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Venise, ville d’évasion et de reconstruction :


Goethe à Venise aux XVIIIe et XIXe siècles.

par

Eric Leroy du Cardonnoy, Maître de Conférences en littérature germanique, Université de


Caen

« Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n’est plus pour moi un simple mot, un nom vide de
sens. »1
« En outre je dois avouer en toute confidence que mon amour pour l’Italie a subi par
ce voyage un coup mortel. »2

Ces deux notes de Goethe, la première datant de 1786, la seconde de 1790 marquent le
changement d’attitude du poète non seulement face à l’Italie, mais aussi face à Venise.
Quelles sont les raisons de ce revirement vis-à-vis de la ville lagunaire ? Tel sera le
questionnement qui va sous-tendre notre exposé.
Goethe a effectué deux voyages en Italie, et au cours de ces deux voyages a séjourné à
chaque fois dans la cité des doges. La première fois en 1786, la seconde en 1790. Le récit
qu’il nous en a fait dans son Voyage en Italie paru en 1816-1817, pratiquement contemporain
du Rome, Naples et Florence de Stendhal, a été rédigé presque trente ans après son séjour et a
été remanié pour fournir à son public une certaine image non seulement de l’Italie, mais
principalement de lui-même comme poète. Or, ce récit sous forme de journal ne reprend pas
tous les éléments contenus dans son journal personnel, dans celui destiné à Charlotte von
Stein ou même dans les lettres à Charles-Auguste, mais est bien plutôt un réaménagement de
ce qu’il a vécu. D’autre part, ses impressions italiennes ont été aussi consignées dans des
ouvrages à caractère plus fortement littéraire comme le sont les Élégies romaines (1788-90/
1795) ou les Épigrammes vénitiennes (1790/1795). Or, force est de constater que les images
de la cité vénitienne sont là encore différentes de celles des autres ouvrages. Que faut-il donc
tirer de ce constat ? Quelles sont les raisons qui ont amené Goethe à dresser dans chacune des
ses œuvres une image sinon totalement différente, du moins partiellement modifiée de l’Italie
et de Venise ? Que devient la ville lagunaire dans tout ce travail et re-travail, quelle image
s’en dégage et en quoi celle-ci peut-elle bien avoir préformé pour les futures générations
d’écrivains allemands la réception de Venise dans leurs propres œuvres ?

J’essaierai dans un premier temps de dresser l’image de Venise et sa signification pour


Goethe dans chacun des textes mentionnés plus haut, d’autre part je dessinerai l’itinéraire
intellectuel qui a modifié cette image de la ville de Saint-Marc, enfin je m’interrogerai sur les
répercussions que ce portrait de Venise, dressé sur plus de trente années, avec les
modifications nécessaires que la temporalité y inflige, a pu avoir pour les lecteurs de Goethe.

1
Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, Slatkine, 1990, p. 63.
2
Johann Wolfgang Goethe. Italien – im Schatten der Revolution, p.523.
2

I.

Quittant Karlsbad subrepticement, aussitôt célébrées les réjouissances à l’occasion de son


anniversaire, Goethe prend début septembre 1786 la fuite en direction de l’Italie. C’est sa
troisième tentative de faire le périple vers le Sud depuis 1775, les deux autres s’étant achevées
par un arrêt au col du Saint-Gotthard. De plus son père avait lui-même fait le voyage en Italie
en 1740 dont il avait laissé un compte rendu, en italien, et dont la répétition faisait office pour
le fils devenu célèbre de dette envers son géniteur. Certes, tous les critiques s’accordent pour
dire que le voyage de Johann Caspar Goethe ne se différencie guère des récits de voyage de
l’époque et qu’il est de plus relativement inintéressant en ce qu’il reprend à son compte
presque toutes les remarques contenues dans les guides touristiques d’alors, en majorité
français et anglais, sans y ajouter de touche d’originalité d’aucune sorte, mais il en rapporte
des gravures et des objets qui font partis de l’imaginaire enfantin de Goethe. Dans ses lettres,
le père donne pour l’attrait de l’Italie deux motifs principaux : les antiquités et les arts3. En
d’autres termes, le fils se doit de refaire, de mieux faire, et il a, du fait de sa renommée et de
sa prétention à être « le » grand poète allemand, le devoir d’en faire une œuvre particulière.
Comme l’écrit Hermann Harder, « le voyage en Italie de Goethe est le point final et ouvre une
nouvelle ère moderne et poétique de l’interprétation de l’Italie. Avec lui Italie devient une
province littéraire et spirituelle de la culture allemande. »4, en d’autres termes, le voyage en
Italie est pour Goethe à la fois un règlement de compte avec son père et une prise de position
en tant que penseur et écrivain.
Goethe a très bien préparé son voyage, aussi bien du point de vue matériel que du point de
vue « culturel » : il part avec son « Volkmann »5 d’où il tire la plupart de ses informations,
mais se réserve le droit de prendre ses distances à propos de certaines remarques.
Goethe séjourne pour la première fois à Venise du 28 septembre au 14 octobre 1786 en
provenance de Vérone et en arrivant par la Brenta et ses écluses. La Brenta offre un paysage
magnifique, prometteur, avec des palais, des maisons, des jardins luxuriants : plus ou moins
une arrivée au paradis ou au pays de cocagne, des Propylées bien terrestres et présentes6 :

« Les bords sont ornés de jardins et de villas ; de petits villages s’avancent


jusqu’à la rivière, et par endroits, la grande route animée longe cette dernière.
Comme il faut passer des écluses, il y a souvent de petits arrêts dont on peut
profiter pour jeter un coup d’œil sur le pays et goûter les fruits qu’on vous offre en
abondance. Puis on remonte en bateau et l’on traverse un monde plein de
mouvement, de vie, de fertilité. »

Arrivé à Venise il s’installe à l’hôtel « à la Reine d’Angleterre, non loin de la place Saint-
Marc »7. Mais le plus important peut-être pour lui, d’un point de vue strictement personnel,
mais aussi dans son optique, en 1816, de raconter un voyage de formation, est le retour en

3
Julius Vogel, Goethe in Venedig, Leipzig, Verlag Klinkhardt & Biermann, 1918, p. 161.
4
Hermann Harder, « Goethe et les voyageurs et écrivains allemands à Venise au 18ème siècle », p. 79, in :
Congresso dell’Ateneo Veneto (1979) – Voyageurs étrangers à Venise, Genève, Slatkine, 1981
5
J. J. Volkmann Historisch-kritische Nachrichten aus Italien 1770 . Le voyage en Italie lui-même fut effectué en
1758. Le but de Volkmann est de rivaliser avec les guides français et anglais de l’époque et il deviendra à partir
de 1770 l’ouvrage de référence pour les voyages des couches dirigeantes allemandes en Italie.
6
Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, Slatkine, 1990, p. 64.
7
Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, Slatkine, 1990, p. 63.
3

enfance que provoque l’arrivée à Venise afin de permettre un nouveau départ. En effet il nous
dit :

« Ainsi il était écrit dans le livre de la Destinée, à ma page, qu’en 1786, le 28


septembre à cinq heures du soir, heure de chez nous, j’apercevrais pour la
première fois Venise, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que peu
après je débarquerais dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république
de castors, et que je la visiterais. Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n’est plus
pour moi un simple mot, un nom vide de sens, qui m’a si souvent tourmenté, moi
l’ennemi mortel de toutes les paroles qui ne sont que de vains sons.
Lorsque la première gondole vint accoster le bateau (cela se fait pour transporter
plus vite à Venise les passagers pressés), je me souvins d’un ancien jouet de mon
enfance, auquel je n’avais plus songé depuis vingt ans. Mon père possédait un
beau modèle de gondole qu’il avait rapporté ; il y tenait beaucoup, et c’était une
grande faveur pour moi quand l’une ou l’autre fois on me laissait jouer avec elle.
Les premiers éperons de tôle brillante, les cages noires des gondoles, tout cela me
saluait comme une vieille connaissance, et je jouis d’une agréable impression
d’enfance dont j’avais été longtemps privé. »8

Arrêtons-nous un instant sur cette entrée en matière, car elle recèle, je pense tout ce que
Goethe va pouvoir dire sur Venise. Tout d’abord, il s’agit d’un jour historique pour lui : en
effet il pénètre à Venise le 28 septembre, soit un mois exactement après son jour anniversaire
et deux mois après le jour anniversaire de son père9, il est donc clair pour lui qu’il ouvre ainsi
une nouvelle ère, mais également qu’il clôt l’ancienne : il s’agit, comme les lignes suivantes
l’indiquent d’une régénération10. Le retour à l’enfance et la jubilation d’avoir enfin pu braver
en quelque sorte l’interdiction parentale de ne pas toucher à la gondole rapportée de voyage
expliquent l’état d’esprit dans lequel il aborde la ville. Il s’agit d’une certaine manière d’une
renaissance après les années passées à Weimar où il se sentait de plus en plus exilé, en un exil
intérieur11, où il devait toujours, comme ce sera le cas après son retour d’Italie et de manière
encore plus catégorique, effectuer une séparation étanche entre vie privée et vie publique ;
dans l’avant-dernière lettre datée de Venise, le 13 octobre, il parlera d’ailleurs de maladie à ce
propos12. Or, Venise va lui permettre pour la première fois de lever cette dichotomie qu’il
supporte de moins en moins bien13. Enfin la caractérisation de Venise comme République de
castors, usuelle à l’époque, fait signe vers l’élément marin, qui va beaucoup le préoccuper, et
sur les activités de hommes pour lutter contre les ravages de la mer. L’arrivée est également la
mise en adéquation entre mots et réalité, la parfaite coïncidence entre le monde des signes et
les référents, une certaine manière de se retrouver chez soi.

8
Id.
9
Johann Caspar Goethe était né le 29 juillet 1710.
10
Marie-Anne Lescouret, Goethe. La fatalité poétique, Paris, Flammarion, 1999, Grandes Biographies, p. 111,
mais aussi Carnet de voyage à l’intention de Mme de Stein 4e partie in : Johann Wolfgang Goethe. Italien – im
Schatten der Revolution, Briefe, tagebücher und Gespräche vom 3. September 1786 bis 12. Juni 1794 (hrsg. Von
Karl Eibl), Frankfurt/Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1991 (II. Abteilung, Band 3) p. 89, où Goethe parle de
« la révolution qui a lieu en moi ».
11
C’est ce que remarque également Marie-Anne Lescouret, Goethe, p. 129.
12
Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, traduction nouvelle complète avec notes de Maurice Mutterer,
Slatkine, Genève-Paris, 1990, p. 97.
13
Le masque jouera un rôle non négligeable dans son expérience vénitienne, mais ce sera un masque qui permet
à l’individu de s’exprimer malgré tout. Voir Id., p. 73 lorsqu’il assiste au concert donné par les jeunes filles du
conservatoire « dei Mendicanti ».
4

Venise est donc pour Goethe en 1816 cette ville connue-inconnue14 qui explique le tourment
que ce nom, en quelque sorte infamilier, au sens de « unheimlich », lui procurait. Ce qu’il va
voir à Venise, ce sont principalement les constructions de Palladio, c’est-à-dire pour lui
l’architecture classique, les églises et leurs peintures (Tintoret, Titien, Véronèse par exemple),
le théâtre et la comédie, le tribunal qu’il assimile d’ailleurs à une représentation théâtrale, la
géographie et la géologie, le faste des autorités politiques et religieuses, le peuple et sa force
de vivre et de s’amuser, son ironie de soi. La première chose importante qu’il remarque, et qui
figure déjà dans le Carnet de voyage à l’intention de Mme de Stein 4e partie, c’est le peuple,

« Une grande foule, une existence déterminée par la nécessité et par des
circonstances indépendantes de la volonté […] Le Vénitien dut devenir une
créature d’une espèce nouvelle, de même qu’on ne peut comparer Venise qu’à
elle-même »15.

Ou bien encore : « […], et le peuple m’intéresse infiniment »16. Or le peuple est celui qui a su
se transformer, faire sur lui-même l’effort de devenir autre. Mais qu’est-ce que le peuple
vénitien pour Goethe ? Il s’agit du petit peuple, de la populace où il trouve la vitalité des
gestes et de la parole et une immense capacité à se tourner lui-même en dérision17. Il y trouve
une « incroyable variété […] le peuple est la base sur laquelle tout cela repose ; […] »18.
Le peuple se trouve donc à ses yeux dans le même état que lui-même, l’état enfantin, où le
jeu, tel qu’il va le retrouver dans le théâtre et les masques, est l’élément prépondérant. Il suffit
pour cela de lire les pages consacrées à la représentation du théâtre Saint-Luc dans la lettre du
4 octobre19. Dans la lettre du 6 octobre il décrit comment le peuple participe à la pièce,
devenant lui-même partie prenante du spectacle qui est donné

Mais Venise c’est aussi le dédale des rues où l’on se perd et Goethe va donner de la ville deux
visions qui se complètent, tout d’abord il y aura cette cité moyenâgeuse, aux ruelles étroites,
qui n’offrent aucune perspective (lettre du 2 octobre), mais qui livrent des aperçus de la vie
quotidienne des Vénitiens, ensuite ce sera, comme il l’avait déjà fait à Strasbourg,
l’ascension. Il monte en haut de la tour de Saint-Marc le 9 octobre pour voir la ville et les
lagunes non plus dans toute leur splendeur comme à son arrivée, mais « pendant le reflux,
dans leur humilité »20. A cette occasion, il exprime son idée de la nécessité de chercher
toujours à voir une chose sous plusieurs aspects afin de s’en faire une idée juste. Il profite de
son séjour pour visiter les églises, les palais, s’intéresser à la peinture, à l’architecture, mais il
n’oublie pas non plus ses études de science naturelle : les mouvements des eaux, les différents
mollusques et crustacés trouvés sur les plages du Lido retiennent son intérêt. Il admire le
chant des gondoliers qui le surprennent par la force et la beauté que ces bateliers semblent
posséder21. Il y découvre également la mer : « J’ai donc vu la mer de mes propres yeux, et je
l’ai suivie sur la belle aire qu’elle laisse en se retirant. […] La mer est out de même un

14
Il reconnaît lui-même: «Car il me semble véritablement, non pas que je vois ces choses, mais que je les
retrouve », in : Johann Wolfgang Goethe. Italien – im Schatten der Revolution, Briefe, Tagebücher und
Gespräche vom 3. September 1786 bis 12. Juni 1794 (hrsg. Von Karl Eibl), Frankfurt/Main, Deutscher Klassiker
Verlag, 1991 (II. Abteilung, Band 3) p.116.
15
Id., pp. 66-67.
16
Johann Wolfgang Goethe. Italien – im Schatten der Revolution, p. 87 (traduction E. L. du C.)
17
Id., p. 98.
18
Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, Slatkine, 1990, p. 76.
19
Id., p. 76-77.
20
Id., p. 91.
21
Id. , p. 82-84.
5

spectacle grandiose. »22 Il clôt le récit de son séjour à Venise en faisant une nouvelle fois
référence à son enfance, car ce séjour lui redonne goût aux auteurs anciens, la langue italienne
lui permet de redécouvrir le latin et de reprendre ainsi contact avec la culture antique. La
vision goethéenne du Voyage en Italie établit les paramètres de la vision sur Venise : Goethe
note effectivement dans une optique polémique anglaise éclairée, typique de la seconde moitié
du XVIIIe siècle, le retard et la décadence de la ville aristocratique, la mauvaise hygiène
municipale en étant selon lui un signe tangible23, mais il souligne d’autre part la vitalité
populaire et la jouissance des biens terrestres des Vénitiens. La veille de son départ il écrit :
« Je sais que j’emporte de Venise une idée sans doute incomplète, mais pourtant très claire et
vraie. »24

II

Chez Goethe la vision de Venise évolue à la suite de plusieurs facteurs : tout d’abord les
raisons biographiques. En 1786 il fuit le Nord et son enfermement, il cherche le classicisme
antique. Venise est aussi le retour à l’enfance qui permet un autre départ, une renaissance. En
1790, plus rien de tout cela. La révolution française vient de commencer, Goethe vit une
idylle amoureuse avec celle qui vient de le rendre père, il est mandé à Venise pour ramener la
duchesse douairière de Saxe-Weimar. Il n’a donc pas de but personnel dans cette seconde
visite : « Ce voyage me fera du bien spirituellement et physiquement, même si je le poursuis
en fait sans aucun vrai motif intérieur »25 (lettre au couple Herder du 15 mars 1790). Le
second séjour (départ d’Allemagne le 10.3.) a lieu du 31.3 au 6.5. 1790, et Goethe est de
retour à Weimar le 18.6. Les traces du second voyage se trouvent dans le journal de voyage
non publié et dans les Épigrammes vénitiennes, publiées en décembre 1795. Comme pour le
premier voyage il a eu le temps d’établir un plan de travail important où il se consacre à une
vision globale de l’histoire de l’art et de sa chronologie, comme le révèle le journal tenu par
Götze. Son agenda est chargé et est principalement consacré à l’architecture et à la peinture. Il
reste insensible aux peintres contemporains comme Canaletto ou Tiepolo, Guardi, par contre
ses favoris restent Le Titien et Véronèse. Dans La théorie des couleurs26 il parle longuement
des maîtres italiens et vénitiens avec un hommage particulier au Titien considéré comme le
meilleur exemple d’un peintre à la palette variée, comme celui qui a su mélanger
merveilleusement les couleurs. Il y souligne également l’importance et la magistrale
utilisation des nuances par l’école vénitienne, c’est-à-dire pour lui Bassano, Tintoret,
Véronèse, Le Titien et Giorgione. Les Élégies romaines avaient été rédigées sitôt le retour à
Weimar en 1788 pendant l’euphorie de la rencontre avec Christiane Vulpius, il les termina
lors de son second séjour le 3.4.1790 à Venise (lettre au duc Charles-Auguste) alors qu’il
enchaînait sur les Epigrammes terminées à la fin de la même année. Les premiers mots de la
première épigramme donnent tout de suite le ton : « Sarcophages et urnes étaient décorés par
les païens avec la vie » : deux objets qui conservent le souvenir, qui manifestent la mort et

22
Id., p. 88-89.
23
« Et même si leurs lagunes se comblent peu à peu, si des émanations malsaines flottent sur les marais, si leur
commerce a décliné et si leur puissance est déchue, toute l’organisation de la République et son essence ne
seront pas un instant moins vénérables aux yeux de celui qui les observe. », in : Johann Wolfgang Goethe,
Voyage en Italie, traduction nouvelle complète avec notes de Maurice Mutterer, Genève-Paris, Slatkine, 1990, p.
68.
24
Id., p. 97.
25
« Diese Reise wird mir an Leib und Geist wohl tun, ob ich sie gleich eigentlich ohne rechten innerlichen Trieb
fortsetze. » Johann Wolfgang Goethe. Italien – im Schatten der Revolution, p.522.
26
L’ouvrage est paru en 1791 peu après le retour du second voyage à Venise. Voir Goethe, Le Traité des
couleurs, partie didactique, Paris, Triade, 1973.
6

sont en quelque sorte des icônes du passé, mais qui traduisent aussi la vie qui continue. Ainsi
les Epigrammes sont comme un chant d’adieu à Venise, qui prend alors une coloration
différente de celle du premier voyage. Tout d’abord les Vénitiens n’y sont plus des castors,
mais des « crapauds en manteaux rouges », des êtres visqueux, mi-terrestres mi-humains
(23), ils deviennent même dans l’épigramme 25 non publiée de « malheureux crapauds »27. Et
puis, les épigrammes ont pour sujet principal l’amour et les rencontres amoureuses avec les
demoiselles de petite vertu, il n’est plus question de fréquenter les musées ou les églises pour
y admirer les œuvres d’art, il n’est question que de bouges et de tripots (69), les femmes se
caractérisent par leur côté fuyant (28, 68), elles deviennent des mollusques (37). Celle à qui il
s’adresse, Bettina, n’est que mouvement, elle est, dit-il, tout à la fois, monstrueuse, animal et
humain, vermine et miracle (37 et 34 non publiée). C’est le sexe vénal, charnel, dans ce qu’il
a de plus cru (69 l’allusion au café est en fait une référence à peine voilée, comme le numéro
de l’épigramme pourrait y faire songer, au rapport sexuel).
L’opposition traditionnelle en Allemagne au XVIIIe siècle entre Venise et Rome ne se trouve
pas dans le Voyage en Italie, par contre elle est clairement présente dans les Elégies et les
Epigrammes sous la forme d’une antithèse entre Faustina et Bettina, deux femmes
entièrement différentes. Il avait pourtant dans la lettre du 7 novembre 1786 à Charlotte von
Stein, le jour de son arrivée à Rome écrit que « du point de vue humain Venise est ce qui fut le
plus intéressant, vue non pas par les yeux du corps, mais par ceux de l’esprit »28. Venise
devient la « ville médiévale qui n’a pas de racines dans l’Antiquité, ville moderne, de l’ennui,
des contingences, du pessimisme, du flou, de la vie sans forme précise, du malheur »29. Le
rapport de polarité entre les deux recueils est selon Karl Eibl tout à fait patent30 : dans les
Elégies le temps est aboli, le poète est celui qui jette un pont entre le temps présent et la Rome
antique païenne au moment de l’amour assouvi, tandis que les Epigrammes s’inscrivent
nettement dans le temps qui passe, présent, la bien-aimée étant au loin. Les Élégies romaines
avaient traduit un tournant dans le style et dans l’inspiration de Goethe qui avait
profondément modifié son image ; ses amis et ses proches parlent dans leurs lettres de cette
époque de sa transformation : ils ne le reconnaissent plus. Les Élégies romaines traduisent le
refus de Goethe d’opérer et de maintenir désormais une séparation entre l’art et la vie, de
considérer comme c’était le cas du rococo finissant en Allemagne l’art comme purement
ornemental : il doit être désormais l’expression d’une totalité, ce qui explique entre autres le
succès des Élégies et des Épigrammes auprès des Romantiques allemands. Le poétique
devient un espace « de la plus grande dignité »31 où jeu et lucidité – comme le mot allemand
« Spielraum » qu’il emploie le laisse entendre – ont tous deux partie prenante.
Malgré les bienfaits attendus du voyage il écrit dans la lettre au duc Charles-Auguste du
3.4.1790 :

« En outre je dois avouer en toute confidence que mon amour pour l’Italie a subi
par ce voyage un coup mortel. Non qu’en aucun sens que ce soit cela se fut mal
passé pour moi. Comment serait-ce seulement possible ? Mais les premières fleurs
de l’inclination et de la curiosité sont fanées et je suis devenu que je le veuille ou
non un peu comme Smelfungus. A cela s’ajoute mon désir pour l’Erotio que j’ai

27
Johann Wolfgang Goethe, Gedichte 1756-1799, p. 469.
28
„Das menschlich interessanteste war die Republik Venedig, nicht mit Augen des Leibes sondern des Geistes
gesehen.“ Lettre du 7 novembre 1786 aus: Julius Vogel, Goethe in Venedig, mit 16 Tafeln, Leipzig, 1918, Verlag
Klinkhardt & Biermann, S. 8.
29
Hermann Harder, « Goethe et les voyageurs et écrivains allemands à Venise au 18ème siècle », p.92.
30
Johann Wolfgang Goethe, Gedichte 1756-1799, (hrsg. Von Karl Eibl), Frankfurt/Main, Deutscher Klassiker
Verlag, 1987 (I. Abteilung, Band 1) p. 1133.
31
Id., p. 1080 et 1095 (lettre de Wilhelm von Humboldt à Goethe du 25.6.1796).
7

laissé derrière moi et pour la petite créature dans les langes que je vous
recommande tous les deux instamment, comme tout ce qui est à moi. »32

On voit nettement dans ces quelques mots apparaître le désenchantement et les motifs de cette
désillusion, qui n’ont finalement que peu à voir avec Venise elle-même. Il s’agit d’une cause
principalement extérieure. Dans une autre lettre il déclare : « Un peu moins tolérant pour la
vie de cochon de cette nation que la dernière fois. Tout à fait extraordinaire d’avoir oublié le
journal de mon précédent voyage. »33

Cet oubli est peut-être d’ailleurs un acte manqué qui aurait dû permettre un nouveau départ,
un nouveau recommencement. Peut-être pour le réaliser Goethe tentera en 1795-96
d’organiser et de faire un nouveau voyage en Italie avec son ami Heinrich Meyer, le
quatrième donc, mais celui-ci comme les deux premiers, peut-être à cause de préoccupations
finalement autres et des difficultés provoquées par les guerres d’Italie de Napoléon Bonaparte,
n’aura pas lieu. Dans une lettre à Knebel du 10.8.1795 il affirmera : « Je n’ai plus envie
d’aller en Italie, je n’aime pas observer les chenilles et les chrysalides de la liberté »34. Il est
d’ailleurs tout à fait symptomatique de constater que pour Goethe, ce voyage était considéré
comme le second voyage en Italie, comme si celui effectué pour ramener la duchesse
douairière à Weimar avait été nul et non avenu puisqu’il n’en avait pas été lui-même à
l’origine. Ce « second » voyage fut pourtant préparé avec soin et aurait dû prendre des
proportions énormes au vu des centres d’intérêts que Goethe et son ami se proposaient d’y
étudier.

III

Venise se trouve prise dans des réseaux tellement variés, mais aussi contradictoires que
l’image donnée par Goethe semble scintiller d’une œuvre à l’autre. Comme nous l’avons fait
remarquer l’Italie qui occupe depuis longtemps le poète est soumise aux désirs des Allemands
d’égaler, voire de rivaliser avec et de surpasser les autres grandes nations européennes que
sont la France et l’Angleterre sur le plan littéraire. Il y a donc d’une part les éléments attendus
d’un tel voyage, une sorte d’exercice scolaire, d’autre part il y a les éléments personnels. Il y a
d’autre part pour Goethe lui-même le rapport au père, le désir de découvrir enfin l’antiquité
dans ses monuments. Enfin Venise se trouve comme dans plusieurs des guides de l’époque
opposée à l’autre ville italienne d’importance, Rome. Rome est le berceau de la civilisation
européenne, toute entière tournée et prise dans l’antiquité, Venise quant à elle n’offre que la
fascination d’une cité lacustre devenue un temps république aristocratique d’une puissance
inégalée. Mais elle ne peut pas prétendre à l’ancienneté de Rome, de même qu’elle ne semble
pas en posséder la pureté, puisqu’elle est dans son aspect à la fois européenne et orientale,
chrétienne et païenne, monstrueuse aux yeux de certains. Ainsi, si la Rome papale renaissante
et classique a pris la succession de la Rome antique, Venise est au contraire la ville des
passages, des contacts avec l’Autre, avec l’interdit aussi. Elle est également la ville qui dure,

32
« Übrigens muss ich im Vertrauen gestehen, dass meiner Liebe für Italien durch diese Reise ein tödtlicher
Stoss versetzt wird. Nicht dass mirs in irgend einem Sinne übel gegangen wäre, wie wollte es auch? Aber die
erste Blüte der Neigung und der Neugierde ist abgefallen und ich bin doch auf oder ab ein wenig
Schmelfungischer geworden. Dazu kommt meine Neigung zu dem zurückgelassnen Erotio und zu dem kleinen
Geschöpf in den Windeln, die ich Ihnen beyde, wie alles das meinige, bestens empfehle. » Id., p. 523.
33
« Ein wenig intoleranter gegen das Sauleben dieser Nation als das vorigemal. Recht wunderbar ists, dass ich
das Tagebuch meiner vorigen Reise mitzunehmen vergessen habe. » Id., p. 524 (à Herder le 3.4.1790)
34
« Nach Italien habe ich keine Lust, ich mag die Raupen und Chrysaliden der Freiheit nicht beobachten. »,
Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, Bd. II, p. 1573.
8

mais est sans cesse soumise à la menace de la destruction, de la maladie et de la mort proches.
Elle n’est pas la rentière romaine, elle est celle qui lutte jour après jour pour survivre, pour
défier le cours du temps et de la nature. Venise est donc, dans les textes à caractère fortement
littéraire, marquée du sceau du visqueux, de l’hybride, du monstrueux. Elle est la ville qui,
comme l’écrira Herder dans ses lettres et journaux lors de son voyage en Italie, est « un
monstre marin »35 Elle est cette ville double faite de terre et d’eau, d’eaux troubles sur
lesquelles elle repose, exposée sans cesse au danger de disparaître. Elle est une ville insalubre
et sale, où les maladies et les épidémies peuvent faire des ravages. Elle devient le symbole du
caractère éphémère et transitoire de la vie humaine. Comme l’écrit Francis Claudon : « Gli
Epigrammi, ancora meglio del Viaggio, sintetizzano lo spirito di una Venezia già
crepuscolare anche se si tratta di un crepuscolo pieno di sole: perché la loro malinconica
giustezza va di pari passo con una certa asprezza nel lamento del disticon [...] »36.
C’est aussi une ville portuaire, de contact, ouverte, mais toujours sur la défensive, ouverte
entre autres sur l’Orient, le grand autre de l’Occident que Goethe ne va pas tarder à découvrir
et qui le mènera à la rédaction du Divan occidental-oriental. C’est encore la ville du théâtre,
de la comédie dans tous les domaines, même la sphère du droit que Goethe connaissait depuis
Wetzlar n’est pas épargnée. Les masques, la mascarade y jouent un rôle prépondérant où
l’identité du moi peut à l’infini se métamorphoser même s’il y plane un soupçon de
supercherie. Mais c’est enfin la ville du peuple où ce dernier est omniprésent dans son bon
sens et sa vitalité, sa joie de vivre et sa robustesse37. Même si les remarques de Goethe sur
Venise restent dans son Journal principalement visuelles et plus ou moins impressionnistes et
positives, les Épigrammes font de cette ville le symbole du souvenir mélancolique des
jouissances passées, qui à elles seules peuvent rendre le présent supportable dans la solitude
où se trouve l’artiste, loin des siens, loin des joies38.
Pour terminer, nous dirons que Venise revêt chez Goethe la valeur d’une ouverture, une
ouverture sur l’Antiquité classique à partir entre autres en architecture des réalisations de
Palladio, mais aussi une ouverture sur ce qu’il a refusé de voir et dont il n’a pas fait part dans
ses textes, mais qu’il ne peut pas ne pas avoir remarqué, l’Orient. Ainsi la Sérénissime est
pour Goethe une propédeutique à la fois pour l’Antiquité et pour l’Orient, comme la suite de
son œuvre en témoignera.

35
„Es ist eine sonderbare Stadt, die gleichsam aus der See emporsteigt, voll Gedränges von Menschen, von
Fleiss und Betrügerei“ (…) „Venedig: eine Seltenheit, ein Seeungeheuer mit zehntausend Händen, eine
Seespinne mit hundert Füssen und Millionen Gelenken“ (…) „In allem das Gegenteil von Rom.“ in: Johann
Gottfried Herder, Italienische Reise. Briefe und Tagebuchaufzeichnungen 1788-1789, München, Verlag C.H.
Beck, 1989p. 495- 496.
36
« Gli Epigrammi, ancora meglio del Viaggio, sintetizzano lo spirito di una Venezia già crepuscolare anche se
si tratta di un crepuscolo pieno di sole: perché la loro malinconica giustezza va di pari passo con una certa
asprezza nel lamento del disticon [...] ». Francis Claudon, “Visite et visitatori tedeschi a Venezia”, in: Venezia
dei grandi viaggiatori a cura di Franco Paloscia, Edizioni Abete, 1989, p. 115-116.
37
Voit la première Épître de 1794 in : Johann Wolfgang Goethe, Gedichte 1756-1799, p. 479-483.
38
Johann Wolfgang Goethe, Gedichte 1756-1799, épigramme 103, p.464.

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