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Pourquoi Decathlon s'est trop

coupé de Nike et Adidas


Eric Wattez 26/06/2019 à 9h43

Dans le commerce, la vérité sort de la bouche des clients. A en croire ceux


croisés à la sortie du Decathlon de l’avenue Wagram, près de la place de
l’Etoile, il y a de la déception dans l’air ! Denis, 57 ans, dentiste et «runner»
confirmé, explique ainsi : «Je cherchais une paire d’Asics pour un semi-
marathon et j’ai été très surpris car il n’y en avait pas. J’ai juste trouvé des
chaussures de leurs marques de distributeurs, mais je n’ai pas été
convaincu.» Pierre, 43 ans, plutôt sportif du dimanche, qui passe chez
Decathlon deux fois par an «pour faire des affaires», était, pour sa part,
décontenancé de ne pas avoir déniché, «comme d’habitude», des Adidas
ou des Nike en solde.

Mathilde, quadragénaire dynamique qui vient là de temps en temps pour


habiller ces deux enfants, dit, quant à elle, s’être «un peu perdue dans les
rayons dont la configuration a changé.» Même s’ils ont été recueillis au
débotté, ces quelques témoignages reflètent un soudain désamour pour
une enseigne que l’on imaginait pour toujours «à fond la forme» et qui
compte de longue date parmi les marques préférées des Français. A
l’automne dernier, elle figurait encore en cinquième position d’un
palmarès référence de Young & Rubicam.

Le numéro 1 de la distribution d’articles de sport a connu un sérieux coup


de mou l’an passé. Son chiffre d’affaires dans l’Hexagone a baissé de 5%, le
ramenant à 3,14 milliards d’euros (hors taxes), son niveau de 2014. Du
plus mauvais effet pour une année de Coupe du Monde, qui a soutenu la
croissance du marché (+ 1,4% selon le cabinet Xerfi). Un événement dont a
su profiter Intersport, son principal concurrent, qui, lui, a vu ses ventes
bondir de 9,1%, à 1,8 milliard d’euros. Certes, l’entreprise nordiste connaît
un très impressionnant développement à l’international, où elle est
désormais présente dans une cinquantaine de pays, mais la France pèse
encore pour un tiers de ses ventes. «Même s’ils ne donnent pas le détail de
leurs résultats, il est clair que cette contre-performance leur a fait mal»,
observe Eugenio Di Maria, éditeur de la lettre spécialisée Sporting Goods
Intelligence.

>> A lire aussi - Decathlon, Nike... quels sont les meilleurs sites
e-commerce de sport ?

Un signe qui ne trompe pas : la baisse de rentabilité – le résultat net du


groupe a chuté de 20%, à 497 millions d’euros – a été très mal vue de
l’actionnaire majoritaire, l’Association familiale Mulliez (AFM).
Coïncidence malheureuse, l’ambiance était déjà tendue au sein du clan
nordiste, avec les difficultés de son navire amiral Auchan qui a perdu
1 milliard d’euros en 2018. L’AFM, qui a pourtant l’habitude de gérer ses
affaires en toute discrétion, a cette fois tranché dans le vif. En juillet
dernier, Matthieu Leclercq, président du conseil d’administration de
Decathlon et fils de son fondateur Michel Leclercq, a dû démissionner. Il a
été remplacé par un autre membre de la tribu, Fabien Derville, patron de
Mobivia, la branche réparation automobile (Norauto) de l’empire familial.
Avec pour mission impérative de redresser au plus vite les comptes des
magasins français. Comme de nombreuses chaînes de distribution
installées en périphérie, Decathlon a souffert du mouvement des Gilets
jaunes. Par mesure de sécurité, de nombreux magasins ont, en effet, été
fermés à partir de midi certains samedis de novembre et décembre.

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Decathlon

Elle a trop misé sur ses marques "maison"


Mais l’enseigne doit d’abord s’en prendre à elle-même si elle a désorienté
une bonne partie de ses habitués. «Nous avons transformé en profondeur
notre offre commerciale. Nous l’avons fait pour de bonnes raisons, mais
nous sommes certainement allés un peu trop vite», reconnaît sans détour
Xavier Rivoire, le porte-parole du groupe. Une façon d’admettre que
l’enseigne a certainement commis un péché d’orgueil. Très sûr de son
concept unique – une offre de produits techniques basée essentiellement
sur ses propres marques de distributeurs –, Decathlon a décidé d’aller
encore plus loin. Avec pour objectif, à moyen terme, d’amener la part des
ventes de ses MDD de 80 à 90%. Argument du leader du marché du sport
en France : dans bien des cas, ses produits conçus en interne n’ont rien à
envier à ceux des grandes marques et ils sont 30 à 50% moins chers. Tout à
fait audible, mais au final un peu présomptueux.

Poussant sa logique, Decathlon a décidé de multiplier ses marques en


propre, les spécialisant au maximum. Ainsi Kipsta, qui étiquetait
l’ensemble des articles de sports collectifs, n’est plus utilisé que pour le
foot, tandis que les articles de hand s’appellent désormais Atorka, ceux de
basket, Tarmak, ou encore ceux de rugby, Offload. En à peine deux ans,
l’enseigne a doublé le nombre de ses MDD pour le porter à plus de
cinquante. Côté conception, les équipes de designers sont donc plus
spécialisées et cela doit permettre à terme d’améliorer la qualité des
produits.

Mais le public, pour l’instant, semble avoir du mal à s’y retrouver.


Certaines des marques maison sont certes très connues et réputées, comme
Kalenji (running), Quechua (les fameuses tentes) ou Tribord (nautisme).
D’autres, en revanche, n’ont pas de notoriété, comme Oxelo (sport de glisse
urbain), Newfeel (marche sportive) ou Simond (escalade). «Cela a sans
doute perturbé un peu les clients, d’autant plus que nous n’avons pas
communiqué à ce sujet, reconnaît un manager de la chaîne. Les gens vont
s’habituer.» Ce choix stratégique a aussi impliqué une réorganisation des
magasins. : les rayons ont été découpés, non plus par univers, mais par
type de pratique – débutant, régulier, compétition… –, au point que l’on s’y
perd.

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Produits Nike, Adidas, sportswear... un coup


de balai trop radical ?
Mais là n’est pas le seul changement qui a bousculé les acheteurs. Début
2018, l’entreprise a prévenu ses fournisseurs les plus prestigieux, comme
Nike, Adidas, Puma et autre Asics, que leurs produits seraient moins en
vue dans les rayons. Les géants de la chaussure se sont discrètement
vengés. «On ne peut pas dire qu’ils nous ont bien servis au moment du
Mondial et ça nous a fait perdre un peu de vente», atteste le directeur d’un
magasin de la région parisienne. Résultat, les rayons foot et running se
sont retrouvés trop mal achalandés pour les aficionados. Ces derniers sont
souvent amateurs de produits un peu «frime» et ne sont pas forcément
emballés par les articles Decathlon, fonctionnels et bon marché, mais à
l’esthétique souvent un peu austère.

Decathlon a également décidé de tourner le dos au sportswear. «Nous ne


vendons pas des articles de mode, mais des produits techniques accessibles
pour les sportifs, c’est là où nous faisons la différence», explique Xavier
Rivoire, le porte-parole. Ont été écartés des rayonnages des articles
iconiques, comme la basket Stan Smith, les tee-shirts flashy des marques
internationales, mais aussi certains produits estampillés Decathlon,
comme des chaussures de ville ressemblant à des Timberland ou des
doudounes de ville. Disparues aussi les promos sur les fins de série Nike et
Adidas à bas prix, avec lesquelles Intersport, qui joue à fond l’effet
marques, fait justement un carton. Non contente d’avoir arrêté les soldes,
la chaîne a aussi supprimé sa carte de fidélité. Ce programme ne rapportait
pas grand-chose aux clients et coûtait cher à l’enseigne. De quoi
désorienter encore plus le public familial, qui représente 40% des passages
en caisse.

Objectif reconquête en France


Chez Decathlon, on certifie que le plus dur est passé et que les résultats des
premiers mois 2019 sont très rassurants. «C’est une entreprise réactive et
ils ne laisseront pas les choses se dégrader», certifie Frédéric Tain,
fondateur du site Sport-guide.com, expert du secteur. Déjà plusieurs
ajustements semblent aller dans le bon sens. A défaut de relancer les
soldes, les produits «premier prix» ont été mieux mis en valeur. La chaîne
propose aussi, désormais, d’échanger ou de rembourser un article qui ne
convient pas. Les dirigeants de l’enseigne sont également persuadés qu’ils
peuvent relancer les ventes en France grâce à de nouvelles boutiques de
centre-ville, appelées Decathlon City, nettement plus petites, où l’offre se
veut ultratechnique (cinq sont déjà ouvertes et une douzaine d’autres sont
programmées dans les dix-huit mois). Moins visible mais très significatif
des réaménagements en cours : les patrons de magasin ont plus de latitude
pour passer leurs commandes, y compris s’ils ont envie de mettre en rayon
plus de grandes marques internationales. A Decathlon, on a fini par
admettre que l’on ne pouvait pas se passer de Nike et d'Adidas.

Le Nordiste se développe à marche forcée à


l'international
Bien qu’elle patine en France, l’enseigne sportive semble bel et bien partie
pour conquérir (presque) le monde entier. En 2018, elle a ouvert des
magasins dans douze nouveaux pays – dont le Canada, le Chili, l’Autriche,
la Grèce, mais aussi la Corée du Sud, le Cambodge et le Kenya. Fin 2018, la
filiale du groupe Mulliez était installée dans 51 pays, un doublement en dix
ans ! Et le rythme est tou jours aussi soutenu, puisque, depuis le début
2019, Decathlon a débarqué aux Etats-Unis, en Ukraine, en Algérie et au
Japon. A San Francisco, Nagoya ou Phnom Penh, les ouvertures étaient de
vrais événements, avec de longues files de clients attendant l’ouverture. Le
magasin de Tel-Aviv, ouvert il y a presque deux ans, avait vu ses rayons
entièrement vidés en une semaine !

L’offre du français, presque exclusivement en MDD, trouve son public


grâce à ses prix étonnamment bas. Avant de se lancer, Decathlon
commence par se faire connaître en ligne pendant un ou deux ans,
éventuellement en utilisant des plates-formes Internet locales. «Nous
sommes très pragmatiques, nous ne nous installons que si l’on sent que les
consommateurs locaux ont envie de nos produits», assure le porte-parole
de la marque, Xavier Rivoire. Seule inquiétude, la Chine, qui est devenue le
plus important marché pour Decathlon avec 283 magasins, derrière la
France (315), et où les ventes ne progressent pas assez vite. Il faut dire que,
dans l’empire du Milieu, notre champion a un redoutable concurrent face à
lui : la société Anta, qui compte plus de 10.000 boutiques.

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