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Lukas

Viglietti
APOLLO

Préface de
Charlie Duke
Astronaute et marcheur lunaire
sur Apollo 16

Relecture : Alain Rossignol

2019

De Boeck Supérieur



Conception graphique et couverture : Delvoyeurs
ISBN : 978-2-8073-2301-8




Pour la présente édition numérique les illustrations ont quasiment pour seule
origine Wikipédia. Elles ne sont pas conformes à l’édition papier, très peu
illustrée.




A Bettina et Nicolas
Quatrième de couverture

Présentation de l’éditeur
Entre 1969 et 1972, douze hommes foulent la surface de la Lune. Ils sont fils
d’ouvriers, de paysans, de militaires ou d’hommes d’affaires. Ils pensent que
tout est possible et le prouvent au monde. Les astronautes des missions Apollo
sont aujourd’hui des héros universels.
Depuis 20 ans, Lukas Viglietti pilote et commandant de bord fasciné par la
conquête spatiale depuis l’enfance recueille leurs témoignages. Devenu leur ami
et confident, il nous offre ici un ouvrage passionnant, exclusif, sans précédent.
50 ans plus tard, embarquez à votre tour pour un extraordinaire voyage de la
Terre à la Lune.

Biographie de l’auteur
Pilote de ligne et commandant de bord long-courrier, Lukas Viglietti met à
profit ses nombreuses escales aux États-Unis pour tisser un lien étroit avec tous
les acteurs du programme Apollo. En 2009, il crée SwissApollo avec son épouse
Bettina, afin de faire témoigner les marcheurs lunaires aux quatre coins du
monde et inspirer ainsi la prochaine génération.
Préface

PARMI LES MILLIARDS D’ÊTRES HUMAINS qui ont vécu sur cette Terre, seuls
douze hommes ont foulé le sol d’un autre corps céleste, la Lune. J’ai l’immense
privilège d’être l’un d’entre eux. Enfant, mes héros étaient le Kid de Durango,
joué à l’écran par Charles Starrett, ou ceux du film Les Tigres volants dans
lequel John Wayne interprète un chef d’escadrille de la guerre du Pacifique. Je
voulais être comme eux. Je ne rêvais pas de voyager dans l’espace, mais je
voulais être pilote. À l’Académie navale, je suis tombé amoureux des avions, de
sorte que, mon diplôme en poche, j’ai commencé une carrière d’aviateur dès
1957. Or c’est à cette date que le programme spatial a commencé. J’ai donc pu
postuler à toute une série de boulots liés à l’exploration spatiale qui ont fini par
me conduire au poste d’astronaute. Ma participation au programme lunaire
Apollo a changé ma vie pour toujours. Je me sens, depuis, l’ambassadeur d’un
monde nouveau.
Je n’oublierai jamais mes trois jours à la surface de la Lune, un des moments
les plus extraordinaires de toute ma vie. Si les souvenirs de cette expérience sur
un monde étranger sont encore aussi vivaces, c’est qu’il était primordial de
graver ce voyage dans nos esprits. Après tout, nous étions en train d’ouvrir une
dimension nouvelle à l’exploration humaine. Cette exploration de l’espace doit
se poursuivre pour le futur de l’humanité.
J’ai fait la rencontre de Lukas un jour que je donnais une conférence en
Suisse. Lukas Viglietti est un expert passionné du programme Apollo et un des
plus enthousiastes que je connaisse. Aux côtés de sa charmante épouse Bettina, il
dirige une organisation remarquable nommée SwissApollo tout entière dévouée à
la mémoire vivante de l’histoire du programme Apollo – et notamment de la
participation suisse durant sa seconde période. Depuis lors, nous soutenons leur
travail et participons à nombre de leurs activités. Et bien sûr, au fil des ans, ils
sont devenus des amis proches, que nous avons beaucoup de plaisir à retrouver.
Dans ce livre, Lukas vous offre une approche originale de cette histoire à
travers la destinée de notre petit groupe de marcheurs lunaires. Vous découvrirez
ici un autre aspect de notre histoire centré sur la dimension humaine du
programme Apollo. Au travers de nombreuses anecdotes exactes et détaillées,
Lukas vous présente les hommes qui permirent le succès du programme lunaire.
Ceci est un livre authentique, amusant et fourmillant d’informations.
Je suis très reconnaissant à Lukas du dévouement qu’il consacre à faire
connaître au grand public le premier groupe d’hommes qui atteignirent la Lune.
Je suis sûr que vous adorerez ce livre.

CHARLIE DUKE
Apollo 16
New Braunfels, Texas
Avant-propos

APRÈS DIX HEURES DE VOL, une côte se découpe enfin à l’horizon, baignée de la
lumière douce et chaude du début de soirée. L’accent d’outre-mer des
contrôleurs aériens résonne comme une confirmation : je suis de retour en
Amérique. Il est temps de préparer l’apothéose de tout vol, l’atterrissage, un
grand moment de plaisir comme tout pilote vous le confirmera.
J’ai le privilège d’exercer comme commandant de bord long-courrier, un
métier qui s’est combiné merveilleusement avec l’autre grande passion de ma
vie : le programme lunaire Apollo. Si, comme à chaque approche d’un aéroport
étasunien, l’euphorie me gagne quelque peu, c’est aussi que je vais bientôt
retrouver des amis très chers : les marcheurs lunaires et certains des hommes qui
les ont emmenés sur notre satellite et les en ont ramenés en vie.
Enfant, mon grand frère Dimitri possédait un poster de la mission Apollo 11
qui me fascinait. Il me montrait la Lune et me disait : « Douze hommes viennent
d’y aller ; tu sais ? » Mais quel genre d’hommes était-ce ? Dans mon esprit
surgissaient les images de Buck Roger et de Superman. Ces astronautes ne
pouvaient être que des géants, bigger than life comme disent les Américains ! En
1981, je me précipitai à une conférence donnée par James Irwin, astronaute à
bord d’Apollo 15… Et je pris une claque. Nous avions devant nous un petit
homme sympathique, svelte et timide. Un personnage d’une immense modestie
aux antipodes des superhéros intouchables que je m’étais représentés. Et puis la
perspective s’est inversée. Nul besoin d’être un surhomme pour accomplir de
grandes choses, tout était donc possible !
Des années plus tard, mes propres rêves d’aviation se sont réalisés et mon
métier m’a permis de me rendre régulièrement aux États-Unis à la rencontre des
marcheurs lunaires, dont certains sont désormais devenus des amis. Ces hommes
en chair et en os, avec leurs forces et leurs faiblesses, je voudrais vous les faire
connaître à mon tour. Un demi-siècle s’est écoulé depuis le programme Apollo et
il revient à notre génération de faire entendre leurs voix vivantes avant que toute
cette aventure n’entre dans le mausolée de l’histoire lointaine. Vous découvrirez
des êtres humains à la fois ordinaires et extraordinaires, dont certains ont eu un
destin incroyable mais qui tous confirment que le succès est toujours accessible,
quel que soit son parcours personnel.
Ce livre est le fruit de décennies de recherches et de rencontres merveilleuses.
Puisse-t-il vous convaincre que les êtres humains, aussi fragiles et imparfaits
soient-ils, peuvent faire des miracles, à l’opposé de la vision du monde
mesquine, pessimiste et étriquée de ceux qui professent qu’on n’a jamais marché
sur la Lune… Comme Seymour « Sy » Liebergot, ancien contrôleur de vol sur
les missions Apollo, me l’a dit un jour : « Ne laisse personne te dire que tu ne
peux pas faire quelque chose ! »
Bon vol !
LUKAS VIGLIETTI
Le Module de commande et
de service Apollo (schéma)


Le module lunaire ou
LEM (Lunar Excursion Module)
(schéma)
Le Rover lunaire (schéma)
1
Aller sur la Lune

LA LUNE EST UN MONDE, un sol que l’on peut fouler. L’idée nous semble
évidente aujourd’hui, pourtant elle ne va pas de soi. Le premier à en avoir la
certitude fut le savant italien Galilée lorsque par une belle nuit toscane de 1609,
il eût l’idée géniale de pointer une longue-vue vers la Lune et y découvrit des
plaines, des cratères, des montagnes dont il calcula rapidement l’altitude grâce à
leurs ombres portées. Quel choc, quel émerveillement ce dût être d’être ainsi le
premier. C’était, déjà, un « bond de géant ». Galilée se doutait-il qu’il ouvrait
ainsi la voie au « petit pas d’un homme » à très exactement 360 ans
d’intervalle ? L’idée, je crois, lui a forcément traversé l’esprit.
La Lune a fait, depuis l’Antiquité – et probablement dès la préhistoire –,
l’objet d’études rationnelles. La régularité de ses changements de phase a servi
de métronome à tous les peuples de la Terre. Le calendrier musulman en est un
exemple, de même que les Pâques juive puis chrétienne ou, semble-t-il, les os
gravés de l’Aurignacien vieux de 34 000 ans dont certains préhistoriens pensent
qu’il s’agit de calendriers lunaires. Mais en cette fameuse nuit de 1609, quelque
chose avait changé. La Lune n’était plus un luminaire surnaturel, un « disque »
placé par les dieux juste derrière les nuages, mais littéralement un monde au
même titre que la Terre. C’était donc un endroit que l’on pouvait en principe
visiter, arpenter… en imagination du moins. Ce n’est pas un hasard si, à peine
huit ans après la mort de Galilée, Cyrano de Bergerac a publié son Histoire
comique des États et Empires de la Lune, dans lequel le narrateur voyage par des
moyens extravagants vers cet autre monde.
D’autres avaient eu des idées similaires. Vers l’an 180, l’écrivain syrien
Lucien de Samosate (probablement inspiré par les théories exactes quoique
spéculatives d’Aristarque) avait imaginé les aventures de marins dont le navire
aurait été projeté sur la Lune lors d’une tempête. Vers l’an 1000, la légende
prétendait que Wan Hu, un officier imaginaire de la dynastie Ming, aurait volé
vers la Lune assis sur un siège muni – géniale intuition ! – de quarante-sept
fusées à poudre. Mais à partir des acquis scientifiques du XVIIe siècle, les récits
de tels voyages lunaires devinrent légion : Somnium de Johannes Kepler en
1634, La Découverte d’un monde sur la Lune de John Wilkins en 1638, The
Consolidator de 1705 par Daniel Defoe (l’auteur de Robinson) et, bien sûr, De la
Terre à la Lune de Jules Verne en 1865, adapté au cinéma par Georges Méliès. Il
est impossible de tous les citer ici, il en existe des dizaines ! L’imagination a été
comme déchaînée par la science et ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Tout
simplement, ce qui n’était pas imaginable avant devenait désormais
irrésistiblement attirant.
Pendant quatre siècles, alors même que Kepler puis Newton avaient forgé
tous les outils théoriques de la navigation spatiale, l’humanité a dû attendre que
la technique permette de passer de la théorie à la pratique ! Alors, elle a fait,
avec ses artistes et ses écrivains, le rêve fou de voyages vers la Lune. Tellement
fou, semblait-il, que, dans son roman de 1959 Outward Urge, le Britannique
John Wyndham n’envisageait encore la première mission lunaire que pour la fin
des années 2020. C’était compter sans le petit groupe d’hommes qui, au tournant
du XXe siècle, s’étaient mis en tête, chacun de son côté, que ce rêve devait
devenir une réalité.
L’Allemand Hermann Oberth, le Français Robert Esnault-Pelterie, le Russe
Constantin Tsiolkovski et l’Américain Robert Goddard ont eu des destins
étonnamment similaires, malgré la diversité de leurs origines et des sociétés au
sein desquelles ils ont vécu.
Tous les quatre voulaient décrocher la Lune et les planètes. Dans leur
jeunesse, ils comprennent le potentiel militaire des fusées qu’ils cherchent à
construire et espèrent, par ce biais, obtenir de leurs gouvernements des
financements pour leurs recherches (ce qui constitue, d’ailleurs, une autre de
leurs prémonitions sur le futur de l’astronautique). Mais à l’époque, leur vision
est bien trop en avance{1}. Ces quatre hommes ont mené l’essentiel de leurs
recherches sur leurs fonds propres, parfois au prix de considérables difficultés.
Le livre de Tsiolkovski, L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à
réaction (1903), dans lequel il pose les bases théoriques de presque tous les
aspects du vol spatial, est totalement ignoré à sa sortie. La thèse de doctorat
d’Oberth, Die Rakete zu den Planetenräumen (« Les fusées vers l’espace
interplanétaire ») est rejetée par l’université de Göttingen, qui la juge
« utopique », et il est contraint de la publier à compte d’auteur. Goddard, qui
cache ses rêves de voyages dans l’espace pour ne pas s’aliéner les autorités
académiques américaines, a toutes les peines du monde à faire publier par son
université un ouvrage au titre pourtant volontairement sobre : Une méthode pour
atteindre des altitudes extrêmes. Quant à Pelterie, si L’Exploration par fusées de
la très haute atmosphère et la possibilité de voyages interplanétaires connaît un
certain écho en 1927, c’est grâce au soutien du président de l’académie
Concourt, l’écrivain d’anticipation J.-H. Rosny aîné…
C’est qu’à l’époque, ces ingénieurs qui rêvent de la Lune n’ont l’oreille que
des artistes ! Hermann Oberth saisit l’opportunité de se sortir de ses difficultés
financières en acceptant le poste de conseiller technique sur le tournage de Frau
im Mond (1929), un film muet de Fritz Lang décrivant une première mission
lunaire. De son côté, Tsiolkovski joua le même rôle pour Kosmitcheskii reys
(« Le Voyage cosmique ») finalement tourné en 1936 par Vassili Zouravlev
(avant d’être très vite censuré par les autorités staliniennes qui jugèrent les
images des cosmonautes bondissant au ralenti dans la faible gravité lunaire trop
fantaisistes et « incompatibles avec le “réalisme socialiste” » !). Les liens que
ces deux-là entretinrent avec la science-fiction (Tsiolkovski publia lui-même des
livres d’anticipation) et leurs ouvrages techniques révolutionnaires mais
confidentiels ne furent pas vains. Ils déterminèrent la vocation de deux gamins
éblouis qui devinrent leurs fans éperdus : Wernher von Braun{2} en Allemagne et
Sergueï Pavlovitch Korolev en Union soviétique.
L’idée révolutionnaire qui anime ces hommes est simple. Tout le monde
comprend que dans le vide de l’espace, il n’y a pas d’air sur lequel s’appuyer et
que les aéronefs de l’époque – aussi bien les avions que les dirigeables – sont
évidemment inopérants. En revanche, ils comprennent aussi que la loi de l’action
et de la réaction découverte par Newton – ce phénomène qui provoque le recul
d’un canon, par exemple – permet à un véhicule qui expulse de la matière à
grande vitesse dans un sens (une fusée) de se propulser dans l’autre sens sans
avoir besoin de s’appuyer sur quoi que ce soit. Pendant longtemps, ils furent
parmi les seuls à en avoir conscience.
Je ne résiste pas à l’envie de citer ici une des plus grosses bévues du New
York Times qui, en 1920, attaqua Robert Goddard en ces termes : « Le professeur
Goddard ne connaît pas la relation entre l’action et la réaction et la nécessité de
s’appuyer sur quelque chose de plus consistant que le vide. En fait, il semble
tout simplement ignorer ce qu’on enseigne chaque jour au lycée. » C’est en vain
que Goddard réalisa une démonstration en tirant une maquette de fusée à
l’intérieur d’une cloche à vide : le New York Times ne s’excusa que vingt-quatre
ans après sa mort, très exactement le lendemain du lancement d’Apollo 11 !
Devant tant de scepticisme, le développement de la technologie des fusées
devait donc bénéficier – comme beaucoup de pionniers l’avaient, on l’a vu,
pressenti – d’une autre motivation. Cette motivation, ce fut effectivement la
guerre. Peut-être n’est-ce pas un hasard si les deux premiers grands ingénieurs
spatiaux, von Braun et Korolev, étaient au départ de jeunes citoyens de régimes
totalitaires brutaux, déterminés à compenser leur faiblesse relative en
investissant à fonds perdus dans le développement d’armes nouvelles, quitte à
recourir massivement au travail forcé. Le rêve de l’espace fut d’abord englouti
dans le cauchemar de la Seconde Guerre mondiale.
Korolev, qui faillit mourir au Goulag avant d’en être sorti par l’avionneur
Tupolev, participa à l’effort de guerre soviétique et fut à l’origine des premiers
essais d’avion-fusée. Quant à von Braun, il dut se compromettre avec le régime
nazi pour mettre au point à Peenemünde la fusée V2 (initialement A-4) qui fut,
le 20 juin 1944, le premier engin à entrer dans l’espace en atteignant l’altitude
extraordinaire de 174 kilomètres.
En 1945, Américains et Soviétiques se livrèrent à une course rocambolesque
pour être les premiers à recevoir la reddition de milliers d’ingénieurs et de
techniciens allemands. Les opérations soviétiques de recrutement forcé en
Allemagne (auxquelles participait en tant qu’expert un Korolev récemment
libéré) échouèrent à capturer von Braun. Lui et cent quatre de ses assistants
furent récupérés par les Américains lors de l’opération « Paperclip ». Ainsi fut
préparée la scène sur laquelle s’ouvrirait l’ère spatiale.

*

Le 4 octobre 1957, à l’occasion de l’Année géophysique internationale,
l’Union soviétique crée la surprise en plaçant sur orbite le premier satellite
artificiel de l’histoire, Spoutnik 1, dont le sommaire « bip-bip » radio est capté
sur toute la planète. À la question de savoir qui a construit Spoutnik, le Premier
secrétaire Nikita Khrouchtchev répond laconiquement : « Le peuple soviétique ».
Le nom de Sergueï Korolev – désigné dans toute la documentation soviétique
comme « le grand constructeur » – sera, en effet, gardé secret jusque dans les
années quatre-vingt !
Mais le statut de von Braun aux États-Unis est, toutes proportions gardées,
quelque peu symétrique, en tout cas dans les dix premières années. Lui et ses
équipes sont confinés dans diverses bases militaires américaines, dont ils ne
sortent que sous escorte – ils s’appellent eux-mêmes des « PoP’s », des
« prisonniers de paix » (Prisoners of Peace au lieu de PoWs, Prisoners of War).
Leur rôle initial se limite à instruire les scientifiques et le personnel militaire qui
reconstruisent et testent les fusées V2 récupérées en Allemagne. À partir de la
guerre de Corée, ils sont transférés à Huntsville, en Alabama, et participent cette
fois-ci activement au développement du missile balistique Redstone avant d’être
intégrés – sous une étroite direction américaine – à l’Agence des missiles
balistiques de l’armée de terre. Ces anciens collaborateurs du IIIe Reich sont mal
vus par la presse et certainement aussi par le président Eisenhower, qui a
combattu en Europe. Pour preuve, le 29 juillet 1955, Eisenhower avait annoncé
au monde que la participation américaine à l’Année géophysique serait
précisément le lancement d’un satellite artificiel en orbite. Pressentant le
désastre, von Braun avait supplié qu’on le laisse construire une nouvelle fusée
pour ce faire. Sa demande fut laissée sans réponse…
Spoutnik, qui réalise la promesse non tenue par les Américains, constitue
donc une double humiliation pour le président et, par son coup d’éclat, Korolev
vient, sans le savoir, d’ouvrir la cage plus ou moins dorée de von Braun. Le
3 novembre, un mois à peine après Spoutnik 1, les Soviétiques lancent le premier
être vivant en orbite, la chienne Laïka, tandis que le 6 décembre, les Américains
sont humiliés une troisième fois – par eux-mêmes, cette fois – lorsque la fusée
Vanguard destinée à lancer en catastrophe leur premier satellite explose sur le
pas de tir.
Le président Eisenhower n’a plus le choix. Il doit sortir von Braun de son
placard pour sauver l’honneur. Avec un remarquable pragmatisme, ce dernier
modifiera rapidement la fusée Redstone qu’il a conçue et qu’il connaît bien, pour
lancer avec succès le satellite Explorer 1 en janvier 1958. Six mois plus tard, le
gouvernement annonce la création d’une agence civile – l’Agence nationale pour
l’aéronautique et l’espace : la Nasa –, dont l’objectif est de développer la suite
du programme spatial américain. Et désormais, Wernher von Braun et les siens
sont fermement aux commandes du Marshall Space Flight Center.
Les moteurs F-1 du premier étage de Saturn V dominent leur créateur, Wernher von Braun.

Le fond du problème, aussi bien pour les autorités américaines que


soviétiques, n’est pas le pur amour de l’exploration et de la connaissance. À
l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Américains et Britanniques s’étaient
accordés avec Staline sur un partage du monde qui lui faisait une place au soleil
acceptable : l’Union soviétique avait subi d’immenses dévastations et paraissait
assez affaiblie pour ne pas être trop menaçante. Mais en 1949, les Russes
réussissent le tir de leur première bombe atomique et ils font détonner leur
première bombe H, vingt fois plus puissante, dès 1953. Quatre ans plus tard,
leurs succès spatiaux montrent qu’ils sont capables de frapper n’importe quel
point de la Terre en quelques minutes. Ce nouveau rapport de force n’était pas
prévu dans les accords !
Après Spoutnik, il s’agit donc de montrer au monde – aux alliés, comme aux
ennemis – que les États-Unis ne sont pas, contrairement aux apparences, en
reste. L’idée assez géniale de confier le travail à une agence civile permet
d’attirer les esprits brillants qui, tout comme les pionniers des années 1920,
rêvent d’explorer l’espace. En même temps, elle sert la vision d’un Eisenhower
désireux d’éviter à toute force la militarisation de la haute atmosphère (si, par
exemple, la jeune ONU avait prolongé l’espace aérien ad infinitum au-dessus des
frontières de chaque pays, les grandes puissances se seraient retrouvées dans des
situations fort embarrassantes au moment de lancer des satellites… y compris
espions !).
La terrible équation des années 1940 est donc renouvelée sous une forme plus
ambiguë : c’est encore la guerre qui motive le financement massif de la course à
l’espace par les États, tandis que les passionnés idéalistes en profitent pour tenter
de réaliser leurs rêves. Mais cette fois, c’est dans le cadre d’un conflit où les
civils et les scientifiques ont un poids autrement plus important. Et ils vont s’en
servir. La Nasa des débuts est profondément tributaire de cette ambivalence. Il y
a ainsi, au départ, deux groupes bien distincts en son sein. Celui qui œuvre dans
la seule optique de battre les Soviétiques et celui qui, parfois clandestinement,
veut donner un aspect plus utile au programme lunaire. C’est le lobbying des
seconds qui poussera les dirigeants de la Nasa à accepter des expériences
scientifiques dès les premières missions. Des années plus tard, cette double
nature se manifestera d’une autre façon lorsque le secrétaire de la Défense
Robert McNamara – en proie aux conséquences financières considérables de
l’enlisement au Vietnam – tentera de limiter le coût du programme spatial en le
militarisant. Il se retrouvera devant une fronde des astronautes de la Nasa qui,
tout pilotes militaires prêtés à l’agence civile qu’ils sont, se battent farouchement
contre son idée.
Mais revenons à la fin 1958. Les Américains recrutent leur premier corps
d’astronautes{3} pour le projet Mercury, dans la perspective de vols habités
expérimentaux : Alan Shepard, John Glenn, Gus Grissom, Scott Carpenter,
Gordon Cooper, Deke Slayton et Wally Schirra. Pendant ce temps, les
Soviétiques continuent à voler de succès en succès : les sondes Luna 1,2 puis 3
sont éjectées de l’orbite terrestre et envoyées vers la Lune, transmettant les
premières images de sa face cachée. Début 1960, les Soviétiques réagissent au
choix américain et annoncent à leur tour la création d’un corps de vingt
« cosmonautes ».
Faisons ici une pause. Trente ans, c’est-à-dire à peine plus d’une génération,
se sont écoulés entre les travaux théoriques de pionniers souvent méprisés et la
sélection des premiers vrais voyageurs de l’espace. Le problème est désormais
devenu concret : comment choisir qui partira ?
Le problème, c’est qu’on ignore tout des effets physiologiques du vol spatial
sur un corps humain{4}. Certains doutent même qu’il soit possible d’y survivre !
Du côté des médecins du programme américain, on décide donc simplement de
tester toutes les limites imaginables des candidats. John Glenn dira de ces tests
médicaux atroces : « Ils ont contrôlé des orifices de mon corps dont je ne
connaissais même pas l’existence ! » En prévision des vols habités qui
requerront un petit équipage confiné plusieurs jours dans une minuscule capsule
(ce qui sera le cas à partir du programme Gemini qui succédera à Mercury),
l’administration exige aussi des candidats qu’ils aient « une forte propension à
coopérer au point d’être capables de placer une entière confiance dans leurs
associés et, réciproquement, de gagner leur entière confiance ». Robert Voas, le
psychologue engagé pour la sélection, persuade la Nasa de retenir, en plus de
leur résistance physique exceptionnelle, des hommes ayant une grande
expérience de l’utilisation de systèmes techniques. Pendant quelques mois, on
imagine donc recourir à des sous-mariniers d’engins expérimentaux, voire à des
explorateurs arctiques, en plus des pilotes d’essai. Mais Eisenhower décrète que
seuls les pilotes seront acceptés : il veut des hommes sur lesquels on puisse
compter et qui sachent tenir un secret, bref des militaires.
Le panel initial de 473 pilotes fut réduit à 110, puis à 63, puis à 32 avant
qu’on ne commence à tomber à court de critères – évidemment, en grande partie
spéculatifs et arbitraires. Dee O’Hara, la célèbre infirmière des astronautes, m’a
dit un jour : « Ce qu’on cherchait avant tout chez les candidats de ce premier
groupe, c’est qu’ils soient chanceux dans la vie » ! (On a privilégié des pilotes
ayant échappé à une mort certaine lors d’un accident ou de combats aériens.)
Après la révélation publique des sept de Mercury, les Soviétiques s’alignent
très vite sur le même choix qu’Eisenhower. Les pilotes militaires sélectionnés
doivent eux aussi être psychologiquement stables, à l’aise face aux systèmes
techniques et, bien sûr, en excellente forme. On sait aujourd’hui que Korolev
ajouta un autre critère essentiel : ne pas mesurer plus de 1,75 m et peser moins
de 72 kilos{5}. C’est qu’il y a peu de place dans la capsule Vostok qu’il est en
train de mettre au point ! Deux candidats sortent du lot (y compris selon ces
critères étonnants) : Guerman Titov et Youri Gagarine.
Ils sont difficiles à départager bien qu’à la question « Qui, en dehors de vous,
verriez-vous comme meilleur candidat pour le premier vol ? », 17 des 20
apprentis cosmonautes répondent « Gagarine ». Peut-être aussi préféra-t-on le
fils d’ouvrier au fils d’instituteur pour des raisons de propagande. Toujours est-il
que c’est sur le casque de Youri qu’on peint, la veille de son départ, les lettres
rouges CCCP (prononcez « ès-ès-ès-èr », la « Soyouz – « union » – des
soviétiques socialistes républiques »). Au cas où il atterrirait en dehors du bloc
de l’Est, cela lui évitera d’être pris pour un espion et d’être abattu. Le détail a
son importance, car il n’est pas prévu que Gagarine revienne sur Terre à bord de
sa capsule{6} encore trop rudimentaire pour cela. Comme on l’a appris plus tard
(car les Soviétiques cachèrent ce détail de crainte que cela n’annule
l’homologation de l’exploit), il doit quitter son module en cours de descente et
effectuer un hasardeux saut en parachute à très haute altitude !
Le 12 avril 1961, Gagarine sent les vibrations des monstrueuses pompes qui
sont en train d’injecter le carburant dans la fournaise de la chambre à
combustion. Lorsque la fusée commence à pousser, il hurle dans les micros un
joyeux et enfantin « Poyékhali ! » enregistré pour l’éternité : « C’est parti ! » On
ne pouvait pas mieux dire…
2
La course s’accélère

LES AMÉRICAINS ÉTAIENT UNE NOUVELLE FOIS BATTUS. En 1961, de graves


problèmes de contrôle de la température à l’intérieur de la capsule Mercury
avaient poussé les responsables à retarder le premier vol habité humain et à
envoyer à la place un chimpanzé nommé Ham. L’astronaute Alan Shepard, de
très mauvaise humeur, sachant qu’il venait de rater son rendez-vous avec
l’Histoire, s’entendit dire par un Günter Wendt agacé : « Si tout ça t’ennuie, j’en
connais un qui fait le job mieux que toi pour quelques bananes. » Piqué au vif,
Shepard lui lança un cendrier à la tête…
Je voudrais dire ici quelques mots de mon ami Günter, un personnage clé de
cette histoire. Wendt (prononcer « vendt », le détail a son importance) était un
ingénieur allemand hors pair, spécialisé en aéromécanique, qui avait émigré aux
États-Unis en 1949. En 1959, au début du programme Mercury, il travaillait,
pour une entreprise aéronautique sous-traitante de la Nasa, à la direction du pas
de tir (ce que l’agence appelait un « pad leader »). C’était aussi un mélange
humain étonnant de jovialité et de rigueur, alliant un humour pince-sans-rire à
une intransigeance absolue concernant tout ce qui touchait à la sécurité. Malgré
cet incident initial avec Shepard, le sérieux qu’il manifestait à se soucier de la
vie des astronautes lui valut au fil des ans leur profond respect – d’autant qu’il
était pour eux le dernier visage ami avant le départ, celui qui vérifiait en
personne le boulonnage des sas et la sécurité des capsules. Il était, en effet,
tatillon au point d’avoir strictement interdit à qui que ce soit de toucher à ces
systèmes à sa place ! (Günter aurait même fait appeler la sécurité contre un jeune
ingénieur américain qui avait tenté de passer outre et obtenu son expulsion manu
militari de la tour de lancement !) Il devint presque une sorte de mascotte porte-
bonheur. Des années plus tard, l’équipage d’Apollo 7 fera ainsi des pieds et des
mains pour que Günter – dont la société ne travaillait plus pour la Nasa – soit
réembauché à l’occasion de leur départ (il restera ensuite pad leader jusqu’à la
fin du programme Apollo). Au décollage, le pilote Donn Eisele eut cette phrase
avec un faux accent allemand (jouant sur le fait que le w se prononce « v » dans
cette langue) : « I vonder vhere Günter Vendt ! » (« Che me temante où est pazzé
Günter{7} »)…
Peu de temps avant sa mort, Günter m’a confié un secret qui me laisse encore
aujourd’hui pantois, mais qui éclaire peut-être l’état d’esprit de cette ère de
course effrénée à l’espace. En 1999, il a participé à une opération financée par la
chaîne Discovery Channel pour récupérer la capsule Liberty Bell, la seconde
capsule Mercury pilotée par Virgil « Gus » Grissom et dont le sas à boulons
explosifs sauta mystérieusement juste après l’amerrissage du vaisseau en octobre
1961. L’eau de mer s’y engouffra rapidement, manquant noyer Grissom (qui fut
sauvé in extremis), et envoya la « Cloche de la liberté » par le fond en quelques
minutes. Le documentaire, me dit Günter, parle du désamorçage d’une bombe
« Sofar » (une petite quantité d’explosifs censée produire un écho sonar pour
pouvoir repérer la capsule en cas de naufrage), mais il omet de mentionner que
l’équipe de tournage était accompagnée d’un commando de plongeurs des Navy
Seals que Günter était chargé de guider à la recherche d’une autre bombe,
secrète celle-là. Les autorités auraient, en effet, piégé les capsules Mercury afin
de pouvoir les détruire dans le cas où elles auraient risqué de tomber dans les
mains des Soviétiques… Une pensée me fait frissonner depuis : imaginer que
des hommes ont voyagé dans l’espace et peut-être jusqu’à la Lune avec une
bombe à bord ! J’ai interrogé, en vain, plusieurs astronautes à ce sujet. Tout au
plus l’un d’eux m’a-t-il répondu : « Écoute Lukas, si Günter le dit, c’est que
c’est vrai »…
Il faut dire que la crainte de l’espionnage russe était réelle et justifiée (et,
comme on le verra plus loin, les Américains n’étaient d’ailleurs pas en reste sur
ce point !). Tout le personnel du programme spatial disposait d’un numéro de
téléphone pour appeler la CIA dans le cas où ils observeraient des individus au
comportement suspect rôder autour d’eux. Dans les années 1960, Wendt se
rendit à Berlin pour rendre visite à sa mère et il eut l’occasion de vérifier le bien-
fondé de ces mesures. Alors qu’il marchait dans la rue, des hommes en
imperméable s’approchèrent de lui de façon menaçante et le sommèrent de les
suivre. Apercevant par miracle une Jeep de l’armée américaine, il cria au secours
en agitant frénétiquement ses bras en l’air, mettant en fuite les deux individus. Il
venait d’éviter le pire !

*

Shepard finit tout de même par décoller, trois semaines après Gagarine, le
5 mai 1961. Il ne fut pas mis en orbite, mais suivit un prudent vol suborbital
d’une durée de quinze minutes, atteignant l’altitude de 187 kilomètres, ce qui fit
de lui le deuxième homme dans l’espace (et le premier Américain). Grâce à ce
succès, von Braun convainquit le président John Kennedy qu’il était temps de
placer la barre beaucoup plus haut. Il fallait faire monter les enjeux pour effacer
l’impression largement partagée par l’opinion mondiale que les Soviétiques
étaient les vrais maîtres de l’espace. L’astronaute Buzz Aldrin m’a, un jour,
confié que l’idée initiale de Kennedy était d’annoncer une mission vers Mars
(von Braun travaillait effectivement sur une mission martienne et pensait
pouvoir envoyer un homme sur la planète rouge avant 1982). Mais s’il s’agissait
de réussir un grand coup à plus ou moins brève échéance, les conseillers du
Président insistèrent sur le fait que la Lune était une cible bien plus
« raisonnable ». Et ils avaient raison : c’était, en fait, déjà un gigantesque défi !
Le 25 mai 1961, JFK annonce donc au Congrès : « je crois que cette nation
devrait se fixer pour objectif de poser ; avant la fin de cette décennie, un homme
sur la Lune et de l’en ramener vivant. » Le programme Apollo était né.
Les six autres vols Mercury se déroulent bien – mis à part le naufrage déjà
évoqué de Liberty Bell – et permettent d’achever de mettre au point les
technologies de base du vol habité pour les Américains. Mercury laisse la place
au programme Gemini, c’est-à-dire à des vaisseaux biplaces plus volumineux et
plus manœuvrables avec lesquels la Nasa entend étudier les vols de « longue
durée » (pour l’époque), mettre à l’épreuve la technologie propre aux sorties
dans l’espace, c’est-à-dire les sas pressurisés et les combinaisons étanches, et
s’essayer aux manœuvres de rendez-vous et d’arrimage dans l’espace. Le tout
dans un seul but : acquérir tous les savoir-faire nécessaires au grand voyage.
La question du rendez-vous spatial illustre l’incroyable chaîne de problèmes
que les acteurs du programme ont dû résoudre les uns après les autres, et pas
toujours dans l’ordre qu’ils auraient souhaité. Suivez le guide !
Naïvement, on peut penser que « tout ce qu’il y a à faire » pour réaliser
l’objectif annoncé par Kennedy, c’est de concevoir un vaisseau capable de se
poser sur la Lune et d’en revenir. Mais c’est une option inutilement coûteuse qui
vous oblige à faire descendre – sans s’écraser –, puis à arracher à l’attraction de
notre satellite un engin très lourd. En effet, il devrait transporter l’énorme poids
du moteur et du carburant qui l’éjecteraient ensuite de l’orbite lunaire en
direction de la Terre, mais qui ne serviraient strictement à rien à la surface de la
Lune. Un peu comme si, lors d’une randonnée en montagne, vous montiez puis
redescendiez avec votre voiture sur le dos au lieu de la laisser sur le parking !
Ainsi, il semble plus raisonnable de placer le véhicule principal en orbite
lunaire et de descendre à la surface de la Lune à bord d’un petit module
emportant le strict nécessaire pour pouvoir en remonter. Certes, mais cette
option-là implique d’être capable, au retour, de faire manœuvrer les deux engins
pour qu’ils se retrouvent dans l’immensité de l’espace et se réarriment l’un à
l’autre. C’est probablement faisable, mais est-ce prudent ? En 1961, on n’en a
pas la moindre idée.
Pour bien comprendre toute la difficulté du problème, il faut se rendre compte
que, dans le vide, un engin spatial ne peut pas – contrairement à un avion –
s’appuyer sur l’air pour virer, monter ou descendre tout en choisissant plus ou
moins sa vitesse en jouant sur les gaz (dans certaines limites raisonnables,
évidemment !). Lorsque vous êtes en orbite, la vitesse à laquelle vous vous
déplacez détermine votre altitude, et réciproquement. Point final. Plus votre
altitude est élevée, plus faible est votre vitesse. Pour rejoindre un autre engin
spatial en orbite terrestre (par exemple), vous devez « freiner », ce qui vous fait
tomber vers la Terre, autour de laquelle vous vous mettez alors à tourner plus
vite. Cela vous permet de rattraper votre cible qui tourne plus lentement sur une
orbite plus élevée. Puis vous devez choisir le bon moment pour commencer à
remonter vers cette orbite, de sorte que, lorsque vous y arriverez, vous soyez non
seulement à la même altitude et donc à la même vitesse que votre cible, mais
aussi au même endroit. Et ce n’est pas tout !
Contrairement à l’option dite « directe », cette stratégie dite du « rendez-vous
en orbite lunaire » implique d’expédier vers la Lune une sorte de « train
spatial », comme on l’appela dans les années 1960, composé de plusieurs
« wagons » ou modules. Il y a, on vient de le voir, le module lunaire (Lunar
Module ou LM), petit véhicule aux formes anguleuses (car, sur la Lune,
l’aérodynamisme est sans objet !) avec lequel deux astronautes descendent
jusqu’à la surface et à bord duquel ils en remontent (seul d’ailleurs est éjecté
l’habitacle, le système de train d’atterrissage restant sur place, ce qui permet de
minimiser encore plus le poids de matériel qu’il faut arracher à la gravité
lunaire). Et il y a le véhicule principal, composé lui-même de deux modules :
une petite capsule conique pressurisée dans laquelle voyagent les astronautes –
le module de commande (CM) –, attachée à un module de service (SM)
contenant le moteur principal et son carburant (avec lequel les astronautes
corrigeront leur trajectoire à l’aller et qui les éjectera de l’orbite lunaire de retour
vers la Terre) ainsi que les systèmes vitaux (l’oxygène, l’eau, les piles à
combustible qui fournissent le courant, etc.). Or, l’ordre dans lequel est composé
ce « train » n’est pas anodin.
Au départ de la Terre, il est impératif que le module de commande soit tout en
haut de l’édifice, de sorte que si le lanceur a une défaillance, la petite capsule et
ses occupants puissent être expulsés à toute vitesse aussi loin que possible du
sinistre. L’ordre du « train » au lancement est donc, de haut en bas : CM-SM
posés au-dessus du LM. Avant d’arriver en orbite lunaire, il faudra au contraire
que le module de descente lunaire soit de l’autre côté, c’est-à-dire connecté au
module de commande où se trouvent les astronautes. Il faudra donc qu’au début
du voyage vers la Lune, le vaisseau se sépare du LM situé derrière lui, fasse un
demi-tour à 180°et vienne se réarrimer au LM, cette fois-ci par le nez. Vous voilà
donc avec une seconde manœuvre spatiale à réaliser !
Quelles sont les chances de réussite de cette succession de manœuvres ? La
mission « directe » n’est-elle pas plus sûre, même si elle est plus lourde ? Encore
faudrait-il que les nouveaux moteurs-fusées qui sont en cours de développement
soient assez performants pour les masses énormes de carburant qu’elle implique.
Et ça, on ne le sait pas tant que ces moteurs sont encore en cours de
développement ! Et c’est pourquoi il faut essayer toutes les possibilités, chaque
département cherchant à tester la faisabilité et à maximiser les performances du
système dont il a la charge, afin de maintenir ouvertes le plus d’options possibles
pour les autres départements.
La question du système de navigation est un autre exemple de ce délicat
problème. Aller sur la Lune ne consiste pas simplement à expulser une capsule à
grande vitesse et à la laisser filer sur son orbite, mais nécessite de pouvoir
naviguer, d’effectuer des vérifications et des ajustements de trajectoire pour
atteindre un autre monde. Par conséquent, le futur vaisseau lunaire devra savoir à
tout moment où il se trouve, comment il est orienté et à quelle vitesse il va, afin
de calculer en temps réel quand et pendant combien de temps allumer ses
moteurs pour ne pas se perdre dans l’espace. Bref, il lui faudra un ordinateur de
bord ! Or, en 1961, les ordinateurs les plus performants – composés de tubes à
vide et de mémoires sur bande magnétique – n’effectuent qu’environ un million
d’opérations par seconde, soit le centième de ce que fait aujourd’hui
couramment un smartphone bon marché. Surtout, ils pèsent entre deux et trois
tonnes, à peu de chose près la capacité d’emport totale de la fusée Redstone qui
vient d’expédier Alan Shepard en vol suborbital. Et ils occupent près de dix
mètres cubes, c’est-à-dire presque le double du volume habitable qui sera
finalement disponible dans les capsules Apollo. Il est donc, bien sûr, hors de
question d’embarquer de tels monstres dans l’espace !
La solution a été à l’image de tout le programme Apollo, combinant des
techniques robustes, éprouvées et parfois rudimentaires à des innovations qui se
trouvaient à l’extrême pointe de la technologie pour l’époque, le tout en usant
d’une dose étonnante de débrouillardise.
La Nasa n’attendit pas d’avoir une idée claire du type de mission qu’elle allait
réaliser, ni du genre de fusée et de moteurs dont elle disposerait pour ce faire.
Immédiatement après l’annonce de Kennedy, elle signa un premier contrat avec
le labo d’instrumentation du Massachusetts Institute of Technology (MIT) afin
que leurs ingénieurs aient le plus de temps possible pour résoudre le casse-tête,
semblait-il insoluble, de l’ordinateur de bord.
Le charismatique directeur du laboratoire, Charles Stark Drapper, mobilisa
ses troupes pour relever le défi. Et elles le firent en moins de quatre ans. La
première idée – d’une simplicité enfantine, comme beaucoup d’idées géniales –
fut de confier aux grands calculateurs encombrants le soin d’effectuer
tranquillement les calculs complexes au sol avant de les transmettre par ondes
radio à un ordinateur beaucoup plus petit à bord du vaisseau spatial. Ce petit
ordinateur avait une mémoire totale nécessairement limitée qui allait imposer de
n’envoyer que de petits paquets de données tout juste suffisants pour permettre
la manœuvre suivante au coup par coup.
La partie fixe de cette mémoire – celle qui contenait le programme de
l’ordinateur – ne pouvait pas être constituée de tambours de bandes magnétiques,
bien trop lourds et encombrants. À la place, on conçut des cartes composées
d’une kyrielle de petits noyaux aimantés entourés de fil de cuivre, le nombre de
tours déterminant la valeur engrangée dans chacun de ces morceaux de mémoire.
Pendant des journées entières, ouvrières et techniciennes tissèrent ces fils de
façon à composer le programme. Et à chaque fois qu’un bug était détecté, tout
était à refaire ! Le processeur – l’unité logique centrale de la machine – ne
pouvait pas non plus être basé sur les lourdes technologies habituelles à l’époque
(les tubes à vide qui jouaient le rôle des transistors modernes). Drapper proposa
donc d’utiliser une merveille qui venait juste d’être inventée : les circuits
intégrés (dans les faits, l’Apollo Guidance Computer (AGC) fut le tout premier
ordinateur de l’histoire à comporter des circuits intégrés). Finalement, en cas de
défaillance des liaisons avec la Terre, il fallait que la machine puisse vérifier par
elle-même la validité des données venues des gyroscopes du vaisseau. Il aurait
été trop lourd d’effectuer ce contrôle par des moyens automatiques, aussi choisit-
on de confier aux astronautes le soin de relever dans le ciel la position d’une
série d’étoiles de référence à l’aide… d’un bon vieux sextant ! À charge pour
eux d’introduire ces données à l’aide d’une interface homme-machine simplifiée
à l’extrême (un pavé numérique et un écran) et d’un langage informatique
rudimentaire composé de quelques dizaines de « verbes » et de « mots »
(correspondant chacun à un code de deux chiffres à entrer au clavier).
Je souris au souvenir de ce que raconta l’ingénieur Richard Battin chargé de
la conception de ces logiciels. Lorsqu’il annonça fièrement à sa femme qu’il
avait la responsabilité du « software » du programme lunaire, elle en fut, semble-
t-il, navrée et le supplia de n’en rien dire aux voisins. Qu’auraient-ils pensé d’un
type qui « s’occupait de trucs soft » ?
Signalons ici le rôle des astronautes eux-mêmes dans le développement de ces
systèmes. Dès les missions Mercury, ils exigèrent d’avoir une partie du contrôle
de leur engin et un hublot pour voir ce qui se passait au-dehors (les versions
initiales de la capsule les cantonnaient au rôle de cobayes dans des boîtes de
conserve automatisées !). À partir des Gemini, plus maniables, leur contrôle
s’étendit notablement, au point que dix des douze rentrées atmosphériques seront
faites manuellement. Les leçons qu’ils tirèrent dans ce cadre furent
précieusement récoltées et prises en compte pour la conception des capsules
Apollo. Les astronautes imposèrent donc aux concepteurs du programme spatial
le même genre de relations qui existent entre les pilotes d’essai et les ingénieurs
aéronautiques. L’astronaute Alan Shepard put ainsi avoir l’oreille des
concepteurs de l’ordinateur de bord lorsqu’il leur dit : « Enlevez donc toutes ces
lignes de code censées nous protéger d’une action jugée dangereuse… Même si
on risque de se tuer, laissez-nous faire ce qu’on juge nécessaire. Ça pourrait
même nous sauver la vie un jour ! » Cette philosophie permit d’alléger
considérablement le système et de concentrer la rare puissance de calcul
disponible vers les tâches pour lesquelles la machine était vraiment
indispensable.
L’AGC fut prêt en 1965 : une première version vola dès le mois de septembre
dans une mission de test inhabitée. Il faisait 32 kilos, aussi bien en mémoire (32
kbits) qu’en poids ! Il n’existe plus rien d’aussi rudimentaire aujourd’hui, mais
le lecteur de ma génération se souviendra peut-être des ordinateurs ZX sortis au
début des années 1980, dont les performances – du moins en termes de puissance
de calcul – étaient comparables (légèrement supérieures, en fait). Sauf que le
produit phare de cette gamme, le ZX-Spectrum, ne pesait déjà plus que
550 grammes (soixante fois moins que l’AGC !).
Entre-temps, le co-concepteur des vaisseaux Mercury et Gemini, Max Faget
(qui est aussi, pour la petite histoire, le fils du médecin Guy Henri Faget, natif de
La Nouvelle-Orléans, auteur d’un traitement révolutionnaire contre la lèpre)
s’était convaincu que la seule option viable était finalement le « rendez-vous
lunaire » de Humboldt (les fusées monstrueuses nécessaires à la mission
« directe » n’ayant aucune chance d’être opérationnelles « avant la fin de la
décennie », comme l’avait exigé Kennedy). On confia donc à la Grumman
Corporation le développement d’un LM à bord duquel devrait voler un
exemplaire de l’AGC… dont on ignorait encore le poids ! On ignorait aussi les
performances des moteurs de descente et du système de remontée, dont les plans
ne furent finalement fixés qu’en 1963 par Bell Aerosystems. Le défi était donc
de réduire le poids du LM au maximum ! Les ingénieurs se virent offrir une
prime de 1 000 dollars par livre (454 g) dont ils pourraient délester le modèle
final. C’est la raison pour laquelle on supprima les sièges initialement prévus –
l’équipage de deux astronautes devant piloter debout, tenus par un système de
sangles – et on réduisit les hublots à de minuscules vitres triangulaires.
On imagine mal aujourd’hui la frénésie de cette incroyable course pour tester
et valider des technologies entièrement nouvelles. Au cours des huit années qui
séparent le vol de Shepard du lancement d’Apollo 11, les États-Unis vont
pratiquer, en plus des lancements expérimentaux inhabités, dix-huit vols habités
envoyant successivement vingt-deux hommes en orbite{8}. Mis à part deux
pauses de deux ans chacune entre les programmes Mercury et Gemini, puis entre
Gemini et Apollo, les astronautes américains s’envolent à cette époque pour
l’espace en moyenne tous les trois mois !

*

Pendant ce temps, les Soviétiques continuent d’accumuler les « premières ».
En 1962, premiers lancements conjoints et premières communications entre deux
vaisseaux en orbite pour une première tentative de rendez-vous spatial entre
Vostok 3 et 4. Premier rendez-vous très prometteur en 1963 entre Vostok 5 et 6, à
bord duquel vole aussi la première femme{9} dans l’espace, Valentina
Terechkova. En 1965, lors de la mission Voskhod 2, Alexeï Leonov, un
cosmonaute au physique sympathique aussi débonnaire que son sang-froid et son
courage sont exceptionnels, réalise la première sortie dans l’espace en
combinaison spatiale. Comme il me l’a raconté, toute sa famille était réunie à
cette occasion, les yeux rivés au petit poste de télévision noir et blanc où on le
voyait virevolter dans le vide. Son grand-père était furieux : « Il se comporte
comme un adolescent immature ! Il flotte sans rien faire, le paresseux ! » Aux
journalistes présents, il déclara : « Tous les autres cosmonautes terminent leur
mission sagement assis dans leur capsule, sauf lui ! Il doit être puni pour cela ! »
En fait, Leonov junior se battait pour sa survie. Sa combinaison avait tellement
gonflé que ses pieds et ses mains en atteignaient à peine les extrémités. Non
seulement il eut toutes les peines du monde à rejoindre sa capsule, mais en plus
la trappe du sas était désormais trop étroite pour lui livrer passage. Sans rien dire
au contrôle de mission au sol, il tenta un pari fou en dépressurisant sa
combinaison – c’est-à-dire en l’ouvrant sur le vide de l’espace ! – afin de la
dégonfler. Il s’en était fallu de peu.

Première sortie dans l’espace pour Leonov en 1965.

Pourtant, on peut dire qu’à cette date, « l’avance » soviétique n’est déjà plus
que le fantôme d’elle-même. En réalité, le programme spatial américain
s’attache désormais moins à ces records qu’à valider avec un implacable
pragmatisme, étape par étape, les savoir-faire indispensables à la future mission
lunaire. Le 3 juin 1965, deux mois et demi après Leonov, Ed White effectue la
première sortie extravéhiculaire américaine en quittant Gemini 4 à bord duquel
l’attend James McDivitt. (Le Livre des records de cette année-là cite à tort White
comme le premier « piéton de l’espace », une « erreur » dont je peux vous dire
qu’elle irrite considérablement Leonov encore aujourd’hui !). Au mois d’août,
Gordon Cooper et « Pete » Conrad volent huit jours dans l’espace – comme lors
d’une vraie mission lunaire –, durant lesquels ils vérifient la fiabilité des
systèmes vitaux et des piles à combustible qui génèrent le courant à bord de
Gemini 5. En décembre, Gemini 6 (Walter Schirra, Tom Stafford) et 7 (Franck
Borman, Jim Lovell) réussissent un véritable rendez-vous spatial – les vaisseaux
s’approchent à moins de trente centimètres et restent au voisinage l’un de l’autre
pendant cinq heures –, ce qui ridiculise les succès partiels soviétiques dans le
domaine. En mars 1966, un certain Neil Armstrong, secondé par David Scott,
réussit à amarrer son Gemini 8 au véhicule cible inhabité Agena. C’est la
première vraie « première » américaine et la preuve que les manœuvres de
rendez-vous et d’amarrage spatial sont maîtrisées. La Nasa a bientôt toutes les
cartes en main pour gagner la course à la Lune. Et comme les quelques noms que
je viens de citer vous l’ont certainement laissé deviner, elle a considérablement
étoffé son corps d’astronautes.

Le véhicule cible Agena vu de Gemini 8.


*

En septembre 1962, la Nasa présente son second groupe d’astronautes (Neil
Armstrong, Frank Borman, Pete Conrad, Jim Lovell, Jim McDivitt, Elliot See,
Tom Stafford, Ed White et John Young). Par rapport à « l’ère Mercury » (c’est-à-
dire à peine quarante mois auparavant), elle a notablement assoupli les tests
médicaux, mais elle est plus exigeante quant aux diplômes scientifiques, à
l’expérience comme pilote d’essai, et elle ouvre partiellement ses portes à des
« civils » (Armstrong pilotait l’avion expérimental X-15 pour la Nasa et See
volait pour la General Electric). Le troisième groupe est recruté en octobre 1963.
Suivront ensuite un quatrième en 1965 et un cinquième – dont ont fait partie mes
amis Charles Duke, Edgard Mitchell et Al Worden – en 1966.
Ces hommes ont tous choisi d’affronter l’effrayant exercice de survie que
constitue une mission spatiale (ils ont même, pour beaucoup, fait des pieds et des
mains pour cela, au point de postuler plusieurs fois). Ils sont, bien sûr, tous
différents, mais ils partagent bien des traits de caractère, que leur vie en
communauté au début du programme spatial va d’ailleurs accentuer.
Pour commencer, ce sont tous des pilotes militaires (même See, réserviste
appelé sur le porte-avion USS Boxer entre 1953 et 1956, et Armstrong, qui a
effectué 78 missions de combat en Corée). En pleine guerre du Vietnam, ils
voient leurs camarades régulièrement abattus ou faits prisonniers et torturés, un
sort qu’ils auraient pu partager. Les dangers du vol spatial ne leur paraissent
donc pas fondamentalement pires que ceux qu’affrontent à cette époque tous les
pilotes des forces armées. Au contraire, certains m’ont confié qu’ils ressentaient
une certaine culpabilité à l’idée d’avoir été ainsi chouchoutés au pays et
présentés en chevaliers blancs de l’espace avant même d’avoir accompli leurs
premiers exploits.
Dès l’époque du premier groupe – les Mercury seven –, ces hommes habitués
à la rude vie des bases militaires vont, en effet, se retrouver sous les projecteurs
des médias, adulés comme des rock stars. Le célèbre magazine Life signe avec
chacun d’eux un contrat exclusif pour des séances de photos et des reportages,
qui procurent aux astronautes une belle rentrée d’argent en complément de leur
paie. (Le cosmonaute Alexeï Leonov m’a d’ailleurs confié que ces magazines
arrivaient parfois de l’autre côté du rideau de fer jusqu’à son petit groupe de
camarades, qui les feuilletaient alors avec une certaine envie !) Initialement,
l’administrateur de la Nasa, James Webb{10} (lui-même ancien pilote du corps
des Marines), un homme volubile, compétent et remuant au point de paraître
parfois agressif, s’y était farouchement opposé. C’est le très diplomatique John
Glenn qui convainc le président Kennedy en personne de l’importance de la
communication auprès du public. Mais cette communication a un prix.
La Nasa veille à ce que les astronautes entretiennent une image souriante et
lisse, aussi éloignée que possible des polémiques. Les astronautes sont
bombardés d’instructions et de recommandations tatillonnes qui vont jusqu’à
leur indiquer la façon de mettre leurs mains dans leurs poches (le pouce en
arrière et pas autrement !), de tenir leur porte-documents (le bras détendu et
jamais contre le buste !) et le type de chaussettes (longues) qu’ils doivent mettre
pour que leurs jambes n’apparaissent pas quand ils s’assoient…
À partir de 1962, la Nasa a l’intelligence de choisir l’un d’entre eux – Deke
Slayton, membre du premier groupe – comme chef du bureau des astronautes.
Slayton a été retiré du service actif à cause d’un problème d’arythmie cardiaque.
C’est désormais lui qui a la charge délicate de sélectionner les équipages et de
décider qui part et dans quel ordre (il sera secondé par Alan Shepard, lui aussi
cloué au sol l’année suivante pour un problème d’oreille interne) {11}. Face à ce
« grand frère » qui a toute autorité, les astronautes vont très vite former des
groupes de pression rivaux. Une sorte de jeu d’« astro-politique » bat son plein
dans les bureaux de Houston pour tenter d’influencer les choix du chef. De
surcroît, l’éternelle compétition entre pilotes de l’Armée de l’air et aviateurs de
la Navy, n’arrange pas les affaires !

Deke Slayton

Slayton a écrit dans ses mémoires que « chaque gars qui entre dans mon
bureau est capable et donc éligible au même titre que les autres à chacune des
missions », tout en se contredisant quelques lignes plus loin : « Tous les
astronautes sont égaux entre eux, mais certains sont plus égaux que d’autres. »
On ne connaîtra jamais les critères sur lesquels il s’est basé. Tout au plus sait-on
qu’il a lâché un jour : « Si tout va bien, ce sera un astronaute du groupe Mercury
qui deviendra le premier homme sur la Lune. » Peut-être Slayton pense-t-il offrir
cet honneur à son meilleur ami, Gus Grissom, mais en 1969, le seul astronaute
du groupe Mercury encore en service sera Gordon Cooper, pour lequel Slayton
n’a, semble-t-il, aucune estime… Le mystère de « l’algorithme Slayton »
exacerbe donc encore plus la concurrence entre les pilotes qui rêvent tous de
recevoir un jour un vol vers la Lune.
Cette pression permanente, la rigueur des entraînements, la tempête
d’émotions contradictoires entre la surprise – parfois teintée de culpabilité – de
leur « starification » et la joie immense de piloter les plus belles et les plus
performantes machines jamais construites, tout cela explique sûrement que ces
hommes forment rapidement une communauté potache à l’extrême, croquant la
vie par les deux bouts.
Chaque astronaute se fait ainsi un devoir de conduire une rutilante Chevrolet
de sport, une Corvette. La tradition commence avec Alan Shepard, qui en
possède une depuis longtemps et au volant de laquelle la presse la montré
plusieurs fois. Après le succès de son vol suborbital, General Motors lui en a
offert une toute neuve pour des raisons publicitaires évidentes. Finalement, Jim
Rathmann, ancienne star des circuits automobiles et gérant du concessionnaire
Corvette tout proche du centre spatial en Floride, décide d’offrir de
considérables facilités de paiement. Beaucoup d’astronautes s’empresseront d’en
profiter ! Sauf quelques-uns, dont Stu Roosa (qui sera pilote du module de
commande sur Apollo 14). Sa fille Rosemary m’a récemment rappelé en riant
combien il se délectait du regard inquiet de ses collègues lorsque, de retour
d’une partie de chasse, il garait le gros pick-up boueux pour lequel il avait opté
aussi près que possible de leurs rutilants bolides !
Il faut bien admettre que certains de ces types sont rapidement devenus des
chauffards invétérés qu’il ne fait pas bon croiser sur sa route. Ils se provoquent
régulièrement lors de courses en plein milieu de la circulation, slalomant entre
les autres voitures pour remporter la victoire. La police locale, navrée de les
découvrir si imprudents, finit par bien les connaître, ainsi que leur sens de
l’humour très particulier. En 1963, elle arrête un « criminel » qui se révèle être…
le chef des opérations du programme Gemini, Walt Williams. Williams, qui doit
se rendre en ville, a demandé à Shepard de lui prêter sa voiture, ce que ce dernier
accepte volontiers avant de se précipiter sur le téléphone : « Un fils de pute vient
de me voler ma Corvette ! Il s’approche du portail sud ! »…
Henri Landwirth, patron du Holiday Inn de Cocoa Beach, a lui aussi bien des
souvenirs de la même eau à raconter sur « ses garçons », comme il les appelle
affectueusement. Un soir qu’il séjourne dans l’établissement, Gordon Cooper
décide de remplir la somptueuse piscine de l’hôtel de poissons, avant de
s’installer pour une mémorable partie de pêche au lancer au grand
mécontentement des clients ! (Je n’ai pas réussi à connaître leur réaction lorsque,
quelques mois plus tard, un autre groupe de « garçons » a installé carrément un
bateau dans ladite piscine.)
Depuis la sélection du premier groupe, les autorités ont cherché à recruter des
hommes « chanceux ». Quelques années plus tard, cette chance semble se
confirmer… avec les femmes. À l’époque, elles sont nombreuses à se bousculer
pour gagner leurs faveurs et tous ne résistent pas également à la tentation. Cela
devient très vite un véritable casse-tête pour la Nasa. Dans l’Amérique des
années 1960, un divorce, par exemple, est incompatible avec la respectabilité
qu’elle souhaite à toute force afficher. Deke Slayton est régulièrement obligé
d’avertir ses anciens camarades que chacun d’eux est « expendable »
(remplaçable) et qu’en aucun cas, les nouvelles d’une coucherie ou d’un mariage
coulé ne doivent parvenir aux oreilles de la presse. Duane Graveline, recruté
dans le quatrième groupe, en fait les frais : en instance de divorce d’avec sa
première épouse, il est si vite contraint à la démission qu’il n’apparaît pas sur la
photo officielle avec ses collègues ! En fait, il disparaît si brusquement des
radars qu’il n’a même pas le temps de servir d’exemple aux autres astronautes.
En revanche, les mésaventures de Donn Eisele, si !
Les épouses souffrent beaucoup de la médiatisation de leurs maris et du profil
de sages Pénélopes qu’on exige d’elles. La femme de Donn est la première à
sauter le pas : ne supportant plus la relation extraconjugale qu’il entretient à
l’époque, elle demande le divorce, ce qui a bien failli empêcher son futur ex-
mari de partir ! Cela va déclencher des réflexes de solidarité. Ainsi, après le
début du programme Apollo, une jeune femme déçue menace un commandant de
mission de révéler leur liaison juste avant son départ pour la Lune. Le scandale
est évité de justesse. Un ingénieur ami organise une collecte de fonds parmi les
astronautes afin d’envoyer l’amante éconduite en vacances aux Bahamas pour
prix de son silence ! Mais cette solidarité n’empêche pas l’esprit de compétition
de s’étendre au domaine amoureux. Un autre astronaute, chargé comme le
voulait la coutume de récupérer les affaires personnelles de son défunt ami et
collègue, eut ainsi l’occasion d’être abasourdi en parcourant son carnet
d’adresses : « Ce fils de pute couchait avec ma copine ! »…
Pour en revenir à la future ex-madame Eisele, la terrible pression que le
service des relations publiques de la Nasa a exercée sur elle a retardé la
procédure. Mais elle est tout de même parvenue à tenir tête et a obtenu le divorce
juste après le retour de Donn sur Terre. Elle a été la première, mais pas la
dernière. Beau joueur, Eisele – qui s’est marié depuis avec sa maîtresse de
l’époque – dira, des années plus tard : « C’est comme si les autres épouses
n’attendaient que ça ! » Car il faut bien l’admettre, à l’époque, seul un petit
nombre d’astronautes se refuse à ces joutes amoureuses.

*

Le risque de mort constitue l’arrière-plan permanent de la vie de ces hommes,
ce qui explique certainement leurs frasques et pas seulement avec les femmes,
les voitures ou les piscines d’hôtel. Entendons-nous bien. Un pilote irresponsable
est une contradiction dans les termes (c’est un défaut qui se révèle très vite fatal,
en fait !). Mais dans ce domaine aussi, ils sont habitués à jouer. Chez eux, la
compétence et un professionnalisme de très haut niveau n’excluent pas la
témérité. Pour ces pilotes d’essai habitués à tester les limites opérationnelles
d’un avion, les deux vont même d’une certaine façon de pair, au point que la
prise de risque peut apparaître parfois comme un jeu. Plusieurs incidents avec les
biréacteurs Talon T-38 de la Nasa l’illustrent. Dans les années 1960, les
astronautes disposent de ces avions à la fois pour leur entraînement personnel et
pour rallier les différents sites de l’agence répartis sur l’immense territoire
américain. Or le rayon d’action du T-38 est court et certains astronautes vont
bien souvent jusqu’à la limite de la panne sèche plutôt que de s’imposer une
escale pour refaire le plein. Une forte rumeur prétend, par exemple, que lors d’un
atterrissage à Long Island, un astronaute vit l’un de ses réacteurs s’éteindre au
cours de la manœuvre faute de carburant. Un autre tomba en panne alors qu’il
était encore en approche de la base militaire d’Ellington et atterrit en vol plané. Il
n’avait plus une goutte de kérosène, de sorte qu’il fallut ensuite tracter l’avion
pour le sortir de la piste !
Une fois l’indispensable montée d’adrénaline passée, ces incidents ne sont
plus que des histoires amusantes à raconter au prochain apéro avec les copains.
Mais le danger est réel. Le 28 février 1966, Elliot See et Charles Bassett,
l’équipage principal de la future mission Gemini 9, tentent un atterrissage sur le
Lambert Field de Saint Louis alors que les conditions météo se dégradent
soudain rapidement. Ils se tuent presque sous les yeux de leurs doublures, Gene
Cernan et Tom Stafford, qui les suivent de près dans leur propre T-38.
Remarquons d’ailleurs que, côté soviétique, c’est au cours d’un vol
d’entraînement que Youri Gagarine et son camarade Vladimir Serioguine
trouveront la mort deux ans plus tard, semble-t-il à cause de l’imprudence d’un
autre pilote d’essai qui n’avait pas signalé son décollage.
À ce propos, de nombreuses rumeurs circulent. D’aucuns font remarquer que
la disparition d’un Gagarine qui manifestait de plus en plus clairement ses
désaccords arrangeait bien les autorités (et son ami Alexeï Leonov parle, quant à
lui, de meurtre !)… On ne saura peut-être jamais la vérité, mais une chose est
sûre : dans la seconde moitié des années soixante, Gagarine a toutes les raisons
d’être en colère contre ses supérieurs. Et il n’est pas le seul ! En 1967, la mort
frappe à nouveau les deux programmes spatiaux, et cette fois-ci, ce n’était
certainement pas la témérité des pilotes qui était en cause. La compétition entre
Russes et Américains atteignait son paroxysme. Il est vrai que les Soviétiques
étaient en train de se faire distancer – d’autant que leur « grand constructeur »,
Korolev, venait de mourir d’une erreur chirurgicale. Mais rien ne les empêchait
encore d’arriver les premiers sur la Lune en prenant d’énormes risques. Et
les Américains accélérèrent le pas en conséquence. Le résultat en fut, de part et
d’autre, une série de risques inconsidérés et, pour tout dire, irresponsables.
Quant aux pilotes aussi bien américains que soviétiques, ils s’en rendaient
compte, résignés.

L’équipage d’Apollo 1 (photo du 17 janvier 1967) : Virgil Grissom, Edward White et Roger Chaffee.

Le 27 janvier 1967, un incendie fulgurant dans la capsule d’Apollo 1 tua Gus


Grissom, Ed White et Roger Chaffee lors d’une répétition au sol des procédures
de décollage. Une étincelle dans un câblage mal fait mit le feu à l’atmosphère
d’oxygène pur de l’habitacle. Il existe une photo poignante prise cinq mois avant
le drame sur laquelle les trois astronautes parodient le portrait officiel de leur
équipage en posant les mains jointes en prière devant la maquette de leur
vaisseau. Par le biais de l’humour, ces hommes entendaient exprimer à Jo Shea,
le directeur du Bureau du programme spatial Apollo, l’inquiétude que leur
inspirait la conception bâclée de la capsule. C’est qu’ils craignaient d’en dire
plus. Comme l’expliqua un jour Grissom à son ami John Young qui s’étonnait de
ne pas le voir protester davantage, « soit j’accepte ces risques fous, soit ils me
sortiront du programme ». Il n’était pas le seul à se plaindre – en privé – de l’état
lamentable de la conception et des finitions du vaisseau Apollo. Plusieurs
ingénieurs avaient tenté de prévenir du danger que représentait une atmosphère
d’oxygène pur au sol, mais ces alertes restèrent sans réponse de la part des
responsables techniques.
C’était bel et bien une mort annoncée. Autant que celle de Vladimir
Komarov, le 23 avril de la même année, lorsque les parachutes de Soyouz 1 ne
s’ouvrirent pas après la rentrée dans l’atmosphère. Là encore, les ingénieurs
connaissaient le problème. Gagarine avait supplié, en vain, les dirigeants du Parti
d’annuler le vol afin qu’ils aient le temps d’y remédier. J’imagine parfois cette
scène insupportable mais véridique d’un Komarov en pleurs avouant à Gagarine,
le soir avant le lancement, qu’il allait se sacrifier parce qu’il ne voulait pas que
son ami et doublure prenne sa place. Il n’aurait pas pu vivre en se sachant
responsable de la mort du plus grand héros soviétique vivant.
Côté américain, il est vrai, ces drames brisèrent l’arrogance progressivement
acquise et furent l’occasion d’une salutaire prise de conscience. Mais à quel
prix !
Le vaisseau après l’incendie.


*

Le programme reprit, nettement plus prudemment. En novembre 1967, Apollo
4{12} était lancé sans équipage par la toute première fusée Saturn V, dont les
équipes de von Braun venaient de terminer la construction. Le lanceur se
comporta bien et la rentrée atmosphérique de la capsule (en mode automatique)
fut parfaite. En janvier 1968, on réitéra l’expérience avec Apollo 5 en emportant
cette fois le module lunaire, dont les étages de montée et de descente furent
testés avec succès en orbite terrestre. Toutefois, on remarqua un problème de
guidage causé par une fausse communication entre l’ordinateur de bord et les
systèmes de propulsion. Les programmateurs du MIT en furent contrits et
s’empressèrent de détricoter et de retricoter un certain nombre de bobines
magnétiques pour résoudre le problème. En avril, un nouveau vol sans équipage
autour de la Terre – Apollo 6 – devait simuler encore une fois le retour d’une
mission lunaire, mais peu après le lancement, le premier étage a commencé à
vibrer fortement, menaçant l’intégrité de l’Apollo. Puis le dysfonctionnement de
deux moteurs du deuxième étage faussa l’orbite finale du vaisseau, tandis que le
troisième étage refusa de s’allumer. Malgré tout, la capsule réussit une rentrée
dans l’atmosphère satisfaisante. On changea le système de pressurisation du
carburant du premier étage pour remédier aux vibrations, et on renforça avec des
fils métalliques les tuyaux qui alimentaient ceux du second étage. En principe,
tout était désormais prêt.
Apollo 4. Premier vol de Saturn V.

Le premier vol habité en orbite terrestre, Apollo 7, décolla le 11 octobre 1968,


plus d’un an après la tragédie d’Apollo 1. L’équipage sélectionné était constitué
du commandant Wally Schirra et des pilotes Donn Eisele et Walt Cunningham.
Schirra était connu pour son grand sens de l’humour, mais aussi pour son ego
démesuré, difficile à contrôler. La mission durera dix jours, simulant la durée
d’un vol lunaire. Hélas, Schirra avait attrapé un rhume carabiné qu’il refila à ses
coéquipiers, nuisant gravement à leur concentration. L’humeur tourna
rapidement au vinaigre. Le plan de vol était également bien trop chargé, ce qui
ne contribua pas à calmer les esprits. Ils exécutèrent les ordres, mais ne se
privèrent pas de rouspéter abondamment. Il y avait comme un air de rébellion, et
l’attitude de Schirra, d’habitude si jovial et drôle, alarma l’équipe au sol. Un
problème de confiance mutuelle s’installa peu à peu au cours de la mission. La
presse s’en rendit compte et se mit assez vite à les traiter de « râleurs de
l’espace ». Chaque matin, Schirra marquait les panneaux de la cabine d’un trait
rageur pour compter ses jours d’agonie tandis que la mission devenait une
torture physique et mentale pour lui et son équipage. Lors de la préparation de la
rentrée atmosphérique, Schirra refusa l’ordre de mettre son casque, craignant
pour ses oreilles bouchées. Il répondra simplement au directeur de vol qui
insistait : « Va te faire foutre »… Malgré le succès complet de la mission, les
dirigeants de la Nasa décidèrent de ne plus faire voler cet équipage. Le vol
suivant, Apollo 8, était censé réitérer prudemment cette expérience autour de la
Terre, cette fois en emportant le LM. Mais il y avait du nouveau.

L’équipage d’Apollo 7. Donn Eisele, Walter M. Schirra et Walter Cunningham.


*

Au mois de septembre, les services secrets américains interceptent une
communication radio entre les cosmonautes Pavel Popovitch et Vitali
Sevastianov. Une des sources en est un objet qui n’est plus en orbite terrestre,
mais manifestement sur une trajectoire lunaire ! Après une brève frayeur, les
espions américains comprennent que les deux hommes sont au sol et testent la
chaîne de communication avec l’objet en question. Il n’empêche, il s’agit d’une
capsule (baptisée Zond 5) qui transporte des êtres vivants (notamment des
tortues) et qui est sur le point de se placer en orbite autour de la Lune. Peu de
temps après, la CIA informe la Nasa que les Russes viennent de monter une
fusée d’une taille inhabituelle sur la base de Baïkonour. Il n’en faut pas plus pour
convaincre James Webb de l’imminence d’une tentative soviétique désespérée.
À l’époque, le reste de l’administration américaine est dubitatif, mais on a appris
depuis que c’est Webb qui avait raison : Alexeï Leonov se préparait
effectivement à être le premier homme en orbite autour de la Lune.
À ce moment-là, le LM que l’équipage d’Apollo 8 doit tester en orbite autour
de la Terre n’est pas encore prêt à accueillir des êtres humains à son bord et on
songe à reporter la mission. Webb et d’autres proposent alors de renoncer au test
du LM, mais de maintenir la date du lancement en changeant son programme : il
s’agira de sauter une étape et d’aller se mettre tout de suite en orbite autour de la
Lune. C’est le plus grand risque jamais pris par la Nasa, qui estime alors les
chances de succès à un petit 50 % !
En fait, on le saura plus tard, Leonov aurait pu et dû devenir le premier
homme à voler autour de la Lune bien avant Apollo 8, dès le mois d’octobre
1968, c’est-à-dire au moment du lancement d’Apollo 7. Mais le traumatisme de
l’année précédente a provoqué une autre réaction côté soviétique : aucun
membre du Parti n’a le courage de signer l’autorisation finale ! Leonov,
terriblement triste et frustré, doit renoncer à la Lune qui lui paraissait pourtant si
proche.

L’équipage d’Apollo 8 : William Anders, James Lovell et Frank Borman.


Le 21 décembre 1968, le compte à rebours commence. Apollo 8 doit
s’envoler pour un réveillon, trois jours plus tard, autour de notre satellite. Le
commandant en est Frank Borman, le pilote du module de commande Jim
Lovell, tandis que Bill Anders est le pilote d’un LM hypothétique qu’on n’a pas
emporté ! Borman est connu de ses collègues pour son fort caractère et son esprit
extrêmement vif qui lui permettent de prendre des décisions avec une rapidité
impressionnante même pour des pilotes d’essai. C’est aussi un homme prudent.
Pourtant, il a accepté sans hésiter cette mission à haut risque avec fierté. Peut-
être est-ce une bonne chose pour lui que sa femme Susan, qui souffre
énormément du métier de son mari, lui ait caché à ce moment-là qu’elle était
absolument certaine de sa mort imminente. Jim Lovell m’a assuré qu’il était lui
aussi très excité et content de voler vers la Lune, tandis que les sentiments
d’Anders étaient plus mitigés. Cela n’a pas dû arranger les choses que Jim,
toujours un peu taquin, ait passé son temps à lui rappeler qu’en tant que pilote
d’un LM totalement virtuel, sa mission se résumait à rester assis en essayant
d’avoir l’air intelligent !
On se souvient que, lors du dernier vol de la fusée Saturn V, pour le
lancement d’Apollo 6, d’inquiétantes vibrations avaient mis en danger le
vaisseau. Les solutions techniques vont-elles fonctionner ? Cette fois, la vie de
trois hommes est en jeu, et les ingénieurs sur le pas de tir ressentent une terrible
pression.
« Ignition… Lift off ! » La fusée commence à s’élever, semble-t-il
normalement. Ignorant la procédure, le commandant Borman éloigne sa main du
levier d’interruption de mission – celui qui déclenche la tourelle d’extraction
censée éjecter la capsule en cas de défaillance du lanceur. Il a trop peur de faire
un faux mouvement en cas de fortes secousses. Encore aujourd’hui, Jim Lovell
défend son ami : « Personne à bord ne voulait essayer cette maudite tourelle de
sauvetage qui nous aurait broyés avec ses 20 G d’accélération ! ».
La mise en orbite terrestre est parfaite. Après quelques vérifications, le
troisième étage va être allumé pour expédier le vaisseau vers la Lune. Le seul
petit souci, c’est que Borman s’aperçoit qu’il a la diarrhée. Houston va-t-elle
écourter la mission à cause de cela ? Borman explique aujourd’hui : « Non, s’ils
avaient voulu nous faire rentrer, on aurait simplement répondu : “No
comprendo”. »
Au détour de la Lune, les trois hommes assistent à un spectacle saisissant. Un
globe lumineux s’élève lentement au-dessus de l’horizon gris sombre de notre
satellite. Pour la première fois dans l’Histoire, des êtres humains voient un lever
de Terre depuis une autre planète. Saisi par la beauté de l’instant, l’équipage
prend une photo devenue mythique, Earthrise, symbole parfait du programme
Apollo, et récite un passage de la Genèse (une entorse à la laïcité qui vaudra,
d’ailleurs, un procès à la Nasa).

Apollo 8. Le premier « lever de Terre » photographié par des humains.

Alors que le vaisseau survole la face cachée de la Lune (un paysage qu’aucun
œil humain n’avait contemplé jusque-là), Lovell, pince-sans-rire, fait mine
d’hésiter. Il demande à Borman s’il faut enclencher le bouton du moteur-fusée
pour repartir vers la Terre : « Tu es sûr que tu le veux vraiment ? » Borman
pousse alors violemment du coude son collègue en s’écriant : « Mais appuie sur
ce putain de bouton ! » La scène n’amuse pas Anders. Elle lui rappelle que lui, le
pilote habitué à contrôler la situation en toutes circonstances, n’a plus son destin
en main dans cette capsule étroite lancée sur une trajectoire dictée par la
mécanique céleste… Mais il va avoir sa revanche.
Pendant le retour, Lovell se trompe dans la programmation de l’ordinateur de
bord et efface de la mémoire la position actuelle de l’engin. On serait tenté de
dire « Oups ». Par chance, il reste une durée de vol confortable, et Lovell a le
temps de réaligner la plate-forme inertielle (les gyroscopes qui indiquent au
vaisseau son orientation dans l’espace) à l’aide du fameux sextant avant de
recalculer sa position en toute tranquillité. Mais ses deux coéquipiers ne se
privent pas de ricaner de sa bévue pendant tout le reste de la mission ! (On verra
plus loin que Lovell sera bien content d’avoir déjà pratiqué cet exercice délicat,
lors de son voyage suivant.)
Une semaine après son départ, la capsule d’Apollo 8 amerrit dans l’océan
Pacifique. Lorsque les hommes-grenouilles ouvrent la porte de l’habitacle, ils se
replongent immédiatement dans l’eau par réflexe de répulsion : avec un homme
souffrant de diarrhée depuis sept jours, l’odeur à bord est nauséabonde !
L’aventure lunaire, loin d’être aseptisée, est avant tout humaine : c’est donc aussi
une affaire de sueur… ou autre ! L’équipage, bien sûr, n’en a cure. Anders aura,
d’ailleurs, cette phrase magnifique qui résume parfaitement la mission : « On est
partis pour explorer la Lune et nous avons découvert la Terre. »

*

Pendant ce temps, les Soviétiques perdent pied. Le 21 février, la fameuse
« fusée géante » de Webb, la fusée N1, réponse des Russes à Saturn V, explose
sur le pas de tir. C’est la première des trois explosions qui conduiront l’Union
soviétique à jeter finalement l’éponge. Un dernier baroud d’honneur, en juillet
1969, tentera d’envoyer une sonde automatique pour ramener sur Terre des
échantillons lunaires avant les Américains, mais il se soldera par un nouvel
échec.
Fusée N1 sur le pas de tir du cosmodrome de Baïkonour (fin 1967).


*

Le 3 mars 1969, Apollo 9 s’envole pour une mission en apparence modeste,
puisqu’elle doit rester en orbite terrestre. En réalité, les enjeux en sont énormes.
Il s’agit du vol inaugural habité du LM. Pour la première fois dans la courte
histoire des vols spatiaux, deux hommes vont se retrouver à bord d’un engin
rigoureusement incapable de les ramener sur Terre. Le moindre incident pourrait
leur être fatal.
L’équipage d’Apollo 9 : James McDivitt, David Scott et Russell Schweickart.

Au bureau des astronautes, on considère l’équipage sélectionné à cette


occasion comme un groupe d’hommes parfaits au point d’en être presque
ennuyeux. Le commandant McDivitt est intelligent, plaisant, sociable et un
bourreau de travail. S’il paraît parfois un peu craintif, c’est surtout qu’il est
extrêmement minutieux. Dave Scott et Russell Schweickart sont à l’avenant et
font preuve à l’entraînement d’une excellence remarquable. On les autorise à
baptiser leurs engins, et les noms pleins d’humour qu’ils choisissent montrent
qu’ils ne sont pas si « ennuyeux » que cela. Ce sera Gumdrop (une marque de
gros bonbons colorés) pour le module de commande et Spider (on devine
pourquoi) pour le module lunaire. La mission de dix jours est un succès total,
mis à part le mal de l’espace de Schweickart qui poussa la Nasa à réduire
certaines activités (il ne volera plus jamais après cette mission).
Deux mois plus tard, la mission de répétition générale Apollo 10 emporte
Tom Stafford, John Young et Gene Cernan vers la Lune. Eux aussi ont choisi les
noms de leurs engins : le module de commande sera Charlie Brown et le LM,
Snoopy. C’en est trop pour les chefs de la Nasa, qui trouvaient déjà que Spider et
Gumdrop manquaient de classe ! (Ce qui est un peu injuste puisque, depuis
l’incendie d’Apollo 1, Snoopy est aussi la mascotte du prix – dont mon ami
Günter fut un des lauréats – décerné par la Nasa elle-même pour récompenser les
efforts réalisés en matière de sécurité). Désormais, décida-t-on en haut lieu, les
astronautes devront faire approuver les noms des engins spatiaux à l’avance !

L’équipage d’Apollo 10 : Gene Cernan, Thomas Stafford et John W. Young.

Après trois jours d’un vol sans histoire, Snoopy et Charlie Brown se placent
en orbite autour de la Lune pour une mission qui s’annonce absolument
parfaite… sauf pour le service de presse de la Nasa dont les ennuis commencent
dès que Stafford et Cernan montent à bord de Snoopy. Les journalistes étonnés
entendent en quasi-direct, depuis la salle de contrôle, le langage de charretiers
des astronautes : le « putain de filtre de caméra » qui agace souverainement
Stafford et les rafales de « fuck » qui ponctuent la description de la surface
lunaire à mesure que les deux hommes s’en approchent. Dans la salle de contrôle
de Houston, un reporter demande à l’astronaute Jack Schmitt : « J’ai bien
entendu ? Le colonel Stafford a qualifié le cratère Censorinus de “bigger than
shit ? ». « Nan, z’avez mal entendu. Il parlait de moi, Schmitt. »
Soudain, alors que Cernan et Stafford se préparent à la manœuvre de
remontée, Snoopy bascule violemment vers l’avant et plonge vers la surface de
la Lune. « Fils de pute ! », lance Cernan.
Par mégarde, il vient sans le savoir de toucher un interrupteur qui ordonne au
LM de ne plus prendre Charlie Brown comme cible, mais la Lune. Alors qu’ils
s’approchent dangereusement de la surface, Stafford a le réflexe de larguer
l’étage de descente et de reprendre l’appareil en manuel. Après analyse, on a pu
prouver que Stafford avait réagi deux secondes avant le point de non-retour…
Revenu sur Terre, comme s’il ne s’était agi que d’un autre incident de T-38,
un Cernan flegmatique et toujours prompt à la plaisanterie résumera ainsi la
mésaventure à Neil Armstrong : « On t’a bien balisé le chemin ! T’auras qu’à
suivre nos traces. »
Et le rideau se lève…

Le module de remontée du LM.


3
Premiers pas
Apollo 11

L’équipage d’Apollo 11 : De gauche à droite Armstrong, Collins et Aldrin.

DEUX HOMMES EN SCAPHANDRE progressent au bord d’un cratère. Au loin, un


cavalier les observe…
Nous sommes en 1968. Les futurs voyageurs lunaires s’entraînent dans la
région du Meteor Crater{13} en Arizona, non loin du territoire de la Navajo
Nation. Ed Buckbee, le responsable des relations publiques de la Nasa, se porte à
la rencontre du cavalier, un Indien navajo qui l’interroge sur leur présence en ces
lieux. « Nous sommes venus nous entraîner pour aller sur la Lune », répond
Buckbee. D’accord. Le lendemain, le même homme revient, accompagné de son
chef en costume traditionnel complet. Ils leur remettent une cassette audio. Elle
devra, les hommes de la Nasa le promettent, être emmenée sur la Lune. Le
traducteur à qui on demande d’écouter la bande éclate alors de rire : « Le
message dit : “Chers habitants de la Lune, ne faites pas confiance à ces deux
hommes blancs. Ce sont des salopards qui essayeront de vous voler vos
terres”. »
Si elle peut faire sourire, l’inquiétude des Navajos – outre qu’elle est fondée
sur une douloureuse expérience historique – n’est pas complètement anodine. Un
an auparavant, l’ONU a elle-même adopté un traité, calqué sur celui qui
sanctuarise l’Antarctique, pour fixer « les principes d’utilisation de l’espace
extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes ». Car, aussi
incroyable que cela paraisse, c’est désormais clair : on va vraiment marcher sur
la Lune.

*

À partir du succès d’Apollo 8, on essaye même de deviner qui sera le premier.
Sur le papier, il semblait acté que Neil Armstrong serait certainement le
commandant d’Apollo 11 et Edwin « Buzz » Aldrin son pilote du module
lunaire. Rien, pourtant, n’était encore définitif.
D’abord, les accidents (comme la mort de See et Bassett avant le vol de
Gemini 9), les retards ou les changements de programme (comme l’échange des
missions Apollo 8 et 9) ou les problèmes de santé (un certain Michael Collins
affecté aux premières missions de répétition dut être opéré d’une hernie discale,
ce qui décalera son voyage), tout cela créait un certain « jeu de chaises
musicales » dans l’ordre de départ et dans la composition finale des équipages.
De surcroît, rien ne laissait présager qu’Apollo 11 serait la mission historique,
celle des premiers pas. Les experts de la Nasa prévoyaient de réaliser l’exploit
aux alentours d’Apollo 12 et, en cas d’échec probable de la première tentative,
pensaient avancer la date de lancement d’Apollo 13 au mois de décembre 1969
de façon à respecter le délai prévu par le président Kennedy. Avec Apollo 14, on
avait même un dernier joker.
Dans le même ordre d’idées, les modules lunaires attribués aux différentes
missions étaient construits et développés en parallèle, tous en même temps, chez
Grumman Aircraft. Chaque engin avait son groupe d’ingénieurs attitré, qui
améliorait la machine en tirant profit des tests effectués sur les premiers vols. En
conséquence, plus tardive était la date de lancement d’un LM, plus grandes
étaient les chances que les améliorations dont il aurait bénéficié le qualifient
pour la mission historique. Et, dans cette course, le LM-5 attribué à Apollo 11 ne
faisait pas spécialement figure de favori. Comme les quatre premiers, il était
encore grevé de problèmes de poids, de câblage électrique, et présentait des
points de corrosion qui inquiétaient la Nasa.
Néanmoins, à partir de la fin 1968, les choses se précisèrent. En se succédant
jour et nuit auprès de leur bébé, les trois ingénieurs responsables du LM-5
parvinrent à démontrer sa sûreté et firent pression sur leur hiérarchie afin qu’elle
reconnaisse que « ce LM peut se poser sur la Lune et devrait même être le
premier à le faire ». En mars 1969, juste après le succès de la répétition générale
qu’avait été Apollo 10, la nouvelle ne laissait plus de doutes quant à la suite. La
mission Apollo 11 serait la bonne. Ou, du moins, le premier essai.
L’équipage était, depuis le 9 janvier 1969, officiellement composé
d’Armstrong, Collins et Aldrin. C’est pourquoi certains des plus grands
quotidiens d’Amérique, The Blade de Toledo (Ohio) ou le Chicago Daily
titrèrent en mars 1969 : « Aldrin Named First To Walk On Moon » (« Aldrin
désigné pour marcher le premier sur la Lune »). Cette certitude était largement
partagée dans les médias et même par certains personnels de la Nasa, qui
parlèrent parfois un peu trop vite. Il y avait quelques raisons.
À l’époque du programme Gemini, c’était le pilote qui réalisait la sortie extra-
véhiculaire, tandis que le commandant restait à bord pour continuer à superviser
la mission. Même chose lors de la mission Apollo 9 : Schweickart, pilote du LM,
sortit le premier dans l’espace (pour tester la nouvelle combinaison Apollo,
conçue pour évoluer dans le vide sans cordon ombilical relié au vaisseau), suivi
par Scott, le pilote du module de commande, qui resta debout dans le sas pour
filmer son camarade. Quant au commandant McDivitt, il ne sortit pas du tout (il
passa directement du module de commande au LM qu’on testait, souvenez-vous,
pour la première fois en orbite terrestre). Il semblait donc évident qu’Aldrin,
pilote du module lunaire d’Apollo 11, sortirait avant son commandant et serait
donc le premier homme sur la Lune. Sauf que la Nasa ne voyait pas les choses
ainsi.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Buzz Aldrin – enfant terrible de la
conquête lunaire, personnalité exubérante très attachante pour les uns,
envahissante pour les autres – est un homme qui divise. Je l’ai rencontré pour la
première fois en Floride, lors d’une réunion officielle. Il y a quelques années,
nous avons passé ensemble deux séjours en Suisse, durant lesquels j’ai appris à
le connaître plus intimement. Avec sa belle tête de loup de mer, impassible au
premier abord, Aldrin est un véritable « show man », étranger à toute modestie,
capable de parler, parler à en fatiguer même le plus fervent de ses admirateurs,
juste pour le convaincre de son point de vue ou de l’idée visionnaire qui
l’enthousiasme sur le moment.
À l’époque de son engagement à la Nasa, Buzz – le surnom lui vient de sa
petite sœur, qui n’arrivait pas à prononcer le mot « brother » – a souffert d’un
certain isolement parmi ses collègues astronautes, qui le considéraient comme un
type arrogant, d’autant que sa formation universitaire et scientifique était bien
plus approfondie que la leur. Mais c’est certainement plus loin dans son histoire
personnelle qu’il faut chercher l’origine de cette attitude caractéristique dont il
n’a jamais vraiment pu se départir. Celle d’un homme qui a quelque chose à
prouver.
Edwin « Buzz » Aldrin est né le 20 janvier 1930 dans le New Jersey. Son
père, militaire de carrière, ancien colonel de l’Air Force, dirigeait alors
l’aéroport de Newark. Il côtoyait à cette époque tous les héros de l’aviation
américaine. C’est ainsi que, dans un saisissant raccourci de l’Histoire, le jeune
futur héros rencontra à la maison Orville Wright, Jimmy Doolittle et même
Charles Lindbergh{14} !
Le colonel Aldrin Sr., qui nourrissait de grandes ambitions pour ses trois
enfants, faisait preuve d’une sévérité tout aussi grande. Buzz nie aujourd’hui que
son père ait été une figure tyrannique et loue, au contraire, les conseils qu’il lui a
prodigués. D’un autre côté, son fils Andy m’a un jour confié à quel point il lui
était difficile de trouver des qualités à son grand-père. Le fait est que Buzz
Aldrin donne aujourd’hui de ses années d’enfance l’image d’un petit garçon
complexé.
Il se jugeait chétif, trop petit, craignait toujours de paraître faible au point de
déclencher régulièrement des bagarres. Une anecdote illustre cette crispation
courageuse. Quand il avait cinq ans, Aldrin passa ses vacances au bord du lac
Culver dans les Appalaches. Alors qu’il remplissait un seau de cailloux colorés,
un copain de jeu le poussa à l’eau. Aldrin, refusant de lâcher sa précieuse
collection, fila par le fond en quelques secondes. Un des pères témoins de la
scène plongea pour secourir l’enfant, qu’il ramena sur le bord, tremblant mais
toujours agrippé à son trésor !
Par la suite, le jeune Aldrin investit dans les activités physiques un
enthousiasme forcené. Ses copains afro-américains, impressionnés autant
qu’amusés par l’énergie qu’il mettait à les défier sur les terrains de sport du
quartier, l’avaient surnommé « Whitey » (« le petit Blanc »). Dans un premier
temps, ce tempérament se révéla difficilement compatible avec la discipline de
l’école. Aldrin eut, à cette époque, toutes les peines à se maintenir à flot, alors
même que ses deux sœurs survolaient toutes les matières. Là encore, ce fut
certainement une « insuffisance » qu’il se jura par la suite de pallier !
Vint le temps de faire des études. Militaires, cela allait de soi. Comme il
souffrait du mal de mer, Aldrin opta pour l’armée de terre et sa prestigieuse école
de West Point. Compétitif et brillant de nature, il devint rapidement un excellent
étudiant. Un jour, pourtant, un de ses amis lui fit une confidence qui lui brisa le
cœur : on le jugeait trop égoïste, lui dit-il, trop arriviste, trop dur avec les autres,
et sa réputation était exécrable. Aldrin avoue que ce jour-là, ses yeux
s’embuèrent et que la gorge serrée, il eut tout juste la force de remercier son ami
de sa franchise. Le jeune Aldrin comprit pour la première fois le défaut de son
éducation paternelle : elle lui avait forgé un caractère si bien trempé qu’il en
devenait asocial.
En 1951, Aldrin obtint haut la main le titre de bachelier en sciences et en
ingénierie mécanique. Lorsque le jury lui demanda ses ambitions pour la suite, il
répondit tout de go : « Sir, mon but est d’aller sur la Lune ! » Buzz sortit
troisième de sa promotion à West Point. Plein de fierté, il se précipita pour
annoncer la bonne nouvelle à son père. Le paternel se contenta de répondre,
laconique : « Et qui sont les deux premiers ? »…
Je ne peux m’empêcher de trouver particulièrement cruel le tour pendable que
le sort a joué à cet homme…
Aldrin a toujours été une personnalité truculente. Avant de devenir pilote de
chasse (il effectuera 66 missions en Corée, dont une devint célèbre, puisque ses
photos montrant le pilote s’éjectant du Mig qu’il venait d’abattre seront publiées
dans le magazine Life), il s’est fait remarquer par ses frasques à l’école de l’air
de l’USAF. Il fut même cloué au sol pendant trois semaines pour avoir enfreint
les règles en volant à basse altitude au-dessus de la maison de ses parents !

Aldrin dans le cockpit d’un F-86 Sabre de la 51e Escadre après avoir abattu un chasseur MiG 15 pendant
la guerre de Corée.
Aujourd’hui plus que jamais, avec ses mains couvertes de bagues (dont deux,
qu’il est fier de vous montrer, ont voyagé sur la Lune), avec ses montres et autres
bijoux (notamment un étonnant bracelet à têtes de mort translucides), avec
certaines de ses vestes qui ne sont pas sans rappeler les meilleures audaces
vestimentaires d’un Rock Stewart, Aldrin a tout d’une légende du rock’n roll sur
le retour. La chirurgie esthétique est, d’ailleurs, un geste naturel pour lui (et, ma
foi, il faut reconnaître que cela lui réussit plutôt bien). Espiègle, taquin, Aldrin
aime à montrer, sourire en coin, qu’il est capable de faire croire n’importe quoi à
n’importe qui (il m’a raconté avoir un jour inquiété une de ses connaissances en
lui annonçant très sérieusement une tempête de neige… sur la Floride). Et il
n’aime pas partager la vedette, avide qu’il est de toujours attirer les feux des
projecteurs.
En 2017, il a « buzzé » (c’est le cas de le dire !) une nouvelle fois. Les
réseaux sociaux ont fait leur miel des grimaces de surprise et d’agacement qui se
succédaient sur son sympathique visage alors que, debout à côté de Donald
Trump, il écoutait un discours du président{15}. Ce comportement lui a d’ailleurs
valu la rancœur tenace de la Maison Blanche ! A posteriori, on peut penser que
certains, au sein de la Nasa des années 1960 (précautionneuse et prudente à
l’excès), étaient mal à l’aise à l’idée de faire d’un personnage aussi coloré le
premier homme sur la Lune. En réalité, comme on le verra au chapitre suivant,
Aldrin était loin d’être le pire cauchemar des communicants du programme
spatial.

*

Début 1969, les préparatifs s’accélèrent. Rien, bien sûr, ne peut être laissé au
hasard à l’occasion de cette grande première. Par précaution, le vaisseau devra
être éjecté de l’orbite terrestre vers la Lune sur une trajectoire bien particulière,
dite « de retour libre », une orbite allongée qui frôle notre satellite et qui, si les
astronautes ou le contrôle de mission décident de ne rien faire de plus, ramène
automatiquement l’engin au bercail. Dans ces conditions, seule une fraction des
sites d’atterrissage possibles étudiés depuis deux ans seront accessibles. On a
recherché, sur les images des premières sondes lunaires, les régions les plus
plates et les moins encombrées de rochers ou de cratères, car si le LM était posé
trop de travers, il risquerait de ne pas pouvoir réexpédier son habitacle en orbite
lunaire. Mais la trajectoire de retour libre impose qu’on se pose à moins de 5°de
latitude nord ou sud de l’équateur : ce sera donc la mer de la Tranquillité, assez
près du centre de la pleine Lune. Cela pose un autre problème. Sur la Lune
comme sur Terre, l’environnement équatorial est très ensoleillé. Il est à craindre
que si l’astre du jour est trop haut, l’éclairage intense écrase les contrastes et
empêche les astronautes de se repérer lors de la descente. Il faut donc que la date
et l’heure du lancement non seulement permettent la trajectoire de retour libre,
mais coïncident avec un moment où la Lune est en quartier. Ainsi, en se posant
non loin du terminateur (la limite jour-nuit), les astronautes évolueront dans le
long matin de la Lune, lorsque les ombres allongées soulignent au mieux le
relief. Et, bien sûr, il serait bon que trois jours plus tard, lors du retour, le Soleil
ne gêne pas non plus les manœuvres de rentrée ! Tout cela détermine une date et
une fenêtre de lancement bien précises : ce sera le 16 juillet 1969, entre 1 h du
matin et 17 h 54, heure du méridien de Greenwich (21 h le 15 juillet et 13 h 54 le
16, heure de la côte Est).
Dans d’autres bureaux, toutes sortes d’experts en protocole s’activent
également. Les premiers marcheurs lunaires devront effectuer une série de tâches
symboliques. Il faudra planter un drapeau dont on ne sait pas encore si ce sera
celui de l’ONU ou des USA, déposer une plaque, répondre à l’appel
téléphonique du futur président en exercice, Richard Nixon. À ce propos, les
relations publiques de la Nasa demandent à Nixon de prévoir une conversation
aussi courte que possible, pour ne pas donner l’impression qu’il cherche à voler
la vedette au père du programme, feu le président JFK. On lui écrit également
plusieurs discours à prononcer en cas d’échec, un pour chaque cause possible. Le
scénario sinistre où le LM, dans l’incapacité de repartir, condamnerait les
astronautes à rester sur la Lune, donne lieu à une procédure détaillée selon
laquelle, son discours prononcé, le président devra appeler personnellement les
futures veuves après que la communication aura été solennellement coupée avec
les naufragés{16}.
Début avril, le chef des astronautes Deke Slayton convoque l’équipage dans
son bureau pour préciser avec eux un autre « détail ». Si tout se passe comme
prévu et qu’ils arrivent à poser le LM sur la Lune, le premier à en sortir sera Neil
Armstrong. La décision est annoncée en conférence de presse le 14 du même
mois.
La première raison invoquée est que la position du sas, situé du côté du
commandant, impliquerait d’inutiles contorsions si Buzz devait sortir le premier.
On explique également que la mission lunaire, puisqu’elle implique pour ainsi
dire d’accoster sur un nouveau rivage, devrait se conformer à la tradition de la
marine selon laquelle le commandant met pied à terre avant les autres…
D’aucuns trouvent que cela commence à faire beaucoup de « bonnes » raisons
différentes. Pour ne pas arranger les choses, Aldrin Sr. fait jouer ses relations à
Washington pour tenter de bouleverser ces dispositions et replacer son fils en
première place. Il est, par ailleurs, notoire que Slayton se méfie de la
personnalité égotique d’Aldrin. Quelques semaines auparavant, il a demandé
discrètement à Armstrong s’il voulait vraiment garder son pilote de LM et ne
préférait pas le remplacer, semble-t-il, par Lovell. Armstrong a refusé poliment,
estimant que ce ne serait juste ni pour Aldrin ni pour Jim Lovell (cela aurait été
une « rétrogradation », le poste de pilote du LM étant plus bas dans la hiérarchie
que celui de pilote du module de commande que Lovell avait déjà occupé, et
cela aurait risqué de le priver de sa place à bord d’Apollo 14, qui devait être son
premier commandement).
Mais peu importe ce qui les a motivées, les raisons invoquées par la Nasa sont
tout à fait valables et le fait est que, même si le hasard y est pour beaucoup{17},
l’agence possède en la personne du commandant d’Apollo 11 un homme qui a
clairement l’étoffe de ce premier rôle. Elle aurait tort de s’en priver.

*

Neil Armstrong, décédé en 2012, était un homme discret, presque effacé et
peut-être aussi un peu distant. C’est un des personnages dont la présence m’a le
plus impressionné. Bien sûr, le fait de savoir que l’on se trouve devant le premier
homme à avoir posé le pied sur la Lune modifie la perception qu’on a de la
rencontre. Mais il y avait quelque chose de plus chez lui. Armstrong avait
véritablement la présence d’un chef d’Etat ou d’un guide spirituel. Lorsqu’il
entrait dans une pièce, les regards glissaient vers lui et un silence respectueux
s’installait. De stature moyenne, flegmatique dans ses gestes, son visage souvent
calme et concentré s’illuminait régulièrement d’un large sourire bienveillant,
comme les ailes d’un grand oiseau marin, qui irradiait les lieux.
Armstrong était un homme réfléchi, timide et solitaire au point de paraître
froid – presque autiste, ont dit certains –, mais si vous saviez dépasser cette
impression, vous étiez récompensé par l’étincelle de son regard espiègle et sa
parole à la fois lente et pleine d’humour. Une fois la glace rompue, il pouvait
parler avec beaucoup de chaleur. Certains de ses collègues astronautes – qui
l’ont toujours approché avec beaucoup de respect – m’ont confié qu’en voiture
avec lui, ils devenaient nerveux parce qu’il les regardait intensément plutôt que
la route devant lui ! Cette attention aux autres sincère, non feinte, en même
temps que son flegme qui maintenait une certaine distance, tout cela est rapporté
par ceux qui l’ont bien connu. Lors des soirées arrosées avec les copains, il
préférait ainsi jouer du piano pour accompagner leurs chants plutôt que de
participer bruyamment à leurs libations. Après son exploit sur la Lune, il a, sans
ostentation ni mauvaise humeur, évité les honneurs et les caméras autant que
faire se pouvait. Il se sentait trop exposé, à tort selon lui, au regard des centaines
de milliers de personnes qui avaient fait d’Apollo un succès. Toutes les fois que
je l’ai rencontré, les dernières années de sa vie, mon impression a été la même.
Celle d’un homme sans fausseté aucune, déconcertant de simplicité, qui était
sans aucun doute un des grands personnages de l’histoire humaine.
Armstrong naquit en 1930 dans la petite ville de Wapakoneta, Ohio, au sein
d’une famille d’origine écossaise, irlandaise et allemande. Sa mère, dont
l’influence aimante et bienveillante contribua certainement à l’équilibre
extraordinaire de l’enfant, répétait souvent que même le plus patriote des
Américains est un immigrant. Son père était auditeur interne pour l’État de
l’Ohio (il réalisait des audits pour les administrations et les services publics de
l’État), ce qui conduisit la famille à déménager seize fois avant ses quatorze ans.
Tout au long de ces années, cette « tribu nomade » (Neil, sa sœur June, son
turbulent petit frère Dean et les deux parents) resta très unie.
Sa mère disait de lui – et cela est confirmé par beaucoup de ceux qui l’ont
connu intimement – qu’on ne l’entendait jamais dire du mal de quelqu’un, et
même qu’il était blessé lorsqu’il entendait quelqu’un médire d’une autre
personne en sa présence. Cette extrême sensibilité du jeune Neil se manifesta
aussi par un amour profond de la musique et une application soigneuse à
l’appendre. Il excella au saxophone baryton, puis au piano (et, bien plus tard,
durant ses années de fac, il écrira et montera même deux comédies musicales).
Comme beaucoup de petits garçons, surtout à cette époque, Neil se passionna
pour l’aviation. Et comme beaucoup de petits garçons au caractère concentré et
plus ou moins introverti – on parlerait aujourd’hui de « geeks » –, il lisait
avidement des revues spécialisées et construisait des maquettes d’avions. Le côté
« geek » de Neil Armstrong se retrouve aussi dans sa posture « anti-sportive »
revendiquée, qui le différenciera plus tard de celle de ses camarades astronautes.
Pince-sans-rire, il répétait souvent : « Dieu nous a offert un certain nombre de
battements de cœur, et ce n’est pas moi qui vais les gaspiller inutilement » (une
phrase qui aurait été plus drôle s’il n’était pas mort d’une erreur médicale, lors
d’une opération cardiaque préventive). Sa mère a signalé que les exercices
physiques imposés à la Nasa ne lui furent jamais agréables. Lors d’une séance
d’entraînement avant le vol de Gemini 8, il trouva son partenaire Dave Scott
soufflant lourdement sur des poids. Neil s’assit nonchalamment près de lui sur
un vélo fixe et, pédalant sans grande énergie, lança à son équipier : « Vas-y,
Dave, pousse, c’est un garçon »… Mais dans sa « geekitude », Armstrong fit
preuve d’une précocité et d’une résolution peu communes puisqu’il obtint son
brevet de pilote de vol à voile dès l’âge de seize ans, avant même de passer son
permis de conduire !
Cette détermination, qui pouvait confiner à l’entêtement, est peut-être
l’unique facette « sombre » de sa personnalité. Très sûr de lui dans certains
domaines, il faisait invariablement les choses à sa façon, sans toujours en référer
aux autres, ce qui pouvait parfois paraître désordonné et déroutant pour ses
collègues. De fait, le travail en équipe pouvait lui être difficile, pour ne pas dire
plus.
À l’âge de dix-sept ans, Neil Armstrong entama des études d’ingénieur en
aéronautique à l’université de Purdue (il aurait pu aller à la prestigieuse école du
MIT, mais un oncle le lui déconseilla, arguant qu’on n’avait pas besoin d’aller si
loin pour avoir une bonne éducation). Ses notes ne furent jamais faramineuses,
peut-être parce qu’il attendait impatiemment la suite. Armstrong bénéficiait, en
effet, d’une bourse de l’US Navy qui impliquait deux années de formation
d’aviateur, un titre qu’il obtiendra en 1950, juste avant de partir pour la Corée.
Au cours de sa carrière de pilote militaire, Neil Armstrong démontra qu’il
correspondait pleinement au critère en apparence farfelu dont parlait l’infirmière
Dee O’Hara au chapitre précédent : « avoir de la chance ». Le 3 septembre
1951, son Panthers F9F fut touché par un tir de DCA, puis, alors qu’il tentait
d’en reprendre le contrôle, son aile droite fut à moitié tranchée par un mât
percuté à tout juste six mètres d’altitude. Il réussit in extremis à revenir en zone
amie avant de s’éjecter. Cinq ans plus tard, alors qu’il a fini ses études et exerce
comme pilote d’essai à la base d’Edwards, en Californie, son bombardier B-29
connaît une série de problèmes qui coupent trois de ses quatre moteurs. De
surcroît, tous les câbles qui relient les commandes aux gouvernes sont coupés,
sauf un. Avant qu’il ne réussisse à poser l’engin, sa vie n’a tenu qu’à un fil, au
sens propre comme au figuré ! En 1958, le jeune pilote qui rêve des étoiles
participe à l’éphémère programme spatial de l’US Air Force, notamment aux
études de la navette spatiale militaire X-20 Dyna-Soar puis aux essais sur le
célèbre et dangereux avion fusée X-15 (transféré aux civils de la Nasa) à bord
duquel il frôle une nouvelle fois la catastrophe lors d’un atterrissage raté en
1962.
1960. Armstrong et le X-15-1 après un vol d’essai.

À cette époque, Armstrong et ses collègues pilotes n’avaient pas grande


estime pour les premiers astronautes. Comme il le disait lui-même, « nous
considérions les premiers astronautes de Mercury comme des intrus
incompétents qui venaient se mêler de nos affaires ». Curieusement, le
légendaire pilote d’essai Chuck Yeager{18} en avait autant à son service ! Deux
jours après l’incident sur le X-15, Armstrong effectuait un vol d’entraînement en
sa compagnie à bord d’un T-33. La manœuvre, dite de « touch-and-go »,
consistait en une série de décollages et d’atterrissages sur le lit d’un ancien lac
salé asséché. Yeager lui donna le mauvais conseil de refaire un essai avec une
vitesse d’approche plus réduite et, une pluie récente ayant rendu le sol boueux,
l’avion s’y embourba pour ne pas repartir. Un Yeager pas très bienveillant se
répandit alors en moqueries acerbes. Le bonhomme n’aimait pas Armstrong en
particulier et, en général, les pilotes dotés d’une formation d’ingénieur qu’il
jugeait dépourvus d’instinct.
Les incidents à répétition de l’année 1962 rendirent certains de ses supérieurs
sceptiques quant à ses compétences – malgré la conscience que tout le monde
avait de ses grandes qualités. Cela pesa un peu lorsque Armstrong décida de se
reconvertir en postulant comme astronaute à la Nasa. C’était particulièrement
injuste. Neil Armstrong et son épouse Janet venaient, en effet, d’être
terriblement choqués par la mort de leur petite fille de trois ans, Karen, atteinte
d’une tumeur au cerveau qui l’emporta en six mois. Il ne fait aucun doute que
cette perte affecta profondément Armstrong et que sa concentration, à l’époque,
s’en ressentit.
Pour ces raisons ou peut-être pour d’autres, Neil ne posta que très tardivement
sa candidature lors du recrutement du second groupe d’astronautes. Son dossier
arriva plus d’une semaine après la date limite. Fort heureusement, une des
connaissances d’Armstrong, un ingénieur spécialiste des simulateurs de vol,
l’aperçut à temps et la glissa dans la pile avant qu’elle ne soit rejetée. Le
13 septembre 1962, Deke Slayton appelait Armstrong pour lui demander d’en
être…

*

Le matin du départ est radieux. Tandis que la chaleur du soleil de Floride
monte rapidement, chacun, parmi les équipes mobilisées, est intimement
conscient du fait que le moindre geste, la moindre parole, chaque image qu’il
voit sont historiques. Tous tentent de tenir à l’écart ce sentiment écrasant. Ce
jour qui commence est celui de toutes les premières fois. Et si un malheur
arrivait, c’est aussi, pour trois hommes, celui des dernières.
Tels des apôtres modernes, quelques ingénieurs et collègues astronautes sont
venus partager en silence leur petit déjeuner avec l’équipage. Dans la salle
d’habillage où Armstrong, Collins et Aldrin sont ensuite scellés dans leurs
combinaisons, l’ambiance est professionnelle, presque feutrée. Les rares
plaisanteries sont un peu forcées, pas très drôles. On peut imaginer quelles sont
les bienvenues. La seule petite décharge d’adrénaline – toute prosaïque tant elle
nous rappelle nos propres départs en vacances – est venue de Buzz, lorsqu’il
s’est aperçu, au moment de monter dans le bus, qu’il avait perdu une de ses
fameuses bagues. Et pas la moindre, s’énerve-t-il : c’est la chevalière
maçonnique de son grand-père ! On fouille, on cherche et on finit par retrouver
le bijou fétiche dans la poubelle de la salle d’habillage. Le gant d’Aldrin est
descellé, la bague vient rejoindre les autres, tout est en ordre. Le public ne saura
rien de ce léger retard. Les astronautes roulent désormais en silence sur le tarmac
en direction du pas de tir.
Au loin, la tour d’ivoire de la Saturn V les attend. L’enfant chéri de von Braun
est un engin à la fois magnifique et monstrueux. Comme on l’a vu au premier
chapitre, les fusées ont l’indispensable avantage, quand il s’agit de voyager dans
le vide de l’espace, d’emporter avec elles la masse sur laquelle elles s’appuient :
les propergols qui, en brûlant dans la chambre à combustion, seront éjectés à
grande vitesse par les tuyères. Mais c’est aussi leur principal défaut. Si vous
voulez aller plus loin et plus vite, il vous faut un supplément de carburant, c’est
évident. Mais puisque votre engin est dès lors plus lourd, il vous faut encore un
autre supplément de carburant pour emporter le tout dans l’espace.
Les contraintes de poids ont d’ailleurs donné lieu à une étonnante
collaboration. Dans les ateliers de McDonnell-Douglas à Huntington Beach, les
ingénieurs cherchaient à alléger le troisième étage de la fusée et quelqu’un eut
l’idée de remplacer le dôme du réservoir en métal par de la fibre de verre. C’est
ainsi qu’une bande de « Beach Boys » bronzés aux cheveux longs débauchés de
la plage voisine – mais qui maîtrisaient parfaitement ce matériau pour leurs
planches de surf – servirent de conseillers techniques au programme Apollo !
Il n’empêche, c’est inévitable : la masse an décollage d’une fusée augmente
littéralement de façon exponentielle avec l’ambition de la mission. À grands
traits, le « train spatial » dans lequel Armstrong, Collins et Aldrin s’apprêtent à
embarquer pèse 50 tonnes (ce qui est tout de même une prouesse de légèreté au
regard des 70 tonnes à vide de feu la navette spatiale !). Pour l’arracher de
l’orbite basse et l’expédier vers la Lune, le troisième étage devra brûler
82 tonnes de carburant. Mais avant cela, il aura fallu insérer en orbite autour de
la Terre cet énorme colis de 132 tonnes : d’où les 28 tonnes de carburant
supplémentaires du troisième étage et les 480 tonnes du second{19}. Et, bien sûr,
cette opération ne sera possible qu’une fois que le premier étage aura brûlé ses
2 169 tonnes de kérosène et d’oxygène liquide pour élever péniblement tout
l’édifice à 67 kilomètres d’altitude, à peine à mi-chemin de la limite de
Karman{20}, la frontière de l’espace extra-atmosphérique.
Le monte-charge emporte donc les astronautes silencieux, concentrés, vers le
sommet d’une bombe de 111 mètres de haut. Un engin constitué pour les neuf
dixièmes de 2 800 tonnes de liquides explosifs dont la détonation simultanée et
incontrôlée équivaudrait à celle d’une petite arme nucléaire tactique (la Nasa
parle, quant à elle, d’une puissance équivalente à 85 barrages Hoover, le
gigantesque ouvrage hydroélectrique qui alimente en électricité l’Arizona, la
Californie et le Nevada et dont la construction a transformé le paysage du Sud-
Ouest américain). L’oxygène indispensable à la combustion – et absent dans le
vide de l’espace – et l’hydrogène qui remplace le kérosène dans les second et
troisième étages sont comprimés et maintenus à l’état liquide respectivement à –
183 °C et – 233 °C. Ces réservoirs ultra-froids se couvrent de plaques de givre
en plein mois de juillet. Le soleil éclatant de cette chaude matinée darde ses
rayons sur les parois, en particulier au niveau des motifs noirs en damier de la
carlingue qui servent de repères aux instruments mesurant le roulis lors de
l’ascension. Ces contraintes thermiques disparates travaillent la fusée. Tous les
astronautes qui l’ont côtoyée vous le diront : durant les interminables minutes de
la montée en ascenseur, il est manifeste que ce monstre qui craque, gronde et
grince, est vivant. Il piaffe dans les starting-blocks !
Armstrong, Collins et Aldrin franchissent la passerelle au dernier étage de la
tour de lancement et entrent dans le nid où se trouve la capsule : la salle blanche,
royaume incontesté du seul et unique Günter Wendt. Ici, on n’est déjà plus tout à
fait sur Terre. Ici commencent les rituels de la porte de l’espace. Le rituel des
offrandes, d’abord. Avant que Günter ne donne au commandant Neil Armstrong
la « clef de la Lune », celui-ci offre au pad leader un billet gratuit pour un vol
spatial entre les deux mondes de son choix. Aldrin, lui, a de son côté apporté une
Bible, tandis que Michael Collins s’est fendu d’une magnifique… truite
empaillée montée sur cadre portant la mention « Truite trophée – Guenter
Wendt ». Satisfait, Günter les installe l’un après l’autre à bord de la capsule.
Entre l’austérité du cadeau d’Armstrong et la solennité de celui d’Aldrin,
l’humour non sense de celui de Michael Collins illustre l’alchimie humaine que
la Nasa a, par une combinaison de chance et de flair, réussie pour cette mission
historique.

*

Le sympathique Michael Collins, fils d’un attaché militaire, est né lui aussi en
1930, non pas aux États-Unis, mais à Rome, en Italie, où son père était en poste
à l’époque. En 1957, il s’est marié en France, tout près de Metz, dans le village
de Chambley… puis une nouvelle fois en 1967. En effet, cette année-là, lors
d’une visite au salon du Bourget{21}, Collins – qui est déjà célèbre du fait de son
vol à bord de Gemini 10 – est invité par le maire de Chambley à revenir dans sa
commune. Avec son épouse Patricia, précise le bonhomme. Le couple sent
confusément que la Nasa les encourage avec beaucoup d’insistance à accepter.
Arrivés sur place, Michael et Patricia découvrent qu’une fête et une nouvelle
cérémonie de mariage ont été organisées en leur honneur par la municipalité, très
fière de faire savoir qu’un des « siens » est un héros de l’espace…
Les nombreux lieux de résidence de Collins à l’étranger – en plus des
déplacements de son père, il fut lui-même déployé dans diverses bases aériennes
en France et en Allemagne – lui ont inculqué le respect des différentes cultures
du monde entier. Enfant, dans les écoles où il arrivait parfois en cours d’année, il
a vite appris à se faire de nouveaux amis grâce à ses talents de clown et de
farceur qui lui valaient une grande popularité. C’est peut-être une des raisons
pour lesquelles il diffère tant de ses deux collègues. Collins est également un
épicurien qui n’aime rien tant qu’un bon livre accompagné d’un bon verre de
vin, et c’est aussi un artiste (c’est, d’ailleurs, lui qui a dessiné l’écusson de la
mission Apollo 11).

Gemini 10. Retour de mission. John Young (à gauche) et Michael Collins.

En 1969, il a vite compris – et encore aujourd’hui il le regrette un peu –


qu’Aldrin, Armstrong et lui ne seraient jamais que « trois aimables étrangers ».
Responsable malgré lui de la bonne entente d’un équipage disparate, il devra
assumer sur Apollo 11 le rôle de « juge de paix » entre ses deux collègues{22}.
Mais, bien sûr, sa mission de pilote du module de commande va bien au-delà.
Elle est certes moins spectaculaire que celle des deux hommes qui marcheront
sur la Lune. Mais pour les professionnels, aussi bien pour les pilotes que pour les
ingénieurs, elle requiert le plus haut niveau de compétence. C’est lui qui, restant
seul en orbite autour de la Lune, assume la charge autrefois dévolue au
commandant, celle de superviser l’ensemble de la mission depuis le vaisseau
principal. Son entraînement comprend, en plus de celui qu’on exige des deux
autres, des séances qui lui sont propres, au cours desquelles il s’exerce à ces
rencontres dans l’espace tandis que les contrôleurs font pleuvoir sur lui des
dizaines de pannes et d’incidents fictifs. Collins se met à pied d’œuvre dès le
succès d’Apollo 8, quand Slayton glisse à l’équipage d’Apollo 11 qu’il devrait
sérieusement s’entraîner à se poser sur la Lune.
Il semble qu’au cours d’un de ces entraînements, Deke Slayton a suggéré
discrètement à Collins qu’il pourrait intégrer l’équipage de remplacement
d’Apollo 14 en tant que doublure de son commandant, Alan Shepard. Cela
équivaut à lui faire miroiter le commandement d’Apollo 17. Collins ne refuse pas
encore catégoriquement : « Si Apollo 11 échoue, on en reparlera », répond-il en
substance au chef des astronautes. Pour l’instant, seule compte la mission
présente pour laquelle il travaille d’arrache-pied. Au cours des longues heures
qu’il passe dans les simulateurs, Collins va composer un véritable manuel sur les
manœuvres et les arrimages spatiaux, compilant en 117 pages une vaste gamme
de scénarios et de problèmes ainsi que leurs solutions. Et s’il peut l’éviter, il
préférerait ne pas devoir maintenir ce rythme de travail encore trois ans de plus,
et passer plus de temps avec les siens.

*

Couchés sur le dos épaule contre épaule, coincés entre leurs sièges et le
panneau d’instruments à cinquante centimètres au-dessus d’eux, Armstrong,
Collins et Aldrin attendent depuis des heures. Même si l’espace disponible dans
la capsule Apollo semble luxueux comparé aux vaisseaux Gemini, on est très
loin de la spacieuse passerelle de Star Trek{23}. A 9 h 27 heure locale, les trois
hommes entendent un sourd bruit métallique. C’est la passerelle de la tour de
lancement qui se désaccouple de leur capsule. Un autre lien avec la Terre est
rompu.
« Quatre minutes avant la séquence automatique d’allumage. » Jack King, le
responsable de l’information publique à la Nasa, égraine les étapes du
lancement. Sa voix calme, presque stoïque, est relayée dans les salles de contrôle
de Houston, diffusée par haut-parleurs sur le site de lancement de Floride,
retransmise par les chaînes de télé, suivie à la radio par le million de spectateurs
qui se sont arrêtés sur les parkings et les autoroutes aussi près qu’ils le pouvaient
de Cap Canaveral.
« Le véhicule est en train d’être pressurisé au niveau de ses réservoirs de
propergol et tous les systèmes sont go. » Dans le module de commande baptisé
Columbia – un hommage à la déesse emblématique des États-Unis –, les trois
astronautes sentent, sous leur dos, la fusée commencer à vibrer. Dans un
immense bruit d’usine, les turbo-pompes se mettent en route.
« Deux minutes et dix secondes et le décompte continue. Les réservoirs du
second et du troisième étage sont désormais pressurisés… » Les hommes à bord,
extrêmement concentrés, se préparent à recevoir l’entièreté des commandes de la
mission dès que le décollage – dont la séquence automatisée est pour le moment
contrôlée par les ordinateurs du Cap – aura eu lieu. Ils ont à peine le temps de
penser à autre chose ou d’échanger quelques mots avec les contrôleurs de
mission.
« Trente secondes et le décompte continue. Les astronautes rapportent qu’ils
se sentent bien. » Certains des crampons qui fixent la fusée à la tour de
lancement se rétractent. « T moins quinze secondes, le système de guidage est
transféré à l’équipage. » Jack King maîtrise moins bien le son de sa voix
désormais. La tension et l’enthousiasme percent. « Douze, onze, dix… » Une
monstrueuse cascade – des millions de litres d’eau – se déverse dans la fosse du
pas de tir pour atténuer le tonnerre imminent. « … Début de la séquence
automatique d’allumage ! » Les cinq tuyères à la base de la Saturn V déchaînent
les enfers, la fusée commence à tirer sur ses derniers crampons. « Six, cinq,
quatre, trois, deux, un… Décollage ! Nous avons un décollage, à 32 minutes
après l’heure pile ! »
Dans une pluie de plaques de givre, la fusée s’élève. À mesure qu’elle
s’allège – de quinze tonnes de carburant à chaque seconde –, elle accélère.
Lentement, les « G » encaissés par les astronautes augmentent : un au départ,
puis deux au bout d’environ une minute, puis trois après 120 secondes. Juste
avant l’extinction du premier étage, Armstrong, Collins et Aldrin sont plaqués
sur leur siège par une force équivalente à presque quatre fois leur poids ! L’arrêt
instantané de la poussée leur fait ressentir comme un brusque freinage qui les
projette vers l’avant dans leurs combinaisons, puis l’allumage du second étage
les tire a nouveau en arrière, comme une claque. Et cela recommence avec
l’extinction du second étage, puis le bref allumage du troisième : un rugissant
tour de montagnes russes qui les amène en orbite – et en impesanteur – douze
minutes après le décollage.
Apollo 11. Un nuage de condensation se forme autour de la fusée alors que la vitesse de celle-ci approche
de Mach 1.

Au bout d’une orbite et demie autour de la Terre, le troisième étage est allumé
une dernière fois pour s’éjecter vers la Lune. Collins, qui peine à se débarrasser
d’un tic de paupière depuis le matin, détache le vaisseau CSM (le module de
service et le module de commande), fait demi-tour et, tandis qu’il tient le module
de descente dans son viseur, s’y arrime par le nez à la perfection. D’un délicat
coup de rétrofusées, il extrait le LM de son logement. Le troisième étage
désormais vide est expulsé au loin sur une orbite autour du Soleil. Il est 12 h 42
ce mercredi 16 juillet et le « train spatial » est lancé comme un boulet de canon
vers la Lune. Arrivée prévue dans trois jours.

*

Mis à part pendant les périodes de repos imposé, les check-lists, les tests et
autres vérifications des systèmes occupaient chaque instant des astronautes selon
un emploi du temps plutôt serré. En particulier, la sortie extra-véhiculaire sur la
Lune ne devait durer que 150 minutes, et la façon dont chacune d’elles serait
mise à profit donna lieu à moult disputes et négociations. Loin de moi l’idée
d’ajouter à la « polémique sur le drapeau » qui a enflé à la sortie du film First
Man, mais laissez-moi à ce propos vous dire comment le drapeau suisse fut
planté sur la Lune avant le drapeau américain…
La liste de courses des deux hommes qui se poseraient sur la Lune était assez
longue, son ordre et son timing très stricts. Les scientifiques avaient obtenu que
les équipements choisis pour ce premier vol soient installés en priorité. Il
s’agissait d’un sismomètre, d’un réflecteur laser et d’une expérience de collecte
du vent solaire conçue entre autres par Johannes Geiss de l’université de Berne.
Le vent solaire est un flux d’électrons et de noyaux d’atomes soufflé dans
l’espace par notre étoile. Sur Terre, nous en sommes protégés par le champ
magnétique terrestre. L’idée de Geiss, simple et géniale, était que sur la Lune,
loin au-dessus de ce bouclier, il serait possible de collecter le vent solaire dans
toute sa pureté et d’en connaître la composition. Encore fallait-il que le piège y
soit exposé assez longtemps, d’où l’importance, pour son expérience encore plus
que pour les autres, d’être installée dès le début de la sortie. Il se trouve que le
collecteur de Geiss consistait en une feuille d’aluminium très pur portée par une
hampe, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un drapeau et lui valut le surnom
ironique de « swiss flag » côté américain.
Au départ, tout alla bien. En particulier, la question d’organiser une
« cérémonie du drapeau » en plus de toutes les autres activités n’obnubilait à peu
près personne. On s’était dit qu’un drapeau – de l’identité duquel, on l’a dit plus
haut, le comité des activités symboliques présidé par Thomas O. Paine discutait
encore – pourrait être fixé sur la hampe de l’expérience de Geiss, faisant ainsi
d’une pierre deux coups. Le président Richard Nixon, élu en novembre, semblait
sur la même longueur d’onde, puisqu’il avait souligné l’aspect international du
programme Apollo lors de son discours d’investiture du 20 janvier 1969.
Mais une partie de l’opinion publique critiquait le programme spatial, et la
Nasa commençait à craindre que le Congrès n’approuve pas son budget annuel.
Elle décida pour l’amadouer de faire appel à sa fibre patriotique en promettant
que la bannière étoilée serait solennellement plantée sur la Lune. Un mois avant
le départ, la Nasa décida donc un peu en catastrophe d’embarquer un drapeau
américain, dont la conception – il fallait trouver le moyen de déployer un
drapeau là où il n’y a pas d’air et de le loger parmi la pléthore d’équipements de
la mission – fut confiée à un certain Jack Kinzler. Probablement parce qu’il était
connu de tout le Manned Spacecraft Center comme « Mister Fix It{24} ».
Alerte ! Geiss craignit, à juste titre, que ce drapeau ne soit planté avant son
collecteur de vent solaire. Il contacta son ami Paul Gast, géochimiste en charge
des aspects scientifiques du programme Apollo, pour lui expliquer que si le
temps d’exposition de son expérience était par trop amputé, les mesures en
seraient inutilisables. Paul Gast contacta Bill Hess, directeur scientifique de la
Nasa d’origine allemande, qui décida que l’expérience suisse aurait la priorité en
déclarant : « Nixon peut attendre ! » D’après ce qu’ils m’ont raconté, plusieurs
hauts personnages à Washington firent pression afin de changer l’ordre des
activités, mais, à la grande surprise de Geiss, la Nasa resta ferme. Un Learjet
apporta en Floride le drapeau américain à temps pour qu’il soit installé dans la
fusée quelques heures seulement avant le lancement. Mais le « drapeau suisse »
de Geiss fut bel et bien planté dans le sol lunaire avant lui ! D’accord, ce petit
accès de patriotisme helvète est un peu tiré par les cheveux de ma part… Mais
en discutant avec les anciens ingénieurs qui avaient travaillé sur l’expérience de
collecte du vent solaire, je me suis laissé dire qu’ils avaient caché un tout petit
drapeau suisse – un vrai, cette fois – à l’intérieur de son mât. Alors, d’une
certaine façon, il est peut-être vrai que le drapeau suisse ait été planté
(clandestinement) en premier !
Ces petits actes d’appropriation de la Lune furent très courants. Près de quatre
cent mille personnes ont travaillé au programme lunaire et ils furent quelques-
uns à vouloir que quelque chose d’eux reste là-haut. Les ingénieurs allemands de
von Braun avaient pris l’habitude, déjà du temps de Peenemünde, de placer sur
leurs fusées des logos « Frau im Mond », d’après le titre du film de science-
fiction qui avait déterminé leur vocation : une jeune femme en petite tenue
chevauchant un croissant de Lune. Certains m’ont assuré que le troisième étage
de la Saturn V d’Apollo 11 avait le sien. (Malheureusement, je n’ai jamais pu en
avoir de preuve ou de photo, et il n’y a désormais plus de survivants pour
m’aider à enquêter sur ce sujet politiquement délicat !) Un autre ancien ingénieur
m’a un jour confié qu’il avait gravé son nom à l’intérieur du tube de prélèvement
des carottes du sol lunaire. Quant aux équipes qui fabriquaient le LM, elles
signèrent de leurs noms les parties non visibles de l’engin !

*

Le 19 juillet, Collins a placé Apollo 11 en orbite autour de la Lune à la
perfection. À 115 kilomètres au-dessus de la surface, les détails sont
impressionnants. Collins trouve le paysage étrange, menaçant. Les couleurs
changent presque d’heure en heure, du noir charbon à l’aube ou au crépuscule à
une magnifique teinte rosée en plein « midi ». Même le taciturne Armstrong
laisse échapper quelques superlatifs en décrivant cette surface. De façon
inquiétante, les cratères semblent bien plus nombreux que sur les photos, et
lorsqu’ils repèrent le futur site d’atterrissage, Collins se demande même s’il y a
là assez de place pour poser ne serait-ce qu’une poussette ! Au cours des trente
orbites qu’ils effectuent autour de notre satellite, Neil tente de mémoriser les
caractéristiques du site. Alors que les deux autres s’installent pour une quatrième
nuit en impesanteur, Buzz passe dans le LM dont il a la charge et met en route
ses systèmes pour les contrôler un par un. Une vingtaine d’heures après leur
arrivée dans la banlieue lunaire, le module de descente baptisé Eagle se
désarrime de Columbia, emportant Neil Armstrong et Buzz Aldrin vers la
surface de la Lune. Il est 13 h 44 à Cap Canaveral et une des phases les plus
critiques de la mission vient de commencer.
Les deux hommes sont tendus comme des cordes de piano, leur rythme
cardiaque grimpant rapidement tandis que leurs gestes restent calmes et leur voix
parfaitement maîtrisée. Après que Buzz a déclenché la manœuvre de
désorbitage, réorienté le LM et lancé la manœuvre de descente, Neil, en tant que
commandant, s’apprête à prendre l’appareil en manuel.
Les conditions sont très différentes de celles qu’il a connues à bord du LLTV
(Lunar Landing Training Vehicle), engin d’entraînement auquel il doit un de ses
crashs les plus spectaculaires, le quatrième de sa carrière, le 6 mai 1968.
Simulant une phase d’approche à la base d’Edwards, il en avait perdu subitement
le contrôle à très basse altitude. Malgré une infime marge de manœuvre, il a eu
le réflexe d’activer son siège éjectable quelques secondes avant l’impact. De
retour dans son bureau, Armstrong a ensuite repris ses activités comme si de rien
n’était. Le très sensible et affectueux Alan Bean, astronaute du troisième groupe
qui partageait son bureau, m’a raconté qu’il avait été atterré d’apprendre la
nouvelle de la bouche de ses collègues : il venait de croiser Armstrong
parfaitement serein à sa table de travail ! Il retourna voir Armstrong et lui
demanda si c’était vrai. Sans lever les yeux de ses papiers, Neil répondit
simplement : « Oui ». Bean n’en saura pas plus, choqué par la quiétude de son
ami rescapé d’un grave accident qui aurait pu lui coûter la vie.
Armstrong est cependant étranger à toute superstition et il sait que la fiabilité
du véhicule n’est pas en cause. Simplement, il y a des réalités que les plus
rigoureux des ingénieurs ne peuvent pas contourner. Le LLTV, conçu pour
s’entraîner à se poser sur la Lune, opérait sur un monde – la Terre – pourvu
d’une atmosphère dense et d’une pesanteur six fois supérieure à celle de notre
satellite, raison pour laquelle il était de conception technique très différente du
LM. D’ailleurs, l’enquête démontrera que l’accident était dû à une panne sèche
de ses réacteurs de contrôle d’attitude, épuisés par ces deux facteurs : la
gravité{25} et le fort vent qui soufflait ce jour-là. Ce 20 juillet, dans le vide de
l’espace et au-dessus de ce petit monde, Eagle est dans son élément comme un
poisson dans l’eau. Armstrong racontera plus tard qu’après une soixantaine
d’atterrissages réussis à bord du LLTV, Eagle lui procurait « une confortable
sensation de familiarité ».
De son côté, Buzz Aldrin est lui aussi habité par le souvenir de ses années de
formation. Ce qui le conduit à commettre une erreur. Sa thèse de doctorat,
soutenue au MIT, s’intitulait Techniques de guidage par ligne de visée lors des
rendez-vous spatiaux habités. Elle lui a valu d’entrer à la Nasa l’année suivante.
Devenu astronaute à sa seconde tentative, il a eu toutes les peines à s’intégrer à
ce milieu. Ses manières rugueuses et ses diplômes supérieurs le faisaient paraître
trop élitiste et ambitieux. Sa façon de parler jusqu’à la nausée des sujets qui le
passionnaient aussi ! Les autres astronautes l’affublèrent donc du sobriquet pas
très bienveillant de « Docteur Rendez-vous ».

Le LEM amorce sa descente vers la lune.


En approche de la Lune, Aldrin sait que la mission peut avorter à tout
moment{26} et qu’il devra alors éjecter l’étage de descente d’Eagle pour
remonter à la rencontre de Collins. Comme il me l’a avoué, s’il y a bien une
opération que le « Docteur Rendez-vous » n’a pas le droit de rater, c’est celle-là !
Il veut être prêt à se diriger vers Columbia à l’instant même où son commandant
lui en donnera l’ordre, aussi maintient-il allumé le radar qui indique à
l’ordinateur la position du module de commande tout en enclenchant l’autre
radar, celui qui repère la surface lunaire en violation complète de la procédure de
vol. Au départ, cela ne pose aucun problème. Mais, on la vu, l’ordinateur de
bord est extrêmement rudimentaire et ne peut traiter qu’un débit de données
limité. À mesure qu’Eagle s’approche de la surface, les échos venus du sol se
succèdent plus rapidement…
« Alarme informatique ! » Un des trois cents et quelques voyants et
indicateurs que Buzz Aldrin surveille vient de s’allumer (il m’a avoué qu’il
n’avait, à aucun moment, eu le temps de regarder la descente par le hublot).
« C’est un 1202 », indique Armstrong à Houston, laissant aux contrôleurs de vol
le soin de se demander ce que cela signifie. Au sol, l’ingénieur Steve Bales
reçoit dans son casque une communication de son collègue de soutien affirmant
que cette alarme est sans conséquence pour l’instant et il donne le feu vert pour
continuer. Mais pendant ces longues secondes, Armstrong a commis l’erreur
d’oublier de voler ! Dans tout aéronef, les règles opérationnelles sont très
claires : le pilote se charge des instruments pour le commandant qui, lui, se tient
prêt à agir sur les commandes l’œil rivé au hublot. Preuve du bien-fondé de ces
règles, lorsque Armstrong regarde à nouveau dehors, il s’aperçoit avec effroi
qu’il est en train de se diriger vers le site d’atterrissage prévu, mais que celui-ci
est tapissé de rochers. Le nez collé à sa minuscule vitre triangulaire, il prend
alors les commandes en manuel et laisse Eagle dériver dans l’espoir de repérer
un terrain aussi peu accidenté que possible.
Quelques secondes plus tard, Aldrin, d’un calme olympien, signale : « Même
alarme. Il semble que ça se produise à chaque fois qu’on a un 1668. » Comme il
aurait pu s’en douter, l’ordinateur de bord est simplement noyé sous le trop-plein
d’informations. Eagle est désormais très bas. Le grand manitou aux commandes
de la salle de contrôle ce jour-là, Gene Kranz, lance un tour de table (ou plutôt
de consoles) pour connaître l’opinion de chaque responsable : navigation,
rétrofusées, médecin, tous sont « go ». Il n’est plus temps de reculer.
Neil Armstrong, qui ne trouve toujours pas de terrain satisfaisant, ralentit la
descente en laissant défiler le paysage. À quarante mètres d’altitude, il ne reste
plus que quelques secondes de carburant et ils sont probablement trop bas pour
s’éjecter. Sur Terre, les contrôleurs constatent que l’altitude du LM reste
constante depuis un moment. D’un ton ferme et inquiet, Kranz ordonne à Charlie
Duke, le plus jeune des astronautes qui était ce jour-là en charge des
communications : « Rappelle-leur qu’il n’y a pas de putain de station-service
sur la Lune{27} ! » À la dernière minute, Armstrong aperçoit une parcelle
relativement uniforme. Il recommence à descendre. Buzz continue de l’informer
sur leur position. « Tu glisses un peu sur la droite, corrige… OK. » À douze
mètres au-dessus de la surface, le paysage se brouille soudain. La poussière
lunaire est soulevée par la tuyère du LM et le sol est désormais presque invisible.
À Dieu vat !
Buzz commente pour Houston. « Maintenant on voit notre ombre… Lumière
de contact ! » Puis il signale : « … OK. Coupure du moteur ». Ce sont les
premiers mots prononcés sur la Lune.
Neil Armstrong reprend la communication et, dans une improvisation typique
de son fonctionnement, décide de son propre chef qu’ils ne sont plus un simple
module de descente, mais désormais une « base » qui ne figure dans aucun
protocole. « Houston ? Euh… Ici la base de la Tranquillité, l’Aigle s’est posé. »
À l’autre bout, Charlie Duke en bafouille de surprise : « Reçu, Twank… euh…
Tranquillité ? Bien reçu ! » Puis il ajoute son célèbre « Vous teniez un tas de gars
en haleine ici. Ils allaient devenir tout bleus ! On respire à nouveau, merci
beaucoup ! »
Encore très concentrés, les deux astronautes échangent une courte poignée de
main et commencent immédiatement la check-list de départ afin d’être prêts à
repartir en cas de problème grave. Pour Armstrong, le but est atteint : de son
point de vue de pilote, poser Eagle sur la Lune, c’était le principal. Le reste n’est
que du bonus.
Buzz Aldrin, qui a emporté avec lui une substance « interdite » – une petite
fiole de vin – et une hostie demande « l’autorisation » (on se demande qui aurait
pu l’en empêcher !) de pratiquer une petite cérémonie de communion à titre
privé. La première nourriture consommée sur la Lune.
Un peu plus de six heures plus tard, « c’est un petit pas pour un homme… un
bond de géant pour l’humanité ».

*

On dit que lorsque les astronautes foulèrent la surface de la Lune, pendant
quelques heures de paix universelle, les statistiques de la police américaine
enregistrèrent une baisse foudroyante de la criminalité dans tout le pays. Il ne
fait aucun doute que pour toute l’humanité, ces moments furent comme
suspendus dans le temps, y compris, bien sûr, pour Neil et Buzz et pour le plus
solitaire de tous les hommes ce jour-là : Michael Collins.
Armstrong se sentait bien léger. Ses 75 kilos sur Terre n’en représentaient
plus que 12 et demi sur la Lune, et même avec tout le poids de son scaphandre, il
atteignait à peine les 25 kilos. Il lui était incroyablement facile de se déplacer
sans effort. Aldrin en était, comme lui, tout surpris. Mais, en bon physicien, il
signala que l’imposante masse de son pack dorsal le tirait en arrière lorsqu’il se
propulsait en avant : si le poids d’une masse (vers le bas) est considérablement
réduit sur la Lune, son inertie (sa résistance à la mise en mouvement) reste,
quant à elle, la même ! Les deux hommes sont cependant d’accord : leurs
déplacements étaient bien plus faciles que dans les systèmes de simulation qu’ils
avaient pratiqués sur Terre !

Une des rares photographies d’Armstrong sur la surface lunaire ; le plus souvent il était de l’autre côté de
l’objectif.

Buzz était sorti du LM à son tour une vingtaine de minutes après Armstrong.
Sur l’échelle, il avait commenté : « Maintenant je remonte d’un échelon pour
aller refermer un peu le sas… En m’assurant de ne pas nous enfermer dehors. »
Armstrong avait ri : « Une sacrement bonne idée ! » (Aldrin est, à ce jour,
toujours aussi contrarié que ses camarades se moquent de lui pour cette
remarque : « Imaginez que la porte se soit verrouillée ! », proteste-t-il).
Contemplant pour la première fois le paysage en toute quiétude, il le qualifia de
« magnifique désolation ». Il se sentait étrangement détaché, comme s’il était
lui-même son propre spectateur. (Taquin et visiblement fier de lui, Aldrin me
confia qu’il fut aussi à cette occasion le premier à uriner sur la Lune).
Buzz Aldrin remarqua, au départ avec une certaine surprise, que
l’échappement de leur moteur avait laissé peu de traces au sol. Comme il l’avait
vu lors de la descente, le nuage de poussière qu’ils avaient soulevé s’était dissipé
au loin en un clin d’œil, sans rester en suspension. Sous le LM, on remarquait
tout au plus quelques stries dans la poussière s’éloignant radialement de
l’aplomb de la tuyère. Bien sûr, Aldrin comprenait qu’en l’absence
d’atmosphère, la poussière retombe très vite et surtout qu’elle est expulsée au
loin en ligne droite, sans remous. Mais c’était une autre chose que de le voir en
vrai, tandis que son cerveau continuait à servir de références terrestres.
Pour des raisons analogues, les marcheurs lunaires ont eu certaines difficultés
à estimer les distances. Nous avons tous en tête le Petit Prince debout sur sa
planète minuscule. L’image est certes exagérée, mais elle illustre assez bien ce
que les astronautes ressentaient sur la Lune : l’étrangeté d’un horizon presque
quatre fois plus proche que sur Terre. Neil Armstrong racontait que cette
courbure très prononcée de la Lune rendait la marche déroutante. Il cita
l’exemple d’un cratère de plus de 30 mètres de haut qu’il avait repéré lors de son
atterrissage, mais qu’il ne pouvait désormais plus voir malgré le fait qu’il s’en
trouvait à quelques centaines de mètres seulement. Pour son cerveau habitué aux
normes terrestres, les objets disparaissaient incroyablement vite derrière
l’horizon à mesure qu’il se déplaçait.
L’absence quasi totale d’atmosphère provoquait un autre effet d’optique
déroutant. Sur Terre, l’air ambiant voile les objets qui nous entourent d’autant
plus fortement qu’ils sont loin. Une montagne éloignée apparaît ainsi moins
contrastée, plus bleutée, qu’un relief tout proche. Inconsciemment, nous nous
servons de cet effet pour estimer les distances. A plusieurs reprises, les
astronautes, croyant marcher vers un caillou tout près d’eux, découvraient qu’ils
peinaient à s’approcher d’un immense rocher dans le lointain (nous en
reparlerons à propos d’Apollo 16).
Néanmoins, les opérations sur la Lune se révélèrent simples et agréables, et se
déroulèrent sans encombre – excepté l’installation du drapeau américain qui
obligea les astronautes à rassembler un petit tas de poussière à sa base pour lui
donner un équilibre précaire. Au bout de deux heures et demie, il fut temps de
regagner Eagle.
Jetant un dernier coup d’œil au-dessus de lui, Aldrin s’emplit les yeux de la
vision de la Terre, plus brillante que la pleine Lune, merveilleusement colorée
sur le fond absolument noir du ciel. Tandis qu’il remontait les échelons, son
collègue Armstrong fit une fugue qui surprit tout le monde, révélant cette facette
sensible de son caractère que cachait sa parfaite discipline. Il courut rapidement
vers le bord d’un grand cratère pour y voler un instant de sérénité solitaire et le
prendre en photo. Armstrong se montra, d’ailleurs, un photographe plus sérieux
qu’Aldrin, qui n’eut pas l’idée de faire une belle photo de son commandant sur
la Lune. On l’apercevra certes sur cinq photos, mais toujours de dos, dans
l’ombre ou très mal cadré. Ses collègues de la Nasa en furent consternés (et
lorsque j’en ai parlé avec Buzz, ses explications ne m’ont pas permis d’en savoir
plus).
De retour dans le module lunaire, les deux astronautes essayèrent de dormir,
Armstrong vautré sur le couvercle de protection du moteur d’ascension et Aldrin
à même le sol. Une odeur de poudre à canon provenant de la poussière lunaire
envahissait tout l’habitacle, une poussière très salissante, rendue collante par
l’électricité statique. En se couchant, Aldrin aperçut un petit objet sur le sol
poussiéreux. Curieux, il se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un fusible.
Instinctivement, il contrôla tout le cockpit à la recherche d’une pièce manquante.
Avec stupeur, il s’aperçut qu’il s’agissait ni plus ni moins que du fusible faisant
office d’interrupteur pour la séquence d’allumage du moteur de remontée du
LM ! Sans ce petit fusible, pas de retour possible… En me parlant de cet
incident, Aldrin me dira bien plus tard avec un petit sourire : « Tu vois, là c’est
nous qui aurions dû dire : “Houston, on a un problème” », allusion à la fameuse
phrase d’Apollo 13.
Aldrin extrait le sismomètre de la baie du module lunaire.

Les deux astronautes tentèrent de dormir en laissant à Houston le soin de


trouver une solution. Mais ils avaient trop froid et l’oxygène passant dans leurs
combinaisons accentuait leur inconfort. Les hublots étaient mal couverts et il y
avait bien trop de lumière. L’heure du réveil arriva au moment où ils n’espéraient
plus s’endormir. Toujours pas de solution en vue. En désespoir de cause, Aldrin
sortit une pointe feutre de sa poche{28} pour forcer le fusible à entrer dans son
logement, et le moteur-fusée démarra sans problème. Ce fut un soulagement
d’autant plus grand que l’équipe au sol avait remarqué la formation d’amas de
carburant givré qui obstruaient le système d’allumage et que, fusible ou pas,
personne ne savait si le moteur repartirait. Le grand public ignore généralement
qu’Apollo 11 est véritablement passé très près du drame à plusieurs reprises.

*

Il faut deux orbites à Collins pour repérer Eagle et effectuer le fameux
« rendez-vous en orbite lunaire ». Une nouvelle fois l’œil au viseur, il recapture
ensuite le LM et accueille, fou de joie, ses deux camarades. Dans un élan
d’enthousiasme, il saisit à deux mains la tête d’Aldrin qui surgit du tunnel
d’accès comme pour lui poser un bisou paternel sur le front. Il se reprend in
extremis et lui serre chaleureusement la main. Armstrong rampe hors du tunnel à
son tour, l’équipe est réunie. Après avoir préparé la manœuvre et lancé le
vaisseau Apollo vers la Terre, Collins annonce triomphalement : « Bon, on est
encore loin de la Terre, mais à partir de maintenant, c’est de la descente tout du
long ! »
Les heures suivantes, alors qu’il tente de dormir, Aldrin est surpris par les
flashs lumineux qui impactent sa rétine même quand ses yeux sont fermés.
Prenant son courage à deux mains pour surmonter sa peur du ridicule, il en
informe ses collègues et leur demande s’ils voient la même chose. Les
astronautes sauront bien plus tard qu’Aldrin n’avait pas la berlue, lorsqu’on les
aura informés des travaux de Jakob Eugster. Ce physicien suisse avait prédit cet
effet dès les années cinquante comme conséquence du passage, dans l’humeur
vitrée des yeux des astronautes, de particules chargées du vent solaire. Oui, le
vent solaire de Johannes Geiss… Le vent solaire est une autre spécialité suisse !
Le 24 juillet, huit jours après son départ, Columbia s’abat dans l’océan
Pacifique. L’équipage est récupéré par les plongeurs sauveteurs du porte-avions
USS Hornet, et la capsule par un audacieux grutier militaire d’à peine vingt ans
qui n’avait manifestement pas froid aux yeux. Accueillis par des marins qui
arboraient fièrement le badge « Hornet plus three », les trois hommes sont
conduits dans une hypothétique « caravane de quarantaine » improvisée à la va-
vite et, en fait, complètement inopérante (si on avait vraiment voulu éviter la
contamination possible de la Terre par un germe lunaire, il n’aurait pas fallu
ouvrir la capsule à l’air libre pour récupérer les astronautes, ni leur faire traverser
la haie d’honneur constituée par des centaines de marins). Sur la porte de la
caravane, on peut lire : « Interdit de donner de la nourriture aux animaux » !
Quelques heures plus tard, on les sort de la caravane pour les transférer dans un
bunker de quarantaine à Houston (non sans qu’ils aient été en contact avec des
dizaines d’êtres humains dans l’intervalle). Aldrin m’a même confié qu’ils
voyaient des fourmis entrer et sortir des interstices entre les parois de leur
cellule !
Le vaisseau Columbia vient d’amerrir

Mais pendant les dix-huit jours de leur quarantaine, Armstrong, Collins et


Aldrin ont tout lieu de méditer sur ce qui vient de leur arriver. Digérer cette
expérience sera désormais le défi de leur vie.

*

Armstrong quitta la NASA en 1971 et devint professeur en astronautique à
l’université de Cincinnati jusqu’en 1980. Il quitta ensuite ce poste sans
explication, à la surprise de tous. En 1986, il sera membre de la commission
d’enquête Rogers sur les causes de l’accident de la navette spatiale Challenger.
Comme on l’a dit, il refusa toute sa vie le statut de « héros national » qu’on
voulait lui faire jouer. Son fils Rick m’a raconté qu’en vacances en famille aux
Bahamas, un caissier se mit à regarder son père avec insistance pendant qu’il
payait. « Vous ressemblez à Neil Armstrong », fit-il remarquer. Neil répondit
laconiquement : « Oui, parfois », avant de s’en aller.
Il a refusé beaucoup de contrats publicitaires qui l’auraient rendu très riche,
ce qui ne l’intéressait pas autant que sa tranquillité parmi les siens. Il fera
exceptionnellement une campagne de publicité pour Chrysler en 1979. La rareté
de ses apparitions est cependant relative. Je me souviens des échanges de
courriels et des conversations téléphoniques avec sa secrétaire, madame Holly
McVey, qui m’assurait que ses apparitions étaient en fait nombreuses. Elles ne
paraissaient rares qu’au regard des milliers d’invitations et demandes diverses
qu’il recevait en permanence. Lui-même reconnaît dans son autobiographie qu’il
n’a accepté qu’un pour cent de toutes les invitations. Ce fut un grand moment
d’émotion lorsque Holly McVey m’annonça en 2011 que notre invitation en
Suisse était notée provisoirement dans son agenda. Ses collègues astronautes
Charlie Duke, Edgar Mitchell et Al Worden avaient plaidé avec succès ma
cause… Hélas, Armstrong m’écrivit quelques mois plus tard pour se
décommander gentiment. Dans sa lettre, il m’expliquait qu’il se rendait de temps
à autre en Suisse pour rendre visite à sa belle-famille en toute discrétion.
Selon sa première épouse, Janet, Neil Armstrong était en « perpétuelle
introspection ». C’était, d’une certaine façon, un sage. Sur la question de
l’écologie, je l’ai entendu dire : « Nous avons trouvé des gens extrêmement
capables pour atteindre la Lune, nous trouverons avec certitude des gens qui
résoudront nos problèmes environnementaux. » Lors d’une visite surprise aux
troupes américaines en Afghanistan et en Irak en 2011, un soldat très honoré et
visiblement subjugué lui demanda : « Pourquoi êtes-vous ici ? » Armstrong
répondit simplement : « Parce que vous êtes là. »
Armstrong est mort l’année suivante des suites d’une opération au cœur. Il
reste dans la mémoire de ceux qui l’ont approché comme une personnalité
exemplaire à l’engagement unique. J’aime à penser que, désormais, une part de
la lumière intérieure de cet homme rayonne dans le clair de Lune.

*

Michael Collins n’est pas retourné dans l’espace. Il a effectivement décliné
l’offre de commander Apollo 17. Après le tour du monde vertigineux que les
trois astronautes durent effectuer au sortir de leur quarantaine, il quitta la Nasa et
accepta – sous l’insistance Thomas O. Paine et de Nixon lui-même – le poste
d’assistant aux affaires publiques pour le secrétaire d’Etat William Rogers. Il
dirigea par la suite le National Air and Space Museum, suivit des cours de
management pour occuper des postes dirigeants dans l’industrie aérospatiale
avant de fonder sa propre entreprise de Consulting.

*

Des trois « aimables étrangers », Buzz Aldrin est connu comme celui dont le
retour a été le plus difficile. Beaucoup de gens ont prétendu qu’Aldrin a souffert
de n’avoir pas été le premier homme sur la Lune. Ce n’est pas exactement vrai.
Peu de gens le savent, mais – comme il me l’a confié et comme sa première
épouse le confirme – en 1969, il songea sérieusement à refuser la mission Apollo
11. En tant que scientifique, il se demandait si les missions suivantes – dont le
programme de recherche serait plus approfondi – ne seraient pas plus
intéressantes pour lui. Surtout, la célébrité qu’il savait inévitable lui faisait très
peur. Et il avait d’excellentes raisons pour cela. L’année ayant précédé son
départ, alors qu’enflaient les rumeurs qui le donnaient « First To Walk On
Moon », sa mère – au nom prédestiné de Marion Moon – s’était suicidée,
semble-t-il parce qu’elle se sentait incapable d’assumer les feux de la rampe.
Buzz y voit une tendance génétique à la dépression, puisque le père de Marion
s’est aussi suicidé et qu’il a lui-même dû affronter de terribles démons. On est
peut-être aussi en droit de se demander si l’autoritarisme du colonel Aldrin Sr.
n’avait pas tendance à traumatiser les plus fragiles dans son entourage. Quoi
qu’il en soit, croit-on vraiment que Buzz Aldrin pouvait, dans ces conditions,
envisager l’honneur d’être le premier avec légèreté ? D’ailleurs, lorsque Deke
Slayton annonça à l’équipage l’ordre de sortie, il l’accepta volontiers et exprima
régulièrement le fait qu’il trouvait cette décision justifiée. Ce n’est pas tant
qu’Aldrin aurait voulu être le premier, mais que la vie l’avait rendu
particulièrement vulnérable au fait d’être second, un statut que les médias et le
public lui ont néanmoins renvoyé à la figure sa vie durant. Ce n’est pas le
moindre de ses exploits que d’avoir réussi à survivre à cette pression !
Une autre facette de sa personnalité étonnera peut-être ceux qui, au sein du
programme, l’avaient jugé froid et égoïste, juste avant son départ pour la Lune, à
l’automne 1968, un petit garçon du nom de Tommy appartenant à sa
congrégation religieuse fut atteint d’un cancer. Aldrin s’était pris d’amitié pour
cet enfant. Il ne manquait pas une occasion de lui rendre visite ou de passer en
hélicoptère près des fenêtres de son hôpital lors de ses vols d’entraînement
(apparemment, la mésaventure de sa mise à pied lors du passage de son jet au-
dessus de la maison de ses parents ne l’avait pas refroidi !). Il lui fit même la
surprise d’organiser un vol avec lui. Aldrin a confié, ému, au père de l’enfant :
« Tu sais, c’est ma première vraie rencontre humaine depuis que je suis
astronaute. » Mais pendant le tour de représentation mondiale des trois
astronautes, le jeune Tommy déclina rapidement. Il mourut finalement à
l’automne 1969 à l’âge de quatre ans. Bouleversé, Aldrin annulera une
cérémonie de remise de médailles à West Point pour participer à son enterrement
et porter le cercueil de son jeune ami.
Par la suite, Aldrin a effectivement sombré progressivement dans la
dépression et l’alcoolisme. Mais il a réussi à en sortir. Officiellement, il ne boit
plus d’alcool depuis des décennies.
Aldrin a écrit plusieurs livres, dont deux de science-fiction. Dans Encounter
with Tiber, Aldrin imagine l’histoire d’un peuple d’extraterrestres qui auraient
laissé un message sur la Lune. Aldrin a été le héros d’interventions télévisuelles
controversées, comme lorsqu’il prôna une mission sur Phobos, une des lunes de
Mars, afin d’y étudier un « monolithe très bizarre ». « Qui l’a placé là ? »,
demandait-il. « L’Univers, ou peut-être Dieu ! » Aldrin est un homme très ouvert
et parle volontiers de tout, ce qui n’est pas toujours du goût de tous. Par
exemple, il n’hésite pas à se déclarer « climatosceptique » arguant que les cycles
naturels provoquent des périodes plus chaudes ou plus froides…
À partir de 1985 – et jusqu’à aujourd’hui –, il s’est engagé corps et âme dans
la promotion de l’exploration humaine de notre système solaire et, en particulier,
des missions habitées vers Mars. Il déploie toute sa considérable énergie pour
prêcher la bonne parole. Aldrin est également l’inventeur du concept de Mars
Cyclers (un grand vaisseau spatial orbitant indéfiniment entre le Soleil et Mars
en passant près de la Terre, qui servirait en quelque sorte de navette à laquelle
des astronautes partis de la Terre pourraient régulièrement s’arrimer). Vous
pourrez passer des heures de discussion sur ce sujet avec lui, et il vous
convaincra à coup sûr ! Sa vocation d’explorateur explique aussi, sûrement, sa
passion durable pour la plongée sous-marine ainsi que ses voyages
extraordinaires, telle sa visite récente en Antarctique, en décembre 2016. À cette
occasion, nous avons failli le perdre. Christina Korp, son agent, m’a raconté
qu’alors qu’ils marchaient dans la neige, il s’est senti faiblir. Après une pause, ils
décidèrent de rentrer et Buzz fut évacué vers la Nouvelle-Zélande. Sans la
vigilance de Christina qui l’a forcé à rester à l’hôpital, il aurait pu mourir. Aldrin
est néanmoins très fier d’être devenu le plus vieil homme à avoir jamais atteint le
pôle Sud !
Buzz Aldrin est certainement un trésor national de l’Amérique. On l’a vu
rapper avec Snoop Dogg sur Rocket Experience, il a donné son prénom au
personnage de Toy Story Buzz Lightyear, il a fait des caméos dans The Big Bang
Theory ou Transformer 3. À l’heure où j’écris, juste après ses frasques aux côtés
du président Donal Trump, Buzz vient à nouveau de faire parler de lui en
twittant « Proud to be an American » en référence à la polémique sur le drapeau
dans le film First Man qui montre la bannière étoilée sur la Lune, mais pas
l’instant où Neil et Buzz l’ont plantée…

*

Il est temps de conclure le chapitre Apollo 11 et cette affaire en est peut-être
le moyen. Je voudrais dire ici quelque chose à mes amis américains et à leur
pays que j’aime tant. Lors du spectacle Moon race organisé par mon association
SwissApollo{29} en 2015, j’ai eu l’immense privilège de recevoir Buzz Aldrin
ainsi que le cosmonaute russe Alexeï Leonov. À la surprise de tous, la mienne
comme celle des 3 000 personnes présentes dans la salle, Leonov prit l’initiative
de se lever et, la main sur le cœur, de jurer solennellement que les Américains
avaient réellement été sur la Lune. Ce fut un moment incroyablement intense : le
perdant de la course avait l’immense élégance de saluer les vainqueurs !
Nous tous, à l’extérieur des États-Unis, savons parfaitement que c’est vous
qui avez posé des hommes sur la Lune et les en avez ramenés vivants. Vous vous
êtes grandis et non amoindris en offrant cette victoire à toute l’humanité, ce pour
quoi nous vous sommes reconnaissants.
Vos compatriotes Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont laissé dans la poussière
du désert lunaire un écusson de la mission Apollo 1 portant les noms de leurs
camarades tombés, les astronautes Grissom, White et Shaffee, mais aussi les
médailles militaires de Youri Gagarine et de Vladimir Komarov récupérées par
l’astronaute Frank Borman auprès de leurs veuves lors d’un voyage en
Europe{30}. Et ils ont déposé une plaque qui survivra des millions d’années à
toutes les polémiques.
« Ici, des hommes venus de la Terre ont pris pied pour la première fois sur la
Lune. Nous sommes venus en paix au nom de toute l’humanité. Juillet 1969. »
4
En plein dans le mille
Apollo 12

L’équipage d’Apollo 12 : Pete Conrad, Richard Gordon et Alan Bean.

À L’INSTANT OÙ LE MODULE Eagle de Buzz et de Neil se pose sur la Lune, un


homme assis dans la salle de contrôle murmure dans sa barbe : « Merde. Ils ont
atterri »… C’est Dick Gordon, le pilote du module de commande désigné pour
la mission suivante, Apollo 12, celle qui était considérée comme la grande
favorite de la course à la Lune. Si Gordon, frustré, ne pense pas vraiment ce qu’il
dit, il y en a – du côté du service de presse de la Nasa – qui doivent pousser des
« ouf » de soulagement sincères. Et pas seulement parce que Neil Armstrong et
Buzz Aldrin sont arrivés vivants sur la Lune. Car s’il y a bien un homme qui
donne des sueurs froides aux communicants, c’est le commandant d’Apollo 12,
Charles « Pete » Conrad. À ce moment-là, Conrad se trouve chez lui et regarde
les premiers pas d’Armstrong en compagnie de sa famille et de la célèbre
journaliste italienne Oriana Fallaci. Il va d’ailleurs faire avec elle un pari qui
confirmera les craintes de la Nasa…
Je n’ai, hélas, pas connu personnellement Charles « Pete » Conrad, mais ce
personnage solaire a laissé la même impression à tous ceux qui ont croisé sa
route. Je connais sa veuve Nancy Conrad (née Crane), une femme délicieuse qui
dirige magistralement la fondation qui porte le nom de son mari. « Pete » Conrad
était charismatique, doté d’un sens de l’humour très vif, et surtout le type le plus
éternellement détendu du programme. C’était un passionné de moto, une passion
qui lui coûta, hélas, la vie en 1999 près de la petite ville d’Ojai (un nom qui
signifie « Lune » dans la langue de la tribu Chumash). En bref, Conrad avait tout
du « mauvais garçon » au grand cœur, à la fois modèle de « coolness » et grand
frère protecteur. Vous l’avez peut-être reconnu : Pete Conrad, c’était « Fonzie »
dans Happy Days{31}.
Petit (à peine 1,67 m), dégarni, doté de grands yeux bleus lumineux, il
arborait un sourire permanent, comme tatoué sur son visage qui laissait voir
« l’écart de la chance » entre ses deux dents de devant. Son physique atypique et
sa personnalité colorée faisaient de lui un original au sein des astronautes.
Intelligent et compétent, ses manières invariablement « cool » le rendaient certes
très populaire auprès de ses collègues, mais comme il était pour les mêmes
raisons à peu près impossible de lui faire endosser le rôle pompeux de héros-à-
la-mâchoire-carrée, certains dirigeants de la Nasa le surveillaient comme le lait
sur le feu. Il s’exprimait dans un langage toujours trivial, parfois grossier quand
il avait besoin d’évacuer la pression dans les simulateurs de vol. Il avait aussi
l’art de distribuer des surnoms peu flatteurs autour de lui (Jim Lovell m’a confié
que le sien était « Shaky », le tremblant !).
Tout comme « The Fonz », Conrad aurait très bien pu passer sa vie dans un
garage, même si au départ, rien – si ce n’est sa passion précoce pour la
mécanique – ne l’y prédestinait. Il naquit, en effet, en 1930 dans la riche famille
d’un homme d’affaires de Philadelphie, Charles Conrad Sr. Ses premières
années, il connut la vie puritaine et très réglée de la bourgeoisie de la côte Est :
les parents dînaient seuls au salon tandis que les domestiques servaient les
enfants dans leurs chambres, puis le paternel s’en allait fumer le cigare avec un
verre de brandy et son Wall Street Journal Conrad junior trouvait plus de chaleur
et d’amitié auprès du jardinier afro-américain qui – comble de bonheur ! – le
faisait monter sur ses genoux pour lui permettre de conduire le tracteur de la
propriété. À l’âge de quatre ans, il réussit à mettre en marche la limousine
Chrysler familiale et, pour son plus grand plaisir, il sentit l’engin commencer à
rouler tout doucement tandis qu’il fredonnait Jingle Bells…
Peu avant l’entrée en guerre des États-Unis, la Grande Dépression finit par
avoir raison de la fortune de Conrad Sr. La famille perdit ensuite son manoir en
1942. Le père sombra dans l’alcool et abandonna les siens. Le jeune « Pete » – le
paternel avait insisté pour que son premier fils porte le même prénom que lui,
Charles, même si tout le monde lui donnait celui que sa mère aurait voulu,
« Peter » – connut alors plusieurs années de pauvreté. Avec sa mère et ses sœurs
il vécut d’abord dans une petite roulotte payée par un oncle, puis dans un
appartement exigu.
Pete Conrad noya sans peine son chagrin dans ses jeux de construction, ses
numéros de la revue Popular Mechanics et, plus tard, dans le vrombissement de
son Indian Motocycle. Ses résultats à l’école étaient mauvais, malgré tous ses
efforts. La première fois qu’il redoubla, il demanda à sa mère : « Suis-je
vraiment stupide ? » « Je ne crois pas », répondit-elle avant d’éclater en sanglots.
Aussitôt Pete se précipita pour la consoler… Ce que tout le monde avait du mal
à comprendre à cette époque, c’est que Pete souffrait simplement de dyslexie, un
handicap qui n’était alors pas bien identifié et encore moins traité. Le fait que ses
camarades d’école l’aient longtemps surnommé « Virgin Mary » (parce qu’il
s’était vu attribuer ce rôle lors d’un spectacle de Noël à l’école) n’a pas dû
l’aider.
C’est peut-être pourquoi Pete Conrad adolescent se donna de plus en plus des
airs de « mauvais garçon », se faisant tatouer une ancre de marine, jouant avec
enthousiasme au football américain au point de devenir capitaine de l’équipe,
paradant la clope au bec sur son bolide au lieu d’aller en cours d’anglais et… se
faisant finalement renvoyer de son école. À ce stade, il se voyait effectivement
devenir pompiste ou garagiste. Conrad travailla plusieurs étés à l’aérodrome de
Paoli afin de gagner un peu d’argent. Il balayait les hangars, nettoyait ou faisait
le plein des avions. C’est une instructrice de vol nommée Margaret qui découvrit
le grand talent de ce jeune homme et lui donna ses premières leçons de pilotage,
le plaçant par là même sur une trajectoire proprement extraordinaire.
Après un énième renvoi, la mère de Pete lui trouva une école privée à New
Lebanon, dans l’État de New York, qui, faute de savoir traiter la dyslexie, offrait
tout de même de nombreuses activités physiques et manuelles en plus des cours
normaux et encourageait les élèves à développer leurs talents. Conrad, de son
côté, se mit à travailler sur la base de longues « check-lists » dont il avait
découvert le principe en se frottant au monde de l’aviation. Et ses efforts furent
payants. Ils lui permirent même d’obtenir une bourse pour poursuivre des études
en aéronautique à l’université de Princeton, haut lieu de la science américaine
s’il en est ! Parmi les souvenirs de cette époque qu’il a transmis à sa femme, il
racontait qu’un jour, regardant dans la rue depuis la fenêtre de sa chambre
d’étudiant, il observa un vieil homme vraiment bizarre qui marchait un pied sur
le trottoir, un pied dans le caniveau, en dégustant un cornet de glace. Il portait un
affreux paletot beige et marmonnait, les cheveux en bataille et la moustache
pleine de chocolat fondu. Et c’est alors que son compagnon de chambre s’écria,
émerveillé, par-dessus son épaule : « Oh bon sang ! C’est Albert Einstein ! »
Fort de son diplôme de bachelier en sciences obtenu dans une aussi
prestigieuse université, Pete Conrad intégra la formation des pilotes de la Navy
en 1953 avant de devenir pilote d’essai sur la base navale de Patuxent River en
1958. Là, il fît la connaissance de ses deux meilleurs amis, ceux qui allaient
l’accompagner sur la Lune : son collègue instructeur Dick Gordon et un de leurs
élèves, de deux ans leur cadet, qui deviendra vite leur protégé : Alan Bean.

*

Novembre, en Floride, c’est la saison des pluies. Ce matin, un déluge tropical
s’abat donc sur le président Nixon, sur les dignitaires et sur les journalistes venus
assister au lancement d’Apollo 12. Le contraste avec le départ radieux d’Apollo
11 pourrait difficilement être plus grand ! Le compte à rebours s’égrène, la fusée
rugit sous des torrents de pluie. Au bout de quelques secondes, elle s’élève.
Comme pour confirmer qu’on n’aura pas droit sous son commandement à de
grandes phrases historiques, Pete « The Fonz » Conrad lance à la radio : « Ce
petit bébé est à fond ! Un chouette décollage, vraiment pas mal du tout ! »
Au bout de trente-six secondes, Saturn V s’enfonce dans le plafond nuageux à
2 000 mètres au-dessus de Cap Canaveral. Soudain, elle est violemment frappée
par la foudre, des milliers d’ampères s’écoulant jusqu’au sol le long du panache
de gaz ionisés de ses tuyères. À bord de la capsule, des dizaines de voyants
s’éteignent, comme si une partie du système avait disjoncté. Sur les
enregistrements de mission, on entend Pete s’étonner vaguement pour lui-
même : « Allons bon, c’était quoi, ça ? J’ai perdu tout un tas de trucs. » Puis il
informe Houston à peu près sur le même ton : « Hé ! On a perdu tout un tas de
trucs ici. Y a plus rien ! » Un second éclair frappe la fusée. « Et allez… Là je
viens de perdre la plateforme. » L’horizon artificiel (relié à la « plate-forme
inertielle ») permet aux astronautes de vérifier l’orientation de leur rugissant
attelage : il est tombé lui aussi en rideau. Ils n’ont donc plus aucun moyen de
savoir dans quelle direction fonce la fusée. Dick Gordon, chargé des systèmes du
module de commande, signale : « Il nous reste le GDC » (un système qui
pourrait se substituer en cas d’urgence à la fameuse plate-forme). « Ouaip »,
acquiesce Pete, qui semble trouver la nouvelle formidablement peu intéressante.
Alan Bean, qui m’avoua bien plus tard avoir été très impressionné par les
vibrations violentes de la Saturn V, ne dit rien.
Pete Conrad résume la situation pour les contrôleurs de mission : « OK les
gars, on vient de perdre la plate-forme et y a à peu près tout le reste qui nous a
plus ou moins laissé tomber. » Il passe en revue tous les voyants d’alarme – bien
plus nombreux qu’il n’en avait le souvenir. À la fin de sa liste, presque
timidement, Bean prend enfin la parole : « Euh, moi j’ai un peu de courant ici. »
« Ah ? Tas du courant, toi ? »
Houston confirme : « Vingt-quatre ampères, c’est très peu. » Un jeune
ingénieur au sol, John Aaron, comprend que la perte des trois piles à
combustibles a forcé le système électrique à passer sur batterie, la dernière
source d’énergie dont la durée est très limitée et qui est bien incapable de fournir
les 75 ampères nécessaires au fonctionnement du système pendant le décollage.
Il faut faire vite. Aaron se souvient opportunément qu’il est possible de
redémarrer l’ensemble en faisant passer momentanément le système
informatique (le SCE pour Signal Conditioner Equipment) sur une alimentation
auxiliaire. Bien que les autres contrôleurs n’aient pas une idée très claire de ce
dont il parle, ils transmettent ses instructions. Lorsque Conrad les reçoit, il
s’étonne à son tour : « Essayez de passer le SCE sur AUX ? Va savoir ce que ça
veut dire ! » Lui non plus n’a pas la moindre idée d’où se trouvent ces
commandes. Mais la manœuvre dit quelque chose à Alan Bean. Il croit l’avoir
déjà effectuée une fois, il y a quelques mois, lors d’un exercice simulant un
incident jugé très improbable. Avant cet instant, Dick Gordon irritait souvent
Alan Bean parce qu’il avait la manie de lui dire quoi faire sans lui laisser le
temps de trouver lui-même la solution. Mais pas cette fois. Le pilote du module
de commande dit simplement à son ancien élève : « OK, Beano. Cest à toi de
jouer. » Un grand moment de solitude pour cet homme qui craint de ne pas être à
sa place…

*

J’ai eu l’immense tristesse d’apprendre le décès d’Al Bean au moment même
où j’écrivais le premier jet de ce chapitre. Mais je souris aussi en pensant à la vie
proprement extraordinaire qui fut la sienne. « Miss O’Hara, me dis-je, voilà un
homme qui a véritablement été chanceux ! » Alan Bean était, comme son
commandant, loin de l’image d’Epinal des héros de l’espace. Mais dans le cas de
Al, c’était tout simplement parce qu’il n’était pas un héros. Ce n’était ni un
casse-cou ni un fort en gueule, et il pouvait paraître terne, voire faible, à côté des
types si bien trempés qui peuplaient alors le corps des astronautes. Il fallait
certainement être capable de dépasser son physique et ses manières de victime
de cour d’école pour déceler l’intelligence et la compétence de ce garçon… Ce
qui, en y réfléchissant, est peut-être la raison pour laquelle, instinctivement,
Conrad le prit sous son aile protectrice.
Alan Bean était un homme d’une grande gentillesse, sensible (on se souvient
de sa sollicitude quasi maternelle quand il apprit le crash de Neil Armstrong à
bord du simulateur d’atterrisseur lunaire). Son modèle, son héros à lui, c’était le
peintre français Claude Monet. Pour un ingénieur et pilote d’essai de l’US Navy,
un tel choix peut paraître improbable ! Mais Bean a toujours été un passionné
d’arts plastiques. Alors qu’il se formait à exercer le métier de pilote d’essai, il
s’inscrivit aux cours du soir de beaux-arts du collège de St-Mary et prit, par la
suite, l’habitude de s’éclipser dans les musées ou à la campagne pour y peindre
tandis que ses camarades se défoulaient dans les bars de la ville. Cette passion ne
le quitta plus jamais. Comme il aimait à le dire, il fut le premier artiste à poser le
pied sur la Lune ! Je repense maintenant à nos longues conversations, parfois sur
des sujets très personnels et je me dis que de tous les marcheurs lunaires, il était,
grâce à son penchant pour la philosophie, celui qui analysait cette extraordinaire
expérience avec le plus de profondeur. Je souris aussi en pensant aux files
d’attente qui s’allongeaient systématiquement devant lui, et devant lui
seulement, lors des séances publiques de dédicaces. Tout simplement parce que
cet homme poli et courtois prenait toujours le temps de vous parler.
Au bureau des astronautes, Al était néanmoins connu pour se montrer parfois
entêté, capable même de se brouiller avec la hiérarchie militaire pour faire les
choses à son idée. Chaque fois que je lui rendais visite dans son atelier de
Houston, j’étais frappé par l’ordre impeccable qui régnait chez lui : tout était
parfaitement rangé, les tubes de peinture bien alignés, les pinceaux parfaitement
nettoyés et le sol reluisant. Car Al était certes un artiste, mais aussi un militaire
féru de discipline. Il m’a d’ailleurs confié un jour qu’il lui était difficile de
s’adapter aux horaires fantaisistes et peu fiables de ses confrères des milieux
artistiques ! Et dans ce genre de cas, il pouvait assez vite montrer des signes
évidents d’impatience.
Bean était passionné par les relations humaines et il était très agréable de
partager un repas avec lui. Il aimait comprendre les gens qu’il rencontrait et leur
offrait volontiers, comme en leur tendant un miroir, une description très fine de
certains traits de leur caractère. J’admets avoir beaucoup appris de lui. À
plusieurs reprises, il m’a surpris en me demandant des conseils pour ses tableaux
– chose dont je me sentais évidemment incapable ! Je me souviens notamment
d’une longue discussion sur le rendu de l’atmosphère terrestre dans une de ses
toiles, discussion pendant laquelle je ne pouvais que m’émerveiller devant la
modestie et la grandeur d’âme qui poussaient ce peintre aguerri à demander
l’avis d’un pilote de ligne qui n’avait jamais tenu un pinceau de sa vie !
Comment un tel homme est-il arrivé jusqu’à la Lune ? Alan Lavern Bean
naquit le 15 mars 1932 à Wheeler, au nord du Texas, mais passa son enfance en
Louisiane, où son père qui exerçait au sein du Service national de conservation
des terres fournissait une aide technique aux agriculteurs. Enfant, Al ne fut pas
un élève brillant et il souffrait de sa petite taille ainsi que de sa maigreur.
Frances, sa mère, veilla à ce qu’il reçoive dans ce domaine assez
d’encouragements, mais fut par ailleurs d’une grande sévérité avec lui : « Une
très bonne préparation à l’armée », plaisantait-il. Il m’a un jour raconté avoir
nettoyé la cuisine des heures durant, parce qu’elle le faisait sans cesse
recommencer, jamais satisfaite.
Petit à petit, cette éducation rigoriste lui permit de terminer le lycée de Fort
Worth en 1950, puis d’entamer des études d’ingénieur à l’université d’Austin, au
Texas, d’où il sortit bachelier en 1955 avant de devenir pilote d’essai à l’US
Navy, grâce à ses instructeurs Conrad et Gordon. C’est à cette époque qu’il
épousa Sue Ragsdale, avec qui il eut une fille et un garçon.
Au début des années 1960, Bean était devenu pilote d’essai, il avait atteint le
sommet de sa profession. Il était temps pour lui de réaliser un autre rêve. Il
s’investit plus avant encore dans la peinture, le dessin et l’aquarelle. Mais ce qui
changea véritablement sa vie, ce furent les images de Shepard s’envolant dans
l’espace. Voilà un homme, me dit-il, qui volait plus haut et plus vite que lui et,
surtout, qui faisait beaucoup plus de bruit que lui ! Bean décida de tenter sa
chance. Sa première tentative se solda par un échec, mais comme bien d’autres
avant lui, il se présentera une deuxième fois et sera sélectionné en 1963.
Cependant, Alan Bean qui disait en plaisantant regretter de ne pas avoir le
physique de Clint Eastwood et qui admettait volontiers ne pas être aussi
intelligent que son ami le docteur Buzz Aldrin, n’était pas taillé pour la
compétition effrénée qui régnait au sein de l’agence spatiale. Trop atypique et
isolé parmi les astronautes, il ne fut choisi pour aucune des missions Gemini
Cela augurait mal de la suite. Il fut finalement écarté officiellement du pool des
astronautes prévus pour un vol lunaire. Un coup dur ! Son ami Conrad eut beau
émettre le vœu de l’avoir comme coéquipier sur Apollo 12, les chefs du bureau
des astronautes refusèrent catégoriquement. C’est un événement tragique qui
modifia la donne. L’astronaute Clifton Williams, sélectionné comme coéquipier
de Conrad, se tua dans le crash de son T-38 en 1967 alors qu’il se rendait au
chevet de son père mourant d’un cancer. Cette fois, les décideurs durent accepter
le choix de Conrad pour le remplacer. Pour Bean, c’était une chance totalement
inespérée.
Mais, comme il me le confia lui-même, il avait encore beaucoup à apprendre.
Lors d’une réunion avec les ingénieurs de la mission, Bean – peut-être un peu
trop confiant – souffla à Conrad qu’un de leurs interlocuteurs avait de drôles
d’idées et qu’il n’avait pas sa place dans le programme. Cette remarque mit
Conrad en colère. Il rétorqua à Alan que c’était lui, en réalité, qui ne méritait pas
sa place : « Tu ne t’intéresses pas aux autres, tu ne connais même pas les noms
de nos proches collaborateurs. S’il n’y avait que des gens comme toi dans le
programme, on n’irait jamais sur la Lune ! C’est la richesse dépensée et de
caractère des 400 000 personnes impliquées qui permet de nous envoyer dans
l’espace. Être un leader, c’est être capable de reconnaître ça. Et prendre tout le
monde au sérieux ! » Alan Bean, totalement effaré, reçut ce jour-là la plus
grande leçon de sa vie. Si elle fut sur le moment amère – il pensa même
démissionner –, elle lui fut salutaire.

*

La manœuvre « SCE sur AUX » fonctionne effectivement comme dans le
souvenir d’Alan. Les piles à combustibles sont à nouveau en ligne et toutes les
commandes sont revenues. Même s’ils n’avaient aucun moyen d’en être sûrs, les
astronautes constatent désormais que le système de guidage très robuste de la
Saturn V l’a maintenue sur une trajectoire optimale pendant qu’ils avaient perdu
tout lien avec elle. La mission est sauvée grâce à Alan, celui qui ne doit sa place
qu’à une invraisemblable loterie, qui est un « bleu » et n’a jamais volé dans
l’espace (ce que la Nasa s’était bien juré d’éviter). D’une certaine façon, ce n’est
rien d’autre qu’une confirmation du coup de gueule de Conrad, cette fois à
l’avantage de Bean ! Les allumages des second et troisième étages se passent
sans encombre et Apollo 12 s’éjecte vers la Lune.
Contrairement à ce qui s’est passé lors d’Apollo 11, c’est un équipage de
mousquetaires qui traverse maintenant l’espace : trois amis sincères, drôles et
farceurs, qui ne se séparent jamais, même le week-end. Ils ont tous les trois
choisi des Corvette de la même couleur dorée, reconnaissables entre toutes
d’autant qu’ils sortent en ville toujours ensemble. (Bean m’a dit un jour : « Si
Hollywood fait un film qui nous montre tels que nous étions, personne ne le
croira. ») Ce que Pete, Dick et Alan ne savent pas, c’est que les ingénieurs
craignent fortement que les éclairs n’aient endommagé les parachutes
nécessaires à la rentrée atmosphérique. Après moult discussions, on décide de
leur cacher le problème afin qu’ils puissent se concentrer sur la mission. Si, au
sol, on sait que l’équipage sera peut-être perdu à son retour sur Terre, cette
perspective sinistre ne gâche pas la fête à bord.
Les trois hommes passent quelques jours à s’amuser des effets de la
microgravité, qui a tendance à repousser les fluides vers le haut du corps (Bean
se moque des grosses têtes de ses deux amis, enflées comme s’ils avaient pris
20 kilos d’un coup). On chante sur Sugar, Sugar des Archies ou sur The girl from
Ipanema interprétée par Astrud Gilberto. Même si Bean est désagréablement
conscient que seuls quelques millimètres de tôle le séparent de la mort et même
s’il est encore habité par la crainte de faire une bêtise, une erreur qui
compromettrait la mission, l’ambiance du voyage est très joyeuse.
Le 18 novembre 1969, Dick Gordon – le pilote au physique de premier de la
classe qui complète si bien ses compères avec ses allures de crooner – place le
vaisseau en orbite lunaire. Le lendemain Conrad et Bean se glissent dans le
LM. Dick Gordon a une poussée d’angoisse à l’idée de voir ses deux amis partir.
Il sait qu’un atterrissage sur la Lune est risqué. Alors, dans un geste de
superstition bravache, il leur lance : « Rapportez-moi vite quelques pierres, les
gars. » Conrad lui fait un clin d’œil en refermant le sas : « À demain, Dickie-
Dickie ! »
La descente du LM commence. Gordon est désormais, comme Collins avant
lui, l’homme le plus seul au monde. Ou presque… Dave Scott, le commandant
de réserve de la mission, a fait placer dans ses affaires un poster de Miss
Novembre du magazine Playboy. La sculpturale DeDe Lind est ainsi devenue
malgré elle la première (mais pas la dernière) pin-up en orbite lunaire. En fait,
Pete Conrad est, sans le savoir, en passe d’être photographié (une image que l’on
peut trouver sous la référence AS12‑48‑7071) à la surface de la Lune avec l’une
d’entre elles, Reagan Wilson{32}. Elle est cachée dans les pages d’une check-list
sur la manche de sa combinaison. Par la suite, glisser des photos de filles
dénudées dans les affaires de leurs collègues devait devenir un véritable sport
national chez les astronautes : on en a retrouvé dans la capsule et même dans les
check-lists utilisées sur la surface de la Lune avec des commentaires du genre
« As-tu vu ces collines ? » ou « N’oublie pas de décrire le relief »…
AS12‑48‑7071




*

Richard Gordon, dit « Dick », est né en 1929 et décédé il y a peu, en
novembre 2017. Comme on l’a déjà dit, il avait connu son meilleur ami, Pete
Conrad, et son protégé, Alan Bean, lorsqu’il exerçait comme pilote d’essai à la
Navy. Encore une fois, la Nasa avait choisi en sa personne un astronaute
expérimenté (il avait déjà volé avec Conrad à bord de Gemini 11) et très fiable,
puisqu’en tant que pilote du module de commande, il avait la lourde
responsabilité d’emmener en toute sécurité l’équipage vers la Lune et retour.
Pourtant, lui aussi revenait de loin. Enfant, il souffrait de très graves problèmes
d’asthme au point que les médecins, craignant pour sa vie, conseillèrent à ses
parents de quitter la froide cité de Seattle pour aller s’installer en Californie.
Mais cette lutte contre la maladie ne l’empêcha pas de réussir haut la main des
études de chimie avant d’entamer sa carrière militaire et même de gagner la
course aérienne Los Angeles-New York en 1961 !
Pendant les derniers instants de la descente, Pete Conrad, aux commandes du
LM, n’en place pas une. Son gentil camarade – qui cherche à se rassurer lui-
même – le bombarde d’encouragements, telle une mère observant les premiers
pas de son enfant. « Vas-y, Pete ! Très bien ! Tu te débrouilles comme un chef,
Pete ! Tu as largement assez de carburant, Pete ! Tout va bien, Pete ! » Et ainsi
de suite, pratiquement sans discontinuer !
À ce moment, Conrad regrette peut-être un peu d’avoir inquiété Alan Bean
quelques minutes auparavant en ayant été, comme à son habitude, parfaitement
franc avec lui. Juste avant que Houston ne lui donne le feu vert de la descente, il
a en effet exprimé ses craintes ouvertement : « Qu’est-ce qu’on fait si on ne
reconnaît pas le site d’atterrissage ? » C’était pourtant simplement un sentiment
normal et sain de la part d’un homme qui prépare l’atterrissage le plus important
de sa vie. La manœuvre est d’autant plus délicate que la Nasa lui a fixé un
objectif précis : se poser auprès de la sonde Surveyor 3 qui repose sur la Lune
depuis 1967. Concentré, déterminé à montrer une nouvelle fois ses qualités de
pilote, Conrad a ensuite cherché à diriger son module lunaire aussi précisément
que possible.
Comme on l’a déjà signalé, le LM possède sa propre version de l’AGC. La
spécificité de l’ordinateur du LM est de garantir la phase d’atterrissage sur la
Lune et celle du retour vers le vaisseau principal. Un système simple mais
ingénieux permet au commandant d’intervenir pour corriger la descente : grâce à
des lignes graduées horizontales et verticales peintes sur son hublot, il peut
quantifier exactement l’écart entre la trajectoire théorique et la trajectoire réelle
pour donner ensuite le nombre d’impulsions de correction requises à l’aide de
son manche de contrôle (l’ancêtre des side, sticks que l’on trouvera plus tard sur
la navette spatiale et sur certains avions de ligne comme les Airbus).
En début de descente, Conrad a, comme il se doit, laissé à Bean le soin de
surveiller les instruments tandis que lui-même cherchait à grand-peine son site
d’atterrissage par le hublot. Soudain, il a enfin reconnu son premier point de
repère : le cratère « Snow man ». « Putain ! », s’écrie-t-il. « On est pile sur la
bonne trajectoire ! » À 300 mètres d’altitude, il a déclenché l’autopilote, viré
brusquement à gauche pour éviter un terrain trop rocailleux, puis à nouveau à
droite, ce qui a fait, là encore, très peur à son collègue. Finalement, les deux
hommes ont perdu le sol de vue plus tôt que prévu à cause de la poussière
soulevée par l’engin. Et c’est ainsi que les derniers mètres de la descente
s’effectuent sans visibilité, mais avec le fond sonore d’un Alan Bean soudain
passionné de méthode Coué !
« Lumière de contact », s’exclame Alan. Le 19 novembre 1969, pour la
seconde fois, des hommes viennent de se poser sur la Lune. Mais le plus beau,
c’est qu’au lieu d’alunir à 400 mètres de Surveyor comme prévu, Conrad a fait
mieux : ils ne sont qu’à 183 mètres de la sonde après un voyage de presque un
demi-million de kilomètres ! La sonde automatique a même été partiellement
recouverte par la poussière soulevée sous la tuyère du LM. La chose est
désormais claire : les atterrissages de précision sont maîtrisés !
Quelques heures plus tard, Pete Conrad sort du module lunaire. En sautant du
dernier échelon, il s’écrie : « Youpi ! Oh ! là là ! C’était peut-être un petit pas
pour Neil, mais c’est sacrement haut pour moi ! »…
Cette blague sur sa petite taille, il l’avait préparée. Vous vous souvenez du
mystérieux pari avec Oriana Fallaci ? La journaliste croyait mordicus que la
phrase historique de Neil Armstong avait été rédigée par la Nasa. Pour lui
prouver que les astronautes avaient toute liberté de dire ce qu’ils voulaient, Pete
a parié 500 dollars qu’il prononcerait cette petite phrase. Pari tenu ! Comme de
juste, sur Terre, des dizaines de types du service de presse se frappent le front,
consternés.
Bean quitte le LM vingt minutes après son commandant pour une première
sortie qui durera quatre heures. Tandis qu’il descend les échelons, l’éclatante
lumière du Soleil, la sensation de légèreté, la Terre suspendue comme par
miracle dans le ciel d’encre, tout lui semble à la fois familier et hors du monde.
C’est une véritable expérience mystique pour lui – comme si, dira-t-il plus tard,
il pouvait sentir l’amour du Créateur –, ce qui le trouble d’autant plus qu’il n’est
pas du tout religieux. Durant ce moment de saisissement, il dirige par mégarde
sa caméra de télévision couleur directement vers l’astre du jour, ce qui la grille
irrémédiablement (cela restera par la suite son plus grand regret).
Conrad, pour sa part, joyeux comme un pinçon, fait son show sur la Lune. Sur
les enregistrements, on n’entend cette fois que lui : soit il blague avec Alan, soit
il se murmure ses réflexions à lui-même, soit, tout simplement, il rit. Sa bonne
humeur vient aussi des dessins humoristiques cachés par ses collègues qu’il
découvre à mesure qu’il épluche sa checklist. Chaque nouveau cratère, chaque
roche ramassée est source d’émerveillement. Al compare leur marche
bondissante à celle d’une gazelle, mais Pete trouve une image plus drôle : « On
ressemble à des girafes qui galopent au ralenti ! » Loin au-dessus des deux
girafes lunaires, Dick Gordon, resté en orbite, regrette un peu de ne pas pouvoir
s’amuser avec ses copains…
Frappé par la proximité de l’horizon, Pete Conrad a l’impression de se tenir
debout sur un ballon géant, une image qui exprime parfaitement le ressenti des
astronautes de ces deux premières missions qui ont atterri sur de grandes plaines
sans véritable relief. La Lune est certes peu colorée, d’une beauté plutôt glaciale,
grise et blanche, sous un ciel absolument noir. Mais à y regarder de près, les
deux hommes remarquent que le sol sableux semble clignoter de mille
scintillements bleus et verts, comme s’il était constitué de verre pulvérisé. Alan
Bean, compensant un peu la perte de sa caméra par ses talents d’artistes, décrit
avec une grande précision la surface lunaire. On lui confirmera plus tard – et il
en était très fier – que ses observations, trouvant les mots justes pour chaque
couleur, chaque teinte et chaque texture, ont été précieuses.

*

Alan voulait croire que le fait d’avoir envoyé un peintre sur la Lune avait été
très bénéfique au programme. J’ai toujours été touché par cette remarque et je
partage son avis, qui s’applique aussi à la présence d’un poète en orbite lunaire
en la personne d’Al Worden sur Apollo 15. Mais je voudrais faire ici une
parenthèse scientifique sur les scintillements colorés du « sable » lunaire.
Ces deux premières missions ont attiré l’attention des géologues sur la nature
très particulière du « sol ». Nous avons parlé de « poussière » ou de « sable »,
mais ces termes sont trompeurs – le mot correct est « régolithe » – et ne rendent
pas compte du comportement déroutant de ce matériau. Si déroutant, en fait, que
beaucoup de néophytes se fourvoient parfois dans des théories complotistes faute
de savoir interpréter correctement ce qu’ils voient sur les images. Il faut le
rappeler sans cesse : si ces photos paraissent étranges, c’est précisément parce
qu’elles ont été prises dans un environnement qui nous est étranger !
Sur Terre, les grains de sable et de poussière – les roches réduites en poudre –
sont soumis à l’action de l’atmosphère, usés, roulés les uns sur les autres par la
pluie, le vent, les rivières. Ils sont donc émoussés, arrondis, et c’est pourquoi le
sable sec s’écoule sans heurt, presque comme un liquide. Sur la Lune, les choses
sont différentes. Le régolithe est exclusivement le résultat du pilonnage
météoritique constant subi par notre satellite. Ce sont des éclats de roches brisées
encore et encore par des impacts répétés pendant des milliards d’années. C’est ce
qui explique ce comportement de verre pilé très fin à la lumière du Soleil. Cela
signifie aussi que les grains sont irréguliers, découpés, et ont tendance à
s’accrocher les uns aux autres. De plus, les premiers millimètres, directement
exposés aux rigueurs du vide spatial, reçoivent du Soleil d’importantes quantités
d’ultraviolets durs (dont nous protège l’atmosphère sur Terre) qui ont la
propriété d’arracher des électrons à la matière et d’électriser légèrement le
régolithe. Il est dès lors quelque peu « collant ». C’est pourquoi, bien qu’étant
absolument sec, le « sable » lunaire moule aussi parfaitement les empreintes des
astronautes. En fait de « sable », sa consistance – telle que tous les marcheurs
lunaires l’ont décrite – s’apparente plutôt à celle du talc, voire de la neige
poudreuse.
Pour les mêmes raisons, la poussière lunaire est extrêmement salissante et les
astronautes avaient le plus grand mal à s’en débarrasser. Une anecdote illustre
cet aspect et, de façon générale, les difficultés que nous avons à interpréter
correctement des images prises dans un monde extraterrestre où les normes de la
Terre ne s’appliquent pas.

Alan Bean vu de dos à la surface de la Lune, image non retouchée (AS12‑46‑6826HR)


En 1969, les magazines Paris Match et Life avaient fait leur « une » avec une
photo d’Alan Bean vu de dos à la surface de la Lune. Ce qu’on sait moins, c’est
qu’ils durent pour cela retoucher cette photo, parce que l’original – qui porte la
référence AS12‑46‑6826HR – représentait un phénomène mystérieux qu’on
n’est toujours pas sûr de comprendre aujourd’hui : au centre de l’image,
l’astronaute semble baigner dans un magnifique halo luminescent bleu. Curieux,
j’en ai discuté avec Bean, qui m’a affirmé que ce halo étrange était apparu lors
du développement des photos et que sur la Lune, ni lui ni Conrad n’avaient rien
vu de tel. Cela pourrait être un effet de l’ionisation de l’oxygène fuyant
légèrement de la combinaison spatiale d’Alan (et il est possible que l’œil humain
des astronautes ait été moins sensible aux longueurs d’onde de cette lumière que
la pellicule). Il se pourrait aussi que la lumière vive de la combinaison blanche
ait été diffusée par les envahissantes poussières lunaires collées sur la lentille de
l’objectif photo, sauf que, dans ce cas, les photographes comprennent mal
pourquoi seul l’objet au milieu de l’image présente ce halo. Finalement, certains
ont avancé l’idée que cette anomalie – qu’on repère à des degrés divers sur une
cinquantaine de photos d’affilée – serait due à de la poussière se trouvant non
pas sur la lentille, mais à l’intérieur de l’appareil, très près du plan focal. Elle se
serait infiltrée momentanément à la faveur d’un changement de pellicule et se
serait collée à la plaque réticulée en plexiglas (celle qui projette sur la pellicule
le fameux réseau de croix qu’on observe sur toutes les photos du programme
Apollo) {33}.
Autre chose. La surface lunaire n’est pas soumise au phénomène de
« déségrégation » de la même façon que sur Terre, où l’eau des rivières et le vent
emportent les cailloux, les graviers, le sable et la poussière et les redéposent plus
ou moins loin selon leurs poids. Ce « tri automatique » des grains selon leur
taille n’a pas lieu sur la Lune, et c’est pourquoi de la poussière très fine, il y en a
absolument partout !
En fait, on peut dire que la présence sur les images des missions Apollo de
toutes ces petites étrangetés auxquelles personne n’avait pensé avant{34} – la
proximité de l’horizon, la forme des reliefs, les propriétés mécaniques et
électriques du régolithe et même ces drôles de phénomènes lumineux –, tout cela
constitue bien la preuve quelles ont été faites dans un monde jusque-là inconnu !

*

Vers neuf heures et demie du matin, heure de Houston, Alan et Pete sont
rentrés à bord du LM, comme il se doit tout couverts de poussière odorante.
Après quelques travaux à l’intérieur, leur programme prévoit une brève « nuit »
de repos. Bean, inquiet, n’arrive pas à fermer l’œil. Conrad, au contraire, dort
comme un loir. Avant le vol, il avait expliqué à Alan sa philosophie : « Pas la
peine de te faire du souci, si on a un problème, ce sera forcément celui auquel tu
n’auras pas pensé avant. » Treize heures plus tard, les deux hommes s’apprêtent
à effectuer une seconde sortie de quatre heures : objectif, une petite escale auprès
de la sonde Surveyor une randonnée d’environ un kilomètre et demi parmi les
cratères du voisinage.

Conrad, à côté de Surveyor 3. On aperçoit le module lunaire en arrière-plan (deuxième sortie


extravéhiculaire).

Pour la première fois{35}, des hommes rendent visite à un artéfact humain qui
les a précédés sur un autre monde. En s’approchant de la sonde, Pete et Alan ont
la surprise de constater qu’elle a changé de couleur ! Une bonne partie de la
carlingue semble être passée du blanc à l’ocre-brun foncé. Sur Terre, on
s’interroge. Serait-il possible que les ultraviolets alliés à l’intense contraste
thermique entre le jour (+ 106 °C) et la nuit (−183 °C) aient en quelque sorte
« caramélisé » le revêtement de l’engin ? Si c’est le cas, cela suggère que les
conditions du vide spatial sont bien plus rigoureuses que prévu avec, peut-être,
des conséquences sur la longévité des engins placés dans l’espace.
Comme on le leur a demandé, Bean et Conrad entreprennent de démonter
certaines parties de la machine pour les ramener sur Terre, et c’est là qu’un
indice apparaît suggérant une autre hypothèse (la bonne). Certaines parties
cachées derrière les pièces qu’ils démontent sont restées parfaitement blanches et
d’ailleurs, la sonde ne semble avoir bruni que du côté du LM… On suppose
alors que des grains de poussière soulevés par la tuyère du LM ont été projetés
comme autant de microscopiques balles de fusil – oui, il faut sans cesse se
rappeler qu’il n’y a pas d’atmosphère sur la Lune ! – et se sont incrustés à la
surface de la sonde. Autrement dit, en se posant aussi près, Conrad a
littéralement passé Surveyor à la sableuse{36} !
Leur travail terminé, les deux amis rient sous cape. Ils ont préparé une petite
farce pour les ingénieurs qui développeront les photos de la mission. Ils veulent
leur faire découvrir, au milieu de centaines de clichés, une image où tous les
deux posent côte à côte devant la sonde automatique, suggérant ainsi que, tels de
bons touristes, ils ont demandé à un autochtone de la Lune de prendre la photo
pour eux. Pour cela, Bean a embarqué clandestinement un petit retardateur
photo. Malheureusement, il ne parvient pas à le retrouver. Tant pis, l’excursion
doit continuer.
Au bout de trois heures et cinquante-quatre minutes, les astronautes regagnent
le LM. Juste avant de grimper l’échelle, Alan retrouve le fameux retardateur
dans une de ses poches et, de rage, le jette au loin… oubliant par la même
occasion sur le sol un sac contenant une bonne partie des pellicules photo de la
mission, dont on n’aura pour cette raison que peu d’images !
Lors de l’ultime check-list avant le lancement. Conrad rassure son ami à sa
manière si particulière : « T’inquiète pas, Beano. Si on reste coincés, on aura
l’honneur d’être les premiers martyrs de la conquête lunaire. » Mais les boulons
explosifs sautent comme prévu et décrochent l’étage de remontée, dont le moteur
s’allume sans encombre. Alan Bean, fasciné, observe des anneaux de minuscules
débris orange scintillants s’éloigner en cadence de l’engin : c’est le fin
revêtement doré de l’étage de descente qui est pulvérisé par les gaz de
propulsion. Au bout de quelques minutes, Conrad demande discrètement à Bean
s’il veut prendre les commandes pendant l’ascension du LM… Il veut faire à son
ami le même cadeau qu’en un autre lieu, il y a si longtemps, un jardinier
bienveillant maître d’un tracteur magique lui avait fait à lui. Alan, pris au
dépourvu, est d’abord tétanisé. C’est tout de même lui qui, devant l’insistance de
Pete Conrad, pilotera le LM jusqu’au module de commande.
Bientôt, les deux engins s’arriment en orbite lunaire. Les marcheurs lunaires
frappent au sas fermé du tunnel d’accès : « C’est qui ? », répond Dick Gordon.
Lorsqu’il ouvre le sas et découvre ses deux amis couverts de poussière de la tête
au pied, il décide qu’il ne va pas suffire de leur demander de mettre des patins et
leur ordonne de se déshabiller de la tête aux pieds. Alan et Pete entrent donc
dans le module de commande dans la tenue avec laquelle ils sont venus au
monde.
Le voyage de retour, aussi festif que l’aller, est agrémenté par un spectacle
unique, jamais vu par un autre être humain : une éclipse de Soleil engendrée non
pas par la Lune, mais par le passage de la Terre devant l’astre du jour.
L’ambiance est même rendue très rigolote par l’idée originale de Dick Gordon.
À l’époque d’Apollo, l’hygiène corporelle était un vrai problème lors des
missions de longue durée comme celle-là. On peut imaginer qu’après une
semaine, l’habitacle exigu d’une capsule sentait un peu le fauve ! En guise de
sous-vêtements, chaque astronaute dispose de trois paires de combinaisons en
coton, qui s’imbibent très vite de transpiration et dégagent une odeur
nauséabonde vu qu’il est impossible de se laver correctement (les hommes
peuvent simplement se frotter avec des serviettes imbibées d’eau). Du coup, les
trois compères d’Apollo 12 optent pour une solution drastique : Gordon se
déshabille à son tour et ces premiers nudistes de l’espace feront le voyage de
retour dans le plus simple appareil ! Faut-il le préciser ? Aucun autre équipage
ne renouvellera cette expérience.
Le 24 novembre 1969, dix jours après son départ, la capsule d’Apollo 12
s’abat dans l’océan Pacifique. Sous le choc, une caméra se détache de son
logement et frappe – devinez qui – Alan Bean à la tête. Bilan : six points de
suture. Les trois mousquetaires de l’espace, plus soudés que jamais rapportent,
en plus des pièces de Surveyor, 34 kilos de roches lunaires.

*

Après sa mission lunaire, Conrad revolera comme commandant lors du
premier vol habité du programme de la station spatiale Skylab en 1973. À cette
occasion, il effectua une sortie extravéhiculaire avec Jo Kerwin afin d’essayer de
déployer un panneau solaire récalcitrant. Il réussira à le décoincer en employant
la force brute, un exploit dont il était très fier ! Il fut également le premier
homme à faire de la bicyclette dans l’espace (et à boucler de cette façon un tour
du monde en moins d’une heure et demie). Il quitta la Nasa la même année, à 43
ans.
Par la suite, Pete Conrad exerça comme consultant pour l’avionneur Douglas
et effectua des vols de démonstration du fameux DC-10 partout dans le monde.
Les gens se pressaient pour avoir le privilège de voler avec lui, ce qui favorisera
considérablement les ventes ! Mais le 25 mai 1979, un de ces appareils perdit un
moteur au décollage de Chicago et s’écrasa, tuant tous ses occupants. L’engin fut
qualifié de « cercueil volant » par la presse et l’entreprise fut au bord du gouffre.
Son président demanda à Conrad de diriger les investigations. La cause du
problème fut rapidement découverte : une grave erreur dans la procédure de
maintenance des moteurs. Conrad divorça, puis se maria avec Nancy au
printemps 1990. Un des quatre fils de Conrad mourut d’un cancer des os la
même année. Une tragédie qui l’affecta beaucoup. Conrad devint aussi un visage
familier aux États-Unis au travers des publicités qu’il fit pour Pepsi-Cola,
American Express, et de ses apparitions dans les films Stowaway to the moon
(1975) et Plymouth (1991).
Imagine-t-on Fonzie « The Fonz » transfiguré par une expérience mystique ?
Non. Et, de fait, Pete Conrad fut, de tous les marcheurs lunaires, celui qui resta
le plus détaché, le moins bouleversé par son voyage de la Terre à la Lune. Il
avait été très touché par le spectacle de la Terre suspendue dans le ciel, par la
beauté aride du monde extraterrestre qu’il avait eu le privilège de visiter. Il avait
trouvé tout ça très beau, très chouette, et il s’était bien amusé. Voilà tout ! Un
jour qu’une petite fille du nom d’Emily lui avait demandé s’il était un
« Rocketman », il acquiesça avant de lui demander ce qu’elle pensait faire quand
elle serait grande. « Je ne sais pas », dit-elle. « Je suis encore une enfant ! »
Conrad rétorqua : « Moi aussi, Emily. Moi aussi. »
Après sa mort tragique des suites d’un accident de moto, un arbre fut planté
au Johnson Space Center de Houston aux côtés de tous les autres qui
représentent chaque astronaute aujourd’hui décédé. Lors des fêtes de Noël, des
projecteurs les éclairent d’une lumière blanche, sauf le sien. À l’initiative d’Alan
Bean, l’arbre de Conrad est éclairé en rouge. « Si tu ne peux pas être bon, sois au
moins flamboyant », disait Pete Conrad. Par son geste, son ami et protégé voulait
rappeler à tous que cet homme-là avait réussi à être les deux.

*

Suivant les conseils de son ami Conrad, Bean resta à la Nasa et commanda le
vol Skylab 3 en 1973. Deux ans plus tard, il deviendra chef du groupe
d’entraînement des candidats astronautes jusqu’à la fin de sa carrière en juin
1981. Malgré le fait qu’il aurait dû voler sur la navette spatiale, il décida de
quitter la Nasa et de se consacrer uniquement à sa grande passion : la peinture.
Au contraire de Conrad, Bean avait été bouleversé par la Lune. Il ne pouvait
pas la regarder sans avoir le cœur serré à l’idée que peut-être personne n’y
retournerait. Conscient de sa chance extraordinaire – il se considérait comme un
outsider qui avait gagné au loto –, il s’était juré de peindre son expérience
jusqu’à la fin de sa vie. Une de ses peintures s’intitule Are we alone ? Curieux, je
lui demandai s’il croyait à la vie extraterrestre. « La réponse est dans nos
cœurs », me dit-il mystérieusement.
À l’initiative de mon fils Nicolas, Al avait accepté de peindre l’illustration
principale du livre que vous avez entre les mains. Quelques jours avant sa mort,
nous en avions parlé et, très excité, il avait proposé de représenter Neil
Armstrong – celui dont on n’a aucune bonne photo sur la Lune – et de laisser
deviner le visage de son ami à travers le reflet miroitant de son casque. Ce serait
la première fois qu’il peindrait le portrait d’un astronaute, et cette perspective
l’enchantait. Cette vision, il l’a emportée avec lui. Mes pensées vont à son
épouse Leslie et à sa famille. Je me sens privilégié d’avoir connu cet homme
extraordinaire, si différent des autres marcheurs lunaires, qui m’a appris
l’importance de s’accepter tel qu’on est et offert sa devise : « Vis ta vie, et suis
ton destin. »

*

Le monde entrait dans les années 1970 et les États-Unis avaient, sans conteste
possible, gagné la course à la Lune. Certes, la moisson scientifique du
programme Apollo ne faisait que commencer. On eut, par exemple, la surprise,
en étudiant la caméra de Surveyor que Conrad avait pris l’initiative de démonter,
d’y trouver des bactéries Streptococcus vivantes, attirant pour la première fois
l’attention sur les capacités de survie de ces microorganismes dans l’espace
(même s’il semble aujourd’hui que ces bactéries soient issues d’une
contamination ultérieure après le retour de la pièce sur Terre). Surtout, les
premières analyses suggéraient une hypothèse révolutionnaire quant à l’origine
de la Lune, celle de l’impact géant. Mais des voix commençaient à s’élever pour
demander si cela valait la peine de continuer. La Nasa fut peut-être ici victime de
sa communication un peu trop lissée. Même si, comme nous l’avons vu, les six
premiers voyageurs lunaires avaient frôlé de très près la mort à plusieurs
reprises, sur le papier, la réussite d’Apollo 11 avait été suivie d’une mission
absolument parfaite avec Apollo 12. Aller sur la Lune, désormais, on savait
faire… La suite allait rappeler tout le monde à l’ordre.
5
Trois hommes en danger
Apollo 13

« Quand la Lune sera dans la septième maison


Et que Jupiter s’alignera avec Mars,
Alors la paix guidera les planètes
Et l’amour mènera les étoiles.
Ceci est l’aube de l’ère du Verseau ! »

The Age of Aquarius, Gerome Ragni, James Rado ; musique de Galt
McDermott


L’équipage d’Apollo 13 : Jim Lovell, Jack Swigert et Fred Haise.

HIPPIE, ANTIMILITARISTE, CONTESTATAIRE – c’est-à-dire tout le contraire des


valeurs de la plupart des hommes du programme spatial –, la chanson Aquarius
n’en fait pas moins l’unanimité. Il faut dire que, musicalement, c’est
probablement un des titres les plus flamboyants de la pop américaine en 1970.
Sur la route du Manned Spaceflight Center de Houston, l’homme qui l’écoute à
fond sur la radio de sa voiture est lui-même tiré à quatre épingles, coiffé d’une
brosse toute militaire au-dessus d’un visage taillé à la serpe. Pas vraiment un
hippie, donc ! Mais rien à faire, il est fan… C’est cet engouement général qui
explique qu’un des engins dont il s’apprête à diriger les opérations de vol, le LM
d’Apollo 13, porte le nom d’Aquarius (le module de commande s’appelle, quant
à lui, Odyssey).
Gene Kranz, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est le principal directeur de vol
de la Nasa, chef d’une des équipes de contrôle au sol qui se relaient en continu
au cours des huit à dix jours que dure une mission Apollo. La sienne, c’est
l’équipe « blanche{37} ». Nous l’avons croisé au chapitre 3, puisque c’était déjà
l’équipe blanche qui était de garde au moment de la phase la plus critique
d’Apollo 11, la descente du LM sur la Lune. Dans un discours typique de son
style, il avait harangué ses troupes : « Depuis le jour de notre naissance, nous
étions destinés à vivre ce moment, à cet endroit. Nous sommes entrés ici comme
une équipe et nous en sortirons comme une équipe. » Il avait alors fait fermer les
portes de la salle de contrôle, tel Cortès brûlant ses vaisseaux. Puis il avait
ajouté : « Nous ne pensons pas essayer de jouer cette partie. Nous pensons
seulement la gagner. Nous allons poser cette saloperie et quand nous l’aurons
fait, nous irons boire un verre tous ensemble en nous disant : “Nom d’une pipe,
nous l’avons fait !”. »
En ce mois d’avril 1970, Gene Kranz est sur le point d’entrer dans la légende
de la Lune. Ses gilets aussi.

Gene Kranz dans le centre de contrôle de Houston.

Né en 1933, Gene Kranz est un tout petit peu plus jeune que la plupart des
premiers astronautes, mais son histoire ressemble beaucoup à la leur. Très tôt, il
s’est passionné pour l’aviation, mais aussi pour les vols spatiaux. Au tout début
des années 1950, avant même le commencement de l’ère spatiale, son mémoire
de lycée s’intitulait « La conception et la possibilité des fusées
interplanétaires » ! Il poursuivit ensuite des études en ingénierie aéronautique,
devint pilote militaire et servit en Corée du Sud juste après la fin de la guerre. En
1960, alors qu’il travaillait chez McDonnell Aircraft, il répondit à une petite
annonce dans Aviation Weekly : « Aide souhaitée ». La Nasa, qui n’avait pas
encore placé un homme dans l’espace, cherchait à étoffer ses équipes…
Gene intégra le staff des contrôleurs de mission sous la direction de Chris
Kraft, qui n’était ni plus ni moins que l’inventeur de ce métier tel que le
programme spatial allait le pratiquer par la suite. Les premiers vols habités ne
duraient que quelques heures et ne nécessitaient qu’une seule équipe de suivi au
sol alors installée sur le lieu même du lancement à Cap Canaveral. Mais avec le
programme Gemini (à commencer par Gemini 4) et la mise en place de missions
de plusieurs jours, de surcroît plus complexes, il fallut concevoir un système de
rotations dans une toute nouvelle salle construite au Manned Spaceflight Center
à Houston. Chris Kraft choisit les ingénieurs et les techniciens les plus
expérimentés pour constituer son équipe « rouge ». Son bras droit, John Hodge,
eut le privilège de choisir en second les membres de l’équipe « bleue ». Kranz,
qui n’avait pas encore quarante ans, se retrouvait donc avec les plus jeunes. Il
était bien placé pour savoir que ce n’était pas parce qu’on était jeune qu’on
n’était pas bon. Mais il craignait que le fait d’avoir été choisis en dernier –
traumatisme notoire dans les cours d’écoles américaines – ne donne des
complexes aux membres de son équipe blanche. Il chercha donc à les souder en
leur donnant une identité, un drapeau, et c’est sa femme Marta qui eut l’idée
géniale de faire des gilets de son mari une sorte de bannière de ralliement. Dès
lors, elle lui confectionnait un premier gilet de couleur claire – la couleur
blanche de l’équipe – pour chaque début de mission, gilet que les équipiers de
Kranz attendaient avec impatience. Puis elle imaginait un autre gilet, aux
couleurs et aux motifs chatoyants, pour fêter la victoire à l’heure de
l’amerrissage (vêtement dont on imagine que les allures très originales étaient
attendues avec encore plus d’impatience).
Le premier gilet fit son apparition très remarquée en 1965, au cours de la
mission Gemini 4. À cette occasion, Chris Kraft fit de Gene son contrôleur
principal d’une façon très simple. Il se tourna vers lui, souffla : « Maintenant,
c’est toi le patron » et quitta la salle. Durant toute sa carrière, Gene Kranz allait
faire montre d’immenses qualités de leader qui feront merveille lors des
situations de crise que connaîtra l’agence spatiale.
Encore aujourd’hui, Gene est un personnage dont émane une autorité
naturelle impressionnante. J’ai eu l’occasion de lui demander ce qu’était, selon
lui, cette qualité étrange qu’on appelle le « leadership ». Ses idées sur la question
sont limpides et il les exprime d’un trait, sans hésiter : « Le leadership », m’a-t-il
répondu ce jour-là, « c’est simplement la capacité à mobiliser l’énergie et le
talent des gens qui vous entourent et à les focaliser sur le but à atteindre.
Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de leader né. Ça n’existe pas. Un
leader ; ce n’est pas non plus quelqu’un qui est fait par les autres : il se fait lui-
même. Mais il ne peut le faire que d’une seule façon : en écoutant et en
apprenant des autres ! » Parmi ceux qui lui ont le plus appris, Gene cite en
premier lieu sa mère, qui éleva seule ses trois jeunes enfants après la mort
précoce de son mari. Elle lui a appris l’intégrité. Il salue également ses
enseignants et ses instructeurs de vol. De l’un deux, il raconte : « Il croyait dur
comme fer à tout ce qu’il faisait. Il m’a appris la passion. Il se portait volontaire
pour tout ! Il disait : “Quand je mourrai, je veux être usé jusqu’à la corde”…
Ça, c’est une merveilleuse façon de vivre. » Et de son patron, Chris Kraft, il dit :
« Il m’a appris à accorder ma confiance aux autres quand ils étaient prêts et
qu’ils le méritaient. »

*

En juin 1969, après six ans de bataille contre son problème d’oreille interne,
Alan Shepard est de nouveau déclaré apte au service actif. Ce vétéran célèbre et
révéré va alors activer tout son réseau de contacts politiques pour brûler la
politesse à ses collègues et hériter d’un poste de commandant pour une mission
lunaire. C’est Gordon Cooper – un autre des Mercury Seven – qui devait
commander Apollo 13. Mais il est mal vu de ses supérieurs (notamment, on la
dit, de Deke Slayton) et il doit bien vite céder ce poste à Shepard. Cette décision
choque nombre d’astronautes, dont la place sur un vol lunaire n’est garantie que
si les règles de désignation sont respectées{38}… Coup de théâtre, pour la
première fois, la direction de la Nasa rejette la proposition de Slayton au motif
que Shepard, cloué au sol depuis 1963, a besoin de plus de temps pour
s’entraîner. On décide alors d’échanger les équipages d’Apollo 13 et 14. Ce sera
donc Jim Lovell (commandant), Ken Mattingly (module de commande) et Fred
Haise (LM). Le second coup de théâtre se produit une semaine à peine avant le
départ. Mon ami Charlie Duke – le plus jeune des astronautes – a contracté la
rubéole d’un de ses enfants. On part donc du principe que l’équipage de
rechange dont il fait partie ainsi que l’équipage principal ont été exposés. Or,
seul parmi ces six hommes, Ken Mattingly n’a pas eu la rubéole dans son
enfance et n’est donc pas immunisé ! Le médecin principal insiste alors pour
qu’on le remplace par le pilote du module de commande de l’équipage de
rechange, Jack Swigert, ce qu’il obtient in extremis, trois jours avant le
lancement.
Le 11 avril 1970, Lovell, Haise et Swigert prennent place à bord d’Odyssey
en route pour la Lune. Le décollage connaît un incident mineur lorsque le moteur
central du second étage s’éteint plus tôt que prévu – un défaut de poussée qui
sera compensé sans problème par les quatre autres moteurs. Apollo 13 est injecté
sur sa trajectoire lunaire, Swigert récupère sans encombre le LM Aquarius et les
trois hommes s’installent pour le voyage de trois jours vers notre satellite.

*

Jim Lovell est un peu le frère aîné des astronautes d’Apollo. C’est encore
aujourd’hui, à 90 ans, un grand et bel homme, élégant, et un vrai gentleman.
L’officier de marine idéal, en quelque sorte ! En 1958, Jim est sorti premier de sa
classe à l’école des pilotes d’essai de la Navy (une promo prestigieuse, puisque
deux de ses camarades de classe n’étaient autres que Wally Schirra, astronaute
qui devait voler plus tard sur Mercury, Gemini et Apollo, et Pete Conrad – celui
qui lui a infligé l’encombrant surnom de « Shaky »). Sa grande maturité et son
charisme évident le désignent naturellement pour les postes de commandement.
Dès 1961, il devient responsable du programme de développement du chasseur
F4 Phantom avec le nom de code de… « Shaky ». C’est aussi le vétéran de
quatre vols spatiaux marquants : Gemini 7 avec qui Gemini 6 a réussi le premier
rendez-vous spatial, Gemini 12 au cours duquel un « bleu » du nom de Buzz
Aldrin a démontré la possibilité de travailler dans l’espace en cinq heures de
sortie extra-véhiculaire, et bien sûr Apollo 8 la première mission habitée lancée
vers la Lune, la plus risquée de toutes celles que la Nasa a entreprises.
À côté de cette grande figure du programme spatial, Fred Haise, de six ans
son cadet, pourrait passer pour terne. C’est pourtant un homme doté d’un grand
charme. Le visage anguleux, les yeux malicieux, ses lèvres minces souvent
étirées en un grand sourire, Haise m’a toujours fait l’impression d’un homme
fondamentalement joyeux. C’est aussi un pilote extrêmement compétent. Dans
les années 1970, il fut aux commandes de la navette spatiale lorsqu’on testait
cette délicate « brique planante » en la larguant à haute altitude.
Quant à Swigert, décédé d’un cancer foudroyant en 1982 – il avait 51 ans –
alors qu’il venait de gagner son élection au Congrès dans le Colorado, c’était le
seul membre du corps des astronautes à ne pas être marié. Ce célibataire endurci
aux mille conquêtes féminines était aussi un grand adepte des soirées arrosées.
Le fait qu’il n’ait jamais eu à subir de remontrances à propos de son mode de vie
témoigne des grandes qualités professionnelles qu’on lui reconnaissait.

*

Apollo 13 est en route pour la Lune depuis cinquante-cinq heures et les trois
hommes se filment les uns les autres pour une émission télévisée « en direct ».
Fred Haise et Jack Swigert font leur show. Jack fait rire tout le monde avec son
message au fisc : « Euh, je m’aperçois que j’ai oublié de remettre ma
déclaration d’impôts dans les délais. » Au sol, on lui répond qu’il a évidemment
une bonne excuse. On est le 13 avril et il est neuf heures du soir, heure du centre,
un créneau de grande écoute. Ce que les astronautes ne savent pas, c’est que les
chaînes américaines ont choisi de ne pas occuper ce créneau vital pour elles avec
un sujet aussi routinier que le simple envoi d’hommes sur la Lune… Elles vont
bientôt découvrir qu’elles se trompent, et Swigert que le fisc est le cadet de ses
soucis.
L’équipe du second tour de garde à Houston (l’équipe « or » de Gerry Griffin)
est en train d’être relayée par l’équipe blanche de Kranz. Les contrôleurs de vol
entament avec le pilote du module de commande une série de manœuvres
standard. La jauge du réservoir d’oxygène liquide numéro deux affiche des
indications aberrantes depuis une quinzaine d’heures, mais cela ne semble pas
trop grave et on demande à Swigert d’effectuer l’indispensable brassage de ces
réservoirs cryogéniques.
À bord des vaisseaux lunaires Apollo, l’électricité est produite par des piles à
combustible, une technologie développée pour le programme spatial dès
l’époque des missions Gemini. Le principe de fonctionnement en est simple : la
combustion de l’hydrogène et de l’oxygène est réalisée en douceur par des
moyens électrochimiques (les deux substances se dissolvent sous la forme d’ions
dans une solution liquide avant de se rencontrer) et génère de l’électricité, un peu
de chaleur, avec comme seul déchet{39} de l’eau pure (H2O), précieuse pour la
survie des astronautes. Oxygène et hydrogène sont refroidis et liquéfiés pour
pouvoir être stockés dans des réservoirs de petite taille. Le problème, c’est que
leur consistance ressemble alors à celle d’un granité dont les grumeaux peuvent
gêner l’indispensable écoulement continu des fluides vers les piles. De temps à
autre, il faut donc enclencher une sorte de fouet électrique – le « brasseur » –
pour liquéfier cette soupe.
Mais, à cause d’un problème technique de dernière minute quelques mois
avant le vol, les techniciens de la Nasa ont échangé un réservoir d’oxygène du
module de service d’Apollo 10 contre un de ceux du module de la mission
Apollo 13. Pour cela, il a fallu préalablement le vider, et le brasseur a été mis en
route pour faciliter l’évacuation du liquide. Le piège, c’est qu’entre la
conception des deux modules de service, les normes électriques utilisées ont été
changées et que les concepteurs des mixeurs ne sont pas encore au courant. Les
fouets électriques sont alimentés par un ampérage trop fort, les câbles ont
surchauffé lors de l’opération de vidange et leur gaine d’isolation en téflon s’est
fendue, même si le système n’a montré sur le coup aucun défaut de
fonctionnement. Ce sont donc des câbles de cuivre partiellement dénudés qui
volent désormais sur Apollo 13…
Lorsque Swigert enclenche le brassage du second réservoir d’oxygène, une
étincelle provoque une violente explosion qui secoue brutalement les
astronautes. Au sol, les contrôleurs de vol enregistrent brièvement des
accélérations de 1,17 G dans une direction et de 0,65 G dans les deux autres,
puis plus rien. Pendant deux secondes, tous les signaux en provenance du
vaisseau sont perdus. Jack Lousma, l’astronaute qui est à ce moment-là en
charge de la communication avec la capsule (CAPCOM), entend finalement
Swigert dire : « OK Houston, on vient d’avoir un problème. » Il lui demande de
répéter. Jim Lovell, le commandant, reprend l’antenne : « Houston, on a eu un
problème »… Il précise que le « bus électrique B », un des deux systèmes qui
distribuent le courant aux équipements de la capsule, ne distribue plus rien du
tout. Pendant que Fred explique qu’ils ont entendu « un bang très fort », Lovell,
un nœud soudain au ventre, observe par le hublot un panache qui s’échappe du
module de service. « Nous dégazons quelque chose », avertit-il immédiatement.
Personne n’ose encore y croire, mais l’autre réservoir est également endommagé
et l’oxygène est en train de s’en échapper. À 330 000 kilomètres de la Terre, bien
trop loin pour qu’il puisse faire demi-tour, le vaisseau Apollo 13 est d’ores et
déjà en perdition.

*

Toutes les équipes de contrôle de mission ont été rappelées. Dans les
souvenirs de Ken Mattingly, l’astronaute de l’équipage originel cloué au sol,
« tous ces ingénieurs étaient des gamins de trente ans. Ils étaient très bons, mais
peu d’entre eux avaient eu l’occasion de prendre des décisions si dramatiques,
ils n’y étaient pas habitués ». Pendant que Kranz essaye d’obtenir de ses
contrôleurs de vol des informations pertinentes, Glynn Lunney, le chef de
l’équipe noire qui vient d’entrer dans la salle, l’aide à rassembler les troupes et à
les sortir de la tétanie. Il y a pendant quelques dizaines de secondes comme un
refus de croire à ce qui est en train de se passer. Comme il l’admet aujourd’hui
volontiers, Sy Liebergot, le tout jeune responsable de 34 ans qui supervise les
systèmes vitaux du module de service est paralysé. Gene Kranz lui demande un
rapport de la situation, à quoi Sy répond que l’équipage est en train de jouer dans
les piles à combustible pour essayer de les ramener en ligne. Kranz hausse
légèrement le ton pour tenter de le réveiller : « Eh bien là, il nous faudrait des
recommandations plus précises, Sy, si tu as une meilleure idée… »
C’est à ce moment-là que Swigert reprend l’antenne pour annoncer que le
courant dans le « bus principal A », celui qui fonctionnait encore, est en train de
s’effondrer. Kranz se tourne à nouveau vers Liebergot : « Sy, est-il possible que
nous ayons un problème de détecteurs défectueux et que tout ça ne soit pas
réel ? » Sy est en ligne avec son équipe d’ingénieurs de soutien dans la back
room attachée à sa console. Il demande : « Larry, tu ne crois quand même pas les
infos de la jauge du réservoir numéro un, n’est-ce pas ? » Non, lui répond-on.
Tout le monde veut penser que ce réservoir-là va bien. Mais l’équipage confirme
qu’ils ne sont parvenus à remettre en ligne aucune des trois piles à combustible,
et la signification sinistre du dégazage observé par Lovell commence à pénétrer
les esprits. Apollo 13 se vide de sa substance, la Lune est perdue et l’équipage
n’a probablement que quelques minutes à vivre si rien n’est fait.
Gene Kranz, assisté des autres chefs d’équipe, fait passer ses hommes au
niveau d’alerte et de mobilisation nécessaire pour affronter de façon réaliste ce
qui est en train de se passer. Il n’est plus question de se cantonner aux sages
rotations de routine.
Tout le monde va rester sur le pont jusqu’à ce que la crise soit terminée,
dormant à tour de rôle. Et jusqu’au bout, c’est Kranz qui va diriger l’ensemble
des opérations.
La situation est critique. Neil Armstrong aurait pu stopper la descente du LM
et remonter vers Columbia si l’alarme informatique « 1202 » s’était révélée
vraiment grave. Conrad aurait pu activer la tour d’extraction au sommet de la
fusée si le lanceur Saturn V avait eu une défaillance après avoir été frappé par la
foudre. Mais là, il ne semble pas y avoir de solution immédiate. Il n’y en a peut-
être même pas. « Écoutez-moi bien ! », lance Gene Kranz depuis sa console de
directeur de vol. « Vous devez croire que l’équipage reviendra vivant ! Peu
importent les problèmes, peu importe que l’on n’ait encore jamais connu pareille
situation. Nous n’avons jamais perdu un Américain dans l’espace ! Vous devez
en être persuadés ! Maintenant, au travail. » L’esprit de ce discours a été résumé
dans la phrase légendaire « L’échec n’est pas envisageable » (Failure is not an
option, phrase que Kranz admet ne jamais avoir prononcée, mais qu’il a fait
volontiers sienne depuis).
Galvanisé, Sy Liebergot s’est ressaisi. Il se souvient de la procédure,
envisagée au tout début de la conception des missions, qui consiste à utiliser le
LM – fort heureusement, déjà connecté au module de commande au moment de
l’accident – comme canot de sauvetage pour l’équipage. Il recommande de la
sortir immédiatement du placard. Les réserves d’oxygène étant faibles, il faut les
préserver afin d’avoir encore de l’électricité dans la capsule au moment de la
rentrée atmosphérique et il faut donc couper l’alimentation du vaisseau principal
en attendant. L’équipage s’exécute, met en marche les systèmes de survie
autonomes du LM, et les trois hommes s’y réfugient et ferment le sas derrière
eux. Ils sont momentanément à l’abri. Il s’est écoulé trois minutes depuis
l’explosion…

*

La planète tout entière s’est passionnée pour le sort de ces trois naufragés de
l’espace. C’est ainsi que les gens apprirent leurs mésaventures les unes après les
autres. Pour économiser les faibles batteries du LM, le chauffage fut réduit au
minimum et la température chuta à 6 °C, ce qui affaiblit considérablement les
astronautes. Faute de pouvoir bénéficier de la production d’eau des piles à
combustible, Lovell et ses camarades durent sévèrement se rationner et
souffrirent de déshydratation. Finalement, l’accumulation du CO2 produit par la
respiration dans la petite cabine du LM les obligea à utiliser un des filtres du
module de commande en complément de celui du module lunaire (qui n’était
censé abriter que deux hommes seulement). Comme les constructeurs des deux
modules se servaient chacun de connecteurs différents, l’un rond et l’autre carré,
il fallut bricoler un système avec de la toile isolante{40}. Finalement, Lovell dut
effectuer deux corrections de trajectoire en se repérant à l’aide du fameux
sextant – un exercice qu’il avait déjà réussi lors de la mission Apollo 8 –, cette
fois en allumant le moteur du LM qui n’était pas prévu pour cela. L’opération
était d’autant plus délicate que le petit LM poussait le très massif module CSM
devant lui et que le véhicule avait alors une fâcheuse tendance à vriller et à
tanguer. Lovell a certainement dû se souvenir, à ce moment-là, de son premier
voyage autour de la Lune avec Apollo 8 et des risques fous qu’il avait pris avec
ses camarades : à l’époque, le LM n’était pas prêt et si un accident du même type
s’était produit, ils auraient été certainement condamnés.

Le module de service endommagé, photographié peu après son largage, près de la Terre, alors que
l’équipage est toujours à bord du module lunaire (17 avril).

Six jours après leur départ, Lovell, Haise et Swigert réintégrèrent le module
de commande en espérant pouvoir remettre en ligne les batteries. Entre-temps,
les ingénieurs au sol avaient trouvé le moyen de transférer une partie de l’énergie
restante du LM vers Odyssey. La nouvelle procédure de remise en marche du
module de commande était tellement longue que les astronautes durent d’abord
collecter tous les morceaux de papier disponibles afin de pouvoir la noter point
par point : pas moins de six mètres de lignes de protocole au total où, bien sûr,
aucune erreur ne pouvait être tolérée ! Cela leur prit au total deux heures, mais
finalement Swigert fut prêt. Le 17 avril 1970, Odyssey et ses trois rescapés
amerrissaient sains et saufs dans l’océan Pacifique. Depuis cette aventure, Jim
Lovell raconte souvent combien il est désolé d’entendre les gens exprimer le
désir d’aller au paradis après leur mort, alors que c’est au paradis qu’ils sont nés,
sur la planète Terre.

*

Lors des festivités pour les quarante ans de la mission Apollo 13 au Kennedy
Space Center organisées par l’Astronaut Scholarship Foundation, mon ami
Günter Wendt avait fait en sorte que je puisse l’accompagner dans le bus
principal avec Fred Haise et Jim Lovell. Je me souviens que pendant le trajet,
Lovell, radieux, avait fait une amusante petite conférence sur la signification du
nombre treize : « Apollo 13 a été lancé un vendredi à 13 h 13 », dit-il. « Les
prénoms des astronautes James, Jack et Fred comportent 13 lettres. L’explosion
du réservoir d’oxygène numéro 2 s’est produite le 13 avril ! Bref, les signes
avaient raison cette fois ! » Ces signes font désormais partie de la légende
mondiale de cette mission mémorable considérée par beaucoup comme la plus
grande heure de gloire de la Nasa. Comme le dit très justement Nixon, « les trois
astronautes n’ont peut-être pas touché le sol lunaire, mais ils ont touché le cœur
des millions d’Américains et du monde ! ».
Il y a deux autres anecdotes moins connues sur cette extraordinaire aventure.
Appliquant à la lettre les règles de la marine marchande, Grumman Industries fit
remarquer que leur engin, l’Aquarius, avait opéré le remorquage du module de
service et de commande Odyssey de chez Rockwell, à qui ils envoyèrent donc la
facture du sauvetage. Et bien sûr, vu les distances, le tarif forfaitaire d’un dollar
par mile de remorquage constituait tout de même au final une note assez salée de
300 000 dollars ! J’ai eu la chance de consulter cet hilarant document chez mon
ami Günter Wendt, qui le conservait précieusement dans ses archives. L’autre
m’a été racontée par Jim Lovell lui-même à l’été 2018, alors que je terminais ce
chapitre. En 1970, flattés que les héros du jour aient été sauvés à bord d’un
vaisseau, l’Aquarius, qui portait le nom d’une de leurs chansons, Ragni et Rado,
les auteurs de la comédie musicale Hair ; invitèrent tout l’équipage d’Apollo 13
pour une séance spéciale en leur honneur à Broadwav. Lorsqu’ils découvrirent
médusés le propos antimilitariste du spectacle, les trois pilotes se regardèrent
et… comme un seul homme, quittèrent la salle !

*

Alors que l’exploration de la Lune vient à peine de commencer, l’échec
magnifiquement réussi d’Apollo 13 rappelle à tout le monde à quel point
l’entreprise est risquée.
Initialement, le programme lunaire devait aller jusqu’à Apollo 20. Mais le
4 janvier 1970, la Nasa a annoncé brutalement son annulation. Les succès
patents des missions 11 et 12 avaient, en effet, servi de prétexte aux premières
coupes budgétaires : pourquoi continuer une course d’ores et déjà gagnée ?
Trois mois plus tard, c’est, au contraire, l’énormité du risque encouru mis en
lumière par la troisième mission qui sert d’argument à ceux pour qui Apollo n’a
plus de raison d’être. La mission Apollo 19 (dont l’équipage n’est pas encore
connu) est annulée. Puis c’est au tour de la mission Apollo 18 d’être supprimée,
et là c’est un rude coup pour Dick Gordon, le pilote du module de commande
resté en orbite pendant Apollo 12, qui voit s’envoler sa chance de commander
une mission et de marcher sur la Lune. Comme il le répéta ensuite souvent, « au
moins j’ai la consolation d’être le détenteur du titre officiel de premier homme à
ne pas avoir marché sur la Lune ! ». C’est aussi un mauvais coup pour ses deux
subordonnés Vance Brand{41} et Harrison « Jack » Schmitt, l’astronaute
géologue de formation.
Alors que le choc pétrolier s’apprête à frapper, les choses sont on ne peut plus
claires : l’avenir du programme lunaire dépend dangereusement du succès
d’Apollo 14.
6
Remettre le pied à l’étrier
Apollo 14

L’équipage d’Apollo 14 : Roosa, Shepard, Mitchell.

LORSQUE LE MODULE LUNAIRE Antarès se décroche du vaisseau Kitty Hawk{42},


presque un an s’est écoulé depuis que Lovell et ses camarades ont raté la Lune.
L’homme qui est aux commandes est d’une détermination en acier trempé. Alan
Shepard s’est battu comme un beau diable pour être là. La mission qu’il dirige,
Apollo 14, a connu ses premiers problèmes techniques peu de temps après le
décollage, lorsque son pilote du module de commande, Stu Roosa, a tenté
d’amarrer le nez de Kitty Hawk à Antarès pour le sortir de son logement dans le
troisième étage de la fusée. La prise mâle du système de branchement refusait de
s’emboîter dans la prise femelle du LM. Pendant une heure, Roosa – le
conducteur de pick-up ! – s’y est repris encore et encore, jusqu’à ce que la
réserve de carburant atteigne un niveau critiquement bas et que tout semble
perdu. Shepard lui a alors ordonné : « Stu, oublie ton problème de carburant et
tamponne ce fichu machin à la vitesse maximale ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Le
choc a été si violent que les deux engins ont été furieusement secoués. Mais,
après quelques secondes angoissantes, la lampe témoin s’est allumée et le « train
lunaire » enfin formé a pu poursuivre son voyage.

À présent, alors que la descente vers le cratère Fra Mauro – l’objectif initial
d’Apollo 13 – vient à peine de commencer, c’est au tour du système de remise
automatique des gaz du LM de tomber en panne. Houston hésite quelques
minutes, puis donne au pilote du LM – Edgar Mitchell – une série d’instructions
pour reprogrammer l’ordinateur de bord et lui permettre d’ignorer cette alarme.
Mitchell travaille aussi vite que possible afin de poursuivre la descente. La
mâchoire serrée, Shepard se jure en cet instant que dorénavant, quoi qu’il arrive,
lui et Mitchell vont se poser. Hélas, au moment où le radar qui mesure la
distance au sol est censé s’enclencher… il ne le fait pas.
Cette fois, la situation est grave parce que les consignes de vol sont
formelles : sans cet instrument, on annule la mission ! Sans surprise, Houston
ordonne à Shepard de commencer les préparatifs pour interrompre la phase
d’atterrissage. Shepard acquiesce calmement, mais au fond de lui, il a déjà pris
une autre décision. Au centre de contrôle, son ami Deke Slayton, qui le connaît
par cœur, ne peut s’empêcher de sourire : tu parles qu’Alan va interrompre la
mission ! Il le sait parfaitement déterminé à enfreindre les ordres. Et en effet,
quelques instants plus tard, à la stupeur des contrôleurs de vol et alors que le
système ne s’est toujours pas mis en route, Shepard annonce à Mitchell : « Si le
radar ne s’engage pas, on va continuer en manuel jusqu’au sol » Puis il s’écrie :
« Bon sang, oui ! On peut le faire ! »
Par miracle, le radar se met en route au tout dernier moment, juste avant
l’altitude minimale prescrite. À 120 mètres au-dessus du sol, Shepard déclenche
l’autopilote. Comme il l’a fait lors des séances d’entraînement en simulateur,
Mitchell (qui était avant le vol un des principaux instructeurs du simulateur de
LM) lui sert de coach. Il guide celui qui est à la fois son commandant et son
élève, et l’éclaire de ses suggestions. Puis la fameuse « lumière de contact »
informe les deux hommes qu’ils sont les cinquième et sixième êtres humains sur
la Lune. Ils se serrent chaleureusement la main.
Bien plus tard, Mitchell m’a raconté avoir demandé à Shepard ce qui se serait
passé si Houston avait donné l’ordre d’annulation. Un sourire malicieux aux
lèvres, il avait répondu : « Tu ne le sauras jamais, » Quant à Mitchell lui-même,
il m’a confié qu’au moment où Shepard lui a ordonné de continuer quoi qu’il
arrive, il était d’accord…
Quelques semaines avant le lancement, en janvier 1971, le magazine Time
avait titré un de ses articles « L’avenir du programme spatial dépend du trio
d’Apollo 14 ». Il est vrai qu’un second échec aurait probablement accéléré la
clôture de l’aventure lunaire. En désignant de tels hommes pour cette mission
qui n’avait pas le droit d’échouer, le hasard a donc encore une fois bien fait les
choses.

*

Alan Bartlett Shepard, né en 1923, était l’aîné des astronautes du programme
Apollo. C’est un des deux marcheurs lunaires que je n’ai pas connus
personnellement (il est décédé en 1998 d’une leucémie). Il a laissé partout
l’image d’un homme à la personnalité très forte, à l’intelligence de surdoué et à
la détermination parfois brutale. Tout le temps qu’il travailla à la tête du bureau
des astronautes, on l’appela « Big Al ». Sa secrétaire avait l’habitude de coller
sur la porte de son bureau un portrait de lui qui indiquait aux éventuels visiteurs
son humeur du jour (humeur qui passait avec une facilité déconcertante
d’exécrable à primesautière) et on craignait ses violentes colères. Certains de ses
collègues – dont son futur coéquipier Stu Roosa – faisaient même de grands
détours afin d’éviter de le croiser dans les couloirs. Pour beaucoup, c’était
l’archétype des astronautes des premiers temps : « mauvais garçon », séducteur,
toujours habillé à la mode, amateur de voitures de sport, de cigares et de Martini
Dry. C’était pourtant aussi un homme complexe et sensible, profondément
amoureux de sa femme Louise malgré sa réputation de play-boy. Lorsque je l’ai
rencontrée, sa fille Laura gardait de lui le souvenir ému d’un père aimant et très
attaché à sa famille. Pour moi, Alan Shepard reste surtout cet homme qui, lors
d’une interview, ne put retenir une larme à l’évocation de la beauté de la Terre
vue de la Lune.
Enfant, Shepard avait été un élève brillant qui impressionnait ses enseignants.
Son père, pour lui apprendre à se débrouiller seul, lui avait montré toute son
enfance comment connaître les secrets d’une machine en la démontant et en la
remontant. Il réussit brillamment les examens d’entrée à l’académie navale
d’Annapolis, mais dut attendre un an avant de commencer ses études militaires
parce qu’à 16 ans, il était encore trop jeune pour y être admis. Alan participa à la
Seconde Guerre mondiale comme marin sur un destroyer. En 1945, il épousa
Louise Delaware et, de ce jour jusqu’à celui de sa mort, il l’appela
quotidiennement quoi qu’il arrive à 17 heures.
L’année suivante, Shepard intégra la formation de pilote de Corpus Christi, au
Texas. Hélas, ses résultats ne furent guère brillants et, craignant de se faire
recaler, il décida en douce de prendre des leçons de pilotage dans un club
aéronautique local (ce que la Navy désapprouvait totalement). Par chance,
personne ne s’en aperçut. Il reçut son brevet de pilote militaire en 1947 et intégra
l’école des pilotes d’essai de Patuxent trois ans plus tard.
Lors d’un vol d’entraînement de nuit, Shepard perdit soudainement tous ses
instruments de navigation au-dessus d’une couche de nuages compacte. Sans
repères visuels, il ne savait plus où il était. Il commença alors à paniquer. Puis sa
détermination reprit le dessus et il descendit sous des nuages, au ras de l’eau,
bien décidé à retrouver son porte-avions en quadrillant méthodiquement la
région. Ce jour-là, il apprit à maîtriser ses nerfs.
Quelques années après le vol historique qui avait fait de lui le légendaire
premier Américain dans l’espace, Alan Shepard fut frappé par une maladie
terriblement handicapante. Un matin, en se levant pour aller à la salle de bains, il
perdit subitement l’équilibre. Tout tournait violemment autour de lui. Pourtant,
dira-t-il plus tard avec un demi-sourire, il n’avait pas bu tant que ça la veille !
Les médecins diagnostiquèrent tout de suite un cas de maladie de Ménière (du
nom de Prosper Ménière qui la découvrit en 1861), affection due à un trop-plein
de fluide (la périlymphe) dans l’oreille interne, qui provoque de violents
vertiges, des acouphènes et une baisse très nette de l’acuité auditive. Il fut
immédiatement suspendu du service de vol.
Affecté comme Slayton au bureau des astronautes, il n’avait pourtant
certainement pas renoncé à voler. Pendant six ans, Shepard se battit pour trouver
une thérapie. En 1969, son ami astronaute Tom Stafford lui indiqua l’adresse du
docteur William House, en Californie, qui venait de mettre au point une
technique chirurgicale (l’implantation d’un petit drain dans l’oreille interne) qui
semblait donner des résultats dans 20 % des cas. House l’avertit qu’il perdrait
cependant un peu d’acuité auditive. Mais le désir de revoler était trop grand.
Shepard fut hospitalisé discrètement sous le pseudonyme de Victor Poulos.
On le sait aujourd’hui, la maladie de Ménière est incurable. Néanmoins,
l’opération présenta dans un premier temps toutes les apparences de la réussite.
Les vertiges et les sifflements avaient disparu. Selon un autre document médical
officiel que j’ai eu entre les mains, « son ouïe de l’oreille gauche a fortement
baissé, même en dessous des limites dites normales ». Il faut croire cependant
que ce n’était pas suffisant pour lui faire rater les tests d’aptitude de la Nasa, qui
le rendit au service actif en juin 1969. En réalité, l’opération n’avait fait
qu’atténuer considérablement les symptômes et encore, momentanément. Dans
une lettre à un ami pilote qui souffrait du même mal, Shepard écrivait en 1996
que la maladie était revenue et qu’il avait dû être réopéré en 1989, cette fois avec
un succès très limité.
Alan Shepard est donc allé sur la Lune avec une épée de Damoclès au-dessus
de la tête, menacé sans le savoir d’être terrassé par une violente crise de vertige à
plus d’un kilomètre du LM salvateur…

*

En 1970, alors qu’il pense encore commander Apollo 13, Alan Shepard a
choisi parmi ses jeunes collègues deux partenaires qui n’ont encore aucune
expérience spatiale : Stu Roosa et Edgar Mitchell (qui faisait déjà partie de
l’équipage de rechange d’Apollo 10 et pouvait donc prétendre à une place sur le
13). Comme Shepard n’a lui-même, en tant qu’astronaute, que quinze minutes de
vol suborbital à son actif, les autres ont très vite surnommé le trio « l’équipage
des bleus ». De surcroît, à 47 ans, Shepard s’apprête à devenir l’homme le plus
âgé à voler dans l’espace. Les conditions contestées qui lui ont valu d’obtenir
son commandement puis le report de son premier vol à Apollo 14 pour cause
d’entraînement insuffisant ternissent un peu la « légitimité » des trois hommes,
en tout cas aux yeux de certains. C’est peut-être la raison pour laquelle la rivalité
récurrente entre l’équipage principal et l’équipage de rechange est cette fois un
peu plus intense que d’habitude. Entre les deux commandants, Shepard pour
l’équipage principal et Gene Cernan pour celui de réserve, l’humeur est pour le
moins taquine. Cernan aime à s’enquérir un peu lourdement de la santé de son
aîné et à lui rappeler son grand âge.
Un grave accident met fin (provisoirement) à la joute. Quelques jours avant le
lancement, Gene Cernan, qui effectue, comme tous les astronautes désignés pour
un futur vol lunaire, un entraînement en hélicoptère, aperçoit sur une plage
quelques belles baigneuses en bikini et, désireux de les impressionner, décide de
passer au ras de l’eau. Tout à son objectif qui n’est pas, à ce moment-là, de
piloter, il laisse un des patins de son engin heurter les flots et la machine bascule
dans la mer brutalement. Sous la violence du choc une pale casse et vient le
blesser à la tête. Puis l’engin prend feu, ce qui oblige Cernan à plonger sous
l’eau et à nager une dizaine de mètres pour sortir, le souffle coupé, de la zone de
danger. Il vient d’échapper de peu à une mort parfaitement stupide. Quelques
heures plus tard, pas très fier de lui, il entre dans le bureau de Shepard le visage
tuméfié et brûlé au second degré. Il tapote l’épaule de son chef et lui concède :
« D’accord, t’as gagné, c’est toi qui feras le vol. »
L’incident remet tout de même en cause la place de Cernan dans la future
mission 17. Jim McDivitt, devenu responsable des vaisseaux du programme
Apollo, veut à toute force lui ôter toute éligibilité au poste de commandant.
Slayton trouve cependant le moyen de donner une version plus flatteuse de
l’accident et sauve ainsi son collègue.
Shepard, quant à lui, est fier des hommes qui l’accompagnent. Tous trois
s’entraînent d’arrache-pied. Mitchell fait profiter son commandant de ses
nombreuses heures de simulateur pour l’aider à rattraper le retard accumulé
pendant les six années qu’il a passées cloué au sol. Stu Roosa, choisi pour piloter
le module de commande Kitty Hawk, est un admirateur de Shepard, très
impressionné par sa personnalité et absolument dépourvu lui-même de
prétention. Ce grand rouquin est un homme simple qui adore la chasse, la
musique country et qui rentre sagement tous les week-ends pour retrouver sa
famille plutôt que d’écumer les bars avec ses collègues. Son application au
travail est connue et c’est par-dessus tout un excellent pilote. L’Albuquerque
News surnomme d’ailleurs les deux pilotes d’Apollo 14 « Le cerveau et
l’ermite ». L’ermite, c’est bien sûr le très sage Roosa. Le cerveau, c’est Mitchell,
celui à propos duquel, quand on lui demande pourquoi il l’a choisi, Shepard
répond : « Parce que j’avais envie de revenir vivant. »

*

Mitchell était un vrai fils de paysan. Taiseux, travailleur, humble, aimant la
nature et les animaux. Mais lorsqu’un sujet le passionnait, il devenait
intarissable. Bien qu’impassible au premier abord, sa personnalité était tout aussi
intense que celle de son commandant. Extrêmement intelligent, son bagage
universitaire (un diplôme d’ingénieur et une thèse de doctorat en astronautique)
était impressionnant et sa curiosité universelle. Il n’aimait rien tant que d’étudier
et de comprendre le monde qui l’entourait, et se considéra sa vie durant comme
un explorateur.
Edgar est un des marcheurs lunaires que j’ai le mieux connus. Entre 2009 et
2013, du fait de mon métier de pilote de ligne, j’ai régulièrement passé mes deux
jours de repos réglementaires entre deux vols transatlantiques dans sa maison de
Lake Worth, en Floride. Lors de mes premières visites, cette maison était noyée
dans une belle forêt, un magnifique havre de paix autour duquel, plus tard, des
promoteurs immobiliers firent construire à son grand désespoir tout un
lotissement. À mon arrivée, les chiens dansaient autour de ma voiture, puis
Mitchell m’accueillait avec sa poignée de main si particulière : le bras tendu,
rigide, comme pour maintenir son interlocuteur à distance, la paume de la main
légèrement orientée vers le haut. Sur une photo de lui prise sur la Lune à côté du
drapeau américain, on remarque cette fameuse position des mains. Lorsque je le
lui fis remarquer, cela l’amusa bien.
Plus qu’un ami, Edgar est devenu mon mentor au point que ma promotion au
grade de commandant de bord m’inspira des sentiments mitigés, car elle
m’obligeait à retourner sur le réseau moyen-courrier et limiterait désormais mes
séjours aux États-Unis pendant quelques années.
Edgar Mitchell naquit le 17 septembre 1930 à Hereford au Texas peu avant
que sa famille ne déménage au Nouveau-Mexique dans la petite ville de…
Roswell. Les Mitchell possédaient là une grande ferme peuplée d’animaux que
l’enfant affectionnait particulièrement, en particulier son poney. Le grand-père
Mitch était un franc-maçon très gradé de la loge locale, de même que son fils
Joseph. Il était doté d’un très fort caractère et c’était une figure connue de toute
la région. Edgar se souvenait des lettres qui parvenaient au patriarche avec la
seule mention de son nom et, pour toute adresse, « État du Texas ».
Le père était très doué pour communiquer avec ses bêtes, un don dont Edgar
hérita. La mère, une baptiste très pieuse et profondément pacifiste, prévenait
continuellement ses enfants contre les méfaits de la guerre et rêvait de voir son
fils Edgar, futur pilote de la Navy, devenir musicien – une passion précoce de
l’enfant – ou prêtre.
Très tôt, le jeune Edgar fut fasciné par les progrès de la science. Le nom de
Roswell vous dit certainement quelque chose. Mais saviez-vous que le ciel de
cette petite ville fut sillonné d’étranges objets volants bien avant que les ovnis ne
soient à la mode ? En effet, l’année de la naissance de Mitchell, grâce au soutien
financier de Charles Lindbergh, un certain Robert Goddard vint s’installer dans
la région pour procéder à ses expériences sur les fusées à carburants liquides.
Oui, le Robert Goddard que nous avons rencontré au premier chapitre ! Le
savant demeura à Roswell jusqu’en 1941 dans une petite maison toute proche de
la ferme Mitchell : l’homme qui rêvait d’envoyer une fusée sur la Lune voyait
passer chaque jour devant sa maison un garçonnet qui se rendait à l’école et qui
serait un jour le sixième homme à fouler le sol lunaire. Edgar ne lui parla
malheureusement jamais, car, me dit-il, sa famille et tous les voisins du coin
considéraient Goddard comme un farfelu qui faisait de drôles d’expériences et
avec qui personne ne voulait avoir de contact. (Mitchell rencontrera néanmoins
la veuve du savant après son retour de la Lune.)
En 1936, Edgar et ses parents furent invités chez un voisin qui possédait une
rareté technologique à l’époque : un poste de radio amateur. Ils purent ainsi
communiquer avec les membres d’une expédition en Antarctique. Un miracle
qui impressionna énormément l’enfant. Vers l’âge de 13 ans, il commença à
nettoyer les avions sur un petit aérodrome proche de la ferme et se faisait payer
en leçons de vol, ce qui lui permit de passer son premier brevet avant même de
terminer le lycée. Le 16 juillet 1945, il vit de ses propres yeux le champignon du
premier essai de bombe atomique à White Sands, un site militaire situé juste
derrière la montagne qu’il voyait depuis la fenêtre de sa chambre.
Mitchell souffrait de graves problèmes d’allergie, raison pour laquelle, après
le lycée, ses parents décidèrent de l’envoyer en Pennsylvanie et, plus
précisément, au Carnegie Institute of technology de Pittsburgh. C’est là qu’il
rencontra sa première femme, Louise, qu’il épousa très jeune. Ce mariage
précoce l’empêcha de devenir cadet d’aviation dans la Navy à cause du
règlement très strict de l’organisation. Pour gagner un peu d’argent, Mitchell
travaillait alors de nuit à nettoyer les cuves d’une aciérie.
En 1952, son diplôme de management industriel en poche, il posa – malgré
son dégoût pour la guerre – une nouvelle candidature auprès de l’école
d’aviateurs de la Navy. Son amour de l’aviation était le plus fort ! Cette fois, il
fut accepté et sorti breveté en 1954. Edgar servit ensuite à bord des porte-avions
USS Bonhomme Richard et USS Ticonderoga. Pendant la guerre de Corée, il
faillit être abattu par un Mig près de Shanghai, un épisode de sa vie dont ce
pacifiste convaincu avait beaucoup de mal à parler.
Pendant qu’il servait dans la Navy, il entreprit de poursuivre ses études. Il
obtint un diplôme en ingénierie aéronautique à l’Ecole navale en 1961 et, en
1964, un doctorat en sciences aéronautiques et astronautiques au MIT avec une
thèse sur le guidage interplanétaire des véhicules spatiaux. Ce travail lui valut
d’être recruté comme chef de projet naval au sein du programme MOL (pour
Manned Orbiting Laboratory), une station spatiale militaire développée par l’Air
Force. Il arriva au bout des tests de sélection des astronautes du MOL, mais –
bizarrement – ne fut pas retenu. Petit indice : tous ses collègues de l’Air Force
avaient réussi, mais pas lui, le seul pilote naval. Un de ses instructeurs lui
conseilla alors de tenter sa chance auprès de la Nasa, une administration plus
neutre…
C’est ainsi que Mitchell devint pilote d’essai sur la célèbre base d’Edwards,
où il exercera de surcroît le métier d’enseignant en mathématiques avancées afin
de mettre à niveau ses collègues postulant au voyage spatial. Il fut rapidement
sélectionné en 1966 au sein du cinquième groupe d’astronautes.

*

Dans les mois qui précèdent le lancement, le spectre d’Apollo 13 pèse sur
Apollo 14. On a battu les Russes et on vient de passer très près de la catastrophe.
Les conseillers de Nixon le pressent d’en finir rapidement avec ce qu’ils
estiment être une folie coûteuse. Les scientifiques, eux, désirent poursuivre
l’exploration lunaire et certains politiques, dont le président, pensent a juste titre
qu’on ne saurait terminer sur un échec. Nixon tient ferme dans l’espoir qu’un
succès d’Apollo 14 redonnera confiance aux décideurs et au Congrès.
Comme la mission Apollo 12 a démontré la maîtrise des atterrissages de
précision et puisqu’il s’agit, comme le dit l’adage, de remonter à cheval après en
être tombé, la Nasa redonne comme objectif à Shepard et à ses hommes le site
manqué par Apollo 13 : la région accidentée de Fra Mauro, près du cratère Cone
(un site qui avait été choisi, pour la première fois, pour son intérêt géologique).
Mitchell doit faire un gros effort, comme il l’admettra plus tard, pour se détacher
de la comparaison avec Apollo 13. De surcroît, l’humeur dans les couloirs de la
Nasa est tendue avec la fin annoncée du programme Apollo et les premières
vagues de licenciements.
Le jour du départ enfin arrivé, à cinq heures du matin, l’équipage mange le
traditionnel petit-déjeuner : œufs, lard et steak. L’ambiance est lourde. Pas
besoin de portrait punaisé à la porte : Shepard, mal réveillé, a clairement sa tête
des mauvais jours. Il mâche sa viande bruyamment en faisant une grimace
d’enfant renfrogné (une scène pittoresque immortalisée sur une belle photo
couleur). Mitchell et Roosa ont les traits tirés, mais ils sont confiants. Ce
qu’Edgar ignore, c’est que pour sa fille Karlyn, l’instant est terriblement
angoissant. Elle ressent un profond sentiment d’abandon, effrayée par le
souvenir d’Apollo 13.
Après la salle d’habillage et le roulage silencieux sur le pas de tir, les trois
hommes en scaphandre entrent dans la salle blanche. C’est le moment du
traditionnel échange de cadeaux avec Günter Wendt. En direct à la télévision,
Shepard lui offre un casque allemand de la Seconde Guerre mondiale orné d’une
croix gammée et de l’inscription « Pad Führer » écrite en gothique. Encore une
fois, le service de presse est anéanti : tout le travail qu’ils effectuent depuis des
mois pour réinsuffler au public le sentiment d’une entreprise grandiose est fichu
en l’air par la blague de très mauvais goût d’un de ces satanés pilotes !
Mitchell m’a décrit le voyage de trois jours vers la Lune comme une longue
période d’ennui entrecoupée de moments de pure terreur – notamment lors du
choc brutal pour récupérer le LM. Par la suite, éblouis par le paysage majestueux
et irréel du ciel étoilé qui les entoure de toutes parts, concentrés à l’extrême sous
l’effet de l’adrénaline, les trois hommes sont dans un état second.
Alors que Roosa place enfin Kitty Hawk en orbite lunaire le 3 février 1971,
Mitchell observe par le hublot une scène qu’il décrira plus tard avec son
inégalable verve poétique : « Soudain, de derrière l’horizon de la Lune, en un
long ralenti d’une immense majesté, un joyau blanc et bleu étincelant émerge,
une délicate sphère bleu clair entrelacée de veines blanches se lève
graduellement comme une petite perle dans une épaisse mer noire de la couleur
du mystère. Il faut un moment pour réaliser ce que nous voyons. La Terre, notre
planète. »
Après l’atterrissage, le dur et impassible Shepard sort le premier du LM et ses
yeux se posent sur la Terre, loin là-bas, si belle, petite, fragile. La perle bleue où
ont vécu, il le sent, tous les êtres humains qui ont jamais existé, où se trouvent en
ce moment même tous ceux qui comptent pour lui. Sans avertir, l’émotion le
submerge et à la grande sidération de ceux qui le connaissent, Alan Shepard
pleure sans honte sur la Lune.
Mitchell rejoint son commandant et ressent un étrange sentiment de
familiarité dans ce monde silencieux qui semble l’attendre depuis des millions
d’années. Le paysage irréel est souligné par les ombres étranges du Soleil rasant.
Son premier travail est de tester la charrette lunaire qui contient le matériel dont
ils devront se servir pour l’exploration du cratère Cone prévue le lendemain. En
se retournant après une centaine de mètres, Mitchell est fasciné par les traces de
roues laissées dans le régolithe. Sous le Soleil, en contre-jour, on dirait des
traînées d’huile irisées de mille reflets colorés. Mitchell me confiera un jour
qu’il a été déçu de ne pas retrouver cette beauté sur la photo (référencée
AS14‑67‑9367) qu’il prend à ce moment-là. Je trouve cette photo si belle
pourtant… Comment était-ce en réalité ? Je reste depuis songeur.

Photographie AS14‑67‑9367
La perception du temps est totalement biaisée par ce décor improbable
ordonné par la mécanique céleste. La Lune tourne sur elle-même en même temps
qu’elle tourne autour de la Terre, en lui présentant toujours la même face. De ce
fait, sur notre satellite, un jour dure presqu’un mois. Pendant tout leur travail – et
même pendant les deux jours qu’ils passent sur la Lune –, le Soleil leur apparaît
comme figé dans ce ciel matinal{43}. La Terre, elle, est totalement immobile au-
dessus d’eux et accentue cette sensation de temps arrêté. Même après la longue
phase de sommeil à bord du LM, les deux astres les attendent à leur sortie au
même endroit. Comme l’ont rapporté les autres marcheurs lunaires, ils perdent
complètement la notion du temps.
Au départ, les deux hommes sont très conscients du danger qui les guette à
chaque instant, et leurs sens sont mobilisés à l’affût de toute anomalie. Il leur
faut, de surcroît, un temps d’adaptation pour digérer toutes ces sensations
inhabituelles. Dans les heures qui suivent, alors qu’ils peuvent enfin profiter de
la joie d’être sur la Lune, leur bonheur est un peu terni par une série de blagues
de mauvais goût préparées par l’équipage de réserve qui leur arrachent quelques
jurons. Cernan et ses collègues ont, en effet, caché un peu partout une version
parodique de l’écusson de mission d’Apollo 14 reprenant les personnages de
Bip-bip et du coyote. Bip-bip, c’est l’équipage de réserve qui a toujours une
longueur d’avance et les attend sur la Lune. Le coyote en retard, c’est l’équipage
d’Apollo 14 : un coyote ventru pour Mitchell, orange pour Roosa et affublé
d’une longue barbe de vieillard pour Shepard. C’est ainsi que les surnommaient
leurs rivaux facétieux : le vieux, le gros et le rouquin. Et puis surtout, le
programme de travail est particulièrement chargé : ils doivent déployer toutes les
expériences scientifiques, essayer la charrette à outils et effectuer une série de
tirs de mortier pour tester le sismomètre lunaire.

*

Ces travaux méritent qu’on s’y arrête un instant. Au-delà de l’exploit humain
et technique, l’apport scientifique du programme Apollo fut bien plus
considérable qu’on ne l’imagine souvent. Très vite, l’analyse des roches lunaires
a suggéré que la Lune et la Terre avaient non seulement la même composition
minérale (les atomes étaient arrangés de la même façon dans la même variété de
cristaux comme l’olivine ou les pyroxènes), mais aussi la même composition
chimique (des éléments comme le silicium, l’oxygène ou le magnésium se
retrouvent dans les mêmes proportions) et, en fait, la même composition
isotopique (pour un même élément comme l’oxygène, les différentes variétés ou
isotopes – en l’occurrence 16O, 17O) et 18O – apparaissent dans les mêmes
proportions sur les deux mondes). Ce résultat, confirmé à chaque nouvel
arrivage de roches lunaires, convainquit les scientifiques que notre planète et son
satellite avaient été pétris à partir d’un même mélange initial.
De surcroît, les roches ramenées par les missions lunaires permirent de mettre
en évidence que toute la surface de la Lune n’était, au commencement et pendant
assez longtemps, qu’un immense océan de magma. Finalement, les tirs de
mortier d’Apollo 14, mais aussi les troisièmes étages vides de la fusée Saturn –
les S-IVB – et les modules lunaires qu’on a envoyés volontairement s’écraser à
la surface ont permis aux sismographes installés par les astronautes
d’échographier l’intérieur de la Lune. Et là, surprise, si les deux astres ont des
compositions semblables, il est apparu que leurs noyaux de fer étaient, en
revanche, très différents. Celui de la Lune est minuscule !
L’ensemble de ces données a dessiné une histoire de l’origine de la Lune
totalement inattendue et spectaculaire, celle de l’impact géant. Alors que la Terre
qui se formait en agrégeant poussières et cailloux dans le système solaire primitif
avait atteint environ 90 % de sa masse actuelle, elle fut frappée par une petite
planète – de la taille de Mars tout de même ! – que les astronomes ont nommée,
depuis, Théia. L’impact, d’une violence inimaginable, a littéralement volatilisé
Théia, vaporisé les couches supérieures de la Terre, fracassé et fondu ses
couches inférieures sur le tiers, voire la moitié de son épaisseur et projeté le tout
dans l’espace. Ce mélange de débris est majoritairement retombé sur notre
planète martyrisée, en particulier les éléments les plus lourds comme le fer (y
compris le fer apporté par Théia) qui ont sombré vers le centre de la planète pour
y former son énorme noyau métallique. Le reste des débris restés en orbite se
serait aggloméré pour former une Lune de roches fondues, presque dépourvue de
noyau, mais par ailleurs de composition identique à celle du matériau retombé
sur Terre. CQFD !
Un autre résultat fondamental fut la calibration du taux de cratérisation au
cours du temps. Le principe en est simple. On savait que le système solaire – à
l’époque où les planètes étaient en train de croître via l’agglutination
d’astéroïdes et de planétoïdes – était autrefois beaucoup plus encombré qu’il ne
l’est aujourd’hui et que la fréquence des impacts a progressivement décru depuis
cette époque. Le bon sens permettait également d’affirmer que tel terrain
présentant peu de traces d’impacts était de formation plus récente que tel autre
abondamment cratérisé. Mais la datation radioactive des échantillons ramenés
sur Terre a permis d’associer à ces terrains des dates absolues. La Lune est le
premier astre – et jusqu’à présent le seul – pour lequel on sait désormais dire
avec un certain niveau de confiance que tel taux de cratérisation (la taille et le
nombre de cratères par kilomètre carré) correspond à telle date (par exemple,
3 milliards d’années avant le présent). Du coup, c’est cette calibration qui sert
aujourd’hui de référence pour dater tous les terrains photographiés par les sondes
spatiales aussi bien sur Mercure que sur Mars ! En fait, on peut dire que la
planétologie moderne est née avec, et ne pouvait pas naître avant, le retour des
premiers échantillons venus d’un autre monde.

*

Au milieu de la « nuit », Mitchell et Shepard sont réveillés en sursaut : le LM
bascule ! Un pied de l’engin, posé sur la crête d’un petit cratère glisse à
l’intérieur. Pendant quelques secondes terrifiantes, les deux hommes s’imaginent
le LM couché ou trop incliné pour leur permettre de repartir, les condamnant à
une mort certaine. Mais le glissement s’arrête. Tout va bien. Exténués par leur
première journée, Shepard et Mitchell ont tenté de dormir dans leurs hamacs,
malgré le bruit des pompes de ventilation, le fracas de la grêle des
micrométéorites sur la tôle du module lunaire et leurs nuques endolories par
l’anneau de fixation du casque de leur combinaison spatiale. Après ce réveil
brutal, ils sont presque plus fatigués que la veille, mais très excités à l’idée de
ressortir du LM. L’heure est venue de prendre leur petit-déjeuner et de faire leurs
besoins avant la grande journée d’exploration. Et ce n’est pas une mince affaire.
Uriner en impesanteur reste relativement simple grâce à l’emploi de sortes de
« préservatifs » reliés à un tube qui – à bord d’un vaisseau dans l’espace –
conduit le liquide à l’extérieur. Là, il givre instantanément en milliers de cristaux
scintillants, que Wally Schirra, commandant d’Apollo 7, a baptisés « la
constellation d’Urion ». Sur la Lune et dans une combinaison spatiale, un
système analogue est relié à un petit sac de récupération. Afin de garantir
l’étanchéité du système, on a prévu trois tailles de « préservatifs » : grands,
moyens ou petits. Les techniciens furent désolés de constater de nombreuses
fuites lors des essais, jusqu’à ce qu’un petit malin comprenne l’origine du
problème et trouve la solution. Les tailles ont simplement été rebaptisées
« grand », « énorme » et « gigantesque », et les fuites ont disparu… Pour les
déjections solides, il faut compter plus de trois quarts d’heure d’une procédure
fastidieuse : se déshabiller complètement dans un coin du vaisseau, placer un
sachet en plastique aux bords munis d’autocollants exactement dans la bonne
position, retirer en douceur le sachet en s’assurant que tout reste bien dedans et
sceller le paquet dans un compartiment étanche pour analyse de retour sur Terre.
En réalité, malgré ces précautions, plus une mission Apollo est longue, et plus
l’odeur à bord devient nauséabonde.
Une fois dehors, Mitchell et Shepard s’apprêtent à réaliser un véritable
exploit sportif : grimper jusqu’au sommet du cratère Cone avec leur brouette
lunaire pour y récolter des échantillons. Avant leur départ, les deux hommes ont
parié avec leurs camarades astronautes qu’ils emporteraient l’encombrante
carriole jusqu’au sommet, mais désormais, ils le regrettent. Enfoncées dans une
épaisse couche de poussière lunaire, les roues résistent de plus en plus. Le sol
poudreux est plus impraticable à chaque pas, tandis que la pente augmente
progressivement.
On a déjà évoqué les difficultés à se repérer visuellement sur la Lune.
Trompés par un relief couvert de bosses qui leur bouchent l’horizon immédiat,
équipés d’une carte trop imprécise, Shepard et Mitchell ne sont très vite plus
d’accord sur leur position exacte. Les médecins au sol s’inquiètent de voir le
pouls des astronautes monter à 150 pulsations par minute et ils ordonnent une
pause. Lorsqu’ils reprennent la route, Mitchell suit de mauvaise grâce son
commandant qui les emmène, il en est sûr, dans la mauvaise direction. Au bout
d’un moment, il faut se rendre à l’évidence, les deux hommes longent le flanc
mal défini du cratère à mi-pente au lieu de grimper directement vers son
sommet. La discussion est vive, mais Shepard se résigne à donner raison à son
collègue et ils repartent enfin droit vers le sommet. Mais, dans l’intervalle, les
réserves d’oxygène ont fortement diminué. Les équipes au sol s’inquiètent de
voir pour la première fois un équipage s’éloigner si dangereusement de son
module lunaire, qui plus est avec une aussi faible marge de manœuvre. Houston
leur ordonne donc de stopper l’ascension. Mitchell n’est pas d’accord et refuse
de suivre les ordres en hurlant : « Vous êtes des dégonflés ! » Les contrôleurs de
mission, bien conscients qu’ils ont assez peu de moyens de les ramener au
bercail de force, leur accordent trente minutes supplémentaires. En vain. Shepard
et Mitchell finissent par jeter l’éponge et, comble de malheur, ils le font –
comme ils l’apprendront de retour sur Terre – à moins de vingt mètres du
fameux sommet ! (Mitchell regretta toute sa vie d’avoir manqué la vue
spectaculaire de ce cratère de 300 mètres de diamètre et de 70 mètres de
profondeur.)
6 février 1971, Mitchell consulte sa carte tout en avançant sur le sol lunaire.

Les géologues, qui ne sont pas à vingt mètres près, sont, quant à eux, comblés
par les échantillons de roches récoltés sur la couronne du cratère (l’endroit où les
roches les plus profondes se retrouvent après impact). De leur point de vue, le
but est donc parfaitement atteint !
Gordon Swann, un des géologues responsables de l’entraînement des
astronautes, n’est pas surpris du demi-échec des deux marcheurs lunaires.
Shepard a montré, lors des entraînements, un manque d’attention exaspérant et
lui a même dit en face que la géologie, personnellement, il s’en fichait. Swann,
persévérant, a proposé sans succès à l’équipage de les entraîner à reconnaître la
topologie du terrain par rapport aux cartes. Pour lui, les deux marcheurs d’Apollo
14 sont les pires cancres de sa carrière ! Nos deux fortes têtes n’ont pas non plus
photographié comme prévu tous les emplacements des roches recueillies avec les
références demandées, rendant difficile leur analyse précise. Du coup, la Nasa va
bientôt ordonner d’intensifier les cours de géologie.
Revenus près du LM, Mitchell et Shepard se voient accorder un peu de temps
libre. « Big Al » a attendu ce moment avec impatience, parce que depuis des
mois, il prévoit de jouer au golf sur la Lune. C’est en voyant l’acteur comique
Bob Hope visiter la Nasa que Shepard a eu cette idée. L’homme se servait d’un
vieux club de golf comme canne. Al a contacté un ami afin qu’il trouve une
solution pour fixer un club de golf à l’extrémité du manche d’un outil destiné à
la récolte d’échantillons lunaires. Il fera même des essais en cachette la nuit,
avec un technicien, un scaphandre et tout le dispositif d’entraînement aux sorties
extra-véhiculaires ! Lorsqu’il a cherché l’approbation de Bob Gilruth, directeur
des vols habités, ce dernier lui a répondu d’un ton las : « Ça fait vingt-cinq ans
que tu me poses des problèmes. La réponse est non, non et encore non ! » Pas le
genre de réponse que Shepard accepte facilement. Après des semaines de
harcèlement, Alan lui a arraché finalement son accord.

Shepard au « point A » du trajet vers le Cone Crater.

Devant la caméra de télévision de la mission, Alan Shepard empoigne donc


maintenant son club de golf et frappe. Selon lui, la première balle vole à plus de
20 mètres et la seconde à plus de 200 mètres (« miles and miles », dit-il dans la
chaleur du moment). Seul témoin direct de la scène, Mitchell affirmera, quant à
lui, que la première balle est restée dans la poussière et que c’est la seconde qui a
atteint les 20 mètres. (Je lui ai présenté des photos qui semblent montrer les deux
balles, mais Edgar a toujours maintenu fermement sa version.) Mitchell
improvise, quant à lui, un lancer de javelot. Une fois emballé le drapeau suisse
collecteur de vent solaire du bon docteur Geiss, l’astronaute saisit le mât et le
lance. Surprise, le « javelot » touche le sol quelques centimètres plus loin que
l’une des balles de Shepard, comme en témoigne clairement une photo. Mitchell
en est très fier (et je peux vous garantir que Geiss aussi !).
Le retour en orbite et la recapture d’Antarès se passent (cette fois) sans
accroc. Déchargé de l’énorme pression de la mission, Mitchell vit pendant le
voyage de retour une véritable épiphanie et sent, comme il me le racontera à
maintes reprises, son corps tout entier en harmonie avec l’Univers, pénétré du
sentiment que tout, le vaisseau, ses coéquipiers, chaque molécule de son corps
ont la même origine. Une expérience mystique qui va changer sa vie pour
toujours.
Après neuf jours de mission, la capsule d’Apollo 14 touche l’océan Pacifique
le 9 février 1971. Ils ont ensuite le triste privilège d’être le seul équipage à subir
deux quarantaines : celle qui est devenue la norme depuis la crainte de la
contamination d’Apollo 13 par une maladie terrestre, et celle, totalement
farfelue, qui était censée nous protéger d’une éventuelle maladie lunaire. De
retour dans les locaux de la Nasa, au cours d’un déjeuner, Shepard se met à rire
subitement en lisant le journal. Il se tourne vers Mitchell et lui dit qu’un
journaliste a écrit une ânerie sur lui : Edgar aurait conduit en cachette une
expérience de télépathie pendant le voyage de retour ! Mitchell regarde alors
Shepard dans les yeux et lui dit calmement : « C’est vrai, chef. Je l’ai vraiment
fait. » Pendant un petit instant, « Big Al » en reste sans voix…

*

Shepard reprit sa position de chef du bureau des astronautes en juin 1971. La
même année, il siégea aux Nations unies par décret du président Nixon et sera
promu amiral, le plus haut grade jamais atteint par un marcheur lunaire. Il prit sa
retraite en juillet 1974. On peut dire de Shepard que son vol lunaire a fait de lui
un autre homme. L’énorme pression qu’il s’était mise sur les épaules pour réussir
son but professionnel s’était envolée et il put laisser s’exprimer sereinement les
aspects les plus bienveillants de sa personnalité.
Fils et petit-fils de banquier, Shepard fut le premier astronaute à devenir
millionnaire (et beaucoup disent qu’en fait il avait commencé à faire fortune bien
avant d’aller sur la Lune). Son entreprise, Seven Fourteen Enterprises – sept
pour son vol Mercury et quatorze pour son vol Apollo –, était surtout active dans
le domaine bancaire et immobilier. En 1984, il a créé avec ses collègues
astronautes du programme Mercury la fondation Mercury Seven afin de récolter
des fonds pour des bourses d’étudiants dans le domaine spatial. Cette fondation
devint en 1995 l’Astronaut Scholarship Foundation qu’il présida jusqu’en 1997.
Shepard est décédé des complications d’une leucémie en 1998. Ses cendres ont
été versées dans l’océan Pacifique en face de sa résidence de Pebble Beach en
Californie. Son épouse Louise mourra d’une attaque un mois plus tard, à l’heure
exacte où son mari l’appelait tous les jours. Ils furent mariés pendant 53 ans.

*

Stu Roosa resta à la Nasa – et aurait probablement fini par commander une
mission Apollo si le programme avait duré davantage – jusqu’en 1974, année où
il prit aussi sa retraite de l’Air Force avec le grade de colonel. Dans les années
1980, il fonda une compagnie de distribution de bière plutôt prospère. Il mourut
en 1994 des complications d’une pancréatite. Mais il a laissé un souvenir qui lui
survit. Cet ancien pompier parachutiste avait emmené avec lui les graines de
différentes essences d’arbres, en hommage à cette nature qu’il aimait tant et qu’il
avait protégée des feux de forêt. Ces graines furent plantées partout dans le
monde à son retour. La grande famille des « Moon Trees » en est désormais à sa
deuxième ou troisième génération, et c’est sa fille Rosemary qui continue
aujourd’hui cette belle tradition (vous trouverez assez facilement sur la Toile la
liste des arbres et leur localisation dans le monde).

*

Mitchell démissionna de la Nasa en 1972. À partir de l‘épiphanie qui l’avait
submergé pendant le retour sur Terre, il investit toute son énergie pour essayer de
donner un sens à cette expérience et voulut, comme il le disait lui-même,
comprendre la nature de la conscience humaine (c’est la raison pour laquelle il
avait conduit son étrange test de télépathie à bord du Kitty Hawk). Dès son
départ du programme et de la Navy, il fonda une société commerciale « pour la
promotion de produits écologiquement purs, afin de soulager les problèmes de la
planète » (à une époque où c’était loin d’être la mode). Il cofonda également un
institut privé de recherche parapsychologique, tenta de trouver des liens entre
différents aspects du savoir humain – les sciences, les croyances et la religion –
et il porta notamment son attention sur la physique quantique qui lui semblait
prometteuse en ce sens. Il prit également sur le phénomène ovni des positions en
faveur de l’hypothèse de visiteurs extraterrestres. Pour toutes ces raisons, Edgar
Mitchell a été très vivement critiqué et raillé. C’est, je crois, très injuste. On
peut, bien sûr, penser ce qu’on veut de ses idées nettement en marge de la
science. Mais c’est une erreur que de ne pas chercher à comprendre.
D’abord, je pense qu’en réalité, Mitchell a été moqué non pas tant à cause de
ses centres d’intérêt exotiques, mais avant tout parce que ceux-ci faisaient
justement de lui une cible facile pour tous ceux qui voulurent, par snobisme,
afficher leur mépris envers l’ensemble de l’aventure lunaire.
Je me souviens d’un soir où je l’avais accompagné à un dîner mondain avec
son amie Béatrice, écrivaine anglaise et membre de la famille royale. Nous
passâmes la soirée dans le grand jardin d’une magnifique villa toscane en plein
centre de West Palm Beach. Nous étions assis à des tables rondes placées autour
d’une belle piscine. Une grande dame à mes côtés me lança : « Eh bien moi, je
n’ai pas envie d’aller sur la Lune ! J’ai déjà visité tous les pays du monde, cela
me suffit ! » L’ambiance était posée. Visiblement peu impressionnés par
Mitchell, les remarques de certains hôtes étaient toujours teintées d’une note de
jalousie. Et il n’était pas question de son intérêt pour le paranormal, mais
simplement du fait qu’il était un marcheur lunaire. En sortant, Mitchell hésita un
peu à reconnaître sa clef sur le panneau des voituriers. Un jeune homme
d’affaires arrogant lui lança au passage : « Alors ? On ne retrouve plus la clef de
sa fusée ? » J’étais triste et fâché pour mon ami, et lui-même me confia que cette
soirée l’avait vidé de son énergie.
Ensuite, Edgar Mitchell prit très au sérieux le fait de pouvoir se servir de sa
notoriété pour donner la parole à ceux qui n’avaient pas, comme lui, accès aux
grands médias. Déjà, au moment de sa mission lunaire, Mitchell avait accepté
d’être le dépositaire, à bord de son LM, d’un chargement spécial : une minuscule
bible microfilmée. L’initiative n’était pas la sienne. Elle venait d’un scientifique
de la Nasa, John Maxwell Stout, qui était également chapelain, à la tête d’une
communauté religieuse de 50 000 membres qui priaient à l’époque pour le bon
succès des missions lunaires. Le célèbre pasteur Norman Vincent Peale, auteur
du best-seller Le Pouvoir de la pensée positive, avait vivement encouragé Stout à
réaliser son désir de placer une bible sur la Lune. Les premiers microfilms
étaient restés en orbite à bord d’Apollo 12 à cause d’un mauvais rangement.
Ceux de la mission Apollo 13 ne sont, bien sûr, jamais arrivés. Mitchell avait
simplement accepté que, sous sa garde, le troisième essai soit le bon.
Il s’est passé la même chose au sujet du célèbre « crash d’ovni » de Roswell.
En 1947, Edgar était étudiant dans la ville voisine d’Artesia lorsqu’il apprit la
nouvelle d’un crash mystérieux près de la ferme de ses parents. Depuis le
14 juin, un dénommé Wiliam Brazel avait trouvé des débris étranges dans son
champ. Mitchell m’avait dit que Brazel avait appelé son père, dont la crédibilité
était grande du fait de son grade dans la loge maçonnique locale. L’homme
recueillit les premiers témoignages, alerta le shérif qui demanda l’aide de
l’armée. La rumeur enflait et, prenant les devants, celle-ci avait annoncé
finalement, le 7 juillet, qu’un engin volant mystérieux s’était écrasé dans les
environs de Roswell. Puis la version officielle changea brusquement affirmant
qu’il s’agissait d’un ballon météorologique (l’armée américaine admet
aujourd’hui avoir menti les deux fois, et explique que l’annonce de l’ovni du
7 juillet tout comme la suivante sur le ballon-sonde étaient destinées à cacher
une expérience de ballons-espions dirigés contre l’Union soviétique, pays allié
des États-Unis encore deux ans auparavant). Beaucoup de gens du coin ne
voulurent plus croire ces annonces officielles et, persuadés que la première
version était la bonne, apportèrent leurs témoignages de l’inconsistance des
déclarations militaires à la famille Mitchell. C’est ainsi qu’Edgar, après son
voyage sur la Lune, devint malgré lui l’ambassadeur de tous ces témoins qui
avaient confiance en lui et le croyaient inattaquable du fait de son statut de héros
américain. Toute sa vie, il se bornera à restituer leur récit et rien d’autre,
indifférent aux attaques qu’il subissait et aux dégâts que cela faisait à sa
réputation.
Finalement, Edgar Mitchell a consacré son énergie à donner un sens à son
expérience. Tous les marcheurs lunaires sont frustrés de n’avoir pas pu ressentir
complètement toutes les émotions et les sensations de leur séjour sur la Lune,
accaparés qu’ils étaient par les tâches à accomplir et le timing implacable auquel
ils étaient soumis. Mitchell, toujours ouvert d’esprit, eut l’idée (plutôt bien vue)
d’essayer de les faire ressurgir de son inconscient à travers l’hypnose (une
expérience qu’il a décrite dans son livre The Way of the Explorer). C’est une
démarche analogue qui l’a conduit à s’intéresser au paranormal. Encore une fois,
on peut penser qu’il s’agissait là d’une perte de temps, d’une incursion
irréfléchie du côté des pseudo-sciences. Mais on ne peut pas nier que cet homme
intelligent, extrêmement compétent, qui aurait pu continuer à faire une grande
carrière à la Nasa ou faire fortune, a choisi à la place de suivre sincèrement sa
voie au mépris des attaques qu’il ne manquerait pas de subir.
Edgar Mitchell détestait par-dessus tout l’égoïsme de ceux qui placent leur
confort personnel et leur profit devant toute conviction : « Me, me, me and only
me », comme il disait. Je suis fier qu’il ait été le parrain de mon fils Nicolas.
Mitchell était aussi un grand pacifiste, un humaniste et un défenseur de la cause
animale. Il était un fervent écologiste et dénonçait souvent l’impact de l’homme
sur notre planète lors de ses interventions publiques. Je suis très heureux aussi
que la valeur de ses efforts ait finalement été reconnue en 2005 lorsqu’il fut
nominé pour le prix Nobel de la paix.
Quelque temps après son vol sur la Lune, Edgar eut une romance avec Marie-
Christine, la fille d’un armateur français basé à Palm Beach. Fou amoureux, il la
suivit jusqu’en France et apprit même sa langue. Les deux tourtereaux vivaient
alors entre Paris et Palm Beach, jusqu’au jour où elle le quitta parce qu’il n’avait
pas assez d’argent. Les relations amoureuses furent toujours compliquées pour
Mitchell, même s’il avait beaucoup de succès auprès des femmes. Il eut
également une liaison avec un jeune mannequin qui lui donna un fils, Adam,
qu’il éleva après que la belle l’eut quitté (non sans l’avoir laissé sur la paille).
À l’époque où je l’ai connu, Mitchell vivait en patriarche entouré des siens et
il prenait ce rôle au sérieux. Sa maison était le refuge de son clan. Il y avait son
fils Adam, qui rêvait d’une carrière de cinéaste à Hollywood, et le sympathique
Mitch, son neveu, qui se battait contre des problèmes de santé. Mitch avait été
accueilli dans la demeure après la mort de son père et avait pris en charge les
travaux autour de la maison. Une des filles de Mitchell, issue de son premier
mariage, habitait aussi non loin de là. Dans l’équipe qui soignait Mitchell, il y
avait aussi la délicieuse Cathy, sa secrétaire toujours souriante et attentionnée, et
sa femme de ménage, qui travaillait là depuis des décennies et s’était occupée
des enfants depuis qu’ils étaient nourrissons. Edgar recevait aussi régulièrement
des amis et des journalistes en visite. Quant à moi, j’étais invité à chacune de
mes escales à Miami.
Edgar Mitchell en février 2009.

Le matin, il venait me réveiller pour me traîner à la salle de gym, puis nous


prenions notre petit-déjeuner sur le bar de la cuisine en lisant le journal. Une
fois, il me montra avec fierté un article qui parlait de sa chienne adorée, Cutie.
Cutie avait fait montre de facultés de communication incroyables. Elle avait
appris aux vieux chiens de Mitch à faire la chasse aux écureuils dans le jardin,
talent dont ils faisaient la démonstration à un Mitchell charmé en aboyant
d’abondance au pied de l’arbre où ils avaient acculé leurs victimes. Puis, un jour,
Mitch eut deux nouveaux chiens et, à la grande surprise de tous, ceux-ci
commencèrent le même jeu comme si Cutie leur en avait communiqué les règles
dès leur arrivée !
De temps à autre, nous nous recueillions devant sa collection d’objets qui
avaient volé jusqu’à la Lune et qu’il sortait de ses coffres-forts pour me les
montrer. La scène était à chaque fois irréelle. Nous étions comme deux petits
garçons assis sur le tapis de sa chambre à coucher, où il déballait ses trésors
comme le drapeau américain qu’arborait sa combinaison spatiale et que l’on voit
sur tant de photos.
En 2011, on diagnostiqua un grave cancer à son fils Adam. Mitchell décida de
vendre une pièce importante de sa collection pour payer les soins hospitaliers. Il
mit en vente une caméra Maurer du module lunaire qu’il avait récupérée après la
mission Apollo 14, un objet que la Nasa avait prévu d’abandonner sur la Lune.
Mais de jeunes avocats de l’agence décidèrent de se faire les dents sur Edgar et
lancèrent des poursuites pour « vente d’un objet appartenant aux contribuables
américains ». Tous les astronautes possèdent une collection personnelle d’objets
divers ayant volé sur la Lune, et personne n’avait été inquiété auparavant. Alors
pourquoi Mitchell ? Cet acharnement et ce manque de compassion m’avaient
beaucoup attristé. Adam mourra quelque temps plus tard, arraché à la vie à
même pas trente ans. Ce fut pour son père un coup terrible.
En 2015, ma femme et moi avons passé nos dernières vacances chez lui. Cette
fois-là, il me prit chaleureusement dans ses bras – pour la seconde fois de notre
amitié –, lui qui manifestait ses émotions si sobrement d’habitude. Sa peau
paraissait plus belle, presque parfaitement lisse, lui donnant un air de bonne
santé. Mais l’ambiance était lourde. Sa fille Karlyn était à la maison pour parler
de son testament. Cutie elle-même semblait anormalement sage. Mitchell nous
confia que son dernier examen médical le forçait dorénavant à annuler tous ses
voyages. À la fin de notre séjour, je vis pour la dernière fois Edgar dans le
rétroviseur qui nous regardait partir, et le cœur serré je lus dans ses yeux qu’il
s’était résigné à une mort certaine. Il succomba au mois de février suivant, un
jour avant le quarante-cinquième anniversaire de sa première sortie sur la Lune.

*

En 1971, l’équipage si volontaire d’Apollo 14 a contribué a sauver le
programme. Malgré le peu d’intérêt de Shepard pour les sciences, il a également
fait la preuve de la possibilité d’effectuer un travail intense d’intérêt scientifique
sur la Lune. C’était donc décidé, Apollo 14 sera la dernière mission « H ». Au
début du programme, l’ingénieur Owen Maynard a, en effet, proposé d’attribuer
une lettre à chaque type de mission en commençant par A, pour les vols
inhabités en orbite terrestre. La répétition générale d’Apollo 10 était une mission
« F », « G » correspondait au premier atterrissage réussi et « H » aux
atterrissages de précision. Il est désormais temps d’avancer dans l’alphabet.
L’ère des ambitieuses missions d’exploration lunaire va commencer…
7
Excursion en montagne
Apollo 15

L’équipage d’Apollo 15 : De gauche à droite Scott, Worden et Irwin.

LÀ PREMIÈRE FOIS QUE J’AI RENCONTRÉ JIM IRWIN, c’était en 1981 lors d’une
conférence qu’il donnait près de mon village de Tramelan. J’avais 12 ans, et cela
a changé ma vie. Ce type avait certes – je m’en rends compte aujourd’hui – une
gueule de rocker et un sourire ravageur. Mais il était doux, presque timide, plutôt
petit et mince et, qui plus est, attifé d’une veste nettement trop grande pour lui.
Son discours était loin, très loin de l’épopée héroïque à laquelle je m’attendais.
Ce jour-là, j’ai compris que réussir de grandes choses ne relevait pas de la magie
et qu’à force de travail et de volonté, tout était possible. Par la suite, en
apprenant à mieux connaître Irwin, j’ai réalisé qu’effectivement, c’était le type
même du gars dur à la tâche, déterminé au point d’en paraître têtu. C’était aussi
un homme profondément religieux qui consacrait toute son attention et son
affection à sa femme et à leurs cinq enfants plutôt qu’à se faire des amis parmi
ses collègues. Et quand on connaît l’histoire de Jim Irwin, on peut dire que
personne, parmi les gens qui l’ont côtoyé avant son entrée à la Nasa, n’aurait
parié un centime sur le fait que cet homme marcherait sur la Lune.
Jim Irwin naquit à Pittsburgh en Pennsylvanie d’une mère au foyer, Elsa, et
d’un père, James, ouvrier plombier-zingueur. À cette époque, le père bichonnait
la tuyauterie du musée de la Fondation Carnegie et Jim se souvenait de l’avoir
attendu là, des heures durant, en compagnie de dinosaures et autres créatures
préhistoriques. L’homme n’était pas heureux de vivre dans cette région aux
hivers froids et la famille déménagea très tôt en Floride. Là, la fierté de ce père
ouvrier fut de leur permettre de vivre dans une belle maison dans un bon
quartier.
Un jour, alors qu’il était en route pour aller à l’église méthodiste avec sa mère
et son frère Chuck, de quatre ans son cadet, ils s’arrêtèrent à l’église baptiste. Ils
furent attirés, dira Jim, pour une raison inconnue et c’est dans cette église qu’ils
assistèrent à la messe. L’enfant en fut très impressionné et ému. Irwin disait
avoir trouvé la foi ce jour-là.
Le petit Jim Irwin exerça de nombreux petits boulots pour aider sa famille à
boucler les fins de mois. Il fut ainsi vendeur de noix de coco, tirant sa
marchandise dans une petite charrette rouge. Il travailla également chez un
antiquaire juif. Le magasin était situé dans un quartier difficile et la clientèle
était exigeante, mais l’enfant, très sage et serviable, devint vite la mascotte des
lieux. En hiver, les enfants devaient couper le bois de chauffage. Jim, faisant
preuve d’une adresse à ce travail très relative, s’amputa d’une partie du pouce à
cette occasion.
L’éducation de son père fut parfois comique. Il lui martelait sans cesse :
« Toutes ces filles ne veulent que ton argent ! Elles sont comme des chercheurs
d’or à courir derrière toi. Et elles vont te transmettre plein de maladies »… Jim
Irwin admettait en riant que la maison n’était pas le bon endroit pour inviter de
futures copines ! Pour autant, l’enfant était très casanier et attaché à ses parents.
Sa mère passait beaucoup de temps avec lui, lui expliquant avec douceur le
monde des adultes. Aussi cousue de fil blanc que l’anecdote puisse paraître, elle
tenta même patiemment de lui faire comprendre que marcher sur la Lune – un
rêve fou dont l’enfant s’était entiché – était impossible. C’était typiquement,
disait-elle, le genre de désirs irréalisables qu’il fallait s’ôter de la tête au plus
vite !
Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce jeune garçon, malgré les récits héroïques
de la Grande Guerre rabâchés par son père, désirât ardemment éviter le service
militaire et que l’entrée à l’école lui fût traumatisante (il fit même une fugue,
pour tenter d’y échapper). L’adolescence dans un lycée de Salt Lake City ne fut
guère brillante. Jim adorait l’endroit, ses montagnes et sa nature si spectaculaire,
mais se frotter aux autres jeunes restait difficile. Un jour, il prêta secours à une
excursionniste qui s’était blessée et fit la une du journal local. Mais même ainsi,
il n’arrivait pas à trouver une petite amie, ce qui le désolait. Les jeunes se
moquaient de ses taches de rousseur et de sa chevelure hérissée. Il n’obtint
finalement la moyenne minimale requise que de justesse.
À ce stade, vous en conviendrez, la trajectoire de vie d’Irwin était loin de
pointer dans la direction du métier d’astronaute. Certes, un sénateur local lui
accorda une recommandation pour l’Académie navale. Il en sortit bachelier en
sciences en 1951, avant de s’engager dans l’Air Force. Mais au cours de sa
formation à Hondo au Texas, il découvrit très vite que l’aviation n’était pas faite
pour lui. À chaque vol, il souffrait du mal de l’air et perdit toute motivation. Il
décida donc d’aller voir le directeur de l’école et de lui présenter sa démission.
L’officier se mit en colère : « Le seul moyen de démissionner est de m’écrire une
lettre me certifiant que vous avez peur en avion ! » Vexé, Irwin refusa. « Alors »,
dit le directeur, « si vous n’avez pas peur en avion, retournez immédiatement à
l’entraînement ! » C’est ainsi qu’Irwin gagna finalement son brevet, avec l’aide
de son premier instructeur qui crut en lui.
À cette époque, il trouva enfin l’âme sœur, Mary Ellen, qu’il épousa malgré le
fait qu’elle était catholique, une confession détestée par la famille. Mary avait
promis de changer de religion, mais continuait à rencontrer régulièrement son
curé catholique pour se confesser. Irwin était furieux et cet excès de colère
décida de leur amour : Mary le quitta. Cette petite tragédie révèle pour la
première fois un autre aspect de la personnalité de Jim Irwin : son entêtement
presque caractériel.
Irwin, jeune pilote, viola régulièrement les règles de vol par besoin de ne faire
que ce qu’il avait décidé et fut privé plusieurs fois de service de vol. Dans son
livre autobiographique, il admet aussi qu’il était peut-être également trop
désinvolte et téméraire. La pire sanction qu’il encourut fut qu’on lui retira son
statut d’instructeur militaire et qu’on le cloua au sol. Irwin était anéanti. Il se mit
à chercher un poste d’instructeur dans un aérodrome civil afin de pouvoir
continuer à voler. Une décision qui faillit lui être fatale comme nous le verrons
plus loin.
Il put reprendre son statut d’instructeur militaire brièvement, mais commit
une nouvelle fois une faute grave. Lors d’un vol vers la Californie, son élève
pilote souffrit soudainement d’un manque d’oxygène. Il dut se poser en route
afin de l’amener dans un l’hôpital militaire. Mais Irwin, qui était attendu pour
son mariage avec son nouvel amour – elle aussi nommée Mary – décida
d’abandonner son élève à l’hôpital et de continuer seul son vol, enfreignant
encore une fois le règlement (semble-t-il à son insu). Comble de malchance, le
mariage n’eut pas lieu, car Mary refusa soudainement de l’épouser et, à son
retour, il fut à nouveau suspendu.
Jim Irwin reprit alors ses études universitaires pour tenter d’étoffer son CV, ce
qui lui permit d’entrer à l’école des pilotes d’essai de la base d’Edwards en
1961. La même année, lors d’un vol d’instruction dans un club aéronautique
civil, son élève pilote se crispa sur le manche à balai et Irwin ne put empêcher le
crash de leur avion. Instructeur et élève ne survécurent que de justesse et furent
grièvement blessés. Les deux jambes brisées,
Irwin s’entendit dire par les médecins qu’il serait nécessaire de l’amputer.
Dans le meilleur des cas, il resterait handicapé à vie et ne pourrait plus voler.
Comme si cela n’était pas suffisant, on constata que le choc avait produit une
forte amnésie, un autre obstacle à toute autorisation de vol.
Irwin suivit des séances intensives d’hypnose chez divers psychiatres pour
retrouver l’intégrité de sa mémoire. Refusant de se laisser abattre – il disait en
avoir trouvé la force dans la prière –, il lutta avec courage lors de sa longue
convalescence. Finalement, Jim Irwin, l’entêté, garda ses jambes et finit par
voler à nouveau. Au milieu des années 1960, il participa même au
développement secret du Lockheed YF-12, qui deviendra le fameux SR-71
Blackbird. Le premier vol qu’il effectua sur cet engin coïncida avec la naissance
du premier enfant de son union avec Mary, qu’il avait, à force de persuasion,
convaincue de l’épouser.
À cette époque, de nouvelles portes s’ouvraient : la Nasa recrutait des
astronautes. Irwin fut refusé lors de sa première candidature en 1963. Il postula à
nouveau deux ans plus tard, mais échoua à nouveau, car l’agence recherchait
plutôt des docteurs en sciences. La limite d’âge approchait pour Irwin et il y
avait de quoi perdre espoir, mais il posa sa candidature une troisième fois et fut
finalement admis en 1966. Cinq ans plus tard, il partait pour la Lune en
compagnie de Dave Scott et d’Al Worden.
Des années plus tard, cet homme qui ne pouvait prétendre à la perfection
ferait montre d’une immense modestie, même après son exploit. Ce mélange
d’humilité et d’abnégation totale fit de lui le premier modèle de mon enfance.

*

Jan Irwin, petite fille de sept ans, a prié toute la nuit pour que cela n’arrive
pas. Mais le 26 juillet 1971 à 4 h 30, à quelques kilomètres de l’endroit où elle
n’arrive pas à dormir, on est venu réveiller son papa et ses deux collègues. Nus
sous leurs robes de chambre, les trois hommes marchent directement vers le
cabinet médical, où on les ausculte une dernière fois avant le vol. Après leur
traditionnel petit-déjeuner, ils sont habillés et scellés dans leurs scaphandres.
Dans le bus qui les conduit au pas de tir, les trois astronautes sont muets. Chacun
est tendu, concentré, replié sur lui-même, et l’ambiance est lourde. La montée en
ascenseur paraît durer une éternité, tandis qu’ils longent l’immense fusée qui
grince, souffle et craque.
La passerelle entre la sortie de l’ascenseur et l’écrin de la capsule – la salle
blanche – est un simple treillis métallique battu par le vent qui laisse voir sous
leurs pieds, à plus de cent mètres en contrebas, la fosse de la Saturn V, le pas de
tir et, tout autour, la grande plaine marécageuse de Cap Canaveral. À cette vue,
Al Worden m’a confié que plus d’un vaillant explorateur lunaire a été pris de
vertige, incapable de mettre un pied devant l’autre. Ils doivent être menés à leur
vaisseau accompagnés par des techniciens qui les soutiennent par le bras. Une
fois installés dans la capsule, les ingénieurs de Günter Wendt les attachent, un
pied calé sur l’épaule de chaque astronaute pour pouvoir tirer la sangle de
sécurité de leur siège aussi fort que possible. Une précaution ô combien
nécessaire, car dès que les moteurs se mettent en route, l’habitacle au sommet de
cette tour volante de quarante étages est secoué d’effrayantes vibrations…
Tandis que la Saturn V s’élève, Dave Scott, le commandant, tient sa main
gauche au-dessus d’un levier en forme de T, qui a deux fonctions bien précises et
complètement opposées. Pour interrompre la mission, il faut tourner le levier de
45°vers la gauche. Pour reprendre le contrôle de la fusée en mode manuel, il faut
le tourner de 45° vers la droite. En cas de problème soudain, la moindre
hésitation ou erreur de manipulation serait fatale. Ce qu’il ignore, c’est que, pour
ses subordonnés Irwin et Worden, le problème ne se pose pas. En secret, ils ont
décidé que l’option d’interrompre la mission n’était tout simplement pas
envisageable. Ils ont convenu de ne jamais laisser Scott activer ce levier, même
au risque de leur vie. Tandis que, sous la violence des secousses, kleenex,
brosses à dents, caméras, vis et boulons se mettent à voler dans l’espace exigu de
la cabine, les deux hommes surveillent leur chef comme le lait sur le feu…

*

Dave Scott a certes des passions originales pour un pilote militaire : l’histoire,
l’archéologie et la mythologie maya. Mais s’il y a un marcheur lunaire qui
correspond exactement aux stéréotypes de l’astronaute grand, beau, sportif,
calme et sûr de lui, c’est bien lui. Ses collègues, un brin jaloux, plaisantaient en
disant qu’il poserait bientôt sur les affiches de recrutement du corps des
astronautes. Il faut dire que Scott a volontairement cultivé cette image de
perfection, ce qui en a irrité plus d’un. Il fut également, à l’époque d’Apollo, un
des plus rudes à la compétition au sein d’un groupe pourtant déjà peuplé de
personnalités ambitieuses. Malgré le fait qu’il n’avait aucune fonction officielle
dans le bureau des astronautes, il prenait souvent la liberté de sermonner ses
collègues lorsqu’ils avaient commis ce qu’il estimait être une faute. Son
équipage était tenu d’une main de fer et les deux hommes ont quelque peu
souffert du style de commandement sévère de Scott. Selon Worden, qui aurait
voulu plus de soutien de sa part, Irwin était la personne idéale pour travailler
avec Dave Scott, dont il acceptait tout sans discuter. Worden lui-même m’a
toujours dit qu’il avait travaillé très dur afin de ne pas offrir à son commandant
l’occasion de lui reprocher quoi que ce soit. En dépit du fait que Scott était le
plus jeune des trois, c’était bien lui le chef.
Lors de nos rencontres, j’ai, pour ma part, découvert un homme très discret. Il
pose autour de lui le même regard songeur que tous les marcheurs lunaires. Il
semble un peu isolé des autres, mais se montre toujours courtois et répond
précisément aux questions. Il m’a semblé qu’il y avait presque quelque chose de
mystérieux en lui, un secret, et je n’ai donc pas été surpris d’apprendre qu’il est
en charge de l’instruction des candidats astronautes pour un projet classifié de
l’Air Force.
Dave Scott a eu dans son enfance une éducation toute militaire. Il naquit et
vécut ses premières années sur la base aérienne de Randolph près de San
Antonio. « Mon père », dit Dave Scott avec une certaine fierté, « était un dur à
cuire. Il m’a toujours poussé à me surpasser. » Tom Scott survolait parfois le
logement de sa famille pour y lâcher de petits parachutes lestés de messages
comme « To David, Love Dad ». Mais l’éducation du petit Dave était très
rigoureuse. Il devait appeler son père « sir » et sa mère « ma’am ». La famille,
installée sur une base des Philippines à la fin des années 1930, revint aux États-
Unis juste avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. Scott se souvient très
bien du jour de l’attaque de Pearl Harbor. Son père fut alors envoyé en
Angleterre. Le débarquement de Normandie eut lieu le jour de son douzième
anniversaire.
Dave fut inscrit dans une école militaire privée très stricte, avec uniforme,
sévices corporels et bagarres dans les dortoirs. Comme il l’a raconté plus tard :
« Mon père m’a toujours forcé à me mélanger aux autres, à ne pas rester au fond
de la classe. Il voulait que j’apprenne à me battre et à défendre ma place. Le
sport m’apprendra tout cela. » Dave Scott s’imposa comme un excellent nageur
et ravit plusieurs records lors de son séjour dans cette école. Il entra ensuite à
l’université du Michigan en 1949 avant d’intégrer West Point l’année suivante et
d’en sortir avec les honneurs quatre ans plus tard.
Après sa formation de pilote de l’Air Force à Luke, près de Phoenix, il fut
affecté à Soesterberg, en Hollande. Comme bien des astronautes, Dave Scott fait
partie de ces pilotes qui voulurent compléter leurs études scientifiques et
s’inscrivit en 1960 au MIT. Là, il se souvient d’avoir assisté à une conférence de
Wernher von Braun sur la possibilité des vols lunaires et d’avoir poussé du
coude son voisin en disant : « Ce type est un farfelu. »
Mais dans un premier temps, le diplôme tout neuf de Dave Scott ne lui porta
pas chance. Puisqu’il était brillant et instruit, l’Air Force le cantonna au sol pour
qu’il donne des cours de maths et d’ingénierie ! Il prit donc son courage à deux
mains pour réclamer un changement d’affectation à son officier supérieur. Après
moult appels et démarches administratives, il y gagna d’être muté à la base
d’Edwards comme pilote d’essai. C’est là qu’il connut son crash le plus
spectaculaire. Simulant un atterrissage à forte pente d’approche avec leur
Starfighter F-104, Mike Adams et Dave Scott subirent une panne moteur
soudaine. Le sol s’approchait de plus en plus vite, mais Scott hésitait à tirer la
poignée de son siège éjectable. Adams, lui, s’éjecta très vite. Alors que Scott
tirait de toutes ses forces sur le manche pour arrondir, l’avion toucha le sol avec
une telle violence que le train d’atterrissage se cassa sous le choc. Le fuselage
fut limé par le béton abrasif laissant soudainement apercevoir le sol et les
flammes entre les pieds du pilote. Plus tard, on déterminera que son siège
éjectable était défectueux et que s’il l’avait activé, il aurait explosé dans le
cockpit. Oui, Dave Scott aussi est un chanceux !
Scott fut sélectionné dans le corps des astronautes en 1963. Sa première
mission spatiale, il l’effectua en compagnie de Neil Armstrong à bord de Gemini
8, puis il fut pilote du module de commande sur Apollo 9 (la mission de test du
LM en orbite terrestre). Il fut donc très vite en lice pour le poste de commandant
d’une prochaine mission lunaire.
Le module de commande s’appelle Endeavour ; en hommage au navire du
capitaine James Cook{44}. Le LM est nommé Falcon, « le faucon », la mascotte
des pilotes de l’US Air Force puisque Apollo 15 est la première mission lunaire
entièrement « non Navy{45} »… Le « train spatial » emporte aussi pour la
première fois un troisième véhicule : un rover pliable attaché sur le côté du LM
(souvenez-vous que, sur la Lune, l’aérodynamisme d’un engin volant est sans
objet). Armstrong, l’anti-sportif, s’en est amusé : « C’est un comble que ce soit
les plus athlétiques des astronautes qui aient hérité d’un véhicule pour ne plus se
déplacer à pied ! »
Il faut dire qu’Apollo 15 est la première vraie mission d’exploration
scientifique de la Lune. Pour l’occasion, la Nasa, mise en confiance par trois
missions réussies, a choisi un site d’atterrissage particulièrement difficile
d’accès. Il est situé entre la grande chaîne des Apennins lunaires et un canyon
nommé Hadley Rille. Pour ne pas simplifier les opérations, la trajectoire de
descente passe exactement entre deux sommets des Apennins avant de plonger
dans la petite plaine bordant les pentes abruptes du canyon. Le programme de
recherche est si chargé que le séjour sur place est prévu pour durer plus de trois
jours, un record.
À partir d’Apollo 15, le responsable de l’instruction scientifique du pilote du
module de commande est un géologue égyptien du nom de Farouk El-Baz – le
« roi » Farouk, comme on le surnomme désormais. Embauché en 1967 par la
Nasa, il a démontré d’excellentes qualités scientifiques lors du choix des sites
d’atterrissage. À présent, ses talents de pédagogue sont encensés par tous les
pilotes de module de commande – et on a vu qu’il en fallait, du talent, pour les
intéresser à la géologie{46} ! La formation est si passionnante qu’en orbite autour
de la Lune, Al Worden trouve le paysage lunaire étrangement familier. « Après
avoir reçu renseignement du Roi », dit-il, « j’ai l’impression d’être déjà venu
ici ! »
El-Baz (à droite) formant Ronald Evans (Apollo 17) et Robert Overmyer (qui volera sur la navette spatiale)
à la géologie.

Dave Scott, quant à lui, est bien décidé à réussir la mission Apollo la plus
parfaite de toutes. Il mène donc son équipage à la baguette. Dans la promiscuité
de la capsule, l’ambiance du voyage aller est de plus en plus tendue. Il faut dire
qu’une série d’incidents agaçants émaillé le voyage. À la soixante et unième
heure de vol, Scott entame l’inspection du module lunaire. Il découvre une
constellation de petits morceaux de verre flottant dans le cockpit : la vitre d’un
des instruments de bord s’est brisée à cause des vibrations du décollage. Le
système de filtration d’air est parvenu à aspirer les débris qu’il a fallu ensuite
laborieusement récupérer à l’aide de rubans adhésifs. À peine Scott est-il de
retour dans le module de commande que les trois hommes décèlent une fuite
d’eau sous les sièges près des compartiments de rangement. Houston a dû
improviser un « tuto » de plomberie spatiale pour leur permettre de stopper la
fuite, évitant ainsi d’annuler la mission.
Et puis il y a les problèmes de rations. Avant le vol, les astronautes ont
chacun choisi leurs menus en relation avec un nutritionniste – le kit typique
comporte 11 déjeuners, 14 snacks, 6 desserts, 7 soupes, 8 sandwichs et 12
viandes et poissons. Il y a aussi un choix de neuf boissons différentes. Scott a
décidé avant le vol de n’emporter que du chocolat chaud, à la grande surprise de
Worden qui lui conseille de se fournir un peu plus en caféine : il risque d’en
avoir besoin ! Mais Scott s’est entêté, arguant qu’il préfère le chocolat chaud au
café. Or, depuis quelques jours, Worden se rend compte que sa propre réserve de
café soluble (de marque suisse !) fond à vue d’œil. Sans surprise, le coupable
n’est autre que son commandant, ce qui donne lieu à une dispute mouvementée.
Par la suite, Al Worden – comme il me l’a confié un jour – prend la décision
d’ignorer ses compagnons afin de supporter la promiscuité. Il déclarera même
que le moment le plus agréable de tout le vol sera les trois jours de solitude
absolue qu’il a passés en orbite lunaire.

*

À la centième heure de la mission, le 30 juillet 1971, Houston attend avec
impatience que l’équipage réapparaisse de derrière la Lune. Ce jour-là, Ed
Mitchell est l’astronaute chargé des communications avec la capsule. Il appelle :
« Endeavour, ici Houston. Nous attendons votre rapport de séparation. » La
Nasa est en train d’essayer une nouvelle manœuvre. Au lieu de se séparer du
vaisseau principal à haute altitude – environ 150 kilomètres au-dessus de la
surface – et de descendre par ses propres moyens, le LM sera conduit très près
du sol par le module de commande, lui-même sur une orbite qui rase le sol à
moins de 16 kilomètres. Le but est d’économiser au maximum le carburant du
LM qui est, pour la première fois, particulièrement lourd (il transporte le rover et
une foule d’instruments scientifiques) et risque de devoir manœuvrer entre les
montagnes pour atteindre un site dont l’altitude exacte est inconnue. C’est Scott
qui finit par répondre : « OK, Houston. On n’a pas eu de séparation. »
Au contrôle de mission, on a des sueurs froides. Si les deux vaisseaux
refusent de se séparer, la mission est fichue. Quand Al Worden a enclenché le
levier, il ne s’est strictement rien passé. Il a alors supposé que le câble ombilical
qui relie les systèmes des deux vaisseaux et leur permet de communiquer était
mal branché. Il s’est détaché de son siège pour retourner au sas d’accès et
vérifier son hypothèse. À Houston, Ed confirme : « On n’a aucune donnée de
température, ici. C’est sûrement le câble… Ah, Apollo 15, la télémétrie est
revenue ! » Al Worden a découvert le cordon ombilical sorti de sa prise
(probablement à cause des violentes secousses du départ) et vient de le remettre
en place. Un câble mal branché a failli coûter la Lune à ses collègues !
Scott et Irwin commencent enfin leur descente. Alors que les Apennins
émergent de l’horizon, les deux hommes sont saisis par la proximité du relief. Ils
doivent lutter contre le réflexe de freiner pour éviter la collision contre cette
muraille de roche qui vient à leur rencontre. Scott, qui vole en observant
l’extérieur, est surpris de devoir regarder droit devant lui et non vers le bas : ils
vont vraiment passer entre les montagnes ! Par le hublot gauche, les deux
hommes reconnaissent le mont Hadley Delta dont le sommet les surplombe de
plusieurs centaines de mètres. Les simulations – qui ne leur présentaient que la
vue de face – ne les avaient pas préparés à ça ! Dès qu’ils ont franchi le col, en
regardant dans la plaine en contrebas, ils aperçoivent presque immédiatement le
canyon Hadley Rille. Ils sont bien sur la bonne trajectoire… Mais cette vision
confirme que leur atterrissage est le plus délicat jamais tenté. Il faut réduire
encore la vitesse horizontale, raidir l’angle de la descente afin de toucher le sol
avant d’avoir franchi le canyon qui, pour le moment, continue à se rapprocher à
toute vitesse. Or l’engin qu’ils pilotent est le plus lourd qu’on ait jamais essayé
de poser sur la Lune !
À 600 mètres d’altitude, Scott annonce qu’il a trouvé un bon endroit pour se
poser. À 122 mètres, Jim indique à son commandant qu’il a les commandes
manuelles : « Vitesse de descente 14 pieds par seconde » (environ 15 km/h). À
20 mètres, la poussière lunaire se soulève brusquement et obscurcit
complètement les hublots. Il faut désormais se fier aux instruments. Irwin
signale l’imminence du contact et Scott coupe le moteur légèrement trop tôt.
Falcon heurte violemment le sol lunaire : « Bam ! », laisse échapper Jim Irwin.
Une remarque qui lui vaut un regard noir de la part de son commandant. « OK,
Houston. Falcon est sur la plaine de Hadley », lance solennellement Dave Scott.
Jim Irwin en rajoute : « Je confirme ! Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a
eu un sacré contact ! » Mais intérieurement, il croise les doigts pour que le LM
n’ait pas subi de dégâts. Il mesure aussi la chance incroyable qui est la sienne,
lui qui a failli démissionner l’année précédente parce que ses problèmes de
couple le rendaient incapable de se concentrer (« Tout le monde a ce genre de
problèmes à la maison. Laisse filer », lui avait conseillé Scott).
Scott reprend finalement la parole : « Ah, eh… Houston ? Dites à tous les
géologues derrière vous qu’on est là pour eux ! »
Le site d’atterrissage photographié depuis le module lunaire après l’atterrissage.


*

La rudesse de l’atterrissage fut certainement d’autant plus vexante pour Dave
Scott qu’il défendait un peu l’honneur de l’Air Force. Dès que les hommes de
l’armée de l’air et de la Navy avaient commencé à se côtoyer à la Nasa, ceux de
la Navy n’avaient cessé de prétendre que leur maîtrise de l’atterrissage était la
meilleure. Gene Cernan l’expliquait ainsi : « Seul un pilote embarqué sur un
porte-avions possède cette maîtrise ultime, car l’atterrissage sur un océan
déchaîné est l’exercice le plus difficile au monde. Nous étions ainsi les candidats
idéaux pour tenter un atterrissage sur la Lune. » Les gars de la Navy étaient
donc persuadés que ce n’était pas un hasard si l’atterrissage le plus rugueux avait
été celui de Scott.
Dans le même ordre d’idée, alors que l’équipage de réserve d’Apollo 15 – les
membres malchanceux de la mission annulée Apollo 18 – s’entraînait au
simulateur à atterrir sur la Lune, les instructeurs leur jouèrent un petit tour. Le
commandant et capitaine de la Navy Dick Gordon et son copilote, le scientifique
civil Jack Schmitt, debout l’un à côté de l’autre, reçurent une panne
inhabituelle : le blocage du manche de contrôle du commandant. Gordon, sans
perdre une seconde, poussa Schmitt violemment sur le côté et prit sa place pour
piloter. En fait, Schmitt aurait pu poser l’appareil seul sans problème. Mais pour
Gordon, c’était hors de question. À la fin de la séance, il jaillit du LM furieux et
quitta la salle en lançant aux instructeurs : « Vous avez voulu me forcer à laisser
piloter Jack ! Eh bien, ça n’a pas marché ! »
Mais chaque atterrissage lunaire dépendait aussi du facteur chance. Comme
tous les atterrissages, la descente du LM était une opération délicate et
passionnante, mais en l’absence d’atmosphère, la manœuvre était très différente
de celle que l’on effectue avec un avion. Il s’agissait, en fait, de faire tomber un
boulet de canon au bon endroit en actionnant de temps en temps ses moteurs
pour infléchir sa chute.
Au début de la dernière phase de freinage, le LM volait à une altitude – entre
12 et 16 km – comparable à celle d’un avion de ligne, mais il filait à une vitesse
proche de 6 000 km/h (ce qui est possible autour de la Lune parce qu’il n’y a pas
d’air). En fait, il était en orbite très, très basse : en chute libre, il tombait vers un
point situé sans cesse au-delà de l’horizon. Le moteur était utilisé pour freiner la
vitesse horizontale du LM afin de rapprocher le point de chute et de le faire
tomber comme une pierre vers le sol (si possible près du point d’atterrissage
prévu !). Au bout de quatre minutes, il était descendu d’environ trois kilomètres
et sa vitesse s’était réduite de moitié. Le pilote faisait alors pivoter le vaisseau de
façon à ce que son moteur ne soit plus horizontal, mais pointe en gros à 45° vers
la surface. Dès lors, lorsqu’on l’actionnait, non seulement il freinait la vitesse
horizontale (ce qui rendait la chute de plus en plus verticale), mais il ralentissait
en même temps la descente. C’est aussi à ce moment-là que le radar de descente
était censé se mettre en route.
Trois minutes avant l’impact, à deux ou trois kilomètres au-dessus du sol et
alors que la vitesse n’était plus que de 400 à 500 km/h, le LM était tourné
progressivement en position droite. Tandis qu’il continuait à descendre et
tomber, le pilote laissait défiler le paysage pour tenter de repérer visuellement
son site d’atterrissage. Il avait environ une minute et demie pour se décider.
Finalement, à 500 mètres d’altitude et alors qu’il ne restait plus qu’une minute
avant le contact, il scrutait le sol – qui défilait désormais à moins de 70 km/h –
pour repérer une zone dégagée, annulait totalement sa vitesse horizontale et
descendait en brûlant les derniers litres de carburant de son moteur principal :
« Lumière de contact ! »
Mais même si les pilotes s’efforçaient de rechercher le terrain le plus dégagé
possible, le temps était compté et on ne pouvait exclure qu’un rocher ou un petit
cratère invisible déstabilise le LM à l’arrivée. Lors d’une de nos conversations,
Scott me confia qu’il aurait posé le module lunaire quoi qu’il arrive, même si le
site d’atterrissage avait été moins rassurant, même au risque de sa vie et de celle
de son compagnon. En pointant son majeur en l’air, il me dit : « On était venu de
si loin ! Nous n’avions qu’une seule chance de nous poser sur la Lune et rien ni
personne n’aurait pu nous empêcher de la tenter ! »

*

Au sol, après une courte « nuit » de repos, Scott et Irwin sont réveillés en
urgence par le contrôle de mission : ils perdent de l’oxygène ! On se rend compte
qu’un des deux astronautes a oublié de fermer complètement le robinet
d’évacuation des urines le soir passé… Tout rentre dans l’ordre et les deux
astronautes se préparent à sortir de leur demeure lunaire. Émerveillés, ils
mitraillent le paysage magique qui les entoure, certainement le plus beau de tous
les sites d’atterrissage jusqu’alors. Aucune des photos qu’ils prennent ne
transcrira, selon eux, la beauté des lieux. Scott sort le premier, suivi d’Irwin qui,
soudain, disparaît de l’image de la caméra. Il vient de se casser la figure en
ratant un échelon ! Un grand moment de gêne pour lui, et ce n’est pas fini.
Devant les deux hommes s’offre la vue saisissante des Apennins, culminant à
4 000 mètres au-dessus du site d’atterrissage. Elles n’apparaissent pas grises
mais dorées, comme si le soleil se reflétait sur de la neige. Irwin compare la
Terre, immobile dans le ciel, à une magnifique boule de sapin de Noël. Ils
prennent place à bord de leur petit rover, non pas pour explorer des régions
éloignées, mais pour éviter les marches harassantes. En cas de panne du rover,
les astronautes doivent toujours être en mesure de rejoindre à pied le module
lunaire et ce sont leurs réserves d’oxygène qui déterminent le rayon d’action de
leur exploration. Hélas, pour Jim Irwin, la ceinture de sécurité de son côté ne
fonctionne pas bien et c’est Scott qui doit se charger de l’attacher et de le
détacher, comme un papa avec son enfant. Irwin serre les dents.
La vue du canyon Hadley Rille est certainement l’une des plus belles
expériences de ce jour. Imaginez une immense vallée tortueuse au milieu d’une
plaine : plus d’un kilomètre de large et d’une profondeur de plusieurs centaines
de mètres. Une sorte de Grand Canyon lunaire. Les deux explorateurs observent,
d’ailleurs, ce qui leur semble être des couches superposées de matériel, comme
celles formées par la sédimentation sur Terre. En l’absence d’eau, ce serait
étonnant ! Peut-être s’agit-il de coulées de lave successives.
Avant le vol, Scott et Irwin ont eu la malencontreuse idée de raccourcir les
manches de leurs combinaisons spatiales afin que leurs doigts touchent
parfaitement le bout de leurs gants. À présent, ils le regrettent amèrement. Les
longues heures de travail manuel sont en train de leur triturer littéralement les
mains. Pour récolter une carotte de sol lunaire, les deux hommes doivent
appuyer de toutes leurs forces pendant de longues minutes pour faire pénétrer
dans le sol un outil mal adapté. Puis, à la fin de la première journée, Scott
installe le collecteur de vent solaire à la place d’Irwin qui, selon Houston, est
déjà trop fatigué.
De retour dans le module lunaire, au moment d’enlever leurs gants, leurs
doigts, dont l’adrénaline leur avait permis d’ignorer la souffrance, les mettent
sérieusement à l’amende. Irwin se coupe alors les ongles le plus ras possible afin
d’éviter les zones de frottement pour le lendemain et conseille à Scott d’en faire
autant. Mais Scott a un autre souci : c’est son dos qui lui fait le plus mal. Il s’est
fait un lumbago en carottant le sol lunaire. Irwin souffre également d’un mal de
tête terrible à cause de la déshydratation : un dysfonctionnement de sa réserve
d’eau l’a empêché de boire toute la journée. Malgré les somnifères, les deux
hommes passent une nuit agitée et surtout courte.

*

À bord d’Endeavour, Al Worden est enfin seul. Pendant qu’il contemple
soixante-quinze levers de Terre consécutifs, il effectue lui aussi de nombreuses
observations et expériences scientifiques. Il a ainsi le privilège de lancer le
premier mini-satellite d’observation de l’Histoire autour de la Lune, éjecté
directement de son module de commande.
Lorsque son vaisseau passe derrière la Lune et qu’il entre dans l’obscurité
totale, il est saisi par la vue du poudroiement d’étoiles qui emplit les cieux. Il y
en a tant qu’il lui est impossible de reconnaître les constellations ! La tapisserie
stellaire est si lumineuse et si dense que le disque noir de la Lune s’y découpe
nettement. Contemplatif, Worden se rend compte qu’il est, d’une certaine façon,
un être venu d’un autre monde. « Les aliens ? Mais c’est nous ! », dira-t-il plus
tard. « C’est nous qui sommes venus d’ailleurs ! » Al m’a raconté qu’à cet
instant, il se sent comme un Indien d’Amazonie qui serait sorti pour la première
fois de sa forêt vierge{47}. Al Worden consacre aussi son temps libre à écrire, car
cet homme est un poète (un de ses poèmes de l’époque, Apollo Lost, a été
joliment mis en musique par la chanteuse Cynthia McQuillin).
Finalement, épuisé, Al Worden s’endort lourdement. Pendant ce temps, orbite
après orbite, le module Endeavour perd de l’altitude. Enchâssées dans la croûte
lunaire se trouvent des « concentrations de masse » importantes – on les appelle
aujourd’hui des « mascons » et c’est à cette occasion qu’on les a découvertes.
Elles perturbent le vaisseau Apollo à chaque fois qu’il les survole, de sorte qu’il
tombe lentement en spiralant vers la Lune. Quand Worden ôte les caches de ses
hublots au réveil, il sursaute. La cime des montagnes qu’il survole semble si
proche ! Les rochers qu’il aperçoit sans peine au sol le lui confirment : il vole
bien trop bas. Sans attendre, il enclenche le moteur principal pour agrandir son
orbite et appelle Houston : « Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillé ? Je suis trop
bas ! » « C’est vrai », lui répond-on, « mais tu avais besoin de te reposer ! »
Encore aujourd’hui, après avoir recalculé et analysé la situation, Worden est
persuadé que, ce jour-là, Houston l’a laissé descendre bien en dessous de
l’altitude minimale permise.

*

Au matin du 1er août, Scott et Irwin sont encore réveillés avant l’heure par
Houston. Cette fois, c’est une fuite d’eau qui forme un petit bassin à l’arrière du
couvercle du moteur d’ascension du LM, là où tout un tas de fils électriques se
côtoient ! Scott, inquiet, est furieux que Houston ne l’ait pas réveillé plus tôt : la
récupération improvisée de l’eau à l’aide des sachets plastiques qui contiennent
leurs rations leur fait perdre un temps considérable dans le planning chargé de
leur prochaine sortie.
Irwin photographié à côté du rover lunaire à la fin de la première sortie extravéhiculaire.

Lors du trajet en rover, Scott conduit et c’est Irwin qui se charge de la


description du terrain. Lee Silver, un des géologues du programme, est rassuré.
Durant les entraînements, il trouvait qu’Irwin restait trop dans l’ombre de son
commandant et lui avait demandé de prendre de l’assurance : on aurait besoin de
lui pendant que Scott conduirait ! Mais aujourd’hui, tout va bien, Irwin accapare
littéralement la fréquence avec ses précieuses observations.
Au pied du mont Hadley – le frère jumeau de celui dont ils ont frôlé le
sommet lors de la descente –, le rover s’arrête près d’un profond cratère. La
pente du terrain est si forte que Scott manque de tomber sur le dos en sortant du
véhicule. Il avertit son collègue, tout en admirant la vue à couper le souffle sur la
vallée, le grand canyon et les sommets des Apennins découpés sur le ciel noir.
Au loin, Falcon paraît minuscule. La couche de poussière est épaisse et la
marche difficile. La rigidité des combinaisons spatiales n’arrange rien.
Un peu plus tard dans la journée, ils se garent à quelques centaines de mètres
du cratère Spur. Tandis que Scott collecte des échantillons, Irwin voit la jeep
lunaire commencer à rouler toute seule ! Il réussit à la retenir de justesse, sans
que son commandant s’en aperçoive. Son cœur bat la chamade, mais il se remet
au travail.
En fouillant les environs, Irwin découvre deux magnifiques cailloux : l’un
d’une belle couleur verte, l’autre d’un blanc très pur. C’est la pierre verte qui
fascine le plus ce descendant d’Irlandais, mais c’est en réalité la roche blanche
qui sera la découverte de sa vie, le plus connu de tous les échantillons lunaires
du programme Apollo. Irwin vient sans le savoir de mettre la main sur la roche
la plus ancienne jamais étudiée (4,5 milliards d’années, contemporaine de la
formation du système solaire). On l’appelle désormais « Genesis Rock ».

Le rover lunaire près de la station 2 durant la première sortie extra véhiculaire. En arrière plan le cratère
Elbow et la crevasse Hadley.


*

De retour dans le module lunaire, Scott s’aperçoit que ses ongles douloureux
sont devenus noirs. Le port des gants pour la dernière sortie extra-véhiculaire
promet de devenir un vrai supplice. Irwin, de son côté, présente des signes
alarmants de fatigue. La nuit est encore une fois courte et inconfortable. Pour
leur troisième et dernier jour sur ce monde étrange, le réveil est plus
sympathique. Joe Allen lance un joyeux : « Schön guten Tag. Wie geht es
Euch ? » Scott répond dans un allemand approximatif : « Guten Morgen, mein
Herr. Ist gut. » Une courte conversation qui est un clin d’œil à Wernher
von Braun, le « farfelu » qui est bel et bien arrivé à l’envoyer sur la Lune !
Lors de cette ultime sortie extra-véhiculaire, Scott veut descendre dans le
canyon afin d’y chercher des échantillons. Mais les pentes sont trop abruptes et
l’endroit dangereux pour deux hommes à pied. Irwin lui dit clairement que si
l’envie lui prenait de descendre, il resterait, quant à lui, sur le bord. Sur Terre,
Houston s’inquiète aussi de voir les astronautes si près du gouffre. Les réserves
d’oxygène diminuant, on les presse de rentrer. Même si le LM n’est à ce
moment-là plus en vue, la navigation est plutôt simple. Comme Dave Scott
l’expliquera plus tard : « Pour ne pas se perdre, il suffisait de suivre les traces de
pneus laissées à l’aller… en espérant que personne d’autre ne serait passé par
là ! »
Avant de remonter dans Falcon, Dave Scott se place devant la caméra de
télévision pour réaliser une expérience de science amusante. Il tient dans une
main une plume (de faucon, comme il se doit) et, dans l’autre, un marteau. Puis
il annonce : « Galilée a démontré que la gravité agit de même manière sur chute
de différents poids. Maintenant, sur la Lune, nous allons le prouver. » Il lâche les
deux objets qui tombent sur le sol simultanément à sa grande satisfaction. Seul
bémol : Irwin marche malencontreusement sur la plume et les deux hommes sont
incapables de la retrouver, ce qui irrite considérablement Scott : il avait prévu de
la ramener sur Terre !
Irwin, dont l’état inquiète les médecins, se voit offrir quinze minutes de répit
pendant que son commandant termine le travail. Un cadeau extraordinaire ! Il en
profite pour galoper autour du LM et laisser une petite bible sur un siège du
rover. Il a aussi la délicatesse de déposer sur le sol lunaire la photo d’un certain
M. Irwin (aucun lien de parenté avec lui) dont la fille avait contacté Jim après
son décès. Ce monsieur avait rêvé toute sa vie d’aller sur la Lune.
De leur côté, les géologues insistent lourdement et lui demandent pour la
énième fois si la précieuse carotte de sol lunaire est bien à bord. C’est, de leur
point de vue, le plus important ! Scott, qui s’est meurtri les doigts en la leur
forant, serre les dents : il ne risque pas de l’oublier, leur satanée carotte !
Finalement, Jim rappelle à son commandant qu’il doit faire encore une
dernière chose… Et ça, pour le coup, Scott l’avait complètement oublié ! Il pose
alors dans la poussière une plaque honorant les astronautes et les cosmonautes
morts pendant la course à la Lune et couche à côté une petite statue en
aluminium représentant, selon lui, la dépouille d’un explorateur spatial, mieux
connue sous le nom de Fallen Astronaut.

*

Le sculpteur belge Paul Van Hoeydonck, l’auteur de cette statue, était devenu
le premier artiste à avoir une œuvre exposée sur une autre planète. Mais ses
sentiments étaient mitigés. Son idée première était de représenter un humain
dans l’espace, debout et regardant au loin, symbolisant l’envie d’explorer de
nouveaux mondes. Scott avait omis de lui dire que sa statue serait utilisée
autrement. L’artiste en fut désolé. En plus, la Nasa ne cita jamais son nom
pendant la mission, affirmant ne pas vouloir lui faire de publicité. Le comble
pour Van Hoeydonck sera d’entendre Scott parler de lui au débriefing de la
mission comme de « l’ouvrier » qui avait fait cette statue, sans le citer
nommément. Furieux, il dira : « Si je suis l’ouvrier, alors Scott est le livreur qui
a apporté ma statue sur la Lune. » Worden, toujours très humain, s’efforcera de
le rassurer lors d’une rencontre en 2015 : « Paul, tu es aussi un membre
d’Apollo 15. Tu fais partie de notre mission. » L’artiste me l’avait rapporté
fièrement lorsque je lui rendis visite chez lui en Belgique.

La plaque et la statuette Fallen Astronaut déposées à la surface la Lune par l’équipage d’Apollo 15 en
mémoire des astronautes américains et russes décédés dans le cadre des missions spatiales.


*

Au moment du décollage de Falcon, une forte musique de fanfare militaire
retentit aux oreilles des astronautes. L’instant d’après, une fois l’impesanteur
revenue, toute la cabine se remplit soudainement de poussière lunaire. Autant
dire que pour ces deux raisons, les deux hommes se félicitent d’avoir porté leur
casque. De retour dans le module de commande, Scott accuse violemment
Worden de les avoir dérangés avec sa musique, alors que c’est en fait Houston
qui l’a diffusée par mégarde. Worden hausse alors le ton à son tour et signifie à
son commandant que sa remarque est déplacée. L’humeur de Dave ne s’améliore
pas quand il s’aperçoit, trop tard, qu’il a oublié dans le module lunaire le petit
sac en tissu rempli d’affaires personnelles et les précieux souvenirs qu’il avait
emportés pour lui et ses proches. L’ambiance du retour ne promet pas d’être au
beau fixe.
Il faut dire que Scott et Irwin sont littéralement exténués. Houston craint
même qu’ils soient au bord de la crise cardiaque. On leur conseille de prendre
une tablette de Seconal pour dormir, un fort sédatif que l’on emploie à l’époque
pour les équipages. Mais les deux hommes refusent, ne se doutant pas de la
gravité du problème.
Alors que le vaisseau Apollo vole à grande vitesse vers la Terre, Worden a
enfin son heure de gloire. Il effectue la première sortie extra-véhiculaire de
l’histoire dans l’espace profond entre la Terre et la Lune afin de récupérer les
films des caméras placées sur les flancs du vaisseau. Worden est profondément
touché par ce qu’il voit : d’un côté, la grande boule grise d’où il vient ; de
l’autre, une magnifique planète bleue vers laquelle il retourne.
Au final, David Scott aura réussi son pari et commandé la mission lunaire la
plus complète et la plus parfaitement exécutée. Mais une triste affaire est venue
ternir son image d’astronaute modèle. Scott avait un contrat avec un
collectionneur de timbres allemand qui lui avait proposé d’emmener avec lui des
enveloppes signées et de les tamponner sur la Lune. La vente de ces enveloppes
devait rapporter une belle somme à tout le monde. Bien des astronautes avaient,
avant cela, procédé de la même façon. Ils espéraient ainsi se munir d’une sorte
d’assurance-vie pour leurs familles. Tout au plus les quantités étaient-elles un
peu inhabituelles dans le cas d’Apollo 15 (d’autant qu’aux dires de Worden,
Scott amena 300 enveloppes de plus à l’insu de ses collègues). La presse
s’empara de l’histoire et la Nasa – qui était également fâchée d’avoir été mise
devant le fait accompli lors du dépôt du Fallen Astronaut décida cette fois de
faire un exemple. Scott réussit à passer entre les gouttes et c’est surtout Al
Worden qui subira les conséquences de cette histoire d’enveloppes. Il se défendit
tout de même assez bien pour terminer ses années de service et s’assurer ainsi
une retraite digne. Il en a voulu à Scott de s’être défilé.
Dave Scott ne vola plus, mais il resta à la Nasa et, dans un premier temps, il
pouvait sembler que sa carrière avançait brillamment, même si l’affaire des
enveloppes lui valut de ne pas recevoir le grade de général. Il dirigea un temps le
centre de recherches en vol d’Edwards et, avant cela, s’occupa activement du
projet Apollo-Soyouz. C’est dans ce cadre que le cosmonaute Alexeï Leonov lui
rendit visite chez lui. Le Russe fut choqué de voir le livre d’Adolf Hitler Mein
Kampf dans sa bibliothèque… C’est peut-être à cela que Deke Slayton faisait
référence lorsque, dans ses mémoires, il remua le couteau dans la plaie en faisant
une remarque acide sur « l’ouverture d’esprit au niveau politique » de Dave
Scott, avant de le qualifier de boy-scout intolérant, toujours prompt à reprocher
aux autres ce qu’il considérait comme des défaillances. Les deux hommes eurent
à cette occasion un face-à-face musclé qui signa la fin de la carrière de Scott à la
Nasa en 1977.
Par la suite, il prit part à un programme secret de l’Air Force, pour laquelle il
fut responsable de la formation des astronautes qui devaient voler sur la navette
militaire Blue Shuttle. Le projet ne verra jamais le jour, mais les astronautes
accompliront des missions militaires avec le vaisseau de la Nasa. Scott Millican,
le spécialiste des opérations en combinaisons lunaires, a travaillé pour Scott à
cette époque. En Californie, ils avaient même fait construire une piscine
d’entraînement afin de s’exercer aux sorties extra-véhiculaires pour la réparation
des satellites espions. En 1984, Scott a initié un projet privé de lancement de
satellites à l’aide d’une fusée chinoise Longue Marche. Mais les investisseurs
occidentaux ne furent pas séduits par cette collaboration américano-chinoise. Il
occupera ensuite plusieurs postes de conseiller au cinéma. Il a également fait la
une de la presse people à cause de sa relation, en 2001, avec une présentatrice de
la BBC.
En juillet 2017, le magazine Glamour l’a élu « astronaute vivant le plus
sexy » et cela à l’âge de 85 ans ! C’est aussi aujourd’hui le plus riche, puisqu’il
est devenu un homme d’affaires brillant.
Scott est une énigme. Très discret et humble, il est difficile d’imaginer toutes
ces frasques lorsqu’on le rencontre. Lors du célèbre Spacefest à Tucson, organisé
en 2017 par les époux Kim et Sally Poor, Scott m’avait confié qu’il prenait
définitivement sa retraite et mettait fin à ses apparitions en tant qu’astronaute. Je
pense souvent au discours qu’il fit à son retour sur Terre. Se référant à une
citation du philosophe grec Plutarque, il avait déclaré : « L’esprit n’est pas un
vase que l’on doit remplir ; mais une bougie que l’on doit allumer », et conclu en
espérant que les échantillons lunaires allumeraient la flamme de la curiosité.

*

Irwin admettait volontiers qu’il avait eu le plus grand mal à se réadapter lors
de son retour sur Terre. Il était difficile, selon lui, de garder son équilibre mental
après une telle aventure. Vous vous retrouviez du jour au lendemain à dîner avec
des rois et des reines, à faire des discours aux présidents de pays lointains, à
servir d’ambassadeur des États-Unis, le tout à un moment de votre vie où ce dont
vous aviez le plus besoin était de vous reposer, de digérer les émotions et les
souvenirs dramatiques de votre séjour dans un monde extraterrestre, et de voir
votre famille.
Irwin prit conscience que la vie était trop courte et il quitta la Nasa, à peine
son tour du monde terminé. Sa foi avait été exacerbée par son voyage et il décida
de s’y consacrer. Il créa la fondation chrétienne High Flight, servant pendant
plus de vingt ans comme « ambassadeur du Prince de la Paix ». C’est lors d’une
de ces apparitions que j’ai fait sa connaissance. Sa devise était : « Jésus
marchant sur la Terre est plus important que l’homme marchant sur la Lune. »
Les anomalies du rythme cardiaque dont Irwin avait souffert pendant la
mission Apollo 15 se révélèrent très vite aussi graves que les médecins de vol
l’avaient craint. L’intensité des efforts nécessaires avait poussé Irwin hors de ses
limites, et le manque d’apports en potassium durant cette période avait
vraisemblablement endommagé son cœur à jamais. Il eut une première crise
cardiaque quelques mois seulement après son retour de la Lune, devenant ainsi
le premier et le seul marcheur lunaire à souffrir d’un grave problème de santé
directement lié à son vol. La Nasa corrigera les apports nutritifs dès les vols
suivants avec une dose journalière et rigoureusement obligatoire de jus d’orange.
En 1973, Jim Irwin décida de lancer une expédition à la recherche de l’Arche
de Noé située, si on en croit les Écritures, au sommet du mont Ararat, à la
frontière entre la Turquie et l’Union soviétique. Irwin fondait ses espoirs sur le
fait qu’en 1949, un avion espion de l’US Air Force avait découvert une structure
suspecte sur les flancs de la montagne. Il semble aujourd’hui que cette structure
existe bel et bien, mais qu’elle s’explique par une curiosité géologique. La
première expédition d’Irwin ne donna rien, mais comme vous pouvez vous en
douter, cela ne le fit pas renoncer. En 1982, il se lança dans une deuxième
expédition. Irwin tomba sur un glacier qui lui infligea de nombreuses lacérations
profondes.
Il souffrit encore de nombreuses crises cardiaques. La dernière lui coûta la vie
en 1991, alors qu’il était âgé d’à peine 61 ans. Jusqu’à sa mort, Jim Irwin fut un
homme religieux et un créationniste convaincu. Mais son message était plus
universel : « Trouvez le vrai but de votre vie » et « Croyez de tout votre cœur en
vos rêves ! Ils deviendront réalité ».

*

La capsule Endeavour frappe l’atmosphère terrestre le 7 août 1971, après
douze jours de mission. La rentrée atmosphérique est un moment intense et
pénible. Les trois hommes, écrasés sur leurs sièges par une force équivalente à
sept fois leur poids, sont comme enfermés dans une boule de feu. Les flammes
lèchent les hublots tandis que la capsule qui creuse son chemin à travers des
couches d’air de plus en plus denses vibre violemment. Ballottés, impuissants,
ils sont incapables de faire un mouvement. Puis, les flammes s’estompent et font
place à un magnifique ciel bleu. Une explosion libère les trois parachutes blanc
et rouge. Mauvaise surprise : l’un d’eux semble ne pas avoir fonctionné. Les
trois hommes peuvent s’attendre à un amerrissage des plus rudes. Malgré tout,
lorsqu’on demandera à Worden – pilote de l’Air Force – le moment qui fut selon
lui le plus dangereux de leur mission, il répondra crânement : « Être récupéré
par des types de la Navy ! »
Assis dans l’hélicoptère qui se pose sur le pont du porte-avions, Scott,
toujours très discipliné et exigeant, ordonne à ses coéquipiers de se tenir prêts :
« À mon signal, nous ferons le salut militaire tous en même temps ! » Une fois
leur engin posé, les trois hommes mal rasés s’alignent sur le petit escalier, mais
Irwin et Worden attendent le signal en vain. Scott, sous le coup de l’émotion, a
salué la foule des marins sans le donner, et ses collègues restent figés. Cela
donne une belle photo souvenir (référencée AP15‑71-H-1238). Le regard
d’Irwin, surtout, en dit long sur son état d’hébétement.
Photographie AP15‑71-H-1238

Mais Apollo 15 est un succès complet. Toutes les expériences prévues ont été
réalisées, malgré le plan de vol extrêmement chargé. L’équipage a ramené un
record de 77 kilos de roches lunaires, dont le fameux Genesis Rock. Or,
décidément, tous les prétextes sont bons pour ceux qui veulent en finir avec
Apollo. Les mêmes qui voulaient arrêter les frais après la quasi-catastrophe
d’Apollo 13 arguent désormais que la complète réussite de la mission 15 justifie
la fin du programme. Et cette lois, le président Nixon est d’accord. Il faut dire
qu’un sondage vient de révéler que seuls 48 % des contribuables américains
soutiennent encore les dépenses du programme spatial, et le président ne peut
l’ignorer. Il envisage donc d’annoncer l’annulation des missions 16 et 17. Au
moment même où les données scientifiques commencent à pleuvoir !
8
Sous le soleil du sud
Apollo 16

L’équipage d’Apollo 16 : Ken Mattingly, John W. Young et Charles Duke.

LÀ POUSSIÈRE EST RETOMBÉE INSTANTANÉMENT dès que le moteur de descente


fut stoppé. Le paysage lunaire se révèle dans toute sa froideur tandis que, pour la
première fois depuis qu’on leur a donné le feu vert de l’atterrissage, Charlie
prend le temps de regarder par le petit hublot triangulaire. Son commandant,
John Young, n’est qu’une présence silencieuse qu’il devine sur sa gauche. Il a
presque l’impression d’être seul à bord. Un pressentiment angoissant l’étreint
tandis qu’il scrute le désert… Désert ? Son cœur manque un battement. Là
dehors, deux traces de roues parallèles dans la poussière lunaire mènent à un
véhicule posté presque sur l’horizon.
L’instant d’après, Charlie est dehors, en combinaison. Young est avec lui. Ils
marchent jusqu’au rover où sont assis, immobiles, deux astronautes. Lorsqu’ils
soulèvent leur visière adorée, ce sont leurs propres visages qu’ils découvrent, les
yeux grands ouverts sur le vide de l’espace. Houston ouvre un canal. Les
ingénieurs donnent leur première appréciation de la situation. Selon eux, les
deux cadavres et la jeep lunaire sont là depuis plus de 10 000 ans… Charlie
Duke se réveille en sursaut.
Il est à Hawaii et il vient de refaire le cauchemar qui le hante depuis quelques
jours. Sa mission aura lieu dans quatre mois et il doit suivre une formation
géologique intensive. Des cratères d’impacts lunaires et des roches choquées, les
scientifiques en ont observé et étudié en pagaille grâce à ses collègues, les
précédents marcheurs lunaires. Cette fois, ils sont à la recherche d’indices sur
l’activité volcanique passée de notre satellite. C’est pour cette raison que les
géologues l’ont envoyé en compagnie de John Young sur les pentes des volcans
hawaiiens. Mais le jeune Charlie, qui n’a décidément pas de chance avec les
microbes{48} a attrapé une forte fièvre et le voici alité dans un hôpital de Pearl
Harbor{49}.

*

Charlie Duke est, sans conteste, le plus populaire des marcheurs lunaires. Il
est unique, même au milieu de ces personnalités flamboyantes. Grand, mince et
sportif, il a un peu la belle frimousse d’un cow-boy dessiné par Norman
Rockwell. Sa dégaine naturelle et candide et son sourire malicieux font mouche
à chaque coup. Malgré son succès auprès des femmes, il est toujours marié à son
grand amour de jeunesse, Dorothy. Sympathique et ouvert, lors de festivités,
vous pouvez être sûr de le retrouver toujours au bar entouré d’une foule qui boit
ses paroles en riant. Comme tous les marcheurs lunaires, c’est aussi un homme
de parole extrêmement discipliné sur lequel on peut toujours compter. Pour les
mêmes raisons, il peut parfois se montrer strict et impatient, mais reste toujours
d’un commerce agréable.
Ma première rencontre avec Charlie Duke remonte à juin 1997 à Zurich. Le
hasard avait voulu que je découvre une affichette en ville annonçant sa venue. Je
me suis rendu dans une salle où, si ma mémoire est bonne, moins d’une
vingtaine de personnes attendaient l’astronaute. Il parla très simplement de son
expérience et, à ma grande surprise, son épouse Dorothy aussi, pour nous
expliquer en toute franchise le rôle ô combien difficile de femme d’astronaute.
J’avais gardé de cette rencontre l’image d’un homme plein d’humour, certes,
mais aussi empreint d’une certaine dureté. Grâce à mon ami Yvan Voirol qui le
connaissait bien, je repris contact avec Duke en 2008 lors d’un de ses passages
en Suisse. Charlie et Dorothy sont devenus depuis des amis que nous ne pouvons
imaginer passer une année sans voir !
Le père et la mère de Charlie étaient tous deux originaires de Caroline
du Sud, mais ils se rencontrèrent par hasard à New York, où ils étaient venus
chercher du travail lorsque la Grande Dépression avait ruiné les campagnes. Son
père était courtier en assurances le jour et serveur dans un restaurant le soir.
Quelques années plus tard, il leur sembla plus sûr de retourner en Caroline
du Sud près de leurs parents pour fonder une famille. Charlie Duke et son frère
jumeau Bill naquirent le 3 octobre 1935. Bill souffrait d’une malformation
cardiaque qui handicapait ses activités sportives, mais les deux enfants étaient
très complices.
Après l’attaque de Pearl Harbor, leur père s’engagea dans la Navy. Charlie et
sa famille vécurent alors chez la grand-mère maternelle. Ses héros de jeunesse
étaient les justiciers du Far West, auxquels il rêvait de ressembler.
Le père de Duke était froid et distant, et les deux frères souffrirent d’un
manque d’amour de sa part. C’est sans doute une des raisons qui poussaient
Charlie à essayer de plaire à tout le monde. Il voulait que ceux qui l’entouraient
soient fiers de lui, comme il l’admet lucidement dans son autobiographie. À
l’adolescence, cela lui valut de suivre trop facilement les autres et parfois de
prendre de mauvaises habitudes. Son permis de conduire en poche dès l’âge de
quatorze ans, il me confia un jour qu’il avait failli se tuer en roulant à tombeau
ouvert sur les routes rectilignes de la région.
Afin d’accroître ses chances de poursuivre son parcours dans l’armée, ses
parents l’inscrivirent à l’académie de l’Amiral Farragut à St. Petersburg, en
Floride, une école privée dont il sortit avec les honneurs en 1953. Mais l’anglais
n’était pas son fort et il n’entra à l’Académie navale d’Annapolis que de justesse.
Ce ne fut pas le choix le plus heureux de sa vie : il découvrit qu’il souffrait du
mal de mer ! Un jour, il oublia de porter ses couvre-chaussures et fut convoqué
chez le commandant, à qui il expliqua : « Je pense que c’est un règlement
stupide », ce qui lui valut l’engueulade de sa vie et mit un terme à toute chance
de promotion.
Duke tenta alors sa chance en passant les examens de pilote de l’Air Force,
qui étaient proposés à un contingent restreint de marins de la Navy. Les
médecins lui diagnostiquèrent un léger astigmatisme à l’œil droit et il fut dans un
premier temps recalé. Par chance, après réexamen de ses notes, l’Air Force
accepta tout de même de le sélectionner, et Charlie Duke obtint son brevet de
pilote de chasse en 1958 avant d’être affecté à Moody en Géorgie, puis en
Allemagne de l’Ouest.
Si vous avez lu les chapitres précédents, vous vous doutez que c’est l’heure
du retour sur les bancs de la fac. Pour Charlie, ce fut le MIT, à Boston. Hélas,
Charlie eut du mal à comprendre les cours malgré l’aide de deux amis pilotes, et
ses notes restèrent en dessous des niveaux requis en principe par l’Air Force.
Mais personne ne peut sincèrement vouloir du mal au sympathique Charlie, aussi
ses supérieurs fermèrent-ils les yeux et, grâce à ses efforts pour s’améliorer, il
empocha finalement son master en astronautique. Comme un bonheur n’arrive
jamais seul, c’est aussi à Boston qu’il rencontra Dorothy, l’amour de sa vie.
Et la chance continua ! Deux ans après, en 1964, il fut admis malgré ses notes
moyennes comme pilote d’essai à Edwards. C’est à cette époque qu’il découvrit
les exploits des premiers hommes dans l’espace et, se rendant compte qu’il
remplissait à ce moment-là tous les critères pour devenir astronaute, il en parla
avec son chef Chuck Yeager. L’homme qui n’aimait souvent pas les ingénieurs
de formation fut, comme tout le monde, séduit par le jeune homme et
l’encouragea à tenter sa chance. Charlie fut sélectionné en 1966.
Charlie Duke fut vite enrôlé dans l’équipe de soutien de la mission Apollo 10,
puis comme on l’a vu au chapitre 3, il eut l’honneur de servir comme
communicateur de capsule (CAPCOM) lors de la mission historique d’Apollo
11 : la voix de Houston, lors du premier atterrissage sur la Lune, c’était lui. Il fut
ensuite membre de l’équipage de réserve d’Apollo 13 – raison pour laquelle sa
rubéole posa le problème déjà évoqué – et pouvait donc prétendre voler vers la
Lune trois missions plus tard.
Les astronautes subissaient à cette époque des entraînements de survie pour le
cas où ils devraient attendre les secours après un atterrissage hors de la zone
prévue. On leur apprenait les gestes utiles dans la jungle ou le désert comme de
manger des serpents, des rats et tout ce qu’ils pouvaient trouver. Duke m’a
raconté un souvenir amusant lors d’un de ses entraînements en Islande. Un
garde-pêche s’approcha de son groupe afin de contrôler leurs permis de pêche
(qu’ils n’avaient pas, bien évidemment). Les braconniers du jour eurent toutes
les peines du monde à le convaincre des vraies raisons de leur présence !
« Lucky » Duke et Ed Mitchell durent un jour s’envoler de Houston vers New
York à bord de leur T-38 de la Nasa pour aller visiter les ateliers Grumman.
C’était l’hiver et la visibilité était mauvaise. Mitchell posa l’avion à trop grande
vitesse et il ne réussit pas à freiner suffisamment. Il sortit de la piste et finit sa
course dans un champ. Par chance, le sol était gelé, et les deux hommes en
profitèrent pour rejoindre un taxiway et retourner sur le tarmac comme si rien ne
s’était passé. Mieux, grâce à la mauvaise visibilité ce jour-là, les gens de la tour
de contrôle ne s’étaient aperçus de rien ! La Nasa ne fut jamais mise au courant
de cet incident…

*

Après avoir déchiré l’atmosphère dans une traînée de flammes, le vaisseau
spatial est devenu un improbable planeur de soixante-dix tonnes. L’homme qui
est aux commandes est inconnu du grand public. Pourtant, il s’apprête, en
terminant l’atterrissage en manuel, à couronner la plus prodigieuse carrière
d’astronaute de l’histoire. En ce 14 avril 1981, John Young est sur le point de
devenir le premier homme à avoir effectué cinq missions dans l’espace{50}, le
seul homme à avoir piloté quatre vaisseaux différents – la capsule Gemini, le
module de commande Apollo, le LM et, en ce vol inaugural, la navette spatiale
Columbia. Il est aussi, avec Jim Lovell et Gene Cernan, une des trois seules
personnes à avoir volé deux fois jusqu’à la Lune (sur Apollo 10, la délicate
mission de répétition générale, et comme commandant d’Apollo 16). Aviateur de
génie, un de ses collègues astronautes dira de lui qu’à la différence de la plupart
des pilotes qui montent dans leur avion, lui le porte comme un vêtement. Et c’est
avant tout un pilote d’essai dans l’âme. Il a été le premier astronaute du second
groupe à voler dans l’espace et le pilote du premier vol Gemini habité. En fait, sa
carrière se confond avec l’âge d’or du programme spatial de la Nasa.
Peut-être en cet instant se souvient-il de l’incroyable aventure qu’il a vécue
neuf ans plus tôt, presque jour pour jour. Sa femme Susy, qu’il venait de
connaître, travaillait alors au département de gestion des risques de la Nasa.
L’agence, avait-elle fait fuiter à son intention, estimait à une sur cinq ses chances
de ne pas revenir vivant de la Lune. Et, en effet, Apollo 16 a connu une pluie
d’incidents techniques qui auraient facilement pu faire annuler la mission, voire
les tuer lui, Ken Mattingly et Charlie Duke. Ils doivent en partie à la chance
d’être arrivés jusqu’au sol lunaire…

*

J’ai rencontré une seule fois John Young, chez lui, peu de temps avant sa mort
des suites d’une pneumonie. Ce moment fut un des plus intenses de ma vie. La
présence de Young était réellement impressionnante. De taille moyenne, discret
jusqu’à l’effacement, certains commettaient l’erreur de le sous-estimer. Il
émanait en fait de lui une sérénité inébranlable. Young était un ingénieur hors
pair, extrêmement brillant, et il était doté d’un bel humour très fin. Son attitude
souple, décontractée, l’expression désabusée de ses yeux naturellement mi-clos
qui lui donnaient un charme à la Colin Farrell, tout cela dénotait en réalité une
maîtrise de lui-même exceptionnelle.
Lors de nos longues soirées passées à discuter, Günter Wendt parlait très
souvent de John Young. Günter le tenait en grande estime. Voilà un homme,
disait-il, doté de qualités que beaucoup jugeaient hors du commun, et qui était
pourtant en permanence à l’écoute des autres. On se souvient, par exemple, que
lors de la catastrophe d’Apollo 1, Günter ne travaillait momentanément plus
comme pad leader à la Nasa. Young avait alors décroché son téléphone pour lui
demander son avis, puis s’était chargé tout au long de l’enquête de relayer ses
remarques et ses questions. Une collaboration essentielle que peu de gens
connaissent.
Pour en revenir à notre rencontre, l’astronaute suisse Claude Nicollier, qui
était son ami personnel, m’avait donc emmené dans ce très beau quartier
résidentiel tout proche du Johnson Space Center. Nous avions attendu un long
moment devant le portail anonyme. Peut-être John avait-il oublié notre rendez-
vous.
Puis on nous ouvrit. Sans la moindre trace d’agacement face à cette visite
surprise, Young nous reçut dans un grand salon décoré d’un magnifique cheval
de carrousel en bois. Un match de football américain passait sur le grand écran
de télévision et un livre sur le Brexit – le sujet du moment – était posé près de
son fauteuil. Il s’y était installé de manière si décontractée qu’il était presque
allongé, le corps au calme, sans le moindre geste superflu. Sa tête bien calée en
arrière bougeait peu, mais ses yeux d’une incroyable intensité passaient à toute
allure de Claude à moi au cours de la conversation. Un regard où il me sembla
lire une bienveillance qui me toucha beaucoup.
Comme tous les astronautes de l’âge d’or, John Young, né en 1930, était un
enfant de la Grande Dépression. À la naissance de son frère cadet Hugh, son
père, ingénieur en génie civil (il avait construit le fameux hangar à dirigeables de
la base de la Navy à Moffet), perdit son emploi. À l’instar de beaucoup
d’Américains à cette époque, les Young durent recourir à la solidarité familiale
pour surnager. Ils déménagèrent en Géorgie, dans la petite ville d’origine du père
où il finit par retrouver un boulot comme pompiste. On poussa les meubles et la
famille s’installa chez l’oncle Will, détenteur d’une encyclopédie populaire
intitulée Le Livre du savoir qui fit grande impression sur le petit John.
Enfant pauvre dans le Sud, John Young grandit au milieu de la communauté
noire américaine. « C’est tante Alice qui m’a tout appris sur la nature, les
abeilles et les oiseaux, tante Fanny sur la cuisine et l’oncle Jim sur le
jardinage », disait-il. Comme nous le verrons plus tard, il devait rendre sur la
Lune un hommage subtil à cette autre famille qu’il considérait comme la sienne.
Lorsque je lui parlai de ces liens et l’interrogeai sur l’actualité d’une Amérique
racialement déchirée, il fut soudain très ému, réprimant ses larmes avec
difficulté, la bouche tremblante. Sa tête pivotait de droite à gauche dans une
dénégation désespérée.
Lorsqu’il avait six ans, sa famille déménagea brièvement en Floride, près
d’Orlando, où le père avait retrouvé un emploi. Mais un drame brisa ce nouveau
départ. John Young se souviendra toute sa vie de cette nuit terrible où on
emmena sa mère dans une camisole de force. Son père lui expliqua simplement
qu’elle était malade, et John espéra toute son enfance qu’elle reviendrait bientôt
à la maison. C’est bien plus tard qu’il apprit la schizophrénie de sa maman, bien
trop difficile à appréhender lorsqu’il était enfant. Il découvrit aussi que cet asile
était un endroit terrifiant. Son père décida qu’il serait mieux pour les enfants de
suivre leurs études à Cartersville et il les envoya à nouveau dans sa famille en
Géorgie. De retour chez l’oncle Will, John y trouva un télescope et put observer
les cratères de la Lune pour la première fois de sa vie. Les années suivantes, il
prit de petits jobs d’été en Floride, chez son père, notamment à Titusville, près
de Cap Canaveral qui n’était alors qu’un bayou sauvage.
John Young traversa l’école et le lycée sans difficulté aucune, puis fit de
brillantes études d’ingénieur au Georgia Tech. Il entra à la Navy juste à temps
pour participer à la guerre de Corée avant de commencer sa formation d’aviateur
à Pensacola. À son grand désespoir, on l’affecta aux hélicoptères, lui qui rêvait
de piloter des jets. Lors d’un vol d’entraînement, il manqua se tuer lorsqu’une
perte de puissance soudaine et inexpliquée l’obligea à voler très bas, rasant la
cime des arbres (plus tard, on trouva une bande dessinée coincée dans l’entrée du
carburateur !). Il finit néanmoins par réaliser son rêve en 1954 lorsqu’il fut
breveté pilote de jet. En avril 1956, il commença sa qualification de pilote
embarqué sur le porte-avions USS Coral Sea. Lors de son premier atterrissage, la
mer était très agitée. Au moment où les roues de son appareil allaient toucher le
pont du navire, celui-ci se cabra brusquement vers le haut. L’atterrissage fut si
brutal (près de 22 G) que son train gauche céda. Il souffrit ensuite longtemps de
terribles douleurs à la nuque, mais en bon pilote de chasse, fit tout son possible
pour éviter le médecin de bord. Young suivit ensuite une formation de pilote
d’essai sur la base navale de Patuxent River.
Il y avait là deux types de pilotes, disait-il. Les premiers pensaient tout réussir
par le talent. Ceux-là finissaient généralement par casser leur avion ou par se
tuer. Young voulait devenir un autre type de pilotes : ceux qui ne laissent rien au
hasard. Le plus dur dans ce métier était de rester méticuleux et concentré à
chaque instant. Il se mit au travail avec discipline et acharnement. Des qualités
qui le firent remarquer par son supérieur à la base, un certain Jim Lovell, le futur
commandant d’Apollo 13.
De sa sélection comme astronaute, Young se souvenait surtout de la torture
des tests médicaux. Les évaluateurs n’arrêtaient leurs maltraitances que lorsque
sa pression sanguine dépassait 200. Ils lui mirent de l’eau chaude dans les
oreilles jusqu’à en faire trembler ses yeux. On lui fit subir un lavage rectal,
scruter des taches d’encre pendant qu’un psychiatre lui demandait s’il détestait
plus sa mère ou son père. Une fois les tests passés, il était impossible de savoir si
on avait réussi ou raté. John Young dira un jour : « À la fin, tous les candidats se
retrouvèrent lors d’une soirée. Je sentais que j’avais mes chances de
réussir, mais après avoir passé du temps avec tous ces types, je n’en étais plus si
sûr. Il y avait tant de talents incroyables ! » Mais John Young fut sélectionné du
premier coup dans le second groupe d’astronautes de la Nasa.
Il vola sur deux missions Gemini. Lors de la mission Gemini 3, il emportera
avec lui en secret un sandwich, une surprise pour son commandant Gus Grissom.
Deke Slayton en personne l’y avait autorisé. Mais une fois en orbite, les miettes
inquiétèrent les techniciens au sol et, pour la forme, Young recevra un blâme…
Rien de bien sérieux, vous l’aurez deviné.
Lors de notre conversation, nous échangeâmes sur la menace d’une collision
d’astéroïde avec la Terre et les moyens de s’en prémunir, un sujet qui le
passionnait. Et puis, il me confirma que son atterrissage sur la Lune avait été
béni par la chance. Il avait posé son module lunaire à quelques mètres à peine
d’un grand cratère qui aurait pu à jamais l’empêcher de repartir…

*

« Charlie Duke s’est échappé ! » À la veille du départ, le cri d’un chef de la
Nasa retentit dans l’Holiday Inn plein à craquer d’officiels et de membres des
familles des astronautes. Les trois membres d’équipage de Apollo 16 sont, en
effet, censés être confinés en quarantaine avant le vol, une précaution devenue
obligatoire depuis qu’une histoire de rubéole a cloué au sol un des membres de
l’équipage originel d’Apollo 13. Charlie Duke devrait connaître le bien-fondé de
cette mesure ! C’est lui qui est tombé malade quand il faisait partie de l’équipage
de réserve ! Et Ken Mattingly aussi devrait le savoir, puisqu’on a craint que
Duke ne l’ait contaminé, raison pour laquelle il s’apprête à voler trois missions
plus tard que prévu avec le responsable de ses déboires. « Mais si, regardez ! »,
poursuit le responsable furieux, « il est en train de nager dans la piscine. » Vous
l’aurez deviné, ce n’était pas Charlie qui barbote à l’hôtel, mais son frère jumeau
Bill. Charlie Duke et ses compagnons attendent le départ bien sagement à
l’isolement.
Le lendemain matin, un soleil levant radieux éclaire la fusée. Dans
l’ascenseur, Duke est anxieux. Il est en train de se laisser envahir par ce
sentiment très désagréable que tout un chacun ressent au moins une fois dans sa
vie : la peur de ne pas être à la hauteur. Heureusement, Günter Wendt est là pour
faire descendre la pression. Il les attend devant l’écoutille de la capsule avec ses
fameux cadeaux et son sourire farceur. Young se voit offrir des extensions pour
ses bras – qu’on avait trouvés plus courts que la moyenne lors des essais de
combinaison – et Duke découvre son siège décoré de la pancarte « La place du
pestiféré », allusion à ses mésaventures microbiennes.
Lorsque la Saturn V s’arrache du pas de tir, les vibrations terrifient le jeune
Charlie, qui ne voit pas comment la capsule pourra y résister et l’imagine déjà en
train de se disloquer en mille morceaux. Son pouls grimpe à 140. Young, vétéran
d’Apollo 10, ne bronche pas et son cœur se maintient à un athlétique 70. Quand
on lui demandera plus tard les raisons de son calme, Young dira, en souriant
modestement : « Oh, mon cœur était trop vieux pour battre plus vite. »
Collés dans leurs sièges par une accélération de 4 G juste avant la séparation
du premier étage, les astronautes ressentent un brusque « coup de frein » au
moment où les moteurs tombent d’un coup à court de carburant. Puis, avant
d’avoir eu le temps de respirer, ils sont à nouveau plaqués contre leurs sièges à
l’allumage du deuxième étage. Young comparait cette expérience à celle du
passager d’un train qui s’écraserait à pleine vitesse contre un mur.
Quelques heures plus tard, alors que le train lunaire file vers sa destination,
Duke est subjugué par la vision de la Terre. Il sait d’ores et déjà qu’il en restera
marqué à vie.
Ken Mattingly place le module de commande Casper en orbite lunaire trois
jours plus tard. Young et Duke disparaissent dans le module lunaire Orion pour
le préparer à la descente. Lorsque Duke entame les tests, il découvre que
l’antenne de réception des données informatiques ne fonctionne plus
correctement. Il va devoir entrer manuellement dans l’ordinateur les paramètres
reçus par radio, ce qui implique une perte de temps conséquente et le risque de
se tromper ! Ces listes nécessaires au recalibrage des vecteurs d’approche font
179 chiffres de long et une seule erreur peut être fatale.
Après quoi, un autre problème apparaît. Un des petits moteurs du contrôle
d’attitude du LM (ceux qui permettent de changer son orientation dans l’espace)
montre un risque de surpression. Young propose d’ouvrir le circuit des gaz afin
de réduire la pression, mais Duke s’y oppose farouchement, craignant que cela
ne cause des dommages irrémédiables. C’est la première fois que le ton monte
entre les deux hommes. Finalement, on tente de refouler la pression dans le
réservoir, une astuce qui sauve la mission (sans ces systèmes essentiels pour le
contrôle de l’engin, l’alunissage est impossible). Duke termine juste à temps
d’entrer les derniers chiffres dans l’ordinateur de bord : ils sont prêts.
Lorsqu’ils reçoivent le feu vert de Houston, Casper et Orion se séparent en
orbite lunaire basse. Mattingly commence alors, de son côté, une série de tests
dans le module de commande. Et c’est là que les gros ennuis arrivent. Lors d’un
bref allumage du moteur principal de Casper ; celui qui est censé les ramener sur
Terre, Ken Mattingly, ressent de violentes vibrations. Un terrible pressentiment
l’étreint. Il coupe tout immédiatement. Il semble que cela vienne du système de
commande secondaire. À Houston, des dizaines de techniciens et d’ingénieurs
allument des cigarettes à la chaîne. Le directeur de vol ordonne à Young et à
Duke d’interrompre immédiatement la manœuvre de descente et de se préparer à
rejoindre leur camarade. Pour les deux astronautes du LM, cet ordre sonne
comme un arrêt de mort. L’attente dure des minutes, puis des heures. Young et
Duke voient leur rêve s’envoler. Soudain, une voix joyeuse retentit : « Apollo
16, vous êtes go pour la descente, problème maîtrisé ! » Mattingly et Houston
ont bien travaillé. Charlie Duke et John Young sont galvanisés par l’espoir
retrouvé. Plus rien ne peut les retenir !

*

Comme on l’a dit, la mission géologique d’Apollo 16 consiste à étudier les
traces du volcanisme lunaire. Au milieu des cratères d’impacts foisonnants de la
Lune, les géologues ont repéré difficilement une formation – la formation de
Cayley – qui est peut-être, elle, d’origine volcanique. Elle est située sur un haut
plateau de l’hémisphère Sud, non loin du cratère Descartes. Ce sera la zone
d’atterrissage la plus au sud du programme, mais le problème, c’est qu’elle était
alors mal cartographiée. On ignorait son altitude exacte et les accidents de la
surface n’étaient connus qu’à quelques dizaines de mètres près. Par-dessus le
marché, deux grandes montagnes encadraient la zone au nord et au sud. Il fallut
donc se résoudre à confier à John Young l’entière responsabilité de trouver, au
dernier moment, un terrain praticable.
L’approche à l’entrée du cratère Descartes est parfaite, et le module lunaire
Orion se pose en douceur. Mais lorsque les deux hommes observent leur
environnement, ils s’aperçoivent que les pieds du LM sont à moins de deux
mètres d’un cratère de plusieurs mètres de profondeur. Jamais un module lunaire
n’avait échappé d’aussi près à la catastrophe. Duke dit aujourd’hui que, selon
lui, les pentes de ce cratère n’auraient pas créé de problème insurmontable.
Young, quant à lui, admettait qu’ils avaient eu de la chance et que, si un pied du
module était entré dans ce trou, ils n’auraient peut-être pas pu redécoller. Gene
Cernan écrit même très clairement dans son autobiographie que cela aurait été
effectivement le cas. Il semble donc qu’on a évité la tragédie à quelques mètres
près.

La surface de la Lune autour du LM peu après l’atterrissage d’Apollo 16.

Conscients des nombreux problèmes qu’ils viennent de maîtriser ces


dernières heures, Young et Duke sont euphoriques. Mais cela fait vingt heures
qu’ils n’ont pas dormi, et Houston leur ordonne de prendre du repos.
Les astronautes emportent une pharmacopée conséquente : des stimulants
pour rester éveillés et performants, des médicaments contre les douleurs, le mal
de voyage, la diarrhée, la constipation et le rhume. Et, bien sûr, des somnifères
pour dormir malgré l’adrénaline. (En revanche, contrairement à la légende, pas
de pilule de cyanure : comme me l’a confié un astronaute, « pour se tuer
instantanément, c’était simple : il suffisait d’ouvrir le sas ! ».)
Mais même les somnifères les plus forts n’arrivent pas à avoir raison de
l’excitation de Duke, d’autant qu’ils sont réveillés par deux alarmes et une
décharge statique très bruyante.
Après un petit-déjeuner vite avalé, Young et Duke se dépêchent d’enfiler leur
combinaison. Trop énervés, ils se gênent l’un l’autre avec leurs mouvements
désordonnés dans cet espace restreint. Soudain, Duke interpelle anxieusement
son commandant : « J’ai perdu un de mes gants et j’ai cherché partout ! » S’il ne
le retrouve pas, il ne sortira pas et son commandant non plus – puisqu’ils ne
pourront pas faire le vide dans le LM avant d’ouvrir le sas sans tuer Charlie. Le
ridicule de ce scénario catastrophe lui paraît inimaginable. Après plusieurs
minutes de terreur, ils finissent par retrouver le gant qui était resté dans un des
sacs de rangement.
Young sort le premier et devient le neuvième homme à fouler le sol lunaire.
Ses premiers mots sont : « Je suis heureux qu’ils aient emmené le vieux frère
lapin ici, dans l’arrière-cour qui est son chez-lui. » C’est une référence peu
connue du public aux contes de B’rer Rabbit, si populaires dans la communauté
afro-américaine du sud des États-Unis, et un hommage à ses amis d’enfance
dans le Sud. Quelques minutes plus tard, Duke se contente de s’écrier
« Youpi ! ».
Pendant que les deux explorateurs prennent leurs premières photos-souvenirs,
le communicateur de capsule annonce depuis Houston que la Chambre des
représentants vient d’approuver le budget d’un tout nouveau programme de
navette spatiale… L’information n’est peut-être pas tombée dans l’oreille d’un
sourd.
Il est temps de commencer l’exploration en rover. Enhardis par l’expérience
de l’équipage d’Apollo 15, ceux de 16 sont d’emblée plus téméraires. (Young
n’était pas peu fier de détenir le record de vitesse sur la Lune.) La conduite sur la
Lune ressemble à celle sur la glace ou sur du verglas très glissant. N’est-ce pas
dangereux ? Young expliquera plus tard que si, un peu, « on était presque sûrs
qu’il n’y aurait pas de circulation en sens inverse ». Les contrôleurs de mission
au sol se régalent : l’humour anglais de l’un et la candeur joyeuse de l’autre font
de Young et Duke un couple comique des plus distrayants.
Un incident désole John Young : il arrache malencontreusement d’un coup de
pied intempestif le câble d’une expérience scientifique ! Cela leur rappelle qu’il
y a du pain sur la planche. L’exploration les mène près du cratère Plum, où
Young prend une photo qui deviendra célèbre de Duke. Les pentes sont
marquées et Young s’inquiète de voir son collègue si près du bord. (À raison. On
voit sur la photo que si Duke avait fait ne serait-ce que quelques pas de trop en
arrière, il aurait été impossible de le sortir de là : les astronautes n’avaient pas de
cordes ou de matériel d’alpinisme.) Duke récupère un grand caillou qu’ils
nomment Big Mulley en l’honneur de leur instructeur en géologie, le professeur
Bill Mühlberger. Après quoi, Young se lance dans un essai des performances du
rover lunaire dont les images deviendront cultes sous le nom de « rallye
lunaire ».

Charles Duke sur la Lune

Mais à la fin de la première journée, Young et Duke sont un peu frustrés. Ils
n’ont toujours pas trouvé de roches d’origine clairement volcanique. Cela les
inquiète. Est-ce leur faute ? Ont-ils été incapables de reconnaître les bons
échantillons ? Il leur faut regagner le LM et tenter de dormir. Contrairement à
Duke, qui se résout à reprendre un somnifère, Young s’endort comme un loir
presque immédiatement. Peut-être la journée du lendemain sera-t-elle plus
fructueuse, puisqu’il s’agit d’aller explorer Stone Mountain, une formation dont
les géologues supposent qu’elle provient d’une ancienne coulée de lave.
Stone Mountain sur la Lune se trouvait au sud du site d’atterrissage. Elle
devait son nom à Stone Mountain, sur la Terre, un dôme monobloc d’adamellite
situé en Géorgie et dont la forme était comparable. L’artiste Gutzon Borglum y
avait commencé un bas-relief monumental avant de s’attaquer au mont Rush-
more. L’œuvre fut terminée par d’autres en 1972. Mais le plus important pour les
géologues, c’était que Stone Mountain était bel et bien d’origine volcanique. La
version terrestre, s’entend. Mais était-ce le cas sur la Lune ?
À l’époque, la comparaison pouvait sembler naturelle. En 1971, la grande
théorie unificatrice de la géologie, la « tectonique des plaques », n’avait que trois
ans. Jusque-là et depuis un siècle, ce qu’on appelait avec dérision la « dérive des
continents » était une théorie controversée, décriée et, pour tout dire, ultra-
minoritaire. Il fallut la publication presque simultanée (et coordonnée) d’une
série d’articles par la jeune garde des paléontologues, des océanographes, des
géologues et des géophysiciens pour que, par une sorte de « coup d’Etat »
scientifique qui culmina en 1968, la vieille garde rende finalement les armes.
On trouvait d’anciens terrains rabotés par les glaciers dans des régions
aujourd’hui tropicales, des fossiles d’espèces identiques sur des continents
désormais séparés, l’âge du fond des océans variait systématiquement du plus
récent au centre au plus âgé vers les côtes suggérant qu’ils s’étaient ouverts
progressivement et la répartition des foyers sismiques et volcaniques découpait
la croûte terrestre en frontières bien nettes. Il fallait se rendre à l’évidence !
Il faut être juste : les géologues avaient réussi à démêler bien des mécanismes
à petite et moyenne échelle – comme l’érosion, la sédimentation ou la
transformation des roches sous l’effet du volcanisme –, et ce n’était pas le
moindre de leurs mérites que de l’avoir fait malgré la pauvreté du cadre
théorique dans lequel ils opéraient et qui les obligeait à jongler avec des
concepts disparates et inutilement compliqués. Et puis, lorsque les preuves furent
là, ils se convertirent comme un seul homme et avec enthousiasme à la nouvelle
théorie.
Il n’empêche, avant cela, les géologues n’avaient pas la moindre idée de la
façon dont se formaient les reliefs. Ils auraient hurlé si vous le leur aviez dit,
mais c’était pourtant la vérité. Contrairement aux collisions ou aux phénomènes
de subduction entre plaques de la croûte terrestre qui sont spécifiques à notre
planète{51}, les mécanismes envisagés (la Terre, en se refroidissant, se serait
ratatinée et fripée) pouvaient tout aussi bien s’être produits sur la Lune. Les
géologues n’étaient pas non plus encore conscients du fait que sur Terre, la
division de la croûte en plaques mobiles était responsable d’un volcanisme
comparativement plus actif qu’ailleurs. C’est aussi la raison pour laquelle, sur
les images du film 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick, de même que sur les
planches d’Hergé, les montagnes lunaires ont un aspect étrangement terrestre
malgré le fait que ces auteurs avaient pris soin de s’entourer de conseillers
scientifiques.
En résumé, il n’y avait rien d’étonnant à ce que les scientifiques envoient les
astronautes chercher des traces de volcanisme au mauvais endroit. La frustration
de John Young et de Charlie Duke fut donc un de ces moments clés de l’intimité
de la science où un échec signale en fait qu’une petite marche vers une
compréhension plus générale va être franchie.
Le lendemain matin, les deux marcheurs lunaires filent à fond de train vers
les flancs escarpés de la montagne à bord de leur rover, en route pour le point le
plus élevé jamais visité par des astronautes sur la Lune. Malheureusement, le
terrain paraît rapidement très bosselé et la proximité de l’horizon leur fait rater
leur objectif de quelques dizaines de mètres. La même mésaventure que celle
survenue à l’équipage d’Apollo 14 ! C’est rageant, mais d’un point de vue
scientifique, ce n’est pas grave. En revanche, ils ont beau chercher, aucun des
échantillons qu’ils ramassent n’a l’air franchement volcanique. Ils gardent leur
inquiétude pour eux parce qu’ils savent que les deux jeunes fils de Duke, Tom et
Charles, sont venus avec leur mère Dorothy regarder les aventures de leur père
sur les grands écrans de contrôle de Houston. Histoire de donner le change,
Duke, qui est de toute façon dans un état second tant il est enivré d’être sur la
Lune, pousse régulièrement la chansonnette. Une de ses préférées, tirée du
répertoire folklorique américain, est I’ve been working on the railroad, une
chanson de travail parfaitement adaptée aux circonstances. Il n’empêche, les
deux hommes commencent sérieusement à douter de leurs compétences et sont
désolés de faire ainsi faux bond à leurs mentors géologues. Ils sont d’autant plus
frustrés qu’il leur est impossible d’approfondir l’examen des roches qu’ils
ramassent vu quelles sont couvertes de poussière.
Au moment de repartir, Duke réitère sa technique particulière pour remonter
sur le rover : il saute en arrière sur son siège. Mais ce coup-ci, victime de son
excès de confiance, il prend trop d’élan, vole par-dessus le rover et retombe par
terre sur le dos. C’est gênant et un peu effrayant : une combinaison perforée, un
pack d’oxygène cassé et c’est la mort assurée. Après quelques secondes de
solitude, les deux hommes constatent qu’il y a eu plus de peur que de mal, et
Duke s’en tire avec une gentille réprimande de son commandant. Un peu plus
tard, Duke casse par mégarde le garde-boue arrière du rover ; en conséquence de
quoi, la poussière lunaire s’envole en jets spectaculaires pendant tout le reste du
trajet et ce sont deux astronautes littéralement panés de régolithe qui rejoignent
exténués le module lunaire.
À cause des problèmes cardiaques observés par les médecins de vol chez les
astronautes d’Apollo 15, Duke et Young sont contraints de boire beaucoup de jus
d’agrume, riche en potassium. Mais ils ont du mal à supporter cette boisson
acide au goût d’aluminium. Ils souffrent de flatulences et de remontées
gastriques plutôt douloureuses. Le commandant, excédé, s’en confie à son pilote
à un moment où, manque de chance, le micro est ouvert, ce qui permet à la
planète entière d’entendre ses récriminations. Cela n’arrange pas les affaires du
fabricant, qui compte beaucoup sur son implication dans le programme Apollo
pour revigorer ses ventes ! Sur Terre, Gene Kranz se saisit d’une canette
semblable à celles qui se trouvent à bord, histoire de se faire sa propre idée. Il en
propose une gorgée au médecin de son équipe, qui refuse, visiblement gêné. Il
goûte et s’écrie : « C’est vraiment dégueulasse ! Viens, on va le faire goûter aux
journalistes ! » Heureusement pour l’industriel, il n’y a pas de conférence de
presse ce jour-là.

*

Le troisième jour, l’objectif de l’exploration est le cratère North Ray, un
grand trou d’un kilomètre de diamètre et de plusieurs dizaines de mètres de
profondeur, comparable au Meteor Crater de l’Arizona. L’ascension sur les
pentes de North Ray se passe sans problème, et la vue, à l’arrivée, les subjugue.
Je suis désole de dire qu’ils ont confirmé tous les deux qu’aucune de leurs
photos ne rendait justice au site.
Tandis qu’ils reviennent sur leurs pas, Charlie remarque un grand rocher juste
derrière le rover. Du moins, c’est ce qu’il pense. Il convainc Young et l’équipe
au sol de les autoriser à aller en chercher un échantillon. Duke estime la distance
à quelques dizaines de mètres, mais une fois de plus, la visibilité lunaire lui joue
un mauvais tour. Sur les écrans de contrôle à Houston, les géologues ricanent en
voyant les deux marcheurs lunaires devenir de plus en plus petit par rapport à ce
rocher. Young et Duke n’en croient pas leurs yeux : à mesure qu’ils avancent,
leur cible est en train de devenir un énorme bloc d’une dizaine de mètres de haut.
Essoufflé par l’effort imprévu, Duke arrive enfin au pied du colosse, armé de son
petit marteau de géologue. Il se sent un peu ridicule tandis qu’il essaye
d’arracher un petit éclat de roche en frappant de toutes ses forces.
Sur la route qui les ramène au LM, leur attention est attirée par un rocher plus
modeste, d’une forme qu’ils pensent particulièrement intéressante pour les
géologues. Il est planté de travers dans le sol lunaire, avec une partie
continuellement à l’ombre. Un endroit rêvé pour récolter de la poussière lunaire
protégée du rayonnement solaire. Duke se penche et allonge le bras pour placer
sa pelle le plus profondément possible sous le rocher en s’exclamant : « Si tu
faisais ça au Texas, tu dénicherais à coup sûr un serpent à sonnette ! » Puis il
s’émerveille des structures qu’il observe sur la roche, des trous circulaires
presque parfaits – comme percés par une machine, dira-t-il – et de magnifiques
veines de cristaux bleutés.

John Young dans l’ombre de Shadow Rock.


La dernière partie de la route est en descente. Aussi Young et Duke se
défoulent-ils en roulant à grande vitesse. L’aiguille du compteur de vitesse arrive
en butée, et Charlie un peu inquiet est ballotté sur son siège. John ne peut éviter
un grand caillou. Le rover saute du sol et fait un tête-à-queue. Soudain, les
images de son rêve reviennent à Charlie Duke…

*

Les géologues n’en veulent pas aux astronautes. Ils comprennent, au
contraire, que ce sont eux qui ont mal interprété la nature de la région de
Descartes. Farouk El-Baz m’avait confié que cette erreur avait eu l’avantage de
permettre de réécrire l’histoire de la région, formée principalement par des
éjectas du bassin Ibrium et non pas par des coulées volcaniques anciennes,
comme on l’avait supposé. Ils purent rassurer John Young et Charlie Duke à leur
retour sur Terre, persuadés qu’ils n’avaient pas rempli les buts de leur mission.

*

L’année 1972 étant une année olympique, Young et Duke décident de
consacrer la toute fin de leur troisième sortie à des joutes olympiques lunaires
pour honorer l’esprit de Pierre de Coubertin. Ils commencent avec un concours
de saut en hauteur. Le bond de Young est magnifique à plus d’un mètre de
hauteur, mais Duke ne s’avoue pas vaincu. Il pousse de toutes ses forces sur ses
jambes, mais il perd l’équilibre au sommet de son saut et retombe violemment en
arrière sur son sac de survie. Cette fois, la pompe à oxygène s’arrête. Duke,
littéralement paniqué, croit sa mort inéluctable. Puis, au bout de quelques
secondes et sans raison apparente, le système reprend vie tout seul, à son grand
soulagement. Young lui dit d’un ton grave et accusateur que ce n’était pas drôle.
Duke est très gêné. Autant dire que les joutes olympiques s’arrêtent aussitôt.
(Cette histoire m’a donné une idée que j’ai eu la chance de réaliser grâce à
Thomas Bach, président du Comité international olympique : Charlie vient ainsi
de recevoir de ses mains le trophée Sky is the limit – la plus haute distinction
olympique – en souvenir de ces joutes lunaires.)
Avant de quitter la surface lunaire, Duke a encore une dernière tâche à
accomplir. Irwin lui en a donné l’idée lors de la mission précédente et lui a
suggéré en rentrant : « Prends donc une photo de ta famille quand tu iras sur la
Lune. » Charlie dépose donc sa photo de famille sur le sol et se dépêche de la
photographier avant que l’intense rayonnement solaire ne déforme trop le
plastique. Un magnifique geste pour les siens !
Au moment du décollage, Duke vit encore une seconde d’angoisse. Selon la
séquence de départ, des boulons explosifs commencent par séparer le module
d’ascension de l’étage de descente. Entre le moment de cette explosion et
l’allumage des moteurs, le frêle habitat qui n’est plus fixé commence par tomber.
Duke se dit : « On part dans la mauvaise direction, on est cuits ! » Finalement,
le moteur s’allume et l’engin monte rapidement dans les cieux. Mais Charlie est
un peu agacé : les ingénieurs ont une fois de plus omis d’expliquer un détail qui
aurait évité à l’équipage de s’inquiéter inutilement. Il en veut un peu à ses
collègues, qui n’en ont pas non plus parlé.
Quelques heures plus tard, les trois astronautes réunis font accélérer le
module Casper en direction de la Terre. Au même instant, les sismographes
lunaires s’affolent ! Une météorite de trois mètres de diamètre vient de s’écraser
tout près du site d’atterrissage d’Apollo 16 formant un cratère d’impact de la
taille d’un terrain de football. L’horaire du départ a été bien choisi ! Les
astronautes se voient aussi rappeler l’énormité des risques que représente cette
mission en apparence réglée comme sur du papier à musique.
Mattingly prépare sa sortie extra-véhiculaire spectaculaire entre la Terre et la
Lune pour récupérer les films de la mission. Il est le second des trois seuls
pilotes du module de commande qui auront cet honneur. Mais quelque chose le
préoccupe. Depuis le début du vol, Mattingly recherche désespérément sa bague
de fiançailles égarée dans la capsule. Pendant qu’il récupère les films des
caméras, Duke est debout près du sas à quelques mètres de lui afin de l’assister
en veillant à ce que son tuyau d’oxygène ne se torde pas. Soudain, Charlie voit la
fameuse bague passer devant sa visière en direction du vide spatial. Il essaye par
réflexe de l’attraper, mais elle lui échappe et s’envole vers le dos de Mattingly.
Duke l’interpelle et, lorsqu’il tourne la tête, avant même qu’il ait eu le temps de
comprendre ce que Duke lui veut, la bague rebondit sur sa visière dorée et
reprend par miracle la direction opposée. Cette fois, Duke réussit à l’attraper. Il
en est chaleureusement remercié par un Mattingly qui n’en croit pas ses yeux !
Par la suite, le pilote du module de commande demande à John Young
l’autorisation de remplir son casque d’eau. Mattingly veut observer le
comportement d’une grande quantité d’eau en impesanteur. Ce jour-là, c’est le
taux de décibels admissible en impesanteur qui a été testé par le commandant
fou de rage !

*

« Ce que nous avons vécu en dix jours, c’est ce que les gens vivent en dix
ans », s’exclama John Young après la mission Apollo 16. Même s’il lui fallut un
temps d’adaptation, comme pour tous les marcheurs lunaires, il se reprit bien
vite. En fait, Young sera le seul à faire, par la suite, toute sa carrière à la Nasa.
Après le désastre de la navette Challenger, qui avait mis au grand jour des
lacunes opérationnelles et administratives de l’agence, Young se montra très
critique, dénonçant un manque de vision et une réticence à entreprendre de
grands projets. Cela lui valut la perte du commandement de la mission STS-31
qui allait mettre en orbite le télescope spatial Hubble en avril 1990. Il restera tout
de même encore de nombreuses années à la Nasa et partira à la retraite
officiellement le 7 décembre 2004, après quarante-deux ans de bons et loyaux
services.
John Young possédait la sagesse des grands esprits, calmes et réfléchis. Sa
prise de conscience sur la place de l’homme dans l’univers et sur la fragilité de
notre monde était très palpable dans ses discours des dernières années. Les sujets
de la menace des astéroïdes, des super-volcans dormants et de la pollution le
préoccupaient beaucoup. Il plaidait pour un avenir tourné vers les énergies
propres.
Lors d’un discours à la Nasa en 2006, Young railla les planificateurs d’une
future mission martienne qui n’écoutaient pas beaucoup ses recommandations.
Reprenant une expression de son ancien patron, Robert Gilruth, il leur dit : « On
se rend compte de la difficulté de l’entreprise une fois qu’on en est revenu. »
Malgré tout, il continua à donner ses conseils. Il estimait que la jeune génération
essayait de réinventer entièrement le voyage interplanétaire. En comparant
l’ordinateur du nouveau vaisseau spatial avec celui du programme Apollo, il fit
remarquer que les lignes de programmation étaient beaucoup plus importantes et
ajouta d’un air narquois : « Ça doit être certainement plus compliqué de nos
jours de voler vers la Lune. » La passation du savoir entre générations est
importante et il serait dommage que les nouveaux ne s’inspirent pas des anciens
quand ils ont la trempe d’un John Young.
Susy Young, son épouse, est une femme ouverte et sympathique au caractère
très direct. Elle ne se considère pas comme la femme d’astronaute idéale, au
contraire, dit-elle, de Dorothy Duke. Ils formaient pourtant un beau couple,
manifestement très amoureux. Une fois, Susy me dit avec tendresse : « Johnny
m’étonnera toujours ! »

*

Duke affirma, de prime abord, que son expérience sur la Lune ne l’avait pas
vraiment changé. Il ressentit certes un énorme vide après le vol et réalisa que sa
vie n’était pas ordonnée. Il devint plus dur envers les siens. Il terrorisa ses
propres enfants et tourmenta sa femme pendant quelques années. Jusqu’à ce
qu’il prenne conscience de son erreur. Un ami lui conseilla alors de le suivre
dans une retraite méditative le temps d’un week-end. Sur la route le ramenant à
la maison, il eut soudainement une vision et, depuis ce jour-là, il devint un
fervent chrétien pratiquant avec sa femme Dorothy.
Duke adore faire des affaires et il est fier d’exceller en la matière. Il avait
commencé, après sa carrière à la Nasa, par devenir distributeur officiel d’une
célèbre marque de bière américaine. Il a servi dans plusieurs postes de conseiller,
s’investit toujours dans l’Astronaut Scholarship Foundation et possède lui-même
plusieurs entreprises.
Au contraire de son commandant, Duke ne s’intéresse pas aux problèmes de
notre planète. Il ne croit pas non plus à la théorie du réchauffement climatique.
En revanche, il continue à voyager dans le monde pour partager son expérience
lunaire. C’est le plus assidu des marcheurs lunaires dans ce domaine et c’est un
des hommes les plus dignes de confiance que je connaisse.
Charlie siège aussi au conseil consultatif de SwissApollo. Lors des
événements que nous organisons, ses qualités d’orateur et sa capacité à inspirer
les gens font merveille ! Un jour, je l’ai emmené faire une heure de simulateur de
vol sur mon Airbus, à Zurich. Ce fut une expérience improbable : je pilotais avec
mon ami astronaute dans le même cockpit ! Je fus très impressionné par le
sérieux et l’intense concentration que ce septuagénaire mettait dans l’exercice,
me démontrant d’évidence ses grands talents de pilotage.
Les grandes qualités humaines de Dorothy font d’elle une personne
indispensable et, très certainement, comme le disait Susy Young, l’épouse idéale
pour Charlie. Leurs deux fils, Charles et Tom, sont très proches de leurs parents.
Tom est lui-même pilote de long-courrier et j’ai d’ailleurs eu la chance de le
croiser en escale, totalement par hasard, dans un hôtel d’Afrique du Sud.
Charlie et Dorothy sont très chers au cœur de toute ma famille. Une image
ressort de toutes les vacances que nous avons passées ensemble en Europe
comme aux États-Unis : Charlie Duke nourrissant de sa main les cerfs et les
biches sauvages qui traversent parfois le terrain de sa belle demeure au Texas…
Comme un autre tableau de Norman Rockwell !

*

La mission Apollo 16 a connu quelques incidents, dont certains auraient pu
être graves. Le dernier, relativement anodin, a eu lieu à la fin de la rentrée
atmosphérique. Les trois parachutes se sont ouverts, freinant considérablement la
capsule. À l’intérieur, Mattingly devait annoncer l’altitude restante de vive voix.
Duke qui entend « 300 pieds, 200 pieds… » pense qu’il a encore un peu de
temps pour savourer un instant la vue de son hublot. Soudain, un choc violent
projette sa tête contre le tableau de bord. Choqué, il lui faut du temps pour
reprendre ses esprits et remettre en place le fusible qui permet de détacher les
parachutes. Entre-temps, la capsule bascule en « position stable 2 », laissant
l’équipage la tête en bas plusieurs minutes !
Mais les trois hommes ramènent 97 kilogrammes de roches lunaires et, sans
le savoir, une perspective nouvelle sur la géologie spécifique de la Lune. Les
scientifiques sont pressés d’y retourner, ce qui va modifier l’équipage de la
mission Apollo 17, la dernière.

Charlie Duke a laissé une photo de sa famille sur la Lune.


9
La fin du début ?
Apollo 17

L’équipage d’Apollo 17 : de gauche à droite, Harrison Schmitt, Gene Cernan (assis) et Ronald Evans.

GENE CERNAN NE PARVIENT PAS À DORMIR. Il a gagné ce poste de commandant


sur un véritable coup de poker. En 1969, Deke Slayton l’avait approché pour lui
proposer d’être pilote du module de commande dans l’équipage de rechange
d’Apollo 13 – ce qui, sans le lui garantir, équivalait à lui faire miroiter qu’il
marcherait sur la Lune sous le commandement de John Young avec Apollo 16. Il
avait refusé, préférant attendre d’avoir une place « sur le siège de gauche », celui
du commandant, lors d’une mission ultérieure… au risque qu’il n’y en ait pas !
« Le genre de décisions sorties spontanément du chapeau sans réfléchir que j’ai
prises toute ma vie », confiera-t-il plus tard. Maintenant qu’il a obtenu ce qu’il
voulait, il est certes conscient du danger et du fait que le succès de la mission
repose principalement sur ses épaules, mais ce sont avant tout ses propres
démons qui l’effraient. Gene se connaît un comportement de casse-cou avec,
comme il l’admettra plus tard, une tendance inconsciente quelque peu
« autodestructrice ».
On se souvient du calamiteux vol d’hélicoptère qui a manqué le tuer à la
veille du départ d’Apollo 14. Il était alors passé très près de se voir retirer du
fameux « siège de gauche ». Deux ans auparavant, à la veille du départ d’Apollo
10, il roulait à tombeau ouvert sur les routes de Floride pour rejoindre sa famille
en ville avant le vol. Son chef lui en avait donné l’autorisation exceptionnelle en
lui faisant promettre de garder le secret. Lorsque l’inévitable voiture « To protect
and to serve » l’arrête pour excès de vitesse, il refuse donc de décliner son
identité. À ce stade, sa vie semble prendre un tournant des plus clairs : demain
matin, c’est dans une cellule qu’il sera enfermé, pas dans une capsule. Par un
coup de chance extraordinaire, la bonne étoile des astronautes passe par là en la
personne de Günter Wendt qui reconnaît l’impétrant et s’arrête. Assez
longuement, Günter a expliqué aux policiers que Cernan partait le lendemain
pour la Lune et qu’il fallait le laisser filer. Peut-être l’accent allemand de mon
ami a-t-il contribué à convaincre les agents que cette rocambolesque excuse était
vraie. Dubitatif mais visiblement amusé, un des policiers finit par lancer à
Cernan : « Allez, dégage et vole vers ta Lune à la noix. »
Six semaines avant le décollage d’Apollo 17, Cernan a remis ça. Las de
regarder ses collègues s’amuser sur le terrain lors d’un match de softball, il a
décidé sur un coup de tête de les rejoindre et, fidèle à son habitude, s’est efforcé
(sans échauffement) de gagner le match à lui tout seul. Claquage, élongation du
tendon, le voilà à terre une jambe brûlant de douleur. Par chance, rien n’est
déchiré – ce qui l’aurait irrémédiablement sorti du vol –, mais il a tout de même
eu besoin d’un pieu mensonge de son ami le médecin Charles Berry pour que ses
supérieurs croient qu’il est totalement guéri aujourd’hui.
À vingt-quatre heures de la mission de sa vie, Gene Cernan est donc habité
par la célèbre – et probablement apocryphe{52} – « prière d’Alan Shepard » lors
de son vol historique de 1961 : « Seigneur, ne me laissez pas foutre la merde. »

*

La scène se déroule en 2009 dans la ville de Bâle. Les rues grouillent de
monde à l’occasion de la foire aux montres. Étourdi par l’ambiance, je me suis
assis à la terrasse d’un café pour observer la cohue des passants. Soudain, deux
types que rien ne semble pouvoir arrêter fendent la foule sous mes yeux, d’un
pas décidé presque militaire. Je les reconnais instantanément parce que, fait
extrêmement rare, les deux hommes qui ne se fréquentent guère sont ce jour-là
ensemble : il s’agit de Gene Cernan et de Harrison « Jack » Schmitt, les
marcheurs lunaires d’Apollo 17 ! Je n’ai pas le temps – ni l’audace ! – de les
interpeller sur le moment. Mais j’apprends qu’ils sont venus à l’invitation de la
marque Oméga. Dans l’après-midi, je me rends à la conférence de presse qu’ils
donnent à cette occasion. C’est notre première rencontre. Par la suite, j’ai pu
revoir à diverses occasions, aux États-Unis comme en Suisse, ces deux hommes
que tout semblait opposer et que, pourtant, le destin avait réuni.
Gene Cernan, décédé en 2017 à l’âge de 82 ans, était un bel homme, grand et
sportif. À l’époque du programme Apollo, même si lui-même ne s’en rendait pas
compte parce qu’il se considérait comme un outsider face à ses si brillants
collègues, Cernan faisait clairement partie de l’élite des « caïds ». Son goût du
risque affiché et son franc-parler impressionnaient ses camarades. Ce grand
amoureux de la vie était de tous les mauvais coups ! Il savait également s’attirer
l’amitié de ceux qui feraient avancer sa carrière, non par calcul, mais grâce à son
naturel jovial. Comme on l’a vu, son côté joueur lui valut de risquer plusieurs
fois de briser son rêve. Mais il était tellement sincère et sympathique qu’on lui
pardonna toujours beaucoup.
Lorsque je l’ai connu, il était encore étonnamment fringant et énergique. Il
émanait de lui une grande assurance quand il s’exprimait de sa belle voix grave.
C’était un interlocuteur très agréable, décontracté et prompt à la plaisanterie, qui
vous mettait très vite la main sur l’épaule, ce qui vous donnait l’impression
d’être de ses intimes. Pour moi, Cernan – souvent vêtu de la chemise à carreaux
et des jeans des amoureux des grands espaces – était l’incarnation même du
« space cowboy ».
Pour autant, Gene Cernan était le plus européen des astronautes. Ses parents
étaient des enfants d’immigrés slovaques pour le père et tchèques pour la mère,
installés à Chicago peu de temps avant la Première Guerre mondiale. C’est là
que Gene naquit en 1934.
Le grand-père Cernan impressionnait beaucoup l’enfant. Ce petit homme
robuste qui cultivait ses champs dans la campagne de l’Illinois avec ses deux
chevaux refusa sa vie durant d’avoir l’eau courante ou l’électricité. C’est auprès
de lui que l’enfant contracta le virus de l’équitation et des balades dans la nature.
La grand-mère emplissait la maison de ses chansons d’Europe de l’Est et faisait
des merveilles en cuisine, coupant elle-même ses pâtes fraîches à l’aide d’un
grand couteau de boucher avant de les offrir à son petit-fils toujours affamé et
ravi. Comble de bonheur, il y avait une vieille Ford A dans les champs qui le
faisait rêver de voyages.
Gene, enfant non prévu par ses parents, arriva au mauvais moment dans la
famille, lorsque la Grande Dépression les contraignit à de lourdes privations.
Des années difficiles, dont le futur astronaute se souviendrait longtemps. Son
père, dur à la tâche et économe, ne cessait de le sermonner, exigeant de l’enfant
qu’il travaille : « Ainsi », disait-il, « tu t’étonneras un jour toi-même de ta
réussite. » (Là-dessus, il ne s’était pas trompé.)
Adolescent, Gene Cernan multiplia les petits boulots comme livreur de
journaux, non pas en quête de réussite, mais parce qu’il avait découvert assez tôt
l’attrait du sexe opposé (ou, plus probablement, s’en était très vite fait remarquer
grâce à ses qualités d’athlète). L’argent lui permit ainsi de restaurer la vieille
Ford A de son grand-père en lui offrant une nouvelle peinture bien voyante dans
l’espoir de faire du vénérable tacot un véritable « piège à filles ».
Il prit conscience de ses limites à la prestigieuse école d’ingénieurs de Purdue
où, en fin de cycle, les cours devenaient difficiles. Il se rendit compte qu’il
n’obtiendrait pas son diplôme sans efforts. Ce fut chose faite en 1956, après quoi
il entra dans la Navy, devint pilote de chasse et obtint – encore une fois en tirant
la langue – un master en ingénierie aéronautique à l’Ecole navale. À cette
époque, il dut mettre les bouchées doubles, bouclant des journées de dix-huit
heures, mais son acharnement finit par payer.
En 1962, c’est sa compagne Barbara qui lui demanda s’il ne voulait pas
devenir astronaute. « Oh, oui ! », répondit-il surpris. Quelle bonne idée… Le
problème, c’est qu’il était vraisemblablement trop jeune et inexpérimenté, raison
pour laquelle il n’y avait jamais vraiment pensé. Il avait tort. Un de ses
supérieurs l’appela quelque temps après pour lui annoncer que la hiérarchie de la
Navy avait d’ores et déjà transmis son dossier à la Nasa !
La sélection commença par les tests physiques. Un de ses amis, trop grand de
presque un centimètre selon les critères de l’époque, passa la nuit précédente à
sauter de leur lit superposé afin de tasser suffisamment sa colonne vertébrale !
Le jeune homme échoua néanmoins. De son côté, Cernan reçut des appels
inquiets d’amis et de parents éloignés qui avaient été contactés par le FBI –
qu’avait-il encore fait ? Il s’agissait en fait, bien sûr, des dernières étapes de la
sélection. Il reçut le célèbre coup de fil de Deke Slayton en 1963 : « Si tu es
toujours intéressé, j’ai un job ici pour toi. »
Son camarade de chambrée fut envoyé au Vietnam quelque temps plus tard et
y fut abattu et tué. Cernan qui faisait connaissance avec son rôle naissant de
héros américain en conçut un sentiment de culpabilité qui le poussa à travailler
encore plus dur pour grimper au sommet de la pyramide. Il le devait, pensait-il, à
la mémoire de tous ses frères d’armes.
Gene Cernan vola pour la première fois dans l’espace à bord de Gemini 9 A
avec Tom Stafford et effectua une sortie extra-véhiculaire très laborieuse à cause
des premiers modèles de combinaisons qui devenaient rigides en gonflant. En
fait, comme Alexeï Leonov, il faillit y rester et ne dut la vie qu’aux efforts de
Stafford pour le faire rentrer. Cernan, contrit, souffrit en silence plusieurs
semaines, persuadé qu’il avait fait échouer la mission, avant que les officiels ne
confirment que le problème ne venait pas de lui. Il revola ensuite avec Stafford
sur Apollo 10 en compagnie de John Young.

*

En 1972, le sentiment qui domine dans les couloirs de la Nasa, c’est la peur.
Une vague de licenciements massive a mis à la porte 13 000 travailleurs du Cap.
Le légendaire von Braun vient lui aussi de quitter le navire, dégoûté. Les
dirigeants de la Nasa sont, de leur côté, d’ores et déjà passés à autre chose. La
Lune ne les intéresse plus et tous les efforts sont concentrés vers la future station
spatiale Skylab (réponse aux stations Salyut que les Russes expérimentent dans
l’espace depuis deux ans) ainsi que vers un engin révolutionnaire réutilisable
capable de faire la navette entre la Terre et les futurs laboratoires orbitaux.
Le contexte politique général n’est pas très favorable non plus. La population
est lasse de la guerre qui n’en finit pas au Vietnam et les révoltes se multiplient,
notamment dans la communauté noire. Le monde est encore sous le choc du
massacre de Munich, pendant les jeux olympiques. La Nasa, qui craint un
attentat terroriste sur ses installations, a multiplié massivement les mesures de
sécurité et cela pèse également sur le moral des troupes.
Dans ces conditions, maintenir les équipes motivées pour la dernière mission
lunaire est un véritable défi. Gene Cernan en a parfaitement conscience, et il
prend sur lui depuis des mois de faire le tour de tous les personnels concernés
pour user de son charme et les convaincre de donner une dernière fois le meilleur
d’eux-mêmes. Il est d’autant plus actif que dès l’année précédente, un ultime
coup du sort a contribué à cette ambiance délétère de fin de règne.
Le fait qu’Apollo 17 fût la dernière mission lunaire donna lieu à une initiative
bizarre et totalement inattendue de la part de la Nasa. La guerre froide battait
encore son plein. À chaque lancement, les gens du programme spatial pouvaient
voir une armada de « chalutiers » soviétiques munis de grandes antennes qui
manœuvraient dans les eaux internationales face à Cap Canaveral. Du côté
américain, on n’était certes pas en reste. En mai 1960, le pilote Francis Gary
Powers s’était éjecté au-dessus de la Sibérie de son avion espion U2. Un avion
d’un tout nouveau genre qui volait à si haute altitude qu’il était censé être
indétectable, mais que les Russes étaient quand même parvenus à abattre. De sa
propre initiative et sans concertation avec Washington, la Nasa raconta alors que
cet avion était peint à ses couleurs et qu’il s’agissait en fait d’un simple vol
scientifique. Lorsque la vérité éclata, ce fut une humiliation désagréable pour
l’administration américaine. Or douze ans plus tard, peut-être dans le but de tirer
le maximum de la dernière mission Apollo, l’agence proposa que les caméras
dernier cri qu’on avait installées pour cartographier la Lune servent… à
espionner l’Union soviétique ! L’idée était que si Apollo 17 n’avait pas pu
poursuivre son vol vers notre satellite pour une raison technique, on aurait
converti cette mission lunaire en une mission d’espionnage. Cette nouvelle
initiative unilatérale déplut souverainement aux services de renseignement :
l’affaire de l’U2 avait déjà fait assez de mal comme cela ! La proposition resta
donc sans suite.
Signalons toutefois que ce n’était pas la première tentative de militarisation
du programme lunaire. Un document confidentiel de 1965 provenant du quartier
général de l’US Army Weapons Command à Rock Island dans l’Illinois nous
apprend que l’armée prévoyait l’utilisation d’armes sur la Lune pour se défendre
contre une éventuelle attaque de cosmonautes russes. (Il y eut même un bref
projet « Horizon » pour étudier la faisabilité d’une base fortifiée sur la Lune.)
L’emploi d’armes conventionnelles était impossible et on se tourna vers un
système de propulsion du projectile par une combinaison de gaz comprimé et de
ressorts, très efficace dans le vide spatial. Mais Charlie Duke m’a affirmé que
l’arme n’avait jamais été utilisée ou testée sur la Lune et il s’étonna même de ce
projet lorsque je lui posai ma question.

*

L’annulation de la mission Apollo 18 a, on l’a vu, privé de vol l’unique
géologue du corps des astronautes : Jack Schmitt. Pour les scientifiques, il était
inacceptable que le programme s’achève en n’ayant laissé marcher sur la Lune
que des pilotes d’essai. On a parlé à cette occasion de lobbying de leur part.
C’est en grande partie vrai. Le rôle du conseiller scientifique de Nixon, Edward
Emil David Junior, ne doit pas être négligé, car il a beaucoup fait pression pour
que Schmitt – qu’il connaissait bien et appréciait – puisse voler. Mais il faut être
juste, la moisson de découvertes initiée par les missions précédentes ne laisse de
doute à personne : il faut absolument envoyer un géologue là-haut. Gene Cernan
a admis plus tard que lui et son pilote du module lunaire, l’ami de toujours Joe
Engel, l’avaient immédiatement compris.
Il restait néanmoins à savoir ce que Deke Slayton déciderait : échanger les
équipages 17 et 18 en rendant son commandement à Dick Gordon ou n’échanger
que les pilotes de LM (Engel et Schmitt) en gardant Cernan sur « le siège de
gauche » ? Les deux options divisent les hommes du programme lunaire en deux
camps durement opposés : ceux qui voient dans cette péripétie l’occasion
d’écarter Cernan jugé trop irresponsable, et ceux qui le soutiennent et défendent
ainsi la règle tacite des roulements. Il y en a aussi un troisième : ceux qui ne
veulent pas de Schmitt, un civil considéré par beaucoup de pilotes militaires
comme une pièce rapportée.
Humainement, Cernan n’aime pas le caractère caustique de Jack Schmitt et il
lui en veut d’avoir été obligé de répondre à Slayton, quand celui-ci lui a
demandé s’il refuserait de voler sans Joe : « Non, je ne te dis pas ça. » Schmitt
ne manque pas de souligner le côté un peu « macho » de Cernan, typique selon
lui des militaires de carrière, et cela tape considérablement sur les nerfs du
commandant d’Apollo 17. L’épouse de Ron Evans, le pilote du module de
commande, parle, quant à elle, de « connard » (un qualificatif que Cernan
semblera plus tard cautionner dans son autobiographie).
Personne ne sait exactement pourquoi c’est finalement l’option 17 avec
Schmitt à la place d’Engel que Deke a choisi. Cette nomination controversée a
laissé des traces. Mais il faut être juste – et tous les astronautes le reconnaissent
–, Slayton n’est pas homme à se laisser imposer quoi que ce soit. Jamais il ne
placerait un type dont il doute des compétences de pilote dans un siège – fût-il
« celui de droite » – trop grand pour lui. (Cernan le déclarera des années plus
tard dans une interview : si Slayton avait pensé que Schmitt n’était pas à la
hauteur et qu’on le lui avait imposé tout de même, il aurait démissionné.) En
réalité, Jack Schmitt, seul vrai civil du corps des astronautes, a certainement
travaillé plus dur pour égaler les compétences des pilotes d’essai que ces
derniers n’ont fait d’efforts pour devenir géologues !
Unis par un but commun très fort, Cernan et Schmitt se sont, dès lors, serré
les coudes pour faire réussir la mission.

*

J’ai eu la chance de rencontrer Schmitt – le plus jeune des marcheurs lunaires
avec Charlie Duke – à plusieurs reprises. D’emblée, on remarque qu’il est
différent de ses collègues. C’est un homme posé, fin et délicat, tout en retenue.
Je me souviens d’un dîner au début duquel il avait, avec un naturel déconcertant
et sans emphase aucune, ajusté la chaise de ma femme qui s’apprêtait à s’asseoir.
Un geste typique de ce gentleman né ! Ses yeux laissent parfois paraître des
émotions difficilement contenues alors qu’il essaie de « maintenir une lèvre
supérieure ferme », comme disent les Anglais. C’est aussi un partenaire de
discussion agréable et concentré, d’une sérénité rassurante. On peut aisément
comprendre que les électeurs l’aient choisi comme sénateur !
Un jour que j’évoquais avec lui sa toute prochaine visite en Suisse à
l’occasion d’un symposium de géologie lunaire organisé par mon ami Johannes
Geiss, son visage s’éclaira soudain. Il devint intarissable, citant en détail les
travaux par lesquels son collègue suisse avait relié l’âge des terrains à leur taux
de cratérisation et m’affirma à plusieurs reprises l’admiration qu’il avait pour lui
(Geiss en fut d’ailleurs plus tard très touché). Il est clair que Jack Schmitt est
sans conteste, encore aujourd’hui, un scientifique avant d’être un pilote.
Lorsque Jack Schmitt a été sélectionné par la Nasa, c’était la première fois
qu’elle choisissait un homme sans formation de pilote aucune. Son épouse
Teresa m’a confirmé que, dès lors, ces années au sein du bureau des astronautes
furent très dures et qu’il eut toutes les peines du monde à s’intégrer. Pas très
grand mais débordant d’énergie et très sûr de ses connaissances, les « caïds »
militaires le voyaient d’un mauvais œil. Le ton fut donné d’emblée par Alan
Shepard lorsque lui et les membres diplômés de son groupe lui furent présentés à
leur arrivée à Houston : « Nous n’avons pas besoin de vous, et si vous aviez un
peu de cervelle, vous quitteriez le job de vous-même. » Piqué au vif, Jack
Schmitt ne l’entendit pas de cette oreille.
Schmitt, né en 1935, avait grandi à Silver City au Nouveau-Mexique avec ses
trois sœurs. Son père était géologue et économiste, et la famille passait une
bonne partie de ses week-ends et de ses vacances à le suivre pour récolter des
échantillons. Cela amusait le jeune Harrison « Jack », mais à l’époque, pour lui,
c’était clair, il ne serait pas géologue. Ce qui le fascinait, c’était l’histoire. La
légende familiale rappelait que son grand-père paternel avait fait un tour en
avion avec le fameux Charles Lindbergh, et c’était le genre d’information qui
intéressait l’enfant.
La base de White Sands, au Nouveau-Mexique, où l’armée testait les V2 de
von Braun récupérés en Allemagne était à 275 kilomètres de Silver City. Jack ne
pouvait pas voir les fusées décoller, mais il fut tout surpris d’observer ces cigares
volants traverser son ciel à plusieurs reprises (l’une d’eux alla d’ailleurs
s’écraser au Mexique voisin, déclenchant un incident diplomatique un peu
embêtant pour les deux pays).
Il fut ensuite le lycéen intello typique, un « nerd » qui aimait certes le sport,
mais qui se concentrait sur les études pour intégrer une grande université, lisait
de la science-fiction et rêvait de voyages dans l’espace. Il opta tout d’abord pour
la physique avant de se tourner finalement vers… la géologie. On n’échappe pas
à son destin ! Par chance, l’Institut technologique de Californie (Caltech)
cherchait à augmenter son quota d’étudiants originaires du Nouveau-Mexique, et
il fut admis dans cet établissement qui était, de surcroît, déterminé à aider ces
étudiants alors peu habitués aux études de très haut niveau. Il passa ensuite une
année à l’université d’Oslo avant de terminer sa thèse à Harvard en 1964 au bout
de six longues années. Il faut dire qu’entre-temps – comme il me l’avoua lui-
même sans complexe et très amusé –, le jeune homme avait fendu l’armure et
qu’il s’était découvert une passion pour les filles et le ski alpin !
Son doctorat en poche, Jack fut embauché par le Centre de géologie de
Flagstaff, en Arizona, où l’on développait les techniques de recherche sur
lesquelles on formerait les astronautes des futures missions Apollo. Son
directeur, Gene Schoemaker, était ni plus ni moins que l’inventeur de cette toute
nouvelle discipline : la géologie lunaire. Il rêvait lui-même d’aller sur la Lune,
mais un dérèglement hormonal brisa son rêve. Un jour, Schoemaker demanda à
ses collègues s’ils n’envisageaient pas, par hasard, de se présenter aux tests de
sélection de la Nasa. Schmitt – qui côtoyait les astronautes depuis peu puisqu’il
les formait lors des sorties sur le terrain – ne réfléchit pas plus d’une seconde et
leva la main. Il n’était pas le seul savant à rêver d’une place sur un tel vol.
Comme le disait Harold C. Urey, prix Nobel de chimie, « la Nasa a tout faux.
Elle ferait mieux d’envoyer un vieux scientifique comme moi sur la Lune, car je
me moque d’en revenir vivant ! ».
Schmitt échoua à sa première tentative parce que les médecins n’arrivèrent
pas à juger des séquelles exactes qu’avait provoquées une opération des intestins
subie quelques années plus tôt. Schoemaker n’accepta pas cette décision. Il fit
appel au meilleur docteur en médecine aéronautique, le docteur Randy Lovelace,
qui finit par qualifier Schmitt. Il fut sélectionné dans le premier groupe
d’astronautes scientifiques en juin 1965. Heureux, Jack appela ses parents, qui
ne furent pas vraiment enchantés. Son père estimait même qu’il gâchait ainsi
bien des années de travail et il était déçu que son fils ne lui succède pas en
affaires. Sa mère, quant à elle, avait peur des risques, mais comme sa devise
avait toujours été « Vous, les garçons, vous faites ce que vous voulez, mais ne me
forcez pas à vous regarder ! », elle ne dit rien.
Néanmoins, pour voler, il fallait être pilote. Jack Schmitt, dont la fierté était
en jeu, s’investit à fond dans sa formation de pilote militaire afin de devenir un
véritable aviateur comme les autres astronautes. Surpris, il se découvrit un
véritable talent et un goût pour le pilotage qui firent rapidement de lui le premier
de sa classe.
Le père de Jack Schmitt mourut quelques années avant son vol lunaire et ne
put voir la réussite magistrale de son fils. Comme il me l’indiqua visiblement
ému, en sa mémoire, le jeune astronaute emporta avec lui sur la Lune la loupe de
géologue du paternel.

*

Cernan sort à la tête de son équipage de la salle d’habillage. Le sourire crispé,
il dissimule à la foule des journalistes la douleur qui lui vrille la jambe, mais
qu’il va bien vite ignorer dans l’euphorie du moment. Une fois installé dans la
capsule, l’équipage s’active avec le centre de contrôle pour effectuer la longue
vérification des systèmes à bord. Trente secondes avant le lancement, le compte
à rebours s’arrête à cause d’un problème d’ordinateur au sol, ce qui entraîne
deux heures d’attente supplémentaires.
Il est désormais minuit en Floride et, pour la première fois, une fusée est
lancée de nuit. N’en déplaise à ceux qui prétendent que la Lune ne fait plus
rêver, plus d’un demi-million de personnes se sont massées sur les routes et les
parkings proches de Cap Canaveral afin d’assister à ce qui va s’avérer le plus
prodigieux spectacle de son et lumière de l’Histoire. Soudain, au milieu de
l’obscurité, une boule de lumière blanche jaillit, aussi lumineuse que le Soleil.
Quelques secondes plus tard, un bruit assourdissant frappe les spectateurs.
Certains pleurent en ressentant ces ondes graves qui pénètrent leurs entrailles
tandis qu’une vague de chaleur directement venue des moteurs rugissants leur
caresse le visage. Et la fusée Saturn V s’élève au sommet d’un trait de feu
visible à plus de 800 kilomètres.
À l’intérieur, Cernan accueille les vibrations dantesques, témoins de la vitalité
infernale de cet engin, avec une joie profonde mêlée de fierté. Il aime l’idée
qu’en posant la main sur la poignée des gaz, il a sous la main 111 millions de
chevaux-vapeur ! Jack Schmitt éprouve, quant à lui, une perplexité amusée : ils
sont tellement secoués qu’il est rigoureusement impossible d’identifier ou de lire
les chiffres sur le tableau de bord devant lui ! À quoi ont donc servi les heures de
simulations passées à s’entraîner à cette phase du vol ?
Observateur émérite, Schmitt est ensuite témoin de l’entrée atmosphérique
d’un petit astéroïde alors qu’ils viennent d’atteindre l’orbite terrestre (et il en
verra un autre s’écraser sur la Lune lorsqu’ils arriveront en orbite lunaire).
Pendant le trajet entre la Terre et la Lune, il garde le nez collé à son petit hublot
et décrit tout ce qu’il voit, en particulier les nuages et la météo terrestre à
l’attention de ses amis scientifiques à qui il l’a promis. Cernan et Ron Evans s’en
amusent, mais la vue de cette magnifique planète bleue qui devient de plus en
plus petite les émeut. Pendant que Cernan est au téléphone avec sa fille Tracy
pour lui rappeler de ne pas oublier de nourrir les chevaux, Schmitt prend la plus
belle image de la Terre de tout le programme Apollo, désormais connue sous le
nom de Blue Marble.

Blue Marble
Après trois jours de voyage sans soucis, le train spatial Apollo entre dans
l’ombre de la Lune, un moment d’une extrême tension psychologique, car les
trois hommes savent qu’un monstre – tout un monde rocheux – est là, tout près
d’eux, sans qu’ils puissent encore l’apercevoir. Puis Schmitt remarque que la
lumière de la Terre illumine peu à peu les pentes des montagnes et des cratères,
formant bientôt un anneau faiblement lumineux d’une beauté inexplicable.
Finalement, le Soleil apparaît derrière l’horizon cabossé et gris.
Cernan et Schmitt montent à bord du LM Challenger et laissent Ron Evans
seul à bord du module America.

*

Le pilote du module de commande, Ron Evans, était le meilleur ami de
Cernan. Lui aussi devait à son épouse le fait d’être devenu astronaute. Pendant
qu’il servait au Vietnam, Jan l’avait inscrit à son insu aux tests de sélection !
Excellent pilote, il fut pris du premier coup. Ron était encore dans son unité –
l’escadrille VF-51 des « aigles hurleurs » – sur le porte-avions USS Ticonderoga
lorsqu’il apprit la nouvelle en 1966.
Evans aimait faire le pitre. Lors de sa sortie télévisée pour aller récupérer les
films du module de commande à la fin de la mission, Ron Evans se distinguera
de ses deux très dignes prédécesseurs en lançant un facétieux « Hello, mom ! ».
Son passe-temps favori pendant les fêtes entre amis était d’expliquer à tout le
monde comment on allait aux toilettes dans l’espace avec mimiques et bruitage,
ce qui gênait souvent ses collègues.

*

Les géologues ont un temps espéré se poser au fond du cratère Tycho, mais la
Nasa a refusé : trop dangereux. Schmitt a ensuite lui-même tenté un petit
lobbying en faveur d’un atterrissage sur la face cachée, ce qui lui a valu les
moqueries de ses camarades astronautes, puisqu’un tel objectif farfelu aurait
exigé de déployer toute une constellation de satellites de télécommunication
autour de la Lune pour permettre la liaison avec la Terre. C’est donc vers la
vallée de Taurus-Littrow – diamétralement opposée au site d’atterrissage
d’Apollo 11 sur l’autre « rive » de la mer de la Tranquillité – que Cernan pilote le
LM dans la dernière phase d’approche. Pour un pilote, l’endroit est passionnant,
puisque Taurus-Littrow, bordée de montagnes, est aussi profondément encaissée
que le Grand Canyon ! Le 11 décembre à 13 h 54, heure de Houston, il s’y pose
sans encombre.
Les onzième et douzième hommes sur la Lune se mettent immédiatement au
travail. Schmitt, qui a calculé que chacune de ses minutes sur la Lune coûte la
bagatelle de cinq millions de dollars, est particulièrement soucieux de les mettre
toutes à profit. Les deux astronautes adoptent un mode d’activité à la fois
euphorique et brusque, déployant les expériences avec une énergie un peu hâtive,
portant seuls des charges lourdes, ce qui leur fait courir le risque d’avoir un
problème hors d’atteinte de leur coéquipier et les oblige à s’interpeller l’un
l’autre vivement à la radio pour se tenir au courant de ce qu’ils font. Jack se fait
un peu peur en glissant très vite sur un caillou, sa première émotion sur la Lune,
me confia-t-il en riant. Il improvise ensuite une version lunaire de la chanson
populaire The Fountain in the Park, « I was strolling on the Moon one day… »,
bien vite reprise à l’unisson par un Cernan qui fait ses propres bonds de cabri à
plusieurs dizaines de mètres de là.
Les contrôleurs de mission à Houston s’inquiètent. L’attitude de cet équipage
est différente de celle des précédents. Les deux hommes, et spécialement
Schmitt, se comportent avec une sorte d’agressivité rarement observée avec les
autres marcheurs lunaires. Ils semblent agir sans avoir conscience des risques
qu’encourent leurs combinaisons spatiales et font preuve d’une sorte d’arrogance
face au danger{53}. Schmitt, en particulier, laisse la visière dorée qui le protège
des UV relevée en permanence, au prétexte qu’elle l’empêche de bien voir les
vraies couleurs. (Plus tard, il me dira pour se justifier : « Les enfants du
Nouveau-Mexique apprennent vite à ne pas regarder le Soleil en face ! ».) Du
coup, Houston passe son temps à les rappeler à l’ordre : « Time for EMU check »
(« Il est temps de vérifier les combinaisons »). Une phrase à propos de laquelle
Schmitt m’a confié que c’était en fait un code pour les inciter à ralentir la
cadence.
Cernan casse par mégarde, avec son marteau, le garde-boue du rover lunaire –
qui est décidément la pièce la plus fragile de l’engin{54} ! Une réparation de
fortune à l’aide de quatre cartes scotchées ensemble ne tient pas longtemps et il
s’ensuit qu’après, leur expédition vers le cratère Sténo se fait sous une pluie
incessante de poussière sur les deux passagers. De retour au LM à la fin de la
journée, ils vont passer plus d’un quart d’heure à essayer de s’en débarrasser,
largement en vain d’ailleurs.
Juste avant de refermer la porte du LM, Gene Cernan reste un court instant
assis sur le seuil pour admirer la Terre. Schmitt, qui est au paradis des géologues,
s’en moque. Un peu plus tard dans la journée, il lui a rétorqué : « Quand tu as vu
une Terre, tu les as toutes vues. » Puis les deux hommes repressurisent le module
pour pouvoir ôter leurs combinaisons. D’un coup, sous la pression, les parois se
bombent avec un bruit caractéristique : « Bloup ». Un phénomène pas très
rassurant qui leur rappelle à quel point leur petit habitat est fragile.
Les deux hommes discutent avec l’équipe au sol sur la fréquence privée, non
audible pour le public et les journalistes. Ils jouent comme des enfants avec
quelques pierres de Lune, visiblement joyeux, même si Schmitt, un peu frustré,
trouve qu’il aurait besoin de plus de temps pour faire de la géologie. Il avoue
aussi avoir attrapé une sorte d’allergie à la poussière lunaire : il a le nez qui
coule comme s’il était enrhumé. Il est le premier marcheur lunaire à signaler ce
problème, mais il est persuadé (encore aujourd’hui) que c’est l’arrogance de ses
collègues pilotes d’essai qui les a empêchés d’avouer cette faiblesse. Les deux
hommes ont du mal à dormir. Dormir sur la Lune, quelle perte de temps !
Lors de la seconde sortie extra-véhiculaire, Jack améliore sa technique de
marche dans la faible pesanteur lunaire – les mouvements d’un skieur de fond –,
à laquelle le facétieux Gene préfère ses propres bonds de kangourou, épuisants
mais bien plus rigolos.
Cette fois, la poussière lunaire électriquement chargée qui s’est collée sur
leurs verrières leur pose beaucoup de problèmes. Schmitt m’a confié que
marcher face au Soleil était aveuglant et le faire à contre-jour presque impossible
tant la visière était obscurcie.
Quelques géologues au sol s’étaient imaginé que Cernan serait dorénavant
réduit au rôle de chauffeur privé du « docteur Rock ». Mais sur le terrain, il reste
le commandant des opérations tout en laissant à son camarade beaucoup
d’autonomie. Pour être franc, Cernan est plutôt content d’avoir un vrai géologue
à ses côtés, vu qu’il a lui-même passé plus de temps à participer aux joutes de
lancer de cailloux lors des entraînements avec ses collègues qu’à étudier la
discipline. Le géologue commente et observe, et son savoir impressionne en
premier lieu son commandant.
Photographie prise par Cernan près de la station 4 : à droite le cratère Shorty.

En se baladant au bord du cratère Shorty, Schmitt fait une découverte


incroyable : une zone de sol lunaire de teinte orangée. En s’approchant, il exulte
de joie. Cernan, qui craint tout d’abord que son collègue n’ait une hallucination,
lui crie : « N’y touche pas, je veux voir ça avant ! » Sous le coup de l’émotion,
Schmitt osa une première estimation de l’âge de ce matériel, qu’il pense très
jeune : quelques millions d’années tout au plus. (Cette maladresse lui vaudra les
moqueries de ses collègues scientifiques car, en fait, il s’est trompé de trois
milliards d’années.)
Le sol orange de Schmitt et Cernan s’est révélé, après analyse, contenir de
minuscules sphérules de verre coloré d’origine volcanique. Au cours d’une de
mes visites à l’université de Berne en Suisse, j’ai eu le privilège de tenir dans
mes mains une fiole contenant le fameux matériel. Surprise : sa couleur sur Terre
était violette et non pas orange. Schmitt me raconta plus tard : « Lorsque nous
avons trouvé ce sol orange, un géologue se souvint alors que l’équipage de la
mission Apollo 15 avait lui aussi trouvé un matériel identique, mais de couleur
verte. Deux échantillons lunaires qui intriguent aujourd’hui encore le plus la
communauté scientifique. » Il considère encore aujourd’hui que cette preuve de
l’activité passée de notre satellite est un des apports les plus importants de la
mission à laquelle il a participé.

Le sol orange du cratère Shorty.

Le troisième jour, Schmitt se réveille trop tôt, l’esprit accaparé par… la


préparation des fêtes de Noël ! Il passe d’ailleurs plus tard ses instructions à sa
famille par radio. La dernière journée de travail est celle de tous les records :
record de distance parcourue sur la Lune, record de durée de leur séjour, record
de poids des échantillons récoltés.

*

Les dernières minutes avant la fin de la sortie, les deux hommes profitent
quelques instants des sensations extraterrestres de la pesanteur lunaire. Schmitt
improvise une leçon de ski à l’intention de son commandant en descendant une
colline en un simulacre de slalom. Puis le géologue, qui est aussi le pilote du
LM, remonte à bord pour commencer les préparatifs de départ.
Cernan porte un dernier regard sur la Terre vue de la Lune, frustré par
l’impression que jamais il ne pourra expliquer fidèlement ce qu’il ressent. Il sait
qu’il va rester longtemps un des seuls êtres humains à avoir contemplé ce
spectacle et en éprouve une certaine culpabilité. Juste avant de rentrer dans le
LM lunaire, Cernan écrit les initiales de sa fille Tracy dans la poussière.
Cernan dans le LM après sa troisième sortie.

Dans une explosion de film métallisé, Challenger s’éjecte dans le ciel noir.
Schmitt a dit un jour à un journaliste que Cernan aurait bien voulu le laisser sur
la surface de la Lune afin qu’il fasse de meilleures images du lancement que
celles de la caméra télécommandée du rover. « Mais c’était une idée qu’il
pouvait oublier », conclut-il en souriant. Une plaisanterie sur le peu de
sympathie qui liait les deux hommes.
Lors du vol de retour, Schmitt fait la même expérience que lors du vol aller :
son corps en impesanteur est tellement relaxé qu’il perd la sensation d’avoir des
bras et des jambes ! Quelque peu surpris et inquiet, il fait régulièrement des
mouvements afin de s’assurer que tout fonctionne bien !
La capsule America, ses trois occupants et leurs 110 kilos de roches sont
récupérés dans le Pacifique le 19 décembre, après plus de 12 jours passés dans
l’espace.

*

Cernan quitta la Navy et la Nasa en 1976, afin de recommencer sa vie dans
les affaires privées. Hanté par son expérience lunaire, Cernan était conscient que
même si son caractère n’avait pas changé, sa vision du monde avait été
bouleversée à jamais. Il cherchait toujours en vain l’expérience qui allait lui faire
oublier son aventure à Taurus-Littrow.
Des années plus tard, sa petite-fille Ashley, alors âgée de 5 ans, l’aida à se
réconcilier avec l’expérience qu’il avait vécue. Blottie dans ses bras, elle
s’exclama soudainement : « Poppie, c’est ta Lune ! », répétant sans doute sans la
comprendre une expression de sa mère. Gene lui répondit gentiment : « Oui, j’y
ai vécu trois jours de ma vie. Et j’ai même écrit les initiales de ta maman dans la
poussière lunaire. » Ashley regarda, perplexe, son grand-papa grisonnant dont
elle découvrait l’exploit : « Je ne savais pas que tu étais allé là où vit Dieu, au
Paradis. » Comme électrisé, il comprit qu’il n’était plus seulement un
explorateur retraité, sans aucun but dans la vie, mais au contraire le messager
d’un autre monde. C’était cela son nouveau rôle ! Il lui sourit tendrement et
répondit : « Oui, ton Poppie est vraiment allé au Paradis. Oui, je l’ai vraiment
fait. »
Malgré plusieurs crises cardiaques, Cernan vécut sa vie à cent à l’heure. Lors
d’une visite en Tchécoslovaquie, dans la ville natale de ses parents, il survivra
même à un crash d’hélicoptère, le deuxième dans sa vie !
Le 13 mai 2010, Cernan et Neil Armstrong se sont présentés devant le
Congrès afin de s’opposer à la décision du président Barack Obama d’annuler le
programme spatial Constellation, qui prévoyait d’envoyer des hommes sur la
Lune puis sur Mars. Gene écrivit un livre dont Mark Graig tira un film, Last man
on the moon, qui faisait la fierté de l’astronaute. Afin de promouvoir le retour sur
la Lune, il participa à de nombreuses manifestations pour la première du film,
probablement trop. Épuisé, il finira par être hospitalisé, annulant ainsi ses
apparitions, dont notre soirée en Suisse prévue en novembre 2016.
En secret, il rêvait de revoler un jour vers la Lune. Il s’est éteint un an plus
tard.

*

Schmitt dit ne pas avoir été transformé par son aventure sur la Lune. Après
trois ans passés à la Nasa pour classer et étudier les échantillons d’Apollo, il
trouva un autre exutoire tout aussi passionnant dans la politique. Il fut sénateur
républicain de l’État du Nouveau-Mexique entre 1977 et 1983, réalisant un autre
de ses rêves. Lors de sa dernière campagne, son adversaire Jeff Bingaman
employa un slogan choc contre lui : « Qu’a fait récemment Schmitt pour vous
sur Terre ? » Battu, Schmitt quittera la politique pour occuper divers postes de
consultant dans l’industrie, la géologie, l’astronautique et les affaires publiques.
Il est actuellement professeur adjoint en génie physique à l’université de
Wisconsin-Madison. Schmitt aussi rêve de voir l’homme retourner sur la Lune :
pour en extraire de l’hélium-3, la source d’énergie propre du futur d’après lui
(bien que, curieusement pour un scientifique, il soit « climatosceptique » et que
les combustibles fossiles ne lui posent pas de problème). Schmitt a étudié de
manière minutieuse la faisabilité de son projet et l’a exposé dans son livre
Return to the Moon. Cet homme considéré à tort comme trop sérieux et froid est
un grand fan de la série Big-bang Theory.
Pour Schmitt, le succès du programme Apollo a principalement été dû à la
jeunesse des membres du centre de contrôle de Houston : « Ils étaient intrépides,
vaillants et trop jeunes pour connaître la signification du mot échec. C’est cet
esprit conquérant qui a été déterminant. »

*

Le 14 décembre 1972, alors qu’il s’apprête à rejoindre Jack Schmitt à bord du
LM Challenger, Cernan jette un dernier regard au paysage lunaire. Il est saisi
d’une soudaine inspiration et interpelle Robert Parker, physicien et
astronaute{55}, ce jour-là en charge des communications avec la capsule. Les
mots sont hésitants, la syntaxe un peu improvisée, même si le commandant
réussit à caser les noms des deux vaisseaux, America et Challenger comme pour
expliquer pourquoi il les a choisis. Le « cow-boy de l’espace », qui se croyait
lui-même un peu fruste, signe en quelques phrases d’une spontanéité touchante
le plus bel épilogue imaginable pour l’incroyable aventure à laquelle il a
participé.
« Bob ? Ici Gene, je suis sur la surface. Tandis que j’effectue les derniers pas
de l’homme sur la Lune, de retour à la maison pour un certain temps – mais,
nous l’espérons, pas trop lointain dans le futur –, je voudrais juste dire ce que, je
crois, l’histoire retiendra. À savoir que le défi relevé par l’Amérique aujourd’hui
a forgé la destinée humaine de demain. Et alors que nous quittons la Lune ici à
Taurus-Littrow, nous repartons comme nous sommes venus – et si Dieu le veut,
comme nous reviendrons – avec au cœur la paix et l’espoir pour toute
l’humanité. Bon vent à l’équipage d’Apollo 17{56}. »
Schmitt et le rocher de Tracy photographiés près de la station 6.
10
L’avenir

QUARANTE-HUIT MOIS, c’est ce qu’aura duré l’aventure lunaire. Quatre années


folles, entre décembre 1968 et décembre 1972, pendant lesquelles l’humanité se
sera envolée vers la Lune. Vingt-quatre hommes ont été éjectés de l’orbite basse,
la moitié d’entre eux ont foulé le sol lunaire.
Ils étaient fils d’ouvriers, de paysans, de militaires ou d’hommes d’affaires.
Ils avaient été des enfants chétifs ou de grands sportifs, des artistes ou des
garnements, volages ou religieusement fidèles, croyants ou résolument athées.
Ils étaient courageux ou moins courageux, surdoués ou contraints de travailler
dur en tirant la langue sur leurs cours du soir. Ils étaient tous différents.
Très peu ont eu une trajectoire de vie aussi lisse et régulière que celles de la
mécanique céleste qui les a amenés là-haut. Mais quelque chose me frappe en
me remémorant mes discussions avec eux. Dans les hauts et les bas, pour les
grandes comme pour les petites choses, tous firent preuve depuis leur plus jeune
âge d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit hors du commun et d’une
détermination qui confinait à l’acharnement. Étonnant, n’est-ce pas ? Curiosité et
entêtement sont souvent considérés comme « de vilains défauts »… Eh bien ! Il
faut peut-être réviser ce jugement.
En y réfléchissant, l’entêtement de ces hommes est peut-être justement la
chose que, sans le savoir, les dirigeants du programme spatial avaient
sélectionnée en choisissant des hommes « chanceux » qui avaient survécu à de
terribles accidents ou à des combats aériens perdus d’avance : l’acharnement à
ne pas accepter ce qui semble inéluctable. Une capacité qui est certainement un
facteur de survie ! Les hommes d’Apollo ont magistralement démontré
collectivement et personnellement la valeur de cette vieille maxime : « Là où il y
a la volonté, il y a un chemin. » Je peux témoigner du fait que l’enfant du Jura
bernois que j’étais, né à Tramelan, un petit village de quatre mille âmes dans les
montagnes, leur doit sa volonté de réussir et donc ses galons de commandant de
bord. Leur exemple a forgé ma conviction profonde que la réussite est accessible
à tous. Mais je ne suis certainement pas le seul à avoir contracté une telle dette
envers ces hommes. En fait, nous sommes des millions.
Le programme Apollo fit partie intégrante d’un moment de l’Histoire où nous
n’avons pas seulement cru que tout était possible, mais où nous l’avons prouvé.
C’est tellement vrai que c’est l’abattement actuel, la volonté sinistrement
rassurante de croire que nous aurions de bonnes raisons de baisser les bras, qui
expliquent le succès des théories complotistes niant l’exploit d’Apollo. Il faut
nier Apollo pour renoncer à espérer et se réfugier dans le cynisme.
Pourtant, nous n’avons jamais eu autant besoin de nous retrousser les
manches, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que civilisation.
Tous les marcheurs lunaires et bien des astronautes rêvent de faire de
l’humanité une espèce interplanétaire, arguant que sur le long terme sa survie en
dépend. Aussi improbables quelles soient, l’explosion d’un super-volcan
dévastateur ou la chute d’une météorite géante susceptible de nous annihiler
deviennent des certitudes si on attend suffisamment longtemps. Bien avant cela,
la pression que notre civilisation exerce sur l’environnement nous suggère
fortement, si nous voulons en conserver tous les indéniables avantages, d’en
externaliser à terme les parties les plus polluantes ou néfastes hors de la fragile
coquille de vie qui nous abrite.
J’en ai pris conscience un jour, en vol de croisière à 12 000 mètres au-dessus
du niveau de la mer : l’atmosphère terrestre susceptible d’abriter la vie est d’une
minceur affolante. On parle trop souvent de la limite des 100 kilomètres au-delà
de laquelle on entre dans l’espace. Mais seuls les premiers kilomètres – un
vingtième de cette épaisseur – sont réellement habitables. La majeure partie des
polluants et autres poussières toxiques que nous émettons est malheureusement
elle aussi contenue dans cette mince couche qu’un avion de ligne survole deux
fois plus haut. Observez le ciel la prochaine fois que vous prendrez l’avion, ou
regardez une photo du soleil levant vu de l’espace qui fait de l’atmosphère un
magnifique ruban luminescent autour de la Terre (en vous rappelant que vous ne
pouvez vivre que dans les premiers et invisibles cinq pour cent de ce ruban).
Vous comprendrez pourquoi il a été si facile et si rapide d’empoisonner notre
monde.
Certaines des retombées technologiques du programme Apollo font d’ores et
déjà partie des solutions. Le bond prodigieux qu’il fit faire aux sciences de
l’information a transformé nos vies et permet aujourd’hui à plus de jeunes gens
d’exprimer leur talent qu’on ne pouvait le rêver dans les années 1960. D’autres
technologies, qui ne sont pas encore exploitées – comme les piles à combustible
– pourraient nous aider à nous débarrasser de notre dépendance aux
combustibles fossiles. Les retombées d’un programme spatial encore plus
ambitieux seraient, bien sûr, encore plus formidables.
Certes, dans l’espace au-delà de la Lune, l’escale suivante est
considérablement plus éloignée. Dans le meilleur des cas, la planète Mars, quand
elle est du même côté du Soleil que nous, est encore 150 fois plus éloignée que
notre satellite. Des astronautes qui y débarqueraient seraient ensuite emportés
par la course annuelle de Mars autour du Soleil à plus de 400 millions de
kilomètres de la Terre (mille fois plus loin que notre satellite). À cette distance, à
la vitesse de la lumière, il faut trois quarts d’heure à un message radio pour faire
un aller-retour entre les deux mondes (contre deux secondes entre Houston et les
hommes d’Apollo). La mission devrait, par la suite, attendre le retour d’une
configuration favorable pour revenir et durerait au total de douze à trente mois
(contre douze jours pour les missions lunaires). Elle exigerait au départ de placer
en orbite basse terrestre environ cent fois plus de matériel et de carburant que
n’en ont nécessité les missions lunaires. Les mondes du système solaire profond,
comme les lunes glacées de Jupiter ou de Saturne, constituent une marche des
centaines de fois plus haute encore. Quant aux terres habitables qui gravitent
certainement autour des étoiles voisines, elles sont si distantes qu’il faudrait des
dizaines de millénaires pour les atteindre avec les technologies actuelles… Mais
ce n’est pas une raison pour ne pas tenter de gravir ces marches une à une.
D’abord, la richesse de l’humanité par habitant est désormais cinq fois plus
élevée qu’elle ne l’était dans les années 1960. Ensuite, de tels défis ne sont pas
contradictoires avec la nécessité de s’occuper de nos problèmes sur Terre, c’est
exactement le contraire. Dans son discours du 12 septembre 1962 à l’université
Rice de Houston, Kennedy l’expliquait très justement : « Nous choisissons
d’aller sur la Lune au cours de cette décennie non parce que c’est facile, mais
précisément parce que c’est dur. Parce que cet objectif nous permettra
d’organiser et de mesurer le meilleur de nos énergies et de nos compétences. »
Et l’histoire lui a indubitablement donné raison. Renouer aujourd’hui avec
l’ambition du programme Apollo démultiplierait nos capacités de changer le
monde et pas uniquement techniquement. Je me souviens d’une anecdote que
m’a racontée Charlie Duke. Peu avant son vol vers la Lune, il rendit visite à un
institut sous-traitant de la Nasa. Dès son arrivée dans le bâtiment principal, il
croisa un employé concentré à nettoyer le sol. Gentiment, il lui demanda des
informations sur son travail. L’homme lui répondit : « J’œuvre à mettre un
homme sur la Lune, monsieur. » Imaginez qu’aujourd’hui, chaque être humain
puisse être habité d’une telle fierté ! Que ne pourrions-nous faire ?
Quatre années folles, est-ce là tout ? En sortant d’un restaurant un soir avec
Charlie Duke, il fut comme saisi et pointa spontanément la Lune du doigt. Il
voulait me montrer l’endroit où il avait passé trois jours de sa vie et me fit part
de son rêve d’y retourner. Ce fut un instant inoubliable. Quelques années plus
tard, j’ai vécu la même scène avec Jack Schmitt. Tous les marcheurs lunaires
ressentent ce désir de revoler là-haut. Scott en parle ouvertement dans son livre
et j’ai pu l’évoquer non seulement avec Duke et Schmitt, mais aussi avec Buzz
Aldrin et Ed Mitchell. Leur regard si intense sur cet autre monde qui attend notre
retour, ils me l’ont transmis.
Puisse-t-il aussi devenir celui d’une nouvelle génération, parce que quatre
années folles, ça ne peut pas être tout.
Bibliographie

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Atlas de la conquête de la Lune – Patrick Moore, Payot, 1969.
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1978.
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Der Mond Almanach – Rosemary Ellen Guilley, Goldmann Verlag, 1995.
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For ever Young – John Young.
Hornet plus three – Bob Fish, Creative Mond Press, 2009.
How Apollo flew to the Moon – W. David Woods, Springer, 2008.
Juri Gagarin, das Leben – Ludmilla Pavlova Marinski, Verlag Neues Leben.
Les Grands Découvreurs de l’espace – Editions Glenat.
Last man on the Moon – Gene Cernan, St. Martin’s Griffin Edition, 2000.
Mond – Gerstenberg, 2009.
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Painting Apollo – Alan Bean, Smithsonian Books, 2009.
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Presse
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Internet
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Pictures : Apollo Program – www.flickr.com/photos/projectapolloarchive
High Flight Foundation. Jim Irwin – www. highflightfoundation. org
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Le Mystère de la face cachée de la Lune – Documentaire, 2016.
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James Irwin astronaut – Usmc 7242,1991.
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Q & A with Dr Harrison Schmitt, Apollo 17 – Space Center Lecture Series 2008.
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Kielder Observatory Apollo tribute Dave Scott. Episode 1 of 10 – Kielder
Observatory, 2014.
The Apollo Guidance Computer, part two : David Scott – Computer History,
1982.
Gene Gernan remembers Neil Armstrong during memorial – ML Speakers
Group, 2012.

Un petit salut : le restaurant préféré des astronautes (surtout John Young et
Alan Bean), dont le patron, le sympathique Frankie, originaire de Capri en Italie,
est devenu leur ami : Restaurant Frenchies Italian Food 1041 E NASA Pkway
– Houston – TX 77058.
Remerciements

Je tiens à remercier tous les gens qui m’ont permis d’écrire cet ouvrage. Tout
d’abord, mon épouse Bettina et mon fils Nicolas pour leur amour et leur soutien
et pour avoir, avec mon ami Yvan Voirol, prodigué sans compter tant de conseils
et de commentaires avisés. Merci également à Charlie Duke, toujours fidèle et
droit, pour son soutien à nos activités depuis les débuts de SwissApollo et pour
son inspirante préface. Je lui suis si reconnaissant de son amitié ! Je dois aussi
beaucoup à mes très chers François Keller, qui s’est rendu totalement
indispensable par son travail minutieux de relecture et de correction, Claude
Nicollier, l’astronaute suisse, qui est toujours d’une grande aide et que je
considère comme un véritable mentor, ainsi que Jean-François Clervoy,
l’astronaute français qui m’a présenté à mon éditeur, De Boeck Supérieur, où
Alain Luguet m’a accueilli si chaleureusement. Un grand merci va à René
Cuillierier qui a effectué un magnifique travail de rewritting dans une belle
ambiance de coopération. Ce livre appartient aussi, d’une manière ou d’une
autre, à toutes ces personnes.
Enfin, je remercie toutes les personnes qui, pendant des décennies, ont enrichi
ma vie et m’ont permis de mieux comprendre leur expérience.

LES ASTRONAUTES : Scott Carpenter, Mercury 7 / Walt Cunningham,
Apollo 7 / Bill Anders, Apollo 8 / Russell Schweickart, Apollo 9 / James
McDivitt, Apollo9 / Tom Stafford, Apollo 10 / Neil Armstrong, Apollo 11 / Buzz
Aldrin, Apollo 11 / Mike Collins, Apollo 11 / Alan Bean, Apollo 12 / Dick
Gordon, Apollo 12 / Jim Lovell, Apollo 13 / Fred Haise, Apollo 13 / Edgar
Mitchell, Apollo 14 / Dave Scott, Apollo 15 / Al Worden, Apollo 15 / Jim Irwin,
Apollo 15 / John Young, Apollo 16 / Charlie Duke, Apollo 16 / Gene Cernan,
Apollo 17 / Jack Schmitt, Apollo 17 / Joe Engle, Apollo 14 backup crew / Alexeï
Leonov, premier piéton de l’espace.

LES MEMBRES DE LEURS FAMILLES ET AMIS : Christina Korp,
manager de Buzz Aldrin, Apollo 11 / Nancy Conrad, épouse de l’astronaute Pete
Conrad / Reagan Wilson, playmate Apollo 12 / Rosemary Roosa, fille de
l’astronaute Stuart Roosa, Apollo 14 / Susie Young, épouse de l’astronaute John
Young, Apollo 16 / Dorothea Duke, épouse de l’astronaute Charlie Duke, Apollo
16 / Oksana Leonova, fille du cosmonaute Alexeï Leonov / Ludmilla Pavlova,
amie de Youri Gagarine / Norma Wendt, fille de Günter Wendt / Paul
Van Hoeydonck, sculpteur de Fallen Astronaut.

LES HÉROS ANONYMES DU CONTRÔLE DE MISSION : Chris Kraft,
Director, Mission Control / Gene Kranz, Flight Director / Gerry Griffin, Flight
Director / Sy Liebergot, EECOM / Scott Millican. Space suit Technician / Bill
Moon, EECOM.

LES TECHNICIENS ET SCIENTIFIQUES : Dr Ernst Stuhlinger. bras
droit du Dr Wernher von Braun / Konrad Dannenberg, manager député du
programme de fusée Saturn / Heinz Grösser, technicien du programme de fusée
A4-V2 / Günter Wendt, Pad Leader / Prof. Johannes Geiss, Principal
Investigator SWC / Prof. Farouk El-Baz, Geology, Apollo 15‑16‑17/ Prof. Peter
Signer, Team SWC / Prof. Fritz Casal, Propulsion, Ames Center.

{1} Seuls deux de ces pionniers vécurent assez longtemps pour assister aux débuts de l’ère spatiale :
Pelterie, qui mourut deux mois après le lancement de Spoutnik 1 en 1957, et Oberth, qui assista au
lancement d’Apollo XI et, juste avant sa mort, au dernier vol réussi de la navette Challenger en 1985.
{2} À l’âge de dix-huit ans, le jeune von Braun assista à une conférence du physicien et explorateur
suisse Auguste Piccard. S’approchant du maître après la causerie, il lui dit son intention d’aller sur la Lune
à l’aide de fusées. Alors que l’idée est plus ou moins ridiculisée partout, Piccard la trouve magnifique et
encourage vivement le jeune homme à réaliser son rêve… D’une certaine façon, la Suisse a contribué à la
conquête de la Lune dès cette époque !
{3} Le terme « astronautique » fut inventé en 1927 par Rosny aîné pour désigner les travaux de
l’inventeur qu’il soutenait, Robert Esnault-Pelterie. Mais, dans le cadre de la guerre froide, les Soviétiques
arguèrent qu’il était par trop « arrogant », puisque l’objectif immédiat n’était pas d’atteindre les étoiles
(astres) trop lointaines, mais juste de sortir dans l’espace extérieur, le « cosmos », d’où le terme qu’ils
choisirent de « cosmonautes ».
{4} Même si des spécimens animaux ont été soumis à la microgravité dès 1949.
{5} À ce stade, le programme américain impose, d’ailleurs, lui aussi une limite de taille.
{6} En principe, les règlements de la Fédération aéronautique internationale impliquent qu’un vol ne
peut être homologué que si le pilote revient vivant à bord de son véhicule. Lorsque les détails du vol de
Gagarine furent connus, certains se sont demandé s’il ne fallait pas le déchoir du titre de premier homme
dans l’espace. La FAI a tout de suite répondu que son règlement − qui date des débuts de l’aviation − avait
pour but de décourager les têtes brûlées qui auraient été tentées sans cela de pousser leurs machines vers des
limites dangereuses pour le simple honneur de battre un record. Ce souci, ajouta-t-elle, était sans objet dans
le cas d’un vol spatial puisque le simple fait de décoller est déjà un risque considérable ! Et elle maintint
l’homologation du vol de Gagarine.
{7} Dans le, par ailleurs, excellent film Apollo 13, cette réplique authentique est incorrectement attribuée
à Jim Lovell, joué par Tom Hanks.
{8} Depuis 1978, en quarante ans, l’Union européenne n’en a envoyé que 42, jamais par ses propres
moyens.
{9} Aux États-Unis, le docteur William Randolph Lovelace, conseiller en sciences humaines à la Nasa,
fera parler de lui à l’époque de Mercury en faisant passer les tests de sélection des astronautes à un groupe
de femmes. Cette initiative personnelle soutenue par des fonds privés connaîtra un grand écho dans la
presse faisant ressurgir la question de l’égalité des sexes dans la société américaine. Treize femmes
réussiront les tests, un groupe connu sous le nom de « Mercury 13 ». La Nasa n’engagera pas ces femmes et
aucune ne volera dans l’espace.
{10} La contribution de James Webb au succès d’Apollo ne doit pas être négligée. C’est sous son règne
et grâce à son sens aigu de l’organisation que la Nasa − au départ constituée de différentes installations et
laboratoires plus ou moins indépendants − devint une agence structurée et cohérente, tout entière tendue
vers le but de la réussite des missions lunaires. Son entregent dans les milieux politiques lui permit aussi, à
maintes reprises, de sauver le budget du programme. Le télescope spatial successeur de Hubble porte le
nom de James Webb en son honneur.
{11} Slayton est le seul des astronautes du premier groupe à ne pas voler à bord d’une capsule Mercury.
Après de multiples efforts pour soigner son problème, il reprendra du service en 1975, à l’âge de 51 ans,
trop tard pour aller sur la Lune, mais servit à bord d’un Apollo lors d’un rendez-vous historique avec le
Soyouz de Leonov et Koubassov. Shepard a eu plus de chance, puisqu’il a réintégré le service actif à temps
pour commander la mission Apollo 14.
{12} Les veuves de Grissom, White et Shaffee avaient demandé, auprès de la Nasa, que la mission
Apollo 1 reste référencée avec le nom de leur mari, même si le vol n’eut jamais lieu. En leur mémoire, ce
fut chose faite et il fut décidé que tous les lancements préliminaires seraient, en quelque sorte, des « Apollo
légitimes ». Comme il y en avait eu deux autres avant le drame, on décida de poursuivre avec le chiffre 4 (il
n’y eut donc jamais d’Apollo 2 et 3).
{13} Meteor Crater est un cratère d’impact météoritique situé près de Flagstaff en Arizona. Eu égard au
« lobbying » de ceux qui poussaient pour que la course à la Lune donne des retombées scientifiques, le
programme Apollo prévoyait pour tous les astronautes une formation intensive en géologie − l’équivalent
d’une maîtrise universitaire − qui impliquait des sorties sur le terrain, dont beaucoup furent réalisées sur ce
site.
{14} Orville Wright fut, avec son frère Wilbur décédé en 1912, à l’origine du vol du premier aéroplane
« plus lourd que l’air », motorisé et contrôlé. James Doolittle, pionnier de l’aviation de l’entre-deux-guerres,
réalisa les premières traversées du continent nord-américain. C’est aussi l’organisateur du raid aérien d’avril
1942 contre le Japon en représailles de l’attaque de Pearl Harbor. Ruth Nichols, une autre pionnière
longtemps détentrice des records féminins d’altitude et de vitesse, et Vance Breese, un célèbre pilote
d’essai, fréquentaient aussi Aldrin Sr. Quant à Lindbergh, il fut, bien sûr, le héros de la première traversée
de l’Atlantique. Qu’auraient-ils pensé si on leur avait dit que le petit dernier de leur ami ferait partie de la
première mission habitée sur la Lune ?
{15} Je ne saurais trop vous conseiller d’aller chercher la vidéo sur Internet : c’est une véritable petite
fenêtre sur l’âme à la fois tourmentée et primesautière de ce personnage exceptionnel.
{16} Les trois astronautes ignoraient totalement ces dispositions et n’en apprirent l’existence qu’à leur
retour, ce qui les choqua profondément. Ces militaires, qui ne pensaient qu’au succès de leur mission,
étaient étrangers au monde des politiques, habitués à envisager toutes les possibilités, et cette démarche leur
paraissait d’un cynisme abject. Buzz, en particulier, piqua une colère homérique. Cet épisode, qui leur fit
comprendre encore plus clairement à quel point ils avaient frôlé la mort, fut peut-être un des éléments qui
accentuèrent le choc rétrospectif subi par Aldrin.
{17} Rappelez-vous qu’au moment de la désignation de Neil Armstrong comme commandant d’Apollo
11, personne ne pouvait affirmer qu’il s’agirait de LA mission historique.
{18} Le premier à avoir franchi le mur du son à bord de l’avion fusée X-1 en 1947.
{19} En effet, même ce second étage ne suffit pas à la mise en orbite, qui est achevée par une brève
poussée du troisième. Cela a imposé aux ingénieurs un n-ième défi technique : concevoir pour le dernier
étage un moteur que l’on puisse éteindre et rallumer plusieurs fois, une prouesse pour ces engins dont le
fonctionnement normal implique de telles températures qu’ils sont généralement bons pour la casse au bout
de quelques minutes de fonctionnement !
{20} L’atmosphère terrestre n’a pas de limite nette, mais se raréfie progressivement avec l’altitude. La
frontière « officielle » de l’espace, déterminé par l’ingénieur hongrois Théodore von Karman, correspond à
l’altitude où l’atmosphère est si ténue que la vitesse qui serait théoriquement nécessaire pour qu’un avion
s’y soutienne est déjà suffisante pour le mettre en orbite. Autrement dit, c’est l’altitude − 100 km − où, pour
pouvoir voler, on doit passer de l’aéronautique à l’astronautique.
{21} À cette occasion, lui et l’astronaute Dave Scott iront siroter en douce de la vodka avec les
cosmonautes Pavel Beliaïev et Konstantin Feoktistov dans un Tupolev Tu-134 exposé au Salon. L’alcool
aidant, les deux Russes feront savoir qu’ils s’entraînent à poser des hélicoptères tout comme les astronautes
du programme lunaire, ce qui met la puce à l’oreille de Michael Collins. Ces informations font partie des
raisons pour lesquelles la Nasa a précipité le vol lunaire d’Apollo 8.
{22} En fait, il assume ce rôle depuis des mois et a même dû séparer Aldrin et Armstrong lorsqu’une
soirée commune a dégénéré en une dispute violente.
{23} J’ai eu le privilège de le constater moi-même grâce à mon ami italien Luigi Pizzimenti, lui aussi
grand passionné du programme Apollo. Luigi a construit une réplique exacte de l’habitacle dans le module
de commande que nous avions fait venir en Suisse pour une manifestation de SwissApollo. Luigi et moi
avons ainsi pu partager cet espace exigu avec mon ami l’astronaute Charlie Duke pour quelques minutes
magiques !
{24} « Monsieur Je-répare-tout ».
{25} Oui, on peut placer de plus gros réservoirs sur l’engin pour tenir compte de ces facteurs, mais
souvenez-vous… il est alors plus lourd ! Ce n’est pas un hasard si ce genre d’appareil n’a jamais été utilisé
sur Terre par la suite.
{26} Armstrong lui-même disait volontiers à ses admirateurs qu’avant le vol, il estimait ses chances de
survie à 90 %, mais les chances de réussir l’atterrissage à seulement 50 %.
{27} Plus tard, à la question de savoir s’il n’avait pas été inquiet de son niveau de carburant, Armstrong
répondit doucement : « Vous savez, quand l’indicateur montre un réservoir vide, on sait tous qu’en fait il
reste encore au moins un litre dedans. »
{28} Un feutre personnel en plastique (isolant donc), dont il peut se féliciter de lavoir emporté en sus
des feutres Fischer de la mission qui étaient, eux, métalliques.
{29} Je ne peux passer sous silence le deuil que nous avons ressenti lorsqu’un peu plus d’un an plus
tard, les Chœurs de l’Armée rouge qui avaient participé à l’événement périrent tous dans un accident
d’avion, le 25 décembre 2016. Que leur mémoire soit ici saluée !
{30} La présence de ces médailles emportées « clandestinement » n’a été révélée par Buzz Aldrin qu’en
1989.
{31} À cette différence près que Conrad n’était pas du tout un coureur de jupons. Néanmoins, il y a là
matière à une autre de ces coïncidences dont la légende d’Apollo est si friande : le petit protégé de Fonzie
est joué dans Happy Days par un tout jeune Ron Howard, qui s’illustrera des décennies plus tard en
réalisant le film Apollo 13 !
{32} Madame Wilson m’a confirmé qu’elle n’avait appris cette histoire que par hasard, vingt-cinq ans
après, lorsqu’en 1994 le magazine Playboy s’enorgueillit dans un article du vol lunaire de quatre de ses
playmates. Elle avait du coup été invitée par Conrad pour voir la check-list décorée de son image pleine de
poussière dans les archives de la Nasa. Bean, quant à lui, se souvient de l’avoir peinte sur une de ses toiles.
{33} De nos jours, la photo numérique qui permet de mesurer très précisément la distance entre deux
points d’une image en comptant simplement les pixels, rend ce dispositif inutile. Mais à l’époque d’Apollo,
lorsque toutes les images − sauf les images télé − étaient faites en argentique, il était indispensable. Par
ailleurs, on pense également que la plaque en plexiglas devait, elle aussi, se charger d’électricité statique
lors des prises de vues en rafale, à cause du défilement rapide de la pellicule devant elle.
{34} L’observateur attentif constatera, d’ailleurs, que dans le film de Stanley Kubrick 2001 L’Odyssée
de l’espace, tourné un an avant Apollo 11, le paysage lunaire est encore bien trop terrestre !
{35} Et jusqu’à aujourd’hui la seule.
{36} Ou si vous préférez à la « régolitheuse ».
{37} À cette date, en plus des équipes « rouge » et « bleue » qui flanquaient l’équipe « blanche », le
système de rotation s’est enrichi de multiples couleurs : « verte », « noire », « marron », « or », etc.
{38} Cooper commandait l’équipage de rechange d’Apollo 10, ce qui le désignait en principe pour voler
trois missions plus tard. Outre sa réputation auprès de Slayton, le fait que son pilote du module de
commande soit le très compétent mais volage Donn Eisele, n’a pas dû favoriser le maintien de cet équipage.
{39} Cette source d’énergie très propre est aussi très efficace. Le rendement des piles à combustible est
couramment de l’ordre de 60 % et peut atteindre les 85 % si on récupère la chaleur générée par la réaction.
À comparer aux 35 % maximum des moteurs à combustion interne ! Seule la facilité de mise en œuvre des
combustibles fossiles justifie que les technologies à hydrogène ne les aient toujours pas remplacés en
cinquante ans. Mais au regard des problèmes actuels, on peut penser que ce n’est plus une raison suffisante
et que cette merveilleuse retombée du programme lunaire américain pourrait faire partie des solutions à nos
problèmes de pollution.
{40} Pour des raisons compréhensibles de rythme cinématographique, le f i l m Apollo 13 mélange
plusieurs moments ou réunit plusieurs personnages en un seul. En réalité, cette procédure de raccordement
bricolé à l’aide de ce dont les astronautes disposaient dans le vaisseau n’a pas été inventée sur place au
moment de la crise, mais avait déjà été mise au point plusieurs années auparavant. Même chose pour
l’utilisation du LM comme refuge, dont Liebergot s’est souvenu. Quant à Ken Mattingly, ce
n’est pas spécialement lui qui a mis au point les procédures de rentrée modifiées pour tenir compte de la
faible quantité de courant disponible, mais des dizaines d’astronautes qui se sont relayés dans les
simulateurs.
{41} Lui et les autres pilotes privés de mission lunaire, comme Paul Weitz, Jack Lousma, William
Pogue et Gerald Carr, eurent néanmoins la chance de voler plus tard sur des missions telles qu’Apollo-
Soyouz et Skylab.
{42} Du nom de la plage de Caroline du Nord où Orville et Wilbur Wright ont tiré à pile ou face
l’honneur d’effectuer le premier vol motorisé de l’histoire à bord de l’avion qu’ils avaient conçu.
{43} Pendant les trente et une heures de leur séjour sur la Lune, le Soleil parcourt dans le ciel une
course équivalente à celle qu’il décrit en une heure sur Terre.
{44} Scott, emporte même un morceau de bois du navire avec l’autorisation du musée de la Marine
de Newport, Rhode Island.
{45} Le logo de l’écusson de mission qui entrecroise trois ailes (bleue, blanche et rouge, une pour
chaque astronaute) forme aussi un faucon stylisé.
{46} El-Baz est encore aujourd’hui un interlocuteur passionnant. J’ai eu la chance de le rencontrer dans
son bureau de l’université de Boston, une pièce chaleureuse au style égyptien, décorée de tapis, d’antiquités
et d’images de l’espace. Cet homme venu d’Afrique illustre merveilleusement la portée internationale du
programme Apollo.
{47} C’est aussi à ce moment-là qu’Al a échafaudé l’idée que peut-être la vie avait été amenée sur Terre
par une peuplade nomade en visite depuis un monde étranger. Une hypothèse qu’il aime à défendre encore
aujourd’hui.
{48} Souvenez-vous de sa rubéole qui a cloué Ken Mattingly au sol !
{49} Le 7 décembre 1971, c’est-à-dire trente ans jour pour jour après l’attaque japonaise.
{50} Il en effectuera une sixième en 1983, à nouveau à bord de la navette spatiale. En fait, pendant toute
sa carrière, Young a fait la course en tête dans bien des domaines.
{51} La tectonique des plaques est absente des autres planètes rocheuses du système solaire, mais on
comprend depuis peu qu’il en existe une version étonnante sur les petites lunes glacées des planètes géantes.
La croûte de ces mondes − comme Europe ou Ganymède − est formée d’une glace d’eau très froide et très
dure qui joue le rôle de la roche et dont les morceaux sont mobiles sur un « magma » d’eau partiellement
fondue (soit des océans liquides cachés, soit une sorte de granité de boue). Et comme de juste, ces mondes
sont affectés par un « cryo-volcanisme » spectaculaire où l’eau liquide joue le rôle de la lave !
{52} Alan Shepard a affirmé plus tard qu’il ne s’agissait pas d’une prière et qu’il avait seulement
murmuré pour lui-même : « Don’t fuck up, Shepard. »
{53} Les images de cette première sortie dont nous savons aujourd’hui qu’elle s’est bien terminée, sont
d’ailleurs pour cela très amusantes à regarder.
{54} Après la mission, Cernan enverra le garde-boue chez Boeing avec la note suivante : « Cette pièce a
cassé après seulement 28 kilomètres de conduite et elle est sous garantie. J’exige donc que vous alliez là-
bas (sur la Lune) pour effectuer les réparations. »
{55} Bob Parker effectua son premier vol en 1983, comme spécialiste de mission a bord de la navette
Columbia.
{56} « Bob ? This is Gene, and I’m on the surface. And… as I take man’s last step from the surface,
back home for some time to come − but we believe not too long into the future − I’d like to just (say) what I
believe history will record. That America’s challenge of today has forged man’s destiny of tomorrow. And,
as we leave the Moon at Taurus-Littrow, we leave as we came and, God willing, as we shall return, with
peace and hope for all mankind. Godspeed the crew of Apollo 17. »

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