris est une faiblesse naturelle de
l’homme, sauf pour les hommes d’élite, qui par définition sont rares.
Mais il ne faut pas mélanger les plans. Le P. Barbara a l’immense mérite
d’être traditionnaliste, et ceci est sans aucun rapport avec ses incompré-
hensions pour des choses se situant en dehors de la tradition catholique. Il
est profondément illogique et injuste de reprocher à des intégristes des
opinions qui au point de vue de la tradition sont indifférentes ; je préfère
l’étroitesse d’esprit d’un intégriste – c’est théologiquement son droit – à la
largeur d’esprit éventuelle d’un moderniste. Car le moderniste qui accepte
l’Islam le fait en fonction d’erreurs modernes, c’est-à-dire pour des raisons
philosophiques et psychologiques que l’Islam lui-même n’accepte pas ;
tandis que l’intégriste se fonde, sinon sur la vérité tout court, – qui évi-
demment englobe la perspective islamique, – du moins sur une forme de
cette vérité, à savoir précisément le Catholicisme. Comme je l’ai dit, il vaut
mieux s’en tenir à une vérité étroite mais salvifique, que d’être large d’idées
tout en trahissant l’essentiel. [...]
Pour en revenir à l’attitude du Catholicisme à l’égard de l’Islam, il faut
prendre acte du fait qu’une religion exclut nécessairement l’autre ; donc, les
théologies doivent rester implacables. Je dis cela en tant qu’ésotériste, c’est-
à-dire en partant de l’idée que toutes les religions intrinsèquement ortho-
doxes – non les pseudo-religions ni les philosophies tout humaines – mani-
festent la Vérité divine absolue, universelle et sous-jacente, et transcen-
dante par rapport à toutes les formes. A ce point de vue, on dira que le
Christ historique manifeste le Logos intemporel, mais que celui-ci peut se
manifester aussi sous d’autres formes historiques. Mais il ne faut pas vou-
loir mélanger les religions !
Massignon, qui fut pourtant un catholique fervent et même un mys-
tique, – et aucun catholique ne connaît l’Islam mieux que lui ne le connais-
sait, – a admis que l’Islam est une révélation authentique ; étant donné,

46
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

d’une part la promesse de Dieu faite à Abraham, et d’autre part les vertus
des musulmans et le phénomène de la sainteté dans l’Islam.
PS. Pour ce qui est du Coran, il est largement incompréhensible sans
commentaire ; tout y est elliptique et symbolique. Par exemple : le palmier
à côté duquel le Christ est né, indique le milieu, l’axe du monde. Dans le
Christianisme, qui accentue la Manifestation humaine de Dieu, le fait histo-
rique a une importance fondamentale ; dans l’Islam, qui met l’accent sur la
Nature divine, l’histoire n’a aucune importance, et c’est le symbolisme qui
prime.

Lettre du 30.IV.1976 : le dogme


La « rigidité du dogme » peut être dépassée, mais métaphysiquement et
mystiquement seulement, donc à l’intérieur, non à l’extérieur ; sur le plan
théologique, le dogme doit être rigide, sans quoi il disparaît ; il y a là aussi
une question de psychologie collective, dont la Providence – ou le Saint-
Esprit – tient toujours compte. Esotérisme n’est pas syncrétisme ; les
formes sont ce qu’elles sont et elles ont droit à l’existence. Les dogmes,
tout en étant exclusifs, donc « étroits » et « rigides », sont sacrés ; et ce
qu’ils excluent sur le plan de la forme, ils l’incluent sur le plan de l’essence
métaphysique et une.

Lettre du 1.IX.1976 : catholicisme moderne et Saint-Esprit


On pourrait se demander pourquoi le Saint-Esprit permet les aberra-
tions de l’Eglise officielle ; à quoi je réponds, avec tous les théologiens qui
n’ont pas oublié leur théologie : premièrement, parce que l’homme est
libre ; et deuxièmement, parce qu’« il faut que le scandale arrive ; mais mal-
heur à celui par qui le scandale arrive ! » Il suffit de lire le Nouveau Testa-
ment pour se rappeler que vers la fin du monde, les puissances du mal se
déchaînent ; ceci en vertu d’une loi métaphysique qui veut qu’à la fin d’un
cycle de l’humanité, les possibilités les plus inférieures doivent pouvoir
s’épuiser ; puis viendra l’intervention divine. Toutes les religions ensei-
gnent cela sous une forme ou une autre.

Lettre du 8.XI.1976 : christianisme et islam


La religion musulmane est moins perméable aux erreurs modernes que
ne l’est le Christianisme, car l’Islam n’a pas de papauté ; même si telle auto-
rité religieuse d’Egypte se trompait, cela n’engagerait pas les musulmans du
Maroc ; ne compte, en théologie musulmane, que ce qui a été enseigné
partout et toujours ; chaque mufti est infaillible dans la mesure où ses ju-
gements coïncident avec ceux de la majorité des autres muftis.

47
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 27.II.1978 : entrer dans la voie


Votre lettre contient des allusions à la vie spirituelle. De toute évidence,
il n’est jamais trop tard pour commencer une vie consacrée à la seule chose
nécessaire. Mais il faudrait, pour commencer une telle vie, en affirmer
l’intention dans une prière adressée à la Sainte Vierge, lui demander son
aide et sa bénédiction en lui promettant de demeurer fidèle à l’engagement
pris ; c’est-à-dire à l’engagement de pratiquer l’invocation de telle formule
sacrée. Comme une vie de prière doit avoir un rythme fondamental dont il
ne faut jamais se départir, on peut pratiquer l’invocation trois fois par jour,
quelle que soit la longueur de chaque séance ; mais quand on a le temps et
la force, on peut en outre réciter la Formule ou le Nom à tout moment. A
part la prière adressée initialement à la Sainte Vierge, il faudrait commencer
par une petite retraite de deux heures au moins et y prononcer sans inter-
ruption la Formule ; car il faut un commencement à tout ; et on peut répé-
ter cette retraite de temps à autre. Il ne faut jamais se demander si on est
« digne » d’une telle voie, ni si on est assez doué pour elle, car on n’a pas le
choix ; on a une âme immortelle, et on fait ce qu’on peut.

Lettre du 17.VII.1978 : invoquer comme les oiseaux


Vous voulez que je vous parle un peu de la manière d’invoquer Dieu
« comme les oiseaux ». Eh bien, il y a dans l’invocation une sainte gravité et
une sainte insouciance. La sainte gravité se fonde sur le sens du sacré et la
crainte dévotionnelle ; c’est invoquer Dieu avec solennité, profondément,
contemplativement, avec adoration et conscient de sa majesté, comme si
on se trouvait dans le plus vénérable et le plus merveilleux des sanctuaires.
La sainte insouciance au contraire se fonde sur la confiance, le sens de la
Miséricorde, l’enfance spirituelle : c’est invoquer Dieu comme un enfant
qui joue dans un jardin, ou comme un oiseau – précisément – qui chante
pour chanter, ou parce que Dieu le fait chanter, ou parce que Dieu est
Dieu ; bref, sans se soucier du pourquoi des choses. Ce sont là les deux
pôles ou les deux modes complémentaires de l’invocation, ou de la prière
tout court.
« J’aime parce que j’aime », comme disait saint Bernard. Et cela s’ap-
plique en mode grave aussi bien qu’en mode léger. L’amour immobilise
celui qui contemple la Majesté, comme il fait chanter et danser de joie celui
qui se livre à la Miséricorde.

Lettre du 4.IX.1978 : l’inadaptation au milieu, résoudre un problème


Il ne faut pas vous laisser décourager par une situation qui s’explique
facilement et qui, par conséquent, ne pose aucun problème intellectuel ; le
problème est purement pratique, c’est celui de l’adaptation morale et spiri-
tuelle à une ambiance absurde. Il faut tout d’abord vous dire que cette am-
biance humaine, pourtant si pleine d’assurance et d’arrogance, est mons-
trueusement anormale, et cela sous le double rapport des convictions et

48
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

des tendances ; ces gens ont beau être unanimes dans leurs erreurs et leurs
vices, c’est vous qui êtes normale ; restez donc imperturbable en face de
cette hypnose collective, et restez tout à fait vous-même. Dans un monde
orgueilleux, glacial et sottement passionnel, restez tranquillement dans
votre petit jardin ; c’est une épreuve passagère. Métaphysiquement parlant,
l’éclosion d’un monde aussi affreux est une nécessité inévitable, suivant les
lois cosmiques qui exigent que l’erreur se manifeste ; il faut que le scandale
arrive, a dit le Christ. Au Maroc, vous étiez plus ou moins dans un petit
paradis ; mais on mûrit par l’expérience, il ne faut donc pas s’étonner des
épreuves que le destin nous envoie.
Quand on se trouve en face d’un problème, il faut tout d’abord en re-
chercher les causes objectives et subjectives ; voir clairement les données
extérieures et intérieures d’une difficulté, c’est déjà beaucoup ; cela nous
permet de ne pas nous troubler abusivement et de tirer les conséquences
qui s’imposent. Conséquences à la fois pratiques et spirituelles : d’une part,
faire son travail et se rendre aussi anodine que possible, tout en restant
insensible au mépris et à l’hostilité ; d’autre part, se retirer dans la prière, s’y
installer en quelque sorte ; pratiquer la prière individuelle aussi bien que
l’oraison jaculatoire. Vivre d’espérance et ne rien attendre du monde, mais
néanmoins demander à Dieu qu’il nous vienne en aide, intérieurement et
extérieurement. C’est difficile d’être seule, mais c’est un apprentissage à
faire ; c’est ce que le Ciel vous demande en ce moment.

Lettre du 10.IX.1978 : habemus papam ?


Pour la question de la papauté, on peut s’informer dans les écrits de
saint Robert Bellarmin, saint Alphonse de Liguori, Cajétan et d’autres, les
deux premiers étant « docteurs de l’Eglise » ; ils admettent, non seulement
qu’un pape puisse tomber en hérésie, mais aussi que, dans ce cas, il est
depositus ou deponendus, ce qui revient au même. Il en résulte que la question
de savoir si un pape dont l’hérésie est notoire a été élu valablement ou non,
est tout à fait secondaire ; dès lors qu’un pape proclame une hérésie, donc
une opinion qui est contraire à ce qui a été enseigné « partout et toujours »,
ou dès lors qu’il prend une mesure ayant ce même caractère vicieux, il est
depositus et ses opinions et mesures sont nulles.

Lettre du 24.I.1979 : devenir moine aujourd’hui


Quelqu’un m’a demandé si c’est une bonne idée d’aller au couvent ; ce-
la me donne l’occasion de dire ce qui s’est passé chez des carmélites que je
connais. On a enlevé la grille ; on a transformé le vêtement – celui de
sainte Thérèse d’Avila et de sainte Thérèse de Lisieux – en un costume de
sœurs protestantes, avec robe raccourcie et voilette ; aux offices, les mo-
niales ont le droit de faire des gestes personnels, soit de lever les bras, soit
de les croiser sur la poitrine, et autres singularités, et de faire des discours
improvisés, des prières spontanées à haute voix, comme dans certaines

49
VERS L’ESSENTIEL

sectes protestantes ; tout cela, les moniales ne peuvent pas l’avoir inventé !
On a introduit chez elles le pentecôtisme, d’origine protestante et officiel-
lement encouragé par Paul VI ; mais cette vague de fausse mystique a « fini
en queue de poisson », sans que personne n’en ait tiré la conclusion qui
s’impose quant à l’inspiration du mouvement ; dans d’autres monastères
on pratique du « Yoga » et du « Zen », les deux disciplines étant coupées de
leurs racines traditionnelles, bien entendu. Inutile d’ajouter – et chez les
trappistes de mon frère c’est la même chose – que les anciens chants ont
été remplacés par des chansonnettes modernes ; il n’y a plus que la messe
nouvelle, la liturgie nouvelle, la pastorale nouvelle, et ainsi de suite. C’est
l’« ouverture au monde », et c’est la fermeture au Ciel.

Lettre du 24.I.1979 : Dieu ne doit rien aux tièdes


On fait trop facilement valoir que Dieu « doit » ceci ou cela au « peuple
chrétien », et on en déduit que Dieu ne « peut » le priver de ceci ou de cela,
d’un pape légitime notamment et d’une Messe valide ; on en fait un argu-
ment théologique parfaitement abusif, et on oublie combien ce « peuple
chrétien » est déchu et combien il est peu chrétien. La preuve en est son
indifférence et son insensibilité en matière religieuse : le fait qu’il accepte
sans sourciller – je parle de la majorité – les innovations les plus suspectes
et les plus scandaleuses qu’impose la nouvelle religion. Dieu ne doit rien à
des moutons, ni à des somnambules ; « les tièdes, je veux les cracher de ma
bouche », dit l’Ecriture.
Car si on prétend aux choses sacrées et à la bienveillance du Ciel, il faut
avoir une mentalité et un comportement conformes à ces dons et à ces
grâces, il faut avoir des façons de penser et d’agir justes, non fausses,
proches du sacré, non du trivial, et il faut mener, au milieu des activités du
monde et sans être dupe de celui-ci, une vie de prière dans une sainte mo-
notonie : dans la simplicité, la pauvreté, l’enfance. Mais toujours selon la
vérité.

Lettre du 4.V.1979 : ésotérisme, sacrements et législation dans le chris-


tianisme
A mon avis, il ne saurait y avoir dans le Christianisme une initiation su-
pra-sacramentelle ; cela me paraît évident, puisque le baptême confère la
virtualité de l’état primordial, et la confirmation, la virtualité de l’unio mystica
ou de la deificatio ; c’est-à-dire, tout ce que nous sommes capables
d’atteindre. Il me semble que dans le Christianisme, c’est la doctrine qui
constitue l’ésotérisme, – non la théologie bien entendu, mais la doctrine
purement métaphysique, telle qu’elle apparaît chez les gnostiques ortho-
doxes et incidemment chez Maître Eckhart et d’autres, – et ensuite, c’est
l’intention spirituelle du contemplatif. Je pense que les sacrements chré-
tiens offrent les clefs pour toute réalisation possible. La plupart des saints
chrétiens sont ce que les Hindous appellent des bhaktas, mais cela ne sau-

50
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

rait exclure que les sacrements puissent aider également les jnânîs, même
s’ils sont – ou ont été – en nombre infime, ce qui est en dehors de la ques-
tion de principe.
Le Christianisme offre à l’individu tout ce qu’offre un exotérisme inté-
gral, et cela dès l’origine ; mais il ne l’offre pas à la collectivité. Une collec-
tivité a besoin de lois et de règlements dont l’individu discipliné peut se
passer, s’il suit une voie spirituelle. La critique musulmane vise la société
chrétienne, elle ne vise pas l’individu chrétien bien doué, bien discipliné et
bien inspiré ; d’ailleurs cette critique est en partie exotérique et de ce fait
elle simplifie trop les choses. En tout cas, l’histoire chrétienne prouve qu’il
y a eu beaucoup trop de flottements et d’improvisations sur le plan de la
législation exotérique, alors que dans l’Islam tout est fixé d’avance ; les
papes avaient trop de pouvoir, le rôle de l’empereur était mal défini, cer-
taines mesures papales furent des fautes, notamment le célibat obligatoire
des prêtres, qui retranchait ceux-ci dangereusement du monde laïc et don-
nait à celui-ci le sentiment de constituer un monde à part, et ainsi de suite.
Mais tout ceci, je le répète, ne concerne pas nécessairement l’individu chré-
tien ; le manque d’un cadre exotérique élaboré ne le concerne pas, il n’y a
donc rien qui lui manque sous ce rapport.
bhakta (scrt.) : dévot ; celui qui suit la voie de l’amour, la dévotion. bhakti : dévotion.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance. jñâna : gnose, connaissance.

Lettre du 4.V.1979 : l’Eglise primitive


Je ne souscris absolument pas à la thèse de Guénon selon laquelle
l’Eglise primitive aurait été une société initiatique fermée et serait devenue
plus tard une religion mondiale. Le Christianisme, malgré et avec son ca-
ractère initiatique, a été une religion dès le début ; c’est là son originalité.
Aux origines, lorsque les Chrétiens étaient peu nombreux et socialement
soumis aux lois romaines, l’absence d’un exotérisme légal ne posait aucun
problème ; ce n’est qu’à partir de Constantin que cette absence se révéla
comme un manque, du reste relatif, non absolu. [...]

Lettre du 4.V.1979 : l’ego


Il n’y a pas d’« être qui n’a plus d’égo » ; l’« extinction » de l’égo n’est
qu’une façon de parler, c’est-à-dire qu’on sous-entend : l’égo passionnel,
l’égoïsme. Le Christ possédait un égo ; il fut, et est, « vrai homme et vrai
Dieu ». Il n’y a aucune commune mesure entre le « moi » et le « Soi », si
bien que la présence du premier ne saurait empêcher la réalisation du se-
cond. Si la Sainte Vierge peut apparaître et parler, ce n’est pas parce qu’elle
n’aurait pas « réalisé le Soi », c’est parce que la réalisation du Soi n’exclut
pas la présence parallèle du « moi ». Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, et
je crois en avoir parlé dans mes livres, notamment dans Logique et Transcen-
dance, chapitre « Le serviteur et l’union ».

51
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 25.II.1980 : la voie ésotérique


L’essence de toute religion – de toute forme de la religion une – est le
discernement entre le Réel et l’illusoire, puis l’union au Réel, et enfin la
conformité humaine au Réel, sans laquelle ni le discernement ni l’union ne
sauraient porter de fruits. Ce sont ces trois choses que l’ésotériste cherche
dans la religion ; si l’homme cherche autre chose, il se situe en dehors de
l’ésotérisme ; ce qui est parfaitement son droit, évidemment. Mais il faut
savoir ce qu’on veut et ce qu’on cherche, ou vers quoi on est appelé.
La question qui se pose pour le chercheur ésotériste est a priori celle de
savoir où, dans quelle religion, ou dans quelle dimension de telle religion, il
trouvera ce qu’il cherche ; au point de vue théorique, toute religion con-
tient tout élément essentiel, mais au point de vue pratique, il faut éventuel-
lement dégager ces éléments et en tout cas trouver un maître qui indique
comment les utiliser. Puisque nous nous plaçons sur le terrain de l’éso-
térisme, il ne suffit pas que l’homme qui fait fonction de maître nous en-
seigne des exercices de piété, qu’il limite la voie à une forme de bhakti ex-
clusive, tout en ne voyant rien en dehors de sa religion ; il faut qu’il sache
se placer au delà des formes et qu’il puisse rendre compte de la nature es-
sentielle des éléments de doctrine et de méthode. On ne trouvera guère ce
genre de maîtrise dans le monde chrétien, – je veux dire parmi les
prêtres, – et pourtant, tous les supports sont là ; ce qui ne signifie pas
qu’en fait une voie ésotérique chrétienne soit inaccessible, qu’elle ne puisse
être trouvée dans des conditions très particulières. Et ce qui ne signifie pas
davantage que les voies orientales soient facilement accessibles au cher-
cheur occidental ; et ce n’est le plus souvent pas la faute de ce chercheur.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.

Lettre du 1.III.1980 : ésotérisme et religion


Quant à la seconde question, qui concerne le changement de forme
traditionnelle, le critère de la légitimité d’un tel changement est la précision
et la sincérité de notre intention ésotérique. L’essence de toute religion –
de toute forme de la religion une – est tout d’abord le discernement entre
le Principe et la manifestation, ou entre le Réel et l’illusoire, l’Absolu et le
contingent, et ensuite l’union opérative au Réel, donc la réalisation ; tout
ceci sur la base de notre conformité psychologique ou morale au Réel, car
sans cette conformité – cette beauté de l’âme ou ces vertus – ni le discer-
nement doctrinal ni la méthode d’union ne sauraient porter des fruits. Ce
sont ces trois choses que l’ésotériste cherche dans la religion : doctrine
métaphysique, méthode unitive et conformité morale ; le premier élément
comprenant la conscience de l’universalité traditionnelle et de la relativité
des formes. Pour savoir si on peut changer de forme traditionnelle, il faut
donc avoir une intention ésotérique suffisamment rigoureuse et sincère ; il
faut ensuite s’informer des données de la nouvelle religion ; et il faut prier

52
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

pour connaître la Volonté de Dieu, dans le cas où il y aurait en nous une


incertitude d’ordre humain.

Lettre du 24.XI.1980 : le Christ et la Sainte Vierge


On m’a questionné plus d’une fois sur la fonction respective du Logos
masculin et du Logos féminin. Or le Christ est la « Voie », et la Vierge est
le « Lieu » ; il est le Sacrifice, et elle est le Temple. Je pourrais dire aussi, le
plus concrètement possible, que le Christ personnifie les Perfections spiri-
tuelles, tandis que la Sainte Vierge personnifie la Retraite ; elle est l’am-
biance sainte sans laquelle il n’y a pas de floraison. Ceci, je le sais par expé-
rience ; la grâce mariale exclut toute curiosité mondaine et toute dissipation
aliénante ; elle est comme une aura pure et bienheureuse qui nous accom-
pagne partout et dont nous ne devons pas sortir. Et ceci n’est pas sans
rapport avec le symbolisme de son voile ou de son manteau, qui protège et
qui est l’abri des saints.

Lettre du 9.I.1981 : mésentente conjugale


J’ai été péniblement surpris par ce que vous m’écrivez, car j’ai pour
principe de ne jamais admettre dans ma communauté une personne dont le
conjoint est directement ou indirectement opposé à cette admission.
Si, pour votre épouse, l’entrée dans la forme religieuse – en vue du rat-
tachement à l’ésotérisme – a été quelque peu précipitée, ce fut sans doute à
cause de la perspective de mon départ prochain pour les Etats-Unis ; au-
trement, rien ne pressait, pour dire le moins. Tout d’abord, je ne cherche à
attirer personne, et ensuite, je préfère la lenteur à la rapidité, pour
d’évidentes raisons. Quoi qu’il en soit, je croyais que tout était en ordre
dans le cas dont il s’agit, et j’espère que je n’ai pas été mal renseigné ; ce
serait aussi fâcheux pour moi que pour vous-même. Je n’ai pas le temps de
m’occuper de tout, – j’en avais moins que jamais les trois derniers mois
avant mon départ, – et je suis bien obligé de faire confiance aux postulants
d’une part et à mes représentants d’autre part.
Mais puisque la rapidité du processus s’explique par des raisons tout
extérieures, si j’ai bien compris, vous ne devriez vraiment pas vous sentir
blessé sous ce rapport particulier.
Mais il y a en tout ceci un aspect beaucoup plus général qui échappe à
mon contrôle, et c’est le phénomène – plus fréquent que jamais peut-être –
des divergences idéologiques qui fragmentent le monde moderne ; ces di-
vergences existent et nous n’y pouvons rien. Que de drames y a-t-il autour
de nous parce que l’un des conjoints se convertit à une idéologie politique
opposée, ou à une préoccupation insolite quelconque ! Dans bien des cas,
cela entraîne la séparation ; dans d’autres, l’union peut continuer, et c’est
grâce au caractère tolérant, patient et serein soit de l’un des conjoints, soit
de tous les deux. Car l’élévation de caractère peut combler bien des vides
et rétablira bien des déséquilibres.
53
VERS L’ESSENTIEL

D’une certaine manière, vous êtes un extrémiste, ce qui est votre


droit, – moi aussi je le suis, – mais c’est dans la mesure même où nous le
sommes que nous devons tempérer nos exigences vis-à-vis d’autrui ; je
veux dire vis-à-vis des personnes avec lesquelles nous vivons, si leur posi-
tion à elles n’a rien d’intrinsèquement mauvais. Je ne sais quelles étaient les
opinions de votre épouse au moment de votre mariage ; en tout cas, étant
donné vos propres convictions, – mais à quoi bon donner des conseils
rétrospectifs qui d’ailleurs sont l’évidence même, – il eût été sage de véri-
fier les convictions ou tendances de votre fiancée, car vos exigences
d’autorité, – ou autres exigences similaires, intellectuelles ou morales, – vos
exigences donc ne se justifient que par une affinité quasi viscérale et pour
ainsi dire prédestinée entre vous et celle que vous avez choisie. En
l’absence de cet a priori, vous devriez être plus indifférent et plus serein ;
moins déçu en quelque sorte.
Quoi qu’il en soit, il y a dans votre attitude un élément de contradiction
du fait que, par une sorte d’amour propre, vous semblez reprocher à votre
femme une position psychologique qu’elle ne peut pas ne pas avoir, vu vos
convictions d’une part et les siennes d’autre part. Puisque vous sentez que
le darwinisme n’est pas le dernier mot de toute sagesse possible, vous de-
vriez vous montrer d’autant plus patient et tolérant, plus humble aussi, et
même supporter la situation avec un certain humour, c’est-à-dire sans vous
prendre au tragique. Car il est contradictoire d’être scientifique, biologiste,
darwiniste, tout en revendiquant un rôle que cette option – quelque peu
étriquée, il faut en convenir – rend des plus aléatoires, ou même exclut,
précisément.
Il y a plusieurs scientifiques dans ma communauté ; ils font méticuleu-
sement leur travail, et leurs convictions métaphysiques ne les gênent pas le
moins du monde ; il faut avoir le sens de la relativité et par conséquent des
proportions. Les quelques professeurs de philosophie qui me suivent se
trouvent dans la même situation. J’entends simplement que ce n’est ni le
platonisme ni le shankarisme qui empêchent d’être honnête et efficace sur
le plan de l’empirisme scientifique. En ce qui vous concerne, je ne vois pas
pourquoi votre préoccupation avec les phénomènes biologiques vous obli-
gerait à une sorte d’option quasi religieuse ; il suffit pourtant de prendre les
faits pour ce qu’ils sont et de mettre le côté spéculatif – que la science re-
vendique pratiquement et à tort – entre parenthèses. Bien des grands de la
science, un Max Planck par exemple, ont cette attitude détachée, nuancée
et somme toute réaliste.
Si les doctrines métaphysiques étaient des « constructions du men-
tal », – et elles ont existé toujours et partout, – l’intelligence humaine ne
serait rien et elle ne s’expliquerait même pas ; mais je ne puis insister ici sur
des considérations que j’ai développées à satiété dans mes livres. Si les plus
grands esprits, depuis des millénaires, ont été dupes de « constructions du
mental », alors que les scientifiques de Moscou voient clair, l’intelligence
humaine n’est rien, je le répète, et l’homme lui-même n’est rien.
54
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Et que l’on se sente « merveilleusement en paix », comme vous dites,


n’est évidemment pas un critère ; l’expérience psychologique le prouve
sans difficulté. Que la vérité donne la paix – après avoir vaincu les troubles
qu’elle provoque également – n’implique pas que le simple phénomène de
la paix provienne toujours de la vérité, ni prouve qu’on la possède.
La chose la plus difficile dans la vie, c’est de se dépasser ; or on n’a pas
le choix, en dernière analyse ; l’homme est condamné à ce miracle, préci-
sément parce qu’il est homme. Intellectuellement parlant, mais aussi hu-
mainement parlant, il y a quelque chose de profondément contradictoire
dans votre attitude, et c’est justement parce que vous refusez de vous dé-
passer alors que d’une part votre situation et d’autre part votre condition
d’homme vous y invitent. Et vous avez une sorte d’amour-propre irration-
nel qui vous rend trop susceptible et trop vulnérable ; que votre femme ait
raison – à supposer qu’il en soit ainsi – ne vous empêche pas d’avoir de la
grandeur ; et la grandeur morale est toujours une sorte de participation à la
vérité.

Lettre de VII.1981 : la résurrection de la chair, l’art sacré chrétien


Au Paradis terrestre, Adam et Eve avaient le corps et l’âme ; après la
chute, le corps est devenu mortel ; les bienheureux au Ciel n’ont plus le
corps, sauf le Christ, la Sainte Vierge, Hénoch, Elie et quelques autres.
Après le Jugement Dernier, toutes les âmes dans l’au-delà auront de nou-
veau leur corps, qui surgira de l’âme ; c’est ce qu’on appelle symbolique-
ment la « résurrection de la chair ». La séparation de l’âme et du corps est
passagère et provisoire, et elle prend fin avec le cycle actuel de l’humanité.
C’est une question de cosmologie.
Le crucifix naturaliste, tel qu’il existe depuis la Renaissance, est tout à
fait illégitime ; même le crucifix plus ancien, qui n’est apparu qu’au Ve
siècle, – avant on ne connaissait que la croix, – n’est que relativement légi-
time ; l’Eglise orthodoxe ne l’admet pas mais au moins la figure du Christ
était très stylisée, il portait une couronne ; c’était le Christ glorieux plutôt
que souffrant. Le point de vue de l’Eglise orthodoxe est plus parfait : l’art
sacré chrétien ne doit comporter que l’image traditionnelle de la Vierge
avec l’Enfant, puis l’image traditionnelle – c’est-à-dire stylisée et canonique
– de la Sainte Face, et enfin la Croix ; les images d’histoire sainte sont se-
condaires, ce sont les icônes périphériques, non centrales. Le Christ Panto-
crator prolonge l’icône de la Sainte Face.

Lettre du 3.IX.1981 : le choix d’une voie spirituelle


Vous me dites tout d’abord que, étant catholique, vous avez pensé à
vous dédier à une vocation religieuse [...]. Vous me dites aussi que vous
vous intéressez au Bouddhisme, ce qui est fort bien, et que vous méditez
selon la méthode Zen, ce qui est impossible ; car pour pratiquer une mé-
thode spirituelle, il faut tout d’abord adhérer à la religion dont elle relève, –

55
VERS L’ESSENTIEL

il faut donc être validement bouddhiste s’il s’agit du Zen, – et il faut en-
suite être validement accepté par un maître spirituel orthodoxe. Ce qui
revient à dire, pratiquement, qu’il faut se rendre au Japon et entrer dans un
monastère zéniste ; encore faut-il savoir si l’abbé est pleinement othodoxe,
car l’influence moderne pénètre partout.
Pour ce qui est de l’Islam, – puisque vous me posez la question, – il n’y
a pas d’ordres monastiques, mais il y a des congrégations spirituelles dont
les membres, hommes et femmes, vivent dans le monde. La vie spirituelle
des femmes est la même que pour les hommes.
En tout état de cause, pratiquer une méthode spirituelle en dehors des
conditions indispensables et des règles traditionnelles n’a aucun sens, et il y
a même beaucoup de chances que ce soit nocif. Tout d’abord, il faut être
sûr que telle voie soit « voulue de Dieu » pour nous ; ensuite, il faut réaliser
un climat psychologique, moral et mental qui rende la voie possible ; on ne
saurait le faire tout seul.
Vous me demandez si vous devez reprendre des études à l’université ;
cela n’a de sens qu’en vue d’un avenir professionnel, et alors le choix est
une question d’opportunité.

Lettre du 15.X.1981 : la sérénité


Nous vivons ici [ Bloomington, Indiana] dans un merveilleux paysage, tout
y est vaste et pur ; il n’y a que des prés et des forêts ; tout respire la séréni-
té. La sérénité, c’est être au-dessus des nuages, au-dessus du monde ; au-
dessus de soi-même. Recueillement et sérénité : il faut les découvrir dans la
prière, et par la prière.

Lettre du 22.III.1982 : la prière, l’ascétisme


à Jean Borella
Il ne faut jamais douter de la Miséricorde ; ce serait le péché d’amer-
tume. Une vie qui se termine dans la prière et la confiance n’est jamais une
vie perdue ; le plus misérable des hommes se trouve dans l’antichambre du
Paradis – ou sous le manteau de la Sainte Vierge – dès qu’il prie avec sincé-
rité et espérance. Et un homme qui se demande s’il est sincère est toujours
sincère. Du reste, même si on se trouve dans une situation où l’on n’a au-
cun accès à un sacrement valide, la prière suffit ; elle devient sacrement aux
yeux de Dieu ; c’est là un principe de l’économie divine, si l’on peut dire, et
la chose est d’ailleurs évidente, comme le prouve le baptême d’intention ou
le baptême du sang. Abstraction faite de ce point particulier, les asiles de
vieillards – ou les institutions analogues – devraient être des lieux de prière,
donc de paix et de bonheur. Le plus grand bonheur possible est la foi,
donc la confiance, l’espérance ; et par conséquent la prière, l’invocation.
Je lis votre texte Quintessence de notre Voie. Vous dites au début que la
manifestation de l’Absolu, pour les chrétiens, est le Christ ; métaphysique-

56
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

ment il faudrait préciser que cette manifestation est tout d’abord l’Univers
total, et dans celui-ci – plus directement – le monde céleste ; et ensuite, sur
le plan humain, le Christ ; le Verbe en soi n’étant pas humain, de toute
évidence.
Ce que vous expliquez par la suite au sujet de l’union au Christ est fort
bien dit ; j’ajouterai que la prononciation du divin Nom équivaut, pour le
métaphysicien, à une prise de conscience métaphysique, c’est donc « faire
de la métaphysique » ; en ésotérisme, il importe d’avoir le sens de l’Absolu,
aussi bien que le sens du Sacré.
Est parfait également ce que vous dites ensuite des vertus. Cela évoque
d’ailleurs le problème de l’ascétisme ; or il ne faut pas oublier que les Juifs
reprochaient au Christ et aux apôtres de ne pas être des ascètes ; le Christ
répondit : « Aussi longtemps qu’ils ont l’époux avec eux... ». On pratique
l’ascétisme proprement dit, d’une part pour extirper des penchants pas-
sionnels en tant qu’ils s’opposent à l’amour de Dieu, ou pour faire péni-
tence, et d’autre part pour donner un exemple aux mondains, ou pour
toutes ces raisons à la fois ; mais un homme qui communierait tous les
jours sans commettre de péchés, – je ne parle pas de péchés imaginaires ni
de perfectionnisme se perdant dans l’indéfini, – un tel homme n’aurait pas
besoin de pratiquer une ascèse privative ; une tout autre question est la
sobriété naturelle qui s’impose à tout homme de bien et à plus forte raison
à tout contemplatif. Mais la présence de l’« époux » n’est pas seulement
garantie par la communion, elle se réalise également par la prière à laquelle
participe notre cœur, et a fortiori par la prière quintessentielle, l’invocation,
dans laquelle le divin Nom ajoute un élément proprement sacramentel au
mérite humain.

Lettre du 22.IV.1982 : l’Eglise orthodoxe


Je ne sais si vous avez jamais visité un pays orthodoxe. Quand je suis
allé la première fois en Grèce, j’avais cette impression bouleversante : voici
enfin le Christianisme authentique ; voici enfin des prêtres, des églises, des
liturgies ! Car tout ici rappelle le Christ, les Apôtres, l’Eglise primitive.
L’Orthodoxie offre le parfait équilibre et la parfaite beauté, elle qui a tou-
jours exclu le changement, l’innovation, le soi-disant progrès. [...]
Notre communauté n’est pas là pour offrir le bonheur, ou la satisfac-
tion sentimentale, d’appartenir à une religion ; il ne faut donc ni encourager
ni retenir les personnes qui au fond ne cherchent que cela, ou qui n’ont pas
suffisamment le sens de l’ésotérisme, de l’essentialité, de l’universalité.

Lettre du 2.V.1982 : les divergences dogmatiques, le purgatoire


Tous les dogmes intrinsèquement « orthodoxes », donc disposés en vue
du salut, ne peuvent être objectivement vrais, sans quoi il n’y aurait pas de
contradictions entre les religions et les confessions ; par contre, tous les
dogmes sont subjectivement efficaces, par leur nature sinon toujours de
57
VERS L’ESSENTIEL

facto, en ce sens qu’ils déterminent des attitudes de foi ou d’amour, ou de


crainte suivant les cas ; et ces attitudes, précisément, sont censées contri-
buer au salut. C’est là le sens du terme bouddhique upâya, « procédé tech-
nique » ou « stratagème spirituel » (Kunstgriff en allemand), et c’est en vertu
de cette intention efficiente et de cette « vérité » virtuellement salvatrice
que tous les dogmes ont leur justification et sont en fin de compte mutuel-
lement compatibles. C’est ainsi que la négation protestante du purgatoire
est fonction, non d’une cosmologie adéquate et exhaustive bien entendu,
mais d’une économie mystique fondée sur la puissance salvatrice de la foi,
donc de la confiance en la divine Miséricorde, cristallisée celle-ci dans le
Sacrifice unique du Christ ; et c’est ainsi également que dans le Boud-
dhisme dévotionnel et invocatoire la grâce d’Amida est censée sauver tout
pécheur, et ceci en fonction du même symbolisme de la foi. Dans de telles
perspectives, le concept dogmatique n’a pas sa fin en lui-même, en sa vertu
informante, il n’est qu’un moyen en vue d’un résultat ; et dans ce cas on
peut dire sans réticence que « la fin justifie les moyens » ; la même re-
marque s’applique à tous ceux des concepts religieux qui sont objective-
ment problématiques, voire inadmissibles, à condition évidemment qu’il
s’agisse de manifestations archétypiques et de religions, – ou de confes-
sions, – intrinsèquement orthodoxes. Le contraste brutal entre les dogmes
du Christianisme et ceux de l’Islam est particulièrement instructif à cet
égard ; il est évidemment impossible que dans leurs contradictions fla-
grantes les deux partis aient objectivement raison, mais il est possible – et il
en est nécessairement ainsi en fait – qu’ils aient tous deux raison chacun à
sa manière et au point de vue de la « psychologie salvatrice » respective.
En logique eschatologique, le dogme catholique du purgatoire est fonc-
tion de l’idée de la justification par les œuvres, tandis que la négation pro-
testante du purgatoire est fonction de l’idée de la justification par la foi. Du
côté catholique, on objectera que la négation du purgatoire par les Protes-
tants mène à la tiédeur et compromet ainsi le salut ; du côté protestant, on
reprochera aux Catholiques que leur idée du purgatoire compromet la con-
fiance salvatrice (la prapatti des Hindous) et mène aux abus du pénitentia-
lisme aussi bien qu’à l’abus des indulgences ; les deux partis ont à la fois
tort et raison, suivant les cas envisagés ; ils ont surtout tort, bien entendu.
Je répète qu’il faut distinguer entre des dogmes « informants » à portée
directe, et des dogmes « fonctionnels » à portée indirecte : les premiers
communiquent des informations métaphysiques, cosmologiques ou escha-
tologiques ; les seconds déterminent des vertus morales et spirituelles ;
erronés dans leur littéralité, ils rejoignent la vérité par leurs fruits.
Ici, le printemps est enfin arrivé, après un hiver long et rigoureux.
Toute la contrée est en fleurs. Comment peut-on douter un instant que la
Bonté infinie est dans l’Essence même de Dieu ? C’est à cause de la divine
Bonté et par elle que la nature se réveille et se renouvelle.
prapatti (scrt.) : abandon confiant en Dieu.

58
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.

Lettre du 30.VI.1982 : catholicisme et protestantisme


On a tort de vouloir définir le protestantisme – l’« orthodoxe », non le
« libéral » – selon la seule logique catholique ; je dis « définir », car s’il
s’agissait uniquement de démontrer l’incompatibilité entre le protestan-
tisme et le catholicisme et d’affirmer le droit du catholicisme de rester fi-
dèle à lui-même en face de la provocation protestante, je ne trouverais rien
à dire ; car je n’ai jamais pensé que la légitimité intrinsèque du phénomène
luthérien entraîne pour les catholiques l’obligation de renoncer à l’un quel-
conque de leurs droits, extrinsèques aussi bien qu’intrinsèques.
Du reste, même au point de vue spécifiquement théologique – lequel
ne suffit pas pour résoudre le problème – la logique catholique n’est pas
absolue puisqu’il y a aussi la logique de l’Eglise grecque ; je ne vois aucune
raison de préférer le catholicisme à l’orthodoxie, pour dire le moins, car les
positions de cette dernière sont très fortes et permettent de mieux voir
que, s’il y a dans le point de vue catholique quelque chose d’absolu et
d’intangible, il s’y trouve néanmoins aussi quelque chose de relatif et de
discutable. Si au point de vue catholique romain, il y a dans l’orthodoxie
grecque des éléments d’hérésie, l’inverse est vrai également : le catholi-
cisme apparaît aux orthodoxes comme une hétérodoxie ; ésotériquement
parlant, les deux points de vue ont leur justification respective. Mais ce que
je veux relever ici, c’est, premièrement, que certains reproches de Luther
coïncident avec ceux de l’Eglise orthodoxe, et deuxièmement, que
l’attitude de celle-ci à l’égard du luthéranisme est étonnamment indulgente,
ce qui n’est pas sans signification.

Lettre du 30.VI.1982 : succession apostolique et mandat céleste


J’arrive maintenant au fond de la question. Les phénomènes religieux
ou confessionnels sont régis par deux grands principes, à savoir la « suc-
cession apostolique » et le « mandat du Ciel » ; à la première se rattache la
« technique sacramentelle », et au second l’« attribution de la grâce », c’est-
à-dire l’intervention d’une grâce extra-canonique. Le « mandat du Ciel » est
une notion confucianiste : elle signifie, comme vous le savez sans doute,
que l’autorité ou l’investiture descend directement du Ciel, sans l’in-
termédiaire d’un moyen sacramentel, et en fonction de certaines conditions
dont le Ciel seul est juge ; ce fut le cas des empereurs de Chine et aussi,
comme Dante le fait remarquer dans son traité sur la monarchie, celui des
empereurs romains, et plus tard germaniques. Cette investiture, dont
d’ailleurs, fort paradoxalement, la papauté elle-même est un exemple, – et
c’est une raison pour les Grecs de la rejeter, car ils n’admettent que les
consécrations sacramentelles, donc « traditionnelles », – cette investiture
donc, tire toute son autorité de l’archétype spirituel qui, dans certaines con-
ditions providentielles doit se manifester dans le monde humain, avec la

59
VERS L’ESSENTIEL

nécessité ontologique des « possibilités de manifestations », comme dirait


Guénon ; mais il s’agit ici, non de manifestations quelconques, mais de
manifestations positives et « voulues du Ciel ».
Le phénomène luthérien, exactement comme d’autres manifestations
analogues dans l’Hindouisme et dans le Bouddhisme notamment, est entiè-
rement fonction du principe « mandat du Ciel », donc « intervention d’un
archétype salvateur » ; à ce titre, ce phénomène est tout à fait indépendant
du régime « succession apostolique » et « technique sacramentelle », et cette
indépendance – la mentalité humaine et confessionnelle étant ce qu’elle est
– explique précisément la véhémence des dénégations luthériennes, et
avant tout son « hétérodoxie extrinsèque » ; non « intrinsèque » puisque la
perspective est déterminée par un archétype in divinis. On pourrait me po-
ser cette question : comment un catholique, même ésotériste, peut-il accep-
ter l’« orthodoxie intrinsèque » – non « extrinsèque » – du protestantisme ?
Avec beaucoup plus de raison apparente on pourrait poser cette autre
question : comment un catholique peut-il accepter l’orthodoxie intrinsèque
de l’Islam ? Car l’Islam rejette le Christianisme, comme le protestantisme
rejette le catholicisme, mais plus fondamentalement encore ; et si l’éso-
térisme permet de comprendre pourquoi et comment l’Islam peut faire
cela, il permet également de comprendre pourquoi et comment le protes-
tantisme peut agir de même, mutatis mutandis. Le caractère apparemment
naïf et grossier des arguments ne joue aucun rôle en ce domaine ; c’est du
symbolisme, ni plus ni moins.

Lettre du 30.VI.1982 : Eucharistie et Cène


Quant à la Cène luthérienne, elle relève de la même économie rituelle
que la prière musulmane ; elle est un fragment minimal de la Messe catho-
lique au point de vue du contenu, mais elle est tout à fait autre chose au
point de vue du contenant ou de la forme, si bien que les objections catho-
liques tombent dans le vide, sauf pour l’autodéfense du catholicisme.
L’Eucharistie catholique offre des grâces proportionnées aux possibilités
mystiques d’un saint Bernard ; la Cène luthérienne offre un viatique pro-
portionné aux possibilités, non de n’importe qui, mais de l’homme pieux et
relativement impeccable, exactement comme c’est le cas de la prière mu-
sulmane, laquelle est le seul « sacrement » de l’Islam exotérique, ce qui
prouve qu’il est suffisant. Tous les catholiques doivent communier, mais
tous ne sont pas saint Bernard ; et la transcendance même de l’Eucharistie
entraîne de terribles dangers, comme l’atteste saint Paul. En somme, Lu-
ther fut l’instrument de ce que Guénon a attribué au Saint-Esprit même ; il
a « fait descendre » le « rite initiatique » au niveau exotérique. Par compen-
sation, le monde luthérien a ses hermétistes et ses théosophes, donc des
ésotéristes, mais ceci est une autre question, que je n’ai pas à débattre ici.
Luther ferme telle porte, il ouvre telle autre porte.

60
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Toujours en ce qui concerne l’Eucharistie : le distinguo théologique


évident entre un sacrifice absolu et un sacrifice relatif – sanglant l’un et
non sanglant l’autre – ne suffit pas pour disculper les catholiques des sur-
accentuations rhétoriques et sentimentales – surtout dans les polémiques
contre les protestants – qui ont motivé ma remarque sur les phénomènes
surnaturels de Golgotha en connexion avec la Messe [Christianisme /Islam, chap.
« La question de l’Evangélisme » ]. Je suis d’une famille catholique, – un évêque,
un moine, deux frères des Ecoles chrétiennes, une carmélite, une visitan-
dine, – et je sais de quoi je parle ; je sais que les précisions théologiques
sont une chose et que l’imagerie habituelle et instinctive en est une autre.
J’ajouterai que dans le monde catholique, l’ignorance théologique est de
facto prodigieuse, même chez les prêtres, – soit par oubli soit par incapacité
de penser, – ce que prouve du reste le désordre actuel et la facilité de faire
accepter n’importe quoi.

Lettre du 2.VII.1982 : l’exotérisme


En métaphysique pure, les accentuations exclusives – les « points de
vue » et les « aspects » – ne sont pas admises ; regarder les choses à travers
un verre coloré, ce n’est pas de la métaphysique. Mais en exotérisme, les
accentuations ou les colorations ne sont pas seulement permises, elles
constituent le principe même de l’esprit exotérique ; et elles s’affirment
nécessairement avec véhémence et sans ménagement. Selon l’Islam, le seul
péché qui ne sera certainement pas pardonné est le fait d’associer au Dieu
un des partenaires ; dans cette perspective de l’Unité, la Trinité apparaît
presque comme la pire des aberrations ; et cette perspective est un droit
puisque l’exotérisme l’est. Selon le protestantisme, c’est la Messe qui est
l’abomination, puisqu’elle semble se substituer – étant donné qu’elle se
présente comme un sacrifice – au Sacrifice unique du Calvaire ; ici aussi,
l’accentuation d’un point de vue exclusif est un droit, celui de l’exotérisme
précisément. Pour le Christianisme, la pire des abominations est le rejet du
Christ : le fait de ne pas admettre que le Christ seul sauve, qu’il y ait des
voies autres que la sienne. Pour le Judaïsme, le blasphème par excellence
c’est de croire que la Thora, qui est pour l’éternité, puisse être pratique-
ment abolie et remplacée par autre chose.

Lettre du 2.VII.1982 : le protestantisme


Que nous le comprenions ou non, que cela nous plaise ou non, nous
devons prendre acte du fait que l’exotérisme existe de par la Volonté de
Dieu, qui connaît les hommes, et qu’il a par conséquent des droits. Or le
protestantisme est un fruit de la perspective exotérique ; non un fruit fon-
damental mais un fruit secondaire, mais néanmoins inévitable, et légitime
sur son plan. Une des preuves extrinsèques de ceci est l’expansion fou-
droyante du protestantisme dans les pays du Nord, parmi des hommes
croyants, des catholiques précisément ; il est impossible d’admettre que
tous ces hommes, quelques millions donc, aient été foncièrement mauvais
61
VERS L’ESSENTIEL

et que les autres, ceux qui sont restés catholiques, aient été foncièrement
bons ; on connaît trop bien les désordres gravissimes du monde catholique
de cette époque. Bien sûr, cet argument ne vaut qu’en connexion avec une
idéologie réellement religieuse ; il perd toute sa valeur quand on l’applique
à une idéologie manifestement fausse, comme l’est le modernisme catho-
lique, – sans parler des idéologies politiques, – parce que dans ces cas le
motif du succès est tout autre ; il ne provient pas de la puissance d’un ar-
chétype spirituel, mais de la séduction de l’erreur et de la faiblesse des
hommes.
Mais que signifie le fait que le protestantisme rejette la Tradition et en-
tend se fonder sur la seule Ecriture ? Cela signifie qu’il s’agit là, fort para-
doxalement, d’une possibilité religieuse, non fondamentale, mais margi-
nale : l’argument est ici que l’Ecriture seule est absolument stable, tandis
que la Tradition est variable et parfois sujette à caution ; la preuve en est
que catholiques, orthodoxes et protestants sont d’accord au sujet de
l’Ecriture, mais non à celui de la Tradition ; dans l’Islam aussi, les diver-
gences brutales entre sunnites et shiites portent sur la Tradition et non sur
l’Ecriture. Le Nouveau Testament est un, mais les liturgies sont diverses ;
quelques-unes sont même douteuses. Certes, les catholiques ont raison de
maintenir leur point de vue, mais celui des protestants n’en correspond pas
moins à une possibilité dans un certain contexte théologique, mystique et
moral, non en dehors de lui. Ce que le Christ appelait les « préceptes
d’hommes » relevait bel et bien de la « Tradition » ; le Talmud est incontes-
tablement « traditionnel ».

Lettre du 2.VII.1982 : Luther


[...] Comparé à ceux-ci [certains liturgistes catholiques], Luther apparaît avec
la grandeur d’une force cosmique, à cause de son envergure humaine et de
l’archétype qu’il véhicule, mais pour s’en rendre compte, il faut l’avoir lu et
avoir étudié son histoire ; il est réellement ce qu’on peut appeler un grand
homme. De plus, Luther est entièrement un homme du Moyen Age, fon-
cièrement religieux, non mondain, et inébranlablement monarchiste ; tolé-
rant à sa façon et assez peu iconoclaste – il haïssait les excès – et person-
nellement toujours dévoué à la Sainte Vierge. Un fait curieux : les Pères du
Concile de Trente ont renoncé à condamner Luther nommément, comme
l’aurait pourtant exigé la pratique conciliaire ; ils préféraient ne pas « fermer
la porte définitivement au dialogue », ce qui est plein de sens. J’ai du reste
lu – en allemand – des textes catholiques qui sont plein d’éloges pour la
personnalité et le génie de Luther et qui réfutent – et ce n’est pas difficile –
les calomnies conventionnelles ; or ces textes sont plus anciens que le con-
cile, sans quoi je leur attribuerais peu d’importance.

62
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

Lettre du 2.VII.1982 : l’art chrétien, le civilisationnisme


Vous dites dans votre lettre que le luthéranisme a engendré une des-
truction quasi totale des formes sacrées ; sans conteste possible, il a produit
un certain vide, – il y a toutefois dans les pays germaniques des temples qui
ont leur beauté sacrale du fait qu’ils prolongent sobrement les formes go-
thiques, – mais ce vide est-il tellement plus regrettable que l’horrible sursa-
turation et profusion des églises baroques et les autres déviations de l’art
catholique ? Pour mesurer pleinement toute l’horreur de l’art baroque,
dont l’inventeur fut d’ailleurs le très problématique Michelange, il faut
avoir vu non seulement les cathédrales, mais aussi les sanctuaires de
l’Eglise grecque ; j’ai visité, en Grèce, bien des églises, et je dirais qu’il est
impossible de comprendre et d’évaluer l’art chrétien global sans connaître
les joyaux sacrés de l’art byzantin, dont la basilique de Saint-Marc à Venise
nous offre un exemple ; cela permet aussi, peut-être, de mieux comprendre
toute l’étendue et toute la profondeur du désastre baroque, ou de la Re-
naissance en général. Le centre du monde catholique est le Vatican ; or un
beau jour des papes ont eu la funeste idée de détruire la merveilleuse basi-
lique de Constantin, – un joyau d’art profondément sacral et profondé-
ment christique, – pour le remplacer par un temple gigantesque, mégalo-
mane, profane, impérial, païen et glacial, aussi marmoréen et prétentieux à
l’intérieur qu’à l’extérieur, sans parler du paganisme fracassant de ses sta-
tues. Et cette horreur, ou ces horreurs, le nationalisme religieux nous
oblige à les admirer ; à nous rendre insensibles à leur fausseté ; à tuer en
nous toute une dimension de discernement. Que l’on admire en même
temps « nos cathédrales » – que l’on méprisait à l’époque de la Renaissance
et encore plus tard – n’y change rien, car on les admire sans les com-
prendre, en partie par un sot patriotisme, sans quoi on ne supporterait pas
d’admirer en même temps la basilique de Saint-Pierre ni tous les autres
« sanctuaires » du même style ou du style subséquent. Décidément, il y a
quelque chose dans la mentalité catholique moyenne « qui ne va pas » ;
l’Eglise d’Orient l’a remarqué depuis fort longtemps. La manifestation la
plus générale de ce quelque chose est ce que j’appelle le « civilisation-
nisme » : le frelatage de la conscience religieuse avec tout l’héritage néfaste
de la Renaissance, en somme ; impossible désormais de dissocier le chré-
tien d’avec le « civilisé », disons avec l’homme du XIXe siècle, et cela est
d’autant plus dissonant que cette « civilisation », – que les missionnaires
s’empressaient d’infliger aux peuples non-européens, – est à l’antipode du
sacré, matériellement aussi bien que psychologiquement. Le civilisation-
nisme entraîne, chez les catholiques bien plus encore que chez les protes-
tants, – car les catholiques ont les sacrements pléniers et la liturgie, – un
dédoublement de la personnalité et un complexe d’infériorité sans lesquels
le dernier « concile » n’eût pas été possible.

63
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 2.VII.1982 : la piété protestante


Vous accusez les protestants d’être prétentieux. J’ai vécu pendant qua-
rante ans dans le canton de Vaud et je vis depuis deux ans dans l’Etat
d’Indiana, deux pays protestants, et je puis dire que je connais la mentalité
du protestantisme, d’autant que j’ai grandi à Bâle parmi des protestants. La
médiocrité existe partout et il est évident qu’elle peut changer de tonalité
suivant les confessions, mais quant à la piété luthérienne et même calvi-
niste, je vous assure qu’elle n’a rien de prétentieux en soi, car le danger de
prétention qu’implique l’accentuation de la confiance ou de la foi, se
trouve compensé et neutralisé, chez les protestants réellement pieux, par
une humilité sincère, qui se nourrit de la conscience augustinienne de notre
impuissance irrémédiable ; le seul remède étant la grâce du Christ à laquelle
nous avons accès par la foi. Cette foi christocentrique se prolonge par une
moralité qui apparaît, non comme un mérite mais comme un « impératif
catégorique » d’essence biblique ; la vertu entre dans la logique de la foi,
tout simplement. C’est là un « raisonnement » archétypique que l’on ren-
contre notamment aussi chez les Amidistes, ou dans la prapatti vichnouïte ;
d’ailleurs aussi, d’une façon beaucoup plus précaire, chez les quiétistes au
sein du catholicisme. J’ai rencontré parmi les protestants, et en particulier
parmi les pasteurs, des hommes réellement spirituels ; non strictement
analogues, quant à leur barakah, aux pieux catholiques, mais témoignant
incontestablement et quasi existentiellement d’une dimension vivante de
l’Evangile. Qu’une telle piété survive encore plus de quatre siècles après
Luther, cela signifie tout de même quelque chose.
La « prétention » protestante dont vous parlez, – et on la rencontre
forcément dans un protestantisme qui n’est plus ni tout à fait luthérien ni
tout à fait calviniste, – cette « prétention » résulte largement du contact
d’une religiosité confiante avec le monde moderne, lequel par ses ten-
dances soit exclut la piété soit la dénature ; la mentalité catholique en est
victime à son tour et à sa façon. A part le civilisationnisme patriotard et
souvent bêtement républicain, il y a dans le monde catholique des travers
plus particuliers, tel le complexe de trivialité chez des prêtres et des reli-
gieux, – j’en ai fait amplement l’expérience, – lequel résulte du contraste
entre le sacré, que le prêtre doit manipuler professionnellement, et le tri-
vial, le laid, le « moderne », qui sont partout présents ; d’où chez ces gens
une sorte de protestation de « virilité » ou plutôt de vulgarité, de « réa-
lisme » profane, de mépris de la « bigoterie », bref une déformation qui se
manifeste notamment par un manque de dignité, par de mauvaises plaisan-
teries, par un certain cynisme de commande, et ainsi de suite. Cela a beau-
coup étonné ma femme, d’origine protestante, lorsqu’elle entra pour la
première fois dans des milieux catholiques ; elle n’avait rien vu de pareil
chez les pasteurs. Je ne dis pas qu’on ne rencontre point chez ceux-ci de
défauts, je dis qu’on en rencontre partout, donc aussi chez les catholiques ;
il s’agit toujours de défauts caractéristiques de tel milieu, non de défauts
purement personnels et incidents.

64
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

[...] je n’aurais aucun intérêt, ni aucune envie, de le relever, ni de dire du


bien des protestants, si vous ne mettiez pas toute la faute sur ces derniers.
barakah (ar.) : bénédiction, influence spirituelle.
prapatti (scrt.) : abandon confiant en Dieu.

Lettre du 2.VII.1982 : Eglises orthodoxe et protestante


Pour les orthodoxes, l’Occident – a priori catholique – est un monde
d’exagérations, de suraccentuations, donc d’oppositions et par conséquent
de déséquilibre et de changement, d’innovation ; pour eux, le protestan-
tisme est au fond un phénomène catholique ; si les catholiques du temps
de Luther avaient été plus réalistes et moins étroits d’esprit, moins pauvres
en imagination, moins avocassiers et aussi, à un autre point de vue, moins
décadents, la possibilité positive et archétypique que manifeste le protes-
tantisme en soi aurait pu fleurir au sein du catholicisme, sans avoir eu be-
soin de s’en séparer. En tout état de cause, l’Eglise romaine aurait dû rester
beaucoup plus proche de l’Eglise grecque, avec ou sans schisme ; ce n’est
pas l’Eglise d’Orient qui a bougé, c’est l’Eglise d’Occident ; c’est elle qui a
imposé tyranniquement le filioque, c’est elle qui, par l’inqualifiable sac de
Constantinople, a affaibli définitivement la chrétienté d’Orient et l’a ainsi
livrée aux Turcs.
Je me serais volontiers dispensé de m’occuper du problème protestant
et d’écrire mon chapitre sur l’Evangélisme [Christianisme /Islam, visions d’œcuménisme
ésotérique ], mais le phénomène protestant existe, et il est immense ; je devais
par conséquent tôt ou tard en rendre compte. Je me serais tout aussi vo-
lontiers dispensé de m’occuper de théologie musulmane, – Dieu sait si elle
est raboteuse, – mais je devais le faire par la force des choses puisque le
Soufisme est parallèle à ce corps de doctrine ; ce fut pour moi un sacrifice,
car je ne suis certes pas amoureux des exotérismes et j’aurais préféré m’en
tenir à la métaphysique pure et à la religion pérenne ; au Sanâtana Dharma.
filioque (lat.) : « et du Fils » : élément ajouté par l’Église latine au Symbole de Nicée-
Constantinople – et contesté par les Grecs – affirmant que le Saint-Esprit procède
du Père « et du Fils » au sein de la Trinité.

Lettre du 14.VIII.1982 : la transsubstantiation, la Révolution française,


Napoléon
Il n’est pas exact de dire que la Cène luthérienne n’est « qu’un mémo-
rial », qu’elle nie la relation ontologique entre le Calvaire et le rite ; c’est
Zwingle et les protestants libéraux, non Luther, qui minimisent ainsi le
mystère eucharistique ; car le réformateur allemand croyait à la Présence
réelle dans les deux espèces. En niant la transsubstantiation, – non l’inhé-
rence, – il se réfère d’ailleurs à saint Paul, qui parle du « pain que nous
rompons » (I Cor. 10,16), et qui dit : « ... qu’il mange donc de ce pain » (I
Cor. 11, 28). Même Calvin affirme que « le Christ, avec la plénitude de ses
dons, n’est pas moins présent, dans la Cène, que si nous le voyions avec

65
VERS L’ESSENTIEL

nos yeux et le touchions avec nos mains. » Ce n’est pas la transsubstantia-


tion qui crée ou manifeste le rapport ontologique dont il s’agit, c’est la Pré-
sence réelle ; que l’on puisse concevoir celle-ci comme une « transsubstan-
tiation », – idée elliptique s’il en est, – c’est une tout autre question.
En relisant votre lettre, je tombe sur un passage qui me suggère la ré-
flexion suivante : j’ai toujours pensé que les inspirateurs les plus directs de
la Révolution Française furent Voltaire, Diderot, Rousseau et l’Abbé
Sieyès ; les encyclopédistes français avaient-ils vraiment besoin de Kant ?
Avec Rousseau, cela fait un penseur d’origine calviniste ; quoi qu’il en soit,
la Révolution s’est produite en France catholique et non en Prusse protes-
tante. J’ajouterai, puisque j’y pense, que l’Italien Napoléon avait trois
grands mérites : d’avoir été monarchiste en fin de compte, d’avoir conclu le
Concordat, d’être mort dans la foi catholique. Bien que les nationalismes se
soient inspirés de lui, il n’en est pas directement responsable, lui qui rêvait
d’une Europe unie.

Lettre du 26.I.1983 : méditation et invocation, distraction et concentra-


tion
Vous voyez donc qu’il n’y a absolument pas lieu de distinguer prati-
quement entre la méditation et l’invocation, – l’acte n’étant rien sans
l’intention, – ni de rechercher la concentration comme si elle était une fin
en soi alors qu’elle résulte simplement de l’intention sincère et, partant, de
l’effort invocatoire. Du reste, Dieu n’est pas intéressé – si l’on peut dire – à
notre concentration ; il ne nous demande que la juste intention. Etre un
peu distrait, c’est humain ; mais l’intention doit toujours être bonne, c’est-
à-dire conforme à la nature des choses, et c’est pour cela qu’il y a les
thèmes de méditation. Il n’est pas permis, par exemple, de pratiquer
l’invocation pour obtenir personnellement telle réalisation sublime, ou
pour devenir un saint, ou pour vaincre des défauts et acquérir des vertus,
voire des pouvoirs ; ou pour essayer ce que l’invocation produit, ou pour
des raisons d’élitisme spirituel, et caetera. Mais on peut – et on doit – prati-
quer l’invocation : premièrement pour sauver notre âme, deuxièmement
parce qu’on aime Dieu et le climat de sa proximité, et troisièmement parce
qu’au fond il n’y a rien d’autre à faire puisque Dieu est Dieu et que
l’homme est l’homme.
Il y a deux façons de chasser les distractions, – auxquelles l’homme a
un certain droit naturel a priori, – et c’est d’abord les arguments théma-
tiques et ensuite la ferveur de l’invocation. Par ferveur j’entends que
l’invocation peut être accomplie avec une certaine violence psychosoma-
tique, sur un rythme plus rapide par exemple et avec un mouvement du
corps ; c’est là une sorte de « guerre sainte » contre les distractions. Les
distractions viennent souvent de la fatigue, du surmenage, et n’ont en tout
cas rien d’anormal ; il ne faut pas s’en alarmer et ne pas s’en faire un re-
proche moral. Dans la vie spirituelle, il faut toujours recommencer, avec

66
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

résignation et persévérance. L’invocation n’est pas une corvée, c’est un


bonheur.
Pour ce qui est du Nom divin, ou des Noms divins, – ou des Noms
avatariques qui dans certains cas les remplacent, – il n’y a pas lieu de les
analyser ; quels qu’ils soient par leurs formes, ils se réfèrent toujours à
Dieu, à l’Absolu, à l’Infini, au Souverain Bien. Qu’il y ait en Dieu un aspect
pour ainsi dire « viril » ou paternel, et un autre pour ainsi dire « féminin »,
maternel et aussi virginal, cela est métaphysiquement évident ; mais cela ne
saurait nous permettre de perdre de vue que Dieu est un, que la Réalité
suprême est une.
Dans la vie spirituelle, il faut simplifier les moyens et non les compli-
quer ; il faut toujours revenir aux données fondamentales, qui seules im-
portent : discernement entre l’Absolu et le contingent ou le relatif ; pra-
tique méthodique de l’invocation ; réalisation des vertus essentielles. Le
cadre religieux aussi est nécessaire, mais il ne saurait modifier quoi que ce
soit de ces données primordiales et universelles.
Il ne s’agit donc pas, je le répète, de « passer de la méditation à l’invo-
cation » ; la méditation n’est rien d’autre que le côté intellectuel ou mental
de l’invocation, bref, c’est la formulation – et au besoin la répétition – de
l’intention. Au demeurant : invoquer « mécaniquement » n’est pas un mal,
c’est mieux que rien, pourvu que l’intention sous-jacente soit bonne, c’est-
à-dire normale et légitime. Et pas de perfectionnisme : il ne faut pas forcer
les choses pour être parfaitement concentré ; cela introduit dans
l’invocation un élément faux et amer, qui est pire que la distraction pure et
simple. Le Ciel ne nous demande pas la perfection, il nous demande la
sincérité, donc la bonne intention. Il ne s’agit pas de se torturer, il s’agit de
pratiquer l’invocation avec simplicité et persévérance ; la persévérance est
tout.

Lettre du 27.III.1983 : les vertus


Les considérations doctrinales de votre lettre sont tout à fait satisfai-
santes, il n’y a donc pas à y revenir ; il reste tout au plus un point secon-
daire à élucider, mais c’est une question de formulation ou d’opportunité
plutôt que de fond. Quand vous dites que pour le Chrétien, l’acquisition
des vertus c’est l’imitation du Christ et de la Vierge, cela est l’évidence
même en ce sens que les manifestations humaines du Logos possèdent
nécessairement toute vertu possible ; mais cela n’est pas exact en pratique
– à rigoureusement parler – ou au point de vue opératif, car ici on doit
partir de la nature des choses, à savoir la perfection primordiale de
l’homme ; ayant saisi la nature et les modes de cette perfection, on les re-
connaîtra évidemment dans tels exemples humains. Concrètement, la no-
blesse de caractère s’acquiert – dans la mesure où elle doit être acquise –
par la compréhension des vertus essentielles et par l’élimination des vices
correspondants ; assimiler une qualité, c’est avant tout vaincre un défaut.

67
VERS L’ESSENTIEL

C’est le retour à notre déiformité originelle, car l’homme par définition est
« fait à l’image de Dieu » ; l’Avatâra est « l’homme comme tel », tout en
étant également, et forcément, « tel homme ».
Les âmes avatariques, de toute évidence, ne sauraient manifester aucun
défaut, mais elles ne manifestent pas nécessairement toute vertu d’une ma-
nière explicite et aisément discernable. Il va de soi que le tableau universel
des vertus coïncide avec le portrait moral de tel Avatâra, ou de tout Ava-
târa ; en ce sens, le Chrétien vertueux ne peut pas ne pas « imiter » le Christ
et la Vierge. Mais, encore une fois, il ne peut s’agir a priori de vouloir imiter
tel prototype, il s’agit avant tout de savoir ce qu’est l’homme, ce qu’est sa
nature spécifique et quelle est sa raison d’être, quelles sont ses perfections ;
sans quoi on risque de tomber dans l’arbitraire et le fragmentaire, sinon
dans un mimétisme sentimental, voire hypocrite ; bref, dans un sublimisme
en fin de compte inopérant.
En somme, l’origine ontologique des qualités, dans le microcosme aussi
bien que dans le macrocosme, est la Quaternité principielle, dont les ex-
pressions symboliques les plus connues sont les directions de l’espace et les
pôles alchimiques : Nord et Sud, Est et Ouest ; Froid et Chaleur, Séche-
resse et Humidité. Et par voie de conséquence : Pureté et Bonté, Force et
Beauté ; Incorruptibilité et Magnanimité, Courage et Noblesse ; Pauvreté et
Charité, Ferveur et Humilité ; Patience et Générosité, Vigilance et Grati-
tude ; et autres modes, sans parler de leurs subdivisions indéfinies.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.

Lettre du 27.III.1983 : l’ésotérisme, le christianisme, l’islam


L’ésotérisme, étant universel, a toujours pour point de départ la nature
des choses, dont la perception relève du mystère de l’Intellection, donc de
la « Révélation immanente » ; tandis que l’exotérisme, étant particulier, a
pour point de départ tel phénomène ou tel symbole, dont la perception
relève du mystère de la Révélation, donc de l’« Intellection théopha-
nique » ; celle-ci vient de l’extérieur, – par rapport au sujet humain, – tandis
que l’Intellection proprement dite vient de l’intérieur.
La tendance de l’ésotérisme authentique est de ramener l’« accidentel »
au « substantiel », donc de simplifier le formalisme religieux en fonction de
ce que nous pourrions appeler le « schéma ésotérique », et non de compli-
quer celui-ci en fonction du formalisme religieux, voire du « nationalisme »
confessionnel. L’ésotérisme c’est le discernement et la sérénité.
Par « schéma ésotérique » j’entends la triade des trois éléments consti-
tutifs de la Voie : I. le Discernement entre le Réel et le non-réel, ou entre
l’Absolu et le contingent, le relatif, ou encore, entre l’Essentiel et le secon-
daire ; II. la Concentration subséquente – et invocatoire – sur le Réel ;
III. la Conformité morale au Réel.

68
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

En d’autres termes : Intelligence, Volonté, Ame. C’est-à-dire : I. le con-


tenu principiel, universel et primordial – donc immanent ou « consubstan-
tiel » – de l’Intelligence est la Vérité métaphysique, avec ses ramifications ;
II. le contenu le plus élevé et le plus profond de la Volonté est l’Acte spiri-
tuel, le Souvenir de Dieu, l’Invocation ; III. et le contenu mêmement le
plus élevé et le plus profond de l’Ame est la Vertu, la beauté du caractère ;
car « la beauté est la splendeur du Vrai ». En termes sanskrits, – et sans
tenir compte ici des aspects de subtilité et de complexité de ces termes, –
on pourrait dire que les trois éléments constitutifs du schéma ésotérique,
ou de l’ésotérisme tout court, sont les suivants : I. Discernement entre
Âtmâ et Mâyâ ; II. Concentration sur Âtmâ ; III. Conformité morale à Ât-
mâ. Nous pourrions même aller plus loin – et cela fait d’ailleurs partie inté-
grante de notre perspective – et ajouter : Conformité esthétique ; ou Con-
formité liturgique, ce qui revient au même.
Toujours en utilisant la terminologie hindoue, je dirai que l’Islam se
fonde sur cette vérité : « Mâyâ est la non-réalité, Âtmâ seul est la Réalité. »
Et que le Christianisme, lui, se fonde sur cette vérité : « Âtmâ est devenu
Mâyâ afin que Mâyâ devienne Âtmâ. » Le Christianisme nous offre la mani-
festation salvatrice du Principe ; l’Islam à son tour nous offre la Vérité
salvatrice, – Vérité qui est salvatrice parce que c’est celle du Principe.
D’une part, le Réel transcendant sauve par sa Vérité ; d’autre part, il sauve
par sa Manifestation ; mais cette différence de mode et de perspective, ou
d’approche, ne saurait affecter l’immuable triade ésotérique, laquelle est
d’ailleurs nécessairement sous-jacente à toute religion.
Au point de vue de la transcendance, Mâyâ s’oppose – ou semble
s’opposer – à Âtmâ ; mais au point de vue de l’immanence, elle le pro-
longe ; c’est le symbolisme de la Sainte Vierge. Alors qu’Eve personnifie la
Mâyâ en tant que telle – distincte d’Âtmâ –, Marie est Âtmâ en tant que
Mâyâ ; de ce fait, elle véhicule Âtmâ en Mâyâ, et elle engendre Âtmâ en
Mâyâ ; et, toujours en Mâyâ, elle attire vers Âtmâ.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

Lettre du 29.III.1983 : l’ésotérisme, l’exotérisme, l’ésotérisme chrétien


Ce qui distingue l’homme de l’animal est I. l’objectivité de l’Intel-
ligence, II. la liberté de la Volonté, et III. la compassion de l’Ame ; or
l’ésotérisme entend réaliser l’essence de ces qualités théomorphes du fait
I. qu’il se fonde sur la Vérité pure et totale ; II. que l’homme est le plus
libre possible dans le « Souvenir de Dieu », la concentration sur le Réel ;
III. que l’esprit ésotériste n’est ni fanatique ni agressif – sans être pacifiste
pour autant et sans être tolérant à l’égard de l’erreur intrinsèque – et qu’il

69
VERS L’ESSENTIEL

réalise ainsi une compassion qui atteint le fond des âmes, donc sans con-
damner personne pour des raisons de forme ou d’écorce.
L’exotérisme, lui, est ce qu’il doit être. Mais il ne faut pas perdre de vue
que la religion en tant que telle ne vise que l’homme moral, non l’homme
intellectuel ; le « psychique », non le « pneumatique », au sens le plus large
possible de ces termes ; si elle visait l’homme intellectuel, elle demeurerait
inefficace à l’égard de l’homme moyen que, précisément, elle entend sau-
ver. Le volontarisme sentimental, individualiste et anthropomorphiste de la
religion est fonction de la divine Miséricorde ; mais ce n’est certes pas une
raison pour vouloir réduire l’ésotérisme à cette perspective, – de le « con-
fessionnaliser » alors qu’on entend bénéficier de son intellectualité et de
son universalité. Aussi n’acceptons-nous de la religion que le symbolisme –
dogmatique et rituel – et les grâces pour ainsi dire sacramentelles, mais non
le mot à mot de la théologie, lequel trop souvent – mais inévitablement –
ne reflète que des préoccupations d’opportunité psychologique, morale,
sociale, au niveau eschatologique bien entendu ; il convient de ne pas ou-
blier que des saints ont contredit d’autres saints et que les Eglises diver-
gent.
La grande question qui peut se poser pour un métaphysicien situé dans
l’espace religieux chrétien, est celle de savoir comment pratiquer l’éso-
térisme – la voie universelle de la « nature des choses » – tout en partici-
pant sacramentellement au symbolisme christique et aux grâces qu’il con-
fère. La réponse est triple et elle est la suivante : premièrement, il faut avoir
conscience de l’Idée-clef du Christianisme, que j’ai formulée plus haut, en
paraphrasant une sentence patristique bien connue et souvent citée dans
mes livres [ « Dieu est devenu homme afin que l’homme devienne Dieu » ] ; deuxiè-
mement, il faut avoir conscience de la signification quintessentielle des
pratiques religieuses fondamentales, non secondaires ; troisièmement, il
faut actualiser l’union au Réel transcendant moyennant un Nom ou une
Formule tirés de l’Evangile. Il y a tout d’abord le double Nom Jesu Maria,
lequel exprime et actualise la Volonté salvatrice de Dieu sous le double
rapport de la rigueur et de la douceur, ou peut-être plus précisément sous
celui de la virilité et de la féminité, si l’on peut user de ce symbolisme ; et il
y a ensuite les Formules suivantes, chacune sous une forme plus brève et
plus longue : Pater noster qui es in caelis (sanctificetur Nomen tuum) ; Domine Jesu
Christe (miserere nobis) ; Ave Maria gratia plena (Dominus tecum).
Arrivé ainsi au cœur du problème, je devrais m’arrêter, car je ne peux
dire mieux. Il reste néanmoins une question à résoudre : celle de la pratique
religieuse obligatoire. Le Catholicisme – l’authentique, car je ne parle pas
de l’autre – exige les pratiques suivantes : 1. l’assistance à la Messe tous les
dimanches ; 2. la confession, au moins une fois par an ; 3. la communion,
au moins une fois par an, à Pâques de préférence. C’est dire qu’il faut – et
je reprends maintenant les deux termes sanskrits pour plus de simplicité –
1. assister au rite qui actualise que « Âtmâ devient Mâyâ afin que Mâyâ de-
vienne Âtmâ » ; 2. en se confessant, se purifier de notre tendance – due à la
70
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

chute – vers Mâyâ, j’entends la Mâyâ inférieure et centrifuge ; 3. en com-


muniant, assimiler Âtmâ (« en Mâyâ » bien entendu, mais c’est essentielle-
ment Âtmâ ). Par ces moyens de grâce, l’Invocation méthodique bénéficie
d’un secours surnaturel particulier, bien qu’en principe elle se suffise à elle-
même ; en principe, mais non nécessairement en fait, car tout le monde
n’est pas « pneumatique » selon le sens fort du mot, pour dire le moins.
Quoi qu’il en soit, il importe de savoir que nous portons en principe les
sacrements en nous-mêmes ; Maître Eckhart y insiste à sa façon.
Je répète qu’en ésotérisme il faut simplifier et non compliquer ; « subs-
tantialiser » et non « accidentaliser ». « Priez sans vous lasser », a dit saint
Paul ; et la quintessence de la prière, c’est l’Invocation.
Je me rends bien compte que j’ai dit, dans cette lettre, bien des choses
qui doivent être évidentes pour vous, mais j’ai cru pouvoir – ou devoir –
les rappeler « par surcroît », étant donné que les rapports pratiques entre
l’ésotérisme et la religion chrétienne semblent, dans votre esprit, poser
quelques problèmes ; du moins votre lettre donne-t-elle cette impression.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

Lettre du 7.IX.1983 : le maître spirituel


Le rôle du maître spirituel, ou au besoin de son représentant, consiste à
définir la nature des obstacles et d’indiquer les remèdes ; ce qui exige de
l’intuition autant que de l’expérience ; de l’inspiration autant que de la sain-
teté, à quelque degré que ce soit.

Lettre du 8.IX.1983 : ésotérisme absolu et relatif


L’ésotérisme, c’est : 1. l’objet quintessentiel de l’intelligence, la Vérité ;
2. l’objet quintessentiel de la volonté, le Bien ; 3. l’objet quintessentiel de
l’amour, la Beauté. A savoir : 1. le discernement entre le Réel et le Non-
Réel, ou entre l’Absolu et le Relatif, Âtmâ et Mâyâ ; y compris la préfigura-
tion du Relatif dans l’Absolu, et le reflet de l’Absolu dans le Relatif ; 2. la
concentration (en principe parfaite et persévérante) sur le Réel ; l’intention
adéquate l’emporte toutefois sur la perfection ; 3. la conformité morale au
Réel, au discernement, à la concentration.
Dans le Christianisme : « Dieu est devenu homme afin que l’homme
devienne Dieu » ; c’est-à-dire : l’Absolu s’est projeté dans le Relatif afin que
le Relatif soit réintégré dans l’Absolu ; et cela à un degré quelconque, car
« il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père ».
L’ésotérisme comporte : une Doctrine, une Méthode, une Morale. La
Vérité, la Voie, la Vertu ; donc Compréhension, Concentration et Con-

71
VERS L’ESSENTIEL

formité. Le premier élément est la pure métaphysique, donc le discerne-


ment (in divinis comme sur tous les plans cosmiques : macrocosme et mi-
crocosme) entre l’Absolu et le Relatif, Âtmâ et Mâyâ. Le second élément
est l’oraison jaculatoire devenue méthodique : l’invocation. Le troisième
élément est la vertu : la beauté de l’âme ; la morale intrinsèque et spirituelle,
non extrinsèque et sociale seulement. Noblesse du caractère ; il n’y a pas de
sagesse sans beauté.
Tout ceci constitue l’ésotérisme essentiel. Mais il y a aussi un ésoté-
risme secondaire qui consiste à rechercher des significations profondes –
métaphysiques ou mystiques – dans les divers symboles de la religion ; on
pense trop souvent que c’est là l’ésotérisme en soi, mais il n’en est rien ; on
peut être parfaitement ésotériste sans se préoccuper de ces questions, les-
quelles risquent d’ailleurs toujours de nous attirer dans les filets limitatifs
de la théologie. Au demeurant, les significations essentielles des symboles
scripturaires, rituels, liturgiques ou autres se révèlent d’elles-mêmes avec le
temps, Deo volente ; du moins en partie, car ce champ est illimité.
L’ésotérisme essentiel ne dépend pas de notre interprétation profonde
de tel dogme ou de tel sacrement ; mais notre connaissance préalable des
principes universels nous livre éventuellement les significations profondes.
A priori, qu’il nous suffise de savoir que tout symbole comporte un sens
qui se réfère directement ou indirectement à la distinction entre le Réel et
l’irréel (ou le « moins réel »). Aimer Dieu et le prochain, c’est aimer Âtmâ
en soi, puis Mâyâ en Âtmâ ou Âtmâ en Mâyâ ; la communion, c’est l’être
possible qui s’assimile l’Etre nécessaire et qui par là s’assimile à ce dernier.
Car l’Absolu (l’Être nécessaire) est devenu contingence (être possible) afin
que celui-ci retourne à celui-là. Et Verbum caro factum est.
L’ésotérisme intégral (non partiel seulement) est secret parce qu’il est
trop précieux et parce qu’il est dangereux ; ce sont les « perles » dont parle
le Christ, bien que cette parole ait a priori une application plus extérieure.
L’ésotérisme est dangereux parce qu’il transcende intellectuellement, et en
principe même opérativement, le formalisme religieux ; or l’équilibre et le
bien-être du profane et de l’ordre social dépendent de ce formalisme.
C’est-à-dire : l’homme porte en lui-même, à titre de potentialité ou de
virtualité, la Révélation et les moyens de grâce, – sacrements et rites, – et il
peut en principe se passer de ces supports extérieurs ; quelques saints de
l’Eglise primitive ont dû s’en passer. Quand il a pu surmonter, avec l’aide
du Ciel, l’« homme extérieur » et déchu, et qu’il a dégagé ainsi l’« homme
intérieur » et primordial, il est devenu à lui-même « sa propre Loi ». Le
Prophète – le Logos (l’Avatâra) légiférant – est immanent à l’homme ; il est
le « Cœur ».
L’essence de toute religion et de toute spiritualité est oratio et jejunium : la
conscience-concentration, d’une part positive et inclusive, et d’autre part
négative et exclusive ; d’une part le Symbole divin, et d’autre part
l’abstention de tout ce qui lui est contraire soit de jure, soit de facto seule-

72
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

ment. Âtmâ et Mâyâ dans le microcosme, envisagés comme pôles alchi-


miques.
C’est ainsi que la « Prière du Cœur », ou le « Souvenir de Dieu », con-
tient, en principe ou en fait, toute la religion et toute la voie.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
et verbum caro factum est (lat.) : « et le Verbe s’est fait chair ».
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
oratio et jejunium (lat.) : prière et jeûne.

Lettre du 6.I.1984 : l’ésotérisme, Jésus-Christ


à Jean Borella
Vous avez raison, il n’y a pas qu’un « ésotérisme relatif » ; un « exoté-
risme relatif » est également une possibilité, et c’est le cas du Christianisme
général précisément ; l’exotérisme islamique, lui, est absolu, ou plutôt total,
et de même l’exotérisme juif. Il y a chez un Maître Eckhart et un Ibn
Arabî, et quelques autres sans doute, des éléments d’« ésotérisme total », –
on pourrait dire aussi d’« ésotérisme pur », – mais l’exemple le plus patent
d’un tel ésotérisme est Shankarâchârya, et sans doute aussi tel ou tel Grec
du type Pythagore, Platon ou Plotin. Certains soufis font de grands efforts
pour nous persuader – ou pour se persuader eux-mêmes – que l’exo-
térisme islamique c’est de l’ésotérisme, mais cette thèse est en réalité indé-
fendable ; c’est du domaine de la piété pure et simple. J’ignore si les kabba-
listes en font autant, mutatis mutandis ; c’est en tout cas vraisemblable. Sans
doute, tout symbole est susceptible d’une interprétation ésotérique, mais là
n’est maintenant pas la question.
Si nous partons de l’idée que l’ésotérisme c’est fondamentalement le
discernement entre l’Absolu et le contingent, le Réel et l’irréel, nous pour-
rons dire que le Christ personnifie ce discernement, et que notre participa-
tion au Christ est notre intégration dans la Vérité transcendante, de même
que, inversement, notre discernement métaphysique nous englobe à un
certain degré dans la nature du Christ. Pour ce qui est de l’Islam : si nous
partons de l’idée que l’objet ou le contenu de l’ésotérisme est l’Absolu,
nous pourrons dire que Allâh est cet Absolu, ou l’Absolu tout court. Mais
ce que je veux surtout relever ici, c’est ce mystère chrétien, que le Christ
n’est pas seulement « manifestation », mais aussi « discernement », de
l’Absolu ou du Réel ; cette précision est ésotériquement cruciale, parce que
le discernement est quelque chose de direct, tandis que la manifestation est
indirecte.

73
VERS L’ESSENTIEL

PS. Le Christ, en tant que « Sagesse du Père », est la Connaissance que


Dieu a de Lui-même ; ce qu’énonce également l’expression soufique « con-
naissant par Allâh » [ ‘ ârif bi-Llâh ].

Lettre du 25.VII.1984 : le pneumatique, le gnostique, l’art oriental


Il y a dans l’expression « choisir une voie », quand on l’applique à un
cas comme celui de Guénon, quelque chose d’inadéquat, de gênant et de
malsonnant ; car Guénon fut intrinsèquement un « pneumatique » – du
type « gnostique » ou jnânî – et dans ce cas la question d’une « voie » ne se
pose pas, ou du moins change tellement de sens que l’expression même
prête à confusion. Le pneumatique est en quelque sorte l’« incarnation »
d’un archétype spirituel, ce qui signifie qu’il naît avec un état de connais-
sance qui, pour d’autres, serait précisément le but et non le point de dé-
part ; le pneumatique n’« avance » pas vers quelque chose d’« autre que
lui », il reste sur place afin de devenir pleinement lui-même – à savoir son
archétype – en éliminant progressivement des voiles ou des écorces, des
entraves contractées par l’ambiance, éventuellement aussi par l’hérédité. Il
les élimine au moyen de supports rituels, – de « sacrements » si l’on veut, –
sans oublier la méditation et la prière ; mais sa situation est néanmoins tout
autre que celle des hommes ordinaires, fussent-ils prodigieusement doués.
D’un autre côté, il faut savoir que le gnostique-né est, par nature, plus ou
moins indépendant, non seulement à l’égard de la « lettre », mais aussi à
l’égard de la « loi » ; ce qui du reste ne simplifie pas ses rapports avec
l’ambiance, ni psychologiquement ni socialement.
La qualité de pneumatique – ou de gnostique-né – comporte, non seu-
lement des modes, mais aussi des degrés : il y a d’une part la différence
entre le jnânî et le bhakta, et il y a d’autre part les différences de plénitude
ou d’envergure dans la manifestation de l’archétype.
Le pneumatique se situe, de par sa nature, sous l’axe vertical et intem-
porel, – il n’y a là ni « avant » ni « après », – en sorte que l’archétype qu’il
personnifie ou « incarne » et qui est son véritable « lui-même » ou « soi-
même », peut à tout moment percer l’enveloppe individuelle contingente :
d’où, chez certains pneumatiques, – non chez tous, – des expressions spiri-
tuelles qui peuvent paraître excessives et faire scandale ; mais c’est alors
l’archétype qui parle à travers l’enveloppe ; c’est donc réellement « lui-
même » qui parle. Le vrai gnostique ne s’attribue aucun « état », car il est
sans ambition et sans ostentation ; il a plutôt tendance – par « instinct de
conservation » – à dissimuler sa nature, d’autant que de toute façon il a
conscience du « jeu cosmique » (lîlâ) et qu’il lui est difficile de prendre au
sérieux le sérieux des profanes et des mondains ; c’est-à-dire des êtres « ho-
rizontaux » – non « verticaux » – qui ne doutent de rien, et qui restent au-
dessous de la vocation de l’homme.
Ce que le gnostique de nature cherche au point de vue « réalisation »,
est beaucoup moins une « voie » qu’un « cadre » ; un encadrement tradi-

74
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

tionnel, sacramentel et liturgique qui lui permette d’être de plus en plus


authentiquement « lui-même », à savoir tel archétype de l’« iconostase »
céleste. Et ceci me fait penser à l’art sacré de l’Inde et de l’Extrême-Orient,
lequel montre d’une façon surnaturellement évocatrice ce que sont les mo-
dèles célestes de la spiritualité terrestre ; c’est là du reste la raison d’être de
cet art à la fois rigoureux et musical, et fondé sur le principe du darshan, de
l’assimilation visuelle et intuitive du symbole-sacrement. Ce symbole, du
reste, n’appartient pas seulement à l’art, il surgit aussi – et a priori – de la
nature animée et inanimée, car il y a dans toute beauté un élément libéra-
teur et en fin de compte salvateur ; ce qui nous permet cette paraphrase
ésotérique : « Qui a des yeux pour voir, qu’il voie ! »
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakta : dévot ; celui qui suit la voie de l’amour, de la dévo-
tion.
darshana (scrt.) : vision, contemplation, not. d’un saint (prononc. hindi : « darshane »).
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñânî : celui qui suit une voie de la connaissance ;
celui qui a réalisé l’Union par la voie de la connaissance.

Lettre du 25.VII.1984 : l’inspiration divine, la théophanie, l’ésotérisme


Les Ecritures monothéistes manifestent chacune un upâya, une perspec-
tive religieuse – particulière et caractéristique par définition – et l’her-
méneutique moyenne s’en ressent ; il n’en va pas de même des formula-
tions fondamentales – ou des symboles fondamentaux – des religions, les-
quels n’ont rien de limitatif en eux-mêmes. La Shahâdah par exemple, – « la
chose la plus précieuse que j’aie apportée au monde », a dit le Prophète, –
la Shahâdah exprime la vérité métaphysique intégrale d’une façon tout à fait
directe et limpide ; en termes hindous, je dirais qu’elle est à la fois une
Upanishad et un Mantra ; et la seconde Shahâdah est le complément de la
première, c’est-à-dire qu’au mystère de transcendance se joint celui
d’immanence. Dans le Christianisme, la formule patristique de la réciproci-
té salvatrice est un joyau sans prix : « Dieu est devenu homme afin que
l’homme devienne Dieu » ; c’est une révélation de force majeure, au même
titre que l’Ecriture, ce qui peut surprendre mais c’est là une possibilité « pa-
raclétique » dont on trouve des exemples – rarissimes il est vrai – dans tous
les mondes traditionnels. La sentence Anal-Haqq d’El-Hallâj est un cas de
ce genre, elle est pour ainsi dire l’équivalent soufique de l’Aham Brahmâsmi
védique ; El-Hallâj lui-même a affirmé cette possibilité de sentences post-
coraniques se situant au niveau du Coran, ce que d’autres soufis ne lui ont
pas pardonné, du moins à son époque.
Mais il n’y a pas que les formules, il y a aussi les théophanies humaines.
Le Christ, en tant que symbole universel et au point de vue de l’application
ésotérique, représente tout d’abord le Logos en soi et ensuite l’Intellect
immanent, lequel à la fois illumine et libère ; la Sainte Vierge personnifiant
l’âme en état de grâce sanctifiante, ou cette grâce elle-même. Il n’y a pas de
théophanie qui ne soit préfigurée dans la constitution même de l’être hu-
main, car celui-ci est « fait à l’image de Dieu » ; or l’ésotérisme entend ac-

75
VERS L’ESSENTIEL

tualiser ce que Dieu a mis de divin dans ce miroir de lui-même qu’est


l’homme. – Maître Eckhart a parlé des sacrements immanents ; les choses
naturelles analogues et « congéniales » peuvent en être des supports, a-t-il
dit, au même titre que les sacrements au sens propre du mot.
Il faut donc distinguer entre un ésotérisme qui se fonde plus ou moins
largement sur telle théologie et qui relève des spéculations que nous of-
frent de facto les sources traditionnelles, – et il va sans dire que ces doctrines
ou ces aperçus peuvent être du plus grand intérêt, – et un autre ésotérisme
qui ressort des éléments vraiment fondamentaux de la religion et aussi, par
là même, de la simple nature des choses ; les deux dimensions peuvent se
combiner, certes, et en fait se combinent souvent ; mais il y a là une ques-
tion d’accentuation, et c’est de la seconde dimension que relève notre
perspective a priori, de toute évidence.
aham brahmâsmi (scrt.) : « Je suis Brahma (l’Absolu, le Principe) ».
anâ l- aqq (ar.) : « je suis la Vérité ».
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.

Lettre du 15.IX.1984 : la voie ésotérique chrétienne


Donc, ayant pris connaissance de la doctrine, – métaphysique, cosmo-
logie, eschatologie, – vous désirez la mettre en pratique, dans la mesure du
possible, et cela sur la base formelle du Christianisme ; c’est-à-dire que
vous aspirez en somme à une voie d’ésotérisme chrétien. Vous savez que la
métaphysique pure est 1. essentielle, 2. primordiale et 3. universelle : essen-
tielle, elle est indépendante de toute formulation religieuse ou confession-
nelle ; primordiale, elle est la vérité qui existait avant tout formalisme dog-
matique ; universelle, elle englobe tout symbolisme intrinsèquement ortho-
doxe, elle peut par conséquent se combiner avec tout langage religieux.
Vient ensuite la méthode, laquelle est quintessentiellement la prière, au
sens le plus vaste mais aussi le plus profond ; la pratique des hésychastes et
la vie du « pèlerin russe » [ Récits d’un pèlerin russe, ouvrage anonyme] en sont des
exemples en climat chrétien. Et tout ceci exige, d’une façon impérative,
d’une part les vertus fondamentales, et d’autre part, extrinsèquement, un
comportement correspondant, donc conforme à la doctrine et à la voie.
La métaphysique n’est pas une religion, mais elle donne un sens pro-
fond et universel aux idées et aux phénomènes de toute religion : ainsi, elle
enseigne a priori la distinction entre l’Absolu et le relatif, Âtmâ et Mâyâ, le
Principe et la manifestation ; or le phénomène du Christ – ou la vérité mé-
taphysique qui le détermine – signifie que « Dieu est devenu homme afin
que l’homme devienne Dieu », selon une formule patristique célèbre, la-
quelle n’est d’ailleurs pas à prendre à la lettre, car l’homme en tant que tel
ne saurait « devenir Dieu » ; mais ce n’est pas le lieu ici de préciser cette
réserve, que j’ai d’ailleurs expliquée dans mes livres. « Dieu est devenu

76
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

homme » : Âtmâ est devenu Mâyâ ; de ce fait, le Christ est un pont de Mâyâ
à Âtmâ, et par conséquent, – c’est le mystère de l’Avatâra, – son nom com-
porte une puissance salvatrice ; il en va de même du nom de la Sainte
Vierge, car elle aussi est un phénomène avatarique, en ce sens qu’elle in-
carne l’aspect féminin du Logos.
L’oraison jaculatoire est tout à fait fondamentale, elle a une fonction
proprement eucharistique ; mais l’homme a besoin également de la prière
individuelle et ordinaire : il faut de temps à autre – chaque fois qu’on en
éprouve le besoin – parler à Dieu et lui demander son secours ; on peut le
faire à travers un intermédiaire céleste, la Sainte Vierge notamment.
Avant d’entrer dans une voie d’oraison, – avant de s’engager d’invo-
quer Dieu trois fois par jour et, dans la mesure où on le peut, à tout mo-
ment disponible, – il faut promettre au Ciel de persévérer dans cette voie
jusqu’à la mort ; cela équivaut aux vœux monastiques. Quant aux vœux
classiques de « pauvreté », de « chasteté » et d’« obéissance », ils ont, à part
leur sens littéral qui concerne les moines, une portée spirituelle qui con-
cerne tout homme.
Quand on s’adonne à une pratique spirituelle, il importe d’avoir la
bonne intention ; il ne faut pas avoir des intentions qui sont au-dessous de
la raison d’être de la pratique. Dieu accepte que nous l’invoquions pour
plusieurs motifs, et pour eux seuls : tout d’abord, il accepte que nous
l’invoquions pour sauver notre âme, et c’est l’intention de la crainte ; en-
suite, il accepte que nous l’invoquions parce que nous aimons le climat
céleste, pour ainsi dire, et c’est l’intention de l’amour ; « j’aime parce que
j’aime », comme disait saint Bernard ; enfin, il accepte l’intention de gnose,
laquelle se fonde sur l’évidence métaphysique du Réel ou de l’Absolu. Mais
jamais Dieu n’acceptera l’intention d’obtenir des grâces sensibles, ou de
faire des expériences, ou de faire un essai ; ou de réaliser telle vertu ou telle
autre éminence ; ou de devenir ceci ou cela, et ainsi de suite. Et quand
l’homme fait l’expérience d’un état spirituel ou d’une grâce, ou s’il a une
vision ou une audition, il ne doit jamais désirer que cela se produise à nou-
veau, et surtout, il ne doit pas fonder sa vie spirituelle sur un tel phéno-
mène ni s’imaginer que celui-ci lui a conféré une éminence quelconque. La
seule chose qui compte, c’est que nous pratiquions ce qui nous rapproche
de Dieu, en observant les conditions que cette pratique exige ; nous
n’avons pas les mesures de Dieu et nous n’avons pas à nous demander ce
que nous sommes. La vie est un rêve, et penser à Dieu, c’est se réveiller ; et
c’est déjà se trouver au Ciel, ici-bas même.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

77
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 15.III.1985 : morale et esthétique


Guénon entendait n’être ni moraliste ni esthète ; or, en ce qui me con-
cerne, j’entends être l’un et l’autre, et même foncièrement ; car je ne con-
çois pas de sagesse métaphysique ni de science opérative en dehors de ces
deux qualités. Il va sans dire qu’il s’agit alors de morale intrinsèque, non
sociale seulement, et d’esthétique intégrale, non profane seulement ; bref,
on ne peut être impunément métaphysicien sans être en même temps mo-
raliste et esthète au sens profond de ces termes, ce que prouvent d’ailleurs
toutes les civilisations traditionnelles, dont le climat est fait de vertu et de
beauté.

Lettre du 5.VIII.1985 : le baptême, la chute d’Adam


Pour en revenir à la question de la définition des sacrements :
l’explication théologique du baptême est métaphysiquement insuffisante
parce que les notions de « liberté » et de « péché » ne suffisent pas pour
rendre pleinement compte de la « chute » ; car celle-ci fut cosmologique-
ment nécessaire, et c’est précisément son complément providentiel – la
Rédemption – qui le prouve ; felix culpa, comme disait saint Augustin ! Il
faudrait avoir recours ici aux idées védantines de mâyâ et d’avidyâ,
d’« illusion » et de « nescience » ; le péché n’est qu’une conséquence de ces
deux facteurs. Je mentionne cet exemple pour indiquer que les définitions
religieuses ne sont pas toujours satisfaisantes à tous égards – abstraction
faite du symbolisme – et qu’on est bien obligé parfois de leur superposer
des définitions moins limitées, et non déterminées par des perspectives
salvatrices particulières.

Lettre du 12.XI.1985 : vaincre la passivité


Il y a dans votre nature une certaine passivité, contre laquelle il faut ab-
solument réagir ; vous le devez au Ciel, à vous-même et à votre famille.
Avec la prière – donc avec l’aide de Dieu – tout est possible ; même « ce
qui est impossible aux hommes », selon l’Evangile. Vous n’avez pas d’autre
choix, car vous n’avez qu’une seule vie ; et c’est ce que je dirais à tous les
hommes.

Lettre du 28.IX.1985 : voie pénitentielle et voie de gnose, les grâces, le


curé d’Ars
J’ai toujours aimé le Curé d’Ars, mais sans perdre de vue les facteurs
suivants : la voie de ce saint est une bhakti pénitentielle qui, par définition,
fait appel à la volonté et au sentiment, mais non à l’intelligence ; c’est dire
que les arguments métaphysiques ne jouent aucun rôle dans cette voie,
alors qu’en ésotérisme de gnose, au contraire, les idées sont des clefs de
première importance ; c’est en fonction de cette efficacité des concepts
métaphysiques qu’un disciple du Cheikh El-Allaoui m’a dit : « Ce n’est pas
moi qui ai laissé le monde, c’est le monde qui m’a laissé ». En mystique

78
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

chrétienne – catholique surtout – on commence par « laisser le monde » ;


en sapience ésotérique, on commence par comprendre ce qu’il est ; or « il
n’y a pas d’eau lustrale pareille à la Connaissance » [Bhagavadgîtâ 4:38] ; rien ne
désarme autant la mâyâ séductrice que la connaissance que nous en avons,
autour de nous comme en nous-mêmes. Le début de toute gnose et de
toute libération est en effet la compréhension du rapport entre Âtmâ et
Mâyâ ; or cette doctrine – et l’alchimie correspondante – restent en dehors
des perspectives bhaktiques, surtout de celles qui sont volontaristes et pé-
nitentielles. Ces perspectives, qui en même temps se méfient foncièrement
de tout ce qui leur paraît être du quiétisme, sous-estiment également la
grâce sacramentelle du Nom divin ; elles mettent tout le fardeau du côté de
l’homme et veulent ignorer – à quelques exceptions près – que Dieu peut
se mettre à la place de notre faiblesse.
N’empêche que la sainteté est la sainteté, et le Paradis est le Paradis,
quelle qu’ait été la voie de celui qui y est parvenu. [...]
Le Curé d’Ars, à qui vous vous êtes adressée, est venu à votre secours ;
mais êtes-vous certaine que la présence bienfaisante que vous ressentez
depuis ne vient pas de la Sainte Vierge ? Car le Curé d’Ars s’est toujours
placé sous le manteau de Marie, si l’on peut dire. Je ne suis pas du tout sûr
qu’un saint ordinaire puisse accorder à une personne terrestre une présence
permanente, alors que la Sainte Vierge le peut, et le fait même volontiers
envers ceux qui placent leur confiance en elle ; comme l’a fait le Curé d’Ars
précisément.
Au demeurant, il ne faut faire dépendre notre vie spirituelle d’aucune
grâce sensible ; tant mieux si nous ressentons une présence céleste, mais
cela est sans rapport avec notre voie ; celle-ci est active, non passive, et elle
se fonde sur des idées et des pratiques, non sur des expériences. Que nos
états d’âme soient agréables ou non, ne doit pas trop nous intéresser ;
certes, nous pouvons accepter des grâces sensibles avec respect et grati-
tude, mais ce qui compte aux yeux de Dieu, c’est ce que nous faisons et
non ce que nous éprouvons. Car il n’y a que deux certitudes absolues : la
certitude métaphysique, qui constitue la raison d’être de notre voie, et la
certitude de notre devoir spirituel. [...] Dieu seul est Dieu, et nous devons
nous attacher à Lui ; c’est là le sens de la vie et c’est là, avant tout, la raison
d’être de l’état humain.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

79
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 6.XII.1985 : l’art traditionnel, la prière


Donc, vous ne vous bornez pas à étudier d’anciens manuscrits, vous
revivez même leur genèse ; ce qui me fait penser à un mot de Coomaras-
wamy, à savoir que l’art traditionnel imite, non la nature, mais ses modes
d’opération, et à plus forte raison ses archétypes ; les modes d’opération
étant d’une certaine manière fonction de ces derniers.
Dans votre lettre de novembre, vous faites allusion à la prière en tant
que conversation avec le Ciel ; cet aspect, trop négligé par la plupart des
croyants et pourtant préfiguré par les Psaumes, est d’une importance fon-
damentale ; car tous les secteurs de notre âme immortelle doivent partici-
per à la voie vers Dieu, laquelle est la raison d’être de notre création.
« Dieu est devenu homme afin que l’homme devienne Dieu », selon saint
Irénée ; cette expression « devenir Dieu » ayant évidemment un sens sym-
bolique et non littéral ; mais l’intention profonde – à la fois subtile et com-
plexe – autorise en tout cas l’audace de la formulation. En un mot, nous
devons aller à Dieu avec tout ce que nous sommes, – ex toto corde tuo et ex
tota anima tua ; Dieu connaît mieux que nous le mystère de l’homme.
D’une part, on est seul devant Dieu, et cette solitude est un aspect de
notre nature ; d’autre part, on se tient devant Dieu avec l’aide d’un être
céleste – la Sainte Vierge – et ceci aussi correspond à un aspect fondamen-
tal de la nature humaine.
ex toto corde tuo et ex tota anima tua (lat.) : « de tout ton cœur et de toute ton âme ».

Lettre du 9.XII.1985 : le ternaire vérité-voie-vertu


Ce qui nous importe exclusivement, ce sont ces trois facteurs : la Véri-
té, la Voie et la Vertu. Dieu nous demandera des comptes sur ces trois
points ; Il ne nous demandera pas de comptes sur le monde moderne, ni
sur Ses motifs d’avoir permis tel ou tel mal.
Donc, la Vérité métaphysique, avec tous les discernements qui en déri-
vent et que notre rencontre avec les phénomènes exige. Ensuite la Voie : à
savoir la prière en général et l’invocation en particulier. Et par conséquent
aussi la Vertu : c’est-à-dire l’absence de tous les défauts qui rapetissent et
enlaidissent l’âme. Et c’est tout. Personne, ni rien dans le monde moderne,
ne vous empêche de comprendre et d’accepter la Vérité métaphysique, de
distinguer entre ce qui est vrai et ce qui est faux, et entre ce qui est bon et
ce qui est mauvais ; rien ni personne ne vous empêche d’invoquer Dieu
tous les jours ; et rien ne vous empêche d’être vertueux.
Il n’est pas question de vivre, à notre époque, comme on a vécu au
Moyen Age. D’abord, il est impossible de le faire, et ensuite, il n’y a aucune
raison de le faire. Il est exclu que la Vérité – ou que Dieu – exige de nous
quelque chose de déraisonnable ou d’impossible. Si quelqu’un me disait
qu’on ne peut pas suivre la Vérité, la Voie et la Vertu dans le monde mo-
derne, je répondrais qu’il n’y aucune raison qu’on ne le puisse pas, et qu’il y

80
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

a des milliers et mêmes des millions d’hommes qui le font. De plus, la spi-
ritualité – quel que soit son degré – ne fait aucune différence entre l’hom-
me antique et l’homme moderne, car elle concerne, non « tels hommes »,
mais « les hommes comme tels », c’est-à-dire les facteurs invariables qui
définissent l’homme ou la nature humaine. Sous ce rapport – qui seul im-
porte – il n’y a aucune distinction à faire entre les hommes à l’époque du
Concile de Nicée et ceux à l’époque du pseudo-Concile Vatican II. De
même, deux et deux ont toujours fait quatre, à l’époque des Apôtres
comme de nos jours. C’est cela seul qui compte.

Lettre du 9.XII.1985 : l’orthodoxie religieuse


Vous dites dans votre lettre que l’Islam, l’Hindouisme et le Boud-
dhisme d’aujourd’hui ne bénéficient plus de l’orthodoxie des premiers
temps ; mais si ! L’orthodoxie des religions d’aujourd’hui est celle d’il y a
mille ans, deux mille ans ou plus. Le Catholicisme de l’époque de Pie XII
fut aussi orthodoxe que celui de l’époque apostolique ; un sacrement ad-
ministré en 1958 fut aussi valide qu’un sacrement administré en l’an 38. La
dégénérescence religieuse n’a absolument rien à voir avec la question
d’orthodoxie.
Le Catholicisme n’a pas à retourner à la perfection du Christianisme
primitif ; ce serait d’ailleurs chose impossible, vu la déchéance de
l’humanité. Mais il pourrait et devrait retourner à l’orthodoxie d’il y a une
trentaine d’années ; ce serait chose facile. Certes, la déchéance du monde
correspond à un certain Vouloir divin, mais cela ne saurait signifier que
nous devons déchoir ! Autant dire que l’existence du péché prouve que
Dieu le désire et que par conséquent l’homme doit pécher. La déchéance
n’est jamais, comme vous l’insinuez, un effet de la Miséricorde divine ; ce
qui est un effet de la Miséricorde, c’est telle adaptation de la Voie à notre
faiblesse, et cela dans la Vérité, non dans l’erreur.

Lettre du 9.XII.1985 : la réalisation spirituelle


Vous parlez dans votre lettre de vos « tentatives de réalisation » ; cela
n’existe pas, la « réalisation » ne peut pas être l’objet de « tentatives ». Car il
n’y a pas de « tentatives » dans la vie spirituelle, et la « réalisation » dépend
de Dieu, non de nous ; il n’y a, pour nous, que la méthode fondée sur la
doctrine ; le reste dépend du Ciel. De toutes façons, notre premier souci
doit être de sauver notre âme ; bien sûr, on peut pratiquer ce qui logique-
ment peut aboutir à une « réalisation », mais sans nous préoccuper des
résultats, car nous ne pouvons pas forcer les choses ; et nous ne pouvons
pas a priori avoir à ce sujet des connaissances suffisamment concrètes.

Lettre du 29.I.1986 : l’entêtement


Il faut se garder des fausses certitudes concernant des hommes, des
faits, des situations, car il y a là un écueil classique, bien connu en théologie

81
VERS L’ESSENTIEL

mystique. Le phénomène subjectif de la certitude peut-être une illusion, –


d’autant plus pernicieuse que l’enjeu est grand, – et quant aux preuves que
l’on invoque, elles peuvent être affaire d’interprétation, ou de « projection »
comme on dirait en psychologie ; elles peuvent être démenties par d’autres
preuves, réelles celles-ci, mais que l’on ignore ou que l’on veut ignorer.
La persévérance têtue dans une opinion radicalement fausse ayant trait
à un homme supérieur ou à une chose sacrée, est toujours l’indice, sinon
d’un satanisme intégral, du moins d’une inspiration satanique. Saint Jean de
la Croix y insiste : le diable aime à inculquer aux personnes prédisposées
des certitudes inébranlables, mais diamétralement opposées à la vérité ; les
marques du satanisme sont justement cette fausseté diamétrale et cet entê-
tement dans l’erreur. Et je vous assure que j’ai en cela beaucoup
d’expérience, par la force des choses et à contrecœur.

Lettre du 9.V.1986 : l’oraison jaculatoire


au Pasteur B.
J’aurais voulu attendre, avant de vous écrire, d’être en pleine force,
mais les jours passent et je ne sors pas d’une certaine fatigue, due sans
doute à mon grand âge et peut-être aussi aux caprices du climat ; je
m’approche de ma quatre-vingtième année et je commence à le sentir. Mais
c’est en tout cas un plaisir pour moi de vous donner au moins un signe de
vie.
Nous aussi, nous avons été heureux de votre visite, et de l’occasion qui
nous fut donnée de vous faire participer un peu à l’ambiance quasi paradi-
siaque que nous avons trouvée ici, grâce à Dieu.
Vous me parlez dans votre lettre des rencontres pour l’invocation de la
Prière de Jésus ; cela est fort réjouissant, et je suis heureux aussi
d’apprendre que vous avez pu créer une ambiance conforme à cette sainte
pratique. Merci de m’avoir envoyé le schéma liturgique de vos séances ;
que Dieu soit loué.
Ce qui importe dans la pratique de l’oraison jaculatoire, ce n’est pas –
ou c’est moins – ce que nous disons, c’est avant tout comment nous le
disons. Quand nous nous adressons à l’Unique, nous devons être total ; le
Christ l’a d’ailleurs dit, en se référant à la formule de la Thora : aimer Dieu
avec tout ce que nous sommes. L’unicité du Souverain Bien exige méta-
physiquement la totalité du cœur.

Lettre du 6.IX.1986 : extériorité et intériorité


L’homme est par définition pontifex, ce qui signifie qu’il vit dans deux
dimensions tout à fait différentes ; c’est la distinction eckhartienne entre
l’homme extérieur et l’homme intérieur. Tout d’abord, nous nous tenons
devant Dieu, et cette situation a quelque chose d’absolu ; ensuite, nous
vivons dans le monde des phénomènes, et cette situation – tissée de relati-

82
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

vités – est déterminée par celle qui précède. Il résulte de cette incommen-
surabilité que, quand nous regardons vers Dieu, – quand nous l’invo-
quons, – tout bruit de la mâyâ terrestre est exclu ; il suffit alors que nous
sachions que tout est entre les mains de Dieu ; notre oubli du monde équi-
vaut à la confiance en Dieu. « Dis : Allâh, puis laisse-les à leurs vains dis-
cours », nous enseigne une sentence coranique ; les « vains discours » sont
nos pensées et les affaires du monde qui les provoquent. Le meilleur
moyen de dominer les problèmes de la vie est de les oublier en face de
Dieu tout en les mettant entre ses mains ; cet oubli, je le répète, est syno-
nyme de confiance. La vie est compliquée, mais nous devons la simplifier
moyennant l’élément d’absolu dont je viens de parler ; il ne faut pas céder
au vertige des phénomènes. Il importe de réaliser l’équilibre entre
l’extérieur et l’intérieur, l’horizontal et le vertical ; la vocation de l’homme,
c’est cet équilibre. Et in terra pax hominibus bonae voluntatis.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
pontifex (lat.) : qui fait le pont, pontife.

Lettre du 27.X.1987 : l’ésotérisme chrétien, René Guénon


J’ai bien reçu votre lettre du mois de juillet et je suis heureux
d’apprendre que mes livres ont pu vous communiquer quelques lumières ;
j’en suis d’autant plus heureux que vous êtes prêtre. C’est bien vrai : la Vé-
rité a pour prolongement la Beauté, donc aussi la Vertu ; c’est cette dimen-
sion qu’incarne la Sainte Vierge.
Soucieux de toujours séparer nettement l’ésotérisme de l’exotérisme,
Guénon ne pouvait admettre que les sacrements, qui de facto sont des rites
religieux, aient de jure un caractère initiatique ; c’est pourtant ce qui résulte
de leurs formes et ce que prouvent leurs définitions théologiques.
J’ajouterai en marge, qu’il n’y a jamais eu de rupture entre Guénon et moi,
contrairement à ce que veut la légende ; les divergences n’en sont pas
moins réelles. Si l’ésotérisme est un élément aussi important que Guénon
le soutient – avec raison ! – il n’est pas possible que le Christ n’ait pas pu,
ou n’ait pas voulu, en garantir a priori la survie ; en fait, l’ésotérisme chré-
tien est moins dans des rites initiatiques surajoutés que dans l’interprétation
– concrète aussi bien qu’abstraite – des rites généraux, des sacrements pré-
cisément. « Dieu est devenu homme afin que l’homme devienne Dieu » :
formule elliptique qui signifie que « Âtmâ s’est reflété en Mâyâ afin que
Mâyâ puisse réintégrer Âtmâ ».
Ces quelques lignes avec tous mes vœux, – la petite image de Chartres
est bien belle.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

83
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 31.III.1988 : le caractère


Quand on constate chez une personne des défauts de caractère, voire
des vices, on ne doit pas s’en étonner même si les parents sont normaux
ou vertueux, car s’il y a eu des saints dont les parents étaient mauvais,
l’inverse doit être possible également, c’est-à-dire qu’il peut y avoir eu des
personnes mauvaises dont les parents étaient des saints. Les traits de carac-
tère d’une personne ont deux sources possibles : soit la substance indivi-
duelle – dont nul ne connaît l’origine –, soit l’hérédité ; quand un caractère
ne s’explique pas par l’hérédité, c’est qu’il est entièrement propre à
l’individu. Car un enfant n’est pas que le produit des parents : il comporte
quelque chose de nouveau qui vient de lui-même, sans quoi il n’y aurait
jamais d’hommes exceptionnels, et sans quoi une qualité ou un défaut ap-
partiendrait toujours à la lignée paternelle ou maternelle, jusqu’aux ancêtres
et jusqu’à Abel et Caïn. Le fond du problème, métaphysiquement parlant,
est la Toute-Possibilité : le mal ne peut pas ne pas être puisque le monde
n’est pas Dieu ; « il faut que le scandale arrive », mais il y a aussi la parabole
du fils prodigue. Tout ce qu’on peut faire en pareil cas, c’est prier pour la
personne dévoyée ; c’est ce qu’a fait sainte Monique, mère de saint Augus-
tin ; vous pourriez prier aussi pour vos petits-enfants.
Il importe de pratiquer, d’une part la résignation, et d’autre part la con-
fiance : résignation à la Volonté de Dieu et confiance dans sa Miséricorde.

Lettre été 1988 : l’origine de l’âme


La substance individuelle, qui « transmigre », relève des potentialités de
la divine Toute-Possibilité et n’a rien à voir avec les gènes, qui transmettent
des dispositions héréditaires ; ces dispositions s’ajoutent à la substance de
l’individu. Elles ne commencent à s’actualiser qu’à partir du moment où la
substance entre dans le corps, à peu près au troisième mois de la gros-
sesse ; cette combinaison constitue l’âme. Il est parfaitement inutile de faire
des recherches sur l’origine de l’âme empirique ; l’individu est ce qu’il est
de par la Toute-Possibilité d’une part, et l’hérédité d’autre part.

Lettre de 1995 : la vie contemplative


La vie contemplative n’est à rigoureusement parler pas une question de
« vocation », elle s’impose à tous ; croire qu’on n’a pas la « vocation », c’est
choisir délibérément l’erreur, la tiédeur. Tous les saints étaient des contem-
platifs ; ceux qui en même temps étaient très actifs ne pouvaient l’être que
parce que, précisément, ils étaient des saints. Tout le monde devrait com-
mencer par le silence, la contemplation, la prière ; si Dieu veut nous de-
mander ensuite autre chose, cela se présentera tout seul ; cela ne saurait
jamais faire l’objet d’un doute. Tout est incertain, sauf la nécessité du si-
lence et de la contemplation. Ce que Dieu veut, c’est notre âme. Dans le
monde, il n’y a pas d’autre « voie » ; la soi-disant « voie active » n’est que

84
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

dissipation et fuite devant Dieu. Cette fuite, on l’appelle hypocritement


« responsabilité ».
Le « renouveau » dans l’Église est tout simplement une concession faite
au monde, il n’y a donc pas lieu de se demander si nous pouvons « nous y
faire » ou non ; une erreur est une erreur.

Lettre date inconnue 1 : le véritable ésotériste


PS. Toujours au sujet des spéculations religieuses, en connexion avec la
perspective ésotérique : le métaphysicien (authentique), ou l’ésotériste (in-
tégral, non partiel), considère toute chose sous le rapport : 1. de la distinc-
tion métaphysique entre l’Absolu et le relatif ; 2. de la concentration sin-
cère, profonde et quasi permanente sur l’Absolu.
Il demandera donc, en face de telle donnée religieuse, de tel fait reli-
gieux ou de tel phénomène historique, mythologique, symbolique, rituel ou
autre : qu’est-ce que cela signifie par rapport à la distinction entre le relatif
et l’Absolu ; ou par rapport à la concentration spirituelle ? Ou encore : par
rapport à la transcendance, ou par rapport à l’immanence ? Et enfin : par
rapport à la conformité de l’âme, ou à notre participation à la Beauté divine
(« Soyez parfaits, comme votre Père au Ciel est parfait ») ; donc par rapport
à la vertu intrinsèque, aux vertus fondamentales ?
Le véritable ésotériste ne s’enfermera donc pas dans l’ordre phénomé-
nal religieux ; les choses n’ont pas d’intérêt pour elles-mêmes, c’est-à-dire
en dehors des connexions que nous venons de signaler ; la verticale prime
l’horizontale. Par exemple, il ne s’agit pas d’explorer historiquement et
psychologiquement et toujours à nouveau tels incidents de la vie du Christ
ou de la Vierge ; il suffit de saisir leurs significations métaphysiques et mys-
tiques, à supposer qu’on se sente réellement appelé à les approfondir ; de
tels incidents retracent le plus souvent les aspects ou états de proximité ou
d’éloignement de l’âme en face de Dieu, – s’ils n’ont pas un autre sens qui
résulte du mot à mot. Au demeurant, on peut avoir la vocation de vouloir
comprendre tel phénomène religieux, mais on n’est pas obligé de tout
comprendre ; il faut saisir l’essentiel et supporter qu’il est des choses qu’on
ne comprend pas en profondeur ; non qu’elles soient par leur nature hors
d’atteinte, mais il n’est ni possible ni par conséquent indispensable que
l’homme sache tout, ou réfléchisse à tout ; qu’il s’en tienne donc a priori à
l’essentiel.

Lettre date inconnue 2 : la foi, l’intellection, la certitude


R.C. écrit : « En ce qui concerne les rites traditionnels de l’Eglise, nous
pouvons les accepter avec la “certitude de la foi”. Une telle certitude est
plus grande que les certitudes “théologique” et “métaphysique”, car elle est
la plus haute de toutes les certitudes – elle dérive de Dieu Lui-même. »

85
VERS L’ESSENTIEL

Ceci revient à dire, premièrement, que la certitude métaphysique n’est


pas la plus élevée des certitudes ; et deuxièmement, qu’elle ne dérive pas de
Dieu ! Tout d’abord il n’y a pas de différence entre la certitude théologique
et la certitude de foi ; la théologie ne fait que définir, analyser ou expliciter
ce que la foi nous impose ; si on est certain d’une thèse théologique, c’est
parce qu’on a la foi, à moins qu’il ne s’agisse d’une thèse mineure qui ne
s’adresse qu’à la raison.
Ensuite : la certitude de foi est une Grâce divine reçue passivement,
tandis que la certitude métaphysique relève d’une Immanence divine opé-
rant activement ; ce qui permet à Maître Eckhart de déclarer que l’Intellect
pur est « incréé et incréable ». Et de même : « Le Soufi n’est pas créé ».
Les mystiques ont parfois souffert cruellement de « tentations contre la
foi » ; mais nul n’a jamais souffert de tentations contre la certitude méta-
physique.
Suivant le degré, la foi religieuse peut se perdre, ou elle ne peut pas se
perdre ; la foi d’un simple croyant n’a pas nécessairement la même qualité
– pour dire le moins – que la foi d’un saint Thomas d’Aquin ou d’un saint
Bernard.
Dire que seule la foi vient de Dieu, et non l’intellection métaphysique,
est une erreur gravissime qui dérive de la confusion exotérique entre
l’Intellect et la raison, l’intellection et le raisonnement ; selon cette erreur
classique, la Révélation et la foi sont seules « surnaturelles », tandis que
l’intellection et la certitude métaphysique – confondues avec la raison –
sont « naturelles ». D’où le rejet de la gnose par la théologie, c’est-à-dire par
l’exotérisme.
Certes, l’homme doit faire un effort volitif et sentimental pour s’ouvrir
au don divin de la foi ; n’empêche que ce don est reçu passivement, sans
quoi il ne serait pas une grâce. Inversement, il y a du côté de l’homme
quelque chose de passif dans l’intellection, car l’individu n’est pas l’In-
tellect, bien que celui-ci soit immanent dans l’âme ; immanent, mais inac-
cessible à l’esprit vulgaire, de substance volitive et sentimentale.
Qu’il puisse y avoir dans la foi un élément d’intellection, et inverse-
ment, c’est évident si l’on songe à la complexité de l’âme humaine, mais
cela n’enlève rien à la rigueur des positions principielles.
Les théologiens parlent de l’« obscur mérite de la foi » : ce mérite est
« obscur » parce qu’on croit à quelque chose qu’on ne voit pas, conformé-
ment à la parole du Christ à saint Thomas. Mais ce mérite ne constitue pas
la foi en elle-même, puisque celle-ci est une grâce et un don de Dieu. Dans
l’intellection, le mérite est l’absence de l’élément passionnel dans l’intel-
ligence ; cette absence ne constitue pas l’intellection, mais elle la condi-
tionne et la favorise.
L’infériorité de la foi par rapport à l’intellection est prouvée par le fait
que l’objet de la foi est tel symbolisme religieux et non tel autre, – telle foi

86
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

exclut et combat telle autre foi, – tandis que l’objet de l’intellection est la
vérité en soi, laquelle est une et universelle. On peut perdre la foi en faveur
d’une autre foi ; c’est ce qu’on appelle une « conversion ». Mais on ne peut
pas perdre la certitude métaphysique en faveur d’une autre certitude méta-
physique, car cette certitude est une comme la vérité fondamentale elle-
même.
On pourrait objecter que le contenu suprême de la foi, la Divinité,
coïncide avec le contenu suprême de l’intellection, l’Absolu ; mais il n’en
est pas ainsi, pour la simple raison que la théologie a pour objet l’aspect
hypostasié de l’Absolu et non l’Absolu lui-même ; car la théologie – donc
la foi religieuse – n’a pas la notion de Relativité universelle, – la notion de
Mâyâ, – et cela par définition.
L’ésotériste doit se prémunir – si besoin en est – contre la tentation de
se laisser influencer par telle théologie ; de la surestimer par respect de la
tradition et par solidarité religieuse. Car le sacré comporte des degrés,
comme la vérité elle-même. Et « il n’y a pas de droit supérieur à celui de la
vérité ».
Pour en revenir à la citation initiale, dire, au sujet des rites catholiques
traditionnels – d’avant le « concile » donc –, que nous avons une « certitude
de foi », est un argument faible et réversible. Si nous savons certainement
que les anciens rites sont valides, c’est parce que nous savons encore pen-
ser ; c’est parce que nous avons des raisons théologiques, canoniques et
historiques de l’admettre ; c’est parce que notre intelligence n’est pas per-
vertie par le modernisme ; quant à la « certitude de foi », c’est une tout
autre question qui n’a pas à intervenir dans cette controverse.

Lettre date inconnue 3 : Hamlet


L’histoire de Hamlet est le drame d’un homme qui vit dans deux di-
mensions et qui est pour ainsi dire déchiré par elles, à savoir la vision hu-
maine ordinaire des choses et la vision du cosmos dans sa totalité. Hamlet
est à la fois une âme chevaleresque et sensible et une intelligence métaphy-
sicienne et contemplative ; en d’autres termes, et c’est là ce qui le caracté-
rise, il ne sait pas concilier concrètement l’« action » et la « contemplation »,
les exigences de la sensibilité humaine et la conscience de la vanité de
toutes choses. C’est là ce qui explique sa fameuse « hésitation » et aussi son
profond pessimisme ; il veut agir, mais en même temps il se voit de haut
comme acteur, il voit son rôle humain dans toute sa contingence et dans
toute sa futilité ; il sait qu’il ne peut changer ni les hommes ni le monde.
Hamlet devrait et aimerait agir, mais il a comme deux âmes, l’une d’un
prince qui aimerait faire œuvre de justice – non de basse vengeance – et
l’autre d’un contemplatif qui se trouve sous l’hypnose de la sagesse salo-
monienne : « Vanité des vanités... Quel avantage revient-il à l’homme de
toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?... Ce qui a été, c’est ce qui sera,

87
VERS L’ESSENTIEL

et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera ; et il n’y a rien de nouveau sous le
soleil. »
C’est là du moins un aspect important de la pièce de Shakespeare.

Lettre date inconnue 4 : avertissement à un disciple


Un de vos problèmes, dites-vous, est « un appel intérieur très puissant à
m’installer pleinement dans la dimension intellectuelle de la voie », appel
que vous attribuez à la prépondérance en vous « des éléments qui se rap-
portent à celle-là », c’est-à-dire à la dimension intellectuelle. C’est là le
noyau de toutes vos difficultés ; cet intellectualisme ambitieux est illusoire ;
s’il n’était pas illusoire, vous n’auriez aucun problème. Commencez donc
par oublier votre « appel intérieur » et pratiquez la voie comme elle se pré-
sente à vous, sans vous préoccuper le moins du monde de votre nature.
Car ce que vous êtes en réalité, vous ne pouvez le savoir a priori ; vous le
saurez a posteriori, quand vous aurez perdu tout intérêt à cette question. La
longueur même de votre lettre prouve que vos problèmes sont factices,
donc illégitimes ; car on n’a pas besoin d’écrire une lettre de douze pages
pour exposer des problèmes réels.
Vous pensez beaucoup trop et d’une manière artificielle, à la fois li-
vresque et psychologiste. Vous parlez de vous « tracer une ligne d’action
réglée et cohérente » en fonction de la discrimination de la « nature réelle
de certaines inclinations et prédispositions » de votre âme, et ainsi de suite.
Il ne manquerait plus que cela !
Vous avez accumulé par vos lectures une masse de données tradition-
nelles, méthodiques aussi bien que doctrinales, mais ces données, vous ne
savez pas les « manipuler », faute de science spirituelle ou même simple-
ment de discernement des phénomènes. Il ne faut donc pas vouloir « opé-
rer » avec ces données en fait inutilisables ; il faut les oublier ou les mettre
entre parenthèses, et recommencer à zéro avec les moyens qu’offre la
Voie.
Vous me parlez aussi des motifs de votre envie de voyager. Il y a là de
l’individualisme, du narcissisme, de l’orgueil même ; ces motifs sont ridi-
cules. Je ne suis pas contre les voyages, je suis contre les motifs. Vous vou-
lez partir en voyage pour « ne pas douter indéfiniment » de vous-même et
pour « affirmer avec fierté » votre « critère propre » ; si c’est ainsi, restez
chez vous. Qu’est donc un homme qui cesse de douter de lui-même rien
que parce qu’il fait un voyage, ou qui doit faire un voyage pour cesser de
douter de lui-même ? Et qui aspire à affirmer, et encore « avec fierté », son
« critère propre » ? Et avec cet état d’esprit, vous osez encore pratiquer
l’invocation ?
Vous avez un certain goût d’enseigner, dites-vous ; je vous assure que
ce goût est parfaitement illégitime. Vous parlez également d’une « élabora-
tion théorique de plus en plus parfaite » ; vous y perdriez votre temps,

88
LETTRES A DES CORRESPONDANTS CHRÉTIENS

étant donné votre tendance à la complication, à la subjectivation, au dilet-


tantisme. Non, vous ne « véhiculez » pas la vérité et vous n’avez pas à la
« proclamer » ; vous avez tout à apprendre. Il serait certes nuisible pour
vous de persister dans de telles tentations. Oubliez qui vous êtes, ce que
vous voulez être ou faire, et pratiquez l’invocation avec les thèmes, comme
le moins doué des disciples. Avant de se trouver, il faut se perdre. C’est
Dieu qui décidera ce que nous sommes.
La Voie est chose objective, non subjective, en ce sens qu’elle nous
impose une Norme qui existe en dehors de nous, – bien qu’elle agisse sur
notre subjectivité, – et au regard de laquelle la question de savoir si nous
sommes « saturnien », « vénusien » ou autre chose ne se pose en aucune
manière, pas plus que celle de notre race par exemple, pourvu que nous
soyons sains d’esprit. Ne demandons pas ce que nous sommes ; deman-
dons ce qu’est Dieu : l’Absolu, l’Infini, le Souverain Bien.

Lettre date inconnue 5 : Dieu détermine l’homme


La certitude métaphysique n’est pas Dieu. L’homme doit toujours
compter, non seulement avec Dieu qui le détermine et dont tout dépend,
mais aussi avec la Volonté divine qui concerne les faits humains, terrestres,
cosmiques d’une manière particulière. L’homme dépend donc de la Divini-
té de deux façons : premièrement, en tant qu’il est homme, manifestation,
créature, et deuxièmement, en tant qu’il agit ; et l’homme doit se consacrer
à Dieu sous deux rapports, d’abord sous celui de l’existence et ensuite sous
celui de l’action. Etre par Dieu et pour Dieu ; vouloir ce qu’Il veut ;
s’anéantir dans la racine et dans les fruits. C’est ainsi seulement que
l’homme est pleinement homme ; et ce n’est qu’en étant pleinement
homme qu’il peut « réaliser Dieu ». La « déification » est pour l’homme,
non pour l’animal humain.

Lettre date inconnue 6 : le saint et le monde


Le monde est ce qu’il est ; c’est à nous de le transformer intérieurement
en or. Le monde comme tel ne nous concerne pas, seul son reflet en nous-
mêmes a de l’importance. Les saints sont les êtres qui ont réalisé cela ; ils
n’ont rien attendu du monde, et ils étaient sans amertume. Ils ont tout tiré
d’eux-mêmes, par Dieu et pour Dieu.
Un Hésychaste a dit qu’au moment où l’homme prononce le Nom de
Dieu avec une parfaite concentration – ou un parfait abandon –, rien ne le
distingue d’un saint. Le saint est l’homme qui a pu « fixer » cette attitude.
Dieu ne nous demande pas cela, mais chacun doit donner ce qu’il peut.

89
LETTRES À DES CORRESPONDANTS SOUFIS
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre du 29.IV.1940 : le rire et les pleurs


Quant au rire, je ne suis pas du tout convaincu de ce que vous dites de
son origine, ni de la définition que vous en donnez. Je sais que le rire ne
joue aucun rôle ni dans le soufisme, ni chez les Qabbalistes ; que dans ces
deux traditions initiatiques, au contraire, c’est la tristesse et les pleurs qui
ont un sens positif et sont partout mentionnés, n’étant niés que par la seule
sérénité intellectuelle, parfois aussi par la joie, mais jamais par le rire ; que
le Soufi Al-Kattânî a comparé le rire à une vieille femme hideuse ; que le
Soufi Al-Qoshaïrî a dit : « Qui a la tristesse avance pendant un mois plus
dans la voie d’Allâh que celui qui est dépourvu de tristesse n’avance pen-
dant des années » ; qu’on dit du Christ que personne ne l’a jamais vu rire ;
qu’on dit de Dante une chose analogue ; qu’on ne dit d’aucun prophète ni
d’aucun saint qu’il ait excellé dans le rire. Mais tout cela ne doit rien avoir
d’absolument exclusif, ce qui serait impossible par principe même ; il y a
aussi des passages où des spirituels ont ri, et je connais notamment un
texte taoïste à cet égard, mais c’est là une possibilité exceptionnelle, car le
rire étant une relative perte d’équilibre, beaucoup plus que les larmes, le
spirituel ne rit pas, ou plutôt, ne pratique pas le rire.

Lettre du 1.V.1940 : le rire, l’homme primordial


J’ajoute encore quelques mots à ma précédente lettre, afin de mieux
préciser certaines choses. Je n’ai sans doute pas besoin d’insister sur ceci :
si le rire, comme les pleurs, sont caractéristiques de l’homme, ce n’est évi-
demment pas à la façon d’une supériorité, car ces deux manifestations de
l’âme ne caractérisent l’homme pas autrement que ne le fait le mental qui,
lui, n’est qu’un caractère spécifique donc distinct, et ne peut être un terme
de comparaison comme l’a démontré Guénon. Quant à l’homme primor-
dial, je pense qu’il ne riait ni ne pleurait, son psychisme n’étant ni aussi
développé, ni par conséquent aussi extériorisé, que chez l’homme « dé-
chu ». L’homme primordial était beaucoup plus près de l’état de prajnâ ou
plutôt de samâdhi, c’est-à-dire, tout était résorbé en lui dans un certain état
d’indifférenciation béatifique ; le rire n’est de cette béatitude qu’une sorte
de « fragment » déchu et grossier, intensifié à force d’extériorisation ; de là
aussi la manifestation physique du rire.
Je n’ai jamais pensé blâmer une gaieté spontanée et modeste, à condi-
tion qu’elle reste compatible avec la dignité ; une telle gaité est affaire de
tempérament ; c’est donc en soi un fait indifférent. Mais dès lors que la
gaité se pose en théorie, je la condamne, car alors elle cesse d’être mo-
deste ; elle perd sa spontanéité et devient prétentieuse ; elle ouvre la porte à
la sottise, en passant par une sorte de suffisance plus ou moins incons-

93
VERS L’ESSENTIEL

ciente mais néanmoins paralysante au point de vue de la spiritualité. Loin


de moi de blâmer votre gaité, si elle ne porte pas préjudice à votre voie.
prajñâ (scrt.) : sagesse, connaissance ; dans le bouddhisme mahayanique, la dernière
des six pâramitâ (vertus, perfections) du bodhisattva.
samâdhi (scrt.) : état d’Union extatique.

Lettre du 21.XII.1947 : l’art d’écrire


J’ai lu votre article et je dois, encore une fois, vous causer une décep-
tion. Vous n’avez pas la vocation d’écrire ; ce n’est certes pas votre mis-
sion. Peut-être en sera-t-il autrement plus tard. Vous ne dominez pas la
pensée, c’est elle qui vous domine. Vous « pensez trop », et cela vous re-
garde ; mais le lecteur n’a aucun intérêt ni aucune envie à vous suivre dans
vos problèmes intérieurs, que vous revêtez de ratiocinations métaphy-
siques. Ce serait peut-être, en attendant, une bonne discipline pour vous
que de traduire, très simplement, non pas Ibn Arabî, mais des textes
comme le traité de Ghazzâlî sur les Noms divins, ou comme la Vie du
Prophète de Yus. b. Ismaïl En-Nabhânî, ou quelque livre de ce genre. Je
n’ai pas le temps de m’expliquer longuement à ce sujet ; je ne puis dire
qu’une chose en attendant, c’est que les insuffisances de vos deux derniers
articles sautent aux yeux et ont leur cause profonde dans une disproportion
psychique due à un développement trop unilatéral ; en un mot, vous n’êtes
pas encore assez vous-même pour pouvoir être un réceptacle de
l’inspiration métaphysique.

Lettre du 17.I.1950 : bonheur et sainteté, le jeûne


Le mondain ou l’imparfait parcourt la vie comme un long chemin : s’il
est croyant, il voit Dieu au-dessus de lui dans le lointain, et aussi au bout
de ce chemin. L’homme spirituel, par contre, est debout en Dieu et la vie
passe devant lui comme un ruisseau. [...]
Le bonheur est là où est la sainteté. La sainteté est comme une ouver-
ture vers le Ciel ; elle est un recueillement dans l’Unique. Tout homme est
saint quand il pense à Dieu, s’il ne pense à rien d’autre. [...]
Le jeûne est comme un vêtement sacré qui nous rappelle que nous
sommes retranchés du monde et que nous sommes du côté de Dieu.

Lettre du 22.X.1950 : la fonction spirituelle


Si un homme dans ma position se trompe dans une question centrale,
cette erreur doit être préfigurée dans sa nature, c’est-à-dire, il doit y avoir
chez lui, non seulement un manque intellectuel, mais surtout un élément
passionnel ; d’après l’hérésiologie traditionnelle, l’hérésie est avant tout
affaire de passion. S’il n’y a ni manque d’intellectualité, ni passion psy-
chique, il n’y a aucune chance pour qu’un homme se trompe dans
l’exercice de sa fonction spirituelle, car la tradition offre, par définition,

94
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

certaines garanties. Aussi faut-il être d’une prudence extrême avant


d’affirmer qu’une façon d’agir – surtout dans un monde chaotique comme
le nôtre – est contraire à une fonction spirituelle, et surtout, qu’elle est
contraire à la Vérité divine.

Lettre du 19.III.1951 : un article sur René Guénon


J’ai écrit un article sur Guénon, qui devra paraître dans le numéro spé-
cial sur lui, en été [ Etudes Traditionnelles ]. Cet article, qui est intitulé
« L’Œuvre », définit celle-ci comme étant : 1. intellectuelle, 2. universelle,
3. traditionnelle, 4. théorique ; et il indique comme contenu de cette
œuvre : 1. la doctrine métaphysique, 2. les principes traditionnels, 3. le
symbolisme, 4. la critique du monde moderne. L’article se termine avec ces
mots : « Le théoricien en tant que tel s’efface, par définition, derrière la
doctrine ; rien ne serait plus injuste que de le lui reprocher, et d’attendre de
lui un autre argument que la vérité doctrinale. Il nous paraît sans objet, par
conséquent, de parler de la personne de Guénon, et nous nous bornerons
à relever l’impression d’effacement et de simplicité qu’il nous fit lors de
toutes nos rencontres. L’homme semblait ignorer son génie, comme celui-
ci, inversement, semblait ignorer l’homme. »

Lettre du 6.V.1951 : l’épreuve


Je regrette de vous avoir parlé de nouveau de ces misères parisiennes.
J’aimerais pouvoir vous annoncer de belles choses. Mais les belles choses
sont en nous, elles sont éternelles. Il ne faut pas être ingrat. Il ne faut pas
oublier que des anciens sages ont béni les derniers temps à cause des
grâces particulières et des facilités qu’on y obtient. Nous ne devons pas
nous plaindre.
Tout événement est une ouverture vers la Vérité. Allâh joue avec l’âme
comme avec un voile qui une fois Le cache et une fois Le révèle.

Lettre du 18.VII.1951 : les épreuves


La voie spirituelle englobe tous les événements de la vie ; il n’y a rien
qui ne la regarde en aucune manière. Les épreuves de la vie sont, non des
dérangements dépourvus de sens, mais des aspects, soit de nous-mêmes,
soit de la Réalité, donc des éléments nécessaires et inévitables de la voie.
Pour les faire fructifier, il faut les accepter comme venant de la part de
Dieu : avec gratitude et louange. C’est alors seulement que l’homme peut
espérer comprendre pleinement le sens de l’épreuve, ou, quand il s’agit
d’une situation apparemment sans issue, espérer en être délivré, si Dieu le
veut. Même les distractions, dans la mesure où une ambiance inévitable
nous les impose, doivent être acceptées, non comme des obstacles ou des
ennuis venus par hasard, et dont nous devons nous plaindre, mais comme
des épreuves envoyées par Dieu ; nous devons les intégrer dans notre vie
spirituelle et en tirer le meilleur parti. Une spiritualité vraie ne prétend pas

95
VERS L’ESSENTIEL

se situer, comme un objet de luxe, en marge des outrages de la vie, car elle
n’envisagera pas celle-ci d’une manière tout égoïste et profane ; tout évé-
nement est bien en tant que venant de Dieu, et tout mal comme tel vient
de la nature humaine ; c’est dire que pour le contemplatif, les faits ne peu-
vent pas ne pas avoir un sens spirituel.

Lettre du 4.X.1951 : Florence et Sienne


Après votre départ, nous avons passé quelques belles journées à Flo-
rence, avec Titus Burckhardt et sa femme. Deux choses nous ont frappés
le plus : les églises toscanes en pierre blanche et noire, qui ressemblent à
des mosquées, et les peintures dites « primitives », dont les plus belles sont
à Sienne, et qui représentent l’un des arts les plus parfaits. Nous avons
visité aussi Pise et Pistoia.

Lettre du 15.III.1955 : Adam


Une interprétation orthodoxe du Coran n’est jamais fausse, bien en-
tendu, mais elle peut être forcée et faible ; par exemple, il est des commen-
taires qui rendent des mots différents par le même sens, ce qui n’explique
évidemment pas les différences et encore moins la juxtaposition de certains
termes. Vous me citez deux explications du verset de la sourate Et-Tîn*,
dont aucune ne rend compte du sens essentiel de ce verset. Ne serait-il pas
plus normal et plus simple, au lieu de présenter des applications comme
des définitions, d’entendre le verset en question dans son sens immédiat et
universel, concernant l’homme comme tel ? L’homme peut pécher, ce que
l’animal ne peut faire, ni l’ange non plus ; cela suffit pour expliquer le ver-
set. Quant à Adam, comme il devait vivre la possibilité humaine dans le
cadre de sa propre possibilité prophétique, il fallait que dans ce cadre il fût
un instant aussi « bas » que possible, mais comme ce cadre était « élevé », il
n’y a là qu’une analogie lointaine avec le cas de l’homme ordinaire ; avec
cette réserve, l’idée d’une « chute » doit être acceptable même pour un Mu-
sulman, s’il est métaphysicien. La Miséricorde de Dieu à l’égard d’Adam
n’a pas rétabli le Paradis terrestre. wa Llâhu a‘lam
* [ Il s’agit visiblement du verset 5. – Verset 4 : Nous avons certes créé l’Homme dans la forme la
plus parfaite ; verset 5 : puis Nous l’avons ramené au niveau le plus bas ; verset 6 : à l’exception de
ceux qui ont cru et qui auront accompli des œuvres de bien, car une récompense sans fin leur est destinée.]
wa llâhu a ‘ lam (ar.) : « et Dieu est plus savant ».

Lettre du 26.I.1955 : la chute d’Adam


Pour ce qui est de l’expression asfala s-sâfilîn [« au niveau le plus bas »] dans
la sourate Et-Tîn, le mot « chute » est peut-être trop chrétien, mais ce que
vous me citez confirme cette interprétation. L’extrême décrépitude
d’Adam, dans sa vieillesse, n’a aucun sens en dehors de la chute, car au
Paradis Adam était immortel ; la vieillesse et la mort sont des marques de

96
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

la chute adamique, chez tout homme. C’est pour cela que la sourate conti-
nue : illa l-ladhîna âmanû... [ « à l’exception de ceux qui ont cru... » ], ce qui n’aurait
aucun sens s’il ne s’agissait que de la vieillesse. La dégénérescence du genre
humain est une autre conséquence de la chute ; on ne peut l’en dissocier.

Lettre du 28.I.1956 : la foi, l’invocation


Un élément fort important dans l’invocation est la foi. La foi est la
conscience du caractère concret et immédiatement tangible d’une vérité
salvatrice. La foi engendre le désir d’invoquer beaucoup ; on aime être au-
près de ce dont on connaît la valeur irremplaçable. Un stimulant négatif de
notre foi est la conscience de notre misère ; l’homme qui ne sait pas qu’il
est en train de se noyer ne peut avoir le réflexe de se cramponner à une
corde ; il est donc bon de savoir que tout homme qui ne va pas à la Béati-
tude va à la souffrance, et que l’invocation est le moyen le plus simple, si
l’on peut dire, de sauver son âme. La simplicité de ce moyen spirituel n’est
pas facilité et vulgarité, car il engage en définitive tout ce que nous
sommes ; mais quelle que soit la grandeur ou la noblesse de toute spirituali-
té, l’aspect de simplicité ou même de facilité existe, comme la grâce ; du
reste, rien n’est possible sans l’aide divine. Un Hindou ou un Bouddhiste
dirait que les moyens simples ne sont à notre portée qu’en vertu de notre
bon karma.
Bien des échecs s’expliquent au fond par un manque de foi et un
manque de crainte, dans un milieu général où la foi comme la crainte appa-
raissent comme choses risibles ; il suffit que la passion, l’inexpérience et
l’inintelligence s’en mêlent, puis le démon, qui ne peut pas ne point profi-
ter d’une si belle occasion, lui qui exploite toujours les faiblesses des
hommes. Dans un monde traditionnel, où tout est homogène et solidaire,
certaines tentations sont inconcevables ; les « formes traditionnelles » ne
s’y présentent pas comme des marchandises dans une vitrine, et la vie de
tous les jours ne se débat pas dans un bourbier de trivialité. Or nous de-
vons constater que nous ne vivons pas dans un monde gouverné par la
tradition, et cela nous dispense de certains étonnements.

Lettre du 28.I.1956 : l’exotérisme ésotérisé


A propos de la question du « formel » et de l’« informel », ou de la
« lettre » (qui éventuellement tue) et de l’« esprit » (qui vivifie), j’aimerais
faire remarquer qu’il y a toujours, ou presque, entre l’exotérisme et
l’ésotérisme une région intermédiaire, un barzakh, qui apparaît à la fois
comme un exotérisme ésotérisé et un ésotérisme exotérisé ; le Christia-
nisme n’est que cela, d’où son caractère paradoxal, et quant à l’Islam, nous
trouvons ce barzakh dans le ritualisme d’un Ghazâlî et dans le Soufisme
populaire, mais aussi un peu partout dans les formes collectives du
Taçawwuf. Entre l’exotérisme et l’ésotérisme se situe toujours un karma-yoga
ritualiste et moral ; or celui-ci, par sa nature individualiste même, – car

97
VERS L’ESSENTIEL

l’action et le mérite appartiennent forcément à l’individu, – s’oppose à la


perspective métaphysique aussi bien qu’à la voie du Nom salvateur.
L’individualisme rationalisant de la piété musulmane est aussi peu méta-
physique que l’individualisme sentimental des Chrétiens. Il y a aussi, dans
tout ésotérisme, – et dans la mesure où ce point de vue s’affirme d’une
façon directe, – une tendance marquée au dépassement des formes, sur le
plan doctrinal (où toute formulation devient un upâya, un « artifice inévi-
table ») aussi bien que sur le plan méthodique (où la concentration et ses
supports directs absorbent la plupart des rites extérieurs) ; nier cette ten-
dance, c’est aller à l’encontre de la nature des choses.
Il faut mettre tout l’accent sur la vérité métaphysique et sur le Nom di-
vin ; c’est là une « religion » qui traverse toutes les formes traditionnelles
comme la trame traverse le tissu. En partant d’une source d’évidence doc-
trinale, donc intellectuelle, il faut réaliser la foi et trouver, dans le Nom et
par lui, la certitude intérieure, celle qui est notre être même.
barzakh (ar.) : isthme (reliant deux états, deux plans).
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
ta awwuf (ar.) : soufisme.
upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.

Lettre du 31.I.1956 : la vie spirituelle


Votre erreur, c’est d’être hanté par l’idée que tout dépend de vos ef-
forts ; vous oubliez la vertu du dhikr, la grâce qui résulte du Nom – ou de
la Shahâdah – indépendamment de vos mérites. Le Bouddhisme japonais a
fort bien développé cet aspect de la question, et c’est grand dommage que
vous ne puissiez lire les textes qui s’y réfèrent. Ce qui importe dans notre
vie spirituelle, c’est d’abord la métaphysique qui discerne le Réel de l’irréel
tout en admettant que « toute chose est Âtmâ », – et ensuite l’invocation,
qui fait entrer le Réel en nous, ou plutôt qui nous absorbe dans le Réel. Il
faut invoquer avec foi. Le Nom est Lui. Celui qui demeure dans le Nom ne
saurait se perdre. La nature passionnelle peut protester au début, – soit par
l’amertume, soit par l’ennui, – mais elle ne peut résister indéfiniment au
Nom tout-puissant ; tôt ou tard, elle se soumettra. L’amertume, la tristesse,
l’ennui, le doute, – tout cela, c’est nous-mêmes, ou plutôt ce quelque chose
en nous-mêmes qu’il faut vaincre. Il faut mettre le Nom à la place de nous-
mêmes. Nous sommes incapables d’être parfaits, mais le Nom est toute
perfection ; il suffit que lui soit parfait en nous. A défaut de vertus et
d’efforts, il faut avoir la foi, tout en s’abstenant du mal. Le fondement de la
foi, pour nous, est la vérité métaphysique. J’ai exposé le fondement de la
voie du Nom divin dans un livre qu’on vous enverra dès qu’il aura paru ;
mais il faudrait lire aussi des textes orientaux, tels que Râmakrishna,
Râmdâs, Mâ Ânanda Moyi, Shivânanda.

98
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

C’est bien regrettable que vous soyez si isolé, mais nous ne pouvons
rien y changer. Une cause de vos difficultés, c’est que, comme la plupart
des hommes modernes, vous n’avez ni crainte ni amour à l’égard de Dieu ;
et pourtant, tout homme doit mourir. Si nous pensons aux souffrances du
samsâra, et si en même temps nous savons que tout ce que nous aimons ou
pourrions aimer se trouve infiniment en Dieu, et en Lui seul, alors il nous
est facile de nous arracher à la paresse de notre nature et de vivre dans le
Nom divin, qui est à la fois Sagesse et Miséricorde.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lettre du 7.III.1956 : amour et crainte dans la voie


Par « crainte », on doit comprendre tout ce qui nous rapproche de Dieu
par voie négative, qu’il s’agisse d’une douleur physique, d’un trouble moral,
de la contemplation du ciel constellé ou d’une méditation sur la Rigueur ;
tout ceci est de l’ordre de la « crainte », de la makhâfah, du qabd. Tout ce
qui, par contre, nous rapproche de Dieu – donc du dhikr – d’une manière
positive ou agréable, est de l’ordre de l’« amour », de la mahabbah, du bast.
L’idée centrale de la « crainte » est le Jugement Dernier ; l’idée centrale de
l’« amour » est la Béatitude, le Paradis, la Délivrance.
L’« amour » comporte un élément de confiance, comme la « crainte »
comporte un élément de méfiance : méfiance envers nous-mêmes, con-
fiance en Dieu. « En vérité, Ma Clémence a précédé Ma Colère » [ hadîth
qudsî ] : l’« amour » doit donc l’emporter sur la « crainte » ; il est en un sens
plus « réel » que celle-ci, mais il est imparfait sans elle, parce que l’homme
ne cesse d’être l’homme. Le critère de l’attitude juste en dehors de la
« crainte » est la continuité de l’« amour ». L’« amour » brûle la « crainte »
comme le feu brûle le bois, mais il a besoin d’elle pour pouvoir brûler.
L’« amour » pur est au delà de l’opposition, mais il est aussi au delà de
l’homme comme tel ; l’homme ne le « possède » pas, il s’y plonge et s’y
perd. La « crainte », c’est alors le monde qui reste en dehors de l’« amour »,
et celui-ci est Dieu.
L’« amour », c’est accomplir le dhikr ; la « crainte », c’est ne pas
l’omettre.
ba t (ar.) : dilatation, état spirituel d’expansion.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
adîth (ar.) : parole ou acte de Mohammed transmis par un Compagnon. adîth
qudsî : adîth où Dieu, par la bouche du Prophète, parle à la première personne.
qab (ar.) : contraction, état spirituel de resserrement.
ma abbah (ar.) : amour, amour spirituel.
makhâfah (ar.) : crainte, crainte spirituelle.

99
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 14.XI.1956 : l’islam primitif


Il ne me paraît pas certain que l’Islam des premières années ait com-
porté autre chose qu’une bhakti ; il est fort possible que le jnâna ne se soit
manifesté qu’à partir d’un certain moment, peut-être lors de l’hégire, ou un
peu avant. On dit que le Prophète a révélé dans la caverne, lors de la fuite,
les mystères du Nom divin à Abû Bakr.
bhakti (scrt.) : dévotion.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance.

Lettre du 5.I.1957 : pourquoi invoquer ?


Quant à la question « pourquoi invoquer ? », la réponse la plus pro-
fonde serait sans doute : « parce que j’existe », car l’Existence est d’une
certaine manière la Parole de Dieu par laquelle Il se nomme Lui-même.
Dieu prononce son Nom pour se manifester – pour « créer » – en direc-
tion du « néant », et l’être relatif prononce ce Nom pour « être », c’est-à-
dire pour « redevenir ce qu’il est », en direction de la Réalité.
L’idée de « devoir » est fort utile, humainement parlant, car le monde a
besoin de l’invocation. Ce n’est pas notre valeur personnelle qui compte, ni
les grâces que Dieu nous rend sensibles, mais le fait de la manifestation du
Nom. D’ailleurs, nous n’avons de valeur qu’en fonction de ce Nom. Nous
sommes incapables de faire du bien par nous-mêmes ; tout ce que nous
faisons est conjectural, sauf le Nom, dont l’agent, précisément, est Dieu ;
nous nous prêtons ainsi à l’action divine.
Les Bouddhistes japonais ont insisté très justement sur le fait que
l’invocation n’a pas à procurer de la joie ; ce manque de joie, c’est nous-
mêmes ; tant mieux si la grâce perce ce mur ; mais cela est indépendant de
l’efficacité immédiate et de la validité finale de notre oraison. Vous avez
raison de dire que l’ego veut s’emparer de tout, même de la grâce. Je pense
que les livres du Jôdo-Shinshû japonais vous donneraient des lumières sur ce
sujet.

Lettre du 1.VIII.1957 : l’homme, le Nom


à Titus Burckhardt (traduit de l’allemand par Frithjof Schuon)
Le corps est un tissu de sensations et d’instincts. L’égo est un tissu
d’images et de désirs. Tout cela fait partie du courant des formes, qui n’est
pas notre vrai Soi. Le Nom suprême est l’expression et le réceptacle de
notre Soi véritable ; il ne fait pas réellement partie du courant des formes ;
en lui nous sommes parfaitement Nous-mêmes. Il est « forme de l’Infor-
mel » – ou « du Supra-Formel » – et « manifestation du Non-Manifesté ».
Shankara a dit : « Discerne entre l’éphémère et le Réel, répète le saint Nom
de Dieu et calme ainsi le mental agité ».

100
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre de VI.1958 : la vieillesse


Il y a beaucoup d’hommes qui vieillissent mal, parce qu’ils traînent der-
rière eux la psychologie d’un âge passé. Si à cinquante ans on doit
s’enterrer un peu, on le doit encore plus à soixante-dix ans. C’est comme si
on concluait, à titre personnel, un nouveau pacte avec Dieu. Ce qui
s’impose d’une façon absolue, c’est qu’on soit content de sa condition.
Tout âge a ses avantages ; à un certain point de vue, les vieillards sont à
envier ; leur état simplifie bien des choses ; il leur suffit de vivre en Dieu
jusqu’à la fin ; ils peuvent être certains que Dieu ne leur en demande pas
davantage. Traditionnellement, la vieillesse est une bénédiction. [...]
Souvent, dans l’oraison, la grâce vient à partir du moment où on se ré-
signe joyeusement à la sécheresse. Si quelque chose vous fait mal, remer-
ciez Dieu, c’est le meilleur moyen d’en sortir.

Lettre du 17.XII.1960 : la condition humaine, la miséricorde divine


Vos difficultés proviennent du fait que vous ne vous rendez pas
compte de la gravité de la condition humaine ; et vous ne vous en rendez
pas compte parce que rien dans votre entourage habituel – le monde où
nous vivons – ne la suggère, pour dire le moins. C’est au fond une question
d’imagination ; je ne dis pas que vous en êtes directement responsable ;
mais vous en êtes en tout cas la victime, et vous n’êtes pas seule à l’être.
Les articles que je suis en train d’écrire – « L’homme dans l’Univers » et
« La croix “espace-temps” dans l’onomatologie coranique » – vous donne-
ront bien des réponses [articles reproduits dans Regards sur les Mondes anciens et Forme et
Substance dans les Religions ]. Mais ces réponses sont en somme déjà contenues
dans les thèmes de méditation.
Prenons le thème qui se réduit au ternaire « détresse - confiance -
Miséricorde ». Qu’estce que cela veut dire ? Cela signifie que l’infinie Misé-
ricorde divine, laquelle est miraculeusement contenue dans le Nom de
Dieu, nous sauve en fonction de notre confiance, et que notre confiance
jaillit du fond de notre détresse ; sans conscience de notre détresse, point
de confiance possible, et sans confiance, point de Miséricorde. Il faut donc
savoir que nous sommes déchus de la perfection originelle, que nous
sommes incapables de nous sauver, et que seul Dieu peut nous sauver ;
sachant cela, nous pourrions désespérer, logiquement ; mais c’est ici
qu’intervient la confiance, car nous savons par la Révélation que Dieu veut
nous sauver et que sa Miséricorde est infinie. La confiance ou, ce qui re-
vient au même, la foi, est donc conditionnée, « en haut » par notre science
de la divine Miséricorde, et « en bas » par notre conscience de la misère
humaine.
La plupart des gens croient qu’on va au Paradis parce qu’on suit les
rites d’une religion et qu’on n’a ni tué, ni volé, et ainsi de suite ; or, seuls les
saints et les sages vont droit au Paradis, et encore ils y vont parce que la

101
VERS L’ESSENTIEL

Miséricorde dissout leurs imperfections, non parce qu’ils sont parfaits.


Quand vous marchez dans la rue, vous croyez que « moi » – S.H. – « je suis
ici », « dans cette rue », « maintenant » ; vous ne voyez pas, je suppose, les
abîmes métaphysiques et eschatologiques qui vous entourent. Au moyen
âge, toute la civilisation était ainsi faite qu’on pouvait au moins « sentir » sa
situation cosmique ; de nos jours, on vit dans une sorte d’« exterritorialité »
trompeuse ; on vit entre des coulisses opaques qui cachent la réalité. Or
Dieu nous touche partout, il n’y a aucun espace libre ni aucun répit. Il est
« le Premier » et « le Dernier » et « l’Extérieur » et « l’Intérieur » [Coran 57:3],
l’homme est comme le point d’intersection des « dimensions divines ».
Il faut détacher votre vie de la conscience du multiple et la réduire à un
« point géométrique » en face de Dieu. Vous n’avez qu’une seule vie, et elle
n’est pas n’importe quoi ; elle est tout, pour vous, et sa grandeur lui vient
de son origine divine et de son but divin. La condition humaine est
quelque chose de grand parce qu’elle est fondée sur Dieu ; l’erreur mo-
derne, c’est de croire que nous sommes petits, c’est-à-dire que nous
sommes des hasards biologiques ; que nous avons droit à la tiédeur ; que
nous sommes libres d’être petits, tièdes, médiocres. En réalité, nous
sommes condamnés à la grandeur, si je puis dire, et nous la trouvons dans
la petitesse spirituelle en face de la Grandeur divine. C’est Dieu qui est
grand, mais nous devons nous ouvrir à cette Grandeur en sachant qu’il n’y
a que Lui, que nous sommes accrochés à Lui, que nous ne pouvons Lui
échapper ; sachant cela, nous devons nous résigner à notre condition hu-
maine et personnelle, – au fait qu’on ne peut sortir nulle part du sacré, – et
nous reposer dans la confiance.

Lettre du 31.V.1963 : Henri Corbin et Frithjof Schuon


à Seyyed Hossein Nasr
Pour ce qui est du professeur Corbin, voici le problème : il est un éru-
dit, je suis un contemplatif. Sur quel plan pouvons-nous nous rencontrer ?
Croyant que je m’intéresse à des livres et que je lis beaucoup, et que j’aime
parler comme les savants universitaires, alors qu’en réalité j’aime la con-
templation et non les livres, il serait déçu en me voyant. J’ai beaucoup à
offrir à des disciples ; je n’ai rien à offrir à un savant comme lui. Je suppose
qu’il se trompe à mon sujet, qu’il ne se rend pas compte à quel degré je suis
différent, non seulement des autres Occidentaux, mais aussi, d’une façon
tout à fait générale, des autres hommes.

Lettre de 1964 : ici et maintenant


Quelles que soient les formes, l’essentiel c’est toujours de discerner
l’Éternel de l’impermanent et de s’attacher au premier, en réduisant ainsi le
monde en un point béni – un centre où Dieu nous touche – et la vie en un
seul instant bienheureux : le moment où nous pensons à Dieu, où nous
sommes avec Lui.

102
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre du 22.VI.1964 : la science moderne


[...] ce n’est que partiellement – toujours sur le plan des faits physiques
– que la science moderne a tort ; par contre, elle a totalement tort sur les
plans supérieurs et dans ses principes. Elle a tort dans ses négations et dans
les faux principes qui en découlent, puis dans les fausses hypothèses qui
dérivent de tout cela, et enfin dans les effets monstrueux qu’elle produit en
fonction de son prométhéisme initial. Mais sur beaucoup de points phy-
siques et même sur quelques points psychologiques, la science moderne a
raison, et il est même impossible qu’il n’en soit pas ainsi, étant donné la loi
des compensations ; il n’est pas possible que les modernes n’aient pas rai-
son sur des points où les Anciens se sont trompés ; cela fait même partie
du mécanisme de la déchéance.
Il ne faut du reste pas oublier que l’astronomie ptoléméenne n’était pas
une science sacrée. Ce qui est décisif en faveur des Anciens, ou des
hommes traditionnels en général, c’est qu’ils ont raison sur tous les points
spirituellement essentiels ; ils connaissent d’ailleurs même sur le plan phy-
sique, une infinité de choses qui échappent aux modernes.

Lettre du 12.XII.1964 : le cœur spirituel


Il y a une certaine diversité d’interprétation dans la question du cœur
spirituel. La plupart des traditions ne précisent rien quant au rapport avec
le cœur physique ; on admet donc a priori que les deux cœurs coïncident
opérativement. Le Maharshi aurait dit que le cœur subtil se trouve à
droite ; les Japonais le situent dans le plexus solaire ; souvent on l’identifie
simplement avec la poitrine. En fait, le cœur spirituel est là où se situe sub-
jectivement la conscience de la plus profonde intériorité ou ipséité. Chez
moi-même, quand la grâce fait irruption en particulier dans le cœur, c’est le
cœur physique qui s’en ressent ; sinon, la grâce est pectorale, elle dilate la
poitrine.

Lettre du 1.VI.1965 : le monde et l’ego, le bonheur


Les deux choses qui rongent l’homme, c’est le « monde » et le « moi » :
le « monde » disperse et écartèle, et le « moi » emprisonne et écrase ; or il y
a au fond de nous-mêmes, au delà du monde et de l’égo, une béatitude qui
contient tous les bonheurs possibles – en un « maintenant » doré et intem-
porel – et qui est à la fois bienheureux Centre et bienheureuse Dilatation.
Croyez-moi que c’est un bonheur de vieillir ; car la spiritualité n’est pas
une question de choix ou de vocation ; c’est la seule chose qui nous reste à
faire, du moment que nous sommes des êtres humains. Les hommes sont
des enfers qui se promènent comme des aveugles dans un paradis ; le
Bonheur est partout, il est dans la substance même de notre existence ;
l’univers est tissé de Félicité.

103
VERS L’ESSENTIEL

Vous devriez trouver moyen de moins travailler et rechercher l’apai-


sement dans la nature vierge et dans la solitude. Ne cherchez jamais la paix
ou la consolation chez les hommes, d’autant que nous n’avons pas le
choix, je le répète ; nous devons de toute façon nous détacher. Dieu nous
attend, il n’y a pas d’autre issue. Foi et confiance : tout est là ! Nous
sommes faits pour le Bonheur, mais il faut le trouver où il est.

Lettre du 7.XI.1965 : les fréquentations, l’homme spirituel


J’ai parlé dernièrement aux disciples de la question du satsanga, c’est-à-
dire de l’obligation traditionnelle de ne fréquenter que les hommes ayant
des tendances sattviques et d’éviter les autres ; or vivant dans un monde
antitraditionnel et n’ayant pas d’argent, j’ai dû fréquenter pendant toute ma
jeunesse des hommes de tendances tamasiques ; c’était une vie en enfer.
Mais c’était en fin de compte une épreuve utile, laquelle me donne
d’ailleurs le droit de parler de ce problème. J’ai dit que les croyants qui sont
obligés de fréquenter des incroyants sont des martyrs, et leurs fautes résul-
tant de cette situation anormale leur sont pardonnées d’avance, à condition
qu’ils en aient honte. Dans ma jeunesse, j’avais besoin d’être seul pour
pouvoir devenir moi-même, mais je ne pouvais me payer le luxe de la soli-
tude ; j’étais donc souvent entraîné dans des situations que je haïssais, et
j’avais honte d’exister, jusqu’à ce que le Ciel ait eu pitié de moi. Mais je
souffrais encore pendant quelques années de blessures intérieures qui ne se
sont fermées qu’au moment où j’ai été adopté dans la Tribu des Lakota.
[...]
La plupart des hommes croient être « maintenant » dans cette rue, en-
suite dans cette maison, et ainsi de suite, et en tout cas sur la terre parmi
une indéfinité de phénomènes et de situations ; mais l’homme spirituel
habite le Nom divin, lequel l’attache à la « corde d’Allâh », et autour de lui
il n’y a que la roue du samsâra. L’homme spirituel n’est ni tout-à-fait ici ni
tout-à-fait là-bas, il n’est ni avant ni après, il est toujours au Centre et dans
le bienheureux Maintenant de Dieu.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
satsanga (scrt.) : fréquentation des hommes à tendance spirituelle, des saints.
sattva (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique ascendante, lumineuse, pure ;
corr. chez l’homme à la tendance vers le bien, la spiritualité, la connaissance.
tamas (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique descendante, ténébreuse ; corr.
chez l’homme à l’ignorance, l’inertie, la tendance vers le bas.

Lettre du 11.I.1966 : la vie spirituelle


Il faudrait dire aussi à A.H. que pour la voie nous avons toute notre vie
et qu’il faut passer par bien des tentations ; nos états intérieurs ne sont pas
des critères, et il ne faut pas s’y attacher. Il y a dans le monde et dans la vie
des choses qui sont certaines et d’autres qui sont incertaines ; or il faut
s’attacher à celles qui sont certaines. Il est certain que lâ ilâha illâ Llâh ; de

104
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

même, el-Âkhira est chose certaine. Et dans la vie, la seule certitude est la
mort ; puis la rencontre avec Dieu ; puis notre Eternité. A part ces certi-
tudes métaphysiques et eschatologiques, il y a encore une grande certitude
pour nous, ici-même : c’est la certitude du dhikr. La vie est un instant, et
cet instant est maintenant ; tout est bien si le dhikr s’y trouve ; ce que nous
sommes maintenant, nous le serons toujours, si nous ne quittons pas ce
« maintenant » de dhikru-Llâh.
âkhirah (ar.) : fin, dernier ; l’au-delà.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lettre du 15.VI.1967 : être soi-même


Ceci est le fil conducteur pour l’âme : ne pas être les choses externes,
mais être soi-même ; non point l’égo déterminé et durci par les choses ex-
ternes, mais dans le seul souvenir de Dieu.

Lettre du 26.XII.1967 : Frithjof Schuon parle de sa santé


Je vous écris très brièvement car j’ai été malade et je ne suis pas encore
tout à fait remis. Je crois que ce n’est pas uniquement physique ; il y a trop
d’éléments qui me compriment dans le monde où je vis. A cela peut se
joindre l’incommensurabilité, dans l’âme, entre le support humain et le
Contenu divin ; on ne peut empêcher qu’il y ait parfois un resserrement, –
mais « après le difficile vient le facile ».
Il y a parfois l’accumulation de petites choses qui me rendent malade,
celle de petits documents de rien, de lettres insignifiantes, de livres à regar-
der, – je parle de choses sans valeur, – et ainsi de suite. Mais tout cela ne
compte pas, la grâce de l’invocation est incalculable.

Lettre du 7.I.1968 : la vieillesse, l’invocation


Je me rappelle vous avoir parlé une fois de certaines tentations ou
épreuves de l’âme qui peuvent survenir quand on vieillit ; ce n’est pas à
dire que de telles choses soient tout à fait inévitables, mais en tout cas, il y
a beaucoup de chances que les puissances d’illusion – la Mâyâ inférieure –
cherchent à retenir l’âme qui tend à lui échapper par le travail spirituel.
Avant que l’âme ne soit réellement vaincue, elle tend parfois à se révolter
d’une manière ou d’une autre, et ne serait-ce que par une sorte de séche-
resse ou de lassitude. C’est alors qu’il faut se dire, avec le Coran : « Dis :
Allâh ! Puis laisse-les à leurs vains discours. »
La nature humaine est portée à perdre de vue le bonheur inouï que re-
présente la possession du Nom. Quelle félicité d’être né homme et, étant
homme, d’avoir obtenu le dhikr ! Même si on avait manqué tout dans la
vie, si en ce moment même on a la grâce d’invoquer le Suprême Nom,

105
VERS L’ESSENTIEL

toute la vie est gagnée, rien n’est perdu ; toute vie, même dissipée, vaut la
peine d’être vécue si son aboutissement, en ce moment même où nous y
pensons, est la possibilité de prononcer le Nom avec foi. Je vous écris ceci
pour la simple raison que je viens d’en parler à quelqu’un ; j’ai souvent
l’occasion d’insister sur la gratitude.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

Lettre de II.1968 : l’invocation, la crainte de Dieu, le bonheur


La vie est un rêve, et ce rêve, il faut le traverser ; or on le traverse sur la
nacelle du dhikr, et dans cette nacelle on ne rêve pas ; dans le Nom divin
seul on est tout à fait éveillé, sans le savoir. Le Prophète a dit que Dieu a
maudit toute chose sauf le souvenir d’Allâh ; vous voyez ce que cette for-
mule volontairement lapidaire et absolue implique. Il faut se cramponner
au Nom, ou à la Shahâdah, comme à une corde de sauvetage. Tous les
hommes sont en train de se noyer, eschatologiquement parlant ; ils n’ont
donc pas le choix : ils doivent se sauver. La vie n’a aucun autre sens.
Dans le Tasawwuf, il faut toujours recommencer une nouvelle vie, afin
de maintenir la grâce et de ne pas la perdre. L’homme est faible, mais Allâh
est la Force, avec Lui tout est possible, même les choses qui paraissent
impossibles. Vous m’avez souvent parlé de votre faiblesse ; si vous ne vous
sentez pas capable d’aimer Dieu, il faut au moins le craindre : « La crainte
de Dieu est le début de la sagesse ». Allâh est miséricordieux, mais il est
aussi terrible ; et il est impossible de comprendre sa Miséricorde si l’on ne
comprend pas sa Colère. Il ne faut jamais se croire trop intelligent ; notre
intelligence n’est rien au regard de l’Absolu. Si Dieu nous a donné le don
d’intelligence, il faut combiner celui-ci avec une simplicité et une pureté
d’enfant ; Dieu hait la prétention et l’assurance. Donc, quelle que puisse
être l’opinion que nous avons de nous-mêmes, une seule chose est abso-
lument certaine, c’est que lâ ilâha illâ ’Llâh. Et il est certain, en fonction
même de cette suprême certitude, que nous devons mourir et comparaître
devant Allâh. Tout le reste est sans importance.
Il n’est jamais inutile de dire à un faqîr : commencez une vie nouvelle,
aujourd’hui même ; et si vous ne voulez pas le faire pour vous-même –
bien qu’au fond vous n’ayez pas le choix –, faites-le pour ceux qui vous
entourent et à qui vous devez le bonheur. Le seul moyen d’être heureux,
c’est de rendre heureux ceux qui dépendent de nous ; de les rendre heu-
reux en Dieu et par Lui.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
faqîr, pl. fuqarâ’ (ar.) : pauvre [envers Dieu] ; homme qui suit une voie contemplative.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
ta awwuf (ar.) : soufisme.

106
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre du 16.X.1968 : la confiance en Dieu


Si vous vous êtes étonné un moment de cette dureté du Ciel à votre
égard, vous voyez maintenant que le Ciel n’était pas du tout dur ; il l’était
tout au plus en vous laissant vous débattre douloureusement dans votre
illusion. Mais ceci, ne le regrettez pas ; ce fut sûrement pour votre bien, car
l’âme a parfois besoin d’être labourée. D’autres personnes passent par des
crises, vous deviez passer par ces inquiétudes ; à chacun son tour. Mainte-
nant que vous lisez ces lignes, vous devez remercier le Ciel, comme Jonas
sortant de la baleine.
Les pensées qui vous ont assailli dans la khalwah ne venaient pas du
bon côté, croyez-le moi ; de telles choses arrivent en khalwah, précisément
parce que certaines puissances veulent nous troubler au moment où nous
nous tournons vers Dieu. Comment pouvez-vous croire que cette belle
visite en Angleterre ait pu se terminer sur une note disharmonieuse, et
encore par votre faute, alors que vos intentions sont irréprochables, pour
dire le moins ? Et c’est pour cette raison même que vous auriez dû vous
dire qu’il est impossible que je sois fâché. La seule chose que vous ayez à
vous reprocher, en somme, est un manque de confiance ; cela suffit pour
expliquer que le Ciel ait permis cette épreuve. Le tawakkul est un des plus
précieux trésors, et une des vertus les plus difficiles à pratiquer en ce bas
monde, où l’absurdité de l’ambiance se combine si facilement avec
l’absurdité de l’âme. Pensez toujours à ceci : « Dis Allâh ! Puis laisse-les à
leurs vains discours ».
khalwah (ar.) : solitude, retraite spirituelle.
tawakkul (ar.) : confiance [en Dieu], résignation, abandon de soi.

Lettre du 14.IV.1970 : invocation et sincérité


J’ai dit dernièrement dans une séance que l’homme doit pratiquer
l’oraison (dhikr) comme s’il était seul au monde et comme s’il n’avait plus
qu’une heure à vivre. Cette situation symbolique inclut en effet toutes les
conditions de sincérité.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.

Lettre du 26.VI.1970 : l’œuvre de René Guénon


L’œuvre de Guénon comporte deux dimensions : j’ai défini la première
dans un article des Etudes Traditionnelles (juillet-novembre 1951), repris sans
mon autorisation par la revue Planète dans son numéro sur Guénon. C’est
le côté strictement intellectuel de cette œuvre : doctrine métaphysique,
orthodoxie traditionnelle, ésotérisme de principe, critique du monde mo-
derne. Si on fait abstraction de certaines opinions discutables, cette dimen-
sion est magistrale et essentielle.
Mais il y a également une autre dimension : « centre suprême » et « roi
du monde », ésotérisme occidental, donc ordre du Temple et maçonnerie,

107
VERS L’ESSENTIEL

nature du mysticisme et des sacrements chrétiens, « réalisation ascendante


et descendante », etc. ; ici, je dois formuler les réserves les plus expresses.
Et si un « continuateur de l’œuvre de Guénon » est censé se fonder sur cet
ensemble de concepts et d’opinions, je ne saurais être un tel continuateur.
Mon attitude – en ce qui me distingue de Guénon – résulte en somme
clairement de mes écrits.

Lettre du 9.IX.1970 : Jésus et Mohammed


à Martin Lings
En ce qui concerne le cas de A.K., la grande question qui se pose est,
non si le Prophète est « la meilleure des créatures », ce que nous admettons
sans peine en un sens intrinsèque et non comparatif, mais si le Christ lui
est humainement et spirituellement inférieur, ce que nous n’admettrons
jamais, et ce que l’asharisme le plus borné ne nous demande pas d’ad-
mettre.
Il y a entre Jésus et Mohammed une sorte de compensation : chez le
premier, c’est le mode de manifestation qui est supérieur ; chez le second,
c’est le message, en ce sens qu’il est plus directement métaphysique et plus
universel et que de ce fait il est complet, ayant une sharî‘ah et une haqîqah.
Mais même formulée ainsi, la question n’est pas totalement clarifiée, car
d’une part la manifestation mohammédienne comporte une qualité sous-
jacente – ou une substance – qui transcende son mode formel, et d’autre
part le message christique exprime à sa façon toute vérité essentielle et
indique toute application terrestre. A rigoureusement parler, on devrait
toujours envisager un Avatâra à partir de son propre mode et non à partir
d’un autre mode avatarique ; mais dans le cas des religions sémitiques,
nous ne pouvons malheureusement pas éviter tout à fait de telles compa-
raisons, d’autant que certaines incompréhensions et certains manques
d’imagination nous y obligent.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
aqîqah (ar.) : vérité, réalité.
sharî ‘ ah (ar.) : loi sacrée, révélée.

Lettre du 27.XI.1970 : universalisme et exclusivisme


Cette passion exotériste est chose bien étrange chez un homme comme
A.K. ; il y a là une large part de manque d’imagination, par exemple la to-
tale incapacité de se mettre à la place d’un Chrétien ou d’un Bouddhiste.
On se réfère à l’autorité de saints musulmans ; fort bien, mais que devien-
nent les centaines de saints non musulmans ? Que signifie, aux yeux de
Dieu, la sagesse d’un Shankara ou celle d’un Kôbô-Daïshi ? Je me suis tou-
jours étonné du manque d’imagination, de sensibilité spirituelle et de pers-
picacité rationnelle de ceux qui s’enferment fanatiquement dans une seule
religion, à une époque comme la nôtre où les civilisations se côtoient et où

108
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

les religions étrangères sont autre chose que des abstractions simplistes,
pour ceux qui ont un minimum de culture.
En somme, on aimerait demander à A.K. : pourquoi croyez-vous que
votre religion soit plus vraie qu’une autre, ou qu’elle soit seule vraie ? Parce
que votre religion le déclare ? Mais les autres religions en font autant pour
elles-mêmes. Parce que vous y êtes né ? Mais d’autres hommes sont nés
dans d’autres religions. Parce que les arguments de votre religion sont
meilleurs que ceux des autres systèmes religieux ? Erreur : les arguments de
toute religion sont acceptables et irréfutables à leur propre point de vue,
sans être convaincants en dehors de celui-ci. La vérité intrinsèque de
l’Islam, nous la constatons à partir de la métaphysique, donc de la religio
perennis, non en vertu de l’argumentation musulmane ; mais précisément, ce
qui seul nous permet d’accepter l’Islam nous permet également d’accepter
les autres religions, ou plutôt nous y oblige.
religio perennis (lat.) : religion pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale et
universelle, sous-jacente à toute religion ; l’ésotérisme doctrinal et méthodique,
impliquant les vertus intrinsèques.

Lettre du 12.I.1971 : la poésie


La poésie est le « langage des dieux » ; et « noblesse oblige » ; je veux
dire par là que le poète a certaines responsabilités. Dans la poésie, la musi-
calité des choses, ou leur essentialité cosmique, fait irruption sur le plan du
langage ; et ce processus exige la grandeur, donc aussi l’authenticité, de
l’image et du sentiment. Le poète a spontanément l’intuition de la musicali-
té sous-jacente des phénomènes ; sous la pression d’une image ou d’une
émotion, – celle-ci se combinant d’ailleurs naturellement avec des images
concordantes, – le poète exprime une beauté archétypique ; sans cette
pression, point de poésie, ce qui implique que la vraie poésie a toujours un
aspect de nécessité intérieure, d’où son parfum irremplaçable. Il faut donc
la grandeur subjective et objective du point de départ ou du contenu, puis
la musicalité profonde de l’âme et du langage ; or celle du langage doit être
tirée des ressources de celui-ci, et c’est tout l’art formel de la poésie. Dante
n’avait pas seulement de la grandeur, il savait aussi, d’une part infuser cette
grandeur dans le langage et d’autre part manier le langage en sorte de le
rendre adéquat à sa vision intérieure. Quand Shakespeare décrit, sur un ton
de chant populaire, une situation quelconque, il réussit le plus souvent à en
présenter la quintessence et à ramener ainsi les apparences à leur musicalité
cosmique, d’où un sentiment de libération caractéristique pour toute véri-
table poésie.
Les traductions de poèmes orientaux ne livrent que le sens, non le re-
vêtement ; il y a donc un élément essentiel de musicalité qui se perd, et il
en résulte que les traductions littérales, anglaises par exemple, d’Attâr ou
de Rûmî n’ont rien de paradigmes de l’art poétique. Cela me fait penser –
puisque la forme est à peu près la même – à la « prose rythmée », ou à la

109
VERS L’ESSENTIEL

« poésie en prose » ; dans la plupart des cas, ce n’est pas du tout de la poé-
sie, mais du bavardage imaginatif entrecoupé d’arrêts qui veulent faire
« poétique » ; en fait, ce genre est presque toujours trop gratuit, trop « phi-
losophique » aussi, et certainement trop petit. C’est le genre de Whitman et
d’Eliot, et c’est de la causerie ; chez Tagore, il y a un élément réellement
poétique qui intervient, il ne s’abaisse pas à bavarder avec le lecteur.
Il y a la beauté du contenu et celle du langage ; dans la Bible, – les
Livres de David et de Salomon notamment, – la beauté du contenu est
telle qu’elle reste intacte dans la traduction ; mais quand Dante profite des
ressources musicales de la langue italienne pour donner une description
quelconque, la beauté, ou la musicalité, se perd évidemment dans la traduc-
tion, à moins qu’on puisse incidemment remplacer une valeur linguistique
italienne par une valeur analogue dans la langue du traducteur.
Je suis plutôt hostile à la poésie parce que presque personne ne sait en
faire, – abstraction faite ici des motifs spirituels, – et aussi parce que la
plupart des vrais poètes sont dupes de leur talent et se perdent dans la pro-
lixité, au lieu de laisser faire la muse, laquelle est parfois fort parcimo-
nieuse. Or laisser faire la muse, ce n’est pas peu dire ! Cela implique qu’il y
ait une pression intérieure qui ne tolère aucun flottement ni aucun bavar-
dage, et cette pression doit être fonction d’un ordre quelconque de gran-
deur ; d’où la « cristallinité musicale » de la poésie, la puissance convain-
cante de sa nécessité intérieure. Il n’y a pas de beauté sans grandeur ; ces
deux qualités doivent être dans l’âme du poète autant que dans la forme
qu’il sait donner au langage. Gemme de perfection et vibration d’infini-
tude !
Un grand mérite de l’art poétique, c’est de savoir combiner l’illimitation
– l’élément musical ou vibratoire – avec la rigueur formelle, c’est-à-dire de
communiquer un parfum d’infinitude au travers d’une gemme aux jeux de
facettes rigoureux ; c’est ce qui fait toute la puissance évocatrice des bons
sonnets. Quand le cadre formel, qui est une des gloires de la poésie,
s’estompe dans une prose vaguement rythmée, le contenu risque de se
répandre en une flaque sans contours, déterminée par la seule subjectivité ;
la polarité entre la gemme et la musique est perdue, il y a danger de prolixi-
té. La beauté n’aime pas seulement l’élément mélodieux et délicat, elle aime
aussi l’élément sculptural et puissant ; la magie des sonnets d’un Dante,
d’un Michelange et d’un Shakespeare doit beaucoup à cette complémenta-
rité.
Il n’y a pas que les poésies-gemmes, il y a aussi les poésies-fleuves, les
poèmes épiques ; dans ce genre, la rigueur de la forme est dans l’élément
structural, que ce soit l’hexamètre classique ou la terzarima de la Divine
Comédie. Dans ce fleuve, on peut mettre une quantité indéfinie d’images,
de pensées, de sentiments, mais même ici il y a des limites architecturales,
comme le prouvent précisément les subdivisions du poème de Dante.

110
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

J’ajouterai que la poésie épique a des droits qu’on ne saurait attribuer à la


poésie lyrique.

Lettre du 16.VI.1971 : le métier


J’espère que S.M. est satisfait de son nouveau travail ; il doit de toute
façon faire un effort pour l’être. Avec de la bonne volonté et de
l’imagination, on peut partout trouver un modus vivendi ; on a ces deux qua-
lités dans la mesure où on a la foi.

Lettre du 3.VIII.1971 : face à l’injustice


à Michel Vâlsan
Ne ressentir que les injustices qui visent la vérité, non celles qui nous
visent : c’est parfait, mais la vérité nous autorise, et nous oblige même, à
tirer les conclusions qui s’imposent, d’autant que nos droits et ceux de la
vérité peuvent coïncider, dans la mesure même où nous sortons de l’ordre
profane. Ce serait différent si l’injustice n’était qu’une force impersonnelle
et aveugle, et si nous n’étions que des individus livrés aux passions. D’un
autre côté, il va sans dire que nous devons accepter l’injustice en tant que
destin, car alors elle vient de la part de Dieu et ne saurait être injuste ; mais
c’est là une dimension nouvelle qui existe indépendamment du plan où
l’injustice est ce qu’elle est. Je dirai même que nous avons droit à la défense
dans la mesure même où nous acceptons tout de Dieu. Enfin, revendiquer
son bon droit peut être, non seulement œuvre de vérité, mais même de
charité ; je me suis toujours étonné de ces malâmatiyah qui donnent le mau-
vais exemple pour être plus purs devant Allâh, comme s’ils rendaient par là
un service quelconque aux autres hommes. wa Llâhu a‘lam
malâmatî, pl. malâmatiyyah (ar.) : homme du blâme, saint dissimulant son état par des
actes répréhensibles.
wa llâhu a ‘ lam (ar.) : « et Dieu est plus savant ».

Lettre du 10.I.1972 : la sainteté, les visions, l’humilité


Il n’y a pas de sainteté sans une immense victoire sur l’âme. Il ne suffit
pas de « vivre » par l’esprit, il faut également être « mort » par lui. Il faut
savoir « sauter par-dessus sa propre ombre » ; bien peu y parviennent à la
perfection. Pourtant, nos dons naturels et nos grâces surnaturelles ne sont
rien sans cela.
Il y a un grand enseignement dans ce critère bien connu en théologie
mystique : si un homme a une vision céleste, et que cette vision est authen-
tique, l’homme en sera devenu sensiblement meilleur ; s’il n’en est pas de-
venu sensiblement meilleur, selon des critères objectifs, c’est que la vision
était fausse. La sainteté n’a pas que des caractères intrinsèques qui échap-
pent éventuellement à tout contrôle, elle comporte aussi – et du même
coup – des signes extrinsèques. [...]

111
VERS L’ESSENTIEL

L’homme humble n’est pas sensible à une légère humiliation d’un frère
– d’un frère aîné surtout – et il est même prêt à s’humilier pour s’appro-
cher d’autrui. « Quand le serviteur fait dix pas à la rencontre de son Sei-
gneur, celui-ci se lève de son trône et fait cent pas à la rencontre de son
serviteur » [ hadîth ] ; il se peut même que le serviteur ne fasse qu’un seul pas,
et que le Seigneur en fasse mille ; or si Dieu agit ainsi, combien plus de-
vons-nous être prêts à sacrifier une parcelle de notre amour-propre ! Et
l’homme humble est d’autant moins soucieux de ses petits droits de préé-
minence, qu’il se garde bien d’oublier sa petitesse devant Dieu ; voudrait-il
que Dieu ne se manifeste à son égard que selon l’incommensurabilité et
sous l’aspect de la Majesté ?
adîth (ar.) : parole ou acte de Mohammed transmis par un Compagnon.

Lettre du 8.II.1972 : Mohammed


Comment l’idée vous vient-elle que le Prophète est un Bodhisattva et
que ‘Alî et Abû Bakr sont des Pratyeka Buddhas ? Je vois que vous avez per-
du de vue les significations de ces termes bouddhiques. Le Prophète, étant
fondateur de religion, est un Samyaksam-Buddha ; ‘Alî et Abû Bakr, étant
des apôtres, sont des Bodhisattvas ; aucun d’eux ne saurait être un Pratyeka
Buddha. On peut voir un Pratyeka Buddha en ‘Uways al-Qaranî – ou à notre
époque et dans l’Inde en Shrî Râmana Maharshi – mais non en un apôtre
qui a forcément des disciples. Ensuite, tout homme spirituel ne peut pas
tout représenter ; il ne s’agit pas ici de capacité, mais de manifestation pro-
videntielle. Le Christ incarnait la sagesse suprême – par la force des choses
– mais il s’adressait aux pécheurs et ne manifestait pas le mode spirituel
d’un Bâdarâyana, auteur du Brahma-Sûtra. wa Llâhu a‘lam
bodhisattva (scrt.) : être illuminé en voie de devenir un bouddha, ayant fait vœu de
sauver préalablement tous les êtres vivants (bouddhisme mahayanique).
pratyeka-buddha (scrt.) : bouddha isolé, sans maître ni disciple.
samyak-sambuddha (scrt.) : celui qui a atteint le parfait éveil ; nom du Bouddha.
wa llâhu a ‘ lam (ar.) : « et Dieu est plus savant ».

Lettre du 29.III.1972 : le quaternaire Nom-Cœur-Invocation-Pauvreté


Il y a dans le Tawhîd intégral ou « sincère » quatre principes : la Vérité
qui détermine tout ; le Cœur qui assimile et « devient ce qu’il est », et qui
représente a priori l’Intention, la Foi, et a posteriori l’Union ; l’Activité réali-
satrice en fonction des deux précédents principes ; la Vertu, à savoir la
Pauvreté spirituelle, également en fonction de la Vérité et du Cœur, ou de
la Foi unitive. Ces quatre principes, qui correspondent analogiquement aux
quatre fleuves du Paradis, sont à la fois des conditions et des critères de la
Voie : dans le « Souvenir de Dieu » il y a forcément la Vérité, puis la Foi ou
le Sujet, ensuite l’Activité opérative et enfin la Vertu détachante, la Pauvre-
té pour l’Un, le vacare Deo. Or la Vérité est le Nom ( Ism) ; la Foi est le Cœur
(Qalb) ; l’Activité est l’Invocation (Dhikr) ; la Vertu est la Pauvreté (Faqr).

112
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

La Pauvreté, qui englobe toutes les vertus fondamentales et indispensables,


c’est essentiellement résister à toute curiosité malsaine, pour dire le moins ;
c’est demeurer dès maintenant dans cette antichambre du Paradis qu’est le
Dhikr ; c’est la « Paix dans le Vide » ; c’est rester comme un enfant dans
son petit jardin, sans se demander ce qui se passe au dehors.
taw îd (ar.) : affirmation de l’Unité divine ; unification.
vacare Deo (lat.) : être vide pour Dieu.

Lettre du 29.III.1972 : Frithjof Schuon parle de ses peintures


Mes peintures représentent la Sainte Vierge sous la forme de la Sula-
mithe du Cantique des Cantiques, en même temps que sous celle de la
Shakti hindoue et bouddhique ; c’est ainsi qu’on pourrait expliquer rétros-
pectivement sa forme particulière, c’est-à-dire dans la mesure où on peut
avoir besoin d’arguments ou de points de repère traditionnels.
shakti (scrt.) : pouvoir, puissance ; personnification féminine de l’énergie ou de la
puissance d’une divinité.

Lettre du 31.X.1972 : la susceptibilité


Quand on est exceptionnellement doué sous le rapport spirituel, il ar-
rive que la réalité humaine reste en deçà de ces dons, et que ce décalage se
manifeste paradoxalement et douloureusement en certaines circonstances,
lesquelles constituent alors une véritable épreuve ; or il faut accepter les
répercussions et conséquences de cette disharmonie sans s’en étonner, et
surtout sans s’en offusquer, ni trop en ressentir des blessures. Dans la vie
spirituelle, on doit « sauter par-dessus sa propre ombre », car l’homme que
nous sommes en réalité, en notre substance, – par la grâce de Dieu, – nous
le sommes rarement a priori. Il y a quelqu’un en nous-mêmes qui doit être
délivré de nous-mêmes ; c’est pour cela que, au point de vue de la suscep-
tibilité, il faut se regarder en quelque sorte du dehors, comme si le « moi »
habituel était un étranger. Toute la question est celle de savoir « qui » nous
sommes, c’est-à-dire : qui est « nous-mêmes » ? Autrement dit, l’homme
spirituel est condamné à se dépasser, et cela bien plus qu’il ne le conçoit
d’avance, peut-être ; il convient donc de ne pas être trop sensible pour un
« soi-même » encore insuffisamment dégagé. Tout cela est sans doute évi-
dent, mais l’enseignement spirituel est tissé d’évidences, précisément.

Lettre du 31.X.1972 : les djinns


Vous faites allusion, dans votre lettre, à la question des djinns, en di-
sant que vous n’aviez pas retenu de mes paroles qu’ils doivent être consi-
dérés comme « absolument négatifs », ce qu’en fait je n’ai jamais pensé, car
je sais trop bien qu’ils sont des « partis divers », comme dit le Coran. Ce
que je condamne sans appel, ce ne sont pas les djinns comme tels, mais les
contacts avec eux, du moins pour nos amis ; car il y a toujours eu de saints
hommes qui avaient le don et la vocation de s’occuper de ces créatures.
113
VERS L’ESSENTIEL

Quand on n’a ni ce don ni cette vocation – de toutes façons fort rares –


comment peut-on discerner a priori, soit entre les bons et les mauvais
djinns, soit – parmi les bons – entre ceux qui en fin de compte nous nui-
ront par ignorance ou étroitesse d’esprit, et ceux qui ne nous nuiront pas ?
D’abord, – mais non, je ne veux pas répéter tout ce que j’ai déjà dit de vive
voix. J’entends seulement souligner que, dans le cas dont il s’agit, la ques-
tion de savoir si les djinns sont bons ou mauvais ne se pose pratiquement
pas, ou ne se pose pas en premier lieu ; le problème est ailleurs. En fin de
compte, je crois que les meilleurs parmi les djinns, même s’ils protègent
parfois les hommes, les enfants notamment, ne cherchent pas à entrer en
contact avec les êtres humains.
jinn (ar.) : être subtil, génie, esprit du monde animique.

Lettre du 21.XI.1972 : la poésie


Vous savez l’importance que j’attache en poésie à l’équilibre entre la vi-
gueur et la beauté, la puissance et la douceur ; or l’élément vigueur se
trouve garanti dans une certaine mesure par les rythmes classiques, le dé-
camètre notamment, et aussi par l’architecture du sonnet. J’aime bien la
prose rythmée si son contenu est tel que l’équilibre dont il s’agit est fourni
par le texte même, comme c’est le cas pour les Psaumes, mais je ne suis en
tout cas pas un partisan du genre poétique qui emploie les rimes sans se
soucier de la prosodie ; bien qu’il puisse y avoir ici de rares exceptions,
dans un genre naïf, de poésie populaire par exemple.
Je n’encourage personne à écrire des poésies et je suppose que votre
cycle poétique est clos ; mais si jamais la muse vous poussait à extérioriser
quelque chose de ce genre, je crois qu’il serait important que vous vous
astreigniez à suivre les règles de la prosodie anglaise [ le correspondant est An-
glais], – qui est celle de toutes les langues germaniques, et cela dans le cadre
du sonnet par exemple, ou même de préférence, ne serait-ce que pour neu-
traliser certaines tendances peu architecturales de votre nature. C’est-à-dire
que vous glissez facilement, en poésie, dans un ton de conversation, – des-
criptive ou introspective suivant les cas, – ou que vous avez un côté enjoué
qui, sans être nullement blâmable en soi, exige tout de même – ou rend
désirable – le cadre rigoureux de l’architecture prosodique ou poétique.
Je suis moi-même un poète-né, et pourtant je n’écris plus de poésies
depuis de longues années.

Lettre du 10.III.1973 : la prière canonique, le Grand pèlerinage


Dans la Prière, s’incliner ou se prosterner, c’est virtuellement la « Dis-
parition » ou l’« Extinction » (fanâ’) à deux différents degrés ; se redresser
ou se remettre debout, c’est la « Réintégration » ou la « Permanence » (ba-
qâ’) , également à deux différents degrés. [...]

114
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

D’une manière très générale, je dirai ceci, au point de vue du taçawwuf :


la visite du Mont ‘Arafât fait participer le pèlerin à la barakah du Prophète
‘alayhi ç-çalâtu wa s-salâm ; c’est comme si on prenait part à sa contemplation
ou comme si on écoutait son dernier sermon ; c’est une rencontre avec sa
présence spirituelle. La lapidation des jamarât signifie, mystiquement par-
lant, le rejet de ce qu’il y a de mauvais dans notre propre âme (an-nafs al-
ammârah) ; c’est notre propre mal que nous lapidons, ce qui montre préci-
sément qu’il n’est pas réellement nous-mêmes. Le sacrifice de l’animal
n’exige pas d’explication particulière ; c’est le sacrifice tout court, qui est un
acte de gratitude envers Allâh. La Kaabah est notre propre cœur, réceptacle
de la Présence divine (Hudûr) ; le tawâf c’est la tawbah, c’est s’éloigner du
monde ou de l’extériorité, pour demeurer auprès du Centre (maqâm ilâhî) ;
le tawâf est par conséquent le mouvement centripète, la « vie intérieure ».
Baiser la Pierre Noire, c’est baiser la Présence divine ; elle est une parcelle
du Paradis. Quant à la course rituelle entre les collines de Çafâ et Marwah,
elle se réfère à la confiance en Dieu (tawakkul), puisqu’elle répète la course
de Hagar dans le désert ; d’une manière analogue, boire de l’eau de
Zemzem, c’est boire la Miséricorde (Rahmah). L’intérieur de la Kaabah est
le Secret spirituel (as-sirr) ; ici, on est au-delà de toutes les formes. wa Llâhu
a‘lam
‘ alayhi l- alâtu wa-l-salâm (ar.) : « sur lui la bénédiction et la paix ».
barakah (ar.) : bénédiction, influence spirituelle.
udûr (ar.) : Présence [divine].
jamrah, pl. jamarât (ar.) : stèle lapidée par les pèlerins à Mina.
maqâm ilâhî (ar.) : station divine.
al-nafs al-ammârah (ar.) : l’âme qui incite au mal.
ra mah (ar.) : miséricorde, clémence, bonté infinie, béatitude rayonnante.
sirr (ar.) : secret [du cœur], mystère intime [où l’homme et Dieu sont un].
ta awwuf (ar.) : soufisme.
awâf (ar.) : circumambulation.
tawakkul (ar.) : confiance [en Dieu], résignation, abandon de soi.
tawbah (ar.) : repentir ; pénitence.
wa llâhu a ‘ lam (ar.) : « et Dieu est plus savant ».

Lettre du 19.VII.1974 : l’attitude juste


Le passé est en effet tout à fait indifférent, d’autant qu’il est matériel-
lement impossible, dans certains cas, de vérifier dans quelle mesure nous
avions raison ou tort. Ce n’est pas parce que nous avions raison dans le
passé que nous plaisons à Dieu ; c’est parce que, maintenant, nous nous
donnons à lui dans la prière, en oubliant le passé bon ou mauvais.
Et ce qui importe, c’est que Dieu nous accueille dans la Béatitude, non
qu’Il nous introduise dans tel Paradis plutôt que dans tel autre. La « Déli-
vrance » (Moksha) ou le « Paradis de l’Essence » (Jannat edh-Dhât) est pour
les grands sages ; au demeurant, toute âme sauvée est « délivrée » d’une
certaine façon. Si nous pouvons espérer d’être sauvés, – et nous le pou-

115
VERS L’ESSENTIEL

vons en pratiquant la prière tout en nous abstenant du mal, – la question


de savoir où Dieu nous mettra doit être le moindre de nos soucis.
Oubliez S.M., mais ne le jugez pas, car il se peut que vous vous trom-
piez sur un point, et dans ce cas votre erreur nuit à votre vie spirituelle.
Encore une fois, cela est de toute façon sans intérêt, car Dieu ne vous de-
mandera pas ce qu’ont fait les autres.
La métaphysique est un domaine illimité, et il ne faut pas vouloir tout
comprendre ; premièrement, parce que tout homme ne peut pas tout com-
prendre et qu’il faut se résigner à la possibilité d’avoir des limites, et deu-
xièmement, parce que les vérités métaphysiques élémentaires sont suffi-
santes et que nous possédons dans la prière tout ce dont nous avons be-
soin.

Lettre du 20.XI.1974 : les fluctuations de l’âme


J’insiste aussi sur l’idée que le Dhikr est un prolongement du Paradis ;
et j’ajouterai que dans le Dhikr on est en communion avec tous ceux qu’on
aime.
L’âme se trouve dans le temps, et tout ce qui se situe dans la durée est
soumis à des phases ; il y a par conséquent dans la vie de l’âme des hauts et
des bas. Mais le faqîr n’est pas dupe de ces fluctuations, il les regarde en
quelque sorte du dehors sans s’identifier avec elles ; il reste inébranlable en
fonction de la Réalité immuable : lâ ilâha illâ Llâh. Il faut rester inébran-
lable, non avec raideur, mais avec douceur ; il faut devenir une seule per-
sonne au lieu de se scinder en deux suivant les phases naturelles ou suivant
ce que tirent de nous les circonstances ; bref, il faut « devenir ce qu’on
est », c’est-à-dire que nous devons, par l’intelligence, le Dhikr et la prière,
dégager notre vraie nature, celle qui est voulue de Dieu. Pour être heureux,
il faut la foi, mais il faut aussi la santé du caractère, et c’est là le Faqr ; il
faut que nous soyons un, comme la Vérité est une.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
faqîr, pl. fuqarâ’ (ar.) : pauvre [envers Dieu] ; homme qui suit une voie contemplative.
faqr (ar.) : pauvreté spirituelle.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lettre du 12.XII.1974 : le Nom, la foi


Il est écrit dans le Coran : « Dieu nous suffit, et excellent est le Protec-
teur ». Si nous partons de l’idée que Dieu est réellement présent en son
Nom, – car la Cause divine doit être présente et active dans l’effet divin, –
nous devons savoir également que nous avons dans le suprême Nom à
tout moment un refuge suffisant, et qu’il est même un prolongement ter-
restre du Paradis. Le divin Nom est l’épée d’Alexandre qui tranche le nœud
gordien de notre âme ; il contient toutes les réponses à nos incertitudes et

116
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

tous les remèdes pour nos blessures, même si nous n’avons pas conscience
de ces réponses et que nous ne sentons pas ces remèdes.
La foi est tout ; c’est-à-dire le « oui » inconditionnel au suprême Nom,
en notre for intérieur. Si nous sommes faibles, Il est notre force ; Il est
même en quelque sorte notre vertu et notre foi, à la seule condition que
nous ayons la bonne intention et que par conséquent nous nous abstenions
de tout ce qui, à notre connaissance, est contraire à la Volonté divine, ou
de tout ce qui, en fait, nous éloigne de Dieu. Notre âme peut être malade,
mais il suffit que nous mettions le suprême Nom pour ainsi dire à sa
place ; nous pouvons nous demander si nous sommes assez bons et nous
pouvons en douter, mais nous avons la certitude que le Nom est bon et
qu’en Lui nous ne pouvons être mauvais, pourvu que notre volonté soit
bonne. « Protège Dieu en ton cœur et Il te protègera dans le monde » ;
cette parole du Prophète est un des meilleurs viatiques.

Lettre du 29.I.1975 : la mort spirituelle


à Martin Lings
Dans le cas de S.T. et de N.D., je n’ai pas prié pour la guérison seule-
ment, car je prévoyais trop clairement que la Volonté de Dieu – pour leur
bien – pourrait être autre. [...]
Il ne peut y avoir entre Dieu et l’homme un équilibre définitif, donc in-
variable ; Dieu seul est immuable. Or Il rompt parfois un équilibre pour le
remplacer par un équilibre nouveau, ce qui fait passer le faqîr par une sorte
de mort : le faqîr sait toujours que lâ ilâha illâ Llâh, mais il ne sait plus qui il
est lui-même. Il faut par conséquent qu’il trouve une nouvelle identité en
fonction de la seule certitude qui lui reste, et qui précisément est que lâ
ilâha illâ Llâh ; dans de telles nuits, il n’y a plus que la Vérité et la Foi, et en
fonction de celles-ci, la Patience et la Confiance ; elles nous permettent de
vaincre tous les vertiges. Il faut réaliser un parfait équilibre entre la verti-
cale (salât) et l’horizontale (salâm) ; or chez la plupart des hommes,
l’horizontale prime la verticale, la vie spirituelle devient trop humaine, trop
individuelle, trop terrestre et trop commode ; il faut donc recommencer
plus ou moins à zéro et renaître une fois de plus. Dans le suprême Nom, il
y a toute la Rahmah, et dans la Rahmah, qui est inépuisable, nous ne pou-
vons rien perdre, bien au contraire, car elle contient tout ce que nous
sommes capables d’aimer. Qui meurt pour la Rahmah, – dans le Dhikr qui
étant intériorité est obscurité par rapport à la clarté de l’extérieur ou du
monde, – qui meurt pour la Rahmah, renaît pour la Rahmah ; car « Je suis
noire, mais belle » [Cantique des Cantiques I:5 ].
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation. dhikr al- adr : souvenir de la poitrine,
invocation dansée.
faqîr, pl. fuqarâ’ (ar.) : pauvre [envers Dieu] ; homme qui suit une voie contemplative.
salâm (ar.) : paix.
alât (ar.) : bénédiction ; prière, prière canonique.

117
VERS L’ESSENTIEL

ra mah (ar.) : miséricorde, clémence, bonté infinie, béatitude rayonnante.


shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lettre du 12.III.1975 : le message écrit de Frithjof Schuon


Dans tout ce que j’écris, – vous l’avez très bien remarqué, – l’infor-
mation traditionnelle n’est que le revêtement des vérités que j’ai à commu-
niquer, et qui ne viennent pas des livres, bien entendu ; et indépendam-
ment du contenu, je cherche d’une part à apprendre aux lecteurs à penser,
et d’autre part à leur transmettre un caractère ou une mentalité, ou une
âme si l’on veut.

Lettre du 19.VIII.1975 : la sincérité, le cynisme, l’hypocrisie, l’orgueil,


la vertu, la perfection, l’homme spirituel
[...] Il faut évidemment, à côté de la métaphysique, des enseignements
qui intègrent l’humain dans le spirituel, c’est-à-dire qui englobent l’homme
entier et non la seule intelligence.
J’aimerais attirer votre attention sur le danger du « sincérisme » mo-
derne, qui est dans l’air et que nous respirons dans nos contacts sociaux ;
ce sincérisme n’est évidemment que de l’individualisme plus ou moins cy-
nique, avec une nuance démocratique d’ailleurs. Quand on vit dans un
monde décadent, il y a toujours un certain danger de contamination, à
moins d’être d’une lucidité à toute épreuve et d’une vigilance adamantine.
Le cynisme et l’hypocrisie sont deux formes d’orgueil ; en outre, le cy-
nisme est la caricature de la sincérité ou de la franchise, tandis que
l’hypocrisie est la caricature de la vertu ou de la discipline. Les cyniques
croient que c’est être sincère que d’exhiber des défauts et des passions, et
que c’est être hypocrite que de les cacher ; ils ne se dominent pas, ni à plus
forte raison cherchent à se dépasser ; et le fait qu’ils prennent leur tare
pour une vertu prouve précisément leur orgueil. Les hypocrites au con-
traire croient que c’est être vertueux que d’exhiber des attitudes ver-
tueuses ; leur vice consiste, non à manifester les formes de la vertu, – ce
qui est une règle qui s’impose à tous, – mais à croire que cette manifesta-
tion est la vertu, et surtout à mimer les vertus dans l’intention d’être admi-
rés, ce qui est de l’orgueil puisque c’est de l’individualisme. L’orgueil, c’est
se surestimer et sous-estimer les autres ; et c’est ce que fait le cynique aussi
bien que l’hypocrite, grossièrement ou subtilement suivant les cas.
L’homme vertueux cache ses défauts pour les raisons suivantes : pre-
mièrement, parce qu’il ne leur reconnaît aucun droit à l’existence et que,
après chaque défaillance, il espère que ce soit la dernière ; on ne peut vrai-
ment pas reprocher à quelqu’un de cacher ses défauts parce qu’il s’efforce
de ne pas pécher et de se comporter correctement. Une autre raison est la
conformation à la norme : pour éliminer un défaut, il faut, non seulement
avoir l’intention de l’éliminer en vue de Dieu et non pour plaire aux

118
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

hommes, mais aussi entrer activement dans le moule de la perfection ; et


s’il est évident qu’il ne faut pas le faire pour plaire aux hommes, il n’est pas
moins évident qu’il faut le faire aussi – à part l’intention intrinsèquement
spirituelle – pour ne pas les scandaliser et pour ne pas leur donner le mau-
vais exemple ; c’est là une charité que Dieu exige de nous, puisque l’amour
de Dieu exige l’amour du prochain.
Quand la soi-disant sincérité brise le cadre des règles traditionnelles –
ou intrinsèquement normales – de comportement, elle trahit par là même
son caractère orgueilleux ; car les règles sont vénérables, et nous n’avons
pas le droit de les mépriser en mettant notre subjectivité au-dessus d’elles.
Il est vrai qu’il arrive que des saints brisent ces règles, mais c’est par le
haut, non par le bas : c’est en vertu d’une vérité divine, non d’un sentiment
humain. Quoi qu’il en soit : si l’homme traditionnel s’efface derrière une
règle de comportement, ce n’est certes pas par hypocrisie, c’est par humili-
té et par charité ; par humilité, parce qu’il reconnaît que la règle tradition-
nelle a raison et qu’elle est meilleure que lui ; par charité, parce qu’il ne veut
pas offrir à ses prochains le scandale de ses défauts, bien au contraire : il
entend manifester une norme salutaire, même si personnellement il ne se
situe pas encore à son niveau.
L’homme noble est celui qui se domine et aime à se dominer ; l’homme
vil est celui qui ne se domine pas et a horreur de se dominer. L’homme
spirituel est celui qui se dépasse et aime se dépasser ; l’homme mondain
reste horizontal et déteste la dimension verticale. Et ceci est important : on
ne peut se soumettre à un idéal contraignant – ni chercher à se dépasser en
vue de Dieu – sans porter dans l’âme ce que les psychanalystes appellent
des « complexes » ; ceci revient à dire qu’il y a des « complexes » qui sont
normaux chez l’homme spirituel ou même simplement chez l’homme con-
venable, et que, inversement, l’absence de « complexes » n’est pas forcé-
ment une vertu, pour dire le moins. Sans doute, l’homme primordial ou
l’homme déifié, n’a plus de complexes, mais il ne suffit pas d’être sans
complexes pour être un homme déifié ou un homme primordial !
La racine de toute sincérité véritable est la sincérité envers Dieu, non
envers notre bon plaisir ; c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de croire en Dieu, il
faut aussi en tirer toutes les conséquences dans notre comportement inté-
rieur et extérieur ; et quand on aspire à une perfection, – puisque Dieu est
parfait et nous veut parfaits, – on cherche à lui ressembler même avant de
l’avoir réalisée, et pour pouvoir la réaliser.
Celui qui se soumet aux normes intérieures et extérieures, celui donc
qui s’efforce dans la voie de la perfection, ou de l’élimination des imperfec-
tions, – celui-là sait fort bien que parmi ceux qui ne font pas cet effort, il
en est qui sont meilleurs que lui au point de vue des qualités naturelles ;
mais étant doué d’intelligence, sans quoi il ne serait pas homme, il ne peut
pas ignorer que sous le rapport de la vérité métaphysique et de l’effort spi-
rituel, il est forcément meilleur que les mondains, qu’il le veuille ou non, et

119
VERS L’ESSENTIEL

qu’un effort en vue de Dieu vaut infiniment plus qu’une simple qualité
naturelle que rien ne met spirituellement en valeur. Au demeurant, les
mondains cherchent toujours des complices pour leur dissipation et leur
perte, et c’est pour cela que les spirituels s’en séparent dans la mesure du
possible, à moins d’avoir une mission apostolique ; mais dans ce cas, les
spirituels se garderont bien d’imiter le mauvais comportement des mon-
dains, donc d’être contraires à ce qu’ils prêchent.
PS. Je ne sais pas si j’ai dit assez clairement que le contenu de la sincéri-
té, c’est notre tendance vers Dieu et par conséquent notre conformation
aux règles que cette tendance exige, et non notre nature pure et simple
avec toutes ses imperfections. Et l’hypocrisie consiste, non pas à adopter
un comportement supérieur dans l’intention de le réaliser, mais à l’adopter
dans l’intention de paraître plus qu’on est. Si le seul fait d’adopter un com-
portement modèle était de l’hypocrisie, il ne serait pas possible de s’effor-
cer vers le bien.

Lettre du 14.VII.1976 : accepter des postulants, lire dans les âmes


Dans les pays musulmans, avant l’intervention de l’influence moder-
niste tout au moins, les hommes qui voulaient entrer dans une tarîqah fu-
rent soumis à toutes sortes d’épreuves, et cela parfois pendant fort long-
temps ; le shaykh les observait, ce qui lui était facile puisque les postulants
habitaient la zâwiyah comme serviteurs de la communauté ; tout le monde,
et non le shaykh seulement, pouvait les observer et les blâmer. Et tout ceci
prouve que ni le shaykh, ni son entourage, n’étaient censés savoir au pre-
mier coup d’œil ce que valait le néophyte ; il y avait évidemment parfois
des cas d’intuition immédiate, mais ce n’était pas la règle, même pas chez
les prophètes.
Car le Prophète – çalla Llâhu ‘alayhi wa sallam – fut trompé plus d’une
fois, par les munâfiqûn par exemple ou par les Juifs de Médine et d’ailleurs.
Et je dirai ceci : beaucoup d’hommes sont en enfer parce qu’ils ont soup-
çonné injustement des hommes honnêtes ; mais pas un seul honnête
homme n’est en enfer parce qu’il s’est laissé tromper. [...]
Il m’est arrivé plus d’une fois de voir au fond d’une âme, je veux dire
au premier coup d’œil, mais ceci, je le répète, ne saurait être habituel ; ce ne
serait même pas supportable. Au demeurant, si on ne pénètre pas d’emblée
les âmes, c’est souvent par manque d’intérêt ou par un désir de santé psy-
chique, car on veut vivre dans son propre monde, non dans celui des
autres ; et on veut avoir la paix. Quoi qu’il en soit, il arrive que Dieu nous
révèle le fond d’un caractère, ou qu’au contraire il veuille que nous fassions
une expérience, et dans ce dernier cas il nous laisse à nos tâtonnements.
[...]
Quand un homme a des traits de brahmane ou de kshatriya tout en
ayant un caractère vil, c’est un paria. Le paria est ambigu, incalculable, inin-

120
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

telligible et décevant ; il peut tout et rien ; c’est un comédien qui n’a pas de
centre ; c’est un médium né.
P. a l’apparence d’un pitre de cirque hors service ; du reste, il a montré
ce caractère ou ce talent à deux reprises. Il est énergique et insignifiant,
moraliste et immoral, modeste et orgueilleux, intellectuel et primaire. Il y a
quelque chose dans son regard comme un miroir brisé ; quelque chose de
vide et d’hétéroclite, d’un peu bête et d’un peu fou.
Il convient de distinguer entre la sincérité tout court, qui englobe et en-
gage l’homme entier, et une sincérité fragmentaire, sentimentale et pas-
sionnelle, laquelle n’est qu’un phénomène psychologique et n’engage à
rien.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
kshatriya (scrt.) : guerrier, membre de la deuxième caste (Inde) ; type humain actif,
combatif, noble, héroïque, prompt au dépassement de soi par l’action, y compris
l’action spirituelle.
munâfiq, pl. munâfiqûn (ar.) : hypocrite, imposteur, fourbe.
paria (port.) : du tamoul parayan « tambourineur » ; hors caste, intouchable (Inde).
alla llâhu ‘ alayhi wa sallam (ar.) : « que Dieu le bénisse et lui donne la paix ! »
shaykh (ar.) : vieillard ; sage ; maître spirituel.
arîqah (ar.) : voie, voie initiatique ; confrérie soufique.
zâwiyah (ar.) : angle, coin ; lieu de réunion d’une confrérie soufie.

Lettre du 2.X.1976 : le détachement, la foi


« Dis : Allâh ! Puis laisse-les à leurs vains discours ». Cette parole cora-
nique se rapporte tout d’abord aux ennemis de Dieu ; mais ensuite elle se
rapporte également à nos propres pensées, et de même aux événements du
monde.
Ce qui importe pour nous, ce n’est pas que telle ou telle chose arrive,
c’est que nous nous attachions fermement à Dieu ; nous ne sommes pas
responsables pour les événements du monde ni pour les actions des
hommes. Dieu ne nous demandera pas de comptes sur ce que d’autres ont
fait ou dit ; et nous n’avons même pas besoin de comprendre pourquoi ils
l’ont fait ou dit. Peut-être qu’un tel est bon, peut-être qu’il est mauvais ;
peut-être que nous le savons, peut-être que nous l’ignorons. Tout cela est
indifférent ; pourvu que nous nous attachions fermement à la certitude de
la divine Réalité et de la divine Miséricorde. Nous ne pouvons faire davan-
tage que de rester fidèlement près de Dieu et d’attendre la mort. Chacun
devra mourir seul, qu’il ait été heureux ou malheureux. N’est heureux que
celui qui meurt en Dieu.
Ce qui nous entoure est Mâyâ, Samsâra, Lîla, Karma ; au centre nous
sommes libres ; le centre n’est pas notre égo, c’est l’oraison, l’invocation,
Dieu. Il ne faut pas vouloir forcer le monde d’être autre chose que ce qu’il
peut ou veut être. Si Dieu nous est favorable, tout est bien ; et la preuve

121
VERS L’ESSENTIEL

qu’il nous est favorable est dans l’oraison : dans notre liberté de nous atta-
cher à Dieu.
Chacun sait, au fond, ce qui vient d’être dit. Le savoir n’est cependant
pas la foi. Il convient de rappeler ceci : dans la vie spirituelle, le savoir étant
acquis, tout dépend de la foi. La foi, – le « oui » inconditionnel à Dieu, à sa
sainte Volonté, à l’au-delà bienheureux, – la foi est capable de nous rendre
heureux à partir du centre, indépendamment des choses extérieures. Foi et
gratitude ; patience et confiance ; tout est là.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
lîlâ (scrt.) : jeu divin.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.

Lettre du 6.VII.1977 : au sujet d’une vision


L’événement spirituel que vous me décrivez dans votre lettre est au-
thentique. C’est pour cela que vous avez raison de n’en parler à personne,
sauf à votre épouse, et sauf éventuellement à un ami intime si vous avez le
sentiment que cela puisse lui être utile.
Vous me demandez si cet événement exige de votre part une attitude
particulière. Oui et non. Quand une expérience spirituelle est authentique
et profonde, elle laisse une trace en nous ; or il faut être fidèle à cette trace.
Celui qui a bénéficié d’une telle grâce sait exactement ce qu’il doit faire et
ne pas faire ; il ne peut plus être tout à fait le même homme qu’auparavant.
Il ne doit pas chercher à faire des choses extraordinaires ; sous le rapport
de la méthode spirituelle et du comportement social, rien ne change, sauf
s’il y avait dans ce comportement quelque chose d’abusif. Ce que le Ciel
veut de nous, c’est notre âme ; il nous invite par conséquent à l’intériorité.
« Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » a dit Jésus. « Je suis noire,
mais belle » dit le Cantique des Cantiques, et on attribue cette sentence à la
Sainte Vierge ; c’est encore de l’intériorité contemplative qu’il s’agit.
Un événement spirituel de force majeure, qui comporte une sorte de
vision, nous retranche d’une certaine façon du monde ; c’est comme si
nous vivions désormais dans un sanctuaire invisible qui appartient déjà à
l’au-delà ; ou comme si nous étions dans un petit jardin déjà céleste, dont
le bonheur n’est plus terrestre. Si nous avons le sentiment d’être infidèle à
la vision, il faut faire une prière à la Personne céleste qui est venue à notre
rencontre.
PS. Le Ciel ne nous demande pas plus que le dhikr, et celui-ci exige le
faqr. Si nous avons des problèmes, ils se résolvent dans le dhikr. Dans le
dhikr – si notre intention est bonne – nous sommes parfaits, parce que le
122
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

dhikr est parfait. C’est comme si le Ciel nous prêtait sa perfection. Toutes
nos infidélités sont comme brulées par le dhikr, ce qui présuppose que
nous ayons l’intention d’être fidèles. Il n’y a pas de dhikr sans faqr, parce
qu’il n’y a pas d’acte valable sans intention sincère. Or les grâces spirituelles
– telles les apparitions célestes – veulent intensifier notre faqr et faciliter
notre dhikr : le faqr, c’est « je suis noire », et le dhikr, c’est « je suis belle ».
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
faqr (ar.) : pauvreté spirituelle.

Lettre du 28.IX.1977 : les troubles de l’âme


En ce qui concerne le problème de votre état d’âme : « Sentir une ma-
ladie, c’est ne plus l’avoir », disait Lao-Tsé ; en d’autres termes : notre
conscience d’un mal nous fournit ipso facto le moyen de le vaincre ; le re-
mède est dans la conscience même du mal. A part l’intelligence, qui nous
permet de discerner les causes de nos fautes, il y a la prière, par laquelle
nous demandons au Ciel de l’aide ; et il y a l’invocation, qui agit d’une ma-
nière indirecte, mais absolue.
Je pense que vous avez eu une jeunesse difficile et qu’il y a en vous une
hérédité qui ne facilite pas les choses ; sans doute, vous êtes cruellement
traumatisé. Il doit y avoir en vous une blessure profonde et secrète, dont
vous n’avez vous-même pas conscience, et que vous compensez – comme
pour vous la cacher à vous-même – par des attitudes paradoxales. Mais
tout cela est relatif, tandis que l’invocation est absolue : quelles que soient
les causes de vos contrastes intérieurs, ils ne pourront résister indéfiniment
à la grâce de l’invocation, car celle-ci est surnaturelle tandis que ceux-là
sont naturels.
Il faut combiner la rigueur du discernement – appliqué avant tout à
nous-mêmes – avec la douceur de la confiance ; tout est là. On n’a jamais
le droit de désespérer ; tout homme doit faire ses expériences, fussent-elles
douloureuses ; c’est pour cela que nous sommes sur terre.

Lettre du 17.VI.1978 : le gnosticisme, les voies d’amour et de connais-


sance, les droits de l’exotérisme
[...] cela donne la fausse impression que le gnosticisme serait en lui-
même une hérésie, alors qu’il y a eu aussi un gnosticisme en soi orthodoxe,
chez Origène et Clément d’Alexandrie notamment. [...]
Dire que « la voie d’Amour... est elle-même un mode indirect de Con-
naissance » est abusif, malgré le mot « indirect ». Tout ce qu’on peut dire,
c’est que la bhakti comporte un élément indirect de jnâna sous la forme de
la théologie dogmatique et spéculative ; cet élément est la spéculation intel-
lectuelle en tant que telle, il n’est pas dans l’objet de celle-ci, lequel est limi-
té, sans quoi il ne s’agirait pas de bhakti, précisément.

123
VERS L’ESSENTIEL

[...] car il y a chez Maître Eckhart des formulations que l’exotériste le


mieux intentionné ne peut admettre. Dans le cas d’Ibn ‘Arabî également, je
dois souvent donner raison aux adversaires exotéristes ; car l’exotérisme
existe légitimement et par conséquent il a ses droits.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.

Lettre du 7.VIII.1979 : intellection et révélation


Vous me demandez si j’ai voulu dire dans un de mes livres « que l’in-
telligence ne peut pas discerner la vérité sans se référer soit à l’ésotérisme,
soit à la Révélation et à ses commentateurs, en commençant par Muham-
mad ». Ce que j’ai voulu dire est la chose suivante : en principe, l’intel-
ligence pure – l’intellect – peut connaître tout le connaissable ; elle peut, en
principe, le connaître par elle-même, sans l’intervention d’un enseignement
extérieur. Mais en fait, il y a beaucoup de chances que même l’esprit le
mieux doué ne puisse tirer de soi toute la métaphysique ; si un Shankara
avait grandi dans une totale ignorance, s’il n’avait jamais entendu parler du
Veda, d’Âtmâ, de Mâyâ, peut-on affirmer avec certitude qu’il aurait pu tirer
ces notions de lui-même ? La Révélation, védique ou autre, est là, non seu-
lement pour nous communiquer des idées-clefs, mais aussi, et surtout,
pour réveiller ou actualiser en nous les connaissances latentes que nous
portons en nous-mêmes. Vous dites : « Mais les philosophes musulmans, –
tout comme les Grecs avant eux, – ont parlé de bien des choses que ni le
Prophète ni les premiers notables de l’Islam n’ont jamais mentionnées… »
Evidemment, car le Prophète – ou le Coran – n’a fait que donner l’impul-
sion ; les philosophes grecs eux aussi avaient besoin de certains stimulants
traditionnels. Chaque homme a des parents, et les parents ont toujours des
idées ; je pense maintenant à l’Antiquité. L’impulsion une fois donnée, –
coranique et helléniste chez les Arabes, – les auteurs métaphysiciens et
mystiques peuvent avoir des idées tout à fait originales, soit par inspiration,
soit simplement par réflexion.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
Veda (scrt.) : nom générique des quatre grands recueils d’hymnes sacrés les plus an-
ciens de la religion brahmanique.

Lettre du 7.VIII.1979 : Shankarâchârya et le Bouddha


Vous faites allusion dans votre lettre aux pénibles invectives de Shan-
kara contre le Bouddha. Or il ne s’agit pas de la réalité intrinsèque du
Bouddha, il s’agit d’un aspect extrinsèque, celui de destructeur du Brahma-
nisme ; en fait, le Bouddhisme risquait de submerger totalement le monde
du Veda et des castes. Déjà bien avant notre époque, les Hindous saisis-

124
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

saient fort bien le distinguo que je viens de mentionner, et j’ai des raisons
de croire qu’à notre époque tous les Hindous vénèrent le Bouddha sans
pour autant désavouer Shankara. Celui-ci fut, en son temps, comme le
médium de l’Hindouisme renaissant ; c’est comme si les dieux brahma-
niques l’avaient armé d’un glaive. Qu’une réalité spirituellement positive
puisse devenir, dans une autre perspective spirituelle et traditionnelle, le
symbole d’une réalité négative et hostile, c’est un phénomène dont il y a
plus d’un exemple, mais cela ne concerne pas la vérité intrinsèque ; cela se
répète même à l’intérieur d’une seule et même tradition ; le Shiisme en est
un exemple extrême. Dans notre monde occidental, je pourrais mentionner
la démonisation des dieux antiques par le Christianisme et, dans celui-ci
même, les interprétations antagonistes de saint Thomas d’Aquin et de saint
Grégoire Palamas, chacun étant orthodoxe ou hérétique, bon ou mauvais,
suivant le préjugé confessionnel.

Lettre du 18.IX.1979 : ésotérisme et exotérisme, la connaissance, l’islam


à Michel Chodkiewicz
Tout ce que vous dites au début de votre lettre sur le rapport entre
l’exotérisme et l’ésotérisme est parfaitement plausible, et je n’ai jamais vou-
lu contester que l’ésotérisme de facto se distingue forcément de l’ésotérisme
de jure, et ne serait-ce que pour des raisons de langage traditionnel, mais
alors la spécificité reste neutre et n’a rien de restrictif ; ce que je blâme,
c’est uniquement une suraccentuation de l’élément exotérique, ou plutôt de
l’esprit exotériste, dans l’ésotérisme. A part cela, je dirai que l’ésotérisme
« chimiquement pur » existe bel et bien et qu’il se manifeste sporadique-
ment au sein de toute civilisation ; c’est simplement la métaphysique – et
ses implications ou conséquences initiatiques – présentées d’une manière
indépendante, je ne dis pas de tel symbolisme religieux, mais des sentimen-
talités de tel système théologico-moral ; il n’est pas vrai que l’homme ne
puisse exprimer les vérités les plus élevées sans devoir s’enfermer dans ce
que Guénon appelle le « point de vue religieux ». Dire qu’il n’y a de pur
ésotérisme que dans la connaissance suprême, revient à affirmer qu’il n’y a
pas de doctrine purement métaphysique, donc extra-théologique ; donc
dégagée de cet « attachement sentimental à une idée », lequel, selon Gué-
non, caractérise le « point de vue religieux » et les « religions ». Certes, le
sentiment est chose naturelle, et chose positive – en tant que mode
d’adéquation et d’assimilation – aussi longtemps qu’il n’usurpe pas la fonc-
tion de l’intelligence ; mais je ne vois vraiment pas pourquoi l’adhésion au
symbolisme doctrinal et au rituel de l’Islam obligerait à une émotionalité
autre que celle qu’exige le sens du sacré et l’amour de Dieu. D’accord, « la
sharî‘ah est elle-même une haqîqah », comme dit Ibn ‘Arabî, mais à la condi-
tion expresse qu’on entende par sharî‘ah le pur symbolisme des formes
sacrées, et non les étroitesses et superficialités de la théologie et de la piété
correspondante.

125
VERS L’ESSENTIEL

La connaissance est à la fois inexprimable et exprimable ; nier le second


terme reviendrait à dire qu’il n’y a pas de doctrine métaphysique possible,
que les seules doctrines possibles sont les spéculations théologiques, donc
marquées par un élément « passionnel » et par conséquent « non désinté-
ressées », comme dirait Guénon. Que la doctrine la plus rigoureusement
métaphysique ne soit pas en tant que telle la connaissance suprême, nul ne
le conteste, mais cela ne saurait signifier qu’en deçà de cette doctrine il n’y
ait que les spéculations à allure confessionnelle, ou disons les spéculations
métaphysiques plus ou moins soumises aux directives de la théologie, et à
la psychologie qui en résulte. Les limitations théologiques que je reproche à
certains soufis ne se réduisent pas aux limitations naturelles, et partant
générales, du langage humain, sans quoi tout langage possible serait théo-
logique ; bref, reprocher à un Shankara les limitations inhérentes au lan-
gage, dont il se sert forcément sous peine de ne rien pouvoir exprimer du
tout, reviendrait à reprocher à un homme d’être homme.
Un exotériste pur et simple est bien obligé d’accepter, sous peine
d’hérésie, quelques erreurs ou demi-vérités providentielles ; de les accepter
à l’ombre d’une vérité fondamentale et compensatoire. Ces erreurs cano-
niques ne sont jamais gratuites, elles sont fonctionnelles, c’est-à-dire que
leur raison d’être est de parer à des dangers probables ou certains, vu la
nature du récipient humain collectif ; en ce sens, ce sont indirectement et
symboliquement des « vérités », au moins de facto. Quoi qu’il en soit : « Il
n’y a pas de droit supérieur à celui de la vérité » ; ce qui revient à dire qu’un
ésotériste n’est jamais obligé devant Dieu d’accepter des vues dont il con-
naît la fausseté, fût-elle canonique ; j’entends : de les accepter sous le rap-
port de leur fausseté, car il peut bien entendu les accepter sous celui de leur
symbolisme et de leur fonction, mais ceci réduit tout à une question de
terminologie. Une religion est un upâya, un « mirage salvateur » ou un
« moyen divin » ; or il n’y a pas de religion qui puisse se passer de quelque
défaut, et l’ésotériste ne peut pas l’ignorer ; la preuve de ce défaut ou de
cette erreur, si l’on peut dire, étant précisément l’obligation quasi cano-
nique de vilipender la religion du voisin. [...]
Si on me demande comment je m’explique ce que j’appelle les « inégali-
tés » et les « dissonances » dans les écrits de tant de soufis, je réponds : je
me les explique en partie par leur ignorance de la limitation, et partant de la
relativité, de l’upâya islamique, – l’Islam étant pour eux un « fait » et non
une « perspective », – et surtout par leur solidarité héréditaire avec la psy-
chologie forcément exotériste de l’ambiance générale. Bien entendu, on
n’est en droit de parler de la relativité d’un upâya que dans la mesure où
l’on voit son absoluité ; mais l’inverse est vrai également, au niveau de la
gnose. Quoi qu’il en soit, si des soufis ont le droit de critiquer des Messa-
gers autres que Mohammed, – et ils ne s’en privent pas, en vue des mérites
du Prophète, – je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas, en principe, le
même droit – et à plus forte raison – de critiquer des soufis, qui canoni-
quement ne se situent pas au delà de toute critique possible, comme cela

126
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

devrait au contraire être le cas des Messagers, précisément ; si tel soufi a le


droit de dire que le Prophète est supérieur aux autres Messagers – y com-
pris évidemment le Christ – et qu’il l’est d’une façon absolue ; et que
l’amour de Dieu, chez ces autres et par conséquent aussi chez le Christ, fut
moins parfait que chez le Prophète ; et que les autres Messagers – le Christ
y compris comme toujours – ne furent pas comme le Prophète élevés au
degré d’« ami de Dieu », – Abraham l’étant à un moindre niveau ; si donc
tel soufi a le droit d’avancer tout cela, j’ai bien le droit, et je l’ai même au
delà de la simple logique des choses, d’estimer que l’autorité de tel soufi est
relative et que rien ne m’oblige à l’approuver ni à le suivre. Il est évident
que l’Islam, comme toute religion, voit dans son Fondateur le Logos en
soi, et dans les autres Messagers des aspects ou fonctions du Logos, et que
chacun des tout grands Messagers possède une particularité qui peut être
mise en valeur dans le sens de cette perspective ; mais alors il faut que les
arguments soient concluants. Dire, au niveau des Fondateurs de religion,
qu’un tel avait « un amour de Dieu » plus parfait que tel autre, qu’il fut
davantage que tel autre – ou que tous les autres – l’« ami » de Dieu, n’a
aucun sens, et ne peut en avoir aucun, étant donné le niveau suprême, pré-
cisément. Bien que le symbolisme soit légitime, l’argumentation est senti-
mentale, mesquine, ridicule ; malsonnante déjà sous la plume d’un théolo-
gien, elle l’est encore beaucoup plus sous celle d’un ésotériste.
Les Musulmans ont traditionnellement conscience du fait que dans le
Christianisme, aussi bien que dans le Judaïsme, le réceptacle humain collec-
tif ne fut pas à la hauteur du Message reçu, en fin de compte ; or il faut être
bien naïf pour croire que dans l’Islam la situation ne soit à aucun degré
analogue, et cela malgré l’avantage de la « terminalité » propre au Message
islamique ; c’est-à-dire : malgré le fait que l’une des raisons d’être de l’Islam
est justement d’éviter les fautes – si l’on peut dire – des deux upâyas précé-
dents ou plutôt des collectivités respectives. Et voici où je veux en venir :
ce qui dans l’Hindouisme favorise si notoirement la pureté – ou la rigueur
– de l’élément ésotérique, c’est essentiellement le système des castes ; en
l’absence de ce système, l’ésotérisme devient beaucoup trop solidaire d’une
mentalité collective moyenne qui ne peut être proportionnée aux exigences
d’une perspective désintéressée, ou autrement dit, qui ne peut être dégagée
de tout narcissisme confessionnel ; être tout à fait objectif, c’est un peu
mourir. Ces quelques remarques fournissent la clef pour bien des para-
doxes des ésotérismes monothéistes, mais je crois qu’il suffit ici de sim-
plement signaler la nature globale du problème.
aqîqah (ar.) : vérité, réalité.
sharî ‘ ah (ar.) : loi sacrée, révélée.
upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.

Lettre du 17.I.1980 : la mentalité islamique


Chaque religion a son parfum ; chaque collectivité religieuse a sa men-
talité propre ; les Musulmans authentiques ont la mentalité islamique et
127
VERS L’ESSENTIEL

non une autre, et cette mentalité est celle du calife Omar, de Saladin, de
l’émir Abdel Kader, de Shamil, pour ne mentionner que quelques noms
particulièrement saillants ; elle est faite, non seulement de piété et de cou-
rage, mais aussi – et essentiellement – de noblesse et de générosité ; elle
exclut toute laideur morale. J’ai mentionné Saladin : il avait en face de lui
les croisés, ce qui n’est pas peu dire ; les croisés qui avaient massacré sans
pitié toute la population de Jérusalem ; pourtant, il fut toujours chevale-
resque, impartial et généreux ; jamais il ne se laissait aller à une haine sys-
tématique et mesquine. On ne peut certes pas en dire autant de certains
chefs musulmans actuels qui, tout en pratiquant méticuleusement les pres-
criptions de la Sounna, n’ont plus la mentalité islamique, et c’est là un signe
de notre temps. Il y a aussi, parallèlement à la disparition de la noblesse de
caractère, une étrange raréfaction de l’intelligence, même chez des gens qui
s’arrogent le droit de parler au nom de Dieu.
sunnah (ar.) : coutume, tradition prophétique fondée sur les hadiths.

Lettre du 7.II.1980 : l’absurdité ambiante


L’une des choses les plus difficiles à supporter est l’absurdité humaine ;
l’accepter à titre de nécessité ontologique fait partie de l’Islam. Il y a des
gens qui croient qu’il est vertueux de ne pas voir le mal et de prétendre que
le noir est blanc, ce qui est la négation même de l’intelligence ; en réalité, il
s’agit de discerner exactement entre le bien et le mal tout en se résignant,
non au mal en tant que tel, mais à l’existence métaphysiquement inévitable
du mal. Tout cela est évident, mais je l’écris parce que le spectacle du mal
fait souffrir et que c’est déjà de la sainteté que de savoir combiner un dis-
cernement implacable avec une sérénité inaltérable ; laquelle n’exclut
d’ailleurs pas la sainte colère, incidemment.

Lettre du 24.XII.1980 : la foi


Ce qui manque à beaucoup de disciples – mais cela est très humain –
c’est le sens du concret sur le plan spirituel, et le sens du concret, il faut
bien le dire, est tout à fait autre chose que le sens du sublime ; le premier a
des exigences tandis que le second ne coûte rien. La connaissance doctri-
nale est une belle chose, mais il faut avoir aussi la foi ; et celle-ci est une
sorte de mystère. C’est du reste largement une question d’imagination : il
faut transférer l’imaginativité dans le domaine de la « seule chose néces-
saire », et c’est pour cela qu’il y a les thèmes de méditation, qui par leur
caractère concret et leur répétition inlassable agissent lentement mais sû-
rement, comme une autosuggestion pointée vers le Ciel ; le caractère sa-
cramentel du suprême Nom fait le reste, sur la base des conditions nor-
males bien entendu. La prière individuelle aussi a son importance car elle
contribue à développer la sincérité et à créer une sorte d’intimité avec
Dieu ; bref à nous conférer la foi. « La foi qui transporte les montagnes » :
l’âme humaine est en effet comme une montagne opaque et pesante, la-

128
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

quelle obstrue la voie vers la Béatitude immanente, mais en réalité ce n’est


qu’un brouillard. Vincit omnia Veritas.
vincit omnia veritas (lat.) : la vérité triomphe de tout.

Lettre du 3.VIII.1981 : Frithjof Schuon parle de son émigration


à Jean-Louis Michon
Il y a un monde qui est derrière moi et qui a façonné mon âme imagi-
native, et c’est celui du Lac Léman avec ses prolongements vers le Valais,
du fait de mes habitudes de voyage ; et il y a un monde nouveau qui est
maintenant le mien, mais qui est « devant moi » du fait de sa nouveauté
précisément, c’est-à-dire qui ne s’est pas encore incorporé tout à fait à mon
âme [ l’auteur a émigré dans le Midwest américain en 1980] ; pourtant, ce nouveau
monde est infiniment proche de ma nature, en sorte qu’en le rencontrant,
je rencontre une couche profonde de mon être. Quoi qu’il en soit, j’ai pas-
sé presque toute ma vie dans des villes ; et me voici tout à coup placé
d’emblée dans le sacré, mais ce qu’une certaine partie de mon âme n’a pas
encore pleinement assimilé ; je veux dire que le caractère total et irréver-
sible de cette situation est forcément nouveau pour moi, ou du moins
l’était il y a encore peu de temps. Selon mon expérience, et d’ailleurs la
chose va de soi, il n’y a pas de bonheur sans une consécration qui jaillit de
l’intérieur, de notre rapport avec Dieu ; j’étais heureux à Lausanne en fonc-
tion de mon Invocation, c’est lui qui dorait en quelque sorte tout ce qui
pouvait me rendre heureux sur le plan des choses naturelles. Et c’est
l’Invocation qui, en fin de compte, me permet ici d’incorporer à mon âme
les beautés qui m’entourent, et cela – je puis l’affirmer – sans devoir passer
par le détour horizontal de l’habitude ; ce que nous voyons à partir de
l’Invocation et avec les yeux de l’Invocation, nous le possédons entière-
ment ; la beauté intérieure est ainsi une partie de nous-mêmes. Dans
l’Invocation, et dans son climat, il n’y a ni avant ni après, ni ancien ni nou-
veau ; c’est là une expérience à laquelle nul disciple ne peut échapper en fin
de compte, fort heureusement.

Lettre du 4.XII.1981 : le mal, le Coran


Ce que nous appelons le mal – non par parti pris mais parce que c’est
réellement un mal sur son plan de manifestation – a sa racine ontologique
dans la Toute-Possibilité en tant que celle-ci exige la manifestation, d’une
part du bien présenté d’une façon contrastante, et d’autre part de l’absence
du bien, laquelle est « inexistence » selon Ibn Arabî. Or, de toute évidence,
la Toute-Possibilité est un aspect du Souverain Bien, et de même le
Rayonnement universel. « Possibilité de l’impossible » ou « existence de
l’inexistence », en fonction de l’Infini, et par définition dans la relativité :
c’est là la réponse au problème, dans la mesure où elle est exprimable. [...]

129
VERS L’ESSENTIEL

Le langage coranique ne craint pas les expressions elliptiques les plus


audacieuses, par exemple quand le texte dit que « Dieu induit en erreur qui
Il veut » ; mais Dieu rétablit l’équilibre a priori en se définissant comme
Rahmân et Rahîm ; et les autres Noms.
al-ra mân (ar.) : « Celui dont la nature est miséricorde », le Clément (nom divin).
al-ra îm (ar.) : « Celui qui manifeste sa miséricorde », le Miséricordieux (nom divin).

Lettre de I.1982 : Inverness


La région bénie d’Inverness près de Bloomington a la signification d’un
message spirituel, elle est dâr es-salâm : la paix du vaste ciel et de la plaine
qui s’étend sous sa lumière, et la paix de la forêt silencieuse ; image qui
transmet deux réalités de l’âme contemplative : la bienheureuse dilatation
et la bienheureuse intériorité. Car la paix a deux manifestations, l’une qui
bienheureusement dilate et l’autre qui bienheureusement enferme : d’une
part, béatitude du ciel illimité et lumineux qui bénit le pays vert et l’englobe
dans son immensité ; et d’autre part, béatitude de la forêt mystérieuse, évo-
catrice d’une présence sacrée ; bonheur de l’étendue libératrice, et bonheur
de l’abri protecteur ou du sanctuaire. La première qualité équivaut à la sé-
rénité, qui dépasse et éteint toutes les choses mesquines, et c’est ce
qu’évoque également cette béatitude naturelle qu’est la respiration, la dila-
tation et libération de la poitrine buvant de la coupe de l’illimité. La se-
conde qualité – celle qui enferme – équivaut au recueillement, au replie-
ment sur le centre, au repos au seuil de l’infinitude intérieure.
La qualité spirituelle de largesse et d’élévation, ou de sérénité, se fonde
sur la certitude de la Réalité divine, une et transcendante, mais elle im-
plique aussi, et foncièrement, la résignation à la Volonté de Dieu ; et la
qualité de recueillement ou de profondeur se fonde sur la conscience de la
Présence divine immanente, mais elle implique aussi la foi en la Miséri-
corde de Dieu. Car l’homme ingrat, accusateur et mesquin ne peut sortir de
son étroitesse, il ne peut se dépasser et se regarder de haut ; de même,
l’homme pusillanime et indécis, ou l’homme ambitieux et durci, ne saurait
avoir accès au centre sacré.
Le nom « Inverness » se rapporte originairement à la rencontre d’un
fleuve avec la mer ; c’est le retour de l’âme dans sa patrie éternelle.
dâr al-salâm (ar.) : demeure (havre) de la paix.

Lettre du 17.III.1982 : la vieillesse


Merci de m’avoir parlé de S.D. dans votre lettre. Il fut un de ces
hommes qui savent bien vieillir ; qui savent mettre en valeur le phénomène
du vieillissement, en sorte que ce qui tout d’abord n’est qu’un processus
naturel finisse par véhiculer un élément surnaturel. C’est là le miracle de
l’Invocation, chez un homme qui ne lui oppose aucun obstacle, qui au con-
traire lui ouvre tout grand la porte de son cœur.

130
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre du 26.V.1982 : Vérité et Réalité


Par « Vérité » – avec majuscule – on entend deux choses : la Vérité
doctrinale, donc mentale et théorique, et la Vérité réalisée, donc la « Réali-
té ». Quand on dit que notre point de départ est la Vérité, et non telle
forme, on a parfaitement raison ; et il va de soi qu’on entend la Vérité doc-
trinale, « avec majuscule » car elle est une majesté comme la Vérité con-
crète, c’est-à-dire comme la Réalité qu’elle reflète. La différence entre la
Vérité doctrinale – qui est sacrée en fonction de son prototype – et la Véri-
té-Réalité équivaut à la différence entre le cercle et la sphère, donc entre la
planimétrie et la géométrie tridimensionnelle.
Certes, la Réalité divine n’est ni le Vedânta ni le Taçawwuf. Mais le Ve-
dânta comme le Taçawwuf manifestent sur le plan de l’intelligence humaine
la Réalité divine, et ils sont sacrés et vénérables – et absolus sur leur plan –
en raison de cette origine transcendante.
ta awwuf (ar.) : soufisme.
Vedânta (scrt) : litt. fin du Veda, les Upanishad ; nom d’un des six darshana – ou points
de vue – de la doctrine hindoue, contenant la doctrine métaphysique de la non-
dualité (advaita).

Lettre du 13.X.1982 : le protestantisme


Je réponds à vos questions sur le protestantisme ; la première concerne
l’orthodoxie de cette confession. Le protestantisme est intrinsèquement
orthodoxe parce que ses dogmes sont métaphysiquement suffisants – ex-
plicitement et implicitement – et parce que ses moyens suffisent pour le
salut ; bien entendu, je parle du protestantisme authentique, non libéral.
Quant à la question de l’homogénéité formelle, il est vrai que le mouve-
ment évangélique a donné lieu à trois groupes : les luthériens, les calvi-
nistes et les anglicans ; d’autres groupes s’y rattachent, ou ne valent pas la
peine d’être pris en considération ; Zwingli par exemple est intrinsèque-
ment hétérodoxe, et les petites sectes sont sans intérêt, telle l’Armée du
Salut. Chacun de ces grands groupes possède une homogénéité formelle au
moins suffisante. Ne pas oublier que l’ancien Christianisme – Catholi-
cisme, Orthodoxie, Eglise abyssine, Eglises orientales – n’est pas homo-
gène puisque, précisément, il est scindé, mais chacune des Eglises possède
l’homogénéité nécessaire.
Vous me demandez ensuite « to what part of the phenomenon of Pro-
testantism do the positive remarks of our Master refer [à quelle partie du phé-
nomène du protestantisme se réfèrent les remarques positives de notre Maître] ? » ; eh
bien, aux trois grands groupes mentionnés, mais avant tout au luthéra-
nisme. Luther est pour ainsi dire l’âme de l’évangélisme.
Troisième question : je n’ai pas dit que « Protestantism is like Amidism
[ le protestantisme est comme l’amidisme] », mais j’ai dit que sa thèse fondamen-
tale résulte du même archétype spirituel que le Jôdo ; or cet archétype
n’implique pas par lui-même le mode invocatoire, pas plus que celui-ci

131
VERS L’ESSENTIEL

n’implique l’archétype dont relève le Jôdo et l’évangélisme ; mais il implique


la prière constante, que les pieux protestants pratiquent en effet.
Quatrième question : le protestantisme est « a lesser way in Christianity
[une voie mineure du christianisme] » parce que, comme je l’ai dit dans mon ar-
ticle, la portée de l’Eucharistie est amoindrie et qu’il exclut la voie monas-
tique. Mais c’est une voie suffisante, et elle rejoint le niveau de principe du
Catholicisme dans l’ésotérisme d’un Boehme, d’un Tersteegen et d’autres ;
bref, chez les théosophes luthériens.
A noter que le roi Henri VIII, qui fut toujours catholique, n’est pas le
fondateur de l’Eglise anglicane proprement dite ; c’est après sa mort qu’on
a introduit dans l’Eglise d’Angleterre des éléments de luthéranisme et de
calvinisme. Fort paradoxalement, l’Anglicanisme a protégé l’Angleterre
contre l’art baroque et lui a laissé un certain climat médiéval, dans les pe-
tites villes et à la campagne surtout.

Lettre du 6.II.1984 : la vieillesse


J’ai été très surpris, – mais l’émotion était encore plus grande que la
surprise, – en recevant votre lettre. Je me suis souvent demandé ce que
vous deveniez, et en fin de compte, j’ai attribué votre silence à vos dures
épreuves au point de vue de la santé ; à présent, j’ose croire – et votre écri-
ture semble l’indiquer – que votre état s’est beaucoup amélioré. Le vieillis-
sement est une chose fort relative, – je le sais par expérience, – car il y a
des phases où l’on semble rajeunir ; non qu’on le désire forcément, mais
c’est un fait, et c’est souvent une sorte de récompense pour ceux qui ne
craignent pas de vieillir. Quoi qu’il en soit, il faut se fixer dans l’Immuable,
au milieu de la mâyâ terrestre qui nous entoure et qui aimerait nous ravir
notre centre ; sous ce rapport, l’âge est une grâce, car il facilite bien des
choses ; il suffit de le comprendre. Résignation et confiance : ces deux
mots contiennent tout, humainement parlant et à part les certitudes méta-
physiques. Résignation à ce qui est inévitable, et confiance en la Miséri-
corde ; il suffit de s’ouvrir à elle. C’est la raison d’être de la vie humaine.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

Lettre du 25.II.1984 : l’exégèse ésotérique des Ecritures


Je n’aime pas un ésotérisme qui consiste à presser l’Ecriture comme un
citron ; on me dira que l’Ecriture est là pour cela, à quoi je réponds que
tout a des limites et que ce n’est pas pour rien que Dieu nous a donné
l’intellect « qui souffle où il veut ». Au spectacle d’une certaine jungle
« herméneutique », j’aimerais mieux ne pas savoir lire, et invoquer le
Grand-Esprit au sommet d’une montagne.

132
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

Lettre du 16.XII.1984 : foi et invocation


Ne pas dire : « J’invoque Dieu – ou je prie – mais je ne suis pas sûr
qu’Il m’écoute ». Car le fait même d’invoquer Dieu implique le fait qu’Il
m’écoute, – cela est dans la nature même de son Nom, – et cette certitude
fait partie de la foi.
De toute évidence, il faut s’adresser à Dieu avec foi ; et la foi implique
l’intention juste. Il ne faut pas invoquer Dieu avec une intention inférieure
à l’invocation : c’est-à-dire qu’il ne faut pas l’invoquer dans tel but terrestre,
ni pour pouvoir se dire à soi-même qu’on est saint ; mais on peut l’in-
voquer soit parce qu’on se sent misérable et sans aide, soit parce qu’on
aime le parfum de sa Présence et de sa Paix, soit encore parce que Dieu est
Ce qui est. Il importe également de savoir que, quand nous prononçons
sincèrement le divin Nom, Dieu voit tout ce qui nous manque ; l’invo-
cation contient toutes nos prières possibles, y compris notre gratitude.
Il ne faut pas attendre que le divin Nom nous donne la sérénité ; il faut
au contraire la lui offrir de notre part ; car avoir la sérénité, c’est avoir la
foi, et avoir la foi, c’est avoir la sérénité. Avant que le Nom nous donne un
bonheur, – s’il veut nous en donner un, – il importe de savoir qu’il est lui-
même le bonheur, et que par conséquent, l’invocation c’est le bonheur ;
cela fait partie de la foi.
Du reste, le bonheur ne consiste pas seulement à recevoir, il consiste
aussi, et essentiellement, à donner !
Le dhikr est un don : un don de notre âme à Dieu, et un don de la Pré-
sence de Dieu au monde. Donner le monde à Dieu, et donner Dieu au
monde.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.

Lettre du 8.XI.1985 : vaincre l’épreuve


Puisque votre épouse fait allusion aux épreuves, je lui rappellerai qu’il y
a quatre arguments qui aident à les vaincre, à savoir : premièrement la Sha-
hâdah, qui énonce la primauté absolue de la Réalité divine ; deuxièmement
la sainte résignation à la volonté de Dieu (mâ shâ’a Llâh) ; troisièmement la
confiance en la divine Miséricorde (Allâhu karîm) ; et quatrièmement la
gratitude, qui nous empêche de perdre de vue tous les biens que Dieu nous
a donnés et qu’il continue à nous donner (al-hamdu li Llâhi wa sh-shukru li
Llâh). Vérité, résignation, confiance, gratitude : c’est là un viatique dont
nous ne saurions nous passer et que nul ne peut nous ravir. Notre rapport
spirituel avec la suprême Vérité présuppose ou exige notre rapport humain
avec Dieu.
al- amdu li-llâhi wa-l-shukru li-llâh (ar.) : « louange à Dieu et reconnaissance à Dieu ».
allâhu karîm (ar.) : « Dieu est bon (bienfaisant, généreux) ».
mâ shâ'a llâh (ar.) : « ce que Dieu a voulu (est arrivé) ».

133
VERS L’ESSENTIEL

shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lettre du 26.V.1987 : la shahâdah


Si la Shahâdah, vérité révélée et a posteriori traditionnelle, est absolument
vraie, – comme elle l’est par définition, – elle ne peut pas exclure intrinsè-
quement – ou ésotériquement – une autre vérité révélée et partant tradi-
tionnelle, telle que l’avatarisme ; sans quoi soit la Shahâdah, soit la doctrine
de l’Avatâra devrait être fausse, quod absit.
Si je vois un objet quelconque, un caillou par exemple, je peux dire lâ
ilâha illâ ’Llâh en pensant : Dieu seul est réel, donc ce caillou est irréel ;
Dieu seul possède la Réalité. C’est la perspective de la transcendance ou de
l’« abstraction », du tanzîh. Mais je peux penser aussi, à un tout autre point
de vue : du moment que ce caillou existe – qu’il est donc réel – son exis-
tence ou sa réalité ne peut être que celle de Dieu ; étant donné que lâ ilâha
illâ ’Llâh précisément. C’est la perspective de l’immanence ou de la « res-
semblance », du tashbîh.
Ou prenons un autre exemple : si je vois une belle créature, je peux
penser, conformément à la Shahâdah : Dieu seul est beau, donc cette créa-
ture n’est pas belle ; Dieu seul possède la Beauté : lâ jamîla illâ Llâh. C’est la
perspective de la transcendance, du tanzîh. Mais je peux penser aussi : du
moment que cette créature est belle et que toute qualité positive appartient
nécessairement à l’Etre absolu – el-Wujûd el-mutlaq –, sa beauté empirique-
ment incontestable ne peut être que celle de Dieu. C’est la perspective de
l’immanence ou de la « ressemblance », du tashbîh, dont l’une des expres-
sions coraniques est l’affirmation que « Allâh est la lumière des cieux et de
la terre » ; l’expression classique du tanzîh étant : « Aucune chose n’est
comme Lui ». Contradiction flagrante si l’on n’admet pas l’existence des
deux perspectives parallèles et complémentaires, la transcendantiste et
l’immanentiste ; autrement dit, si l’on n’admet pas l’ésotérisme avec tous
ses modes et degrés de vision et d’interprétation.
De même pour le phénomène de l’Avatâra ; a priori, la Shahâdah signi-
fie : Dieu seul est divin, donc l’Avatâra ne peut être divin ; par conséquent,
il n’y a pas d’Avatâra. Mais nous pouvons penser également, en nous fon-
dant sur le phénomène incontestable de tel degré de participation humaine
à la Nature divine, – possibilité qui est une nécessité métaphysique, – que
du moment que l’Avatâra est divin, sa divinité ne peut être que celle de
Dieu ; en quel cas le mot illâ, qui a priori est exclusif, assume un sens inclu-
sif, mais toujours à l’avantage de Dieu ; ad majorem Dei gloriam.
C’est là un jeu de rapports – bien connu en Taçawwuf – qui résulte de la
nature d’Âtmâ et de Mâyâ.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.

134
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.


lâ jamîla illâ llâh (ar.) : « il n’y a pas de beauté si ce n’est [celle de] Dieu ».
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
tanzîh (ar.) : abstraction, éloignement, affirmation de la transcendance divine.
ta awwuf (ar.) : soufisme.
tashbîh (ar.) : comparaison, ressemblance, affirmation de l’analogie Dieu-création.

Lettre du 22.X.1987 : les deux dimensions de l’ésotérisme


Comme je l’ai fait remarquer plus d’une fois, l’ésotérisme possède deux
dimensions : une qui prolonge l’exotérisme et une autre qui s’y oppose, ou
qui semble s’y opposer, et tel est le cas de la musique spirituelle dans
l’Islam. Quelle distance entre l’attitude de ce Compagnon qui se bouchait
les oreilles pour ne pas entendre une flûte, et les derviches qui, quelques
siècles plus tard, ont introduit la flûte dans leurs séances de dhikr !
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation. dhikr al- adr : souvenir de la poitrine, invoca-
tion dansée.

Lettre du 13.XI.1987 : branches de la Tradition primordiale


Le monde peau-rouge appartient – comme les religions archaïques de
la Sibérie et de l’Extrême-Orient – au chamanisme mongol, et celui-ci est
une branche de la Tradition Primordiale – le Sanâtana Dharma – dont
l’autre branche est l’Hindouisme, avec lequel, on le sait, les religions des
Germains, des Celtes, des Grecs et des Romains sont apparentées.
sanâtana-dharma (scrt.) : loi pérenne, primordiale ; religion pérenne.

Lettre date inconnue 7 : les philosophes grecs


Vous vous demandez comment les Platon, Socrate, Pythagore, Plotin
ont pu atteindre leurs degrés bien qu’ils ne vous semblent pas avoir cet
exotérisme dont je soulignais la nécessité. Tout d’abord il n’est pas vrai
qu’ils furent dépourvus d’exotérisme. Ils vivaient dans un cadre tradition-
nel qui, si dégénéré qu’on le suppose, n’en comportait pas moins une ar-
mature exotérique, donc « religieuse » (rites, cérémonies, croyances, mo-
rales) ; en outre, des génies spirituels de leur envergure étaient sans doute à
même de ressusciter pour eux-mêmes la pureté originelle de ces formes
exotériques ; enfin, si l’on voulait admettre que pour un Platon, par
exemple, on ne peut même pas parler d’exotérisme dégénéré (ce qui n’est
pas mon avis), il ne faut pas oublier que la nécessité de l’ambiance exoté-
rique n’est pas une règle sans exception ; or, il s’agit là d’hommes excep-
tionnels, que l’on peut rattacher à la fois à la catégorie des afrâds (les soli-
taires non soumis au Pôle ou Législateur de l’époque) et à celle des pro-
phètes mineurs, en ce sens qu’ils ont marqué de leur empreinte spirituelle
toute une civilisation. Quoi qu’il en soit, je vous rappelle que tous ces hom-
135
VERS L’ESSENTIEL

mes étaient non seulement des philosophes, mais aussi des « croyants »,
des « pratiquants », aspect que les historiens modernes s’obstinent à négli-
ger.
fard, pl. afrâd (ar.) : isolé, unique, se dit not. de certains saints.

Lettre date inconnue 8 : l’âme, la psychologie


Au fond, il n’y a qu’un seul Sujet, le divin Soi, Âtmâ. Mais il se diversi-
fie, se réfracte et se multiplie au sein de la Relativité, laquelle est une di-
mension du Sujet unique ; il en résulte la diversité et la multitude des sujets
relatifs. Le divin Soi est Être ou Puissance, Conscience et Béatitude ; Sat,
Chit et Ânanda. De même son reflet microcosmique, l’âme humaine : elle
est faite de volonté, d’intelligence et de sensibilité, ce qui revient à dire
qu’elle est faite pour le Bien, la Vérité et le Bonheur.
L’intelligence est faite pour discerner entre le Réel et le contingent, ou
entre la Substance et l’accident. La volonté est faite pour en tirer les consé-
quences sur le plan de notre existence même, en réalisant une adaptation
de tout notre être au Réel ; c’est le fondement des méthodes spirituelles. La
sensibilité est faite pour trouver son bonheur dans cette adaptation ou réa-
lisation, ce qui revient à dire qu’elle est faite pour le Réel.
Le contenu vraiment humain, et non animal, de notre intelligence est le
Réel ; c’est lui qui constitue la raison suffisante de l’intelligence humaine,
qui sans lui n’existerait pas. C’est pour cela que seule cette intelligence est
capable d’absolu ; elle seule est totale. Le contenu et la raison suffisante de
la volonté humaine, non animale, est la réalisation du Réel ; c’est en pro-
portion de cette possibilité que seule la volonté humaine est libre. Le con-
tenu et la raison d’être de la sensibilité, ou de l’affectivité, du genre humain
est l’amour de Dieu, donc le bonheur dans les choses qui convergent sur le
Réel absolu et infini. L’homme ne trouve un bonheur parfait et stable
qu’en Dieu.
Mais l’âme humaine est déchue ; elle a perdu sa perfection primordiale,
celle du Paradis terrestre ou de l’Âge d’Or. En conséquence, il y a quelque
chose dans l’âme qui doit être détruit ; il faut « haïr sa vie », a dit le Christ ;
et de même les mystiques : « Hais ton âme ». Il y a cependant une autre
dimension dans l’âme, qui est neutre, ambiguë et disponible, et c’est
l’énergie passionnelle ; celle-ci doit être canalisée et intériorisée, elle doit
être mise au service de Dieu. Elle doit contribuer à la réalisation spirituelle.
Et il y a un troisième élément dans l’âme, qui est fondamental et en
quelque sorte incréé, et c’est l’Intellect pur ; celui-ci doit être délivré afin de
devenir entièrement ce qu’il est. « Ce que tu es, c’est cela que tu dois deve-
nir, » dit une Upanishad.
La voie spirituelle implique par conséquent : d’une part et avant tout, le
discernement entre le Réel et l’illusoire, l’attachement de la volonté au Ré-
el, le bonheur de l’âme dans le Réel ; et d’autre part et en fonction de ce

136
LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS

qui précède, la destruction des éléments ténébreux de l’âme, puis


l’intériorisation des éléments ardents de l’âme, et enfin la libération des
éléments lumineux, qui constituent la quintessence de l’âme immortelle.
La psychologie, pour répondre à votre question, doit essentiellement
tenir compte de tous ces facteurs, ou elle n’est rien ; ce qui revient à dire
qu’il n’y a pas de psychologie valable en dehors de la métaphysique et de la
spiritualité.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).

Lettre date inconnue 9 : le ternaire intelligence-volonté-caractère


L’homme est fait d’intelligence, de volonté et de caractère ; ce qui le
rend capable de connaissance, de réalisation et de noblesse, et l’y oblige
même. Compréhension du Réel, concentration sur le Réel, conformité au
Réel : c’est là la vocation de l’homme. Vérité, Voie et Vertu ; Doctrine,
Méthode et Morale.
Ces fondements, de toute évidence, sont en soi indépendants des
formes religieuses ; celles-ci sont diverses, tandis que ceux-là sont inva-
riables. Ils s’imposent d’une façon absolue, mais on ne saurait les improvi-
ser ; ils doivent être conférés par le Ciel, donc dans le cadre – et avec la
bénédiction – d’une forme religieuse.

Lettre date inconnue 10 : l’amertume, l’injustice, le destin


Nous n’avons pas droit à l’amertume, car ce qui est injuste et blessant
de la part des hommes, ne l’est pas de la part de Dieu. Si nous subissons
une injustice, cela prouve qu’il y a dans notre nature – accidentelle ou subs-
tantielle – un élément qui le mérite. Tout destin est un aspect de notre na-
ture actuelle. La sainteté implique essentiellement la capacité de ne jamais
l’oublier et d’en tirer les conséquences ; ce qui n’empêche pas que l’homme
défende son droit à l’égard des hommes, dans la mesure du nécessaire et
dans les limites qu’imposent la vertu et la foi.

Lettre date inconnue 11 : distraction et concentration


Il y a trois manières de combattre et de vaincre les pensées qui nous as-
saillent : l’invocation, la prière individuelle et la réflexion. L’invocation est
le moyen global, car rien ne peut résister à la longue à la Présence divine ;
les contingences – psychologiques ou autres – ne peuvent rien contre
l’Absolu. Il y a dans cette vérité une grande consolation me semble-t-il. De
même dans la prière individuelle, qui nous permet de parler avec Dieu
comme à un être humain. Quant à la réflexion, elle consiste à regarder les
causes des phénomènes et à voir par conséquent ces derniers dans leurs
justes proportions et dans toute leur relativité.

137
VERS L’ESSENTIEL

Tout ceci, vous le savez en théorie ; mais il faudrait le savoir d’une fa-
çon concrète. Nous avons besoin de quatre Trésors : la vérité de l’Absolu,
l’invocation, la patience et la confiance. Il faudrait pouvoir regarder vos
difficultés psychiques du dehors, comme si elles ne vous concernaient pas ;
il faut savoir sortir de soi-même et regarder son ego comme si c’était un
étranger. Car les choses qui nous font souffrir sont en réalité à la surface
de notre être, elles ne sont pas nous-mêmes. Quand on souffre de ce genre
de difficultés, on est victime d’une erreur d’optique ; on ne se rend pas
compte de la petitesse des contingences psychiques. Même les choses
qu’on ne peut pas éliminer en fait, et qui paraissent être plus fortes que
nous, sont faibles et passagères en réalité ; aussi longtemps qu’elles sont là,
il faut les supporter sans leur faire l’honneur d’en souffrir, si je puis
m’exprimer ainsi ; car, je le répète, elles sont en réalité étrangères à notre
substance.
J’ai dit que rien ne peut résister à la longue à l’invocation, donc au su-
prême Nom ; je pourrais dire aussi que rien ne peut résister à la foi. Le
Nom et la foi constituent l’invocation. A côté de ces piliers de la vie spiri-
tuelle, nos maladies ne sont rien. Et quand les choses paraissent dépasser
nos forces, il faut les décrire à Dieu dans la prière ; cela contribue à les
épuiser.

138
LETTRES À DES CORRESPONDANTS HINDOUS
et lettres ayant trait à l’hindouisme
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

Lettre de 1945 : Râmana Maharshi, l’initiation, les castes


à Arthur Osborne
Je dois dire tout d’abord que je n’ai jamais vu Shrî Râmana ; tout ce que
je sais de lui, je le tiens, soit des quelques livres édités ou recommandés par
l’ashram, soit de M.I. ; par conséquent, il ne m’est possible de tirer les con-
clusions que dans la mesure où ces livres et ces récits reflètent la réalité
intégrale du Maharshi. D’après lesdits témoignages, Shrî Râmana n’a pas
été initié par un Guru, mais il a obtenu l’illumination suprême d’une façon
toute spontanée dans sa jeunesse. Les livres traditionnels du Soufisme aussi
bien que ceux de l’Hindouisme et du Bouddhisme mentionnent cette pos-
sibilité d’une réalisation subite sans initiation préalable, et vous n’ignorez
certainement pas qu’en Islam on désigne ces saints hommes par le terme
d’afrâd, « isolés » ; or, si Shrî Râmana répond réellement au signalement des
afrâd, je dois conclure que tout ce qui est dit traditionnellement de ces der-
niers le concerne, et cela semble même se trouver confirmé par la conver-
sation que rapporte votre lettre. Si le Maharshi dit qu’il y a une initiation
par le silence, – on pourrait aussi dire : par le rayonnement de la pré-
sence, – il le dit comme il affirme qu’il est un gourou, c’est-à-dire dans un
sens universel et principiel qui ne coïncide pas sous tout rapport avec ce
qu’ont en vue les traités de science initiatique ; je dois aussi ajouter – sans
préjuger d’ailleurs du cas du Maharshi – que les afrâd peuvent ignorer les
choses dont personnellement ils n’ont pas besoin ; comme ils n’ont pas dû
être initiés, ils n’ont pas besoin de savoir ce que signifie l’initiation au sens
étroit et technique du mot ; il leur suffira de connaître Âtmâ, de savoir que
« Aham Brahmâsmi » ; aussi peut-on dire d’eux qu’ils parlent à la manière
des hommes du Satya-Yuga – époque où l’initiation n’était pas encore né-
cessaire – plutôt qu’à la manière des instructeurs spirituels de l’âge sombre
[ le kali-yuga, l’âge actuel ].
Mais il est un autre point que je dois mentionner : il se peut que la loi
cosmique de compensation qui intervient à la fin de tout cycle – et par
conséquent aussi à la fin du Kali-Yuga, ou du Mahâ-Yuga entier – s’affirme
dans l’ordre initiatique en y introduisant certains allégements ; cette loi de
compensation a été énoncée par le Prophète Mohammed en ces termes :
« Au début de l’Islam (ou du Mahâ-Yuga), celui qui omet un dixième de la
Loi (coranique ou dharmique) sera damné ; mais à la fin, celui qui accom-
plira un dixième de la Loi sera sauvé ». C’est conformément à cette même
compensation cosmique que, selon d’autres paroles inspirées, les flammes
de l’enfer se refroidiront à la fin de son cycle d’existence ; ou encore, pour
ce qui est du système des castes, on peut dire qu’il ne s’applique plus ac-
tuellement avec la même rigueur qu’autrefois, excepté dans l’ordre social ;

141
VERS L’ESSENTIEL

l’état actuel des castes semble retracer, symboliquement et dans une cer-
taine mesure, l’indistinction primordiale, les différences intellectuelles entre
les castes se trouvant de plus en plus amoindries ; les castes inférieures,
devenues fort nombreuses, représentent tout un peuple et comportent par
conséquent toutes les possibilités humaines, tandis que les castes supé-
rieures, qui ne se sont pas multipliées dans la même proportion, souffrent
d’une déchéance d’autant plus sensible que « la corruption du meilleur est
la pire » (corruptio optimi pessima). Selon M.I., Shrî Râmana aurait dit un jour
qu’un shûdra peut lire les Ecritures sacrées ; pareille chose, impossible dans
des conditions normales, est devenue possible en raison de cette loi de
compensation qui reproduit en un certain sens – puisque les « extrêmes se
touchent » – l’indistinction primordiale. Il se peut donc que la transmission
initiatique, elle aussi, obéisse à des règles moins rigoureusement détermi-
nées qu’autrefois, sans qu’il soit toutefois possible de délimiter théorique-
ment ces simplifications ou allégements que peuvent éventuellement subir,
par hypothèse, les lois en question.
La connaissance spirituelle de Shrî Râmana, à en juger d’après ce qu’en
rapportent les différents récits, semble être essentiellement synthétique et
principielle et non point analytique ou scientifique comme celle d’un Guru
au sens technique du mot ; il me paraît par conséquent illogique et déplacé
de poser au Maharshi des questions relevant de la science initiatique tradi-
tionnelle, c’est-à-dire de vouloir l’obliger à aborder des sujets dont il n’a
jamais parlé spontanément, et qui n’ont aucun rapport avec le mode syn-
thétique et simple de son rayonnement ; une source de Grâces spirituelles
ne ressemble pas nécessairement à un livre. Dans la conversation rapportée
par votre lettre, l’interlocuteur aurait dû s’arrêter après la seconde réponse
du Sage, et la méditer ; la troisième question est aussi simpliste qu’in-
congrue, et de même, la quatrième constitue une véritable infraction à la
bienséance, car on ne presse pas un Sage de questions lorsqu’on ne com-
prend pas ses réponses ; il aurait fallu méditer longuement sur les deux
premières réponses avant d’y revenir ; il était tout à fait déplacé de pousser
plus en avant, puisque Shrî Râmana n’avait pas cru nécessaire, au début de
l’entretien, de donner des explications détaillées.
afrâd (ar.) : v. fard.
aham brahmâsmi (scrt.) : « Je suis Brahma (l’Absolu, le Principe) ».
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
fard, pl. afrâd (ar.) : isolé, unique, se dit not. de certains saints.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
shûdra (scrt.) : serviteur ; membre de la quatrième caste (Inde) ; type humain concu-
piscent, matérialiste, sans idéal autre que le plaisir, refusant de se dominer et de se
dépasser, dont la vertu sera l’obéissance et la fidélité.
yuga (scrt.) : nom d’un cycle cosmique. Chaque mahâ-yuga (grand cycle) comporte 4
yuga (âges) : krita-yuga ou satya-yuga, corr. à l’âge d’or des Grecs ; tretâ-yuga, corr. à
l’âge d’argent ; dvâpara-yuga, corr. à l’âge d’airain, de bronze ; kali-yuga (âge des
conflits, âge sombre), corr. à l’âge de fer.

142
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

Lettre du 5.V.1945 : Râmana Maharshi, la concentration


Certains théoriciens de la « voie directe » ne semblent pas se poser la
question s’il est psychologiquement possible de persévérer pendant toute
une vie, par ses propres moyens, dans la simple concentration sur le « Sujet
absolu », ni si de tels efforts, à supposer qu’ils fussent possibles, abouti-
raient à un résultat positif ; ils oublient que le Christ a dit : « Nul n’arrive au
Père, si ce n’est par moi », et : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » ; ce
qui veut dire que seules la doctrine et la grâce du Verbe peuvent rendre
possible ce qui est humainement impossible ; c’est-à-dire, seule la doctrine
révélée et orthodoxe peut donner à la concentration spirituelle la « qualité »
requise, et seuls les moyens initiatiques peuvent permettre à cette concen-
tration d’atteindre son But suprême.
Mais ne pourrait-on pas objecter que la simple concentration suffit par
définition pour atteindre le But, et qu’elle possède à elle seule la vertu
d’éloigner les obstacles qui séparent l’individu de la Réalité ? En principe,
la concentration possède cette vertu, mais en fait, il n’en est pas ainsi, sans
quoi toutes les méthodes de réalisation employées depuis des millénaires,
dans l’Inde comme ailleurs, ne seraient que des complications vides de
sens ; le rite de consécration d’un sannyâsî, par exemple, ne serait qu’un
simulacre dépourvu de raison suffisante.
Il me reste un mot à dire sur ce que certains appellent la « méthode du
Maharshi » ; or une telle méthode n’existe pas, pour la simple raison que le
Maharshi lui-même n’a jamais suivi aucune méthode. Il doit sa réalisation à
une illumination subite, et non à des exercices spirituels ; et n’ayant jamais
suivi de méthode, il ne saurait en enseigner aucune ; son enseignement par
la question « qui suis-je ? » est bien plutôt une expression de sa réalité inté-
rieure, ou encore une expression principielle et symbolique de toute voie,
qu’une méthode à imiter en l’absence de tout autre support. Cela ne veut
certes point dire que le Maharshi n’a pas de rayonnement et qu’il ne com-
munique pas des grâces, mais uniquement que, n’ayant point eu à suivre
une voie lui-même, il ne peut avoir mission de former des disciples, et c’est
là d’ailleurs la raison pour laquelle il refuse d’en accepter ; affirmer que le
mauna-diksha, au lieu de représenter tout simplement l’aspect essentiel de
toute voie, constitue en lui-même une voie intégrale, reviendrait à dire que
la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres constitue une méthode spiri-
tuelle. Que l’on n’objecte pas que les Apôtres, ayant eu une réalisation qua-
si subite, comme d’ailleurs aussi les Compagnons du Prophète, ne pou-
vaient par conséquent pas former des disciples ; le cas des Apôtres et des
Compagnons est tout différent, car ils ont reçu non seulement une initia-
tion, mais aussi une méthode à transmettre ; cette méthode, « simple » et
synthétique au début, s’est « différenciée » et explicitée, avec l’assistance du
Saint-Esprit, à mesure que l’on s’éloignait de l’origine et de son fleuve de
grâces spirituelles et qu’il fallait s’adapter à des conditions de plus en plus
précaires ; la position d’un saint Jean ou d’un Seyyidnâ Alî n’est donc nul-
lement comparable à celle d’un saint « tardif », c’est-à-dire qui n’est pas le
143
VERS L’ESSENTIEL

disciple direct d’un fondateur de forme traditionnelle. Pour ce qui est du


Maharshi, il est de toute évidence un de ceux dont Shrî Râmakrishna dit
qu’ils obtiennent la réalisation sans le concours de leur volonté et d’une
manière subite et spontanée ; ce sont les hommes que le Soufisme connaît
sous le nom d’afrâd ; c’est à eux que s’applique le sens initiatique de cette
parole du Christ : « Les bien portants n’ont pas besoin du médecin » ; or
l’existence de tels hommes ne saurait impliquer que les rites initiatiques, qui
existent dans l’Hindouisme comme dans toute autre tradition, ne sont que
des artifices dépourvus de sens ; du moment que ces rites existent, ils doi-
vent correspondre à une réalité et à une nécessité quelconques. Il n’y a là
vraiment aucun problème : si quelqu’un est un fard, la question initiatique
ne peut pas se poser pour lui, et des discussions là-dessus sont sans objet
pour lui ; s’il n’est pas un fard, il n’a aucun autre choix que celui d’une voie
normale transmise par la tradition, c’est-à-dire qu’il n’aura qu’à recher-
cher, – la droiture de son intention et la barakah l’y aidant, – un murshid
orthodoxe, et recevoir de lui ce que ce murshid avait lui-même reçu de son
murshid.
barakah (ar.) : bénédiction, influence spirituelle.
fard, pl. afrâd (ar.) : isolé, unique, se dit not. de certains saints.
mauna-dîkshâ (scrt.) : initiation silencieuse.
murshid (ar.) : guide, maître.
sannyâsî (scrt.) : ascète, moine, généralement errant, ayant formellement et définiti-
vement renoncé au monde.

Lettre de 1949 : la voie de la connaissance


à Âtmânanda Krishna Menon (traduit de l’anglais)
Votre disciple Pramânanda Nath m’a rapporté votre livre Atmâ-
Darshan. Ce même livre m’avait déjà été envoyé et M.R. m’a assuré que
c’est vous-même qui m’aviez destiné ce premier envoi ; dans ce cas, je vous
en remercie et tiens à vous dire que je l’ai lu avec toute la satisfaction de
retrouver les vérités absolues et sacrées de l’Inde éternelle.
Vous aurez remarqué que celui qui vous écrit est l’ancien guru de Pra-
mânanda Nath. Or les conversations que j’ai eues avec lui m’obligent à
certaines réflexions que je crois opportun de vous soumettre, et me don-
nent en même temps l’occasion de développer quelques considérations
susceptibles de vous faire entrevoir notre point de vue en ce qui concerne
la réalisation spirituelle.
Si j’ai bien compris certaines explications, la seule chose nécessaire,
dans le jnâna-mârga, c’est, d’une part la certitude que « je » ne suis ni le
corps ni le mental, mais Âtmâ, et d’autre part la présence d’un Guru ayant
réalisé l’Absolu ; la valeur humaine et intellectuelle du disciple ne compte
pas, ni la tradition ; seul le jnâna et la présence du Guru ont de l’importance.
Or, comme c’est le cas pour toute chose précieuse, le jnâna peut deve-
nir un poison mortel tout comme il peut signifier la délivrance ; tout dé-

144
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

pend de la nature individuelle du disciple. Cette nature, afin de pouvoir


réaliser Atmâ, présuppose a priori une certaine conformité à Atmâ. Si la
nature du disciple n’est pas préparée pour le jnâna, cette méthode peut
avoir des effets contraires à ceux auxquels on pourrait normalement
s’attendre : l’identité avec le Soi, au lieu d’être réalisée, sera remplacée par
une sorte d’idée fixe, une pensée artificiellement greffée sur le mental ; au
lieu de mener à un certain degré de réalisation, cette fausse attitude sera la
source d’un automatisme intellectuel et de toutes sortes de vices, tels que
l’orgueil, la prétention, l’entêtement, la pétrification du mental, une certaine
monomanie dialectique et un manque de sens du sacré. Il est donc impéra-
tif que le mental, avant d’être abandonné par l’« ego », soit purifié, et c’est
là l’avis de tous les sages de tous les temps.
Celui donc qui veut suivre le jnâna-mârga doit, selon moi, posséder en
premier lieu la vertu générale de l’homme de bien, puis la qualification
intellectuelle particulière au jnâna. La vertu générale implique la dévotion à
l’égard de Brahma, et par extension à l’égard des hommes : la justice, l’ab-
sence d’égoïsme, la charité sous toutes ses formes ; car l’homme comme tel
– c’est-à-dire en tant que mental et corps – est rigoureusement soumis à
Brahma dans la mesure où Brahma se révèle objectivement et cosmique-
ment. La qualification particulière pour le jnâna implique une intelligence
contemplative apte à saisir les vérités métaphysiques dans toute leur pro-
fondeur, leur complexité et leur subtilité, et par conséquent capable de
discerner parfaitement la valeur des choses. Celui qui est dépourvu de dis-
cernement intellectuel, c’est-à-dire qui est borné et illogique, et partant
incapable de définir exactement la nature des choses sur le plan cosmique,
n’est pas qualifié pour discerner le Réel de l’irréel ; en d’autres termes, celui
qui ne sait pas discerner la Vérité de l’erreur sur le plan relatif, ne saura pas
non plus discerner la Réalité de l’irréalité.
Avant d’aller plus loin, je voudrais répondre à une possible objection :
on pourrait dire en effet qu’il est des jnânî dont le mental n’adore pas Dieu
et qui se bornent à réaliser l’idée que le mental, quoi qu’il fasse, n’est pas le
vrai « soi ». Or s’il est des jnânî qui n’adorent pas Dieu expressément, c’est
parce que leur mental est imprégné a priori de dévotion, soit qu’ils aient
adoré Dieu dans leur jeunesse, soit qu’ils l’aient adoré dans des vies anté-
rieures, soit encore qu’ils aient hérité un tel mental d’innombrables an-
cêtres ayant adoré Dieu ; leur mental se trouve donc dans un état d’ado-
ration naturelle. Quoi qu’il en soit, les plus grands jnânî – tels Shrî Shankara
ou de nos jours Shrî Râmana Maharshi – ont manifesté une attitude dévo-
tionnelle qui ne les a nullement attachés au mental. [suivent des hymnes dévo-
tionnels de Shankarâchârya, de Râmana Maharshi et de Râmakrishna]
Aussi longtemps que le mental existe, c’est-à-dire jusqu’à la mort, il doit
adorer la Divinité ; sans cette attitude, l’homme n’arrivera pas à réaliser
effectivement qu’il n’est pas le mental. Un mental qui adore ne désire pas
être « je », pas plus qu’il ne s’oppose à la vérité que « je ne suis pas le men-
tal, je suis Âtmâ ». Mais un mental qui ne s’incline pas devant la Divinité
145
VERS L’ESSENTIEL

fait obstacle à la libération, et il remplacera celle-ci par une illusion de libé-


ration ; or il vaut mieux ne pas être libéré que de s’imaginer l’être. L’idée
fixe que « je suis Âtmâ » n’est pas la même chose que la conscience d’être
Âtmâ ; un fou qui s’imagine être Dieu n’est pas la même chose qu’un sage
qui sait qu’il est Dieu.
De même, pour ce qui est de la vertu nécessaire à toute réalisation spi-
rituelle, je dirai ceci : le mental qui n’a pas été purifié des maladies de
l’homme mondain, qui n’est pas libre d’orgueil, de passion et de toutes les
sortes de vilenie, ne permet pas d’éliminer la superposition de l’idée que
« je suis le mental ». L’idée que « je ne suis pas le mental, ni le corps, mais
Âtmâ », ne libère des superpositions qu’à condition que les objectivations –
le corps, l’âme, l’intelligence – réalisent Âtmâ dans les limites de leurs pos-
sibilités : le corps par sa pureté, l’âme par sa dévotion, et l’intelligence par
son discernement, sa logique. Si le corps est impur en raison de la tyrannie
des passions, si l’âme est impie à cause du mépris de Dieu et si l’intel-
ligence est obscurcie par la prétention et la partialité, l’idée que « je ne suis
ni ce corps, ni ce mental, mais Âtmâ », engendre l’illusion – non la cons-
cience – d’être Âtmâ ; et cette illusion peut engloutir l’homme dans les
tourments du samsâra. L’ignorance pure et simple vaut mieux qu’une con-
naissance illusoire. L’illusion est mortelle dans la mesure où son contenu
est élevé.
Pourquoi vous ai-je écrit tout ceci ? Parce que certains nient toutes ces
choses. D’après eux, il suffit de se convaincre, comme par autosuggestion,
qu’on n’est ni le corps ni le mental. Or cette vérité n’est pas réalisable avant
que le corps et le mental se soient conformés sur leur plan à ce que je
pourrais appeler la « Volonté divine » ; on ne peut atteindre Âtmâ sans
Dieu ou contre Dieu. Seule la « Divinité personnelle » permet, à ceux qui
l’adorent, de comprendre qu’elle n’est pas la Réalité absolue.
Shrî Shankara, Shrî Râmana Maharshi et vous-même, vous êtes hin-
dous. Les Hindous sont le peuple le plus contemplatif qui soit ; et depuis
des millénaires, vous avez l’habitude de voir en vous ce qui est divin. Vous
dites « je suis Âtmâ », « je suis Brahma », comme vos ancêtres l’on dit depuis
des millénaires. La contemplation pure a forgé l’âme hindoue. Elle peut
souvent réaliser sans difficulté ce que d’autres âmes ne réalisent qu’avec
difficulté. Le cas des Européens – chrétiens et juifs – est tout différent.
L’âme de leurs ancêtres était fort éloignée de l’âme hindoue. Les Juifs n’ont
pas vécu dans la contemplation, mais dans la crainte ; leur voie était un
karma-yoga. Je ne critique nullement la religion juive, qui est conforme à la
mentalité des Hébreux ; je fais simplement remarquer qu’elle est radicale-
ment différente de la spiritualité hindoue. La même chose est d’ailleurs
vraie, bien qu’à un moindre degré, pour la religion chrétienne, héritière du
Judaïsme. Je ne prétends pas qu’un Juif ou un Chrétien ne puissent jamais
suivre une sadhana hindoue : je dis que s’ils la suivent, ils doivent, – d’un
point de vue purement humain, non au point de vue du jnâna qui est au
delà des contingences, – tenir compte de leurs propres caractères mentaux.
146
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

Ils ne sont ni hindous ni brahmanes ; le jnâna est plus dangereux pour eux
que pour les hommes d’élite de votre pays. En tant qu’Européens, ils pen-
sent trop, ce qui leur donne une apparence d’intelligence ; en réalité et dans
la majorité des cas, leur pensée est essentiellement passionnelle et dépour-
vue de toute sérénité contemplative ; l’idée que « je suis Brahma » les com-
ble facilement d’orgueil et de mépris, puisque leurs ancêtres ont toujours
pensé : « Je suis un mortel, un pécheur », et parce que leur mental, à moins
d’avoir été purifié par des disciplines rigoureuses, n’a pas l’habitude de
supporter les formules jnaniques.
Je suis certain, très révérend Guru, que vous connaissez les hommes,
mais je ne suis pas certain que vous connaissiez les Européens. Les Euro-
péens sont affligés d’un individualisme caché dont un Hindou peut diffici-
lement se faire une idée. La civilisation européenne est orientée depuis des
siècles vers l’exaltation de l’homme, de l’individu – que ce soit d’une ma-
nière rationaliste, sentimentale ou brutale – tandis que la civilisation hin-
doue, qui n’a jamais changé en son essence, se trouve orientée depuis des
millénaires vers ce qui dépasse l’homme et lui donne toute sa raison suffi-
sante.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
brahma (brahman) (scrt.) : l’Absolu, le Principe.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
sâdhanâ (scrt.) : méthode ; ensemble des pratiques d’une voie spirituelle.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.

Lettre du 7.X.1954 : Swâmi Râmdâs, Hari Prasad Shastri


à Titus Burckhardt (traduit de l’allemand)
A Londres, nous avons vu Swâmi Râmdâs à deux reprises, d’abord
chez Pallis et ensuite chez Patel, un savant hindou. Nos amis étaient en-
core occupés dans la maison lorsque le Swâmi est arrivé avec sa suite, de
sorte que j’ai dû les recevoir tout seul dans le vestibule, après que S.A. leur
a ouvert la porte. J’ai conduit les Hindous au salon, désigné au Swâmi sa
place et entamé une conversation avec lui, nos amis nous rejoignant l’un
après l’autre. A sa demande, nous avons invoqué le Nom, puis les Hindous
ont invoqué le Râma-mantram. Krishnabaï, la célèbre brahmane, était pré-
sente, ainsi que deux belles Hindoues, et aussi le secrétaire et deux ou trois
147
VERS L’ESSENTIEL

autres Hindous ; ils étaient accompagnés de deux Anglais que nous ne


connaissions pas. Nous avions invité nos amis chrétiens, et les deux boud-
dhistes étaient là aussi, bien entendu. Des questions ont été posées, et le
Swâmi répondait avec sa merveilleuse éloquence ; j’ai aussi dit certaines
choses, et tout a été noté. Parfois les amis ont dû rire, par exemple lorsque,
vers la fin, j’ai dit : « Swâmi Râmdâs est comme le Gange : il n’est jamais
fatigué ! »
Le lendemain j’ai rendu visite au Swâmi chez Patel, avec quelques
amis ; les Hindous se sont comportés avec moi comme si j’étais un swâmi.
Si la veille, Râmdâs nous avait parlé avec enthousiasme des grâces du
Nom, il nous a raconté cette fois-ci des histoires de saints et des événe-
ments de sa propre vie, comme lorsqu’il entendit, une nuit dans la jungle,
le râle d’un tigre à côté de lui. Quand nous avons pris congé, les Hindous
nous ont raccompagnés jusque dans le jardin bordant la rue, un jardin de
roses. M. Patel en avait cueilli deux, une pour Swâmi et une pour moi, et
nous avons pris ainsi congé l’un de l’autre, une rose à la main. L’image du
Swâmi vêtu d’orange, nous saluant en compagnie de Krishnabaï et des
autres Hindous, pendant que notre voiture s’éloignait, est inoubliable.
Hier je suis allé avec Pallis chez le pandit Hari Prasad Shastri, un vieux
brahmane. Il a loué mes écrits sur le Vedânta et m’a dit que, le livre de
Guénon mis à part, il n’avait jamais rien lu d’aussi juste sur le Vedânta ; et
que mon explication de la Mâyâ était la seule bonne qu’il ait jamais trouvée
dans un ouvrage européen. Après une conversation au sujet du Vedânta et
de l’hindouisme, nous avons parlé du soufisme ; il a récité alors dans un
parfait arabe la sourate el-ikhlâç et d’autres passages du Coran, en les com-
parant à des formules sanscrites correspondantes.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
Vedânta (scrt) : litt. fin du Veda, les Upanishad ; nom d’un des six darshana – ou points
de vue – de la doctrine hindoue, contenant la doctrine métaphysique de la non-
dualité (advaita).

Lettre de 1955 : la réincarnation


Si la réincarnation était chose aussi banale qu’elle l’est dans l’esprit de
l’Asiatique moyen, – qui croit que les poissons d’un étang sont des lamas
réincarnés (ce n’est pas la peine d’être lama pour renaître poisson !) ou que
telle chèvre est telle lady anglaise récemment décédée (dans l’entourage du
Maharshi), – si les choses se passaient ainsi, on ne s’expliquerait pas pour-
quoi des êtres tels que le Christ, Mohammed, Moïse et Abraham n’en ont
jamais dit un mot. D’une manière générale, je crois qu’il y a dans toute
tradition quelques conceptions « solidifiées », donc grossières, et c’est peut-
être pour cela qu’un sage asiatique a dit que seule l’erreur se transmet, non

148
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

la vérité ; par exemple, la négation musulmane de la crucifixion de Jésus est


aussi étonnante que la négation chrétienne du salut des saints préchrétiens,
sans parler de la négation des « paganismes », et ainsi de suite.

Lettre de IX.1955 : nous sommes tous un


à Hari Prasad Shastri (traduit de l’anglais)
Je sens que lorsque j’invoque le Nom de Dieu, où que je sois, je suis
avec vous ; car dans un tel état les distances s’effacent, et dans les saints
Noms de l’Infini nous sommes tous un.

Lettre du 28.II.1956 : condoléances


à la veuve de Hari Prasad Shastri
Nous savons que la mort n’est pas une séparation réelle, qu’elle n’est
qu’un voile illusoire et passager, et qu’en Dieu les âmes se rencontrent,
même ici-bas. Nous ne pouvons être plus près de ceux que nous aimons
qu’en nous cramponnant à Dieu, et en nous perdant en Lui. C’est en nous
perdant nous-mêmes en Lui que nous nous retrouvons en Lui, avec ceux
que nous aimons.

Lettre du 18.X.1957 : en faveur de la tradition


traduit de l’anglais
C’est un grand plaisir pour moi d’être informé par votre aimable lettre
de cette magnifique manifestation de l’esprit traditionnel, la Navaratri Poo-
ja, et je suis très reconnaissant que vous ayez profité de l’occasion pour
présenter mes trois articles à S.S. le Jagadguru Shrî Shankarâchârya. Je suis
très heureux d’avoir ce nouveau rapport avec l’Hindouisme orthodoxe.
Puissent nos efforts pour la défense de l’Inde brahmanique et de l’esprit
traditionnel en général avoir les répercussions que nous souhaitons, avec
l’aide divine.

Lettre du 14.II.1960 : livres importants


Des livres hindous que tous nos amis devraient posséder et lire sont les
suivants : la Bhagavadgîtâ ; le Yoga-Vâsishtha, appelé aussi Mahârâmâyana ; le
Shrîmad Bhâgavata. Ces livres, qui exceptionnellement ont la valeur
d’Upanishads, contiennent l’essence même de la Doctrine, exposée par Shrî
Krishna et – par l’intermédiaire de Vâsishtha – par Shrî Râma.

Lettre du 15.III.1961 : Maharishi Mahesh Yogi


L’affaire du Sâdhu Mahesh montre une fois de plus combien les Orien-
taux ont besoin de nous, c’est-à-dire combien ils ont besoin 1. d’une doc-
trine rigoureuse, et 2. de l’application juste de la doctrine aux circonstances
nouvelles. Cette application, ils ne savent en général pas la faire. L’Occi-

149
VERS L’ESSENTIEL

dent a besoin de l’Orient traditionnel, mais l’Orient, lui, a besoin de l’Occi-


dent orientalisé ; il est incapable de se défendre tout seul.
Les erreurs du mouvement de Mahesh Yogi sautent aux yeux. En réali-
té, le but de la méditation n’est pas d’avoir accès « à une énergie illimitée,
une augmentation de la capacité de penser et d’agir, une libération des ten-
sions et de l’angoisse, une paix mentale et le bonheur » ! Tous ces avan-
tages-là n’ont aucune valeur spirituelle, car ce n’est pas le bonheur qui
compte, c’est le motif du bonheur et la nature du bonheur. De cela – la
seule question importante – le Sâdhu ne parle pas, et c’est ce qui le con-
damne.
Si Mahesh Yogi a « découvert » une méthode de méditation, – « pro-
fonde » ou non, – cela prouve, ou bien que sa méthode ne vaut rien ou
bien que Mahesh Yogi s’attribue une gloire qui ne lui revient pas. Car tout
homme qui sait méditer a nécessairement le sentiment que sa méditation
est une découverte, quelque chose qui se distingue des théories et des pré-
ceptes ; « il y a autant de voies qu’il y a d’âmes humaines », disent les Sou-
fis, et le Bouddhisme connaît une formule tout à fait analogue. Le Sâdhu
en question est, ou bien un naïf qui croit avoir « découvert » ce que tous
ses maîtres connaissaient avant lui, on bien un individualiste qui ne sait pas
résister à une telle « illusion d’optique », et qui au contraire la désire a prio-
ri ; dans ce cas la naïveté glisse dans le satanisme, pour parler sans am-
bages.
La vérité ne compte pas pour lui, ni la tradition. Il ne cherche pas à
sauver les hommes, il cherche à leur adoucir le chemin vers l’enfer, exac-
tement comme le fait la psychanalyse. La Spiritual Regeneration est une af-
faire purement psychologique qui, intellectuellement, moralement et tradi-
tionnellement n’engage à rien.
Les faux maîtres sont dangereux parce qu’ils sont un mélange de bien
et de mal ; ils séduisent avec le bien.
Une erreur typique, c’est de croire que l’expansion rapide d’une secte
moderne – grâce aux moyens mécaniques – est comparable à l’expansion
miraculeuse des religions.
sâdhu (scrt.) : bon, vertueux, saint ; personne ayant renoncé au monde pour se consa-
crer à la vie spirituelle, parcourant l’Inde généralement à pied.

Lettre du 24.IV.1961 : l’invocation et ses modes


La quintessence de toute tradition et de toute spiritualité est le discer-
nement entre le Réel et l’illusoire et la concentration sur le Réel. Tout est
contenu dans cette double définition. C’est, en un sens plus extérieur, la
doctrine et la méthode ; or il y a beaucoup de doctrines et beaucoup de
méthodes, mais il n’y a qu’un seul discernement entre le Réel et l’illusoire,
l’Absolu et le contingent, l’Infini et le fini, comme il n’y a qu’une seule
concentration sur le Réel, une seule Union, une seule Délivrance.

150
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

Les traditions les plus diverses concordent en ceci, que le meilleur sup-
port de la concentration et le meilleur moyen d’obtenir la Délivrance est,
vers la fin du kali-yuga, l’invocation d’un Nom divin révélé, et destiné par la
Révélation même au japa. Par conséquent, quand je parle de « concentra-
tion sur le Réel », je pense au japa.
Il faut s’enfermer dans le Nom divin comme dans un abri pendant une
tempête. Il faut l’invoquer aussi comme si le Nom était une épée miracu-
leuse pendant une bataille, et vaincre ainsi les ennemis que nous portons
en nous-mêmes. A d’autres moments, il faut se reposer dans le divin Nom
et être parfaitement content de lui et s’abandonner à lui avec un profond
recueillement, comme si nous étions dans un sanctuaire merveilleusement
beau et plein de bénédictions. A d’autres moments encore, il faut se cram-
ponner au divin Nom comme s’il était la corde qu’on jette à un homme qui
est en train de se noyer ; il faut appeler Dieu pour qu’il nous entende et
pour qu’il nous sauve ; il faut avoir conscience de notre détresse et de
l’infinie Miséricorde de Dieu. Une autre manière de pratiquer le japa est de
se concentrer sur l’idée que Âtmâ est seul réel, que ni le monde, ni nous-
mêmes ne sommes réels ; c’est alors comme si nous n’existions plus, et le
divin Nom seul brille en nous comme dans un grand vide. Enfin, il faut
s’unir au divin Nom comme si nous ne faisions plus qu’une seule subs-
tance avec lui ; nous n’avons alors plus d’égo, c’est Lui qui s’est mis à la
place de notre cœur ; ce n’est ni notre corps, ni notre âme qui sont
« nous », mais c’est le Nom ; et nous ne sommes « nous-mêmes » ni dans
telle ou telle pensée, ni dans tel ou tel acte, mais uniquement dans le divin
Nom, qui est mystérieusement identique au Nommé, ou dans l’invocation
sacrée, qui nous unit mystérieusement à l’Invoqué.
La vie est précieuse, car elle nous permet de nous attacher à Âtmâ ;
c’est pour cela que nous devons être heureux de vivre, et pleins de grati-
tude pour notre condition humaine.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
kali-yuga (scrt.) : le 4e âge du monde, âge des conflits, âge sombre, corr. à l’âge de fer
des Grecs. Cf. yuga.

Lettre de 1962 : la grâce


traduit de l’anglais
La question de la Grâce est la même dans le christianisme et dans
l’islam que dans l’hindouisme, car la réalité et la nécessité de la Grâce font
partie de la nature profonde des choses.
Nous avons besoin de la Grâce dans la mesure où nous sommes des
hommes capables d’erreurs et de péchés et liés au karma, mais pas dans la
mesure où nous sommes métaphysiquement Âtmâ. Le mukta n’a plus be-
soin de la Grâce – dans le sens ordinaire du terme – car il est lui-même la

151
VERS L’ESSENTIEL

Grâce ; il est au delà du karma. Le plus grand malheur est de croire qu’on
est un mukta alors qu’on ne l’est pas ; mais une telle erreur ne survient ja-
mais chez l’homme dont l’intention est pure et qui de ce fait est protégé
par la Grâce.
Pour réaliser Âtmâ, nous avons besoin de la Grâce d’Îshvara, car en tant
qu’êtres vivants, nous sommes soumis à Îshvara. Il n’y a aucune réalisation
possible sans la Grâce.
Pour pouvoir l’accueillir, l’homme doit se soumettre à certaines condi-
tions qui résultent de sa nature. Premièrement, il doit se soumettre à la
Tradition, car il n’y a pas de Grâce possible pour celui qui la méprise et la
viole. La Tradition peut exiger beaucoup de nous, ou peu, selon notre sta-
tut et notre vocation ou selon les circonstances. La Tradition est le cadre
de la Grâce.
La Grâce exige trois conditions intrinsèques. La première est l’humilité,
c’est-à-dire la conscience de nos limitations en tant qu’homme comme tel,
et la conscience de nos imperfections en tant que tel homme, tel individu,
tel ego. Nous devons donc faire très attention à ne pas nous surestimer et
aussi à nous méfier des impulsions de l’âme.
La deuxième condition est la générosité : cela ne veut pas dire que nous
devons attribuer à d’autres des qualités qu’ils n’ont pas, mais cela signifie
qu’il ne faut pas leur dénier des qualités qu’ils possèdent réellement, et qu’il
faut, chaque fois que c’est possible, interpréter leurs actes de façon posi-
tive. Il est impossible de ne pas être conscient des erreurs empoisonnées
du monde qui nous entoure, mais il est coupable et nuisible d’imputer des
erreurs ou des fautes à des hommes qui n’en sont pas responsables, ou
d’imputer à un homme même mauvais ou stupide des intentions ou des
fautes qu’il n’a pas. Tout comme l’humilité est l’absence d’orgueil, la géné-
rosité est l’absence d’égoïsme et de méchanceté sous toutes ses formes.
Sans humilité ni générosité, il ne peut y avoir de Grâce. Un yoga accompli
sans humilité ni générosité conduit en enfer ; il peut nous donner l’illusion
d’états supérieurs, mais il mène à la ruine.
La troisième condition de la Grâce concerne la vérité : amour de la vé-
rité, absence de déformations passionnelles de la pensée, donc absence
d’illusions. Cette condition est capitale dans la pratique des sâdhanâs supé-
rieures ; la pensée erronée est incompatible avec la compréhension intellec-
tuelle et la réalisation métaphysique.
On parle souvent de la grâce du Guru ; cette Grâce est une forme tradi-
tionnelle de la Grâce de Dieu.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
îshvara (scrt.) : l’Être créateur, le Dieu personnel, le Seigneur.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.

152
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

mukta (scrt.) : délivré jîvan-mukta : libéré vivant, délivré en cette vie.


sâdhanâ (scrt.) : méthode ; ensemble des pratiques d’une voie spirituelle.
yoga (scrt.) : joug ; union ; technique ou alchimie tendant à ouvrir le microcosme
humain à l’influx divin en vue de réaliser l’Union ; art de la concentration parfaite.

Lettre du 25.IV.1962 : le Râma-mantra


En effet, le dépassement du symbole ou du support n’est pas du do-
maine de la bhakti. Mais, étant donné votre point de départ métaphy-
sique, – votre connaissance du Vedânta, – la question ne se pose pas pour
vous. Vous ne vous concentrez pas sur le Swâmi Râmdâs et vous savez
fort bien que Râma est l’Absolu, quels que soient les sons sacrés que vous
prononcez (je veux dire que Shiva et d’autres Noms sont également Dieu) ;
vous n’ignorez pas que Râmdâs est Râmdâs et que l’Absolu est l’Absolu, et
qu’un mot est un mot. Il n’y a donc pas d’effort à faire en vue d’un dépas-
sement objectif ; c’est le sujet, c’est vous-même qu’il faut dépasser, et vous
le faites virtuellement par le mantram et en lui. C’est pour cela que vous
pratiquez le japa.
La grâce de la révélation positive de Mâyâ survient tôt ou tard dans la
voie. Il suffit du reste de percevoir l’homogénéité béatifique de la nature
qui nous entoure ; c’est déjà quelque chose. Nous ne devons pas en désirer
davantage.
Pour ce qui est de la visualisation du Nom, il faut se représenter la
seule syllabe de Râm, donc la localiser dans le front. Il ne faut pas méditer
sur chaque autre mot du mantram, ni les visualiser.
On peut invoquer – sans visualisation, mais en se concentrant sur le
son – dans la poitrine, qui représente le cœur.
Je vous envoie ci-joint la lettre du Swâmi [ Râmdâs]. Si vous leur écrivez,
vous seriez bien aimable de transmettre mes Namaskars au Swâmi et à
Krishna Bai.
PS. Il faut oublier Râmdâs pour la Réalisation : cela présuppose un at-
tachement naïf et infantile. Le lien normal avec le Guru n’est pas en cause.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
Vedânta (scrt) : litt. fin du Veda, les Upanishad ; nom d’un des six darshana – ou points
de vue – de la doctrine hindoue, contenant la doctrine métaphysique de la non-
dualité (advaita).

Lettre du 29.V.1964 : l’unité des religions, l’œcuménisme


Je dois attirer votre attention sur un aspect important de l’universalité,
ou de l’unité : la divergence des religions n’est pas seulement due à l’in-

153
VERS L’ESSENTIEL

compréhension des hommes, elle est aussi dans les Révélations, donc dans
la Volonté divine, et c’est pour cela qu’il y a une différence entre l’exo-
térisme et l’ésotérisme ; les divers dogmes se contredisent, non seulement
dans l’esprit des théologiens, mais aussi – et a priori – dans les Ecritures
sacrées ; mais Dieu, en donnant ces Ecritures, donne en même temps les
clefs pour la compréhension de leur unité sous-jacente. Si tous les hommes
étaient des métaphysiciens et des contemplatifs, une seule Révélation pour-
rait suffire ; mais comme il n’en est pas ainsi, l’Absolu doit se révéler de
différentes manières, et les points de vue métaphysiques dont dérivent ces
Révélations – conformément aux différents besoins de causalité et aux
différents tempéraments spirituels – se contredisent forcément sur le plan
des formes, un peu comme des figures géométriques se contredisent aussi
longtemps qu’on n’a pas saisi leur homogénéité spatiale et symbolique.
Dieu ne peut pas vouloir que tous les hommes comprennent l’Unité,
puisque cette compréhension est contraire à la nature de l’homme de
l’« âge sombre ». C’est pour cela que je suis contre l’œcuménisme, qui est
une impossibilité et une absurdité pure et simple. Le grand mal n’est pas
que les croyants des différentes religions ne se comprennent pas, mais que
trop d’hommes – par l’influence de l’esprit moderne – ne sont plus des
croyants. Si les divergences religieuses deviennent particulièrement doulou-
reuses à notre époque, c’est uniquement parce que, en face de l’incroyance
de plus en plus menaçante, les divisions entre croyants sont d’autant plus
sensibles, et aussi d’autant plus dangereuses. Il est donc urgent : 1. que les
hommes reviennent à la foi, quelle que soit leur religion, à condition que
celle-ci soit intrinsèquement orthodoxe, et en dépit des ostracismes dog-
matiques ; 2. que ceux qui sont capables de comprendre la métaphysique
pure, l’ésotérisme et l’unité interne des religions, découvrent ces vérités et
en tirent les conséquences intérieures et extérieures. Et c’est pour cela que
j’écris des livres.
Il est d’ailleurs un universalisme sot, celui d’un Vivekânanda et d’autres
rêveurs pseudo-hindous. Il vaut mieux croire intelligemment à sa propre
religion – tout en la croyant seule vraie – que de croire bêtement à la validi-
té des autres doctrines et traditions ; bêtement, c’est-à-dire sur une base
sentimentale sans qualité intellectuelle. Les rêveurs auxquels je pense ne
comprennent d’ailleurs jamais rien ni à la métaphysique ni à la vie spiri-
tuelle, si bien que leur universalisme se réduit à rien.
Certes, l’Unité se fera un jour, mais nous ne pouvons y contribuer ; ce
sera par une intervention fulgurante du Ciel. Il y aura alors peu d’hommes
sur terre. [...]

Lettre du 22.VI.1970 : les sanctuaires chrétiens en Inde, la Sainte Vierge


K.I. écrit qu’il y a beaucoup de sanctuaires chrétiens dans l’Inde qui
sont visités par des Hindous. Ceci n’a rien de surprenant ; c’est un aspect
de l’esprit hindou, fondé sur la Bhagavadgîtâ : « Sous quelque forme que

154
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

vous m’adorez, dit Krishna, c’est toujours Moi que vous adorez. » Si des
Hindous obtiennent des grâces en de tels endroits, ce sont des grâces hin-
doues ; c’est le Ciel hindou qui exauce les prières à travers une forme chré-
tienne ou autre. Exception faite pour la Sainte Vierge, qui peut elle-même
exaucer un Hindou si elle veut. [...]
La Sainte Vierge n’est pas fondatrice de religion, son cas est donc diffé-
rent de celui du Christ ; et comme elle est – en langage hindou – une in-
carnation plénière et directe de Shrî Lakshmî, ou de la Shakti comme telle,
donc aussi de Sarasvatî et de Pârvatî, elle peut rayonner au-delà des
formes ; il est donc concevable qu’elle exauce directement les prières des
Hindous, étant donné leur attitude caractéristique fondée sur la Bhagavadgî-
tâ et d’autres Textes sacrés.

Lettre du 13.VII.1974 : le bien et le mal


Que Yogaswâmi fut un jîvan-mukta, je veux bien l’admettre en principe,
mais en tout cas il ne possédait pas le don de l’expression doctrinale adé-
quate, prudente et efficace. Du reste, le traducteur a trop souvent choisi
des sayings qui ne signifient rien en dehors de leur contexte, pour dire le
moins ; c’est le cas par exemple des sentences qui affirment qu’il n’y a au-
cun mal dans le monde, et qu’il ne faut critiquer aucun mal ni prêcher au-
cun bien. Je réponds qu’il faut discerner le mal tout en sachant que dans la
substance essentielle des choses il n’y a pas de mal ; le mal a d’ailleurs une
fonction nécessaire dans l’économie cosmique, mais ceci est encore une
autre question. Bref, on peut et doit prêcher le bien, y compris avant tout
la vérité, tout en sachant que le monde est ce qu’il est et que la fatalité de sa
nature ne changera pas ; car on prêche pour abolir « tel mal », non pour
abolir « le mal » en soi. Tout ceci, je l’écris parce que je le pense et pour
vous dire ce que je pense, et non à l’intention du traducteur des Songs and
Sayings de Yogaswâmi.
Je ne sais que faire, car ce n’est pas mon rôle de donner une « apprécia-
tion » de tel livre ou de telle personne, à moins que j’en prenne l’initiative
pour des raisons dont je suis seul juge, comme dans les cas de Shrî Râmana
Maharshi et du Jagadguru de Conjeevaram [ = Kanchipuram]. Je pourrais dire
que, dans ces deux cas, j’avais un intérêt doctrinal à me prononcer, en con-
formité de ma mission.
jîvan-mukta (scrt.) : libéré vivant, délivré en cette vie.

Lettre du 17.II.1978 : le « libéré vivant »


Vous dites dans votre lettre que « le jîvan-mukta est pour ainsi dire abso-
lu », en sorte qu’il ne saurait y avoir de « gradations entre un jîvan-mukta du
Krita-Yuga et un autre du Kali-Yuga » ; et vous ajoutez que vous ne pouvez
concevoir un être « supérieur », par exemple, à Shrî Râmana Maharshi. Je
vous réponds que cela est facile à concevoir quand on connaît toutes les

155
VERS L’ESSENTIEL

données du problème ; la question qui se pose est celle de savoir où se


situent les gradations. Car il faut distinguer a priori entre l’homme extérieur
et l’homme intérieur, comme dirait Maître Eckhart ; l’homme extérieur –
sous peine de ne pas exister – appartient au domaine des phénomènes
cosmiques, tandis que l’homme intérieur relève de l’immanence surnatu-
relle du Soi dans l’âme. Concrètement, je dirai que Râma et Krishna en tant
que phénomènes humains – ou Avatâras majeurs – sont incomparablement
plus grands que n’importe quel jîvan-mukta de notre époque par exemple ;
Shankarâchârya est, lui aussi, – en tant qu’Avatâra mineur, – incompara-
blement plus grand que n’importe lequel de ses disciples ayant réalisé
moksha ; et personne ne va me faire croire qu’un jîvan-mukta quelconque
soit aussi grand que le Christ.
Ceci pour l’homme extérieur, l’homme simplement humain, le phéno-
mène cosmique. Mais même au point de vue de l’homme intérieur, il y a
inégalité, et cela parallèlement à l’égalité : le Soi est toujours le Soi, certes,
mais la modalité humaine reste toujours la modalité humaine et condi-
tionne une indéfinité de variations quant à la rencontre entre l’humain et le
Divin. La dialectique hindoue, toujours elliptique à l’égard de l’aspect hu-
main des choses, ne rend guère compte de cette diversité ; elle ne relève
que l’« identité », qui en effet est seule décisive. Le Soufisme est plus expli-
cite sous ce rapport : il souligne que l’« identité » est la Présence divine « de
force majeure » en notre centre, et que la rencontre entre le Divin et
l’humain s’opère selon une indéfinité de modes ou de combinaisons ; sans
quoi l’identité, ce serait que l’homme comme tel soit le Divin comme tel,
ce qui est impossible. J’ai traité de ces choses dans Logique et Transcendance,
chapitre « Le serviteur et l’Union ».
Le jîvan-mukta n’a nullement besoin d’être constitutionnellement un
homme parfait ; il est certes parfait quant à son comportement, mais non
nécessairement quant à sa forme physique ni quant à son envergure ani-
mique ou à ses dons ; alors que l’homme primordial possédait la perfection
constitutionnelle sous tous les rapports, ce qui est également et a fortiori le
cas des Avatâras, donc de tous les fondateurs de religion, de la Vierge Ma-
rie également. Le Christ a exprimé l’incommensurabilité entre le moi et le
Soi en disant : « Que m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon. » Quand on dit
que « le Yogî est Brahma », on devrait spécifier : « sous un certain rapport » ;
on ne le fait pas parce qu’on entend donner une définition principielle, non
une description. La question du jîvan-mukta relève largement de
l’inexprimable, pour la simple raison qu’on ne saurait saisir mentalement la
nature du Soi.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
brahma (brahman) (scrt.) : l’Absolu, le Principe.
jîvan-mukta (scrt.) : libéré vivant, délivré en cette vie.
moksha (scrt.) : délivrance (de l’ignorance, de l’illusion dualiste) ; réalisation de
l’identité avec le Soi.

156
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

yogî (scrt.) : personne qui suit une voie du yoga ; personne en ayant atteint le but,
c.-à-d. l’Union suprême.
yuga (scrt.) : nom d’un cycle cosmique. Chaque mahâ-yuga (grand cycle) comporte 4
yuga (âges) : krita-yuga ou satya-yuga, corr. à l’âge d’or des Grecs ; tretâ-yuga, corr. à
l’âge d’argent ; dvâpara-yuga, corr. à l’âge d’airain, de bronze ; kali-yuga (âge des
conflits, âge sombre), corr. à l’âge de fer.

Lettre du 3.III.1978 : le hatha-yoga


Vous me dites dans votre lettre que vous avez pratiqué le Hatha-Yoga ;
or pour le pratiquer sans danger et avec fruit, il faut avoir un maître hindou
orthodoxe, et pour avoir accès à un maître hindou, il faut être Hindou de
naissance et appartenir à une caste supérieure ; il faut en outre remplir les
conditions rituelles et morales que le Yoga exige. C’est dire que les mé-
thodes hindoues sont inaccessibles à un non-Hindou, ce que savent évi-
demment les brahmanes orthodoxes, mais ce qu’ignorent – ou veulent
ignorer – les Hindous peu compétents qui cherchent des disciples en Oc-
cident. N’empêche que certains exercices yoguiques élémentaires, pratiqués
avec une intention simplement physique et sans exagération, peuvent faire
du bien, quasi accidentellement et sans qu’il y ait là aucune garantie ; mais
ceci est sans intérêt au point de vue spirituel. D’une façon générale, il faut
s’abstenir de toute improvisation ou expérimentation en spiritualité ; il faut
a priori se soumettre aux règles, à supposer que la méthode dont elles relè-
vent nous soit accessible ; ce qui en principe est le cas pour l’Islam et le
Bouddhisme, mais non pour l’Hindouisme.
PS. Pour pouvoir pratiquer une méthode spirituelle, il faut avoir cons-
cience, concrètement et non en théorie seulement, de la différence entre le
profane et le sacré ; il faut donc remplir toutes sortes de conditions, non
seulement intellectuelles, mais aussi psychologiques et morales. Et rien ne
peut s’accomplir sans la bénédiction du Ciel.
hatha-yoga (scrt.) : yoga de la force ; voie d’Union introduite par des postures et des
techniques de respiration et de concentration.
yoga (scrt.) : joug ; union ; technique ou alchimie tendant à ouvrir le microcosme
humain à l’influx divin en vue de réaliser l’Union ; art de la concentration parfaite.

Lettre du 19.V.1978 : une influence psychique malfaisante, Aurobindo


« Sentir une maladie, c’est ne plus l’avoir », disait Lao-Tsé. C’est dire
que le remède contre un mal est dans la conscience que nous avons de ce
mal ; le remède est donné par cette conscience même.
Tout d’abord, je veux vous dire deux choses : premièrement, que vous
n’avez rien à craindre ; et deuxièmement, que l’épreuve que vous subissez
est providentielle ; la chose qui vous est arrivée devait vous arriver, et pour
votre bien. Car vous aviez trop d’assurance et, de ce fait, vous n’aviez pas
assez de prudence ; vous aviez aussi trop de curiosité intellectuelle, sans
avoir assez de foi ; trop de sens critique sans avoir assez de sens des pro-
portions.

157
VERS L’ESSENTIEL

L’aurobindisme est une hérésie satanique, comme le teilhardisme ou le


gourdjiévisme, et il faut s’en écarter comme de la peste. Il n’est pas néces-
saire que j’entre dans les détails de cette idéologie démentielle et propre-
ment ignoble ; au point de vue intellectuel, c’est une des philosophies les
plus sottes qui soient ; Shrî Râmana Maharshi s’en moquait quand on lui
en parlait.
Vous avez évidemment subi une mauvaise influence psychique, mais
cela ne doit pas vous effrayer, malgré vos souffrances, car une telle in-
fluence est contingente tandis que le Mantra relève de l’Absolu. [suivent des
recommandations méthodiques]
Et il faut réaliser la sainte monotonie, la sainte pauvreté, la sainte en-
fance ; sachant que vous connaissez les principes essentiels de la métaphy-
sique, vous devez rester dans le petit jardin du japa, sans curiosité et sans
ambition aucune.
Vous me demandez dans votre lettre si votre interprétation du sata-
nisme aurobindiste est juste ; elle est tout à fait exacte ; c’est un évolution-
nisme où l’homme se fait pratiquement Dieu. La rencontre avec ces té-
nèbres a été pour vous, je le répète, une expérience providentielle ; ne le
regrettez pas, et dites-vous qu’elle devait vous arriver afin que vous soyez
guéri à tout jamais de certaines tentations et de certains dangers de votre
nature. Je penserai à vous dans mes prières.
japa (scrt.) : invocation.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.

Lettre du 29.IV.1984 : mâyâ


Dans ces deux textes, il s’agit en somme de deux problèmes classiques :
l’oubli de l’application immédiate et béatifique de l’alternative Âtmâ-Mâyâ,
et l’oubli du fait que la spiritualité – la religion « de partout et de toujours »
– se réduit essentiellement à cette alternative ; ou qu’elle se réduit prati-
quement à cet aspect d’« alternative », puisqu’il nous faut choisir entre le
tout et le rien.
Un autre point à considérer est le suivant : quand on parle de Mâyâ,
sans préciser et dans un contexte de voie spirituelle, il va sans dire qu’il
s’agit de l’« illusion » tout court.
Mais il y a aussi Mâyâ en Âtmâ et Âtmâ en Mâyâ, et ceci est une tout
autre question. On peut appliquer ici les trois gunas : c’est-à-dire qu’il y a
une Mâyâ selon sattva, une autre selon rajas, et une troisième selon tamas. Il
y a aussi une Mâyâ divine et une Mâyâ cosmique ou samsarique ; et une
Mâyâ qui est céleste et une autre qui est terrestre.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
guna (scrt.) : qualité ; tendance cosmique (au nombre de trois : sattva, rajas, tamas).

158
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS

mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
rajas (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique expansive ; corr. chez l’homme à la
tendance passionnelle, à l’activité extérieure.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
sattva (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique ascendante, lumineuse, pure ;
corr. chez l’homme à la tendance vers le bien, la spiritualité, la connaissance.
tamas (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique descendante, ténébreuse ; corr.
chez l’homme à l’ignorance, l’inertie, la tendance vers le bas.

Lettre du 6.II.1992 : la nudité


En ce qui concerne la nudité sacrée, je dirai qu’elle est fondée sur la
correspondance analogique entre le « plus extérieur » et le « plus inté-
rieur » : le corps est alors envisagé comme le « cœur extériorisé », et le cœur
de son côté « absorbe » pour ainsi dire la projection corporelle ; « les ex-
trêmes se touchent ». On dit, dans l’Inde, que la nudité favorise
l’irradiation des fluides spirituels ; et aussi, que la nudité féminine en parti-
culier manifeste Lakshmî et de ce fait a un effet bienfaisant sur l’ambiance.
D’une façon tout à fait générale, la nudité exprime – et « réalise » virtuel-
lement – un retour à l’essence, à l’origine, à l’archétype, donc à l’état cé-
leste : « Et c’est pour cela que, nue, je danse », comme disait Lallâ Yogesh-
warî.

Lettre date inconnue 12 : voie dévotionnelle et voie gnostique


Ce qui confère à la méthode invocatoire un caractère soit de jnâna soit
de bhakti, c’est l’intention de l’invocant, suivant que sa nature spirituelle est
soit intellective soit affective. C’est-à-dire que le jnânî n’est pas a priori sen-
sible – comme le bhakta – aux arguments volontaristes, moraux et senti-
mentaux ; ce sont au contraire les vérités métaphysiques ayant trait à la
nature d’Âtmâ et de Mâyâ qui constituent pour l’esprit jnanique le primum
mobile. Quand le jnânî discerne intellectuellement entre le Réel et l’illusoire,
ou entre leurs réverbérations au sein même de l’illusion ou du relatif, le
bhakta, lui, choisira volitivement et sentimentalement entre un bien et un
mal ; la concentration sur le Réel deviendra chez lui l’élan ascétique vers le
Bien ; et il est moins porté à prendre en considération la nature des choses,
qu’à se laisser guider par l’opportunité morale ou psychologique. Le bhakta
proprement dit est essentiellement dogmatiste, dualiste et moraliste.
Il importe de ne pas perdre de vue que, si d’une part il y a des hommes
de nature bhaktique et d’autres de nature jnanique, d’autre part il y a en
tout homme des éléments de bhakti et de jnâna, sans parler du fait que les
tempéraments spirituels, si l’on peut dire, sont parfois mélangés, en quel
cas la Voie est une question de destin plutôt que de choix. Au demeurant,
le vrai jnânî est tellement détaché qu’il arrive que, sous la pression du mi-
lieu, il se prenne a priori pour un bhakta, et qu’il ne constate sa véritable
nature que par la suite et à force d’évidence ; inversement, beaucoup de

159
VERS L’ESSENTIEL

ceux qui se prennent d’emblée pour des jnânîs ne le sont point, et ils ne
croient l’être qu’à la suite de lectures, l’amour propre aidant.
Bien que notre Voie relève du jnâna, elle n’exclut pas les esprits bhak-
tiques, car il est dans la nature du japa-yoga de concilier et de mettre en va-
leur toutes les aptitudes et toutes les vocations contemplatives ; le suprême
Nom est à la fois Vérité métaphysique et Présence salvatrice. Pour ce qui
est de l’élément de bhakti dans le jnâna, il se réfère à la Beauté et à la Béati-
tude ; c’est de ces réalités que vit l’âme du jnânî, et il les entrevoit sur tous
les plans, car il a essentiellement le sens de la transparence métaphysique
des phénomènes. Il n’y a pas de gnose possible sans beauté de l’âme.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
bhakta (scrt.) : dévot ; celui qui suit la voie de l’amour, de la dévotion.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

160
LETTRES À DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

Lettre du 20.V.1948 : la voie invocatoire


à Marco Pallis
D’abord je veux vous remercier de votre initiative concernant le pré-
cieux manteau du saint Lama de Lachhen ; ce don est hautement symbo-
lique, d’autant plus que j’ai reçu, comme vous le savez peut-être déjà, des
dons analogues de la part d’autres saints, des Peaux-Rouges ceux-ci : une
plume d’aigle bénie par Black Elk, un arc ayant appartenu à Fast Thunder,
et de l’encens des prairies envoyé par Medicine Robe ; les deux premiers
sont Sioux Ogalalla, le dernier est Assiniboine. Vous n’ignorez sans doute
pas les affinités qui existent entre les Tibétains et les Indiens de l’Amérique
du Nord. Ce n’est certainement pas sans raison profonde que notre œuvre
est connue des uns et des autres.
J’estime que vous avez raison de persévérer dans la voie dans laquelle
vous êtes engagé ; Shaykh Abd el-Wahed [ René Guénon] pense de même.
Cela n’empêche point que le lien intérieur qui vous unit à moi corresponde
à une réalité ; il est des choses qui se situent au delà des formes.
Savez-vous s’il existe au Tibet une voie de Buddhânusmriti (le nien-fo chi-
nois et le nembutsu japonais), c’est-à-dire une voie ne consistant en rien
d’autre qu’en l’invocation du Nom salvateur du Bouddha ? Si vous avez
reçu mon livre [ De l’Unité transcendante des Religions ], vous trouverez des réfé-
rences à cette méthode dans les notes pp. 147, 148 et 168. Le « Vœu origi-
nel d’Amida » ne peut pas être ignoré des Bouddhistes tibétains, et il doit
se trouver mentionné au moins dans quelque livre ; mais ce que j’aimerais
savoir avant tout, c’est s’il existe un gyüd pratiquant la méthode incanta-
toire ; c’est cette méthode qui conviendrait le mieux pour des Occidentaux.
Je regrette qu’aucun des nôtres ne se trouve au Japon, où cette méthode a
connu un développement particulièrement important.
Pour ce qui est du refus du gouvernement de Lhassa, je dois dire que je
n’y trouve rien d’étonnant, après toutes les expériences faites par les Tibé-
tains ; le fait que vous êtes Bouddhiste ne présente pas une garantie suffi-
sante. Quoi qu’il en soit, vous deviez vous attendre à ce refus, et en tout
cas, il ne vous touche pas d’une façon grave, puisque l’essentiel est le con-
tact avec la civilisation bouddhique mahayanique, dont le domaine ne se
réduit pas à la ville de Lhassa ; je veux dire que ce qui importe avant tout,
dans votre cas, ce n’est pas le contact avec l’un des plus grands Gurus, mais
celui avec une autorité traditionnelle comprenant ce dont vous avez besoin
et qualifié pour vous le donner.
Votre longue lettre m’a été précieuse, et j’espère recevoir bientôt
d’autres nouvelles de votre part, c’est-à-dire, au fond, de la part du Tibet.

163
VERS L’ESSENTIEL

Que la Paix soit sur vous, sur Thubden Shedub et sur votre entourage.
buddhânusmriti (scrt.) : souvenir constant (invocation) du Bouddha.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
gyüd (tib.) : tantra.
mahâyâna (scrt.) : « grand véhicule » ; une des deux principales branches du boud-
dhisme.

Lettre de IX.1956 : la réincarnation


Si Hindous et Bouddhistes croient à la réincarnation, c’est parce qu’ils
prennent les textes sacrés à la lettre, exactement comme le font les Mono-
théistes qui croient, en suivant la lettre de certains textes, que le Ciel est
« en haut » et l’enfer « en bas », donc sous la terre, et ainsi de suite. Pour un
Hindou, croire que l’homme se réincarne n’est pas plus faux que, pour un
Monothéiste, croire que Dieu habite derrière les nuages, et que les âmes
des élus « montent » au Ciel ; mais ce qui est faux, c’est de considérer ces
deux interprétations comme des dogmes.
En tout état de cause, il ne faut pas oublier que, selon les textes hin-
dous et bouddhiques, « la naissance humaine est difficile à obtenir » !

Lettre de II.1958 : la science moderne


à Sohaku Ogata, abbé du monastère Chotokuin de Kyoto (traduit de l’anglais)
Les Orientaux sous-estiment souvent le danger que présente la science
moderne. Cette science est en fait viciée dans son cœur même par deux
erreurs : l’évolution et la psychologie. Pour un esprit traditionnel, il n’est
pas difficile de se rendre compte que l’idée d’évolution doit être fausse,
étant donné que l’origine d’une forme spirituelle est toujours meilleure que
son aboutissement. Sans la corruption précédant les « derniers jours », le
Seigneur Maitreya ne peut venir.
L’Europe était spirituellement saine pendant la soi-disant période
« sombre » du moyen âge, alors que c’est l’âge actuel qui est sombre. Quant
à la psychologie telle qu’on l’enseigne dans les universités modernes, son
erreur consiste à réduire le spirituel au psychologique et à croire qu’il n’y a
rien au delà du domaine de la psychologie, en d’autres termes, que cette
science très limitée peut atteindre la totalité des réalités intérieures, ce qui
est absurde. Cette vision des choses impliquerait que la psychologie, ou
même la psychanalyse, pourrait saisir le satori ou nirvâna. La science mo-
derne, comme la civilisation moderne dans son ensemble, est foncièrement
profane, ayant perdu tout sens du sacré, réduisant tout à des dimensions
purement individuelles et triviales. Tout est « humanisé », d’où le concept
d’« humanisme ». Un exemple de la confusion scientifique moderne est la
comparaison, faite par le psychologue C. G. Jung, entre des mandalas
bouddhiques et des dessins de malades mentaux. La notion du spirituel fait
entièrement défaut ; tous les phénomènes sont réduits à de simples causes
naturelles. La sagesse sacrée et traditionnelle est mise sur le même plan que

164
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

la philosophie profane et individualiste. La science moderne a découvert


un grand nombre de faits, mais elle a oublié ou discrédité les vérités sans
lesquelles la vie n’a plus de valeur.
En Europe et en Amérique, et dans le monde moderne en général, les
gens cherchent souvent une spiritualité sans tradition, attitude totalement
fausse, étant donné que la première condition d’un développement spiri-
tuel sérieux est la restauration d’une mentalité traditionnelle. Les Occiden-
taux veulent tout « essayer » au lieu de commencer par la certitude méta-
physique. La vérité est beauté, et la beauté ne se révèle qu’au travers de la
tradition. Okakura Kakuzo et Ananda K. Coomaraswamy l’ont bien com-
pris.
Toutes ces critiques ont été développées, en Occident, par René Gué-
non et par moi-même, et aussi par Marco Pallis et d’autres.
Je vous écris tout ceci pour vous informer de notre position, qui pour-
rait vous intéresser puisqu’elle vient de cette même Europe qui a engendré
la déviation moderne.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
Maïtreya (scrt.) : l’Amical, le Bienveillant ; nom du Bouddha attendu pour la fin des
temps.
mandala (scrt.) : cercle, sphère ; représentation symbolique du cosmos utilisée comme
support de méditation.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
satori (jap.) : éveil, illumination.

Lettre du 28.IV.1959 : l’âge critique, l’invocation, la tristesse


Vous faites allusion à cet « âge critique » – entre 45 et 60 ans – dont j’ai
parlé parfois. C’est une époque où un voile semble se poser entre le monde
et nous-mêmes, comme si tout était mis en question, et comme si tout était
à recommencer. Il faut alors trouver un nouveau modus vivendi avec les rela-
tivités comme avec l’Absolu ; il faut, à force de méditations, arriver à une
position définitive à l’égard de la vie et de ses contenus ; cela est évident. Il
ne faut surtout pas sacrifier la concentration à nos incertitudes, car la certi-
tude vient précisément de la concentration. Si vous voulez savoir ce que
vous devez changer dans votre existence, comment vous devez la simpli-
fier, quelles sont les choses auxquelles il convient de renoncer –
puisqu’elles deviennent trop envahissantes –, il faut commencer par vous
reposer dans le mantram, comme si vous n’aviez aucun souci ; c’est ce que
les Hindous appellent prapatti et les Musulmans tawakkul, alors la clarté
viendra certainement ; les problèmes se résolvent dans la mesure où l’on se
détache intérieurement.
165
VERS L’ESSENTIEL

Il y a aussi la question de la volonté en vue du mantram : comment la


fortifier ou la déterminer ? La réponse est simple : par l’imagination ; car la
volonté obéit à l’imagination, au « subconscient » si l’on veut ; c’est notre
imagination spiritualisée, notre conviction foncière, qui rend concret pour
nous ce que nous devons vouloir d’une façon absolue. Les thèmes de mé-
ditation n’ont pas d’autre rôle, sur le plan volitif, que de nous permettre de
vouloir réellement ce que nous devons faire ; ils nous fournissent les ar-
guments, comme sur tous les plans d’ailleurs. Quand nous nous basons
uniquement sur la volonté comme telle, nous sommes incapables de vou-
loir ce qui nous dépasse ; mais représentez-vous un homme devant un
danger ou devant une séduction : dans les deux cas il lui est facile d’agir,
c’est-à-dire d’obéir à la détermination qui vient de l’objet ; il est facile
d’aimer la beauté et de fuir la mort. Donc, si nous avons l’impression que
notre volonté est faible, – notre volonté pour la concentration ou le man-
tram, – c’est que nous ne voyons pas suffisamment, pas assez « concrète-
ment », la nécessité du mantram, ni son infinie beauté, ni notre misère ; et
cela prouve aussi que nous nous occupons de choses dont nous ne de-
vrions pas nous occuper, c’est-à-dire qui se trouvent en dehors de notre
dharma. A la mort, on peut regretter bien des choses, mais ce qu’on ne re-
grettera jamais, c’est d’avoir omis une chose pour « penser au Bouddha ».
Ce que nous faisons le matin est très important pour toute la journée ;
il est bon de ne pas quitter l’invocation matinale avant d’avoir la certitude
qu’elle a déterminé notre être et par conséquent toute notre journée. Le
cerveau est une éponge qui pompe le fleuve des apparences ; il ne suffit
pas de le vider des images dont il vit, il faut aussi satisfaire son besoin
d’absorption et son mouvement habituel ; c’est ce que font les psalmodies,
la lecture des textes sacrés, les méditations, les invocations. Il faut infuser
au mental, dans la mesure où il peut la porter, la conscience du Réel et de
l’irréel ; cette conscience sera le cadre de tout le reste. Le monde est une
multiplicité qui disperse et divise, du moins a priori ; la Parole céleste –
vraie « manifestation du Vide » (shûnyamûrti) – est au contraire une multipli-
cité qui rassemble et mène à l’Unité, d’où l’importance des lectures ri-
tuelles. La Parole céleste absorbe l’âme et la transpose imperceptiblement,
par une sorte de « ruse divine » – au sens du terme upâya – dans le climat
serein et immuable de l’Absolu ; les poissons de l’âme entrent sans mé-
fiance dans le filet divin. Dans ce sens, les lectures psalmodiées des Textes
sacrés sont très efficaces ; elles nous montrent en quelque sorte ce que
nous devrions penser et ce que nous devrions être.
On n’a pas d’autre moyen pour combattre la tristesse que de fixer le re-
gard de l’intelligence et de l’âme sur l’Infini, qui contient tout ce qui est
parfait et aimable. Ce point de vue est facilement réalisable, me semble-t-il,
dans une perspective comme celle des Amidistes, mais en principe il est
présent partout ; c’est à nous de le découvrir. C’est en ce sens que S.N. m’a
dit tout récemment : « Au fond, nous devrions jubiler. » Pour vaincre la
tentation de tristesse, il faut employer les méditations appropriées et prati-

166
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

quer l’invocation avec l’intention voulue, pendant une ou deux heures,


dans un sanctuaire on dans la nature vierge, suivant les circonstances. Il
faut couper la tristesse à sa racine et ne pas permettre qu’elle s’accumule ;
si elle surgit un jour, elle doit disparaître le même jour ; il faut s’efforcer
par tous les moyens de la dépasser, je veux dire par la lecture rituelle, le
mantram, la méditation.
dharma (scrt.) : loi (universelle et individuelle), ordre, norme, devoir, droit, religion,
morale.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
prapatti (scrt.) : abandon confiant en Dieu.
shûnyamûrti (scrt.) : manifestation du Vide (nom du Bouddha).
tawakkul (ar.) : confiance [en Dieu], résignation, abandon de soi.
upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.

Lettre du 8.XI.1959 : un cas de pseudo-réalisation


Pour ce qui est de R.R., je ne peux que me réjouir du fait qu’il vous a
fait bonne impression. Peut-être que ce grand voyage lui aura ouvert cer-
tains horizons. La question qui se pose, dans son cas, est celle-ci : s’agit-il
d’une faiblesse humaine générale – donc facilement excusable – ou d’une
anomalie spirituelle, donc de quelque chose qui ne tombe pas immédiate-
ment sous la juridiction de la charité ? La réponse est qu’il s’agit – ou qu’il
s’est agi – d’une anomalie due à une grave illusion spirituelle ; on ne peut
donc être charitable qu’a posteriori et à condition de bien se rendre compte
du problème. Or je m’en suis rendu compte d’autant mieux que R.R. m’a
fait des confidences sur son état de réalisation ; c’est cette « doctrine » qui
explique tout, mais qui n’excuse rien. L’exemple des Apôtres dormant au
Jardin des Oliviers ne s’applique pas ici, car il s’agissait chez les Apôtres
d’une faiblesse normale – celle du genre humain – et non d’une anomalie
due à une erreur. Si j’avais été le gourou de R.R., j’aurais pu l’aider tout de
suite ; n’étant pas son gourou, j’ai dû m’abstenir. J’ai même dû m’abstenir
pour la simple raison que l’intéressé me contredisait dès les premières pa-
roles. C’est un cas tout à fait exceptionnel, qu’on ne saurait s’expliquer par
des raisons normales et légitimes.
Il faudrait que R.R. commence par se rendre compte qu’il a tout à ap-
prendre, et qu’un degré spirituel se manifeste autrement que par des atti-
tudes prétentieuses, pour dire le moins. Ce n’est pas l’orthodoxie qui est
son problème, c’est l’hétérodoxie. Car croire à son âge qu’on n’a plus be-
soin des hommes, c’est de l’hétérodoxie et du suicide. J’ai longuement ré-
fléchi s’il fallait que je lui écrive ; mais tout pesé, je ne le peux ; il n’attend
rien de moi. Je ne sais si vous pouvez lui dire qu’à mon avis, ou plutôt se-
lon ma certitude, il se trompe d’une façon grave sur son propre état.
Il me semble qu’il y a très peu de chances qu’un tel cas se répète chez
les visiteurs orientaux ; s’il s’agissait seulement de faiblesse humaine, d’un
accident psychologique explicable par un changement d’ambiance, je serais
gravement coupable de ne pas l’avoir remarqué. Mais en fait, il s’agit

167
VERS L’ESSENTIEL

d’autre chose, sans quoi je n’aurais pas chargé des amis d’écrire des lettres à
ce sujet. On peut et doit avoir pitié d’un homme, mais non de ses erreurs
pernicieuses ; qu’il s’en libère, et on l’aimera sans réserves. Si j’étais Hin-
dou, j’aurais peut-être pu faire quelque chose pour lui. Si vous ne pouvez
rien faire, – votre position plus neutre vous donne cependant certains
avantages, – je compte un peu sur K.I., à qui j’avais écrit en ce sens il y a
longtemps déjà. Mais tout dépend du Ciel. J’ai connu, autrefois, des cas
analogues à celui-là, chez des Européens ; les causes sont toujours les
mêmes, même si le style diffère.

Lettre du 8.XI.1959 : la transmigration


Il me semble qu’on ne tient pas suffisamment compte, en ce qui con-
cerne le problème de la transmigration, du fait qu’il y a entre les incarna-
tions des états intermédiaires – soit paradisiaques soit infernaux – dont la
durée est décrite comme fort longue dans les Textes sacrés. La Bible et le
Coran parlent de la résurrection de la chair, ce qui est bien une « réincarna-
tion » ; mais à ce moment-là, la terre actuelle aura cessé d’exister. En tout
cas, le réincarnationisme facile de la plupart des Asiates n’est pas conforme
à leurs propres Ecritures. II y a là évidemment des théories et des symbo-
lismes très divers, ce qui montre bien la complexité du problème ; peut-
être est-il inexprimable en langage humain, puisque celui-ci est terrestre, du
moins d’une certaine façon. En ce sens, il est moins difficile de parler de
métaphysique que de cosmologie ; sous un certain rapport, l’Absolu est
plus près de nous que les autres mondes.

Lettre du 26.II.1963 : le Jôdo-shinshû, la Rédemption


L’immensurable mérite d’Amida – ou, plus réellement ou moins irréel-
lement, la qualité miséricordieuse de l’Absolu – peut avoir pour effet de
brûler instantanément la couche karmique d’ignorance qui sépare l’homme
du Nirvâna ; le Nirvâna n’est pas « donné », c’est l’ignorance qui est « enle-
vée ».
En deçà de cette perspective, le Shinshû professe l’existence d’un Para-
dis bhaktique situé à l’Ouest, ce que les simples fidèles interprètent littéra-
lement.
Dans Les Sectes bouddhiques japonaises de Steinilber-Oberlin, vous lisez
aux pp. 224 et 225 : « A la fin de notre vie terrestre, nous rejetons les der-
nières traces de cette existence corrompue et, renaissant dans la Terre de
Pureté et de Bonheur, nous obtenons l’Illumination du Bouddha ».
La gnose chrétienne est directement analogue – sous un certain rapport
– au Shinshû, en ce sens que la Rédemption, donc l’inépuisable mérite du
Christ, est une manifestation – ou la manifestation – du Pouvoir miséri-
cordieux de l’Infini ; la Rédemption ne « donne » pas la gnose, mais elle
écarte ce qui nous en sépare, si nous savons nous placer dans les condi-
tions voulues. Comme dans le Jôdo-Shinshû, il y a dans le Christianisme
168
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

une application littérale et bhaktique et une application métaphysique et


jnanique.
Le Shinshû est, en somme, une voie ontologique ; il s’agit de découvrir
– entre mille possibilités – le fil qui nous relie à l’Absolu ; ce fil est appa-
remment infime, mais il suffit, parce qu’il est ce qu’il est.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.

Lettre du 31.I.1965 : affronter les difficultés mentales


Dans les cas de difficultés mentales, il convient de ne pas oublier qu’il y
a trois principales manières de les affronter, conformément aux ternaires
Makhâfah, Mahabbah, Ma‘rifah, et Karma, Bhakti, Jnâna : c’est-à-dire qu’il faut
toujours : 1. une part de contrainte, de discipline, de savoir-faire, d’action
malgré tout, puis 2. une part de joie, – car la joie est en nous, il suffit de
l’extraire de notre substance et de la projeter dans le mantra, – et enfin
3. une part de conscience de la nature des choses, donc de discernement,
d’analyse, de recherche des causes ; et suivant notre état, il faut accorder la
prééminence à l’un ou à l’autre de ces trois moyens. Donc : quand le men-
tal est agité, il faut se demander pourquoi il l’est, et se rendre compte du
caractère illusoire de ce qui l’agite, ou de la disproportion entre l’objet qui
nous agite et l’Essence infinie de notre nature, ou entre le relatif et
l’Absolu ; car l’agitation cesse forcément quand sa cause est parfaitement
connue, et réduite à ses justes proportions ; et d’ailleurs, quelles que soient
les causes, nous n’avons pas le choix, puisque nous sommes faits pour
l’Eternité. Ensuite, – ou avant, peu importe, suivant l’ordre d’efficacité, – il
faut se jeter avec une parfaite insouciance dans le mantra ; que le samsâra
soit ce qu’il voudra, nous ne le changerons pas, et l’essentiel c’est que
l’Infini nous accueille. C’est le point de vue de la foi et de la confiance, de
la joie et aussi de la beauté ; cela est en rapport avec la beauté de l’Image
sacrée, dont le langage est direct et en quelque sorte musical ; nous
sommes des écorces, la Réalité est de la musique. Et de toutes façons, il
faut agir, donc pratiquer le japa coûte que coûte ; toute la question, je le
répète, est celle de savoir auquel des deux autres supports – intellectuel l’un
et affectif l’autre – nous donnerons la préférence, selon les circonstances
ou selon notre caractère.
Parfois il est utile de changer d’ambiance, de s’isoler quelque part dans
la nature, d’aller quelque part où l’on n’a ni la tentation de lire ni celle
d’écrire. Une ambiance trop habituelle – une maison par exemple – a par-

169
VERS L’ESSENTIEL

fois quelque chose d’écrasant ; mais c’est là une contingence bien versatile,
car il y a aussi les sanctuaires qui, eux, nous sortent toujours de l’espace et
du temps.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
ma abbah (ar.) : amour, amour spirituel.
makhâfah (ar.) : crainte, crainte spirituelle.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
ma ‘ rifah (ar.) : gnose.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.

Lettre de II.1971 : l’éveil


à Jean d’Encausse
La « doctrine de l’Eveil » que vous exposez brièvement au début de
votre livre est juste en son principe, cela est évident, mais elle devient tota-
lement fausse et par conséquent spirituellement inopérante, pour dire le
moins, dès qu’elle se fait « agnostique », « iconoclaste » et « antireligieuse »,
car alors n’importe quel dogmatisme religieux est plus vrai ou moins faux
qu’elle.
Car ce sont les religions qui, dans leurs ésotérismes, fournissent adé-
quatement et efficacement la « doctrine de l’Eveil ». En tant que messages
du salut, elles se situent certes dans le rêve, mais cela ne signifie pas
qu’elles soient n’importe quoi, car « il y a fagot et fagot » : elles réalisent à
l’intérieur du rêve, symboliquement et horizontalement, ce qu’est
l’« Eveil », totalement et verticalement ; et elles représentent ainsi un point
de départ indispensable pour l’« Eveil ». Il est impossible de sortir du rêve
sans la Volonté de Celui qui rêve – Brahma saguna – et sans la Grâce de
Celui qui, à l’intérieur du rêve, reflète Celui qui rêve : ce reflet est l’Avatâra ;
ce n’est que par l’Avatâra et, par conséquent, par Dieu, que nous pouvons
sortir du rêve. Sans quoi notre « doctrine de l’Eveil » n’est que philosophie
inopérante et suicide spirituel. « Sans moi vous ne pouvez rien faire » et
aussi : « Qui n’assemble pas avec moi disperse ». L’Avatâra – que ce soit le
Christ ou Mahomet ou le Bouddha – est Shûnyamûrti, « Manifestation du
Vide », donc de l’« Eveil » ; et suivre le Bouddha par exemple ce n’est abso-
lument pas imiter le modèle tel qu’il apparaît dans les livres ; c’est entrer
dans le Sangha bouddhique sous une de ses formes traditionnelles, c’est
donc le « Triple Refuge » et l’intégration soit dans le Theravâda, soit du côté
mahayanique dans le Shinshû ou le Zen, en acceptant toutes les consé-
quences liturgiques que cela implique. Un « Eveil » sans l’Avatâra, donc

170
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

sans la religion, tourne au satanisme ; c’est le rêve même qui jouera à


l’« Eveil », et cela est sans issue.
Je ne vois d’ailleurs absolument pas quel mal il y aurait dans le salut,
rien que parce que c’est encore du rêve, – mais c’est au sommet du rêve ! –
car enfin, le rêve n’est pas un chaos inintelligible, sans quoi il n’y aurait pas
de différences qualitatives et la notion même de l’« Eveil » n’existerait pas.
Avant de pouvoir sortir du rêve, il faut se prosterner devant le Seigneur du
rêve, Dieu, et devant son reflet central et son porte-parole dans le rêve, le
Révélateur, l’Avatâra.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
brahma (brahman) (scrt.) : l’Absolu, le Principe. brahma nirguna : brahma non qualifié
(suprapersonnel, intrinsèque ; le Sur-Être). brahma saguna : brahma qualifié (per-
sonnel, extrinsèque ; l’Être).
mahâyâna (scrt.) : « grand véhicule » ; une des deux principales branches du boud-
dhisme.
sangha (scrt.) : assemblée, communauté ; dans le bouddhisme : communauté des éveil-
lés, des saints, par ext. communauté de tous les moines et fidèles.
theravâda (scrt.) : « enseignement Ancien » ou « doctrine des Anciens » ; rameau prin-
cipal de l’école bouddhique que les mahayanistes appellent hinayâna.

Lettre du 2.VI.1974 : le platonisme, l’Absolu


Je vois que P.S. persiste dans son antiplatonisme ; s’il avait raison, – et
je me demande s’il s’en rend compte, – tout le Soufisme et tout le Vedânta
tomberaient avec Platon, étant donné que l’idée de la relativité dans la Réa-
lité principielle – in divinis si l’on veut – est essentielle à toute métaphy-
sique. Donc, si les Platoniciens se trompent, tout l’Orient se trompe avec
eux, y compris le Bouddhisme, qui lui aussi possède au plus haut degré le
sens de la relativité. P.S. croit que, pour les Platoniciens, l’idée de la relati-
vité dans l’Absolu – ou l’idée d’un Absolu gradué – est vraie parce qu’elle
est logique, alors qu’en réalité le rapport est inverse : elle est logique parce
qu’elle est vraie ; aucun Platonicien n’a jamais dit autre chose.
Vedânta (scrt) : litt. fin du Veda, les Upanishad ; nom d’un des six darshana – ou points
de vue – de la doctrine hindoue, contenant la doctrine métaphysique de la non-
dualité (advaita).

Lettre du 31.V.1975 : les maîtres orientaux, l’ésotérisme chrétien, la


voie bouddhique, Râmana Maharshi
Les maîtres orientaux ne se rendent presque jamais compte de la situa-
tion des Occidentaux qu’ils initient ; ils perdent à peu près toujours de vue
des facteurs pourtant fondamentaux, – parce qu’en Orient la question ne
se pose pratiquement pas, – à savoir les conditions psychologiques et les
conditions d’ambiance, difficiles à remplir dans un monde anormal comme
le nôtre ; je dirai presque : les conditions morales et esthétiques de la voie.
C’est pour cela que les pratiques du Zen par exemple, greffées sur les trivia-
lités mentales qu’engendre la vie moderne, sont en général plus nuisibles

171
VERS L’ESSENTIEL

qu’utiles ; car il faut être pénétré du sens du sacré, et aussi d’une sorte de
sainte enfance, pour pouvoir profiter des grâces initiatiques, ou des grâces
spirituelles tout court.
Et ceci concerne de toute évidence aussi les chrétiens, qui en général
vivent à côté et non dans leur religion ; pour être un vrai chrétien, il faut
redevenir médiéval, psychologiquement et esthétiquement parlant, mais
sans sacrifier, bien entendu, aucune connaissance réelle et spirituellement
utile. La Légende Dorée ne nous empêche pas de comprendre la Bhagavadgîtâ.
Quoi qu’il en soit, voici ce que je dirais à un chrétien chercheur d’une
voie ésotérique, c’est-à-dire dépassant la croyance élémentaire et aussi la
médiocrité conventionnelle. Toute religion est avant tout une doctrine ; or
le contenu fondamental de celle-ci est le discernement entre l’Absolu et le
contingent, ou entre le Réel et l’illusoire ; puis vient la méthode, à savoir,
essentiellement, la concentration pour ainsi dire continuelle – ou du moins
fréquente – sur l’Absolu ou le Réel. Au discernement doctrinal et à la con-
centration méthodique doit s’ajouter, à titre de condition sine qua non, la
vertu intrinsèque c’est-à-dire la beauté de l’âme ; car la vérité exige la beau-
té. Le chercheur chrétien doit savoir que c’est là la quintessence de toute
religion possible et de toute spiritualité ; le reste est upâya, « mythologie »,
revêtement formel. Donc 1. Discernement (doctrine) ; 2. Concentration
(méthode) ; 3. Vertu (beauté morale).
La question qui se pose pour vous est celle de savoir si, pour Dieu,
vous êtes chrétienne ou bouddhiste ; en admettant que votre sens du sacré
et votre intuition des formes spirituelles vous aient permis d’assimiler suf-
fisamment le climat spécifique du Mahâyâna, je vous dirai que la situation,
dans ce cas, est strictement analogue à ce qu’elle est dans le christianisme,
le moyen spirituel central étant le mantra, donc l’oraison jaculatoire,
d’autant que vous avez reçu l’initiation se référant au Bouddha Amitâbha,
qui métaphysiquement correspond au Christ. Et je ne conseillerai à un
Occidental bouddhiste aucune autre voie que celle de l’invocation
d’Amitâbha, – que ce soit sous la forme japonaise ou sous la forme tibé-
taine, – à supposer bien entendu qu’aux yeux de Dieu on ait une raison
valable d’être bouddhiste et de s’engager dans une voie si étrangère à notre
climat traditionnel d’Occident. Je suppose que pour vous, la question n’est
pas entièrement résolue.
J’écris peu de lettres, car je suis souffrant, et celle-ci est exceptionnel-
lement longue. Pour les questions bouddhiques, vous pourriez vous adres-
ser à mon ami Marco Pallis, qui a été initié au Tibet ; pour les questions
chrétiennes, à mon ami Léo Schaya, qui sans être chrétien est parfaitement
au courant de tous les aspects du problème.
Si j’ai bien compris, il vous arrive de communier « métaphysiquement »
à l’église ; or si vous êtes valablement rattachée au bouddhisme et si vous
pratiquez une méthode bouddhique, tout rite chrétien est exclu. Et du
reste, on ne communie pas « métaphysiquement » ; on se concentre sur

172
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

Dieu, l’Absolu, le Réel, ou sur son rayonnement de Miséricorde, et on


laisse faire Dieu. Ce que vous faites, selon votre lettre, est doublement
dangereux, d’abord parce que c’est un mélange de formes sacrées hétéro-
gènes et ensuite parce que nous n’avons pas à imposer à la Grâce un pro-
gramme doctrinal ; la Grâce agit comme elle veut. Les Tibétains, ne con-
naissant pas les religions occidentales, confondent celles-ci avec des cultes
secondaires et ne sont pas compétents en la matière. Et vous n’êtes certai-
nement pas « passée au delà de l’infidélité et de la religion » !
Râmana Maharshi, étant hindou, ne pouvait rien conseiller à des non-
hindous, et étant une sorte de pratyeka-buddha, il ne pouvait avoir des dis-
ciples au sens rigoureux du terme. Il n’est pas possible, en aucun cas, de
« passer par delà les doctrines » ; le Maharshi connaissait du reste fort bien
la doctrine védantine. Etant né avec un degré spirituel élevé, – ce qui est
rarissime, – le Maharshi fut une sorte d’incarnation du Vedânta ; mais il ne
savait parler que « pour soi » et on ne peut prendre toutes ses paroles à la
lettre ; ses « conseils » ne sont pas concrètement applicables, dans la plu-
part des cas.
Je suppose que vous avez lu mon livre Logique et Transcendance (Editions
Traditionnelles) et que vous lirez Forme et Substance dans les Religions (Dervy-
Livres) ; cet ouvrage doit paraître incessamment. Dans ces deux livres,
vous trouverez tout ce qu’il faut savoir en métaphysique. Pour ce qui est de
l’oraison jaculatoire, vous avez peut-être lu le Pèlerin russe, qui traite de la
« Prière de Jésus ».
mahâyâna (scrt.) : « grand véhicule » ; une des deux principales branches du boud-
dhisme.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
pratyeka-buddha (scrt.) : bouddha isolé, bouddha isolé, sans maître ni disciple.
upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.
Vedânta (scrt) : litt. fin du Veda, les Upanishad ; nom d’un des six darshana – ou points
de vue – de la doctrine hindoue, contenant la doctrine métaphysique de la non-
dualité (advaita).

Lettre du 9.VI.1982 : Frithjof Schuon parle de son enfance


Dès mon enfance, j’ai aimé les musées, et j’ai pu passer des heures à as-
similer visuellement les messages des divers mondes traditionnels. L’assi-
milation visuelle, chez moi, est venue avant l’assimilation conceptuelle ; et
je ne pense pas qu’à l’art sacré, je pense aussi à l’artisanat, y compris le plus
modeste, car il lui arrive de véhiculer autant de spiritualité que l’art sacral
proprement dit. L’homme est « fait à l’image de Dieu » : je me suis donc
toujours intéressé à l’homme, aux races, aux castes, aux types astrologiques
et autres, aux costumes, aux arts ; aux religions et aux sagesses, évidem-
ment, mais ceci relève de l’ordre divin autant que de l’ordre humain ; la
connaissance du Ciel n’est pas a priori fonction de la connaissance de la
terre, c’est plutôt l’inverse qui a lieu. Je me suis intéressé à l’homme, mais

173
VERS L’ESSENTIEL

non en premier lieu ; il y a une phénoménologie universelle dont l’homme


n’est que le centre mais non forcément la clef.
Un des phénomènes mi-humains, mi-divins, qui m’ont le plus fasciné
dès mon enfance, est la mudrâ ; celle où la main est verticale, le pouce te-
nant le médius en sorte qu’ils forment un cercle, l’annulaire étant à moitié
incliné, les deux autres doigts restant presque verticaux ; mudrâ-synthèse
qui semble présenter une perle, un joyau, un cintâmani, un élixir ; mudrâ
enseignant, communiquant, non par une parole, bien entendu, mais par un
geste divin ou nirvanique précisément. Un geste qui semble extraire – ou
avoir extrait – ce qu’il y a de plus précieux, de plus directement salvateur,
d’un Message complexe ; ce qui fait penser à cette autre mudrâ que fut,
chez le Bouddha, le « sermon de la fleur ».
cintâmani (scrt.) : Joyau de la pensée.
mudrâ (scrt.) : sceau ; position ou geste symbolique not. des mains et des doigts.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.

Lettre du 22.XII.1982 : le « Dossier H » sur René Guénon


J’ai finalement consenti, après quelques hésitations, à donner à un édi-
teur français mes critiques de certaines thèses guénoniennes, notamment
sur la question des sacrements chrétiens ; vous vous souvenez sans doute
de ces articles plus ou moins secrets. L’éditeur va les publier à la fin d’un
volume sur Guénon. J’ai pensé que le temps est venu de porter à la con-
naissance du public mes divergences avec Guénon. De même, la revue
L’Herne, consacrant un numéro spécial sur le guénonisme, publiera une
longue lettre de moi à ce sujet, adressée autrefois au professeur L., auteur
d’un livre sur Guénon ; il a humblement accepté mes mises au point en
son temps.
Nous vivons maintenant en direction du « Paradis de l’Ouest », sur le
continent des Indiens peaux-rouges ; ce qui de toute évidence a une cer-
taine signification, dans le sens d’un retour au climat de la primordialité.

Lettre du 1.IV.1985 : Shankarâchârya et le bouddhisme


Si la mission de Shankara avait été de rendre compte de l’universalité
traditionnelle et partant de la validité de toutes les formes de révélation et
de spiritualité, on pourrait dire qu’il a fait fausse route en jugeant le Boud-
dhisme ; mais la mission de Shankara fut tout intrinsèque, – non extrin-
sèque comme l’eût été une étude des diverses formes traditionnelles, – il
pouvait donc ignorer la valeur des traditions étrangères et il avait le droit,
sur le plan tout extrinsèque des phénomènes religieux, de rejeter le Boud-
dhisme à l’aide de formulations symboliques ; et cela dans le seul but de
protéger l’Hindouisme en tant que terrain providentiel de la mission dont
lui, Shankara, fut l’instrument unique et incomparable.

174
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

Le védantisme shankarien fut l’inauguration d’un millénaire de florai-


son intellectuelle et spirituelle ; qui dit sagesse hindoue, dit Shankarâchârya.
Sur le plan de la métaphysique intrinsèque – non de la « science des reli-
gions » – Shankara fut l’un des maîtres les plus grands qui aient jamais vé-
cu ; son envergure était pour ainsi dire « prophétique » ou « apostolique » ;
sur son plan, il était aussi infaillible que les Upanishads.

Lettre du 22.VII.1985 : le bonheur


Echoes of Japan de Shastri vient de paraître en français, chez Dervy-
Livres ; ce petit livre est une perle. Ce qui me fait penser à un grand livre,
Honen the Buddhist saint ; pour plusieurs de mes amis, c’est une des lectures
favorites ; parmi les livres de spiritualité, c’est ce que j’appellerais une clef
du bonheur.
C’est précisément ceci qui importe dans la vie : savoir combiner la
science métaphysique avec un aspect du réel qui nous rend heureux ; ou
plutôt, découvrir dans les réalités spirituelles un aspect vital qui coïncide
avec le bonheur. Or, comme le prouve la notion d’Ânanda, et comme le
prouve la dimension apaisante et béatifique du Nirvâna, il ne s’agit pas – à
rigoureusement parler – d’un aspect parmi d’autres, il s’agit au contraire
d’une réalité fondamentale, à laquelle nous avons droit – si je puis dire – en
raison de notre propre nature ; ou de notre propre essence, laquelle
coïncide avec Ce qui est.
ânanda (scrt.) : Béatitude.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.

Lettre du 8.VII.1989 : la mort


On n’a certes pas le droit de se plaindre de vivre sur cette terre, mais
quand on apprend qu’un ami est sorti de cette station du samsâra, on ne
peut s’empêcher d’être heureux pour lui ; c’est mon sentiment quand je
pense à Thubten Tendzin [ Marco Pallis]. Gate gate pâragate pârasamgate bodhi
svâhâ ! [ mantra de la Prajñâpâramitâ : « (Ô Toi qui es) partie, partie, partie au-delà, complè-
tement partie au-delà ! La Sagesse ! Gloire (à Toi) ! », Soutra du Cœur ]
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.

Lettre date inconnue 13 : le bonheur, l’ego


Le motif de la spiritualité est – exprimé en termes quintessentiels – le
discernement entre le Réel et l’illusoire et l’union avec le Réel ; cette union
englobe le bonheur impassible recherché par S.A., mais ce n’est pas ce
bonheur qui est le motif, c’est l’union ; car l’union garantit le bonheur,
tandis que celui-ci ne garantit pas celle-là. Le diable pourrait donner le

175
VERS L’ESSENTIEL

bonheur dont il s’agit, – non ontologiquement et définitivement, bien en-


tendu, mais empiriquement et passagèrement, – tandis que Dieu seul peut
donner l’union ; Dieu n’est pas le sous-entendu du bonheur, le bonheur est
le sous-entendu de Dieu.
Tout métaphysicien devrait savoir que le dépassement de l’égo n’est
pas – et ne peut être – l’anéantissement de celui-ci, contrairement à une
certaine interprétation littéraliste fondée sur l’ignorance de la dialectique
elliptique de l’Orient ; il n’y a aucune commune mesure entre la Délivrance
et l’individualité, si bien que celle-ci ne saurait s’opposer à celle-là. La diffé-
rence entre le non-délivré et le délivré n’est pas que le deuxième n’a plus
d’individualité, ce qui serait une contradiction dans les termes puisqu’il
s’agit d’un homme ; cette différence consiste simplement en ceci que le
non-délivré est enfermé dans son individualité tandis que le délivré en est
détaché ; il « possède » l’individualité mais ne l’« est » pas. Les Avatâras sont
incontestablement des personnes, non seulement sur terre, mais aussi au
Ciel ; cela n’exclut en rien leur Identité Suprême, car, encore une fois, il n’y
a là aucune commune mesure ; c’est ce qu’enseigne le Mahâyâna moyennant
la doctrine des « corps simultanés » des Bouddhas : nirmâna-kâya, sambhoga-
kâya et Dharma-kâya ; or le troisième est nirvanique ou divin. S’il n’en était
pas ainsi, les délivrés ne pourraient apparaître, après leur mort, dans des
visions ou des songes ; et le Ciel ne trompe personne. Donc, l’individualité
subsiste à titre de dimension – jusqu’à l’Apocatastase – comme une maison
dans laquelle on peut entrer et sortir ; pendant la vie terrestre, elle est sou-
mise à des vicissitudes, quel que soit le degré spirituel de l’homme.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
dharmakâya (scrt.) : le premier des trois Corps (trikâya) ou hypostases du Bouddha : le
Corps universel, divin ; corr. à l’Essence, au Sur-Être.
mahâyâna (scrt.) : « grand véhicule » ; une des deux principales branches du boud-
dhisme.
nirmânakâya (scrt.) : le troisième des trois Corps (trikâya) ou hypostases du Bouddha :
le Corps de transformation ou terrestre ; corr. à la manifestation humaine du
Bouddha.
sambhogakâya (scrt.) : le deuxième des trois Corps (trikâya) ou hypostases du Boud-
dha : le Corps de béatitude, céleste ; corr. à la Personnification divine.

Lettre date inconnue 14 : l’âme dans le bouddhisme


Aucun bouddhiste ne peut nier que « le corps n’est que la projection ou
l’écorce extérieure de l’âme », et cela pour la simple raison que cela ne peut
être nié sur le plan des faits empiriques ; quand un homme tombe grave-
ment malade, ou qu’il souffre de douleurs corporelles, il est en général dé-
primé, parfois même désespéré, même s’il est bouddhiste. Que la doctrine
bouddhiste se fonde sur la théorie des dharma n’y change pratiquement
rien. Le mot « âme » n’importe pas, c’est la chose qui importe ; et si la
chose n’existe pas, pourquoi espérer renaître dans une « Terre de Boud-
dha » ? Ce quelque chose qui craint tomber en enfer à cause d’un péché, ou

176
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES

renaître dans une mauvaise condition, ou qui au contraire aspire à la fonc-


tion de Bodhisattava ou à la Bodhi, c’est bel et bien ce qu’on appelle « âme »
dans les langues occidentales.
bodhi (scrt.) : éveil, illumination, connaissance suprêmes.
bodhisattva (scrt.) : être illuminé en voie de devenir un bouddha, ayant fait vœu de
sauver préalablement tous les êtres vivants (bouddhisme mahayanique).

177
LETTRES À DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES
et lettres au sujet des Peaux-Rouges
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

Lettre du 28.IX.1947 : les Indiens Hopis


à René Guénon
Je pense que S.R. vous aura montré ma lettre destinée à un chef indien.
En ce moment même, notre ami Brown [ Joseph E. Brown] est chez les Sioux
avec ma lettre ; il cherche aussi, et même surtout, des contacts intellectuels,
conformément à mes instructions. Du reste, nos efforts dans ce sens ont
déjà abouti chez d’autres Indiens, les Hopis : notre ami J.M., qui est ici en
ce moment, a écrit une longue lettre au chef hopi Katchgouva – qui est
particulièrement hostile à la civilisation des « visages pâles » – dans laquelle
il a fort bien exposé le point de vue traditionnel, en citant les exemples de
l’Orient, et en recommandant aux Indiens la lecture de vos livres traduits
en anglais. Or il y a quelques jours, un Indien a répondu à J.M. au nom des
chefs Katchgouva et Ponyawima : « [en anglais dans la lettre] Etant donné que
j’ai écrit plusieurs lettres pour Chef Katchgouva dans ses rapports avec le gouverne-
ment, il souhaite à présent que ce soit moi qui réponde à votre lettre. Je suis allé la
semaine dernière à Hotevilla pour le rencontrer, ainsi que les autres Chefs, pour leur
traduire la lettre. Je dois dire que nous avons tous aimé votre lettre et que nous
sommes fort impressionnés par la rectitude de votre pensée. Et je suis sûr que nous
sommes tous sensibles à votre grand intérêt pour les Hopis. Nous avons examiné plu-
sieurs arguments importants de votre lettre, les comparant à nos propres convictions
et certitudes. Je ne rentrerai pas dans le détail de ce qui a été dit, mais je dirai seule-
ment que vos réflexions ont fait mouche. – Il a été décidé que vous enverriez les livres
que vous mentionnez [de R. Guénon] et dès que nous les recevrons, nous les étudierons
soigneusement. Car le Hopi croit que son véritable frère viendra du côté du soleil le-
vant et règlera les affaires ici au pays des Hopis. C’est la principale raison pour la-
quelle le Hopi ne participera pas en ce moment à la guerre de l’homme blanc. Il attend
son véritable frère. Il ne veut pas affronter son véritable frère les mains sanglantes et se
retrouver coupable d’avoir tué une autre âme humaine faite par le Grand Créateur. Il
sait aussi que tôt ou tard l’homme blanc arrivera subitement au terme de son chemin.
Toute sa richesse matérielle, ses inventions, ses grandes tours et ses gratte-ciels, sa
force et sa puissance seront réduits à néant. Cette façon de forcer les autres à changer
leur mode de vie ancestral n’aboutira qu’à précipiter ici même la fin du mode de vie de
l’homme blanc. Le Hopi sait que ce moment n’est plus très loin. – Le Chef et d’autres
seront très heureux de pouvoir vous voir en personne si vous avez la possibilité de
venir à Hopiland. »
Il résulte de cette lettre que les Hopis, comme du reste tous les Peaux-
Rouges fidèles à leur tradition, attendent le Kalki-Avatâra ; et ils savent que
la fin est proche. Il suffisait de leur parler de l’idée traditionnelle pour ga-
gner leur confiance, alors que, fiers et renfermés, ils ne s’ouvrent généra-

181
VERS L’ESSENTIEL

lement à personne et témoignent souvent aux Blancs un mépris à peine


dissimulé.
Selon une opinion communément répandue, la tradition des Peaux-
Rouges serait du Chamanisme et rien d’autre ; on ignore que ceux qu’on
appelle indifféremment « hommes-médecine » (medecine men) se divisent en
plusieurs catégories dont une seule correspond peut-être aux chamanes
sibériens, tibétains et mongols, et qu’il y a chez les Peaux-Rouges un élé-
ment de spiritualité qui est tout à fait indépendant du Chamanisme, et qui
joue, dans la vie de ces peuples, un rôle fondamental ; à cela il faut ajouter
que la sorcellerie est sévèrement interdite dans toutes les tribus et punie
comme un crime.
Je viens d’avoir une conversation avec J.M., qui a vu Coomaraswamy
pour la dernière fois au printemps [ † 9.IX.1947]. Coomaraswamy était d’avis
que la tradition des Indiens d’Amérique du Nord n’est nullement du Cha-
manisme, mais qu’elle est d’essence métaphysique ; il a même ajouté que, à
défaut d’un rattachement initiatique hindou, c’est chez les Peaux-Rouges
qu’il chercherait un tel rattachement.
Kalki-Avatâra (scrt.) : nom du dernier avatâra de Vishnu devant se manifester à la fin
du cycle humain actuel et dont la venue mettra fin au kali-yuga.

Lettre du 7.X.1947 : la modernité, les religions


à Benjamin Black Elk, fils de Chief Black Elk, Sioux Oglala
Très honoré Chef,
Dans ma première lettre, que notre ami M. Brown vous a remise, je
parlais de l’affection que mon frère et moi-même avons pour les Indiens ;
j’ai appris depuis que vous avez lu ma lettre et que vous l’avez expliquée à
votre saint père, et que mon frère sera heureux. J’en suis aussi heureux.
Je pense que M. Brown vous a parlé de moi et de mon activité. Je me
suis bien vite rendu compte de la fausseté de la civilisation moderne – the
White Man’s way – et ceci pour deux raisons : d’abord, j’ai vu avec mes yeux
et mon cœur la beauté, la grandeur et la spiritualité des autres civilisations,
et la laideur et l’égoïsme, le matérialisme asservissant de la civilisation mo-
derne dans laquelle j’ai grandi ; secondement, je n’ai jamais pu croire
qu’une seule religion dans le monde entier fût la vraie et que toutes les
autres fussent fausses. Etant garçon, quand je lisais les livres que mon père
me donnait, parlant des peuples non-occidentaux, je ne pouvais croire que
tant d’hommes nobles et sages puissent avoir été abandonnés par Dieu et
que, d’autre part, tant de mauvais Blancs occidentaux aient pu recevoir la
vérité ; comment est-il possible que Dieu, dans son désir de sauver toute
âme humaine, n’ait donné la vérité salutaire qu’à un seul peuple, et qu’il ait
condamné tant d’autres peuples, qui ne sont pas plus mauvais que les pre-
miers, à demeurer depuis des siècles et pour toujours dans les ténèbres de
la mort ? J’ai bien vite senti que cela devait être faux et que la Sainte Vérité

182
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

devait avoir plusieurs formes, exactement comme la lumière peut avoir


plusieurs couleurs ; Dieu – le Grand Esprit – a donné cette vérité indispen-
sable à chaque race dans la forme qui est adaptée à sa propre façon de pen-
ser. Naturellement, il a dû y avoir des peuples qui ont oublié cette Vérité,
comme par exemple les anciens Européens à qui Dieu a envoyé le Chris-
tianisme ; mais Il n’a pas envoyé le Christianisme à tous les peuples du
monde, parce que bien des peuples n’avaient pas perdu le sens profond de
leur religion. Un païen est un homme qui adore des idoles, et qui ignore ou
rejette Dieu, le Grand Esprit ; en ce qui concerne les Indiens, ils n’ont ja-
mais adoré des idoles ni n’ont ignoré ou rejeté Dieu, le Grand Esprit. Par
conséquent les Indiens ne sont pas des païens, et leur religion, bien qu’elle
ne soit pas comprise d’une façon complète par chaque Indien, est une reli-
gion vraie, et Dieu s’y manifeste et donne sa Grâce. Cela, vous le savez
mieux, naturellement. [...]
Le grand Esprit donna la Vérité indispensable à chaque race : Il a don-
né aux Indiens leur façon de prier, comme Il l’a donnée aux Chrétiens et
aux Musulmans, aux Hindous et aux peuples de race jaune. Chaque an-
cienne et vraie religion est une forme nécessaire de la Vérité éternelle, et un
don de Dieu, le très-haut Wakantanka. C’est pourquoi rien dans la
croyance indienne n’est simple invention humaine ou une chose dépour-
vue de sens ; chaque symbole ou rite connu et pratiqué par les Indiens
trouve sa forme analogue et son explication dans les traditions des autres
peuples, – de la façon la plus directe, peut-être, dans la tradition hindoue,
parce qu’elle est aussi ancienne que celle des Indiens, attendu que les tradi-
tions plus jeunes sont, en un certain sens, des expressions plus simplifiées
de la même Vérité éternelle. Tous les « esprits » ou « dieux » invoqués et
connus par les Indiens – le « Soleil », le « Ciel », la « Terre », le « Roc », la
« Lune », the « Winged-one », le « Vent », the « Mediator », les « Quatre Vents »,
et les autres Puissances cosmiques – sont des Principes universels connus
de chaque Tradition, quelle que soit la forme des symboles ; les « Anges »
des religions chrétienne, musulmane et juive sont les mêmes êtres célestes
que les « Puissances » ou « Esprits » des Indiens ; l’« Oiseau-Tonnerre »
indien n’est pas autre que le Jibraïl et l’Isrâfil musulmans, ou le Shiva hin-
dou. Tous les rites indiens, tels que le très saint Calumet, ou la Sweat Lodge
[ loge à transpirer], ou le jeûne et l’appel au Grand Esprit dans la recherche
d’une vision ou d’une puissance ou d’une illumination, la danse du Soleil
ou d’autres rites, – tout cela a, sans aucun doute, son sens profond et mé-
taphysique, et par là son efficacité spirituelle. Tout n’a évidemment pas la
même importance centrale, et le fait que la danse du Soleil ne soit plus
accomplie selon son ancienne forme implique que « l’arbre saint est dessé-
ché ». Comme élément essentiel de chaque religion, – à côté de la transmis-
sion rituelle d’une influence spirituelle conservée et donnée par les
prêtres, – il y a l’invocation de Dieu quand elle est donnée dans les condi-
tions rituelles justes par un prêtre traditionnel – un « homme-médecine »
investi de l’autorité correspondante – et accomplie d’une façon correcte,

183
VERS L’ESSENTIEL

prononcée dans une langue sacrée avec une parfaite concentration du men-
tal ; cette invocation de Dieu, le Grand Esprit, est l’essence même de
chaque religion.
isrâfîl (ar.) : Raphaël (archange).
jibrâ’îl ou jibrîl (ar.) : Gabriel (archange).

Lettre du 31.X.1947 : retour à la tradition


à Medecine Robe, Assiniboine (traduit de l’anglais)
Très honoré Chef,
Les voies du Grand Esprit sont merveilleuses. Ce fut une grande joie
pour moi d’entendre que notre ami M. Brown a pu rencontrer Chief Medi-
cine Robe et les autres sages du noble peuple Assiniboine. Nous, qui ap-
partenons à une communauté sacrée de l’Occident, sommes heureux
d’apprendre que l’arbre sacré de la religion indienne est toujours vivant, et
qu’il ne se desséchera pas. A notre époque, proche de la fin des temps,
toutes les forces spirituelles des hommes doivent se renforcer mutuelle-
ment ; et c’est pour nous une joie de voir que les Indiens savent cela, et
nous ne doutons pas que les meilleurs parmi les jeunes de votre peuple
comprennent la fausseté de la voie de l’homme blanc, qui en fin de compte
abaisse l’homme au niveau des animaux ; les jeunes doivent comprendre
cela, tout comme ils doivent comprendre la grandeur et la beauté de
l’ancienne civilisation indienne. Cette civilisation indienne a donné à la vie
humaine son plein sens, alors que la civilisation moderne tue les âmes ;
l’homme n’est plus un enfant libre du Grand Esprit, mais un simple es-
clave de la société, un esclave d’un matérialisme implacable ; dans une telle
vie, l’homme n’a plus le temps de penser à Dieu. Nous devrions réaliser en
nous-mêmes ce qui a fait la grandeur, la beauté et le bonheur des temps
anciens.
Tout bien commence dans le secret du cœur ; les œuvres ne signifient
rien par elles-mêmes, elles doivent être l’expression de notre lumière inté-
rieure. Aucune âme ne peut rencontrer le Grand Esprit les mains vides. Au
commencement, le Grand Esprit apporta à Ses Enfants rouges leur reli-
gion, et lorsqu’Il paraîtra à la fin des temps, Il demandera à Ses Enfants
rouges ce qu’ils auront fait de la religion qu’Il leur a révélée ; et Il posera la
même question à tous les peuples qu’Il a créés. Bien sûr, ce n’est pas tous
les Indiens qui retourneront à l’arbre sacré de la sagesse et de la vertu qu’ils
ont hérité de leurs pères ; mais si, dans chaque nation indienne, une com-
munauté d’hommes se consacre à la prière selon l’exemple des anciens, les
cœurs inlassablement tournés vers le Grand Esprit, en maintenant la tradi-
tion sacrée dans ses formes intérieures autant qu’extérieures, – car les
formes extérieures aussi sont très importantes, – ces hommes représente-
ront, face au Créateur, la nation entière.

184
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

A notre époque, l’ignorant et l’inique gouvernent presque partout, et


leurs fortes voix étouffent la voix calme de la vérité ; mais à Dieu est le
dernier mot ; après chaque nuit revient le soleil.

Lettre de X. 1959 : préserver la tradition indienne


à Last Bull, Cheyenne (traduit de l’anglais)
Très honoré Chef,
Maintenant que nous sommes rentrés de notre voyage en Amérique,
nous nous remémorons la visite inoubliable que nous avons eue avec vous
et votre famille à Sheridan pendant les All American Indian Days. Bien que
nous sachions que toutes les choses de ce monde sont imparfaites et
éphémères, et que la perfection et l’éternité n’appartiennent qu’au monde
céleste du Grand Esprit, notre voyage parmi les Indiens a été pour nous
une grande joie et également une expérience spirituelle précieuse. Car il
nous a permis de voir encore une fois que la Vérité est une et que la reli-
gion des Indiens possède les mêmes vérités et les mêmes grâces que celles
que le Grand Esprit a mises dans les autres religions anciennes de
l’humanité. Toutes ces vérités et ces grâces ne sont que des expressions
diverses de la Vérité une.
Partout dans le monde nous sommes les témoins d’une « civilisation »
matérialiste détruisant tout ce qui est spirituel et traditionnel. Nous
sommes allés chez les Indiens pour leur dire qu’ils ne sont pas seuls au
monde dans leur lutte pour la tradition et la véritable spiritualité, et que
leur religion vénérable a beaucoup de points en commun avec les an-
ciennes traditions de l’Asie, en particulier avec celles de l’Inde et du Japon ;
qu’il y a toujours eu différentes civilisations dans le monde, et que la civili-
sation des Indiens de l’Amérique du Nord est l’une d’elles. Les jeunes In-
diens ne doivent pas oublier qu’ils ont un patrimoine spirituel à sauvegar-
der, et qu’il n’y a rien de plus faux que d’admirer le monde moderne et de
mépriser l’ancienne civilisation de leur race. Si les anciens Indiens avaient
des défauts et commettaient des erreurs, il faut savoir que c’est le cas pour
tous les hommes, et que les imperfections des Indiens du passé étaient, à
mon avis, bien moindres que celles de l’homme d’aujourd’hui. Les anciens
Indiens possédaient une spiritualité et des vertus qui les situaient aux pre-
miers rangs parmi les peuples.
Si le Grand Esprit le veut, nous reviendrons chez vous dans quelques
années. Entre-temps, nous prions pour vous, pour votre famille, pour
votre peuple, et pour la religion de votre peuple.
Que le Grand Esprit vous bénisse !

185
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 9.VII.1961 : la religion indienne


à Chief Thomas Yellowtail, Crow (traduit de l’anglais)
Cher ami,
Certaines personnes ont pu croire que mon intérêt pour les Indiens et
leurs traditions sacrées n’est qu’un intérêt « scientifique », mais ce n’est
absolument pas le cas ; je ne suis pas venu en Amérique avec l’intention
d’écrire un livre superficiel sur la religion indienne. Je suis intéressé à la
vérité spirituelle et à la vie spirituelle, pas à des classifications externes.
La religion, c’est fondamentalement : premièrement, distinguer entre ce
qui appartient au Grand Esprit et ce qui appartient à ce monde d’ombres,
c’est-à-dire : discerner l’éphémère de l’Eternel, ou l’illusoire du Réel, ou le
fini de l’Infini ; deuxièmement, se souvenir constamment de l’Eternel et
vivre avec lui et en lui, c’est-à-dire avoir toujours l’esprit fixé sur le Soleil
divin, que nul œil ne peut voir sauf l’œil du cœur.
Little Warrior [Petit Guerrier] a dit un jour à mon ami Joseph Brown
que certains parmi les anciens Sioux prononçaient dans leur cœur très ré-
gulièrement ou presque sans interruption un nom du Grand Esprit,
comme Tunkashila ou Wakantanka ou quelque autre nom en Lakota ; et le
vieux Black Elk a dit à mon ami que le sens profond de la Danse du Soleil
est l’union à la Divinité. L’homme doit toujours regarder vers le Soleil di-
vin dans son cœur.
J’ai été très heureux de voir la cérémonie de la Tobacco Society, et j’espère
que de nombreux jeunes Crow comprennent non seulement la profondeur
et la beauté de la tradition mais aussi son absolue nécessité. Je crois que
toute la tradition des Indiens des Plaines se retrouve dans le Calumet, la
Loge à transpirer et la Danse du Soleil, et aussi dans la retraite spirituelle
dans les montagnes. Il a pu exister de nombreux autres rites, mais il me
semble que ces quatre-là sont les plus importants, et qu’ils doivent être
préservés en toute circonstance. Mais tout cela vous le savez mieux que
moi.

Lettre du 5.X.1977 : la mentalité peau-rouge


à Joseph E. Brown
Les difficultés de contact entre Blancs et Indiens s’expliquent aisément.
Tout d’abord, le Blanc n’a pas le sens du sacré, dans la mesure où il est un
homme moderne, et presque tous les Blancs le sont ; s’il pose à l’Indien
des questions, il le fait pratiquement par curiosité, sans se rendre compte
que l’Indien n’a aucun motif de répondre à des interrogations qu’il estime
indiscrètes et dépourvues de raison suffisante.
Dire que le Blanc n’a pas le sens du sacré, revient à constater qu’il est
rempli d’idées fausses ; il ignore, intellectuellement et moralement, les
axiomes de l’esprit traditionnel, ou autrement dit, de la spiritualité en soi ; il

186
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

ignore la métaphysique, la cosmologie, la mystique. Métaphysiquement, le


moderne ignore que tout est une manifestation du Soi à la fois transcen-
dant et immanent ; il ignore tout de la doctrine d’Âtmâ et de Mâyâ, même
s’il a lu des livres hindous, car dans ce cas il croit qu’il s’agit de concepts
dont l’intérêt n’est qu’historique, psychologique, phénoménologique –
bref, de concepts à mettre dans un tiroir. Cosmologiquement, il ignore que
le monde est fait d’une série hiérarchique de régions – à partir du Soi
jusqu’à la matière – et que l’erreur évolutionniste n’est qu’un substitut « ho-
rizontal » pour l’émanation « verticale » qui, elle, se déploie à partir des
archétypes et à travers le monde animique ou subtil. Ceci étant, le moderne
ignore également le sacré et ses lois, puis la psychologie qui en résulte et
qui en témoigne.
Question : comment peut-on étudier la métaphysique, la cosmologie, la
spiritualité d’un peuple, sans savoir de quoi il s’agit ? Tout le problème est
là. Et c’est pour cela qu’on tourne indéfiniment en rond, en développant,
par compensation, des considérations subtiles ou généreuses qui passent à
côté du sujet. Je le répète : le Blanc n’offre pas à l’Indien des motivations
suffisantes, satisfaisantes, acceptables, pour les questions qu’il pose, ni
n’offre la mentalité qui, aux yeux de l’Indien, constitue la qualification pour
mériter les réponses voulues. Au point de vue de toute discipline tradition-
nelle, on n’a pas le droit de parler de choses sacrées sans raison suffisante,
ou en dehors du rapport de maître à disciple ; ou encore, il est des choses
qui perdent leur « pouvoir » si on en parle sans motif plausible.
Mais il y a plus : l’Indien, outre qu’il n’a pas de motif de répondre à des
questions dont il ne perçoit pas la raison d’être, ne peut pas évaluer le be-
soin de causalité du Blanc ; et si l’Indien répond malgré tout, il ne peut le
faire moyennant les catégories abstraites de la dialectique européenne clas-
sique. Il le fera donc en un langage symboliste, que le Blanc à son tour ne
peut comprendre, étant donné que l’esprit moderne ignore le symbolisme,
ses principes et ses méthodes.
Si l’Indien a été à l’université, il y a beaucoup de chances qu’il accepte
sans discernement les erreurs et les habitudes mentales des Blancs et que,
de ce fait, le langage abstrait et différencié dont il dispose ne lui soit d’au-
cun secours pour rendre compte des mystères indiens.
D’une manière analogue, il est des Orientaux qui pensent avec deux
cerveaux distincts, un traditionnel et un moderne, en sorte que leur pensée
est soit impeccable, soit absurde, suivant le cerveau avec lequel ils opèrent.
PS. Comment expliquer à un universitaire : que Black Elk, en sa forme
subtile, a été résorbé dans le monde des archétypes, en passant par l’état
subtil et en s’arrêtant au seuil du monde archangélique ; que la certitude
des degrés cosmiques et à plus forte raison du Principe réside dans la subs-
tance même de l’Intellect, qui s’insère dans l’individualité tout en étant
universel et en essence principiel ; que l’ignorance humaine provient de la
scission à la fois accidentelle et providentielle entre l’Intellect et l’ego ; que

187
VERS L’ESSENTIEL

la Révélation a pour but l’actualisation de la connaissance immanente,


donc connaturelle à l’Intellect ; que le but des méthodes spirituelles est
l’abolition de la scission entre la conscience individuelle et la Conscience
universelle ; comment expliquer cela aux universitaires, et comment com-
prendre la sagesse des Indiens sans savoir tout cela ?
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

Lettre du 3.IX.1983 : les vêtements peau-rouge et maghrébin


à William Stoddart
L’existence des vêtements princiers et sacerdotaux prouve que le vête-
ment confère à l’homme une personnalité ; qu’il exprime ou manifeste une
fonction qui dépasse ou anoblit l’individu. Manifestant une fonction, le
vêtement représente par là même les vertus correspondantes.
Le vêtement des Indiens, brodé de symboles archaïques et orné de
franges, exprime à la fois la victoire et la sérénité : la victoire sur les fai-
blesses de l’âme – la « guerre sainte » intérieure – et la dignité sacerdotale,
laquelle est sereine et généreuse ; le premier élément étant représenté par
les broderies, qui « proclament » l’héroïque ou le sacré, et le second, par les
franges, qui « bénissent » la terre.
En parlant du vêtement des Indiens, j’ai en vue l’intention archétypique
– l’« idée » qu’il projette par son langage formel dans le monde humain – et
non le niveau que cette intention assume ou subit en fait dans la cons-
cience de telle majorité. Les formes témoignant d’un génie ethnique, donc
plus ou moins « révélées », dépassent toujours la moyenne de ceux qui les
véhiculent ; je pense ici à l’intention profonde et spirituelle de ces formes.
Quoi qu’il en soit, et à un point de vue tout à fait élémentaire, je dirais que
le génie indien, et par conséquent le costume global qui l’extériorise, est à
l’opposé de la faiblesse envers soi et de la petitesse morale ; quand on
porte un vêtement indien, on aurait honte de cultiver de mesquins pro-
blèmes psychologiques.
On dit bien « l’habit ne fait pas le moine », mais on dit aussi « Kleider
machen Leute » (« les vêtements créent des personnages ») ; bien sûr, le cos-
tume ne change pas l’homme ex opere operato, mais il actualise chez l’homme
normalement prédisposé – donc sensible aux devoirs et aux vertus – telle
conscience de la norme et telle conformité à l’archétype. Et il va sans dire
que l’homme ne peut mettre qu’un vêtement auquel il a droit à un titre
quelconque ; l’usurpation est aussi avilissante que la vanité ; et « noblesse
oblige ».
Le costume des femmes [ peaux-rouges] exprime l’« idée » archétypique en
mode féminin ; l’essence du symbolisme et du style étant toujours l’inté-
188
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

gration dans la Nature vierge combinée avec la force intérieure – la victoire


sur soi – et la sérénité libératrice du Ciel.
Mettre un vêtement traditionnel et sacral auquel on a suffisamment
droit, c’est revêtir un archétype et une virtualité de perfection.
Le costume maghrébin – comme d’autres costumes musulmans non
mondains – suggère la résignation à la Volonté de Dieu, et plus profondé-
ment le mystère de la Paix, dâr es-Salâm. Et ceci appelle une autre re-
marque : s’il est vrai que le costume maghrébin, ou tel autre costume mu-
sulman analogue, manifeste de facto une perspective religieuse, par défini-
tion exclusiviste, avec la barakah spécifique qu’elle comporte, il n’en est pas
moins vrai – et nécessairement – qu’en même temps ce vêtement mani-
feste des attitudes et des mystères propres à l’ésotérisme, et qu’en ce sens il
ne suggère aucune limitation confessionnelle. Chaque civilisation produit,
par inspiration céleste, plusieurs phénomènes-sommet ; le vêtement repré-
sentatif de l’Islam en est un exemple, au même titre que les arabesques, le
mihrâb et l’appel à la prière.
Le costume des Indiens des Plaines marque une jalwah – une « sortie »
ou un « rayonnement » – dont le contenu relève de la « Guerre sainte » ;
celui des Musulmans indique une khalwah, une « intériorisation » faite de
sainte pauvreté et de divine Paix. Je ferai remarquer dans ce contexte que la
semi-nudité combinée avec une profusion de pierres précieuses chez les
anciens maharadjahs n’est pas un luxe clinquant ; c’est une splendeur quasi
céleste qui sied à leur statut de demi-dieux. Tout autre est la somptuosité
mi-bigote, mi-mondaine de bien des sultans turcs, qu’on aurait de la peine
à admirer, sauf pour les robes d’apparat prises isolément, dont l’inspiration
est fondamentalement mongole.
P.S. Une qualité fondamentale des Indiens est la libéralité combinée
avec le mépris de la richesse ; l’Indien n’est pas seulement très hospitalier,
il aime également donner, et parfois donne à peu près tout ce qu’il pos-
sède ; c’est même un point d’honneur pour les chefs. D’où les fêtes de give-
away, où l’on se fait des cadeaux avec la plus grande générosité.
Force, qui vainc, et détachement, qui donne. Dans l’âme : victoire sur
soi et don de soi.
barakah (ar.) : bénédiction, influence spirituelle.
dâr al-salâm (ar.) : demeure (havre) de la paix.
jalwah (ar.) : rayonnement.
khalwah (ar.) : solitude, retraite spirituelle.
mi râb (ar.) : niche de prière.

Lettre du 25.XI.1983 : l’adoption chez les Peaux-Rouges


Vous me demandez ce que signifie une « adoption » chez les Indiens
d’Amérique. Ces adoptions ont toujours existé chez les Indiens ; il y a tou-
jours eu des Blancs – ou éventuellement des hommes d’autres races – qui
ont été adoptés dans une tribu indienne, ou dans une famille, ce qui revient
189
VERS L’ESSENTIEL

pratiquement au même. Au point de vue des Peaux-Rouges, cela signifie


qu’ils vous considèrent désormais comme l’un des leurs ; et cela implique,
pour l’adopté, une compréhension suffisante de la mentalité et de la spiri-
tualité des Indiens. Dans mon cas personnel, cela signifie davantage, étant
donné ma fonction spirituelle ; cela signifie un certain lien avec une forme
– tardive mais réelle – de la Tradition primordiale ; et c’est aussi comme un
mariage avec la nature vierge.
PS. Saint François d’Assise avait le sens de la nature vierge, comme ce-
lui de la pauvreté, ce qui le rend proche de l’esprit indien.

Lettre du 8.VIII.1984 : les Peaux-Rouges face aux Blancs


La raison pour laquelle tant d’Indiens – y compris le fameux medecine-
man Fools Crow, que j’avais rencontré à Wounded Knee – pratiquent les
deux religions à la fois – ou plutôt ajoutent la chrétienne à la leur –, c’est
que la personne du Christ leur apparaît comme une réalité spirituelle irré-
sistible, et qu’ils ne voient aucun motif de ne pas l’intégrer dans leur vie
religieuse ; ils ne voient là aucune contradiction. Je parle ici des Indiens qui
pratiquent les deux religions, non de ceux qui sont entièrement convertis
au Christianisme, ni de ceux qui le refusent totalement.
Bien sûr, les missionnaires enseignaient aux Indiens que tout dans la re-
ligion indienne est l’œuvre de Satan, mais beaucoup d’Indiens ne le
croyaient pas ; Black Elk ne l’a jamais cru. De guerre lasse, les mission-
naires n’insistèrent pas trop en fin de compte, et de nos jours ils sont
même devenus tout à fait indifférents à ce sujet. Il y en a même qui partici-
pent aux rites indiens, mais ceci est un autre chapitre.
Ce qui, au XIXe siècle et au début du XXe, a causé la ruine de la race
rouge et de sa tradition, ce fut l’alternative abrupte entre les deux notions
du « civilisé » et du « sauvage », chacun des termes étant pris comme un
absolu ; ce qui permettait d’attribuer à l’homme blanc toute valeur possible
et de ne rien laisser à l’homme rouge, en sorte que, selon cette perspective,
il n’avait plus aucun droit à l’existence ; et c’était là exactement la conclu-
sion dont on avait besoin. On s’est beaucoup moqué – et cela continue –
du noble red man ; cette idée est pourtant la seule qui fasse contrepoids à la
stupide et criminelle alternative que je viens de signaler, et ceci prouve
d’une certaine façon la justesse de l’idée dont il s’agit. La noblesse, en effet,
est une valeur qui sort totalement de ladite alternative, et elle rappelle que
l’homme est homme avant d’être « civilisé » ou « sauvage » ; que par con-
séquent toute catégorie humaine normative possède la dignité d’homme,
avec toutes les possibilités de valeur et de grandeur que cette dignité im-
plique.
Quand on réduit la différence entre le « civilisé » et le « sauvage » à des
proportions normales, on arrive à la complémentarité – et à l’équilibre –
entre le « citadin » et le « nomade », dont Ibn Khaldoun a parlé avec beau-
coup de pertinence en reconnaissant à chacune des deux sociétés une fonc-

190
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

tion positive dans l’économie des possibilités humaines. Et ceci s’applique


aussi à un cas comme celui de l’Amérique, où de toute évidence chacune
des ethnies aurait eu quelque chose à apprendre de l’autre ; ce que les
Blancs, précisément, n’étaient absolument pas disposés à admettre. Du
côté des rouges, la difficulté ne venait pas d’un préjugé de principe ; elle
venait d’une part du fait que la « civilisation » les maltraitait, et d’autre part
du fait que les valeurs de celle-ci étaient – et sont – largement compro-
mises par la déviation moderne ; les Blancs, trop préoccupés des
« choses », ont oublié ce qu’est l’homme, tout en étant « humanistes » ;
mais c’est précisément pour cela qu’ils l’ont oublié.

Lettre date inconnue 15 : la civilisation indienne


traduit de l’anglais
Pour moi, l’ancienne civilisation indienne représente une expression
des plus remarquables de l’attitude de l’homme face à l’Absolu, et je vois
en elle certaines analogies avec les traditions spirituelles de l’Asie. Le génie
de l’Indien américain a fondé sa spiritualité et son art sur la nature vierge,
sur son symbolisme métaphysique et sa beauté ; vu cette perspective, il est
évident que ni les temples ni la littérature écrite ne sont nécessaires. C’est
un point de vue légitime – ou un aspect possible de la Vérité éternelle –
parmi d’autres.
Par contre, je ne vois rien de légitime dans la civilisation dite « mo-
derne », qui a commencé globalement avec la « découverte » de l’Amé-
rique ; ce fut l’amorce du déclin spirituel de l’Europe et le début de l’ère
rationaliste et « scientifique » – et par là même matérialiste – de l’histoire
européenne. Dans le monde moderne, le seul critère de valeur est celui du
bien-être physique – ou superficiellement psychologique –, alors que dans
les civilisations traditionnelles, le critère de valeur est celui du bien spiri-
tuel, même si certaines choses doivent nous faire momentanément souffrir.
Il en résulte que les anciens peuples – les Indiens d’Amérique comme les
autres – étaient plus heureux, dans l’ensemble, que les peuples modernisés,
malgré toutes les calamités des anciens temps ; ceci n’est pas un critère en
soi, bien entendu, mais c’est un fait. Au moins ils avaient conscience que
les calamités font partie de cette vie, que sans elles la collectivité humaine
dégénère, et ils ne s’identifiaient pas à l’erreur néfaste d’un « progrès » indé-
fini et d’un « bien-être » absolu. En réalité, c’est bien cette illusion qui pro-
voque les plus grandes calamités possibles, telles la destruction de la na-
ture, le machinisme, le communisme, le nazisme, la perte de la tradition et
de la véritable culture, la surpopulation et la dégénérescence comme fruits
de la « science », puis les bombes atomiques et ainsi de suite. Les esprits
modernes diront que la civilisation moderne engendre de nombreux pro-
grès et que l’ancien mode de vie des Indiens, ou tout autre mode de vie
traditionnel, engendre trop de maux ; mais un tel raisonnement n’a aucun
sens, car ce qui compte, ce sont les tendances d’une civilisation ; une cul-

191
VERS L’ESSENTIEL

ture doit être considérée comme un tout et non jugée sur ses parties. En
d’autres termes : si nous considérons l’ancien monde indien dans son en-
semble, nous voyons que ses principes et ses tendances fondamentales
étaient bons et que les bonnes choses l’emportaient sur les mauvaises ;
mais si nous considérons le monde moderne dans son ensemble, nous
voyons que ses principes et ses tendances fondamentales sont faux – mal-
gré certaines améliorations partielles et superficielles – et que les consé-
quences funestes l’emportent, en fin de compte, sur les bonnes.
On entend parfois dire que les Indiens ne veulent pas rester Indiens et
qu’ils sont partiellement responsables de leur situation ; c’est un non-sens
hypocrite et meurtrier, car n’importe quel peuple de l’univers, traité comme
l’ont été les Indiens et vivant dans les mêmes conditions qu’eux, agirait de
la même façon contradictoire ; ce n’est pas la faute des Indiens si leurs
autorités traditionnelles ont été abolies. On ne peut placer une balle sur
une pente en s’attendant à ce qu’elle reste immobile, et ensuite, voyant
qu’elle roule vers le bas, prétendre qu’elle le fait de son plein gré, sans y
avoir été contrainte.
Une chose qui m’a frappé était le nombre considérable d’églises et de
missions dans les Réserves ; si vous arrivez dans un lieu désert parsemé
d’églises, vous savez que vous êtes en territoire indien. Bien sûr, chaque
Indien est libre d’adopter la religion qui lui convient, que ce soit le christia-
nisme européen, le bouddhisme japonais ou autre chose, mais cette liberté
de choix devrait se manifester de façon plus efficace : l’ancienne religion
des Indiens devrait subir moins de pressions et, dans l’éducation des en-
fants, l’ancienne culture devrait jouer le rôle qu’elle mérite. En réalité, les
écoles sont là pour dépouiller les âmes des enfants et pour dire ensuite
qu’il n’y a plus de véritables Indiens, – ou qu’il n’y a plus que des « Améri-
cains » ordinaires et uniformisés.
Il y a, en Europe, de minuscules Etats indépendants situés au milieu de
grands Etats : il y a par exemple, en France, la toute petite principauté de
Monaco ; et en Italie, la minuscule république de San Marino. Pourquoi ne
pas convertir les « Réserves » indiennes – tout en les élargissant – en petits
Etats partiellement indépendants ? Refuser de le faire revient pratiquement
à encourir la responsabilité de génocide.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez les Indiens des temps anciens ? Ce n’était
pas leur civilisation comme telle, mais peut-être une incompréhension par-
tielle du sens profond de leur religion, et aussi le fait qu’ils étaient trop
concernés par la recherche de leur propre gloire et trop souvent oublieux
du Grand Mystère ; cela explique peut-être partiellement les calamités dont
ils ont souffert. La plupart des Blancs agissent bien plus mal, et leur terme
arrivera en son temps.
Il est certes difficile de supporter la vision de toutes les injustices de ce
bas monde. Mais de toute façon le monde terrestre disparaîtra et la chose
la plus importante demeure la vie spirituelle ; si nous ne pouvons pas

192
LETTRES A DES CORRESPONDANTS PEAUX-ROUGES

changer le monde autour de nous, nous pouvons au moins nous changer


nous-mêmes. L’enseignement essentiel de toute véritable religion assure
que ce monde de phénomènes éphémères est irréel comme un rêve, et que
seul le monde invisible du Grand Esprit est réel. L’Invisible comporte de
nombreux degrés, mais je veux simplement souligner qu’il y a davantage de
réalité dans l’Invisible au-dessus de nous que dans le monde visible, et que
Dieu seul est absolue Réalité.

193
LETTRES À DES NOVICES
LETTRES A DES NOVICES

Lettre du 10.X.1964 : la voie spirituelle


Vos deux lettres me sont bien parvenues et je suis heureux d’apprendre
qu’avec l’aide du Ciel vous vous êtes bien fermement engagé dans la Voie.
Soyez assuré que je n’oublie pas de penser à vous, maintenant que vous
avez donné signe de vie. Soyez patient dans la Voie, car vous avez toute la
vie devant vous. Si jamais vous rencontrez un mur devant vous, dites-vous
que c’est vous-même – et non le Soi – et persévérez sans vous inquiéter. A
rigoureusement parler, il n’y a pas de problèmes dans la spiritualité,
puisqu’une seule certitude suffit : lâ ilâha illâ Llâh. S’il y a des obstacles,
souvenez-vous que tout est relatif, et pensez à ce verset : « Dis Allâh ! Puis
laisse-les à leurs vains discours. » [Coran]
Ce qui est certain dans la vie, c’est 1. la mort, 2. la rencontre avec Dieu,
3. l’Eternité, et 4. ce moment présent où, en prononçant Son Nom, je me
trouve déjà auprès de Lui, pourvu que je le fasse par la Vérité, avec une
intention pure et une bonne concentration ; or celle-ci est fonction de
l’intention.
lâ ilâha illâ llâh (ar.) : « il n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ».

Lettre du 30.III.1981 : au début de la voie


Ces quelques lignes pour répondre aux questions posées dans votre
lettre. Tout d’abord, il est normal – l’homme étant ce qu’il est – qu’au dé-
but de la voie il soit difficile de se maintenir en parfait équilibre ; de rester
dans la beauté et dans la grâce et de ne pas retomber de temps à autre dans
la dispersion, la lourdeur et la mesquinerie de la vie profane. Que faire ?
Toujours recommencer par le commencement ; c’est pour cela qu’il y a les
retraites. Ensuite : demander de l’aide au Ciel ; c’est pour cela qu’il y a la
prière.
Mais il y a chez vous une part de perfectionnisme qui ne mène à rien,
qu’il faut remplacer par une attitude plus simple et plus normale. Quand
vous sortez d’une pratique spirituelle, d’une oraison, d’une invocation, ne
cherchez pas d’en transférer la grâce dans la vie professionnelle ou sim-
plement pratique ; faites aussi logiquement que possible ce que vous devez
faire, et répétez l’invocation – Noms divins ou Formules – quand vous le
pouvez. Il ne faut pas se raidir dans une intention de perfection en fait
irréaliste ; il faut rester simple et logique dans nos activités, et la prière por-
tera ses fruits avec le temps.
En sortant de la dispersion de la vie profane, il ne faut pas commencer
par vous demander qui vous êtes, – cela est indifférent, – il faut commen-

197
VERS L’ESSENTIEL

cer par invoquer le Ciel, ici et maintenant, au milieu du chaos s’il le faut.
Entre la vie spirituelle et la vie profane, il y a certes un contraste ; mais ce
contraste ne doit pas vous faire souffrir, car Dieu ne vous demande pas
d’en résoudre l’énigme. Il vous demande simplement de l’invoquer ; et
d’accomplir vos devoirs d’état conformément à ce qu’exige leur nature ;
c’est tout.
Car s’il y a une voie de l’Invocation, c’est précisément parce que Dieu
dans sa Miséricorde veut qu’il y ait une voie salvatrice qui soit adaptée à
toutes les circonstances de la vie.
Ne vous demandez pas : pourquoi la vie ? Ne vous posez pas de ques-
tions, car elles peuvent être innombrables, et votre salut ne dépend pas des
réponses. D’une part, vous avez la Doctrine métaphysique ; d’autre part,
vous avez la Méthode spirituelle ; cela suffit. Au demeurant, les amis que
vous avez mentionnés dans votre lettre pourront résoudre pour vous bien
des questions de théorie ou de pratique. Et je crois avoir répondu dans
mes livres à toutes les interrogations fondamentales.

Lettre date inconnue 16 : la relation maître-disciple


J’ai peu de temps. Je tiens néanmoins à vous dire certaines choses, une
fois pour toutes. Je vous ai reçue chez moi et vous le devez avant tout à
M.V. Votre lettre m’avait profondément froissé ; si j’ai essayé, encore une
fois, de vous faire confiance malgré tout, c’est à M.B. que vous le devez.
Je n’admets pas que vous ne témoigniez à mes représentants ni le res-
pect, ni la confiance qui leur sont dus, et que vous prétendiez vous appro-
cher de moi en les évitant. Vous dites que « les autres (sic) sont des obs-
tacles ». Je vous réponds que c’est à moi seul qu’il appartient de déterminer
ce qui, pour vous, est un obstacle ou non ; et en admettant même que « les
autres » soient réellement des obstacles, c’est à l’égard de votre individua-
lisme et de vos caprices qu’ils le sont. Vous vous croyez sans doute incom-
prise, mais c’est vous-même qui êtes incapable de vous comprendre. Pour
dissimuler les petitesses de votre âme, vous vous retranchez derrière des
subtilités qui n’ont qu’une valeur quantitative et qui ne modifient donc en
rien votre vraie nature ; on peut ignorer vos subtilités sans se méprendre
sur ce que vous êtes. S’il n’y avait chez vous que des faiblesses, des choses
toutes humaines et toutes simples, je ne vous en tiendrais pas rigueur, sans
pour cela les admettre, bien entendu ; mais vous mêlez à vos sentiments du
calcul et de la prétention, comme vos lettres le prouvent amplement, et ce
mélange me répugne et me révolte.
Vous dites que les reproches que M.B. [ Titus Burckhardt] vous a faits « ne
tiennent pas debout ». Or M.B. ne dit jamais des choses qui ne tiennent pas
debout, sachez-le bien ! M.B. est l’un des hommes les plus éminents, par sa
science autant que par sa spiritualité ; ses traités sont parmi les plus pro-
fonds que nous connaissions. Il vous a fait l’honneur de vous écrire, bien
que son temps soit précieux. Nous ne sommes pas des écoliers qui discu-

198
LETTRES A DES NOVICES

tent. Un peu plus de respect, je vous prie ! – J’ai lu tout ce que M.B. vous a
écrit ; je sais donc à quoi vous faites allusion. Vous lui avez répondu : « Je
n’ai pas du tout l’intention de “lancer mes drames psychiques dans sa vie”
comme vous semblez le croire ». Or M.B. ne « semble » rien « croire » ; il
constate des faits, preuves en mains, ce qui est tout différent ; et d’autre
part, M.B. n’a jamais parlé de vos « intentions », mais uniquement de vos
actes, toujours en s’appuyant sur des faits précis ; votre habileté à dénatu-
rer les choses a tout pour me déplaire. M.B. vous a aussi dit que, devant la
Réalité, le psychisme ne compte pas, et que les souffrances qui ne sont pas
offertes consciemment ou volontairement à Dieu n’ont aucune valeur spi-
rituelle ; vous n’en faites aucun cas, bien que ces vérités vous concernent
tout particulièrement ; si vous ne le remarquez pas, je ne perdrai pas mon
temps à vous donner un enseignement quelconque.
Vous venez de m’écrire : « Je sais très bien que ce n’est pas raisonnable,
et que c’est le point de vue féminin, mais c’est valable pour moi. » Et vous
abolissez le rôle spirituel de la communauté et des dignitaires au nom de ce
que vous appelez le « point de vue féminin », tout simplement ; vous ne
vous posez pas un instant la question de savoir si cela est aussi valable
pour moi, comme si vous ignoriez que c’est mon jugement qui compte,
non le vôtre ! Et vous croyez que je vais vous suivre dans le labyrinthe de
votre illogisme enflé et cynique, comme si je n’avais rien de mieux à faire ;
vous me croyez obligé de vous « tendre la main », – par-dessus la tête de
toute règle spirituelle, – sans que vous vous demandiez si vous méritez une
telle grâce, ou si c’est bien là la méthode qui vous convient. Vous voulez
que je vous pardonne, mais vous ne faites rien pour mériter ma confiance ;
dans votre lettre à M.B., comme du reste aussi dans celle que vous m’aviez
adressée précédemment, vous mettez en question la Voie elle-même, que
je ne vous avais certes pas imposée, ne l’oubliez pas ! Et vous faites vos
insinuations le plus tranquillement du monde, sans même une ombre de
gêne ou de regret, – et cela après m’avoir supplié, non seulement de vous
accueillir, mais de vous accueillir dans le plus bref délai, et bien que vous
sussiez que je ne voulais plus accepter personne. J’ai fermé les yeux sur vos
faiblesses, et je vous ai écrit : « Soyez assurée que je ne vous reproche
rien », et vous appelez cela de la « magistrale froideur » ; parce que je n’ai
pas flatté vos désirs, vous appelez ma lettre, qui n’était que logique et dont
le ton était d’ailleurs très aimable, un « coup de fouet », ce qui prouve que
vous n’en avez jamais reçu.
Vous ne pensez pas, j’espère, que vous êtes la seule femme que je con-
naisse ; je puis donc vous dire que toute autre femme, lorsqu’elle se rend
compte, comme vous, que son point de vue n’est que féminin, l’élimine
par là-même ; aucune ne prétendrait me plier consciemment aux caprices
de sa subjectivité. Si vous dites que vous êtes faible et que vous voulez
vous expliquer afin qu’on vous tende une main secourable, je vous deman-
derai d’abord pourquoi, après avoir lu amplement sur ce qu’est l’éso-
térisme, vous prétendez à cette voie au lieu de vous en tenir à la piété ordi-

199
VERS L’ESSENTIEL

naire, qui d’ailleurs s’impose rigoureusement à vous comme à tout être


humain ; ensuite, je vous ferai remarquer que votre attitude exigeante, qui
part toujours de l’axiome « je suis telle, veuillez en tenir compte », n’a rien à
voir avec de la faiblesse spontanée, capable d’inspirer de la pitié, ni avec
une recherche sincère de Dieu ; car, comme vous l’a écrit M.B., vous ne
recherchez que vous-même. Vous dites, dans votre lettre, que c’est Dieu
qui vous a guidée vers nous ; puisque vous avez au moins cette certitude,
comme vous le déclarez, ma sévérité ne peut que confirmer cette intuition.
Là où vous rencontrerez ce qui flatte vos dispositions naturelles, vous
pourrez être certaine que vous n’y rencontrerez pas Dieu. Vous haïssez
votre vie, au lieu de haïr votre âme ; il vous faut passer par l’amertume,
volontairement. Vos lettres me prouvent que vous ne m’avez pas écouté
lors de vos visites, mais j’espère que vous m’écouterez maintenant, que
vous surmonterez votre orgueil subtil qui vous fait dire, par exemple, –
dans votre lettre à M.B., – que vos paroles ne sont que « de l’écume », cela
pour vous soustraire à leurs conséquences en humiliant votre interlocuteur
qui, pour la circonstance, est censé ne pas être capable de percer vos mys-
tères !
Comme le moins que je puisse dire est que je n’ai pas de temps à
perdre, je ne tiendrai aucun compte de vos paradoxes que vous trouvez si
intéressants, et je parlerai sans ambages : s’il est vrai que vous cherchez
Dieu comme vous l’affirmiez au moment où il s’agissait de gagner ma con-
fiance, prouvez-le moi par votre attitude. Vous devez commencer une vie
nouvelle, comme nous tous devions le faire ; vous devez avant tout remer-
cier journellement Dieu des peines de votre vie passée et présente ; vous
devez bénir votre destin qui vous a menée vers la Vérité où vous voyez,
face à face, votre misère ; tout le reste est indifférent. Ensuite, vous devez
respecter la communauté, et vous efforcer de voir la valeur d’autrui ; la
communauté est un élément important dans la vie spirituelle ; il faut
s’adapter aux autres et apprendre d’eux, car ce n’est pas au Maître de tout
dire. Il faut, dans les difficultés intérieures, demander conseil aux autres,
car la communauté comme telle est un support d’inspiration ; il faut être
capable de voir le Maître dans le disciple le plus modeste, et savoir s’humi-
lier, s’effacer devant lui. Enfin, il faut se soumettre au Maître, et cela d’une
façon inconditionnelle. Telle est la règle. Ne me faites pas, encore une fois,
regretter ma confiance ; ne faites pas que le Ciel se ferme devant vous.

Lettre date inconnue 17 : l’épreuve, l’injustice, le destin


L’injustice est une épreuve, mais l’épreuve n’est pas une injustice. Les
injustices viennent des hommes, tandis que les épreuves viennent de Dieu ;
ce qui, de la part des hommes, est injustice et par conséquent mal, est
épreuve et destin de la part de Dieu. On a le droit, ou éventuellement le
devoir, de combattre un tel mal, mais on doit se résigner à l’épreuve et
accepter le destin ; c’est dire qu’il faut combiner les deux attitudes, étant

200
LETTRES A DES NOVICES

donné que toute injustice que nous subissons de la part des hommes est en
même temps une épreuve qui nous arrive de la part de Dieu.
Dans la dimension horizontale ou terrestre, on peut échapper au mal
en le combattant et en le vainquant ; dans la dimension verticale ou spiri-
tuelle par contre, on peut échapper, sinon à l’épreuve en soi, du moins à sa
pesanteur, et cela en acceptant le mal en tant que volonté divine tout en le
transcendant intérieurement en tant que jeu cosmique, comme on peut
transcender spirituellement n’importe quelle autre manifestation de Mâyâ.
Car le vacarme du monde n’entre pas dans le divin Silence, que nous por-
tons au fond de nous-mêmes et dans lequel s’éteignent ou se résorbent,
tels les accidents dans la substance, et le monde et le moi.
L’homme a le devoir de se résigner à la volonté de Dieu, mais il a au
même titre le droit de dépasser spirituellement la souffrance de l’âme, dans
la mesure où cela lui est possible ; et cela n’est pas possible, précisément,
sans l’attitude préalable d’acceptation et de résignation, qui seule dégage
pleinement la sérénité de l’intelligence et qui seule ouvre l’âme au secours
du Ciel.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.

201
LETTRES À SON FRÈRE
Erich Schuon, moine trappiste à l’Abbaye
de Scourmont près de Chimay en Belgique
LETTRES A SON FRERE

Lettre du 8.V.1942 : le péché mortel, l’enfer


Les quelques allusions que nous avons faites, lors de notre dernière
conversation, à la question de l’enfer, m’ont donné l’idée d’y revenir par
écrit, afin de te montrer quelles sont les raisons qui me portent à admettre
qu’il n’y a rien de paradoxal dans le fait qu’un individu qui meurt en état de
péché mortel aille en enfer. L’argument le plus décisif est le suivant, que
j’avais d’ailleurs exposé dans mon article sur la prédestination : ce n’est pas
à cause du péché mortel, ni à cause du fait que ce péché mortel a été ac-
compli au dernier moment de la vie, que l’individu est damné, mais uni-
quement à cause de la tendance fondamentale de sa nature, tendance dont
le péché mortel, et le destin qui empêche que ce péché soit racheté avant la
mort, ne sont que les manifestations culminantes ; ces manifestations ayant
un caractère de critère, le point de vue religieux, qui se place par définition
toujours au point de vue individuel, les considère comme des causes. En
d’autres termes, un individu n’est pas damné parce qu’il a commis un pé-
ché mortel, mais il a démontré par ce péché mortel qu’il est damné ; penser
autrement, c’est croire que Dieu est limité par le temps.
Certains objectent qu’il est impossible qu’un fait temporel puisse en-
traîner une conséquence perpétuelle ; mais précisément, si le péché est bien
un fait temporel, la tendance fondamentale de l’être, tendance qui est soit
conforme, soit contraire à l’Essence pure de la Réalité divine, n’est pas plus
limitée que la perpétuité ; si l’âme est perpétuelle, sa tendance fondamen-
tale l’est aussi, et le péché n’en est que la signature. Seulement, dans l’état
humain, différemment de ce qui a lieu chez les esprits (c’est-à-dire les
anges et les démons) et aussi chez les animaux, il est difficile de déterminer
la tendance fondamentale d’un individu, aussi longtemps qu’elle ne s’est
pas manifestée à l’aide d’une pierre de touche d’ordre spirituel. Une telle
pierre de touche est toujours le contact de l’individu avec la Réalité divine,
moyennant une réalité spirituelle ; c’est la réaction de l’individu qui trahit
alors sa tendance fondamentale ; mais même alors, il est le plus souvent
difficile ou même impossible de déterminer celle-ci aussi longtemps que
l’homme est encore en vie ; tout ce que l’on peut dire, c’est que tel indivi-
du, s’il meurt sans un repentir agréé par Dieu, est damné [fin de phrase illi-
sible]. Qu’il meurt sans ce repentir et sans la grâce, c’est incertain ; mais
qu’il est damné s’il meurt sans ce repentir et sans la grâce, c’est absolument
certain.
Une autre objection formulée contre l’enfer met en avant la Bonté di-
vine, et la misère (c’est-à-dire l’irresponsabilité) humaine. Cette objection
est très faible et mérite à peine d’être prise en considération, vu que la
Bonté divine, bien qu’inconditionnelle en Elle-même, est conditionnelle

205
VERS L’ESSENTIEL

dans la manifestation, et que d’autre part la responsabilité humaine existe,


puisque l’homme est, métaphysiquement, nécessairement libre par sa parti-
cipation ontologique à la Liberté divine ; c’est là le caractère fondamental
de l’espèce humaine ; l’existence du ciel et de l’enfer le démontre précisé-
ment. On aime à reprocher à l’enfer son caractère atroce et son caractère
définitif ; mais on oublie que l’atroce et le définitif sont des possibilités
cosmiques. Un cycle secondaire est toujours à l’image d’un cycle total ; or
la vie terrestre est un cycle secondaire, et l’existence de l’âme est un cycle
total. Il y a des atrocités qui, pour une vie terrestre, sont définitives ; ce qui
montre qu’elles peuvent aussi l’être pour un cycle total. Représente-toi
qu’un enfant, en jouant, subit un accident qui lui fait perdre une main ;
aucune supplication ne pourra la faire repousser ; cela est donc définitif,
malgré la Bonté divine, et cela montre qu’il y a des choses dont le caractère
définitif résulte de leur nature propre ; il en est de même pour l’enfer et le
paradis.

Lettre du 16.XII.1958 : les phénomènes de la nature chez les Peaux-


Rouges
Le récit du bison prononçant le nom de Sitting Bull n’a rien de surpre-
nant dans le cadre de la tradition indienne. Les êtres que nous appelons
« anges gardiens » se sont souvent manifestés à travers des animaux ou
d’autres phénomènes naturels. « He was a buffalo » se réfère à un « génie
cosmique », un « ange » si l’on veut ; le prototype ultime en est un aspect
divin, ce que les Musulmans appellent un « Nom » de Dieu ; l’animal – ou
le vent ou l’étoile du matin, etc. – est donc la trace terrestre et sensible
d’une réalité divine, avec pour intermédiaires un ange suprême, puis un
ange gardien.
La métaphysique indienne se fonde sur le symbolisme géométrique de
trois plans superposés et de quatre directions ; il y a donc un ternaire verti-
cal et un quaternaire horizontal qui, lui, se reflète sur chacun des plans.
L’homme – ou le calumet – est le médiateur entre la terre et le ciel, et
même entre la terre et le Grand Esprit, qui forme le plan supérieur. Toutes
les qualités différenciées du cosmos viennent des quatre quartiers ou de
leurs combinaisons, d’où l’idée des « quatre vents ». Les Peaux-Rouges,
comme certains Asiates, possèdent au plus haut degré le sens de la « trans-
parence métaphysique » des choses.

Lettre du 7.VII.1969 : les vertus, la prière


Merci pour tes vœux pour mon anniversaire. Je formule à cette occa-
sion les miens pour le tien, sans me souvenir exactement quand il a lieu ;
cela paraît incroyable, mais je n’ai jamais retenu les anniversaires des per-
sonnes de ma famille. Merci aussi pour ton intéressante lettre. Cela m’a
toujours étonné chez des gens parlant de spiritualité, qu’ils ignorent ou
perdent de vue l’essentiel et se perdent dans la périphérie multiple en

206
LETTRES A SON FRERE

l’absence du centre un. On aimerait toujours leur couper la parole avec


cette question : « De quoi s’agit-il ? » Puis leur rappeler qu’il s’agit, tout
d’abord du discernement entre le monde et Dieu, le transitoire et le per-
manent, le relatif et l’absolu, l’illusoire et le réel ; et ensuite de l’union, par
une oraison quasi permanente, à ce qui a été reconnu comme absolu, donc
réel. Tout le reste n’est que moyen ou revêtement. Sont essentielles dans ce
contexte les vertus tant extrinsèques qu’intrinsèques, telles la patience, la
confiance, la gratitude, la générosité, bref l’humilité et la charité ; j’entends
l’humilité et la charité véritables, non leurs contrefaçons infantiles. Car sans
les beautés de l’âme, la vérité reste stérile en nous et il nous est impossible,
non de prier de temps à autre, mais de prier tout le temps, et avec fruit. Ce
qui compte dans la prière, c’est le fait de prier, et de prier avec sincérité ; à
part cela, il y a les grâces sensibles et il y a les illusions, mais enfin, ce qui
rend la vie digne d’être vécue, ou ce qui permet de vivre avec confiance et
sans désespoir, c’est la quasi-permanence d’une oraison sincère. Il y a aussi,
comme quintessence pour ainsi dire sacramentelle de la prière, les Noms
divins, porteurs par eux-mêmes d’une certaine Présence salvifique.
En un certain sens, tout le message du Christ est dans cette parole :
« Le royaume des Cieux est au-dedans de vous. » Prier, c’est se maintenir
« à l’intérieur », dans la « sainte intériorité », ce qui présuppose le « saint
silence ». Quintessentiellement parlant, vivre d’oraison, c’est se maintenir
bienheureusement enfermé dans le Nom de Dieu.
Merci pour toutes tes considérations sur les désordres liturgiques et
autres, aussi pour celles sur le Judaïsme.
Ici l’été n’a commencé qu’il y a deux jours ; aujourd’hui il pleut de nou-
veau, mais au moins il ne fait plus froid.

Lettre du 13.IV.1974 : la mentalité moderne


Ce qui a surtout tué l’intelligence élémentaire en Occident, c’est l’exis-
tentialisme et la psychanalyse, sans oublier le marxisme. Quand quelqu’un
affirme que deux et deux font quatre, on lui tâte le pouls ou on demande
de quel milieu social il vient. La logique est remplacée par une psychologie
relativiste et d’ailleurs fausse à la base, puis par une soi-disant sociologie.
On prétend qu’il n’y a pas de vérité, et on soutient que cela est vrai ; on dit
que l’homme ne peut rien connaître, mais ceci, on croit le savoir, donc le
connaître ; on soutient que la « vie » prime la pensée, et pourtant on le
pense ! On est tellement bête qu’on ne remarque pas ces contradictions.

Lettre du 3.VIII.1977 : Mgr Lefèbvre


J’ai lu les actes décisifs du Concile, – dans lequel Mgr Lefèbvre avait
une fonction importante, – puis tous les discours et livres de cet arche-
vêque, de même que j’ai lu les textes de Rome le concernant, et d’une ma-
nière générale une masse de textes et de discours émanant du pape, des
cardinaux, des théologiens postconciliaires, etc., etc., et je donne entière-
207
VERS L’ESSENTIEL

ment raison à Mgr Lefèbvre*, qui se borne à être et à faire ce qu’il a tou-
jours été et ce qu’il a toujours fait (et qui se refuse d’entrer dans le jeu du
modernisme, de la franc-maçonnerie, du teilhardisme, du marxisme, du
freudisme, etc., lesquels sont à la mode dans l’Eglise moderniste de « notre
temps »).
Qu’est-ce que l’Eglise, que le pape est censé représenter ? C’est la Tra-
dition 1. immuable, 2. de partout, 3. de toujours ; et le pape s’identifie à
l’Eglise dans la mesure où il s’identifie à la Tradition immuable, de partout
et de toujours. Qu’un pape puisse ne pas s’identifier à cette Tradition, c’est
une possibilité apocalyptique qui a toujours été reconnue par les théolo-
giens et qui n’a aucun rapport avec l’infaillibilité ex cathedra. Comme la ma-
jorité des religieux, – je le sais par expérience, – tu ne sembles pas être in-
formé sur ce qui se passe dans l’Eglise hors des couvents, l’Eglise que les
simples fidèles doivent subir. Pratiquement, il n’y a pas de messe de
Paul VI, pour la simple raison que la majorité des prêtres – mais cela peut
varier suivant les pays – inventent des liturgies selon leur bon plaisir, ce
qu’on décore du nom de « créativité liturgique ». Tout est mis en question,
la théologie tombe en morceaux, dans les séminaires on enseigne surtout
l’action sociale, le culte de l’homme ; il n’y a à peu près plus de doctrine, on
néglige la confession, tout est mouvant, sauf la haine contre la Tradition et
Mgr Lefèbvre.
Je n’avais aucune envie d’aborder ce sujet, mais je dois malgré moi
donner une réponse élémentaire. Pour pouvoir juger de ces questions, il
faut être témoin de ce qui se passe dans le monde ; il faut connaître exac-
tement les thèses de l’ancien archevêque de Dakar ; il faut avoir des con-
tacts, non seulement avec les modernistes et les innombrables semi-
modernistes, mais aussi avec les traditionnalistes authentiques ; audiatur et
altera pars.
* [ Dans les années qui suivirent, certaines déclarations de Mgr Lefèbvre conduisirent
l’auteur à rectifier son jugement, sans toutefois cesser de reconnaître que les deux grands
mérites de l’évêque étaient le maintien de la Tradition et la formation de vrais prêtres.]
audiatur et altera pars (lat.) : « il faut aussi entendre l’autre partie ».

Lettre du 21.VII.1984 : l’Eglise catholique


Je réponds à ta lettre du mois dernier ; merci pour tes bons vœux. C’est
vrai, nous devenons vieux ; il fallait s’y attendre. Heureusement que nous
sommes en bonne santé, et que pour nous la vie a un sens qui la dépasse.
Tu ne devrais pas te faire trop de mauvais sang à cause des extrava-
gances de la nouvelle liturgie, etc., etc. ; et cela pour diverses raisons. Pre-
mièrement, pour la raison toute générale, et fondamentale, que le mal ne
peut pas ne pas exister et qu’il faut accepter son existence comme une né-
cessité métaphysique ; et Dieu ne nous demandera pas de compte pour des
choses dont nous ne sommes pas responsables. Deuxièmement : si nous

208
LETTRES A SON FRERE

devons accepter le « mal comme tel » parce qu’il est ontologiquement né-
cessaire, nous devons aussi accepter « tel mal » parce qu’il entre dans notre
destin ; c’est ce qu’on appelle « accepter la volonté de Dieu ». Il ne faut pas
se rendre malade soi-même parce qu’on ne peut pas changer les autres ; et
la vie passe de toutes façons. On aimerait bien être au Paradis, mais il faut
se résigner au fait qu’on n’y est pas encore, et ne rien négliger pour y arri-
ver ; du reste, nous y sommes déjà dans et par la prière, à laquelle nous
avons accès à tout moment.
Certes, les désordres dans l’Eglise actuelle ont des causes, que nous
pouvons connaître ou ne pas connaître ; nos opinions n’y changeront rien ;
mais nous sommes bien obligés de constater le phénomène. Les moines
croient facilement que le mal n’est que dans leur monastère ; ils ignorent
souvent que le mal est partout. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas avoir de la
notion d’« Eglise » une idée trop simpliste, que le Christ n’avait pas. Que
l’Eglise catholique ne peut disparaître, – ni l’Eglise orthodoxe d’ailleurs, –
c’est évident, mais il y a beaucoup de marge entre le « tout » et le « rien » ; à
la question de savoir « où est l’Eglise », il ne faut pas répondre d’une façon
trop schématique, et il ne faut pas perdre de vue certaines données de
l’Apocalypse. La victoire finale est à Dieu, c’est l’essentiel. On peut se con-
soler en lisant les Psaumes.
Ici il fait de plus en plus chaud. Bloomington se trouve sur le même
cercle de latitude que Washington, Lisbonne, Cagliari et Smyrne ; c’est
donc une ville du Sud, comparé à Lausanne, et cela se remarque.

Lettre du 22.XI.1989 : marxisme et religion


Le quasi effondrement du communisme s’explique par son irréalisme
foncier, c’est-à-dire par la centralisation bureaucratique à outrance et par
l’abolition de la religion. Sans religion, les individus n’ont plus de cons-
cience morale. La religion est naturelle à l’homme ; il n’existe aucune tribu
de Pygmées ou de Bochimans sans religion. Le phénomène religieux, par
définition, est surnaturel ; les religions artificielles sont inefficaces. En
d’autres termes : le « surnaturel » est « naturel » à l’homme. Il y a certes des
religions dégénérées par la faute des hommes, – les paganismes de la Bible
en témoignent, – mais il n’y a pas de religions proprement dites sans ori-
gine divine. Il est inutile de « construire » une société humaine sans reli-
gion ; la construction ne réussira pas. Et en rationalisant la religion, on la
détruit. Le marxisme oublie que la société est faite pour les hommes et non
inversement, et que la religion entre dans la définition même de l’être hu-
main.

209
LETTRES À DES CORRESPONDANTS DIVERS
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

Lettre du 11.IX.1945 : l’ironie


J’ai dû écrire dernièrement à quelqu’un : « J’entends n’être le complice
d’aucun ton confidentiel » ; vous voyez ce que cela signifie : il faut rester en
dehors de toute sentimentalité ou partialité de « secte » et ne jamais se
permettre une ironie facile parce qu’on croit avoir le droit de parler pro
domo. Par exemple, lorsqu’on est obligé de constater une erreur ou une
faiblesse de la part d’un représentant de l’Eglise, on doit le faire avec re-
gret, non avec une joie malveillante ; les maux dont souffre l’Eglise peu-
vent faire ricaner un athée ou un hérétique, mais jamais un sage. Je pour-
rais dire, en paraphrasant certaine parole d’un prince français de notre
époque, que « tout ce qui est traditionnel est nôtre ».

Lettre du 21.I.1947 : Chrétienté et Maçonnerie, exotérisme et ésotérisme,


El-Hallâj
à Marcel Clavelle ( Jean Reyor)
Je ne crois pas que la condamnation de la Maçonnerie par les Églises
orthodoxes soit un danger bien imminent, et quant à l’union des Eglises,
elle ne me semble pas réalisable ; les efforts que l’on fait dans ce domaine
n’ont aucune chance d’aboutir.
Je ne suis pas aussi sûr que vous que l’Église romaine, en excommu-
niant les Maçons, a outrepassé ses pouvoirs, car précisément, la question
de savoir si la Maçonnerie est un ésotérisme ou non ne se pose pas du tout
ici. D’après les plus grands Soufis, y compris Ibn Arabî, la condamnation
d’El-Hallâj était légitime, et absolument indépendante de la qualité intrin-
sèque du saint ; de même, lorsqu’un mouvement est préjudiciable aux inté-
rêts de l’Église, – et ces intérêts sont légitimes comme l’exotérisme lui-
même, – l’Eglise aura toujours le droit de sévir ; or il est incontestable
qu’elle ne pouvait considérer comme légitime une organisation qui, en met-
tant toutes les religions, et avec elles l’irreligion, sur un pied d’égalité, se
présentait pratiquement soit comme une super-religion, soit comme une
non-religion – ou une pseudo-religion laïque à base de moralisme humani-
taire et libéral – et risquait de ce fait d’engendrer un égalitarisme religieux
et partant une indifférence religieuse inadmissibles au point de vue exoté-
rique. Guénon a dit quelque part que pour les exotéristes, l’ésotérisme est
comme s’il n’existait pas ; comment peut-on alors leur reprocher de con-
damner ce dernier en tant que tel ? L’Islam fournit à cet égard un exemple
instructif : pour les autorités religieuses, les confréries initiatiques ne sont
que des organisations d’hommes pieux ou lettrés, qui exagèrent parfois
dans les manifestations de leur zèle ; par contre, toutes les fois que des
initiés ont manifesté ouvertement leur indépendance, lesdites autorités ont
213
VERS L’ESSENTIEL

sévi ; elles ne l’ont fait pourtant qu’à l’égard des individus et non à l’égard
des confréries qui, elles, avaient précisément leur place quasi organique
dans le système exotérique. Je dirai la même chose des Maçons : l’Église
n’avait pas à sévir contre eux aussi longtemps qu’ils bâtissaient des cathé-
drales et ne se faisaient remarquer par rien d’autre, si ce n’est par leur piété
chrétienne ; ils étaient d’ailleurs indispensables à la Chrétienté, et leur
nombre était proportionné à leur utilité ; ils ne constituaient pas un mou-
vement et n’acceptaient dans leurs rangs que des Chrétiens, – il s’agit du
monde de l’Eglise latine, bien entendu. Quant aux Maçons modernes, ils
ne jouent aucun rôle intelligible dans le monde chrétien, et leur existence
ne correspond à rien ; à part cela, ils sont fort nombreux et constituent un
véritable mouvement, fondé sur une morale philosophique indépendante
de la doctrine chrétienne. Dans ces conditions, peut-on vraiment dire que
c’est un « ésotérisme » que Rome a condamné ?
La rapide diffusion de la Franc-Maçonnerie n’a apporté aucune lumière
dans le monde où elle s’est produite, et le fait qu’elle coïncide avec l’une
des phases de la déchéance occidentale permet même de penser qu’elle
n’avait nullement des causes spirituelles ; qui donc voudra soutenir que
cette rapide diffusion s’explique par une recrudescence des aptitudes initia-
tiques à l’époque des Voltaire et des Rousseau ? Quelques-uns des artisans
les plus néfastes de l’obscuration moderne n’ont-ils pas été Maçons ? En
tout cas, cette diffusion inattendue d’une organisation initiatique dans un
monde essentiellement profane, et cela à un moment ou cette organisation,
la Maçonnerie, avait cessé d’être « opérative » et où elle avait, à rigoureu-
sement parler, perdu sa raison d’être, ne me paraît pas correspondre à
quelque chose de bien régulier. Du reste, Guénon a dit quelque part que la
Maçonnerie est devenue la victime des tendances modernes et, en partie,
de la contre-initiation qui s’est infiltrée dans certaines Loges et qui a réussi
à détourner la Maçonnerie de ses buts spirituels ; s’il en est ainsi, – je ré-
pète ma question de tout à l’heure, – l’Eglise peut-elle être accusée d’avoir
condamné un ésotérisme ?
Des tournures comme celle-ci : « ... les Maçons... ne peuvent recevoir
les sacrements du seul fait de leur qualité d’initiés », – de telles tournures,
dis-je, me paraissent impropres, car vous ne direz pas non plus : « El-Hallâj
à été mis à mort du seul fait de sa qualité d’initié » ; ni El-Junayd, ni Ibn
Arabî n’ont songé à parler d’un « abus d’autorité », bien que la chose ait
pourtant été autrement grave que la condamnation d’une Maçonnerie de-
venue purement « spéculative ». Cette « qualité d’initiés » dont vous parlez
n’est donc nullement en cause. Il me semble que, si la Maçonnerie était
restée dans ses limites normales, et si elle n’était pas devenue la victime de
l’esprit anti-traditionnel, l’Eglise ne l’aurait pas condamnée, pas plus qu’elle
ne l’a fait dans les siècles précédents ; mais, devant un phénomène aussi
anormal, au point de vue exotérique et même simplement traditionnel, que
l’expansion de la Maçonnerie, l’exotérisme pouvait-il réagir autrement qu’il
ne l’a fait ? Veuillez bien tenir compte de ceci : dans une civilisation à

214
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

forme religieuse, l’ésotérisme doit nécessairement se fonder, et ne serait-ce


que selon les apparences, sur cette forme ; lorsqu’il ne le fait pas, il viole les
lois d’une telle civilisation et doit en supporter le contrecoup. La rapide
expansion de la Franc-Maçonnerie a été favorisée par les guerres de reli-
gion, puis par le siècle philosophique ; si cette expansion avait eu une cause
spirituelle, elle aurait dû avoir un sens positif pour l’ambiance où elle s’est
produite ; or on n’a jamais constaté nulle part, dans le monde moderne, la
moindre influence recelant la présence d’une puissance spirituelle de nature
initiatique. C’est, bien entendu, des deux siècles entre la fondation de la
grande Loge de Londres et l’œuvre de Guénon que je parle, et non de ces
dernières années, abstraction faite de ce que les influences orientales con-
sécutives à cette œuvre ne constituent pas une « puissance » comme la Ma-
çonnerie.
Ceci étant, il me semble que, en partant de l’idée que Rome n’a pas
condamné la Maçonnerie en tant qu’ésotérisme, mais uniquement en tant
que mouvement dangereux pour la foi des fidèles, on peut, lorsqu’on en-
tend appartenir à la Maçonnerie en tant qu’elle représente précisément un
ésotérisme, se placer à un point de vue intemporel et se considérer de bon
droit comme non visé par la condamnation de Rome, à condition toutefois
qu’on appartienne à une Loge non fédérée.
Conformément au vœu formulé dans votre lettre, je vous ai écrit ce que
je pense, sans vouloir me mêler de choses qui ne me concernent pas direc-
tement.

Lettre du 13.I.1948 : l’art de traduire


Vous aurez le texte d’ici quelques jours ; veuillez le traduire aussi litté-
ralement que possible ; je suis sûr que vous ne chercherez pas, comme
l’ont fait S. et D., à me faire parler comme un Anglais moyen, en m’attri-
buant des phrases brèves et naïves. Je ne suis pas un Anglais, et je n’ai pas
à paraître tel, même dans une traduction ; l’essentiel, dans une traduction,
c’est d’éviter les fautes de grammaire et de syntaxe en restant aussi fidèle
que possible au texte original. Je ne demande pas des gallicismes aux tra-
ducteurs anglais, mais un anglais correct qui ne trahisse aucune nuance du
texte français. Il ne suffit pas que les idées soient vraies, il faut aussi que le
style soit intelligent.

Lettre de II.1970 : le choix d’une voie ésotérique


Les seules formes traditionnelles qui viennent pratiquement en ligne de
compte pour un rattachement ésotérique [pour un Occidental] sont l’Islam, le
Christianisme grec et la branche Shinshû du Bouddhisme japonais (non le
Zen). En principe, on peut suivre une voie analogue aussi dans le Catholi-
cisme, mais les désordres actuels – et sans précédent – de l’Eglise posent
des problèmes extrêmement graves.

215
VERS L’ESSENTIEL

En tout état de cause, qu’il s’agisse de Catholicisme ou de n’importe


quelle autre forme traditionnelle, un rattachement en vue de l’ésotérisme
n’est pas possible sans qu’on dispose de certaines directives précises, que
les représentants des diverses traditions ne sont pas en mesure de donner,
en général. Sans ces directives, on risque, d’une part de sombrer dans une
conversion pure et simple, – ce qui est sans rapport avec l’ésotérisme et la
religio perennis, – et d’autre part être incapable de mettre en valeur les élé-
ments ésotériques.
Il est impossible de se rattacher à l’Hindouisme ; il faut y être né. Il est
d’autant plus inutile de rechercher un rattachement hindou que l’Hin-
douisme n’offre rien d’essentiel qui ne se retrouve pas ailleurs, sur le plan
ésotérique bien entendu. Du reste, l’Inde contemporaine regorge de faux
gourous et la plupart des Européens qui cèdent à la tentation hindouiste
deviennent incapables de discernement intellectuel, s’imaginant que l’« ex-
périence directe » est tout, alors que dans ces conditions elle n’est rien.
Le choix d’une tradition ne dépend pas tout à fait de l’initiative indivi-
duelle, et les sentiments d’« affinité » sont souvent disproportionnés, pré-
tentieux et illusoires. Il faut que notre choix soit agréé par le Ciel, c’est-à-
dire qu’il faut une raison suffisante qui soit valable aux yeux de Dieu, si on
peut s’exprimer ainsi.
religio perennis (lat.) : religion pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale et
universelle, sous-jacente à toute religion ; l’ésotérisme doctrinal et méthodique,
impliquant les vertus intrinsèques.

Lettre du 1.III.1971 : structure de la voie spirituelle


Je trouve enfin un moment pour vous répondre. Ne vous excusez pas
d’avance d’une apparence de « banalité » ni d’un manque d’instruction ;
cela n’existe pas pour moi, seule importe la distinction entre le vrai et le
faux, le bon et le mauvais, le noble et le vil. Le seul défaut de votre lettre,
c’est que vous ne vous exprimez pas toujours avec la simplicité que permet
– ou exige – le sujet traité.
Donc, vous vous êtes posé certaines questions dès votre jeunesse ; c’est
bon signe pour vous, et il s’agit maintenant d’en tirer les conséquences.
Mais je n’aime pas, dans votre style, le ton à la fois familier et ironique, qui
souvent vise mal ; dites que les croyants de votre entourage vous parais-
saient superficiels, mais ne dites pas qu’ils étaient « crétins », et ainsi de
suite ; car le terme, outre qu’il ne fait honneur ni à l’écrivain ni au lecteur,
est mal choisi dans ce cas ; c’est de l’inflation verbale. De même quand
vous parlez de l’« imbécilité des grands hommes qui font massacrer
femmes et enfants », etc. ; ce n’est pas de l’« imbécilité », c’est autre chose,
et le nationalisme n’est pas qu’une « étiquette ». Pour qui vous prenez-
vous ? Bref : si vous croyez devoir critiquer des hommes ou des attitudes,
faites-le froidement, calmement, sobrement, dignement, sans y mettre ni

216
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

ironie ni familiarité. C’est une question spirituelle, une question de prin-


cipe.
Vous mentionnez vos lectures : Râmakrishna, le Maharshi, Swâmi
Râmdâs ; c’est fort bien. Mais vous mentionnez également Gurdjieff,
Krishnamurti ; c’est horrible. Cela n’a aucun rapport avec la spiritualité, ni
au point de vue de la vérité, ni à celui de la voie.
Il y a tout d’abord la question cruciale de l’orthodoxie traditionnelle ;
en dehors de cette orthodoxie, il n’y a rien de valable. C’est-à-dire qu’on ne
peut trouver la vérité métaphysique et la méthode spirituelle qu’au sein des
traditions intrinsèquement orthodoxes : le Christianisme latin et grec,
l’Islam, l’Hindouisme, le Bouddhisme du Nord et du Sud. L’Hindouisme
est exclu pour les Occidentaux parce que pour pouvoir pratiquer une mé-
thode hindoue, il faut être né hindou, donc appartenir à une caste ; et cer-
taines méthodes ne sont même accessibles qu’aux Brahmanes.
Il est vrai que la vérité métaphysique transcende par définition toutes
les formes, donc toutes les religions ; mais l’homme est une forme, et il ne
peut atteindre l’informel que dans la forme ; sans quoi les religions
n’existeraient pas. Il faut transcender la forme religieuse à l’intérieur même
de la religion, dans son ésotérisme. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire »,
a dit le Christ, et il savait ce qu’il disait. Et Mohammed a dit que « nul ne
rencontrera Allâh qui n’aura pas rencontré préalablement Son Prophète » ;
or le Prophète est la Forme sacrée. On ne peut rien faire en dehors de la
forme, sauf de la vaine philosophie et de la pseudo-spiritualité.
Il faut commencer la recherche spirituelle à partir des vérités-principes
suivantes. Premièrement, la vérité métaphysique est essentiellement le dis-
cernement entre le Réel et l’illusoire : Âtmâ et Mâyâ, Nirvâna et Samsâra,
Dieu et le monde ; toutes les vérités relatives découlent de ce discernement
fondamental, lequel se retrouve dans l’ésotérisme de toute religion intrin-
sèquement orthodoxe. Deuxièmement, cette vérité exige la concentration
quasi perpétuelle sur le Réel ; surtout ne l’essayez pas ! C’est là, dans
l’Hésychasme, la fonction de la « prière de Jésus » ou « du Cœur » ; c’est le
souvenir d’Allâh, le japa-yoga, le nemboutsou. Troisièmement, il y a la pra-
tique des vertus, laquelle est essentielle, car la réalisation « verticale » exige
la perfection « horizontale » ; cela exige, outre les vertus morales, aussi les
qualités de dignité et de noblesse. Quatrièmement, tout ceci se situe dans le
cadre d’une orthodoxie traditionnelle, avec toutes ses conditions litur-
giques ; et l’art sacré, au sens le plus large, fait partie de ces conditions.
C’est cela qui importe. Vous avez lu beaucoup trop et sans discerne-
ment, et les réflexions philosophiques et psychologiques de votre lettre
s’en ressentent ; vous pensez trop, et n’importe comment. Vous dites par
exemple, comme Kant, que nous ne voyons jamais les choses comme elles
sont, et cela à cause de la limitation de nos sens, et ainsi de suite ; vous
perdez votre temps. J’ai du reste répondu à cette erreur dans mon livre
Logique et Transcendance ; ce livre fait le procès de tout relativisme.

217
VERS L’ESSENTIEL

Vous dites que vous cherchez une voie active à suivre, mais que vous
ne cherchez pas « un maître spirituel qui travaille pour moi », et vous ajou-
tez : « car moi seul connais mes taches, mes symboles, mes attaches, mon
mécanisme. » C’est absurde et c’est profane ; vous ne connaissez rien du
tout. Vous avez tout à apprendre, et c’est au maître de décider de quoi
vous avez besoin. Le grand mal chez les chercheurs occidentaux, c’est
qu’ils cherchent toujours en dehors de l’orthodoxie et chez de faux
maîtres, si bien que la valeur de leurs expériences est nulle.
Je ne vous dirai rien de plus précis cette fois-ci ; il faut d’abord que
vous me répondiez et que vous me posiez des questions, si tel est votre
désir.
Une remarque encore : nous n’avons pas besoin de savoir imaginer
Dieu ; nous sommes des hommes et nous avons le droit de l’être ; Dieu le
sait et il n’attend pas de nous que nous nous manifestions autrement, à son
égard, qu’à la manière de créatures humaines. Quand nous parlons à Dieu,
il se fait homme pour nous, et nous n’avons pas à nous demander com-
ment, bien qu’en fait la métaphysique nous l’explique. Mais devant Dieu, il
faut tout d’abord être homme, je dirai même enfant ; sans quoi nous ne
trouverons jamais la sagesse. On ne peut rien faire sans l’aide de Dieu, et il
faut la lui demander. Il est absurde de dire qu’en personnifiant Dieu nous
le limitons ; premièrement, nous n’avons pas le choix et Dieu le sait, et
deuxièmement, Dieu se personnifie ou se limite lui-même. Il est personnel
et impersonnel à la fois.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
nembutsu (jap.) : souvenir (invocation) de Bouddha.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.

Lettre du 17.I.1976 : les races


à Gaston Georgel
Pour ce qui est des races, je pars de l’idée que dans la croix, les deux
pôles de la verticale marquent une différence foncière, une opposition si
l’on veut, tandis que les pôles de l’horizontale marquent une différence
relative, ou une complémentarité ; suivant la perspective, on peut admettre
qu’il y a là quatre pôles, ou qu’il n’y en a que trois si l’on envisage
l’horizontale comme un pôle – ou un plan – intermédiaire comportant
deux modes secondaires. Appliqué aux races, ce schéma signifie, ou bien
218
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

qu’il y a quatre races, la blanche, la noire, la jaune et la rouge, ou qu’il y en


a trois, la blanche, la noire et la mongoloïde ; par analogie, je dirai que la
différence entre le Nord (race blanche) et le Sud (race noire) est quasi ab-
solue, tandis que celle entre l’Est (race jaune) et l’Ouest (race rouge) est
relative, c’est-à-dire signifiant une complémentarité plutôt qu’une opposi-
tion.
A tout ceci je dois ajouter que la différenciation raciale de l’humanité
en trois races absolues ou en quatre races selon un point de vue plus rela-
tif, – et sans parler des types intermédiaires issus d’anciens mélanges, – je
dois ajouter que cette différenciation est la seule possible pour l’homme et
qu’il n’y en a pas d’autres, à moins d’envisager pour chaque race, suivant le
cycle, des modalités typologiques particulières, mais qui ne brisent pas le
cadre des trois types fondamentaux.
En écrivant tout ceci, je ne veux ni enfoncer des portes ouvertes, ni
dire des choses qui ne concernent pas directement le problème évoqué
dans votre lettre. En tout cas, il ne peut y avoir aucune théorie tradition-
nelle sur les races, pour des raisons historiques évidentes ; et quant aux
spéculations sur les analogies cosmologiques, elles sont chose fort délicate,
me semble-t-il, et il vaut mieux ne pas trop se fixer sur une thèse ou une
autre ; à moins de préciser très clairement le point de vue auquel on se
place.

Lettre du 18.I.1976 : les quatre âges de l’homme, les limbes


à Gaston Georgel
Votre classification est certes plausible selon une certaine perspective ;
mais il est non moins plausible que les différences de perspective peuvent
amener des différences dans la localisation des symboles, si l’on peut dire.
Par exemple, Guénon attribue paradoxalement l’enfance au Nord et à
l’hiver, la jeunesse à l’Est et au printemps, l’âge mûr au Sud et à l’été, la
vieillesse à l’Ouest et à l’automne ; on pourrait tout aussi bien attribuer
l’enfance à l’Est et au printemps, la jeunesse au Sud et à l’été, l’âge mûr à
l’Ouest et à l’automne, et la vieillesse au Nord et à l’hiver ; car l’enfance,
comme le printemps, est incontestablement le temps de l’éclosion et de la
joie ; l’été est le temps de la chaleur, de l’amour, de la passion, ce qui cor-
respond bien à la jeunesse ; l’âge mûr, comme l’automne, est le temps de la
récolte, de la plénitude, de l’achèvement ; et la vieillesse, qu’on a toujours
comparée à l’hiver, est le temps du détachement, de la contemplation, de la
pureté.
Guénon vous a écrit qu’il doute « qu’on puisse établir une correspon-
dance stricte avec les facultés » ; je suppose qu’il pense aux facultés men-
tales. On peut être d’un avis différent et attribuer la raison au Nord, le sen-
timent au Sud, l’imagination à l’Est, la mémoire à l’Ouest. Car la raison est
froide, statique et objective ; le sentiment est chaud, dynamique et subjec-

219
VERS L’ESSENTIEL

tif ; l’imagination est active et créatrice ; la mémoire est passive et conser-


vative.
Pour en revenir à la quaternité des âges répartie sur celle des points
cardinaux, j’ajouterai que, astrologiquement parlant, le cycle des signes du
zodiaque commence au printemps avec l’enfance, pour s’achever en hiver
avec la vieillesse. Quoi qu’il en soit, le fait que chaque chose comporte
plusieurs aspects suffit pour expliquer les divergences de perspective ; il
semble y en avoir également en ce qui concerne la répartition des éléments
(terre, air, feu, eau) et des qualités (froid, sécheresse, chaleur, humidité).
Vous faites allusion, dans votre lettre, au silence de l’Hindouisme et du
Bouddhisme sur la résurrection. Je dirai qu’au silence des transmigration-
nistes sur la résurrection, répond le silence des résurrectionnistes sur la
transmigration. Mais il doit y avoir, dans l’Hindouisme, au moins des traces
du dogme monothéiste, comme inversement les doctrines monothéistes
doivent comporter des traces du dogme hindou et bouddhique, dans la
notion de « limbes » notamment ; les « limbes », n’étant ni ciel ni enfer,
évoquent implicitement la transmigration. La différence concrète des
eschatologies est d’ailleurs un des plus grands mystères, – j’entends les
différences des états posthumes suivant les systèmes traditionnels. [...]
L’époque que nous vivons n’est certes pas lumineuse, mais il y a des
compensations, et la Miséricorde est plus ouverte que jamais pour ceux qui
s’attachent à la « seule chose nécessaire ».

Lettre de IV.1976 : l’intellectualisme, l’attrait pour l’ésotérisme


L’intellectualité est une chose, l’intellectualisme en est une autre ;
l’intellectualité, si elle est intégrale et non fragmentaire, exige et produit la
noblesse morale, tandis que l’intellectualisme n’exclut ni la facilité ni
l’enflure, pour dire le moins. [...]
L’ésotérisme attire, non seulement les hommes d’élite, mais aussi les
médiocres souffrant de sentiments d’infériorité, qu’ils cherchent à com-
penser par quelque sublimation ; et il y a aussi des psychopathes à la re-
cherche soit d’un espace de rêve, soit d’un abri donnant un sentiment de
sécurité.

Lettre du 3.II.1978 : l’infaillibilité


L’infaillibilité concerne, premièrement les principes, et deuxièmement
les faits connus ; elle ne saurait s’étendre aux faits insuffisamment connus
ni a fortiori aux faits pratiquement inconnus. L’infaillibilité doctrinale im-
plique, non seulement le discernement intellectuel, mais aussi, d’une part la
connaissance suffisante des faits dont elle revendique précisément la con-
naissance, et d’autre part la conscience des limites soit de l’expérience, soit
de la compétence, soit encore de l’information ; dans certains cas, la com-
pétence peut se satisfaire d’une information fragmentaire, – « sans sortir de

220
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

sa maison, on peut connaître le monde entier », disait Lao-Tsé, – tandis


que dans d’autres cas, l’information doit compléter ou compenser une limi-
tation de compétence. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas d’infaillibilité qui a
priori englobe tous les ordres contingents possibles ; l’omniscience n’est pas
une possibilité humaine. Nul ne peut être infaillible par rapport à des phé-
nomènes inconnus, ou insuffisamment connus par rapport à telle perspica-
cité ; il importe donc de connaître les limites de l’information et aussi celles
de notre capacité intuitive ; bref, on peut avoir de l’intuition pour les purs
principes sans en avoir pour tel ordre phénoménal, c’est-à-dire sans pou-
voir appliquer les principes spontanément à tels phénomènes mentaux,
physiques ou autres. Par exemple, il est permis d’avoir une intelligence de
type surtout mathématicien, – particularité qui de toute évidence ne gêne
pas les intuitions métaphysiques fondamentales, – mais il n’est pas permis
de ne pas se rendre compte du caractère unidimensionnel de cette prédis-
position et de croire qu’on est qualifié pour tout saisir du premier coup
d’œil, pour la simple raison qu’on comprend les principes, ou plus préci-
sément parce qu’on les comprend conceptuellement ou « mathématique-
ment ». Certes, « qui peut le plus, peu le moins » : le métaphysicien authen-
tique peut saisir tous les aspects et toutes les applications, mais en principe
seulement ; pour certaines applications il aura besoin sinon de dons parti-
culiers, – il est évidemment possible et souhaitable qu’il les ait, – du moins
d’une information suffisante, et de la volonté d’en profiter, évidemment.

Lettre du 6.V.1978 : traduire une poésie


Comme j’ai des idées très rigoureuses sur l’art poétique, je n’admets
que deux manières de traduire des poèmes : ou bien on donne la traduc-
tion mot-à-mot, donc en prose mais en respectant les lignes de l’original,
ou bien on traduit la poésie en lui appliquant strictement les règles de la
métrique ou de la prosodie, en quel cas la traduction est forcément plus
libre, mais alors elle doit être une œuvre d’art. Une troisième possibilité est
la prose rythmée, mais alors elle doit être réellement rythmée et non sim-
plement hachée. Pour ce qui est de mes poésies, – si l’on tient absolument
à en publier quelques-unes pour remplir Sophia Perennis, – le mieux serait de
donner le texte allemand et, en face, le mot-à-mot anglais.
Notre jardin est maintenant un vrai paradis, avec ses arbres et ses buis-
sons en fleurs et l’herbe parsemée de pâquerettes avec des îlots de tulipes
et de myosotis. Le jardin des voisins est un autre paradis, sans oublier celui
de S.A., qui est tout petit, mais c’est toujours un jardin ; et comme il est
limité par une pente, le paysage plus lointain, et le lac avec les montagnes,
semblent le prolonger. Je peux me représenter que vos deux jardins à W.,
eux aussi, prolongent sur terre des aspects du Paradis céleste.

221
VERS L’ESSENTIEL

Lettre du 21.IV.1980 : le message de René Guénon


Mais puisqu’avec tout cela on met en cause l’œuvre de Guénon, voici :
l’importance de cette œuvre est dans sa fonction informative, c’est-à-dire
que Guénon nous a fourni des informations essentielles sur les réalités
suivantes : la tradition, l’esprit traditionnel, les valeurs traditionnelles,
l’orthodoxie, l’intellectualité pure, la métaphysique, l’ésotérisme ; donc
aussi, en sens inverse : la mentalité antitraditionnelle, l’esprit profane,
l’hétérodoxie, le rationalisme, le sentimentalisme idéologique, la théologie,
l’exotérisme. Ces réalités ou notions – les positives – n’appartiennent abso-
lument pas à Guénon car elles sont de toute évidence universelles, – elles
ont existé partout et toujours, – mais le monde moderne, dans lequel nous
vivons, les a largement perdues de vue, par définition en quelque sorte
puisque c’est à cause de cette perte qu’il est le monde moderne et non un
monde comme les autres. Or Guénon a eu le mérite de rappeler ces réalités
ou vérités au sein du monde qui les a oubliées ou qui les rejette, – de les
rappeler d’une façon précise et quasi exhaustive ; bref de formuler magis-
tralement les principes sur lesquels repose toute spiritualité et toute civilisa-
tion. C’est dans cette fonction informative que réside toute la valeur de
l’œuvre guénonienne ; ce qui revient à dire que cette valeur provient de la
vérité objective, et de l’importance cruciale, des informations. Il s’agit donc
de vérités que nous devons accepter, avec ou sans Guénon, comme elles
ont été acceptées partout et toujours en dehors du monde moderne, dont
l’originalité est précisément de ne pas les accepter, et d’être seul à ne pas
les accepter.

Lettre date inconnue 18 : principes de psychologie traditionnelle


Première question : l’homme est-il intelligent ? L’est-il beaucoup ?
Moyennement ? Peu ? Son intelligence est-elle spéculative (les idées), ou
pratique (les réalisations), ou psychologique et sociale (les contacts hu-
mains) ?
Deuxième question : l’homme est-il fort de volonté ? L’est-il beaucoup,
moyennement, peu ? Sa volonté est-elle plutôt percutante ou plutôt persé-
vérante : est-il plutôt énergique ou plutôt tenace ?
Troisième question : l’homme est-il vertueux ? Ses vertus sont-elles
élevées, moyennes ou médiocres ? Est-il indemne d’orgueil ou d’égoïsme ?
Quatrième question : l’homme est-il normal ? Ou est-il anormal soit
par asymétrie soit par déséquilibre ? L’asymétrie est la combinaison d’une
hypertrophie et d’une atrophie : il arrive que des hommes fort doués sous
un certain rapport soient étrangement sous-développés sous un autre. Le
déséquilibre, c’est une passivité psychique qui fait que l’homme est soumis
à des phases, à des hauts et des bas, et qu’il en est dupe, ce qui ne va pas
sans une forme d’individualisme, voire de narcissisme. Il y a aussi la dégé-
nérescence, qui se manifeste par un caractère soit infantile soit sénile, soit
par les deux choses à la fois ; c’est souvent très secondaire, mais cela aide à

222
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS

comprendre certaines anomalies, fussent-elles très légères. Parfois, la dégé-


nérescence donne lieu à une certaine idiotie morale, même quand la per-
sonne est très intelligente et douée.
Cinquième question : l’homme est-il distingué ? Car il n’a pas le droit
d’être vulgaire ou trivial, ni blasé. L’homme distingué, ou noble, est celui
qui se domine, et qui aime à se dominer ; qui déteste le laisser-aller ; qui
aime l’intégrité de la forme ; dont les sentiments, ipso facto, sont nobles, ce
qui nous ramène d’ailleurs à la question des vertus. Mais enfin, quand on
parle de distinction, ou d’allure aristocratique, on entend avant tout une
culture de l’expression formelle.
Sixième question, mais elle devrait être la première sous un certain rap-
port : l’homme est-il spirituel ? C’est-à-dire : est-il pieux plutôt que mon-
dain ? Est-il porté à s’attacher à Dieu et à l’au-delà ? Est-il naturellement
spirituel ou fait-il – dans le cas contraire – de louables efforts pour réédu-
quer son imagination et sa volonté ? [...]
L’homme peut être, également, soit naturellement idéaliste soit matéria-
liste ; s’il est idéaliste, il est appelé à être spirituel, sans quoi la qualité
d’idéalisme est sans valeur ; mais enfin, c’est une condition.
Quand on fait une analyse, il faut se garder de s’étendre sur un phéno-
mène psychologique qui est commun à tous les hommes et qu’on risque
d’attribuer à la personne analysée ; tout homme porte en soi certaines ten-
sions, certains réflexes, certains paradoxes. Il ne faut en parler que dans la
mesure où ces phénomènes donnent lieu à des résultats moraux particu-
liers.
Il importe essentiellement de découvrir, dans une analyse fondamen-
tale, si un phénomène, un trait de caractère par exemple, est substantiel ou
accidentel ; dans le premier cas, c’est un aspect de l’homme, tandis que
dans le second, c’est un élément superposé. Discerner ce rapport est un
devoir du sens des proportions.

Lettre date inconnue 19 : l’âme


à Vintila Horia
Pour ce qui est du sujet que vous entendez traiter dans votre livre, ma
perspective est évidemment très différente de celle des psychologues et
autres empiristes. En partant de l’idée que le Réel absolu est essentielle-
ment Etre, Conscience et Béatitude, et en admettant que ce Réel produit,
en raison de son infinité même, la relativité et par conséquent une multi-
tude de réverbérations, je vois dans l’âme humaine un reflet de la Cons-
cience absolue, déterminé par un tissu de contingences cosmiques. Or
l’âme humaine étant par définition proportionnée à l’Absolu, – c’est sa
raison d’être et c’est ce qui seul explique ses facultés caractéristiques, –
l’homme est fait pour la transcendance, ce qui explique le phénomène reli-
gieux et toutes les spiritualités.

223
VERS L’ESSENTIEL

Lettre de I.1991 : la vie spirituelle


En somme, la vie est simple : on est debout devant Dieu de la nais-
sance jusqu’à la mort ; le tout c’est d’en avoir conscience et d’en tirer les
conséquences. La conscience du Souverain Bien est la plus grande des con-
solations, elle devrait toujours nous maintenir en équilibre. Il en résulte
tout d’abord la qualité de résignation, l’acceptation constante de la volonté
de Dieu ; cette vertu est difficile dans la mesure où nous voulons forcer le
monde à être autre chose qu’il n’est, à être logique par exemple. Le com-
plément de la résignation est la confiance ; Dieu est bon, et tout est entre
ses mains. Il y a aussi la gratitude, car tout homme a des raisons d’être re-
connaissant ; il faut se souvenir des biens dont nous jouissons, et non les
oublier parce qu’il nous manque quelque chose. Enfin, il faut faire quelque
chose dans la vie, car l’homme est un être agissant ; et la meilleure des ac-
tions est celle qui a Dieu pour objet, et c’est la prière.

224
INDEX

Abd el-Kader, émir 128 Black Elk 187


Abû Bakr, calife 100, 112 Bloomington, Indiana 56, 129, 130,
Adam, péché originel, chute 38, 39, 209
55, 78, 96 bodhi 24
aham brahmâsmi 141 bodhisattva 112
Alî, calife 112, 143 Boehme, Jacob 132
Allemagne 23 bonheur 94, 103, 133, 150, 175
Alphonse de Liguori, saint 49 Borella, Jean 73
âme 84, 136, 176, 223 Bossuet, Jacques B. 43
amertume 23, 137 Bouddha 24, 124, 170
Amida, amidisme, Jôdo, Jôdo- bouddhisme 81, 161, 215, 217
Shinshû 58, 100, 131, 166, 168, bouddhisme japonais 98, 100
172, 215 Brown, Joseph E. 181, 182, 184,
amour de Dieu 99, 145 186
ange 15 buddhi 24
ange gardien 206 Burckhardt, Titus 100, 147, 198
Angelus Silesius 16
anglicanisme 132 Cajétan 49
animal 28, 37, 69 calumet 206
Antoine de Souroge, Mgr 35 Calvin, Jean 65
apôtre 112, 143 Cana, noces de - 39
arbre édénique 39 caractère 84
art baroque 63 caste 127, 141
art byzantin 63 catholicisme 30, 42, 59, 60, 63, 70,
art chrétien 63, 96 81, 208, 215
art extrême-oriental 75 célibat sacerdotal 51
art hindou 75 cène protestante 60, 65
art sacré 217 certitude 19, 81, 86, 105
art traditionnel 80 chamanisme 182
artisanat 173 charité 30
ascétisme 57 Chine 59
âtmâ 24, 76, 136 Chodkiewicz, Michel 125
Aurobindo 158 christianisme 13, 52, 76, 97, 217
avatâra 68, 134, 156, 170, 176 ciel 34
civilisationnisme 63
Bâdarâyana 112 Clavelle, Marcel 213
baptême 16, 56, 78 Clément d'Alexandrie 16, 123
basilique Saint-Pierre 63 cœur 103, 112
beauté 134 complexe 119
Benjamin Black Elk 182 concentration 15, 21, 27, 28, 41, 66,
Berthier, R.P. 39 143, 150
Bhagavadgîtâ 149, 154 concile de Nicée 18
bhakti, dévotion 18, 78, 123, 159 concile de Trente 62

225
INDEX

concile Vatican II 63, 207 empereur 59


concupiscence 39 enfantement 40
confession 23, 70 enfer 37, 205
confiance en Dieu 56, 101, 107, 224 entêtement 82
confirmation 16 épreuve 15, 95, 107, 133, 157, 169,
connaissance, gnose, jnâna 18, 78, 200
126, 144, 159 ésotérisme 40, 41, 52, 68, 69, 71, 73,
contemplation 84 75, 85, 97, 125, 132, 135, 215,
conversion 27, 34, 52 216, 217, 220
Coomaraswamy, Ananda 80, 165, ésotérisme chrétien 50, 70, 83, 168,
182 172
Coomaraswamy, Râma 30 eucharistie, communion 16, 29, 57,
Coran 24, 47, 96, 130 60, 70, 72, 172
Corbin, Henri 102 Eve 69
crainte de Dieu 99, 106 évolutionnisme 164, 187
crucifix 55 exclusivisme confessionnel 126
Crucifixion 45 exégèse coranique 96
Curé d’Ars, saint 16, 78 existentialisme 207
cycle cosmique 141 exotérisme 61, 68, 73, 126
cynisme 118
faqr : voir pauvreté spirituelle
d’Encausse, Jean 170 fard, pl. afrâd 135, 141, 144
Dante 93, 109 fiat lux 24
déchéance de l’humanité 81 filioque 65
dégénérescence 222 fin du monde : voir monde actuel
délivrance 115, 176 Florence 96
dépassement de soi 55 foi 20, 56, 86, 97, 98, 117, 122, 128,
déséquilibre 222 138
destin 137 Fools Crow 190
dévotion, voie de la dévotion : voir franc-maçonnerie 213
bhakti François d’Assise, saint 190
dhikr : voir invocation
diable, démon 82, 97, 175 gaieté 93
Diderot, Denis 66 générosité 152
Dieu 89, 106, 218 Georgel, Gaston 218, 219
dignité 217 Ghazâlî 97
discernement 40, 43, 73, 102, 150, gnose : voir connaissance
207, 217 gnosticisme 123
distinction 223 gnostique, jnâni 74
distraction 66, 95, 137, 169 grâce 17, 21, 24, 29, 30, 36, 77, 79,
doctrine 40, 76, 143, 172 101, 111, 122, 151, 155
dogme 47, 57 gratitude 133, 224
Grégoire Palamas, saint 125
Eckhart, Maître - 16, 50, 73, 76, 124 Guénon, René 16, 51, 74, 78, 83,
Ecritures monothéistes 75 95, 107, 165, 174, 181, 219, 222
Ecritures sacrées 154 guna 158
ego 51, 100, 103, 105, 138, 176 Gurdjieff, Georges 217
El-Hallâj 75, 213 guru : voir maître spirituel
Elie 55
Eliot, Thomas S. 110

226
INDEX

hadîth 141, 217 ironie 213


Hamlet 87 îshvara 24
Hari Prasad Shastri 148, 149, 175 islam 43, 44, 47, 56, 60, 61, 69, 73,
hatha-yoga 157 81, 91, 127, 213, 215, 217
Hénoch 38, 55 islamique, mentalité - 127
Henri VIII 132
hérédité 84 Jagadguru de Kanchipuram 68e 149,
hérésie 94 155
hésychasme 217 jannat edh-dhât 115
hindouisme 81, 124, 127, 135, 139, Jean, saint 143
216, 217 Jean de la Croix, saint 82
Hônen 175 Jésus-Christ 17, 18, 24, 28, 38, 46,
Hopis 181 51, 53, 55, 56, 73, 75, 76, 93, 108,
Horia, Vintila 223 112, 207, 217
Hossein Nasr, Seyyed 102 jeûne 94
humain primordial, être - 93, 119, jinn 113
156 jîvan-mukta, libéré vivant 155
humain, être - 28, 40, 69, 100, 101 jnâna : voir connaissance
humilité 30, 112, 152 Jôdo : voir Amida
hypocrisie 118 judaïsme 73, 146
Jugement Dernier 55, 99
Ibn Arabî 73, 124, 125, 129 Jung, Carl G. 164
Ibn Khaldoun 190
icône 55 khalwah 107
identité suprême 156, 176 Kolbe, Maximilien 45
imagination 166 Krishna 156
impassibilité 49 Krishnabaï 147
Incarnation 24 Krishnamurti, Jiddu 217
Indiens d’Amérique du Nord 135,
163, 179, 206 Lakshmî 155, 159
infaillibilité 220 Lallâ Yogeshwarî 159
initiation 15, 141 langue liturgique 17
initiation chrétienne 50 Lao-Tsé 123, 221
injustice 111, 137, 200 Last Bull 185
inspiration 124 Lefèbvre, Mgr Marcel 207
intégrisme catholique 46 liberté humaine 206
intellect 15, 18, 124, 136 limbes 220
intellection 68, 86 Lings, Martin 108, 117
intellectualisme 88, 220 Logos 44, 77
intelligence 221, 222 Luther, Martin 62
intelligence-volonté-âme 40, 43, 69,
136, 137 Mâ Ananda Mayî 98
intention 66, 76 maharajah 189
intériorité-extériorité 82, 156, 207 Maharishi Mahesh Yogî 149
invocation, oraison jaculatoire 16, maître spirituel, guru, murshid 30, 52,
19, 25, 28, 30, 36, 48, 66, 71, 77, 71, 94, 142, 144, 150, 171
82, 83, 89, 97, 98, 100, 105, 106, mal 22, 128, 129, 155
107, 112, 116, 122, 123, 133, 137, malâmatî 111
151, 153, 159, 166, 183, 198, 207, mariage 40
217, voir aussi prière de Jésus

227
INDEX

Marie la Sainte Vierge 28, 31, 34, papauté 49, 51, 208
38, 44, 45, 51, 53, 55, 69, 75, 77, pape Paul VI 50
79, 80, 83, 155 pape Pie XII 46
marxisme, communisme 207, 209 Paradis 101
Massignon, Louis 45, 46 paria 120
mâyâ 24, 76, 105, 158 Pârvatî 155
médecine chinoise 31 passivité 78
Medecine Robe 184 Pater noster 17
méditation 67, 150 pauvreté spirituelle 112, 116, 122
mental 166, 169 péché mortel 205
messe 41, 70, 208 pèlerinage à La Mecque 115
métaphysique 43, 54, 61, 76, 85, perfection 98
116, 125 Philocalie 17
méthode spirituelle 15, 41, 55, 76, philosophia perennis 40
172 Planck, Max 54
Michel-Ange 63, 110 Platon 73, 135, 171
Michon, Jean-Louis 129 Plotin 72, 135
Miséricorde divine 101 pneumatique 74
moderne, civilisation - 182, 185, poésie 109, 114, 221
186, 191, voir aussi science mo- points cardinaux 68, 218, 219
derne pontifex 82
Mohammed 108, 112, 120, 124 Possibilité, Toute- 129
monachisme 49 pratyeka buddha 112
monde actuel, fin des temps 47, 55, prière 18, 41, 56, 80, 123, 128, 224
95, 141, 151, 164, 181, 184, 220 prière de Jésus, prière du cœur 16,
mort 21, 42, 149, 175 41, 73, 173, 217
mort spirituelle 117 prière musulmane 114
moyen âge 102, 164 prophétie, prophète 135
mudrâ 174 protestantisme 59, 60, 61, 64, 65,
murshid : voir maître spirituel 131
psalmodie 166
Napoléon 66 psychanalyse 207
noblesse de caractère 67, 217 psychologie 137, 164, 222
Nom divin 67, 70, 98, 100, 116, Ptolémée 103
117, 160, 207 purgatoire 58
nudité 159 Pythagore 73, 135

œcuménisme 45, 154 races 218


Ogata, Sohaku 164 Râma 153, 156
Okakura Kakuzô 165 Râmakrishna 98, 145, 217
Omar, calife 128 Râmana Maharshi 103, 112, 141,
oratio et jejunium 28, 36, 72 143, 145, 155, 158, 173, 217
Origène 123 Râmdâs 98, 147, 153, 217
orthodoxe, Eglise - 30, 55, 57, 59, réalisation spirituelle 30, 34, 81
65, 215 Réalité 131
orthodoxie 81, 217 Récits d’un pèlerin russe 17, 173
Osborne, Arthur 141 recueillement 130
Rédemption 78
paix 130 réincarnation 148, 164, 168
Pallis, Marco 163, 165, 172, 175 relativisme 217

228
INDEX

religio perennis 27 solitude 22


religion 28, 40, 44, 46, 52, 70, 72, sophia perennis 29
108, 126, 153, 172, 186, 209, 217, souffrance 15
voir aussi exotérisme sourate Et-Tîn 96
résignation 27, 224 spiritualité, vie spirituelle, voie spiri-
résurrection de la chair 37, 55, 168, tuelle 15, 16, 20, 27, 28, 30, 36,
220 41, 48, 55, 67, 68, 76, 79, 80, 84,
révélation 124, 154 89, 94, 95, 98, 102, 104, 112, 113,
Révolution française 66 115, 116, 117, 121, 136, 144, 150,
rire 93 157, 165, 175, 197, 215, 216, 224
rite 144, 183, 186 Stoddart, William 188
Robert Bellarmin, saint 49 subconscient 166
Rousseau, Jean-Jacques 66 susceptibilité 113
symbolisme 72, 85
sacrements 16, 34, 41, 50, 71, 83
sainteté 43, 89, 94, 111 Tagore, Rabîndranâth 110
Saladin 128 tanzîh 134
salut 44, 58, 81, 115, 170 tanzîl 24
samyak-sambuddha 112 taoïsme 31
Sarasvatî 155 tarîqah 120
Sat-Chit-Ânanda 136 tashbîh 134
satsanga 104 tawhîd 112
satya-yuga 141 Teilhard de Chardin, Pierre 32
Schaya, Léo 172 Tersteegen, Gerhard 132
Schuon, Erich 203 théologie 15, 86
Schuon, Frithjof 78, 102, 104, 105, Thérèse de Lisieux, sainte - 15
113, 118, 120, 129, 173 Thomas d’Aquin, saint 125
science moderne 26, 103, 164 Tibet 163
secte 150 traditionnelle, civilisation - 97, 103
sentiment 125 traduire 215, 221
sérénité 56, 130 transcendance-immanence 134
sexualité 38, 39 transmigration 37, 84, 168
shahâdah 75, 98, 106, 134 transparence métaphysique des phé-
Shakespeare 109 nomènes 206
shakti 155 transsubstantiation 26, 65
Shamil, imam 128 travail, métier 111
Shankarâchârya 73, 100, 124, 145, Trinité 61
156, 174 tristesse 93, 166
sharî‘ah 125
shiisme 125 union spirituelle 175
Shiva 24, 153 Upanishad 149
Shivânanda 98 Uways al-Qaranî 112
Shrîmad Bhâgavata 149
Sienne 96 vacare Deo 112
Sieyès, abbé 66 Vâlsan, Michel 111
sincérisme 118 Vedânta 131
sincérité 107, 121 Vérité 112, 131, 152
sobriété 36 vertu 20, 27, 28, 30, 41, 67, 145,
Socrate 135 207, 217
Soi 100, 136 vêtement 188

229
INDEX

vice, défaut 118 Whitman, Walt 110


vieillesse 101, 103, 105, 130, 132,
219 Yellowtail, Thomas 186
Vishnu 24 yoga 157
Vivekânanda 154 Yogaswâmi 155
vœux monastiques 77 Yoga-Vâsishtha 149
volonté 222 yogî 156
Volonté divine 89
Voltaire 66 zen 55, 171, 215
voyage 169 Zwingli, Ulrich 65, 131

230
TABLE DES MATIÈRES

Lettres à des correspondants chrétiens ............................................ 13


Lettre du 13.V.1949 : spiritualiser la souffrance ........................................................ 15
Lettre du 12.VII.1950 : la spiritualité .......................................................................... 15
Lettre du 31.V.1955 : l’initiation chrétienne .............................................................. 15
Lettre du 31.V.1955 : l’eucharistie, l’invocation ........................................................ 16
Lettre du 1.VI.1955 : bhakti et jnâna dans le christianisme ...................................... 18
Lettre de 1956 : la certitude, l’invocation, la foi ........................................................ 19
Lettre du 7.II.1956 : la vie spirituelle, la concentration, la mort ............................. 20
Lettre de 1959 : l’attitude juste face à une expérience spirituelle ............................ 21
Lettre de 1960 : le mal, la solitude, notre vie ............................................................. 22
Lettre de 1960 : l’amertume, la confession, la sincérité spirituelle ......................... 23
Lettre du 2.V.1960 : en Allemagne .............................................................................. 23
Lettre du 7.X.1960 : l’Incarnation ................................................................................ 24
Lettre du 23.IV.1962 : vaincre les mauvaises habitudes ........................................... 25
Lettre du10.I.1968 : la science moderne, la transsubstantiation ............................. 26
Lettre du 9.II.1968 : la Vérité n’est pas tout .............................................................. 26
Lettre du 29.IV.1968 : la voie spirituelle ..................................................................... 27
Lettre du 16.XI.1969 : religions formelles et Religion pérenne .............................. 27
Lettre du 6.IX.1970 : la voie invocatoire chrétienne ................................................ 28
Lettre du 5.XII.1970 : les grâces mariales, le maître spirituel .................................. 30
Lettre du 4.V.1971 : l’essentiel dans la vie spirituelle ............................................... 30
Lettre du 24.VIII.1971 : le taoïsme, la médecine chinoise,
l’ésotérisme chrétien ................................................................................................. 31
Lettre du 12.I.1972 : un problème épineux ................................................................ 32
Lettre du 9.XII.1972 : les sacrements, la Sainte Vierge, la conversion .................. 33
Lettre du 20.XII.1972 : un désaccord ......................................................................... 35
Lettre de 1973 : invocation et sobriété ....................................................................... 36
Lettre du 19.IV.1973 : la résurrection de la chair, le devenir posthume
des animaux, l’enfer .................................................................................................. 37
Lettre du 4.VIII.1973 : la sexualité, la chute d’Adam ............................................... 38
Lettre du 15.II.1974 : la chute d’Adam, la concupiscence, la sexualité,
le mariage .................................................................................................................... 39
Lettre du 21.XI.1975 : la philosophie pérenne, le ternaire
intelligence-volonté-âme, l’ésotérisme chrétien .................................................... 40
Lettre du 23.XI.1975 : catholicisme et discernement ............................................... 42
Lettre de I.1976 : la métaphysique, l’attachement à Dieu ........................................ 43
Lettre du 22.II.1976 : le salut, la Crucifixion et la Sainte Vierge selon
l’islam, l’œcuménisme ............................................................................................... 44
Lettre du 30.IV.1976 : intégrisme et modernisme, l’exclusivisme
confessionnel, le Coran ............................................................................................ 46
Lettre du 30.IV.1976 : le dogme .................................................................................. 47
Lettre du 1.IX.1976 : catholicisme moderne et Saint-Esprit ................................... 47
Lettre du 8.XI.1976 : christianisme et islam .............................................................. 47

231
TABLE DES MATIERES

Lettre du 27.II.1978 : entrer dans la voie ................................................................... 48


Lettre du 17.VII.1978 : invoquer comme les oiseaux ............................................... 48
Lettre du 4.IX.1978 : l’inadaptation au milieu, résoudre un problème .................. 48
Lettre du 10.IX.1978 : habemus papam ? ....................................................................... 49
Lettre du 24.I.1979 : devenir moine aujourd’hui ....................................................... 49
Lettre du 24.I.1979 : Dieu ne doit rien aux tièdes ..................................................... 50
Lettre du 4.V.1979 : ésotérisme, sacrements et législation dans
le christianisme .......................................................................................................... 50
Lettre du 4.V.1979 : l’Eglise primitive ........................................................................ 51
Lettre du 4.V.1979 : l’ego .............................................................................................. 51
Lettre du 25.II.1980 : la voie ésotérique ..................................................................... 52
Lettre du 1.III.1980 : ésotérisme et religion ............................................................... 52
Lettre du 24.XI.1980 : le Christ et la Sainte Vierge .................................................. 53
Lettre du 9.I.1981 : mésentente conjugale .................................................................. 53
Lettre de VII.1981 : la résurrection de la chair, l’art sacré chrétien ........................ 55
Lettre du 3.IX.1981 : le choix d’une voie spirituelle ................................................. 55
Lettre du 15.X.1981 : la sérénité .................................................................................. 56
Lettre du 22.III.1982 : la prière, l’ascétisme ............................................................... 56
Lettre du 22.IV.1982 : l’Eglise orthodoxe .................................................................. 57
Lettre du 2.V.1982 : les divergences dogmatiques, le purgatoire ............................ 57
Lettre du 30.VI.1982 : catholicisme et protestantisme ............................................. 59
Lettre du 30.VI.1982 : succession apostolique et mandat céleste ........................... 59
Lettre du 30.VI.1982 : Eucharistie et Cène ................................................................ 60
Lettre du 2.VII.1982 : l’exotérisme .............................................................................. 61
Lettre du 2.VII.1982 : le protestantisme ..................................................................... 61
Lettre du 2.VII.1982 : Luther ....................................................................................... 62
Lettre du 2.VII.1982 : l’art chrétien, le civilisationnisme ......................................... 63
Lettre du 2.VII.1982 : la piété protestante ................................................................. 64
Lettre du 2.VII.1982 : Eglises orthodoxe et protestante .......................................... 65
Lettre du 14.VIII.1982 : la transsubstantiation, la Révolution française,
Napoléon .................................................................................................................... 65
Lettre du 26.I.1983 : méditation et invocation, distraction et concentration ........ 66
Lettre du 27.III.1983 : les vertus .................................................................................. 67
Lettre du 27.III.1983 : l’ésotérisme, le christianisme, l’islam ................................... 68
Lettre du 29.III.1983 : l’ésotérisme, l’exotérisme, l’ésotérisme chrétien ................ 69
Lettre du 7.IX.1983 : le maître spirituel ...................................................................... 71
Lettre du 8.IX.1983 : ésotérisme absolu et relatif ..................................................... 71
Lettre du 6.I.1984 : l’ésotérisme, Jésus-Christ ........................................................... 73
Lettre du 25.VII.1984 : le pneumatique, le gnostique, l’art oriental ....................... 74
Lettre du 25.VII.1984 : l’inspiration divine, la théophanie, l’ésotérisme ............... 75
Lettre du 15.IX.1984 : la voie ésotérique chrétienne ................................................ 76
Lettre du 15.III.1985 : morale et esthétique ............................................................... 78
Lettre du 5.VIII.1985 : le baptême, la chute d’Adam ............................................... 78
Lettre du 12.XI.1985 : vaincre la passivité ................................................................. 78
Lettre du 28.IX.1985 : voie pénitentielle et voie de gnose, les grâces,
le curé d’Ars ............................................................................................................... 78
Lettre du 6.XII.1985 : l’art traditionnel, la prière ...................................................... 80
Lettre du 9.XII.1985 : le ternaire vérité-voie-vertu ................................................... 80
Lettre du 9.XII.1985 : l’orthodoxie religieuse ............................................................ 81
Lettre du 9.XII.1985 : la réalisation spirituelle ........................................................... 81

232
TABLE DES MATIERES

Lettre du 29.I.1986 : l’entêtement ................................................................................ 81


Lettre du 9.V.1986 : l’oraison jaculatoire .................................................................... 82
Lettre du 6.IX.1986 : extériorité et intériorité ............................................................ 82
Lettre du 27.X.1987 : l’ésotérisme chrétien, René Guénon ..................................... 83
Lettre du 31.III.1988 : le caractère .............................................................................. 84
Lettre été 1988 : l’origine de l’âme ............................................................................... 84
Lettre de 1995 : la vie contemplative .......................................................................... 84
Lettre date inconnue 1 : le véritable ésotériste .......................................................... 85
Lettre date inconnue 2 : la foi, l’intellection, la certitude ......................................... 85
Lettre date inconnue 3 : Hamlet .................................................................................. 87
Lettre date inconnue 4 : avertissement à un disciple ................................................ 88
Lettre date inconnue 5 : Dieu détermine l’homme ................................................... 89
Lettre date inconnue 6 : le saint et le monde ............................................................. 89

Lettres à des correspondants soufis ................................................. 91


Lettre du 29.IV.1940 : le rire et les pleurs .................................................................. 93
Lettre du 1.V.1940 : le rire, l’homme primordial ...................................................... 93
Lettre du 21.XII.1947 : l’art d’écrire ............................................................................ 94
Lettre du 17.I.1950 : bonheur et sainteté, le jeûne .................................................... 94
Lettre du 22.X.1950 : la fonction spirituelle .............................................................. 94
Lettre du 19.III.1951 : un article sur René Guénon ................................................. 95
Lettre du 6.V.1951 : l’épreuve ...................................................................................... 95
Lettre du 18.VII.1951 : les épreuves ........................................................................... 95
Lettre du 4.X.1951 : Florence et Sienne ..................................................................... 96
Lettre du 15.III.1955 : Adam ....................................................................................... 96
Lettre du 26.I.1955 : la chute d’Adam ........................................................................ 96
Lettre du 28.I.1956 : la foi, l’invocation ...................................................................... 97
Lettre du 28.I.1956 : l’exotérisme ésotérisé ................................................................ 97
Lettre du 31.I.1956 : la vie spirituelle .......................................................................... 98
Lettre du 7.III.1956 : amour et crainte dans la voie ................................................. 99
Lettre du 14.XI.1956 : l’islam primitif ....................................................................... 100
Lettre du 5.I.1957 : pourquoi invoquer ? .................................................................. 100
Lettre du 1.VIII.1957 : l’homme, le Nom ................................................................ 100
Lettre du VI.1958 : la vieillesse .................................................................................. 101
Lettre du 17.XII.1960 : la condition humaine, la miséricorde divine .................. 101
Lettre du 31.V.1963 : Henri Corbin et Frithjof Schuon ........................................ 102
Lettre de 1964 : ici et maintenant .............................................................................. 102
Lettre du 22.VI.1964 : la science moderne ............................................................... 103
Lettre du 12.XII.1964 : le cœur spirituel .................................................................. 103
Lettre du 1.VI.1965 : le monde et l’ego, le bonheur ............................................... 103
Lettre du 7.XI.1965 : les fréquentations, l’homme spirituel .................................. 104
Lettre du 11.I.1966 : la vie spirituelle ........................................................................ 104
Lettre du 15.VI.1967 : être soi-même ....................................................................... 105
Lettre du 26.XII.1967 : Frithjof Schuon parle de sa santé .................................... 105
Lettre du 7.I.1968 : la vieillesse, l’invocation ........................................................... 105
Lettre de II.1968 : l’invocation, la crainte de Dieu, le bonheur ............................ 106
Lettre du 16.X.1968 : la confiance en Dieu ............................................................. 107
Lettre du 14.IV.1970 : invocation et sincérité ......................................................... 107
Lettre du 26.VI.1970 : l’œuvre de René Guénon .................................................... 107
Lettre du 9.IX.1970 : Jésus et Mohammed .............................................................. 108

233
TABLE DES MATIERES

Lettre du 27.XI.1970 : universalisme et exclusivisme ............................................. 108


Lettre du 12.I.1971 : la poésie .................................................................................... 109
Lettre du 16.VI.1971 : le métier ................................................................................. 111
Lettre du 3.VIII.1971 : face à l’injustice ................................................................... 111
Lettre du 10.I.1972 : la sainteté, les visions, l’humilité ........................................... 111
Lettre du 8.II.1972 : Mohammed .............................................................................. 112
Lettre du 29.III.1972 : le quaternaire Nom-Cœur-Invocation-Pauvreté ............. 112
Lettre du 29.III.1972 : Frithjof Schuon parle de ses peintures ............................. 113
Lettre du 31.X.1972 : la susceptibilité ....................................................................... 113
Lettre du 31.X.1972 : les djinns ................................................................................. 113
Lettre du 21.XI.1972 : la poésie ................................................................................. 114
Lettre du 10.III.1973 : la prière canonique, le Grand pèlerinage .......................... 114
Lettre du 19.VII.1974 : l’attitude juste ...................................................................... 115
Lettre du 20.XI.1974 : les fluctuations de l’âme ...................................................... 116
Lettre du 12.XII.1974 : le Nom, la foi ...................................................................... 116
Lettre du 29.I.1975 : la mort spirituelle .................................................................... 117
Lettre du 12.III.1975 : le message écrit de Frithjof Schuon .................................. 118
Lettre du 19.VIII.1975 : la sincérité, le cynisme, l’hypocrisie, l’orgueil,
la vertu, la perfection, l’homme spirituel ............................................................. 118
Lettre du 14.VII.1976 : accepter des postulants, lire dans les âmes ..................... 120
Lettre du 2.X.1976 : le détachement, la foi .............................................................. 121
Lettre du 6.VII.1977 : au sujet d’une vision ............................................................. 122
Lettre du 28.IX.1977 : les troubles de l’âme ............................................................ 123
Lettre du 17.VI.1978 : le gnosticisme, les voies d’amour et de connaissance,
les droits de l’exotérisme ........................................................................................ 123
Lettre du 7.VIII.1979 : intellection et révélation ..................................................... 124
Lettre du 7.VIII.1979 : Shankarâchârya et le Bouddha .......................................... 124
Lettre du 18.IX.1979 : ésotérisme et exotérisme, la connaissance, l’islam .......... 125
Lettre du 17.I.1980 : la mentalité islamique ............................................................. 127
Lettre du 7.II.1980 : l’absurdité ambiante ................................................................ 128
Lettre du 24.XII.1980 : la foi ...................................................................................... 128
Lettre du 3.VIII.1981 : Frithjof Schuon parle de son émigration ........................ 129
Lettre du 4.XII.1981 : le mal, le Coran ..................................................................... 129
Lettre de I.1982 : Inverness ........................................................................................ 130
Lettre du 17.III.1982 : la vieillesse ............................................................................. 130
Lettre du 26.V.1982 : Vérité et Réalité ...................................................................... 131
Lettre du 13.X.1982 : le protestantisme .................................................................... 131
Lettre du 6.II.1984 : la vieillesse ................................................................................. 132
Lettre du 25.II.1984 : l’exégèse ésotérique des Ecritures ....................................... 132
Lettre du 16.XII.1984 : foi et invocation .................................................................. 133
Lettre du 8.XI.1985 : vaincre l’épreuve ..................................................................... 133
Lettre du 26.V.1987 : la shahâdah ............................................................................... 134
Lettre du 22.X.1987 : les deux dimensions de l’ésotérisme ................................... 135
Lettre du 13.XI.1987 : branches de la Tradition primordiale ................................ 135
Lettre date inconnue 7 : les philosophes grecs ........................................................ 135
Lettre date inconnue 8 : l’âme, la psychologie ......................................................... 136
Lettre date inconnue 9 : le ternaire intelligence-volonté-caractère ....................... 137
Lettre date inconnue 10 : l’amertume, l’injustice, le destin .................................... 137
Lettre date inconnue 11 : distraction et concentration ........................................... 137

234
TABLE DES MATIERES

Lettres à des correspondants hindous ........................................... 139


Lettre de 1945 : Râmana Maharshi, l’initiation, les castes ...................................... 141
Lettre du 5.V.1945 : Râmana Maharshi, la concentration ...................................... 143
Lettre de 1949 : la voie de la connaissance .............................................................. 144
Lettre du 7.X.1954 : Swâmi Râmdâs, Hari Prasad Shastri ..................................... 147
Lettre de 1955 : la réincarnation ................................................................................ 148
Lettre de IX.1955 : nous sommes tous un ............................................................... 149
Lettre du 28.II.1956 : condoléances .......................................................................... 149
Lettre du 18.X.1957 : en faveur de la tradition ........................................................ 149
Lettre du 14.II.1960 : livres importants .................................................................... 149
Lettre du 15.III.1961 : Maharishi Mahesh Yogi ...................................................... 149
Lettre du 24.IV.1961 : l’invocation et ses modes .................................................... 150
Lettre de 1962 : la grâce .............................................................................................. 151
Lettre du 25.IV.1962 : le Râma-mantra ....................................................................... 153
Lettre du 29.V.1964 : l’unité des religions, l’œcuménisme .................................... 153
Lettre du 22.VI.1970 : les sanctuaires chrétiens en Inde, la Sainte Vierge .......... 154
Lettre du 13.VII.1974 : le bien et le mal ................................................................... 155
Lettre du 17.II.1978 : le « libéré vivant » .................................................................. 155
Lettre du 3.III.1978 : le hatha-yoga .............................................................................. 157
Lettre du 19.V.1978 : une influence psychique malfaisante, Aurobindo ............. 157
Lettre du 29.IV.1984 : mâyâ ........................................................................................ 158
Lettre du 6.II.1992 : la nudité ..................................................................................... 159
Lettre date inconnue 12 : voie dévotionnelle et voie gnostique ........................... 159

Lettres à des correspondants bouddhistes ..................................... 161


Lettre du 20.V.1948 : la voie invocatoire .................................................................. 163
Lettre de IX.1956 : la réincarnation .......................................................................... 164
Lettre de II.1958 : la science moderne ...................................................................... 164
Lettre du 28.IV.1959 : l’âge critique, l’invocation, la tristesse ............................... 165
Lettre du 8.XI.1959 : un cas de pseudo-réalisation ................................................. 167
Lettre du 8.XI.1959 : la transmigration ..................................................................... 168
Lettre du 26.II.1963 : le Jôdo-shinshû, la Rédemption .......................................... 168
Lettre du 31.I.1965 : affronter les difficultés mentales ........................................... 169
Lettre de II.1971 : l’éveil ............................................................................................. 170
Lettre du 2.VI.1974 : le platonisme, l’Absolu .......................................................... 171
Lettre du 31.V.1975 : les maîtres orientaux, l’ésotérisme chrétien,
la voie bouddhique, Râmana Maharshi ................................................................ 171
Lettre du 9.VI.1982 : Frithjof Schuon parle de son enfance ................................. 173
Lettre du 22.XII.1982 : le « Dossier H » sur René Guénon .................................. 174
Lettre du 1.IV.1985 : Shankarâchârya et le bouddhisme ....................................... 174
Lettre du 22.VII.1985 : le bonheur ............................................................................ 175
Lettre du 8.VII.1989 : la mort .................................................................................... 175
Lettre date inconnue 13 : le bonheur, l’ego .............................................................. 175
Lettre date inconnue 14 : l’âme dans le bouddhisme ............................................. 176

Lettres à des correspondants peaux-rouges ................................... 179


Lettre du 28.IX.1947 : les Indiens Hopis ................................................................. 181
Lettre du 7.X.1947 : la modernité, les religions ....................................................... 182
Lettre du 31.X.1947 : retour à la tradition ................................................................ 184

235
TABLE DES MATIERES

Lettre de X. 1959 : préserver la tradition indienne ................................................. 185


Lettre du 9.VII.1961 : la religion indienne ............................................................... 186
Lettre du 5.X.1977 : la mentalité peau-rouge ........................................................... 186
Lettre du 3.IX.1983 : le vêtement peau-rouge et maghrébin ................................. 188
Lettre du 25.XI.1983 : l’adoption chez les Peaux-Rouges ..................................... 189
Lettre du 8.VIII.1984 : les Peaux-Rouges face aux Blancs .................................... 190
Lettre date inconnue 15 : la civilisation indienne .................................................... 191

Lettres à des novices ..................................................................... 195


Lettre du 10.X.1964 : la voie spirituelle .................................................................... 197
Lettre du 30.III.1981 : au début de la voie ............................................................... 197
Lettre date inconnue 16 : la relation maître-disciple ............................................... 198
Lettre date inconnue 17 : l’épreuve, l’injustice, le destin ........................................ 200

Lettres à son frère ........................................................................... 203


Lettre du 8.V.1942 : le péché mortel, l’enfer ............................................................ 205
Lettre du 16.XII.1958 : les phénomènes de la nature chez
les Peaux-Rouges ..................................................................................................... 206
Lettre du 7.VII.1969 : les vertus, la prière ................................................................ 206
Lettre du 13.IV.1974 : la mentalité moderne ........................................................... 207
Lettre du 3.VIII.1977 : Mgr Lefèbvre ....................................................................... 207
Lettre du 21.VII.1984 : l’Eglise catholique ............................................................... 208
Lettre du 22.XI.1989 : marxisme et religion ............................................................ 209

Lettres à des correspondants divers ............................................... 211


Lettre du 11.IX.1945 : l’ironie .................................................................................... 213
Lettre du 21.I.1947 : Chrétienté et Maçonnerie, exotérisme et ésotérisme,
El-Hallâj .................................................................................................................... 213
Lettre du 13.I.1948 : l’art de traduire ......................................................................... 215
Lettre de II.1970 : le choix d’une voie ésotérique ................................................... 215
Lettre du 1.III.1971 : structure de la voie spirituelle ............................................... 216
Lettre du 17.I.1976 : les races ..................................................................................... 218
Lettre du 18.I.1976 : les quatre âges de l’homme, les limbes ................................ 219
Lettre de IV.1976 : l’intellectualisme, l’attrait pour l’ésotérisme ........................... 220
Lettre du 3.II.1978 : l’infaillibilité .............................................................................. 220
Lettre du 6.V.1978 : traduire une poésie .................................................................. 221
Lettre du 21.IV.1980 : le message de René Guénon .............................................. 222
Lettre date inconnue 18 : principes de psychologie traditionnelle ....................... 222
Lettre date inconnue 19 : l’âme .................................................................................. 223
Lettre de I.1991 : la vie spirituelle .............................................................................. 224

Index ............................................................................................... 225

Du même auteur ............................................................................ 237

236
DU MÊME AUTEUR

DE L’UNITÉ TRANSCENDANTE DES RELIGIONS, Gallimard, 1948, 1958 ; troisième


édition (revue et corrigée), Le Seuil, 1979 ; quatrième édition, Sulliver, 2000 ;
cinquième édition, L’Harmattan, à paraître en 2013.
L’ŒIL DU CŒUR, Gallimard, 1950 ; deuxième édition (revue et corrigée), Dervy-
Livres, 1974 ; troisième édition, L’Age d’Homme, 1995.
PERSPECTIVES SPIRITUELLES ET FAITS HUMAINS, Cahiers du Sud, 1953 ; deuxième
édition, Maisonneuve & Larose, 1989.
SENTIERS DE GNOSE, La Colombe, 1957 ; deuxième édition, La Place Royale,
1987 ; troisième édition (revue et corrigée), La Place Royale, 1996.
CASTES ET RACES, Derain, 1957 ; deuxième édition (revue et corrigée), Archè,
1979.
LES STATIONS DE LA SAGESSE, Buchet/Chastel-Corréa, 1958 ; deuxième édition,
Maisonneuve & Larose, 1992 ; troisième édition, L’Harmattan, 2011.
IMAGES DE L’ESPRIT, Flammarion, 1961 ; deuxième édition, Le Courrier du Livre,
1982.
COMPRENDRE L’ISLAM, Gallimard, 1961 ; deuxième édition, Le Seuil (Points Sa-
gesses), 1976, et rééditions.
REGARDS SUR LES MONDES ANCIENS, Editions Traditionnelles, 1968 ; deuxième
édition, Nataraj, 1997.
LOGIQUE ET TRANSCENDANCE, Editions Traditionnelles, 1970, 1972.
FORME ET SUBSTANCE DANS LES RELIGIONS, Dervy-Livres, 1975 ; deuxième édi-
tion, L’Harmattan 2012.
L’ESOTÉRISME COMME PRINCIPE ET COMME VOIE, Dervy-Livres, 1978, 1997.
LE SOUFISME, VOILE ET QUINTESSENCE, Dervy-Livres, 1980, 2007.
CHRISTIANISME / ISLAM : VISIONS D’ŒCUMÉNISME ÉSOTÉRIQUE, Arché, 1981.
DU DIVIN À L’HUMAIN, Le Courrier du Livre, 1981.
SUR LES TRACES DE LA RELIGION PÉRENNE, Le Courrier du Livre, 1982.
APPROCHES DU PHÉNOMÈNE RELIGIEUX, Le Courrier du Livre, 1984.
RÉSUMÉ DE MÉTAPHYSIQUE INTÉGRALE, Le Courrier du Livre, 1985.
AVOIR UN CENTRE, Maisonneuve & Larose, 1988 ; deuxième édition, L’Harmattan,
2010.
RACINES DE LA CONDITION HUMAINE, La Table Ronde, 1990.
LES PERLES DU PÈLERIN, Le Seuil, 1991.
LE JEU DES MASQUES, L’Age d’Homme, 1992.
LA TRANSFIGURATION DE L’HOMME, L’Age d’Homme, 1995.
TRÉSORS DU BOUDDHISME, Nataraj, 1997.
MÉDITATION PRIMORDIALE, traduit de l’allemand, Les Sept Flèches, 2008.
POÉSIES DIDACTIQUES, vol. 1-10, édition bilingue allemand-français, traduit de
l’allemand, Les Sept Flèches, 2001-2005.

237

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