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Le théâtre comme lieu de reconnaissance et de résistance

— Entretien avec Fausto Paravidino, Dramaturge Italien


critical-stages.org/6/le-theatre-comme-lieu-de-reconnaissance-et-de-resistance-entretien-avec-fausto-
paravidino-dramaturge-italien/
March 8,
2016

Propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon [1]

ABSTRACT:

Born in Genoa in 1976, Italian playwright Fausto


Paravidino is the author of dozens of plays which he
has staged with his own company and in which he
sometimes performs himself. He attended the Teatro
Stabile di Genova theatre school and worked with Jurij
Ferrini’s company, performing in numerous plays by
Shakespeare and Harold Pinter, as well as in Italian
films. He is one of the most prominent representatives
of the new generation of playwrights in Europe. Among
his works:Poultry Shears, Still Life in a Ditch, Two
Brothers, The Illness of Family M., Genoa 01, Peanuts,
Morbid, The Journal of Mariapia. His plays have been
translated and performed in many European
countries.
Italian playwright Fausto Paravidino

Quel théâtre écrire pour répondre au discours


politique falsifiant la réalité et pour montrer le pouvoir se donnant en représentation ?
Comment dans une société de spectacle, dans l’Italie de Berlusconi, révéler en chacun sa
singularité et lui permettre de se reconnaître dans le désarroi, dans la solitude face au
mensonge du pouvoir, éprouvés par ses semblables ? Comment le théâtre peut-il créer une
communauté résistant à la sensation de vide, d’impuissance ? Voici quelques unes des
questions qui sous-tendent la démarche de Fausto Paravidino.

Né à Gênes en 1976 Fausto Paravidino est auteur d’une douzaine de pièces qu’il met en
scène avec sa propre compagnie et dans lesquelles il joue parfois lui-même. Il est
aujourd’hui un des représentants les plus marquants de la nouvelle génération des
dramaturges européens.

Parmi ses pièces : Ciseaux à volailles, Natures mortes dans un fossé, Deux frères, La maladie de
la famille M., Gênes 01, Peanuts, Morbid, Le journal de Mariapia.

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Les pièces de Fausto Paravidino sont traduites et jouées dans de nombreux pays d’Europe
et ailleurs, plusieurs d’entre elles ont été créées en France.

En janvier 2011 il a mis en scène La maladie de la famille M. [2] au Théâtre du Vieux Colombier
de la Comédie-Française.

Le théâtre de Fausto Paravidino n’est pas un théâtre d’idées, il cherche à débusquer dans
des situations et événements réels ces petites choses, en apparence insignifiantes,
révélatrices de l’âme humaine, de la singularité des êtres humains. Fausto Paravidino ne se
coule pas dans les tendances à la mode, chaque pièce correspond à la recherche d’une
forme dramatique toujours en adéquation totale avec le sujet.

Dans La maladie de la famille M., sur le mode d’une farce tragique, il aborde un cas de
maladie singulière dont souffre la famille M., métaphore révélatrice d’une pathologie qui
ronge notre société. Sous le regard d’un médecin de famille, les protagonistes déboussolés,
aux prises avec leurs incertitudes, leurs douleurs, leurs peurs, vont s’empêtrer dans des
situations tragi-comiques. Pas de happy end possible ni de remède miraculeux au mal qui
agite et fait exploser le microcosme familial.

La maladie de la famille M de Fausto Paravidino. Mise en scène de Fausto Paravidino. Théâtre du Vieux Colombier, 2011
© Christophe Raynaud de Lage.

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Fausto Paravidino transpose dans La maladie de la famille M . la réalité dans une fiction, mise
en abyme du récit d’un médecin de famille. L’histoire banale d’une famille quelconque dont
il condense, grossit les traits, composée de Luigi, le père, dont la mémoire s’altère, de ses
deux filles Marta, chargée depuis la mort de sa mère de faire marcher la maison, Maria
amoureuse de Fulvio doutant en même temps de la sincérité des sentiments de celui-ci,
Gianni, le cadet, bon à rien, enfin Fulvio et son ami Fabrizio qui n’hésite pas à saisir
l’opportunité de remplacer son ami auprès de Maria.

La culpabilité ronge la famille depuis le suicide de la mère dont la responsabilité est rejetée
sur le médecin par le père tyrannique qui commande à tout le monde, soucieux des
apparences et de l’ordre moral. Maria et Gianni tentent de s’en échapper, l’une dans une
histoire d’amour, l’autre dans le jeu et l’alcool. Tous fuient le réel, incapables d’affronter la
vérité, le tragique, la mort, leurs peurs. Tous demandeurs d’amour, de tendresse mais
incapables d’en donner, d’exprimer leurs sentiments.

Comme des personnages tchékhoviens ils rêvent de partir, de vivre mieux, autrement,
ailleurs. Mais ils restent là comme scellés par le deuil, toujours à faire, du suicide de la mère,
jusqu’à ce que ne survienne une nouvelle catastrophe, l’accident et la mort de Gianni.

Fausto Paravidino montre dans cette pièce une société incapable de s’assumer, où rien n’a
de consistance, rien ne porte à conséquence.

Vos pièces s’inspirent directement ou indirectement de situations et d’événements réels en prenant


souvent une distance vis-à-vis d’eux. Quel est votre rapport au réalisme en tant qu’auteur et metteur
en scène ?

Je suis tout à fait d’accord avec Dostoïevski qui dit que la réalité est toujours plus
surprenante que la fiction. Le vrai univers imaginaire, ce qu’on appelle la fiction, je le trouve
dans la réalité.

Il y a une différence entre le réalisme, le concret et le naturalisme, c’est-à-dire la banalité,


l’imitation, la reproduction de la vie, du monde. Cette différence réside dans la compression.
Hitchcock disait qu’il coupait les morceaux moins intéressants de la vie qu’il montrait.

Dans mes pièces les scènes viennent de la réalité, mais elles sont compressées. Le plus
grand artiste de la compression c’était Shakespeare, on le voit dans sa façon d’utiliser le
temps, les relations entre les personnages. La difficulté dans l’écriture et sur le plateau est
de trouver comment compresser sans rendre l’histoire incompréhensible.

Dans La maladie de la famille M. vous recourez à la fois à la métaphore et à la mise en abîme de


l’histoire qui est racontée par le médecin de famille, personnage qui fait référence en même temps à
votre milieu familial (vos parents étaient tous les deux médecins) et à Tchekhov. Dans quelle
mesure vous projetez-vous dans le personnage du médecin qui a un point de vue extérieur sur
l’histoire tout en en étant un des protagonistes ?
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Je me suis en effet projeté dans le personnage du médecin mais j’ai compris cela à la fin de
l’écriture de la pièce quand il se demande pourquoi il a raconté cette histoire.

C’est évidemment une question de l’auteur.

Mais il y a aussi quelque chose de moi dans d’autres personnages : dans Gianni, le frère
cadet qui ne supporte pas le poids de la famille ou encore dans Fulvio et Fabrizio. Au-delà
de cela, il y a bien sûr dans la pièce des influences littéraires, Tchekhov par exemple.

Dans Gênes 01, écrite peu après La maladie de la famille M., vous utilisez la forme du théâtre
documentaire qui montre directement les événements qui ont eu lieu pendant le G8 à Gênes.
Pourquoi ?

Entre ces deux pièces j’ai écrit Peanuts, qui est une pièce politique aussi, composée de
petites scènes réalistes. Elle a été très jouée dans beaucoup de pays d’Europe mais peu en
Italie où on ne m’aime pas trop le théâtre politique surtout quand il parle mal de nous.

J’ai été choqué par les événements de Gênes et je me culpabilisais de n’avoir pas été là au
moment où cela se passait.

Gênes 01 était ma façon de prendre parti, de m’engager dans la lutte politique, de


témoigner.

Je n’ai pas voulu utiliser le plateau du théâtre comme métaphore de ces scènes de
contestation et de violence, ni les acteurs jouant les personnages pour représenter les
protagonistes des événements parce que les événements de Gênes étaient déjà une
métaphore de la politique, du pouvoir qui se donnait en représentation avec ses grands
hommes : Chirac, Schröder, Poutine, Blair, Koizumi, Chrétien, et Berlusconi, le seul parmi les
8 qui soit encore au pouvoir aujourd’hui. Ils ne sont pas allés à Gênes pour faire de la
politique mais pour faire une photo, la publicité de leur politique. De l’autre côté il s’est créé
un grand mouvement d’opposants qui a manifesté et a échoué dans cette représentation. Je
ne voulais pas faire dans ma pièce une représentation d’une représentation. Alors j’ai eu
l’idée d’un théâtre sans théâtre, en me servant de la salle de théâtre comme lieu public où
les gens se rencontrent, se parlent, un espace privilégié pour le débat vivant qui a été
évacué de la place publique et relégué à la télévision. Nous sommes aujourd’hui exclus du
débat, réduits au rôle de spectateurs, assistant aux échanges d’opinions entre les politiques,
les spécialistes, les journalistes, sans aucune possibilité d’intervenir, de contester.

C’est pourquoi dans ma mise en scène de cette pièce, en deuxième partie du spectacle, il y
avait un débat. J’ai vu que les gens avaient toujours très envie de parler, même s’ils n’avaient
rien d’important ni de nouveau à dire.

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Que signifie pour vous l’engagement politique dans le théâtre, en l’occurrence en Italie qui est, peut
être plus que la France, la scène grotesque d’un cirque politique ? Que peut apporter le théâtre face
à cela ? S’il est important de témoigner, de dénoncer, est-ce suffisant ?

On confond souvent la tyrannie avec la dictature. Nous sommes en Italie dans une
République qui a une très bonne Constitution et un système institutionnel solide. Si dans la
dictature une personne a tous les pouvoirs d’État, dans la tyrannie l’intérêt d’un seul
individu devient l’intérêt de l’État. C’est le cas de Berlusconi pour qui sa personne et l’État
c’est la même chose.

Sa logique politique se résume ainsi : je suis le chef d’une grande entreprise qui a gagné
beaucoup d’argent donc je peux être un bon chef pour l’Italie. Les gens ont dit : oui, oui, bien
sûr, peut-être… et ils ont voté pour lui. Or l’Italie n’a pas besoin de chef mais d’un Président
du Conseil sérieux.

L’ignorance peut faire beaucoup de choses et Berlusconi y a énormément contribué avec


ses chaînes de télévision. Il a le pouvoir télévisuel.

Le théâtre politique ne peut rien faire contre cela, ce n’est pas son rôle. Il ne fait pas la
politique active. Elle s’exerce dans les lieux de pouvoir.

Beaucoup de gens, surtout ceux de gauche, désespérés par la politique actuelle, se sentent
seuls et impuissants devant la télévision, sans pouvoir réagir contre le discours irrationnel,
surréaliste de Berlusconi, bafouant tout raisonnement logique. Et le pire est que cela
devient vrai parce que c’est dit à la télévision.

Au théâtre on peut se reconnaître dans cette population en désarroi, impuissante, qui y est
représentée et ne plus se sentir seul. C’est une petite consolation. Je ne crois pas que le
théâtre puisse faire plus. Mais c’est déjà une façon de résister.

L’ordre éclate dans la famille M. après le suicide de la mère, les frustrations, les culpabilités, les
ressentiments et les refoulements s’amplifient au point de faire exploser ce petit monde. Il y a dans
la pièce un parfum tchékhovien qui apparaît aussi dans votre mise en scène…

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La maladie de la famille M de Fausto Paravidino. Mise en scène de Fausto
Paravidino. Théâtre du Vieux Colombier, 2011
© Christophe Raynaud de Lage.

C’est un huis clos avec des ouvertures vers l’extérieur qui est évoqué par quelques éléments
: banc, arbres, paysage enneigé et le regard porté sur cette famille par le médecin qui la
soigne.

Comme chez Tchekhov les personnages veulent s’arracher de ce lieu étouffant, de l’ordre
moral incarné par le père mais restent jusqu’à ce qu’un événement tragique, la mort du
jeune frère, ne fasse éclater le cocon familial. Les sœurs vont mettre le père à l’hospice et
partir chacune de son côté en prenant en plus la décision de ne pas chercher à se revoir.
C’est une sorte de divorce à l’amiable, pacifique. La pièce se termine sur une note d’espoir.

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En plus des personnages il y a trois protagonistes importants dans la pièce : l’heure de la
journée, la nature et la météo, le temps qu’il fait dehors. Ils sont présents dans ma mise en
scène dans le décor et à travers les interventions musicales du pianiste sur le plateau qui
crée, en contraste avec le jeu des acteurs, une dramaturgie musicale et sonore dans le
spectacle. Ce qui renforce encore le décalage du naturalisme. Son apport était très
important. Il a participé entièrement à l’élaboration, d’un bout à l’autre, de la mise en scène.
C’est la troisième fois que je travaille dans une si étroite collaboration avec un musicien.

Comment votre écriture depuis La maladie de la famille M. et Gênes 01, qui datent de 2000 et
2002, a-t-elle évolué ?

Après Gênes 01 j’ai fait un film et j’ai écrit des pièces pour la radio et le théâtre, très
différentes, dans lesquelles je parle de la politique et de la société de façon moins directe.
Les problèmes politiques, l’actualité qui, comme la technologie, vieillissent très vite, ont du
mal à devenir une métaphore pour parler des questions plus générales.

Dans ma dernière pièce, Le journal de Mariapia, j’aborde la question de la mort. J’étais très
proche de ma mère qui était médecin et qui est morte d’un cancer. J’ai vécu sa longue
souffrance, sa sensation de vide dans un no man’s land entre la vie et la mort qui est encore
pire que le cancer. Pour s’en arracher elle cherchait à s’accrocher à quelque chose et nous
avons écrit ensemble un journal de sa maladie sur cette sensation de vide. Elle y essayait de
répondre aux questions : qu’est-ce que c’est exactement ce vide ? Qu’est-ce qu’il y a encore
de vie dans ce vide ? J’ai écrit la pièce à partir de ce journal.

Je me suis rendu compte que ce thème de la sensation du vide, de l’absence de sens, était
déjà dans La maladie de la famille M., dans Gênes 01 et dans Peanuts. Il est toujours possible
de trouver un peu de bonheur mais c’est très difficile de trouver du sens.

[1] Irène Sadowska-Guillon est Critique dramatique et essayiste,


spécialisée dans le théâtre contemporain et Présidente de «
Hispanité Explorations » Echanges Franco Hispaniques des
Dramaturgies Contemporaines.
[2] Le texte de La maladie de la famille M. de Fausto Paravidino est
publié chez L’Arche Éditeur.

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