Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Viglietti
APOLLO
Préface de
Charlie Duke
Astronaute et marcheur lunaire
sur Apollo 16
Relecture : Alain Rossignol
2019
De Boeck Supérieur
Conception graphique et couverture : Delvoyeurs
ISBN : 978-2-8073-2301-8
Pour la présente édition numérique les illustrations ont quasiment pour seule
origine Wikipédia. Elles ne sont pas conformes à l’édition papier, très peu
illustrée.
A Bettina et Nicolas
Quatrième de couverture
Présentation de l’éditeur
Entre 1969 et 1972, douze hommes foulent la surface de la Lune. Ils sont fils
d’ouvriers, de paysans, de militaires ou d’hommes d’affaires. Ils pensent que
tout est possible et le prouvent au monde. Les astronautes des missions Apollo
sont aujourd’hui des héros universels.
Depuis 20 ans, Lukas Viglietti pilote et commandant de bord fasciné par la
conquête spatiale depuis l’enfance recueille leurs témoignages. Devenu leur ami
et confident, il nous offre ici un ouvrage passionnant, exclusif, sans précédent.
50 ans plus tard, embarquez à votre tour pour un extraordinaire voyage de la
Terre à la Lune.
Biographie de l’auteur
Pilote de ligne et commandant de bord long-courrier, Lukas Viglietti met à
profit ses nombreuses escales aux États-Unis pour tisser un lien étroit avec tous
les acteurs du programme Apollo. En 2009, il crée SwissApollo avec son épouse
Bettina, afin de faire témoigner les marcheurs lunaires aux quatre coins du
monde et inspirer ainsi la prochaine génération.
Préface
PARMI LES MILLIARDS D’ÊTRES HUMAINS qui ont vécu sur cette Terre, seuls
douze hommes ont foulé le sol d’un autre corps céleste, la Lune. J’ai l’immense
privilège d’être l’un d’entre eux. Enfant, mes héros étaient le Kid de Durango,
joué à l’écran par Charles Starrett, ou ceux du film Les Tigres volants dans
lequel John Wayne interprète un chef d’escadrille de la guerre du Pacifique. Je
voulais être comme eux. Je ne rêvais pas de voyager dans l’espace, mais je
voulais être pilote. À l’Académie navale, je suis tombé amoureux des avions, de
sorte que, mon diplôme en poche, j’ai commencé une carrière d’aviateur dès
1957. Or c’est à cette date que le programme spatial a commencé. J’ai donc pu
postuler à toute une série de boulots liés à l’exploration spatiale qui ont fini par
me conduire au poste d’astronaute. Ma participation au programme lunaire
Apollo a changé ma vie pour toujours. Je me sens, depuis, l’ambassadeur d’un
monde nouveau.
Je n’oublierai jamais mes trois jours à la surface de la Lune, un des moments
les plus extraordinaires de toute ma vie. Si les souvenirs de cette expérience sur
un monde étranger sont encore aussi vivaces, c’est qu’il était primordial de
graver ce voyage dans nos esprits. Après tout, nous étions en train d’ouvrir une
dimension nouvelle à l’exploration humaine. Cette exploration de l’espace doit
se poursuivre pour le futur de l’humanité.
J’ai fait la rencontre de Lukas un jour que je donnais une conférence en
Suisse. Lukas Viglietti est un expert passionné du programme Apollo et un des
plus enthousiastes que je connaisse. Aux côtés de sa charmante épouse Bettina, il
dirige une organisation remarquable nommée SwissApollo tout entière dévouée à
la mémoire vivante de l’histoire du programme Apollo – et notamment de la
participation suisse durant sa seconde période. Depuis lors, nous soutenons leur
travail et participons à nombre de leurs activités. Et bien sûr, au fil des ans, ils
sont devenus des amis proches, que nous avons beaucoup de plaisir à retrouver.
Dans ce livre, Lukas vous offre une approche originale de cette histoire à
travers la destinée de notre petit groupe de marcheurs lunaires. Vous découvrirez
ici un autre aspect de notre histoire centré sur la dimension humaine du
programme Apollo. Au travers de nombreuses anecdotes exactes et détaillées,
Lukas vous présente les hommes qui permirent le succès du programme lunaire.
Ceci est un livre authentique, amusant et fourmillant d’informations.
Je suis très reconnaissant à Lukas du dévouement qu’il consacre à faire
connaître au grand public le premier groupe d’hommes qui atteignirent la Lune.
Je suis sûr que vous adorerez ce livre.
CHARLIE DUKE
Apollo 16
New Braunfels, Texas
Avant-propos
APRÈS DIX HEURES DE VOL, une côte se découpe enfin à l’horizon, baignée de la
lumière douce et chaude du début de soirée. L’accent d’outre-mer des
contrôleurs aériens résonne comme une confirmation : je suis de retour en
Amérique. Il est temps de préparer l’apothéose de tout vol, l’atterrissage, un
grand moment de plaisir comme tout pilote vous le confirmera.
J’ai le privilège d’exercer comme commandant de bord long-courrier, un
métier qui s’est combiné merveilleusement avec l’autre grande passion de ma
vie : le programme lunaire Apollo. Si, comme à chaque approche d’un aéroport
étasunien, l’euphorie me gagne quelque peu, c’est aussi que je vais bientôt
retrouver des amis très chers : les marcheurs lunaires et certains des hommes qui
les ont emmenés sur notre satellite et les en ont ramenés en vie.
Enfant, mon grand frère Dimitri possédait un poster de la mission Apollo 11
qui me fascinait. Il me montrait la Lune et me disait : « Douze hommes viennent
d’y aller ; tu sais ? » Mais quel genre d’hommes était-ce ? Dans mon esprit
surgissaient les images de Buck Roger et de Superman. Ces astronautes ne
pouvaient être que des géants, bigger than life comme disent les Américains ! En
1981, je me précipitai à une conférence donnée par James Irwin, astronaute à
bord d’Apollo 15… Et je pris une claque. Nous avions devant nous un petit
homme sympathique, svelte et timide. Un personnage d’une immense modestie
aux antipodes des superhéros intouchables que je m’étais représentés. Et puis la
perspective s’est inversée. Nul besoin d’être un surhomme pour accomplir de
grandes choses, tout était donc possible !
Des années plus tard, mes propres rêves d’aviation se sont réalisés et mon
métier m’a permis de me rendre régulièrement aux États-Unis à la rencontre des
marcheurs lunaires, dont certains sont désormais devenus des amis. Ces hommes
en chair et en os, avec leurs forces et leurs faiblesses, je voudrais vous les faire
connaître à mon tour. Un demi-siècle s’est écoulé depuis le programme Apollo et
il revient à notre génération de faire entendre leurs voix vivantes avant que toute
cette aventure n’entre dans le mausolée de l’histoire lointaine. Vous découvrirez
des êtres humains à la fois ordinaires et extraordinaires, dont certains ont eu un
destin incroyable mais qui tous confirment que le succès est toujours accessible,
quel que soit son parcours personnel.
Ce livre est le fruit de décennies de recherches et de rencontres merveilleuses.
Puisse-t-il vous convaincre que les êtres humains, aussi fragiles et imparfaits
soient-ils, peuvent faire des miracles, à l’opposé de la vision du monde
mesquine, pessimiste et étriquée de ceux qui professent qu’on n’a jamais marché
sur la Lune… Comme Seymour « Sy » Liebergot, ancien contrôleur de vol sur
les missions Apollo, me l’a dit un jour : « Ne laisse personne te dire que tu ne
peux pas faire quelque chose ! »
Bon vol !
LUKAS VIGLIETTI
Le Module de commande et
de service Apollo (schéma)
Le module lunaire ou
LEM (Lunar Excursion Module)
(schéma)
Le Rover lunaire (schéma)
1
Aller sur la Lune
LA LUNE EST UN MONDE, un sol que l’on peut fouler. L’idée nous semble
évidente aujourd’hui, pourtant elle ne va pas de soi. Le premier à en avoir la
certitude fut le savant italien Galilée lorsque par une belle nuit toscane de 1609,
il eût l’idée géniale de pointer une longue-vue vers la Lune et y découvrit des
plaines, des cratères, des montagnes dont il calcula rapidement l’altitude grâce à
leurs ombres portées. Quel choc, quel émerveillement ce dût être d’être ainsi le
premier. C’était, déjà, un « bond de géant ». Galilée se doutait-il qu’il ouvrait
ainsi la voie au « petit pas d’un homme » à très exactement 360 ans
d’intervalle ? L’idée, je crois, lui a forcément traversé l’esprit.
La Lune a fait, depuis l’Antiquité – et probablement dès la préhistoire –,
l’objet d’études rationnelles. La régularité de ses changements de phase a servi
de métronome à tous les peuples de la Terre. Le calendrier musulman en est un
exemple, de même que les Pâques juive puis chrétienne ou, semble-t-il, les os
gravés de l’Aurignacien vieux de 34 000 ans dont certains préhistoriens pensent
qu’il s’agit de calendriers lunaires. Mais en cette fameuse nuit de 1609, quelque
chose avait changé. La Lune n’était plus un luminaire surnaturel, un « disque »
placé par les dieux juste derrière les nuages, mais littéralement un monde au
même titre que la Terre. C’était donc un endroit que l’on pouvait en principe
visiter, arpenter… en imagination du moins. Ce n’est pas un hasard si, à peine
huit ans après la mort de Galilée, Cyrano de Bergerac a publié son Histoire
comique des États et Empires de la Lune, dans lequel le narrateur voyage par des
moyens extravagants vers cet autre monde.
D’autres avaient eu des idées similaires. Vers l’an 180, l’écrivain syrien
Lucien de Samosate (probablement inspiré par les théories exactes quoique
spéculatives d’Aristarque) avait imaginé les aventures de marins dont le navire
aurait été projeté sur la Lune lors d’une tempête. Vers l’an 1000, la légende
prétendait que Wan Hu, un officier imaginaire de la dynastie Ming, aurait volé
vers la Lune assis sur un siège muni – géniale intuition ! – de quarante-sept
fusées à poudre. Mais à partir des acquis scientifiques du XVIIe siècle, les récits
de tels voyages lunaires devinrent légion : Somnium de Johannes Kepler en
1634, La Découverte d’un monde sur la Lune de John Wilkins en 1638, The
Consolidator de 1705 par Daniel Defoe (l’auteur de Robinson) et, bien sûr, De la
Terre à la Lune de Jules Verne en 1865, adapté au cinéma par Georges Méliès. Il
est impossible de tous les citer ici, il en existe des dizaines ! L’imagination a été
comme déchaînée par la science et ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Tout
simplement, ce qui n’était pas imaginable avant devenait désormais
irrésistiblement attirant.
Pendant quatre siècles, alors même que Kepler puis Newton avaient forgé
tous les outils théoriques de la navigation spatiale, l’humanité a dû attendre que
la technique permette de passer de la théorie à la pratique ! Alors, elle a fait,
avec ses artistes et ses écrivains, le rêve fou de voyages vers la Lune. Tellement
fou, semblait-il, que, dans son roman de 1959 Outward Urge, le Britannique
John Wyndham n’envisageait encore la première mission lunaire que pour la fin
des années 2020. C’était compter sans le petit groupe d’hommes qui, au tournant
du XXe siècle, s’étaient mis en tête, chacun de son côté, que ce rêve devait
devenir une réalité.
L’Allemand Hermann Oberth, le Français Robert Esnault-Pelterie, le Russe
Constantin Tsiolkovski et l’Américain Robert Goddard ont eu des destins
étonnamment similaires, malgré la diversité de leurs origines et des sociétés au
sein desquelles ils ont vécu.
Tous les quatre voulaient décrocher la Lune et les planètes. Dans leur
jeunesse, ils comprennent le potentiel militaire des fusées qu’ils cherchent à
construire et espèrent, par ce biais, obtenir de leurs gouvernements des
financements pour leurs recherches (ce qui constitue, d’ailleurs, une autre de
leurs prémonitions sur le futur de l’astronautique). Mais à l’époque, leur vision
est bien trop en avance{1}. Ces quatre hommes ont mené l’essentiel de leurs
recherches sur leurs fonds propres, parfois au prix de considérables difficultés.
Le livre de Tsiolkovski, L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à
réaction (1903), dans lequel il pose les bases théoriques de presque tous les
aspects du vol spatial, est totalement ignoré à sa sortie. La thèse de doctorat
d’Oberth, Die Rakete zu den Planetenräumen (« Les fusées vers l’espace
interplanétaire ») est rejetée par l’université de Göttingen, qui la juge
« utopique », et il est contraint de la publier à compte d’auteur. Goddard, qui
cache ses rêves de voyages dans l’espace pour ne pas s’aliéner les autorités
académiques américaines, a toutes les peines du monde à faire publier par son
université un ouvrage au titre pourtant volontairement sobre : Une méthode pour
atteindre des altitudes extrêmes. Quant à Pelterie, si L’Exploration par fusées de
la très haute atmosphère et la possibilité de voyages interplanétaires connaît un
certain écho en 1927, c’est grâce au soutien du président de l’académie
Concourt, l’écrivain d’anticipation J.-H. Rosny aîné…
C’est qu’à l’époque, ces ingénieurs qui rêvent de la Lune n’ont l’oreille que
des artistes ! Hermann Oberth saisit l’opportunité de se sortir de ses difficultés
financières en acceptant le poste de conseiller technique sur le tournage de Frau
im Mond (1929), un film muet de Fritz Lang décrivant une première mission
lunaire. De son côté, Tsiolkovski joua le même rôle pour Kosmitcheskii reys
(« Le Voyage cosmique ») finalement tourné en 1936 par Vassili Zouravlev
(avant d’être très vite censuré par les autorités staliniennes qui jugèrent les
images des cosmonautes bondissant au ralenti dans la faible gravité lunaire trop
fantaisistes et « incompatibles avec le “réalisme socialiste” » !). Les liens que
ces deux-là entretinrent avec la science-fiction (Tsiolkovski publia lui-même des
livres d’anticipation) et leurs ouvrages techniques révolutionnaires mais
confidentiels ne furent pas vains. Ils déterminèrent la vocation de deux gamins
éblouis qui devinrent leurs fans éperdus : Wernher von Braun{2} en Allemagne et
Sergueï Pavlovitch Korolev en Union soviétique.
L’idée révolutionnaire qui anime ces hommes est simple. Tout le monde
comprend que dans le vide de l’espace, il n’y a pas d’air sur lequel s’appuyer et
que les aéronefs de l’époque – aussi bien les avions que les dirigeables – sont
évidemment inopérants. En revanche, ils comprennent aussi que la loi de l’action
et de la réaction découverte par Newton – ce phénomène qui provoque le recul
d’un canon, par exemple – permet à un véhicule qui expulse de la matière à
grande vitesse dans un sens (une fusée) de se propulser dans l’autre sens sans
avoir besoin de s’appuyer sur quoi que ce soit. Pendant longtemps, ils furent
parmi les seuls à en avoir conscience.
Je ne résiste pas à l’envie de citer ici une des plus grosses bévues du New
York Times qui, en 1920, attaqua Robert Goddard en ces termes : « Le professeur
Goddard ne connaît pas la relation entre l’action et la réaction et la nécessité de
s’appuyer sur quelque chose de plus consistant que le vide. En fait, il semble
tout simplement ignorer ce qu’on enseigne chaque jour au lycée. » C’est en vain
que Goddard réalisa une démonstration en tirant une maquette de fusée à
l’intérieur d’une cloche à vide : le New York Times ne s’excusa que vingt-quatre
ans après sa mort, très exactement le lendemain du lancement d’Apollo 11 !
Devant tant de scepticisme, le développement de la technologie des fusées
devait donc bénéficier – comme beaucoup de pionniers l’avaient, on l’a vu,
pressenti – d’une autre motivation. Cette motivation, ce fut effectivement la
guerre. Peut-être n’est-ce pas un hasard si les deux premiers grands ingénieurs
spatiaux, von Braun et Korolev, étaient au départ de jeunes citoyens de régimes
totalitaires brutaux, déterminés à compenser leur faiblesse relative en
investissant à fonds perdus dans le développement d’armes nouvelles, quitte à
recourir massivement au travail forcé. Le rêve de l’espace fut d’abord englouti
dans le cauchemar de la Seconde Guerre mondiale.
Korolev, qui faillit mourir au Goulag avant d’en être sorti par l’avionneur
Tupolev, participa à l’effort de guerre soviétique et fut à l’origine des premiers
essais d’avion-fusée. Quant à von Braun, il dut se compromettre avec le régime
nazi pour mettre au point à Peenemünde la fusée V2 (initialement A-4) qui fut,
le 20 juin 1944, le premier engin à entrer dans l’espace en atteignant l’altitude
extraordinaire de 174 kilomètres.
En 1945, Américains et Soviétiques se livrèrent à une course rocambolesque
pour être les premiers à recevoir la reddition de milliers d’ingénieurs et de
techniciens allemands. Les opérations soviétiques de recrutement forcé en
Allemagne (auxquelles participait en tant qu’expert un Korolev récemment
libéré) échouèrent à capturer von Braun. Lui et cent quatre de ses assistants
furent récupérés par les Américains lors de l’opération « Paperclip ». Ainsi fut
préparée la scène sur laquelle s’ouvrirait l’ère spatiale.
*
Le 4 octobre 1957, à l’occasion de l’Année géophysique internationale,
l’Union soviétique crée la surprise en plaçant sur orbite le premier satellite
artificiel de l’histoire, Spoutnik 1, dont le sommaire « bip-bip » radio est capté
sur toute la planète. À la question de savoir qui a construit Spoutnik, le Premier
secrétaire Nikita Khrouchtchev répond laconiquement : « Le peuple soviétique ».
Le nom de Sergueï Korolev – désigné dans toute la documentation soviétique
comme « le grand constructeur » – sera, en effet, gardé secret jusque dans les
années quatre-vingt !
Mais le statut de von Braun aux États-Unis est, toutes proportions gardées,
quelque peu symétrique, en tout cas dans les dix premières années. Lui et ses
équipes sont confinés dans diverses bases militaires américaines, dont ils ne
sortent que sous escorte – ils s’appellent eux-mêmes des « PoP’s », des
« prisonniers de paix » (Prisoners of Peace au lieu de PoWs, Prisoners of War).
Leur rôle initial se limite à instruire les scientifiques et le personnel militaire qui
reconstruisent et testent les fusées V2 récupérées en Allemagne. À partir de la
guerre de Corée, ils sont transférés à Huntsville, en Alabama, et participent cette
fois-ci activement au développement du missile balistique Redstone avant d’être
intégrés – sous une étroite direction américaine – à l’Agence des missiles
balistiques de l’armée de terre. Ces anciens collaborateurs du IIIe Reich sont mal
vus par la presse et certainement aussi par le président Eisenhower, qui a
combattu en Europe. Pour preuve, le 29 juillet 1955, Eisenhower avait annoncé
au monde que la participation américaine à l’Année géophysique serait
précisément le lancement d’un satellite artificiel en orbite. Pressentant le
désastre, von Braun avait supplié qu’on le laisse construire une nouvelle fusée
pour ce faire. Sa demande fut laissée sans réponse…
Spoutnik, qui réalise la promesse non tenue par les Américains, constitue
donc une double humiliation pour le président et, par son coup d’éclat, Korolev
vient, sans le savoir, d’ouvrir la cage plus ou moins dorée de von Braun. Le
3 novembre, un mois à peine après Spoutnik 1, les Soviétiques lancent le premier
être vivant en orbite, la chienne Laïka, tandis que le 6 décembre, les Américains
sont humiliés une troisième fois – par eux-mêmes, cette fois – lorsque la fusée
Vanguard destinée à lancer en catastrophe leur premier satellite explose sur le
pas de tir.
Le président Eisenhower n’a plus le choix. Il doit sortir von Braun de son
placard pour sauver l’honneur. Avec un remarquable pragmatisme, ce dernier
modifiera rapidement la fusée Redstone qu’il a conçue et qu’il connaît bien, pour
lancer avec succès le satellite Explorer 1 en janvier 1958. Six mois plus tard, le
gouvernement annonce la création d’une agence civile – l’Agence nationale pour
l’aéronautique et l’espace : la Nasa –, dont l’objectif est de développer la suite
du programme spatial américain. Et désormais, Wernher von Braun et les siens
sont fermement aux commandes du Marshall Space Flight Center.
Les moteurs F-1 du premier étage de Saturn V dominent leur créateur, Wernher von Braun.
Pourtant, on peut dire qu’à cette date, « l’avance » soviétique n’est déjà plus
que le fantôme d’elle-même. En réalité, le programme spatial américain
s’attache désormais moins à ces records qu’à valider avec un implacable
pragmatisme, étape par étape, les savoir-faire indispensables à la future mission
lunaire. Le 3 juin 1965, deux mois et demi après Leonov, Ed White effectue la
première sortie extravéhiculaire américaine en quittant Gemini 4 à bord duquel
l’attend James McDivitt. (Le Livre des records de cette année-là cite à tort White
comme le premier « piéton de l’espace », une « erreur » dont je peux vous dire
qu’elle irrite considérablement Leonov encore aujourd’hui !). Au mois d’août,
Gordon Cooper et « Pete » Conrad volent huit jours dans l’espace – comme lors
d’une vraie mission lunaire –, durant lesquels ils vérifient la fiabilité des
systèmes vitaux et des piles à combustible qui génèrent le courant à bord de
Gemini 5. En décembre, Gemini 6 (Walter Schirra, Tom Stafford) et 7 (Franck
Borman, Jim Lovell) réussissent un véritable rendez-vous spatial – les vaisseaux
s’approchent à moins de trente centimètres et restent au voisinage l’un de l’autre
pendant cinq heures –, ce qui ridiculise les succès partiels soviétiques dans le
domaine. En mars 1966, un certain Neil Armstrong, secondé par David Scott,
réussit à amarrer son Gemini 8 au véhicule cible inhabité Agena. C’est la
première vraie « première » américaine et la preuve que les manœuvres de
rendez-vous et d’amarrage spatial sont maîtrisées. La Nasa a bientôt toutes les
cartes en main pour gagner la course à la Lune. Et comme les quelques noms que
je viens de citer vous l’ont certainement laissé deviner, elle a considérablement
étoffé son corps d’astronautes.
*
En septembre 1962, la Nasa présente son second groupe d’astronautes (Neil
Armstrong, Frank Borman, Pete Conrad, Jim Lovell, Jim McDivitt, Elliot See,
Tom Stafford, Ed White et John Young). Par rapport à « l’ère Mercury » (c’est-à-
dire à peine quarante mois auparavant), elle a notablement assoupli les tests
médicaux, mais elle est plus exigeante quant aux diplômes scientifiques, à
l’expérience comme pilote d’essai, et elle ouvre partiellement ses portes à des
« civils » (Armstrong pilotait l’avion expérimental X-15 pour la Nasa et See
volait pour la General Electric). Le troisième groupe est recruté en octobre 1963.
Suivront ensuite un quatrième en 1965 et un cinquième – dont ont fait partie mes
amis Charles Duke, Edgard Mitchell et Al Worden – en 1966.
Ces hommes ont tous choisi d’affronter l’effrayant exercice de survie que
constitue une mission spatiale (ils ont même, pour beaucoup, fait des pieds et des
mains pour cela, au point de postuler plusieurs fois). Ils sont, bien sûr, tous
différents, mais ils partagent bien des traits de caractère, que leur vie en
communauté au début du programme spatial va d’ailleurs accentuer.
Pour commencer, ce sont tous des pilotes militaires (même See, réserviste
appelé sur le porte-avion USS Boxer entre 1953 et 1956, et Armstrong, qui a
effectué 78 missions de combat en Corée). En pleine guerre du Vietnam, ils
voient leurs camarades régulièrement abattus ou faits prisonniers et torturés, un
sort qu’ils auraient pu partager. Les dangers du vol spatial ne leur paraissent
donc pas fondamentalement pires que ceux qu’affrontent à cette époque tous les
pilotes des forces armées. Au contraire, certains m’ont confié qu’ils ressentaient
une certaine culpabilité à l’idée d’avoir été ainsi chouchoutés au pays et
présentés en chevaliers blancs de l’espace avant même d’avoir accompli leurs
premiers exploits.
Dès l’époque du premier groupe – les Mercury seven –, ces hommes habitués
à la rude vie des bases militaires vont, en effet, se retrouver sous les projecteurs
des médias, adulés comme des rock stars. Le célèbre magazine Life signe avec
chacun d’eux un contrat exclusif pour des séances de photos et des reportages,
qui procurent aux astronautes une belle rentrée d’argent en complément de leur
paie. (Le cosmonaute Alexeï Leonov m’a d’ailleurs confié que ces magazines
arrivaient parfois de l’autre côté du rideau de fer jusqu’à son petit groupe de
camarades, qui les feuilletaient alors avec une certaine envie !) Initialement,
l’administrateur de la Nasa, James Webb{10} (lui-même ancien pilote du corps
des Marines), un homme volubile, compétent et remuant au point de paraître
parfois agressif, s’y était farouchement opposé. C’est le très diplomatique John
Glenn qui convainc le président Kennedy en personne de l’importance de la
communication auprès du public. Mais cette communication a un prix.
La Nasa veille à ce que les astronautes entretiennent une image souriante et
lisse, aussi éloignée que possible des polémiques. Les astronautes sont
bombardés d’instructions et de recommandations tatillonnes qui vont jusqu’à
leur indiquer la façon de mettre leurs mains dans leurs poches (le pouce en
arrière et pas autrement !), de tenir leur porte-documents (le bras détendu et
jamais contre le buste !) et le type de chaussettes (longues) qu’ils doivent mettre
pour que leurs jambes n’apparaissent pas quand ils s’assoient…
À partir de 1962, la Nasa a l’intelligence de choisir l’un d’entre eux – Deke
Slayton, membre du premier groupe – comme chef du bureau des astronautes.
Slayton a été retiré du service actif à cause d’un problème d’arythmie cardiaque.
C’est désormais lui qui a la charge délicate de sélectionner les équipages et de
décider qui part et dans quel ordre (il sera secondé par Alan Shepard, lui aussi
cloué au sol l’année suivante pour un problème d’oreille interne) {11}. Face à ce
« grand frère » qui a toute autorité, les astronautes vont très vite former des
groupes de pression rivaux. Une sorte de jeu d’« astro-politique » bat son plein
dans les bureaux de Houston pour tenter d’influencer les choix du chef. De
surcroît, l’éternelle compétition entre pilotes de l’Armée de l’air et aviateurs de
la Navy, n’arrange pas les affaires !
Deke Slayton
Slayton a écrit dans ses mémoires que « chaque gars qui entre dans mon
bureau est capable et donc éligible au même titre que les autres à chacune des
missions », tout en se contredisant quelques lignes plus loin : « Tous les
astronautes sont égaux entre eux, mais certains sont plus égaux que d’autres. »
On ne connaîtra jamais les critères sur lesquels il s’est basé. Tout au plus sait-on
qu’il a lâché un jour : « Si tout va bien, ce sera un astronaute du groupe Mercury
qui deviendra le premier homme sur la Lune. » Peut-être Slayton pense-t-il offrir
cet honneur à son meilleur ami, Gus Grissom, mais en 1969, le seul astronaute
du groupe Mercury encore en service sera Gordon Cooper, pour lequel Slayton
n’a, semble-t-il, aucune estime… Le mystère de « l’algorithme Slayton »
exacerbe donc encore plus la concurrence entre les pilotes qui rêvent tous de
recevoir un jour un vol vers la Lune.
Cette pression permanente, la rigueur des entraînements, la tempête
d’émotions contradictoires entre la surprise – parfois teintée de culpabilité – de
leur « starification » et la joie immense de piloter les plus belles et les plus
performantes machines jamais construites, tout cela explique sûrement que ces
hommes forment rapidement une communauté potache à l’extrême, croquant la
vie par les deux bouts.
Chaque astronaute se fait ainsi un devoir de conduire une rutilante Chevrolet
de sport, une Corvette. La tradition commence avec Alan Shepard, qui en
possède une depuis longtemps et au volant de laquelle la presse la montré
plusieurs fois. Après le succès de son vol suborbital, General Motors lui en a
offert une toute neuve pour des raisons publicitaires évidentes. Finalement, Jim
Rathmann, ancienne star des circuits automobiles et gérant du concessionnaire
Corvette tout proche du centre spatial en Floride, décide d’offrir de
considérables facilités de paiement. Beaucoup d’astronautes s’empresseront d’en
profiter ! Sauf quelques-uns, dont Stu Roosa (qui sera pilote du module de
commande sur Apollo 14). Sa fille Rosemary m’a récemment rappelé en riant
combien il se délectait du regard inquiet de ses collègues lorsque, de retour
d’une partie de chasse, il garait le gros pick-up boueux pour lequel il avait opté
aussi près que possible de leurs rutilants bolides !
Il faut bien admettre que certains de ces types sont rapidement devenus des
chauffards invétérés qu’il ne fait pas bon croiser sur sa route. Ils se provoquent
régulièrement lors de courses en plein milieu de la circulation, slalomant entre
les autres voitures pour remporter la victoire. La police locale, navrée de les
découvrir si imprudents, finit par bien les connaître, ainsi que leur sens de
l’humour très particulier. En 1963, elle arrête un « criminel » qui se révèle être…
le chef des opérations du programme Gemini, Walt Williams. Williams, qui doit
se rendre en ville, a demandé à Shepard de lui prêter sa voiture, ce que ce dernier
accepte volontiers avant de se précipiter sur le téléphone : « Un fils de pute vient
de me voler ma Corvette ! Il s’approche du portail sud ! »…
Henri Landwirth, patron du Holiday Inn de Cocoa Beach, a lui aussi bien des
souvenirs de la même eau à raconter sur « ses garçons », comme il les appelle
affectueusement. Un soir qu’il séjourne dans l’établissement, Gordon Cooper
décide de remplir la somptueuse piscine de l’hôtel de poissons, avant de
s’installer pour une mémorable partie de pêche au lancer au grand
mécontentement des clients ! (Je n’ai pas réussi à connaître leur réaction lorsque,
quelques mois plus tard, un autre groupe de « garçons » a installé carrément un
bateau dans ladite piscine.)
Depuis la sélection du premier groupe, les autorités ont cherché à recruter des
hommes « chanceux ». Quelques années plus tard, cette chance semble se
confirmer… avec les femmes. À l’époque, elles sont nombreuses à se bousculer
pour gagner leurs faveurs et tous ne résistent pas également à la tentation. Cela
devient très vite un véritable casse-tête pour la Nasa. Dans l’Amérique des
années 1960, un divorce, par exemple, est incompatible avec la respectabilité
qu’elle souhaite à toute force afficher. Deke Slayton est régulièrement obligé
d’avertir ses anciens camarades que chacun d’eux est « expendable »
(remplaçable) et qu’en aucun cas, les nouvelles d’une coucherie ou d’un mariage
coulé ne doivent parvenir aux oreilles de la presse. Duane Graveline, recruté
dans le quatrième groupe, en fait les frais : en instance de divorce d’avec sa
première épouse, il est si vite contraint à la démission qu’il n’apparaît pas sur la
photo officielle avec ses collègues ! En fait, il disparaît si brusquement des
radars qu’il n’a même pas le temps de servir d’exemple aux autres astronautes.
En revanche, les mésaventures de Donn Eisele, si !
Les épouses souffrent beaucoup de la médiatisation de leurs maris et du profil
de sages Pénélopes qu’on exige d’elles. La femme de Donn est la première à
sauter le pas : ne supportant plus la relation extraconjugale qu’il entretient à
l’époque, elle demande le divorce, ce qui a bien failli empêcher son futur ex-
mari de partir ! Cela va déclencher des réflexes de solidarité. Ainsi, après le
début du programme Apollo, une jeune femme déçue menace un commandant de
mission de révéler leur liaison juste avant son départ pour la Lune. Le scandale
est évité de justesse. Un ingénieur ami organise une collecte de fonds parmi les
astronautes afin d’envoyer l’amante éconduite en vacances aux Bahamas pour
prix de son silence ! Mais cette solidarité n’empêche pas l’esprit de compétition
de s’étendre au domaine amoureux. Un autre astronaute, chargé comme le
voulait la coutume de récupérer les affaires personnelles de son défunt ami et
collègue, eut ainsi l’occasion d’être abasourdi en parcourant son carnet
d’adresses : « Ce fils de pute couchait avec ma copine ! »…
Pour en revenir à la future ex-madame Eisele, la terrible pression que le
service des relations publiques de la Nasa a exercée sur elle a retardé la
procédure. Mais elle est tout de même parvenue à tenir tête et a obtenu le divorce
juste après le retour de Donn sur Terre. Elle a été la première, mais pas la
dernière. Beau joueur, Eisele – qui s’est marié depuis avec sa maîtresse de
l’époque – dira, des années plus tard : « C’est comme si les autres épouses
n’attendaient que ça ! » Car il faut bien l’admettre, à l’époque, seul un petit
nombre d’astronautes se refuse à ces joutes amoureuses.
*
Le risque de mort constitue l’arrière-plan permanent de la vie de ces hommes,
ce qui explique certainement leurs frasques et pas seulement avec les femmes,
les voitures ou les piscines d’hôtel. Entendons-nous bien. Un pilote irresponsable
est une contradiction dans les termes (c’est un défaut qui se révèle très vite fatal,
en fait !). Mais dans ce domaine aussi, ils sont habitués à jouer. Chez eux, la
compétence et un professionnalisme de très haut niveau n’excluent pas la
témérité. Pour ces pilotes d’essai habitués à tester les limites opérationnelles
d’un avion, les deux vont même d’une certaine façon de pair, au point que la
prise de risque peut apparaître parfois comme un jeu. Plusieurs incidents avec les
biréacteurs Talon T-38 de la Nasa l’illustrent. Dans les années 1960, les
astronautes disposent de ces avions à la fois pour leur entraînement personnel et
pour rallier les différents sites de l’agence répartis sur l’immense territoire
américain. Or le rayon d’action du T-38 est court et certains astronautes vont
bien souvent jusqu’à la limite de la panne sèche plutôt que de s’imposer une
escale pour refaire le plein. Une forte rumeur prétend, par exemple, que lors d’un
atterrissage à Long Island, un astronaute vit l’un de ses réacteurs s’éteindre au
cours de la manœuvre faute de carburant. Un autre tomba en panne alors qu’il
était encore en approche de la base militaire d’Ellington et atterrit en vol plané. Il
n’avait plus une goutte de kérosène, de sorte qu’il fallut ensuite tracter l’avion
pour le sortir de la piste !
Une fois l’indispensable montée d’adrénaline passée, ces incidents ne sont
plus que des histoires amusantes à raconter au prochain apéro avec les copains.
Mais le danger est réel. Le 28 février 1966, Elliot See et Charles Bassett,
l’équipage principal de la future mission Gemini 9, tentent un atterrissage sur le
Lambert Field de Saint Louis alors que les conditions météo se dégradent
soudain rapidement. Ils se tuent presque sous les yeux de leurs doublures, Gene
Cernan et Tom Stafford, qui les suivent de près dans leur propre T-38.
Remarquons d’ailleurs que, côté soviétique, c’est au cours d’un vol
d’entraînement que Youri Gagarine et son camarade Vladimir Serioguine
trouveront la mort deux ans plus tard, semble-t-il à cause de l’imprudence d’un
autre pilote d’essai qui n’avait pas signalé son décollage.
À ce propos, de nombreuses rumeurs circulent. D’aucuns font remarquer que
la disparition d’un Gagarine qui manifestait de plus en plus clairement ses
désaccords arrangeait bien les autorités (et son ami Alexeï Leonov parle, quant à
lui, de meurtre !)… On ne saura peut-être jamais la vérité, mais une chose est
sûre : dans la seconde moitié des années soixante, Gagarine a toutes les raisons
d’être en colère contre ses supérieurs. Et il n’est pas le seul ! En 1967, la mort
frappe à nouveau les deux programmes spatiaux, et cette fois-ci, ce n’était
certainement pas la témérité des pilotes qui était en cause. La compétition entre
Russes et Américains atteignait son paroxysme. Il est vrai que les Soviétiques
étaient en train de se faire distancer – d’autant que leur « grand constructeur »,
Korolev, venait de mourir d’une erreur chirurgicale. Mais rien ne les empêchait
encore d’arriver les premiers sur la Lune en prenant d’énormes risques. Et
les Américains accélérèrent le pas en conséquence. Le résultat en fut, de part et
d’autre, une série de risques inconsidérés et, pour tout dire, irresponsables.
Quant aux pilotes aussi bien américains que soviétiques, ils s’en rendaient
compte, résignés.
L’équipage d’Apollo 1 (photo du 17 janvier 1967) : Virgil Grissom, Edward White et Roger Chaffee.
*
Le programme reprit, nettement plus prudemment. En novembre 1967, Apollo
4{12} était lancé sans équipage par la toute première fusée Saturn V, dont les
équipes de von Braun venaient de terminer la construction. Le lanceur se
comporta bien et la rentrée atmosphérique de la capsule (en mode automatique)
fut parfaite. En janvier 1968, on réitéra l’expérience avec Apollo 5 en emportant
cette fois le module lunaire, dont les étages de montée et de descente furent
testés avec succès en orbite terrestre. Toutefois, on remarqua un problème de
guidage causé par une fausse communication entre l’ordinateur de bord et les
systèmes de propulsion. Les programmateurs du MIT en furent contrits et
s’empressèrent de détricoter et de retricoter un certain nombre de bobines
magnétiques pour résoudre le problème. En avril, un nouveau vol sans équipage
autour de la Terre – Apollo 6 – devait simuler encore une fois le retour d’une
mission lunaire, mais peu après le lancement, le premier étage a commencé à
vibrer fortement, menaçant l’intégrité de l’Apollo. Puis le dysfonctionnement de
deux moteurs du deuxième étage faussa l’orbite finale du vaisseau, tandis que le
troisième étage refusa de s’allumer. Malgré tout, la capsule réussit une rentrée
dans l’atmosphère satisfaisante. On changea le système de pressurisation du
carburant du premier étage pour remédier aux vibrations, et on renforça avec des
fils métalliques les tuyaux qui alimentaient ceux du second étage. En principe,
tout était désormais prêt.
Apollo 4. Premier vol de Saturn V.
*
Au mois de septembre, les services secrets américains interceptent une
communication radio entre les cosmonautes Pavel Popovitch et Vitali
Sevastianov. Une des sources en est un objet qui n’est plus en orbite terrestre,
mais manifestement sur une trajectoire lunaire ! Après une brève frayeur, les
espions américains comprennent que les deux hommes sont au sol et testent la
chaîne de communication avec l’objet en question. Il n’empêche, il s’agit d’une
capsule (baptisée Zond 5) qui transporte des êtres vivants (notamment des
tortues) et qui est sur le point de se placer en orbite autour de la Lune. Peu de
temps après, la CIA informe la Nasa que les Russes viennent de monter une
fusée d’une taille inhabituelle sur la base de Baïkonour. Il n’en faut pas plus pour
convaincre James Webb de l’imminence d’une tentative soviétique désespérée.
À l’époque, le reste de l’administration américaine est dubitatif, mais on a appris
depuis que c’est Webb qui avait raison : Alexeï Leonov se préparait
effectivement à être le premier homme en orbite autour de la Lune.
À ce moment-là, le LM que l’équipage d’Apollo 8 doit tester en orbite autour
de la Terre n’est pas encore prêt à accueillir des êtres humains à son bord et on
songe à reporter la mission. Webb et d’autres proposent alors de renoncer au test
du LM, mais de maintenir la date du lancement en changeant son programme : il
s’agira de sauter une étape et d’aller se mettre tout de suite en orbite autour de la
Lune. C’est le plus grand risque jamais pris par la Nasa, qui estime alors les
chances de succès à un petit 50 % !
En fait, on le saura plus tard, Leonov aurait pu et dû devenir le premier
homme à voler autour de la Lune bien avant Apollo 8, dès le mois d’octobre
1968, c’est-à-dire au moment du lancement d’Apollo 7. Mais le traumatisme de
l’année précédente a provoqué une autre réaction côté soviétique : aucun
membre du Parti n’a le courage de signer l’autorisation finale ! Leonov,
terriblement triste et frustré, doit renoncer à la Lune qui lui paraissait pourtant si
proche.
L’équipage d’Apollo 8 : William Anders, James Lovell et Frank Borman.
Le 21 décembre 1968, le compte à rebours commence. Apollo 8 doit
s’envoler pour un réveillon, trois jours plus tard, autour de notre satellite. Le
commandant en est Frank Borman, le pilote du module de commande Jim
Lovell, tandis que Bill Anders est le pilote d’un LM hypothétique qu’on n’a pas
emporté ! Borman est connu de ses collègues pour son fort caractère et son esprit
extrêmement vif qui lui permettent de prendre des décisions avec une rapidité
impressionnante même pour des pilotes d’essai. C’est aussi un homme prudent.
Pourtant, il a accepté sans hésiter cette mission à haut risque avec fierté. Peut-
être est-ce une bonne chose pour lui que sa femme Susan, qui souffre
énormément du métier de son mari, lui ait caché à ce moment-là qu’elle était
absolument certaine de sa mort imminente. Jim Lovell m’a assuré qu’il était lui
aussi très excité et content de voler vers la Lune, tandis que les sentiments
d’Anders étaient plus mitigés. Cela n’a pas dû arranger les choses que Jim,
toujours un peu taquin, ait passé son temps à lui rappeler qu’en tant que pilote
d’un LM totalement virtuel, sa mission se résumait à rester assis en essayant
d’avoir l’air intelligent !
On se souvient que, lors du dernier vol de la fusée Saturn V, pour le
lancement d’Apollo 6, d’inquiétantes vibrations avaient mis en danger le
vaisseau. Les solutions techniques vont-elles fonctionner ? Cette fois, la vie de
trois hommes est en jeu, et les ingénieurs sur le pas de tir ressentent une terrible
pression.
« Ignition… Lift off ! » La fusée commence à s’élever, semble-t-il
normalement. Ignorant la procédure, le commandant Borman éloigne sa main du
levier d’interruption de mission – celui qui déclenche la tourelle d’extraction
censée éjecter la capsule en cas de défaillance du lanceur. Il a trop peur de faire
un faux mouvement en cas de fortes secousses. Encore aujourd’hui, Jim Lovell
défend son ami : « Personne à bord ne voulait essayer cette maudite tourelle de
sauvetage qui nous aurait broyés avec ses 20 G d’accélération ! ».
La mise en orbite terrestre est parfaite. Après quelques vérifications, le
troisième étage va être allumé pour expédier le vaisseau vers la Lune. Le seul
petit souci, c’est que Borman s’aperçoit qu’il a la diarrhée. Houston va-t-elle
écourter la mission à cause de cela ? Borman explique aujourd’hui : « Non, s’ils
avaient voulu nous faire rentrer, on aurait simplement répondu : “No
comprendo”. »
Au détour de la Lune, les trois hommes assistent à un spectacle saisissant. Un
globe lumineux s’élève lentement au-dessus de l’horizon gris sombre de notre
satellite. Pour la première fois dans l’Histoire, des êtres humains voient un lever
de Terre depuis une autre planète. Saisi par la beauté de l’instant, l’équipage
prend une photo devenue mythique, Earthrise, symbole parfait du programme
Apollo, et récite un passage de la Genèse (une entorse à la laïcité qui vaudra,
d’ailleurs, un procès à la Nasa).
Apollo 8. Le premier « lever de Terre » photographié par des humains.
Alors que le vaisseau survole la face cachée de la Lune (un paysage qu’aucun
œil humain n’avait contemplé jusque-là), Lovell, pince-sans-rire, fait mine
d’hésiter. Il demande à Borman s’il faut enclencher le bouton du moteur-fusée
pour repartir vers la Terre : « Tu es sûr que tu le veux vraiment ? » Borman
pousse alors violemment du coude son collègue en s’écriant : « Mais appuie sur
ce putain de bouton ! » La scène n’amuse pas Anders. Elle lui rappelle que lui, le
pilote habitué à contrôler la situation en toutes circonstances, n’a plus son destin
en main dans cette capsule étroite lancée sur une trajectoire dictée par la
mécanique céleste… Mais il va avoir sa revanche.
Pendant le retour, Lovell se trompe dans la programmation de l’ordinateur de
bord et efface de la mémoire la position actuelle de l’engin. On serait tenté de
dire « Oups ». Par chance, il reste une durée de vol confortable, et Lovell a le
temps de réaligner la plate-forme inertielle (les gyroscopes qui indiquent au
vaisseau son orientation dans l’espace) à l’aide du fameux sextant avant de
recalculer sa position en toute tranquillité. Mais ses deux coéquipiers ne se
privent pas de ricaner de sa bévue pendant tout le reste de la mission ! (On verra
plus loin que Lovell sera bien content d’avoir déjà pratiqué cet exercice délicat,
lors de son voyage suivant.)
Une semaine après son départ, la capsule d’Apollo 8 amerrit dans l’océan
Pacifique. Lorsque les hommes-grenouilles ouvrent la porte de l’habitacle, ils se
replongent immédiatement dans l’eau par réflexe de répulsion : avec un homme
souffrant de diarrhée depuis sept jours, l’odeur à bord est nauséabonde !
L’aventure lunaire, loin d’être aseptisée, est avant tout humaine : c’est donc aussi
une affaire de sueur… ou autre ! L’équipage, bien sûr, n’en a cure. Anders aura,
d’ailleurs, cette phrase magnifique qui résume parfaitement la mission : « On est
partis pour explorer la Lune et nous avons découvert la Terre. »
*
Pendant ce temps, les Soviétiques perdent pied. Le 21 février, la fameuse
« fusée géante » de Webb, la fusée N1, réponse des Russes à Saturn V, explose
sur le pas de tir. C’est la première des trois explosions qui conduiront l’Union
soviétique à jeter finalement l’éponge. Un dernier baroud d’honneur, en juillet
1969, tentera d’envoyer une sonde automatique pour ramener sur Terre des
échantillons lunaires avant les Américains, mais il se soldera par un nouvel
échec.
Fusée N1 sur le pas de tir du cosmodrome de Baïkonour (fin 1967).
*
Le 3 mars 1969, Apollo 9 s’envole pour une mission en apparence modeste,
puisqu’elle doit rester en orbite terrestre. En réalité, les enjeux en sont énormes.
Il s’agit du vol inaugural habité du LM. Pour la première fois dans la courte
histoire des vols spatiaux, deux hommes vont se retrouver à bord d’un engin
rigoureusement incapable de les ramener sur Terre. Le moindre incident pourrait
leur être fatal.
L’équipage d’Apollo 9 : James McDivitt, David Scott et Russell Schweickart.
Après trois jours d’un vol sans histoire, Snoopy et Charlie Brown se placent
en orbite autour de la Lune pour une mission qui s’annonce absolument
parfaite… sauf pour le service de presse de la Nasa dont les ennuis commencent
dès que Stafford et Cernan montent à bord de Snoopy. Les journalistes étonnés
entendent en quasi-direct, depuis la salle de contrôle, le langage de charretiers
des astronautes : le « putain de filtre de caméra » qui agace souverainement
Stafford et les rafales de « fuck » qui ponctuent la description de la surface
lunaire à mesure que les deux hommes s’en approchent. Dans la salle de contrôle
de Houston, un reporter demande à l’astronaute Jack Schmitt : « J’ai bien
entendu ? Le colonel Stafford a qualifié le cratère Censorinus de “bigger than
shit ? ». « Nan, z’avez mal entendu. Il parlait de moi, Schmitt. »
Soudain, alors que Cernan et Stafford se préparent à la manœuvre de
remontée, Snoopy bascule violemment vers l’avant et plonge vers la surface de
la Lune. « Fils de pute ! », lance Cernan.
Par mégarde, il vient sans le savoir de toucher un interrupteur qui ordonne au
LM de ne plus prendre Charlie Brown comme cible, mais la Lune. Alors qu’ils
s’approchent dangereusement de la surface, Stafford a le réflexe de larguer
l’étage de descente et de reprendre l’appareil en manuel. Après analyse, on a pu
prouver que Stafford avait réagi deux secondes avant le point de non-retour…
Revenu sur Terre, comme s’il ne s’était agi que d’un autre incident de T-38,
un Cernan flegmatique et toujours prompt à la plaisanterie résumera ainsi la
mésaventure à Neil Armstrong : « On t’a bien balisé le chemin ! T’auras qu’à
suivre nos traces. »
Et le rideau se lève…
Aldrin dans le cockpit d’un F-86 Sabre de la 51e Escadre après avoir abattu un chasseur MiG 15 pendant
la guerre de Corée.
Aujourd’hui plus que jamais, avec ses mains couvertes de bagues (dont deux,
qu’il est fier de vous montrer, ont voyagé sur la Lune), avec ses montres et autres
bijoux (notamment un étonnant bracelet à têtes de mort translucides), avec
certaines de ses vestes qui ne sont pas sans rappeler les meilleures audaces
vestimentaires d’un Rock Stewart, Aldrin a tout d’une légende du rock’n roll sur
le retour. La chirurgie esthétique est, d’ailleurs, un geste naturel pour lui (et, ma
foi, il faut reconnaître que cela lui réussit plutôt bien). Espiègle, taquin, Aldrin
aime à montrer, sourire en coin, qu’il est capable de faire croire n’importe quoi à
n’importe qui (il m’a raconté avoir un jour inquiété une de ses connaissances en
lui annonçant très sérieusement une tempête de neige… sur la Floride). Et il
n’aime pas partager la vedette, avide qu’il est de toujours attirer les feux des
projecteurs.
En 2017, il a « buzzé » (c’est le cas de le dire !) une nouvelle fois. Les
réseaux sociaux ont fait leur miel des grimaces de surprise et d’agacement qui se
succédaient sur son sympathique visage alors que, debout à côté de Donald
Trump, il écoutait un discours du président{15}. Ce comportement lui a d’ailleurs
valu la rancœur tenace de la Maison Blanche ! A posteriori, on peut penser que
certains, au sein de la Nasa des années 1960 (précautionneuse et prudente à
l’excès), étaient mal à l’aise à l’idée de faire d’un personnage aussi coloré le
premier homme sur la Lune. En réalité, comme on le verra au chapitre suivant,
Aldrin était loin d’être le pire cauchemar des communicants du programme
spatial.
*
Début 1969, les préparatifs s’accélèrent. Rien, bien sûr, ne peut être laissé au
hasard à l’occasion de cette grande première. Par précaution, le vaisseau devra
être éjecté de l’orbite terrestre vers la Lune sur une trajectoire bien particulière,
dite « de retour libre », une orbite allongée qui frôle notre satellite et qui, si les
astronautes ou le contrôle de mission décident de ne rien faire de plus, ramène
automatiquement l’engin au bercail. Dans ces conditions, seule une fraction des
sites d’atterrissage possibles étudiés depuis deux ans seront accessibles. On a
recherché, sur les images des premières sondes lunaires, les régions les plus
plates et les moins encombrées de rochers ou de cratères, car si le LM était posé
trop de travers, il risquerait de ne pas pouvoir réexpédier son habitacle en orbite
lunaire. Mais la trajectoire de retour libre impose qu’on se pose à moins de 5°de
latitude nord ou sud de l’équateur : ce sera donc la mer de la Tranquillité, assez
près du centre de la pleine Lune. Cela pose un autre problème. Sur la Lune
comme sur Terre, l’environnement équatorial est très ensoleillé. Il est à craindre
que si l’astre du jour est trop haut, l’éclairage intense écrase les contrastes et
empêche les astronautes de se repérer lors de la descente. Il faut donc que la date
et l’heure du lancement non seulement permettent la trajectoire de retour libre,
mais coïncident avec un moment où la Lune est en quartier. Ainsi, en se posant
non loin du terminateur (la limite jour-nuit), les astronautes évolueront dans le
long matin de la Lune, lorsque les ombres allongées soulignent au mieux le
relief. Et, bien sûr, il serait bon que trois jours plus tard, lors du retour, le Soleil
ne gêne pas non plus les manœuvres de rentrée ! Tout cela détermine une date et
une fenêtre de lancement bien précises : ce sera le 16 juillet 1969, entre 1 h du
matin et 17 h 54, heure du méridien de Greenwich (21 h le 15 juillet et 13 h 54 le
16, heure de la côte Est).
Dans d’autres bureaux, toutes sortes d’experts en protocole s’activent
également. Les premiers marcheurs lunaires devront effectuer une série de tâches
symboliques. Il faudra planter un drapeau dont on ne sait pas encore si ce sera
celui de l’ONU ou des USA, déposer une plaque, répondre à l’appel
téléphonique du futur président en exercice, Richard Nixon. À ce propos, les
relations publiques de la Nasa demandent à Nixon de prévoir une conversation
aussi courte que possible, pour ne pas donner l’impression qu’il cherche à voler
la vedette au père du programme, feu le président JFK. On lui écrit également
plusieurs discours à prononcer en cas d’échec, un pour chaque cause possible. Le
scénario sinistre où le LM, dans l’incapacité de repartir, condamnerait les
astronautes à rester sur la Lune, donne lieu à une procédure détaillée selon
laquelle, son discours prononcé, le président devra appeler personnellement les
futures veuves après que la communication aura été solennellement coupée avec
les naufragés{16}.
Début avril, le chef des astronautes Deke Slayton convoque l’équipage dans
son bureau pour préciser avec eux un autre « détail ». Si tout se passe comme
prévu et qu’ils arrivent à poser le LM sur la Lune, le premier à en sortir sera Neil
Armstrong. La décision est annoncée en conférence de presse le 14 du même
mois.
La première raison invoquée est que la position du sas, situé du côté du
commandant, impliquerait d’inutiles contorsions si Buzz devait sortir le premier.
On explique également que la mission lunaire, puisqu’elle implique pour ainsi
dire d’accoster sur un nouveau rivage, devrait se conformer à la tradition de la
marine selon laquelle le commandant met pied à terre avant les autres…
D’aucuns trouvent que cela commence à faire beaucoup de « bonnes » raisons
différentes. Pour ne pas arranger les choses, Aldrin Sr. fait jouer ses relations à
Washington pour tenter de bouleverser ces dispositions et replacer son fils en
première place. Il est, par ailleurs, notoire que Slayton se méfie de la
personnalité égotique d’Aldrin. Quelques semaines auparavant, il a demandé
discrètement à Armstrong s’il voulait vraiment garder son pilote de LM et ne
préférait pas le remplacer, semble-t-il, par Lovell. Armstrong a refusé poliment,
estimant que ce ne serait juste ni pour Aldrin ni pour Jim Lovell (cela aurait été
une « rétrogradation », le poste de pilote du LM étant plus bas dans la hiérarchie
que celui de pilote du module de commande que Lovell avait déjà occupé, et
cela aurait risqué de le priver de sa place à bord d’Apollo 14, qui devait être son
premier commandement).
Mais peu importe ce qui les a motivées, les raisons invoquées par la Nasa sont
tout à fait valables et le fait est que, même si le hasard y est pour beaucoup{17},
l’agence possède en la personne du commandant d’Apollo 11 un homme qui a
clairement l’étoffe de ce premier rôle. Elle aurait tort de s’en priver.
*
Neil Armstrong, décédé en 2012, était un homme discret, presque effacé et
peut-être aussi un peu distant. C’est un des personnages dont la présence m’a le
plus impressionné. Bien sûr, le fait de savoir que l’on se trouve devant le premier
homme à avoir posé le pied sur la Lune modifie la perception qu’on a de la
rencontre. Mais il y avait quelque chose de plus chez lui. Armstrong avait
véritablement la présence d’un chef d’Etat ou d’un guide spirituel. Lorsqu’il
entrait dans une pièce, les regards glissaient vers lui et un silence respectueux
s’installait. De stature moyenne, flegmatique dans ses gestes, son visage souvent
calme et concentré s’illuminait régulièrement d’un large sourire bienveillant,
comme les ailes d’un grand oiseau marin, qui irradiait les lieux.
Armstrong était un homme réfléchi, timide et solitaire au point de paraître
froid – presque autiste, ont dit certains –, mais si vous saviez dépasser cette
impression, vous étiez récompensé par l’étincelle de son regard espiègle et sa
parole à la fois lente et pleine d’humour. Une fois la glace rompue, il pouvait
parler avec beaucoup de chaleur. Certains de ses collègues astronautes – qui
l’ont toujours approché avec beaucoup de respect – m’ont confié qu’en voiture
avec lui, ils devenaient nerveux parce qu’il les regardait intensément plutôt que
la route devant lui ! Cette attention aux autres sincère, non feinte, en même
temps que son flegme qui maintenait une certaine distance, tout cela est rapporté
par ceux qui l’ont bien connu. Lors des soirées arrosées avec les copains, il
préférait ainsi jouer du piano pour accompagner leurs chants plutôt que de
participer bruyamment à leurs libations. Après son exploit sur la Lune, il a, sans
ostentation ni mauvaise humeur, évité les honneurs et les caméras autant que
faire se pouvait. Il se sentait trop exposé, à tort selon lui, au regard des centaines
de milliers de personnes qui avaient fait d’Apollo un succès. Toutes les fois que
je l’ai rencontré, les dernières années de sa vie, mon impression a été la même.
Celle d’un homme sans fausseté aucune, déconcertant de simplicité, qui était
sans aucun doute un des grands personnages de l’histoire humaine.
Armstrong naquit en 1930 dans la petite ville de Wapakoneta, Ohio, au sein
d’une famille d’origine écossaise, irlandaise et allemande. Sa mère, dont
l’influence aimante et bienveillante contribua certainement à l’équilibre
extraordinaire de l’enfant, répétait souvent que même le plus patriote des
Américains est un immigrant. Son père était auditeur interne pour l’État de
l’Ohio (il réalisait des audits pour les administrations et les services publics de
l’État), ce qui conduisit la famille à déménager seize fois avant ses quatorze ans.
Tout au long de ces années, cette « tribu nomade » (Neil, sa sœur June, son
turbulent petit frère Dean et les deux parents) resta très unie.
Sa mère disait de lui – et cela est confirmé par beaucoup de ceux qui l’ont
connu intimement – qu’on ne l’entendait jamais dire du mal de quelqu’un, et
même qu’il était blessé lorsqu’il entendait quelqu’un médire d’une autre
personne en sa présence. Cette extrême sensibilité du jeune Neil se manifesta
aussi par un amour profond de la musique et une application soigneuse à
l’appendre. Il excella au saxophone baryton, puis au piano (et, bien plus tard,
durant ses années de fac, il écrira et montera même deux comédies musicales).
Comme beaucoup de petits garçons, surtout à cette époque, Neil se passionna
pour l’aviation. Et comme beaucoup de petits garçons au caractère concentré et
plus ou moins introverti – on parlerait aujourd’hui de « geeks » –, il lisait
avidement des revues spécialisées et construisait des maquettes d’avions. Le côté
« geek » de Neil Armstrong se retrouve aussi dans sa posture « anti-sportive »
revendiquée, qui le différenciera plus tard de celle de ses camarades astronautes.
Pince-sans-rire, il répétait souvent : « Dieu nous a offert un certain nombre de
battements de cœur, et ce n’est pas moi qui vais les gaspiller inutilement » (une
phrase qui aurait été plus drôle s’il n’était pas mort d’une erreur médicale, lors
d’une opération cardiaque préventive). Sa mère a signalé que les exercices
physiques imposés à la Nasa ne lui furent jamais agréables. Lors d’une séance
d’entraînement avant le vol de Gemini 8, il trouva son partenaire Dave Scott
soufflant lourdement sur des poids. Neil s’assit nonchalamment près de lui sur
un vélo fixe et, pédalant sans grande énergie, lança à son équipier : « Vas-y,
Dave, pousse, c’est un garçon »… Mais dans sa « geekitude », Armstrong fit
preuve d’une précocité et d’une résolution peu communes puisqu’il obtint son
brevet de pilote de vol à voile dès l’âge de seize ans, avant même de passer son
permis de conduire !
Cette détermination, qui pouvait confiner à l’entêtement, est peut-être
l’unique facette « sombre » de sa personnalité. Très sûr de lui dans certains
domaines, il faisait invariablement les choses à sa façon, sans toujours en référer
aux autres, ce qui pouvait parfois paraître désordonné et déroutant pour ses
collègues. De fait, le travail en équipe pouvait lui être difficile, pour ne pas dire
plus.
À l’âge de dix-sept ans, Neil Armstrong entama des études d’ingénieur en
aéronautique à l’université de Purdue (il aurait pu aller à la prestigieuse école du
MIT, mais un oncle le lui déconseilla, arguant qu’on n’avait pas besoin d’aller si
loin pour avoir une bonne éducation). Ses notes ne furent jamais faramineuses,
peut-être parce qu’il attendait impatiemment la suite. Armstrong bénéficiait, en
effet, d’une bourse de l’US Navy qui impliquait deux années de formation
d’aviateur, un titre qu’il obtiendra en 1950, juste avant de partir pour la Corée.
Au cours de sa carrière de pilote militaire, Neil Armstrong démontra qu’il
correspondait pleinement au critère en apparence farfelu dont parlait l’infirmière
Dee O’Hara au chapitre précédent : « avoir de la chance ». Le 3 septembre
1951, son Panthers F9F fut touché par un tir de DCA, puis, alors qu’il tentait
d’en reprendre le contrôle, son aile droite fut à moitié tranchée par un mât
percuté à tout juste six mètres d’altitude. Il réussit in extremis à revenir en zone
amie avant de s’éjecter. Cinq ans plus tard, alors qu’il a fini ses études et exerce
comme pilote d’essai à la base d’Edwards, en Californie, son bombardier B-29
connaît une série de problèmes qui coupent trois de ses quatre moteurs. De
surcroît, tous les câbles qui relient les commandes aux gouvernes sont coupés,
sauf un. Avant qu’il ne réussisse à poser l’engin, sa vie n’a tenu qu’à un fil, au
sens propre comme au figuré ! En 1958, le jeune pilote qui rêve des étoiles
participe à l’éphémère programme spatial de l’US Air Force, notamment aux
études de la navette spatiale militaire X-20 Dyna-Soar puis aux essais sur le
célèbre et dangereux avion fusée X-15 (transféré aux civils de la Nasa) à bord
duquel il frôle une nouvelle fois la catastrophe lors d’un atterrissage raté en
1962.
1960. Armstrong et le X-15-1 après un vol d’essai.
Au bout d’une orbite et demie autour de la Terre, le troisième étage est allumé
une dernière fois pour s’éjecter vers la Lune. Collins, qui peine à se débarrasser
d’un tic de paupière depuis le matin, détache le vaisseau CSM (le module de
service et le module de commande), fait demi-tour et, tandis qu’il tient le module
de descente dans son viseur, s’y arrime par le nez à la perfection. D’un délicat
coup de rétrofusées, il extrait le LM de son logement. Le troisième étage
désormais vide est expulsé au loin sur une orbite autour du Soleil. Il est 12 h 42
ce mercredi 16 juillet et le « train spatial » est lancé comme un boulet de canon
vers la Lune. Arrivée prévue dans trois jours.
*
Mis à part pendant les périodes de repos imposé, les check-lists, les tests et
autres vérifications des systèmes occupaient chaque instant des astronautes selon
un emploi du temps plutôt serré. En particulier, la sortie extra-véhiculaire sur la
Lune ne devait durer que 150 minutes, et la façon dont chacune d’elles serait
mise à profit donna lieu à moult disputes et négociations. Loin de moi l’idée
d’ajouter à la « polémique sur le drapeau » qui a enflé à la sortie du film First
Man, mais laissez-moi à ce propos vous dire comment le drapeau suisse fut
planté sur la Lune avant le drapeau américain…
La liste de courses des deux hommes qui se poseraient sur la Lune était assez
longue, son ordre et son timing très stricts. Les scientifiques avaient obtenu que
les équipements choisis pour ce premier vol soient installés en priorité. Il
s’agissait d’un sismomètre, d’un réflecteur laser et d’une expérience de collecte
du vent solaire conçue entre autres par Johannes Geiss de l’université de Berne.
Le vent solaire est un flux d’électrons et de noyaux d’atomes soufflé dans
l’espace par notre étoile. Sur Terre, nous en sommes protégés par le champ
magnétique terrestre. L’idée de Geiss, simple et géniale, était que sur la Lune,
loin au-dessus de ce bouclier, il serait possible de collecter le vent solaire dans
toute sa pureté et d’en connaître la composition. Encore fallait-il que le piège y
soit exposé assez longtemps, d’où l’importance, pour son expérience encore plus
que pour les autres, d’être installée dès le début de la sortie. Il se trouve que le
collecteur de Geiss consistait en une feuille d’aluminium très pur portée par une
hampe, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un drapeau et lui valut le surnom
ironique de « swiss flag » côté américain.
Au départ, tout alla bien. En particulier, la question d’organiser une
« cérémonie du drapeau » en plus de toutes les autres activités n’obnubilait à peu
près personne. On s’était dit qu’un drapeau – de l’identité duquel, on l’a dit plus
haut, le comité des activités symboliques présidé par Thomas O. Paine discutait
encore – pourrait être fixé sur la hampe de l’expérience de Geiss, faisant ainsi
d’une pierre deux coups. Le président Richard Nixon, élu en novembre, semblait
sur la même longueur d’onde, puisqu’il avait souligné l’aspect international du
programme Apollo lors de son discours d’investiture du 20 janvier 1969.
Mais une partie de l’opinion publique critiquait le programme spatial, et la
Nasa commençait à craindre que le Congrès n’approuve pas son budget annuel.
Elle décida pour l’amadouer de faire appel à sa fibre patriotique en promettant
que la bannière étoilée serait solennellement plantée sur la Lune. Un mois avant
le départ, la Nasa décida donc un peu en catastrophe d’embarquer un drapeau
américain, dont la conception – il fallait trouver le moyen de déployer un
drapeau là où il n’y a pas d’air et de le loger parmi la pléthore d’équipements de
la mission – fut confiée à un certain Jack Kinzler. Probablement parce qu’il était
connu de tout le Manned Spacecraft Center comme « Mister Fix It{24} ».
Alerte ! Geiss craignit, à juste titre, que ce drapeau ne soit planté avant son
collecteur de vent solaire. Il contacta son ami Paul Gast, géochimiste en charge
des aspects scientifiques du programme Apollo, pour lui expliquer que si le
temps d’exposition de son expérience était par trop amputé, les mesures en
seraient inutilisables. Paul Gast contacta Bill Hess, directeur scientifique de la
Nasa d’origine allemande, qui décida que l’expérience suisse aurait la priorité en
déclarant : « Nixon peut attendre ! » D’après ce qu’ils m’ont raconté, plusieurs
hauts personnages à Washington firent pression afin de changer l’ordre des
activités, mais, à la grande surprise de Geiss, la Nasa resta ferme. Un Learjet
apporta en Floride le drapeau américain à temps pour qu’il soit installé dans la
fusée quelques heures seulement avant le lancement. Mais le « drapeau suisse »
de Geiss fut bel et bien planté dans le sol lunaire avant lui ! D’accord, ce petit
accès de patriotisme helvète est un peu tiré par les cheveux de ma part… Mais
en discutant avec les anciens ingénieurs qui avaient travaillé sur l’expérience de
collecte du vent solaire, je me suis laissé dire qu’ils avaient caché un tout petit
drapeau suisse – un vrai, cette fois – à l’intérieur de son mât. Alors, d’une
certaine façon, il est peut-être vrai que le drapeau suisse ait été planté
(clandestinement) en premier !
Ces petits actes d’appropriation de la Lune furent très courants. Près de quatre
cent mille personnes ont travaillé au programme lunaire et ils furent quelques-
uns à vouloir que quelque chose d’eux reste là-haut. Les ingénieurs allemands de
von Braun avaient pris l’habitude, déjà du temps de Peenemünde, de placer sur
leurs fusées des logos « Frau im Mond », d’après le titre du film de science-
fiction qui avait déterminé leur vocation : une jeune femme en petite tenue
chevauchant un croissant de Lune. Certains m’ont assuré que le troisième étage
de la Saturn V d’Apollo 11 avait le sien. (Malheureusement, je n’ai jamais pu en
avoir de preuve ou de photo, et il n’y a désormais plus de survivants pour
m’aider à enquêter sur ce sujet politiquement délicat !) Un autre ancien ingénieur
m’a un jour confié qu’il avait gravé son nom à l’intérieur du tube de prélèvement
des carottes du sol lunaire. Quant aux équipes qui fabriquaient le LM, elles
signèrent de leurs noms les parties non visibles de l’engin !
*
Le 19 juillet, Collins a placé Apollo 11 en orbite autour de la Lune à la
perfection. À 115 kilomètres au-dessus de la surface, les détails sont
impressionnants. Collins trouve le paysage étrange, menaçant. Les couleurs
changent presque d’heure en heure, du noir charbon à l’aube ou au crépuscule à
une magnifique teinte rosée en plein « midi ». Même le taciturne Armstrong
laisse échapper quelques superlatifs en décrivant cette surface. De façon
inquiétante, les cratères semblent bien plus nombreux que sur les photos, et
lorsqu’ils repèrent le futur site d’atterrissage, Collins se demande même s’il y a
là assez de place pour poser ne serait-ce qu’une poussette ! Au cours des trente
orbites qu’ils effectuent autour de notre satellite, Neil tente de mémoriser les
caractéristiques du site. Alors que les deux autres s’installent pour une quatrième
nuit en impesanteur, Buzz passe dans le LM dont il a la charge et met en route
ses systèmes pour les contrôler un par un. Une vingtaine d’heures après leur
arrivée dans la banlieue lunaire, le module de descente baptisé Eagle se
désarrime de Columbia, emportant Neil Armstrong et Buzz Aldrin vers la
surface de la Lune. Il est 13 h 44 à Cap Canaveral et une des phases les plus
critiques de la mission vient de commencer.
Les deux hommes sont tendus comme des cordes de piano, leur rythme
cardiaque grimpant rapidement tandis que leurs gestes restent calmes et leur voix
parfaitement maîtrisée. Après que Buzz a déclenché la manœuvre de
désorbitage, réorienté le LM et lancé la manœuvre de descente, Neil, en tant que
commandant, s’apprête à prendre l’appareil en manuel.
Les conditions sont très différentes de celles qu’il a connues à bord du LLTV
(Lunar Landing Training Vehicle), engin d’entraînement auquel il doit un de ses
crashs les plus spectaculaires, le quatrième de sa carrière, le 6 mai 1968.
Simulant une phase d’approche à la base d’Edwards, il en avait perdu subitement
le contrôle à très basse altitude. Malgré une infime marge de manœuvre, il a eu
le réflexe d’activer son siège éjectable quelques secondes avant l’impact. De
retour dans son bureau, Armstrong a ensuite repris ses activités comme si de rien
n’était. Le très sensible et affectueux Alan Bean, astronaute du troisième groupe
qui partageait son bureau, m’a raconté qu’il avait été atterré d’apprendre la
nouvelle de la bouche de ses collègues : il venait de croiser Armstrong
parfaitement serein à sa table de travail ! Il retourna voir Armstrong et lui
demanda si c’était vrai. Sans lever les yeux de ses papiers, Neil répondit
simplement : « Oui ». Bean n’en saura pas plus, choqué par la quiétude de son
ami rescapé d’un grave accident qui aurait pu lui coûter la vie.
Armstrong est cependant étranger à toute superstition et il sait que la fiabilité
du véhicule n’est pas en cause. Simplement, il y a des réalités que les plus
rigoureux des ingénieurs ne peuvent pas contourner. Le LLTV, conçu pour
s’entraîner à se poser sur la Lune, opérait sur un monde – la Terre – pourvu
d’une atmosphère dense et d’une pesanteur six fois supérieure à celle de notre
satellite, raison pour laquelle il était de conception technique très différente du
LM. D’ailleurs, l’enquête démontrera que l’accident était dû à une panne sèche
de ses réacteurs de contrôle d’attitude, épuisés par ces deux facteurs : la
gravité{25} et le fort vent qui soufflait ce jour-là. Ce 20 juillet, dans le vide de
l’espace et au-dessus de ce petit monde, Eagle est dans son élément comme un
poisson dans l’eau. Armstrong racontera plus tard qu’après une soixantaine
d’atterrissages réussis à bord du LLTV, Eagle lui procurait « une confortable
sensation de familiarité ».
De son côté, Buzz Aldrin est lui aussi habité par le souvenir de ses années de
formation. Ce qui le conduit à commettre une erreur. Sa thèse de doctorat,
soutenue au MIT, s’intitulait Techniques de guidage par ligne de visée lors des
rendez-vous spatiaux habités. Elle lui a valu d’entrer à la Nasa l’année suivante.
Devenu astronaute à sa seconde tentative, il a eu toutes les peines à s’intégrer à
ce milieu. Ses manières rugueuses et ses diplômes supérieurs le faisaient paraître
trop élitiste et ambitieux. Sa façon de parler jusqu’à la nausée des sujets qui le
passionnaient aussi ! Les autres astronautes l’affublèrent donc du sobriquet pas
très bienveillant de « Docteur Rendez-vous ».
Une des rares photographies d’Armstrong sur la surface lunaire ; le plus souvent il était de l’autre côté de
l’objectif.
Buzz était sorti du LM à son tour une vingtaine de minutes après Armstrong.
Sur l’échelle, il avait commenté : « Maintenant je remonte d’un échelon pour
aller refermer un peu le sas… En m’assurant de ne pas nous enfermer dehors. »
Armstrong avait ri : « Une sacrement bonne idée ! » (Aldrin est, à ce jour,
toujours aussi contrarié que ses camarades se moquent de lui pour cette
remarque : « Imaginez que la porte se soit verrouillée ! », proteste-t-il).
Contemplant pour la première fois le paysage en toute quiétude, il le qualifia de
« magnifique désolation ». Il se sentait étrangement détaché, comme s’il était
lui-même son propre spectateur. (Taquin et visiblement fier de lui, Aldrin me
confia qu’il fut aussi à cette occasion le premier à uriner sur la Lune).
Buzz Aldrin remarqua, au départ avec une certaine surprise, que
l’échappement de leur moteur avait laissé peu de traces au sol. Comme il l’avait
vu lors de la descente, le nuage de poussière qu’ils avaient soulevé s’était dissipé
au loin en un clin d’œil, sans rester en suspension. Sous le LM, on remarquait
tout au plus quelques stries dans la poussière s’éloignant radialement de
l’aplomb de la tuyère. Bien sûr, Aldrin comprenait qu’en l’absence
d’atmosphère, la poussière retombe très vite et surtout qu’elle est expulsée au
loin en ligne droite, sans remous. Mais c’était une autre chose que de le voir en
vrai, tandis que son cerveau continuait à servir de références terrestres.
Pour des raisons analogues, les marcheurs lunaires ont eu certaines difficultés
à estimer les distances. Nous avons tous en tête le Petit Prince debout sur sa
planète minuscule. L’image est certes exagérée, mais elle illustre assez bien ce
que les astronautes ressentaient sur la Lune : l’étrangeté d’un horizon presque
quatre fois plus proche que sur Terre. Neil Armstrong racontait que cette
courbure très prononcée de la Lune rendait la marche déroutante. Il cita
l’exemple d’un cratère de plus de 30 mètres de haut qu’il avait repéré lors de son
atterrissage, mais qu’il ne pouvait désormais plus voir malgré le fait qu’il s’en
trouvait à quelques centaines de mètres seulement. Pour son cerveau habitué aux
normes terrestres, les objets disparaissaient incroyablement vite derrière
l’horizon à mesure qu’il se déplaçait.
L’absence quasi totale d’atmosphère provoquait un autre effet d’optique
déroutant. Sur Terre, l’air ambiant voile les objets qui nous entourent d’autant
plus fortement qu’ils sont loin. Une montagne éloignée apparaît ainsi moins
contrastée, plus bleutée, qu’un relief tout proche. Inconsciemment, nous nous
servons de cet effet pour estimer les distances. A plusieurs reprises, les
astronautes, croyant marcher vers un caillou tout près d’eux, découvraient qu’ils
peinaient à s’approcher d’un immense rocher dans le lointain (nous en
reparlerons à propos d’Apollo 16).
Néanmoins, les opérations sur la Lune se révélèrent simples et agréables, et se
déroulèrent sans encombre – excepté l’installation du drapeau américain qui
obligea les astronautes à rassembler un petit tas de poussière à sa base pour lui
donner un équilibre précaire. Au bout de deux heures et demie, il fut temps de
regagner Eagle.
Jetant un dernier coup d’œil au-dessus de lui, Aldrin s’emplit les yeux de la
vision de la Terre, plus brillante que la pleine Lune, merveilleusement colorée
sur le fond absolument noir du ciel. Tandis qu’il remontait les échelons, son
collègue Armstrong fit une fugue qui surprit tout le monde, révélant cette facette
sensible de son caractère que cachait sa parfaite discipline. Il courut rapidement
vers le bord d’un grand cratère pour y voler un instant de sérénité solitaire et le
prendre en photo. Armstrong se montra, d’ailleurs, un photographe plus sérieux
qu’Aldrin, qui n’eut pas l’idée de faire une belle photo de son commandant sur
la Lune. On l’apercevra certes sur cinq photos, mais toujours de dos, dans
l’ombre ou très mal cadré. Ses collègues de la Nasa en furent consternés (et
lorsque j’en ai parlé avec Buzz, ses explications ne m’ont pas permis d’en savoir
plus).
De retour dans le module lunaire, les deux astronautes essayèrent de dormir,
Armstrong vautré sur le couvercle de protection du moteur d’ascension et Aldrin
à même le sol. Une odeur de poudre à canon provenant de la poussière lunaire
envahissait tout l’habitacle, une poussière très salissante, rendue collante par
l’électricité statique. En se couchant, Aldrin aperçut un petit objet sur le sol
poussiéreux. Curieux, il se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un fusible.
Instinctivement, il contrôla tout le cockpit à la recherche d’une pièce manquante.
Avec stupeur, il s’aperçut qu’il s’agissait ni plus ni moins que du fusible faisant
office d’interrupteur pour la séquence d’allumage du moteur de remontée du
LM ! Sans ce petit fusible, pas de retour possible… En me parlant de cet
incident, Aldrin me dira bien plus tard avec un petit sourire : « Tu vois, là c’est
nous qui aurions dû dire : “Houston, on a un problème” », allusion à la fameuse
phrase d’Apollo 13.
Aldrin extrait le sismomètre de la baie du module lunaire.
*
Richard Gordon, dit « Dick », est né en 1929 et décédé il y a peu, en
novembre 2017. Comme on l’a déjà dit, il avait connu son meilleur ami, Pete
Conrad, et son protégé, Alan Bean, lorsqu’il exerçait comme pilote d’essai à la
Navy. Encore une fois, la Nasa avait choisi en sa personne un astronaute
expérimenté (il avait déjà volé avec Conrad à bord de Gemini 11) et très fiable,
puisqu’en tant que pilote du module de commande, il avait la lourde
responsabilité d’emmener en toute sécurité l’équipage vers la Lune et retour.
Pourtant, lui aussi revenait de loin. Enfant, il souffrait de très graves problèmes
d’asthme au point que les médecins, craignant pour sa vie, conseillèrent à ses
parents de quitter la froide cité de Seattle pour aller s’installer en Californie.
Mais cette lutte contre la maladie ne l’empêcha pas de réussir haut la main des
études de chimie avant d’entamer sa carrière militaire et même de gagner la
course aérienne Los Angeles-New York en 1961 !
Pendant les derniers instants de la descente, Pete Conrad, aux commandes du
LM, n’en place pas une. Son gentil camarade – qui cherche à se rassurer lui-
même – le bombarde d’encouragements, telle une mère observant les premiers
pas de son enfant. « Vas-y, Pete ! Très bien ! Tu te débrouilles comme un chef,
Pete ! Tu as largement assez de carburant, Pete ! Tout va bien, Pete ! » Et ainsi
de suite, pratiquement sans discontinuer !
À ce moment, Conrad regrette peut-être un peu d’avoir inquiété Alan Bean
quelques minutes auparavant en ayant été, comme à son habitude, parfaitement
franc avec lui. Juste avant que Houston ne lui donne le feu vert de la descente, il
a en effet exprimé ses craintes ouvertement : « Qu’est-ce qu’on fait si on ne
reconnaît pas le site d’atterrissage ? » C’était pourtant simplement un sentiment
normal et sain de la part d’un homme qui prépare l’atterrissage le plus important
de sa vie. La manœuvre est d’autant plus délicate que la Nasa lui a fixé un
objectif précis : se poser auprès de la sonde Surveyor 3 qui repose sur la Lune
depuis 1967. Concentré, déterminé à montrer une nouvelle fois ses qualités de
pilote, Conrad a ensuite cherché à diriger son module lunaire aussi précisément
que possible.
Comme on l’a déjà signalé, le LM possède sa propre version de l’AGC. La
spécificité de l’ordinateur du LM est de garantir la phase d’atterrissage sur la
Lune et celle du retour vers le vaisseau principal. Un système simple mais
ingénieux permet au commandant d’intervenir pour corriger la descente : grâce à
des lignes graduées horizontales et verticales peintes sur son hublot, il peut
quantifier exactement l’écart entre la trajectoire théorique et la trajectoire réelle
pour donner ensuite le nombre d’impulsions de correction requises à l’aide de
son manche de contrôle (l’ancêtre des side, sticks que l’on trouvera plus tard sur
la navette spatiale et sur certains avions de ligne comme les Airbus).
En début de descente, Conrad a, comme il se doit, laissé à Bean le soin de
surveiller les instruments tandis que lui-même cherchait à grand-peine son site
d’atterrissage par le hublot. Soudain, il a enfin reconnu son premier point de
repère : le cratère « Snow man ». « Putain ! », s’écrie-t-il. « On est pile sur la
bonne trajectoire ! » À 300 mètres d’altitude, il a déclenché l’autopilote, viré
brusquement à gauche pour éviter un terrain trop rocailleux, puis à nouveau à
droite, ce qui a fait, là encore, très peur à son collègue. Finalement, les deux
hommes ont perdu le sol de vue plus tôt que prévu à cause de la poussière
soulevée par l’engin. Et c’est ainsi que les derniers mètres de la descente
s’effectuent sans visibilité, mais avec le fond sonore d’un Alan Bean soudain
passionné de méthode Coué !
« Lumière de contact », s’exclame Alan. Le 19 novembre 1969, pour la
seconde fois, des hommes viennent de se poser sur la Lune. Mais le plus beau,
c’est qu’au lieu d’alunir à 400 mètres de Surveyor comme prévu, Conrad a fait
mieux : ils ne sont qu’à 183 mètres de la sonde après un voyage de presque un
demi-million de kilomètres ! La sonde automatique a même été partiellement
recouverte par la poussière soulevée sous la tuyère du LM. La chose est
désormais claire : les atterrissages de précision sont maîtrisés !
Quelques heures plus tard, Pete Conrad sort du module lunaire. En sautant du
dernier échelon, il s’écrie : « Youpi ! Oh ! là là ! C’était peut-être un petit pas
pour Neil, mais c’est sacrement haut pour moi ! »…
Cette blague sur sa petite taille, il l’avait préparée. Vous vous souvenez du
mystérieux pari avec Oriana Fallaci ? La journaliste croyait mordicus que la
phrase historique de Neil Armstong avait été rédigée par la Nasa. Pour lui
prouver que les astronautes avaient toute liberté de dire ce qu’ils voulaient, Pete
a parié 500 dollars qu’il prononcerait cette petite phrase. Pari tenu ! Comme de
juste, sur Terre, des dizaines de types du service de presse se frappent le front,
consternés.
Bean quitte le LM vingt minutes après son commandant pour une première
sortie qui durera quatre heures. Tandis qu’il descend les échelons, l’éclatante
lumière du Soleil, la sensation de légèreté, la Terre suspendue comme par
miracle dans le ciel d’encre, tout lui semble à la fois familier et hors du monde.
C’est une véritable expérience mystique pour lui – comme si, dira-t-il plus tard,
il pouvait sentir l’amour du Créateur –, ce qui le trouble d’autant plus qu’il n’est
pas du tout religieux. Durant ce moment de saisissement, il dirige par mégarde
sa caméra de télévision couleur directement vers l’astre du jour, ce qui la grille
irrémédiablement (cela restera par la suite son plus grand regret).
Conrad, pour sa part, joyeux comme un pinçon, fait son show sur la Lune. Sur
les enregistrements, on n’entend cette fois que lui : soit il blague avec Alan, soit
il se murmure ses réflexions à lui-même, soit, tout simplement, il rit. Sa bonne
humeur vient aussi des dessins humoristiques cachés par ses collègues qu’il
découvre à mesure qu’il épluche sa checklist. Chaque nouveau cratère, chaque
roche ramassée est source d’émerveillement. Al compare leur marche
bondissante à celle d’une gazelle, mais Pete trouve une image plus drôle : « On
ressemble à des girafes qui galopent au ralenti ! » Loin au-dessus des deux
girafes lunaires, Dick Gordon, resté en orbite, regrette un peu de ne pas pouvoir
s’amuser avec ses copains…
Frappé par la proximité de l’horizon, Pete Conrad a l’impression de se tenir
debout sur un ballon géant, une image qui exprime parfaitement le ressenti des
astronautes de ces deux premières missions qui ont atterri sur de grandes plaines
sans véritable relief. La Lune est certes peu colorée, d’une beauté plutôt glaciale,
grise et blanche, sous un ciel absolument noir. Mais à y regarder de près, les
deux hommes remarquent que le sol sableux semble clignoter de mille
scintillements bleus et verts, comme s’il était constitué de verre pulvérisé. Alan
Bean, compensant un peu la perte de sa caméra par ses talents d’artistes, décrit
avec une grande précision la surface lunaire. On lui confirmera plus tard – et il
en était très fier – que ses observations, trouvant les mots justes pour chaque
couleur, chaque teinte et chaque texture, ont été précieuses.
*
Alan voulait croire que le fait d’avoir envoyé un peintre sur la Lune avait été
très bénéfique au programme. J’ai toujours été touché par cette remarque et je
partage son avis, qui s’applique aussi à la présence d’un poète en orbite lunaire
en la personne d’Al Worden sur Apollo 15. Mais je voudrais faire ici une
parenthèse scientifique sur les scintillements colorés du « sable » lunaire.
Ces deux premières missions ont attiré l’attention des géologues sur la nature
très particulière du « sol ». Nous avons parlé de « poussière » ou de « sable »,
mais ces termes sont trompeurs – le mot correct est « régolithe » – et ne rendent
pas compte du comportement déroutant de ce matériau. Si déroutant, en fait, que
beaucoup de néophytes se fourvoient parfois dans des théories complotistes faute
de savoir interpréter correctement ce qu’ils voient sur les images. Il faut le
rappeler sans cesse : si ces photos paraissent étranges, c’est précisément parce
qu’elles ont été prises dans un environnement qui nous est étranger !
Sur Terre, les grains de sable et de poussière – les roches réduites en poudre –
sont soumis à l’action de l’atmosphère, usés, roulés les uns sur les autres par la
pluie, le vent, les rivières. Ils sont donc émoussés, arrondis, et c’est pourquoi le
sable sec s’écoule sans heurt, presque comme un liquide. Sur la Lune, les choses
sont différentes. Le régolithe est exclusivement le résultat du pilonnage
météoritique constant subi par notre satellite. Ce sont des éclats de roches brisées
encore et encore par des impacts répétés pendant des milliards d’années. C’est ce
qui explique ce comportement de verre pilé très fin à la lumière du Soleil. Cela
signifie aussi que les grains sont irréguliers, découpés, et ont tendance à
s’accrocher les uns aux autres. De plus, les premiers millimètres, directement
exposés aux rigueurs du vide spatial, reçoivent du Soleil d’importantes quantités
d’ultraviolets durs (dont nous protège l’atmosphère sur Terre) qui ont la
propriété d’arracher des électrons à la matière et d’électriser légèrement le
régolithe. Il est dès lors quelque peu « collant ». C’est pourquoi, bien qu’étant
absolument sec, le « sable » lunaire moule aussi parfaitement les empreintes des
astronautes. En fait de « sable », sa consistance – telle que tous les marcheurs
lunaires l’ont décrite – s’apparente plutôt à celle du talc, voire de la neige
poudreuse.
Pour les mêmes raisons, la poussière lunaire est extrêmement salissante et les
astronautes avaient le plus grand mal à s’en débarrasser. Une anecdote illustre
cet aspect et, de façon générale, les difficultés que nous avons à interpréter
correctement des images prises dans un monde extraterrestre où les normes de la
Terre ne s’appliquent pas.
Pour la première fois{35}, des hommes rendent visite à un artéfact humain qui
les a précédés sur un autre monde. En s’approchant de la sonde, Pete et Alan ont
la surprise de constater qu’elle a changé de couleur ! Une bonne partie de la
carlingue semble être passée du blanc à l’ocre-brun foncé. Sur Terre, on
s’interroge. Serait-il possible que les ultraviolets alliés à l’intense contraste
thermique entre le jour (+ 106 °C) et la nuit (−183 °C) aient en quelque sorte
« caramélisé » le revêtement de l’engin ? Si c’est le cas, cela suggère que les
conditions du vide spatial sont bien plus rigoureuses que prévu avec, peut-être,
des conséquences sur la longévité des engins placés dans l’espace.
Comme on le leur a demandé, Bean et Conrad entreprennent de démonter
certaines parties de la machine pour les ramener sur Terre, et c’est là qu’un
indice apparaît suggérant une autre hypothèse (la bonne). Certaines parties
cachées derrière les pièces qu’ils démontent sont restées parfaitement blanches et
d’ailleurs, la sonde ne semble avoir bruni que du côté du LM… On suppose
alors que des grains de poussière soulevés par la tuyère du LM ont été projetés
comme autant de microscopiques balles de fusil – oui, il faut sans cesse se
rappeler qu’il n’y a pas d’atmosphère sur la Lune ! – et se sont incrustés à la
surface de la sonde. Autrement dit, en se posant aussi près, Conrad a
littéralement passé Surveyor à la sableuse{36} !
Leur travail terminé, les deux amis rient sous cape. Ils ont préparé une petite
farce pour les ingénieurs qui développeront les photos de la mission. Ils veulent
leur faire découvrir, au milieu de centaines de clichés, une image où tous les
deux posent côte à côte devant la sonde automatique, suggérant ainsi que, tels de
bons touristes, ils ont demandé à un autochtone de la Lune de prendre la photo
pour eux. Pour cela, Bean a embarqué clandestinement un petit retardateur
photo. Malheureusement, il ne parvient pas à le retrouver. Tant pis, l’excursion
doit continuer.
Au bout de trois heures et cinquante-quatre minutes, les astronautes regagnent
le LM. Juste avant de grimper l’échelle, Alan retrouve le fameux retardateur
dans une de ses poches et, de rage, le jette au loin… oubliant par la même
occasion sur le sol un sac contenant une bonne partie des pellicules photo de la
mission, dont on n’aura pour cette raison que peu d’images !
Lors de l’ultime check-list avant le lancement. Conrad rassure son ami à sa
manière si particulière : « T’inquiète pas, Beano. Si on reste coincés, on aura
l’honneur d’être les premiers martyrs de la conquête lunaire. » Mais les boulons
explosifs sautent comme prévu et décrochent l’étage de remontée, dont le moteur
s’allume sans encombre. Alan Bean, fasciné, observe des anneaux de minuscules
débris orange scintillants s’éloigner en cadence de l’engin : c’est le fin
revêtement doré de l’étage de descente qui est pulvérisé par les gaz de
propulsion. Au bout de quelques minutes, Conrad demande discrètement à Bean
s’il veut prendre les commandes pendant l’ascension du LM… Il veut faire à son
ami le même cadeau qu’en un autre lieu, il y a si longtemps, un jardinier
bienveillant maître d’un tracteur magique lui avait fait à lui. Alan, pris au
dépourvu, est d’abord tétanisé. C’est tout de même lui qui, devant l’insistance de
Pete Conrad, pilotera le LM jusqu’au module de commande.
Bientôt, les deux engins s’arriment en orbite lunaire. Les marcheurs lunaires
frappent au sas fermé du tunnel d’accès : « C’est qui ? », répond Dick Gordon.
Lorsqu’il ouvre le sas et découvre ses deux amis couverts de poussière de la tête
au pied, il décide qu’il ne va pas suffire de leur demander de mettre des patins et
leur ordonne de se déshabiller de la tête aux pieds. Alan et Pete entrent donc
dans le module de commande dans la tenue avec laquelle ils sont venus au
monde.
Le voyage de retour, aussi festif que l’aller, est agrémenté par un spectacle
unique, jamais vu par un autre être humain : une éclipse de Soleil engendrée non
pas par la Lune, mais par le passage de la Terre devant l’astre du jour.
L’ambiance est même rendue très rigolote par l’idée originale de Dick Gordon.
À l’époque d’Apollo, l’hygiène corporelle était un vrai problème lors des
missions de longue durée comme celle-là. On peut imaginer qu’après une
semaine, l’habitacle exigu d’une capsule sentait un peu le fauve ! En guise de
sous-vêtements, chaque astronaute dispose de trois paires de combinaisons en
coton, qui s’imbibent très vite de transpiration et dégagent une odeur
nauséabonde vu qu’il est impossible de se laver correctement (les hommes
peuvent simplement se frotter avec des serviettes imbibées d’eau). Du coup, les
trois compères d’Apollo 12 optent pour une solution drastique : Gordon se
déshabille à son tour et ces premiers nudistes de l’espace feront le voyage de
retour dans le plus simple appareil ! Faut-il le préciser ? Aucun autre équipage
ne renouvellera cette expérience.
Le 24 novembre 1969, dix jours après son départ, la capsule d’Apollo 12
s’abat dans l’océan Pacifique. Sous le choc, une caméra se détache de son
logement et frappe – devinez qui – Alan Bean à la tête. Bilan : six points de
suture. Les trois mousquetaires de l’espace, plus soudés que jamais rapportent,
en plus des pièces de Surveyor, 34 kilos de roches lunaires.
*
Après sa mission lunaire, Conrad revolera comme commandant lors du
premier vol habité du programme de la station spatiale Skylab en 1973. À cette
occasion, il effectua une sortie extravéhiculaire avec Jo Kerwin afin d’essayer de
déployer un panneau solaire récalcitrant. Il réussira à le décoincer en employant
la force brute, un exploit dont il était très fier ! Il fut également le premier
homme à faire de la bicyclette dans l’espace (et à boucler de cette façon un tour
du monde en moins d’une heure et demie). Il quitta la Nasa la même année, à 43
ans.
Par la suite, Pete Conrad exerça comme consultant pour l’avionneur Douglas
et effectua des vols de démonstration du fameux DC-10 partout dans le monde.
Les gens se pressaient pour avoir le privilège de voler avec lui, ce qui favorisera
considérablement les ventes ! Mais le 25 mai 1979, un de ces appareils perdit un
moteur au décollage de Chicago et s’écrasa, tuant tous ses occupants. L’engin fut
qualifié de « cercueil volant » par la presse et l’entreprise fut au bord du gouffre.
Son président demanda à Conrad de diriger les investigations. La cause du
problème fut rapidement découverte : une grave erreur dans la procédure de
maintenance des moteurs. Conrad divorça, puis se maria avec Nancy au
printemps 1990. Un des quatre fils de Conrad mourut d’un cancer des os la
même année. Une tragédie qui l’affecta beaucoup. Conrad devint aussi un visage
familier aux États-Unis au travers des publicités qu’il fit pour Pepsi-Cola,
American Express, et de ses apparitions dans les films Stowaway to the moon
(1975) et Plymouth (1991).
Imagine-t-on Fonzie « The Fonz » transfiguré par une expérience mystique ?
Non. Et, de fait, Pete Conrad fut, de tous les marcheurs lunaires, celui qui resta
le plus détaché, le moins bouleversé par son voyage de la Terre à la Lune. Il
avait été très touché par le spectacle de la Terre suspendue dans le ciel, par la
beauté aride du monde extraterrestre qu’il avait eu le privilège de visiter. Il avait
trouvé tout ça très beau, très chouette, et il s’était bien amusé. Voilà tout ! Un
jour qu’une petite fille du nom d’Emily lui avait demandé s’il était un
« Rocketman », il acquiesça avant de lui demander ce qu’elle pensait faire quand
elle serait grande. « Je ne sais pas », dit-elle. « Je suis encore une enfant ! »
Conrad rétorqua : « Moi aussi, Emily. Moi aussi. »
Après sa mort tragique des suites d’un accident de moto, un arbre fut planté
au Johnson Space Center de Houston aux côtés de tous les autres qui
représentent chaque astronaute aujourd’hui décédé. Lors des fêtes de Noël, des
projecteurs les éclairent d’une lumière blanche, sauf le sien. À l’initiative d’Alan
Bean, l’arbre de Conrad est éclairé en rouge. « Si tu ne peux pas être bon, sois au
moins flamboyant », disait Pete Conrad. Par son geste, son ami et protégé voulait
rappeler à tous que cet homme-là avait réussi à être les deux.
*
Suivant les conseils de son ami Conrad, Bean resta à la Nasa et commanda le
vol Skylab 3 en 1973. Deux ans plus tard, il deviendra chef du groupe
d’entraînement des candidats astronautes jusqu’à la fin de sa carrière en juin
1981. Malgré le fait qu’il aurait dû voler sur la navette spatiale, il décida de
quitter la Nasa et de se consacrer uniquement à sa grande passion : la peinture.
Au contraire de Conrad, Bean avait été bouleversé par la Lune. Il ne pouvait
pas la regarder sans avoir le cœur serré à l’idée que peut-être personne n’y
retournerait. Conscient de sa chance extraordinaire – il se considérait comme un
outsider qui avait gagné au loto –, il s’était juré de peindre son expérience
jusqu’à la fin de sa vie. Une de ses peintures s’intitule Are we alone ? Curieux, je
lui demandai s’il croyait à la vie extraterrestre. « La réponse est dans nos
cœurs », me dit-il mystérieusement.
À l’initiative de mon fils Nicolas, Al avait accepté de peindre l’illustration
principale du livre que vous avez entre les mains. Quelques jours avant sa mort,
nous en avions parlé et, très excité, il avait proposé de représenter Neil
Armstrong – celui dont on n’a aucune bonne photo sur la Lune – et de laisser
deviner le visage de son ami à travers le reflet miroitant de son casque. Ce serait
la première fois qu’il peindrait le portrait d’un astronaute, et cette perspective
l’enchantait. Cette vision, il l’a emportée avec lui. Mes pensées vont à son
épouse Leslie et à sa famille. Je me sens privilégié d’avoir connu cet homme
extraordinaire, si différent des autres marcheurs lunaires, qui m’a appris
l’importance de s’accepter tel qu’on est et offert sa devise : « Vis ta vie, et suis
ton destin. »
*
Le monde entrait dans les années 1970 et les États-Unis avaient, sans conteste
possible, gagné la course à la Lune. Certes, la moisson scientifique du
programme Apollo ne faisait que commencer. On eut, par exemple, la surprise,
en étudiant la caméra de Surveyor que Conrad avait pris l’initiative de démonter,
d’y trouver des bactéries Streptococcus vivantes, attirant pour la première fois
l’attention sur les capacités de survie de ces microorganismes dans l’espace
(même s’il semble aujourd’hui que ces bactéries soient issues d’une
contamination ultérieure après le retour de la pièce sur Terre). Surtout, les
premières analyses suggéraient une hypothèse révolutionnaire quant à l’origine
de la Lune, celle de l’impact géant. Mais des voix commençaient à s’élever pour
demander si cela valait la peine de continuer. La Nasa fut peut-être ici victime de
sa communication un peu trop lissée. Même si, comme nous l’avons vu, les six
premiers voyageurs lunaires avaient frôlé de très près la mort à plusieurs
reprises, sur le papier, la réussite d’Apollo 11 avait été suivie d’une mission
absolument parfaite avec Apollo 12. Aller sur la Lune, désormais, on savait
faire… La suite allait rappeler tout le monde à l’ordre.
5
Trois hommes en danger
Apollo 13
Né en 1933, Gene Kranz est un tout petit peu plus jeune que la plupart des
premiers astronautes, mais son histoire ressemble beaucoup à la leur. Très tôt, il
s’est passionné pour l’aviation, mais aussi pour les vols spatiaux. Au tout début
des années 1950, avant même le commencement de l’ère spatiale, son mémoire
de lycée s’intitulait « La conception et la possibilité des fusées
interplanétaires » ! Il poursuivit ensuite des études en ingénierie aéronautique,
devint pilote militaire et servit en Corée du Sud juste après la fin de la guerre. En
1960, alors qu’il travaillait chez McDonnell Aircraft, il répondit à une petite
annonce dans Aviation Weekly : « Aide souhaitée ». La Nasa, qui n’avait pas
encore placé un homme dans l’espace, cherchait à étoffer ses équipes…
Gene intégra le staff des contrôleurs de mission sous la direction de Chris
Kraft, qui n’était ni plus ni moins que l’inventeur de ce métier tel que le
programme spatial allait le pratiquer par la suite. Les premiers vols habités ne
duraient que quelques heures et ne nécessitaient qu’une seule équipe de suivi au
sol alors installée sur le lieu même du lancement à Cap Canaveral. Mais avec le
programme Gemini (à commencer par Gemini 4) et la mise en place de missions
de plusieurs jours, de surcroît plus complexes, il fallut concevoir un système de
rotations dans une toute nouvelle salle construite au Manned Spaceflight Center
à Houston. Chris Kraft choisit les ingénieurs et les techniciens les plus
expérimentés pour constituer son équipe « rouge ». Son bras droit, John Hodge,
eut le privilège de choisir en second les membres de l’équipe « bleue ». Kranz,
qui n’avait pas encore quarante ans, se retrouvait donc avec les plus jeunes. Il
était bien placé pour savoir que ce n’était pas parce qu’on était jeune qu’on
n’était pas bon. Mais il craignait que le fait d’avoir été choisis en dernier –
traumatisme notoire dans les cours d’écoles américaines – ne donne des
complexes aux membres de son équipe blanche. Il chercha donc à les souder en
leur donnant une identité, un drapeau, et c’est sa femme Marta qui eut l’idée
géniale de faire des gilets de son mari une sorte de bannière de ralliement. Dès
lors, elle lui confectionnait un premier gilet de couleur claire – la couleur
blanche de l’équipe – pour chaque début de mission, gilet que les équipiers de
Kranz attendaient avec impatience. Puis elle imaginait un autre gilet, aux
couleurs et aux motifs chatoyants, pour fêter la victoire à l’heure de
l’amerrissage (vêtement dont on imagine que les allures très originales étaient
attendues avec encore plus d’impatience).
Le premier gilet fit son apparition très remarquée en 1965, au cours de la
mission Gemini 4. À cette occasion, Chris Kraft fit de Gene son contrôleur
principal d’une façon très simple. Il se tourna vers lui, souffla : « Maintenant,
c’est toi le patron » et quitta la salle. Durant toute sa carrière, Gene Kranz allait
faire montre d’immenses qualités de leader qui feront merveille lors des
situations de crise que connaîtra l’agence spatiale.
Encore aujourd’hui, Gene est un personnage dont émane une autorité
naturelle impressionnante. J’ai eu l’occasion de lui demander ce qu’était, selon
lui, cette qualité étrange qu’on appelle le « leadership ». Ses idées sur la question
sont limpides et il les exprime d’un trait, sans hésiter : « Le leadership », m’a-t-il
répondu ce jour-là, « c’est simplement la capacité à mobiliser l’énergie et le
talent des gens qui vous entourent et à les focaliser sur le but à atteindre.
Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de leader né. Ça n’existe pas. Un
leader ; ce n’est pas non plus quelqu’un qui est fait par les autres : il se fait lui-
même. Mais il ne peut le faire que d’une seule façon : en écoutant et en
apprenant des autres ! » Parmi ceux qui lui ont le plus appris, Gene cite en
premier lieu sa mère, qui éleva seule ses trois jeunes enfants après la mort
précoce de son mari. Elle lui a appris l’intégrité. Il salue également ses
enseignants et ses instructeurs de vol. De l’un deux, il raconte : « Il croyait dur
comme fer à tout ce qu’il faisait. Il m’a appris la passion. Il se portait volontaire
pour tout ! Il disait : “Quand je mourrai, je veux être usé jusqu’à la corde”…
Ça, c’est une merveilleuse façon de vivre. » Et de son patron, Chris Kraft, il dit :
« Il m’a appris à accorder ma confiance aux autres quand ils étaient prêts et
qu’ils le méritaient. »
*
En juin 1969, après six ans de bataille contre son problème d’oreille interne,
Alan Shepard est de nouveau déclaré apte au service actif. Ce vétéran célèbre et
révéré va alors activer tout son réseau de contacts politiques pour brûler la
politesse à ses collègues et hériter d’un poste de commandant pour une mission
lunaire. C’est Gordon Cooper – un autre des Mercury Seven – qui devait
commander Apollo 13. Mais il est mal vu de ses supérieurs (notamment, on la
dit, de Deke Slayton) et il doit bien vite céder ce poste à Shepard. Cette décision
choque nombre d’astronautes, dont la place sur un vol lunaire n’est garantie que
si les règles de désignation sont respectées{38}… Coup de théâtre, pour la
première fois, la direction de la Nasa rejette la proposition de Slayton au motif
que Shepard, cloué au sol depuis 1963, a besoin de plus de temps pour
s’entraîner. On décide alors d’échanger les équipages d’Apollo 13 et 14. Ce sera
donc Jim Lovell (commandant), Ken Mattingly (module de commande) et Fred
Haise (LM). Le second coup de théâtre se produit une semaine à peine avant le
départ. Mon ami Charlie Duke – le plus jeune des astronautes – a contracté la
rubéole d’un de ses enfants. On part donc du principe que l’équipage de
rechange dont il fait partie ainsi que l’équipage principal ont été exposés. Or,
seul parmi ces six hommes, Ken Mattingly n’a pas eu la rubéole dans son
enfance et n’est donc pas immunisé ! Le médecin principal insiste alors pour
qu’on le remplace par le pilote du module de commande de l’équipage de
rechange, Jack Swigert, ce qu’il obtient in extremis, trois jours avant le
lancement.
Le 11 avril 1970, Lovell, Haise et Swigert prennent place à bord d’Odyssey
en route pour la Lune. Le décollage connaît un incident mineur lorsque le moteur
central du second étage s’éteint plus tôt que prévu – un défaut de poussée qui
sera compensé sans problème par les quatre autres moteurs. Apollo 13 est injecté
sur sa trajectoire lunaire, Swigert récupère sans encombre le LM Aquarius et les
trois hommes s’installent pour le voyage de trois jours vers notre satellite.
*
Jim Lovell est un peu le frère aîné des astronautes d’Apollo. C’est encore
aujourd’hui, à 90 ans, un grand et bel homme, élégant, et un vrai gentleman.
L’officier de marine idéal, en quelque sorte ! En 1958, Jim est sorti premier de sa
classe à l’école des pilotes d’essai de la Navy (une promo prestigieuse, puisque
deux de ses camarades de classe n’étaient autres que Wally Schirra, astronaute
qui devait voler plus tard sur Mercury, Gemini et Apollo, et Pete Conrad – celui
qui lui a infligé l’encombrant surnom de « Shaky »). Sa grande maturité et son
charisme évident le désignent naturellement pour les postes de commandement.
Dès 1961, il devient responsable du programme de développement du chasseur
F4 Phantom avec le nom de code de… « Shaky ». C’est aussi le vétéran de
quatre vols spatiaux marquants : Gemini 7 avec qui Gemini 6 a réussi le premier
rendez-vous spatial, Gemini 12 au cours duquel un « bleu » du nom de Buzz
Aldrin a démontré la possibilité de travailler dans l’espace en cinq heures de
sortie extra-véhiculaire, et bien sûr Apollo 8 la première mission habitée lancée
vers la Lune, la plus risquée de toutes celles que la Nasa a entreprises.
À côté de cette grande figure du programme spatial, Fred Haise, de six ans
son cadet, pourrait passer pour terne. C’est pourtant un homme doté d’un grand
charme. Le visage anguleux, les yeux malicieux, ses lèvres minces souvent
étirées en un grand sourire, Haise m’a toujours fait l’impression d’un homme
fondamentalement joyeux. C’est aussi un pilote extrêmement compétent. Dans
les années 1970, il fut aux commandes de la navette spatiale lorsqu’on testait
cette délicate « brique planante » en la larguant à haute altitude.
Quant à Swigert, décédé d’un cancer foudroyant en 1982 – il avait 51 ans –
alors qu’il venait de gagner son élection au Congrès dans le Colorado, c’était le
seul membre du corps des astronautes à ne pas être marié. Ce célibataire endurci
aux mille conquêtes féminines était aussi un grand adepte des soirées arrosées.
Le fait qu’il n’ait jamais eu à subir de remontrances à propos de son mode de vie
témoigne des grandes qualités professionnelles qu’on lui reconnaissait.
*
Apollo 13 est en route pour la Lune depuis cinquante-cinq heures et les trois
hommes se filment les uns les autres pour une émission télévisée « en direct ».
Fred Haise et Jack Swigert font leur show. Jack fait rire tout le monde avec son
message au fisc : « Euh, je m’aperçois que j’ai oublié de remettre ma
déclaration d’impôts dans les délais. » Au sol, on lui répond qu’il a évidemment
une bonne excuse. On est le 13 avril et il est neuf heures du soir, heure du centre,
un créneau de grande écoute. Ce que les astronautes ne savent pas, c’est que les
chaînes américaines ont choisi de ne pas occuper ce créneau vital pour elles avec
un sujet aussi routinier que le simple envoi d’hommes sur la Lune… Elles vont
bientôt découvrir qu’elles se trompent, et Swigert que le fisc est le cadet de ses
soucis.
L’équipe du second tour de garde à Houston (l’équipe « or » de Gerry Griffin)
est en train d’être relayée par l’équipe blanche de Kranz. Les contrôleurs de vol
entament avec le pilote du module de commande une série de manœuvres
standard. La jauge du réservoir d’oxygène liquide numéro deux affiche des
indications aberrantes depuis une quinzaine d’heures, mais cela ne semble pas
trop grave et on demande à Swigert d’effectuer l’indispensable brassage de ces
réservoirs cryogéniques.
À bord des vaisseaux lunaires Apollo, l’électricité est produite par des piles à
combustible, une technologie développée pour le programme spatial dès
l’époque des missions Gemini. Le principe de fonctionnement en est simple : la
combustion de l’hydrogène et de l’oxygène est réalisée en douceur par des
moyens électrochimiques (les deux substances se dissolvent sous la forme d’ions
dans une solution liquide avant de se rencontrer) et génère de l’électricité, un peu
de chaleur, avec comme seul déchet{39} de l’eau pure (H2O), précieuse pour la
survie des astronautes. Oxygène et hydrogène sont refroidis et liquéfiés pour
pouvoir être stockés dans des réservoirs de petite taille. Le problème, c’est que
leur consistance ressemble alors à celle d’un granité dont les grumeaux peuvent
gêner l’indispensable écoulement continu des fluides vers les piles. De temps à
autre, il faut donc enclencher une sorte de fouet électrique – le « brasseur » –
pour liquéfier cette soupe.
Mais, à cause d’un problème technique de dernière minute quelques mois
avant le vol, les techniciens de la Nasa ont échangé un réservoir d’oxygène du
module de service d’Apollo 10 contre un de ceux du module de la mission
Apollo 13. Pour cela, il a fallu préalablement le vider, et le brasseur a été mis en
route pour faciliter l’évacuation du liquide. Le piège, c’est qu’entre la
conception des deux modules de service, les normes électriques utilisées ont été
changées et que les concepteurs des mixeurs ne sont pas encore au courant. Les
fouets électriques sont alimentés par un ampérage trop fort, les câbles ont
surchauffé lors de l’opération de vidange et leur gaine d’isolation en téflon s’est
fendue, même si le système n’a montré sur le coup aucun défaut de
fonctionnement. Ce sont donc des câbles de cuivre partiellement dénudés qui
volent désormais sur Apollo 13…
Lorsque Swigert enclenche le brassage du second réservoir d’oxygène, une
étincelle provoque une violente explosion qui secoue brutalement les
astronautes. Au sol, les contrôleurs de vol enregistrent brièvement des
accélérations de 1,17 G dans une direction et de 0,65 G dans les deux autres,
puis plus rien. Pendant deux secondes, tous les signaux en provenance du
vaisseau sont perdus. Jack Lousma, l’astronaute qui est à ce moment-là en
charge de la communication avec la capsule (CAPCOM), entend finalement
Swigert dire : « OK Houston, on vient d’avoir un problème. » Il lui demande de
répéter. Jim Lovell, le commandant, reprend l’antenne : « Houston, on a eu un
problème »… Il précise que le « bus électrique B », un des deux systèmes qui
distribuent le courant aux équipements de la capsule, ne distribue plus rien du
tout. Pendant que Fred explique qu’ils ont entendu « un bang très fort », Lovell,
un nœud soudain au ventre, observe par le hublot un panache qui s’échappe du
module de service. « Nous dégazons quelque chose », avertit-il immédiatement.
Personne n’ose encore y croire, mais l’autre réservoir est également endommagé
et l’oxygène est en train de s’en échapper. À 330 000 kilomètres de la Terre, bien
trop loin pour qu’il puisse faire demi-tour, le vaisseau Apollo 13 est d’ores et
déjà en perdition.
*
Toutes les équipes de contrôle de mission ont été rappelées. Dans les
souvenirs de Ken Mattingly, l’astronaute de l’équipage originel cloué au sol,
« tous ces ingénieurs étaient des gamins de trente ans. Ils étaient très bons, mais
peu d’entre eux avaient eu l’occasion de prendre des décisions si dramatiques,
ils n’y étaient pas habitués ». Pendant que Kranz essaye d’obtenir de ses
contrôleurs de vol des informations pertinentes, Glynn Lunney, le chef de
l’équipe noire qui vient d’entrer dans la salle, l’aide à rassembler les troupes et à
les sortir de la tétanie. Il y a pendant quelques dizaines de secondes comme un
refus de croire à ce qui est en train de se passer. Comme il l’admet aujourd’hui
volontiers, Sy Liebergot, le tout jeune responsable de 34 ans qui supervise les
systèmes vitaux du module de service est paralysé. Gene Kranz lui demande un
rapport de la situation, à quoi Sy répond que l’équipage est en train de jouer dans
les piles à combustible pour essayer de les ramener en ligne. Kranz hausse
légèrement le ton pour tenter de le réveiller : « Eh bien là, il nous faudrait des
recommandations plus précises, Sy, si tu as une meilleure idée… »
C’est à ce moment-là que Swigert reprend l’antenne pour annoncer que le
courant dans le « bus principal A », celui qui fonctionnait encore, est en train de
s’effondrer. Kranz se tourne à nouveau vers Liebergot : « Sy, est-il possible que
nous ayons un problème de détecteurs défectueux et que tout ça ne soit pas
réel ? » Sy est en ligne avec son équipe d’ingénieurs de soutien dans la back
room attachée à sa console. Il demande : « Larry, tu ne crois quand même pas les
infos de la jauge du réservoir numéro un, n’est-ce pas ? » Non, lui répond-on.
Tout le monde veut penser que ce réservoir-là va bien. Mais l’équipage confirme
qu’ils ne sont parvenus à remettre en ligne aucune des trois piles à combustible,
et la signification sinistre du dégazage observé par Lovell commence à pénétrer
les esprits. Apollo 13 se vide de sa substance, la Lune est perdue et l’équipage
n’a probablement que quelques minutes à vivre si rien n’est fait.
Gene Kranz, assisté des autres chefs d’équipe, fait passer ses hommes au
niveau d’alerte et de mobilisation nécessaire pour affronter de façon réaliste ce
qui est en train de se passer. Il n’est plus question de se cantonner aux sages
rotations de routine.
Tout le monde va rester sur le pont jusqu’à ce que la crise soit terminée,
dormant à tour de rôle. Et jusqu’au bout, c’est Kranz qui va diriger l’ensemble
des opérations.
La situation est critique. Neil Armstrong aurait pu stopper la descente du LM
et remonter vers Columbia si l’alarme informatique « 1202 » s’était révélée
vraiment grave. Conrad aurait pu activer la tour d’extraction au sommet de la
fusée si le lanceur Saturn V avait eu une défaillance après avoir été frappé par la
foudre. Mais là, il ne semble pas y avoir de solution immédiate. Il n’y en a peut-
être même pas. « Écoutez-moi bien ! », lance Gene Kranz depuis sa console de
directeur de vol. « Vous devez croire que l’équipage reviendra vivant ! Peu
importent les problèmes, peu importe que l’on n’ait encore jamais connu pareille
situation. Nous n’avons jamais perdu un Américain dans l’espace ! Vous devez
en être persuadés ! Maintenant, au travail. » L’esprit de ce discours a été résumé
dans la phrase légendaire « L’échec n’est pas envisageable » (Failure is not an
option, phrase que Kranz admet ne jamais avoir prononcée, mais qu’il a fait
volontiers sienne depuis).
Galvanisé, Sy Liebergot s’est ressaisi. Il se souvient de la procédure,
envisagée au tout début de la conception des missions, qui consiste à utiliser le
LM – fort heureusement, déjà connecté au module de commande au moment de
l’accident – comme canot de sauvetage pour l’équipage. Il recommande de la
sortir immédiatement du placard. Les réserves d’oxygène étant faibles, il faut les
préserver afin d’avoir encore de l’électricité dans la capsule au moment de la
rentrée atmosphérique et il faut donc couper l’alimentation du vaisseau principal
en attendant. L’équipage s’exécute, met en marche les systèmes de survie
autonomes du LM, et les trois hommes s’y réfugient et ferment le sas derrière
eux. Ils sont momentanément à l’abri. Il s’est écoulé trois minutes depuis
l’explosion…
*
La planète tout entière s’est passionnée pour le sort de ces trois naufragés de
l’espace. C’est ainsi que les gens apprirent leurs mésaventures les unes après les
autres. Pour économiser les faibles batteries du LM, le chauffage fut réduit au
minimum et la température chuta à 6 °C, ce qui affaiblit considérablement les
astronautes. Faute de pouvoir bénéficier de la production d’eau des piles à
combustible, Lovell et ses camarades durent sévèrement se rationner et
souffrirent de déshydratation. Finalement, l’accumulation du CO2 produit par la
respiration dans la petite cabine du LM les obligea à utiliser un des filtres du
module de commande en complément de celui du module lunaire (qui n’était
censé abriter que deux hommes seulement). Comme les constructeurs des deux
modules se servaient chacun de connecteurs différents, l’un rond et l’autre carré,
il fallut bricoler un système avec de la toile isolante{40}. Finalement, Lovell dut
effectuer deux corrections de trajectoire en se repérant à l’aide du fameux
sextant – un exercice qu’il avait déjà réussi lors de la mission Apollo 8 –, cette
fois en allumant le moteur du LM qui n’était pas prévu pour cela. L’opération
était d’autant plus délicate que le petit LM poussait le très massif module CSM
devant lui et que le véhicule avait alors une fâcheuse tendance à vriller et à
tanguer. Lovell a certainement dû se souvenir, à ce moment-là, de son premier
voyage autour de la Lune avec Apollo 8 et des risques fous qu’il avait pris avec
ses camarades : à l’époque, le LM n’était pas prêt et si un accident du même type
s’était produit, ils auraient été certainement condamnés.
Le module de service endommagé, photographié peu après son largage, près de la Terre, alors que
l’équipage est toujours à bord du module lunaire (17 avril).
Six jours après leur départ, Lovell, Haise et Swigert réintégrèrent le module
de commande en espérant pouvoir remettre en ligne les batteries. Entre-temps,
les ingénieurs au sol avaient trouvé le moyen de transférer une partie de l’énergie
restante du LM vers Odyssey. La nouvelle procédure de remise en marche du
module de commande était tellement longue que les astronautes durent d’abord
collecter tous les morceaux de papier disponibles afin de pouvoir la noter point
par point : pas moins de six mètres de lignes de protocole au total où, bien sûr,
aucune erreur ne pouvait être tolérée ! Cela leur prit au total deux heures, mais
finalement Swigert fut prêt. Le 17 avril 1970, Odyssey et ses trois rescapés
amerrissaient sains et saufs dans l’océan Pacifique. Depuis cette aventure, Jim
Lovell raconte souvent combien il est désolé d’entendre les gens exprimer le
désir d’aller au paradis après leur mort, alors que c’est au paradis qu’ils sont nés,
sur la planète Terre.
*
Lors des festivités pour les quarante ans de la mission Apollo 13 au Kennedy
Space Center organisées par l’Astronaut Scholarship Foundation, mon ami
Günter Wendt avait fait en sorte que je puisse l’accompagner dans le bus
principal avec Fred Haise et Jim Lovell. Je me souviens que pendant le trajet,
Lovell, radieux, avait fait une amusante petite conférence sur la signification du
nombre treize : « Apollo 13 a été lancé un vendredi à 13 h 13 », dit-il. « Les
prénoms des astronautes James, Jack et Fred comportent 13 lettres. L’explosion
du réservoir d’oxygène numéro 2 s’est produite le 13 avril ! Bref, les signes
avaient raison cette fois ! » Ces signes font désormais partie de la légende
mondiale de cette mission mémorable considérée par beaucoup comme la plus
grande heure de gloire de la Nasa. Comme le dit très justement Nixon, « les trois
astronautes n’ont peut-être pas touché le sol lunaire, mais ils ont touché le cœur
des millions d’Américains et du monde ! ».
Il y a deux autres anecdotes moins connues sur cette extraordinaire aventure.
Appliquant à la lettre les règles de la marine marchande, Grumman Industries fit
remarquer que leur engin, l’Aquarius, avait opéré le remorquage du module de
service et de commande Odyssey de chez Rockwell, à qui ils envoyèrent donc la
facture du sauvetage. Et bien sûr, vu les distances, le tarif forfaitaire d’un dollar
par mile de remorquage constituait tout de même au final une note assez salée de
300 000 dollars ! J’ai eu la chance de consulter cet hilarant document chez mon
ami Günter Wendt, qui le conservait précieusement dans ses archives. L’autre
m’a été racontée par Jim Lovell lui-même à l’été 2018, alors que je terminais ce
chapitre. En 1970, flattés que les héros du jour aient été sauvés à bord d’un
vaisseau, l’Aquarius, qui portait le nom d’une de leurs chansons, Ragni et Rado,
les auteurs de la comédie musicale Hair ; invitèrent tout l’équipage d’Apollo 13
pour une séance spéciale en leur honneur à Broadwav. Lorsqu’ils découvrirent
médusés le propos antimilitariste du spectacle, les trois pilotes se regardèrent
et… comme un seul homme, quittèrent la salle !
*
Alors que l’exploration de la Lune vient à peine de commencer, l’échec
magnifiquement réussi d’Apollo 13 rappelle à tout le monde à quel point
l’entreprise est risquée.
Initialement, le programme lunaire devait aller jusqu’à Apollo 20. Mais le
4 janvier 1970, la Nasa a annoncé brutalement son annulation. Les succès
patents des missions 11 et 12 avaient, en effet, servi de prétexte aux premières
coupes budgétaires : pourquoi continuer une course d’ores et déjà gagnée ?
Trois mois plus tard, c’est, au contraire, l’énormité du risque encouru mis en
lumière par la troisième mission qui sert d’argument à ceux pour qui Apollo n’a
plus de raison d’être. La mission Apollo 19 (dont l’équipage n’est pas encore
connu) est annulée. Puis c’est au tour de la mission Apollo 18 d’être supprimée,
et là c’est un rude coup pour Dick Gordon, le pilote du module de commande
resté en orbite pendant Apollo 12, qui voit s’envoler sa chance de commander
une mission et de marcher sur la Lune. Comme il le répéta ensuite souvent, « au
moins j’ai la consolation d’être le détenteur du titre officiel de premier homme à
ne pas avoir marché sur la Lune ! ». C’est aussi un mauvais coup pour ses deux
subordonnés Vance Brand{41} et Harrison « Jack » Schmitt, l’astronaute
géologue de formation.
Alors que le choc pétrolier s’apprête à frapper, les choses sont on ne peut plus
claires : l’avenir du programme lunaire dépend dangereusement du succès
d’Apollo 14.
6
Remettre le pied à l’étrier
Apollo 14
À présent, alors que la descente vers le cratère Fra Mauro – l’objectif initial
d’Apollo 13 – vient à peine de commencer, c’est au tour du système de remise
automatique des gaz du LM de tomber en panne. Houston hésite quelques
minutes, puis donne au pilote du LM – Edgar Mitchell – une série d’instructions
pour reprogrammer l’ordinateur de bord et lui permettre d’ignorer cette alarme.
Mitchell travaille aussi vite que possible afin de poursuivre la descente. La
mâchoire serrée, Shepard se jure en cet instant que dorénavant, quoi qu’il arrive,
lui et Mitchell vont se poser. Hélas, au moment où le radar qui mesure la
distance au sol est censé s’enclencher… il ne le fait pas.
Cette fois, la situation est grave parce que les consignes de vol sont
formelles : sans cet instrument, on annule la mission ! Sans surprise, Houston
ordonne à Shepard de commencer les préparatifs pour interrompre la phase
d’atterrissage. Shepard acquiesce calmement, mais au fond de lui, il a déjà pris
une autre décision. Au centre de contrôle, son ami Deke Slayton, qui le connaît
par cœur, ne peut s’empêcher de sourire : tu parles qu’Alan va interrompre la
mission ! Il le sait parfaitement déterminé à enfreindre les ordres. Et en effet,
quelques instants plus tard, à la stupeur des contrôleurs de vol et alors que le
système ne s’est toujours pas mis en route, Shepard annonce à Mitchell : « Si le
radar ne s’engage pas, on va continuer en manuel jusqu’au sol » Puis il s’écrie :
« Bon sang, oui ! On peut le faire ! »
Par miracle, le radar se met en route au tout dernier moment, juste avant
l’altitude minimale prescrite. À 120 mètres au-dessus du sol, Shepard déclenche
l’autopilote. Comme il l’a fait lors des séances d’entraînement en simulateur,
Mitchell (qui était avant le vol un des principaux instructeurs du simulateur de
LM) lui sert de coach. Il guide celui qui est à la fois son commandant et son
élève, et l’éclaire de ses suggestions. Puis la fameuse « lumière de contact »
informe les deux hommes qu’ils sont les cinquième et sixième êtres humains sur
la Lune. Ils se serrent chaleureusement la main.
Bien plus tard, Mitchell m’a raconté avoir demandé à Shepard ce qui se serait
passé si Houston avait donné l’ordre d’annulation. Un sourire malicieux aux
lèvres, il avait répondu : « Tu ne le sauras jamais, » Quant à Mitchell lui-même,
il m’a confié qu’au moment où Shepard lui a ordonné de continuer quoi qu’il
arrive, il était d’accord…
Quelques semaines avant le lancement, en janvier 1971, le magazine Time
avait titré un de ses articles « L’avenir du programme spatial dépend du trio
d’Apollo 14 ». Il est vrai qu’un second échec aurait probablement accéléré la
clôture de l’aventure lunaire. En désignant de tels hommes pour cette mission
qui n’avait pas le droit d’échouer, le hasard a donc encore une fois bien fait les
choses.
*
Alan Bartlett Shepard, né en 1923, était l’aîné des astronautes du programme
Apollo. C’est un des deux marcheurs lunaires que je n’ai pas connus
personnellement (il est décédé en 1998 d’une leucémie). Il a laissé partout
l’image d’un homme à la personnalité très forte, à l’intelligence de surdoué et à
la détermination parfois brutale. Tout le temps qu’il travailla à la tête du bureau
des astronautes, on l’appela « Big Al ». Sa secrétaire avait l’habitude de coller
sur la porte de son bureau un portrait de lui qui indiquait aux éventuels visiteurs
son humeur du jour (humeur qui passait avec une facilité déconcertante
d’exécrable à primesautière) et on craignait ses violentes colères. Certains de ses
collègues – dont son futur coéquipier Stu Roosa – faisaient même de grands
détours afin d’éviter de le croiser dans les couloirs. Pour beaucoup, c’était
l’archétype des astronautes des premiers temps : « mauvais garçon », séducteur,
toujours habillé à la mode, amateur de voitures de sport, de cigares et de Martini
Dry. C’était pourtant aussi un homme complexe et sensible, profondément
amoureux de sa femme Louise malgré sa réputation de play-boy. Lorsque je l’ai
rencontrée, sa fille Laura gardait de lui le souvenir ému d’un père aimant et très
attaché à sa famille. Pour moi, Alan Shepard reste surtout cet homme qui, lors
d’une interview, ne put retenir une larme à l’évocation de la beauté de la Terre
vue de la Lune.
Enfant, Shepard avait été un élève brillant qui impressionnait ses enseignants.
Son père, pour lui apprendre à se débrouiller seul, lui avait montré toute son
enfance comment connaître les secrets d’une machine en la démontant et en la
remontant. Il réussit brillamment les examens d’entrée à l’académie navale
d’Annapolis, mais dut attendre un an avant de commencer ses études militaires
parce qu’à 16 ans, il était encore trop jeune pour y être admis. Alan participa à la
Seconde Guerre mondiale comme marin sur un destroyer. En 1945, il épousa
Louise Delaware et, de ce jour jusqu’à celui de sa mort, il l’appela
quotidiennement quoi qu’il arrive à 17 heures.
L’année suivante, Shepard intégra la formation de pilote de Corpus Christi, au
Texas. Hélas, ses résultats ne furent guère brillants et, craignant de se faire
recaler, il décida en douce de prendre des leçons de pilotage dans un club
aéronautique local (ce que la Navy désapprouvait totalement). Par chance,
personne ne s’en aperçut. Il reçut son brevet de pilote militaire en 1947 et intégra
l’école des pilotes d’essai de Patuxent trois ans plus tard.
Lors d’un vol d’entraînement de nuit, Shepard perdit soudainement tous ses
instruments de navigation au-dessus d’une couche de nuages compacte. Sans
repères visuels, il ne savait plus où il était. Il commença alors à paniquer. Puis sa
détermination reprit le dessus et il descendit sous des nuages, au ras de l’eau,
bien décidé à retrouver son porte-avions en quadrillant méthodiquement la
région. Ce jour-là, il apprit à maîtriser ses nerfs.
Quelques années après le vol historique qui avait fait de lui le légendaire
premier Américain dans l’espace, Alan Shepard fut frappé par une maladie
terriblement handicapante. Un matin, en se levant pour aller à la salle de bains, il
perdit subitement l’équilibre. Tout tournait violemment autour de lui. Pourtant,
dira-t-il plus tard avec un demi-sourire, il n’avait pas bu tant que ça la veille !
Les médecins diagnostiquèrent tout de suite un cas de maladie de Ménière (du
nom de Prosper Ménière qui la découvrit en 1861), affection due à un trop-plein
de fluide (la périlymphe) dans l’oreille interne, qui provoque de violents
vertiges, des acouphènes et une baisse très nette de l’acuité auditive. Il fut
immédiatement suspendu du service de vol.
Affecté comme Slayton au bureau des astronautes, il n’avait pourtant
certainement pas renoncé à voler. Pendant six ans, Shepard se battit pour trouver
une thérapie. En 1969, son ami astronaute Tom Stafford lui indiqua l’adresse du
docteur William House, en Californie, qui venait de mettre au point une
technique chirurgicale (l’implantation d’un petit drain dans l’oreille interne) qui
semblait donner des résultats dans 20 % des cas. House l’avertit qu’il perdrait
cependant un peu d’acuité auditive. Mais le désir de revoler était trop grand.
Shepard fut hospitalisé discrètement sous le pseudonyme de Victor Poulos.
On le sait aujourd’hui, la maladie de Ménière est incurable. Néanmoins,
l’opération présenta dans un premier temps toutes les apparences de la réussite.
Les vertiges et les sifflements avaient disparu. Selon un autre document médical
officiel que j’ai eu entre les mains, « son ouïe de l’oreille gauche a fortement
baissé, même en dessous des limites dites normales ». Il faut croire cependant
que ce n’était pas suffisant pour lui faire rater les tests d’aptitude de la Nasa, qui
le rendit au service actif en juin 1969. En réalité, l’opération n’avait fait
qu’atténuer considérablement les symptômes et encore, momentanément. Dans
une lettre à un ami pilote qui souffrait du même mal, Shepard écrivait en 1996
que la maladie était revenue et qu’il avait dû être réopéré en 1989, cette fois avec
un succès très limité.
Alan Shepard est donc allé sur la Lune avec une épée de Damoclès au-dessus
de la tête, menacé sans le savoir d’être terrassé par une violente crise de vertige à
plus d’un kilomètre du LM salvateur…
*
En 1970, alors qu’il pense encore commander Apollo 13, Alan Shepard a
choisi parmi ses jeunes collègues deux partenaires qui n’ont encore aucune
expérience spatiale : Stu Roosa et Edgar Mitchell (qui faisait déjà partie de
l’équipage de rechange d’Apollo 10 et pouvait donc prétendre à une place sur le
13). Comme Shepard n’a lui-même, en tant qu’astronaute, que quinze minutes de
vol suborbital à son actif, les autres ont très vite surnommé le trio « l’équipage
des bleus ». De surcroît, à 47 ans, Shepard s’apprête à devenir l’homme le plus
âgé à voler dans l’espace. Les conditions contestées qui lui ont valu d’obtenir
son commandement puis le report de son premier vol à Apollo 14 pour cause
d’entraînement insuffisant ternissent un peu la « légitimité » des trois hommes,
en tout cas aux yeux de certains. C’est peut-être la raison pour laquelle la rivalité
récurrente entre l’équipage principal et l’équipage de rechange est cette fois un
peu plus intense que d’habitude. Entre les deux commandants, Shepard pour
l’équipage principal et Gene Cernan pour celui de réserve, l’humeur est pour le
moins taquine. Cernan aime à s’enquérir un peu lourdement de la santé de son
aîné et à lui rappeler son grand âge.
Un grave accident met fin (provisoirement) à la joute. Quelques jours avant le
lancement, Gene Cernan, qui effectue, comme tous les astronautes désignés pour
un futur vol lunaire, un entraînement en hélicoptère, aperçoit sur une plage
quelques belles baigneuses en bikini et, désireux de les impressionner, décide de
passer au ras de l’eau. Tout à son objectif qui n’est pas, à ce moment-là, de
piloter, il laisse un des patins de son engin heurter les flots et la machine bascule
dans la mer brutalement. Sous la violence du choc une pale casse et vient le
blesser à la tête. Puis l’engin prend feu, ce qui oblige Cernan à plonger sous
l’eau et à nager une dizaine de mètres pour sortir, le souffle coupé, de la zone de
danger. Il vient d’échapper de peu à une mort parfaitement stupide. Quelques
heures plus tard, pas très fier de lui, il entre dans le bureau de Shepard le visage
tuméfié et brûlé au second degré. Il tapote l’épaule de son chef et lui concède :
« D’accord, t’as gagné, c’est toi qui feras le vol. »
L’incident remet tout de même en cause la place de Cernan dans la future
mission 17. Jim McDivitt, devenu responsable des vaisseaux du programme
Apollo, veut à toute force lui ôter toute éligibilité au poste de commandant.
Slayton trouve cependant le moyen de donner une version plus flatteuse de
l’accident et sauve ainsi son collègue.
Shepard, quant à lui, est fier des hommes qui l’accompagnent. Tous trois
s’entraînent d’arrache-pied. Mitchell fait profiter son commandant de ses
nombreuses heures de simulateur pour l’aider à rattraper le retard accumulé
pendant les six années qu’il a passées cloué au sol. Stu Roosa, choisi pour piloter
le module de commande Kitty Hawk, est un admirateur de Shepard, très
impressionné par sa personnalité et absolument dépourvu lui-même de
prétention. Ce grand rouquin est un homme simple qui adore la chasse, la
musique country et qui rentre sagement tous les week-ends pour retrouver sa
famille plutôt que d’écumer les bars avec ses collègues. Son application au
travail est connue et c’est par-dessus tout un excellent pilote. L’Albuquerque
News surnomme d’ailleurs les deux pilotes d’Apollo 14 « Le cerveau et
l’ermite ». L’ermite, c’est bien sûr le très sage Roosa. Le cerveau, c’est Mitchell,
celui à propos duquel, quand on lui demande pourquoi il l’a choisi, Shepard
répond : « Parce que j’avais envie de revenir vivant. »
*
Mitchell était un vrai fils de paysan. Taiseux, travailleur, humble, aimant la
nature et les animaux. Mais lorsqu’un sujet le passionnait, il devenait
intarissable. Bien qu’impassible au premier abord, sa personnalité était tout aussi
intense que celle de son commandant. Extrêmement intelligent, son bagage
universitaire (un diplôme d’ingénieur et une thèse de doctorat en astronautique)
était impressionnant et sa curiosité universelle. Il n’aimait rien tant que d’étudier
et de comprendre le monde qui l’entourait, et se considéra sa vie durant comme
un explorateur.
Edgar est un des marcheurs lunaires que j’ai le mieux connus. Entre 2009 et
2013, du fait de mon métier de pilote de ligne, j’ai régulièrement passé mes deux
jours de repos réglementaires entre deux vols transatlantiques dans sa maison de
Lake Worth, en Floride. Lors de mes premières visites, cette maison était noyée
dans une belle forêt, un magnifique havre de paix autour duquel, plus tard, des
promoteurs immobiliers firent construire à son grand désespoir tout un
lotissement. À mon arrivée, les chiens dansaient autour de ma voiture, puis
Mitchell m’accueillait avec sa poignée de main si particulière : le bras tendu,
rigide, comme pour maintenir son interlocuteur à distance, la paume de la main
légèrement orientée vers le haut. Sur une photo de lui prise sur la Lune à côté du
drapeau américain, on remarque cette fameuse position des mains. Lorsque je le
lui fis remarquer, cela l’amusa bien.
Plus qu’un ami, Edgar est devenu mon mentor au point que ma promotion au
grade de commandant de bord m’inspira des sentiments mitigés, car elle
m’obligeait à retourner sur le réseau moyen-courrier et limiterait désormais mes
séjours aux États-Unis pendant quelques années.
Edgar Mitchell naquit le 17 septembre 1930 à Hereford au Texas peu avant
que sa famille ne déménage au Nouveau-Mexique dans la petite ville de…
Roswell. Les Mitchell possédaient là une grande ferme peuplée d’animaux que
l’enfant affectionnait particulièrement, en particulier son poney. Le grand-père
Mitch était un franc-maçon très gradé de la loge locale, de même que son fils
Joseph. Il était doté d’un très fort caractère et c’était une figure connue de toute
la région. Edgar se souvenait des lettres qui parvenaient au patriarche avec la
seule mention de son nom et, pour toute adresse, « État du Texas ».
Le père était très doué pour communiquer avec ses bêtes, un don dont Edgar
hérita. La mère, une baptiste très pieuse et profondément pacifiste, prévenait
continuellement ses enfants contre les méfaits de la guerre et rêvait de voir son
fils Edgar, futur pilote de la Navy, devenir musicien – une passion précoce de
l’enfant – ou prêtre.
Très tôt, le jeune Edgar fut fasciné par les progrès de la science. Le nom de
Roswell vous dit certainement quelque chose. Mais saviez-vous que le ciel de
cette petite ville fut sillonné d’étranges objets volants bien avant que les ovnis ne
soient à la mode ? En effet, l’année de la naissance de Mitchell, grâce au soutien
financier de Charles Lindbergh, un certain Robert Goddard vint s’installer dans
la région pour procéder à ses expériences sur les fusées à carburants liquides.
Oui, le Robert Goddard que nous avons rencontré au premier chapitre ! Le
savant demeura à Roswell jusqu’en 1941 dans une petite maison toute proche de
la ferme Mitchell : l’homme qui rêvait d’envoyer une fusée sur la Lune voyait
passer chaque jour devant sa maison un garçonnet qui se rendait à l’école et qui
serait un jour le sixième homme à fouler le sol lunaire. Edgar ne lui parla
malheureusement jamais, car, me dit-il, sa famille et tous les voisins du coin
considéraient Goddard comme un farfelu qui faisait de drôles d’expériences et
avec qui personne ne voulait avoir de contact. (Mitchell rencontrera néanmoins
la veuve du savant après son retour de la Lune.)
En 1936, Edgar et ses parents furent invités chez un voisin qui possédait une
rareté technologique à l’époque : un poste de radio amateur. Ils purent ainsi
communiquer avec les membres d’une expédition en Antarctique. Un miracle
qui impressionna énormément l’enfant. Vers l’âge de 13 ans, il commença à
nettoyer les avions sur un petit aérodrome proche de la ferme et se faisait payer
en leçons de vol, ce qui lui permit de passer son premier brevet avant même de
terminer le lycée. Le 16 juillet 1945, il vit de ses propres yeux le champignon du
premier essai de bombe atomique à White Sands, un site militaire situé juste
derrière la montagne qu’il voyait depuis la fenêtre de sa chambre.
Mitchell souffrait de graves problèmes d’allergie, raison pour laquelle, après
le lycée, ses parents décidèrent de l’envoyer en Pennsylvanie et, plus
précisément, au Carnegie Institute of technology de Pittsburgh. C’est là qu’il
rencontra sa première femme, Louise, qu’il épousa très jeune. Ce mariage
précoce l’empêcha de devenir cadet d’aviation dans la Navy à cause du
règlement très strict de l’organisation. Pour gagner un peu d’argent, Mitchell
travaillait alors de nuit à nettoyer les cuves d’une aciérie.
En 1952, son diplôme de management industriel en poche, il posa – malgré
son dégoût pour la guerre – une nouvelle candidature auprès de l’école
d’aviateurs de la Navy. Son amour de l’aviation était le plus fort ! Cette fois, il
fut accepté et sorti breveté en 1954. Edgar servit ensuite à bord des porte-avions
USS Bonhomme Richard et USS Ticonderoga. Pendant la guerre de Corée, il
faillit être abattu par un Mig près de Shanghai, un épisode de sa vie dont ce
pacifiste convaincu avait beaucoup de mal à parler.
Pendant qu’il servait dans la Navy, il entreprit de poursuivre ses études. Il
obtint un diplôme en ingénierie aéronautique à l’Ecole navale en 1961 et, en
1964, un doctorat en sciences aéronautiques et astronautiques au MIT avec une
thèse sur le guidage interplanétaire des véhicules spatiaux. Ce travail lui valut
d’être recruté comme chef de projet naval au sein du programme MOL (pour
Manned Orbiting Laboratory), une station spatiale militaire développée par l’Air
Force. Il arriva au bout des tests de sélection des astronautes du MOL, mais –
bizarrement – ne fut pas retenu. Petit indice : tous ses collègues de l’Air Force
avaient réussi, mais pas lui, le seul pilote naval. Un de ses instructeurs lui
conseilla alors de tenter sa chance auprès de la Nasa, une administration plus
neutre…
C’est ainsi que Mitchell devint pilote d’essai sur la célèbre base d’Edwards,
où il exercera de surcroît le métier d’enseignant en mathématiques avancées afin
de mettre à niveau ses collègues postulant au voyage spatial. Il fut rapidement
sélectionné en 1966 au sein du cinquième groupe d’astronautes.
*
Dans les mois qui précèdent le lancement, le spectre d’Apollo 13 pèse sur
Apollo 14. On a battu les Russes et on vient de passer très près de la catastrophe.
Les conseillers de Nixon le pressent d’en finir rapidement avec ce qu’ils
estiment être une folie coûteuse. Les scientifiques, eux, désirent poursuivre
l’exploration lunaire et certains politiques, dont le président, pensent a juste titre
qu’on ne saurait terminer sur un échec. Nixon tient ferme dans l’espoir qu’un
succès d’Apollo 14 redonnera confiance aux décideurs et au Congrès.
Comme la mission Apollo 12 a démontré la maîtrise des atterrissages de
précision et puisqu’il s’agit, comme le dit l’adage, de remonter à cheval après en
être tombé, la Nasa redonne comme objectif à Shepard et à ses hommes le site
manqué par Apollo 13 : la région accidentée de Fra Mauro, près du cratère Cone
(un site qui avait été choisi, pour la première fois, pour son intérêt géologique).
Mitchell doit faire un gros effort, comme il l’admettra plus tard, pour se détacher
de la comparaison avec Apollo 13. De surcroît, l’humeur dans les couloirs de la
Nasa est tendue avec la fin annoncée du programme Apollo et les premières
vagues de licenciements.
Le jour du départ enfin arrivé, à cinq heures du matin, l’équipage mange le
traditionnel petit-déjeuner : œufs, lard et steak. L’ambiance est lourde. Pas
besoin de portrait punaisé à la porte : Shepard, mal réveillé, a clairement sa tête
des mauvais jours. Il mâche sa viande bruyamment en faisant une grimace
d’enfant renfrogné (une scène pittoresque immortalisée sur une belle photo
couleur). Mitchell et Roosa ont les traits tirés, mais ils sont confiants. Ce
qu’Edgar ignore, c’est que pour sa fille Karlyn, l’instant est terriblement
angoissant. Elle ressent un profond sentiment d’abandon, effrayée par le
souvenir d’Apollo 13.
Après la salle d’habillage et le roulage silencieux sur le pas de tir, les trois
hommes en scaphandre entrent dans la salle blanche. C’est le moment du
traditionnel échange de cadeaux avec Günter Wendt. En direct à la télévision,
Shepard lui offre un casque allemand de la Seconde Guerre mondiale orné d’une
croix gammée et de l’inscription « Pad Führer » écrite en gothique. Encore une
fois, le service de presse est anéanti : tout le travail qu’ils effectuent depuis des
mois pour réinsuffler au public le sentiment d’une entreprise grandiose est fichu
en l’air par la blague de très mauvais goût d’un de ces satanés pilotes !
Mitchell m’a décrit le voyage de trois jours vers la Lune comme une longue
période d’ennui entrecoupée de moments de pure terreur – notamment lors du
choc brutal pour récupérer le LM. Par la suite, éblouis par le paysage majestueux
et irréel du ciel étoilé qui les entoure de toutes parts, concentrés à l’extrême sous
l’effet de l’adrénaline, les trois hommes sont dans un état second.
Alors que Roosa place enfin Kitty Hawk en orbite lunaire le 3 février 1971,
Mitchell observe par le hublot une scène qu’il décrira plus tard avec son
inégalable verve poétique : « Soudain, de derrière l’horizon de la Lune, en un
long ralenti d’une immense majesté, un joyau blanc et bleu étincelant émerge,
une délicate sphère bleu clair entrelacée de veines blanches se lève
graduellement comme une petite perle dans une épaisse mer noire de la couleur
du mystère. Il faut un moment pour réaliser ce que nous voyons. La Terre, notre
planète. »
Après l’atterrissage, le dur et impassible Shepard sort le premier du LM et ses
yeux se posent sur la Terre, loin là-bas, si belle, petite, fragile. La perle bleue où
ont vécu, il le sent, tous les êtres humains qui ont jamais existé, où se trouvent en
ce moment même tous ceux qui comptent pour lui. Sans avertir, l’émotion le
submerge et à la grande sidération de ceux qui le connaissent, Alan Shepard
pleure sans honte sur la Lune.
Mitchell rejoint son commandant et ressent un étrange sentiment de
familiarité dans ce monde silencieux qui semble l’attendre depuis des millions
d’années. Le paysage irréel est souligné par les ombres étranges du Soleil rasant.
Son premier travail est de tester la charrette lunaire qui contient le matériel dont
ils devront se servir pour l’exploration du cratère Cone prévue le lendemain. En
se retournant après une centaine de mètres, Mitchell est fasciné par les traces de
roues laissées dans le régolithe. Sous le Soleil, en contre-jour, on dirait des
traînées d’huile irisées de mille reflets colorés. Mitchell me confiera un jour
qu’il a été déçu de ne pas retrouver cette beauté sur la photo (référencée
AS14‑67‑9367) qu’il prend à ce moment-là. Je trouve cette photo si belle
pourtant… Comment était-ce en réalité ? Je reste depuis songeur.
Photographie AS14‑67‑9367
La perception du temps est totalement biaisée par ce décor improbable
ordonné par la mécanique céleste. La Lune tourne sur elle-même en même temps
qu’elle tourne autour de la Terre, en lui présentant toujours la même face. De ce
fait, sur notre satellite, un jour dure presqu’un mois. Pendant tout leur travail – et
même pendant les deux jours qu’ils passent sur la Lune –, le Soleil leur apparaît
comme figé dans ce ciel matinal{43}. La Terre, elle, est totalement immobile au-
dessus d’eux et accentue cette sensation de temps arrêté. Même après la longue
phase de sommeil à bord du LM, les deux astres les attendent à leur sortie au
même endroit. Comme l’ont rapporté les autres marcheurs lunaires, ils perdent
complètement la notion du temps.
Au départ, les deux hommes sont très conscients du danger qui les guette à
chaque instant, et leurs sens sont mobilisés à l’affût de toute anomalie. Il leur
faut, de surcroît, un temps d’adaptation pour digérer toutes ces sensations
inhabituelles. Dans les heures qui suivent, alors qu’ils peuvent enfin profiter de
la joie d’être sur la Lune, leur bonheur est un peu terni par une série de blagues
de mauvais goût préparées par l’équipage de réserve qui leur arrachent quelques
jurons. Cernan et ses collègues ont, en effet, caché un peu partout une version
parodique de l’écusson de mission d’Apollo 14 reprenant les personnages de
Bip-bip et du coyote. Bip-bip, c’est l’équipage de réserve qui a toujours une
longueur d’avance et les attend sur la Lune. Le coyote en retard, c’est l’équipage
d’Apollo 14 : un coyote ventru pour Mitchell, orange pour Roosa et affublé
d’une longue barbe de vieillard pour Shepard. C’est ainsi que les surnommaient
leurs rivaux facétieux : le vieux, le gros et le rouquin. Et puis surtout, le
programme de travail est particulièrement chargé : ils doivent déployer toutes les
expériences scientifiques, essayer la charrette à outils et effectuer une série de
tirs de mortier pour tester le sismomètre lunaire.
*
Ces travaux méritent qu’on s’y arrête un instant. Au-delà de l’exploit humain
et technique, l’apport scientifique du programme Apollo fut bien plus
considérable qu’on ne l’imagine souvent. Très vite, l’analyse des roches lunaires
a suggéré que la Lune et la Terre avaient non seulement la même composition
minérale (les atomes étaient arrangés de la même façon dans la même variété de
cristaux comme l’olivine ou les pyroxènes), mais aussi la même composition
chimique (des éléments comme le silicium, l’oxygène ou le magnésium se
retrouvent dans les mêmes proportions) et, en fait, la même composition
isotopique (pour un même élément comme l’oxygène, les différentes variétés ou
isotopes – en l’occurrence 16O, 17O) et 18O – apparaissent dans les mêmes
proportions sur les deux mondes). Ce résultat, confirmé à chaque nouvel
arrivage de roches lunaires, convainquit les scientifiques que notre planète et son
satellite avaient été pétris à partir d’un même mélange initial.
De surcroît, les roches ramenées par les missions lunaires permirent de mettre
en évidence que toute la surface de la Lune n’était, au commencement et pendant
assez longtemps, qu’un immense océan de magma. Finalement, les tirs de
mortier d’Apollo 14, mais aussi les troisièmes étages vides de la fusée Saturn –
les S-IVB – et les modules lunaires qu’on a envoyés volontairement s’écraser à
la surface ont permis aux sismographes installés par les astronautes
d’échographier l’intérieur de la Lune. Et là, surprise, si les deux astres ont des
compositions semblables, il est apparu que leurs noyaux de fer étaient, en
revanche, très différents. Celui de la Lune est minuscule !
L’ensemble de ces données a dessiné une histoire de l’origine de la Lune
totalement inattendue et spectaculaire, celle de l’impact géant. Alors que la Terre
qui se formait en agrégeant poussières et cailloux dans le système solaire primitif
avait atteint environ 90 % de sa masse actuelle, elle fut frappée par une petite
planète – de la taille de Mars tout de même ! – que les astronomes ont nommée,
depuis, Théia. L’impact, d’une violence inimaginable, a littéralement volatilisé
Théia, vaporisé les couches supérieures de la Terre, fracassé et fondu ses
couches inférieures sur le tiers, voire la moitié de son épaisseur et projeté le tout
dans l’espace. Ce mélange de débris est majoritairement retombé sur notre
planète martyrisée, en particulier les éléments les plus lourds comme le fer (y
compris le fer apporté par Théia) qui ont sombré vers le centre de la planète pour
y former son énorme noyau métallique. Le reste des débris restés en orbite se
serait aggloméré pour former une Lune de roches fondues, presque dépourvue de
noyau, mais par ailleurs de composition identique à celle du matériau retombé
sur Terre. CQFD !
Un autre résultat fondamental fut la calibration du taux de cratérisation au
cours du temps. Le principe en est simple. On savait que le système solaire – à
l’époque où les planètes étaient en train de croître via l’agglutination
d’astéroïdes et de planétoïdes – était autrefois beaucoup plus encombré qu’il ne
l’est aujourd’hui et que la fréquence des impacts a progressivement décru depuis
cette époque. Le bon sens permettait également d’affirmer que tel terrain
présentant peu de traces d’impacts était de formation plus récente que tel autre
abondamment cratérisé. Mais la datation radioactive des échantillons ramenés
sur Terre a permis d’associer à ces terrains des dates absolues. La Lune est le
premier astre – et jusqu’à présent le seul – pour lequel on sait désormais dire
avec un certain niveau de confiance que tel taux de cratérisation (la taille et le
nombre de cratères par kilomètre carré) correspond à telle date (par exemple,
3 milliards d’années avant le présent). Du coup, c’est cette calibration qui sert
aujourd’hui de référence pour dater tous les terrains photographiés par les sondes
spatiales aussi bien sur Mercure que sur Mars ! En fait, on peut dire que la
planétologie moderne est née avec, et ne pouvait pas naître avant, le retour des
premiers échantillons venus d’un autre monde.
*
Au milieu de la « nuit », Mitchell et Shepard sont réveillés en sursaut : le LM
bascule ! Un pied de l’engin, posé sur la crête d’un petit cratère glisse à
l’intérieur. Pendant quelques secondes terrifiantes, les deux hommes s’imaginent
le LM couché ou trop incliné pour leur permettre de repartir, les condamnant à
une mort certaine. Mais le glissement s’arrête. Tout va bien. Exténués par leur
première journée, Shepard et Mitchell ont tenté de dormir dans leurs hamacs,
malgré le bruit des pompes de ventilation, le fracas de la grêle des
micrométéorites sur la tôle du module lunaire et leurs nuques endolories par
l’anneau de fixation du casque de leur combinaison spatiale. Après ce réveil
brutal, ils sont presque plus fatigués que la veille, mais très excités à l’idée de
ressortir du LM. L’heure est venue de prendre leur petit-déjeuner et de faire leurs
besoins avant la grande journée d’exploration. Et ce n’est pas une mince affaire.
Uriner en impesanteur reste relativement simple grâce à l’emploi de sortes de
« préservatifs » reliés à un tube qui – à bord d’un vaisseau dans l’espace –
conduit le liquide à l’extérieur. Là, il givre instantanément en milliers de cristaux
scintillants, que Wally Schirra, commandant d’Apollo 7, a baptisés « la
constellation d’Urion ». Sur la Lune et dans une combinaison spatiale, un
système analogue est relié à un petit sac de récupération. Afin de garantir
l’étanchéité du système, on a prévu trois tailles de « préservatifs » : grands,
moyens ou petits. Les techniciens furent désolés de constater de nombreuses
fuites lors des essais, jusqu’à ce qu’un petit malin comprenne l’origine du
problème et trouve la solution. Les tailles ont simplement été rebaptisées
« grand », « énorme » et « gigantesque », et les fuites ont disparu… Pour les
déjections solides, il faut compter plus de trois quarts d’heure d’une procédure
fastidieuse : se déshabiller complètement dans un coin du vaisseau, placer un
sachet en plastique aux bords munis d’autocollants exactement dans la bonne
position, retirer en douceur le sachet en s’assurant que tout reste bien dedans et
sceller le paquet dans un compartiment étanche pour analyse de retour sur Terre.
En réalité, malgré ces précautions, plus une mission Apollo est longue, et plus
l’odeur à bord devient nauséabonde.
Une fois dehors, Mitchell et Shepard s’apprêtent à réaliser un véritable
exploit sportif : grimper jusqu’au sommet du cratère Cone avec leur brouette
lunaire pour y récolter des échantillons. Avant leur départ, les deux hommes ont
parié avec leurs camarades astronautes qu’ils emporteraient l’encombrante
carriole jusqu’au sommet, mais désormais, ils le regrettent. Enfoncées dans une
épaisse couche de poussière lunaire, les roues résistent de plus en plus. Le sol
poudreux est plus impraticable à chaque pas, tandis que la pente augmente
progressivement.
On a déjà évoqué les difficultés à se repérer visuellement sur la Lune.
Trompés par un relief couvert de bosses qui leur bouchent l’horizon immédiat,
équipés d’une carte trop imprécise, Shepard et Mitchell ne sont très vite plus
d’accord sur leur position exacte. Les médecins au sol s’inquiètent de voir le
pouls des astronautes monter à 150 pulsations par minute et ils ordonnent une
pause. Lorsqu’ils reprennent la route, Mitchell suit de mauvaise grâce son
commandant qui les emmène, il en est sûr, dans la mauvaise direction. Au bout
d’un moment, il faut se rendre à l’évidence, les deux hommes longent le flanc
mal défini du cratère à mi-pente au lieu de grimper directement vers son
sommet. La discussion est vive, mais Shepard se résigne à donner raison à son
collègue et ils repartent enfin droit vers le sommet. Mais, dans l’intervalle, les
réserves d’oxygène ont fortement diminué. Les équipes au sol s’inquiètent de
voir pour la première fois un équipage s’éloigner si dangereusement de son
module lunaire, qui plus est avec une aussi faible marge de manœuvre. Houston
leur ordonne donc de stopper l’ascension. Mitchell n’est pas d’accord et refuse
de suivre les ordres en hurlant : « Vous êtes des dégonflés ! » Les contrôleurs de
mission, bien conscients qu’ils ont assez peu de moyens de les ramener au
bercail de force, leur accordent trente minutes supplémentaires. En vain. Shepard
et Mitchell finissent par jeter l’éponge et, comble de malheur, ils le font –
comme ils l’apprendront de retour sur Terre – à moins de vingt mètres du
fameux sommet ! (Mitchell regretta toute sa vie d’avoir manqué la vue
spectaculaire de ce cratère de 300 mètres de diamètre et de 70 mètres de
profondeur.)
6 février 1971, Mitchell consulte sa carte tout en avançant sur le sol lunaire.
Les géologues, qui ne sont pas à vingt mètres près, sont, quant à eux, comblés
par les échantillons de roches récoltés sur la couronne du cratère (l’endroit où les
roches les plus profondes se retrouvent après impact). De leur point de vue, le
but est donc parfaitement atteint !
Gordon Swann, un des géologues responsables de l’entraînement des
astronautes, n’est pas surpris du demi-échec des deux marcheurs lunaires.
Shepard a montré, lors des entraînements, un manque d’attention exaspérant et
lui a même dit en face que la géologie, personnellement, il s’en fichait. Swann,
persévérant, a proposé sans succès à l’équipage de les entraîner à reconnaître la
topologie du terrain par rapport aux cartes. Pour lui, les deux marcheurs d’Apollo
14 sont les pires cancres de sa carrière ! Nos deux fortes têtes n’ont pas non plus
photographié comme prévu tous les emplacements des roches recueillies avec les
références demandées, rendant difficile leur analyse précise. Du coup, la Nasa va
bientôt ordonner d’intensifier les cours de géologie.
Revenus près du LM, Mitchell et Shepard se voient accorder un peu de temps
libre. « Big Al » a attendu ce moment avec impatience, parce que depuis des
mois, il prévoit de jouer au golf sur la Lune. C’est en voyant l’acteur comique
Bob Hope visiter la Nasa que Shepard a eu cette idée. L’homme se servait d’un
vieux club de golf comme canne. Al a contacté un ami afin qu’il trouve une
solution pour fixer un club de golf à l’extrémité du manche d’un outil destiné à
la récolte d’échantillons lunaires. Il fera même des essais en cachette la nuit,
avec un technicien, un scaphandre et tout le dispositif d’entraînement aux sorties
extra-véhiculaires ! Lorsqu’il a cherché l’approbation de Bob Gilruth, directeur
des vols habités, ce dernier lui a répondu d’un ton las : « Ça fait vingt-cinq ans
que tu me poses des problèmes. La réponse est non, non et encore non ! » Pas le
genre de réponse que Shepard accepte facilement. Après des semaines de
harcèlement, Alan lui a arraché finalement son accord.
LÀ PREMIÈRE FOIS QUE J’AI RENCONTRÉ JIM IRWIN, c’était en 1981 lors d’une
conférence qu’il donnait près de mon village de Tramelan. J’avais 12 ans, et cela
a changé ma vie. Ce type avait certes – je m’en rends compte aujourd’hui – une
gueule de rocker et un sourire ravageur. Mais il était doux, presque timide, plutôt
petit et mince et, qui plus est, attifé d’une veste nettement trop grande pour lui.
Son discours était loin, très loin de l’épopée héroïque à laquelle je m’attendais.
Ce jour-là, j’ai compris que réussir de grandes choses ne relevait pas de la magie
et qu’à force de travail et de volonté, tout était possible. Par la suite, en
apprenant à mieux connaître Irwin, j’ai réalisé qu’effectivement, c’était le type
même du gars dur à la tâche, déterminé au point d’en paraître têtu. C’était aussi
un homme profondément religieux qui consacrait toute son attention et son
affection à sa femme et à leurs cinq enfants plutôt qu’à se faire des amis parmi
ses collègues. Et quand on connaît l’histoire de Jim Irwin, on peut dire que
personne, parmi les gens qui l’ont côtoyé avant son entrée à la Nasa, n’aurait
parié un centime sur le fait que cet homme marcherait sur la Lune.
Jim Irwin naquit à Pittsburgh en Pennsylvanie d’une mère au foyer, Elsa, et
d’un père, James, ouvrier plombier-zingueur. À cette époque, le père bichonnait
la tuyauterie du musée de la Fondation Carnegie et Jim se souvenait de l’avoir
attendu là, des heures durant, en compagnie de dinosaures et autres créatures
préhistoriques. L’homme n’était pas heureux de vivre dans cette région aux
hivers froids et la famille déménagea très tôt en Floride. Là, la fierté de ce père
ouvrier fut de leur permettre de vivre dans une belle maison dans un bon
quartier.
Un jour, alors qu’il était en route pour aller à l’église méthodiste avec sa mère
et son frère Chuck, de quatre ans son cadet, ils s’arrêtèrent à l’église baptiste. Ils
furent attirés, dira Jim, pour une raison inconnue et c’est dans cette église qu’ils
assistèrent à la messe. L’enfant en fut très impressionné et ému. Irwin disait
avoir trouvé la foi ce jour-là.
Le petit Jim Irwin exerça de nombreux petits boulots pour aider sa famille à
boucler les fins de mois. Il fut ainsi vendeur de noix de coco, tirant sa
marchandise dans une petite charrette rouge. Il travailla également chez un
antiquaire juif. Le magasin était situé dans un quartier difficile et la clientèle
était exigeante, mais l’enfant, très sage et serviable, devint vite la mascotte des
lieux. En hiver, les enfants devaient couper le bois de chauffage. Jim, faisant
preuve d’une adresse à ce travail très relative, s’amputa d’une partie du pouce à
cette occasion.
L’éducation de son père fut parfois comique. Il lui martelait sans cesse :
« Toutes ces filles ne veulent que ton argent ! Elles sont comme des chercheurs
d’or à courir derrière toi. Et elles vont te transmettre plein de maladies »… Jim
Irwin admettait en riant que la maison n’était pas le bon endroit pour inviter de
futures copines ! Pour autant, l’enfant était très casanier et attaché à ses parents.
Sa mère passait beaucoup de temps avec lui, lui expliquant avec douceur le
monde des adultes. Aussi cousue de fil blanc que l’anecdote puisse paraître, elle
tenta même patiemment de lui faire comprendre que marcher sur la Lune – un
rêve fou dont l’enfant s’était entiché – était impossible. C’était typiquement,
disait-elle, le genre de désirs irréalisables qu’il fallait s’ôter de la tête au plus
vite !
Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce jeune garçon, malgré les récits héroïques
de la Grande Guerre rabâchés par son père, désirât ardemment éviter le service
militaire et que l’entrée à l’école lui fût traumatisante (il fit même une fugue,
pour tenter d’y échapper). L’adolescence dans un lycée de Salt Lake City ne fut
guère brillante. Jim adorait l’endroit, ses montagnes et sa nature si spectaculaire,
mais se frotter aux autres jeunes restait difficile. Un jour, il prêta secours à une
excursionniste qui s’était blessée et fit la une du journal local. Mais même ainsi,
il n’arrivait pas à trouver une petite amie, ce qui le désolait. Les jeunes se
moquaient de ses taches de rousseur et de sa chevelure hérissée. Il n’obtint
finalement la moyenne minimale requise que de justesse.
À ce stade, vous en conviendrez, la trajectoire de vie d’Irwin était loin de
pointer dans la direction du métier d’astronaute. Certes, un sénateur local lui
accorda une recommandation pour l’Académie navale. Il en sortit bachelier en
sciences en 1951, avant de s’engager dans l’Air Force. Mais au cours de sa
formation à Hondo au Texas, il découvrit très vite que l’aviation n’était pas faite
pour lui. À chaque vol, il souffrait du mal de l’air et perdit toute motivation. Il
décida donc d’aller voir le directeur de l’école et de lui présenter sa démission.
L’officier se mit en colère : « Le seul moyen de démissionner est de m’écrire une
lettre me certifiant que vous avez peur en avion ! » Vexé, Irwin refusa. « Alors »,
dit le directeur, « si vous n’avez pas peur en avion, retournez immédiatement à
l’entraînement ! » C’est ainsi qu’Irwin gagna finalement son brevet, avec l’aide
de son premier instructeur qui crut en lui.
À cette époque, il trouva enfin l’âme sœur, Mary Ellen, qu’il épousa malgré le
fait qu’elle était catholique, une confession détestée par la famille. Mary avait
promis de changer de religion, mais continuait à rencontrer régulièrement son
curé catholique pour se confesser. Irwin était furieux et cet excès de colère
décida de leur amour : Mary le quitta. Cette petite tragédie révèle pour la
première fois un autre aspect de la personnalité de Jim Irwin : son entêtement
presque caractériel.
Irwin, jeune pilote, viola régulièrement les règles de vol par besoin de ne faire
que ce qu’il avait décidé et fut privé plusieurs fois de service de vol. Dans son
livre autobiographique, il admet aussi qu’il était peut-être également trop
désinvolte et téméraire. La pire sanction qu’il encourut fut qu’on lui retira son
statut d’instructeur militaire et qu’on le cloua au sol. Irwin était anéanti. Il se mit
à chercher un poste d’instructeur dans un aérodrome civil afin de pouvoir
continuer à voler. Une décision qui faillit lui être fatale comme nous le verrons
plus loin.
Il put reprendre son statut d’instructeur militaire brièvement, mais commit
une nouvelle fois une faute grave. Lors d’un vol vers la Californie, son élève
pilote souffrit soudainement d’un manque d’oxygène. Il dut se poser en route
afin de l’amener dans un l’hôpital militaire. Mais Irwin, qui était attendu pour
son mariage avec son nouvel amour – elle aussi nommée Mary – décida
d’abandonner son élève à l’hôpital et de continuer seul son vol, enfreignant
encore une fois le règlement (semble-t-il à son insu). Comble de malchance, le
mariage n’eut pas lieu, car Mary refusa soudainement de l’épouser et, à son
retour, il fut à nouveau suspendu.
Jim Irwin reprit alors ses études universitaires pour tenter d’étoffer son CV, ce
qui lui permit d’entrer à l’école des pilotes d’essai de la base d’Edwards en
1961. La même année, lors d’un vol d’instruction dans un club aéronautique
civil, son élève pilote se crispa sur le manche à balai et Irwin ne put empêcher le
crash de leur avion. Instructeur et élève ne survécurent que de justesse et furent
grièvement blessés. Les deux jambes brisées,
Irwin s’entendit dire par les médecins qu’il serait nécessaire de l’amputer.
Dans le meilleur des cas, il resterait handicapé à vie et ne pourrait plus voler.
Comme si cela n’était pas suffisant, on constata que le choc avait produit une
forte amnésie, un autre obstacle à toute autorisation de vol.
Irwin suivit des séances intensives d’hypnose chez divers psychiatres pour
retrouver l’intégrité de sa mémoire. Refusant de se laisser abattre – il disait en
avoir trouvé la force dans la prière –, il lutta avec courage lors de sa longue
convalescence. Finalement, Jim Irwin, l’entêté, garda ses jambes et finit par
voler à nouveau. Au milieu des années 1960, il participa même au
développement secret du Lockheed YF-12, qui deviendra le fameux SR-71
Blackbird. Le premier vol qu’il effectua sur cet engin coïncida avec la naissance
du premier enfant de son union avec Mary, qu’il avait, à force de persuasion,
convaincue de l’épouser.
À cette époque, de nouvelles portes s’ouvraient : la Nasa recrutait des
astronautes. Irwin fut refusé lors de sa première candidature en 1963. Il postula à
nouveau deux ans plus tard, mais échoua à nouveau, car l’agence recherchait
plutôt des docteurs en sciences. La limite d’âge approchait pour Irwin et il y
avait de quoi perdre espoir, mais il posa sa candidature une troisième fois et fut
finalement admis en 1966. Cinq ans plus tard, il partait pour la Lune en
compagnie de Dave Scott et d’Al Worden.
Des années plus tard, cet homme qui ne pouvait prétendre à la perfection
ferait montre d’une immense modestie, même après son exploit. Ce mélange
d’humilité et d’abnégation totale fit de lui le premier modèle de mon enfance.
*
Jan Irwin, petite fille de sept ans, a prié toute la nuit pour que cela n’arrive
pas. Mais le 26 juillet 1971 à 4 h 30, à quelques kilomètres de l’endroit où elle
n’arrive pas à dormir, on est venu réveiller son papa et ses deux collègues. Nus
sous leurs robes de chambre, les trois hommes marchent directement vers le
cabinet médical, où on les ausculte une dernière fois avant le vol. Après leur
traditionnel petit-déjeuner, ils sont habillés et scellés dans leurs scaphandres.
Dans le bus qui les conduit au pas de tir, les trois astronautes sont muets. Chacun
est tendu, concentré, replié sur lui-même, et l’ambiance est lourde. La montée en
ascenseur paraît durer une éternité, tandis qu’ils longent l’immense fusée qui
grince, souffle et craque.
La passerelle entre la sortie de l’ascenseur et l’écrin de la capsule – la salle
blanche – est un simple treillis métallique battu par le vent qui laisse voir sous
leurs pieds, à plus de cent mètres en contrebas, la fosse de la Saturn V, le pas de
tir et, tout autour, la grande plaine marécageuse de Cap Canaveral. À cette vue,
Al Worden m’a confié que plus d’un vaillant explorateur lunaire a été pris de
vertige, incapable de mettre un pied devant l’autre. Ils doivent être menés à leur
vaisseau accompagnés par des techniciens qui les soutiennent par le bras. Une
fois installés dans la capsule, les ingénieurs de Günter Wendt les attachent, un
pied calé sur l’épaule de chaque astronaute pour pouvoir tirer la sangle de
sécurité de leur siège aussi fort que possible. Une précaution ô combien
nécessaire, car dès que les moteurs se mettent en route, l’habitacle au sommet de
cette tour volante de quarante étages est secoué d’effrayantes vibrations…
Tandis que la Saturn V s’élève, Dave Scott, le commandant, tient sa main
gauche au-dessus d’un levier en forme de T, qui a deux fonctions bien précises et
complètement opposées. Pour interrompre la mission, il faut tourner le levier de
45°vers la gauche. Pour reprendre le contrôle de la fusée en mode manuel, il faut
le tourner de 45° vers la droite. En cas de problème soudain, la moindre
hésitation ou erreur de manipulation serait fatale. Ce qu’il ignore, c’est que, pour
ses subordonnés Irwin et Worden, le problème ne se pose pas. En secret, ils ont
décidé que l’option d’interrompre la mission n’était tout simplement pas
envisageable. Ils ont convenu de ne jamais laisser Scott activer ce levier, même
au risque de leur vie. Tandis que, sous la violence des secousses, kleenex,
brosses à dents, caméras, vis et boulons se mettent à voler dans l’espace exigu de
la cabine, les deux hommes surveillent leur chef comme le lait sur le feu…
*
Dave Scott a certes des passions originales pour un pilote militaire : l’histoire,
l’archéologie et la mythologie maya. Mais s’il y a un marcheur lunaire qui
correspond exactement aux stéréotypes de l’astronaute grand, beau, sportif,
calme et sûr de lui, c’est bien lui. Ses collègues, un brin jaloux, plaisantaient en
disant qu’il poserait bientôt sur les affiches de recrutement du corps des
astronautes. Il faut dire que Scott a volontairement cultivé cette image de
perfection, ce qui en a irrité plus d’un. Il fut également, à l’époque d’Apollo, un
des plus rudes à la compétition au sein d’un groupe pourtant déjà peuplé de
personnalités ambitieuses. Malgré le fait qu’il n’avait aucune fonction officielle
dans le bureau des astronautes, il prenait souvent la liberté de sermonner ses
collègues lorsqu’ils avaient commis ce qu’il estimait être une faute. Son
équipage était tenu d’une main de fer et les deux hommes ont quelque peu
souffert du style de commandement sévère de Scott. Selon Worden, qui aurait
voulu plus de soutien de sa part, Irwin était la personne idéale pour travailler
avec Dave Scott, dont il acceptait tout sans discuter. Worden lui-même m’a
toujours dit qu’il avait travaillé très dur afin de ne pas offrir à son commandant
l’occasion de lui reprocher quoi que ce soit. En dépit du fait que Scott était le
plus jeune des trois, c’était bien lui le chef.
Lors de nos rencontres, j’ai, pour ma part, découvert un homme très discret. Il
pose autour de lui le même regard songeur que tous les marcheurs lunaires. Il
semble un peu isolé des autres, mais se montre toujours courtois et répond
précisément aux questions. Il m’a semblé qu’il y avait presque quelque chose de
mystérieux en lui, un secret, et je n’ai donc pas été surpris d’apprendre qu’il est
en charge de l’instruction des candidats astronautes pour un projet classifié de
l’Air Force.
Dave Scott a eu dans son enfance une éducation toute militaire. Il naquit et
vécut ses premières années sur la base aérienne de Randolph près de San
Antonio. « Mon père », dit Dave Scott avec une certaine fierté, « était un dur à
cuire. Il m’a toujours poussé à me surpasser. » Tom Scott survolait parfois le
logement de sa famille pour y lâcher de petits parachutes lestés de messages
comme « To David, Love Dad ». Mais l’éducation du petit Dave était très
rigoureuse. Il devait appeler son père « sir » et sa mère « ma’am ». La famille,
installée sur une base des Philippines à la fin des années 1930, revint aux États-
Unis juste avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. Scott se souvient très
bien du jour de l’attaque de Pearl Harbor. Son père fut alors envoyé en
Angleterre. Le débarquement de Normandie eut lieu le jour de son douzième
anniversaire.
Dave fut inscrit dans une école militaire privée très stricte, avec uniforme,
sévices corporels et bagarres dans les dortoirs. Comme il l’a raconté plus tard :
« Mon père m’a toujours forcé à me mélanger aux autres, à ne pas rester au fond
de la classe. Il voulait que j’apprenne à me battre et à défendre ma place. Le
sport m’apprendra tout cela. » Dave Scott s’imposa comme un excellent nageur
et ravit plusieurs records lors de son séjour dans cette école. Il entra ensuite à
l’université du Michigan en 1949 avant d’intégrer West Point l’année suivante et
d’en sortir avec les honneurs quatre ans plus tard.
Après sa formation de pilote de l’Air Force à Luke, près de Phoenix, il fut
affecté à Soesterberg, en Hollande. Comme bien des astronautes, Dave Scott fait
partie de ces pilotes qui voulurent compléter leurs études scientifiques et
s’inscrivit en 1960 au MIT. Là, il se souvient d’avoir assisté à une conférence de
Wernher von Braun sur la possibilité des vols lunaires et d’avoir poussé du
coude son voisin en disant : « Ce type est un farfelu. »
Mais dans un premier temps, le diplôme tout neuf de Dave Scott ne lui porta
pas chance. Puisqu’il était brillant et instruit, l’Air Force le cantonna au sol pour
qu’il donne des cours de maths et d’ingénierie ! Il prit donc son courage à deux
mains pour réclamer un changement d’affectation à son officier supérieur. Après
moult appels et démarches administratives, il y gagna d’être muté à la base
d’Edwards comme pilote d’essai. C’est là qu’il connut son crash le plus
spectaculaire. Simulant un atterrissage à forte pente d’approche avec leur
Starfighter F-104, Mike Adams et Dave Scott subirent une panne moteur
soudaine. Le sol s’approchait de plus en plus vite, mais Scott hésitait à tirer la
poignée de son siège éjectable. Adams, lui, s’éjecta très vite. Alors que Scott
tirait de toutes ses forces sur le manche pour arrondir, l’avion toucha le sol avec
une telle violence que le train d’atterrissage se cassa sous le choc. Le fuselage
fut limé par le béton abrasif laissant soudainement apercevoir le sol et les
flammes entre les pieds du pilote. Plus tard, on déterminera que son siège
éjectable était défectueux et que s’il l’avait activé, il aurait explosé dans le
cockpit. Oui, Dave Scott aussi est un chanceux !
Scott fut sélectionné dans le corps des astronautes en 1963. Sa première
mission spatiale, il l’effectua en compagnie de Neil Armstrong à bord de Gemini
8, puis il fut pilote du module de commande sur Apollo 9 (la mission de test du
LM en orbite terrestre). Il fut donc très vite en lice pour le poste de commandant
d’une prochaine mission lunaire.
Le module de commande s’appelle Endeavour ; en hommage au navire du
capitaine James Cook{44}. Le LM est nommé Falcon, « le faucon », la mascotte
des pilotes de l’US Air Force puisque Apollo 15 est la première mission lunaire
entièrement « non Navy{45} »… Le « train spatial » emporte aussi pour la
première fois un troisième véhicule : un rover pliable attaché sur le côté du LM
(souvenez-vous que, sur la Lune, l’aérodynamisme d’un engin volant est sans
objet). Armstrong, l’anti-sportif, s’en est amusé : « C’est un comble que ce soit
les plus athlétiques des astronautes qui aient hérité d’un véhicule pour ne plus se
déplacer à pied ! »
Il faut dire qu’Apollo 15 est la première vraie mission d’exploration
scientifique de la Lune. Pour l’occasion, la Nasa, mise en confiance par trois
missions réussies, a choisi un site d’atterrissage particulièrement difficile
d’accès. Il est situé entre la grande chaîne des Apennins lunaires et un canyon
nommé Hadley Rille. Pour ne pas simplifier les opérations, la trajectoire de
descente passe exactement entre deux sommets des Apennins avant de plonger
dans la petite plaine bordant les pentes abruptes du canyon. Le programme de
recherche est si chargé que le séjour sur place est prévu pour durer plus de trois
jours, un record.
À partir d’Apollo 15, le responsable de l’instruction scientifique du pilote du
module de commande est un géologue égyptien du nom de Farouk El-Baz – le
« roi » Farouk, comme on le surnomme désormais. Embauché en 1967 par la
Nasa, il a démontré d’excellentes qualités scientifiques lors du choix des sites
d’atterrissage. À présent, ses talents de pédagogue sont encensés par tous les
pilotes de module de commande – et on a vu qu’il en fallait, du talent, pour les
intéresser à la géologie{46} ! La formation est si passionnante qu’en orbite autour
de la Lune, Al Worden trouve le paysage lunaire étrangement familier. « Après
avoir reçu renseignement du Roi », dit-il, « j’ai l’impression d’être déjà venu
ici ! »
El-Baz (à droite) formant Ronald Evans (Apollo 17) et Robert Overmyer (qui volera sur la navette spatiale)
à la géologie.
Dave Scott, quant à lui, est bien décidé à réussir la mission Apollo la plus
parfaite de toutes. Il mène donc son équipage à la baguette. Dans la promiscuité
de la capsule, l’ambiance du voyage aller est de plus en plus tendue. Il faut dire
qu’une série d’incidents agaçants émaillé le voyage. À la soixante et unième
heure de vol, Scott entame l’inspection du module lunaire. Il découvre une
constellation de petits morceaux de verre flottant dans le cockpit : la vitre d’un
des instruments de bord s’est brisée à cause des vibrations du décollage. Le
système de filtration d’air est parvenu à aspirer les débris qu’il a fallu ensuite
laborieusement récupérer à l’aide de rubans adhésifs. À peine Scott est-il de
retour dans le module de commande que les trois hommes décèlent une fuite
d’eau sous les sièges près des compartiments de rangement. Houston a dû
improviser un « tuto » de plomberie spatiale pour leur permettre de stopper la
fuite, évitant ainsi d’annuler la mission.
Et puis il y a les problèmes de rations. Avant le vol, les astronautes ont
chacun choisi leurs menus en relation avec un nutritionniste – le kit typique
comporte 11 déjeuners, 14 snacks, 6 desserts, 7 soupes, 8 sandwichs et 12
viandes et poissons. Il y a aussi un choix de neuf boissons différentes. Scott a
décidé avant le vol de n’emporter que du chocolat chaud, à la grande surprise de
Worden qui lui conseille de se fournir un peu plus en caféine : il risque d’en
avoir besoin ! Mais Scott s’est entêté, arguant qu’il préfère le chocolat chaud au
café. Or, depuis quelques jours, Worden se rend compte que sa propre réserve de
café soluble (de marque suisse !) fond à vue d’œil. Sans surprise, le coupable
n’est autre que son commandant, ce qui donne lieu à une dispute mouvementée.
Par la suite, Al Worden – comme il me l’a confié un jour – prend la décision
d’ignorer ses compagnons afin de supporter la promiscuité. Il déclarera même
que le moment le plus agréable de tout le vol sera les trois jours de solitude
absolue qu’il a passés en orbite lunaire.
*
À la centième heure de la mission, le 30 juillet 1971, Houston attend avec
impatience que l’équipage réapparaisse de derrière la Lune. Ce jour-là, Ed
Mitchell est l’astronaute chargé des communications avec la capsule. Il appelle :
« Endeavour, ici Houston. Nous attendons votre rapport de séparation. » La
Nasa est en train d’essayer une nouvelle manœuvre. Au lieu de se séparer du
vaisseau principal à haute altitude – environ 150 kilomètres au-dessus de la
surface – et de descendre par ses propres moyens, le LM sera conduit très près
du sol par le module de commande, lui-même sur une orbite qui rase le sol à
moins de 16 kilomètres. Le but est d’économiser au maximum le carburant du
LM qui est, pour la première fois, particulièrement lourd (il transporte le rover et
une foule d’instruments scientifiques) et risque de devoir manœuvrer entre les
montagnes pour atteindre un site dont l’altitude exacte est inconnue. C’est Scott
qui finit par répondre : « OK, Houston. On n’a pas eu de séparation. »
Au contrôle de mission, on a des sueurs froides. Si les deux vaisseaux
refusent de se séparer, la mission est fichue. Quand Al Worden a enclenché le
levier, il ne s’est strictement rien passé. Il a alors supposé que le câble ombilical
qui relie les systèmes des deux vaisseaux et leur permet de communiquer était
mal branché. Il s’est détaché de son siège pour retourner au sas d’accès et
vérifier son hypothèse. À Houston, Ed confirme : « On n’a aucune donnée de
température, ici. C’est sûrement le câble… Ah, Apollo 15, la télémétrie est
revenue ! » Al Worden a découvert le cordon ombilical sorti de sa prise
(probablement à cause des violentes secousses du départ) et vient de le remettre
en place. Un câble mal branché a failli coûter la Lune à ses collègues !
Scott et Irwin commencent enfin leur descente. Alors que les Apennins
émergent de l’horizon, les deux hommes sont saisis par la proximité du relief. Ils
doivent lutter contre le réflexe de freiner pour éviter la collision contre cette
muraille de roche qui vient à leur rencontre. Scott, qui vole en observant
l’extérieur, est surpris de devoir regarder droit devant lui et non vers le bas : ils
vont vraiment passer entre les montagnes ! Par le hublot gauche, les deux
hommes reconnaissent le mont Hadley Delta dont le sommet les surplombe de
plusieurs centaines de mètres. Les simulations – qui ne leur présentaient que la
vue de face – ne les avaient pas préparés à ça ! Dès qu’ils ont franchi le col, en
regardant dans la plaine en contrebas, ils aperçoivent presque immédiatement le
canyon Hadley Rille. Ils sont bien sur la bonne trajectoire… Mais cette vision
confirme que leur atterrissage est le plus délicat jamais tenté. Il faut réduire
encore la vitesse horizontale, raidir l’angle de la descente afin de toucher le sol
avant d’avoir franchi le canyon qui, pour le moment, continue à se rapprocher à
toute vitesse. Or l’engin qu’ils pilotent est le plus lourd qu’on ait jamais essayé
de poser sur la Lune !
À 600 mètres d’altitude, Scott annonce qu’il a trouvé un bon endroit pour se
poser. À 122 mètres, Jim indique à son commandant qu’il a les commandes
manuelles : « Vitesse de descente 14 pieds par seconde » (environ 15 km/h). À
20 mètres, la poussière lunaire se soulève brusquement et obscurcit
complètement les hublots. Il faut désormais se fier aux instruments. Irwin
signale l’imminence du contact et Scott coupe le moteur légèrement trop tôt.
Falcon heurte violemment le sol lunaire : « Bam ! », laisse échapper Jim Irwin.
Une remarque qui lui vaut un regard noir de la part de son commandant. « OK,
Houston. Falcon est sur la plaine de Hadley », lance solennellement Dave Scott.
Jim Irwin en rajoute : « Je confirme ! Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a
eu un sacré contact ! » Mais intérieurement, il croise les doigts pour que le LM
n’ait pas subi de dégâts. Il mesure aussi la chance incroyable qui est la sienne,
lui qui a failli démissionner l’année précédente parce que ses problèmes de
couple le rendaient incapable de se concentrer (« Tout le monde a ce genre de
problèmes à la maison. Laisse filer », lui avait conseillé Scott).
Scott reprend finalement la parole : « Ah, eh… Houston ? Dites à tous les
géologues derrière vous qu’on est là pour eux ! »
Le site d’atterrissage photographié depuis le module lunaire après l’atterrissage.
*
La rudesse de l’atterrissage fut certainement d’autant plus vexante pour Dave
Scott qu’il défendait un peu l’honneur de l’Air Force. Dès que les hommes de
l’armée de l’air et de la Navy avaient commencé à se côtoyer à la Nasa, ceux de
la Navy n’avaient cessé de prétendre que leur maîtrise de l’atterrissage était la
meilleure. Gene Cernan l’expliquait ainsi : « Seul un pilote embarqué sur un
porte-avions possède cette maîtrise ultime, car l’atterrissage sur un océan
déchaîné est l’exercice le plus difficile au monde. Nous étions ainsi les candidats
idéaux pour tenter un atterrissage sur la Lune. » Les gars de la Navy étaient
donc persuadés que ce n’était pas un hasard si l’atterrissage le plus rugueux avait
été celui de Scott.
Dans le même ordre d’idée, alors que l’équipage de réserve d’Apollo 15 – les
membres malchanceux de la mission annulée Apollo 18 – s’entraînait au
simulateur à atterrir sur la Lune, les instructeurs leur jouèrent un petit tour. Le
commandant et capitaine de la Navy Dick Gordon et son copilote, le scientifique
civil Jack Schmitt, debout l’un à côté de l’autre, reçurent une panne
inhabituelle : le blocage du manche de contrôle du commandant. Gordon, sans
perdre une seconde, poussa Schmitt violemment sur le côté et prit sa place pour
piloter. En fait, Schmitt aurait pu poser l’appareil seul sans problème. Mais pour
Gordon, c’était hors de question. À la fin de la séance, il jaillit du LM furieux et
quitta la salle en lançant aux instructeurs : « Vous avez voulu me forcer à laisser
piloter Jack ! Eh bien, ça n’a pas marché ! »
Mais chaque atterrissage lunaire dépendait aussi du facteur chance. Comme
tous les atterrissages, la descente du LM était une opération délicate et
passionnante, mais en l’absence d’atmosphère, la manœuvre était très différente
de celle que l’on effectue avec un avion. Il s’agissait, en fait, de faire tomber un
boulet de canon au bon endroit en actionnant de temps en temps ses moteurs
pour infléchir sa chute.
Au début de la dernière phase de freinage, le LM volait à une altitude – entre
12 et 16 km – comparable à celle d’un avion de ligne, mais il filait à une vitesse
proche de 6 000 km/h (ce qui est possible autour de la Lune parce qu’il n’y a pas
d’air). En fait, il était en orbite très, très basse : en chute libre, il tombait vers un
point situé sans cesse au-delà de l’horizon. Le moteur était utilisé pour freiner la
vitesse horizontale du LM afin de rapprocher le point de chute et de le faire
tomber comme une pierre vers le sol (si possible près du point d’atterrissage
prévu !). Au bout de quatre minutes, il était descendu d’environ trois kilomètres
et sa vitesse s’était réduite de moitié. Le pilote faisait alors pivoter le vaisseau de
façon à ce que son moteur ne soit plus horizontal, mais pointe en gros à 45° vers
la surface. Dès lors, lorsqu’on l’actionnait, non seulement il freinait la vitesse
horizontale (ce qui rendait la chute de plus en plus verticale), mais il ralentissait
en même temps la descente. C’est aussi à ce moment-là que le radar de descente
était censé se mettre en route.
Trois minutes avant l’impact, à deux ou trois kilomètres au-dessus du sol et
alors que la vitesse n’était plus que de 400 à 500 km/h, le LM était tourné
progressivement en position droite. Tandis qu’il continuait à descendre et
tomber, le pilote laissait défiler le paysage pour tenter de repérer visuellement
son site d’atterrissage. Il avait environ une minute et demie pour se décider.
Finalement, à 500 mètres d’altitude et alors qu’il ne restait plus qu’une minute
avant le contact, il scrutait le sol – qui défilait désormais à moins de 70 km/h –
pour repérer une zone dégagée, annulait totalement sa vitesse horizontale et
descendait en brûlant les derniers litres de carburant de son moteur principal :
« Lumière de contact ! »
Mais même si les pilotes s’efforçaient de rechercher le terrain le plus dégagé
possible, le temps était compté et on ne pouvait exclure qu’un rocher ou un petit
cratère invisible déstabilise le LM à l’arrivée. Lors d’une de nos conversations,
Scott me confia qu’il aurait posé le module lunaire quoi qu’il arrive, même si le
site d’atterrissage avait été moins rassurant, même au risque de sa vie et de celle
de son compagnon. En pointant son majeur en l’air, il me dit : « On était venu de
si loin ! Nous n’avions qu’une seule chance de nous poser sur la Lune et rien ni
personne n’aurait pu nous empêcher de la tenter ! »
*
Au sol, après une courte « nuit » de repos, Scott et Irwin sont réveillés en
urgence par le contrôle de mission : ils perdent de l’oxygène ! On se rend compte
qu’un des deux astronautes a oublié de fermer complètement le robinet
d’évacuation des urines le soir passé… Tout rentre dans l’ordre et les deux
astronautes se préparent à sortir de leur demeure lunaire. Émerveillés, ils
mitraillent le paysage magique qui les entoure, certainement le plus beau de tous
les sites d’atterrissage jusqu’alors. Aucune des photos qu’ils prennent ne
transcrira, selon eux, la beauté des lieux. Scott sort le premier, suivi d’Irwin qui,
soudain, disparaît de l’image de la caméra. Il vient de se casser la figure en
ratant un échelon ! Un grand moment de gêne pour lui, et ce n’est pas fini.
Devant les deux hommes s’offre la vue saisissante des Apennins, culminant à
4 000 mètres au-dessus du site d’atterrissage. Elles n’apparaissent pas grises
mais dorées, comme si le soleil se reflétait sur de la neige. Irwin compare la
Terre, immobile dans le ciel, à une magnifique boule de sapin de Noël. Ils
prennent place à bord de leur petit rover, non pas pour explorer des régions
éloignées, mais pour éviter les marches harassantes. En cas de panne du rover,
les astronautes doivent toujours être en mesure de rejoindre à pied le module
lunaire et ce sont leurs réserves d’oxygène qui déterminent le rayon d’action de
leur exploration. Hélas, pour Jim Irwin, la ceinture de sécurité de son côté ne
fonctionne pas bien et c’est Scott qui doit se charger de l’attacher et de le
détacher, comme un papa avec son enfant. Irwin serre les dents.
La vue du canyon Hadley Rille est certainement l’une des plus belles
expériences de ce jour. Imaginez une immense vallée tortueuse au milieu d’une
plaine : plus d’un kilomètre de large et d’une profondeur de plusieurs centaines
de mètres. Une sorte de Grand Canyon lunaire. Les deux explorateurs observent,
d’ailleurs, ce qui leur semble être des couches superposées de matériel, comme
celles formées par la sédimentation sur Terre. En l’absence d’eau, ce serait
étonnant ! Peut-être s’agit-il de coulées de lave successives.
Avant le vol, Scott et Irwin ont eu la malencontreuse idée de raccourcir les
manches de leurs combinaisons spatiales afin que leurs doigts touchent
parfaitement le bout de leurs gants. À présent, ils le regrettent amèrement. Les
longues heures de travail manuel sont en train de leur triturer littéralement les
mains. Pour récolter une carotte de sol lunaire, les deux hommes doivent
appuyer de toutes leurs forces pendant de longues minutes pour faire pénétrer
dans le sol un outil mal adapté. Puis, à la fin de la première journée, Scott
installe le collecteur de vent solaire à la place d’Irwin qui, selon Houston, est
déjà trop fatigué.
De retour dans le module lunaire, au moment d’enlever leurs gants, leurs
doigts, dont l’adrénaline leur avait permis d’ignorer la souffrance, les mettent
sérieusement à l’amende. Irwin se coupe alors les ongles le plus ras possible afin
d’éviter les zones de frottement pour le lendemain et conseille à Scott d’en faire
autant. Mais Scott a un autre souci : c’est son dos qui lui fait le plus mal. Il s’est
fait un lumbago en carottant le sol lunaire. Irwin souffre également d’un mal de
tête terrible à cause de la déshydratation : un dysfonctionnement de sa réserve
d’eau l’a empêché de boire toute la journée. Malgré les somnifères, les deux
hommes passent une nuit agitée et surtout courte.
*
À bord d’Endeavour, Al Worden est enfin seul. Pendant qu’il contemple
soixante-quinze levers de Terre consécutifs, il effectue lui aussi de nombreuses
observations et expériences scientifiques. Il a ainsi le privilège de lancer le
premier mini-satellite d’observation de l’Histoire autour de la Lune, éjecté
directement de son module de commande.
Lorsque son vaisseau passe derrière la Lune et qu’il entre dans l’obscurité
totale, il est saisi par la vue du poudroiement d’étoiles qui emplit les cieux. Il y
en a tant qu’il lui est impossible de reconnaître les constellations ! La tapisserie
stellaire est si lumineuse et si dense que le disque noir de la Lune s’y découpe
nettement. Contemplatif, Worden se rend compte qu’il est, d’une certaine façon,
un être venu d’un autre monde. « Les aliens ? Mais c’est nous ! », dira-t-il plus
tard. « C’est nous qui sommes venus d’ailleurs ! » Al m’a raconté qu’à cet
instant, il se sent comme un Indien d’Amazonie qui serait sorti pour la première
fois de sa forêt vierge{47}. Al Worden consacre aussi son temps libre à écrire, car
cet homme est un poète (un de ses poèmes de l’époque, Apollo Lost, a été
joliment mis en musique par la chanteuse Cynthia McQuillin).
Finalement, épuisé, Al Worden s’endort lourdement. Pendant ce temps, orbite
après orbite, le module Endeavour perd de l’altitude. Enchâssées dans la croûte
lunaire se trouvent des « concentrations de masse » importantes – on les appelle
aujourd’hui des « mascons » et c’est à cette occasion qu’on les a découvertes.
Elles perturbent le vaisseau Apollo à chaque fois qu’il les survole, de sorte qu’il
tombe lentement en spiralant vers la Lune. Quand Worden ôte les caches de ses
hublots au réveil, il sursaute. La cime des montagnes qu’il survole semble si
proche ! Les rochers qu’il aperçoit sans peine au sol le lui confirment : il vole
bien trop bas. Sans attendre, il enclenche le moteur principal pour agrandir son
orbite et appelle Houston : « Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillé ? Je suis trop
bas ! » « C’est vrai », lui répond-on, « mais tu avais besoin de te reposer ! »
Encore aujourd’hui, après avoir recalculé et analysé la situation, Worden est
persuadé que, ce jour-là, Houston l’a laissé descendre bien en dessous de
l’altitude minimale permise.
*
Au matin du 1er août, Scott et Irwin sont encore réveillés avant l’heure par
Houston. Cette fois, c’est une fuite d’eau qui forme un petit bassin à l’arrière du
couvercle du moteur d’ascension du LM, là où tout un tas de fils électriques se
côtoient ! Scott, inquiet, est furieux que Houston ne l’ait pas réveillé plus tôt : la
récupération improvisée de l’eau à l’aide des sachets plastiques qui contiennent
leurs rations leur fait perdre un temps considérable dans le planning chargé de
leur prochaine sortie.
Irwin photographié à côté du rover lunaire à la fin de la première sortie extravéhiculaire.
Le rover lunaire près de la station 2 durant la première sortie extra véhiculaire. En arrière plan le cratère
Elbow et la crevasse Hadley.
*
De retour dans le module lunaire, Scott s’aperçoit que ses ongles douloureux
sont devenus noirs. Le port des gants pour la dernière sortie extra-véhiculaire
promet de devenir un vrai supplice. Irwin, de son côté, présente des signes
alarmants de fatigue. La nuit est encore une fois courte et inconfortable. Pour
leur troisième et dernier jour sur ce monde étrange, le réveil est plus
sympathique. Joe Allen lance un joyeux : « Schön guten Tag. Wie geht es
Euch ? » Scott répond dans un allemand approximatif : « Guten Morgen, mein
Herr. Ist gut. » Une courte conversation qui est un clin d’œil à Wernher
von Braun, le « farfelu » qui est bel et bien arrivé à l’envoyer sur la Lune !
Lors de cette ultime sortie extra-véhiculaire, Scott veut descendre dans le
canyon afin d’y chercher des échantillons. Mais les pentes sont trop abruptes et
l’endroit dangereux pour deux hommes à pied. Irwin lui dit clairement que si
l’envie lui prenait de descendre, il resterait, quant à lui, sur le bord. Sur Terre,
Houston s’inquiète aussi de voir les astronautes si près du gouffre. Les réserves
d’oxygène diminuant, on les presse de rentrer. Même si le LM n’est à ce
moment-là plus en vue, la navigation est plutôt simple. Comme Dave Scott
l’expliquera plus tard : « Pour ne pas se perdre, il suffisait de suivre les traces de
pneus laissées à l’aller… en espérant que personne d’autre ne serait passé par
là ! »
Avant de remonter dans Falcon, Dave Scott se place devant la caméra de
télévision pour réaliser une expérience de science amusante. Il tient dans une
main une plume (de faucon, comme il se doit) et, dans l’autre, un marteau. Puis
il annonce : « Galilée a démontré que la gravité agit de même manière sur chute
de différents poids. Maintenant, sur la Lune, nous allons le prouver. » Il lâche les
deux objets qui tombent sur le sol simultanément à sa grande satisfaction. Seul
bémol : Irwin marche malencontreusement sur la plume et les deux hommes sont
incapables de la retrouver, ce qui irrite considérablement Scott : il avait prévu de
la ramener sur Terre !
Irwin, dont l’état inquiète les médecins, se voit offrir quinze minutes de répit
pendant que son commandant termine le travail. Un cadeau extraordinaire ! Il en
profite pour galoper autour du LM et laisser une petite bible sur un siège du
rover. Il a aussi la délicatesse de déposer sur le sol lunaire la photo d’un certain
M. Irwin (aucun lien de parenté avec lui) dont la fille avait contacté Jim après
son décès. Ce monsieur avait rêvé toute sa vie d’aller sur la Lune.
De leur côté, les géologues insistent lourdement et lui demandent pour la
énième fois si la précieuse carotte de sol lunaire est bien à bord. C’est, de leur
point de vue, le plus important ! Scott, qui s’est meurtri les doigts en la leur
forant, serre les dents : il ne risque pas de l’oublier, leur satanée carotte !
Finalement, Jim rappelle à son commandant qu’il doit faire encore une
dernière chose… Et ça, pour le coup, Scott l’avait complètement oublié ! Il pose
alors dans la poussière une plaque honorant les astronautes et les cosmonautes
morts pendant la course à la Lune et couche à côté une petite statue en
aluminium représentant, selon lui, la dépouille d’un explorateur spatial, mieux
connue sous le nom de Fallen Astronaut.
*
Le sculpteur belge Paul Van Hoeydonck, l’auteur de cette statue, était devenu
le premier artiste à avoir une œuvre exposée sur une autre planète. Mais ses
sentiments étaient mitigés. Son idée première était de représenter un humain
dans l’espace, debout et regardant au loin, symbolisant l’envie d’explorer de
nouveaux mondes. Scott avait omis de lui dire que sa statue serait utilisée
autrement. L’artiste en fut désolé. En plus, la Nasa ne cita jamais son nom
pendant la mission, affirmant ne pas vouloir lui faire de publicité. Le comble
pour Van Hoeydonck sera d’entendre Scott parler de lui au débriefing de la
mission comme de « l’ouvrier » qui avait fait cette statue, sans le citer
nommément. Furieux, il dira : « Si je suis l’ouvrier, alors Scott est le livreur qui
a apporté ma statue sur la Lune. » Worden, toujours très humain, s’efforcera de
le rassurer lors d’une rencontre en 2015 : « Paul, tu es aussi un membre
d’Apollo 15. Tu fais partie de notre mission. » L’artiste me l’avait rapporté
fièrement lorsque je lui rendis visite chez lui en Belgique.
La plaque et la statuette Fallen Astronaut déposées à la surface la Lune par l’équipage d’Apollo 15 en
mémoire des astronautes américains et russes décédés dans le cadre des missions spatiales.
*
Au moment du décollage de Falcon, une forte musique de fanfare militaire
retentit aux oreilles des astronautes. L’instant d’après, une fois l’impesanteur
revenue, toute la cabine se remplit soudainement de poussière lunaire. Autant
dire que pour ces deux raisons, les deux hommes se félicitent d’avoir porté leur
casque. De retour dans le module de commande, Scott accuse violemment
Worden de les avoir dérangés avec sa musique, alors que c’est en fait Houston
qui l’a diffusée par mégarde. Worden hausse alors le ton à son tour et signifie à
son commandant que sa remarque est déplacée. L’humeur de Dave ne s’améliore
pas quand il s’aperçoit, trop tard, qu’il a oublié dans le module lunaire le petit
sac en tissu rempli d’affaires personnelles et les précieux souvenirs qu’il avait
emportés pour lui et ses proches. L’ambiance du retour ne promet pas d’être au
beau fixe.
Il faut dire que Scott et Irwin sont littéralement exténués. Houston craint
même qu’ils soient au bord de la crise cardiaque. On leur conseille de prendre
une tablette de Seconal pour dormir, un fort sédatif que l’on emploie à l’époque
pour les équipages. Mais les deux hommes refusent, ne se doutant pas de la
gravité du problème.
Alors que le vaisseau Apollo vole à grande vitesse vers la Terre, Worden a
enfin son heure de gloire. Il effectue la première sortie extra-véhiculaire de
l’histoire dans l’espace profond entre la Terre et la Lune afin de récupérer les
films des caméras placées sur les flancs du vaisseau. Worden est profondément
touché par ce qu’il voit : d’un côté, la grande boule grise d’où il vient ; de
l’autre, une magnifique planète bleue vers laquelle il retourne.
Au final, David Scott aura réussi son pari et commandé la mission lunaire la
plus complète et la plus parfaitement exécutée. Mais une triste affaire est venue
ternir son image d’astronaute modèle. Scott avait un contrat avec un
collectionneur de timbres allemand qui lui avait proposé d’emmener avec lui des
enveloppes signées et de les tamponner sur la Lune. La vente de ces enveloppes
devait rapporter une belle somme à tout le monde. Bien des astronautes avaient,
avant cela, procédé de la même façon. Ils espéraient ainsi se munir d’une sorte
d’assurance-vie pour leurs familles. Tout au plus les quantités étaient-elles un
peu inhabituelles dans le cas d’Apollo 15 (d’autant qu’aux dires de Worden,
Scott amena 300 enveloppes de plus à l’insu de ses collègues). La presse
s’empara de l’histoire et la Nasa – qui était également fâchée d’avoir été mise
devant le fait accompli lors du dépôt du Fallen Astronaut décida cette fois de
faire un exemple. Scott réussit à passer entre les gouttes et c’est surtout Al
Worden qui subira les conséquences de cette histoire d’enveloppes. Il se défendit
tout de même assez bien pour terminer ses années de service et s’assurer ainsi
une retraite digne. Il en a voulu à Scott de s’être défilé.
Dave Scott ne vola plus, mais il resta à la Nasa et, dans un premier temps, il
pouvait sembler que sa carrière avançait brillamment, même si l’affaire des
enveloppes lui valut de ne pas recevoir le grade de général. Il dirigea un temps le
centre de recherches en vol d’Edwards et, avant cela, s’occupa activement du
projet Apollo-Soyouz. C’est dans ce cadre que le cosmonaute Alexeï Leonov lui
rendit visite chez lui. Le Russe fut choqué de voir le livre d’Adolf Hitler Mein
Kampf dans sa bibliothèque… C’est peut-être à cela que Deke Slayton faisait
référence lorsque, dans ses mémoires, il remua le couteau dans la plaie en faisant
une remarque acide sur « l’ouverture d’esprit au niveau politique » de Dave
Scott, avant de le qualifier de boy-scout intolérant, toujours prompt à reprocher
aux autres ce qu’il considérait comme des défaillances. Les deux hommes eurent
à cette occasion un face-à-face musclé qui signa la fin de la carrière de Scott à la
Nasa en 1977.
Par la suite, il prit part à un programme secret de l’Air Force, pour laquelle il
fut responsable de la formation des astronautes qui devaient voler sur la navette
militaire Blue Shuttle. Le projet ne verra jamais le jour, mais les astronautes
accompliront des missions militaires avec le vaisseau de la Nasa. Scott Millican,
le spécialiste des opérations en combinaisons lunaires, a travaillé pour Scott à
cette époque. En Californie, ils avaient même fait construire une piscine
d’entraînement afin de s’exercer aux sorties extra-véhiculaires pour la réparation
des satellites espions. En 1984, Scott a initié un projet privé de lancement de
satellites à l’aide d’une fusée chinoise Longue Marche. Mais les investisseurs
occidentaux ne furent pas séduits par cette collaboration américano-chinoise. Il
occupera ensuite plusieurs postes de conseiller au cinéma. Il a également fait la
une de la presse people à cause de sa relation, en 2001, avec une présentatrice de
la BBC.
En juillet 2017, le magazine Glamour l’a élu « astronaute vivant le plus
sexy » et cela à l’âge de 85 ans ! C’est aussi aujourd’hui le plus riche, puisqu’il
est devenu un homme d’affaires brillant.
Scott est une énigme. Très discret et humble, il est difficile d’imaginer toutes
ces frasques lorsqu’on le rencontre. Lors du célèbre Spacefest à Tucson, organisé
en 2017 par les époux Kim et Sally Poor, Scott m’avait confié qu’il prenait
définitivement sa retraite et mettait fin à ses apparitions en tant qu’astronaute. Je
pense souvent au discours qu’il fit à son retour sur Terre. Se référant à une
citation du philosophe grec Plutarque, il avait déclaré : « L’esprit n’est pas un
vase que l’on doit remplir ; mais une bougie que l’on doit allumer », et conclu en
espérant que les échantillons lunaires allumeraient la flamme de la curiosité.
*
Irwin admettait volontiers qu’il avait eu le plus grand mal à se réadapter lors
de son retour sur Terre. Il était difficile, selon lui, de garder son équilibre mental
après une telle aventure. Vous vous retrouviez du jour au lendemain à dîner avec
des rois et des reines, à faire des discours aux présidents de pays lointains, à
servir d’ambassadeur des États-Unis, le tout à un moment de votre vie où ce dont
vous aviez le plus besoin était de vous reposer, de digérer les émotions et les
souvenirs dramatiques de votre séjour dans un monde extraterrestre, et de voir
votre famille.
Irwin prit conscience que la vie était trop courte et il quitta la Nasa, à peine
son tour du monde terminé. Sa foi avait été exacerbée par son voyage et il décida
de s’y consacrer. Il créa la fondation chrétienne High Flight, servant pendant
plus de vingt ans comme « ambassadeur du Prince de la Paix ». C’est lors d’une
de ces apparitions que j’ai fait sa connaissance. Sa devise était : « Jésus
marchant sur la Terre est plus important que l’homme marchant sur la Lune. »
Les anomalies du rythme cardiaque dont Irwin avait souffert pendant la
mission Apollo 15 se révélèrent très vite aussi graves que les médecins de vol
l’avaient craint. L’intensité des efforts nécessaires avait poussé Irwin hors de ses
limites, et le manque d’apports en potassium durant cette période avait
vraisemblablement endommagé son cœur à jamais. Il eut une première crise
cardiaque quelques mois seulement après son retour de la Lune, devenant ainsi
le premier et le seul marcheur lunaire à souffrir d’un grave problème de santé
directement lié à son vol. La Nasa corrigera les apports nutritifs dès les vols
suivants avec une dose journalière et rigoureusement obligatoire de jus d’orange.
En 1973, Jim Irwin décida de lancer une expédition à la recherche de l’Arche
de Noé située, si on en croit les Écritures, au sommet du mont Ararat, à la
frontière entre la Turquie et l’Union soviétique. Irwin fondait ses espoirs sur le
fait qu’en 1949, un avion espion de l’US Air Force avait découvert une structure
suspecte sur les flancs de la montagne. Il semble aujourd’hui que cette structure
existe bel et bien, mais qu’elle s’explique par une curiosité géologique. La
première expédition d’Irwin ne donna rien, mais comme vous pouvez vous en
douter, cela ne le fit pas renoncer. En 1982, il se lança dans une deuxième
expédition. Irwin tomba sur un glacier qui lui infligea de nombreuses lacérations
profondes.
Il souffrit encore de nombreuses crises cardiaques. La dernière lui coûta la vie
en 1991, alors qu’il était âgé d’à peine 61 ans. Jusqu’à sa mort, Jim Irwin fut un
homme religieux et un créationniste convaincu. Mais son message était plus
universel : « Trouvez le vrai but de votre vie » et « Croyez de tout votre cœur en
vos rêves ! Ils deviendront réalité ».
*
La capsule Endeavour frappe l’atmosphère terrestre le 7 août 1971, après
douze jours de mission. La rentrée atmosphérique est un moment intense et
pénible. Les trois hommes, écrasés sur leurs sièges par une force équivalente à
sept fois leur poids, sont comme enfermés dans une boule de feu. Les flammes
lèchent les hublots tandis que la capsule qui creuse son chemin à travers des
couches d’air de plus en plus denses vibre violemment. Ballottés, impuissants,
ils sont incapables de faire un mouvement. Puis, les flammes s’estompent et font
place à un magnifique ciel bleu. Une explosion libère les trois parachutes blanc
et rouge. Mauvaise surprise : l’un d’eux semble ne pas avoir fonctionné. Les
trois hommes peuvent s’attendre à un amerrissage des plus rudes. Malgré tout,
lorsqu’on demandera à Worden – pilote de l’Air Force – le moment qui fut selon
lui le plus dangereux de leur mission, il répondra crânement : « Être récupéré
par des types de la Navy ! »
Assis dans l’hélicoptère qui se pose sur le pont du porte-avions, Scott,
toujours très discipliné et exigeant, ordonne à ses coéquipiers de se tenir prêts :
« À mon signal, nous ferons le salut militaire tous en même temps ! » Une fois
leur engin posé, les trois hommes mal rasés s’alignent sur le petit escalier, mais
Irwin et Worden attendent le signal en vain. Scott, sous le coup de l’émotion, a
salué la foule des marins sans le donner, et ses collègues restent figés. Cela
donne une belle photo souvenir (référencée AP15‑71-H-1238). Le regard
d’Irwin, surtout, en dit long sur son état d’hébétement.
Photographie AP15‑71-H-1238
Mais Apollo 15 est un succès complet. Toutes les expériences prévues ont été
réalisées, malgré le plan de vol extrêmement chargé. L’équipage a ramené un
record de 77 kilos de roches lunaires, dont le fameux Genesis Rock. Or,
décidément, tous les prétextes sont bons pour ceux qui veulent en finir avec
Apollo. Les mêmes qui voulaient arrêter les frais après la quasi-catastrophe
d’Apollo 13 arguent désormais que la complète réussite de la mission 15 justifie
la fin du programme. Et cette lois, le président Nixon est d’accord. Il faut dire
qu’un sondage vient de révéler que seuls 48 % des contribuables américains
soutiennent encore les dépenses du programme spatial, et le président ne peut
l’ignorer. Il envisage donc d’annoncer l’annulation des missions 16 et 17. Au
moment même où les données scientifiques commencent à pleuvoir !
8
Sous le soleil du sud
Apollo 16
Mais à la fin de la première journée, Young et Duke sont un peu frustrés. Ils
n’ont toujours pas trouvé de roches d’origine clairement volcanique. Cela les
inquiète. Est-ce leur faute ? Ont-ils été incapables de reconnaître les bons
échantillons ? Il leur faut regagner le LM et tenter de dormir. Contrairement à
Duke, qui se résout à reprendre un somnifère, Young s’endort comme un loir
presque immédiatement. Peut-être la journée du lendemain sera-t-elle plus
fructueuse, puisqu’il s’agit d’aller explorer Stone Mountain, une formation dont
les géologues supposent qu’elle provient d’une ancienne coulée de lave.
Stone Mountain sur la Lune se trouvait au sud du site d’atterrissage. Elle
devait son nom à Stone Mountain, sur la Terre, un dôme monobloc d’adamellite
situé en Géorgie et dont la forme était comparable. L’artiste Gutzon Borglum y
avait commencé un bas-relief monumental avant de s’attaquer au mont Rush-
more. L’œuvre fut terminée par d’autres en 1972. Mais le plus important pour les
géologues, c’était que Stone Mountain était bel et bien d’origine volcanique. La
version terrestre, s’entend. Mais était-ce le cas sur la Lune ?
À l’époque, la comparaison pouvait sembler naturelle. En 1971, la grande
théorie unificatrice de la géologie, la « tectonique des plaques », n’avait que trois
ans. Jusque-là et depuis un siècle, ce qu’on appelait avec dérision la « dérive des
continents » était une théorie controversée, décriée et, pour tout dire, ultra-
minoritaire. Il fallut la publication presque simultanée (et coordonnée) d’une
série d’articles par la jeune garde des paléontologues, des océanographes, des
géologues et des géophysiciens pour que, par une sorte de « coup d’Etat »
scientifique qui culmina en 1968, la vieille garde rende finalement les armes.
On trouvait d’anciens terrains rabotés par les glaciers dans des régions
aujourd’hui tropicales, des fossiles d’espèces identiques sur des continents
désormais séparés, l’âge du fond des océans variait systématiquement du plus
récent au centre au plus âgé vers les côtes suggérant qu’ils s’étaient ouverts
progressivement et la répartition des foyers sismiques et volcaniques découpait
la croûte terrestre en frontières bien nettes. Il fallait se rendre à l’évidence !
Il faut être juste : les géologues avaient réussi à démêler bien des mécanismes
à petite et moyenne échelle – comme l’érosion, la sédimentation ou la
transformation des roches sous l’effet du volcanisme –, et ce n’était pas le
moindre de leurs mérites que de l’avoir fait malgré la pauvreté du cadre
théorique dans lequel ils opéraient et qui les obligeait à jongler avec des
concepts disparates et inutilement compliqués. Et puis, lorsque les preuves furent
là, ils se convertirent comme un seul homme et avec enthousiasme à la nouvelle
théorie.
Il n’empêche, avant cela, les géologues n’avaient pas la moindre idée de la
façon dont se formaient les reliefs. Ils auraient hurlé si vous le leur aviez dit,
mais c’était pourtant la vérité. Contrairement aux collisions ou aux phénomènes
de subduction entre plaques de la croûte terrestre qui sont spécifiques à notre
planète{51}, les mécanismes envisagés (la Terre, en se refroidissant, se serait
ratatinée et fripée) pouvaient tout aussi bien s’être produits sur la Lune. Les
géologues n’étaient pas non plus encore conscients du fait que sur Terre, la
division de la croûte en plaques mobiles était responsable d’un volcanisme
comparativement plus actif qu’ailleurs. C’est aussi la raison pour laquelle, sur
les images du film 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick, de même que sur les
planches d’Hergé, les montagnes lunaires ont un aspect étrangement terrestre
malgré le fait que ces auteurs avaient pris soin de s’entourer de conseillers
scientifiques.
En résumé, il n’y avait rien d’étonnant à ce que les scientifiques envoient les
astronautes chercher des traces de volcanisme au mauvais endroit. La frustration
de John Young et de Charlie Duke fut donc un de ces moments clés de l’intimité
de la science où un échec signale en fait qu’une petite marche vers une
compréhension plus générale va être franchie.
Le lendemain matin, les deux marcheurs lunaires filent à fond de train vers
les flancs escarpés de la montagne à bord de leur rover, en route pour le point le
plus élevé jamais visité par des astronautes sur la Lune. Malheureusement, le
terrain paraît rapidement très bosselé et la proximité de l’horizon leur fait rater
leur objectif de quelques dizaines de mètres. La même mésaventure que celle
survenue à l’équipage d’Apollo 14 ! C’est rageant, mais d’un point de vue
scientifique, ce n’est pas grave. En revanche, ils ont beau chercher, aucun des
échantillons qu’ils ramassent n’a l’air franchement volcanique. Ils gardent leur
inquiétude pour eux parce qu’ils savent que les deux jeunes fils de Duke, Tom et
Charles, sont venus avec leur mère Dorothy regarder les aventures de leur père
sur les grands écrans de contrôle de Houston. Histoire de donner le change,
Duke, qui est de toute façon dans un état second tant il est enivré d’être sur la
Lune, pousse régulièrement la chansonnette. Une de ses préférées, tirée du
répertoire folklorique américain, est I’ve been working on the railroad, une
chanson de travail parfaitement adaptée aux circonstances. Il n’empêche, les
deux hommes commencent sérieusement à douter de leurs compétences et sont
désolés de faire ainsi faux bond à leurs mentors géologues. Ils sont d’autant plus
frustrés qu’il leur est impossible d’approfondir l’examen des roches qu’ils
ramassent vu quelles sont couvertes de poussière.
Au moment de repartir, Duke réitère sa technique particulière pour remonter
sur le rover : il saute en arrière sur son siège. Mais ce coup-ci, victime de son
excès de confiance, il prend trop d’élan, vole par-dessus le rover et retombe par
terre sur le dos. C’est gênant et un peu effrayant : une combinaison perforée, un
pack d’oxygène cassé et c’est la mort assurée. Après quelques secondes de
solitude, les deux hommes constatent qu’il y a eu plus de peur que de mal, et
Duke s’en tire avec une gentille réprimande de son commandant. Un peu plus
tard, Duke casse par mégarde le garde-boue arrière du rover ; en conséquence de
quoi, la poussière lunaire s’envole en jets spectaculaires pendant tout le reste du
trajet et ce sont deux astronautes littéralement panés de régolithe qui rejoignent
exténués le module lunaire.
À cause des problèmes cardiaques observés par les médecins de vol chez les
astronautes d’Apollo 15, Duke et Young sont contraints de boire beaucoup de jus
d’agrume, riche en potassium. Mais ils ont du mal à supporter cette boisson
acide au goût d’aluminium. Ils souffrent de flatulences et de remontées
gastriques plutôt douloureuses. Le commandant, excédé, s’en confie à son pilote
à un moment où, manque de chance, le micro est ouvert, ce qui permet à la
planète entière d’entendre ses récriminations. Cela n’arrange pas les affaires du
fabricant, qui compte beaucoup sur son implication dans le programme Apollo
pour revigorer ses ventes ! Sur Terre, Gene Kranz se saisit d’une canette
semblable à celles qui se trouvent à bord, histoire de se faire sa propre idée. Il en
propose une gorgée au médecin de son équipe, qui refuse, visiblement gêné. Il
goûte et s’écrie : « C’est vraiment dégueulasse ! Viens, on va le faire goûter aux
journalistes ! » Heureusement pour l’industriel, il n’y a pas de conférence de
presse ce jour-là.
*
Le troisième jour, l’objectif de l’exploration est le cratère North Ray, un
grand trou d’un kilomètre de diamètre et de plusieurs dizaines de mètres de
profondeur, comparable au Meteor Crater de l’Arizona. L’ascension sur les
pentes de North Ray se passe sans problème, et la vue, à l’arrivée, les subjugue.
Je suis désole de dire qu’ils ont confirmé tous les deux qu’aucune de leurs
photos ne rendait justice au site.
Tandis qu’ils reviennent sur leurs pas, Charlie remarque un grand rocher juste
derrière le rover. Du moins, c’est ce qu’il pense. Il convainc Young et l’équipe
au sol de les autoriser à aller en chercher un échantillon. Duke estime la distance
à quelques dizaines de mètres, mais une fois de plus, la visibilité lunaire lui joue
un mauvais tour. Sur les écrans de contrôle à Houston, les géologues ricanent en
voyant les deux marcheurs lunaires devenir de plus en plus petit par rapport à ce
rocher. Young et Duke n’en croient pas leurs yeux : à mesure qu’ils avancent,
leur cible est en train de devenir un énorme bloc d’une dizaine de mètres de haut.
Essoufflé par l’effort imprévu, Duke arrive enfin au pied du colosse, armé de son
petit marteau de géologue. Il se sent un peu ridicule tandis qu’il essaye
d’arracher un petit éclat de roche en frappant de toutes ses forces.
Sur la route qui les ramène au LM, leur attention est attirée par un rocher plus
modeste, d’une forme qu’ils pensent particulièrement intéressante pour les
géologues. Il est planté de travers dans le sol lunaire, avec une partie
continuellement à l’ombre. Un endroit rêvé pour récolter de la poussière lunaire
protégée du rayonnement solaire. Duke se penche et allonge le bras pour placer
sa pelle le plus profondément possible sous le rocher en s’exclamant : « Si tu
faisais ça au Texas, tu dénicherais à coup sûr un serpent à sonnette ! » Puis il
s’émerveille des structures qu’il observe sur la roche, des trous circulaires
presque parfaits – comme percés par une machine, dira-t-il – et de magnifiques
veines de cristaux bleutés.
L’équipage d’Apollo 17 : de gauche à droite, Harrison Schmitt, Gene Cernan (assis) et Ronald Evans.
Blue Marble
Après trois jours de voyage sans soucis, le train spatial Apollo entre dans
l’ombre de la Lune, un moment d’une extrême tension psychologique, car les
trois hommes savent qu’un monstre – tout un monde rocheux – est là, tout près
d’eux, sans qu’ils puissent encore l’apercevoir. Puis Schmitt remarque que la
lumière de la Terre illumine peu à peu les pentes des montagnes et des cratères,
formant bientôt un anneau faiblement lumineux d’une beauté inexplicable.
Finalement, le Soleil apparaît derrière l’horizon cabossé et gris.
Cernan et Schmitt montent à bord du LM Challenger et laissent Ron Evans
seul à bord du module America.
*
Le pilote du module de commande, Ron Evans, était le meilleur ami de
Cernan. Lui aussi devait à son épouse le fait d’être devenu astronaute. Pendant
qu’il servait au Vietnam, Jan l’avait inscrit à son insu aux tests de sélection !
Excellent pilote, il fut pris du premier coup. Ron était encore dans son unité –
l’escadrille VF-51 des « aigles hurleurs » – sur le porte-avions USS Ticonderoga
lorsqu’il apprit la nouvelle en 1966.
Evans aimait faire le pitre. Lors de sa sortie télévisée pour aller récupérer les
films du module de commande à la fin de la mission, Ron Evans se distinguera
de ses deux très dignes prédécesseurs en lançant un facétieux « Hello, mom ! ».
Son passe-temps favori pendant les fêtes entre amis était d’expliquer à tout le
monde comment on allait aux toilettes dans l’espace avec mimiques et bruitage,
ce qui gênait souvent ses collègues.
*
Les géologues ont un temps espéré se poser au fond du cratère Tycho, mais la
Nasa a refusé : trop dangereux. Schmitt a ensuite lui-même tenté un petit
lobbying en faveur d’un atterrissage sur la face cachée, ce qui lui a valu les
moqueries de ses camarades astronautes, puisqu’un tel objectif farfelu aurait
exigé de déployer toute une constellation de satellites de télécommunication
autour de la Lune pour permettre la liaison avec la Terre. C’est donc vers la
vallée de Taurus-Littrow – diamétralement opposée au site d’atterrissage
d’Apollo 11 sur l’autre « rive » de la mer de la Tranquillité – que Cernan pilote le
LM dans la dernière phase d’approche. Pour un pilote, l’endroit est passionnant,
puisque Taurus-Littrow, bordée de montagnes, est aussi profondément encaissée
que le Grand Canyon ! Le 11 décembre à 13 h 54, heure de Houston, il s’y pose
sans encombre.
Les onzième et douzième hommes sur la Lune se mettent immédiatement au
travail. Schmitt, qui a calculé que chacune de ses minutes sur la Lune coûte la
bagatelle de cinq millions de dollars, est particulièrement soucieux de les mettre
toutes à profit. Les deux astronautes adoptent un mode d’activité à la fois
euphorique et brusque, déployant les expériences avec une énergie un peu hâtive,
portant seuls des charges lourdes, ce qui leur fait courir le risque d’avoir un
problème hors d’atteinte de leur coéquipier et les oblige à s’interpeller l’un
l’autre vivement à la radio pour se tenir au courant de ce qu’ils font. Jack se fait
un peu peur en glissant très vite sur un caillou, sa première émotion sur la Lune,
me confia-t-il en riant. Il improvise ensuite une version lunaire de la chanson
populaire The Fountain in the Park, « I was strolling on the Moon one day… »,
bien vite reprise à l’unisson par un Cernan qui fait ses propres bonds de cabri à
plusieurs dizaines de mètres de là.
Les contrôleurs de mission à Houston s’inquiètent. L’attitude de cet équipage
est différente de celle des précédents. Les deux hommes, et spécialement
Schmitt, se comportent avec une sorte d’agressivité rarement observée avec les
autres marcheurs lunaires. Ils semblent agir sans avoir conscience des risques
qu’encourent leurs combinaisons spatiales et font preuve d’une sorte d’arrogance
face au danger{53}. Schmitt, en particulier, laisse la visière dorée qui le protège
des UV relevée en permanence, au prétexte qu’elle l’empêche de bien voir les
vraies couleurs. (Plus tard, il me dira pour se justifier : « Les enfants du
Nouveau-Mexique apprennent vite à ne pas regarder le Soleil en face ! ».) Du
coup, Houston passe son temps à les rappeler à l’ordre : « Time for EMU check »
(« Il est temps de vérifier les combinaisons »). Une phrase à propos de laquelle
Schmitt m’a confié que c’était en fait un code pour les inciter à ralentir la
cadence.
Cernan casse par mégarde, avec son marteau, le garde-boue du rover lunaire –
qui est décidément la pièce la plus fragile de l’engin{54} ! Une réparation de
fortune à l’aide de quatre cartes scotchées ensemble ne tient pas longtemps et il
s’ensuit qu’après, leur expédition vers le cratère Sténo se fait sous une pluie
incessante de poussière sur les deux passagers. De retour au LM à la fin de la
journée, ils vont passer plus d’un quart d’heure à essayer de s’en débarrasser,
largement en vain d’ailleurs.
Juste avant de refermer la porte du LM, Gene Cernan reste un court instant
assis sur le seuil pour admirer la Terre. Schmitt, qui est au paradis des géologues,
s’en moque. Un peu plus tard dans la journée, il lui a rétorqué : « Quand tu as vu
une Terre, tu les as toutes vues. » Puis les deux hommes repressurisent le module
pour pouvoir ôter leurs combinaisons. D’un coup, sous la pression, les parois se
bombent avec un bruit caractéristique : « Bloup ». Un phénomène pas très
rassurant qui leur rappelle à quel point leur petit habitat est fragile.
Les deux hommes discutent avec l’équipe au sol sur la fréquence privée, non
audible pour le public et les journalistes. Ils jouent comme des enfants avec
quelques pierres de Lune, visiblement joyeux, même si Schmitt, un peu frustré,
trouve qu’il aurait besoin de plus de temps pour faire de la géologie. Il avoue
aussi avoir attrapé une sorte d’allergie à la poussière lunaire : il a le nez qui
coule comme s’il était enrhumé. Il est le premier marcheur lunaire à signaler ce
problème, mais il est persuadé (encore aujourd’hui) que c’est l’arrogance de ses
collègues pilotes d’essai qui les a empêchés d’avouer cette faiblesse. Les deux
hommes ont du mal à dormir. Dormir sur la Lune, quelle perte de temps !
Lors de la seconde sortie extra-véhiculaire, Jack améliore sa technique de
marche dans la faible pesanteur lunaire – les mouvements d’un skieur de fond –,
à laquelle le facétieux Gene préfère ses propres bonds de kangourou, épuisants
mais bien plus rigolos.
Cette fois, la poussière lunaire électriquement chargée qui s’est collée sur
leurs verrières leur pose beaucoup de problèmes. Schmitt m’a confié que
marcher face au Soleil était aveuglant et le faire à contre-jour presque impossible
tant la visière était obscurcie.
Quelques géologues au sol s’étaient imaginé que Cernan serait dorénavant
réduit au rôle de chauffeur privé du « docteur Rock ». Mais sur le terrain, il reste
le commandant des opérations tout en laissant à son camarade beaucoup
d’autonomie. Pour être franc, Cernan est plutôt content d’avoir un vrai géologue
à ses côtés, vu qu’il a lui-même passé plus de temps à participer aux joutes de
lancer de cailloux lors des entraînements avec ses collègues qu’à étudier la
discipline. Le géologue commente et observe, et son savoir impressionne en
premier lieu son commandant.
Photographie prise par Cernan près de la station 4 : à droite le cratère Shorty.
Dans une explosion de film métallisé, Challenger s’éjecte dans le ciel noir.
Schmitt a dit un jour à un journaliste que Cernan aurait bien voulu le laisser sur
la surface de la Lune afin qu’il fasse de meilleures images du lancement que
celles de la caméra télécommandée du rover. « Mais c’était une idée qu’il
pouvait oublier », conclut-il en souriant. Une plaisanterie sur le peu de
sympathie qui liait les deux hommes.
Lors du vol de retour, Schmitt fait la même expérience que lors du vol aller :
son corps en impesanteur est tellement relaxé qu’il perd la sensation d’avoir des
bras et des jambes ! Quelque peu surpris et inquiet, il fait régulièrement des
mouvements afin de s’assurer que tout fonctionne bien !
La capsule America, ses trois occupants et leurs 110 kilos de roches sont
récupérés dans le Pacifique le 19 décembre, après plus de 12 jours passés dans
l’espace.
*
Cernan quitta la Navy et la Nasa en 1976, afin de recommencer sa vie dans
les affaires privées. Hanté par son expérience lunaire, Cernan était conscient que
même si son caractère n’avait pas changé, sa vision du monde avait été
bouleversée à jamais. Il cherchait toujours en vain l’expérience qui allait lui faire
oublier son aventure à Taurus-Littrow.
Des années plus tard, sa petite-fille Ashley, alors âgée de 5 ans, l’aida à se
réconcilier avec l’expérience qu’il avait vécue. Blottie dans ses bras, elle
s’exclama soudainement : « Poppie, c’est ta Lune ! », répétant sans doute sans la
comprendre une expression de sa mère. Gene lui répondit gentiment : « Oui, j’y
ai vécu trois jours de ma vie. Et j’ai même écrit les initiales de ta maman dans la
poussière lunaire. » Ashley regarda, perplexe, son grand-papa grisonnant dont
elle découvrait l’exploit : « Je ne savais pas que tu étais allé là où vit Dieu, au
Paradis. » Comme électrisé, il comprit qu’il n’était plus seulement un
explorateur retraité, sans aucun but dans la vie, mais au contraire le messager
d’un autre monde. C’était cela son nouveau rôle ! Il lui sourit tendrement et
répondit : « Oui, ton Poppie est vraiment allé au Paradis. Oui, je l’ai vraiment
fait. »
Malgré plusieurs crises cardiaques, Cernan vécut sa vie à cent à l’heure. Lors
d’une visite en Tchécoslovaquie, dans la ville natale de ses parents, il survivra
même à un crash d’hélicoptère, le deuxième dans sa vie !
Le 13 mai 2010, Cernan et Neil Armstrong se sont présentés devant le
Congrès afin de s’opposer à la décision du président Barack Obama d’annuler le
programme spatial Constellation, qui prévoyait d’envoyer des hommes sur la
Lune puis sur Mars. Gene écrivit un livre dont Mark Graig tira un film, Last man
on the moon, qui faisait la fierté de l’astronaute. Afin de promouvoir le retour sur
la Lune, il participa à de nombreuses manifestations pour la première du film,
probablement trop. Épuisé, il finira par être hospitalisé, annulant ainsi ses
apparitions, dont notre soirée en Suisse prévue en novembre 2016.
En secret, il rêvait de revoler un jour vers la Lune. Il s’est éteint un an plus
tard.
*
Schmitt dit ne pas avoir été transformé par son aventure sur la Lune. Après
trois ans passés à la Nasa pour classer et étudier les échantillons d’Apollo, il
trouva un autre exutoire tout aussi passionnant dans la politique. Il fut sénateur
républicain de l’État du Nouveau-Mexique entre 1977 et 1983, réalisant un autre
de ses rêves. Lors de sa dernière campagne, son adversaire Jeff Bingaman
employa un slogan choc contre lui : « Qu’a fait récemment Schmitt pour vous
sur Terre ? » Battu, Schmitt quittera la politique pour occuper divers postes de
consultant dans l’industrie, la géologie, l’astronautique et les affaires publiques.
Il est actuellement professeur adjoint en génie physique à l’université de
Wisconsin-Madison. Schmitt aussi rêve de voir l’homme retourner sur la Lune :
pour en extraire de l’hélium-3, la source d’énergie propre du futur d’après lui
(bien que, curieusement pour un scientifique, il soit « climatosceptique » et que
les combustibles fossiles ne lui posent pas de problème). Schmitt a étudié de
manière minutieuse la faisabilité de son projet et l’a exposé dans son livre
Return to the Moon. Cet homme considéré à tort comme trop sérieux et froid est
un grand fan de la série Big-bang Theory.
Pour Schmitt, le succès du programme Apollo a principalement été dû à la
jeunesse des membres du centre de contrôle de Houston : « Ils étaient intrépides,
vaillants et trop jeunes pour connaître la signification du mot échec. C’est cet
esprit conquérant qui a été déterminant. »
*
Le 14 décembre 1972, alors qu’il s’apprête à rejoindre Jack Schmitt à bord du
LM Challenger, Cernan jette un dernier regard au paysage lunaire. Il est saisi
d’une soudaine inspiration et interpelle Robert Parker, physicien et
astronaute{55}, ce jour-là en charge des communications avec la capsule. Les
mots sont hésitants, la syntaxe un peu improvisée, même si le commandant
réussit à caser les noms des deux vaisseaux, America et Challenger comme pour
expliquer pourquoi il les a choisis. Le « cow-boy de l’espace », qui se croyait
lui-même un peu fruste, signe en quelques phrases d’une spontanéité touchante
le plus bel épilogue imaginable pour l’incroyable aventure à laquelle il a
participé.
« Bob ? Ici Gene, je suis sur la surface. Tandis que j’effectue les derniers pas
de l’homme sur la Lune, de retour à la maison pour un certain temps – mais,
nous l’espérons, pas trop lointain dans le futur –, je voudrais juste dire ce que, je
crois, l’histoire retiendra. À savoir que le défi relevé par l’Amérique aujourd’hui
a forgé la destinée humaine de demain. Et alors que nous quittons la Lune ici à
Taurus-Littrow, nous repartons comme nous sommes venus – et si Dieu le veut,
comme nous reviendrons – avec au cœur la paix et l’espoir pour toute
l’humanité. Bon vent à l’équipage d’Apollo 17{56}. »
Schmitt et le rocher de Tracy photographiés près de la station 6.
10
L’avenir
Internet
Apollo Lunar Surface Journal – https : //www. hq. nasa. gov/alsj
Pictures : Apollo Program – www.flickr.com/photos/projectapolloarchive
High Flight Foundation. Jim Irwin – www. highflightfoundation. org
The Moon Machines – Documentary series.
Le Mystère de la face cachée de la Lune – Documentaire, 2016.
Alan Shepard, last interview – 1998.
James Irwin astronaut – Usmc 7242,1991.
STS. One space shuttle, 25 year anniversary – US Human Spaceflights, 2012
The mysterious John Young – Michale Dean, BBC, 1981.
Moon Shoot – Documentary movie, PBS, 1994.
The Bottom Line – Alex Malley, Australia, 2011.
The other side of the Moon, Men from Apollo – 1989.
Q & A with Dr Harrison Schmitt, Apollo 17 – Space Center Lecture Series 2008.
Harrison Schmitt full interview – 2015.
Harrison Jack Schmitt : return to the Moon – ihmc.us, 2009.
Kielder Observatory Apollo tribute Dave Scott. Episode 1 of 10 – Kielder
Observatory, 2014.
The Apollo Guidance Computer, part two : David Scott – Computer History,
1982.
Gene Gernan remembers Neil Armstrong during memorial – ML Speakers
Group, 2012.
Un petit salut : le restaurant préféré des astronautes (surtout John Young et
Alan Bean), dont le patron, le sympathique Frankie, originaire de Capri en Italie,
est devenu leur ami : Restaurant Frenchies Italian Food 1041 E NASA Pkway
– Houston – TX 77058.
Remerciements
Je tiens à remercier tous les gens qui m’ont permis d’écrire cet ouvrage. Tout
d’abord, mon épouse Bettina et mon fils Nicolas pour leur amour et leur soutien
et pour avoir, avec mon ami Yvan Voirol, prodigué sans compter tant de conseils
et de commentaires avisés. Merci également à Charlie Duke, toujours fidèle et
droit, pour son soutien à nos activités depuis les débuts de SwissApollo et pour
son inspirante préface. Je lui suis si reconnaissant de son amitié ! Je dois aussi
beaucoup à mes très chers François Keller, qui s’est rendu totalement
indispensable par son travail minutieux de relecture et de correction, Claude
Nicollier, l’astronaute suisse, qui est toujours d’une grande aide et que je
considère comme un véritable mentor, ainsi que Jean-François Clervoy,
l’astronaute français qui m’a présenté à mon éditeur, De Boeck Supérieur, où
Alain Luguet m’a accueilli si chaleureusement. Un grand merci va à René
Cuillierier qui a effectué un magnifique travail de rewritting dans une belle
ambiance de coopération. Ce livre appartient aussi, d’une manière ou d’une
autre, à toutes ces personnes.
Enfin, je remercie toutes les personnes qui, pendant des décennies, ont enrichi
ma vie et m’ont permis de mieux comprendre leur expérience.
LES ASTRONAUTES : Scott Carpenter, Mercury 7 / Walt Cunningham,
Apollo 7 / Bill Anders, Apollo 8 / Russell Schweickart, Apollo 9 / James
McDivitt, Apollo9 / Tom Stafford, Apollo 10 / Neil Armstrong, Apollo 11 / Buzz
Aldrin, Apollo 11 / Mike Collins, Apollo 11 / Alan Bean, Apollo 12 / Dick
Gordon, Apollo 12 / Jim Lovell, Apollo 13 / Fred Haise, Apollo 13 / Edgar
Mitchell, Apollo 14 / Dave Scott, Apollo 15 / Al Worden, Apollo 15 / Jim Irwin,
Apollo 15 / John Young, Apollo 16 / Charlie Duke, Apollo 16 / Gene Cernan,
Apollo 17 / Jack Schmitt, Apollo 17 / Joe Engle, Apollo 14 backup crew / Alexeï
Leonov, premier piéton de l’espace.
LES MEMBRES DE LEURS FAMILLES ET AMIS : Christina Korp,
manager de Buzz Aldrin, Apollo 11 / Nancy Conrad, épouse de l’astronaute Pete
Conrad / Reagan Wilson, playmate Apollo 12 / Rosemary Roosa, fille de
l’astronaute Stuart Roosa, Apollo 14 / Susie Young, épouse de l’astronaute John
Young, Apollo 16 / Dorothea Duke, épouse de l’astronaute Charlie Duke, Apollo
16 / Oksana Leonova, fille du cosmonaute Alexeï Leonov / Ludmilla Pavlova,
amie de Youri Gagarine / Norma Wendt, fille de Günter Wendt / Paul
Van Hoeydonck, sculpteur de Fallen Astronaut.
LES HÉROS ANONYMES DU CONTRÔLE DE MISSION : Chris Kraft,
Director, Mission Control / Gene Kranz, Flight Director / Gerry Griffin, Flight
Director / Sy Liebergot, EECOM / Scott Millican. Space suit Technician / Bill
Moon, EECOM.
LES TECHNICIENS ET SCIENTIFIQUES : Dr Ernst Stuhlinger. bras
droit du Dr Wernher von Braun / Konrad Dannenberg, manager député du
programme de fusée Saturn / Heinz Grösser, technicien du programme de fusée
A4-V2 / Günter Wendt, Pad Leader / Prof. Johannes Geiss, Principal
Investigator SWC / Prof. Farouk El-Baz, Geology, Apollo 15‑16‑17/ Prof. Peter
Signer, Team SWC / Prof. Fritz Casal, Propulsion, Ames Center.
{1} Seuls deux de ces pionniers vécurent assez longtemps pour assister aux débuts de l’ère spatiale :
Pelterie, qui mourut deux mois après le lancement de Spoutnik 1 en 1957, et Oberth, qui assista au
lancement d’Apollo XI et, juste avant sa mort, au dernier vol réussi de la navette Challenger en 1985.
{2} À l’âge de dix-huit ans, le jeune von Braun assista à une conférence du physicien et explorateur
suisse Auguste Piccard. S’approchant du maître après la causerie, il lui dit son intention d’aller sur la Lune
à l’aide de fusées. Alors que l’idée est plus ou moins ridiculisée partout, Piccard la trouve magnifique et
encourage vivement le jeune homme à réaliser son rêve… D’une certaine façon, la Suisse a contribué à la
conquête de la Lune dès cette époque !
{3} Le terme « astronautique » fut inventé en 1927 par Rosny aîné pour désigner les travaux de
l’inventeur qu’il soutenait, Robert Esnault-Pelterie. Mais, dans le cadre de la guerre froide, les Soviétiques
arguèrent qu’il était par trop « arrogant », puisque l’objectif immédiat n’était pas d’atteindre les étoiles
(astres) trop lointaines, mais juste de sortir dans l’espace extérieur, le « cosmos », d’où le terme qu’ils
choisirent de « cosmonautes ».
{4} Même si des spécimens animaux ont été soumis à la microgravité dès 1949.
{5} À ce stade, le programme américain impose, d’ailleurs, lui aussi une limite de taille.
{6} En principe, les règlements de la Fédération aéronautique internationale impliquent qu’un vol ne
peut être homologué que si le pilote revient vivant à bord de son véhicule. Lorsque les détails du vol de
Gagarine furent connus, certains se sont demandé s’il ne fallait pas le déchoir du titre de premier homme
dans l’espace. La FAI a tout de suite répondu que son règlement − qui date des débuts de l’aviation − avait
pour but de décourager les têtes brûlées qui auraient été tentées sans cela de pousser leurs machines vers des
limites dangereuses pour le simple honneur de battre un record. Ce souci, ajouta-t-elle, était sans objet dans
le cas d’un vol spatial puisque le simple fait de décoller est déjà un risque considérable ! Et elle maintint
l’homologation du vol de Gagarine.
{7} Dans le, par ailleurs, excellent film Apollo 13, cette réplique authentique est incorrectement attribuée
à Jim Lovell, joué par Tom Hanks.
{8} Depuis 1978, en quarante ans, l’Union européenne n’en a envoyé que 42, jamais par ses propres
moyens.
{9} Aux États-Unis, le docteur William Randolph Lovelace, conseiller en sciences humaines à la Nasa,
fera parler de lui à l’époque de Mercury en faisant passer les tests de sélection des astronautes à un groupe
de femmes. Cette initiative personnelle soutenue par des fonds privés connaîtra un grand écho dans la
presse faisant ressurgir la question de l’égalité des sexes dans la société américaine. Treize femmes
réussiront les tests, un groupe connu sous le nom de « Mercury 13 ». La Nasa n’engagera pas ces femmes et
aucune ne volera dans l’espace.
{10} La contribution de James Webb au succès d’Apollo ne doit pas être négligée. C’est sous son règne
et grâce à son sens aigu de l’organisation que la Nasa − au départ constituée de différentes installations et
laboratoires plus ou moins indépendants − devint une agence structurée et cohérente, tout entière tendue
vers le but de la réussite des missions lunaires. Son entregent dans les milieux politiques lui permit aussi, à
maintes reprises, de sauver le budget du programme. Le télescope spatial successeur de Hubble porte le
nom de James Webb en son honneur.
{11} Slayton est le seul des astronautes du premier groupe à ne pas voler à bord d’une capsule Mercury.
Après de multiples efforts pour soigner son problème, il reprendra du service en 1975, à l’âge de 51 ans,
trop tard pour aller sur la Lune, mais servit à bord d’un Apollo lors d’un rendez-vous historique avec le
Soyouz de Leonov et Koubassov. Shepard a eu plus de chance, puisqu’il a réintégré le service actif à temps
pour commander la mission Apollo 14.
{12} Les veuves de Grissom, White et Shaffee avaient demandé, auprès de la Nasa, que la mission
Apollo 1 reste référencée avec le nom de leur mari, même si le vol n’eut jamais lieu. En leur mémoire, ce
fut chose faite et il fut décidé que tous les lancements préliminaires seraient, en quelque sorte, des « Apollo
légitimes ». Comme il y en avait eu deux autres avant le drame, on décida de poursuivre avec le chiffre 4 (il
n’y eut donc jamais d’Apollo 2 et 3).
{13} Meteor Crater est un cratère d’impact météoritique situé près de Flagstaff en Arizona. Eu égard au
« lobbying » de ceux qui poussaient pour que la course à la Lune donne des retombées scientifiques, le
programme Apollo prévoyait pour tous les astronautes une formation intensive en géologie − l’équivalent
d’une maîtrise universitaire − qui impliquait des sorties sur le terrain, dont beaucoup furent réalisées sur ce
site.
{14} Orville Wright fut, avec son frère Wilbur décédé en 1912, à l’origine du vol du premier aéroplane
« plus lourd que l’air », motorisé et contrôlé. James Doolittle, pionnier de l’aviation de l’entre-deux-guerres,
réalisa les premières traversées du continent nord-américain. C’est aussi l’organisateur du raid aérien d’avril
1942 contre le Japon en représailles de l’attaque de Pearl Harbor. Ruth Nichols, une autre pionnière
longtemps détentrice des records féminins d’altitude et de vitesse, et Vance Breese, un célèbre pilote
d’essai, fréquentaient aussi Aldrin Sr. Quant à Lindbergh, il fut, bien sûr, le héros de la première traversée
de l’Atlantique. Qu’auraient-ils pensé si on leur avait dit que le petit dernier de leur ami ferait partie de la
première mission habitée sur la Lune ?
{15} Je ne saurais trop vous conseiller d’aller chercher la vidéo sur Internet : c’est une véritable petite
fenêtre sur l’âme à la fois tourmentée et primesautière de ce personnage exceptionnel.
{16} Les trois astronautes ignoraient totalement ces dispositions et n’en apprirent l’existence qu’à leur
retour, ce qui les choqua profondément. Ces militaires, qui ne pensaient qu’au succès de leur mission,
étaient étrangers au monde des politiques, habitués à envisager toutes les possibilités, et cette démarche leur
paraissait d’un cynisme abject. Buzz, en particulier, piqua une colère homérique. Cet épisode, qui leur fit
comprendre encore plus clairement à quel point ils avaient frôlé la mort, fut peut-être un des éléments qui
accentuèrent le choc rétrospectif subi par Aldrin.
{17} Rappelez-vous qu’au moment de la désignation de Neil Armstrong comme commandant d’Apollo
11, personne ne pouvait affirmer qu’il s’agirait de LA mission historique.
{18} Le premier à avoir franchi le mur du son à bord de l’avion fusée X-1 en 1947.
{19} En effet, même ce second étage ne suffit pas à la mise en orbite, qui est achevée par une brève
poussée du troisième. Cela a imposé aux ingénieurs un n-ième défi technique : concevoir pour le dernier
étage un moteur que l’on puisse éteindre et rallumer plusieurs fois, une prouesse pour ces engins dont le
fonctionnement normal implique de telles températures qu’ils sont généralement bons pour la casse au bout
de quelques minutes de fonctionnement !
{20} L’atmosphère terrestre n’a pas de limite nette, mais se raréfie progressivement avec l’altitude. La
frontière « officielle » de l’espace, déterminé par l’ingénieur hongrois Théodore von Karman, correspond à
l’altitude où l’atmosphère est si ténue que la vitesse qui serait théoriquement nécessaire pour qu’un avion
s’y soutienne est déjà suffisante pour le mettre en orbite. Autrement dit, c’est l’altitude − 100 km − où, pour
pouvoir voler, on doit passer de l’aéronautique à l’astronautique.
{21} À cette occasion, lui et l’astronaute Dave Scott iront siroter en douce de la vodka avec les
cosmonautes Pavel Beliaïev et Konstantin Feoktistov dans un Tupolev Tu-134 exposé au Salon. L’alcool
aidant, les deux Russes feront savoir qu’ils s’entraînent à poser des hélicoptères tout comme les astronautes
du programme lunaire, ce qui met la puce à l’oreille de Michael Collins. Ces informations font partie des
raisons pour lesquelles la Nasa a précipité le vol lunaire d’Apollo 8.
{22} En fait, il assume ce rôle depuis des mois et a même dû séparer Aldrin et Armstrong lorsqu’une
soirée commune a dégénéré en une dispute violente.
{23} J’ai eu le privilège de le constater moi-même grâce à mon ami italien Luigi Pizzimenti, lui aussi
grand passionné du programme Apollo. Luigi a construit une réplique exacte de l’habitacle dans le module
de commande que nous avions fait venir en Suisse pour une manifestation de SwissApollo. Luigi et moi
avons ainsi pu partager cet espace exigu avec mon ami l’astronaute Charlie Duke pour quelques minutes
magiques !
{24} « Monsieur Je-répare-tout ».
{25} Oui, on peut placer de plus gros réservoirs sur l’engin pour tenir compte de ces facteurs, mais
souvenez-vous… il est alors plus lourd ! Ce n’est pas un hasard si ce genre d’appareil n’a jamais été utilisé
sur Terre par la suite.
{26} Armstrong lui-même disait volontiers à ses admirateurs qu’avant le vol, il estimait ses chances de
survie à 90 %, mais les chances de réussir l’atterrissage à seulement 50 %.
{27} Plus tard, à la question de savoir s’il n’avait pas été inquiet de son niveau de carburant, Armstrong
répondit doucement : « Vous savez, quand l’indicateur montre un réservoir vide, on sait tous qu’en fait il
reste encore au moins un litre dedans. »
{28} Un feutre personnel en plastique (isolant donc), dont il peut se féliciter de lavoir emporté en sus
des feutres Fischer de la mission qui étaient, eux, métalliques.
{29} Je ne peux passer sous silence le deuil que nous avons ressenti lorsqu’un peu plus d’un an plus
tard, les Chœurs de l’Armée rouge qui avaient participé à l’événement périrent tous dans un accident
d’avion, le 25 décembre 2016. Que leur mémoire soit ici saluée !
{30} La présence de ces médailles emportées « clandestinement » n’a été révélée par Buzz Aldrin qu’en
1989.
{31} À cette différence près que Conrad n’était pas du tout un coureur de jupons. Néanmoins, il y a là
matière à une autre de ces coïncidences dont la légende d’Apollo est si friande : le petit protégé de Fonzie
est joué dans Happy Days par un tout jeune Ron Howard, qui s’illustrera des décennies plus tard en
réalisant le film Apollo 13 !
{32} Madame Wilson m’a confirmé qu’elle n’avait appris cette histoire que par hasard, vingt-cinq ans
après, lorsqu’en 1994 le magazine Playboy s’enorgueillit dans un article du vol lunaire de quatre de ses
playmates. Elle avait du coup été invitée par Conrad pour voir la check-list décorée de son image pleine de
poussière dans les archives de la Nasa. Bean, quant à lui, se souvient de l’avoir peinte sur une de ses toiles.
{33} De nos jours, la photo numérique qui permet de mesurer très précisément la distance entre deux
points d’une image en comptant simplement les pixels, rend ce dispositif inutile. Mais à l’époque d’Apollo,
lorsque toutes les images − sauf les images télé − étaient faites en argentique, il était indispensable. Par
ailleurs, on pense également que la plaque en plexiglas devait, elle aussi, se charger d’électricité statique
lors des prises de vues en rafale, à cause du défilement rapide de la pellicule devant elle.
{34} L’observateur attentif constatera, d’ailleurs, que dans le film de Stanley Kubrick 2001 L’Odyssée
de l’espace, tourné un an avant Apollo 11, le paysage lunaire est encore bien trop terrestre !
{35} Et jusqu’à aujourd’hui la seule.
{36} Ou si vous préférez à la « régolitheuse ».
{37} À cette date, en plus des équipes « rouge » et « bleue » qui flanquaient l’équipe « blanche », le
système de rotation s’est enrichi de multiples couleurs : « verte », « noire », « marron », « or », etc.
{38} Cooper commandait l’équipage de rechange d’Apollo 10, ce qui le désignait en principe pour voler
trois missions plus tard. Outre sa réputation auprès de Slayton, le fait que son pilote du module de
commande soit le très compétent mais volage Donn Eisele, n’a pas dû favoriser le maintien de cet équipage.
{39} Cette source d’énergie très propre est aussi très efficace. Le rendement des piles à combustible est
couramment de l’ordre de 60 % et peut atteindre les 85 % si on récupère la chaleur générée par la réaction.
À comparer aux 35 % maximum des moteurs à combustion interne ! Seule la facilité de mise en œuvre des
combustibles fossiles justifie que les technologies à hydrogène ne les aient toujours pas remplacés en
cinquante ans. Mais au regard des problèmes actuels, on peut penser que ce n’est plus une raison suffisante
et que cette merveilleuse retombée du programme lunaire américain pourrait faire partie des solutions à nos
problèmes de pollution.
{40} Pour des raisons compréhensibles de rythme cinématographique, le f i l m Apollo 13 mélange
plusieurs moments ou réunit plusieurs personnages en un seul. En réalité, cette procédure de raccordement
bricolé à l’aide de ce dont les astronautes disposaient dans le vaisseau n’a pas été inventée sur place au
moment de la crise, mais avait déjà été mise au point plusieurs années auparavant. Même chose pour
l’utilisation du LM comme refuge, dont Liebergot s’est souvenu. Quant à Ken Mattingly, ce
n’est pas spécialement lui qui a mis au point les procédures de rentrée modifiées pour tenir compte de la
faible quantité de courant disponible, mais des dizaines d’astronautes qui se sont relayés dans les
simulateurs.
{41} Lui et les autres pilotes privés de mission lunaire, comme Paul Weitz, Jack Lousma, William
Pogue et Gerald Carr, eurent néanmoins la chance de voler plus tard sur des missions telles qu’Apollo-
Soyouz et Skylab.
{42} Du nom de la plage de Caroline du Nord où Orville et Wilbur Wright ont tiré à pile ou face
l’honneur d’effectuer le premier vol motorisé de l’histoire à bord de l’avion qu’ils avaient conçu.
{43} Pendant les trente et une heures de leur séjour sur la Lune, le Soleil parcourt dans le ciel une
course équivalente à celle qu’il décrit en une heure sur Terre.
{44} Scott, emporte même un morceau de bois du navire avec l’autorisation du musée de la Marine
de Newport, Rhode Island.
{45} Le logo de l’écusson de mission qui entrecroise trois ailes (bleue, blanche et rouge, une pour
chaque astronaute) forme aussi un faucon stylisé.
{46} El-Baz est encore aujourd’hui un interlocuteur passionnant. J’ai eu la chance de le rencontrer dans
son bureau de l’université de Boston, une pièce chaleureuse au style égyptien, décorée de tapis, d’antiquités
et d’images de l’espace. Cet homme venu d’Afrique illustre merveilleusement la portée internationale du
programme Apollo.
{47} C’est aussi à ce moment-là qu’Al a échafaudé l’idée que peut-être la vie avait été amenée sur Terre
par une peuplade nomade en visite depuis un monde étranger. Une hypothèse qu’il aime à défendre encore
aujourd’hui.
{48} Souvenez-vous de sa rubéole qui a cloué Ken Mattingly au sol !
{49} Le 7 décembre 1971, c’est-à-dire trente ans jour pour jour après l’attaque japonaise.
{50} Il en effectuera une sixième en 1983, à nouveau à bord de la navette spatiale. En fait, pendant toute
sa carrière, Young a fait la course en tête dans bien des domaines.
{51} La tectonique des plaques est absente des autres planètes rocheuses du système solaire, mais on
comprend depuis peu qu’il en existe une version étonnante sur les petites lunes glacées des planètes géantes.
La croûte de ces mondes − comme Europe ou Ganymède − est formée d’une glace d’eau très froide et très
dure qui joue le rôle de la roche et dont les morceaux sont mobiles sur un « magma » d’eau partiellement
fondue (soit des océans liquides cachés, soit une sorte de granité de boue). Et comme de juste, ces mondes
sont affectés par un « cryo-volcanisme » spectaculaire où l’eau liquide joue le rôle de la lave !
{52} Alan Shepard a affirmé plus tard qu’il ne s’agissait pas d’une prière et qu’il avait seulement
murmuré pour lui-même : « Don’t fuck up, Shepard. »
{53} Les images de cette première sortie dont nous savons aujourd’hui qu’elle s’est bien terminée, sont
d’ailleurs pour cela très amusantes à regarder.
{54} Après la mission, Cernan enverra le garde-boue chez Boeing avec la note suivante : « Cette pièce a
cassé après seulement 28 kilomètres de conduite et elle est sous garantie. J’exige donc que vous alliez là-
bas (sur la Lune) pour effectuer les réparations. »
{55} Bob Parker effectua son premier vol en 1983, comme spécialiste de mission a bord de la navette
Columbia.
{56} « Bob ? This is Gene, and I’m on the surface. And… as I take man’s last step from the surface,
back home for some time to come − but we believe not too long into the future − I’d like to just (say) what I
believe history will record. That America’s challenge of today has forged man’s destiny of tomorrow. And,
as we leave the Moon at Taurus-Littrow, we leave as we came and, God willing, as we shall return, with
peace and hope for all mankind. Godspeed the crew of Apollo 17. »