psychanalyse (Paris)
DE PSYCHANALYSE
Revue française
de
PSYCHANALYSE
TOME XII
N° 1 - JANVIER-MARS 1948
1948
A NOS LECTEURS
Une autre fois, une élève déchaîna les fous-rires de ses compagnes
en demandant : « Mademoiselle, estro est-il le préfixe de estropié ?
— Oui. — Dit-on aussi estromain? — Sans doute, mon enfant! ».
Mais il y a mieux, surtout lorsque le professeur et les élèves
ne sont pas du même sexe. Le cas n'est pas trop fréquent de fem-
mes enseignant de grands garçons, mais il s'est produit quelquefois
pendant la guerre et on m'a rapporté que dans un des cas de ce
10 R. ALLENDY
Il arrive beaucoup plus souvent que les filles aient des pro-
fesseurs masculins. Alors le chahut prend souvent un caractère
amoureux : ainsi M. P., avant la guerre, faisait des cours au Lycée
Molière. Les jeunes filles avaient remarqué qu'il changeait chaque
jour de cravate et que la couleur de ces cravates revenait selon un
certain cycle. Alors elles se mettaient toutes dans les cheveux, à
l'avance, un ruban d'une couleur identique. Dans un autre lycée
de filles, le professeur, qui était jeune et un peu intimidé, voyait
avec une gène indicible les jupes de ses grandes élèves se relever
de plus en plus sur les bancs.
C'est la gêne du professeur qui suscite le chahut. Son aisance
le sauve. M. S., professeur de comptabilité dans une école alsacienne
de filles, ne se démontait jamais devant les tentatives de certaines
élèves assez délurées. L'une d'elles lui dit un jour : « Monsieur,
depuis un mois, je n'ai plus de règles. » -— « J'espère, Mademoiselle,
que je n'y suis pour rien », répondit M. S., impassible. Les élèves
jugèrent qu'il n'y avait pas moyen de s'amuser aux dépens de ce
professeur et cessèrent bientôt leurs velléités de brimades.
Dans les écoles mixtes, ce sont les garçons qui prennent l'ini-
tiative du chahut et les filles suivent le mouvement. Le chahut ne
diffère donc pas de ce qu'il est dans les classes de garçons. Ainsi,
à l'Ecole alsacienne de Paris, vers 1925, les enfants se moquaient
d'un certain M. C, professeur de français, qui était de très petite
taille, en faisant semblant de le chercher dans les coins les plus
exigus, dans les trous d'égout par exemple.
Dans l'enseignement supérieur, le chahut est conditionné par
d'autres considérations, généralement moins spontanées, moins
instinctives, des considérations de politique ou de cabales profes-
sionnelles. En réalité, les moyens ne diffèrent pas de ce qu'ils sont
dans l'enseignement secondaire : bruits, cris, projectiles, etc..
LE CHAHUT A L'ÉCOLE 11
Telles sont les formes du chahut, selon les âges et selon les
sexes. Par ailleurs, l'étude du chahut ne tarde pas à révéler un
fait entièrement significatif du point de vue psychologique : cer-
tains professeurs paraissent, en général, immunisés contre ces
manifestations négatives ;— quelles que soient les classes ou les
circonstances dans lesquelles ils se trouvent. D'autres, au contraire,
appellent le chahut partout où ils vont. L'Administration peut les
déplacer, les changer de villes, le chahut recommence invariable-
ment dès le premier cours. Tel est le célèbre M. P., le plus chahuté
de tous les professeurs de France.
Ces faits montrent que le chahut, réaction de psychologie col-
lective, est conditionné non seulement par la fonction du profes-
seur, par l'imago qu'il incarne, mais par ses particularités person-
nelles. Nous allons essayer de dégager ces dernières.
Tout d'abord, le chahut, de la part de l'élève, est une mani-
festation d'hostilité, de protestation, le négatif de l'amour. Très
typique à ce point de vue est la réaction scolaire d'un de mes petits
malades, lorsqu'il n'avait que six ans. Il avait à l'école une maî-
tresse qu'il aimait beaucoup. Un beau jour, cette maîtresse, qui
était enceinte, quitta sa classe pour aller accoucher et fut rempla-
cée par une jeune normalienne. Au moment où les enfants atten-
daient l'entrée de cette dernière dans la classe, avant même de la
connaître, mon petit bonhomme, grimpé sur son banc, criait à
tue-tête : « Chahut chahut » C'est ainsi que le chien fidèle à
! !
qui prouve bien que le désir de chahuter est subi par l'élève, pro-
voqué par une force extérieure à lui : la faiblesse de caractère
du professeur.
« Evidemment le professeur chahuté ne s'en rend pas compte,
sans cela, dès le lendemain de cette prise de conscience, il ne serait
plus un professeur chahuté, et cela, à la grande satisfaction de
ses élèves. De son côté il pourrait constater que ses élèves ne sont
pas uniquement des « voyous » et qu'ils sont capables d'autant
de respect et d'amitié pour lui qu'ils en ont pour les autres pro-
fesseurs : que c'est lui qui doit changer pour que ses élèves chan-
gent.
« Beaucoup d'élèves, d'ailleurs, se rendent compte que les
professeurs chahutés sont beaucoup plus à plaindre qu'à blâmer,
et souvent, dans le chahut le plus indescriptible et devant leur pro-
fesseur torturé, le coeur de beaucoup renferme plus de pitié impuis-
sante que d'animosité pour leur victime. En creusant un peu, on
pourrait y distinguer aussi une certaine nuance de mépris, et cela
18 R. ALLENDY
peut être illustré par une courte phrase que beaucoup de jeunes
gens prononcent en sortant de la séance : « Quel pauvre type ». !
tiel pour lui étant d'être remarqué, même au prix du ridicule. Aux
cris de « Cocu Cocu » qui l'accueillent en classe, il répond tout
! !
sois cocu ?»
L'exhibitionnisme du comique est le plus répandu dans la
profession. Un jeune professeur de lettres à Paris, M. D., à l'allure
nonchalante et ennuyée, ne parvient pas à tenir sa classe. Il punit
constamment mais ne maintient pas ses punitions. Il plaisante avec
ses élèves et se montre complètement détaché de l'autorité de sa
fonction. Un élève lui demande : « Pourquoi me punissez-vous ? »
Il répond : « Vous vous figurez que je le sais ? ». A un autre qui
se montre particulièrement indiscipliné, il propose quatre heures
de retenue ou une exclusion d'un quart d'heure de la classe à son
choix.
Si important que soit l'élément exhibitionniste dans la psycho-
logie du professeur chahuté, il ne suffit jamais, à lui seul, à pro-
voquer le chahut. A mon avis, il ne fait que renforcer le sado-maso-
chisme fondamental et le colorer d'une façon spéciale. J'ai connu
le cas de plusieurs professeurs chahutés qui portaient des chapeaux
haute-forme, des cannes volumineuses, des parapluies par tous les
temps, ou qui garnissaient leur bureau des objets les plus hétéro-
clites. Assurément ils cherchaient à devenir le point de mire de
leurs élèves, mais ne se permettaient pas d'être admirés. Un pro-
fesseur d'histoire, d'une cinquantaine d'années, agrégé tardif, a dû
être nommé en province parce qu'il était trop chahuté à Paris. Tout
son comportement marque un désir intense d'être remarqué, de
brimer insolemment les autres jusqu'à ce qu'il en reçoive un souf-
flet. Volontiers, il parade dans un uniforme militaire, avec une
cravache. Il s'est fait exclure d'une organisation professionnelle
qu'il attaquait anonymement dans un grand journal de droite
auquel il collaborait ; bien que d'origine juive, il affecte une atti-
tude antisémite ; il dénonce aux autorités hiérarchiques l'enseigne-
ment prétendu subversif d'un collègue qui a donné un avis défa-
vorable sur les qualités scolaires de son fils ; bref, il réussit, à force
de bassesse et de méchanceté, à se faire mépriser et mettre à l'in-
dex. En classe, quand le calme règne, il réussit, par des plaisante-
ries familières ou par tout autre moyen, à provoquer le chahut le
plus extrême, puis, au moment des épreuves du baccalauréat, il
se venge des élèves qui l'ont chahuté en les « pistonnant à rebours »
auprès du jury. Ses apparitions dans les couloirs des locaux d'exa-
men au moment des épreuves, orales sont très redoutées de ses
élèves.
20 R. ALLENDY
DISCUSSION
J. LEUBA.
Du moi et de son rôle
dans la
thérapeutique psychanalytique ( 1)
INTRODUCTION
I. — Définition des processus psycho-névrotique et de guérison en fonction du moi.
II. — Généralités sur le développement et les fonctions du moi.
III. — Le moi au cours du traitement psychanalytique.
INTRODUCTION
(1) Ce travail, qui devait paraître dans le N° 2, 1939, de cette revue, et qui
était composé, a été publié, dans l'intervalle, par l'ENCEPHELE. Ce travail n'est
pas une étude complète. J'ai été néanmoins amené, puisqu'il s'agit d'un rapport,
à envisager la question dans son ensemble. C'est pourquoi certains aspects du
problème du moi n'ont pu être suffisamment appronfondis, par exemple celui
du rôle de la peur et des mécanismes d'introjection : d'autres, telle la projection,
ont été négligés.
(2) Le 31 Avril 1939.
28 S. NACHT
II
(1) Je crois qu'il serait préférable — ainsi que le fait remarquer H. Hartmann —
de ne parler du ça qu'à partir du moment où le moi est différencié, les deux entités
dérivant d'une entité instinctuelle non différenciée.
DU MOI EN THÉRAPEUTIQUE 37
est à chaque pas, puisque toutes les fois qu'une pulsion subit une
interdiction, le sentiment de frustration déclenche des réactions
agressives contre la personne qui remplit le rôle d'interdicteur.
Et du fait que cette personne est aimée (il s'agit de la mère ou de
quelqu'un qui la remplace) et que l'enfant désire conserver à tout
prix cet amour; l'agressivité risque constamment de s'infléchir sur
le moi du sujet. Mais à cette phase, ce renversement de l'agressi-
vité ne se fait pas par intermédiaire du surmoi, pour la bonne
raison qu'il n'existe pas encore. Ici, le renversement de l'agressivité
se fait directement sur le moi, qui se trouve dès lors comme impré-
gné d'elle. L'agressivité ainsi retournée contre le sujet fait doré-
navant partie intégrante de son moi sous forme de tendantes auto-
destructives et plus tard masochiques (1).
Nous n'allons pas poursuivre l'évolution du moi au travers des
autres stades du développement. C'est là une tâche débordant notre
sujet.
Si nous nous y sommes engagés jusqu'ici, c'est pour mon-
trer combien les fonctions du moi sont étroitement liées à ses élé-
ments formateurs et comment, par-dessus tout, sa force est tribu-
taire du ça de par l'apport constant de l'énergétique pulsionnelle
qu'il y puise.
Et maintenant, supposons l'évolution du moi accomplie ;
quels sont les caractères d'un moi ayant atteint sa maturité ?
Définir avec précision tous les caractères d'un tel moi me
paraît difficile, étant donné les facteurs variés qui peuvent entrer
en jeu et dont il faut tenir compte : milieu, conditions sociales et
matérielles, conditions exceptionnelles qui peuvent surgir, époque
de civilisation, etc..
Nous ne pouvons énoncer que le caractère essentiel d'un tel
moi : s'interposer d'abord avec souplesse entre les besoins du ça
et les résistances ou les exigences de la réalité extérieure s'y oppo-
sant, et réussir ensuite un compromis satisfaisant entre les deux
principes, celui de plaisir el celui de réalité. Seul un moi capable
d'accomplir cette tâche mettra la personnalité à l'abri de la maladie.
Un moi se laissant déborder par les pulsions, obéissant au
principe de plaisir, ouvrira la porte aux processus psychotiques,
aux réactions anti-sociales et aux perversions, tandis qu'un moi
III
LE MOI AU COURS DU TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE
des forces lui permettant de lutter non pas tant contre les pulsions
du ça que contre les exigences du surmoi. Cette lutte dont le moi
est plus ou moins le vaincu, selon la nature et le degré de la névrose,
il la mènera grâce à toute la série des réactions de défense aboutis-
sant plus tard à la formation des symptômes.
Le caractère névrotique occupe une situation intermédiaire
entre les phénomènes névrotique et psychotique. Le moi, dans ce
cas, est également touché dans l'ensemble, mais il lutte et résiste
en développant des attitudes réactionnelles. Ici, tout comme dans
la psychose, toute la personnalité est atteinte, cependant à un degré
moindre, puisque le contact avec la réalité est maintenu ; mais un
tel moi fait siennes et s'intègre néanmoins les réactions caracté-
rielles un peu comme le psychotique le ferait. Aussi les difficultés
thérapeutiques de ces cas se rapprochent-elles parfois de celles que
présentent les psychoses. Nous voici donc revenu au problème
thérapeutique.
Freud a indiqué dans une formule lapidaire comment il se
pose : « Ce qui était le ça doit devenir le moi ».
En développant cette idée n'écrivait-il aussi : « Leur inven-
tion (celle des efforts thérapeutiques de la psychanalyse) n'est-elle
pas de renforcer le moi, de le rendre plus indépendant vis-à-vis du
surmoi, d'élargir son champ de perception, de transformer son orga-
nisation afin qu'il puisse s'approprier de nouveaux fragments du
ça » (1) ?
La névrose étant avant tout le fait du moi, la guérison ne
salirait résulter que d'une action exercée sur le moi. Renforcer le
moi, voilà le but essentiel de cette action. Toute l'activité théra-
peutique converge vers ce but : l'assouplissement du surmoi, l'indé-
pendance du moi face au surmoi, la possibilité pour lui de recevoir
et de transformer le plus possible de forces émanant du ça ne sont
à la fois que moyens et fins en vue de ce renforcement du moi.
Nous avons appris en effet que la faiblesse du moi résultant d'un
développement insatisfaisant lui viendrait surtout de son incapa-
cité à s'approprier les éléments pulsionnels pour les transformer
en les adaptant aux conditions de la réalité.
Quant à la tyrannie exercée par le surmoi, elle est plus le
résultat d'une faiblesse du moi (peur des investissements inces-
tueux, peur de l'agressivité, etc..) que de l'acuité des interdictions
qu'il incarne.
BIBLIOGRAPHIE
DISCUSSION
par J LEUBA
pour déposer leur double chapelet d'oeufs noirs, d'un brun si chaud
dans un rais de soleil.
Ces couples m'étaient familiers, de vastes femelles ventripo-
tentes trimballant sur leur dos leur mâle sans vergogne. Je les
trouvais un peu grotesques, mais je m'irritais surtout de voir les
mâles enfoncer leurs poings, avec ce ridicule pouce de circons-
tance, sous les bras de "leur épouse. A quoi est-ce que ça ressem-
blait, de se faire ainsi trimballer ? Et pourquoi serraient-ils si fort?
Je ne me privais pas de les arracher à leur moelleux coussin, aux
flancs rebondis. Sous prétexte d'estimer la force de leurs biceps,
bien sûr, en réalité pour l'émoi terrible et délicieux de les arracher
à leur femelle et de les voir s'y réinstaller aussitôt. Dans leur pré-
cipitation ils s'agrippaient n'importe comment, pour gagner peu
à peu la position de choix si quelque rival leur en laissait le loisir.
Car les mâles inemployés étaient légion et c'était un jeu magni-
fique d'en réunir plusieurs autour d'une femelle libérée. Ils étaient
frénétiques et la prise de possession se faisait en conséquence. Ils
l'empoignaient n'importe où, n'importe comment, enfonçant leur
onglet dans toute partie demeurée libre sous la grappe des escala-
deurs.
Lors d'une de mes expéditions aux « Mouilles », j'avais aperçu,
flottant à la surface de l'étang, un de ces groupes compacts. Le
premier mâle installé, dérangé sans doute au moment de la prise
de possession, avait enfoncé ses onglets en avant des bras, à la nais-
sance du cou, le menton collé sur le large museau de la femelle.
Il n'avait pas changé sa prise, crainte sans doute d'être supplanté
en se déplaçant. Un autre, cuisses pendantes, enserrait la tète de
la femelle par dessous, menton contre menton. Dans ses efforts de
rétablissement pour se hisser sur le dos de la femelle, il ramenait
à tout moment d'un coup de reins ses cuisses vers le haut et déco-
chait des ruades à son rival, lui retroussant les paupières. Trois
autres mâles s'agrippaient aux flancs, les poings enfoncés comme
en un polochon, ou s'empoignaient mutuellement. C'était somp-
tueusement infect.
Ramenant sur l'herbe du bord l'invergogneux paquet, — je
jure qu'à ce moment-là j'étais uniquement occupé par l'observa-
tion désintéressée du phénomène, — j'ai l'impression que les pattes
de la femelle sont flasques. Ces bougres-là, entre tous, sont bien
capables de l'avoir étouffée. Je détache un à un les mâles et libère
la martyre. Elle est flasque, morte.
Un gros démon de mâle, habillé de toile goudronnée, revient
58 J. LEUBA
sur elle, s'y installe d'un bond. Je n'ai pas compris ce qui s'est
passé ni comment un naturaliste aussi aguerri que je l'étais à onze
ans a pu se départir de la sérénité qui est de mise dans l'observa-
tion impartiale des faits. Je me sentis tout entier soulevé par une
vague de fureur assassine, arrachai à la poignée ce mâle sacrilège
et le projetai brutalement à la surface de l'eau pour l'y écrabouiller.
Est-ce que cet imbécile ne s'avise pas d'en claquer sur le coup?
Me voilà tout abruti de le voir gisant à la surface de l'eau, le dos
incurvé en coquille, les membres collés au corps, paumes implo-
rantes. Son ventre en papier de verre, bombé vers l'azur, est fleuri
de petits lemnas or vert. Il a déjà l'air moisi. Je me prends à dire,
sataniquement : « Qu'il est mignon; avec son petit jardin sur le
ventre! »
Me voilà frais, tout seul avec mon assassinat. J'en suis boule-
versé, mais me donne aussitôt des raisons, cherchant à établir là
juste part des responsabilités. Non et non, ce n'était pas prémédité:
indignation légitime devant un sacrilège. Et puis enfin, ce dégoû-
tant outrepassait les limites de l'obscénité permise. En outre il va
empoisonner la mare et faire crever les têtards.
Tous les arguments se valaient pour me prouver que mon crime
ne tirait pas à conséquence. Aucun n'avait le pouvoir de redonner
de l'assurance à mes jambes flageolantes.
Je me le représentais gonflé à l'instar de la femelle étouffée,
bouffi, marbré de lividités, comme ce noyé que mon frère aîné
avait vu retirer de la Marne, le chef couronné de charas et de
potamogetons inglorieux. Il ne tarissait pas de quolibets style cara-
bin sur « ce macchabée qui avait dû mariner au moins deux mois
au jus, puisque l'épiderme de ses mains était restée, comme des
gants que l'on quitte, aux mains des repêcheurs ».
Toutes sortes de pensées plus ou moins raisonnables se met-
tent à défiler dans ma" tête et, de fil en aiguille, je vois ressurgir
un champignon bizarre que j'avais aperçu (je pouvais avoir trois
ou quatre ans) dans un coin de la bibliothèque, piqué comme une
fleur dans un verre vide. Il ne m'avait pas échappé que mon père
eût cherché à le dissimuler — il a toujours été d'une incroyable
pudibonderie. J'avais cependant réussi à le voir de tout près (pour-
quoi faire tant de mystère autour d'un champignon, s'il vous
plaît ?). Il commençait à se décomposer et avait une odeur infecte.
Plus tard, j'avais reconnu son image sur des planches de cham-
pignons peintes par mon père et recherché ce qu'il pouvait avoir
de si mystérieux. Il n'avait rien du tout de mystérieux, à preuve
BATRACHOMOMYACHIE 59
pas du tout sa hargne contre' les chenilles, les larves et tous ani-
maux rampants. Elle eût été parfaitement capable de me dire
que c'était bien fait pour ce dégoûtant.
Non, non, il valait mieux régler l'affaire entre nous, de toute
évidence. Accroupi au bord de l'étang, les pieds dans la vase et
le nez dans un thyrse de lysimaque, je le tenais à pleine main,
tout près de ma bouche, le pouce sur le sternum. Je faisais les
demandes et les réponses en appuyant du pouce pour obtenir ses
approbations gutturales. Et puis je m'essayai à l'imiter et j'y
réussis à merveille. Je gloussais dans son oreille et il me répon-
dait. Nous faisions un duo ravissant. Bref, nous sommes rentrés
à la maison copains comme on ne peut l'être, plus, lui conforta-
blement installé dans une vieille boîte à lait tapissée d'herbe mouil-
lée et moi tout heureux d'entendre le bidon résonner de sa voix
rauque. Parole, il avait d'attendrissantes tonalités musicales.
Pour sceller notre accord définitif et qu'il fût tout à fait à
l'aise dans mon
étang, je lui donnai une femelle en ponte. Elle
était occupée par un petit freluquet maigrichon, vigousse et rous-
péteur en diable. Il commença par m'asperger le visage d'un long
jet d'urine claire. J'étais habitué à ces facéties et j'entends fort
bien, moi aussi, la plaisanterie. Ça me faisait chagrin, bien sûr, de
l'arracher à ses délices, mais ce galopin faisait vraiment figure
d'usurpateur, à côté du roi des. crapauds. Sans tenir compte de ses
ruades ni de ses protestations urinaires, je le portai loin, loin, au
bas de la vigne qui jouxtait le jardin, sous l'humide abri d'une
touffe de rhubarbe. Chemin faisant, j'abondais en justifications
inconsistantes et péremptoires : c'était comme ça parce que c'était
comme ça, s'pas, et ça ne pouvait être autrement. Les grandes
personnes n'étaient pas rigoureusement tenues de donner des
explications aux enfants, s'pas. Bref, il devait aller gagner sa vie
ailleurs. Au surplus, il n'était qu'un... un... enfin quoi, un... oui,
parfaitement. Je butais sur le choix de l'épithète. Il me venait sur
la langue des mots indifférents, dénichés dans un livre de géomé-
trie : parallélépipède, pinacoïde, cône tronqué. Cône tronqué !
INQUIÉTUDES
fou. Nous avions mis le nez dans nos dictionnaires, nous répétant
à mi-voix, au nominatif et au génitif, le mot que nous cherchions,
comme si nous avions été affolés de le perdre. « Alors, quoi, finit
par dire mon père avec un peu d'humeur, faudra-t-il que ce soit
moi qui y aille ?»
Il était temps de me rehausser à mes propres yeux, probable.
L'aventure du matou m'avait passablement dégoûté de moi-même
par les suites qu'elle avait entraînées. De sorte que je m'entendis
tout à coup jeter, sur un ton de défi et en me dressant sur mes
ergots : « Eh bien, moi j'irai. » — « A la bonne heure », dit sim-
plement mon père. « Tiens, va, mon rat, et prends ta pèlerine, il
va' faire de l'orage. »
Il m'avait dit « mon rat ». Je serais monté à l'Hymalaya, rien
que pour le ton affectueux qu'il y avait mis.
Ah, je crânais en chaussant mes souliers cloutés, mais je ne
me sentais pas fixe intérieurement, tandis que je daubais sur les
grands dadais qui ont peur de se mouiller (c'était pour mon flem-
mard de frère aîné) et qui n'osent, la nuit venue, aller à la remise
sans se faire accompagner, tout en prenant des airs dégagés.
Oh, je disais cela sans conviction et je n'insitai pas trop sur
le dernier point, parce que je savais mieux que personne comment
ça se passait quand on m'y envoyait. Je laissais grande ouverte la
porte qui donnait sur le jardin, afin d'avoir devant moi le long
rectangle de lumière amie projeté sur la terrasse, et je piétinais
le gravier avec une intensité décroissante, comme pour gagner
l'allée qui menait à la remise, derrière la maison. Le temps d'y
courir mentalement, de fermer la porte, de revenir, et je faisais
de nouveau crisser le gravier. Je rentrais, un peu essoufflé, pas
trop, juste assez.
Ainsi, je pouvais ad libitum faire « lemsieukiajamaieupeur »,
comme le grand dadais avait eu la férocité de l'insinuer lorsque je
quittai la chambre, affecter d'entreprendre une chose aussi simple
que d'aller de nuit fermer la porte de la remise, et faire claquer
mes souliers ferrés dans l'escalier de grès dur pour me donner
du volume : je savais bien ce qu'il en était. Quand je m'étais fait
valoir auprès de ma mère, le jour où j'avais retenu tout seul, en
attendant que mon père vînt l'étayer, une immense armoire dont
un pied vermoulu s'était effondré, elle n'avait pas manqué de sou-
ligner, d'un ton où je ne discernais pas s'il exprimait le ravisse-
ment ou le dépit, ou tous les deux à la fois, que l'on n'aurait pas
osé espérer ça de moi lorsque j'étais un nourrisson. J'avais eu la
BATRACHOMOMYACHIE 59
coqueluche à trois mois et, à l'entendre, je n'en menais pas large.
Elle me dépeignait, sous les aspects d'un foetus en rupture de bocal.
Ma tante Caroline, en me voyant, s'était exclamée, tout apitoyée :
« Ouais, il n'est qu'écrit !
» J'avais, compris : à l'avenir, il n'y
aurait pas lieu de la faire à l'ostentation.
En ce moment-là je n'étais même pas écrit. Je me faisais
l'effet d'un minuscule ouistiti, à peine esquissé en pointillé, qui
allait devoir affronter les géants de la futaie. La nuit venait de
tomber et le ciel était chargé d'orage. Il me fallait traverser la
moitié du village, gagner la forêt de chênes au sortir des vignes,
franchir, après les chênes, la vaste étendue des champs du Loclat
et entrer dans la futaie, que je ne quitterais plus jusqu'aux Mouil-
les. Quatre kilomètres de terreurs sans nom.
Il n'était pas question de revenir en arrière ni de pleurnicher.
J'étais bien résolu à me porter au-dessus de moi-même pendant
tout ce calvaire. Je partis donc en disant d'un ton très naturel à
mon père : « Au revoir, p'pa, à t't'à l'heure ». Je. mourais d'envie
de l'embrasser pour me donner du courage, mais je craignis de
flancher.
Dans le village tout allait aisément : je n'avais jamais eu
peur d'y aller de nuit. C'était uniquement au jardin que j'avais
peur, la nuit. J'enviais, en passant sous les fenêtres éclairées, lés
gens installés en famille sous la lampe. J'aurais été fier qu'ils me
vissent aller seul aux Mouilles, mais je ne rencontrai pas un vivant,
dans la partie du village que je devais traverser.
Arrivé au chemin de la cure, je savais que je franchirais la
limite de la zone habitée ; passée l'église, j'étais tout seul entre
deux murs de vignes. Je distinguais à peine la route, tant le ciel
était sombre.
L'orage éclata tout d'un coup. Le premier éclair m'aveugla
et la pluie cingla tout aussitôt sur mes mollets. Cet orage était le
bienvenu : j'en avais toujours aimé le spectacle. L'averse me déten-
dait, et les éclairs, très rapprochés, me faisaient voir pendant de
brefs instants le paysage familier et rassurant. Et puis j'avais
encore sous les yeux, en me retournant, les fenêtres éclairées des
maisons du village.
Les premières difficultés réelles commencèrent à la limite des
vignes. Il me fallait, pour gagner les champs du Loclat, traverser
une bande de forêt de chênes. La présence toute proche de la forêt
me fit hésiter. On ne peut pas demander à un galopin d'onze ans
la force de se porter tellement au-dessus de lui-même. Je le con-
70 J. LEUBA
comme elle est belle, la forêt, de nuit (je disais cela un peu pour
le faire bisquer, parce que je savais combien il en était amoureux),
et on y rencontre des tas de gens que l'on n'y voit pas de jour. »
Mon père avait l'habitude de ces dérobades ambiguës. Il savait
bien que les enfants ne communiquent jamais leurs impressions
aux grandes personnes. Mais je compris alors qu'il avait, lui aussi,
son jardin réservé où personne n'entrait, et mes yeux commencè-
rent de s'ouvrir sur les tristesses de mon père.
Suzanne est une petite fille de trois ans et demi, qui me fut
envoyée parce que, depuis deux mois, elle refusait de manger, sans
raison.
Auparavant elle mangeait seule, très adroitement, lorsque tout ;
toute une batterie de cuisine qui était rangée sur une planche.
Cela fit un tintamarre facile à imaginer. L'enfant pousse des hur-
lements d'effroi et se rejette loin du sein avec horreur:
Pendant deux jours elle refusa toute têtée, poussant des cris
aigus à chaque tentative de sa mère. Enfin vaincue par la faim,
ou apaisée peut-être par le temps écoulé, elle accepta d'être remise
au sein.
Mais la mère était bonne nourrice et, durant ces deux jours
sans têtée, ses seins étaient gonflés d'une telle tension que le lait
se mit à gicler impétueusement dans la bouche de l'enfant, envahis-
sant le cavum, le nez, l'étouffant.
Cette fois le refus de téter fut définitif. Non seulement le
sein, mais même le biberon ne fut plus toléré. Avec grande patience
on éduqua l'enfant à la cuiller dès ces premières semaines, et c'est
ainsi qu'elle fut nourrie, à grand renfort de soupirs et de suppli-
cations .
Cette émotion maternelle, ces prières, ces larmes, il semble
qu'elles se soient répétées de repas en repas durant les neuf années
de Lisette; servant non seulement à obtenir qu'elle prît un mini-
mum de nourriture, mais aussi à combler le besoin d'immolation
passionnée de la mère.
Celle-ci nous parle de son mari, ancien gendarme, comme d'un
être dur et brutal, toujours au café, et ne s'occupant d'elle et de
l'enfant que pour imposer par la force ses fantaisies. Fréquem-
ment ces mères excessives sont des femmes que l'amour à déçues.
Dans ce cas-ci nous pensons qu'à la tyrannie de l'époux cette
femme passive a préféré quand même la tyrannie de l'enfant, aussi
absolue, mais qui, elle, permet un débordement de tendresse.
Actuellement, voici comment s'organisent les repas : la mère
va chercher l'enfant à l'école et porte son cartable, de peur qu'il
ne soit trop lourd pour elle. Elle essaie de donner appétit à l'enfant
en lui racontant ce qu'elle aura à manger. Dès l'arrivée à la mai-
son, à 11 heures 35, on s'attable, et les exhortations commencent.
Lisette annonce qu'elle n'a pas faim. La mère supplie de bouchée
en bouchée. Le père se met en colère. Lisette, la bouche pleine.
refuse d'avaler, fait de grands efforts pour amener quelque renvoi
destiné à servir de démonstration. Elle y réussit et amène même,
de loin en loin, quelque régurgitation, tandis que la mère prend
le ciel à témoin que les brutalités du père conduiront cette enfant
au tombeau.
90 O. CODET
sa mère que les mille supplications tendres qui sont devenues une
véritable sublimation de la nourriture-amour, plaisir oral interdit.
La mère suivant notre conseil de ne plus faire aucun commen-
taire sur ce que mangeait ou non l'enfant, celle-ci fut, au début
du traitement, très déçue et s'en plaignit à moi. Elle me savait res-
ponsable de ce nouveau programme. Cependant, et grâce à son
attachement pour moi, elle accepta peu à peu mes explications.
Elle accepta l'idée qu'elle s'était comportée jusqu'alors comme un
petit bébé, qui a encore peur que le repas ne donne lieu à un grand
tintamarre (que ce soient les casseroles qui tombent ou le père
qui fulmine). Que ce petit bébé avait sans cesse besoin de sa mère,
ce qui était humiliant. Si bien que je ne pouvais pas croire qu'une
fillette intelligente comme elle, bientôt une jeune fille, ne se mît
pas très vite à se débrouiller seule. Elle devait pouvoir faire aussi
bien que les autres jeunes filles et peut-être même mieux.
Bref, au bout d'un mois et sa grande vanité aidant, Lisette
prenait ses repas sans difficulté, ne mangeant guère plus qu'aupa-
ravant, mais sans orage et dans le même temps que ses parents.
Il lui fut aussi très pénible de renoncer au privilège d'arriver
en retard à l'école. Mais la maîtresse, alertée par nous, lui témoigna
quelque intérêt, et le carnet de quinzaine ayant donné une bien
meilleure moyenne, elle fut prise d'une louable et efficace ému-
lation.
Tout eût donc été bien, sans la mère, qui souffrait d'un renon-
cement qui s'avérait bien plus pénible encore pour elle que pour
l'enfant, et qui découvrit que Lisette était un peu constipée... Je
conseillai de l'huile de parafine, mais... la mère était déclenchée ;
elle avait trouvé un équivalent : on écartait sa sollicitude des repas
de l'enfant Elle allait s'occuper de ses selles Et les gémisse-
! !
par
le Dr Celes Ernesto CARCAMO
SOMMAIRE
I. — LES ELÉMENTS DU SYMBOLE : 1. Le serpent.
— 2. Les plumes.
II. — LE SENS DU SYMBOLE : 3. Le serpent à plumes, les dieux doubles et la dupli-
cité des instincts. — 4. Le sacrifice maya-aztèque et la popularisation de l'agres-
sion. — 5. La signification anale du serpent et de la spirale. — 6. L'oiseau
buveur de fleurs et la victoire sur l'inceste.
Le serpent
(1) La langue française indique ces relations dans des expressions comme : l'eau
serpente, le feu serpente, un serpent de feu, qui ont leur équivalent en espagnol : el
agua o el fuego serpenta, la serpe de fiamas, etc..
(2) Inédit. Transmis par le Centre de bibliographie psychanalytique de Londres,
46, Gloucester Place, W.l.
(3) « ô Nâga-Vâsuki », dit une prière indienne adressée au serpent (COSQUIN :
Les contes indiens et l'Occident. Champion, édit. Paris, 1922, p. 256), ô Nâga-Roi, tu
es sans commencement ni fin, tu es invincible et tout-puissant... ».
Le serpent catoblepas du mythe grec représentait l'infini de. l'extinction et du
renouvellement en dévorant sa propre queue toujours renaissante. L'amphisbène, serpent
héraldique, est muni d'une tête à chaque extrémité. Il est donc, lui aussi, sans fin.
LE SERPENT A PLUMES 105
Nous ne pouvons nous étendre ici sur la valeur ésotérique du cercle. C'est, par
exemple, un symbole de réalisation magique, d'interpénétration avec l'univers, dans
beaucoup de danses et cérémonies primitives (SACHT, Histoire de la Danse, Gallimard,
édit. Paris, 1938).
(1) H. B. ALEXANDER : L'art et la philosophie des Indiens de l'Amérique du
Nord. F. Leroux, édit. Paris, 1938.
P. COZE : L'oiseau-tonnerre. Editions « Je Sers ». Paris, 1938.
(2) René GUYON : Anthologie bouddhique. Un. vol. édit. Paris, 1924.
106 E. CARCAMO
Les plumes
LE SENS DU SYMBOLE
(1) FREUD : Gesammelte Schriften zur Neurosenlehre. Int. Psa. Verlag, Vienne,
1926.
LE SERPENT A PLÛMES 113
grands empires, mais le but des guerres y fut surtout d'obtenir des
esclaves pour en faire des victimes propitiatoires à des dieux insa-
tiables. Son histoire religieuse apparaît comme un interminable
et épouvantable cauchemar de sang, dans lequel les sacrifices du
plus raffiné sadisme pouvaient aboutir au cannibalisme rituel.
Voici, d'après Réville (3), quelques-unes des fêtes caractéris-
tiques, cruellement originales, du calendrier mexicain en l'honneur
de Xiuhtecutli, le dieu du feu : « Chacun des prisonniers était
empoigné par un prêtre qui le chargeait sur ses épaules, le portait
sur la plateforme et le jetait sur un colossal brasier de charbons
incandescents qu'on avait prépare pendant la nuit. C'était alors
pendant quelques instants un indescriptible fouillis de chair
humaine grésillante, crépitante, craquelante, des contorsions, des
hurlements qui remplissaient les assistants de terreur. Seuls, les
prêtres vaquaient avec calme à leurs monstrueux offices et, armés
de longs crocs, ils harponnaient les misérables, les tiraient hors
du brasier avant qu'ils eussent rendu le dernier soupir et les
jetaient aux trois quarts grillés sur la pierre de sacrifice où ils les
achevaient à la manière ordinaire. Bientôt, un monceau de coeurs
fumants s'élevait devant l'idole du dieu du feu ».
La contradiction est flagrante avec les règles de morale privée
que, pour les engager aux bonnes oeuvres, le prêtre aztèque ensei-
gnait à ses fidèles, après la confession : « Donne à manger à ceux
qui ont faim, des habits à ceux qui sont nus, quelques privations
que ces soins doivent t'imposer, car la chair des malheureux est
ta chair et ils sont des hommes semblables à toi-même » (2).
Il semble que tout le sadisme inné contenu dans l'âme popu-
laire aztèque et réprimé dans sa vie civile se soit déversé et libéré
dans les pratiques sanglantes de ses cérémonies religieuses. D'après
les historiens, le premier sacrifice fut pratiqué sous le règne de
l'empereur Colhuacan, sur quatre esclaves, dans le but de laver
une offense faite aux dieux par cet empereur. Lors de ce premier
sacrifice, par conséquent, nous voyons la vengeance contre l'empe-
reur se déplacer sur les esclaves immolés.
Ce mécanisme de déplacement est réproduit par tous les sacri-
fices postérieurs. Le prisonnier sacrifié en holocauste à la divinité
s'identifie à elle, devient le dieu lui-même, et avec lui s'identifient
(1). V. p. 1, note 2.
118 E. CARCAMO
(1) Niloï Hieroglyphia Horafollon, I, 25, Lemans, édit. Amsterdam, 1835, cité
par HALLEY DES FONTAINES.
(2) Ashley MONTAGU : Coming into beeing among the Australian Aborigenes, cité
par HALLEY DES FONTAINES.
A rapprocher aussi deux aliénés mentionnés par JUNG (Métamorphoses, p. 181)
qui avaient « pondu » le monde par l'anus. L'un d'eux s'était représenté dans un
tableau, tout nu et en érection, entouré de femmes et des attributs de la toute-puissance,
le globe terrestre sortant de son rectum.
(3) E. COSQUIN : Les contes indiens et l'Occident. Un vol. Paris, 1926, Cham-
pion, édit.
Légendes identiques en Europe : Allemagne, Bohême, Hongrie (JUNG, Métamor-
phoses..., p. ).
(4) E. COSQUIN : Veinte cuentos de la India (mitos, cuentos y legendas). Revisto
de Occidente, Madrid, 1926.
(5) Groupe, hiéroglyphique du codex Borgia, in SELER, loc. cit., cité aussi par A.
BALINT, Imago, 1923.
LE SERPENT A PLUMES 119
Seuls ces êtres ont payé leur dette de vie, seuls, ils ont triom-
phé de la tentation incestueuse et ont pu se dégager des forces
mauvaises du serpent pour conquérir les attributs bénéfiques de
l'oiseau. Ceux-là seuls sont les élus du Père-Soleil, éternellement
dignes de se donner sans remords à l'amour de la Terre-Mère et
de boire sans fin le nectar des fleurs.
En résumé,
DISCUSSION
M. ODIER se demande jusqu'à quel point nous sommes en
droit d'appliquer nos connaissances psychanalytiques actuelles à
des civilisations anciennes. Dans la conscience collective des Mayas-
Aztèques, quelle était la signification du serpent à plumes ? Il y a
un certain danger à lui appliquer notre symbolisme contemporain.
Odier rapporte un rêve très angoissant qui lui a été narré par
une malade : celle-ci voyait s'approcher d'elle un serpent à poils,
qui lui causait une terreur folle. Sur quoi elle est tombée dans
une grave dépression, mais des anges ailés la rassurèrent.
La Vénus de Willendorf
nir et nous avoir transmis une parcelle de cette réalité qui, après
des milliers d'années, devait faire apparaître, dans la poésie, le
mythe, le rêve et la coutume populaire, le sujet étrange de la tête
voilée.
Je crois pouvoir démontrer que le sujet de la tête voilée résulte
des émotions et angoisses émanant de la mère. S'il en est ainsi,
nous aurons résolu le problème.
A l'image de la mère se lie l'angoisse primitive de l'homme,
l'angoisse de la naissance, causée par le manque de respiration
durant la naissance, par l'expulsion douloureuse de la chaude et
douce enveloppe qu'était le sein maternel, vers le froid, la lumière
crue et la dureté d'une vie indépendante. La mère est l'objet de
l'amour, en tant que créatrice, nourrice, éducatrice et protectrice,
mais le souvenir des douleurs qu'elle a dû faire subir à l'enfant
LA VÉNUS DE WILLENDORF 127
(1) L. c, p. 461.
(2) Alfred JEREMIAS. Der Schleier von Sumer bis heute. Der alte Orient, Fasc.
l-2, 1931.
LA VENUS DE WILLENDORF 131
leur dieu, qui cache sa tête terrible afin que les croyants puissent
l'approcher.
Saint Paul ordonne (1 Cor. 11, 5.6.13) :
« Toute femme qui prie ou qui prophétise, la tête non voilée,
déshonore son chef ; c'est comme si elle était rasée. Car si une
femme n'est pas voilée, qu'elle se coupe aussi les cheveux. Or, s'il
est honteux pour une femme d'avoir les cheveux coupés ou d'être
(1) REIK. Ver cigene und der fremde Gott. pp. 71 et 209.
132 MAX COHEN
et ingénue prouve qu'elle n'est pont dans ce jeu une novice dési-
reuse de cacher son trouble derrière un voile, ni une coquette qui
emploierait le' même moyen pour simuler la pudeur. Cependant;
dans la dernière scène, un voile rose parfait sa mise. Son parte-
naire va atteindre le but de ses désirs, lorsqu'elle se détourne pour
couvrir sa face d'un voile. Le rite observé selon la coutume hindoue,
dans ces scènes, prescrit apparemment le port du voile, la dissi-
mulation de la face, à la femme qui s'abandonne.
Le voile, en tant qu'instrument de l'ars amatoria hindoue, se
retrouve dans une miniature du XVIIe siècle (1). Cette reproduction
confirme notre explication de la miniature du musée de Berlin. Le
sujet montre également une femme couchée sur un lit de repos
et prête à exaucer le désir de son amant. Parmi les nombreuses
images féminines des miniatures hindoues, reproduites dans
l'ouvrage de Stchoukine, seule la femme dans son rôle d'amante
consentante porte un voile. Ce détail vestimentaire, qui y apparaît
pour la première fois, doit donc nécessairement être en rapport
avec la signification de la scène reproduite, c'est-à-dire avec le coït
imminent. Cette conclusion se trouve corroborée par le soin avec
lequel le voile a été dessiné, ainsi que par ses dimensions. La
femme va ramener sur sa figure le voile qui repose sur sa poitrine.
Par ce geste, elle manifeste sa soumission à la volonté de son amant,
ainsi que le fit autrefois Rebecca.
Le caractère féminin connu du sacerdoce nous permet, dans
le cadre de cette enquête, de citer des exemples ayant trait aux
prêtres et aux moines. Voici tout d'abord le flamine romain, auquel
il était défendu de paraître tête nue ; voilà l'ecclésiastique catho-
lique avec sa tonsure et sa gamme de couvre-chefs. L'accoutrement
de certains moines mendiants du Japon attire particulièrement
notre attention. Au cours de leurs quêtes, ils portent en guise de
chapeau un panier qui cache entièrement leur tête. Ce couvre-chef
rappelle d'emblée, par sa forme et son étendue, le masque tressé
qui rendit méconnaissable la Vénus de Willendorf. D'après
Wellhausen (2), les devins arabes se voilaient quand ils s'adonnaient
à leurs visions et prophéties. D'où l'appellation Dhul Chimar,
l'homme au voile, donnée à plusieurs devins célèbres. Ils se voi-
laient seulement dans l'exercice de leurs fonctions de prophètes.
Texte.
« J'étais couchée toute nue dans une vigne, contre la terre.
Près de moi, également nue et dans la même position, était une
autre jeune fille. Je vois à la fenêtre d'une ferme une femme qui
tire un rideau blanc. Elle devait être la propriétaire et j'étais gênée
d'être ainsi dans sa vigne. Un serpent très gros passe sous mon
corps. Malgré ma peur des animaux rampants, je ne suis pas
effrayée. »
Associations.
Vigne : terre de labour, fécondité du sol. Je puis maintenant
regarder la nature avec d'autres yeux et participer à sa sensualité.
Jeune fille : ancienne pensionnaire qui avait toujours peur la
nuit. Elle croyait apercevoir un petit homme, couvert d'un cha-
peau pointu, et venait souvent se réfugier dans mon lit.
Fermière : ma mère qui se cache derrière un rideau blanc,
symbole de pureté.
Interprétation.
La fermière étant la propriétaire de la vigne, on pourrait se
demander si ici la terre n'est pas le symbole d'une mère phallique.
Dans la marche générale de l'analyse, rien n'autorise cette façon
de voir. D'autre part, le doublet, représenté ici par la jeune pen-
140 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
(4) On constatera que si Mme HORNEY admet bien un élément pulsionnel (l'agres-
sivité refoulée), tous les conflits ultérieurs dérivés de ce premier traumatisme garde-,
ront le caractère exclusif de conflits sociaux. Sans méconnaître l'importance du climat
familial, nous ne saurions avec Mme HORNEY négliger tous les problèmes sous-jacents
de l'organisation libidinale.
COMPTES RENDUS BIBLIOGRAPHIQUES 145
R. DE SAUSSURE.
R. DE SAUSSURE.
R. DE SAUSSURE.
MEMBRES D'HONNEUR
TRANSFERTS
MEMBRES ADHERENTS
1932 Dr ALLENDE Navaro, 1944, Calle Moneda, Santiago du Chili.
1931 Dr BELTRAM, Prof, univ., 1601, Echeveria, Buenos-Ayres.
1947 Dr BENASSY, 36, rue St Didier, Paris XVIe."
-
Mlle BERMAN Anne, 50,
1927 rue Pergolèse, Paris - XVIe.
1946 Dr BOUVET, 17, rue Jean Mermoz, Paris - VIIIe.
1936 Dr BREUER Elsa, Mlle 29, rue Cassette, Paris - VIe.
1934 M. CHENTRIER Théodore, 17. bis, rue de Bretagne, Asnières (Seine).
1947 Dr COURCHET, 3, square du Bois de Boulogne, Paris .- XVIe.
1938 Mlle FEIBEL Charlotte, 101, W. 80 th Street, New-York City 24.
1935 Mlle GUEX Germaine, 9, Florimont, Lausanne.
1947 Dr HELD, 99, Avenue Raymond Poincaré, Paris - XVIe.
1928 Dr HOESLI Henri, 90, rue du Bac, Paris - VIIe.
1937 HOFFMANN Hanna, Mme, 1900, Anselroad, Cleveland (Ohio).
1929 LAFORGUE Paulette, Mme, 82, rue Lafontaine, Paris XVIe.
-
1935 Dr MARETTE Philippe, 11, rue de Bellechasse, Paris - VIIe.
1935 Prince PIERRE de GRÈCE, 6, rue Adolphe Yvon, Paris - XVIe.
1928 Dr REPOND André, Malévoz sur Monthey (Valais), Suisse.
1931 Dr RIETI E., Istituto psych. di Grugliasco, Turin (Italie).
193 Dr CARCAMO, Peru 1645-55, Buenos-Ayres.
MEMBRES DECEDES
Dr ALLENDY René, 67, rue de l'Assomption, Paris - XVIe.
Dr MORGENSTERN Sophie, Mme, 4, rue de la Cure, Paris - XVIe.
Dr PICHON Edouard, 48, avenue de la Bourdonnais. Paris - VIIe.
Dr MARTIN-SISTERON Maurice, 14, boulevard Edouard Rey, Grenoble.
Dr SCHIFF Paul, 14, rue César Franck, Paris - XVe.
MEMBRE DEMISSIONNAIRE
DT BOREI. Adrien, 11, quai aux Fleurs, Paris - IVe.
MEMBRES D'HONNEUR
MEMBRES EFFECTIFS
Dr Albert BOUILLON, 45, rue de Montigny, Charleroi.
M. Maurice DUGAUTIEZ, 16, rue Charles Degroux, Bruxelles, Président.
M. Fernand LECHAT, 22, rue Armand Campenhout, Bruxelles-Ixelles, Vice-président
Mme Fernand LECHAT, id. Trésoriers.
Dr Edouard SCHEPENS, 100, chaussée de Vleurgat, Bruxelles.
MEMBRES CORRESPONDANTS
Dr Raymond BAUDOUX, 87, rue Washington, Bruxelles.
Dr Lucien BOVET, 16, Ch. de Languedoc, Lausanne.
Dr Hans CHRISTOFFEL, 21, Albanvorstadt, Bâle.
Dr Charles FONTAINE, 244, rue Belliard, Bruxelles.
M. Jean LAVACHERY, 290, chemin de Waterloo, Bruxelles.
Dr Paul PHILIPPART, 14, avenue Tytgas, Woluwe St Pierre.
Mlle Madeleine RAMBERT, 9, avenue de Mornex, Lausanne.
Dr G. RICHARD, 40, rue du Crêt Taconnet, Neuchâtel.
Dr Marc SCHLUMBERGER, 17. avenue Théophile Gautier, Paris - XVIe.
Dr J. TAS, chemin Vermeerstraat, Amsterdam.
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EDIT. N° 21776 IMP. N° 3112
Le Gérant: J. LEUBA
BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
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Section dirigée par Maurice PRADINES, professeur à la Sorbonne
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(J.). — L'Angoisse,
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(R.). — L'Adaptation de l'homme à son métier, in-8°
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160
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"
MATISSE (G.). — Le Rameau vivant du inonde, in-8° 320
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adieu.
nalytique de Paris ; il en fut aussi le président. Et c'est au nom
de la Société Psychanalytique de Paris que je viens lui dire notre
TOPSY ET ALBICIADE.
LE CONCEPT D'AMBIVALENCE.
DE L'INDIGENCE DE L'AMOUR.
DE LA VANITÉ DE L'ASPIRATION UNITIVE.
LA TENTATIVE DE FUITE D'EROS HORS LE RÉEL.
DE L'AMBIVALENCE HUMAINE ENVERS SOI-MÊME.
BIBLIOGRAPHIE.
TOPSY ET ALCIBIADE
LE CONCEPT D'AMBIVALENCE
Dans ces séances d'analyse, les dernières que j'eus avec Freud,
je discutai longuement avec lui ce problème de l'ambivalence de
l'amour.
Est-il possible à un amour, quelqu'il soit, d'être pour un autre,
pour un amant, pour une amante, pour un père, une mère,
un frère, une soeur, un enfant, pour un ami, voire pour quelque
créature ou quelque objet dans la nature, d'être absolument pur
DE L'ESSENTIELLE AMBIVALENCE D'EROS. 171
qu'à un seul sentiment : celui, parfois, d'une mère pour son enfant
mâle. Il se rapproche par là de La Rochefoucauld (16), lequel
n'admettait d'exception à l'égoïsme humain foncier que pour l'amour
maternel.
Nous discuterons plus loin de ces points de vue particuliers
au sein du problème de l'ambivalence affective en général.
DE L'INDIGENCE DE L'AMOUR
PSYCHANALYSE 12
176 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
l'amour des parents pour les enfants et des enfants pour les
parents. L'attrait même que nous éprouvons pour les autres
créatures et jusqu'envers les objets peuplant l'univers est de la
libido détournée, orientée vers ceux-ci.
Aussi ne serons-nous pas surpris de retrouver dans nos plus
diverses relations d'amour les traits fondamentaux d'Eros, dont
sa foncière ambivalance.
De même que pour l'amour sexuel, et de façon beaucoup plus
évidente, quelqu'attirance que j'éprouve, pour les êtres ou les objets
épars dans l'univers, quelque vive que puisse être mon aspiration
vers eux, quelque chose en moi sent et sait qu'ils restent à jamais
.en dehors de mon individu borné, que je reste à jamais moi, et
eux, eux.
Aussi peut-on douter, de l'absence d'ambivalence de la mère
elle-même envers son enfant, fût-il mâle. Freud avait avancé que
c'était là « peut-être » le seul sentiment qui pût être dépourvu
d'ambivalence, cela du fait que le petit garçon, pour la mère,
réalise le plus ancien des désirs de la petite fille: l'adjonction d'un
pénis à son corps. Mais la naissance de l'enfant a mis matérielle-
ment fin à cette satisfaction narcissique ; ce n'est plus qu'en ima-
gination que le fils figure, pour la mère, l'organe mâle dont
l'absence à son propre corps la plongea autrefois dans le deuil.
L'impossibilité de remonter le cours du temps, de reprendre en soi
l'enfant que la naissance en sépara, reproduit à nouveau la situa- .
« Malheur ! Malheur !
Tu l'as détruit
Le monde si beau,
D'un poing puissant,
Il croule, il tombe en pièces !
Un demi-dieu l'a fracassé !
Nous emportons
Ses débris dans le néant
Et pleurons
La belle qui n'est plus. »
Pascal.
trêve dans l'infinité de l'espace, ils ne s'y dissolvent pas moins
jusqu'au dernier atome. Tout s'écoule et fond, et les soleils et les
mondes possèderaient-ils la conscience qui fait l'orgueil du « roseau
pensant », ils déploreraient la fugitivité des choses à l'égal d'un
DE L'ESSENTIELLE AMBIVALENCE D'EROS 189
Qui habite ce monde de l'au delà ? Des dieux, des esprits, les
âmes des morts.. Mais quels sont-ils, ces dieux, ces âmes, sinon
la projection d'images qui sont en nous ?
Tout ce que je vois dans le monde, ne le vois-je pas par pro-
jection ? L'image que le inonde extérieur imprime sur ma rétine,
je la projette au dehors, sur l'objet d'où elle émana, et j'appelle
cette projection du nom de l'objet. Les Idées platoniciennes elles-
mêmes n'ont pas d'autre origine : des objets perçus nous extrayons
une idée ; Platon (23) ensuite reprojeta cette idée au dehors et lui
attribua, par opposition à l'univers réel mais passager, la seule
réalité immuable et éternelle.
De même des dieux, ces esprits. L'idée anthropomorphique
que nous nous en formons émane des créatures qui nous entourent
et que nous aimons. Le père de notre enfance, introjecté en nous,
devient l'idée du Père, aimé, vénéré, redouté et bravé selon les cas
et les moments. Cette idée du père fait ensuite retour au dehors et
s'en va dans le vide, où elle engendre la figure du Père éternel. Dieu,
projection suprême de la paternité, ainsi fut engendré par ses pro-
pres enfants.
Or la fonction de Dieu n'est pas minime. Ne doit-il pas, ce père
suprême, réparer tous les torts faits par la nature à ses enfants ?
Si nous souffrons ici-bas par les rigueurs de la nature ou la
méchanceté des hommes, dans l'au delà, ce monde meilleur, tout
sera changé, le bonheur sera donné aux justes dans l'éternité, et
190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
les deux manques éternels dont gémissent les hommes seront abolis:
plus de mort ! la vie sera éternelle plus d'isolement l'Aimant
! !
puissent être, d'aller dans l'au delà fusionner avec Dieu et semblent
tenacement préférer à cette union future leur présente misère... Tant
le bon sens biologique peut primer sur les plus prometteurs délires
de consolation.
Mais parmi les âmes religieuses il en fut de tout temps d'amou-
reuses ferventes qui n'ont pu supporter la trop longue attente impo-
sée ici-bas à leur élan vers Dieu. Sans quitter leur prison mortelle,
elles ont alors appelé Dieu à s'unir à elles dès ici-bas. Tels sont
les mystiques de toutes religions aux extases étrangement sembla-
bles en tous les siècles, sous tous les cieux.
PSYCHANALYSE 13
192 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Il semble que non. Dans une de ses très belles études sur la
psychologie religieuse, Dogme et idée obsessionelle (25b), Théodor
Reik a montré comment la haine envers Dieu tend toujours à
ressurgir sous tous les dogmes. D'où la rigueur, destinée à la tenir
réprimée, refoulée. Mais tous les croyants nous l'ont dit : la ten-
tation de blasphémer Dieu malgré eux est l'une de leurs terreurs.
Les exemples extrêmes mettent en valeur les phénomènes
généraux. Plus d'un névrosé religieux se plaint des idées repous-
santes qui lui viennent en priant. Au milieu de la plus ardente
prière s'imposera à lui la formule obsédante : « Dieu cochon » ou
« Dieu merde » ou l'idée de Jésus déféquant. Et Reik de citer
maints cas, extraits de sa pratique analytique, de ces blasphèmes
compulsionnels qui torturent ces croyants.
On dira que ce sont là des malades. Mais toute l'histoire reli-
gieuse est emplie de ces retours de la composante haineuse envers
Dieu, ainsi que Reik le put démontrer sur l'exemple des diverses
sectes chrétiennes.
L'ambivalence essentielle d'Eros éclate aussi, pour qui sait
voir, sur l'exemple des grands amoureux, des grandes amoureuses
de Dieu que sont les grands mystiques. Eux, qui le plus ardem-
ment aiment Dieu, peuvent aussi le plus lui en vouloir, tout comme
des amoureux passionnés terrestres.
Non seulement ils le confondent avec le Diable au cours de
DE L'ESSENTIELLE AMBIVALENCE D'EROS 197
qui reste dominé dans son tréfonds par le principe de plaisir, fait
contre mauvaise fortune bon coeur, et retenant l'attrait pour le
plaisir, on vient à admettre, voire à appeler la souffrance qui lui
était entremêlée. L'association inconsciente des idées et des affects
s'établit, l'automatisme de répétition commande le retour conjoint
de la souffrance et du plaisir. Certes une certaine plasticité de la
constitution est nécessaire et ce lien ne s'établit pas dans tous les
cas ; certains principes de plaisir sont plus exigeants que d'autres
en fait de pureté hédonique. Mais cette conception, qui est d'ail-
leurs celle de Rodolphe Loewenstein dans son rapport sur le Maso-
chisme (19), et qu'il y appuie d'exemples cliniques, rendrait super-
flue l'hypothèse, du moins pour la genèse du masochisme érogène,
des instincts de mort.
Le sadisme ne serait-il pas d'ailleurs le phénomène primaire,
suivant la première doctrine de Freud, et le masochisme le fait
secondaire, par retour du sadisme sur soi ? Les grands sadistes
nous montrent, de façon exemplaire, ce retour du sadisme de
l'objet au sujet ; le vampire de Düsseldorff, Kürten, qui avait mas-
sacré érotiquement d'innombrables femmes, se repaissait à l'idée
(1) Terme dû à Edoardo WEISS qui, lui, accepte pleinement les instincts de
mort. Le sens prêté par moi ici à DESTRUDO est différent.
PSYCHANALYSE
208 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
mène, dans la page de ses Confessions (2) où, juste avant sa conver-
sion à l'orthodoxie romaine, l'exemple de saint Antoine au désert,
rapporté par Ponticianus, l'amène à un amer retour sur lui-même:
« Ainsi contait Ponticianus. Mais toi, ô Seigneur, tandis qu'il par-
lait tu me retournais contre moi-même, me prenant de derrière
mon dos, d'où je m'étais placé et d'où je ne pouvais m'observer ;
et tu me plaçais devant mon propre visage afin que je visse com-
bien j'étais stupide, contrefait et sordide, maculé et ulcéreux. Et
je me regardai et m'abhorrai, et il n'était nul lieu où me fuir. Et
si je tentais de détourner les yeux de moi-même, il poursuivait
son récit, et toi tu m'opposais moi-même à moi, et tu me mettais
à nouveau devant mes yeux, afin de me faire saisir mon iniquité
et la haïr... » (VIII, 7.)
Ainsi qu'il s'agisse d'aimer un amant, une amante, un père,
une mère, un frère ou un enfant, quelque humble créature, telle
ma petite chienne Topsy — qui inaugura cette étude — quelque
maître vénéré tel le Socrate d'Alcibiade, quelque dieu comme pour
les mystiques, ou l'univers comme pour les poètes et les philoso-
phes, ou même qu'il s'agjsse de m'aimer moi-même, l'homme,
malgré tous ses efforts, reste impuissant à échapper à la fatalité
de ses instincts. Où que s'envole ou se cache Eros, jusque dans
l'empyrée auprès de Dieu ou dans le tréfonds égoïste du coeur
humain, il emporte avec lui les traits de sa nature, dont l'un des
plus constants est de traîner après soi son frère Thanatos.
Car non seulement la vie n'est qu'au prix du jeu alternatif
de l'amour et de la destruction, non seulement les vivants ne peu-
vent survivre qu'à condition de tuer tout alentour pour la nourri-
ture, pour l'espace où respirer, s'épandre, mais encore Eros, quand
il cherche à fondre ensemble les substances et les âmes afin de se
perpétuer, se heurte à la résistance du « principe d'individuation »,
laquelle à ce point l'irrite qu'il laisse le passage à l'Ange de la
destruction, de la mort.
BIBLIOGRAPHIE
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Le
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29) UNDERHILL (Evelyn) : Mysticism, a study in the nature and
development of man's spiritual consciousness, London, Metuen
et C° Ldt, 1912, 4th édition.
« Madame,
excisée. Elle n'a pas souffert, ne s'est pas effrayée à la vue du sang.
Elle ne se rappelle pas s'être jamais masturbée clitoridienne-
ment, ni dans l'enfance ni plus tard, ni avant ni après, sa « circon-
cision ». Elle se rappelle seulement un imprécis onanisme anal,
qui lui procurait à peu près le plaisir qu'on a à se frotter lorsqu'un
endroit vous démange, et qu'elle pratiqua surtout après son exci-
sion.
Elle s'est mariée voici trois ans. Elle a très peu saigné lors
de sa défloration. Au bout de trois mois, elle atteignit à l'orgasme
dans l'acte normal, mais elle est toujours restée très lente et
n'atteint en général à l'orgasme qu'une fois sur trois. L'acte pour
elle a toujours besoin d'être long. Plutôt vingt minutes à une demi-
heure que cinq minutes, mais elle n'a jamais regardé la montre !
PSYCHANALYSE 15
224 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ont porté attention à ce sujet, tel Géza Roheim, ont trouvé bien
des cas de clitoridisme chez les femmes primitives. En douter ce
serait d'ailleurs douter de la biologique bisexualité humaine.
Cependant, parmi les femmes d'Afrique appartenant aux deux
derniers types, le vaginal et le mixte, il en doit être aussi dont la
libido, en ceci pareille à celle de certaines Européennes, n'est pas
assez solide pour résister à l'intimidation, dans ce cas à l'intimi-
dation physique, sanglante, de l'excision. Ces femmes-là. doivent
alors perdre toute posibilité de satisfaction érotique. Bien que je
n'en aie pas rencontré, il doit y avoir, parmi les femmes d'Afrique,
(1) MARANON a avancé le contraire et exprimé l'espoir que dans les races
cultivées, grâce à un progrès continu, les hommes et les femmes deviennent de moins
en moins bisexuels ! ou intersexuels !
228 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
(1) « Uber die weibliche Sexualitât. " Internationale Zeitschrift für Psycho-
analyse, 1931.
NOTES SUR L'EXCISION 229
PSYCHANALYSE 16
240 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
PSYCHANALYSE 17
256 REVUE FRANÇAISE DEPSYCHANALYSE
ques d'un caractère particulier que l'on ne peut faire rentrer dans
le cadre des descriptions classiques. Comme le Dr Odier l'a mon-
tré dans son dernier ouvrage « L'angoisse et la pensée magique »,
on est fondé à distinguer deux sortes de masochismes : le maso-
chisme moral tel que Freud l'a décrit, à base de culpabilité, et le
masochisme affectif des abandonniques, à base d'agressivité contre
autrui et contre soi-même et de dévalorisation. Ce dernier est pri-
maire, partiellement donné dans la constitution même de l'individu
et renforcé par l'abandon. Ses mécanismes élaborés par le moi
sont conscients ou préconscients et semblent jouer à deux fins :
d'une part renforcer et justifier le sentiment de non-valeur de soi-
même, d'autre part, et c'est sur cet aspect qu'il faut insister ici,
alimenter, la rancune initiale et l'empêcher de s'étendre.
Signalons seulement ici le rôle de premier plan que jouent les
manifestations masochiques parmi les symptômes de la névrose
d'abandon, tant par, leur fréquence et leur intensité que par la
somme d'énergie psychique qu'elles utilisent. Sous la forme d'inter-
prétations, de fantasmes, de rêves, comme aussi de troubles du
comportement, le masochisme affectif est une des caractéristiques
les plus frappante de cette névrose.
La structure du masochisme affectif est complexe et difficile
à saisir. Un lien étroit l'apparente au mécanisme de la mise à
l'épreuve et comme lui il s'appuie sur la pensée magique. Mais ce
qui me fait insister ici sur ce symptôme, c'est sa composante agres-
sive. En s'en prenant à soi-même, en niant sa propre valeur, en
s'abaissant, en s'avilissant, en se détruisant psychiquement, le sujet
sait bien qu'il atteint l'objet, et à travers lui, parfois aussi directe-
ment, la mère ou le père coupable du manque d'amour.
On peut observer dans la névrose d'abandon trois groupes de
manifestations masochiques, dont les composantes psychiques
diffèrent et dans lesquelles le facteur dévalorisation et le facteur
agressivité sont inversement proportionnels et d'intensité variable.
1° Les manifestations masochiques liées au besoin de mettre
à l'épreuve pour faire la preuve.
Ici le sujet fait naturellement les frais du test qu'il fait passer
à autrui. Ses fausses attitudes, ses faux choix, ses faux refus... etc.,
le privent sans cesse de ce qu'il souhaite, de ce vers quoi il aspire.
Ils accentuent sa situation d'infériorité, son état de dépendance,
et, comme nous l'avons vu, aboutissent invariablement à l'échec.
Le masochisme est ici pour une part le résultat d'une technique
AGRESSIVITÉ RÉACTIONNELLE DANS L'ANGOISSE D'ABANDON 259
romans, l'ignorant est présenté sons les aspects les plus divers,
comme héros et pivot. Le paysan ignorant, dans les farces du
moyen-âge, se montre finalement supérieur au roi puissant, aux
abbés, au rusé citadin et au savant. Nous voyons d'ailleurs une
répétition de ce thème en d'innombrables films américains dans
lesquels un détective novice, qui semble ne faire que des gaffes
et qui est mis à la porte par tout le monde, surpasse finalement
les détectives expérimentés en découvrant le criminel. Le benjamin
stupide dépassera les frères et les soeurs intelligents, les filles dédai-
gnées deviennent des reines (thème de Cendrillon), l' « ignorant a
de la chance ». « Le paysan le plus ignorant a les plus belles
pommes de terre », dit un proverbe allemand. Parsifal, le chaste
fol, devient, avec Richard Wagner, une figure, mythique presque
sainte. Un idiot est le point central et le titre du grand roman de
Dostoïewsky. « Personnellement, j'ai une grande admiration pour
la stupidité », dit Oscar Wilde.
Ces quelques exemples, dont chacun de nous pourrait facile-
ment augmenter le nombre, devraient suffire pour nous convaincre
que le simple d'esprit n'est point toujours l'objet de la désappro-
bation ni du dédain.
L'intelligent est respecté, admiré et estimé, mais il est aussi
objet d'envie et de méfiance, et c'est déjà pour cela qu'il n'est pas
aussi indiqué que l'ignorant comme héros et centre des poésies
et des rêveries.
Ce bénéfice secondaire de la bêtise n'est pas sans importance,
il est déjà une compensation plus que suffisante aux blessures
narcissiques auxquelles l'ignorant pourrait être exposé.
Recherchons les raisons qui amènent la société à cette attitude
sympathique envers, l'ignorance, attitude qui semble être en contra-
diction absolue avec les idéaux du développement culturel.
« Un stupide peut détruire plus que cent sages peuvent édi-
fier », dit un vieux proverbe. Cet axiome est certainement juste,
surtout si on l'applique aux relations d'individu à individu. Mais
la bêtise n'a-t-elle pas aussi une grande force créatrice ? Le Bon,
dans la « Psychologie des Foules », nous fait remarquer combien
le niveau intellectuel de l'individu est réduit dans la formation des
foules. Dans la foule, l'individu est stupide et ignorant, mais cet
abaissement du niveau intellectuel le rend spécialement apte à des
prestations collectives considérables dont l'être intelligent ne serait
jamais capable. D'un autre côté, Le Bon nous fait remarquer que
la foule veut être dominée et guidée et qu'elle veut obéir. Au fond,
DE LA STUPIDITÉ NÉVROTIQUE 265
vait aider ses parents en quoi que ce fût. Elle ne subsistait que
par elle-même, elle était maladroite et désordonnée. Les parents
résignés la laissaient tranquille, ne la punissaient même plus pour
ses méfaits, car, se disaient-ils, on ne peut pas la considérer comme
responsable à cause de son obtusion. Je n'ai pas besoin d'appren-
dre, ni de m'incorporer des connaissances, pense-t-elle. C'est la
faute de mes parents si je suis stupide, donc, je veux rester stupide,
même si mon père, voulait avoir une fille intelligente. L'enfant
terrible fait aussi partie de cette catégorie. En somme, l'enfant
accepte de ne pas interroger ses parents sur l'origine des enfants,
sur la différence des sexes, mais il prend les parents au mot en
employant la stupidité imposée comme instrument de vengeance.
J'ai eu l'occasion d'étudier cette situation depuis plus d'un
an, chez une petite fille âgée de onze ans. L'histoire de l'enfant
donne des renseignements intéressants sur le mécanisme de la
pseudo-débilité. C'est l'enfant illégitime d'une femme anglaise, de
famille bourgeoise normale, mais qui menait une existence déréglée
et qui laissa l'enfant chez sa grand'mère sans plus s'en occuper.
L'éducation de la grand'mère et d'une tante était sévère, puritaine
et bourgeoise. L'enfant, bien développée physiquement et saine,
était restée très en arrière au point de vue intellectuel. Elle apprit
à écrire à l'âge de sept ans. L'écriture était dure et maladroite,
l'orthographe très insuffisante. L'inhibition dans les études était
presque totale : on la renvoya de chaque école comme incapable
d'apprendre. Son ignorance en géographie était particulièrement
frappante. Ses connaissances de l'Angleterre se réduisaient à la
notion que Londres, où elle avait été élevée, était sa capitale. De
la France, elle ne connaissait que Paris, où elle avait passé sa sep-
tième année, et la Côte d'Azur où elle avait passé ses vacances,
sans savoir où elle se trouvait. Mais c'étaient là presque toute ses
connaissances en géographie jusqu'à l'âge de dix ans. Toutes les
tentatives pour l'intéresser à la géographie glissaient au début sur
elle comme de l'eau sur un canard.
Lui demandait-on si elle était catholique ou protestante, elle
répondait avec une indignation étonnée : « Mais, je suis chré-
tienne », et cela quand elle avait dix ans, et bien que sa famille
fût catholique et qu'elle-même eût été assez longtemps dans une
école de religeuses. Ses connaissances biologiques ou physiologi-
ques étaient nulles, ainsi que sa compréhension de la causalité et
son besoin de causalité. Dans les besognes ménagères habituelles,
elle était maladroite et cassait tout ce qui était cassable, comme la
PSYCHANALYSE 18
272 REVUE-FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
protectrice contre son entourage. Quant aux jeux, elle s'y adonnait
avec une véritable passion. Elle jouait toute seule avec des animaux
vivants ou imités, avec des soldats, des princes, des princesses, des
poupées, et tous les autres joujoux. Elle inventait des histoires et
des dialogues qu'elle leur faisait incessamment jouer et raconter.
Si elle jouait seule, elle était sans inhibitions, pleine de fantaisie
et de sincérité. Dans les jeux de société, dames et échecs, elle était
bonne aussi, mais assez agressive. Si on lui demandait des expli-
cations d'un de ses innombrables méfaits, elle donnait toujours
la même réponse stéréotypée : « I don't know », en levant les
épaules et en donnant à son visage une expression des plus infan-
tiles et innocentes. On ne pouvait tirer d'elle aucune autre expli-
cation. En ce geste de défense du « I don't know » était condensée
toute l'histoire de sa stupidité névrotique. Elle ne savait vraiment
pas : qui était son père ni quelles étaient les occupations de sa
mère, ni ce que font les grandes personnes quand elles sont entre
elles, parce qu'elle fut renvoyée dans sa chambre toutes les fois
qu'il y avait des visiteurs et recevait comme explication que les
grandes personnes avaient à discuter des choses qui ne regardaient
pas les enflants.
Elle ne savait pas d'où venaient les enfants, rien de la sexualité
ni des problèmes sexuels, rien de ces centaines de choses que les
enfants demandent d'habitude et auxquelles des éducateurs peu
psychologues répondent comme dans ce cas : « Les enfants ne
doivent pas toujours poser des questions », ou « c'est une question
impertinente, ou indécente ; il n'y a que les gens mal élevés qui
posent des questions pareilles ».
Ainsi, elle s'identifiait enfin avec les exigences de ses éduca-
teurs, se résignant à ne plus rien savoir. Et dans cette résolution,
elle alla jusqu'au bout. Elle abandonna les adultes pour s'adonner
aux animaux et aux jouets, qui ne la désillusionnaient pas, ne la
repoussaient pas et elle se barricada presque entièrement contre
son entourage. Le fait de ne pas vouloir savoir devint, comme tous
les mécanismes de défense, un élément intégrant de la formation
de son caractère et une arme excellente pour la lutte défensive par
l'intermédiaire de l'entêtement et de l'agression. Gomme un trai-
tement psychanalytique n'aurait pas été facile dans ce cas, pour
des raisons extérieures, je croyais pouvoir m'en dispenser quand
je la pris chez moi, il y a un an et demi.
J'essayai d'abord de surmonter le barrage émotionnel et intel-
lectuel par des moyens pédagogiques et psychologiques. Mais il y
274 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
PSYCHANALYSE 19
288 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
toutes les apparences d'un petit coq bien assuré dans sa sexualité,
mais qui est en réalité affligé d'éjaculations précoces avec orgasmes
incomplets. Un traumatisme dans son très jeune âge, vers quatre
ans, conditionnait un symptôme particulier qui consistait en le
fait de ne pouvoir se mettre à table devant des hommes sans être
aussitôt débordé par une intolérable angoisse. Il était alors obligé
de quitter la table sous un prétexte quelconque. Ne pouvant ni
accepter ni faire des invitations à dîner, il en était souvent réduit
à manger seul et debout à l'office, unique endroit où il se sentît
à l'aise. Lé traumatisme revécu au cours de l'analyse était celui-ci:
il avait dû, entre trois et quatre ans, étant à table avec des invités,
dire une incongruité. Dans la séance qui avait précédé la revivis-
cence, lors d'un dîner qui avait eu lieu la veille, puis au cours de
la séance suivante, dudit traumatisme, il n'avait cessé de répéter
par devers lui, avec insistance et beaucoup de conviction, mais
comme un vocable dénué de sens particulier, le mot de Cambronne.
Je suppose donc qu'ayant entendu ce mot d'un des enfants
de la ferme voisine il l'avait répété en toute innocence, soulevant
la colère paternelle. Il s'est revu cramponné à sa chaise avec les
deux pieds, rentrant la tête dans les épaules, attendant avec terreur
son père qui venait sur lui le visage contracté par la fureur,
arraché de sa chaise par derrière, transporté à la cuisine où il
revoit des taches jaunes par terre et sa bonne essuyant les taches.
Il avait donc réagi par une défécation assassine, ces mêmes taches
jaunes se retrouvant sur le visage de son père mort évoqué en
association.
Le traumatisme introduisait du même coup le patient dans
l'angoisse oedipienne, son père l'ayant éloigné de la table, c'est-
à-dire de sa mère.
A partir de là, toute la situation oedipienne vint au jour avec
liquidation du père, possibilité de s'asseoir à la table d'un conseil
d'administration et d'accepter à dîner chez des amis ; mais rien,
strictement rien ne change quant à ses difficultés sexuelles. Le
transfert, jusqu'alors positif homosexuel, se fait alors négatif et
dans le même moment son attitude à l'égard de sa femme devient
aussi négative. Il lui reproche d'être trop entreprenante et trop
virile..
Je l'obligeai alors à formuler ses attitudes négatives envers sa
mère, dont il ne parlait que sur un ton très élogieux et fort rare-
ment, et qu'en outre il ne voyait guère.
MÈRE PHALLIQUE ET MÈRE CASTRATRICE 291
(1) Cette projection se fait tout naturellement quand la mère a assumé le rôle
de l'homme et porte culottes, le père étant effacé devant sa virile épouse. Mais elle
peut aussi résulter, plus bénignement, du fait que le jeune garçon, entré dans la phase
phallique de son évolution psychologique, a tendance à surestimer son pénis au point
d'en attribuer un à tout le monde, hommes et femmes.
C'est ainsi qu'un garçon de quatre ans disait, un jour, à sa mère : « Montre-
moi ton bide » (il désignait ainsi son robinet) ; « il est caché sous tes moustaches »
(les poils du pubis). « Si tu ne me le montre pas, je croirai que tu n'en as pas ».
L'Énigme de Clemenceau
par
le Docteur Pierre LACOMBE
blème paternel est, chez l'homme, l'un des plus importants. Pour
l'adulte, en effet, certaines personnes, certaines entités, la société,
l'autorité peuvent devenir, du point de vue de l'inconscient, des
symboles et des substituts du père. Si bien — on n'y saurait trop
insister — que le comportement de l'individu vis-à-vis de la société
et des problèmes sociaux est fonction de la solution apportée au
cours de son développement aux problèmes affectifs familiaux et
notamment au problème des relations affectives avec son père.
20
York. Mais en dépit de toutes ses qualités, il échoue et il devra
demander à un poste de professeur de français dans une pension
de Stamford des ressources qui lui permettront de vivre. Peut-on
expliquer cet échec médical en invoquant les premières difficultés
de l'exercice de la profession chez un homme comme Clemenceau,
PSYCHANALYSE
304 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Le gérant : J. LEUBA
par
S. NACHT
« Nous pourrions, j'en suis persuadé, faire saisir d'une façon plus
« simple et plus pénétrante bien des processus psychiques si nous
« limitions les découvertes psychanalytiques relatives au sentiment
« de culpabilité à sa dérivation de pulsion agressives seules » (1)
(Malaise dans la Civilisation).
Or nous savons tous ici que nos malades s'accommoderaient
bien, trop bien même de leurs symptômes s'ils n'étaient tenaillés
par leur culpabilité.
Vous savez également comment Freud, lorsqu'il vint à s'aper-
cevoir de la prééminence des tendances agressives, abandonna cer-
taines de ses conceptions qui voulaient voir dans les pulsions agres-
sives des tendances accompagnant des pulsions sexuelles ou s'y
entremêlant, pour édifier une nouvelle théorie qui faisait des pul-
sions agressives un instinct à part, autonome : l'instinct de destruc-
tion ou de mort.
Lorsque, il y a une dizaine d'années, j'ai eu à aborder cette
théorie devant vous à l'occasion de mon rapport sur le masochisme,
je m'étais abstenu de la discuter.
Je ferai de même cette fois-ci.
Les faits d'observation, tant chez l'homme que chez l'animal
(Canonn, Massermann et d'autres), démontrent suffisamment que
l'aptitude à la réaction agressive de tout ce qui est vivant est due
à la tendance constante à éliminer ce qui par un état d'excitation,
donc de tension, troublerait l'équilibre-repos de l'organisme.
Je ne me refuse pas à penser que l'on puisse imaginer « philo-
sophiquement » une analogie entre cette tendance au repos-équilibre
et une aspiration à la mort, repos suprême, mais rien ne nous auto-
rise à l'admettre comme un fait d'observation.
D'ailleurs, ni Freud, ni les partisans de cette théorie (Federn,
Nunberg, Weiss), n'ont apporté d'argument valable, objectivement
discernable, en faveur de l'existence d'un instinct autonome de
destruction ou de mort.
Le principe biologique fondamental qui tend à la suppression
de. toute tension ressentie par l'organisme comme un déplaisir ou
une souffrance, se manifeste non seulement par des réactions de
défense contre la source de ce déplaisir, mais aussi par des réactions
aptes à éliminer l'excitation responsable de la tension, qui dès lors
aboutit au plaisir.
II
ÉTUDE CLINIQUE
quitter sa fille qu'il obligeait à partager son lit, faute de quoi il lui
était impossible de s'endormir, disait-il.
C'est dans ces conditions que Juliette éprouva ses premières
angoisses et ses vertiges ; puis petit à petit le processus de la mala-
die se localisa : elle ne put désormais rester seule. Après son
mariage il lui devint impossible de sortir sans son mari.
L'analyse n'eut pas de peine à faire ressortir une forte fixation
oedipienne à son père, maintenue sans bruit sous la coupe du refou-
lement tant que la présence de sa mère lui avait fait contrepoids.
La mort de sa mère, en tant que souhait infantile accompli, déclen-
che des réactions de culpabilité d'autant plus fortes que tout se
passe comme si le désir oedipien s'était réalisé : sa mère n'était
plus là, elle était toute seule, près de son père. D'où angoisse et
vertiges. Au cours d'une séance il lui vint à l'esprit une « drôle
d'association », dit-elle. Juliette se vit dans les bras de son père et
se sentit saisie de la même sensation de vertige. C'est donc auprès
du mari qu'elle chercha la protection que lui offrait sa mère tant
qu'elle avait vécu, le comportement du mari (homme doux, passif,
l'entourant de soins « maternels » ) se prêtant facilement à cette
identification. Il fallait donc qu'il fût toujours près d'elle, ce à
quoi les idées phobiques tendaient et aboutissaient. Juliette guérit
en quelques semaines et tout en prenant grand intérêt à son trai-
tement, décida simplement qu'elle n'avait plus de raison de le
continuer, puisque ses symptômes avaient disparu. Les réactions
de transfert n'ayant pas été liquidées, et pour cause, nous lui mon-
trâmes qu'il pouvait résulter des inconvénients d'une suppression
de traitement dans ces conditions. Cependant, comme il se doit en
pareil cas, toute liberté lui fut donnée d'agir à sa guise, une fois
prévenue des risques encourus. Elle arrêta néanmoins le traitement
et pendant six mois nous n'eûmes plus de ses nouvelles. Puis,
Juliette revint, ayant été progressivement ressaisie par ses phobies
et demandant à reprendre le traitement. C'est pour arriver à ce
qui va suivre que je vous ai rapporté la première partie de son
histoire.
Donc Juliette, reprise par ses phobies, recommence son trai-
tement qui, rapidement, prend une curieuse tournure. Contraire-
ment à ce qui s'était passé dans les premiers temps de l'analyse,
Juliette cette fois associe peu et mal, ne respecte plus du tout la
règle fondamentale, fait même volontairement acte de résistance.
« Je pense à ceci ou à cela, mais je ne peux pas (c'est-à-dire, je
ne veux pas) vous le dire ». Bref, elle se désintéresse du travail
332 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
exigé d'elle pendant les séances, qu'elle sabote après avoir beau-
coup insisté pour les reprendre.
Si pour moi tout cela ne paraît pas très clair, pour Juliette
tout est très simple. Voici sa position: « Je vous aime, je suis
amoureuse de vous, la seule chose qui m'intéresse c'est de vous
voir, le reste m'importe peu. Que vous dire d'autre et à quoi bon? »
Cependant, elle arrive rapidement à venir seule aux séances,
recommence même petit à petit à sortir normalement, « mais cette
fois-ci, dit-elle, je suis payée pour savoir que je ne dois pas vous
quitter et je ne vous quitterai plus !»
J'eus l'intuition que c'était dans ce « je ne vous quitterai plus »
que devait se trouver la cause de son apparente guérison et de sa
rechute, mais il fallut plusieurs mois de travail pour réellement
le comprendre et le faire admettre à la malade.
Juliette n'était guérie qu'en apparence lorsqu'elle me quitta
dans les conditions décrites tout à l'heure, parce qu'elle trouvait
une protection auprès de moi dans la situation de transfert. Cette
situation, rappelons-le, ayant été incomplètement analysée, elle fut
rapidement contrainte de rechercher à nouveau, par la peur d'être
seule, la présence constante de son mari (substitut de sa mère)
afin de se protéger contre le désir inconscient d'être seule avec son
père. Une fois revenue en traitement, c'est auprès de l'analyste
qu'elle trouvait cette protection. Les symptômes devenus ainsi inu-
tiles disparaissaient, mais dans la mesure où je la protégeais contre
ses propres désirs incestueux, je prenais la place de la mère frus-
tratrice, d'où des réactions agressives masquées et compensées par
des sentiments d'amour.
Une bonne part de cette agressivité s'exprimait curieusement :
elle parlait uniquement de ses sentiments d'amour, alors que tout
son comportement était hostile à mon égard : désobéissance aux
règles du traitement, refus de dire certaines pensées, silences, récri-
minations contre mon manque d'intérêt pour elle et surtout le
« j'y suis, j'y reste » qui traduisait bien la position agressive,
revanche des frustrations dont Juliette me tenait pour responsable.
Ce n'est que lorsqu'elle comprit et put admettre toute l'hostilité
qu'elle éprouvait en réalité sous l'apparence de l'amour et les
sources de cette hostilité, qu'elle guérit pour de bon.
Voici maintenant l'observation de Jeannette qui est âgée d'une
trentaine d'années et souffre, elle aussi, de phobies : peur d'avoir
une maladie de coeur, peur du cancer, peur de mourir surtout. Des
LES MANIFESTATIONS CLINIQUES DE L'AGRESSIVITÉ 333
son devoir, mais par contre torturée de remords d'avoir pris des
amants (de s'être vengée, en réalités comme elle le comprendra
au cours du traitement).
Sa mère tombe malade (une maladie «mystérieuse », dira-t-
elle, car aucun des innombrables médecins appelés n'a pu établir
de diagnostic). Pendant la maladie c'est Jeannette qui soigne sa
mère. Elle, l'enfant délaissée et la moins aimée, n'hésite pas à
payer de sa personne, veille et soigne nuit et jour sa mère. C'est
pendant une nuit où, exténuée de fatigue, elle avait quitté la cham-
bre de la malade pour prendre un peu de repos que celle-ci meurt.
Comme pour ce qui s'était passé quelques mois auparavant, elle
n'a nullement la conscience en repos d'avoir tout fait pour soigner
sa mère, mais se reproche au contraire de s'être absentée quelques "
minutes pendant qu'elle mourait.
Jeannette fait pendant le deuil un petit état dépressif centré
sur cette idée de culpabilité. Elle transpose ainsi une culpabilité
inconsciente déterminée par l'accumulation de toutes les réactions
agressives refoulées. En fait, elle se reproche inconsciemment, non
pas d'avoir laissé sa mère seule quelques instants, mais de l'avoir
enfin tuée, comme elle l'avait jadis souhaité tant de fois.
La culpabilité s'accentue par le comportement du père, qui,
comme dans le cas de Juliette, se tourne vers sa fille après avoir
perdu sa femme. Il lui déclare : « Mantenant je n'ai plus que toi,
puisque les autres enfants sont mariés et que ta mère n'est plus
là ». Jeannette semble donc accepter de prendre la place laissée
libre par la mort de sa mère. Elle se met à prendre soin de lui,
dirige la maison, etc. Mais au fur et à mesure qu'elle s'installe dans
ce rôle de maîtresse de maison, une inquiétude vague s'empare
d'elle, puis le malaise se précise : elle éprouve des douleurs sem-
blables à celles que sa mère ressentait pendant sa maladie mor-
telle, et se demande si elle ne va pas mourir aussi. En s'identifiant,
comme elle venait de le faire, avec sa mère depuis la mort de
celle-ci, elle devient aussi agressive envers elle-même qu'elle l'avait
inconsciemment été envers sa mère, d'où les mêmes douleurs, d'où
la. crainte de mourir comme elle. En même temps ces douleurs
représentent le cortège auto-punitif de son forfait oedipien.
Aussi quand elle est demandée en. mariage par un homme
beaucoup plus âgé qu'elle et très différent des jeunes gens qu'elle
appréciait habituellement, elle s'empresse de se fiancer avec lui, au
grand étonnement de son entourage. Elle espère inconsciemment
LES MANIFESTATIONS CLINIQUES DE L'AGRESSIVITÉ 335
Imaginez ce que c'est que de vivre auprès d'un être qui reste,
par exemple, des heures devant son assiette avant de se décider
à découper sa viande, avant d'ouvrir ou de fermer une porte, de
mettre une chaussure ou de l'enlever... C'est ainsi que l'obsédé
exerce sur son entourage une tyrannie, une domination, une
cruauté sans limites.
J'ai soigné autrefois un obsédé, homme marié, qui pour rien
ou monde n'aurait fait chambre à part (et pour cause) : il se levait,
une fois couché, jusqu'à dix-neuf fois chaque nuit pour vérifier
si les robinets du gaz étaient bien fermés. Ces vérifications deman-
daient deux à trois heures, et la vingtième fois, c'était la malheu-
reuse épouse qui se levait pour aller vérifier elle-même, car, comme
par hasard, de temps à autre, au lieu de fermer les robinets son
mari les ouvrait Il est vrai que ce malade avait de bonnes raisons,
!
PSYCHANALYSE
354 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
III