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Jean-Claude Izzo
Table
1 V iv re fatig u e .................
2 D a n s l ’ atten te de G in a
3 C h ie n de n uit ................
4 F a u x p r in te m p s ...........
5 A u b o u t du q u a i ..........
6 A u L u m e di L u n a .........
13
zi
2-5
3i
38
47
i Vivre fatigue
P o u r M a n u è le et T h ie rry
5
avant de partir vers Buenos Aires, Trinidad, Panam a ou n’importe quel
pays à la con loin d ’ici.
- Je suis pressé, répondit Théo en se redressant.
Elle éclaira la lampe de chevet. Une faible lumière bleue. Il était
debout, son slip à la main. Son sexe, ratatiné1, pendait flasque2 entre ses
cuisses3. M arion attrapa une cigarette, l’allum a, tira une longue bouffée
sans quitter des yeux ce bout de chair4 pendouillant. Il enfila son slip.
- T ’avais peur de quoi ? Que je te fasse une scène ?
- Fais p as chier !5
Elle avait déjà entendu ça, M arion. Des dizaines de fois. Elle regarda
l’heure. Cinq heures dix. C ’était toujours l’heure où elle ne devait pas
faire chier. L ’heure où les marins s’embarquent. Théo comme les autres.
- Je croyais que t ’avais une semaine ?
- Fais pas chier, je te dis. C ’est pas le moment.
Il venait d’enfiler son jean. Il ne la regardait pas. Il était préoccupé
par l’heure. Par ses chaussettes qu’il ne trouvait p as. Le Stella Lykes levait
l’ancre à sept heures. Il n’avait pas de tem ps à perdre dans des
explications.
- J ’aurais pu te faire un café.
- Ben, qu’est-ce que t’attends, alors ! D is, t’as p as vu mes
chaussettes ?
Elle sourit encore. Celui-là, malgré sa grande gueule6, il n’était pas
aussi pourri7 que les autres. Il avait un bon fond. Ç a, elle l’avait tout de
suite deviné. Il réagissait au x sentiments, ce type. Au quart de tour8
même. C ’était le premier, depuis des mois qu ’elle était dans ce p ort de
merde, qui avait été tendre9 avec elle.
ratatiner : verschrumpeln
flasque : schlaff
la cuisse : Schenkel
le bout de chair : Stück Fleisch
Fais pas chier ! : Mach keine Zicken!
la grande gueule : große Klappe
7
jusqu’à la fin à cause du type, le comédien. Bruno Ganz, il s’appelait. Elle
avait vérifié en sortant du cinoche. Il lui ressemblait, ce type. Pas
vraim ent beau, mais sacrée gueule. L ’ange du film , elle s’était dit. Et elle
im agina son sexe aussi dur que le micro qu’elle tenait dans les m ains. Elle
le serra. Les lèvres ouvertes. Un frisson la p arcourut1.
Théo p osa sa main sur le bras de M arion. Le même geste que l’autre
soir. À la fin de la première heure. La pause. Pipi. Coca. Et un petit joint.
Pour repartir. Remettre ça, tout en slow . V oix guimauve et cul
trémoussant7. Elle était passée devant sa table, sans le regarder. Il l’avait
retenue p ar le bras. Sa poigne8était ferme.
- T u prends un verre avec moi ?
8
- Je bois p as avec les marins sao uls1.
- Je suis p as saoul.
- Je reviens, elle avait dit. Parce qu’elle avait vraim ent envie de
Elle dem anda à M ario, au com ptoir, de leur servir à boire. Pas de son
scotch pourri. D u Jam eson.
- D éjà qu’on ram e, râla Flo. Si tu te mets à faire la retape2 aussi...
- Je t’emmerde3, elle répondit. Ce mec-là, il est pour moi. O.K .
Ils avaient bu sans parler.
- Attends-moi, elle dit en se levant.
- Peut-être.
- La première chanson est p our toi. Après, tu es libre.
- Je suis libre, de toute façon. Et j’ai rien d’autre à faire.
Elle avait commencé par 1 C an ’t Give You Anything but Love. Elle
aim ait ça aussi, le jazz. Sarah V aughan surtout. Elle enchaîna sur Satin
Doll, puis Tea fo r Tw o, Cabaret... Elle termina avec On the Sunny Side
o fth e Street. Théo était toujours là. Une bouteille de Jam eso n devant lui.
Il lui servit un verre quand elle revint s’asseoir à côté de lui. T out
sem blait évident. Lui. Elle.
- Tu veux coucher ? C ’est ça ? il demanda.
- Je suis p as une pute.
- Ç a tombe bien. J ’ai pas de fric4 à claquer pour des putes.
Ils avaient parlé, et elle avait bu. Les marins parlent facilement. De
leurs voyages. De la mer. Théo p arla de la vie. De lui. Il naviguait contre
la mort. Il avait raconté beaucoup de choses, m ais elle avait retenu ça.
Elle avait levé les yeux vers Théo. Son regard était posé sur elle. Un
regard absent. Elle s’était reconnue dans ce regard.
- T u sais o ù dorm ir ? elle dem anda.
Il haussa les épaules5.
- Chez toi, j ’aim erais bien.
1saoul : betrunken
2 faire la retape : auf den Strich gehen
3 je t’emmerde : rutsch mir doch den Buckel runter
4 le fric : Kohle
5 hausser les épaules : mit den Schultern zucken
9
D ans le lit, elle s’était blottie contre lui1. Sa tête sur son torse glabre2.
Elle avait aim é la force et la douceur de ses bras autour d ’elle. Son sexe
avait durci contre son ventre. Elle s’était serrée encore plus contre lui.
- Je suis fatigué, il murmura.
- M oi aussi.
Le premier homme qui osait lui dire ça. Elle, malgré sa fatigue,
malgré l’alcool, elle en avait envie, de baiser. D eux mois. Sa main avait
glissé entre les cuisses de Théo. Elle tenait son sexe entre les doigts. Dur
et doux. Elle sentait ses p alpitations et elle le serra un peu plus fort.
Le désir qu’elle avait eu de lui, tout à l’heure, quand elle chantait, lui
revint à l’esprit.
- T u veux que je te suce3 ?
- C ’est de vivre... il dit faiblement, comme s ’il avait poursuivi une
réflexion. Vivre fatigue. T u c rois pas ?
- Q u’est-ce tu racontes ?
- Tourne-toi.
Il repoussa les draps.
- Théo...
- T u as vraiment un beau cul.
M arion tenait toujours les deux chaussettes dans ses mains. N i l’un ni
l’autre n’avait bougé. Les yeux de Théo étaient plongés4 dans les siens.
D urs et doux, comme son sexe.
- Je t’aurais pas fait de scène, tu sais. M ais... T ’avais pas le droit de
partir comme ça. Comme si j’étais rien.
Son cœur battait fort. Sa respiration s’accéléra. Ses seins5 semblèrent
se gonfler6 violemment. Tendus vers lui. Jam ais elle ne s’était sentie aussi
belle. N on, elle ne s’était p as trompée. Il était l’homme qu’elle désirait.
Son marin. Celui qui p ourrait l’aider à traverser la vie.
se gonfler : anschwellen
Il y avait juste eu ce mensonge1. Pourquoi lui avait-il menti sur son
départ, alors qu’il lui avait dit tant de choses vraies ? Elle avait cru le
« tenir » et c’est lui qui la possédait. Elle serait foutue après son départ.
Même s’il promettait de revenir dans un an ou six mois. D e tous les marins
qu’elle avait connus, aucun n’était revenu. Toutes les promesses meurent en
mer. Et dans chaque port du monde, une Marion attend « son » marin.
Elle était perdante2. Elles étaient toutes perdantes.
Les marins aussi. Les marins sont des hommes p erdus. C ’est Théo qui
avait dit ça. Hier. Q uand ils se promenaient. Il l’avait emmenée devant
son cargo3. Le Stella Lykes. Elle s’était sentie infiniment1petite devant la
coque4 noire.
1 le mensonge : Lüge
2 être perdant : schlecht wegkommen
3 le cargo : Frachtschiff
4 la coque : Rumpf
5 lâcher : fallen lassen
6 les fesses : Gesäß
7 jouir : einen Orgasmus haben
8 épuisé : erschöpft
5 ailleurs : woanders
Un homme perdu, elle pensa. Une femme perdue. Perdre et se perdre,
c’est la vie ? D is, M arion, c’est ça ?
- Tu reviens quand ? elle implora.
Il attrapa son sac.
- Ç a sert à rien d ’espérer. T u le sais, non ?
- Attends ! Elle avait presque crié. Attends, elle redit plus
doucement. Je veux que t’emportes quelque chose de moi.
Il sourit. Un sourire las1. Résigné.
- Si tu veux.
- Ferme les yeux.
Elle fouilla2 dans son sac. Le petit automatique était là. Froid dans sa
main. Un cadeau qu ’elle s’était fait, un jour. Après qu ’un mec, un gros
porc d ’Allemand, ait tenté de la violer.
Elle s’approcha de Théo. Il attendait, les yeux fermés. Il ne souriait
plus. Elle se colla à lui3. L’automatique pointé sur son cœur.
- Théo.
Il ouvrit les yeux. Ses yeux étaient magnifiques. N o irs et aussi clairs
que le jour qui se levait.
- Je savais que tu le ferais, il dit au moment où elle tira.
- Quoi ? elle hurla.
Mais il n’y eut que l’écho des coups de feu4pour lui répondre.
Théo s’écroula5. Et elle sur lui.
Accrochée à lui.
Son marin.
Les larmes jaillirent. Elle qui n’avait plus pleuré depuis des années.
Ses larmes semblaient avoir leur source dans le cœur de Théo. Là où
c’était chaud contre sa poitrine.
- T u as raison, elle balbutia6 dans un sanglot7. Vivre fatigue.
las : müde
fouiller : durchsuchen
se coller à qqn : sich an jmdn. schmiegen
le coup de feu : Schuss
s’écrouler : zusammenbrechen
balbutier : stammeln
le sanglot : Schluchzer
Elle amena l’automatique vers sa tempe1. Et elle tira.
Son doigt, cette fois, ne trembla pas.
Ils étaient dans une pizzeria. Chez Michel, rue d ’Aubagne. Giovanni
ne quittait p as des yeux la fille, la serveuse. Une petite brune, mignonne2
à croquer3. Aussi moelleuse4, sans doute, que la pizza dans sa bouche.
C ’est dire qu’il n’écoutait p as le moins du monde5 son copain, Pepi, un
N apolitain comme lui. Enfin si, mais d ’une oreille distraite, l’œil rivé aux
mouvements de la serveuse. Leurs regards s’étaient croisés. Et Giovanni
avait lu dans le sien ce qu’il voulait savoir. Il ne lui était pas indifférent.
- Oh ! Giovanni ! T u m ’écoutes ?
- Sûr, il dit. Tu viens de me demander ce que j’avais décidé. N on ?
- Et alors ?
Et alors, il n’avait rien décidé.
Pepi lui proposait de venir en vacances chez lui, à San Giorgio. Un
petit village de pêcheurs, dans les environs de Naples. Depuis cinq ans,
depuis qu ’il avait un bon boulot, Pepi y retournait chaque été avec
Sandra, sa femme, et ses deux enfants. Giovanni, l’an passé, il y était allé
chez Pepi. Pour l’aider à refaire la toiture de la m aison familiale.
- Promis, reprit Pepi, on bosse6 pas. Rien qu ’à rien faire...
- Sandra, elle veut repeindre la cuisine, elle m ’a dit.
- L a cuisine, c’est vite fait. On ira à la pêche. Je lui ai acheté la
barque, à ce pauvre Vincenzo.
Sandra, elle savait de quoi elle parlait. Elle avait couché avec lui, un 1
an avant de se marier avec Pepi. Elle se souvenait toujours des m ains de
Giovanni sur son corps. Jam ais caresses d ’homme ne l’avaient rendue 1
plus belle. M ais Giovanni était un homme d ’am our, pas un homme q u ’on
épouse. Elle le lui avait dit. Ce n’était pas l’am our qui lui faisait peur, I
c’était de rater2 sa vie. De ne p as construire quelque chose. Dans la vie, ce
qui l’intéressait c’était l’avenir.
- M o i, lui avait répondu Giovanni, c’est p as de me m arier qui me
flippe3, ni de faire des enfants, tout ça... C ’est l’amour.
- L ’am our ?
- Aimer, c’est comme partir â la guerre. O n sait pas si on reviendra
vivant.
Sandra s ’était rhabillée4 en silence. Très vite, et en lui tournant le dos.
Soudain consciente que c’était avec Pepi qu’elle devait vivre sa vie.
Giovanni avait souri quand elle était partie. Elle n’avait même p as osé
lui dem ander s’il l’avait aimée. « Ciao », elle avait murmuré. Allongé sur
le lit, il était resté des heures à fumer, le regard fixé sur cette porte qu’elle
avait tirée derrière elle. Sur eux. Leur amour. Ce qui était sûr, c’est qu’il
était revenu d’elle sans même une blessure. D u moins, il s ’en était
convaincu.
C ’était il y a dix ans. Sandra était toujours aussi belle, m ais elle
n’était plus une femme désirable. Parce qu ’elle était maintenant sans
désir. Pas comme cette serveuse, qui, avec un beau sourire sur les lèvres,
s’arrêta devant leur table.
14
- Vous n’avez besoin de rien ?
Une expression que Giovanni adorait.
Puis, il ne savait comment, ni pourquoi, elle se mit à parler de ses
vacances. Elle était en congé1 la sem aine prochaine. Les congés d ’été.
C ’était la première fois que le patron faisait ça, fermer la pizzeria. Quinze
jours. Alors, elle avait l’intention d ’en profiter. Elle envisageait d ’aller à
la montagne. D ans les Alpes.
- Vous aimez ça ? l’interrogea Pepi.
Elle haussa les épaules.
- J ’suis jam ais allée. Et vous ? elle dem anda à Giovanni en plantant
son regard dans le sien. ,
Elle avait des yeux magnifiques. N oirs. Brûlants. « Est-ce qu’elle
regardait toujours ainsi les hommes ? » il se dit.
- M oi non plus. J ’ai horreur de ça, la montagne. À votre place, j ’irais
iS
C ’était ça qui le tracassait1, Giovanni. Gina. Il y songeait2 sans cesse.
Dix-neuf ans à peine3. II n’avait p as su lui résister, l’été dernier. Le jour
où ça se saurait, leur histoire, ça ferait vilain4. À San Giorgio, ce n’était
pas comme dans les grandes villes, on avait encore des principes. On ne
couchait que le jour du m ariage. O n préférait les m ariages entre jeunes
gens du même âge. Et on se m éfiait comme de la peste des célibataires.
D urant tout le mois où il était resté au village, les hommes avaient
regardé Giovanni d’un sale œil. Il pouvait devenir l’am ant de leur femme
ou, pire, dépuceler5 leurs filles. Ils savaient bien, tous, que l’am our ne
s ’épanouit6 que dans la liberté. Sa liberté, à G iovanni, était un affront.
Et G ina était la fille du maire de San Giorgio. L ’affront serait plus
grand encore.
- Elle a rien dit d’autre ? d em anda Giovanni, inquiet.
- N on, pourquoi ?
- Pour rien.
- Sacrém ent mignonne, hein, la gamine...
Mignonne, ce n’était p as le mot. Gina était au-delà de ce que
Giovanni souhaitait trouver chez les filles. Elle n’aim ait p as la séduction,
qui précède l’amour. Elle aim ait l’am our pour l’am our. Il se souvenait, la
dernière fois qu ’ils s’étaient rencontrés, dans la bergerie7 abandonnée où
ils se donnaient rendez-vous l ’après-midi, elle avait dit :
- N ous nous sommes trouvés. M ais ça résout p as ma vie. N i la
tienne.
Elle avait dit cela sans émotion. Froidement. Il avait d ’ailleurs senti
des frissons lui parcourir le dos. Jam ais il n’avait réfléchi à ça, à ce que
cela voulait dire résoudre sa vie. Il pensait qu’il n’y avait jam ais de
solution à rien.
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La bouteille de vin était vide.
Giovanni fit signe à la serveuse en agitant la bouteille devant lui. Elle
en ram ena une autre. L a même. D u côtes-de-provence, il en avait bu du
meilleur.
- C ’est un d’ vos am is ? elle dem anda à Pepi.
- Giovanni, il s ’appelle. Il adore aller à la pêche, plaisanta-t-il.
- M oi, c’est W alissa. J ’ suis jam ais allée à la pêche.
Elle déboucha1 la bouteille en la coinçant2 entre ses cuisses. Et
Giovanni la regarda faire.
- Ç a se laisse boire, hein ? elle dit, en remplissant son verre, puis
celui de Pepi. •
Giovanni ne répondit pas. Ce n’était p as de sa faute à elle si le vin
n’était p as à la hauteur. Pour elle, il était forcément bon. Puisqu’ils en
reprenaient une autre, de bouteille. Il sourit. D éjà, il était prêt à accepter
les faiblesses de cette fille.
W alissa dut le deviner. Giovanni sentit sa main frôler3 son épaule
avant de s’éloigner.
Il savait que, après, elle lui demanderait : « Tu m ’aimes ? » Et il dirait
oui, comme toujours. Il avait dit oui à toutes les femmes depuis que
Sandra était partie. D epuis, combien de fois s’était-il trouvé dans une
telle situation ? À se réveiller dans un lit à côté d’une femme qu’il
connaissait mal et à commencer avec elle la routine d ’une journée : lui
donner rendez-vous ou trouver des justifications pour ne pas le faire.
Il se sentit triste, tout à coup.
1déboucher : entkorken
2 coincer : klemmen
3frôler : streifen
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Elle avait juste dit ça, quand il l’avait croisée, le matin, sur la place du
village. Ju ste dit ça, lentement, comme pour lui laisser apprécier la
saveur1 de chacun des m ots. G ina, pourtant, il ne lui avait jam ais adressé
la p arole. C ’était la fille du m aire, il savait ça.
- Sur le chemin d’A urive, après manger, j’y serai, elle avait ajouté.
Il n’avait pas oublié cette fois-là. Cette première fois. G ina se
déshabilla devant lui, avec la même lenteur qu ’elle lui avait adressé la
parole.
- Ç a devrait être toujours aussi simple d’aller au lit, il avait dit en la
rejoignant une fois nu, lui aussi.
Elle avait ri. Il releva ses cheveux, et la contraignit2 à se mettre de
profil. Il regarda la courbe de ses hanches. Elle se déplaça, pour le
regarder elle aussi, comme pour tout voir de lui. Puis elle s’allongea3 sur
le dos, les jam bes légèrement écartées4.
- O ui, c’est si simple, toi et moi.
Elle écarta encore ses jam bes, puis fit glisser ses mains autour de son
- Prends-moi, maintenant.
Il avait eu peur. Pour la première fois.
- Son père, reprit Pepi, il m ’a dit qu’il serait p as contre, si tu veux la
marier. M algré la différence d’âge. Il sait que tu as une bonne situation.
Giovanni haussa les épaules. Entre G ina et lui, ce qui existait
n’appartenait pas à l’ordre des choses humaines. C ’était la guerre. La
guerre de l’amour. Leurs corps iraient jusqu’à l’épuisement. Ju sq u ’à ce
que l’un d ’eux cède, consente. Abdique5. La m ort était au bout. Parce
qu’abdiquer leur était insupportable.
- Laisse tomber, Pepi.
- Putain, c’ que t’es com pliqué !
N on, tout était « si simple ». Il avait lu quelque part qu’il existe une
théorie selon laquelle l’homme vit dans un état d’équilibre instable, qui
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avec les ans se stabilise toujours plus, jusqu’à ce qu’il rejoigne l’équilibre,
c ’est-à-dire la mort. Cet équilibre, Giovanni le désirait plus que tout,
immédiatement. Il était dans le corps de Gina. Elle le savait. Elle était
semblable à lui.
Un après-midi, elle ramena un petit paquet dans la bergerie.
- Q u’est-ce que tu as acheté ?
- Un couteau.
- Pour quoi faire ?
- Rien. Je sais pas pourquoi, mais chaque fois que j ’achète une
chose, elle devient utile. Un jour.
Elle ouvrit le paquet et lui m ontra le couteau. Un superbe couteau à
lam e1 mobile, avec un manche en os2.
- C ’est un type, à Luvaira, qui les fait. T u devrais en acheter un.
- Pourquoi ?
Elle haussa les épaules.
- Peut-être que tu le sauras un jour.
Elle avait ri. Ils avaient fait l’am our. M ais Giovanni n’avait pas
acheté de couteau à ce type de Luvaira, qu’il était allé voir travailler un
matin.
19
fixé depuis l’été dernier par G ina. Parce que dans la vie, il n’y avait que
l’amour qu ’il prenait au sérieux.
Il sourit encore une fois, bêtement, quand elle revint avec l’addition.
- Laisse, c’est pour moi, dit Pepi.
- Alors, ces vacances ? dem anda Giovanni. T o ujou rs direction les
Alpes ?
Elle rit.
- J ’ crois qu ’ je vais rester ici. À Marseille. J e connais personne qui
va à la m ontagne. Et j’aime pas aller seule quelque part...
Giovanni imagina l’odeur du café, et elle, W alissa, en train de lui
caresser les cheveux avec le geste de quelqu’un qui a été absent pendant
des années. M ais ça, c’était un autre rêve.
W alissa et lui.
Il pouvait s’inventer un bonheur avec elle, un bonheur vite fait, pour
toujours. Chaque amour, pensa-t-il, trimballe1 autant de mensonges que
de vérités. Et à chaque instant une parcelle de mensonge d’une histoire
d ’amour rencontre la parcelle de vérité d ’une autre histoire d’amour.
Elles se mêlent l’une à l’autre. Et à d ’autres encore, et...
D ans les yeux de W alissa, il y avait déjà cet espoir-là. D ’un bonheur
possible, tissé de2 vérités et de mensonges. Un bonheur simple.
1trimballer : herumschleppen
2 être tissé de : bestehen aus
3 être mal à l’aise : verlegen sein
4 la foule : Menschenmenge
Là, il songea enfin au couteau que G ina tenait dans sa main. Elle le
tenait droit devant elle, ses doigts serrant le manche comme elle savait
tenir son sexe. Avec plaisir. Oui, il avait rendez-vous avec elle. Avec son
corps. Avec la lame du couteau. Il la sentit comme si elle pénétrait déjà en
lui, de toute sa longueur. Cinq doigts, avait-il mesuré.
Des larmes coulèrent sur les joues de Giovanni. Il sanglotait. Des
femmes, leur panier au bras, le regardèrent avec tendresse, m ais aucune
d’elles n ’eut le courage de lui porter secours1.
3 Chien de nuit
Ils étaient deux. Un garçon et une fille. La fille s’approcha et
dem anda à Gianni s’il avait du feu.
L ’instant d’après, il ne savait plus ce qui lui arrivait. O u presque.
Parce que, avant que tout ça ne lui arrive, Gianni leva les yeux vers elle.
Cette fille. Une croix gammée2 pendant à son cou plongeait dans ses
seins.
D e gros nichons3, il avait pensé.
Ju ste ça. Et qu’elle avait des yeux verts aussi. Un vert pisseux4.
Il regarda ensuite le type qui l’accom pagnait. Crâne5 rasé. Veste de
treillis6. Un skinhead. Un mètre quatre-vingts, ou presque. Et bâti7
comme une armoire. Puis, de nouveau, Gianni regarda la fille.
Se battre ne lui faisait p as peur, à Gianni. La violence, il connaissait.
Sa raison de vivre pendant des années, en Italie. Prolétaire armé pour le
communisme, il avait été. « Un subversif déclaré, avait dit le juge. Un
criminel. » M ais, aujourd’hui, il s’était rangé8 du terrorisme. Une autre
22
E lle ne b o u g eait p as, lui non plus.
Personne ne b o u geait.
Il y eut un silence, lourd. Epais com m e l’éternité. Puis le skinhead
siffla. Sim plem ent. C o m m e on siffle un chien.
G ian n i sentit le c h o c 1 dans son dos. V io len t. Ses p ou m o n s sem blèrent
se vider. L ’ air lui m an qu a p ou r réagir. Le poid s du chien le p aralysa.
C o llé à lui, les pattes sur ses épaules. G ian n i to m b a à terre.
Il tenta de ro uler sur le côté. En vain . Le chien le m ain ten ait au sol. Sa
gu eule, grogn ante2, m ain tenan t devan t son visage.
G ian n i ne fit plus un geste.
C es chiens-là, bergers allem ands3, il con naissait. Chierîs de garde du
cap italism e, disait-on alors. C hiens de tous les flics. D e tous les fascism es.
D e toutes les peurs bourgeoises.
Il ferm a les y eu x . P our reprendre sa respiration.
Se calm er.
Il falla it q u ’il se calm e.
B on , il s’était fait n iqu er4.
Sa vie défila d evan t ses yeux. M o in s d ’une m inute p o u r revoir
qu aran te ans de galères5. Ju sq u ’à Fabienne. Fabienne dans l’ am our.
F abienn e et l ’enfant. Fabienne qui l’ atten dait, un sourire a u x lèvres.
L a bave6 du chien dégo u lin ait7 sur ses lèvres. Il red écou vrit le sens du
cra c h a t8. La prem ière fois où il a va it crach é sur un flic, lors d ’un
in terrogatoire. M a is il ne cracha pas sur le chien. Il atten dait. Il se dit :
« Est-ce que c ’est ça, m a nouvelle vie ? A ccep ter l ’ h u m iliatio n de ces
en foirés de salo p ard s9 de skinheads ? »
1 le choc : Aufprall
2 grogner : knurren
3 le berger allemand : Deutscher Schäferhund
4 se faire niquer : beschissen werden
5 la galère : Plackerei
6 la bave : Geifer
dégouliner : herabtropfen
8 le crachat : Spucke
9 le salopard : Dreckskerl
23
L ’en vie de se battre. D e tuer.
Il ne b o u g ea pas. Il atten dit. Il ferm a les y e u x .
M a rse ille , il y était co m m e chez lui. En fam ille, presque. T o u t lui
p a rlait dan s sa langue n atale. Il vivait dans cette ville avec la certitu de
que l ’im p o ssible ne se p ro d u it jam ais. Il a va it, p eu à peu, désappris toutes
les règles de sécurité q u ’on lu i avait enseignées. O u b lié aussi sa p a ran o ïa.
Q u e lq u ’un qui m arche d errière vous dans la rue. Une lettre q u i arrive
d écach etée1. Une fem m e q u i s ’excuse au télép h o n e pour avo ir co m p o sé
un fa u x n um éro... T o u t ça.
U n hom m e n orm al, il éta it devenu. A v e c une fem m e n orm ale. Un
enfan t n orm al. Un b o u lo t n orm al. De l’ argen t gagn é n orm alem ent. E t des
som m eils paisibles, enfin.
Il ro u v rit les yeux. Le chien était com m e à l ’ arrêt sur lui.
L a fille s’ accroup it2 et fo u illa dans les p o ch es du blouson de G ian n i.
Elle tro u v a son briquet3. U n D upon t. C a d e a u récent de F abienn e, p o u r
son anniversaire.
L a fille allum a sa clo p e et m it le briquet dan s sa poche.
- T u v o is q u ’ t ’en ava is du feu, connard !
G ia n n i ne répondit pas.
Il se d it que qu elq u ’un fin irait bien par v o ir ce qui se p assait, là sur le
tro tto ir, à d eu x pas du m étro. M ais les gens entraient et so rtaien t du
m étro sans regarder vers e u x . V ers lui. Il se p rit à espérer vo ir app araître
une v o itu re de flics.
Il n ’en vit pas.
Il ne p o u va it com p ter qu e sur lui. Il a v a it désappris ça aussi. N e
com p ter que sur soi-m êm e. Il rassem bla ses fo rc e s4. Les m uscles tendus.
B on d ir5. R o u ler. Bouger. N ’im porte quoi.
M a is vite.
1 décacheter : öffnen
2 s ’accroupir : in die Hocke gehen
3 le briquet : Feuerzeug
4 rassem bler ses forces : seine K räfte sammeln
5 bondir : hochspringen
2-4
La fille était to u jo u rs accroupie près de lui. Elle tira une dernière fois
sur sa clope. Puis, d ’un geste brusque, elle l ’é crasa 1 sur le fro n t2 de
G ian n i.
Il hurla. Le chien grogn a plus fort.
Elle se releva.
- O n y va, elle dit à son copain.
- A ttaq u e ! il cria.
Et la gueule du chien se referm a sur le cou de G ian n i.
4 Faux printemps
Pour G od elein e et Jean-Paul
O sm an s’ assit sur le banc. T o u s les jou rs, depuis un m ois, il ven ait et
il s’ asseyait sur ce m êm e ban c. Q u a n d , p a rfo is, d ’ autres personnes
l’occup aien t, il c o n tin u a it son chem in dans le parc. Il m arch ait ju sq u ’ à ce
q u ’une place se libère sur le banc. Une fois, com m e ça, il avait fait sept
fois le tour du p arc. D e u x heures à to u rn er, les m ains dans le dos.
C e banc, p o u rtan t, n ’ avait rien de particulier. Il y en avait des tas
d ’autres sem blables dans le parc, et, sans doute, dans tous les autres p arcs
de M arseille. M a is ce ban c, O sm an , il avait décidé que ce serait le sien.
C ’était aussi sim ple que ça.
Les prem iers jou rs où il était venu flân er ici, dans le p arc B orely, il
a va it constaté que chacu n sem blait a vo ir sa place habituelle. Les v ieu x,
les fem m es seules, les mères de fam ille avec leur lan d au 3. Les gens du
m êm e banc d iscu taient entre eu x, com m e en fam ille. Ils riaient ensem ble,
et s’em brassaient p a rfo is avant de se quitter.
- La place est libre ? avait-il dem andé la prem ière fois.
La jeune fem m e d o n n ait le biberon à son nou veau -n é4.
Elle avait levé les y e u x sur lui.
1 écraser : ausdrücken
2 le front : Stirn
3 le landau : Kinderwagen
4 le nouveau-né : Neugeborenes
2-5
Osman aim a ses yeux et son sourire. T out de douceur. Dans la ville,
il croisait plus souvent d ’autres regards. Plus durs. Hostiles. Il savait, cela
ne tenait p as seulement à son allure1 générale - il s’habillait, comme
beaucoup d ’autres de revenu2 m odeste, au marché de la Plaine : des
pantalons de toile3 à cinq francs, des chemises à carreaux aux couleurs
vives à dix francs les trois - m ais à ce qu’il était : un ouvrier immigré,
enfin plus exactement un immigré chômeur.
26
beau fils », écrivait Aysel dans ses lettres. M ais lui, Osm an, il était
incapable de l’imaginer, son fils.
1 le casse-croûte : Imbiss
2 le fromage de brebis : Schafskäse
3 ramasser : einsammein
4 s’enhardir : Mut fassen
5 la sucette : Lutscher
17
- O ui, si vous voulez.
M arius et Antonin étaient aux anges.
- Et qu ’est-ce qu’on dit ? avait lancé Jocelyne.
O sm an avait eu droit à deux mercis, et à deux bisous. La première
fois depuis cinq ans que des enfants l’embrassaient. Ç a lui fit chaud au
cœur. T o u t n’est pas foutu1, il pensa.
Et, le soir, dans son petit meublé de la rue Consolât, il se remit à
espérer. À croire qu’il allait retrouver du boulot. À rêver qu’Aysel et
Gülnur pourraient enfin venir le rejoindre à M arseille. Il s’était endormi
en s’imaginant avec eux, au parc Borely, tout à sa joie de présenter
bientôt Aysel à Jocelyne, Gülnur à M arius et A ntonin.
Oui, c’était ça qui allait arriver.
foutu : kaputt
s’assoupir : eindösen
le passeur : Fluchthelfer
le sentier: Weg
le chemin muletier : Maultierpfad
grimper dans une gorge : eine Schlucht hinaufführen
la coulée de pierraille : Geröllfeld
28
renseigner1 dans une association qui s’occupait d’eux, les sans-papiers. Et
demander comment il p ouvait faire, pour Aysel et Gülnur.
19
- V o us avez une adresse à M a rse ille ? il lui avait dem an dé quand ils
firen t une pause.
- Je me d é b ro u ille ra i1, avait répon d u O sm an.
D epuis, il s’éta it toujours d ébrou illé. A T o u lo n , d ’ a b o rd . Puis ici, à
M arseille. Seul. U n p eu trop fier, peut-être.
1 se débrouiller : zurechtkommen
2 faire chier qqn : jm dm . au f den Wecker gehen
3 le môme : Balg
4 putain de : Scheiß-
5 le bougnoule : Kam eltreiber
6 s ’abattre : niederprasseln
7 s ’acharner sur qqn : von jmdm. nicht ablassen
8 la rate : Milz
30
5 Au bout du quai
Pour M arie-H élèn e
le docker : Hafenarbeiter
mordre la poussière : auf die N ase fallen
réduire à la mendicité : an den Bettelstab bringen
faire la manche : betteln
bouffer : fressen
6 qu’est-ce que j ’en ai à foutre : w as juckt mich ...
3i
Des rendez-vous, il en avait eu. Quand il avait encore toute sa paye1.
Quinze mille, il se faisait. T u parles, si ça allait. Les femmes, elles
tombaient dans ses bras. Il les emmenait chez Larrieu, à l’Estaque. Ou
chez Fonfon, quand il voulait vraim ent en épater2 une. Les fausses
blondes, de préférence. Fonfon, au Vallon des A uffes, ça marchait bien
avec les fem mes. Elles rêvaient toutes d ’y poser leurs fesses, Après, il les
finissait au Son des guitares, place de l’Opéra. Baby and baby. La totale.
La belle vie, c’était.
- Quinze mille, je me faisais. T ’imagines ça !
- M oi, j ’y suis jam ais arrivé. D ix à tout casser3. E t au turf4, j ’y étais à
la même heure que toi.
- T u parles, Charles ! Derrière un comptoir... Bosser, tu sais rien de
ce que c’est. Le port...
- C ’était autre chose, je sais. Merci. N ’empêche5, tout ce tem ps...
Maintenant, si je me fais six m ille, je suis heureux.
- Demain, au train où y vont, tu mettras la clef sous le paillasson6.
T ’auras que tes yeux pour pleurer, Jeannot.
- Déconne7 ! Demain, ici, ça va grouiller8de touristes. Pas les basanés9,
non, ceux qu ’y z’en ont, du fric. Allemands, Américains, Japonais...
la paye : Lohn
épater qqn : jmdn. beeindrucken
à tout casser : höchstens
le turf : (ugs.) Arbeit
n’empêche : trotzdem
le paillasson : Fußmatte
déconner : Mist reden
grouiller : wimmeln
basané : dunkelhäutig
0 réaménager : neu gestalten
1une escale : Zwischenstopp
31
plaisance. Comment ils appelaient ça, à la mairie ? Le plan de relance1.
Gérard, il avait lu ça dans le journal, l’an dernier. Comme tout le monde.
Bon, là, avec tous ces pastis, il ne s’en souvenait plus très bien. M ais il se
rappelait que dans toutes les mesures qu’on proposait, il n’y en avait pas
une qui les concernait, eux, les dockers. Ce n’était rien que
développement d ’entreprises, politique foncière et immobilière, secteurs
clefs, tourisme, commerce. Et communication. Ouais, fallait
communiquer pour être plus attractif. Il avait trouvé ça rigolo, Gérard.
Payer des gens pour parler du boulot des autres.
- Le travail, c’est pas attractif...
- Q uoi ?
- Oh ! Après tu dis que, moi, je t ’écoute pas !
- O uais, bé, le travail y en a plus. Alors...
- Et moi, je dis que là où y en a, faut le défendre. Point. Et y a pas à
faire chier ! Comme y dit Gilbert, quand on est venus, y avait l’assiette et
le couvert. Ben, faut qu’y ait la même chose pour ceux qui arrivent.
D ockers. Oui, ils s’étaient battus. Pour leur boulot. Et pour le port.
Dans le scepticisme le plus total. Pour ne p as dire l’indifférence générale.
Ce qui avait prévalu2, ces dernières années, c’était l’avis des élites de
la ville. Ceux qui avaient le droit de s’exprimer à la télé et dans les
journaux. Le port se meurt. Leitmotiv. Ils en avaient fait un best-seller,
dans les médias. Ç a avait aussi bien marché que le feuilleton OM -
Valenciennes ! Et la faute, elle retom bait toujours sur eux, les dockers.
« II est aberrant3 de tuer ainsi la poule aux œufs d’or. Et tout cela par la
faute de mille ou mille cinq cents personnes. » Les dockers.
Q uand il était jeune, Gérard, quand il s’était embauché la première
fois à 5 h 30 le matin, les dockers c’était l’avenir de la ville. A ujourd’hui,
sorti du quartier de la Joliette, quand il disait docker, il entendait les
gens, dans leur tête, penser fossoyeurs4. De 1982 à 1987, des dockers, on
en avait liquidé quatre cents dans les plans sociaux. Puis, il y avait eu la
33
« catastrophe » de 92. C ’est les vieux qu ’on avait foutus à la porte. Ceux
qui savaient faire. Com m e lui.
Un jour, de G érard, on n’avait plus eu besoin. Après quinze ans à
Intram ar, comme pointeur. Pas assez m alléable1, voilà ce qu’ils lui
avaient dit à la société d ’acconage. Pas assez malléable. Brebis galeuse.
Fossoyeur du port.
- C ’est plus comme avant, dit Jeannot, pour dire quelque chose.
Et il resservit une tournée de pastis. Com m e disait Lulu, avant qu’elle
ne se casse2, « tu finiras par le boire, ton b ar ! », O uais, il lui avait
répondu, à Lulu. Ben, vaut mieux que je le boive m oi, que les im pôts !
- Avant, ducon ! t’avais pas une passerelle3, avec ces putains de
bagnoles4 au-dessus de ta tête. Merde !
Gérard, lui, ses fenêtres, elles donnaient sur la passerelle. Quand il
ouvrait les volets5, il avait le nez en plein dedans, sur les bagnoles.
D ’ailleurs, ça faisait bien longtemps qu ’il ne les ouvrait plus, les volets.
M ais il n’en avait plus rien à foutre, maintenant, Demain, ou après-
dem ain, les huissiers6 allaient débarquer chez lui, et le virer7. D ans la rue,
le Gérard. Des m ois qu’il n’avait plus payé son loyer. Eh quoi ! merde ! je
vais p as payer pour un truc où je peux même pas ouvrir les volets ! Il
s ’était dit ça, une nuit. Depuis, le loyer, il le buvait. Bière, pastis, rosé,
bière, pastis, rosé. En deux temps. Com m e à l’embauche, avant. Sauf
qu ’il avait changé les horaires. Ce n’était plus 5 h 30, 12 h 30, mais
10 h 30,18 h 30. Bière, pastis, rosé. Bière, pastis, rosé.
1malléable : anpassungsfähig
2 se casser : abhauen
3 la passerelle : Brücke
4 la bagnole : Karre
5 le volet : Fensterladen
6 un huissier : Gerichtsvollzieher
7 virer qqn : jmdn. rausschmeißen
8 enlever : entfernen
34
Nice, en plus grand, et en plus con encore ! Et même qu’en prime t’auras
un maire Front national.
Jeannot devint pensif. Il n’imaginait p as ça, non. Il ne pouvait pas. Et
du coup, le pastis dans sa tête vira du jaune au gris.
- Ouais, il dit tristement.
- Q uoi, o uais ?
- T u devrais rentrer, G érard. J e vais fermer, je crois.
35
ça ne fait p as peur. Il s’en arrangerait. Il avait encore un peu d ’argent
devant lui, alo rs, hein, ils patienteraient, ces cons. Encore un petit peu. Et
puis, merde ! si ça ne marchait p as, il irait dorm ir chez Jeannot. D ans le
bar. De toute façon, la nuit, il ne fermait plus l’œil. Les soucis, les
bagnoles. M êm e à vingt pastis, et deux bouteilles de rosé, ça ne m archait
pas. Il avait essayé, tu parles.
Gérard longea5 les bassins. Sans même jeter un regard sur les ferries. Il
n’avait qu’une idée en tête, remonter jusqu’au J4 . Au passage, il constata
que l’intérieur du hangar J3 était maintenant entièrement démoli. Le
dynamitage est pour bientôt, il pensa. Le tour du J 4 approchait. Marseille
tournait la page des heures de gloire des grandes compagnies
transatlantiques. Q u’est-ce qu’ils y feraient dessus, après ? Ça, il n’en avait
pas la moindre idée. Du fric, c’était sûr. Il n’y avait plus que ça qui
comptait aujourd’hui. Le fric. Chacun s’en mettait plein les poches. Les
concepteurs, les promoteurs, les constructeurs, les communiqueurs...
M ais peut-être qu’ils ouvriraient le port aux M arseillais. Enfin. Il sourit
avec tendresse à cette idée-là. T o ut le monde en rêvait. Les vieux, les
«
3
tnômes. Il y avait eu un sondage1. 94 % des gens étaient favorables à
l’ouverture du front de mer. Le maire actuel, il s’y était engagé devant le
conseil municipal. « T o u t en préservant l’activité économ ique», avait-il
précisé. Bien sûr. Il y avait toujours quelque chose à préserver. À préserver
contre les gens qui en veulent toujours trop, qui gueulent2 toujours trop,
qui rêvent toujours trop. Comme si on était des porcs, capables de tout
bouffer.
le sondage : Umfrage
2gueuler : meckern
3épouser qqch : einer Sache folgen
37
6 Au Lume di Luna
Pour Véro et Cédric,
Régis, M athieu et F rançois,
et p our Sonia et Gilles.
Ça lui tourne dans la tête, à Aurore, ce que lui a dit Bruno, tout à
l’heure. « F aut qu ’on s’ casse, d ’ici. T u comprends ? » II la tenait serrée
contre lui, avec cette tendresse qui la trouble1 tant. Elle avait laissé aller
ses yeux d ans les siens. Pour comprendre, justement.
Elle avait secoué la tête2. Affolée3. Elle sait bien, tout ça. Ce n’est pas
la première fois qu’ils en parlent. Bruno, ça l’obsède. Nice, il a envie d’y
foutre le feu.
- C ’est rien que des enfoirés !
- Pas tous, elle répond.
- Ah ouais...
Il a raison, elle le sait. Rien que là où elle habite, rue Saltalam acchia,
au 13, les enfoirés, ça ne manque pas. C ’est ce que lui répète Bruno. « Un
reader digest de la connerie humaine », c’est son expression.
- T u les vois, et t’as tout com pris.
A urore pense à Navello. Un vrai facho. L ’autre soir, il l’a encore
coincée dans l’ascenseur. À croire que Navello, il la surveille. Dès qu’elle
arrive dans l’immeuble, il surgit4 et s’empresse de5 se glisser avec elle dans
l’ascenseur. D eux étages, c’est long. II ne la quitte p as des yeux, un petit
sourire au coin des lèvres.
- Les A rabes, hein, ça vous excite !
Elle ne répond pas. Elle ne répond jam ais. N i bonjour, ni bonsoir.
Avec lui, c’est silence radio. Elle ne parle pas aux fachos.
- Vous verrez, quand l’Aigle nissart régnera, fini, les Arabes.
Si elle le croise, ce soir en rentrant, elle lui crache à la gueule.
troubler : verwirren
secouer la tête : den Kopf schütteln
affoler : beunruhigen
surgir : auftauchen
s’empresser de faire qqch : sich beeilen, etwas zu tun
3»
- Faut qu’on s ’ casse, Aurore.
Bruno lui avait redit ça, ses lèvres contre son oreille. Ses lèvres
avaient ensuite effleuré1 sa joue2, puis elles avaient trouvé les siennes. Elle
avait senti sa langue dans sa bouche et son sexe se durcir contre son
ventre. Elle s’était serrée contre lui, plus fort. Elle aim ait ça, son désir à
Bruno.
- Pourquoi tu comprends p as ça ?
- Quoi ?
- Q u’on va finir comme eux, si on s ’ barre3 pas d’ici vite fait.
- Non.
- Non quoi ? •
- On deviendra jam ais comme eux.
- Ah ouais ?
Il avait ri, Bruno.
Au même instant, elle avait vu défiler sous ses yeux les visages de tous
ceux de l’immeuble. Même ceux des gens qu’elle aim ait bien. Même ceux
de ses parents. Et de sa sœur. Aurore, ça lui avait retourné le cœur de
penser ça. « N on, p as eux », elle avait eu envie de crier.
- Arrête de dire « ah ouais », T u m ’énerves.
Elle s’était raidie dans les bras de Bruno.
- Petit propriétaire, petits rêves, petits espoirs, petites vies...
- Arrête, Bruno !
- C ’est ça que tu veux. Ressem bler à ta mère ? Et finir dans le lit d ’un
vieux beau...
- Arrête !
Elle s’était dégagée4 de ses bras, brusquement.
- Je rentre.
- C ’est ça ! Allez, cours vite te goinfrer de5 daube6 aux gnocchis !
39
M aintenant, Aurore marche lentement, retardant le moment de
rentrer chez elle. « Pourvu qu ’elle en ait p as fait, de la daube ! » elle
pense. Elle est triste. Elle a envie de pleurer. Parce que, dans le fond, il a
raison Bruno. Elle pense ça, elle aussi, que cette vie de merde risque de lui
bouffer la tête, puis le cœur. Le corps aussi.
Une phrase de Rilke lui revient en mémoire. Un bouquin1 qu ’elle a lu
chez Sonia : « Chaque tournant torpide de ce monde engendre2 des
enfants déshérités auxquels rien de ce qui a été, ni de ce qui sera,
n’appartient. »
M erde de vie ! elle dit à haute voix.
N on, elle n’en veut p as de cette merde de vie. Elle veut tout, tout de
suite. Bruno. L ’amour. La liberté. Elle se surprend à dire : « Ah ouais », et
ça la m et en rage. Parce que, dans le fond, elle a la trouille3. Elle ne se voit
pas tout plaquer4, se tirer de chez èlle. De Nice. Pas encore. Après le bac.
« Voilà, tu passes le bac, et après, d’accord, après tu fais ce que t’as
Elle pense ça, au moment où elle passe devant Le Lume di Luna. Elle
aperçoit C arole, la jeune instit5 du quatrième. A ssise à une table, devant
un demi. Seule. Elle l’aime bien, cette fille. Elles se sont rencontrées
quelques fois chez Sonia, sa voisine, chez qui elle révise le latin et le grec.
Carole aussi, comme Sonia, elle aime la poésie. Juvénal, Virgile, Ovide.
Ovide. Les Métamorphoses. Aurore, c’est ça qu’elle étudie en ce moment
en classe.
C arole fait un signe à Aurore. Elle a l’air triste, Carole. Sans réfléchir,
Aurore entre dans le bar et va vers elle.
- Ç a va ? elle demande un peu bêtement.
Elle se sent gauche devant cette femme. Pourtant peu d ’années les
séparent. Sept ans, peut-être. Sept ans, tout un monde.
- T u veux t’asseoir ?
4i
- T rès. Et vous ?
- Enzo, oui. Il vient de me quitter.
Leurs yeux se rencontrent à nouveau.
C arole hausse les épaules.
- C ’est la vie, hein. On dit ça.
- N o n, c’est pas la vie. J e crois pas ça. Bruno, il dit que dans la vie,
on doit rien accepter qui aille contre notre bonheur. Q u’on doit
s’insurger contre1 ce qui nous blesse, nous fait m al... Il dit ça...
Aurore se surprend à parler. À parler de leurs discussions à Bruno et
à elle. Elle n’en parle jam ais. Depuis cette fois où elle s’y était risquée
avec sa sœur.
- Q u ’est-ce que c’est ces conneries ! C ’est en classe qu’on t’apprend
ça?
Elle avait juste dit qu’elle pensait que chaque être humain portait en
lui une p art de bonheur et une part de malheur. E t que, généralement, la
plupart se complaisaient dans leur part de malheur.
- Le malheur, c’est tellement simple. T u te laisses glisser et...
- T u racontes n’importe quoi. Le malheur, c ’est parce qu’on vit dans
une société où seul compte le profit. Le malheur, pour nous, pour des
milliers de gens, c’est le capitalism e.
- M ais est-ce qu’ils croient au bonheur, tous ces gens-là ?
- Je vais te dire, quand t’es dans la merde jusqu’au cou, tu penses
qu’à t’en sortir. Tenir jusqu’à la fin du mois. Et si t’as un boulot, tu te
démerdes pour2 le garder.
- T o i, tu y crois au bonheur ?
- Je suis heureuse. Point. Le reste, c’est des discussions d’intellos. Et
c’est pas avec ça qu’on va changer la vie.
Changer la vie. Bruno, il ne pense qu’à ça. M ais ce n’était p as dans
M arx qu ’il en avait eu la révélation. C ’était dans Rim baud.
- Il fau t commencer p ar dire non. Chaque fois que tu dis oui, t’es
complice de tout ça.
Bruno est comme ça. À cran sur les mots, sur le sens des choses. Avec
un cœur d’or. Il souffrira pour ç a, elle le sait, Aurore.
- Il souffre d ’être comme ça, elle dit à Carole.
Elle a écouté Aurore. Surprise de la voir se livrer2, aussi intimement,
aussi simplement. •
- Je comprends, elle dit. Je crois ça, aussi, un peu. On vit entre
ombre et lumière. Et c’est comme s’il fallait trouver son chemin entre les
deux. Sur le fil du rasoir3.
- C ’est là qu’on souffre, c’est ça ?
- Je ne comprends pas pourquoi Enzo m’a quittée. C ’est de ça que je
souffre. Pas qu’il m ’ait quittée.
Aurore fait oui de la tête. Elle se demande si Bruno la quittera un
jour. S’il la quittera parce qu’elle ne veut pas le suivre.
- Q u’est-ce que vous en pensez, vous, si...
- Si quoi ?
Non, elle ne peut pas parler de ça. C ’est leur secret, à Bruno et à elle.
- Rien, elle répond. Rien. Je repensais à une phrase de Cam us. Il dit
qu’il faut essayer de vivre à mi-distance entre la misère et le soleil.
- Et alors ?
- Souvent, j ’ai envie de me tirer. De partir loin.
- Je ne vois p as le rapport.
Aurore sourit. Elle attrape une cigarette dans le paquet de C arole,
l’allume.
- T u fumes ?
- Non. Enfin, quelquefois. J ’aime bien.
43
Elle aspire longuement la fumée, puis la souffle aussi longuement en
levant la tête vers le plafond.
- N on, il n’y a aucun rapport. J ’ai repensé à cette phrase, c’est tout,
et...
- Partir, ça ne change rien. On ne change p as la vie en fuyant.
Ailleurs, c’est pareil.
1déplaire : missfallen
2dégoûtant : ekelhaft
- Il est toujours concierge, dans sa tête.
- C ’est G alleazzo ? demande Aurore à son père.
- Ben... heureusement qu’il est là. Hein...
Le garçon a servi Félix. Il lève son verre en direction de Carole.
- À la vôtre.
- On y va, dit Aurore.
Puis elle regarde Carole.
Quelque chose est rom pu, elle le sait. L ’intrusion de son père a
comme remis les pendules du monde à l’heure. C arole, elle est du côté du
regard des hommes, du désir, de cette vie d ’où Bruno veut se barrer.
Bruno a raison. ,
Elle regrette maintenant de s ’être confiée à Carole. Même si elle ne
croit p as qu’elle racontera à son père ce qu’elle lui a confié. Elle regrette
seulement d ’avoir trahi Bruno en parlant d’eux, de leurs rêves.
- On y va, elle redit.
- Oh ! Y a plus le feu1, maintenant.
Carole se lève.
- Je vais y aller.
Félix s’empresse de finir son verre.
Aurore et C arole sont les premières dans la rue. Elles sont sorties sans
attendre Félix. Le laissant régler les consom mations.
- Excuse-moi dit Carole.
Aurore hausse les épaules.
- Pourquoi tu l’as appelé p ar son prénom ?
Au tour de Carole de hausser les épaules.
- Je ne sais pas. J ’ai cru que c’était mieux. Pour... pour désam orcer2
son arrivée.
Elles sont devant le 13, rue Saltalam acchia. Félix sort du bar. Il se
presse. Aurore se demande s’il avait de l’argent sur lui.
- T u me pardonnes ? demande Carole.
- Je ne crois p as.
- Je suis désolée.
45
- Ç a ne sert à rien d’être désolée. J ’aurais préféré qu’il me crie
dessus.
Félix les rejoint. On sent qu’il est fâché1 qu ’elles aient filé sans
l’attendre.
- Bonsoir, dit Carole, sans lui tendre la main.
- V ous... Vous ne montez p as ? Je ... Y a de la daube aux gnocchis. Si
ça vous dit... Q u’est-ce que t’en penses, hein, Aurore ?
- N on merci. Je ne vais p as rentrer tout de suite.
- Ah.
- M onte, dit Aurore à son père. J ’arrive dans cinq minutes.
Félix regarde Aurore, puis Carole. Sans comprendre. À peine réalise-
t-il qu’il est de trop. Les fem mes, c’est toujours très compliqué. Il a
toujours pensé ça.
- Cinq minutes. Pas plus.
- Bonsoir, il dit à Carole.
Il n’ose p as lui tendre la main.
A urore et Carole se regardent.
- Je viens avec toi, dit Aurore.
- M oi non plus.
Elles éclatent de rire,
- J ’aim erais te présenter Bruno.
- Ç a me ferait plaisir. Oui.
1fâcher : verärgern
7 Un hiver à Marseille
Pour Martine et Michel
47
- Oh ! T u m’écoutes ? dit Fonfon.
Il venait de déboucher une bouteille de blanc. De Puy-Sainte-
R éparade. J ’en avais ramené vingt litres.
- O uais.
- A lors, on s’est dit avec Honorine que le réveillon1, on pouvait le
faire ensemble. Elle est seule, et moi aussi. M agali et les enfants y
viendront pas. Y vont aux sports d’hiver.
le réveillon : Heiligabend
les mœurs : Verhaltensweisen
une humeur : Stimmung
au fil de : im Laufe der
le meurtre : Mord
le flingue : Knarre
gâcher : verderben
48
Après avoir tout analysé, il en était revenu au point de départ. La
théorie ne répond de rien. Elle permet juste de théoriser.
Sur le crime. Le viol1. L a délinquance.
Sur les accidents de la route aussi.
A l’approche saisonnière pouvait succéder l’approche selon le sexe.
Puis selon les races. Chacun essayait de comprendre le monde. En
l’ordonnant.
Un jour, tout devait rentrer dans l’ordre. Et c’est là que tout se
compliquait. Aucune théorie n’est exacte tant q u ’elle n’a pas été vérifiée.
Au même titre que les découvertes scientifiques. L ’arme atomique n’a été
vraie qu’après H iroshima.
L’expérimentation.
Le champ de l ’expérimentation.
D ’autres applications modernes avaient suivi. La solution finale
envisagée p ar une race élue. Le goulag comme bonheur du peuple. Sabra
et Chatila pour préparer la p aix. La Bosnie. Le Rw anda. L ’Algérie...
On en revenait toujours au même point de départ. A ce qui n’avait
pas de sens. À ce moment sans raison où une gamine de dix-sept ans tue
son petit copain.
« Une personnalité hors du commun », avait dit le juge.
Joëlle, depuis, elle s’était perdue dans le silence. Pour toujours. Folle,
disait-on qu’elle était devenue. Parce qu’il faut bien un mot pour dire
l’incompréhensible. Joëlle. Un jour. Loin des statistiques. Des courbes
mensuelles des homicides. Et des saisons. On en revenait à ça. À la peur.
La vie même.
- J ’ai horreur de ça, la neige, je répondis.
- Q u’est-ce tu racontes ?
- Ben oui, je reste avec vous. T u penses quoi, que je vais aller à la
messe de minuit !
Il sourit.
- Honorine, elle nous fait 1’oursinade, elle a dit. Avec quelques
huîtres2 et palourdes3 en entrée. Et les treize desserts en sortie. L a totale !
49
Je pris F o n fo n p a r Jes ép au les et l ’ a ttirai v e rs1 m oi. Les larm es a u x
y e u x . Je m e m is à c h ia ler2. J ’ ava is p ré v u ça, d ’ a ller v o ir Jo ëlle. M a is
Jo ë lle ne m ’ a v a it p as atten du . E lle s’é ta it su icidée h ier m atin , à l ’ aube.
D a n s sa cellu le.
— Ç a va aller, je dis à F o n fo n , en me redressan t.
Je la issai a ller m o n rega rd sur la m er. V e rs l ’h o rizo n . Je n ’ava is pas
e n co re tro u v é m ie u x p o u r o u b lie r la sa lo p erie 3 du m o n de. Jo ëlle leva les
y e u x vers m oi. E lle a v a it des y e u x n oirs, m agn ifiq u es. Est-ce qu e j ’ aurais
p u être un b o n p ère p o u r elle ? O u un b o n a m an t ? Est-ce que j ’ a u rais pu
lu i e x p liq u e r la p eu r ? Je h o c h a i la tête4. C o m m e p o u r dire o u i. O u i,
Jo ëlle. Plus o n va au b o u t des cho ses et p lu s la différen ce entre b o n h e u r et
m a lh eu r s ’e sto m p e 5. O u i, ça j ’ au rais p eut-être pu te l ’e xp liq u e r.
Je v id a i m on verre cu l sec6 et m e levai. J ’ avais envie d ’ a ller m e perdre
dan s M a rse ille . D a n s ses od eurs. D an s les y e u x de ses fem m es. M a v ille.
Je sa v ais qu e j ’y ava is to u jo u rs ren d ez-v ou s avec le b o n h e u r fu g a ce des
e xilés.
Le seul qu i m ’ allait. U n v ra i lo t de co n so la tio n 7.
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