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Les origines canoniques du droit administratif par le Professeur Lz Bras _, Aucun groupe social ne subsiste sans une administration dont le “nom bien souvent se dissimule. Tous les grands peuples de PAn- tiquité ont connu un systéme de fonctions et de services publics, © qui a permis J’établissement des empires 1. Rome et Byzance, nourries de leurs legons transmirent 4 I’Occident une riche expé- »>tience 2, Les monarchies barbares en furent embarrassées puis © @blouies. Mais la véritable héritiére a été l’Eglise qui, dés P Anti- © quité, emprunta les formes et les régles dont, au xu siécle, elle > devait, sous le sceptre de la Papauté, faire ’'armature d’un nouvel Empire et le sujet d’une science que ses juristes ont créée. Cet appareil majestueux qui devait susciter Pimpatience ou _ Ia révolte des spirituels, et dont la théorie, desséchée dans les "godes et les manuels, rebute encore les séminaristes et les hommes © de loi, nous en évoquerons la jeunesse *. Elle s'est écoulée au temps d’une merveilleuse Renaissance, tandis que s’élevaient ~ Jes cathédrales et que triomphait la polyphonic. © Quelle occasion plus favorable pour ce regard sur les origines que Phommage rendu & un maitre qui 2 toujours cultivé Phistoire, “scruté les canonistes, mesuré la vitalité de principes et d’institu- tions dont il a fait sentir les rythmes et les harmonies dans un > enseignement exemplaire. “4 préhistoire de mieux en mieux connue, grace aux fouilles, et que Y'on insi- © nuera désormais, dans les cours de nos acultés, pour donner a nos administra~ © teurs une idée de la permanence des problémes et de la typologie des solutions. <= 2 Tableau des institutions administratives dans }e Manuel des antiquités | romaines de MoMMsEN-MARQUARDT-KRiGER ; dans Les institutions politiques 1} romaines, de L. Homo (1927). Nombreux travaux pour diverses périodes (ainsi, +. Srevenson, pour les Antonis ; SESTON, pour Dioclétien) et pour diverses régions. | Une nouvelle synthase rendra grand service. 8 La révolte contre l’administratif est un des traits de tous les réveils reli- gieux : bruyante ou contenue, elle est au coeur des apostoliques médiévaux et © contemporains. Quant Penseignement du droit adsiinistratif, il fut « longtemps considéré comme particulitrement morose ». Achille Msstre, L’évolution du ‘droit administratif (doctrine) de 1869 & 1919, Bulletin de la Société de législation “comparée, 1922, p. 248. ‘On s’explique le sentiment des apostoliques : mais la tristesse des étudiants Jaisserait supposer qu’il y cut naguére des maitres dépourvus du sens de la gran- deur historique, de la puissance pratique et des proportions musicales d’un droit dont vivent tous les citoyens du monde, méme ceux qui n’ont point charge de Tenseigner. 396 PROFESSEUR LE BRAS I : Le gouvernement de l’Eglise était encore bien embryonnaire que déja son administration se compliquait. Pour subvenir aux. besoins publics de la communauté primitive, il fallait des admi-. nistrateurs du culte et des auménes, qui sont les prétres et Jes. diacres. Dans la structure du monde romain s’introduisait. secrd- | tement un corps dont la croissance mettrait en question l’unité _ sociale. Aprés la paix constantinienne, les services publics se. eréérent & Pimitation de l’Etat ; la charité en accrut les formes, au profit de la société civile, tous ces établissements de bienfai- sance que Von appelle ptochia; enfin le territoire fut divisé en’ circonscriptions administratives : provinces, diocéses et paroisses: La chute de ’Empire fut comme amostie par ce réseau admi.- nistratif sur lequel pouvait reposer un nouvel ordre 1. . Pendant six siécles, ot le gouvernement subit bien des vicissi-. tudes, cette puissance administrative ne cessa de se fortifier : les paroisses se multipliaient, groupées au rx° siécle, en doyennés, en archidiaconés ; hépitaux et écoles assuraient le soin des infirmes ct la transmission du savoir. Et nous sommes enclin & penser que, dans les troubles du premier age féodal, ce fut l’administration - qui sauva le gouvernement de l’Eglise 2. Coe Quand la Réforme grégorienne et la seconde Renaissance’ eurent imposé la révision des anciennes formes du pouvoir et de_ Ja culture, ’Eglise dut résoudre, comme tous les Etats, les pros. blémes de son administration millénaire. Is se posaient avec une: ampleur exceptionnelle, 4 cause des dimensions de la Chrétienté: mais aussi avec des moyens exceptionnels : une législation ecumé- _ nique, des agents mobiles, des sanctions spirituelles et surtout une ‘science nouvelle que Rome et la Gréce fortifiaient °. + Ce vaste sujet de la construction administrative de I'Eglise dans Pantiquité: sera traité dans le tome LI (que préparent mes collégues Jean DAUVILETER et Jean Gaupemer) de I'Histoire du droit et des institutions de Eglise en Occident, * Comme en d'autres temps, la tradition ou la routine administrative entre- tint les cadres oti trop de chefs indignes ne gouvernaient plus que leurs sérails et, Jours seigneuries. Auguste Dumas décrit la débacle : L’Eglise au pouvoir des Taiques (1940), dans V' Histoire générale de ’Eglise, t. VIL. i 4 En préservant ['Eglise, Vadministration pontificale, diocésaine, paroissiale, * préservait la société civile, sauvant une.seconde fois Phéritage compromis par un morcellement pire que celui du ve sitele, puisque le partage au lieu des’accom:” plir entre quelques nations aboutissait 4 un fourmillement de seigneuries, * Voila bien réunics pour la premiere fois toutes les conditions d’un systéme’, complet et d’une science parfaite du droit administratif, A partir du xn siécle, et surtout de 1159 (date de Pavénement d’Alexandre IIT) la Papauté ne cesse de! régler par des lois universelles ou des décisions particulitres tous les problémes ” et elle codifie sa Iégislation (1234, 1298, 1317); ses Kgats silloanent la Chré- tienté ; les évéques publient des statuts synodaux : Eudes de Sux, évéque de* Paris, fut au début du xiut® siécle, l'un des initiateurs ; Pexcormunication et Pinterdit sanctionnent les ordres et les défenses ; la renaissance du droit. romain et de Varistorélisme, od I’Eglise eut une si grande part, fournissait dea textes (notamment ccux des trois derniers livres du Code) et une dialectique. ORIGINES CANONIQUES 397 L’Eglise restaurée s’appliqua d'abord & modeler tous les cadres de son activité quotidienne : circonscriptions et institutions. Entre le x1° et le xrv° siécle, la carte administrative de PEglise romaine fut pour longtemps remaniée. D’aprés quels critéres ? ‘Avant tout, Putilité publique. Jamais n’intervient la conception * géométrique ni le caprice privé : la paroisse est une zone humaine, dont l’Eglise sera facilement accessible A tous les habitants ; le diocdse, un canton oi des relations pourront s’établir sans peine entre évéchés et communautés locales ; la province, un ensemble homogéne de diocdses appartenant 4 la méme nation +, Tels sont les principes et application en fut aussi exacte que le permet- taient une excessive fidélité A la tradition et les obstacles poli- tiques ®, Tl était difficile @’imposer d’aussi intelligentes vues & la dis- tribution des établissements publics de bienfaisance et d’ensei- gnement, parce que leurs vrais fondateurs et hailleurs de fonds étaient des particuliers ou des villes. Cependant, la Papauté eut un certain souci de leur répartition raisonnable et si nous osons ce terme, de leur spécialisation °. Vorganisation monastique doublait, en quelque sorte Porga- nisation séculigre. Chaque maison, et 4 partir du x° sidcle chaque ordre, eut son administration techniquement divisée, rigoureu- sement hiérarchisée 4, ‘Ainsi la morphologie géographique et sociale de VEglise ne fut-elle point abandonnée au hhasard. Malgré les résistances du temps et de espace, elle recut des proportions qui contrastaient avec Venchevétrement des seigneuries et l’arbitraire des organisa- tions civiles. 1 La libert6 permit a I’Fglise cette distribution raisonnable. Pendant wn mil- Ignaire, elle avait accepté le legs romain des provinces et des dioceses, puisque 1a plupart deses circonscriptions sont calquées sur la provincia et la civitas la volonté des grands propriétaires pour Ia délimitation des paroisses, puisque la plupart des éelises rurales étaient baties pour la villa et la seignourie. Désormais la régle est posée que la paroisse est une zone humaine, c’est-a-dire agencée pour le service de toutes les communautés, avec une église accessible a tous les habi- tants ; que Ie diordse aussi est une zone humaine, désormais déterminée par les facilités de contact et de surveillance, que la province s’adaptera aux royaumes. On trouvera les prouves dans Les institutions ecclésiastiques de la Chrétienté (sous presse). { Qise double limitation a la herté de PEglise ont eu pour conséquenee Ie maintien d’évéques dans des cités mortes et Pacceptation de certains cadres inadéquats a la vie religieuse. 2 Fille surveille la carte des missions, la distribution des couvents, Vaffecta- tion des biens, Pexécution des programmes, le respect des statuts. ‘* L/organisation administrative des ordres, religieux notamment des Cister- cions, est un des sujets capitaux de lage classique. Si abondantes sont les legons que Pon en pourrait tirer qu’un savant belge, Lee MouLin consacre toute sa recherche a les dégager. 398 PROFESSEUR LE BRAS) i En chacun de ces organismes territoriaux ou sociaux, PEglis recounait un sujet de droit. Dés ses origines, elle avait affirm son autonomie et Vhostilité de Etat avait heureusément favo. risé sa prétention. Chaque église est une civitas. L’aptitude | posséder des biens lui est reconnue, encore que la plénitude droits n’appartiont qu’a Péglise épiscopale, & laquelle ‘se équipollés les monastéres. i Le droit classique de ’Eglise, menant & son terme le droit classique de Yancienne Rome, élabora, de concert avec les légistes, la théorie de l’universitas. Elle est incluse dans le Décret de'Gi tien. Elle se développe sous la pensée des docteurs originaux (si rares !) depuis Rufin et Huguccio jusqu’A Innocent TV e Hostiensis 1, i ade Lruniversitas n’est pas une personne analogue aux personne physiques : elle est un ensemble de droit individualisé sous’ le. nom d’une institution. Selon Innocent TV, un groupe hommes que des intéréts naturels ou une délibération commune agsocient en un groupe cohérent forment un collegium, volontaire| si une résolution unanime et libre le constitue ; nécessaire s'il xésulte de Ja naissance ou du domicile : rivé au territoire, il sera tenu pour réel. On a reconnu dans cette classification les associations de toute sorte, nées d’adhésions spontanées et les cellules adminis: tratives : citées ou communes. | EER Si 'Eglise universelle ne rapporte qu’au Christ sa personnalité, chacune des universitates qu'elle abrite ne doit son existence qu’a un acte de Vautorité. Diocése ou paroisse, église ou chapelle, monastdxe ou hépital, confrérie ou sodalité natt a la vie du droit par la volonté du supérieur compétent. Cependant, les circons- criptions politiques — colléges réels par localisation — furent, apsés débat, tenues pour validées par le jus gentium et quant aux colléges ‘volontaires, la loi autorise Ja formation sans procédure de certaines catégories. # Des Vinstant de sa naissance, l’universitas peut acquérir, s‘obliger, agir en justice. Sa responsabilité pénale, que le nomi- nalisme d’Innocent IV dénie, fut cependant admise, la\ poss bilité d’excommunication restant exelue 2. Ve 3 Sujets de droit ou personnes administratives : Ia notion dégagéd par les Remains, prend toute sa force chez les glossateurs et les canonistes. SAYIONY et Grerke lont montré. Voyer encore Ginter, La personnalité juridique en droi ecclésiastique, Maines, 1927 et sur la doctrine d’Innocent IV, Particle de Ti Rr. FINI. { boos * Achille Mesrre, Les personnes morales et le probléme de leur responsabilité pénale, these présentée a la Faculté de droit de Paris le 25 janvier 1899, Sur 360 pages, auteur en consacre 134 a Vhistoire et il utilise le droit classique di T’Eglise pour rendre intelligible le droit moderne des Etats, | af ORIGINES CANONIQUES 399 Le statut de chacune de ces personnes juridiques fut te chef- @euvre du droit canon : leurs biens constituent comme un lomaine, public, Jeurs administrateurs un corps de fonctionnaires, adaptation du sevenu des choses aux besoins des personnes se éalise dans le bénéfice. Tous les biens ecclésiastiques forment une masse soustraite u droit commun. Le fondement de ce privilége est T'affectation | religieuse : Dieu en a regu Phommage, et ils servent aux fins de glise selon leur nature, ou selon les vues légitimes de leurs igouverneurs, les intentions exprimées des fondateurs. L’utilité ‘publique des Sdales justifie leur usage : ils entretiennent le culte eet les pauvres. Enfin, leur loi fondamentale est V’'indisponibilité : Na prescription les épargne et Vinaliénabilité les conserve ; ils ‘ne seront donnés ou vendus que si l’autorité compétente permet [Topération tn vue d’un meillcur omploi des fonds . “| Longtemps avant que les Etats médiévaux n’eussent défini Ee statut de leur domaine, le droit canon avait posé non seulement [Jes principes généraux mais encore les régles minutieuses qui 4 concernent la délimitation, Vaffectation, administration, Vin- 4 disponibilité du patrimoine ecclésiastique *. i © Au service de I’Eglise, le clergé constitue un corps de fonction- aires, dont le statut a été dés P’Antiquité défini avec une pré- © \cision et une efficacité qui powraient susciter, s’ils avaient quelque ‘uste amour-propre, la jalousic des Etats. Aptitudes requises tt modes de recrutement ; interdit de cumul et de simonie ; levoir de discrétion et d’obéissance ; subsistance et avancement ; responsabilité et sanctions : il n’est guére de chapitre que le {droit classique ait omis de légaliser, et les docteurs de commenter. 4) Alors que les Etats séculiers, si complexe que fit leur systéme ‘administratif, se contentaient d’un empirisme lucide et se pas- aient de traités méthodiques, I’Eglise publiait ses codes des offices et des services, que l’on expliquait aux Ecoles *. Le rove de 'Eglise fut d’attribuer & chacune des fonctions un evenn stable. Ainsi se définit le bénéfice : dotation d’un office. : J i Systéme que PBglise n’a point inventé mais auquel nulle société a donné pareille ampleur : conforme a la raison, il promet au | gpirituel toute Vindépendance espérable & Pégard du temporel, “Ja gestion méme de la dot étant soumise A des régles impératives *. 1 On trouverait la référence & tous les textes fondamentaux dans le Lehrbuch | des Kotholischen Kirchenrechts de J. B. SAGMiLLER. 2 Encore la supériorité du droit canon (aux yeux d’un juriste) est queles prin- cipes du droit canon ne sont point jurisprudentiels mais \¢gaux. © Comparez les sources légales du droit administratif de 'Pglise et eclles des ‘monarchies médiévales : la disproportion est évidente, 4 Le systéme, si décrié a cause de ses imperfections et des abus, nous parait 400 PROFESSEDR LE BRAS | | * ag Gratien avait inauguré sa compilation de I’Ancien droit par un traité de ordinandis, vétement juridique de deux versets des Pastorales . Des textes relatifs aux cleres et au domaine s’épar- pillaient dans les deux autres parties du Décret. Un demi-sidcle plus tard, Bernard de Pavie, proposant le plan que devaient adop- ter désormais tous les codes, ordonnait en deux Livres, par séries cohérentes, toutes les matiéres d’un droit administratif 2, : Résumer cette masse de textes, ce serait composer une somme de la moitié du droit canon. Du moins sera-t-il profitable de rele- ver quelques articles précurseurs de nos codes modernes et sur lesquels pourrait s’exercer la réflexion de nos contemporains, A tel point que ’on nous soupgonnerait de dessein satirique a Pégard des institutions de la IVe République si Pappareil austdre de nos références n’excluait tout soupgon d’anachronisme et Cironie. La provision d’un office supposait sa vacance notoire®. Pour éviter des nominations arbitraires le droit canon fixait la capa cité requise des candidats. Tout chrétien pouvait accéder aux. plus hautes charges, pourvu qu’aucune inaptitude physique, morale ou intellectuelle ne Jui barrat Je chemin et: pour quelques. corps seulement, sa condition sociale 4, Un laic et de la plus, modeste extraction, pouvait, théoriquement, accéder au ponti- ficat supréme, et, en fait, beaucoup de papes sortaient des rangs du peuple pour s’élever au-dessus des rois. Les modes de reern. tement semblaient limiter le favoritisme : les bénéfices mineurs — paroisses, chapellenies — n’étaient ouverts qu’a des personnes qualifiées et la théorie du patronage bridait les caprices des anciens propriétaires d’église ®. Comme le bénéfice était viagor, le probléme de Pavancement ne posait guére que pour la dési- gnation des abbés, des évéques et du pape : Vélection rétablie et organisée par la Réforme grégorienne, paraissait offtir les meilleures garantiés. xeposer sur Je seul principe qui puisse soustraire le clerc ala servitude ct a la faim, Il était si naturel que les plus anciennes religions organisées le pratiqueient. Mil Cocquenmtar vient d’en montrer application sous Ia premiere dynastic de Babylone. _ Nous avons présenté dans un article des Mélanges Stutz cet accoutrement : PApotre Paul se trouvait ainsi patronner le statut des fonctionnaires, * Le Livre Ie contient Ia législation des offices ; le Livre IIT, celle des Béné- fices. On découvrirait la structure et Ja place du droit administratif dans lo schéma du Corpus juris canonici qui a souvent été desing. { Hy avait, en ces temps-la, beaucoup de soupirants sans scrupule. * Mais part les chapitres nobles, tous les postes étaient ouverts aux candi« dats qui remplissaient des conditions réalisables pour tout ehrétien, ® Elle ne Jaissait an patron que le droit de Présentation. | ORIGINES CANONIQUES 401 Quelle société régle avec plus de minutie les devoirs de ses fonctionnaires ? Is sont soumis 4 tout le statut de la cléricature et, en outre, au statut de leur ordre, de leur bénéfice. Chaque gouvernement, chaque corps a regu un copieux directoire. Les offices d’un évéché comme du Siége romain, d’un chapitre ou d’un monastére ne laissent 4 leurs titulaires que Vinitiative requise pour une activité saine, dans un réseau de prescriptions et d’interdits. A tous est imposée l’obéissance hiérarchique : ils doivent exécuter fidélement les ordres de leurs supérieurs et supporter humblement que leurs propres ordres soient réformés. La résistance aux commandements injustes fait l'objet d’une casuis- tique de ’évidence et de la responsabilité, dont le principe essen- tiel est qu’une disposition notoirement dangereuse pour le salut des Ames doit étre tenue pour non avenue. L’une des missions du fonctionnaire est le maintien de lordre. Chaque curé dans sa paroisse, chaque évéque dans son diocése, le Pape dans la Chrétienté veille A imposer Pobservance reli- gieuse, la régularité canonique et méme la salubrité publique. Accomplissement des devoirs dominicaux et pascaux, observa- tion des régles extérieures du mariage et du marché, isolement des lépreux : au curé incombe. tout ce qu’on appelle gouvernement spirituel des paroisses et qui est, en réalité, une police adminis- trative. L’évéque maintiendra dans tout le diocése Vordre des doyennés et archidiaconés, la paix des chemins, la soumission 2 Ja hiérarchie. Enfin, Vordre de. la province, de la Chrétienté reste Je souci constant du métropolitain et surtout du Saint Sitge dans un monde qui, contrairement aux vues idylliques, est ravagé par I’hérésie, les disputes et les fléaux temporels. La bonne marche du systéme est théoriquement assurée par le contréle, la justice et la police. Un systéme d’inspections hiérarchiques devait tenir en haleine tous les fonctionnaires. Le nom méme de Pévéque signifie son devoir de surveillance. A peine formés les dioctses et conclue la paix constantinienne, les évéques ont tenu pour une des obliga- tions essenticlles de leur charge la visite périodique du diocese. Sous les Carolingiens, elle est Poccasion d’une sorte de gouverne- ment et l’administration ambulatoire. Le droit classique accorde un an ou deux a I’évéque pour parcourir tout son territoire, en personne ou par délégué. 1 fixe les temps et les liewx, le montant des procurations, Depuis ‘longtemps les chapitres de inspection étaient décomposés en titres et questions. B&timents, mobiliers, comptes de gestion ; vie des cleres et des laics : le temporel ct le spirituel devaient étre vérifiés, les défauts corrigés par des peines et par des ordonnances. A V’intérieur du diocése, larchidiacre et le doyen secondent I’évéque dans sa mission de surveillance, et des textes nombreux leur enseignent toute la charte de leurs sévérités, Au-dessus de tous les évéques, le Pape est le contré~ 402 PROFESSEUR LE BRAS i leur supréme. Il exige des rapports écrits et verbaux, il envoie des . légats stables ou temporaires t. ‘ * * * On n’imagine point une administration contindiment paci- fique, ot les ordres sont accueillis avec joie, voire avec indiffé- rence. Il arrive que ’évéque ait a déplorer administration d’un curé ou d’un chapelain, le curé ou le fidéle, & soupconner un abus de pouvoir de l’évéque. Alors s’ouvrira devant eux le champ mal clos du contentieux. Un contenticux administratif, on ne saurait le trouver sous une forme indépendante et articulée pendant lage classique. Mais beaucoup de difficultés qui pourraient se traiter devant les tribunaux judiciaires trouvent dans administration épiscopale leur solution. De méme, beaucoup de plaintes des cleres et des fidéles s’exprimeront hors des formes de l’ordre judiciaire. Les innombrables suppliques adressées au Pape, les simples querelles et les gravamina, qui sont des appels extra-judiciaires, évitent tout Pappareil de la procédure pour confier & un chef supérieur Pexamen d’une cause. II s’agit la de recours, dont beaucoup visent Pexeés de pouvoir, et qui maintiennent sans dogmatiser la dis- tance traditionnelle du judiciaire et de 'administratif *. Quand le contréle et la justice ne suffiront point A maintenir Pordre, la police interviendra sous la forme des censures : excom- munications, suspenses, interdits et dans les cas exceptionnels déposition, dégradation qui plus graves qu’une révocation, dépouillent le clere de son honneur. * ae On ne saurait dire qu’un systéme qui valut aux monastéres, aux dioc’ses et A I’Eglise universelle tant de chefs prestigieux, ait totalement trahi ses promesses. Il souffrait, cependant, dés Porigine de quelques infirmités, il se pervertit par un mouvement dont la logique Iaisse présumer une constante de I’histoire. Le fonctionnaire est doté : mais dés Vorigine, l’échelle des salaires crée un double malaise. Trop faibles a la base, ils incitent 4 la négligence, au cumul et aux accessoires ®, Trop élevés, au 2 Le eontrdle, auquel nous attachons pour notre part une importance capi tale, a été peu étudié, sauf l'action des Iégats. Tout le réglement des visites méri+ terait une étude approfondie. ® Encore un bon sujet d’étude. Les Regesta publiés par "Ecole frangaise de Rome suffiraiont & en alimenter les premiers volumes. 5 Beaucoup de bénéficiers et surtout beaucoup de vicaires — desservants les églises des chapitres et des monastdres — n'ont point de ressources suffisantes, Dioula recherche d'un second bénéfice, Papreté a réclamer la rétribution des services (en principe gratuits), le manque de zéle. La médioerité du clergé rural était en partie imputable A son niveau de vie. . ORIGINES CANONIQUES 403 sommet, ils sécularisent les chefs et suscitent l’opposition de classes 1. Le fonctionnaire est inamovible : c’est le fixer souvent dans la médiocrité, amortir son sens de la responsabilité, décourager ceux que légitimement le poste pourrait tenter. » Enfin cette dot viagére, trop souvent retient dans Poffice un vieillard qui ne peut escompter d’auire ressource. L’administra- tion ecclésiastique est exposée aux risques de la gérontocratie *. Pour le mieux ou pour le pire, le satut fut mal observé : déxo- gations, faiblesses, exc’s. Le bien public et Jes intéréts privés ont incité le Saint Sidge A des assouplissements innombrables : priviléges et dispenses, tolérances et dissimulations. Reprenons dans leur ordre toutes les régles pour dénombrer leurs blessures °. Avant qu’un poste fait vacant, la Papauté se mit & décerner des graces expectatives, entendez un droit & succession future ; des candidats qui ne réunissaient point les conditions de capacité obtinrent des dispenses ou des équivalences ad hominem ; usage pontifical des recommandations aboutit au systtme des réserves générales, c’est-A-dire des listes d’emplois dont le Saint Sidge s’attribue la collation. Le pluralisme, justifié en certains cas, par la médiocrité des bénéfices, se généralise pour des hiérarques fortunés ; la simonie ne se glissa que sous des masques dont le plus dangereusement aimable fut la vente des indulgences. Ce qui rendait encore plus inefficace le statut, c’était le cours normal de son application. L’examen des candidats a la clériea- ture ne comportait point d’échec et le choix des bénéficiers se déterminait sans rigueur, Une fois installé, le recteur craindra peu les foudres. Qui sup- posera que l'annonce dune visite le laisserait inactif et résigné ? Sans doute, aura-t-il la sagesse de nettoyer une église malpropre, d’emprunter aux voisins calices et pyxides, de préparer esprit de la population. Le droit canon a prévu quelques-unes de ces astu- cieuses parades en associant les paroissiens & lenquéte du visiteur. AVissue de la Réforme carolingienne, des témoins synodaux avaient 6té institués en chaque village des régions germaniques pour décla- rer sous sezment les scandales. Mais 4 l’age classique, l'institution s’efface et la visite méme semble intermittente et expéditive. Seuls les légats veillaient : mais leur mission était provisoire, leur par- cours limité, leur autorité contredite. 1 Entre 'énorme fortune d’um évéque de Winchester et la misére de certains chapelains la distance est aussi grande qued’um puissant industriel un manceuvre. 2 Probléme permanent. Le vieillard (ou impotent) qui n'a point de ressources personnelles, de quoi se nourrirait-il dans un régime sans pension ? Des conven- tions particuligres pouvaient intervenir. Mais la faiblesse du statut des cleres est de ne point prévoir limite d’age et retraite libérale. 4 Elles sont décrites dans mes Prolégomenes & [Histoire du droit et des insti- tutions de U Eglise en Occident (1955), chapitre I. 404 PROFESSEUR LE BRAS) ee hae Dans de pareilles conditions, toutes les négligences étaient | permises et aussi tous les excés. Des exactions demeuraient impu- nies, les excommunications pleuvaient sans émouvoir 1. En somme, une des causes essentielles des échecs de la Chré- tienté médiévale est Pabsence de contréle véritable. Les cardinaux, loin de contréler la Curie, ont prété la main au débordement des faveurs dont les Papes, honnétes, savants, zélés n’apercevaient point le péril. Evéques et archidiacres connaissaient mal les désordres paroissiaux. Et le contréle des métropolitains se rédui- sait A de rares coups d’cil plus exéerés que ceux de la sorcidre. I Tant de rouages et de réglements @allure abstraite et menue, ne cessent de résoudre et, en méme temps de poser les plus hauts probl&mes du droit public, en fin de compte : du gouvernement des hommes. A l’intérieur de chaque diocése et au Siége romain se dessinait, par la spécialité des offices, la séparation du domaine administratif. Dans P’Eglise universelle se jouait le drame gran- diose de la centralisation. Enfin, la Chrétienté entiére se trouvait partagée entre deux Administrations concurrentes dont les rap- orts devaient profondément influer sur la vie des sociétés voire ‘sur les troubles de la conscience en Occident. * bd * Lidée d’une séparation des pouvoirs semble étrangére au moyen Age. Mais la distinction de Padministratif s’imposa dés Yinstant o& la puissance et la technique se rencontrérent dans PEglise comme dans les Etats. Pendant un millénaire, les aspects du pouvoir ont été quelque peu confondus. Conciles et synodes légiférent et jugent ; les déeré- tales des Papes sont des réponses administratives, en maniére de sentences et qui deviendront lois. Pendant leurs tournées syno- dales, les évéques du rx® au xz° siécle, administrent, jugent, légi- férent sans discriminer leurs actions. Une structure ferme des pouvoirs ne s’établit qu’au lendemain de la Réforme grégorienne. Un des résultats de ce mouvement fut ’exaltation de la loi. Elle sé dégagea de tout le fatras des sentences et des réglements comme [instrument capital de la puissance. D’abord, de la puissance pontificale qui, par elle, se faisait obéir de Vunivers chrétien. Mais aussi de la puissance épiscopale, qui se manifes- tait, solitaire ou dans Jes synodes. L’ordre administratif fut alors strictement subordonné a V’ordre législatif, comme un service taciturne & un commandement impérieux ?. 1 Tout ceci est bien établi pour Ia France et I’Angleterre dans des ouvrages récents (Moonstan, ADAM, etc.). 2 Cette ascension est diserétement sous-entendue dans le De legibus de A. van Hove. ORIGINES CANONIQUES 405 Lreffort le plus marqué s’accomplit dans les rapports de l'ad- ministration et de la justice. Il eut pour objet de séparer l’admi- nistrateur et le juge, d’organiser un embryon de contentieux administratif, A la fin du x1° siécle, la multiplicité des affaires et la renaissance du droit romain rendirent nécessaires la création de tribunaux permanents et l’adoption d’une procédure savante. Les officialités jugérent toutes les causes civiles ‘et criminelles, délivrant I’évéque de tout soin personnel du judiciaire. Au cours du xine sidcle, P'usage se généralisa d’instituer un vicaire général, qui déchargeait l’évéque d’un grand nombre de taches adminis- tratives. I] n’y eut point de séparation radicale : tout official exergait la juridiction volontaire, c’est-A-dire une certaine fonc- tion administrative et le vicaire général pronongait parfois des sentences. L’examen précis de leur compétence, en chacun des diocéses sur lesquels nous sommes renseignés, permettrait peut- étre d’entrevoir les annonces d’un contentieux administratif + Ainsi administratif se différencie par l’effet d’une ascension du législatif et d’un détachement du judiciaire autant que d’une amplification de son réle propre. Une pareille dissociation se produisait en méme temps dans le domaine de la science. L’en- Seignement sacré se divisait en théologie droit canon, liturgie, la théologie méme commengait a se diversifier en biblique, dog- matique et morale. Et comme la théologie donnait son fondement de la science canonique, le droit administratif s’appuyait sur le droit constitutionnel avec lequel il avait grandi dans une indi- vision paisible 2. * aw Tandis que administration identifiait sa tache propre en chaque lien, elle organisait son réseau dans l’Eglise entidre. Comme les anciens Empires, ’'Eglise romanisée devait partager les pouvoirs entre la téte et les membres. Expérience qui eut ses contre-coups dans la monarchie capétienne et dont l’enseignement garde encore son fruit. Plutét que par la volonté de puissance des chefs, la centrali- sation fut imposée a I’Eglise par ses difficultés intérieures et extérieures, par l'appel des évéques et des fidéles A Rome, pat Yémulation ou la concurrence des Etats. Certes, le chef supréme est toujours enclin A étendre son com- mandement : il en aceroit le volume, il en multiplie les sujets 1 De nombreux travaux ont, depuis une trentaine d’années, éclairé histoire de official et du vicaire général en France, em Angleterre, en Allemagne. On en trouvera la liste dans Les institutions de la Chrétienté. Un examen des sources et un dépouillement complet des archives épiscopales — riches surtout en Angle terre — nous révélerait les amorces qui nous intéressent ici. * Ce constat historique porte pierre a l’opinion exprimée par G. Vener. dans le vol. III des Etudes et documents que publie le Conseil d’Etat. 406 PROFESSEUR LE BRAS | |) | \ esa directs. Ses conseillers, ses auxiliaires, ses bureaux le poussent dans cette voie naturellement tracée. L’élan imprimé. au ‘milieu ‘du xr° siécle, accentué par intermittence, ne sera brisé qu’au/ jour du Grand Schisme. : Eut-il été si durable et si vif sans la nécessité d’un resserrement. de toutes les forces ? L’hérésie ronge les diocéses ct les pouvoirs’ Jocaux rognent les privildges ; les croisades mobilisent la Chré-, tienté, dont ’Empereur dispute au Pape la direction souveraing. Si Rome ne domine (au risque de tendre vers la tyrannie), com-: ment sauver P'Eglise ? Chacun de ses membres sera rompu et la) téte paralysée. D’ou les recours constants des évéques, les appels des fidéles. La centralisation était une nécessité, on peut dire une fatalité 1. : Des motifs analogues — volonté du centre, risques de disso- ciation, urgence d’une coalition nationale — imposaient aux Etats la centralisation. Mais elle rencontrait dans |’Eglise un obstacle constitutionnel : le « pouvoir ordinaire » que les évéques tirent de leur fonction. A la différence des fonctionnaires sécu- Hers, jls participent au gouvernement de l’Eglise, par leur consé- cration et leur juridiction. L’ordre est indélébile et la juridiction liée & T’office. D’oi résulte pour l’Eglise une certaine décentralisation. L’évéque aun pouvoir législatif, administratif et judiciaire par le simple fait de son occupation du sitge. Dans la mesure oi il peut exercer ses pouvoirs de décision sans risque de réformation il est une autorité quasiment souveraine *. Telle est encore la situation théorique au temps d’Innocent III et de Boniface VIII. Mais en réalité, le Saint Siége limite V’action de P’évéque. Ses plus ardents docteurs enseignent le systéme de la déconcentration, yéduisant l’évéque a n’étre qu’un délégué du Saint Siége. Et si Jeur thése rencontre les fondements inébranlables du pouvoir ordinaire, dans la pratique Vautorité pontificale se subordonne de plus en plus rigoureusement Vépiscopat, dont il s’est réservé le reerutement *. La centralisation pontificale s’accomplit sur des fondements mieux définis que la centralisation monarchique. Elle se heurte & des pouvoirs locaux a la fois plus indépendants et plus soumis & cause de Véchelle hiérarchique. Si le Saint Siége tend 4 se subordonner tous les pouvoirs locaux, 1 Son histoire vient d’étre A nouveau esquissée par Walter Unimann, The Growth of Papal Government in the Middle Ages. Londres, 1955. 2 Puisqu'll a, par fonction, le droit du dernier mot. On notera le caractére particulier que la théologie imprime au droit administratif de I"Eglis ® Bien distinguer dans le gouvernement et l’administration ecclésiastique les principes fondamentaux, les theses des publicistes comme GiiiEs de Rome ou ‘Tacours de Vienne (qui professent une théologie partisane) et les rdgles posées par le législateur, les pratiques pontificales dont le jeu aboutit a l’étroite subor- dination des chefs ct des corps. i ” ORIGINES CANONIQUES A0T de leur cété les pouvoirs locaux se dilatent selon le modéle romain. L’%évéque perfectionne administration centrale du diocése, notamment celle du domaine et des finances. Cette centralisation que n’avaient point freinée, malgré des tentatives intéressées, les sénats aux aspirations dyarchiques. — Sacré Collége, chapitres cathédraux — fut subitement troublée par Je mouvement conciliaire et par le parochianisme. Les deux réactions de l’épiscopat contre Rome et de la masse des curés sou- mis sans faculté de doléance, font apparaitre le risque d’un réveil des corps assujettis. Longtemps silencieux et d’autant plus que le jouvoir central perfectionnait ses méthodes, ils ont subitement monisé Villusion des centralisateurs excessifs. Mais leur suceés fut éphémire >. * * * Une administration si vigoureuse devait se heurter 4 l'admi- nistration des Etats. Peut-étre la nature, et les formes de cette xencontre ont-elles échappé A plusieurs des historiens des rela- tions entre I’Eglise et ’Etat *. Ici encore la volonté de puissance des deux parties a été trop souvent tenue pour le seul ressort de la discorde. Sans doute a-t-elle joué son réle, mais elle ne s’in- carnait point dans un chef et ne procédait point du simple caprice >. Elle hantait des services concurrents, plus soucieux d’étendre leur autorité, leur prestige et leurs ressources que les principes de la théocratie ou de la souveraineté. Les formules sonores des papes et ses docteurs d’une part, des princes et des légistes d’autre part, ne sont pas ignorées de tout le personnel des tri- bunaux et des bureaux ecclésiastiques ou séculiers. Mais pense- t-on qu’elles dirigeaient toute leur conduite ? La rivalité des administrations avait autant de part dans les conflits judiciaires ou fiscaux. Nous faisons trop d’honneur aux publicistes, comme si les fonctionnaires assistaient passifs 4 un combat de plumitifs, dod dépendaient leur fortune et celle de I’Etat. Pierre Dubois, Marsile de Padoue nous séduisent mieux que les obscurs commis qui guettent. le justiciable pour le soustraire a official et le clere pour le soumettre aux impéts. C’est la pression de ces exé- cutants, naturellement soucieux d’étendre leur compétence et 1 La Papauté reprit le dessus et, au Xvie sicle, perfectionna son organisation Mais elle avait da renoncer a certaines formes de la centralisation administra- tive et finaneiére, Et la résistance, opposition se maintint puissante jusqu’a la fin du xvinr’ siécle, et méme aprés la Révolution. ® Certains historiens de l’Eglise et de Ja civilisation (HALLER, Dawson) délais- sent le droit, certains juristes réduisent au droit le sujet de historien et ’bisto- rien des idées politiques, comme le publiciste militant, est enclin & faire vivre des abstractions, ; 3 Les « personnalités » — Frédéric BARBEROUSSE, Innocent ITI — jouent un rOle essentiel, Mais elles-mémes sont suscitées, inspirées et que pourraient-clles sans le concours d’états-majors, de serviteurs actifs et de foules passives ? 408 PROFESSEUR LE BRAS souvent profiteurs de ce gain, qui réduit autonomie et priviléges : théoriciens et polémistes ne peuvent que les soutenir ou leur demander une inspiration. Encore conviendrait-il d’analyser. le jeu quotidien des relations : il arrive souvent que juges ou per- cepteurs laics fussent, par religion, crainte ou bienveillance plus indulgents que les défenseurs littéraires des droits régaliens 1. *" Phistoire des doctrines et des faits politiques ne suffit pas a éclairer les conflits et les accords entre les « deux puissances ». Une histoire technique et psychologique de l’administration augmente sensiblement la lumitre. En révélant des secteurs d’intérét, des rivalités de voisinage, elle raménerait 4 un palier modeste beaucoup de disputes d’apparence élevée®. Réduisant le réle de la passion dans les traditions nationales peut-étre ferait-elle baisser un peu le ton de nos querelles. * ae Lorganisme technique et le triple affrontement que nous venons de décrire appelaicnt un concept bien différencié de Padminis- tration. Il ne pouvait se dégager sans un long effort de créa- tion, qui affecte le vocabulaire. Dans les textes anciens, admi- nistratio désigne tantét l’exercice d’une fonction, tantét la con- duite du gouvernement, la gestion d’un patrimoine, la charge entiére d’un établissement ou d’un office 8. Acceptions qui par- fois se rencontrent dans un méme document. Un relevé complet montrerait le déploiement du pouvoir dans tous les champs de la vie ecclésiale, plutét qu’une évolution ou des vicissitudes séman- tiques. Mais P’idée dominante — non point exclusive — est l’appli- cation d’un pouvoir public aux personnes ou aux choses. Les classiques, au x11 siécle, sauront distinguer le pouvoir supréme, aucioritas et Pactivité quotidienne de ceux qui sont investis dune mission d’intérét public, potestas. Rufin a frappé la formule et les décrétistes postérieurs la confirment 4, 2 Génesrar I’a prouvé pour les conflits judiciaires et nous avons fait la méme remarque pour ’impét dans la France médiévale. 2 Les droits de Dieu et du Prince, pour les scribes des tribunaux signifient, en fin de compte, le droit au pichet et au hareng. Il appartient aux administrateurs de donner aux débats leurs proportions humaines. Un budget de greffier et un tableau des prix, en 1380, nous aideraient a comprendre la concurrence des justices. 2 Beaucoup de textes en font le synonyme de dispensatio, exercice d’une fonc- tiow ou gestion d’un bien : ils s’échelonnent du pape Simplice au moine GRATIEN, au Décret, Cause X, qu. 1, c. 5; Cause XII, qu. I ¢, 23-253 qu. 2c, 283 qu. 3 e. 1; qu. 4¢. 1; Cause XVI qu, 7. c. 21, 22, Voyez encore Clementines, IIL, il, ¢. 2; Extravagantes communes, III, 4, c. unicum et la glose ordinaire du C. 5, Dist. X : potestas. L’idée commune est celle d’une maitrise définie et limitée par un statu, “Sur ec texte eélébre, voyez Marcel Davin, La souveraineté et les limites juri- diquss du pouvoir monarchique du 1x° au xv? sidcle, Paris, 1954, pp. 26 et suiv. Liidée que se font del’administration les hommes du moyen age ne devient intel- ORIGINES CANONIQUES 409 * * * Un langage technique commence a se former dans le temps ob s’achéve la structure d’une administration pleine de vie +. Jetons un regard sur Peuvre accomplice L’Eglise modelant sur I’Empire ses cadres territoriaux et hié- rarchiques, le statut de ses biens et de ses fonctionnaires trans- mit au moyen Age le systéme administratif de Antiquité romaine. Elle ne fit qu’accentuer limitation, au rythme d’accroissement de sa puissance et elle fournit aux Etats pour leur reconstitution son héritage, son exemple, son concours. Ni Rome ni le Moyen Age n’ont construit un systéme légal de Padministration. Des constitutions importantes, quelques ordon- nances royales ont réglé des points particuliers. Conciles et décré- tales, synodes et statuts des corps autonomes offrent une ampleur et une cohésion jusqu’alors sans pareilles. La véritable nouveauté fut la construction entre le xu et le xv sitcle d’une doctrine savante. Pour la premiére fois, ’Occident eut un ensemble de gloses, de questions, de monographies, de syn- thases sur les problémes d’une administration publique : personne juridique, domaine, tutelle, services publics, polices, presque tous les chapitres d’un traité de droit administratif sont esquissés *. Le développement des institutions ecclésiastiques aux derniers siécles du moyen Age nous offre le spectacle des débuts, de la croissance, de Vhypertrophie d’une administration savante. Historiens, juristes, sociologues, y verront l'un des exemples les plux riches de l’essor et du déciin des empires. Is ne s’arréte- ront pas au xv sigcle, ni aux frontigres de |’Eglise. Il leur plaira de connaitre le destin et ’expansion du systéme. Nous nous borne- rons A un sommaire de Pouvrage qui répondrait A leurs curiosités. x *% Le droit: administratif de 'Eglise avait un trés long passé quand les canonistes s’avisérent de reconnaitre son identité, de Tui donner un nom. Aucun code ne I’isole ; bien mieux, la réor- ligible qu’aprés unc étude approfondie de tout le vocabulaire des fonctions publiques : jurisdictio, judex, cura, sollicitudo. Les romanistes, commentant le droit de Justinien — par exemple les Novelles 120 et 131 — remettaient en lumiére le pouvoir général d’administration, Et les canonistes les renforcérent. Tout ce travail de doctrine a été récemment étudié par Van de KERCKHOVE, Hiuzanc, Mocut Onory, Davin et il sera objet d’unc thase de P. Lacenpre a la Faculté de Droit de Paris. 1 Ce langage est, aujourd'hui encore, plein dincertitude, au point que lon a dénoneé un chaos. G. LaNcron, Contribution a Uétude de la terminologie admi- nistrative, dans la Revue internationale des sciences administratives, 1953. Les progrés qu'il a cependant accomplis sont dis pour une part aux canonistes. ® Les excellents traités de WALINE ou de LAvBADERE offriraient un cadre a Pauteur du traité que nous souhaitons du Droit administratif de VEglise médié- vale, Qui douterait que nous les avions sous les yeux en éerivant cet article ? 2 é Th 410 PROFESSEUR LE BRAS)” = i : ganisation tridentine solidarise l’administration, la justice et la loi; dans les congrégations romaines !; les nouveaux plans des traités | et manuels maintiennent Punité traditionnelle de la doctrine %.! Ce fut la doctrine qui fit la premiére distinction : au début du x1xe siécle, les auteurs de manuels commencérent 4 répartir, les matiéres entre le droit constitutionnel et le droit administrati: Linitiative appartint, semble-t-il, aux professeurs allemands. | On sait quel déploiement de fonctionnaires exigea la « police » des Etats princiers et de empire germanique au xvult® siécle. | Ce nouveau droit public se définissait en un schéme administratif. | Pitter en avait rassemblé les éléments, ses deux disciples Leist * et Gonner firent la dichotomie. Désormais la science du droit | administratif acquérait son indépendance : les controverses sur: ses limites, ses méthodes, sa terminologie ont, depuis lors, fait, ressortir sa richesse propre et ses dépendances étroites %. } A la vérité, elles ont peu troublé les canonistes. Le bipartisme n’a guére pour eux qu’une valeur formelle. Sous le titre: droit administratif, ils inscrivent les trois potestates : magistére, ordre ; (sacrements et sacramentaux, culte), juridiction (contréle, jus- tice, ordres et congrégations, biens ecclésiastiques). Nous avons récemment discuté ce classement et proposé de nouyeaux cri- téres 4. La distinction pratique et officielle de ’administratif fut l'une des taches du pape Pie X. Par une bulle du 29 juin 1908, Sapienti Consilio, il sépara les causes judiciaires qu’il restitue au tribunal | de la Rote et les administratives qu’il laissa aux Congrégations _ romaines. Celles-ci ont contribué a Dorganisation d’un conten- tieux administratif par une série de décisions dont le décret Maxima cura, de la Consistoriale (20 avril 1910) est la plus fameuse. Le Codex juris canonici devait achever cette progression et ras- sembler dans sept titres consécutifs les éléments du code bref des proc’s administratifs de ’Eglise ®. 1 Une Histoire générale du droit administratif devrait comprendre un volume. sur les Congrégations romaines qui depuis prés de quatre siécles sont les plus actifs laboratoires. Voyez le Traité de droit canonique publié sous la direction de R. Naz, t. I, 1947, pp. 379-394, l'article du chanoine Naz, dans le Dictionnaire de droit canon ct parmi les ouvrages spéciaux, ceux de L. Caourin, de V. Mar- mn, de N. del Re, cités dans les Bibliographies de Naz. 2 Nous avons esquissé cette histoire littéraire dans nos Prolégoménes. ® [histoire de la science moderne du droit administratif est exposée dans un bon ouvrage de Bodo Dennrwrrz (Die Systeme des Verwaltungsrechts. Ein Beitrag zur Geschichte der modernen Verwaltungswissenschaft, Hambourg, 1948) qu’a bien voulu me faire parvenir notre collégue Erich Genzaer. Les années 1806, 1848, 1900 marquent des coupures prévisibles : Dennewirz y ajouterait 1881, date des premiers cours d’Otto Mayer a Université de Strasbourg, Nous avons relevé des noms qui, moins connus, ont pour notre recherche plus d’impor- tance. 4 Prolégomines, ch, II. 8 Livre IV, 3¢ partie, titres XXVI-XXXIII, c, 2142-2194, M. le chanoine Nou- ORIGINES CANONIQUES All * ae Le droit administratif de l’Eglise n’est pas un systéme clos. H emprunte aux Etats séculiers, i] leur offre ses modéles. ‘Au moyen ge, les Papes s’inspirérent de Pancienne Rome et les évéques, des cours princitres !, Bien que la tradition ait dans TEglise plus de force que Pimitation, on pourrait relever quelques emprunts du gouvernement central aux monarchies modernes *. En revanche, PEglise a suggéré, au moyen age et dans les temps modernes, des structures et des procédures dont les histo- riens nous révélent peu a peu Yampleur. Des études sur les offices, sur les polices, sur les recours nous font voir les emprunts dans la monarchie capétienne ®. Tous les pays de la Chrétienté porteront leur témoignage ¢. Autant de découvertes qui profitent a la culture. I serait plus profitable encore de réfiéchir sur les systémes et les techniques. Qui douterait que Padministration de PEglise pat étre améliorée par adoption de progrés acceptés dans l’administration sécu- lisre ? H nous parait a peine moins douteux que les administra- teurs séculiers pussent trouver dans le statut des fonctionnaires BEL, professeur A ?Institut catholique de Toulouse depuis 1951, étudie ces textes dans la Revue de droit canonique et dans le Bulletin de littérature ecclésiastique. ‘Une communication a I'Académie de Législation de Toulouse résume Ja concep- tion du droit disciplinaire de I’Eglise, auquel il consacrera prochainement un. volume dont nous avons loué le plan. On trouvera les textes qui ont inspiré le Codex dans les Fontes publiées par le Cardinal Gasparat ; les textes postérieurs & 1918, aux divers recueils énumérés dans Je Traité de Naz ou les Prolegomena de van Hove. La Rote déclare « fondamentale Ja distinction juridique entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif ». Decisiones, 1928, p. 139 (cité par Naz). Voyez E. JomBann, L’exercice dans U'Eglise du pouvoir administraif et du pou- voir judiciaire, Revue de droit canonique, 1955, pp. 330-335. 1 Notamment en Allemagne. 2 Cette importante recherche reléve du droit comparé. Nous ne pensons point audacieuse une conclusion antérieure aux études que nous souhaitons : I’adminis- tration ecclésiastique, & tous ses étages, est fort en retard sur l’administration séculiére. Que l'on compare les services des plus grands archevéchés de I'Occi- dent & ceux d’une préfecture ou d’un état major de division. 3 Ainsi, la résignation des offices, les contraintes, les appels au Roi. Pour nous on tenir a ce dernier sujet, voyez H. Moret, Le recours au Roi dans les pays du sud-ouest de la mouvance, aux Xin et X1V° sidcles, Toulouse, 1955. La notion cano- nigue de gravamina a introduit dans notre droit deux procédures : une plainte, la simple querelle ct un appel, l'appel a gravamine. 4 Notre invite a reehercher les liens entre droit administratif de 'Eglise et de PEtat dans tous les pays de la Chrétienté recevra, j’en suis str, approbation d’Achille Mrsrnx, en qui nous avons salué un bistorien, La preuve que nous avons relevée dans sa thése, il l'a donnée pendant toute sa carriére. Ses, Recherches sur Pexception d’illégalité sont une histoire, qui part de la Constitution de ’an III. Sa conférence a I’Ecole des Sciences politiques sur La constitution de V'Etat est une explication historique et elle contient un éloge de la coutume constitution: nelle, exaltation de la vie qui déborde a loi et que consigne “histoire. a: yok i edit 412 PROFESSEUR LE BRAS ecelésiastiques quelques suggestions ! si différentes que soient les. sociétés, elle subissent des besoins identiques et elles se composent d@hommes que les concours et méme les consécrations ne sau- raient dépouiller de leur nature. Quel que soit le critére assigné au droit administratif, nos contemporains trouveront dans le droit canon des préoccupations analogues & celles qui les hantent, C'est le souci du service public et de Pintérét général, de la puis- sance publique et des dérogations nécessaires au droit commun qui anime, successivement ou dans le méme temps, les maitres du droit classique quand ils traitent de administration de l'Eglise 2 Sans doute leur propos n’est-il point d’assigner au judiciaire ou 4 Padministratif Paffaire pendante : mais au-dessus des conflits de compétence, ils ont en vue une organisation de la vie commune qui se distingue du pur politique et qui échappe au droit privé ®, La dignité, Phumanité du droit administratif ont été assurées dans I’Eglise par des chefs avisés, des corps judicieux et des doc- teurs lucides. Dans les Etats, les mémes forces dirigent. le pro- grés 4, Parmi les sages qui conseillent autant qu’ils commentent les ' décisions des chefs et des corps, Achille Mestre représente une orthodoxie pleine d’admiration pour Phérésie, un art traditionnel et novateur, la parfaite conciliation des Anciens et des modernes. Al révére Innocent ITI et il aime les Albigeois ; Bach le tempére | et Mozart le ravit; aux maximes (qu’il loue) du vieux Caton il préfere l’audace agressive de ses jeunes disciples. Mon analyse de son caractére lui plaira si elle correspond A la vérité. Sans doute le séduira-t-elle davantage si elle contient une parcelle ‘de fantaisic. 1 Crest Vespérance de ceux qui étudient présentement le droit administratif de PEglise, notamment de M. Novpet. Les travaux de K. Morsponr renferment, eux aussi, des suggestions. ® Auctoritas Ecclesiae, utilitas publica, privilegium, le vocabulaire médiéval semble annoncer les expressions contemporaines. ® La délimitation des compétences administrative et judiciaire a suscité en France la controverse dont J. Rivero cherche la solution dans un pluralisme que nous croyons apercevoir chez les canonistes, Existe-il un crittre du droit administratif ? dans la Revue du droit public et de la science politique, 1953, pp.279- 296. . * Nous avons eu l'occasion de constater, dans un article des Etudes et docu- | ments publiés par le Conseil d’Etat, le tact et le sens pratique de notre juridic- tion administrative, dans l’interprétation de la loi de 1905 sur la Séparation de YEglise et de Etat.

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