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Le Karst, la mer et la ville de Boris Pahor - Le Courrier des Balkans

LE KARST, LA MER ET LA VILLE DE


BORIS PAHOR
jeudi 15 août 2019 Christophe Solioz

Sur les hauteurs du golfe de Trieste, Prosek (Prosecco) offre une vue imprenable sur la
mer et la ville. Tout est là : la beauté du Karst, la magie de la mer ; écrin du territoire libre
de Trieste. Ce lieu donne aussi à voir l’espace littéraire1 de Boris Pahor qui n’a de cesse
de les lier, de passer de l’un à l’autre. Est-ce l’écriture qui dicte les élans de l’auteur ?
« Quand je suis à la montagne, j’ai envie de retourner au bord de la mer. Et dès que je
suis devant la mer, j’ai envie de rechausser mes chaussures de montagne. »2

Le Karst d’abord : « du Karst vers la ville coule toujours une sève nouvelle, qui garde la
ville en vie, toujours du sang neuf et jeune, un sang prêt à se mélanger, à se renier, mais
quelque chose vous y attire, comme si vous vouliez y mettre à l’épreuve vos forces et
réussir là où d’autres ont échoué. »3

La mer ensuite. Soit le maquis pour les Slovènes du littoral adriatique : « refuges des
malheureux » (p. 129), « masse libre » (p. 92), « giron libre » (p. 196), seul endroit où les
Slovènes pouvaient s’exprimer en toute liberté alors que le régime fasciste italien menait
une politique radicale d’italianisation dès 1922. 4 Le maquis, c’est encore la langue,
slovène, qu’il faut défendre contre l’irrédentisme pour pouvoir continuer à exister.

1 A entendre au figuré comme au propre : Prosek accueille en effet la bibliothèque de Boris Pahor.
2 Propos rapportés par Fabienne Issartel, « Boris Pahor, portrait d’un homme libre », in sous la
direction de Guy de Fontaine, Et si c’était à refaire. Chemins de Boris Pahor, Paris, Pierre-Guillaume
de Roux, 2019, p. 80.
3 Boris Pahor, L’appel du navire, Paris, Phébus, 2008, p.124. Les citations suivies d’une indication
de page renvoient à ce livre.
4 Pour rappel : Mussolini accède au pouvoir en octobre 1922. Le décret numéro 800 du 23 mars
1923 ordonne : l’italianisation des noms propres et noms de famille, interdit les écrits en langue
slave ainsi que son usage dans les écoles, lieux de travail, églises et espaces publics.

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© Mario Magajna, Trieste, 1948

La ville enfin. Claudio Magris rappelle que « Trieste était aussi – était, grâce à Dieu – un
exemple de la façon dont la frontière peut devenir, être une barrière, un mur de haine,
d’ignorance, de refus de l’autre : haine et méfiance réciproques entre Italiens et Slovènes,
provoquant violences, rancunes, vengeances. » 5 Traumatisme d’enfance et topos
marquant au fer rouge toute l’œuvre de Boris Pahor : l’incendie du Narodni Dom, la
maison de la culture slovène, brûlée par les fascistes le 13 juillet 1920 — et qui attend
toujours d’être restituée à la communauté slovène en application de la loi 38 du 2 février
2001. À deux pas de là, la place Oberdan où Pahor eut à répondre en février 1944 aux
interrogatoires musclés de la police secrète nazie avant que ne commence son odyssée
qui l’emmènera successivement à Dachau, Struthof, Dachau de nouveau, Dora,
Harzungen et Bergen-Belsen.

Plus qu’une simple coïncidence, le même jour où il recouvre la liberté à Lille le 1 mai
19456, Trieste est libérée par l’armée yougoslave. De 1945 à 1954, elle sera formellement
« Territoire Libre de Trieste » placé sous administration internationale. La ville, qui avait
alors son drapeau, sa monnaie et ses timbres, était censée devenir un État unitaire,
démocratique et indépendant — ce qui implique notamment la parité entre langue
slovène et langue italienne (résolution du Conseil de sécurité du 10 janvier 1947). Malgré
le traité bilatéral d’Osino (1975) qui attribua Trieste en partie (soit le secteur A) à l’Italie,
encore aujourd’hui le Conseil de sécurité des Nations unies est de jure garant de
l’intégrité du Territoire Libre de Trieste.

5 Claudio Magris, « Littérature de frontière, itinéraire d’un écrivain », Études germaniques, 62 (2007)
1, p. 11.
6 Cf. Boris Pahor, « Le berceau du monde », in Et si c’était à refaire, pp. 27-53.

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Pour Pahor, c’est un signe d’espoir au conditionnel : « Avec la mise en place du Territoire
libre de Trieste, pour la première fois de l’histoire la coexistence des deux communautés
nationales serait porteuse d’avenir. Peu à peu, les frictions diminueraient, et en lieu et
place d’une tendance hégémonique combattue par une lutte contre l’assimilation naîtrait
la conscience d’un passé partagé. Viendrait le temps de la complémentarité entre les
deux cultures et civilisations, accompagnant un développement économique que
facilitait la large ouverture sur l’arrière-pays et préludant lui-même à un développement
général du territoire, appelé à devenir à court terme une sorte de Suisse au bord de
l’Adriatique. »7 Ou le rêve éveillé d’une utopie non-encore advenue.

Cet extrait illustre la réflexivité typique des textes de Pahor qui ne se prive pas au
passage d’énoncer une vérité structurant toute l’histoire de Trieste : à savoir que cette
ville « avait été créée pour son arrière-pays et qu’elle se serait épuisée sans celui-ci. » (p.
113) L’arrière-pays étant à la fois le Karst essentiellement slovène et Vienne. Rappelons
que Pahor est né en 1913 à Trieste, alors en territoire austro-hongrois.

Il serait erroné d’attribuer ce point de vue à un parti-pris slovène, tant s’en faut.
Contentons-nous de mentionner ici l’analyse brillante du journaliste triestin Angelo
Vivante (1869-1915). Dans son œuvre majeure, L’irrédentisme adriatique (1912), celui-ci
critique l’irrédentisme italien, dénonce tant l’« éveil national » que le centralisme, et
signifie clairement que la clé de Trieste se trouve non pas à Rome mais dans son arrière-
pays. 8 De tout temps, le destin de Trieste, ville frontière par excellence, est d’être
autonome, ville libre et port franc intégré à une Europe des régions.

Trieste-Ithaque pour l’Ulysse triestin. Pahor fait ses études de théologie d’abord au
séminaire de Capodistria, puis à celui de Gorizia. Il abandonne cette voie en 1938 et
retrouve Trieste. Enrôlé dans l’armée italienne en 1940, il effectue son service en Libye
où il passe ses examens de maturité, découvre le monde arabo-musulman, lit le Coran
— avant de rentrer à Trieste en février 1941. L’armée italienne le transfère ensuite sur les
bords du lac de Garde. A l’armistice, le 8 septembre 1943, il rentre à Trieste… occupée
par l’armée allemande. Après sa visite aux enfers, sa libération suivie d’un séjour en
sanatorium dans les environs de Paris, il retrouve Trieste en 1946 avec « le sentiment de
redécouvrir Ithaque après des péripéties sans nombre. »9

Destin personnel mais aussi typique de la littérature triestine, on songe ici notamment à
Fulvio Tomizza (Dove tornare, 1974 et L’albero dei sogni,1969). Au-delà du retour au
pays, Pahor fait le récit d’un autre voyage : voyage de la connaissance de soi, à la
découverte de son monde inconscient. Recherche de l’enfant merveilleux mais
également blessé qui ouvre l’écrivain à l’essence des choses et à la conscience, la
nécessité d’une révolte qui prendra la forme de la résistance. Si les romans de Boris

7 Boris Pahor, Dans le labyrinthe, Paris, Phébus, 2003, p. 37.


8 Cf. Angelo Vivante, L’irrédentisme adriatique, Genève, Imprimerie commerciale, 1917, p. 212.
L’original italien publié à Florence date de 1912.
9 Pahor, Dans le labyrinthe, p. 42.

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Pahor — toujours teintés d’autobiographie — font souvent apparaître des Slovènes prêts , es
à prendre le maquis pour défendre leur langue et leur patrie, la figure du revenant est
omniprésente.

Ainsi Radko Suban, le protagoniste de Printemps difficile (1958), qui vient d’être libéré
du camp d’extermination et qui, après sa déportation, retrouve Trieste Dans le labyrinthe ries
(1984). Ou encore Igor Sevken, le vieillissant écrivain slovène de La porte dorée (1999),
hanté par la figure de Robert Antelme, qui se sent, « en revenant du monde des
crématoires », comme une épave au lendemain d’un naufrage. Et aussi Rudi Leban qui,
dans Ulysse revient à Trieste (1955), échappe en septembre 1943 à une rafle allemande
et se promet de retourner à Trieste pour prendre part à la résistance.

Dans la vie comme dans son œuvre, le retour est toujours provisoire. Au cœur du
parcours de Pahor se trouve ainsi lové une expérience du nomadisme d’étrange
actualité : « Je sens que le vagabondage est l’une des pitoyables réalités de notre temps.
Navigare necesse est ; vivere non est necesse.»10

L’expérience de l’indicible est cependant cruelle dans ce qu’elle révèle l’essence de


l’après, de l’après-guerre. Et ce dès le premier jour de la libération : « Et quand nous
sommes arrivés à Lille, dans ses rues, le matin, au moment du lever du soleil, oui, très
vite, on s’aperçut que l’image d’une humanité repacifiée était une puérile et naïve illusion
qui était née sur le bord d’un monde en déclin, sur le bord de l’abîme du néant. »11 Et
d’évoquer lucidement Hiroshima, Nagasaki, le Viêt-Nam, le régime de Pol Pot, les
desaparecidos argentins, les massacres algériens ainsi que Sarajevo et le Kosovo.

Nous retrouvons ici les analyses d’un Giorgio Agamben considérant « le camp de
concentration non pas comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé
(encore que susceptibles, le cas échéant, de résurgence) mais, d’une certaine façon,
comme la matrice cachée, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons
encore ».12 Pour Boris Pahor « ce lieu toujours indéfini, le corps, devient le vecteur d’une
liberté possible parce que lui seul conjure la fatalité de l’anéantissement. » 13 Ainsi se
trouve désigné d’où résister à l’envahissante biopolitique et ce qu’il importe de
préserver : notre seul trésor, notre corps.

10 Boris Pahor, « La respiration de la mer », Place Oberdan à Trieste, Paris, Pierre-Guillaume de Roux,
2018, pp. 174-175.
11 Texte inédit de juin 2004. Boris Pahor, « Mirage chez Hadès » in Et si c’était à refaire, p. 72.
12 Giorgio Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 179.
13 Evgen Bavčar, « Le corps reconquis par le verbe, même au-delà des cendres », in Et si c’était à
refaire, p. 85.

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Pour aller plus loin :

Éditeur des œuvres de Boris Pahor en traduction française, Guy de Fontaine, publie
avec Et si c’était à refaire. Chemins de Boris Pahor un livre-hommage proposant des
textes de Boris Pahor ainsi que des témoignages de plumes amies. Ce recueil
constitue une excellente introduction à l’œuvre de l’écrivain triestin. Une autre porte ries
d’entrée est proposée par Tatjana Rojc qui a publié en 2013 un volume
incontournable : Così ho vissuto – disponible en version originale slovène et en
traduction italienne.

© rtvslo.si

Christophe Solioz est politologue et philosophe. Il enseigne la philosophie et la littérature


allemande au Collège de Genève. Il est à l’origine de MAP – think tank nomade consacré
à l’espace urbain.

Contacts et informations : csolioz@mac.com / www.christophesolioz.ch

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