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Vivre fatigue

Jean-Claude Izzo
Table

1 V iv re fatig u e .................

2 D a n s l ’ atten te de G in a

3 C h ie n de n uit ................

4 F a u x p r in te m p s ...........

5 A u b o u t du q u a i ..........

6 A u L u m e di L u n a .........

7 U n h ive r à M arse ille ..


5

13
zi

2-5
3i
38

47
i Vivre fatigue
P o u r M a n u è le et T h ie rry

M a r io n o u v rit les y e u x . U n b ru it l ’ a v a it tirée du so m m eil. U n b ru it


so u rd . C o m m e un c o u p dan s la c lo is o n 1.
E lle ferm a les y e u x , a vec lassitu d e, p u is les ro u v rit. T h é o n ’éta it plu s
là , à cô té d ’elle. M a is sa p la ce , dan s le lit, éta it en co re ch au d e. Il v a se
tirer2, cet e n fo iré 3, elle se dit.
Ses y e u x s’ h a b itu è re n t à l ’o b scu rité. T h é o é ta it a cc ro u p i4, à la
rech erch e de ses a ffaires ép arp illées5 sur le sol. E lle so u rit en se ra p p e lan t
q u elle fo lie cela a v a it été qu an d ils éta ien t rentrés, cette nuit. C e désir
q u ’elle a v a it d e se faire b aiser p ar lu i, en core. Ils n ’ a v a ien t fait que ça to u t
hier, o u p resq u e. Il y a v a it eu cette p ro m e n ad e le lo n g des qu ais. M a in
dan s la m a in d ’ a b o rd . Puis serrés l ’un c o n tre l ’ a u tre6, le bras de T h é o
a u to u r de ses ép au les. D e p u is c o m b ien de tem p s n ’ a va it-e lle p as con n u
ça ? C e tte sen sa tio n d ’être aim ée. D ’être, sim p lem ent.

- T u c o m p te s7 te tirer, co m m e ça ? elle l ’ in te rro ge a.


Sa b o u c h e éta it p âteuse. T r o p d ’ a lco o l. T r o p de c lo p e s8. C o m m e
to u jo u rs. E lle ne sa v a it p as se raiso n n er. Il fa lla it q u ’elle s’é to u rd isse9.
Juste p o u r c ro ire à ses rêves. Se co n va in cre que le m e c 10, en face d ’elle,
n ’ éta it p as u n de ces c o n n a rd s11 de m arin s q u i la tr in g le ra it12, vite fait,

1 la cloison : Zw ischenw and


2 se tirer : sich verdrücken
3 un enfoiré : Arschloch
4 être accroupi : kauern
5 éparpiller : verstreuen
6 se serrer l’un contre l’autre : sich aneinander drücken
7 com pter faire qqch : beabsichtigen, etw as zu tun
8 la clope : Kippe
9 s ’étourdir : sich betäuben
10 le mec : T y p
11 le connard : V ollidiot
12 tringler qqn : (ugs.) ficken

5
avant de partir vers Buenos Aires, Trinidad, Panam a ou n’importe quel
pays à la con loin d ’ici.
- Je suis pressé, répondit Théo en se redressant.
Elle éclaira la lampe de chevet. Une faible lumière bleue. Il était
debout, son slip à la main. Son sexe, ratatiné1, pendait flasque2 entre ses
cuisses3. M arion attrapa une cigarette, l’allum a, tira une longue bouffée
sans quitter des yeux ce bout de chair4 pendouillant. Il enfila son slip.
- T ’avais peur de quoi ? Que je te fasse une scène ?
- Fais p as chier !5
Elle avait déjà entendu ça, M arion. Des dizaines de fois. Elle regarda
l’heure. Cinq heures dix. C ’était toujours l’heure où elle ne devait pas
faire chier. L ’heure où les marins s’embarquent. Théo comme les autres.
- Je croyais que t ’avais une semaine ?
- Fais pas chier, je te dis. C ’est pas le moment.
Il venait d’enfiler son jean. Il ne la regardait pas. Il était préoccupé
par l’heure. Par ses chaussettes qu’il ne trouvait p as. Le Stella Lykes levait
l’ancre à sept heures. Il n’avait pas de tem ps à perdre dans des
explications.
- J ’aurais pu te faire un café.
- Ben, qu’est-ce que t’attends, alors ! D is, t’as p as vu mes
chaussettes ?
Elle sourit encore. Celui-là, malgré sa grande gueule6, il n’était pas
aussi pourri7 que les autres. Il avait un bon fond. Ç a, elle l’avait tout de
suite deviné. Il réagissait au x sentiments, ce type. Au quart de tour8
même. C ’était le premier, depuis des mois qu ’elle était dans ce p ort de
merde, qui avait été tendre9 avec elle.

ratatiner : verschrumpeln
flasque : schlaff
la cuisse : Schenkel
le bout de chair : Stück Fleisch
Fais pas chier ! : Mach keine Zicken!
la grande gueule : große Klappe

1au quart de tour : sofort


1tendre : zärtlich
Elle se souvint comment il l’avait regardée pendant qu ’elle chantait
au Perroquet Bleu. Les regards des mecs, elle les connaissait par cœur.
Celui-là, elle s’était dit, il a pas qu’envie de baiser.
Elle avait attaqué Garota de Ipanem a, de Vinicius de Moraes et
C arlos Jobim . La musique brésilienne, elle adorait ça. C ’est en écoutant
M aria Bethânia, un jour à la radio, qu ’elle avait décidé d ’être chanteuse.
Elle avait quoi ? onze, douze ans ? Pas plus. Quinze ans après, elle était la
star brésilienne des galas des comités d ’entreprise, des bals de quartiers
des 14-Juillet et des bars à putes. C om m e ici. Pour deux mille balles1 la
semaine.
Les yeux fermés, le micro tenu à deux mains, tout p’rès de sa bouche,
elle chanta pour lui. Elle pensa à la version d’Ellis Regina, à M ontreux.
Et elle se donna à fond2. Sans plus se soucier3 des musiciens. Cinq
minables4 avec qui elle se trim ballait depuis six m ois. Elle n’avait rien
trouvé de m ieux. E ux non plus.
Son corps bougeait5 à peine. Ju ste un léger balancement des hanches6.
Un pas à gauche, un pas à droite. Puis elle avança sa jam be gauche, et se
cam bra légèrement. Sa jupe, hypermoulante, remonta sur sa cuisse. Tous
les yeux des connards attablés se portèrent sur elle. Elle savait ça. Ils se
mettaient à bander à l’unisson. Les hôtesses profitaient du moment pour
poser leur m ain sur le genou du client, et se faire offrir une nouvelle
tournée de whisky. Elles étaient là pour ça. Et elle aussi. Faire bander les
m arins, et les faire boire. Et casquer7 tout ce qu’il y avait dans leurs
poches de pauvres types.
M ais, sam edi soir, elle s’en foutait8, M arion. Elle chantait rien que
pour ce mec. Il avait la gueule du comédien qui jouait dans un film de
Wenders. Une histoire d’anges. C on à mourir, le film. Elle était restée

les balles : Kröten


se donner à fond : sich voll und ganz hingeben
se soucier de qqn : jmdn. beachten
le minable : Niete
bouger : sich bewegen
le balancement des hanches : Wiegen der Hüften
casquer : blechen
1qqn s’en fout: jmdm. ist etwas egal

7
jusqu’à la fin à cause du type, le comédien. Bruno Ganz, il s’appelait. Elle
avait vérifié en sortant du cinoche. Il lui ressemblait, ce type. Pas
vraim ent beau, mais sacrée gueule. L ’ange du film , elle s’était dit. Et elle
im agina son sexe aussi dur que le micro qu’elle tenait dans les m ains. Elle
le serra. Les lèvres ouvertes. Un frisson la p arcourut1.

- Elles sont là, tes chaussettes, elle dit.


Elle s’était levée. Debout, nue devant lui, une chaussette dans chaque
main. Il la regarda enfin. T ’es perdu, mec, elle pensa.
- M ets-toi un truc, il répondit.
- Ç a te gêne, de voir mon cul ?
- C ’est pas ça...
Elle était salope de faire ça. M ais elle devait savoir. Est-ce qu’elle s’était
plantée2, encore une fois ? O u est-ce que ce type était différent ? Théo.
Il y a deux m ois, elle avait joué la même scène à un mec. Luis. Un
enculé3 de marin chilien. Il lui avait tiré une gifle4, qui l’avait renvoyée
sur le lit. « J ’ t’avais prévenue5, de pas faire chier », il avait crié. Puis il
avait claqué la porte. Elle l’avait ruminé6 deux m ois, la gifle. Sans baiser.
M ais c’était plus fort qu ’elle. Elle croyait à « son » marin. Com m e à une
bonne étoile.

Théo p osa sa main sur le bras de M arion. Le même geste que l’autre
soir. À la fin de la première heure. La pause. Pipi. Coca. Et un petit joint.
Pour repartir. Remettre ça, tout en slow . V oix guimauve et cul
trémoussant7. Elle était passée devant sa table, sans le regarder. Il l’avait
retenue p ar le bras. Sa poigne8était ferme.
- T u prends un verre avec moi ?

un frisson parcourt qqn : ein Schauer überläuft jmdn.


se planter : sich vertun
un enculé : Arschloch
la gifle : Ohrfeige
prévenir : warnen
ruminer : brüten über
se trémousser : verrenken
la poigne : Kraft (in den Händen)

8
- Je bois p as avec les marins sao uls1.
- Je suis p as saoul.
- Je reviens, elle avait dit. Parce qu’elle avait vraim ent envie de

Elle dem anda à M ario, au com ptoir, de leur servir à boire. Pas de son
scotch pourri. D u Jam eson.
- D éjà qu’on ram e, râla Flo. Si tu te mets à faire la retape2 aussi...
- Je t’emmerde3, elle répondit. Ce mec-là, il est pour moi. O.K .
Ils avaient bu sans parler.
- Attends-moi, elle dit en se levant.
- Peut-être.
- La première chanson est p our toi. Après, tu es libre.
- Je suis libre, de toute façon. Et j’ai rien d’autre à faire.
Elle avait commencé par 1 C an ’t Give You Anything but Love. Elle
aim ait ça aussi, le jazz. Sarah V aughan surtout. Elle enchaîna sur Satin
Doll, puis Tea fo r Tw o, Cabaret... Elle termina avec On the Sunny Side
o fth e Street. Théo était toujours là. Une bouteille de Jam eso n devant lui.
Il lui servit un verre quand elle revint s’asseoir à côté de lui. T out
sem blait évident. Lui. Elle.
- Tu veux coucher ? C ’est ça ? il demanda.
- Je suis p as une pute.
- Ç a tombe bien. J ’ai pas de fric4 à claquer pour des putes.
Ils avaient parlé, et elle avait bu. Les marins parlent facilement. De
leurs voyages. De la mer. Théo p arla de la vie. De lui. Il naviguait contre
la mort. Il avait raconté beaucoup de choses, m ais elle avait retenu ça.
Elle avait levé les yeux vers Théo. Son regard était posé sur elle. Un
regard absent. Elle s’était reconnue dans ce regard.
- T u sais o ù dorm ir ? elle dem anda.
Il haussa les épaules5.
- Chez toi, j ’aim erais bien.

1saoul : betrunken
2 faire la retape : auf den Strich gehen
3 je t’emmerde : rutsch mir doch den Buckel runter
4 le fric : Kohle
5 hausser les épaules : mit den Schultern zucken

9
D ans le lit, elle s’était blottie contre lui1. Sa tête sur son torse glabre2.
Elle avait aim é la force et la douceur de ses bras autour d ’elle. Son sexe
avait durci contre son ventre. Elle s’était serrée encore plus contre lui.
- Je suis fatigué, il murmura.
- M oi aussi.
Le premier homme qui osait lui dire ça. Elle, malgré sa fatigue,
malgré l’alcool, elle en avait envie, de baiser. D eux mois. Sa main avait
glissé entre les cuisses de Théo. Elle tenait son sexe entre les doigts. Dur
et doux. Elle sentait ses p alpitations et elle le serra un peu plus fort.
Le désir qu’elle avait eu de lui, tout à l’heure, quand elle chantait, lui
revint à l’esprit.
- T u veux que je te suce3 ?
- C ’est de vivre... il dit faiblement, comme s ’il avait poursuivi une
réflexion. Vivre fatigue. T u c rois pas ?
- Q u’est-ce tu racontes ?
- Tourne-toi.
Il repoussa les draps.
- Théo...
- T u as vraiment un beau cul.

M arion tenait toujours les deux chaussettes dans ses mains. N i l’un ni
l’autre n’avait bougé. Les yeux de Théo étaient plongés4 dans les siens.
D urs et doux, comme son sexe.
- Je t’aurais pas fait de scène, tu sais. M ais... T ’avais pas le droit de
partir comme ça. Comme si j’étais rien.
Son cœur battait fort. Sa respiration s’accéléra. Ses seins5 semblèrent
se gonfler6 violemment. Tendus vers lui. Jam ais elle ne s’était sentie aussi
belle. N on, elle ne s’était p as trompée. Il était l’homme qu’elle désirait.
Son marin. Celui qui p ourrait l’aider à traverser la vie.

se blottir contre qqn : sich an jmdn. kuscheln


glabre : unbehaart
sucer qqn : jmdm. einen blasen
plonger : versinken

se gonfler : anschwellen
Il y avait juste eu ce mensonge1. Pourquoi lui avait-il menti sur son
départ, alors qu’il lui avait dit tant de choses vraies ? Elle avait cru le
« tenir » et c’est lui qui la possédait. Elle serait foutue après son départ.
Même s’il promettait de revenir dans un an ou six mois. D e tous les marins
qu’elle avait connus, aucun n’était revenu. Toutes les promesses meurent en
mer. Et dans chaque port du monde, une Marion attend « son » marin.
Elle était perdante2. Elles étaient toutes perdantes.
Les marins aussi. Les marins sont des hommes p erdus. C ’est Théo qui
avait dit ça. Hier. Q uand ils se promenaient. Il l’avait emmenée devant
son cargo3. Le Stella Lykes. Elle s’était sentie infiniment1petite devant la
coque4 noire.

- Théo, elle dit.


Et elle lâcha5 les chaussettes. Il avait déboutonné son jean. Ses mains,
sous ses fesses6, la soulevèrent. Elle serra ses bras autour du cou de Théo.
Son sexe la pénétra. Si fort qu’elle en eut presque m al, et jouit7 presque
immédiatement. Com m e lui. Il la reposa doucement sur le lit, puis il
remonta son jean. Il regarda l’heure.
- Trop tard p our le café, il fit, en allum ant une cigarette.
Il s’assit à côté d ’elle. Epuisé8. Ailleurs9. Presque triste. Elle eut froid
et se. leva pour enfiler un tee-shirt. Elle revint vers lui, à ses pieds.
- Je t’aime, elle dit.
Elle ne reconnut p as sa voix. Elle ne connaissait m ême p as ce mot.
- Tiens, répondit-il en lui tendant la cigarette. Finis-la, faut que je
parte.
Il se leva, en la repoussant.

1 le mensonge : Lüge
2 être perdant : schlecht wegkommen
3 le cargo : Frachtschiff
4 la coque : Rumpf
5 lâcher : fallen lassen
6 les fesses : Gesäß
7 jouir : einen Orgasmus haben
8 épuisé : erschöpft
5 ailleurs : woanders
Un homme perdu, elle pensa. Une femme perdue. Perdre et se perdre,
c’est la vie ? D is, M arion, c’est ça ?
- Tu reviens quand ? elle implora.
Il attrapa son sac.
- Ç a sert à rien d ’espérer. T u le sais, non ?
- Attends ! Elle avait presque crié. Attends, elle redit plus
doucement. Je veux que t’emportes quelque chose de moi.
Il sourit. Un sourire las1. Résigné.
- Si tu veux.
- Ferme les yeux.
Elle fouilla2 dans son sac. Le petit automatique était là. Froid dans sa
main. Un cadeau qu ’elle s’était fait, un jour. Après qu ’un mec, un gros
porc d ’Allemand, ait tenté de la violer.
Elle s’approcha de Théo. Il attendait, les yeux fermés. Il ne souriait
plus. Elle se colla à lui3. L’automatique pointé sur son cœur.
- Théo.
Il ouvrit les yeux. Ses yeux étaient magnifiques. N o irs et aussi clairs
que le jour qui se levait.
- Je savais que tu le ferais, il dit au moment où elle tira.
- Quoi ? elle hurla.
Mais il n’y eut que l’écho des coups de feu4pour lui répondre.
Théo s’écroula5. Et elle sur lui.
Accrochée à lui.
Son marin.
Les larmes jaillirent. Elle qui n’avait plus pleuré depuis des années.
Ses larmes semblaient avoir leur source dans le cœur de Théo. Là où
c’était chaud contre sa poitrine.
- T u as raison, elle balbutia6 dans un sanglot7. Vivre fatigue.

las : müde
fouiller : durchsuchen
se coller à qqn : sich an jmdn. schmiegen
le coup de feu : Schuss
s’écrouler : zusammenbrechen
balbutier : stammeln
le sanglot : Schluchzer
Elle amena l’automatique vers sa tempe1. Et elle tira.
Son doigt, cette fois, ne trembla pas.

2 Dans l’attente de Gina


Pour Brigitte et Jean-Luc

Ils étaient dans une pizzeria. Chez Michel, rue d ’Aubagne. Giovanni
ne quittait p as des yeux la fille, la serveuse. Une petite brune, mignonne2
à croquer3. Aussi moelleuse4, sans doute, que la pizza dans sa bouche.
C ’est dire qu’il n’écoutait p as le moins du monde5 son copain, Pepi, un
N apolitain comme lui. Enfin si, mais d ’une oreille distraite, l’œil rivé aux
mouvements de la serveuse. Leurs regards s’étaient croisés. Et Giovanni
avait lu dans le sien ce qu’il voulait savoir. Il ne lui était pas indifférent.
- Oh ! Giovanni ! T u m ’écoutes ?
- Sûr, il dit. Tu viens de me demander ce que j’avais décidé. N on ?
- Et alors ?
Et alors, il n’avait rien décidé.
Pepi lui proposait de venir en vacances chez lui, à San Giorgio. Un
petit village de pêcheurs, dans les environs de Naples. Depuis cinq ans,
depuis qu ’il avait un bon boulot, Pepi y retournait chaque été avec
Sandra, sa femme, et ses deux enfants. Giovanni, l’an passé, il y était allé
chez Pepi. Pour l’aider à refaire la toiture de la m aison familiale.
- Promis, reprit Pepi, on bosse6 pas. Rien qu ’à rien faire...
- Sandra, elle veut repeindre la cuisine, elle m ’a dit.
- L a cuisine, c’est vite fait. On ira à la pêche. Je lui ai acheté la
barque, à ce pauvre Vincenzo.

1la tempe : Schläfe


2 mignon : niedlich
3 croquer : anbeißen
4 moelleux : weich
5 pas le moins du monde : nicht im Geringsten
6 bosser : schuften
Pepi attendit une réaction de Giovanni. M ais il n’en eut p as. H
sem blait perdu dans ses pensées. Des pensées som bres, cela se voyait sur
son visage. Pepi, il ne le com prenait pas, Giovanni. Il avait tout pour être i
heureux. Il était beau, intelligent, célibataire1, et tout lui réussissait. « II
est com m e son père, disait Sandra, tout ce qu ’il touche, ça devient de

Sandra, elle savait de quoi elle parlait. Elle avait couché avec lui, un 1
an avant de se marier avec Pepi. Elle se souvenait toujours des m ains de
Giovanni sur son corps. Jam ais caresses d ’homme ne l’avaient rendue 1
plus belle. M ais Giovanni était un homme d ’am our, pas un homme q u ’on
épouse. Elle le lui avait dit. Ce n’était pas l’am our qui lui faisait peur, I
c’était de rater2 sa vie. De ne p as construire quelque chose. Dans la vie, ce
qui l’intéressait c’était l’avenir.
- M o i, lui avait répondu Giovanni, c’est p as de me m arier qui me
flippe3, ni de faire des enfants, tout ça... C ’est l’amour.
- L ’am our ?
- Aimer, c’est comme partir â la guerre. O n sait pas si on reviendra
vivant.
Sandra s ’était rhabillée4 en silence. Très vite, et en lui tournant le dos.
Soudain consciente que c’était avec Pepi qu’elle devait vivre sa vie.
Giovanni avait souri quand elle était partie. Elle n’avait même p as osé
lui dem ander s’il l’avait aimée. « Ciao », elle avait murmuré. Allongé sur
le lit, il était resté des heures à fumer, le regard fixé sur cette porte qu’elle
avait tirée derrière elle. Sur eux. Leur amour. Ce qui était sûr, c’est qu’il
était revenu d’elle sans même une blessure. D u moins, il s ’en était
convaincu.

C ’était il y a dix ans. Sandra était toujours aussi belle, m ais elle
n’était plus une femme désirable. Parce qu ’elle était maintenant sans
désir. Pas comme cette serveuse, qui, avec un beau sourire sur les lèvres,
s’arrêta devant leur table.

1le célibataire : Junggeselle


2 rater : verpfuschen
3 flipper : eine Mordsangst haben
4 se rhabiller : sich wieder anziehen

14
- Vous n’avez besoin de rien ?
Une expression que Giovanni adorait.
Puis, il ne savait comment, ni pourquoi, elle se mit à parler de ses
vacances. Elle était en congé1 la sem aine prochaine. Les congés d ’été.
C ’était la première fois que le patron faisait ça, fermer la pizzeria. Quinze
jours. Alors, elle avait l’intention d ’en profiter. Elle envisageait d ’aller à
la montagne. D ans les Alpes.
- Vous aimez ça ? l’interrogea Pepi.
Elle haussa les épaules.
- J ’suis jam ais allée. Et vous ? elle dem anda à Giovanni en plantant
son regard dans le sien. ,
Elle avait des yeux magnifiques. N oirs. Brûlants. « Est-ce qu’elle
regardait toujours ainsi les hommes ? » il se dit.
- M oi non plus. J ’ai horreur de ça, la montagne. À votre place, j ’irais

Il s’était parié qu ’elle était Tunisienne. Pas Espagnole. Surtout pas


Italienne. Tunisienne.
Elle éclata de rire2.
- C ’est d ’ià que je viens. A lors, y retourner, hein, ce serait pas
comme des vacances.
- C ’est quand même mieux que les Alpes.
Elle ne dut p as entendre, car elle avait déjà filé prendre la commande
à une table voisine.
- Laisse tom ber, Giovanni, dit Pepi.
- Quoi ?
- La serveuse. Laisse tomber.
- Je vais te dire, franchement j ’ai rien décidé.
- Pour la serveuse ?
- Pour l’été. D ’aller avec vous.
Pepi leva les yeux sur Giovanni. Il sourit :
- Gina... Gina, elle a demandé si tu venais.
Et il lui fit un clin d ’œil3.

1être en congé : Urlaub haben


2 éclater de rire : in lautes Gelächter ausbrechen
3 faire un clin d’œil à qqn : jmdm. zuzwinkern

iS
C ’était ça qui le tracassait1, Giovanni. Gina. Il y songeait2 sans cesse.
Dix-neuf ans à peine3. II n’avait p as su lui résister, l’été dernier. Le jour
où ça se saurait, leur histoire, ça ferait vilain4. À San Giorgio, ce n’était
pas comme dans les grandes villes, on avait encore des principes. On ne
couchait que le jour du m ariage. O n préférait les m ariages entre jeunes
gens du même âge. Et on se m éfiait comme de la peste des célibataires.
D urant tout le mois où il était resté au village, les hommes avaient
regardé Giovanni d’un sale œil. Il pouvait devenir l’am ant de leur femme
ou, pire, dépuceler5 leurs filles. Ils savaient bien, tous, que l’am our ne
s ’épanouit6 que dans la liberté. Sa liberté, à G iovanni, était un affront.
Et G ina était la fille du maire de San Giorgio. L ’affront serait plus
grand encore.
- Elle a rien dit d’autre ? d em anda Giovanni, inquiet.
- N on, pourquoi ?
- Pour rien.
- Sacrém ent mignonne, hein, la gamine...
Mignonne, ce n’était p as le mot. Gina était au-delà de ce que
Giovanni souhaitait trouver chez les filles. Elle n’aim ait p as la séduction,
qui précède l’amour. Elle aim ait l’am our pour l’am our. Il se souvenait, la
dernière fois qu ’ils s’étaient rencontrés, dans la bergerie7 abandonnée où
ils se donnaient rendez-vous l ’après-midi, elle avait dit :
- N ous nous sommes trouvés. M ais ça résout p as ma vie. N i la
tienne.
Elle avait dit cela sans émotion. Froidement. Il avait d ’ailleurs senti
des frissons lui parcourir le dos. Jam ais il n’avait réfléchi à ça, à ce que
cela voulait dire résoudre sa vie. Il pensait qu’il n’y avait jam ais de
solution à rien.

tracasser qqn : jmdm. Sorgen bereiten


songer à qqn : an jradn. denken
à peine : kaum
vilain : schlimm
dépuceler : entjungfern
s’épanouir : sich entfalten
la bergerie : Schafstall

16
La bouteille de vin était vide.
Giovanni fit signe à la serveuse en agitant la bouteille devant lui. Elle
en ram ena une autre. L a même. D u côtes-de-provence, il en avait bu du
meilleur.
- C ’est un d’ vos am is ? elle dem anda à Pepi.
- Giovanni, il s ’appelle. Il adore aller à la pêche, plaisanta-t-il.
- M oi, c’est W alissa. J ’ suis jam ais allée à la pêche.
Elle déboucha1 la bouteille en la coinçant2 entre ses cuisses. Et
Giovanni la regarda faire.
- Ç a se laisse boire, hein ? elle dit, en remplissant son verre, puis
celui de Pepi. •
Giovanni ne répondit pas. Ce n’était p as de sa faute à elle si le vin
n’était p as à la hauteur. Pour elle, il était forcément bon. Puisqu’ils en
reprenaient une autre, de bouteille. Il sourit. D éjà, il était prêt à accepter
les faiblesses de cette fille.
W alissa dut le deviner. Giovanni sentit sa main frôler3 son épaule
avant de s’éloigner.
Il savait que, après, elle lui demanderait : « Tu m ’aimes ? » Et il dirait
oui, comme toujours. Il avait dit oui à toutes les femmes depuis que
Sandra était partie. D epuis, combien de fois s’était-il trouvé dans une
telle situation ? À se réveiller dans un lit à côté d’une femme qu’il
connaissait mal et à commencer avec elle la routine d ’une journée : lui
donner rendez-vous ou trouver des justifications pour ne pas le faire.
Il se sentit triste, tout à coup.

- T u penses à elle ? dem anda Pepi en le voyant sourire.


- À la serveuse ?
- C ’est ça ! À G ina.
Elle était rentrée d ans la bergerie sans l’attendre. Elle s ’était retournée
vers lui devant la porte.
- J ’ai envie de toi.

1déboucher : entkorken
2 coincer : klemmen
3frôler : streifen

17
Elle avait juste dit ça, quand il l’avait croisée, le matin, sur la place du
village. Ju ste dit ça, lentement, comme pour lui laisser apprécier la
saveur1 de chacun des m ots. G ina, pourtant, il ne lui avait jam ais adressé
la p arole. C ’était la fille du m aire, il savait ça.
- Sur le chemin d’A urive, après manger, j’y serai, elle avait ajouté.
Il n’avait pas oublié cette fois-là. Cette première fois. G ina se
déshabilla devant lui, avec la même lenteur qu ’elle lui avait adressé la
parole.
- Ç a devrait être toujours aussi simple d’aller au lit, il avait dit en la
rejoignant une fois nu, lui aussi.
Elle avait ri. Il releva ses cheveux, et la contraignit2 à se mettre de
profil. Il regarda la courbe de ses hanches. Elle se déplaça, pour le
regarder elle aussi, comme pour tout voir de lui. Puis elle s’allongea3 sur
le dos, les jam bes légèrement écartées4.
- O ui, c’est si simple, toi et moi.
Elle écarta encore ses jam bes, puis fit glisser ses mains autour de son

- Prends-moi, maintenant.
Il avait eu peur. Pour la première fois.
- Son père, reprit Pepi, il m ’a dit qu’il serait p as contre, si tu veux la
marier. M algré la différence d’âge. Il sait que tu as une bonne situation.
Giovanni haussa les épaules. Entre G ina et lui, ce qui existait
n’appartenait pas à l’ordre des choses humaines. C ’était la guerre. La
guerre de l’amour. Leurs corps iraient jusqu’à l’épuisement. Ju sq u ’à ce
que l’un d ’eux cède, consente. Abdique5. La m ort était au bout. Parce
qu’abdiquer leur était insupportable.
- Laisse tomber, Pepi.
- Putain, c’ que t’es com pliqué !
N on, tout était « si simple ». Il avait lu quelque part qu’il existe une
théorie selon laquelle l’homme vit dans un état d’équilibre instable, qui

1la saveur : Reiz


2contraindre qqn à qqch : jmdn. zu etwas zwingen
3 s’allonger : sich hinlegen
4écarté : gespreizt
5 abdiquer : aufgeben

18
avec les ans se stabilise toujours plus, jusqu’à ce qu’il rejoigne l’équilibre,
c ’est-à-dire la mort. Cet équilibre, Giovanni le désirait plus que tout,
immédiatement. Il était dans le corps de Gina. Elle le savait. Elle était
semblable à lui.
Un après-midi, elle ramena un petit paquet dans la bergerie.
- Q u’est-ce que tu as acheté ?
- Un couteau.
- Pour quoi faire ?
- Rien. Je sais pas pourquoi, mais chaque fois que j ’achète une
chose, elle devient utile. Un jour.
Elle ouvrit le paquet et lui m ontra le couteau. Un superbe couteau à
lam e1 mobile, avec un manche en os2.
- C ’est un type, à Luvaira, qui les fait. T u devrais en acheter un.
- Pourquoi ?
Elle haussa les épaules.
- Peut-être que tu le sauras un jour.
Elle avait ri. Ils avaient fait l’am our. M ais Giovanni n’avait pas
acheté de couteau à ce type de Luvaira, qu’il était allé voir travailler un
matin.

- Vous prendrez un dessert ? dem anda Walissa.


- Café, pour m oi.
- On a du tiram isu. M aison, il est.
- Il est excellent, dit Pepi, qui était un habitué du lieu.
- D ’accord, concéda Giovanni. Tiram isu, et café avec.

T u le sais bien, Giovanni, il se dit, en souriant à W alissa, c’est


vraim ent idiot de courir après cette fille. M ais il le sentait bien
m aintenant, chaque fois qu’elle s ’approchait de lui, il la désirait. Il la
désirait à cet instant même. Dans ces odeurs de sueur, de cigarettes,
d ’huile d’olive et de pizza qui imprégnaient leurs corps.
Ses yeux rencontrèrent une nouvelle fois ceux de W alissa. Elle était à
lui. Il n’avait qu’à tendre la main. Et ça ne changerait rien au rendez-vous

1la lame : Klinge


2 le manche en os : Griff aus Knochen

19
fixé depuis l’été dernier par G ina. Parce que dans la vie, il n’y avait que
l’amour qu ’il prenait au sérieux.
Il sourit encore une fois, bêtement, quand elle revint avec l’addition.
- Laisse, c’est pour moi, dit Pepi.
- Alors, ces vacances ? dem anda Giovanni. T o ujou rs direction les
Alpes ?
Elle rit.
- J ’ crois qu ’ je vais rester ici. À Marseille. J e connais personne qui
va à la m ontagne. Et j’aime pas aller seule quelque part...
Giovanni imagina l’odeur du café, et elle, W alissa, en train de lui
caresser les cheveux avec le geste de quelqu’un qui a été absent pendant
des années. M ais ça, c’était un autre rêve.
W alissa et lui.
Il pouvait s’inventer un bonheur avec elle, un bonheur vite fait, pour
toujours. Chaque amour, pensa-t-il, trimballe1 autant de mensonges que
de vérités. Et à chaque instant une parcelle de mensonge d’une histoire
d ’amour rencontre la parcelle de vérité d ’une autre histoire d’amour.
Elles se mêlent l’une à l’autre. Et à d ’autres encore, et...
D ans les yeux de W alissa, il y avait déjà cet espoir-là. D ’un bonheur
possible, tissé de2 vérités et de mensonges. Un bonheur simple.

Il était debout devant elle. Et elle attendait un m ot de Giovanni.


Même p as dix centimètres les séparaient. Il se dit que le désir est un sacré
fils de pute, p as toujours digne de confiance.
Elle passa sa main dans les cheveux. Un sourire coincé sur les lèvres.
M al à l’aise3.
- Bonnes vacances, alors, dit Giovanni.
Il quitta Pepi devant le restaurant, lui promettant de l’appeler bientôt.
Puis il plongea dans la rue Longue-des-Capucins. D an s la foule4. D ans les
odeurs de sa ville.

1trimballer : herumschleppen
2 être tissé de : bestehen aus
3 être mal à l’aise : verlegen sein
4 la foule : Menschenmenge
Là, il songea enfin au couteau que G ina tenait dans sa main. Elle le
tenait droit devant elle, ses doigts serrant le manche comme elle savait
tenir son sexe. Avec plaisir. Oui, il avait rendez-vous avec elle. Avec son
corps. Avec la lame du couteau. Il la sentit comme si elle pénétrait déjà en
lui, de toute sa longueur. Cinq doigts, avait-il mesuré.
Des larmes coulèrent sur les joues de Giovanni. Il sanglotait. Des
femmes, leur panier au bras, le regardèrent avec tendresse, m ais aucune
d’elles n ’eut le courage de lui porter secours1.

3 Chien de nuit
Ils étaient deux. Un garçon et une fille. La fille s’approcha et
dem anda à Gianni s’il avait du feu.
L ’instant d’après, il ne savait plus ce qui lui arrivait. O u presque.
Parce que, avant que tout ça ne lui arrive, Gianni leva les yeux vers elle.
Cette fille. Une croix gammée2 pendant à son cou plongeait dans ses
seins.
D e gros nichons3, il avait pensé.
Ju ste ça. Et qu’elle avait des yeux verts aussi. Un vert pisseux4.
Il regarda ensuite le type qui l’accom pagnait. Crâne5 rasé. Veste de
treillis6. Un skinhead. Un mètre quatre-vingts, ou presque. Et bâti7
comme une armoire. Puis, de nouveau, Gianni regarda la fille.
Se battre ne lui faisait p as peur, à Gianni. La violence, il connaissait.
Sa raison de vivre pendant des années, en Italie. Prolétaire armé pour le
communisme, il avait été. « Un subversif déclaré, avait dit le juge. Un
criminel. » M ais, aujourd’hui, il s’était rangé8 du terrorisme. Une autre

1porter secours à qqn : jmdm. Hilfe leisten


2 la croix gammée : Hakenkreuz
3 le nichon : Titte
4 pisseux : vergilbt
5 le crâne : Schädel
6le treillis : Kampfanzug
7 bâti : gebaut
8se ranger : sich zurückziehen
vie, en F ran ce, après bien des erran ces1. A ve c fem m e et enfant. Un b o u lo t
de trad u cteu r. Et un statu t de « politiqu e », qu i lui in terdisait de
retourner en Italie. Lui in terdisait les bagarres2 aussi. Et des tas3 d ’autres
conneries4 encore.

- N o n , s’entendit-il rép on d re. T o u t en tiran t sur la clope, une L u c k y


Strike, q u ’il ven ait d ’allum er en sortant du m étro R éfo rm é-C an eb ière.
- T ’es un m arrant5, hein, con nard ! ricana le skinhead.
Il fit claq u e r ses doigts p o u r dire ça.
Le co rp s de G ianni s’éta it raid i6. Prêt à se défen dre. Il ne lâch ait p as le
skinhead des yeux. Sûr q u ’il allait tenter q u elq u e chose. Un co u p de
p oin g7. U n cou p de boule. Il les connaissait, ces enfoirés.
Il laissa to m b er sa cigarette et, m entalem ent, s’ assura de la p o sitio n
de ses pieds.
Le skin h ead avait une tête de plus que lui. Plus musclé. Plus lo u rd
aussi. G ia n n i se dit q u ’il d e v a it frapper le prem ier. M a is il attendit. Peut-
être éviterait-il ça, se co gn er8 avec ce mec.
Il était su rtou t pressé de rentrer. Fabienne l ’ atten dait. Le gam in 9 était
chez sa grand-m ère. F ab ien n e et lui s’étaien t p rom is une fête en
a m ou reu x. Un de ces tête-à-tête où l’on ou blie le c o u p le pou r se retrou ver
am ants. Il n ’ a va it jam ais aim é com m e il aim ait cette fem m e.

- T ss s, tsss... fit la fille entre ses dents.


G ia n n i lui jeta un n o u v e a u regard. Elle a v a it quelque chose d ’un
serpent. U n corp s m aigre, to u t en longueur. Un v isa ge étro it10, sans lèvres
ou p resque. Seuls ses seins faisaien t d ’elle une fille.

1 les errances : Verwirrungen


2 la bagarre : Schlägerei
3 le tas : H aufen
4 la connerie : Quatsch
5 le m arrant : Witzbold
6 se raidir : sich anspannen
7 le poing : Faust
8 se cogner : sich prügeln
9 le gamin : Kind
10 étroit : schmal

22
E lle ne b o u g eait p as, lui non plus.
Personne ne b o u geait.
Il y eut un silence, lourd. Epais com m e l’éternité. Puis le skinhead
siffla. Sim plem ent. C o m m e on siffle un chien.
G ian n i sentit le c h o c 1 dans son dos. V io len t. Ses p ou m o n s sem blèrent
se vider. L ’ air lui m an qu a p ou r réagir. Le poid s du chien le p aralysa.
C o llé à lui, les pattes sur ses épaules. G ian n i to m b a à terre.

Il tenta de ro uler sur le côté. En vain . Le chien le m ain ten ait au sol. Sa
gu eule, grogn ante2, m ain tenan t devan t son visage.
G ian n i ne fit plus un geste.
C es chiens-là, bergers allem ands3, il con naissait. Chierîs de garde du
cap italism e, disait-on alors. C hiens de tous les flics. D e tous les fascism es.
D e toutes les peurs bourgeoises.
Il ferm a les y eu x . P our reprendre sa respiration.
Se calm er.
Il falla it q u ’il se calm e.
B on , il s’était fait n iqu er4.
Sa vie défila d evan t ses yeux. M o in s d ’une m inute p o u r revoir
qu aran te ans de galères5. Ju sq u ’à Fabienne. Fabienne dans l’ am our.
F abienn e et l ’enfant. Fabienne qui l’ atten dait, un sourire a u x lèvres.
L a bave6 du chien dégo u lin ait7 sur ses lèvres. Il red écou vrit le sens du
cra c h a t8. La prem ière fois où il a va it crach é sur un flic, lors d ’un
in terrogatoire. M a is il ne cracha pas sur le chien. Il atten dait. Il se dit :
« Est-ce que c ’est ça, m a nouvelle vie ? A ccep ter l ’ h u m iliatio n de ces
en foirés de salo p ard s9 de skinheads ? »

1 le choc : Aufprall
2 grogner : knurren
3 le berger allemand : Deutscher Schäferhund
4 se faire niquer : beschissen werden
5 la galère : Plackerei
6 la bave : Geifer
dégouliner : herabtropfen
8 le crachat : Spucke
9 le salopard : Dreckskerl

23
L ’en vie de se battre. D e tuer.
Il ne b o u g ea pas. Il atten dit. Il ferm a les y e u x .
M a rse ille , il y était co m m e chez lui. En fam ille, presque. T o u t lui
p a rlait dan s sa langue n atale. Il vivait dans cette ville avec la certitu de
que l ’im p o ssible ne se p ro d u it jam ais. Il a va it, p eu à peu, désappris toutes
les règles de sécurité q u ’on lu i avait enseignées. O u b lié aussi sa p a ran o ïa.
Q u e lq u ’un qui m arche d errière vous dans la rue. Une lettre q u i arrive
d écach etée1. Une fem m e q u i s ’excuse au télép h o n e pour avo ir co m p o sé
un fa u x n um éro... T o u t ça.
U n hom m e n orm al, il éta it devenu. A v e c une fem m e n orm ale. Un
enfan t n orm al. Un b o u lo t n orm al. De l’ argen t gagn é n orm alem ent. E t des
som m eils paisibles, enfin.
Il ro u v rit les yeux. Le chien était com m e à l ’ arrêt sur lui.
L a fille s’ accroup it2 et fo u illa dans les p o ch es du blouson de G ian n i.
Elle tro u v a son briquet3. U n D upon t. C a d e a u récent de F abienn e, p o u r
son anniversaire.
L a fille allum a sa clo p e et m it le briquet dan s sa poche.
- T u v o is q u ’ t ’en ava is du feu, connard !
G ia n n i ne répondit pas.
Il se d it que qu elq u ’un fin irait bien par v o ir ce qui se p assait, là sur le
tro tto ir, à d eu x pas du m étro. M ais les gens entraient et so rtaien t du
m étro sans regarder vers e u x . V ers lui. Il se p rit à espérer vo ir app araître
une v o itu re de flics.
Il n ’en vit pas.
Il ne p o u va it com p ter qu e sur lui. Il a v a it désappris ça aussi. N e
com p ter que sur soi-m êm e. Il rassem bla ses fo rc e s4. Les m uscles tendus.
B on d ir5. R o u ler. Bouger. N ’im porte quoi.
M a is vite.

1 décacheter : öffnen
2 s ’accroupir : in die Hocke gehen
3 le briquet : Feuerzeug
4 rassem bler ses forces : seine K räfte sammeln
5 bondir : hochspringen

2-4
La fille était to u jo u rs accroupie près de lui. Elle tira une dernière fois
sur sa clope. Puis, d ’un geste brusque, elle l ’é crasa 1 sur le fro n t2 de
G ian n i.
Il hurla. Le chien grogn a plus fort.
Elle se releva.
- O n y va, elle dit à son copain.
- A ttaq u e ! il cria.
Et la gueule du chien se referm a sur le cou de G ian n i.

4 Faux printemps
Pour G od elein e et Jean-Paul

O sm an s’ assit sur le banc. T o u s les jou rs, depuis un m ois, il ven ait et
il s’ asseyait sur ce m êm e ban c. Q u a n d , p a rfo is, d ’ autres personnes
l’occup aien t, il c o n tin u a it son chem in dans le parc. Il m arch ait ju sq u ’ à ce
q u ’une place se libère sur le banc. Une fois, com m e ça, il avait fait sept
fois le tour du p arc. D e u x heures à to u rn er, les m ains dans le dos.
C e banc, p o u rtan t, n ’ avait rien de particulier. Il y en avait des tas
d ’autres sem blables dans le parc, et, sans doute, dans tous les autres p arcs
de M arseille. M a is ce ban c, O sm an , il avait décidé que ce serait le sien.
C ’était aussi sim ple que ça.
Les prem iers jou rs où il était venu flân er ici, dans le p arc B orely, il
a va it constaté que chacu n sem blait a vo ir sa place habituelle. Les v ieu x,
les fem m es seules, les mères de fam ille avec leur lan d au 3. Les gens du
m êm e banc d iscu taient entre eu x, com m e en fam ille. Ils riaient ensem ble,
et s’em brassaient p a rfo is avant de se quitter.
- La place est libre ? avait-il dem andé la prem ière fois.
La jeune fem m e d o n n ait le biberon à son nou veau -n é4.
Elle avait levé les y e u x sur lui.

1 écraser : ausdrücken
2 le front : Stirn
3 le landau : Kinderwagen
4 le nouveau-né : Neugeborenes

2-5
Osman aim a ses yeux et son sourire. T out de douceur. Dans la ville,
il croisait plus souvent d ’autres regards. Plus durs. Hostiles. Il savait, cela
ne tenait p as seulement à son allure1 générale - il s’habillait, comme
beaucoup d ’autres de revenu2 m odeste, au marché de la Plaine : des
pantalons de toile3 à cinq francs, des chemises à carreaux aux couleurs
vives à dix francs les trois - m ais à ce qu’il était : un ouvrier immigré,
enfin plus exactement un immigré chômeur.

- Merci, il avait dit. i


Et il s’était a ssis, intimidé, au bout du banc.
Bien plus tard seulement, il s’était laissé aller à m ieux occuper sa
place sur le banc. En faisant lentement glisser ses fesses chaque fois qu’il
croisait et décroisait ses jambes. À un moment, la jeune femme lui avait
lancé un autre regard, et il avait eu peur q u’elle ne prenne peur de lui.
- On est bien, ici, il avait dit. Pour dire quelque chose d ’apaisant4.
- Oui.
Puis elle avait crié après M arius et Antonin, ses deux autres enfants,
qui s’am usaient à jeter de la terre sur les pigeons. C ’étaient de beaux
enfants. Son fils, à Osman, venait d ’avoir cinq ans. Le même âge, ou
presque, que le petit Antonin. Gülnur, il s’appelait. Lui aussi, il était
beau. Antonin avait couru maladroitement5 vers sa mère, et Osm an avait
songé à Gülnur qu ’il n’avait pas vu grandir.
Aysel, sa femme, n’avait rien dit quand il lui avait annoncé son
départ. II n’y avait rien à dire, d ’ailleurs. À Bilcenik, son village
d ’Anatolie, il était le dernier homme de trente ans. T o us étaient partis.
Tous envoyaient à leur famille de quoi vivre chaque semaine. Et tous
reviendraient un jour ou l’autre les poches bourrées6 d ’argent. Ce jour-là,
Gülnur venait d ’avoir un mois. Il ne l’avait pas revu depuis. « T u as un 5

1une allure : Aussehen


2 le revenu : Einkommen
3 la toile : Stoff
4 apaiser : beruhigen
5 maladroitement : unbeholfen
6 bourré : vollgestopft

26
beau fils », écrivait Aysel dans ses lettres. M ais lui, Osm an, il était
incapable de l’imaginer, son fils.

Osm an étira ses jam bes. Il regarda autour de lui. Il connaissait


maintenant presque tous les habitués du parc, des bancs, par leur
prénom, même si aucun d’eux ne lui adressait la parole. Il se nourrissait
de la vie des autres, des histoires qu’il entendait.
Jocelyne, la jeune maman, était la seule à partager le banc avec lui.
Du moins quand il venait s ’asseoir. Après, d ’autres personnes
l’occupaient. Une autre mère de fam ille, plus âgée que Jocelyne, et une
dame qui aurait pu être sa mère.
Osm an s’en était aperçu un jour qu ’il était revenu vers le banc, un
quart d ’heure après l’avoir quitté. À l’arrêt de bus, il s’était souvenu qu’il
avait oublié le sac en papier de son casse-croûte1. Une tom ate, un fruit,
un morceau de pain, un bout de from age de brebis2 p arfois. Il ne voulait
p as qu’on lui reproche ça, de ne p as avoir jeté ses déchets dans une des
petites poubelles vertes du parc. Le sac papier, en boule, était par terre à
côté du banc. Poussé par la vieille dame, sans doute.
- Excusez-moi, il avait dit en le ram assant3.
La vieille dame ne l’avait même p as regardé. L ’autre maman non
plus. Jocelyne avait souri. Lui avait souri, il pensa. Et, depuis, même s’il
n’osait pas engager la conversation avec elle, il s’était pris d’affection
pour cette jeune femme.

Les jours passant, Osm an s’était enhardi4 à parler avec M arius et


Antonin, à jouer avec eux. Il renonçait de plus en plus à s ’acheter un fruit
pour avoir toujours quelques bonbons dans sa poche. Les enfants aiment
bien les gens qui leur offrent des bonbons. Dans tous les pays.
- Je peux leur donner ? il avait demandé à Jocelyne, en exhibant
deux grosses sucettes5.
C ’était hier.

1 le casse-croûte : Imbiss
2 le fromage de brebis : Schafskäse
3 ramasser : einsammein
4 s’enhardir : Mut fassen
5 la sucette : Lutscher

17
- O ui, si vous voulez.
M arius et Antonin étaient aux anges.
- Et qu ’est-ce qu’on dit ? avait lancé Jocelyne.
O sm an avait eu droit à deux mercis, et à deux bisous. La première
fois depuis cinq ans que des enfants l’embrassaient. Ç a lui fit chaud au
cœur. T o u t n’est pas foutu1, il pensa.
Et, le soir, dans son petit meublé de la rue Consolât, il se remit à
espérer. À croire qu’il allait retrouver du boulot. À rêver qu’Aysel et
Gülnur pourraient enfin venir le rejoindre à M arseille. Il s’était endormi
en s’imaginant avec eux, au parc Borely, tout à sa joie de présenter
bientôt Aysel à Jocelyne, Gülnur à M arius et A ntonin.
Oui, c’était ça qui allait arriver.

Le soleil était bon, ce jour-là. Un beau soleil de printemps. Il avait


mangé une part de pizza, achetée à un m archand ambulant près de la
plage, et il s’était assoupi2 en réfléchissant au x moyens de faire venir sa
famille.
Il ne savait comment s ’y prendre, O sm an. Lui, il était entré
clandestinement en France, p ar la frontière italienne. À travers les
m ontagnes. Il avait payé, très cher, un passeur3, qui l’avait abandonné en
cours de route. Il en avait payé un second, à Vintimille. Un honnête
homme celui-là. Un vieux paysan. M ais il ne voyait p as Aysel et Gülnur
suivre la même route. Une nuit complète de m arche dans des sentiers4
difficiles, et, pour finir, un chemin muletier5 qui grimpait dans une gorge*
sombre jusqu’à une coulée de pierraille7.
N on. Il rêvait du train pour eux, et d ’un visa touristique. M ais est-ce
qu’on pouvait avoir droit à un visa touristique p ou r venir voir quelqu’un
qui n’avait même p as de carte de séjour ? Il faudrait qu’il aille se

foutu : kaputt
s’assoupir : eindösen
le passeur : Fluchthelfer
le sentier: Weg
le chemin muletier : Maultierpfad
grimper dans une gorge : eine Schlucht hinaufführen
la coulée de pierraille : Geröllfeld

28
renseigner1 dans une association qui s’occupait d’eux, les sans-papiers. Et
demander comment il p ouvait faire, pour Aysel et Gülnur.

Il ouvrit les yeux, et il aperçut Jocelyne et les enfants qui arrivaient.


Un homme les accom pagnait. D u doigt, elle désigna le banc. Et Osm an.
Ils vinrent dans sa direction. Jocelyne ne lui adressa p as de sourire quand
ils arrivèrent devant lui.
- ‘Jou r, fit Antonin.
- Emmène les e nfants, dit l’homme à Jocelyne.
- Il a rien fait, Georges, répondit Jocelyne. Timidement.
- Va te promener, j’ai dit ! ,
Jocelyne s ’éloigna, les yeux baissés sur le landau qu’elle poussa
rageusement devant elle. M arius et Antonin la suivirent, la tête tournée
vers Osman.
Osm an s’était levé.
- J ’ suis le mari.
- Bonjour, dit Osm an, en tendant sa main.
Le regard de G eorges était de ceux qu’Osm an n’aim ait pas. Il n’y
avait pas de place p our lui dans ce regard. N i dans la vie, ni même sur un
banc dans un parc.
La main d ’Osm an resta dans le vide.
- T ’aimes les enfants, y paraît.
- Oui, monsieur. Et les vôtres, ils sont beaucoup beaux.
- Salaud2 ! cria Georges.
Et il remonta violemment son genou dans les couilles3 d ’Osman.
La douleur le plia en deux4. Un coup de poing le redressa5. Il
s’effondra6 sur le sol. Il haletait7. Com m e dans le col avec le passeur.

se renseigner : sich informieren


le salaud : Dreckskerl
les couilles : Eier
plier en deux : zusammenklappen
redresser qqn : jmdn. aufrichten
s’effondrer : zusammenbrechen
haleter : nach Luft schnappen

19
- V o us avez une adresse à M a rse ille ? il lui avait dem an dé quand ils
firen t une pause.
- Je me d é b ro u ille ra i1, avait répon d u O sm an.
D epuis, il s’éta it toujours d ébrou illé. A T o u lo n , d ’ a b o rd . Puis ici, à
M arseille. Seul. U n p eu trop fier, peut-être.

Un coup de p ied dans les côtes le souleva, O sm a n . Il fit som bre


au to u r de lui. D es gens l’entouraient. Il eut envie de sourire. D e dire
bo n jo ur. D e s’excu ser. Une erreur, c ’éta it une erreur. Il était désolé de
trou b ler le calm e d u parc.
- Y fait ch ier2 m es m ôm es3, dit G eo rge s, en lui b a la n çan t un autre
co u p de pied.
- Je l’ai vu faire, dit une v o ix de fem m e.
- ‘Sont tous rien que des pédoph iles, ces putains de4 bo u g n o u les5.
Les yeux ferm és, O sm an chercha désespérém ent une im age de
G ü ln u r. La seule qu i lui vint fut celle d ’A n ton in . Il lui so uriait.
- A n ton in , il m urm ura.

II fut soud ain au-delà de la d o uleu r. Les coups de p ied s’abattiren t6


sur to u t son corp s. T o u t le m onde sem b la s’y mettre. S’ ach arn a sur lui7.
Le dernier cou p lui sem bla être le dern ier. M ais il ne p u t le vérifier. Sa
ra te 8 venait d ’exp lo ser.
Il n ’entendit p as non plus A n ton in dem an der à Jo celyn e :
- D is, p o u rq u o i c ’est un m échant, le m onsieur ?

1 se débrouiller : zurechtkommen
2 faire chier qqn : jm dm . au f den Wecker gehen
3 le môme : Balg
4 putain de : Scheiß-
5 le bougnoule : Kam eltreiber
6 s ’abattre : niederprasseln
7 s ’acharner sur qqn : von jmdm. nicht ablassen
8 la rate : Milz

30
5 Au bout du quai
Pour M arie-H élèn e

Les qu ais, c ’était sa vie à G érard . C ’est là q u ’ il avait vécu , toujours.


Q u a i de la Joliette, au-dessus du bar de l ’Espérance. C ’est là q u ’il avait
travaillé aussi. C o m m e son père. D o c k e r1.
D o ck e r. Il ne v o u la it plus se souvenir de ces années-là, G érard . Pas ce
soir. Parce que ce soir, c ’était trop tard. Il le savait. M êm e s ’il ne savait
pas com m en t il en était arrivé là, à to u ch er le fon d , à m ordre la
poussière2. Ç a l ’avait fait sourire, G érard , quan d il a va it entendu
V ig o u ro u x , l’ancien m aire, déclarer : « Les d o ckers, m êm e s’ il y a eu un
plan so cial, je n ’en con nais aucun qui ait été réduit à la m endicité3. »
C ’était il y a quatre ans, et ce n ’était pas fau x. A u jo u r d ’hui, G érard en
con naissait un. Lui.
Bon, c ’est vrai, il ne faisait pas la m anche4 com m e tous ces jeunes
q u ’ il v o y a it dans le m étro, ou devant le bu reau de poste. Lu i, il avait
encore de q u o i se faire à b o u ffe r5, et bo ire quelques pastis chez Jeannot.
- O h ! T u m ’écoutes ?
- Putain , Jeann ot ! Q u ’est-ce j’en ai à fou tre de6 la n ou velle A lfa
R o m eo. C ’est des voitu res, ça, que ni toi ni m oi, on p ou rra se payer.
- M erd e ! O n peut p arler, non !
- Sers-nous, tiens !
Il devrait rentrer, m on ter se coucher. Il avait sa dose, p o u r dorm ir.
M êm e plus que sa dose, ce soir. Il regard a l’heure à la pendule. D ix
heures d ix . Plus de d e u x heures q u ’il est là.
- D ix heures, déjà, il dit, avec lassitude.
- P o u rq u oi, t ’as ren dez-vou s ? rigola Jeannot.
- C o n n a rd !

le docker : Hafenarbeiter
mordre la poussière : auf die N ase fallen
réduire à la mendicité : an den Bettelstab bringen
faire la manche : betteln
bouffer : fressen
6 qu’est-ce que j ’en ai à foutre : w as juckt mich ...

3i
Des rendez-vous, il en avait eu. Quand il avait encore toute sa paye1.
Quinze mille, il se faisait. T u parles, si ça allait. Les femmes, elles
tombaient dans ses bras. Il les emmenait chez Larrieu, à l’Estaque. Ou
chez Fonfon, quand il voulait vraim ent en épater2 une. Les fausses
blondes, de préférence. Fonfon, au Vallon des A uffes, ça marchait bien
avec les fem mes. Elles rêvaient toutes d ’y poser leurs fesses, Après, il les
finissait au Son des guitares, place de l’Opéra. Baby and baby. La totale.
La belle vie, c’était.
- Quinze mille, je me faisais. T ’imagines ça !
- M oi, j ’y suis jam ais arrivé. D ix à tout casser3. E t au turf4, j ’y étais à
la même heure que toi.
- T u parles, Charles ! Derrière un comptoir... Bosser, tu sais rien de
ce que c’est. Le port...
- C ’était autre chose, je sais. Merci. N ’empêche5, tout ce tem ps...
Maintenant, si je me fais six m ille, je suis heureux.
- Demain, au train où y vont, tu mettras la clef sous le paillasson6.
T ’auras que tes yeux pour pleurer, Jeannot.
- Déconne7 ! Demain, ici, ça va grouiller8de touristes. Pas les basanés9,
non, ceux qu ’y z’en ont, du fric. Allemands, Américains, Japonais...

Le nouveau rêve. Le port réaménagé10. Les grandes croisières de luxe


faisant escale11 à Marseille. O u ais, on ne parlait plus que de ça. Devant
nous, un immense port de tourism e. À l’Estaque, un nouveau port de

la paye : Lohn
épater qqn : jmdn. beeindrucken
à tout casser : höchstens
le turf : (ugs.) Arbeit
n’empêche : trotzdem
le paillasson : Fußmatte
déconner : Mist reden
grouiller : wimmeln
basané : dunkelhäutig
0 réaménager : neu gestalten
1une escale : Zwischenstopp

31
plaisance. Comment ils appelaient ça, à la mairie ? Le plan de relance1.
Gérard, il avait lu ça dans le journal, l’an dernier. Comme tout le monde.
Bon, là, avec tous ces pastis, il ne s’en souvenait plus très bien. M ais il se
rappelait que dans toutes les mesures qu’on proposait, il n’y en avait pas
une qui les concernait, eux, les dockers. Ce n’était rien que
développement d ’entreprises, politique foncière et immobilière, secteurs
clefs, tourisme, commerce. Et communication. Ouais, fallait
communiquer pour être plus attractif. Il avait trouvé ça rigolo, Gérard.
Payer des gens pour parler du boulot des autres.
- Le travail, c’est pas attractif...
- Q uoi ?
- Oh ! Après tu dis que, moi, je t ’écoute pas !
- O uais, bé, le travail y en a plus. Alors...
- Et moi, je dis que là où y en a, faut le défendre. Point. Et y a pas à
faire chier ! Comme y dit Gilbert, quand on est venus, y avait l’assiette et
le couvert. Ben, faut qu’y ait la même chose pour ceux qui arrivent.
D ockers. Oui, ils s’étaient battus. Pour leur boulot. Et pour le port.
Dans le scepticisme le plus total. Pour ne p as dire l’indifférence générale.
Ce qui avait prévalu2, ces dernières années, c’était l’avis des élites de
la ville. Ceux qui avaient le droit de s’exprimer à la télé et dans les
journaux. Le port se meurt. Leitmotiv. Ils en avaient fait un best-seller,
dans les médias. Ç a avait aussi bien marché que le feuilleton OM -
Valenciennes ! Et la faute, elle retom bait toujours sur eux, les dockers.
« II est aberrant3 de tuer ainsi la poule aux œufs d’or. Et tout cela par la
faute de mille ou mille cinq cents personnes. » Les dockers.
Q uand il était jeune, Gérard, quand il s’était embauché la première
fois à 5 h 30 le matin, les dockers c’était l’avenir de la ville. A ujourd’hui,
sorti du quartier de la Joliette, quand il disait docker, il entendait les
gens, dans leur tête, penser fossoyeurs4. De 1982 à 1987, des dockers, on
en avait liquidé quatre cents dans les plans sociaux. Puis, il y avait eu la

1la relance : Aufschwung


prévaloir : vorherrschen
aberrant : widersinnig
le fossoyeur : Totengräber

33
« catastrophe » de 92. C ’est les vieux qu ’on avait foutus à la porte. Ceux
qui savaient faire. Com m e lui.
Un jour, de G érard, on n’avait plus eu besoin. Après quinze ans à
Intram ar, comme pointeur. Pas assez m alléable1, voilà ce qu’ils lui
avaient dit à la société d ’acconage. Pas assez malléable. Brebis galeuse.
Fossoyeur du port.

- C ’est plus comme avant, dit Jeannot, pour dire quelque chose.
Et il resservit une tournée de pastis. Com m e disait Lulu, avant qu’elle
ne se casse2, « tu finiras par le boire, ton b ar ! », O uais, il lui avait
répondu, à Lulu. Ben, vaut mieux que je le boive m oi, que les im pôts !
- Avant, ducon ! t’avais pas une passerelle3, avec ces putains de
bagnoles4 au-dessus de ta tête. Merde !
Gérard, lui, ses fenêtres, elles donnaient sur la passerelle. Quand il
ouvrait les volets5, il avait le nez en plein dedans, sur les bagnoles.
D ’ailleurs, ça faisait bien longtemps qu ’il ne les ouvrait plus, les volets.
M ais il n’en avait plus rien à foutre, maintenant, Demain, ou après-
dem ain, les huissiers6 allaient débarquer chez lui, et le virer7. D ans la rue,
le Gérard. Des m ois qu’il n’avait plus payé son loyer. Eh quoi ! merde ! je
vais p as payer pour un truc où je peux même pas ouvrir les volets ! Il
s ’était dit ça, une nuit. Depuis, le loyer, il le buvait. Bière, pastis, rosé,
bière, pastis, rosé. En deux temps. Com m e à l’embauche, avant. Sauf
qu ’il avait changé les horaires. Ce n’était plus 5 h 30, 12 h 30, mais
10 h 30,18 h 30. Bière, pastis, rosé. Bière, pastis, rosé.

- T u crois qu’ils vont l’enlever, la passerelle ?


- Tout... ils vont tout enlever8. La passerelle, le J3 , le J4 , les Arabes,
toi, le bar... Un jour, tu vas te réveiller, tu seras plus chez toi. Ce sera

1malléable : anpassungsfähig
2 se casser : abhauen
3 la passerelle : Brücke
4 la bagnole : Karre
5 le volet : Fensterladen
6 un huissier : Gerichtsvollzieher
7 virer qqn : jmdn. rausschmeißen
8 enlever : entfernen

34
Nice, en plus grand, et en plus con encore ! Et même qu’en prime t’auras
un maire Front national.
Jeannot devint pensif. Il n’imaginait p as ça, non. Il ne pouvait pas. Et
du coup, le pastis dans sa tête vira du jaune au gris.
- Ouais, il dit tristement.
- Q uoi, o uais ?
- T u devrais rentrer, G érard. J e vais fermer, je crois.

Dans la rue, G érard s’alluma une cigarette et fit quelques pas


hésitants. Ju sq u ’à la porte de son immeuble. Il entendit tom ber le rideau
de fer1 de Jeannot. Com m e un couperet2. Sur leur Vie, à lui et à Jeannot.
M ais Jeannot, il ne réalisait pas tout ça. Il vivait d’espoirs, Jeannot.
Depuis toujours. M ême quand Lulu elle s ’était cassée, en emportant la
gamine, Jeannot, il n’avait p as plongé la tête dans le seau3. La vie
continue, il avait dit. M ais Jeannot, il avait le bar. Lui, Gérard, il n’avait
rien. Pas même le souvenir d ’une femme qui l’ait fait cocu4.
Lourdement, il posa ses fesses sur les marches5, devant la porte, pour
fumer sa clope. Pour réfléchir. T o ut ça lui trottait dans la tête depuis trop
longtemps. Et chaque fois qu’il envisageait une solution à ses problèmes,
le couperet lui tom bait dessus. Com m e le rideau de fer de Jeannot.
Cette nuit, il s’était dit que le matin il irait voir Gilbert, au syndicat.
Q u’il pourrait l’aider, lui donner un conseil, n’importe quoi, juste un
mot, histoire d ’entendre autre chose que les conneries de Jeannot. Et les
siennes. Celles qu’il débitait6 à longueur d’apéros. Celles qu’il ressassait7
dans sa sale caboche8 de merde. Les pires. C ’était à cause de tout ça,
toutes ces idées foireuses, q u ’il avait eu envie de discuter avec Gilbert. Pas
à cause des huissiers, non. Quand on a eu les C .R.S. au cul, les huissiers,

le rideau de fer : Eisengitter


2 le couperet : Fallbeil
le seau : Eimer
4 faire cocu : betrügen
5 la marche : Stufe
débiter : herunterleiern
ressasser : bis zum Überdruss wiederholen
8 la caboche : Schädel

35
ça ne fait p as peur. Il s’en arrangerait. Il avait encore un peu d ’argent
devant lui, alo rs, hein, ils patienteraient, ces cons. Encore un petit peu. Et
puis, merde ! si ça ne marchait p as, il irait dorm ir chez Jeannot. D ans le
bar. De toute façon, la nuit, il ne fermait plus l’œil. Les soucis, les
bagnoles. M êm e à vingt pastis, et deux bouteilles de rosé, ça ne m archait
pas. Il avait essayé, tu parles.

Il se leva. Gilbert, il n’était p as allé le voir. Ç a n’avait aucun sens, il


s’était dit. Il n ’était plus qu’un poivrot1. Q u’est-ce qu ’on pouvait raconter
à un poivrot ? Et puis le syndicat, ça faisait longtem ps qu’il n’y avait plus
mis les pieds. Depuis la grève de 93. Un bail2. A lors, hein, ça rim ait à
quoi, de se pointer comme ça dans le bureau de G ilbert ?
Il traversa la rue et rem onta tranquillement jusqu’à la gare de la
Joliette. Au poste d’accès, il adressa un petit salut de la main au vigile3.
Et il entra sur le port. Chez lui. G érard, on commençait à le connaître.
Souvent, il venait traîner4 sur les quais, le soir, ou la nuit. Surtout en été.
Il n’aim ait p as dormir les fenêtres fermées. Et quand les fenêtres étaient
ouvertes, c’ était comme si les bagnoles entraient par une oreille et
sortaient p ar l’autre.

Gérard longea5 les bassins. Sans même jeter un regard sur les ferries. Il
n’avait qu’une idée en tête, remonter jusqu’au J4 . Au passage, il constata
que l’intérieur du hangar J3 était maintenant entièrement démoli. Le
dynamitage est pour bientôt, il pensa. Le tour du J 4 approchait. Marseille
tournait la page des heures de gloire des grandes compagnies
transatlantiques. Q u’est-ce qu’ils y feraient dessus, après ? Ça, il n’en avait
pas la moindre idée. Du fric, c’était sûr. Il n’y avait plus que ça qui
comptait aujourd’hui. Le fric. Chacun s’en mettait plein les poches. Les
concepteurs, les promoteurs, les constructeurs, les communiqueurs...
M ais peut-être qu’ils ouvriraient le port aux M arseillais. Enfin. Il sourit
avec tendresse à cette idée-là. T o ut le monde en rêvait. Les vieux, les

1le poivrot : Trinker


2 le bail : Mietvertrag
3le vigile : Wächter
4traîner : herumhängen
5 longer qqch : an etwas entlanglaufen

«
3
tnômes. Il y avait eu un sondage1. 94 % des gens étaient favorables à
l’ouverture du front de mer. Le maire actuel, il s’y était engagé devant le
conseil municipal. « T o u t en préservant l’activité économ ique», avait-il
précisé. Bien sûr. Il y avait toujours quelque chose à préserver. À préserver
contre les gens qui en veulent toujours trop, qui gueulent2 toujours trop,
qui rêvent toujours trop. Comme si on était des porcs, capables de tout
bouffer.

- On n’est pas des porcs ! il gueula dans la nuit.


Ç a le fit rire. De toute façon, ouvrir le front de mer, c’était la pilule
pour faire passer le reste. To ut ce qu’on allait se ram asser*sur la gueule.
Les projets étaient là, tout prêts dans leurs petites boîtes en carton. Il
l’avait encore lu ce matin dans le journal. Le port était pacifié. M arseille,
demain, serait pacifiée, elle aussi. On finirait de mettre de la couleur sur
les immeubles, les m aisons, et le tour serait joué. Marseille serait belle,
propre, neuve.
Une autre ville. Une autre vie.

Il s’assit au bout du quai. Les pieds ballants au-dessus de l’eau. Le J 4 ,


derrière lui, dressait sa silhouette som bre et grise. Le dernier fantôme de
la ville. Il n’était p as nostalgique, Gérard. Triste seulement. Et fatigué.
Les rêves de la ville n’épousaient3 plus ses rêves. Pour la première fois, il
se sentit étranger chez lui. Sur les quais. Et dans sa vie, forcément.
Il jeta sa cigarette dans l’eau, après avoir tiré une longue bouffée qui
lui brûla les doigts. C ’était une belle nuit d’automne, putain ! L ’odeur qui
montait de la mer était la plus belle odeur qu’il connaissait. Et ce soir, ça
sentait particulièrement bon. Un gabian p assa au-dessus de lui, en
gueulant.
Gérard plongea. Il ne savait pas nager. Il n’avait jam ais su.

le sondage : Umfrage
2gueuler : meckern
3épouser qqch : einer Sache folgen

37
6 Au Lume di Luna
Pour Véro et Cédric,
Régis, M athieu et F rançois,
et p our Sonia et Gilles.

Ça lui tourne dans la tête, à Aurore, ce que lui a dit Bruno, tout à
l’heure. « F aut qu ’on s’ casse, d ’ici. T u comprends ? » II la tenait serrée
contre lui, avec cette tendresse qui la trouble1 tant. Elle avait laissé aller
ses yeux d ans les siens. Pour comprendre, justement.
Elle avait secoué la tête2. Affolée3. Elle sait bien, tout ça. Ce n’est pas
la première fois qu’ils en parlent. Bruno, ça l’obsède. Nice, il a envie d’y
foutre le feu.
- C ’est rien que des enfoirés !
- Pas tous, elle répond.
- Ah ouais...
Il a raison, elle le sait. Rien que là où elle habite, rue Saltalam acchia,
au 13, les enfoirés, ça ne manque pas. C ’est ce que lui répète Bruno. « Un
reader digest de la connerie humaine », c’est son expression.
- T u les vois, et t’as tout com pris.
A urore pense à Navello. Un vrai facho. L ’autre soir, il l’a encore
coincée dans l’ascenseur. À croire que Navello, il la surveille. Dès qu’elle
arrive dans l’immeuble, il surgit4 et s’empresse de5 se glisser avec elle dans
l’ascenseur. D eux étages, c’est long. II ne la quitte p as des yeux, un petit
sourire au coin des lèvres.
- Les A rabes, hein, ça vous excite !
Elle ne répond pas. Elle ne répond jam ais. N i bonjour, ni bonsoir.
Avec lui, c’est silence radio. Elle ne parle pas aux fachos.
- Vous verrez, quand l’Aigle nissart régnera, fini, les Arabes.
Si elle le croise, ce soir en rentrant, elle lui crache à la gueule.

troubler : verwirren
secouer la tête : den Kopf schütteln
affoler : beunruhigen
surgir : auftauchen
s’empresser de faire qqch : sich beeilen, etwas zu tun


- Faut qu’on s ’ casse, Aurore.
Bruno lui avait redit ça, ses lèvres contre son oreille. Ses lèvres
avaient ensuite effleuré1 sa joue2, puis elles avaient trouvé les siennes. Elle
avait senti sa langue dans sa bouche et son sexe se durcir contre son
ventre. Elle s’était serrée contre lui, plus fort. Elle aim ait ça, son désir à
Bruno.
- Pourquoi tu comprends p as ça ?
- Quoi ?
- Q u’on va finir comme eux, si on s ’ barre3 pas d’ici vite fait.
- Non.
- Non quoi ? •
- On deviendra jam ais comme eux.
- Ah ouais ?
Il avait ri, Bruno.
Au même instant, elle avait vu défiler sous ses yeux les visages de tous
ceux de l’immeuble. Même ceux des gens qu’elle aim ait bien. Même ceux
de ses parents. Et de sa sœur. Aurore, ça lui avait retourné le cœur de
penser ça. « N on, p as eux », elle avait eu envie de crier.
- Arrête de dire « ah ouais », T u m ’énerves.
Elle s’était raidie dans les bras de Bruno.
- Petit propriétaire, petits rêves, petits espoirs, petites vies...
- Arrête, Bruno !
- C ’est ça que tu veux. Ressem bler à ta mère ? Et finir dans le lit d ’un
vieux beau...
- Arrête !
Elle s’était dégagée4 de ses bras, brusquement.
- Je rentre.
- C ’est ça ! Allez, cours vite te goinfrer de5 daube6 aux gnocchis !

1effleurer : flüchtig berühren


2 la joue : Wange
3 se barrer : abhauen
4 se dégager : sich befreien
5 se goinfrer de qqch : sich den Bauch mit etwas vollschlagen
la daube : Schmorbraten

39
M aintenant, Aurore marche lentement, retardant le moment de
rentrer chez elle. « Pourvu qu ’elle en ait p as fait, de la daube ! » elle
pense. Elle est triste. Elle a envie de pleurer. Parce que, dans le fond, il a
raison Bruno. Elle pense ça, elle aussi, que cette vie de merde risque de lui
bouffer la tête, puis le cœur. Le corps aussi.
Une phrase de Rilke lui revient en mémoire. Un bouquin1 qu ’elle a lu
chez Sonia : « Chaque tournant torpide de ce monde engendre2 des
enfants déshérités auxquels rien de ce qui a été, ni de ce qui sera,
n’appartient. »
M erde de vie ! elle dit à haute voix.
N on, elle n’en veut p as de cette merde de vie. Elle veut tout, tout de
suite. Bruno. L ’amour. La liberté. Elle se surprend à dire : « Ah ouais », et
ça la m et en rage. Parce que, dans le fond, elle a la trouille3. Elle ne se voit
pas tout plaquer4, se tirer de chez èlle. De Nice. Pas encore. Après le bac.
« Voilà, tu passes le bac, et après, d’accord, après tu fais ce que t’as

Elle pense ça, au moment où elle passe devant Le Lume di Luna. Elle
aperçoit C arole, la jeune instit5 du quatrième. A ssise à une table, devant
un demi. Seule. Elle l’aime bien, cette fille. Elles se sont rencontrées
quelques fois chez Sonia, sa voisine, chez qui elle révise le latin et le grec.
Carole aussi, comme Sonia, elle aime la poésie. Juvénal, Virgile, Ovide.
Ovide. Les Métamorphoses. Aurore, c’est ça qu’elle étudie en ce moment
en classe.
C arole fait un signe à Aurore. Elle a l’air triste, Carole. Sans réfléchir,
Aurore entre dans le bar et va vers elle.
- Ç a va ? elle demande un peu bêtement.
Elle se sent gauche devant cette femme. Pourtant peu d ’années les
séparent. Sept ans, peut-être. Sept ans, tout un monde.
- T u veux t’asseoir ?

le bouquin : (ugs.) Buch


engendrer : zeugen
avoir la trouille : Schiss haben
tout plaquer : alles hinschmeißen
l’instit(-uteur, -utrice) : Grundschullehrerin
A urore regarde l’heure à sa montre, regarde autour d’elle, puis elle
s’assoit, timidement.
- T u veux boire quelque chose ?
- Un demi, oui, comme vous.
Carole fait signe au serveur.
- Un autre demi.
Leurs yeux se rencontrent. C eux de Carole sont comme embués de
larm es1. « Elle a pleuré », se dit Aurore. Le silence entre elles. Juste
rompu par le garçon apportant le demi.
- Et voilà, il dit en posant le verre de bière devant Aurore.
- Merci. ,
Elles boivent en silence. Aurore ne sait quoi dire. C ’est plus simple
quand elles se retrouvent chez Sonia. Sonia, elle met à l’aise tout le
monde2. Quand on est chez elle, les rapports entre les gens semblent
devenir plus simples. M ais là... Aurore réalise qu’elle et Carole ne se sont
jam ais parlé en dehors3 de chez Sonia.
- Ç a fait bizarre.
- Quoi ? demande Carole.
- De se retrouver là, comme ça, toutes les deux.
Carole a un sourire triste. « Elle est belle », constate Aurore.
- Ah.
Le silence les menace à nouveau.
- C ’est p as facile, reprend Carole.
- Ben non...
- Je veux dire la vie. La vie, c’est pas facile du tout.
Elle a dit ces derniers mots presque en pleurant.
- Vous allez pas pleurer.
Carole secoue la tête. Un autre sourire revient sur ses lèvres.
- Ç a va passer. T u as un petit ami ?
- Oui... Bruno, il s’appelle.
- Il est gentil ?
Aurore sourit.

1les yeux embués de larmes : tränenfeuchte Augen


mettre à l’aise tout le monde : dafür sorgen, dass alle sich wohl fühlen
en dehors : außerhalb

4i
- T rès. Et vous ?
- Enzo, oui. Il vient de me quitter.
Leurs yeux se rencontrent à nouveau.
C arole hausse les épaules.
- C ’est la vie, hein. On dit ça.
- N o n, c’est pas la vie. J e crois pas ça. Bruno, il dit que dans la vie,
on doit rien accepter qui aille contre notre bonheur. Q u’on doit
s’insurger contre1 ce qui nous blesse, nous fait m al... Il dit ça...
Aurore se surprend à parler. À parler de leurs discussions à Bruno et
à elle. Elle n’en parle jam ais. Depuis cette fois où elle s’y était risquée
avec sa sœur.
- Q u ’est-ce que c’est ces conneries ! C ’est en classe qu’on t’apprend
ça?
Elle avait juste dit qu’elle pensait que chaque être humain portait en
lui une p art de bonheur et une part de malheur. E t que, généralement, la
plupart se complaisaient dans leur part de malheur.
- Le malheur, c’est tellement simple. T u te laisses glisser et...
- T u racontes n’importe quoi. Le malheur, c ’est parce qu’on vit dans
une société où seul compte le profit. Le malheur, pour nous, pour des
milliers de gens, c’est le capitalism e.
- M ais est-ce qu’ils croient au bonheur, tous ces gens-là ?
- Je vais te dire, quand t’es dans la merde jusqu’au cou, tu penses
qu’à t’en sortir. Tenir jusqu’à la fin du mois. Et si t’as un boulot, tu te
démerdes pour2 le garder.
- T o i, tu y crois au bonheur ?
- Je suis heureuse. Point. Le reste, c’est des discussions d’intellos. Et
c’est pas avec ça qu’on va changer la vie.
Changer la vie. Bruno, il ne pense qu’à ça. M ais ce n’était p as dans
M arx qu ’il en avait eu la révélation. C ’était dans Rim baud.
- Il fau t commencer p ar dire non. Chaque fois que tu dis oui, t’es
complice de tout ça.

1s’insurger contre qqch : sich gegen etwas auflehnen


2 se démerder pour faire qqch : es irgendwie schaffen, etwas zu tun
Il avait fait un large geste, comme pour désigner l’étendue1 du
désastre humain. Et ça s’étendait bien au-delà de Nice.
- Dire oui, c’est déjà se compromettre.
- Même si je te demande si tu m ’aimes ?
- Ç a dépend ce que t’entends par amour.

Bruno est comme ça. À cran sur les mots, sur le sens des choses. Avec
un cœur d’or. Il souffrira pour ç a, elle le sait, Aurore.
- Il souffre d ’être comme ça, elle dit à Carole.
Elle a écouté Aurore. Surprise de la voir se livrer2, aussi intimement,
aussi simplement. •
- Je comprends, elle dit. Je crois ça, aussi, un peu. On vit entre
ombre et lumière. Et c’est comme s’il fallait trouver son chemin entre les
deux. Sur le fil du rasoir3.
- C ’est là qu’on souffre, c’est ça ?
- Je ne comprends pas pourquoi Enzo m’a quittée. C ’est de ça que je
souffre. Pas qu’il m ’ait quittée.
Aurore fait oui de la tête. Elle se demande si Bruno la quittera un
jour. S’il la quittera parce qu’elle ne veut pas le suivre.
- Q u’est-ce que vous en pensez, vous, si...
- Si quoi ?
Non, elle ne peut pas parler de ça. C ’est leur secret, à Bruno et à elle.
- Rien, elle répond. Rien. Je repensais à une phrase de Cam us. Il dit
qu’il faut essayer de vivre à mi-distance entre la misère et le soleil.
- Et alors ?
- Souvent, j ’ai envie de me tirer. De partir loin.
- Je ne vois p as le rapport.
Aurore sourit. Elle attrape une cigarette dans le paquet de C arole,
l’allume.
- T u fumes ?
- Non. Enfin, quelquefois. J ’aime bien.

1une étendue : Ausmaß


2 se livrer : sich offenbaren
sur le fil du rasoir : auf der Kippe

43
Elle aspire longuement la fumée, puis la souffle aussi longuement en
levant la tête vers le plafond.
- N on, il n’y a aucun rapport. J ’ai repensé à cette phrase, c’est tout,
et...
- Partir, ça ne change rien. On ne change p as la vie en fuyant.
Ailleurs, c’est pareil.

Elles ont recommandé un demi. On dirait deux am ies. On dirait deux


sœurs. Elles se racontent. Aurore parle comme elle n’a jam ais parlé.
Même p as à Bruno. Ça lui fait du bien d ’ouvrir son cœur.
Elle s’arrête de parler, éteint sa cigarette - la troisième - et réalise que
son père est là.
- T u fu mes maintenant !
- Je ...
- C ’est de m a faute, dit Carole.
- V ous...
- Je vais vous expliquer. Asseyez-vous, Félix.
Aurore regarde Carole. Q u ’elle appelle son père p ar son prénom lui
déplaît1. Son regard va de l’un à l’autre.
Félix s’assoit.
- C ’est que... On t’attend pour manger, il dit à Aurore. M ais bon...
T u me sers un petit pastis, il ajoute en direction du serveur.
- V ous vous connaissez ?
- L ’ascenseur, sourit Carole.
Aurore repense à Navello. Toujours avec elle dans l’ascenseur. Est-ce
que son père fait pareil avec C arole ? Elle surprend son père en train de
regarder C arole. Elle lit du désir dans le regard de son père. Elle trouve ça
dégoûtant2.
- On s’inquiétait, dit Félix à Carole.
- Com m ent t’as su que j’étais là...
- Je ...
- G alleazzo, répond Carole.
- L ’ancien concierge.

1déplaire : missfallen
2dégoûtant : ekelhaft
- Il est toujours concierge, dans sa tête.
- C ’est G alleazzo ? demande Aurore à son père.
- Ben... heureusement qu’il est là. Hein...
Le garçon a servi Félix. Il lève son verre en direction de Carole.
- À la vôtre.
- On y va, dit Aurore.
Puis elle regarde Carole.
Quelque chose est rom pu, elle le sait. L ’intrusion de son père a
comme remis les pendules du monde à l’heure. C arole, elle est du côté du
regard des hommes, du désir, de cette vie d ’où Bruno veut se barrer.
Bruno a raison. ,
Elle regrette maintenant de s ’être confiée à Carole. Même si elle ne
croit p as qu’elle racontera à son père ce qu’elle lui a confié. Elle regrette
seulement d ’avoir trahi Bruno en parlant d’eux, de leurs rêves.
- On y va, elle redit.
- Oh ! Y a plus le feu1, maintenant.
Carole se lève.
- Je vais y aller.
Félix s’empresse de finir son verre.
Aurore et C arole sont les premières dans la rue. Elles sont sorties sans
attendre Félix. Le laissant régler les consom mations.
- Excuse-moi dit Carole.
Aurore hausse les épaules.
- Pourquoi tu l’as appelé p ar son prénom ?
Au tour de Carole de hausser les épaules.
- Je ne sais pas. J ’ai cru que c’était mieux. Pour... pour désam orcer2
son arrivée.
Elles sont devant le 13, rue Saltalam acchia. Félix sort du bar. Il se
presse. Aurore se demande s’il avait de l’argent sur lui.
- T u me pardonnes ? demande Carole.
- Je ne crois p as.
- Je suis désolée.

il n’y a pas le feu : immer mit der Ruhe


désamorcer : entschärfen

45
- Ç a ne sert à rien d’être désolée. J ’aurais préféré qu’il me crie
dessus.
Félix les rejoint. On sent qu’il est fâché1 qu ’elles aient filé sans
l’attendre.
- Bonsoir, dit Carole, sans lui tendre la main.
- V ous... Vous ne montez p as ? Je ... Y a de la daube aux gnocchis. Si
ça vous dit... Q u’est-ce que t’en penses, hein, Aurore ?
- N on merci. Je ne vais p as rentrer tout de suite.
- Ah.
- M onte, dit Aurore à son père. J ’arrive dans cinq minutes.
Félix regarde Aurore, puis Carole. Sans comprendre. À peine réalise-
t-il qu’il est de trop. Les fem mes, c’est toujours très compliqué. Il a
toujours pensé ça.
- Cinq minutes. Pas plus.
- Bonsoir, il dit à Carole.
Il n’ose p as lui tendre la main.
A urore et Carole se regardent.
- Je viens avec toi, dit Aurore.

- M oi non plus.
Elles éclatent de rire,
- J ’aim erais te présenter Bruno.
- Ç a me ferait plaisir. Oui.

1fâcher : verärgern
7 Un hiver à Marseille
Pour Martine et Michel

Je m ’étais prom is de faire ça, le jour de N oël. Aller en taule1, et voir


Joëlle. Lui amener2 un cadeau. Lui parler. Lui parler, surtout.
Il y a cinq ans - j ’étais encore flic - elle avait tué son petit copain.
A kim, dix-huit ans. De trois coups de couteau. Sans raison. Si ce n’était
« sa peur ». Elle l ’avait tué après avoir couché avec lui.
Je n’avais pu tirer3 une seule phrase de Joëlle. N i même un seul mot.
Dans son journal intime elle avait écrit : « Q u’est-ce que j’ai fait pour
avoir peur ? » Et, plus loin : « Ce n’est pas une peur ordinaire qui vous
attrape comme ça dans vos moments d’inconscience, pas la peur du
ridicule qui vous plaque contre son amour en soi, c’est une peur profonde
et sans issue4. »
Entre elle et sa peur, elle avait creusé5 un fossé6, la mort. Le crime.
Celui de l’être qu’elle aim ait le plus au monde.
Je me souvenais qu’en « livrant7 » Joëlle à ses juges, je m’étais dit :
« Le comportement humain n’est p as logique et le crime est humain. »
Depuis, je ne pensais plus. J ’évitais ça, penser, réfléchir. Dans m a
tête, j’avais refermé tous les livres qui cherchent à donner du sens à nos
actes. Et je me tenais en marge de toutes réflexions sensées8. J ’allais à la
pêche, je me baladais9 à pied dans les calanques10, je prenais le temps de
cuisiner pour quelques am is, et je m’appliquais à vider de bonnes
bouteilles de vin de Provence.

1la taule : Knast


2 amener : mitbringen
tirer : herausbekommen
4 sans issue : ausweglos
creuser : ausheben
6 le fossé : Graben
livrer : ausliefern
8sensé : vernünftig
9 se balader : spazieren gehen
10la calanque : (kleine) Felsbucht

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- Oh ! T u m’écoutes ? dit Fonfon.
Il venait de déboucher une bouteille de blanc. De Puy-Sainte-
R éparade. J ’en avais ramené vingt litres.
- O uais.
- A lors, on s’est dit avec Honorine que le réveillon1, on pouvait le
faire ensemble. Elle est seule, et moi aussi. M agali et les enfants y
viendront pas. Y vont aux sports d’hiver.

Un type était venu nous voir, un jour, à l’école des flics. Un


sociologue. Directeur de recherche au C .N .R .S., il était. Il avait écrit un
livre : M œ urs2 et humeurs■> des Français au fil des* saisons. Ce type,
Besnard je crois qu’il s’appelait, il nous expliqua que le meurtre5 de soi et
le meurtre d ’autrui ne marchent ni de concert ni en sens inverse. On tue
et on se tue beaucoup en juillet, c’était sa thèse. M ais, disait-il, c’est en
décembre que le suicide est le plus rare.
Il nous avait encore raconté qu’on ne retrouve p as dans la courbe des
agressions physiques la forte remontée de septembre, pas plus que la
chute de décembre qui caractérisaient les délits sexuels. Dans les deux
cas, selon lui, le printemps, jusqu’en m ai, était une saison
particulièrement paisible, pour la violence privée. L ’explosion ne se
p roduisait qu’en juin.
Ce type avait explication à toutes les questions que peut se poser un
jeune flic. Un bonheur. Le flingue6 dans la main droite, le manuel de
sociologie dans l’autre. M ais Besnard avait tout gâché7 dans sa
conclusion. « Le mouvement saisonnier de la violence interpersonnelle,
déclara-t-il, ne paraît relever d ’aucune explication simple ou spontanée,
qu’elle soit d ’ordre clim atique ou qu’elle se fonde sur la fréquence des
occasions. »

le réveillon : Heiligabend
les mœurs : Verhaltensweisen
une humeur : Stimmung
au fil de : im Laufe der
le meurtre : Mord
le flingue : Knarre
gâcher : verderben

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Après avoir tout analysé, il en était revenu au point de départ. La
théorie ne répond de rien. Elle permet juste de théoriser.
Sur le crime. Le viol1. L a délinquance.
Sur les accidents de la route aussi.
A l’approche saisonnière pouvait succéder l’approche selon le sexe.
Puis selon les races. Chacun essayait de comprendre le monde. En
l’ordonnant.
Un jour, tout devait rentrer dans l’ordre. Et c’est là que tout se
compliquait. Aucune théorie n’est exacte tant q u ’elle n’a pas été vérifiée.
Au même titre que les découvertes scientifiques. L ’arme atomique n’a été
vraie qu’après H iroshima.
L’expérimentation.
Le champ de l ’expérimentation.
D ’autres applications modernes avaient suivi. La solution finale
envisagée p ar une race élue. Le goulag comme bonheur du peuple. Sabra
et Chatila pour préparer la p aix. La Bosnie. Le Rw anda. L ’Algérie...
On en revenait toujours au même point de départ. A ce qui n’avait
pas de sens. À ce moment sans raison où une gamine de dix-sept ans tue
son petit copain.
« Une personnalité hors du commun », avait dit le juge.
Joëlle, depuis, elle s’était perdue dans le silence. Pour toujours. Folle,
disait-on qu’elle était devenue. Parce qu’il faut bien un mot pour dire
l’incompréhensible. Joëlle. Un jour. Loin des statistiques. Des courbes
mensuelles des homicides. Et des saisons. On en revenait à ça. À la peur.
La vie même.
- J ’ai horreur de ça, la neige, je répondis.
- Q u’est-ce tu racontes ?
- Ben oui, je reste avec vous. T u penses quoi, que je vais aller à la
messe de minuit !
Il sourit.
- Honorine, elle nous fait 1’oursinade, elle a dit. Avec quelques
huîtres2 et palourdes3 en entrée. Et les treize desserts en sortie. L a totale !

1le viol : Vergewaltigung


une huître : Auster
la palourde : Venusmuschel

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Je pris F o n fo n p a r Jes ép au les et l ’ a ttirai v e rs1 m oi. Les larm es a u x
y e u x . Je m e m is à c h ia ler2. J ’ ava is p ré v u ça, d ’ a ller v o ir Jo ëlle. M a is
Jo ë lle ne m ’ a v a it p as atten du . E lle s’é ta it su icidée h ier m atin , à l ’ aube.
D a n s sa cellu le.
— Ç a va aller, je dis à F o n fo n , en me redressan t.
Je la issai a ller m o n rega rd sur la m er. V e rs l ’h o rizo n . Je n ’ava is pas
e n co re tro u v é m ie u x p o u r o u b lie r la sa lo p erie 3 du m o n de. Jo ëlle leva les
y e u x vers m oi. E lle a v a it des y e u x n oirs, m agn ifiq u es. Est-ce qu e j ’ aurais
p u être un b o n p ère p o u r elle ? O u un b o n a m an t ? Est-ce que j ’ a u rais pu
lu i e x p liq u e r la p eu r ? Je h o c h a i la tête4. C o m m e p o u r dire o u i. O u i,
Jo ëlle. Plus o n va au b o u t des cho ses et p lu s la différen ce entre b o n h e u r et
m a lh eu r s ’e sto m p e 5. O u i, ça j ’ au rais p eut-être pu te l ’e xp liq u e r.
Je v id a i m on verre cu l sec6 et m e levai. J ’ avais envie d ’ a ller m e perdre
dan s M a rse ille . D a n s ses od eurs. D an s les y e u x de ses fem m es. M a v ille.
Je sa v ais qu e j ’y ava is to u jo u rs ren d ez-v ou s avec le b o n h e u r fu g a ce des
e xilés.
Le seul qu i m ’ allait. U n v ra i lo t de co n so la tio n 7.

1 attirer vers soi : zu sich ziehen


2 chialer : heulen
3 la saloperie : Schweinerei
4 hocher la tête : (mit dem Kopf) nicken
5 s ’estom per : verwischen
6 cul sec : au f ex
7 le lot de consolation : T rostpreis

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