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Résumé
Cet article vise à éclairer différents aspects de la décimation, châtiment de l’armée qui consistait principalement à
exécuter un homme sur dix, tiré au sort. Quelles étaient les différentes facettes de la décimation, leur signification, le but
réel de ce châtiment et la perception qu’en avaient les Anciens ?
Abstract
This article aims to provide insights into the various features associated with the decimation, military punishment applied
mainly through the execution of one man out of ten by random draw. What were actually the characteristics of the
decimation ? What did it mean ? What was its real purpose and how were the Ancient Romans perceiving it ?
Henaut Julien. La décimation : une réponse légitime des généraux romains à la couardise et l’insubordination ?. In:
Revue belge de philologie et d'histoire, tome 94, fasc. 1, 2016. Antiquité – Ouheid. pp. 165-182;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2016.8878
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2016_num_94_1_8878
Julien Hénaut
Définition et chronologie
Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 165-182
166 J. Hénaut
Si un jour il arrivait que ces mêmes délits se produisent chez un plus grand
nombre de soldats et que des porte-enseignes sous la pression abandonnent
complètement les lieux, on rejette comme indigne de les bastonner tous
ou de tous les exécuter mais, au problème, on trouve une solution efficace
et aussi percutante. En effet, après avoir rassemblé la troupe, le tribun fait
avancer les fuyards, il les blâme amèrement ; finalement, visant tantôt
cinq hommes, tantôt huit, tantôt vingt, toujours proportionnellement à
l’effectif, de sorte de prendre environ un dixième des coupables, il tire au
sort ce nombre parmi ceux qui ont cédé à la peur ; et, conformément à la
méthode expliquée précédemment, il bastonne sans pitié ceux que le sort
a désignés ; il fait donner aux autres une ration d’orge plutôt que de blé et
ordonne leur bannissement du camp retranché et de sa sécurité. À la fin,
puisque le risque et la peur les menacent tous de la même façon en raison
du tirage au sort, étant donné son caractère imprévisible, et puisque la
punition de la ration d’orge est une peine infâmante qui s’applique à tous
de manière égale, le procédé retenu est, parmi ceux qui sont pratiqués,
efficace pour susciter l’effroi et corriger les situations périlleuses. (2)
Comme le précise Polybe, le châtiment de la décimation ne se réduit
pas à sa stricte définition étymologique. Si, au terme du tirage au sort, neuf
hommes sur dix ont la vie sauve, ils ne sont pas pardonnés pour autant.
Leur ration de farine de blé est changée en farine d’orge et les rescapés
doivent s’installer hors du campement. La punition reste donc dure pour tout
le monde, même si le fait de ne pas être tiré au sort pour mourir devait être
un extrême soulagement. Les écrits postérieurs offrent un tableau similaire,
quoique plus concis, à l’exception de ceux de Denys d’Halicarnasse (3). Il
faut toutefois préciser que ce dernier ne présente pas les normes théoriques
mais un cas concret, derrière lequel on reconnait toutefois la procédure
telle que l’explicite Polybe. Il précise que les centurions et les portes-
enseignes responsables étaient soit battus de verges, soit décapités à la hache.
L’auteur termine sa description en explicitant qu’il s’agit là de la punition
traditionnelle pour les Romains qui désertent leurs postes ou abandonnent
leurs étendards: αὕτη Ῥωμαίοις πάτριός ἐστι κατὰ τῶν λιπόντων τὰς
τάξεις ἢ προεμένων τὰς σημείας ἡ κόλασις. (4) Denys d’Halicarnasse
vient donc appuyer Polybe. Si quelques adaptations ont pu être mises en
œuvre par les généraux au gré des circonstances, il ne fait cependant aucun
doute que ces écrits laissent entrevoir la procédure théorique de la décimation
dans l’armée romaine.
Seuls deux auteurs ont ainsi estimé nécessaire de décrire avec plus ou
moins de détails ce qu’est la décimation. Les autres, qu’ils écrivent en
grec ou en latin, se contentent, lorsqu’ils évoquent une décimation, de
formules concises, telles que decimare (5), decinum (percutere/necat) (6),
par un tirage au sort car celui-ci symbolisait l’égalité de tous les citoyens au
sein des institutions. Cette idéologie d’égalité entre tous n’était pas la même
dans les institutions romaines, comme le précise R. Bunse (15). Cependant, en
certaines occasions, il n’était pas possible de déterminer un ordre de préséance
entre des hommes de même statut ou fonction. La sortitio se présentait alors
comme la seule solution. à Rome, elle était notamment utilisée pour désigner
la première tribu/centurie à voter dans les comices, des jurés lors d’un procès
ou encore pour répartir les différentes charges entre des magistrats de même
rang (16). Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive mais dans tous les cas, il était
possible, dans l’esprit romain, que des hommes soient considérés comme
strictement égaux, par leur statut ou fonction. Le tirage au sort revêt, à nos
yeux, une signification similaire dans les cas de décimation. Celui ci sous-
entend que, face à la disciplina romaine, chaque soldat ayant fauté peut être
exécuté sans autre forme de procès. Il est d’ailleurs rapporté dans différents
cas que des centurions, même primipiles, ne bénéficiaient d’aucun traitement
de faveur et pouvaient être désignés par le sort et exécutés au même titre que
les simples soldats (17).
Le remplacement de la ration de farine de blé par de la farine d’orge
peut également avoir une portée symbolique. Dans toute société, la nourriture
est l’indice d’un statut social. Punir les hommes en changeant leur ration
signifierait dès lors les rabaisser à un statut inférieur à celui du citoyen/soldat
romain. à la lecture des textes de Columelle (18) et Pline l’Ancien (19), il
apparaît que l’orge, lorsqu’il constituait la base de la préparation, était surtout
utilisé pour nourrir les animaux et les esclaves. Ce constat est également
valable pour l’armée. La base de la nourriture du soldat était la farine de
blé fournie par l’état et consommée sous forme de bouillie, de galette ou
de pain (20). Recevoir une ration d’orge plutôt qu’une ration de blé était donc
extrêmement humiliant pour des soldats punis, puisqu’ils étaient rabaissés de
cette manière à partager la même nourriture que les chevaux et les esclaves.
La troisième et dernière étape de la punition vise à la stigmatisation des
rescapés de la décimation. Toujours selon Polybe, ces derniers étaient exclus
du camp et de la protection de ses remparts. Exclure des soldats du camp,
du moins pour une durée limitée, non seulement exposait ceux qui s’étaient
comportés en lâches au danger mais contribuait également à les stigmatiser
de manière très explicite puisque le rempart du camp devenait alors une
séparation entre “les bons soldats” à l’intérieur et les “mauvais soldats” à
l’extérieur. Dans le cadre d’une décimation, le soulagement de ne pas être
désigné pour mourir faisait donc place à une grande humiliation servant
d’exemple à l’ensemble des soldats de l’armée romaine en présence.
la peur aux soldats n’est justement pas atteint: Οἱ δὲ οὐκ ἐς φόβον μᾶλλον
ἢ ἐς ὀργὴν ἀπὸ τοῦδε καὶ μῖσος ἐτρέποντο (37). La littérature décrit
également l’effet inverse, à savoir que de simples rumeurs de décimation ont
pu terroriser des soldats, parfois au point de ne pas se laisser impliquer dans
le châtiment. La première anecdote de ce genre est décrite par Suétone et
concerne l’empereur Caligula. En 39 p.C.n., cet empereur aurait rassemblé
une armée imposante afin de mener une offensive en Germanie (38). Après des
campagnes qualifiées par Suétone d’inutiles ou d’imaginaires, Caligula aurait
voulu décimer les légions qui s’étaient révoltées contre son père Germanicus,
afin de le venger.
Avant qu’il ne quitte la province, un projet d’une atrocité abominable lui
vint à l’esprit, à savoir de massacrer les légions qui s’étaient révoltées
autrefois après la mort d’Auguste parce qu’elles avaient assiégé et son
père Germanicus, leur général, et lui-même encore enfant ; et après avoir
tenté avec peine de l’éloigner d’une pensée aussi brutale, on ne put par
aucun moyen le raisonner afin qu’il ne persiste pas à vouloir les décimer.
Et ainsi, il fit cerner les soldats appelés au rassemblement sans armes
et même sans glaives par la cavalerie en arme. Mais, comme il voyait
que les soldats, soupçonnant un piège, s’échappaient pour reprendre leurs
armes en cas de violence, il quitta le rassemblement et rentra à Rome sur
l’heure. (39)
L’authenticité de cette anecdote peut être remise en cause, étant donné
l’aversion de Suétone envers Caligula. Elle n’en témoigne pas moins du
malaise que pouvait susciter la décimation dans les armées romaines. Du
point de vue des légions, celle-ci représentait, à nos yeux, une sorte d’épée
de Damoclès omniprésente au-dessus de la tête des soldats. Cette théorie de
la peur d’une décimation serait alors confortée par une autre anecdote, cette
fois rapportée par Tacite, à propos de la prise de pouvoir de Galba en 68
p.C.n. à cette époque, Vindex leva en Gaule une armée de volontaires afin de
défier le pouvoir de l’empereur Néron. Devant cette menace, le gouverneur
de Germanie supérieure, Verginius Rufus, prend l’initiative d’écraser la
rébellion à la tête des armées du Rhin. Les circonstances de la bataille de
Vesontio qui oppose les deux armées sont floues, sûrement à cause de la
réconciliation par la suite entre l’empereur Galba (qui soutenait Vindex) et le
commandant des troupes du Rhin Verginius (40). Toujours est-il que la bataille
eut lieu et que la victoire des troupes du Rhin fut sine labore ac periculo
(sans peine et sans péril), selon Tacite (41). L’auteur explique que, à la suite
de cette bataille, apparurent des tensions de plus en plus virulentes entre les
soldats de l’armée romaine et la population gauloise. C’est dans ce contexte
de méfiance et de rivalité que Tacite évoque une rumeur de décimation.
(37) Appien, III, 43 : « Et les autres ne se tournaient non pas vers la peur mais plutôt
vers une colère venant de cette haine ».
(38) Winterling, 2011, p.86.
(39) Suétone, Caligula, 48.
(40) Greenhalgh, 1975, p.8.
(41) Tacite, Histoires, I, 51.
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cution d’un grand nombre de ces mêmes citoyens de manière toute aussi
légale dans l’institution militaire ?
Tout d’abord, précisons que la peine de mort était utilisée comme
moyen de dissuasion d’enfreindre la disciplina militaris, dans un très
grand nombre de circonstances. Polybe rapporte que sont punis par la
bastonnade (ξυλοκοπεῖται) une faute au cours de la garde de nuit, le faux
témoignage (μαρτυρήσας ψευδῆ), le vol dans le camp (ὁ κλέψας τι τῶν
ἐκ τοῦ στρατοπέδου), ceux qui, dans la fleur de l’âge, ont été trouvés faisant
mauvais usage de leur corps (τις τῶν ἐν ἀκμῇ παραχρησάμενος εὑρεθῇ
τῷ σώματι), autrement dit les crimes sexuels et enfin tous ceux qui ont été
punis trois fois à cause du même motif (πρὸς δὲ τούτοις ὁ τρὶς περὶ τῆς
αὐτῆς αἰτίας ζημιωθείς) (43). La désertion est à ajouter à la liste des fautes
militaires susceptibles d’entrainer la peine capitale (44). S’appuyant sur la liste
de Polybe, Cl. Nicolet met en évidence la sévérité de la justice militaire en
précisant que certains des délits cités sont punis de mort à l’armée mais pas
chez les citoyens civils à Rome (domi) (45). Citons, par exemple, le vol, les
crimes sexuels et le faux témoignage. La peine de mort était donc un moyen
de dissuasion courant dans l’armée. Polybe défend d’ailleurs l’efficacité de ce
procédé, prenant l’exemple de la garde de nuit qui serait devenue infaillible
grâce à un châtiment violent et inflexible en cas de faute (46).
Comme nous l’avons signalé plus haut, la plus ancienne décimation
attestée par la littérature aurait eu lieu en 471 a.C.n. et aurait été ordonnée
par Appius Claudius Sabinus. Les deux auteurs décrivant cet épisode, Tite
Live (47) et Denys d’Halicarnasse (48), ne permettent pas de supposer qu’il
s’agit de la première décimation de l’histoire militaire romaine. Il est
impossible à l’heure actuelle de trancher la question de savoir si Appius
Claudius fut l’inventeur de la décimation ou non, d’autant plus que des
évènements du Ve siècle a.C.n. rapportés par des auteurs postérieurs de
plusieurs siècles n’ont que peu de valeur historique. Cependant, les auteurs
la qualifient de punition collective traditionnelle. En poussant plus loin ce
raisonnement, nous pouvons affirmer qu’au IIe siècle a.C.n., cette punition
était déjà considérée comme telle puisque Polybe l’incorpore dans son
ouvrage théorique sur les usages de l’armée romaine. Faute de plus de
précisions, ces considérations nous poussent à rejoindre D. Salvo en incluant
l’usage de la décimation dans le mos maiorum au sens littéral du terme (49).
Cette punition trouve ses racines dans les usages, les mœurs des ancêtres
ou du moins était perçue comme telle. Nous pensons d’ailleurs que c’est
cette idée que les auteurs grecs veulent faire passer lorsqu’ils décrivent ce
(43) Polybe VI, 36 et 37. Selon l’auteur (VI, 37), la bastonnade équivaut à la peine de
mort car, même si le condamné ne rendait pas toujours l’âme sur le coup, il était exclu du
camp et rejeté par ses concitoyens si bien que la mort finissait toujours par le rattraper.
(44) Cependant, la question de la désertion implique certaines subtilités analysées no-
tamment par P. Cosme dans son article Le châtiment des déserteurs dans l’armée romaine.
(45) Nicolet, 1976, p.145.
(46) Polybe, VI, 37. διόπερ οὕτως ἰσχυρᾶς οὔσης καὶ ἀπαραιτήτου τῆς
τιμωρίας ἀδιάπτωτα γίνεται παρ´ αὐτοῖς τὰ κατὰ τὰς νυκτερινὰς φυλακάς.
(47) Tite Live, II, 59.
(48) Denys d’Halicarnasse, IX, 50.
(49) Salvo, 2013, p. 20-21.
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l’armée sans ordre, n’avait été prononcé, et, quand ils se sont réunis en
centurie ou décurie, eux mêmes de leur propre volonté et entre eux, c’est-
à-dire les cavaliers en décuries et les fantassins en centuries, juraient de ne
pas partir sous l’effet de la fuite ou de la peur et de ne pas rompre le rang
si ce n’est pour prendre ou récupérer des armes, pour attaquer un ennemi
ou pour sauver un citoyen. Cet engagement pris volontairement par les
soldats entre eux a été porté devant les tribuns comme une contrainte
légale par un serment (le ius iurandum) (57).
Ces considérations disciplinaires finirent par être intégrées dans le
sacramentum, qui était à l’époque de César un serment de fidélité envers le
général. Le dictateur décrit plusieurs évènements dans son De Bello ciuile,
qui laissent transparaître la nouvelle nature du sacramentum. Par exemple,
lorsque Corfinium fut prise, César intégra dans ses armées certaines troupes
adverses après leur avoir fait prêter serment devant lui (apud se) (58). Denys
d’Halicarnasse confirme cette interprétation des lignes de César, en ne
laissant planer aucun doute : « les soldats jurent à leur chef d’être fidèles
et de le suivre partout » (59). L’extrait de Tite-Live, cité ci-dessous, prouve
quant à lui qu’à partir d’une époque le sacramentum comportait bien des
considérations disciplinaires mais surtout met en évidence que les soldats
juraient plus précisément fugae atque formidinis ergo non abituros neque ex
ordine recessuros nisi teli sumendi aut petendi et aut hostis feriendi, aut ciuis
seruandi causa. Les circonstances menant à une décimation figurèrent donc
à une époque dans le sacramentum. En effet, l’abandon de poste, des armes
et la fuite sont les causes originelles de la décimation décrites par Polybe (60).
à partir d’une certaine époque, les milites juraient donc de ne pas se rendre
coupables des délits qui les mèneraient à une décimation.
Par le ius iurandum/sacramentum, le soldat adhérait au système de
l’armée et à la sévérité de sa disciplina. Cl. Nicolet met en avant trois raisons
rendant compte de ce phénomène (61). Tout d’abord, Polybe explique que la
discipline romaine n’impliquait pas seulement des punitions mais également
des récompenses et des avancements (62). Les soldats pouvaient donc se
sentir responsables de la discipline et, en y adhérant, ils pouvaient également
espérer en profiter. Ensuite, le miles restait tout de même un citoyen qui,
d’une manière ou d’une autre, arriverait toujours à se faire entendre, ne fût-ce
que dans la vie civile par les élections. Enfin, la sévérité de la discipline ne
s’appliquait pas qu’aux simples soldats mais bien à l’ensemble de l’armée,
c’est-à-dire aussi bien aux soldats qu’aux officiers moyens (centurions) et
même supérieurs comme les tribuns, les préfets, les légats etc. Ainsi, Tite
(70) Cosme, 2003, p.304 ; Goldberg, 2015, p.8 ; Lovisi, 1999, p.200-203 ; Nicolet,
1976, p.148. Ces lois sont datées de 509, 449 et 300 a.C.n.
(71) Cicéron, De la République, II, 3. Pour qu’un magistrat ne fasse plus périr ni ne
frappe de verges un citoyen romain à l’encontre de la provocatio (donc à l’encontre du ius
provocationis).
(72) Valère Maxime, IV, 1, 1 : ne quis magistratus civem Romanum adversus
provocationem verberare aut necare vellet.
(73) Lovisi, 1999, p.200.
(74) Tite Live, X, 9 : « La loi Valeria alors qu’elle avait interdit que celui qui use de
la provocatio soit frappé de verges et tué de la hache ».
(75) Goldberg, 2015, p.8 ; Lovisi, 1999, p. 210.
(76) Tite Live, X, 9 : « Cependant seule la loi Porcia semble avoir été apportée pour la
protection des citoyens parce que, si quelqu’un frappe de verges ou tue un citoyen romain,
elle le punit d’une lourde peine. »
(77) Cicéron, Pro C. Rabirio, IV, 12 : « La loi Porcia a éloigné les verges du corps de
tous les citoyens romains ».
(78) Crawford, 1974, vol.1, p.313-314.
(79) Cf. Nicolet, 1976, p. 148 ;� Lovisi, 1999, p. 216-217 ; Cosme, 2003, p. 303-304.
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faisait par la bastonnade, rapporte Polybe (80). Or, pour Cl. Lovisi (81), ce type
d’exécution échappait aux restrictions imposées par la loi Porcia car « les
modalités de ce genre de mise à mort rendaient la responsabilité de la mort
très diffuse : l’armée entière y participait et l’individu pouvait théoriquement
en réchapper ». Selon Cl. Nicolet, les décimations postérieures au IIe siècle
a.C.n. sont précisément la preuve que le ius provocationis n’était pas respecté
à la lettre dans les armées (82). Cependant, Ch. Goldberg émet l’hypothèse
inverse en se basant sur la chronologie des différentes attestations de la
décimation (83). Il est vrai que, si l’on fait exception du cas d’un certain
Aquilius (84), la littérature ne nous rapporte plus de cas de décimation depuis
les guerres samnites jusqu’à la révolte servile de Spartacus. Pour lui, cela
prouve qu’à une époque les généraux n’ordonnaient plus de décimations car,
conformément à la loi Porcia, ils renvoyaient à Rome les soldats devant être
exécutés, afin qu’ils usent de ce droit d’appel face au peuple. Il formule alors
l’hypothèse que le châtiment aurait été réutilisé en raison de circonstances
exceptionnelles. Ainsi, la révolte de Spartacus et les guerres civiles auraient
représenté des situations si troublées et pressantes que les généraux auraient
négligé les droits protégeant les citoyens romains. Dans tous les cas, nous
constatons donc que le ius provocationis n’était généralement pas appliqué
dans le cadre de la décimation et que, s’il l’a été, ce ne fut que durant une
période fort limitée.
Pourtant, la décimation ne passe pas pour un châtiment de dernier recours,
qui se justifierait par des situations militaires désespérées dans lesquelles
se seraient retrouvés certains commandants d’armée. Même si plusieurs
d’entre elles ont été ordonnées à la suite de défaites (85), ce ne fut jamais
après une bataille décisive que les commandants d’armée se seraient laissés
emporter par la rage du désespoir en ordonnant que l’on décime ceux qu’ils
estimaient coupables. Bien souvent, il ne s’agissait que d’escarmouches. En
71 a.C.n., si Marcus Crassus remit la décimation en usage, ce n’était pour
punir qu’un détachement de son armée qui avait mené une bataille contre
son ordre (86). En 39 a.C.n. Calvinus ne décima que deux centuries suite à
une embuscade tendue par les Cerretani (87). En 36 a.C.n., c’était en raison
d’une sortie des Mèdes, lors du siège de Praaspa, au cours de laquelle le
rempart fut brûlé, que Marc Antoine décida de décimer deux cohortes qui
étaient chargées de protéger les travaux (88). Même si la campagne de Marc
Antoine fut un échec, cette contre-attaque lors du siège de Praaspa ne fut pas
non plus décisive. Il en va de même pour l’épisode de la décimation de 20
p.C.n. En effet, Lucius Apronius ne décima qu’une seule cohorte qui, par sa
Le fait que la vie des condamnés dépende d’un tirage au sort rend la
décimation difficilement concevable : elle passe ainsi pour cruelle dans notre
société actuelle. C’est pourquoi il nous a paru intéressant de nous poser la
question de la perception qu’ont pu en avoir les Anciens. Bien qu’a priori cet
acte puisse paraître profondément cruel et injuste, ce procédé offre un aspect
pratique : le tirage au sort permet d’inclure tout le monde dans la punition,
sans que les pertes ne soient trop importantes, comme le précise Polybe (93).
La décimation n’est donc pas le fruit d’une forme de cruauté mais d’un
pragmatisme typiquement romain. Quant à sa perception par les Anciens,
ce sont les adjectifs utilisés par certains auteurs qui en donnent une idée.
Conclusion
Bibliographie
Polybe, Histoires. Livre VI, texte établi et traduit par R. Weil, Paris, 1977.
Suétone, Vies des douze Césars. Tome II Tibère-Caligula-Claude-Néron, texte établi
et traduit par H. Ailloud, Paris, 1932.
Tacite, Histoires, texte établi et traduit par H. Goelzer, Paris, 1921.
Tacite, Annales, texte établi et traduit par P. Wuilleumier, Paris, 1978.
Tite-Live, Histoire romaine, texte établi et traduit par E. Lasserre, Paris, 1938, t.4.