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Revue belge de philologie et

d'histoire

La décimation : une réponse légitime des généraux romains à la


couardise et l’insubordination ?
Julien Henaut

Résumé
Cet article vise à éclairer différents aspects de la décimation, châtiment de l’armée qui consistait principalement à
exécuter un homme sur dix, tiré au sort. Quelles étaient les différentes facettes de la décimation, leur signification, le but
réel de ce châtiment et la perception qu’en avaient les Anciens ?

Abstract
This article aims to provide insights into the various features associated with the decimation, military punishment applied
mainly through the execution of one man out of ten by random draw. What were actually the characteristics of the
decimation ? What did it mean ? What was its real purpose and how were the Ancient Romans perceiving it ?

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Henaut Julien. La décimation : une réponse légitime des généraux romains à la couardise et l’insubordination ?. In:
Revue belge de philologie et d'histoire, tome 94, fasc. 1, 2016. Antiquité – Ouheid. pp. 165-182;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2016.8878

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2016_num_94_1_8878

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La décimation : une réponse légitime des généraux
romains à la couardise et l’insubordination ?

Julien Hénaut

Résumé  : Cet article vise à éclairer différents aspects de la décimation,


châtiment de l’armée qui consistait principalement à exécuter un homme sur
dix, tiré au sort. Quelles étaient les différentes facettes de la décimation, leur
signification, le but réel de ce châtiment et la perception qu’en avaient les
Anciens ?
Abstract  : This article aims to provide insights into the various features
associated with the decimation, military punishment applied mainly through
the execution of one man out of ten by random draw. What were actually
the characteristics of the decimation ? What did it mean ? What was its real
purpose and how were the Ancient Romans perceiving it ?

La décimation, châtiment typique de l’armée romaine qui consiste, comme


son étymologie l’indique, à exécuter un soldat sur dix, est un des exemples les
plus représentatifs de la répression des manquements militaires, prévue par
la disciplina militaris romaine. La décimation n’a guère fait l’objet d’études
approfondies (1). De manière générale, les savants s’accordent essentiellement
sur une chronologie de l’usage de cette punition et ont examiné, de manière
critique, les circonstances des différentes attestations. Cet aspect du sujet
étant déjà traité, nous n’insisterons pas sur celui-ci dans notre propos. Nous
tenterons plutôt d’expliquer la nature de la décimation, les diverses étapes
qui la composent, tout comme la forte symbolique qu’elles revêtent. Nous
nous intéresserons également au but réel d’un tel procédé et aux différents
pouvoirs et circonstances qui permettaient d’exécuter parfois plusieurs
dizaines de citoyens romains, en accord avec la mentalité des Anciens telle
qu’elle est rapportée dans la littérature. Notre propos se fondera sur quelques
textes d’auteurs évoquant la décimation, de Polybe à Dion Cassius. Nos
recherches concernent essentiellement le dernier siècle de la République et
le premier du principat, époque où la décimation faisait véritablement partie
des usages de l’armée romaine.

Définition et chronologie

La description antique la plus complète de la décimation nous est fournie


par Polybe, qui, évoquant ce châtiment, se devait de le présenter de manière
détaillée à ses lecteurs hellénophones, ignorant cette réalité.

 (1)  Salvo, 2013 ; Goldberg, 2015 par exemple.

Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 165-182
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Si un jour il arrivait que ces mêmes délits se produisent chez un plus grand
nombre de soldats et que des porte-enseignes sous la pression abandonnent
complètement les lieux, on rejette comme indigne de les bastonner tous
ou de tous les exécuter mais, au problème, on trouve une solution efficace
et aussi percutante. En effet, après avoir rassemblé la troupe, le tribun fait
avancer les fuyards, il les blâme amèrement  ; finalement, visant tantôt
cinq hommes, tantôt huit, tantôt vingt, toujours proportionnellement à
l’effectif, de sorte de prendre environ un dixième des coupables, il tire au
sort ce nombre parmi ceux qui ont cédé à la peur ; et, conformément à la
méthode expliquée précédemment, il bastonne sans pitié ceux que le sort
a désignés ; il fait donner aux autres une ration d’orge plutôt que de blé et
ordonne leur bannissement du camp retranché et de sa sécurité. À la fin,
puisque le risque et la peur les menacent tous de la même façon en raison
du tirage au sort, étant donné son caractère imprévisible, et puisque la
punition de la ration d’orge est une peine infâmante qui s’applique à tous
de manière égale, le procédé retenu est, parmi ceux qui sont pratiqués,
efficace pour susciter l’effroi et corriger les situations périlleuses. (2)
Comme le précise Polybe, le châtiment de la décimation ne se réduit
pas à sa stricte définition étymologique. Si, au terme du tirage au sort, neuf
hommes sur dix ont la vie sauve, ils ne sont pas pardonnés pour autant.
Leur ration de farine de blé est changée en farine d’orge et les rescapés
doivent s’installer hors du campement. La punition reste donc dure pour tout
le monde, même si le fait de ne pas être tiré au sort pour mourir devait être
un extrême soulagement. Les écrits postérieurs offrent un tableau similaire,
quoique plus concis, à l’exception de ceux de Denys d’Halicarnasse (3). Il
faut toutefois préciser que ce dernier ne présente pas les normes théoriques
mais un cas concret, derrière lequel on reconnait toutefois la procédure
telle que l’explicite Polybe. Il précise que les centurions et les portes-
enseignes responsables étaient soit battus de verges, soit décapités à la hache.
L’auteur termine sa description en explicitant qu’il s’agit là de la punition
traditionnelle pour les Romains qui désertent leurs postes ou abandonnent
leurs étendards: αὕτη Ῥωμαίοις πάτριός ἐστι κατὰ τῶν λιπόντων τὰς
τάξεις ἢ προεμένων τὰς σημείας ἡ κόλασις. (4) Denys d’Halicarnasse
vient donc appuyer Polybe. Si quelques adaptations ont pu être mises en
œuvre par les généraux au gré des circonstances, il ne fait cependant aucun
doute que ces écrits laissent entrevoir la procédure théorique de la décimation
dans l’armée romaine.
Seuls deux auteurs ont ainsi estimé nécessaire de décrire avec plus ou
moins de détails ce qu’est la décimation. Les autres, qu’ils écrivent en
grec ou en latin, se contentent, lorsqu’ils évoquent une décimation, de
formules concises, telles que decimare (5), decinum (percutere/necat) (6),

 (2)  Polybe, VI, 38.


 (3)  Denys d’Halicarnasse, IX, 50.
 (4)  Ibid.
 (5)  Suétone, Auguste, 24 et Tacite, Histoires, I, 37.
 (6)  Frontin, IV, 1 et Tacite, Annales, III, 21.
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decumus lecti (7), δέκατον διέφθειρεν (8), ἐδεκάτευσε (9) etc. Ces termes


permettent certes d’appréhender l’idée générale du châtiment que représente
la décimation mais non pas d’en saisir le déroulement précis.
Les chercheurs ont pu recenser pas moins de onze cas de décimation dans
l’histoire militaire romaine (10). La première aurait été mise en œuvre en 471
a.C.n. par Appius Claudius Sabinus ; d’autres auraient ensuite été exécutées
par Fabius Rullianus (lors de la troisième guerre samnite), par un certain
Aquilius (date incertaine), par Marcus Licinius Crassus (71 a.C.n.), par Jules
César (49 a.C.n.), par Marc Antoine (44 a.C.n. et 36 a.C.n.), par Calvinus
(39 a.C.n.), par Octavien (34 a.C.n.), par Lucius Apronius (20 p.C.n.) et par
Galba (68 p.C.n.). Il se peut également que d’autres décimations aient eu lieu
avant et après ces onze cas (11), mais nous ne nous attarderons pas davantage
sur la question de la chronologie de ces décimations, qui a déjà fait l’objet
de plusieurs travaux. Notons cependant que les causes de cette punition ont
évolué avec le temps. Si nous nous en tenons à la définition stricte de Polybe,
elle est la réponse d’un chef d’armée à la couardise d’un groupe plus ou
moins important de soldats. Cependant, avec la décimation de César en 49
a.C.n. à Plaisance, cette pratique devient également la réponse de généraux
à l’insubordination de leurs soldats en période de guerre civile (12). Par la
suite, Marc Antoine en 44 a.C.n. à Brindes (13) et Galba devant Rome en 68
p.C.n. (14) tenteront de conforter leur pouvoir de la même manière.

Les différentes étapes de la décimation, une signification idéologique ?

Les différentes étapes de la décimation qu’il est possible de reconstituer


grâce au texte de Polybe correspondent, du moins en théorie, à un tirage au
sort, à la bastonnade de ceux qui ont été désignés, au remplacement de la
ration en farine de blé par de la farine d’orge pour les survivants et enfin,
à leur exclusion du camp. Il ne nous est pas permis d’affirmer que chaque
commandant ayant appliqué la punition a respecté ce processus à la lettre,
la plupart des auteurs se contentant de rapporter qu’une décimation a eu
lieu, sans être plus explicites. Cependant, il est intéressant de constater que
chacune de ces étapes théoriques se réfère à des représentations largement
présentes dans les mentalités romaines.
La première étape, le tirage au sort, est propre à la décimation, du moins
en ce qui concerne les punitions militaires. La sortitio n’est guère présente
dans les institutions romaines, surtout si nous les comparons aux pratiques
de la démocratie athénienne. De nombreuses charges y étaient distribuées

 (7)  Tite Live, II, 59.


 (8)  Appien, I, 118.
 (9)  Dion Cassius, XLIX, 27.
 (10)  Salvo, 2013 ; Morgan, 2003 ; Goldberg, 2015.
 (11)  Si l’on en croit l’Histoire Auguste (Vie de Macrin, XII), l’empereur Macrin aurait
usé de la «centimation» durant son règne (217-218 p.C.n.). Il est également possible que
l’empereur Julien dit l’Apostat l’ait ordonnée (Ammien Marcellin, XXIV, 3).
 (12)  Appien, II, 47.
 (13)  Appien, III, 43.
 (14)  Suétone, Galba, 12 ; Tacite, Histoires, I, 37 et Dion Cassius, LXIV, 3.
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par un tirage au sort car celui-ci symbolisait l’égalité de tous les citoyens au
sein des institutions. Cette idéologie d’égalité entre tous n’était pas la même
dans les institutions romaines, comme le précise R. Bunse (15). Cependant, en
certaines occasions, il n’était pas possible de déterminer un ordre de préséance
entre des hommes de même statut ou fonction. La sortitio se présentait alors
comme la seule solution. à Rome, elle était notamment utilisée pour désigner
la première tribu/centurie à voter dans les comices, des jurés lors d’un procès
ou encore pour répartir les différentes charges entre des magistrats de même
rang (16). Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive mais dans tous les cas, il était
possible, dans l’esprit romain, que des hommes soient considérés comme
strictement égaux, par leur statut ou fonction. Le tirage au sort revêt, à nos
yeux, une signification similaire dans les cas de décimation. Celui ci sous-
entend que, face à la disciplina romaine, chaque soldat ayant fauté peut être
exécuté sans autre forme de procès. Il est d’ailleurs rapporté dans différents
cas que des centurions, même primipiles, ne bénéficiaient d’aucun traitement
de faveur et pouvaient être désignés par le sort et exécutés au même titre que
les simples soldats (17).
Le remplacement de la ration de farine de blé par de la farine d’orge
peut également avoir une portée symbolique. Dans toute société, la nourriture
est l’indice d’un statut social. Punir les hommes en changeant leur ration
signifierait dès lors les rabaisser à un statut inférieur à celui du citoyen/soldat
romain. à la lecture des textes de Columelle (18) et Pline l’Ancien (19), il
apparaît que l’orge, lorsqu’il constituait la base de la préparation, était surtout
utilisé pour nourrir les animaux et les esclaves. Ce constat est également
valable pour l’armée. La base de la nourriture du soldat était la farine de
blé fournie par l’état et consommée sous forme de bouillie, de galette ou
de pain (20). Recevoir une ration d’orge plutôt qu’une ration de blé était donc
extrêmement humiliant pour des soldats punis, puisqu’ils étaient rabaissés de
cette manière à partager la même nourriture que les chevaux et les esclaves.
La troisième et dernière étape de la punition vise à la stigmatisation des
rescapés de la décimation. Toujours selon Polybe, ces derniers étaient exclus
du camp et de la protection de ses remparts. Exclure des soldats du camp,
du moins pour une durée limitée, non seulement exposait ceux qui s’étaient
comportés en lâches au danger mais contribuait également à les stigmatiser
de manière très explicite puisque le rempart du camp devenait alors une
séparation entre “les bons soldats” à l’intérieur et les “mauvais soldats” à
l’extérieur. Dans le cadre d’une décimation, le soulagement de ne pas être
désigné pour mourir faisait donc place à une grande humiliation servant
d’exemple à l’ensemble des soldats de l’armée romaine en présence.

 (15)  Bunse, 2002, p.420.


 (16)  Lécrivain, 1918.
 (17)  Dion Cassius, XLVIII, 42 ; Velleius Paterculus, II, 78.
 (18)  De l’agriculture, II, 9, 16.
 (19)  Histoire naturelle, XVIII, 74. Sur les différentes sortes de céréales, leur récolte,
leur préparation, mais aussi leurs consommateurs, voir Buonopane, 2015.
 (20)  Cosme, 2007, p.41 ; H armand, 1967, p.181.
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La décimation pour instaurer un climat de peur plutôt que pour exécuter

Comme nous l’avons vu plus haut, la décimation était la punition de deux


grands manquements militaires : la couardise ou l’insubordination. Mais
quels étaient les buts poursuivis par les commandants d’armées en mettant
en place un tel châtiment ?
La décimation, en tant que punition collective, permettait de punir un grand
nombre de soldats ayant fauté. En effet, malgré son nom, elle ne punissait
pas que le dixième des soldats concernés. Ainsi, un homme sur dix était puni
de mort mais les neuf autres ne s’en sortaient pas indemnes pour autant.
Non seulement ces derniers vivent l’expérience traumatisante de participer
à un tirage au sort dont dépend leur vie, mais ils sont également stigmatisés
en dormant en dehors du camp et en recevant des rations d’orge à la place
de blé. Lorsque nous considérons les informations numériques apportées par
les sources, nous remarquons que le nombre de victimes reste assez limité,
excepté dans deux cas. César, lors de la mutinerie de la IXe légion en 49
a.C.n. à Plaisance, aurait d’abord fait un tri parmi les hommes, afin de ne
soumettre que les principaux agitateurs au châtiment. Celui-ci n’aurait alors
concerné que 120 hommes, précise Appien, ce qui équivaut donc à douze
exécutions (21). Calvinus en 39 a.C.n. aurait décimé deux centuries soit 20
hommes (22). Selon Frontin, la décimation d’Aquilius n’aurait concerné que
quelques centuries (23). La division en cohortes servit également de base à la
décimation. Marc Antoine en aurait décimé deux en Orient (24) (90 hommes),
Lucius Apronius une en Afrique (25) et, selon Suétone, Octavien aurait, lui
aussi, fait décimer plusieurs cohortes fautives à différentes reprises (26). Ces
cas démontrent que le nombre de victimes lors d’une décimation n’était
pas excessif, ce qui est tout à fait logique. Le but des généraux appliquant
ce châtiment était bien de punir les soldats mais pas au point de diminuer
leurs forces outre mesure. Dès lors, le nombre de victimes peut paraître dans
certains cas peu crédible. Frontin rapporte que la décimation organisée par
Fabius Rullus aurait concerné deux légions ce qui correspond, en théorie,
à 840 exécutions (27). Ce chiffre semble excessif au vu des autres exemples
dont nous disposons. Concernant la décimation de Marc Antoine en 44
a.C.n. à Brindes, Appien précise qu’elle ne concerna que les fortes têtes
et moins d’un homme sur dix (ἀλλὰ μέρος ἔκτεινε τοῦ δεκάτου) (28), ce
qui est plus plausible que les 300 victimes recensées par Cicéron (29). Ce

 (21)  Appien, II, 47.


 (22)  Dion Cassius, XLVIII, 42. Les chiffres que nous donnons jusqu’ici sont
théoriques bien entendu. Le nombre de victimes doit être revu à la baisse puisque les
chiffres théoriques étaient rarement atteints. De plus, les punitions, dont nous déduisons le
nombre de victimes, ont été commandées après des défaites ce qui signifie que des pertes
ont dû être subies ; le nombre de victimes en est donc encore rabaissé.
 (23)  Frontin, IV, 1.
 (24)  Ibid.
 (25)  Tacite, III, 21.
 (26)  Suétone, Auguste, 24.
 (27)  Frontin IV, 1.
 (28)  Appien, III, 43.
 (29)  Cicéron, Philippiques, III, 4.
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chiffre s’explique très certainement par la haine de l’orateur envers Marc


Antoine. Concernant la décimation de Crassus lors de la troisième guerre
servile contre Spartacus en 71 a.C.n., le critère du nombre de victimes incite
d’ailleurs à privilégier la version de Plutarque à celle d’Appien. Plutarque
parle d’une décimation de 500 hommes (30), soit 50 victimes, alors qu’Appien
rapporte tantôt le chiffre de 4000 exécutions, version qu’il semble lui-même
rejeter, tantôt la décimation de deux légions (31). Le nombre d’exécutions lors
d’une décimation reste donc raisonnable, s’il est permis d’utiliser cet adjectif
lorsque l’on parle de la mort d’êtres humains. L’épisode le plus sanglant fut,
sans nul doute, celui de l’exécution des marins de la Légion I Adiutrix par
Galba en 68 p.C.n. puisque le seul nombre dont nous disposons est celui
de 7000 morts rapporté par Dion Cassius (32). Mais comme le précise G.
Morgan, il s’agit des victimes d’une première attaque de l’armée de Galba et
la décimation ne concerna que les survivants de ce premier assaut dont nous
ignorons le nombre (33). De manière générale, nous pouvons donc déduire
que le nombre de victimes d’une décimation ne devait que rarement excéder
les 50 victimes.
La décimation ne passe donc pas pour l’acte irrationnel d’un commandant
voulant assassiner un maximum de soldats. Le but était d’épurer une unité
des fautifs et surtout de mettre en scène un châtiment destiné à marquer les
esprits, non seulement des survivants, mais aussi de tous les soldats (et civils
dans le cas de la décimation de Galba (34)) assistant à ce spectacle macabre. Il
s’agissait donc bien d’installer un climat de peur comme l’explique clairement
Polybe à deux reprises :
C’est pourquoi aussi d’aucuns meurent de manière certaine en service, en
refusant d’abandonner leur poste même si ceux qu’ils affrontent sont
beaucoup plus nombreux : ils craignent la peine inhérente ; et quelques-
uns, en plein combat, après avoir laissé échapper leur bouclier, leur glaive
ou l’une de leurs autres armes, se jettent déraisonnablement sur leurs
ennemis, soit qu’ils espèrent récupérer ce qui leur a échappé, soit qu’ils
cherchent à se soustraire au déshonneur manifeste et au mauvais traitement
infligé par leurs frères d’armes. (35)
A la fin, puisque le risque et la peur les menacent tous de la même façon
en raison du tirage au sort [...] le procédé retenu est, parmi ceux qui sont
pratiqués, efficace pour susciter l’effroi et corriger les situations
périlleuses. (36)
Appien confirme cette volonté des généraux ayant ordonné une décimation,
lors du cas de Brindes en 44 a.C.n. L’auteur précise alors que le but d’inspirer

 (30)  Plutarque, Crassus, 10.


 (31)  Appien, I, 118.
 (32)  Dion Cassius, XLIV, 3.
 (33)  Morgan, 2003, p.501.
 (34)  in oculis urbis decumari deditos rapporte Tacite (Histoires, I, 37) par la bouche
d’Othon.
 (35)  Polybe, VI, 37. Cet extrait corrobore également nos propos concernant le déshon-
neur frappant les survivants suite à leur changement de ration et à leur exclusion du camp.
 (36)  Polybe, VI, 38.
La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 171

la peur aux soldats n’est justement pas atteint: Οἱ δὲ οὐκ ἐς φόβον μᾶλλον
ἢ ἐς ὀργὴν ἀπὸ τοῦδε καὶ μῖσος ἐτρέποντο (37). La littérature décrit
également l’effet inverse, à savoir que de simples rumeurs de décimation ont
pu terroriser des soldats, parfois au point de ne pas se laisser impliquer dans
le châtiment. La première anecdote de ce genre est décrite par Suétone et
concerne l’empereur Caligula. En 39 p.C.n., cet empereur aurait rassemblé
une armée imposante afin de mener une offensive en Germanie (38). Après des
campagnes qualifiées par Suétone d’inutiles ou d’imaginaires, Caligula aurait
voulu décimer les légions qui s’étaient révoltées contre son père Germanicus,
afin de le venger.
Avant qu’il ne quitte la province, un projet d’une atrocité abominable lui
vint à l’esprit, à savoir de massacrer les légions qui s’étaient révoltées
autrefois après la mort d’Auguste parce qu’elles avaient assiégé et son
père Germanicus, leur général, et lui-même encore enfant ; et après avoir
tenté avec peine de l’éloigner d’une pensée aussi brutale, on ne put par
aucun moyen le raisonner afin qu’il ne persiste pas à vouloir les décimer.
Et ainsi, il fit cerner les soldats appelés au rassemblement sans armes
et même sans glaives par la cavalerie en arme. Mais, comme il voyait
que les soldats, soupçonnant un piège, s’échappaient pour reprendre leurs
armes en cas de violence, il quitta le rassemblement et rentra à Rome sur
l’heure. (39)
L’authenticité de cette anecdote peut être remise en cause, étant donné
l’aversion de Suétone envers Caligula. Elle n’en témoigne pas moins du
malaise que pouvait susciter la décimation dans les armées romaines. Du
point de vue des légions, celle-ci représentait, à nos yeux, une sorte d’épée
de Damoclès omniprésente au-dessus de la tête des soldats. Cette théorie de
la peur d’une décimation serait alors confortée par une autre anecdote, cette
fois rapportée par Tacite, à propos de la prise de pouvoir de Galba en 68
p.C.n. à cette époque, Vindex leva en Gaule une armée de volontaires afin de
défier le pouvoir de l’empereur Néron. Devant cette menace, le gouverneur
de Germanie supérieure, Verginius Rufus, prend l’initiative d’écraser la
rébellion à la tête des armées du Rhin. Les circonstances de la bataille de
Vesontio qui oppose les deux armées sont floues, sûrement à cause de la
réconciliation par la suite entre l’empereur Galba (qui soutenait Vindex) et le
commandant des troupes du Rhin Verginius (40). Toujours est-il que la bataille
eut lieu et que la victoire des troupes du Rhin fut sine labore ac periculo
(sans peine et sans péril), selon Tacite (41). L’auteur explique que, à la suite
de cette bataille, apparurent des tensions de plus en plus virulentes entre les
soldats de l’armée romaine et la population gauloise. C’est dans ce contexte
de méfiance et de rivalité que Tacite évoque une rumeur de décimation.

 (37)  Appien, III, 43 : « Et les autres ne se tournaient non pas vers la peur mais plutôt
vers une colère venant de cette haine ».
 (38)  Winterling, 2011, p.86.
 (39)  Suétone, Caligula, 48.
 (40) Greenhalgh, 1975, p.8.
 (41)  Tacite, Histoires, I, 51.
172 J. Hénaut

Accessit callide uolgatum, temere creditum, decimari legiones et


promptissimum quemque centurionum dimitti. (42)
Un bruit, considéré à la légère, fut répandu adroitement que des légions
seraient décimées et que tous les centurions les plus alertes seraient
renvoyés.
Ce court passage rend compte d’un climat de peur qu’aurait pu installer
la décimation au fil du temps. En effet, le passage peut être interprété de
différentes manières, toutes aussi enrichissantes les unes que les autres. Ainsi,
trois partis peuvent être à l’origine de cette rumeur de décimation. D’après
ce qu’écrit Tacite, il semble très plausible que les civils de Gaule aient lancé
cette rumeur afin de calmer les soldats qu’ils trouvaient de plus en plus
menaçants à leur égard. Le mot “adroitement” (callide) prendrait alors, selon
nous, tout son sens. Dans ce premier cas, la crainte de la décimation serait
alors devenue un moyen de défense, de dissuasion des populations civiles de
l’empire face aux excès de zèle de l’armée. La rumeur peut également avoir
été lancée par les commandants de l’armée afin de brider leurs troupes, ce
qui serait l’ordre normal des choses, les punitions militaires étant inhérentes
à la fonction de chef de guerre détenteur de l’imperium. Le troisième parti,
duquel aurait pu émaner la rumeur, serait celui des soldats eux-mêmes. Cette
dernière interprétation serait la plus intéressante car la peur d’être impliqué
dans un châtiment aussi impressionnant que celui de la décimation aurait
alors créé dans certaines légions une sorte d’auto-discipline. Cette anecdote
peut aussi être fausse et sortir de l’imagination de l’auteur. On pourrait
alors soupçonner que cette méfiance vis-à-vis de la décimation émane de
Tacite. L’auteur ayant vécu de 55 à 120 p.C.n., est contemporain d’un cas
de décimation particulier : celle de 68 p.C.n. ordonnée par Galba aux portes
de Rome, devant les civils. L’anecdote de Tacite pourrait de ce fait être
interprétée comme une méfiance de l’auteur lui-même envers la décimation,
même s’il y a peu de chance qu’il ait assisté en personne à cet évènement.
Cette théorie sur le climat de peur qu’a pu instaurer la décimation dans
les rangs de l’armée romaine et de son utilisation comme arme de dissuasion
est, bien entendu, tributaire de l’époque. Les deux anecdotes que nous avons
rapportées datent de 39 et de 68 p.C.n., époques où la décimation était encore
en usage puisque, selon les sources, la dernière datait de 20 p.C.n. (par Lucius
Apronius en Afrique) et la suivante n’arriverait que quelques mois après les
rumeurs, lors de l’entrée de Galba dans Rome. Nous imaginons donc que par
la suite la peur de la décimation a pu s’estomper au fil du temps “par manque
de pratique”.

La question des origines de la décimation et du droit de l’appliquer

La citoyenneté romaine impliquait toute une série de lois protégeant son


détenteur, si bien que dans la sphère civile (domi), les exécutions de citoyens
romains étaient extrêmement rares. Comment peut-on alors expliquer l’exé-

 (42)  Tacite, Histoires, I, 51.


La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 173

cution d’un grand nombre de ces mêmes citoyens de manière toute aussi
légale dans l’institution militaire ?
Tout d’abord, précisons que la peine de mort était utilisée comme
moyen de dissuasion d’enfreindre la disciplina militaris, dans un très
grand nombre de circonstances. Polybe rapporte que sont punis par la
bastonnade (ξυλοκοπεῖται) une faute au cours de la garde de nuit, le faux
témoignage (μαρτυρήσας ψευδῆ), le vol dans le camp (ὁ κλέψας τι τῶν
ἐκ τοῦ στρατοπέδου), ceux qui, dans la fleur de l’âge, ont été trouvés faisant
mauvais usage de leur corps (τις τῶν ἐν ἀκμῇ παραχρησάμενος εὑρεθῇ
τῷ σώματι), autrement dit les crimes sexuels et enfin tous ceux qui ont été
punis trois fois à cause du même motif (πρὸς δὲ τούτοις ὁ τρὶς περὶ τῆς
αὐτῆς αἰτίας ζημιωθείς) (43). La désertion est à ajouter à la liste des fautes
militaires susceptibles d’entrainer la peine capitale (44). S’appuyant sur la liste
de Polybe, Cl. Nicolet met en évidence la sévérité de la justice militaire en
précisant que certains des délits cités sont punis de mort à l’armée mais pas
chez les citoyens civils à Rome (domi) (45). Citons, par exemple, le vol, les
crimes sexuels et le faux témoignage. La peine de mort était donc un moyen
de dissuasion courant dans l’armée. Polybe défend d’ailleurs l’efficacité de ce
procédé, prenant l’exemple de la garde de nuit qui serait devenue infaillible
grâce à un châtiment violent et inflexible en cas de faute (46).
Comme nous l’avons signalé plus haut, la plus ancienne décimation
attestée par la littérature aurait eu lieu en 471 a.C.n. et aurait été ordonnée
par Appius Claudius Sabinus. Les deux auteurs décrivant cet épisode, Tite
Live (47) et Denys d’Halicarnasse (48), ne permettent pas de supposer qu’il
s’agit de la première décimation de l’histoire militaire romaine. Il est
impossible à l’heure actuelle de trancher la question de savoir si Appius
Claudius fut l’inventeur de la décimation ou non, d’autant plus que des
évènements du Ve siècle a.C.n. rapportés par des auteurs postérieurs de
plusieurs siècles n’ont que peu de valeur historique. Cependant, les auteurs
la qualifient de punition collective traditionnelle. En poussant plus loin ce
raisonnement, nous pouvons affirmer qu’au IIe siècle a.C.n., cette punition
était déjà considérée comme telle puisque Polybe l’incorpore dans son
ouvrage théorique sur les usages de l’armée romaine. Faute de plus de
précisions, ces considérations nous poussent à rejoindre D. Salvo en incluant
l’usage de la décimation dans le mos maiorum au sens littéral du terme (49).
Cette punition trouve ses racines dans les usages, les mœurs des ancêtres
ou du moins était perçue comme telle. Nous pensons d’ailleurs que c’est
cette idée que les auteurs grecs veulent faire passer lorsqu’ils décrivent ce

 (43)  Polybe VI, 36 et 37. Selon l’auteur (VI, 37), la bastonnade équivaut à la peine de
mort car, même si le condamné ne rendait pas toujours l’âme sur le coup, il était exclu du
camp et rejeté par ses concitoyens si bien que la mort finissait toujours par le rattraper.
 (44)  Cependant, la question de la désertion implique certaines subtilités analysées no-
tamment par P. Cosme dans son article Le châtiment des déserteurs dans l’armée romaine.
 (45)  Nicolet, 1976, p.145.
 (46)  Polybe, VI, 37. διόπερ οὕτως ἰσχυρᾶς οὔσης καὶ ἀπαραιτήτου τῆς
τιμωρίας ἀδιάπτωτα γίνεται παρ´ αὐτοῖς τὰ κατὰ τὰς νυκτερινὰς φυλακάς.
 (47)  Tite Live, II, 59.
 (48)  Denys d’Halicarnasse, IX, 50.
 (49)  Salvo, 2013, p. 20-21.
174 J. Hénaut

châtiment en utilisant les termes Ῥωμαίοις πάτριός ἐστι (50), πάτριόν τι


τοῦτο διὰ πολλῶν χρόνων κόλασμα τοῖς στρατιώταις ἐπαναγών (51) ou
χρήσομαι τῷ πατρίῳ νόμῳ (52). La décimation faisait donc partie de l’usage,
c’est-à-dire d’un code informel et intemporel qui régissait, entre autre, la vie
militaire romaine. Ainsi, la plupart des décimations recensées furent mises en
place avant le principat, c’est-à-dire à une époque où il n’existait pas à Rome
de code militaire mais « une série d’usages que les Romains désignaient sous
le nom de disciplina, et qui, naturellement, n’avaient rien à voir avec le droit
public ou privé » (53).
Ces premiers indices, bien que ne répondant pas de manière précise à
la question des origines de la décimation, donnent un premier élément de
réponse à une seconde interrogation : comment un châtiment d’une telle
cruauté (aux yeux de certains de nos contemporains) a-t-il été possible ? En
effet, pour beaucoup à Rome le mos maiorum constituait un idéal vers lequel
il fallait tendre. Ce respect de la tradition et de la sévérité issue des ancêtres
en fut d’autant plus important dans l’armée romaine qui sut, au fil des
siècles, rester fidèle à sa réputation de discipline et de dévouement total. Il
existait donc une rupture entre le citoyen romain “civil” et le citoyen romain
“militaire”, le miles : « Citoyen d’élite lors de son engagement, le militaire,
très vite, se transforme le plus souvent en un exilé, prisonnier d’un règlement
et d’un cadre de vie qui achèvent de l’éloigner de la communauté civique
dont il est issu » (54). Cette rupture est concrétisée par le sacramentum.
Le sacramentum consiste en une promesse faite aux dieux qui «  rend
légitime l’état de soldat (miles) et le lie à la République, à son général et à
ses camarades par les liens les plus forts » (55). Selon toutes vraisemblances,
celui-ci ne devait pas, originellement, comporter de considérations
disciplinaires (56). Cependant, à la suite d’évènements honteux dans l’armée
romaine, notamment les défaites de la seconde guerre punique, un second
serment a été inauguré en 216 : le ius iurandum. Cette seconde promesse
n’impliquait alors pas les dieux et concernait la discipline.
Le dilectus terminé, les consuls ont attendu quelques jours que les soldats
alliés et ceux du nom latin viennent. Alors, chose qui n’avait jamais été
faite auparavant, les soldats ont été forcés par les tribuns militaires de
prêter serment (ius iurandum) ; en effet, à ce jour, rien excepté le serment
(sacramentum), de se rassembler à l’ordre des consuls et de ne pas quitter

 (50)  Denys d’Halicarnasse, IX, 50.


 (51)  Plutarque, Crassus, 10. Selon Plutarque, Crassus aurait donc remis au goût du
jour la décimation en l’utilisant pour punir ses soldats en 71 a.C.n.
 (52)  Appien, Guerres Civiles, II, 47. « J’userai de la loi des ancêtres » aurait dit César,
avant de procéder à la décimation lors de la mutinerie de Plaisance en 49 a.C.n.
 (53)  Nicolet, 1976, p.145.
 (54)  Vendrand -Voyer, 1983, p. 95.
 (55)  Vendrand -Voyer, 1983, p. 95.
 (56)  Hinard, 1993, p.251-263. L’auteur retrace toutes les étapes de l’évolution du
sacramentum. Il pose l’hypothèse que la version originelle de ce dernier était une promesse
faite par les iuniores qu’ils étaient bien des «  citoyens romains, inscrits dans une tribu,
appartenant à la bonne classe d’âge et adsidui  ». Ce sacramentum originel aurait alors
évolué au fil du temps et au gré des circonstances pour devenir sous César un serment de
fidélité envers le général et comportant des considérations disciplinaires.
La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 175

l’armée sans ordre, n’avait été prononcé, et, quand ils se sont réunis en
centurie ou décurie, eux mêmes de leur propre volonté et entre eux, c’est-
à-dire les cavaliers en décuries et les fantassins en centuries, juraient de ne
pas partir sous l’effet de la fuite ou de la peur et de ne pas rompre le rang
si ce n’est pour prendre ou récupérer des armes, pour attaquer un ennemi
ou pour sauver un citoyen. Cet engagement pris volontairement par les
soldats entre eux a été porté devant les tribuns comme une contrainte
légale par un serment (le ius iurandum) (57).
Ces considérations disciplinaires finirent par être intégrées dans le
sacramentum, qui était à l’époque de César un serment de fidélité envers le
général. Le dictateur décrit plusieurs évènements dans son De Bello ciuile,
qui laissent transparaître la nouvelle nature du sacramentum. Par exemple,
lorsque Corfinium fut prise, César intégra dans ses armées certaines troupes
adverses après leur avoir fait prêter serment devant lui (apud se) (58). Denys
d’Halicarnasse confirme cette interprétation des lignes de César, en ne
laissant planer aucun doute : «  les soldats jurent à leur chef d’être fidèles
et de le suivre partout  » (59). L’extrait de Tite-Live, cité ci-dessous, prouve
quant à lui qu’à partir d’une époque le sacramentum comportait bien des
considérations disciplinaires mais surtout met en évidence que les soldats
juraient plus précisément fugae atque formidinis ergo non abituros neque ex
ordine recessuros nisi teli sumendi aut petendi et aut hostis feriendi, aut ciuis
seruandi causa. Les circonstances menant à une décimation figurèrent donc
à une époque dans le sacramentum. En effet, l’abandon de poste, des armes
et la fuite sont les causes originelles de la décimation décrites par Polybe (60).
à partir d’une certaine époque, les milites juraient donc de ne pas se rendre
coupables des délits qui les mèneraient à une décimation.
Par le ius iurandum/sacramentum, le soldat adhérait au système de
l’armée et à la sévérité de sa disciplina. Cl. Nicolet met en avant trois raisons
rendant compte de ce phénomène (61). Tout d’abord, Polybe explique que la
discipline romaine n’impliquait pas seulement des punitions mais également
des récompenses et des avancements (62). Les soldats pouvaient donc se
sentir responsables de la discipline et, en y adhérant, ils pouvaient également
espérer en profiter. Ensuite, le miles restait tout de même un citoyen qui,
d’une manière ou d’une autre, arriverait toujours à se faire entendre, ne fût-ce
que dans la vie civile par les élections. Enfin, la sévérité de la discipline ne
s’appliquait pas qu’aux simples soldats mais bien à l’ensemble de l’armée,
c’est-à-dire aussi bien aux soldats qu’aux officiers moyens (centurions) et
même supérieurs comme les tribuns, les préfets, les légats etc. Ainsi, Tite

 (57)  Tite-Live, XXII, 38.


 (58)  César, De Bello ciuile, I, 23, 5. Milites Domitianos sacramentum apud se dicere
iubet atque eo die castra mouet. « Il ordonne que les soldats de Domitius disent le sacra-
mentum/le serment et il lève le camp ce jour là ».
 (59)  Denys d’Halicarnasse, XI, 43, 2 : ὅ τε γὰρ ὅρκος ὁ στρατιωτικός, ὃν
ἁπάντων μάλιστα ἐμπεδοῦσι Ῥωμαῖοι, τοῖς στρατηγοῖς ἀκολουθεῖν
κελεύει τοὺς στρατευομένους, ὅποι ποτ´ ἂν ἄγωσιν.
 (60)  Polybe, VI, 38.
 (61)  Nicolet, 1976, p.143-149.
 (62)  Polybe, VI, 37-39.
176 J. Hénaut

Live rapporte qu’en 471, avant de procéder à la décimation, Appius fait


décapiter les centurions et les duplicarios. En 49 a.C.n., César aurait impliqué
un centurion dans la décimation et, en 39 a.C.n., Calvinus aurait même
condamné à mort un centurion primipile. Valère Maxime a, par ailleurs,
rassemblé dans ses Factorum dictorumque memorabilium les exemples les
plus célèbres de la sévérité militaire, qui n’épargne pas même les fils ou les
frères des généraux (63).
Il convient également d’aborder la question des chefs des armées dans
l’étude de la décimation et par extension de la discipline militaire. La
décision d’appliquer le châtiment de la décimation incombe aux détenteurs
de l’imperium militiae. Ce pouvoir militaire suprême, qui ne s’applique
qu’en dehors du pomerium, est à distinguer de l’imperium domi à Rome. En
effet, l’imperium militiae incluait «  un pouvoir de coercition capitale  » (64)
qui était symbolisé par une hache que l’on rajoutait aux faisceaux portés par
les licteurs du magistrat suprême lorsqu’il était sorti de l’enceinte sacrée de
Rome. Ces faisceaux, composés des verges et de la hache, symbolisaient le
pouvoir de punir des consuls, dont la procédure traditionnelle était constituée
d’une flagellation suivie d’une décapitation. Suite aux leges Valeriae, ce
droit de mort arbitraire fut retiré aux consuls à Rome (domi) par le ius
provocationis, que nous développerons ci-dessous. Si certaines sentences
militaires dont la décimation et la bastonnade pouvaient être décidées par un
conseil des tribuns, comme en témoigne Polybe, καθίσαντος δὲ παραχρῆμα
συνεδρίου τῶν χιλιάρχων κρίνεται, κἂν καταδικασθῇ, ξυλοκοπεῖται (65),
c’était au nom de leur commandant détenteur de l’imperium (66). Ce dernier
pouvait cependant parfaitement se passer de l’avis des tribuns et ordonner
de manière arbitraire la mort de soldats sous son commandement comme
ce fut le cas dans l’ensemble des attestations de décimation recensées dans
la littérature (67). Nous avons vu plus haut que le sacramentum avait évolué
au fil du temps pour devenir à l’époque de César, un serment de fidélité
envers le commandant des armées. Ainsi, « le citoyen devenu soldat se met
à la disposition du détenteur de l’imperium » (68). Le soldat accepte alors un
pouvoir de décision arbitraire qui pourra le condamner à mort (69).

 (63)  Valère Maxime, II, 7, 1-15.


 (64)  Lovisi, 1999, p.157.
 (65)  Polybe, VI, 37  : «  Après que l’assemblée des tribuns s’est réunie sur le champ,
elle juge et, s’il est reconnu coupable, on procède à la bastonnade ».
 (66)  Cosme, 2003, p. 303-304.
 (67) Mais tous étaient détenteurs d’un imperium militiae en tant que consuls (Appius
Claudius Sabinus en 471 a.C.n., Fabius Rullianus en 395 a.C.n., Marc Antoine en 44 a.C.n.),
proconsuls (Marcus Licinius Crassus en 71 a.C.n., Calvinus en 39 a.C.n., Lucius Apronius
en 20 p.C.n.), dictateur (Jules César en 49 a.C.n.), Triumviri Rei Publicae Constituendae
(Octavien en 34 a.C.n. et Marc Antoine en 36 a.C.n.) ou enfin empereur (Galba en 68
p.C.n.). Broughton, 1968.
 (68)  Cosme, 2003, p.303.
 (69)  Denys d’Halicarnasse, XI, 43. ὅ τε νόμος ἀποκτείνειν ἔδωκε τοῖς
ἡγεμόσιν ἐξουσίαν τοὺς ἀπειθοῦντας ἢ τὰ σημεῖα καταλιπόντας ἀκρίτως·
«  En outre, la loi a donné aux chefs la liberté de tuer sans jugement ceux qui n’ont pas
obéi ou ceux qui ont abandonné les étendards ».
La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 177

La décision arbitraire d’un commandant d’armée d’appliquer la sentence


de la décimation pouvait entrainer la mort de plusieurs dizaines de citoyens
romains. Il convient alors de préciser comment ce genre de punition était
possible en toute légalité dans les institutions romaines. Les citoyens romains
“civils” (à Rome, domi) disposaient, par les leges Valeriae, d’un droit d’appel
devant le peuple (ius provocationis), en cas de condamnation à mort (70).
Cicéron rapporte que Valerius propose une loi ne quis magistratus ciuem
Romanum aduersus prouocationem necaret neue uerberaret (71), description
qui est confirmée par Valère Maxime (72). Selon Cl. Lovisi (73), Tite Live apporte
une nuance lorsqu’il écrit Valeria lex, cum eum qui provocasset virgis caedi
securique necari vetuisset (74). La loi Valeria n’aurait alors concerné que les
exécutions à la hache qui était précédée d’une flagellation accessoire et non
pas les deux châtiments, indépendants dans la tradition romaine, qu’étaient
la flagellation et la peine capitale. Toujours est-il que les leges Valeriae furent
complétées par les leges Porciae, vraisemblablement au début du IIe siècle
a.C.n. (75). Cette nouvelle série de lois lève le doute, introduit par Tite Live
dans l’extrait précédent, concernant l’interdiction de la flagellation en tant que
châtiment indépendant puisque le même auteur écrit cette fois Porcia tamen
lex sola pro tergo ciuium lata uidetur quod graui poena si quis uerberasset
necassetue ciuem Romanum, sanxit (76). La particule -ue ne laisse aucun doute
quant à la séparation des deux circonstances. L’extrait de Cicéron Porcia lex
virgas ab omnium civium romanorum corpore amouit confirme ce contenu des
leges Porciae (77). Mais ces lois modifièrent également la topographie du droit
de provocatio. Au IIe siècle a.C.n. ce droit aurait alors été étendu aux armées.
Cette nouvelle caractéristique est illustrée par le denier de P. Porcius Laeca,
qui commémorerait l’évènement en représentant un homme armé dans son
centre tendant le bras vers un togatus à gauche, tandis qu’un licteur s’approche
de lui par la droite (78). La scène est surmontée par la légende : provoco.
Mais l’application effective du droit de provocatio pour les citoyens servant
sous les étendards fait l’objet de débats parmi les chercheurs, notamment
autour de la décimation. Selon plusieurs savants, le ius provocationis ne
s’appliquait pas aux décimations (79). Lors de ces dernières, l’exécution se

 (70)  Cosme, 2003, p.304 ; Goldberg, 2015, p.8 ; Lovisi, 1999, p.200-203 ; Nicolet,
1976, p.148. Ces lois sont datées de 509, 449 et 300 a.C.n.
 (71)  Cicéron, De la République, II, 3. Pour qu’un magistrat ne fasse plus périr ni ne
frappe de verges un citoyen romain à l’encontre de la provocatio (donc à l’encontre du ius
provocationis).
 (72)  Valère Maxime, IV, 1, 1 : ne quis magistratus civem Romanum adversus
provocationem verberare aut necare vellet.
 (73)  Lovisi, 1999, p.200.
 (74)  Tite Live, X, 9 : « La loi Valeria alors qu’elle avait interdit que celui qui use de
la provocatio soit frappé de verges et tué de la hache ».
 (75)  Goldberg, 2015, p.8 ; Lovisi, 1999, p. 210.
 (76)  Tite Live, X, 9 : « Cependant seule la loi Porcia semble avoir été apportée pour la
protection des citoyens parce que, si quelqu’un frappe de verges ou tue un citoyen romain,
elle le punit d’une lourde peine. »
 (77)  Cicéron, Pro C. Rabirio, IV, 12 : « La loi Porcia a éloigné les verges du corps de
tous les citoyens romains ».
 (78)  Crawford, 1974, vol.1, p.313-314.
 (79)  Cf. Nicolet, 1976, p. 148 ;� Lovisi, 1999, p. 216-217 ; Cosme, 2003, p. 303-304.
178 J. Hénaut

faisait par la bastonnade, rapporte Polybe (80). Or, pour Cl. Lovisi (81), ce type
d’exécution échappait aux restrictions imposées par la loi Porcia car «  les
modalités de ce genre de mise à mort rendaient la responsabilité de la mort
très diffuse : l’armée entière y participait et l’individu pouvait théoriquement
en réchapper ». Selon Cl. Nicolet, les décimations postérieures au IIe siècle
a.C.n. sont précisément la preuve que le ius provocationis n’était pas respecté
à la lettre dans les armées (82). Cependant, Ch. Goldberg émet l’hypothèse
inverse en se basant sur la chronologie des différentes attestations de la
décimation (83). Il est vrai que, si l’on fait exception du cas d’un certain
Aquilius (84), la littérature ne nous rapporte plus de cas de décimation depuis
les guerres samnites jusqu’à la révolte servile de Spartacus. Pour lui, cela
prouve qu’à une époque les généraux n’ordonnaient plus de décimations car,
conformément à la loi Porcia, ils renvoyaient à Rome les soldats devant être
exécutés, afin qu’ils usent de ce droit d’appel face au peuple. Il formule alors
l’hypothèse que le châtiment aurait été réutilisé en raison de circonstances
exceptionnelles. Ainsi, la révolte de Spartacus et les guerres civiles auraient
représenté des situations si troublées et pressantes que les généraux auraient
négligé les droits protégeant les citoyens romains. Dans tous les cas, nous
constatons donc que le ius provocationis n’était généralement pas appliqué
dans le cadre de la décimation et que, s’il l’a été, ce ne fut que durant une
période fort limitée.
Pourtant, la décimation ne passe pas pour un châtiment de dernier recours,
qui se justifierait par des situations militaires désespérées dans lesquelles
se seraient retrouvés certains commandants d’armée. Même si plusieurs
d’entre elles ont été ordonnées à la suite de défaites (85), ce ne fut jamais
après une bataille décisive que les commandants d’armée se seraient laissés
emporter par la rage du désespoir en ordonnant que l’on décime ceux qu’ils
estimaient coupables. Bien souvent, il ne s’agissait que d’escarmouches. En
71 a.C.n., si Marcus Crassus remit la décimation en usage, ce n’était pour
punir qu’un détachement de son armée qui avait mené une bataille contre
son ordre (86). En 39 a.C.n. Calvinus ne décima que deux centuries suite à
une embuscade tendue par les Cerretani (87). En 36 a.C.n., c’était en raison
d’une sortie des Mèdes, lors du siège de Praaspa, au cours de laquelle le
rempart fut brûlé, que Marc Antoine décida de décimer deux cohortes qui
étaient chargées de protéger les travaux (88). Même si la campagne de Marc
Antoine fut un échec, cette contre-attaque lors du siège de Praaspa ne fut pas
non plus décisive. Il en va de même pour l’épisode de la décimation de 20
p.C.n. En effet, Lucius Apronius ne décima qu’une seule cohorte qui, par sa

 (80)  Polybe, VI, 37.


 (81)  Lovisi, 1999, p. 217.
 (82)  Nicolet, 1976, p.148.
 (83)  Goldberg, 2015.
 (84)  Frontin, IV, 1.
 (85)  Celles ordonnées par Appius Claudius en 471 a.C.n., par Crassus en 71 a.C.n.,
par Calvinus en 39 a.C.n., par Marc Antoine en 36 a.C.n. et par Lucius Apronius en 20
p.C.n.
 (86)  Plutarque, Crassus, 10.
 (87)  Dion Cassius, XLVIII, 42.
 (88)  Dion Cassius, XLIX, 26-27 ; Frontin, IV, I. ; Plutarque, Antoine, 39.
La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 179

fuite, avait provoqué la mort du commandant de son fort, Decrius (89). Seule


la décimation de 471 a.C.n. semble avoir été ordonnée à la suite d’une défaite
importante tant d’un point de vue stratégique que du point de vue des forces
en présence (90). Cependant, l’authenticité de cet évènement, censé avoir eu
lieu au Ve siècle a.C.n., peut être trop facilement remise en cause pour que
nous considérions cet exemple comme une exception aux cas précédents. Les
autres décimations, dont le contexte a été rapporté par les auteurs de manière
précise, ont été ordonnées lors de guerres civiles. En 49 a.C.n. Jules César
décima quelques fortes têtes lors d’une mutinerie de la IXe légion près de
Plaisance (91). En 44 a.C.n., Marc Antoine organisa une décimation à Brindes
car ses hommes menaçaient de rejoindre Octavien (92). Enfin, en 68 p.C.n.
lors de son entrée dans Rome, Galba aurait appliqué ce châtiment contre
les anciens marins de la légion I adiutrix, qui lui réclamaient des étendards
et refusaient de reprendre leur affectation précédente. Bien que les guerres
civiles en elles-mêmes aient été extrêmement délicates à gérer pour les
généraux, encore une fois les situations ne passent jamais pour désespérées.
à ces différents instants de leur tentative respective de prise de pouvoir, Jules
César, Marc Antoine et Galba étaient en position de force. Dans ces trois
cas, l’usage de la décimation ne se justifie, selon nous, que par la volonté de
ces généraux d’illustrer leur détermination implacable face à quiconque se
mettrait en travers de leur chemin.
L’étude de ces circonstances prouve donc que la décimation n’était pas
une réaction irrationnelle de la part de commandants d’armées face à des
situations désespérées qui leur auraient complètement échappé. Cette puni-
tion était bien un châtiment légal qui fait partie de la disciplina traditionnelle
romaine à laquelle adhère chaque soldat/citoyen, notamment par le sacra-
mentum, et dont l’application incombe au détenteur de l’imperium. Cette
vision des choses nous semble être confortée par la réputation qu’avait ce
châtiment chez les auteurs anciens.

La perception de ce châtiment par les Anciens

Le fait que la vie des condamnés dépende d’un tirage au sort rend la
décimation difficilement concevable : elle passe ainsi pour cruelle dans notre
société actuelle. C’est pourquoi il nous a paru intéressant de nous poser la
question de la perception qu’ont pu en avoir les Anciens. Bien qu’a priori cet
acte puisse paraître profondément cruel et injuste, ce procédé offre un aspect
pratique : le tirage au sort permet d’inclure tout le monde dans la punition,
sans que les pertes ne soient trop importantes, comme le précise Polybe (93).
La décimation n’est donc pas le fruit d’une forme de cruauté mais d’un
pragmatisme typiquement romain. Quant à sa perception par les Anciens,
ce sont les adjectifs utilisés par certains auteurs qui en donnent une idée.

 (89)  Tacite, Annales, III, 20-21.


 (90)  Denys d’Halicarnasse, IX, 50 ; Tite Live, II, 59.
 (91)  Appien, Guerres civiles, II, 47.
 (92)  Appien, Guerres civiles, III, 43.
 (93)  Polybe, VI, 38. Cf. p. 172.
180 J. Hénaut

Ainsi, Suétone utilise le terme seuerissime (très sévèrement) pour parler de


la manière dont Auguste maintint la discipline dans l’armée (94). Lorsque
Appius décide de décimer ses soldats en 471 a.C.n., Tite-Live rapporte qu’il
s’emporte contre ses soldats haud falso (non sans raison) car ils avaient
trahi leur commandant en prenant la fuite à plusieurs reprises (95). Plutarque
évoque l’αἰσχύνη , c’est-à-dire la honte, le déshonneur qui sont attachés à
ce genre de mort (96). Tacite quant à lui, qualifie les victimes de la décimation
de 20 p.C.n. de cohors ignominiosa, c’est-à-dire de cohorte couverte de
honte (97). Cette punition est donc considérée comme honteuse mais pour les
soldats. Ainsi, comme l’écrit Fr. Chamoux dans sa biographie consacrée à
Marc Antoine : «  La tradition de l’armée romaine admettait la légitimité
d’un tel châtiment et la popularité du général ne fut pas entamée, bien au
contraire » (98).
Un autre extrait de Tacite illustre le fait que les Anciens avaient conscience
du caractère implacable du châtiment de la décimation.
At quidam insontes peribunt. Nam et ex fuso exercitu, cum decumus
quisque fusti feritur, etiam strenui sortiuntur. Habet aliquid ex iniquo omne
magnum exemplum, quod contra singulos utilitate publica rependitur. (99)
Mais certains, innocents, vont mourir. De fait, dans une armée en désordre,
lorsqu’elle est décimée par la bastonnade, même des courageux sont tirés
au sort. Tout grand exemple a quelque chose d’injuste, qui, exercé contre
des individus, est compensé par l’intérêt général.
Par ce discours, mis dans la bouche de C. Cassius Longinus, Tacite montre
que dans l’esprit romain, les problèmes d’injustice liés au tirage au sort sont
compensés par l’utilitas publica. La décimation est donc un mal nécessaire
et un général y procédant peut passer pour sévère mais cet adjectif n’est pas
péjoratif car il est en accord avec les lois et le mos maiorum. Par contre,
mettre en place ce châtiment est honteux pour les soldats car cela signifie
qu’ils n’ont pas respecté leur engagement d’obéir au général ou bien qu’ils
se sont comportés en lâches. Ils ont fait preuve d’un manque de virtus, honte
suprême pour un citoyen romain qui ne peut alors mériter que la mort.

Conclusion

La décimation est un châtiment typique de l’armée romaine qui consistait,


dans un premier temps, à exécuter par la bastonnade un homme sur dix,
dans un second temps, à stigmatiser les survivants par l’exclusion du camp
et par un rationnement de farine d’orge, nourriture ordinairement destinée
aux animaux et aux esclaves. L’intérêt de cette punition était double. Non
seulement l’unité ayant fauté était épurée de ceux considérés comme lâches

 (94)  Suétone, Auguste, 24.


 (95)  Tite-Live, II, 59.
 (96)  Plutarque, Crassus, 10.
 (97)  Tacite, Annales, III, 21.
 (98)  Chamoux, 1986, p.294.
 (99)  Tacite, Annales, XIV, 42.
La décimation : une réponse légitime des généraux romains ? 181

ou insubordonnés par leur général mais ce spectacle effrayant servait aussi


d’avertissement aux autres soldats en présence (100). Ce type de punition se
justifiait pleinement aux yeux des Romains. Celle-ci était en effet en accord
avec leur droit militaire : ordonner une décimation fait partie des prérogatives
d’un détenteur de l’imperium militiae et les soldats y consentent par le
sacramentum qui, au fil du temps, comporta des considérations disciplinaires.
En outre, cette punition est en accord avec la mentalité des Anciens, telle
qu’elle transparaît dans la littérature : ils y voient un mal nécessaire et ne
qualifient de honteuses que les victimes de la décimation. Loin d’être l’acte
irrationnel de quelques généraux isolés, la décimation est donc un châtiment
légal né d’un pragmatisme typiquement romain et permettant de punir
efficacement un nombre conséquent de soldats tout en limitant les pertes.

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 (100)  Polybe qualifie le spectacle de la décimation de καταπληκτική (VI, 38) en


raison du procédé de tirage au sort et de la bastonnade qui s’ensuit.
182 J. Hénaut

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