Favier Jean. Les légistes et le gouvernement de Philippe le Bel. In: Journal des savants, 1969, n° pp. 92-108;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.1969.1196
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1969_num_2_1_1196
par des hommes que la Révolution de 1789 a fortement marqués. Pour Guizot,
les légistes sont les auteurs d'une métamorphose du pouvoir politique,
métamorphose qui fait de Philippe le Bel le premier des despotes. Agents du
pouvoir royal en lutte contre l'Église et contre la féodalité, serviteurs d'une
autorité publique indivisible dont le droit romain leur a donné les bases, ils le
sont aussi d'une tyrannie que révèlent les commissions auxquelles ils participent
et dont ils seront parfois les victimes. Anticléricaux, antiféodaux, comment
ne seraient-ils pas les ancêtres des constituants de 1789 ? Pour Augustin
Thierry4, les légistes sont l'émanation même des communes et de l'esprit
communal, ils sont donc du Tiers-État, ils sont le Tiers-État. Comme tous les
grands révolutionnaires, ils mènent leur combat loin de la ferveur populaire,
avec la froide violence des hommes de cabinet. Nogaret prefigure Saint-Just.
S'ils servent la royauté, c'est comme l'instrument d'une rénovation sociale :
ils construisent une société égalitaire, unie sous l'autorité royale.
Michelet5 donne à cette vision la touche de son talent. Les légistes
sont les créateurs d'une France moderne, centralisée par et pour
l'administration, égalitaire dans une commune soumission au pouvoir royal. Mais si les
juristes n'ont fait qu'influencer les rois anglais du XIIe siècle, s'ils n'ont fait
que conseiller avec efficacité et discrétion un saint Louis, un Alphonse X
et un Frédéric II, ils sont, sous Philippe le Bel, les véritables maîtres du pouvoir.
La période est entièrement occupée par une lutte sur tous les fronts entre
les barons, qui défendent leur société féodale et privilégiée, et les légistes,
émanation de la « classe moyenne », qui veulent promouvoir une société sans
autre privilège que celui de l'État. L'histoire des légistes est alors un épisode
de la lutte des classes ; les historiens marxistes se souviendront de Michelet.
Ainsi, la Révolution de 1789 s'insère-t-elle dans une longue tradition, comme
la reprise glorieuse d'un combat cinq fois centenaire.
Commencée avec Ernest Renan, dont le mémoire sur Nogaret6 demeure
fondamental, l'application aux légistes des méthodes de l'érudition fit tomber
de haut ces belles envolées. Au vrai, que savait-on de ces gens-là ? Ce fut
le temps des monographies, dont l'ensemble est, aujourd'hui encore, bien
lacunaire. Les personnages de Flote, de Nogaret, de Plaisians, de Raoul de
Presles sortaient de l'ombre, de même que ceux de Charles de Valois,
4. Augustin THIERRY, Dix ans d'études historiques. Paris, 1834. Cf. notamment p. 259-267.
A. THIERRY, Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du Tiers-État. Paris, 1853.
5. Jules MICHELET, Histoire de France. Paris, 1876.
6. Ernest RENAN, Guillaume de Nogaret, dans Histoire littéraire de la France, XXVII,
p. 233-371.
94 JEAN FAVIER
7. René BÉCHON, Pierre Flotte, chancelier de France. Riom, 1891. — Robert HOLTZMANN,
Wilhelm von Nogaret. Freiburg-im-Br., 1898. — Abel HENRY, Guillaume de Plaisians, dans
Le Moyen Age, V, 1892, p. 32-38. — Joseph PETIT, Charles de Valois. Paris, 1900. — Jules-Marie
RICHARD, Une petite-nièce de saint Louis : Mahaut, comtesse d'Artois et de Bourgogne. Paris,
1887. — Jean FAVIER, Un conseiller de Philippe le Bel: Enguerran de Marigny. Paris, 1963.
8. Charles-Victor LANGLOIS, dans : Ernest LAVISSE, Histoire de France, III, 2.
9. Robert FAWTIER, Registres du Trésor des chartes, Règne de Philippe le Bel. Paris,
1958. — Comptes royaux. Paris, 1953-1956.
10. Joseph Reese STRAYER, Philip the Fair, a constitutional king, dans Y American Historical
Review, LXII, 1956-1957, p. 18-32.
11. Franklin J. PEGUES, the Lawyers of the last Capetians. Princeton, 1962. Nous renvoyons
à cet excellent ouvrage, dont la publication nous a donné l'occasion de la présente mise au point,
pour plus de précisions quant à l'historiographie des légistes ; nous ne faisons, à ce propos,
que donner la substance d'un long développement de M. Pegues.
LES LÉGISTES ET PHILIPPE LE BEL 95
dernier chancelier de Philippe le Bel, M. Pegues assure qu'il est avant tout
l'auteur de la politique fiscale et des exactions financières ; il lève des impôts,
il saisit les biens des Lombards et ceux des Juifs, il s'occupe du Temple.
Il conçoit la politique et veille à tous les échelons de son exécution. On
s'explique alors le nombre de ses ennemis et la position périlleuse qui est
la sienne. La situation de Philippe de Villepreux — que les documents
appellent Philippe le Convers, nom qu'il serait à notre avis plus simple
de lui laisser — est bien particulière en ce qu'il est le filleul de Philippe
le Bel ; ce Juif converti apparaît comme intouchable et poursuit pendant
quatre règnes, de 1285 à 1327, une carrière qui l'expose cependant aux inimitiés
et aux embuscades féodales. Enquêteur pour les forêts royales, Villepreux
est le maître de la partie la plus considérable du domaine royal, et la plus
chère au roi. Dans ses enquêtes locales comme dans sa tâche d'administration
centrale, il jouit d'une pleine initiative et accomplit une œuvre remarquable
de législation forestière et de gestion fiscale.
Raoul de Presles 13, enfin, à qui M. Pegues ne consacre pas moins de
deux chapitres, est le légiste par excellence. On le connaît surtout pour sa
déposition accablante contre les Templiers. Le reste de son œuvre demeure
dans l'ombre : il est le « principal avocat du roi », avocat du roi auprès
du Parlement, dont le nom n'est jamais cité dans les arrêts mais dont l'action
constante s'exerce pour la défense des droits du roi. Presles apparaît un peu
comme la tête de ces innombrables procéduriers anonymes — ce n'est pas
pour son œuvre d'avocat royal qu'est connu un homme comme Pierre Dubois —
qui défendent devant toutes les cours la cause de l'État contre les intérêts de
la féodalité laïque et ecclésiastique. Ambitieux, capable de parjure, d'usure,
de fraude et d'adultère, capable cependant d'impulsions généreuses 14, tel nous
est dépeint celui qui pourrait à bien des égards passer pour le modèle des
légistes. Sa postérité intellectuelle est assurée, dès le temps des fils de Philippe
le Bel, par ces avocats que sont Jean Hanière 15, Pierre de Maucreux et Pierre
de Cuignières.
13. Qu'il importe de ne pas confondre avec Raoul de Préaux, notaire du roi, que les actes
en latin nomment Radulphus de Perellis, alors que le légiste est appelé de PraelUs ou de Pratellis.
14. Il fonda le collège de Laon et de Soissons pour les étudiants pauvres de ces diocèses.
15. M. Pegues l'appelle constamment Jean d'Asnières, suivant en cela une longue tradition;
cf. Barthélémy HAURÉAU, Jean d'Asnières, avocat, dans l'Histoire littéraire de la France, XXVIII,
p. 456-459. Mais M. Pegues indique (p. 200) que le nom du personnage n'est pas assuré et
qu'il s'appelait d'Asnières ou Hanière. Il nous paraît difficile de demeurer dans le doute. Aucun
document ne donne la forme d'Asnières. Tous les textes donnent Hanière, y compris une
quittance autographe retrouvée par nous : « Je, Jehan Hanière... » ; Arch. d'État de Gand,
Saint Génois n° 1277. Son sceau porte en légende : S. MAGISTRI JOHANNIS DICTI HEINIERE
CLERICI.
LES LÉGISTES ET PHILIPPE LE BEL 97
Voilà donc pour les hommes. Ce que l'on sait de plus sûr, c'est
l'importance de leur fortune immobilière, et M. Pegues fait rapidement, pour chacun,
le bilan d'acquisitions dont le rythme fait une aussi forte impression sur le
lecteur que, jadis, sur les contemporains envieux. Songeons que, pour l'essentiel,
les terres de Raoul de Presles ont été réunies dans le cours de la seule
année 1311 ! On commence toutefois à voir se dessiner le portrait de ces
légistes. Les individus ne sont plus des inconnus. Qu'en est-il de leur rôle ?
Nous heurtons-nous toujours à la barrière dont Langlois craignait qu'elle fût
infranchissable ?
N'est-ce pas plutôt parce que Philippe le Convers, bien que membre du conseil,
demeurait étranger aux problèmes politiques ? Les princes, qui n'admettaient
pas le rôle joué depuis vingt ans par des hommes de peu dans la direction
politique du royaume, trouvaient sans doute plus normal qu'un bon
administrateur s'occupât des forêts royales. Mais, si le Convers est l'exemple parfait
du grand légiste de l'administration, on ne peut séparer son cas de celui
des officiers qui, à tous les niveaux de l'administration locale, défendaient
et géraient les droits du roi. C'est dire qu'une étude prosopographique de
l'administration locale avant 1328 est encore à faire, et que l'on aimerait
savoir quelle est, dans cette administration, la part des légistes.
Si l'on s'attache aux seuls légistes définis en premier lieu, ceux du conseil
royal, et aux autres membres du conseil, la question essentielle peut alors
être discutée. Il n'y a pas, il ne pouvait y avoir une politique de Philippe
le Convers ou de Pons d'Aumelas. Mais Pierre Dubois espérait bien, s'il était
appelé au conseil, qu'il y aurait une politique de Dubois. Y a-t-il une politique
de Flote, de Nogaret, de Latilly, de Presles, de Marigny, ou bien ces gens-là
ne sont-ils que les ouvriers de la politique de Philippe le Bel ?
Le cas de Gilles Aiscelin doit être mis à part. Nous constatons, en effet,
que la modération de l'archevêque s'est finalement soldée par des échecs.
Le roi ne lui a pas tenu rigueur de son attitude trop favorable à Bernard
Saisset et aux Templiers, mais il a passé outre à ses conseils de modération.
M. Pegues voit là l'indice d'une politique personnelle de Philippe le Bel.
Le raisonnement nous paraît insuffisant. Car la constatation que l'on vient
de faire ne prouve guère qu'une chose : on respecte l'archevêque de Narbonne,
mais on ne suit pas toujours ses avis. Au conseil, il n'a pas le dernier mot.
La politique que l'on fait n'est certes pas la sienne, mais elle peut être aussi
bien celle de Flote et de Nogaret que celle du roi servie par Flote et par
Nogaret.
Les événements de 1315 procurent à M. Pegues d'autres arguments.
La chute des légistes aurait, selon l'historien américain, une cause
principalement fiscale. Les revenus de Philippe le Bel avaient semblé considérables,
et cependant le Trésor était vide. L'enquête sur la gestion de Marigny, prescrite
avant la mort de Philippe le Bel et par celui-ci, est une preuve suffisante
du malaise. Comme on ne pouvait en définitive mettre en évidence des
malversations, on recourut aux accusations de rechange, sorcellerie, tentative
d'empoisonnement, etc. Mais pour M. Pegues, tous ceux qui tombent au cours
100 JEAN FAVIER
des mois qui suivent la mort de Philippe le Bel tombent pour des raisons
financières : Marigny et ses fidèles, Bourdenay, Briançon, Le Loquetier,
Guillaume Dubois, mais aussi Latilly qui, « comme chancelier, exerçait des
.
fonctions financières ». Raoul de Presles, seul, n'a joué aucun rôle financier :
il tombe, dit M. Pegues, par analogie ! La chute des financiers étant un
épisode de la politique financière, on cherche des causes financières à la chute
des légistes.
Encore faudrait-il être assuré que les accusations financières ont été
déterminantes contre les financiers. Pour Presles, on n'en trouve pas trace.
Pour Latilly, nous ne croyons pas que l'on puisse sérieusement invoquer
les seules malversations relatives aux frais de justice, au droit de sceau et
aux gages du chancelier. Quant à Marigny et à ses hommes de paille,
l'accusation d'ordre financier n'est-elle pas, comme celle de sorcellerie et avant celle-ci,
une accusation commode contre qui a dirigé les finances du royaume ? Le
quitus du 24 janvier 1315 a été donné à Marigny par une commission où
figurent en bonne place des hommes peu suspects de complaisance envers
l'ancien chambellan, comme Etienne de Mornay, Guillaume d'Harcourt et
Mahieu de Trie. Quant à la portée de cette enquête sur la gestion financière,
M. Pegues l'exagère quelque peu, et c'est à tort qu'il en fait un véritable
procès. M. Pegues affirme, par exemple19, que Marigny demeura aux arrêts
chez lui pendant que la commission poursuivait son travail ; or, le quitus
qui met un terme à ce travail est du 24 janvier, et l'arrestation de Marigny
du 11 mars20.
Autre confusion, et qui masque le véritable caractère des disgrâces de
1315 : M. Pegues met ces révolutions de palais au compte du mouvement
féodal et nous montre les ligues dirigées autant contre Marigny que contre
le roi 21. Or, il nous paraît que le mouvement des barons était avant tout
dirigé contre les baillis et sénéchaux, les officiers forestiers, les subalternes
de Philippe le Convers, celui des conseillers qui, précisément, ne tomba pas.
Le mouvement des barons est dirigé contre les officiers, contre la justice
royale, non contre les chambellans et les trésoriers. Et s'il s'en prend au fisc,
c'est au fisc sans visage. Les victimes de 1315, de leur côté, subissent l'hostilité
de ceux que, depuis des années, elles ont côtoyés à la cour. Il ne faut pas
mêler le mouvement des barons de province et la haine des princes envers
les parvenus de la cour. André Artonne a bien montré que les deux agitations
ne sont que fort peu liées22. Les chartes féodales mentionnent les baillis,
les enquêteurs, mais non les trésoriers.
L'ennemi le plus acharné de Marigny, c'est bien connu, est Charles
de Valois. Mais les autres princes, et le futur Louis X parmi eux, éprouvent
également quelque amertume devant la faveur des gens de peu, dont Marigny
est l'exemple le plus flagrant. On se souvient de ce théâtre de marionnettes
qui faisait rire toute la cour sous les fenêtres même de Philippe le Bel :
on y voyait le puissant chambellan éconduire tous ceux qui prétendaient voir
le roi ! Autre ennemi, Mahaut d'Artois 23 surveillait par l'intermédiaire d'un
émissaire le déroulement du procès et se faisait adresser copie des accusations
développées contre Marigny 24. Or, Mahaut était elle-même attaquée par les
barons artésiens. Quant au comte de Flandre, dont nul ne pourrait penser
qu'il était soucieux des finances royales, nous avons montré qu'il entretenait
à Paris un avocat, et que cet avocat était précisément Jean Hanière, qui
plaida contre Marigny comme avocat du roi 25 et que gageait également la
comtesse d'Artois26.
La chute de Marigny et de ses fidèles est donc d'ordre purement politique.
Ce dont était coupable le chambellan, c'est d'avoir éclipsé au conseil les
princes et les grands officiers de la couronne, bref, les grands barons de
la cour. Latilly et Presles avaient commis la même faute, ils subirent également
la disgrâce. On usa de griefs financiers lorsque cela fut possible, mais le grief
profond fait à ces gens de la classe moyenne, comme disait Michelet, fut
d'être sortis de leur condition pour jouer un rôle politique auquel ne les
destinait pas leur naissance27.
22. André ARTONNE, Le mouvement de 1314 et les chartes provinciales de 1315. Paris, 1912.
Cf. notamment p. 38.
23. J. Favier, op. cit., p. 116-120.
24. Arch. dép. du Pas-de-Calais, A 329, fol. 19 v° et 20 r°.
-25. Grandes Chroniques, éd. Jules Viard, VIII, p. 308-313. — Geoffroi de PARIS, Chronique
métrique, éd. A. Diverrès, p. 223.
26. J. Richard, op. cit., p. 36.
27. Rappelons les paroles que le chapelain de Marigny, Gervais du Bus, place dans la
bouche du cheval Fauvel :
Je suis aujourd'hui roi et sire
Et du royaume et de l'empire.
Tout le monde veez beer
A moy servir et conreer ;
N'y a prélat, ne clerc, ne prestre,
Qui ne vueille bien a moi estre,
Et mit ly prince temporel
Torchent miex Fauvel que Morel.
Le Roman de Fauvel, éd. A. Lângfors, p. 64-65. Ces mots suffisent à exprimer ce que, dans
le monde de la cour, on reprochait au chambellan. Sur l'identification de Fauvel à Marigny,
cf. notre article dans les Annales de Normandie, 1965, p. 517-524.
102 JEAN FAVIER
Nous ne pensons donc pas que l'on puisse retenir l'argument de M. Pegues,
selon qui la chute des légistes — disons : des conseillers — eut des causes
financières, ce qui empêcherait d'incriminer une politique des légistes. Les
affaires de 1315, celle de Marigny comme celles de Latilly et de Presles,
laissent intacte l'alternative : politique du roi ou politique des conseillers.
Pour qu'il y ait une politique « des légistes », il faudrait que ceux-ci
eussent constitué un groupe homogène, ainsi que le voulaient les romantiques,
Guizot, Thierry et Michelet. Sur ce point, la réfutation de M. Pegues est
sans appel. Il n'y a pas de politique des légistes contre les barons, parce que
les légistes ne sont presque jamais au service exclusif du roi et que la plupart
sont aussi, comme conseillers juridiques privés, au service des grands barons.
La clientèle privée d'un Raoul de Presles, principal avocat du roi, est
véritablement considérable : les comtes de Dreux et de Soissons, le connétable,
le sire de Coucy, l'abbé de Prémontré et bien d'autres. Nogaret, Plaisians
et Aumelas ont été conseillers du roi de Majorque à Montpellier et continuent
de donner leurs consultations à des barons languedociens. Pour tous, le roi
n'est que le plus important, le plus exigeant aussi, de leurs patrons.
Quant à la lutte des classes imaginée par les historiens romantiques,
c'est une hypothèse qui ne résiste pas à l'examen des situations individuelles.
Flote, Aiscelin, les Mornay, Mauconduit, Belleperche sont nobles. Aumelas
l'est à sa mort, sinon à sa naissance. Plaisians est anobli par le dauphin de
Viennois Humbert Ier. Nogaret semble donc le seul légiste anobli par Philippe
le Bel : encore un mythe qui s'effondre, celui du roi anoblissant ses légistes
de basse extraction. Pour représenter la classe moyenne, le Tiers-État d'Augustin
Thierry, nous ne trouvons en définitive que Raoul de Presles et le Juif converti
qu'est Philippe de Villepreux, dit le Convers. Encore celui-ci, filleul du roi
et intimement lié à ce dernier, ne saurait-il représenter autre chose que
l'entourage royal. Notons, pour renforcer l'argumentation de M. Pegues,
que c'est Marigny, chevalier d'origine noble, qui passe aux yeux de bien des
contemporains pour sortir de la classe moyenne ; l'auteur de Renart le
Contrefait lui reproche son « petit lignage » M et Geoffroi de Paris son « bas estât »
d'origine 29. La rigueur des légistes envers le peuple, celle de Nogaret comme
celle de Philippe le Convers, met un dernier obstacle à leur assimilation
aux forces profondes de la France populaire. L'un des seuls légistes assurément
issus de la classe moyenne, Raoul de Presles, contribue même à l'abolition
des libertés municipales de la petite commune de Vailly.
28. Renart le Contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaître, I, p. 31.
29. Geoffroi de PARIS, Chronique métrique, éd. A. Diverrès, p. 209.
LES LÉGISTES ET PHILIPPE LE BEL 103
Nul ne l'a jamais nié, il y eut sous le règne de Philippe le Bel des
politiques successives et différentes, tant sur le plan des idéaux que sur celui
104 JEAN FAVIER
34. Texte publié par J. SCHWALM, dans le Neues Archiv der Gesellschaft fur altère deutsche
Geschichtskunde, XXV, 1900, p. 564-566.
35. Ibid., p. 564.
LES LÉGISTES ET PHILIPPE LE BEL 107
les difficiles relations avec les ligues italiennes. Un seul domaine leur appartient
en propre, celui, fondamental, de la justice. Peut-être est-ce pour cela que
l'on ne pourra dresser le bilan de l'œuvre des légistes tant que l'on n'aura
pas dressé le tableau de ce corps d'officiers qui, dans toutes les juridictions
du domaine royal et des apanages, animaient la machine de guerre montée
contre la féodalité.
Chercher à opposer quelques grands légistes, ceux du conseil ou du
Parlement, à la féodalité laïque et ecclésiastique est un non-sens. Nous
adhérons sur ce point aux vues de M. Pegues. Mais il faudrait se préoccuper
de tous les légistes, et non de ceux-là seuls qui donnaient, contre de
substantielles rentes, leurs consultations aux grands feudataires du royaume. Si l'on
connaissait l'action de Pierre Dubois en dehors des loisirs qu'il consacrait
à la rédaction de mémoires sans effet, on apprécierait mieux le rôle des légistes.
Que Philippe le Bel ait prisé fort haut les services que pouvaient rendre
à son conseil des gradués en droit et des maîtres de Montpellier ou d'Orléans,
c'est chose assurée. Qu'il leur ait réservé une part de sa politique l'est moins.
Mais chaque conseiller a donné à son action politique ou administrative
l'allure qui tenait à sa formation intellectuelle. Ce n'est pas parce qu'il était
légiste que Nogaret a, pendant sept ou huit ans, dominé le conseil ; mais
sa politique eût été autre s'il n'avait été légiste.
Peut-on, dans ces conditions, conclure sur l'œuvre des légistes et en
dresser le bilan ? M. Pegues l'a courageusement tenté, cherchant, comme
ses illustres devanciers du XIXe siècle, à situer les légistes des derniers Capétiens
dans l'évolution politique générale de la France.
Le moteur de toute la politique de Philippe le Bel, c'est, selon M. Pegues,
la nécessité financière née du renversement de la conjoncture. Un roi besogneux,
tel serait le dernier grand Capétien, et la révolte de 1314 serait moins
dirigée contre l'expansion des justices royales que contre les subsides, les
altérations monétaires et les favoris dépensiers. Il y a, dans cette vue, du vrai.
Mais le texte des chartes de 1315 ne corrobore guère la conclusion de
l'historien américain. Que toute occasion ait été bonne pour alimenter
le trésor royal, certes. Mais le traité d'Athis n'était-il pas conçu pour
humilier des rebelles à l'autorité royale, au moins autant que pour exiger
une indemnité exorbitante ? Nous persistons à croire que la grande pensée
du règne — c'est-à-dire du roi et de ses principaux conseillers, étroitement
unis dans un même culte de la royauté — fut d'asseoir l'autorité royale,
d'assurer le respect des droits du roi et de faire, en un mot, que le roi
soit seul maître chez lui. Il semblait normal qu'une telle politique fournît
108 JEAN FAVIER