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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Euripide et l'Orphisme
L. Méridier

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Méridier L. Euripide et l'Orphisme. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°18, janvier 1928. pp. 15-31;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1928.4493

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1928_num_18_1_4493

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EURIPIDE ET L'ORPHISME

On se souvient de la scène d' Hippolyte où, abusé par les


tablettes de Phèdre, qui accusent Hippolyte d'avoir attenté
à l'honneur de la reine, Thésée proclame la scélératesse de
son fils avant de le frapper d'exil. Le voilà donc, cet être
d'exception qui se flatte de vivre avec les dieux, qui se dit
vertueux et intègre ! « Non, s'écrie le roi, tes vantardises ne
me persuaderont pas d'être assez fou pour prêter aux dieux
pareil aveuglement. » Et il ajoute (v. 0,52-0,55) :
"HSïi vuv aû'yst xx'. St' â'jju'/ou [3opaç
çizoiç xa7î7]Xeu', 'Opçs'a t' avaxt' ïyjov

£7C£Î y'
« Et maintenant, glorifie-toi ! Étale en charlatan ta
végétarienne ; avec Orphée pour maître, fais le bac-
chant, tiens en honneur la fumée de tous ces livres ! Te voilà
pris. »
Nul, je crois, sauf Wheelerqui y voyait une interpolation
tirée du premier Hippolyte, n'a mis en doute l'authenticité
de ces vers. La leçon des manuscrits, aitoiç, a paru suspecte
à beaucoup d'éditeurs, qui ont proposé des corrections variées.
Mais dans l'ensemble le passage est fort clair. Ce qui l'est
moins, c'est l'intention du poète. Elle a prêté, chez les
à des interprétations très diverses. J'ai brièvement
indiqué, dans ma Notice d'Hippolyte, p. 20, note,
qui me semblait probable. Je voudrais la reprendre ici,
en développant les raisons qui me paraissent la justifier.
— 16 —

Un point incontestable, c'est que Thésée représente


son fils comme un Orphique. Hippolyte s'abstient de
manger rien qui ait eu vie, c'est-à-dire de toucher à la chair
des animaux : nous rappellerons plus loin que c'était là une
des principales interdictions formulées par l'Orphisme. Il a
pris pour loi les enseignements d'Orphée ; il tient en
les écrits qu'on lui attribue et qui sont comme les livres
saints de la secte ; il y puise une dévotion exallée. Le mot
(3ax/£Û<» : se livrer à des transports de bacchant, se rapporte,
pris à la lettre, aux fidèles de Dionysos et aux rites orgiasti-
ques du culte bachique. 11 est vrai qu'il prend souvent, en
particulier chez Euripide, un sens plus large. H. Weil, dans
son édition d'IIippolyle, traduit en note : « Prétends être un
fixx/o;, un initié, un saint homme. » Quoi qu'il en soit, ce
ferme implique toujours l'idée d'une agitation qui jette l'âme
hors d'elle-même. Et comme Dionysos était la grande
de l'Orphisme, il paraît naturel de garder ici à fSajt/ïtko
sa valeur propre.
Si Thésée lait d'Hippolyle un sectateur de l'Orphisme,
peut-on admettre qu'il exprime l'intention du poêle? Contre
cette hypothèse des objections se présentent aussi tôt à l'esprit.
Les Orphiques adorent par-dessus tout Dionysos-Zagreus. Or
le nom du dieu n'est pas prononcé dans la pièce ; il n'y est
fait aucune allusion. La divinité qui recueille les hommages
dllippolytc, c'est Artémis (v. i5-i6). C'est elle qu'il célèbre
avec ses compagnons lorsqu'il entre en scène (v. 58 etsuiv.).
La couronne qu'il lient à la main, c'est sur son autel qu'il la
dépose (v. 73-87). Quand il est frappé d'exil par son père,
c'est à la déesse qu'il fait ses adieux (v. 1092-/1). Enfin, c'est
Arlémis qui apparaît en personne à la fin du drame, pour
éclairer Thésée et consoler les derniers moments de son fidèle
adorateur. Wilamowitz fait valoir en outre que les vers 109-
1 10 s'accordent mal avec les interdictions alimentaires que
s'imposaient les Orphiques. Au retour de la chasse, Ilippo-
lyte, dont l'appétit a été aiguisé par l'exercice violent qu'il
vient de prendre, ne songe qu'à faire un solide repas.
Mais, s'il en est ainsi, comment expliquer que Thésée
range si délibérément son fils au nombre des Orphiques ?
C'est, dira-t-on, que les accusations de Phèdre, dont il ne
songe pas un moment à suspecter la vérité, ne lui montrent
qu'hypocrisie et imposture dans la sainteté dont se vante
Hippolyte. A cet instant le jeune homme lui apparaît comme
un faux dévot, qui dissimule l'infamie de sa conduite sous
les dehors d'une piété austère. Et, cherchant autour de lui
une comparaison frappante pour l'auditoire, il l'assimile tout
naturellement aux Orphiques, à ces charlatans dont parle
Platon (République II, 364 E), qui vont exhibant un tas
d'écrits de Musée et d'Orphée, et persuadent aux particuliers
et aux cités qu'il existe des moyens de se délivrer et de se
purifier des fautes commises, soit ici-bas soit après la -mort.
Il va sans dire que cette assimilation est de pure fantaisie et
ne peut tromper personne : tout le réquisitoire de Thésée
témoigne de son aveuglement. Égaré par la calomnie de
Phèdre, emporté parla fureur, hors d'état de réfléchir et de
discuter, le roi n'aperçoit plus que scélératesse et fausseté
dans la conduite d'Hippolyte. II n'est pas un de ses
sur son fils qui ne tombe à faux. On sait avec quelle
sévérité Artémis, à la fin du drame, lui reprochera cet
obstiné.

Faut-il l'avouer pourtant? Ces conclusions me paraissent


difficilement acceptables. Écartons d'abord l'objection de
Wilamowitz : elle est peu dangereuse. Une contradiction
entre les vers 109-110 et les vers o,52-q55 n'aurait rien
: des négligences plus choquantes ne sont pas rares
chez Euripide. Mais où est la contradiction? Pour la
il faut attribuer à l'indication très vague des vers 109-
ïio une valeur qu'elle n'a pas nécessairement.
Venons-en à Thésée. Quand il traite d'hypocrite la piété
3
— 18 —

de son fils, il est certain qu'il s'abuse grossièrement ;


son erreur porte, non pas sur des faits matériels, mais sur
une certaine attitude morale, faussement interprétée. Ce qui
se passe dans l'âme d'Hippolyte, cette étroite union avec les
dieux, celte haute vertu, cette chasteté dont il se flatte, tout
cela échappe au contrôle de Thésée. II ne peut juger avec
certitude que des actes visibles par lesquels se traduit la
du jeune homme. Or l'accusation de Phèdre, acceptée
comme indiscutable, lui révèle des faits qui prouvent
de son fils. C'est là pour lui comme une pierre de
touche, et il en conclut que la sainteté d'Hippolyte n'est
qu'imposture. Le point de départ une fois admis, la
est logique : le malheur — et le crime — de Thésée
est qu'il n'examine point la valeur du témoignage. 11
son arrêt sans consentir, comme le demande Hippo-
lyte, à entendre l'autre partie, à écouter la défense de l'accusé,
à attendre du temps ou des devins une lumière plus
(v. io5i-a ; io55-6 ; cf. i3ai et suiv.).
Mais quand il présente son fils comme un Orphique, il ne
s'agit plus d'une interprétation contestable ; il cite des faits
précis : Hippolyte s'interdit la chair des animaux, il lit les
livres attribués à Orphée, et sa dévotion s'en inspire.
Thésée pourrait-il inventer ces détails ? Qui connaît
mieux que lui son fils — sinon ses sentiments véritables, du
moins les dehors de son existence? Et comment se
à formuler devant Hippolyle des allégations dont il
serait le premier à connaître la fausseté? Dans tout ce débat
il pèche par précipitation et manque de perspicacité, mais
non par bonne foi, et c'est cette sincérité qui lui vaut
l'indulgence d'Artémis. D'ailleurs, s'il se risquait aune
affirmation mensongère quand il fait d'Hippolyte le
d'un culte méprisé, l'accusé, dans le plaidoyer qu'il
prononce pour réfuter point par point l'argumentation de son
père, laisserait-il passer sans protestation ce rapprochement ?
Or là-dessus Hippolyte est muet dans sa réplique.
Il semble donc que Thésée met ici en avant des faits réels.
Hippolyte est un Orphique : il affiche les pratiques de la
secte. Seulement le roi, se fondant sur l'accusation de
Phèdre, se croit autorisé à conclure que cette forme de
n'est qu'un masque pour Hippolyte, comme sa
à vivre dans la société des dieux, à observer une vertu
austère et une chasteté rigoureuse.

Qu'Euripide ait fait de son héros un Orphique, le fait est-


il si surprenant ? Est-ce là un trait inattendu, que rien
n'explique dans le reste du drame? Je ne le pense pas. On
n'a peut-être pas prêté une attention suffisante à certain
détail que donne Aphrodite dans le prologue. Elle nous
apprend (v. 2^-25) qu'Hippolyte s'était rendu de Trézène en
iUtique pour assister à la célébration des Mystères d'Ëleu-
sis, quand Phèdre le vit pour la première fois et conçut sa
passion funeste. Ce renseignement est jeté comme en
et il n'y est pas fait d'autre allusion au cours de la
pièce, non plus qu'aux pratiques orphiques d'HippoIyte avant
et après les vers 952-955. Il n'en est pas moins digne
Qu'il y ait là une invention d'Euripide, c'est très
En tout cas, elle tient une place importante dans la
conduite du drame, puisque le poète a cru devoir expliquer
par ce pèlerinage la présence d'HippoIyte en Attique et
de l'amour de Phèdre. L'action du premier Hippolyte
était, semble-t-il, à Athènes, tandis que le second se passe à
Trézène, comme l'histoire de Phèdre et d'HippoIyte dans la
légende locale recueillie par Pausanias (I, 2a, 2). Nous
n'avons pas à rechercher ici les raisons qui ont conduit
à faire choix de Trézène pour y localiser son drame :
notons seulement qu'il aurait pu trouver au voyage de son
héros un autre motif, même si l'on admet, avec Th. Zie-
iinski *, qu'il a voulu justifier aux v. 29 et suivants lamen-

I. Tragodoumenon libri très, p. 63:


2O —
tion du temple dit 'AcpcpoSÉTiri kizï 'IwttoXuto) *. S'il a imaginé
— ou repris — cette donnée, c'est évidemment pour ajouter
à la figure d'Hippolyte un trait frappant, et préciser la nature
de sa piété. Car il ne s'est pas borné à faire de lui un myste
ordinaire. De l'indication très précise fournie par le v. 25
(<ïe;j.v(5v eç oij/tv xod TeXr, [/.ugtyiûîmv) il résulte qu'Hippolyte
s'est élevé au degré le plus élevé de l'initiation, à l'époptie.
Or il est impossible de ne pas apercevoir une relation
étroite entre son initiation aux Mystères d'Eleusis et son
entrée dans les confréries orphiques. S'il reste encore bien
des obscurités dans l'histoire de l'Orphisme, de ses origines
et de son développement, certains points semblent
acquis. 11 y a eu là un mouvement religieux fort ancien ,
dont le premier foyer a peut-être été la Grande-Grèce : en
tout cas, c'est à des auteurs originaires du sud de l'Italie et
de la Sicile que Clément d'Alexandrie attribuait la plupart
des hymnes orphiques. A son arrivée à Grotone, Pythagore
dut se trouver en contact avec des communautés orphiques,
et, sans qu'on puisse exactement discerner la part des
influences réciproques, il est certain que l'Orphisme et la
doctrine pythagoricienne ont profondément agi l'un sur
l'autre. Il se peut, notamment, que la seconde ait emprunté
au premier la croyance à la migration des âmes et à la série
de purifications qui leur sont imposées. Pythagore est
nommé parmi les auteurs de poèmes orphiques. Quoi
qu'il en soit, on voit l'Orphisme pénétrer à Athènes dans
l'entourage de Pisistrate, où figurent Zopyros d'Héraclée et
Orpheus de Crotone. Et c'est à Athènes qu'il prend sa forme
définitive dans les dernières années du vie siècle.
Le culte des Orphiques s'adresse surtout à Dionysos-
Zagreus. Fils de Zeus et de Perséphone, le jeune dieu a reçu
de son père l'empire du monde. Les Titans l'ont
mis en pièces, mais son cœur, sauvé par Athéna et

i. Ces vers me paraissent, au contraire, avoir toute chance d'être


une interpolation.
21

absorbé par Zeus, lui a permis de renaître à la vie immortelle.


Or l'âme humaine est une parcelle de cette âme divine. C'est
pour son châtiment qu'elle est entrée dans un corps ; elle
l'habite comme une prison. La mort ne la délivre pas de ses
chaînes, car il lui faut parcourir le cycle des migrations.
Mais l'homme doit s'efforcer, durant sa vie terrestre,
son âme de l'union qui l'asservit ; s'il a vécu saintement,
elle est traitée avec honneur par les divinités infernales en
attendant sa réincarnation ; et, après avoir achevé le cycle,
elle retrouve enfin la liberté avec sa pureté première ; elle
vit désormais en étroite union avec la divinité.
Pour acquérir cette sainteté, il existe un ensemble de
: c'est ce que les initiés appellent la vie orphique. Le
remède à la triste condition de l'âme a été révélé aux
hommes par Orphée et ses mystères. La pureté, condition de
la délivrance, est atteinte par l'ascétisme, qui combat toutes
les formes de la sensualité. Les initiés doivent s'abstenir de
la chair des animaux, sauf dans la célébration de leurs
où ils dépècent et mangent la chair crue d'un taureau,
sorte de communion par laquelle ils cherchent à s'identifier
avec leur dieu. Ces croyances et ces rites étaient formulés
dans une abondante littérature mystique : théogonies, chants
de purification, hymnes, discours sacrés, sans parler de
magiques.
Les rapports qui ont pu se nouer entre l'Orphisme et les
Mystères d'Eleusis sont encore mal éclaircis, au moins pour
le ve siècle. Si l'Orphisme a réussi à imposer ses dogmes aux
Mystères en y faisant entrer Dionysos-Zagreus, ce n'est qu'à
une époque plus tardive *. Mais le contact a dû s'établir de
bonne heure. La tradition faisait de Musée, fils ou disciple
d'Orphée, le premier prêtre des Mystères d'Eleusis. Suivant
le marbre de Paros, c'est Eumolpe, fils de Musée, initié par
Orphée, qui avait fait connaître les Mystères ; le marbre de
i. F. Lenormant [E. Pottier], article Eleusinia, dans le
des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio,
p. 54g.
22
Paros attribue à Orphée lui-même un poème sur
de Coré et les erreurs de Dêméter. Si le culte spécial de
Zagreus s'introduisit assez laid à Eleusis, la grande divinité
de I'Orphisme, Dionysos, tenait le premier rang dans les
Mystères, aux côtés de Déméter et de Perséphone. On ne
peut nier, enfin, les analogies que présentent avec les
d'Eleusis les croyances et le culte orphiques. Les
ont essentiellement pour but d'assurer le bonheur des
initiés dans l'au-delà par le moyen d'une révélation mystique :
n'est-ce pas aussi l'objet de I'Orphisme ? Cette révélation est
le terme d'une initiation qui comporte, comme le rituel
orphique, des pratiques de purification et des interdictions
alimentaires. Aux grands Mystères, les fidèles, après s'être
purifiés, doivent s'imposer neuf jours de jeûne, au bout
ils sont admis à absorber le cycéon, en souvenir de
Déméter, de même que les Orphiques pratiquent l'omopha-
gie. Et, pendant la nuit du 22 Boédromion, les initiés du
second degré, les époptes, assistent dans le télestérion aux
divers épisodes de la légende de Dionysos, mis en pièces par
ses ennemis puis ressuscité.
Sans doute, les Mystères d'Eleusis ont leur place dans la
religion officielle, tandis que I'Orphisme reste en dehors des
cultes de la cité. Mais on voit les ressemblances profondes
qui les rapprochent. Des deux côtés, même élan mystique,
même effort vers la pureté, même recherche d'une étroite
union avec le divin.

Si Hippolyte apparaît dans le drame comme un adorateur


d'Artémis, il importe de noter les caractères très particuliers
que revêt cette piété. Il ne se borne pas à honorer la déesse
d'une dévotion profonde : il s'est vraiment consacré à elle.
Artémis ne le traite pas seulement avec faveur ; elle lui
accorde des privilèges extraordinaires. Seul de tous les
il entend sa voix ; il vit dans sa société, il est son
de chasse (v. 17-19; 84-85; IOQ2-3). L'infranchis-
2O " "■
sable barrière qui sépare l'homme de la divinité semble s'être
abaissée entre Hippolyte et la déesse. Des liens d'une nature
exceptionnelle les unissent : c'est une tendresse mystique,
qui fait d'Hippolyte un être à part. Illuminé d'une clarté
céleste, il marche dans un rêve délicieux, dans une sorte de
perpétuelle extase.
Sa dévotion ne se manifeste pas seulement par de pieuses
offrandes et par une adoration passionnée : elle lui fournit
toute une règle de vie. Artémis est par excellence la déesse
vierge; à son exemple, Hippolyte s'est fait une loi de la
L'amour lui inspire de l'horreur ; la femme est pour
lui la Tentatrice et l'ennemie ; il n'a que du mépris pour
Aphrodite (v. i3, cf. ii3). Et cette chasteté n'est pas
physique : il se glorifie de garder, dans un corps
vierge, une âme intacte (v. 1006). La piété l'a conduit à
l'ascétisme.
On mesure par là combien la religion d'Hippolyte
s'éloigne de la religion populaire. Sa dévotion est exclusive ;
elle ne se limite pas à des manifestations extérieures, mais
s'accompagne d'une vie spirituelle ; elle le détache des
du corps et l'unit par des liens mystiques à la divinité
de son choix. Mysticisme et ascétisme : ne retrouvons-nous
pas ici les traits essentiels de T'Opcpixo; jBt'oç?

Quand on part de cette constatation qu'Hippolyte est un


Orphique, on voit sa physionomie s'éclairer, à travers le
drame, d'une lumière nouvelle. On s'explique mieux
outre le caractère très spécial de sa piété, la valeur de
certaines touches dont le poète a relevé son portrait. La
ascétique, en particulier la défiance à l'égard du
et de l'amour, on la retrouve dans le pythagorisme, dont
nous avons rappelé plus haut le lien étroit avec l'Orphisme.
Au témoignage de Jamblique, les Pythagoriciens mettaient
en garde contre le plaisir, la principale cause du péché ; ils
prescrivaient de ne pas laisser connaître aux jeunes gens les
— 24 —

rapports sexuels avant la vingtième année, et même alors


leur prêchaient la continence. Le dédain tout aristocratique
de la foule qu'Hippolyte exprime aux vers 986 et suiv.
avec le tour de sa piété comme avec les tendances
Les amis de choix dont il s'entoure pour
avec eux à la vertu (v. 997-1001) ne font-ils pas penser
à une communauté orphique ou pythagoricienne ? On sait la
place que les Pythagoriciens faisaient à l'amitié dans leurs
confréries : elle était pour eux un moyen de
moral. Un trait qui va bien avec ce souci de la vertu
et ce dédain de la foule grossière, c'est le mépris du pouvoir,
parce qu'il corrompt les âmes (v. 10 1 3 et suiv.). Hippolyte
meurt pour ne pas trahir un serment qui lui a été arraché
par surprise : cette rigoureuse observation du serment était,
nul ne l'ignore, une des prescriptions fondamentales des
Orphiques et des Pythagoriciens. N'est-ce pas encore un trait
du rituel orphique que l'horreur de la souillure, le soin
scrupuleux de la pureté ? Quand il a entendu les abominables
propositions de la Nourrice, Hippolyle s'écrie qu'il va en
ses oreilles en les lavant avec une eau courante (v. 653-
654).
La plupart des détails qui viennent d'être relevés peuvent
s'expliquer, sans aucun doute, en dehors de tout
avec l'Orphisme. Pareil rapprochement, s'ils étaient
isolés, serait même dépourvu de sens. Ce qui leur confère
une valeur particulière, c'est qu'ils s'harmonisent exactement
avec les traits essentiels de la figure d'Hippolyte, traits
marqués parle poète et dont on ne peut méconnaître
la signification. Les artistes de la Basilique pythagoricienne
de la Porte Majeure * ont vu juste, quand ils ont représenté
sur leurs bas-reliefs, quelques siècles plus tard, le dialogue
de Phèdre et d'Hippolyte, symbolisant par la dédaigneuse
attitude du héros le détachement ascétique des voluptés ter-

1. Jérôme Garcopino, Études romaines. La Basilique pythagoricienne


de la Porte Majeure. Paris, 1927, p. i3g-i4o.
- a5 —

restres que le Pythagorisme et l'Orphisme demandaient à


leurs fidèles.

Est-ce à dire qu'Euripide se soit appliqué à tracer dans


Hippolyte un portrait complet de l'Orphique ? Une telle
serait insoutenable et se réfuterait d'elle-même. Bien
au contraire, il importe de marquer la libre fantaisie qui a
dirigé le travail du poète. Cette liberté est une des
du génie d'Euripide : partout on la retrouve chez
lui. C'est elle qui lui fait mêler si hardiment la naïveté
de l'adolescence à la raison désabusée de l'homme mûr,
éclairé par la méditation et l'expérience * , comme les traits
de la légende héroïque aux nouveautés contemporaines. Ces
disparates peuvent souvent sembler choquantes ; dans
les divers éléments dont le poète a composé son
ont été fondus avec une habileté supérieure.
Le drame grec n'offre probablement pas de figure
pour la richesse et la complexité, à celle d'Hippolyte.
Cette complexité vient, en grande partie, de ce qu'Euripide
a voulu conserver les traits qu'il empruntait à la légende,
tout en y ajoutant ceux que lui suggéraient son imagination
de poète, son expérience de penseur, et son art de
Au premier coup d'oeil, Hippolyte est le type
du jeune Grec, tel que le concevait au ve siècle la société
athénienne, le bel éphèbe adonné à tous les sports de la vie
aristocratique. S'il touche de la lyre (v. n35-6), son
se partage surtout entre la chasse et l'équitation. Il
dresse des chevaux de prix (v. a3i), et passe une partie de
ses journées à lancer son char dans l'hippodrome voisin de
Trézène. Quand il rentre, avec sa meute, de la forêt où il
vient de forcer des bêtes sauvages, il songe aussitôt à ses
attelages (v. uo et suiv.). Lui-même se qualifie de xuv«-
yo? et d'ÏTrTrovwjxai; (v. 1397-1399). La plus belle couronne,

1. Voir le rôle d'Ion, dans le drame de ce nom.


— 26 —

il le proclame, est à ses yeux celle de vainqueur aux grands


jeux de la Grèce (v. 1016-1017).
A cette image on a vu comment Euripide en superposait
une autre, plus rare et plus haute : celle du mystique et de
l'ascète, de qui l'âme est tout entière tournée vers la
morale et l'aspiration au divin. Il serait intéressant de
montrer avec quel art il a su ajuster ensemble et
l'une à l'autre ces deux images, en apparence
mais que rapproche et concilie le culte d'Artémis, à
la fois Chasseresse et déesse de la pureté virginale. De
l'épopte et de l'Orphique, il n'a retenu que les lignes
celles qui pouvaient servir à mettre en valeur l'idéale
figure du jeune héros, à demi détaché déjà des choses de la
terre, et que les vierges de Trézène honoreront comme un
dieu. Il a laissé dans l'ombre le culte orgiastique de
et les rites de l'omophagie, et les espoirs de vie
qui sont le partage de l'initié aux mystères d'Eleusis
comme du sectateur de l'Orphisme : ce n'est pas vers ces
promesses que se tourne Hippolyte mourant. Avec les
qui s'offraient à lui, mais sans y asservir la
de son génie, le poète a façonne une création qui,
aujourd'hui encore, par son mélange de réalité et de
par la mystérieuse poésie qui rayonne autour d'elle,
un charme incomparable.

Qu'Euripide, par un de ces anachronismes dont il est cou-


lumier, ait introduit dans la légende des éléments qu'elle ne
comportait pas, on ne saurait en être surpris. Mais qu'il soit
allé les prendre à l'Orphisme, c'est un fait digne d'attention.
On se l'expliquerait, malgré tout, assez mal si le poète n'y
avait été invité par ce qu'il observait autour de lui. Bien que
l'existence de communautés orphiques à Athènes vers 428
ne soit pas expressément attestée, il n'y a pas de raison pour
la mettre en doute. Les Orphéotélestes que Platon voyait
dans l'Athènes du ive siècle appartenaient à des con-
fréries vieilles de plus de cent ans. Nous avons rappelé plus
haut que, si l'Orphisme paraît avoir pris naissance en dehors
de la Grèce propre, c'est en Attique, vers la fin du vie siècle,
qu'il a trouvé un de ses foyers les plus actifs, à Athènes qu'il
a revêtu sa forme définitive. Dans cette élaboration le rôle
d'Onomacrite fut décisif. On sait que Pisistrate chargea ce
personnage de la rédaction des poèmes homériques. Plus tard
un travail analogue lui fut confié par les Pisistratides pour
les écrits attribués à Musée. Onomacrite fut pourtant exilé
par Hippias, parce qu'on l'accusait d'avoir falsifié les oracles
de Musée. Or, ce rôle d'arrangeur, et peut-être de faussaire,
il le remplit aussi pour les poèmes que la tradition mettait
sous le nom d'Orphée. D'après Suidas, il était l'auteur
d'Oracles et de Rites d' initiation attribués au chanteur thrace,
des prétendus poèmes d'Orphée, selon Clément d'Alexandrie ;
suivant Aristote, il avait, mis en vers les doctrines d'Orphée.
Dès les Pisistratides les sectes orphiques durent se
à Athènes, avec la floraison de toute une littérature
mystique. Il semble que l'Orphisme, favorablement accueilli
à la cour de Pisistrale, soit tombé en discrédit après les
guerres médiques. Mais des confréries se maintenaient dans
la grande ville où venaient aboutir, avec les mouvements de
l'art et de la pensée, tous les courants religieux de
Euripide eut sans doute entre les mains des écrits
orphiques ; il n'ignorait pas les doctrines de la secte, peut-
être en connaissait-il certains représentants.
Si la scène du drame est à ïrézène, où Hippolyte a été
élevé, où il vit habituellement, il ne faut pas s'étonner que
le poète ait prêté à son héros certains traits des Orphiques
qu'il pouvait étudier à Athènes. De même que l'action du
premier Hippolyte se passait peut-être à Athènes, comme
dans la tragédie de Sénèque, ce sont souvent les choses et
les gens d'Athènes qu'Euripide a eus à l'esprit en écrivant le
second. C'est au port d'Athènes, non à celui de Trézène, que
fait allusion le vers 1 58 : on en a la preuve aux vers 760-
761, où le havre de Munichie est expressément désigné.
Hippolyte n'est pas le seul drame où Euripide ait
l'intérêt que lui inspirait l'Orphisme. Comme l'a
observé J. Girard1, aucun des grands tragiques grecs ne
paraît avoir éprouvé une curiosité aussi vive devant ce
religieux. Cette curiosité est attestée par les traces
multiples qu'elle a laissées soit dans les drames conservés du
poète, soit dans les fragments de pièces perdues. Des
au pouvoir magique de la voix et de la lyre d'Orphée
se relèvent dans Alceste (v. 357 e* suiv-)> Médée (v. 543),
Iphigénie àAulis(y. 12 1 1), les Bacchantes (v. 56a et suiv.).
Dans le Cyclope (probablement antérieur à 425), le
trop lâche pour aider Ulysse à la manœuvre du pieu
meurtrier, lui fait cette confidence (v. 646 et suiv.) : « Je
sais une incantation (sttwB^v) d'Orphée — souveraine ! pour
que, de lui-même, le tison aille s'enfoncer dans son crâne et
mettre le feu au Borgne, fils de la Terre. » Dans Alceste
(jouée en 438) le chœur chante (v. 966-971) : « Contre la
Nécessité nul recours dans les tablettes thraces où s'est
la parole d'Orphée, ni dans les remèdes que Phoibos
donna aux Asclépiades ! » Un fragment des Cretois (joués
avant 43a, suivant M. Croiset 2) fait parler un chœur
mélange de Curetés, de Corybantes et d'Orphiques ;
c'est, au jugement de Miss Harrison , le plus important
littéraire que nous possédions sur le rituel orphique.
Les initiés, qui se glorifient d'être mystes de Zeus, dieu de
l'Ida, et de célébrer, en portant les torches enflammées, la
Mère des montagnes (Rhéa-Cybèle), pratiquent en l'honneur
de Zagreus 3 le rite de l'omophagie : ils se parent du titre de

1. Le sentiment religieux en Grèce d'Homère à Eschyle, p. /|i3.


a. Les Cretois d'Euripide (Revue des études grecques, it)i5v
nos 128-129, p. aaa-3).
3. Dans ma Notice d'Hippolyte, p. ai, note, au lieu de : « Les
fragments des Cretois sont trop brefs pour qu'on en puisse tirer une
conclusion, et d'ailleurs les initiés qui y figurent paraissent honorer
— 29 —

bacchants. Vêtus de blanc, ils évitent le contact impur de la


naissance et de la mort ; ils ne mangent rien qui ait eu vie
(fragment 475 Nauck). C'est une prière orphique que
le fragment 904, d'une tragédie inconnue : le maître
de toutes choses y est invoqué, « que Zeus ou Hadès soit le
nom qui lui agrée » ; on lui offre des libations et un gâteau
de sacrifice, en le priant de renvoyer à la lumière les âmes
des morts, pour qui veut savoir l'origine des maux et les
Bienheureux qu'il convient d'apaiser par des sacrifices, afin
d'obtenir une trêve à ses misères. Enfin, un débris d'Hypsi-
pyle (représentée en 409 ?) semble appartenir à une théogonie
inspirée de l'Orphisme (fr. LVII, p. 5g Arnim).
En outre se rencontrent çà et là, dans le théâtre
des idées philosophiques qui trahissent, sinon une
influence orphique, du moins une façon de voir commune
au poète et à l'Orphisme. Si rien ne prouve, comme l'a
Dieterich, que les sages dont parle Hélène (v. 5 1 3-5 1 4)
soient les Orphiques, si l'omniscience et la toute-puissance
plusieurs fois attribuées à Diké par Euripide comme par les
Orphiques n'obligent pas à admettre un emprunt direct du
poète à leurs doctrines, c'est bien une idée chère à l'Orphisme
qu'exprime le fragment 63g de Polyidos (cf. le fragment 83o
de Phrixos) : « Qui sait si ce qu'on nomme vivre n'est pas
mourir, et si ce qu'on appelle mourir, ce n'est pas vivre dans
l'autre monde ? »

Reste à savoir si cette curiosité du poète s'est accompagnée


de sympathie. Le problème est délicat, et les commentateurs
d'Euripide sont divisés sur la solution. Il est possible
que la question, posée sous cette forme générale, ne
comporte pas de réponse, ou, pour mieux dire, que la ré-

Zeus, dieu de l'Ida, et non Dionysos-Zagreus », il faut lire : « Les


fragments des Cretois, où figurent des mystes de Zeus Idéen,
du culte de Zagreus et de Rhéa-Cybèle, sont trop brefs pour
qu'on en puisse tirer une conclusion. »
— 3o —.

ponse doive varier avec les cas particuliers. Les savants qui
ont étudié l'œuvre d'Euripide ont volontiers mis en lumière
sc3 tendances rationalistes, en le présentant comme un
déclaré du mysticisme. Ils n'hésitent donc pas, pour la
plupart, aie déclarer hostile aux Orphiques. N'oublions pas,
cependant, qu'il est avant tout un poète tragique et, comme
tel, conduit à prêter à ses personnages les idées — parfois
fort différentes des siennes — que réclament la logique des
caractères ou les événements de l'action. Discerner dans cette
diversité les vues personnelles de l'auteur est une tâche
difficile, rendue plus malaisée encore par la souplesse
d'une pensée naturellement ondoyante.
En ce qui concerne l'Orphisme, la mention, dans le Cyclope,
des incantations d'Orphée et de leur pouvoir magique est
moqueuse. On peut aussi trouver du dédain dans
les propos que tient le chœur d'Alceste sur l'impuissance des
formules orphiques. Ainsi en jugent, notamment, P. De-
charme ' et W. Nestlé 2. Mais dans cette affirmation que rien
ne prévaut contre la Nécessité, ni les tablettes orphiques 3 ni
les remèdes de la médecine, il est permis de voir seulement
le mélancolique rappel d'une vérité trop certaine. Pas plus
que la médecine, l'Orphisme ne prétendait d'ailleurs préserver
les hommes de la mort, et Euripide n'entend probablement
railler ici ni la première ni le second 4. Des fragments des
Cretois il n'y a rien à conclure, et il est arbitraire de soutenir
avec Wilamowitz qu'Euripide a voulu attaquer dans ce drame
le mysticisme ascétique. La même observation s'applique au
fragment 904. Par contre, la question posée dans les
de Polyidos et de Phrixos s'accorde bien avec la
pessimiste de la vie qu'on retrouve ailleurs chez Euripide.

1. Euripide et l'esprit de son théâtre, p. 91.


•2. Euripides, der Dichter der griechischen Aufklàrung, p. 1 44-
3. On attribuait à Orphée des remèdes contre les maladies (Pau-
sanias, IX, 3o, 3 ; cf. la scholie aux v. 966-969 d'Alceste).
t\. M. Groisel, op. laud., p. 228 ; cf. P. Masqueray, Euripide et
ses idées, p. 193.
— 3i —
A l'égard d'Hippolyte quels sont les sentiments du poète ?
Il serait au moins naturel d'admettre qu'en sa qualité
dramatique, il s'est attaché, sans parti pris, à créer une
vivante figure de croyant mystique. Qu'on se rappelle les
Bacchantes. Il y est si bien entré dans l'état d'âme des fidèles
de Dionysos ; il a su peindre leur pieux délire avec tant de
délicatesse, d'émotion, de gravité ; il a trouvé, pour glorifier
leur enthousiasme, des paroles si profondes qu'on se demande
s'il donne raison à Penthée. Mais on peut aller plus loin. Sa
sympathie pour Hippolyte est évidente, bien qu'il marque
en lui, avec un sentiment très juste de la réalité, quelques-
uns des défauts inséparables de la jeunesse. Le héros meurt
pour avoir jusqu'au bout tenu un serment arraché à sa
et il pardonne à son père la mort cruelle dont Thésée
l'a injustement frappé sans vouloir l'entendre. « II n'y a guère
défigure plus noble dans le théâtre antique1. » Or, Euripide
le représente comme un Orphique. Est-il croyable que, de
propos délibéré, il l'ait rangé dans une secte méprisable ?
Les passages rappelés plus haut permettent de supposer
qu'Euripide, comme on pouvait s'y attendre, fait une
entre les Orphiques. Pas plus que Platon il n'a de
goût pour les colporteurs de formules magiques, qui tirent
leur crédit de la superstition populaire. Mais c'est là une
forme grossière de l'Orphisme. Il en est une autre, plus
haute, qui embrasse une théologie, une mystique et une
morale, et dont la valeur peut se mesurer aux ressemblances
qu'elle offre avec le Pythagorisme. Elle était digne d'attirer
non seulement l'intérêt du poète philosophe, mais son
et peut-être plus encore. Le tort de Thésée n'est pas de
faire d'Hippolyte un Orphique ; c'est de l'assimiler, en
de charlatanisme et d'hypocrisie, aux individus peu
recommandables qui discréditaient la secte, et. de paraître
confondre dans un égal mépris tous les représentants de
l'Orphisme.
r t tu-
L. Meridier.

i. M. Croiset, op. laud., p. 329.

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