Vous êtes sur la page 1sur 680

BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN

3
G. VAN RIET / L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE

INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE


A L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN

1;,
*]
/ C (,

B5 <2
V. 2

IMPRIMATUR

Lovanii, die 4º Julii 1946

De mandato,

H. VAN WAEYENBERCH.
Rect. Univ., deleg.
STANFORD LIBRARIES

BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN

L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE
RECHERCHES SUR LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE
DANS L'ÉCOLE THOMISTE CONTEMPORAINE

PAR

Georges VAN RI ET
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
LICENCIÉ EN PHILOSOPHIE ET LETTRES

LOUVAIN
ÉDITIONS DE L'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
PLACE CARDINAL MERCIER, 2
1946
AVANT-PROPOS

Vers 1850, des penseurs chrétiens entreprirent de restaurer la


philosophie thomiste. Pour mener à bonne fin cette tâche immense,
trois choses s'imposaient. D'abord, apprendre à connaître saint
Thomas lui-même, à le situer dans son milieu, à saisir ses préoccu
pations ; ensuite, dégager de ses oeuvres les éléments essentiels d'une
synthèse philosophique ; enfin, satisfaire aux exigences nouvelles de
la pensée moderne. Pour professer un néothomisme vivant, il fallait
donc repenser le thomisme historique et le faire bénéficier de tout
îe progrès réalisé depuis trois siècles en dehors de lui.
Aujourd'hui, après cent ans d'efforts, on a acquis de saint
Thomas une sérieuse connaissance historique ; on s'est appliqué à
comprendre les aspirations fécondes de l'époque moderne et à les
intégrer dans le thomisme ; on a mis en lumière les thèses-clefs du
système thomiste : on possède une logique, une métaphysique, une
cosmologie, une psychologie et une morale d'inspiration thomiste ;
ces disciplines sont en grande partie « constituées » : leur problé
matique fondamentale est définie, au moins dans ses lignes essen
tielles.
Mais il reste une discipline dont le statut n'est pas établi. C'est
1 épistémologie. que nous définirons provisoirement l'étude des con
ditions, de la valeur et des limites de la connaissance. Aujourd'hui
encore, on discute de l'objet de cette discipline et de sa méthode,
des problèmes qu'elle comporte et de la place qu'elle doit occuper
dans une philosophie systématique ; le nom même dont on la
désigne n'est pas universellement accepté.
Comment s'explique cette étrange situation ? Pourquoi la théorie
de la connaissance est-elle l'objet de tant de controverses ? A quels
obstacles se heurte la « constitution » d'une épistémologie thomiste ?
Mais peut-être y a-t-il sous d'apparents désaccords une unanimité
foncière ? Comment la faire ressortir ?
VI AVANT-PROPOS

Le présent travail voudrait répondre à ces questions. Nous


rechercherons comment, en fait, les philosophes qui se réclament
de saint Thomas ont conçu l'étude de la connaissance. Nous espé
rons fournir ainsi une contribution à l'histoire de la philosophie,
mais surtout à l'élaboration du traité d'épistémologie thomiste.

Précisons quelque peu le point de vue auquel nous nous plaçons.


Saint Thomas d'Aquin a consacré de nombreuses quaestiones
à l'étude de la connaissance. Il considère celle-ci tantôt en Dieu,
tantôt dans les anges et dans les âmes séparées, tantôt dans l homme.
On trouve chez lui, entre autres, les éléments d'une analyse psy
chologique de la connaissance, une théorie de la vérité, une critique
des premiers principes, l'ébauche d'une critique de la perception
sensible, des vues sur le problème des universaux et sur la saisie
des quiddités, une explication ontologique du connaître.
On peut grouper ces enseignements de diverses manières. La
première est celle de l'historien du moyen âge, qui s'efforce de
retrouver les conceptions épistémologiques de saint Thomas et de
les rattacher au reste de sa doctrine. Le philosophe néothomiste ne
s'en contente pas, car il veut penser en homme de son temps. Cela
même, il peut le faire de deux façons : il peut porter son attention
sur les doctrines non thomistes, modernes ou contemporaines, pour
rechercher en quoi elles se rapprochent et, comme c'est le plus
souvent le cas, en quoi elles s'écartent de la doctrine thomiste ;
il peut aussi s'intéresser plus directement à la position de saint
Thomas et, sans négliger pour autant les exigences propres aux temps
actuels, travailler à l'approfondir, à la perfectionner, et surtout à la
systématiser : sa tâche principale sera d'unir, en un corps de doc
trines solidement charpenté, les enseignements dispersés dans l'oeuvre
de saint Thomas.
Cette dernière façon de concevoir l'épistémologie thomiste nous
paraît relever strictement de la spéculation philosophique et, mieux
que les autres, elle est capable d'influencer les réflexions des pen
seurs contemporains. Voulant tirer de l'histoire les leçons qu'elle
comporte, nous nous attacherons spécialement aux travaux conçus
dans cet esprit. Nous ne rechercherons donc pas, dans le détail, sous
quelles influences étrangères au thomisme sont nées ou se sont
modifiées les positions de nos auteurs, ni comment ceux-ci ont réfuté
AVANT-PROPOS Vil

le» théories adverses ; supposant connue l'histoire générale de la


philosophie, nous nous contenterons en cette matière d indications
fort brèves. Nous mettrons, au contraire, à l'avant-plan les questions
auxquelles nous désirons apporter une réponse : Quel est l'objet de
l'épistémologie ? Quelle en est la méthode ? Quels en sont les prin
cipaux problèmes ? Dans quel ordre ces problèmes doivent-ils être
traités ? Quelle place occupe l'épistémologie dans une philosophie
systématique ?

Deux remarques encore concernant la méthode de ce travail.


Puisqu'il s'agit, comme nous venons de le dire, de déterminer
l'évolution d'une problématique générale, il sera parfois nécessaire
d'étudier, chez un auteur, des problèmes philosophiques que lui-
même ne rattache pas à l'épistémologie, mais que d'autres y in
tègrent : on devra recourir tantôt à la logique, tantôt à la psycho
logie, tantôt à la métaphysique. Que le lecteur ne s'étonne pas de
ce manque apparent d'unité ; il se rappellera que l'épistémologie
n'est pas encore « constituée » et qu'il est arbitraire d'en vouloir fixer
à priori les contours.
Nous adoptons dans notre exposé l'ordre chronologique. Celui-ci
ne traduit qu'imparfaitement le mouvement réel des idées, car la
plupart des auteurs étudiés sont contemporains de plusieurs autres
et leurs publications s'échelonnent le long d'une période assez con
sidérable. Il est évidemment impossible de traiter de chacune de
ces publications à la date exacte de sa parution. Sauf de très rares
exceptions, nous concentrerons l'étude de chaque auteur autour de
ses premières oeuvres, et c'est aussi la date de ces premières oeuvres
qui servira à déterminer le classement chronologique.

Aussi objective qu'on la suppose ou qu'on la souhaite, l'histoire


se fait toujours en fonction de certaines idées maîtresses. Nous
n'hésitons pas, pour notre part, à indiquer celle qui a présidé à la
rédaction de ce travail. C'est, croyons-nous, une vérité élémentaire,
aisément découverte dans l'analyse du phénomène cognitif, et abon
damment justifiée par l'histoire de la théorie de la connaissance
depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.
La connaissance se présente à nous sous deux aspects fondamen
taux. Connaître, c'est, à la fois, constater et comprendre ; c'est savoir
VIII AVANT-PROPOS

que les choses sont, et savoir ce qu'elles sont ; c'est en saisir l'exis
tence et en pénétrer l'essence. Connaître, c'est d'abord constater.
La constatation implique, du côté du sujet, une certaine passivité,
une réceptivité à l'égard de quelque chose d'extérieur, l'acceptation
d'un donné, une part d'expérience : à cet ordre appartiennent
l'existence concrète, la contingence, les liaisons de fait, les expli
cations quia. Mais connaître, c'est également comprendre, ramener
à l'unité la diversité du donné, l'intérioriser, en trouver la loi, la
raison, la cause, le propter quid. Par opposition à la constatation,
la compréhension connote de la part de l'esprit, une attitude sur
tout active et spontanée et, dans l'objet, les attributs d'universalité
et de nécessité que recherche la « science ».
Comment concilier les deux aspects opposés que présente la
connaissance humaine ? C'est là un problème fondamental auquel
l'épistémologie thomiste, pas plus que les autres théories de la con
naissance, n'a pu se soustraire. L'empirisme l'a résolu en mécon
naissant le rôle de la pensée et l'idéalisme en négligeant le rôle du
donné ; nous verrons que, sans tomber dans ces excès, les solutions
thomistes se groupent cependant d'après l'importance respective
qu'elles attribuent à l'un ou à l'autre des deux aspects de la con
naissance. Notre but n'est pas précisément de vérifier cette idée
dans l'histoire de l'épistémologie thomiste, mais nous croyons qu'elle
peut utilement nous servir de fil conducteur.

Qu'il nous soit permis, au terme de ce travail, de dire un sin


cère merci à tous ceux qui, en quelque manière, nous ont aidé à
le mener à bonne fin. Nous songeons en particulier à Mgr L. Noël,
dont nous avons pu entendre pendant plusieurs années les leçons
d'épistémologie, et à M. le chanoine F. Van Steenberghen, qui a
suivi pas à pas l'élaboration de ce travail et dont la récente Episté-
moiogie nous a souvent servi de guide dans le dédale des opinions
et des systèmes. Nos remercîments s'adressent également à M. le
chanoine A. Mansion et à M. le professeur J. Dopp, qui nous ont
accordé une aide précieuse dans la revision de notre rédaction.

Louvain, le 21 juin 1946.


CHAPITRE PREMIER

L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

Au début du XIXe siècle, le monde de la pensée est aussi bou


leversé que celui de la politique ou de l'économie. Hume, Con-
diilac et ICant ont sapé les fondements de la métaphysique ; ils
ont détruit les convictions les plus fondamentales, en récusant les
preuves traditionnelles de la réalité du moi, du monde et de Dieu.
De 1800 à 1850, on s'efforce d'endiguer le scepticisme montant.
En Grande-Bretagne, où l'empirisme est la philosophie nationale,
1 école issue de Reid se contente de fonder la « croyance » en un
monde extérieur, par un appel au « sens commun ». En France,
certains ne voient d'autre remède aux maux de l'époque que la
soumission de la raison individuelle à l'autorité ; chez Lamennais,
cette autorité est la « raison commune », le consentement universel :
elle s'oppose à l'évidence cartésienne, évidence qui apparaît à un
individu isolé. D'autres, tels Maine de Biran, Royer-Collard, Jouf-
froy, reviennent aux valeurs spirituelles par l'observation minutieuse
de leur vie intérieure. Mais c'est Victor Cousin qui libère la France
du sensualisme de Condillac ; il professe un spiritualisme éclec
tique, inspiré de Royer-Collard et des Ecossais, plus ou moins im
prégné d'idéalisme romantique, et rl en fait la doctrine officielle
de l'Université. En Italie également, on se détourne de l'empirisme.
Galluppi suit la même orientation que les spiritualistes français. Ros-
mini renouvelle la philosophie de Malebranche : il assigne comme
norme à notre connaissance l'être idéal, c'est-à-dire l'être comme
tel, éternel et immuable, dépourvu de toute détermination. Gioberti
inaugure l'ontologisme : il affirme que l'esprit a l'intuition, non d'un
2 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

être abstrait, comme le prétendait Rosmini, mais de Dieu même.


En Allemagne enfin, c'est l'âge d'or de la métaphysique, mais de
la métaphysique idéaliste : Fichte, Schelling et Hegel édifient de
vastes systèmes en prolongeant la pensée du philosophe de Koenigs-
berg.
Dans les milieux ecclésiastiques, on éprouve le désir de colla
borer à la formation d'une « saine » philosophie, d'une philoso
phie qui s'harmonise avec la foi. Il va de soi que l'on souhaite
la défaite totale du sensualisme matérialiste, et en cela on s'ac
corde avec les courants de l'époque. Mais les penseurs chrétiens
veulent éviter deux graves dangers : ils refusent d'exalter la raison
jusqu'au mépris de la foi, et d'exalter l'autorité jusqu'à la négation
de la personne individuelle. Les traditionalistes et les écossais mé
connaissent les droits de l'intelligence ; les idéalistes allemands sont
imbus d'un orgueil rationaliste et protestant. Contre ces deux sortes
d'adversaires, il s'agit d'établir la valeur et les limites de la certi
tude philosophique. De qui s'inspirera-t-on ? Puisqu'on veut récon
cilier la raison et la foi, il est normal qu'on remonte au delà de
Descartes, qui, par son doute universel, a engendré les inquiétudes
de l'heure présente. On s'informera donc chez les « anciens » :
chez les scolastiques, chez les Pères de l'Eglise ; on étudiera saint
Thomas d'Aquin, à partir du moment où l'on désirera reprendre
contact avec la pensée d'Aristote.
Comme il n'existe pas encore, au XIXe siècle, de revues consa
crées aux questions philosophiques, nous devons nous adresser aux
manuels scolaires et aux ouvrages de polémique, pour connaître
les doctrines professées par les premiers épistémologues néotho
mistes. Les manuels sont d'habitude très sommaires ; par contre,
les ouvrages ont souvent une étendue excessive. Nous consulterons
les uns et les autres, mais dans une mesure inégale.
JACQUES BALMÈS 3

ARTICLE PREMIER

Un précurseur : Jacques Balmès

Balmès disait de son oeuvre : « Ceci n'est que la philosophie


de saint Thomas, appropriée aux besoins du XIXe siècle » (1). Après
cent ans d'études thomistes, cette affirmation semble peu exacte ;
devenus plus scrupuleux en fait d'orthodoxie thomiste, nous
préférons nuancer notre jugement. Balmès est, avant tout, un
apologiste. Son but avéré est de prémunir les esprits contre les
erreurs auxquelles conduit l'abandon de la foi catholique. Ces erreurs
sont représentées par l'empirisme de Locke et de Condillac, par
le kantisme et par l'idéalisme panthéiste d'outre-Rhin. Pour y ré
pondre, Balmès emprunte, de-ci, de-là, une doctrine tenue jadis
par un philosophe chrétien. Mais il n'hésite pas à reprendre aussi
certaines thèses de Descartes, de Leibniz, ou de Reid. Si l'on tient
compte de la variété des éléments que comporte sa philosophie, il
faut ranger Balmès parmi les éclectiques. Mais si l'on se souvient
qu'il est néothomiste d'intention, et si l'on songe à l'influence qu'il
exerça sur les auteurs néothomistes, on doit lui réserver une place
de choix dans la renaissance thomiste : nous le considérons comme
un précurseur.
Vingt années consacrées à l'étude et dix au travail personnel :
en cela se résume la courte, mais glorieuse carrière de Don Jaime
Balmès. Né à Vich, en Catalogne, le 28 août 1810, Balmès entre,
dès l'âge de sept ans, au séminaire de sa ville natale ; il y apprend
'.t latin, la philosophie, la théologie. A seize ans, il est étudiant à
l'Université de Cervera ; il y lit saint Thomas, Bellarmin, Suarez,
Cajetan. Ordonné prêtre, il complète sa formation par quatre
années de lecture et de réflexion. Il se sent alors mûr pour
l'action : son action est celle du penseur, du conseiller, de l'écri
vain, voire du publiciste. Car il aborde tous les problèmes de son
temps : problèmes philosophiques et religieux, questions politiques

(1) A. De Blanchf.-RaFFIN. Jacques Balmès, ta vie et te» ouvrages, Paris,


1849. p. 299.
4 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe siècle

et sociales. Dix ouvrages l2) et d'innombrables articles sont sortis de


sa plume en quelques années et ont fait de lui non seulement un
héros national, mais un philosophe dont la renommée s'étend au
loin. Il mourut le 9 juillet 1848.
C'est en 1846 que parut le grand ouvrage de Balmès : Philo
sophie fondamentale. Il fut rapidement réédité et traduit. On s'en
inspira beaucoup. Nous résumerons à grands traits les parties qui
y sont consacrées à la certitude, aux sensations et aux idées.

« Avant d'élever un édifice, il faut songer aux fondements » ;


c'est pour ce motif que Balmès commence sa Philosophie fonda
mentale par l'examen du problème de la certitude.
Certitude et vérité ne sont pas synonymes. La vérité est la
conformité de l'idée avec la chose ; elle qualifie le jugement et
non la perception ni la conception. La certitude est un assentiment
ferme à une vérité apparente ou réelle ; elle exige au moins l'illu
sion de la vérité ,3).

(*) Trois de ces ouvrages traitent de questions philosophiques. El critcrio,


Barcelone, 1845, fut traduit en 1849 par E. Manec sous le titre Art d'arriver au
crai (2e éd., Liège, 1851). C'est un traité de logique mis à la portée des jeunes
esprits et des gens du monde: on y parle de la perception, du jugement, du
raisonnement, mais on y donne aussi des conseils concernant la lecture des jour
naux ou le choix d'une carrière; au dire de certains, c'est l'ouvrage le plus
apprécié de Balmès. Son ouvrage le plus important est Filosofia fundamental,
4 tomes, Barcelone, 1846; traduit par E. Manec: Philosophie fondamentale,
Liège, 1852, 5" éd., 1874. Cet ouvrage comporte dix livres où l'on traite succes
sivement de la certitude, des sensations, de l'étendue et de l'espace, des idées,
de l'être, de l'unité et du nombre, du temps, de l'infini, de la substance, de la
nécessité et de la causalité. Chacun de ces livres se subdivise en chapitres géné
ralement brefs ; à l'intérieur de chaque livre, les paragraphes sont numérotés
en une série continue (nos citations s'y réfèrent). Afin de mettre son enseigne
ment à la portée des collèges, Balmès rédigea un Curso de filosofia elemental,
4 cahiers, Madrid, 1847, qui fut traduit en latin: Cursus phitosophiae elementari»,
Barcelone, 1849, 3° éd., 1859. Il comprend quatre parties. La première forme
un traité de logique simple et abrégé. La seconde partie, intitulée Métaphysique,
comporte l'Esthétique ou traité de la sensibilité, l'Idéologie pure, la Grammaire
générale, la Psychologie et la Théodicée. La troisième partie contient l'Ethique,
et la dernière, une Histoire de la philosophie.
(*) Philosophie fondamentale, livre premier: De la certitude, note annexe
au chapitre I. On remarque dès maintenant le tour subjectiviste que prend le
problème de la certitude.
JACQUES BALMES 5

D après Balmès, le problème de la certitude « embrasse trois


questions toutes différentes, bien que l'on ait coutume de les con
fondre... Pour bien fixer les idées, il convient de distinguer : 1° l'exis
tence de la certitude, 2° les fondements sur lesquels elle s'appuie,
et 3° la manière dont on l'acquiert » ,41 .
L existence de la certitude est un fait incontestable et incon
testé. Avant toute spéculation philosophique, l'homme est en pos
session de la certitude ; aucun doute ne peut détruire complète
ment cette certitude primitive, car penser, c'est affirmer, n'affir
mât-on que le doute. Il y a des sceptiques qui nient l'existence des
corps, mais jamais ils ne sont parvenus à douter des phénomènes
internes qu'ils éprouvaient et, dans la pratique de la vie, ils doi
vent reconnaître en outre qu'aux phénomènes perçus correspondent
des réalités extérieures. Le doute absolu et universel est une im
possibilité ; « il n'a jamais existé de véritable sceptique dans toute
la force du mot, il n'en existera jamais » (5).
L'existence de la certitude étant hors de cause, le rôle de la
philosophie se borne donc à en déterminer les conditions géné
tiques et les fondements.
Du chef de son mode d'acquisition, la certitude est double.
Il y a une certitude que Balmès appelle « du genre humain » et une
autre qu'il nomme « philosophique » (*). La première s'acquiert d'une
façon spontanée, elle se forme d'instinct ; la réflexion philosophique
n'y a aucune part. Cette certitude n'est pas aveugle : l'adhésion
qui la caractérise est arrachée par la clarté de l'évidence ou par
la force d'un instinct conforme à la raison l7) ; mais elle ne peut
être justifiée, car les lois qui commandent son développement
« restent cachées comme celles qui ont présidé à la génération et
à l'accroissement des corps » "). Tout au contraire, la certitude phi
losophique est le fruit de la réflexion ; elle est une conviction pro
duite par une série de raisonnements dont on peut examiner le
bien fondé.
Puisque la certitude spontanée et la certitude réfléchie s'ac
quièrent de façon diamétralement opposée, on comprend que la

(*) Philosophie fondamentale, Livre premier. n° 5.


(*) Ibid., n" 10. (•) Ibid., n» 16.
f) Ibid.. n» 36. (,) Ibid., n° 6.
6 l'êpistémologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

première ne puisse dépendre de la seconde : « la certitude existe


indépendamment de tous les systèmes ; les théories demeurent et
demeureront sans influence sur ce phénomène. Elle est ; il ne peut
être question que de la régler ou tout au plus de la raffermir » (*).
Le problème des fondements se pose uniquement pour la certitude
philosophique, qui seule est réfléchie. Aussi, dit Balmès, ce .pro
blème est d'ordre purement spéculatif ; il ne faut pas lui attribuer
une importance exagérée. Le rôle de la philosophie consiste donc
finalement à analyser les fondements de la certitude réfléchie, « dans
l'intention de reconnaître, de constater les lois qui régissent l'esprit
humain, mais sans se flatter de changer la nature des choses » 1ie).

Avant de suivre l'auteur dans la solution du problème de la


certitude, il importe de préciser la signification exacte de ce pro
blème.
Tout n'est pas clair dans l'énoncé même du problème critique
et les obscurités proviennent, croyons-nous, de la distinction entre
certitude du genre humain et certitude philosophique. Cette dis
tinction est-elle radicale ? Certains passages nous feraient croire que
non. Selon Balmès, la certitude spontanée est instinctive, inanaly
sable, inconsciente dans son mode d'acquisition — et cependant
elle n'est pas aveugle, elle est motivée par une lumière d'ordre
intellectuel. Ne pourrait-on penser que la certitude naturelle est
un phénomène suffisamment conscient pour qu'une réflexion ulté
rieure soit capable de l'expliciter, — mais normalement inconscient,
en ce sens que cette réflexion fait défaut chez la plupart des
hommes ? On expliquerait ainsi les attributs à première vue con
tradictoires dont Balmès revêt la certitude du genre humain. Telle
n'est cependant pas, à notre avis, l'interprétation qui s'impose. Il
est certain que, pour Balmès, la certitude philosophique se déve
loppe sur un autre plan que la certitude naturelle ; la première
est indépendante de la seconde et les motifs de l'une ne sont pas
les motifs de l'autre (11). La certitude réfléchie ne prend donc pas

(*) Ibid., n° 33.


(") Ibid., n° 35.
(") Ibid., n" 36: c La science constate le phénomène (de certitude spontanée)
parce qu'il est réel et vrai; mais elle n'en peut donner qu'une explication gra-
JACQUES BALMES 7

la certitude spontanée comme matière de sa réflexion ; elle ne re


cherche pas la solution d'un problème dont la certitude spontanée
constituerait les données.
On se demandera peut-être : comment l'existence de la certi
tude spontanée exclut-elle le doute universel ? Le scepticisme ne
se place-t-il pas tout entier dans l'ordre de la réflexion ? Si cet
ordre est radicalement distinct de celui de la connaissance directe,
comment expliquer une limitation de l'un par l'autre ? La réponse
de Balmès exprime une de ses idées les plus chères : « les philo
sophes eux-mêmes ne se peuvent dépouiller de la nature » (12). Le
sceptique est et reste malgré tout un homme ; qu'il 3uspende son
assentiment ou qu'il imagine des théories en contradiction avec
les opinions du genre humain, peu importe ! Il est forcé de se
rallier à la façon de voir du commun des mortels, dès qu'il cesse
de philosopher : « les rêveries des savants ne passent pas le seuil
des bibliothèques ; elles ne deviennent pratiques ni pour le grand
nombre, ni pour ceux-là mêmes qui les ont inventées » (13).
De là nous concluons : si Balmès rejette le doute universel
dans l'ordre spéculatif, c'est parce qu'il juge impossible qu'un
homme se livre à la seule spéculation. Le « système sceptique »
n'est donc pas contradictoire, mais l'« homme sceptique » est une
contradiction vivante.
Si, comme nous le pensons, la certitude philosophique n'est
pas, dans la théorie balmésienne, une réflexion sur la certitude
spontanée, on comprend que celle-ci ne puisse être jugée par
celle-là. La définition de la certitude nous permet d'ajouter : l'une
n'est pas « plus vraie » que l'autre, puisque toutes deux sont des
assentiments fermes à une vérité apparente ou réelle.
Et cependant, Balmès témoigne une préférence marquée pour
la certitude du genre humain. Bien plus : il affirme, dès le début
de son exposé, que les conclusions de la réflexion philosophique
doivent se conformer à celles de la connaissance spontanée, sous

telle: ce phénomene échappe à l'analyse. En effet l'expérience démontre que


l'entendement ne prend pour guide aucune des considérations présentées par
la philosophie... ; ainsi, lorsqu'on veut signaler les fondements de la certitude,
on n'indique point ce qui est, mais tout au plus ce qui pourrait ou devrait être ».
(") Ibid.. n° 9. (") Ibid., n» 34.
8 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

peine d'êtres rejetées. « Avant de commencer les recherches, dit-il,


la philosophie et le bon sens contractent alliance et se promettent
de marcher d'accord » (U).
La raison de cette étrange affirmation est, croyons-nous, la
suivante. Avant toute critique, la « nature humaine » est admise
par l'auteur comme un don de Dieu. Or c'est la nature qui « oppose
au doute une barrière infranchissable » (15), c'est elle et elle seule
qui est à l'oeuvre dans la certitude naturelle ; rien d'étonnant que
cette certitude soit, elle aussi, un « don du Créateur » (l*). Dans
la certitude réfléchie, l'initiative appartient à la raison et l'expé
rience prouve que l'homme peut déraisonner. La distinction radi
cale des deux certitudes et l'origine divine de la certitude spon
tanée entraînent comme corollaire la soumission, la dépendance
— extrinsèque — de la philosophie à l'égard de la « voix de la
nature ».
Et ceci nous explique enfin les caractères opposés que Balmès
attribue à la certitude du genre humain. Dès la position du pro
blème, son intention est claire : entreprenant une justification cri
tique de la certitude, il veut montrer que, s'il y a là une question
intéressante à aborder, il y a cependant aussi des écueils à éviter
avec prudence : qu'on songe aux extravagances du scepticisme,
du sensualisme français, du criticisme et de l'idéalisme allemands !
Aussi distingue-t-il radicalement deux sortes de certitudes et limite-
t-il le problème à la certitude réfléchie : la certitude naturelle est
inconsciente, dit-il ; elle ne peut servir de matière à la réflexion.
Mais cela ne suffit pas. La recherche philosophique doit aboutir
à des résultats positifs et non entasser des ruines : Balmès la con
trôle par la certitude naturelle. Celle-ci, enfin, a-t-elle des lettres
de créance ? Répondre qu'elle a Dieu pour auteur, risque de ne
pas convaincre les philosophes ; Balmès trouve plus sage d'affirmer
qu'elle porte en elle-même sa justification : l'évidence ou l'instinct
rationnel.
Le problème critique se trouve ainsi enserré dans des cadres
bien nets : tout danger de scepticisme étant écarté, il s'agit de voir
sur quoi se fonde la certitude philosophique.

(") Ibid., n° 339. (") Ibid.. n» 34.


(") Ibid., n° 32.
JACQUES BALMES 9

La question des fondements de la certitude est étroitement ap


parentée, dans l'histoire de la philosophie, à cette autre : existe-t-il
un premier principe des connaissances humaines ? Le terme « pre
mier principe » est ambigu : il désigne tantôt une vérité unique,
origine de toutes les autres, tantôt une vérité dont il faut supposer
I existence sous peine d'anéantir les autres vérités.
Et tout d'abord : existe-t-il une vérité, source de toute vérité ?
La réponse de Balmès est catégorique : « Dans l'ordre des êtres,
dans l'ordre intellectuel universel, oui ; dans l'ordre intellectuel hu
main, non » ,17).
Dans l'ordre des êtres, la vérité est identiquement la réalité.
Or toutes les écoles philosophiques reconnaissent l'existence d'un
être, auteur de tous les êtres ; cet être, c'est la vérité même.
De même, dans l'ordre intellectuel universel, il existe une idée
représentative de tout ce qui est : c'est l'idée dans laquelle Dieu
connaît toutes choses, c'est la « science transcendentale » qui con
tient toutes les sciences.
Dans l'ordre intellectuel humain, on constate que toute intelli
gence tend vers la simplification et l'unité, qu'elle aspire à la vue
intuitive de l'idée divine ,1*), mais cet effort n'aboutit que très im
parfaitement. Pourquoi ? Parce qu'il existe deux groupes irréduc
tibles de vérités : les unes sont d'ordre idéal, les autres d'ordre
réel. « Par vérités idéales, dit Balmès, j'entends ces vérités qui ex
priment un rapport absolument nécessaire, abstraction faite de l'exis
tence... J'appelle vérités réelles, les faits, ou ce qui existe... Et je
comprends... parmi les vérités réelles toutes celles qui supposent
une proposition établissant un fait » ,1". « Aux vérités réelles cor
respond le monde réel, le monde des existences ; aux vérités idéales,
le monde logique, celui des possibilités » (20).
Cette distinction fondamentale de deux ordres de connaissances
montre déjà l'inanité d'une science transcendentale humaine. Bal
mès veut cependant épuiser la question.
Et d'abord, dit-il, aucune vérité réelle n'est principe de toute
vérité. L'infini échappe à notre intuition ; les vérités réelles immé
diatement accessibles sont donc finies. Or une vérité réelle finie

(") ibid., n» 39. (**) Ibid., n" 52.


(") Ibid., n» 65. (") Ibid.. n» 65.
10 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIÈCLE

ne peut en engendrer une autre, car, par hypothèse, elle est l'ex.
pression d'un fait particulier et contingent. Le fait le plus incon.
testé demeure stérile pour la science s'il n'est fécondé par un prir»
cipe d ordre idéal, mais, à supposer même qu'il existe un fait pri
mitif, tel que l'univers n'en soit qu'un simple développement, c«
fait ne nous apprendrait rien du monde possible, infiniment plu:
étendu que le monde des existences finies (21).
C'est ce qui explique l'échec des philosophies sensualiste e
idéaliste du XVlir siècle.
Condillac veut tirer « d'une seule sensation l'ensemble des con
naissances humaines » (22). Une double erreur ruine son système
par la base : nos sensations sont irréductibles, elles ne peuvent se
ramener à une seule d'entre elles et, même si elles le pouvaient,
elles ne créeraient pas la pensée, elles demeureraient impuissantes
à rien fonder dans l'ordre idéal (").
Fichte commet la même erreur en déduisant toute science du
simple fait de conscience, du moi psychologique et subjectif. « La
conscience est une ancre, elle n'est point un phare » (") ; elle offre
à notre observation des faits particuliers ; pour acquérir une valeui
scientifique, ces faits doivent être imprégnés par l'esprit, de la lu
mière qu'il emprunte aux vérités nécessaires. Dira-t-on que le mo;
n'est, chez Fichte, qu'une modalité de la Raison unique et absolue :
Le moi est alors source de toute vérité, c'est évident ; mais la
conscience proteste contre une telle déification : « loin de prétendre
à établir les lois nécessaires ou à les créer, elle les reconnaît, elle
les confesse indépendantes d'elle-même » (2s).
Pour ramener la science à l'unité, Schelling affirme l'identité
universelle. La philosophie débute, selon lui, par une intuition in
tellectuelle de l'absolu et cet absolu n'est ni sujet ni objet, il n'est
pas une synthèse de l'être et du connaître, parce qu'il est l'identité
des opposés (26). Pour réfuter Schelling, Balmès en appelle une

(") Ibid., n°« 66-49. (") Ibid.. n° 61.


(") Ibid., n° 63. (**) Ibid.. n» 70.
(I*) Ibid., n° 77.
(") On jugera du style et des préoccupations de Balmès par l'exposé qu'il
fait du système de Schelling. C'est un exemple du genre.
« Il est curieux d'observer avec quelle légèreté certains hommes, sceptiques
à propos des principes les plus simples, se métamorphosent et font profession de
JACQUES BALMÈS I 1

nouvelle fois au témoignage de la conscience : « S'il y a identité


complète entre le sujet et l'objet, comment s'offrent-ils à nous
comme choses distinctes » (27) ? Or, c'est un fait d'expérience im
médiate : dans l'acte le plus intime de connaissance, bien plus,
Jans la connaissance réflexe elle-même, la dualité sujet-objet se
révèle ; cette dualité est réelle et positive et rend seule la connais
sance possible ("). Les scolastiques distinguaient le principium
essendi du principium cognoscendi et ils avaient raison (2".
Mais, si l'on reconnaît cette distinction entre les principes de
i'être et ceux du connaître, si l'on se refuse par conséquent à faire

dogmatisme, précisément sur les objets les plu» contestables, les plus accessibles
10 doute.
« Pour eux, le monde extérieur n'est que pures apparences, ou du moins une
réalité tout autre qu'elle n'apparaît au genre humain ; l'év'dence, le sens com-
~-n. le témoignage des sens, sont des criterium sans valeur, bons tout au plus
pour le vulgaire. On ne satisfait pas a si peu de frais aux exigences de leur phi-
"-■phie. Chose étrange! ce philosophe, qui traite la réalité d'apparences trom
peuses, qui n'aperçoit que ténèbres là où le genre humain voit clairement la
réalité, à peine est-il sorti du monde des phénomènes, à peine a-t-il atteint les
régions de l'absolu, il se trouve éclairé d'une lumière mystérieuse: nul besoin
Je raisonner ; grâce à l'intuition la plus vive, la plus parfaite, il aperçoit l'in
conditionnel, l'infini, l'unique, dans lequel toute multiplicité se résume ; il pos
sède la grande réalité, fondement de tous les phénomènes, le grand tout, dont
le vaste sein réunit, absorbe, dans l'identité la plus parfaite, la variété infinie
de» existences. L'oeil fixé sur ce foyer de lumière et de vie, le philosophe voit
k dérouler, en vagues innombrables, l'immense océan de l'être. Ainsi, il ex
plique la variété par l'unité, ce qui est composé par ce qui est simple, le fini
pu l'infini. Pour réaliser ce prodige, nul besoin de sortir de lui-même ; il lui
Mitfit d'anéantir tout fait empirique, et de s'élever jusqu'à l'acte pur par des
sentiers connus de lui seul. Ce moi, qui se considérait peut-être comme une exis
tence dépendante, fugitive, s'étonne de la grandeur qu'il découvre en lui. Ori
gine de tous les êtres, ou pour mieux dire, être unique dont tous les autres ne
sent que les modifications phénoménales, voilà ce qu'est le moi. Que dis-je ?
! est l'univers même, l'univers arrivé, par un développement successif, à la
conscience de son être. Tout ce qu'il voit hors de lui, et qu'il croit distinct de
lui, n'est autre chose que lui-même; qu'un reflet de lui-même, se déployant à
ses propres yeux sous mille formes diverses, comme un magnifique panorama.
c Le lecteur pourrait croire que j'imagine un système pour avoir le plaisir de
le combattre; il n'en est point ainsi. La doctrine que nous venons d'exposer
appartient à Schelling » (Ibid., n° 87).
(") Ibid., n» 91. (") Ibid.. n» 92.
(") Ibid., n» 99.
12 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

du moi la cause de tout ce qui existe, ne peut-on pas considérer


le moi comme principe représentatif de tout ce que l'esprit humain
peut connaître ? Leibniz l'a tenté et son système est un « rêve
sublime » (30). C'est un rêve, car il est basé sur une affirmation
gratuite : d'où tient-on, en effet, que le moi est une monade qui
représente l'univers ? N'insistons pas, puisque l'hypothèse de Leib
niz n'implique en aucune façon les erreurs dont souffrent les phi-
losophies du moi (31).
L'échec de ces philosophies qui ont voulu bâtir une science
transcendentale sur une vérité réelle permet à Balmès de conclure :
il n existe pas, il ne peut exister de vérité réelle dont découlerait
toute vérité.
Il n'existe pas davantage de vérité idéale où puisse s'originer
une science transcendentale. Et le motif en est double, tout comme
pour les vérités réelles. Une vérité réelle, disait-on tantôt, ne peut
fonder une autre vérité réelle ; de plus, elle est incapable de donner
naissance à une vérité idéale. Ici, même argumentation, mutatis
mutandis. Nos idées, explique Balmès, sont de deux ordres. Les
unes supposent l'espace : ce sont les idées géométriques ; les autres
n ont aucun rapport avec lui : idées non géométriques. Or un abîme
sépare ces deux ordres d'idées. Emprunter la vérité-semence à
l'ordre géométrique, « c'est nous restreindre aux seules combinai
sons appartenant à cet ordre ; l'emprunter à l'ordre non géomé
trique, c'est perdre l'idée de l'espace et jusqu'à la possibilité de
concevoir le monde des corps » (3a). D'un autre point de vue, on
divise les idées en générales et particulières : si l'on n'unit pas
ces deux sortes d'idées, tout raisonnement devient impossible (").
De plus, même s'il existait une vérité, source de tout l'ordre idéal,
jamais on n'en pourrait déduire la moindre affirmation touchant le
monde réel ,34). La conclusion s'impose donc de façon définitive :
il n'y a, ni dans l'ordre réel, ni dans l'ordre idéal humain, une
vérité mère, un principe unique de toute vérité. « La science trans
cendentale, proprement dite, est, relativement à nous, une chi-

("l Ibid.. n» 107. (") /bief., n° 110.


(") Ibid., n° 142. (") Ibid., n° 141.
(") Ibid., n» 138. (") Ibid., n° 143.
JACQUES BALMES 13

S'il n'y a pas de « premier principe », source de toute vérité,


3 reste cependant que nos connaissances ont besoin d'un point
d'appui. Toute certitude suppose, en effet, un fondement dernier
iu delà duquel on ne remonte pas. Et la question se pose : existe-t-il
un 'i premier principe », une vérité absolument primitive et indé
montrable, qui puisse fonder toutes les autres ,s" ?
Historiquement, trois vérités ont prétendu au titre de « premier
principe ». Ce sont : le Cogito, ergo sum de Descartes ; le principe
de contradiction, invoqué surtout par Kant ; enfin, celui qu'on
nomme le principe des cartésiens : ,i ce qui est contenu dans l'idée
claire et distincte d'une chose se peut affirmer de cette chose avec
certitude » ou, plus brièvement : « ce qui est évident est vrai » ,37).
D'après Balmès, le principe de Descartes énonce un simple fait de
conscience ; le principe de contradiction est une vérité connue par
l'évidence ; quant au principe des cartésiens, il affirme la légitimité
de l'évidence, légitimité perçue par l' instinct intellectuel l3*). Or la
conscience, l'évidence et l'instinct intellectuel constituent les trois
moyens dont nous disposons pour percevoir la vérité (3•) et ces
, moyens de perception », quoique très intimement unis, sont irré
ductibles. Aussi les principes sur lesquels les écoles philosophiques
se sont partagées, sont-ils, tous trois, premiers, mais chacun l'est
dans son ordre.
Ainsi, en premier lieu, le principe de Descartes est à la base
de toutes les vérités de sens intime, c'est-à-dire des vérités qui,
considérées comme faits et non comme propositions, relèvent de
a conscience. « Je comprends dans le témoignage de !a conscience,
dit Balmès, tout ce qui affecte le moi humain ; idées, sentiments,
sensations, actes de la volonté, pensées de toute sorte, en un mot
tout ce dont nous pouvons dire : Je le sens » ,40). Au vrai, pour
se faire une idée claire des faits de conscience, il faut imaginer
Me conscience purement animale. Chez nous, en effet, 1 expérience
interne est toujours imprégnée d'intellection ; aussitôt nés, les faits

("1 Ibid., n" 144. (") Ibid., n° 161.


i•*) Ibid., n° 162.
("*1 Balmès distingue ailleurs (ibid., n° 24) cinq moyens de percevoir la
, enté, mais les sens externes et l'autorité, qu'il ne mentionne pas ici, se ré
solvent dans les trois autres.
(") Ibid.. n° 149.
14 L'ÉPISTÉMOLOGIE thomiste au xrx° siècle

de conscience se trouvent soumis à l'activité réfléchie de l'intelli


gence (4,).
Dans l'ordre des faits, le Cogito, ergo sum est vraiment un
premier principe. Mais il doit être bien compris. Considéré comme
enthymème, il ne peut se soutenir ; mais, en réalité, il n'exprime
qu'un simple fait. La méthode de Descartes, en effet, ne tient-elle
pas en ces deux propositions : « Je veux douter de toutes choses ;
lorsque je veux douter de moi-même, je ne le puis » ? Cette mé
thode, si souvent attaquée, est universellement suivie. On com
mence par douter, mais c'est là un simple artifice de méthode,
car ce doute est une supposition, une fiction. L'argument ad absur-
dum, si fréquent en mathématiques, n'est pas autre chose (42). Après
l'essai du doute universel, Descartes rencontre le roc contre lequel
son doute se brise : « Je pense ». L'homme ne peut douter qu'il
doute, il ne peut douter de sa propre pensée. Et quand Descartes
dit Cogito, il n'entend pas seulement la pensée, au sens intellectuel
du mot, mais tout acte interne, tout phénomène immédiatement
présent à la conscience. Il constate donc que la conscience résiste
au doute ("). Locke, Condillac, tous les philosophes, reconnaissent
ce fait fondamental : « l'homme ayant conscience de ses propres
idées. C'est le point de départ » ,44). Lorsque, du fait primitif,
Cogito, Descartes infère l'existence, il ne procède pas par une dé
duction proprement dite. Il constate simplement « un fait contenu
dans un autre fait, exprimé par un autre, ou, pour mieux dire,
identique à un autre » ,45) : c'est le sentiment de sa propre pensée
qui le rend certain de son existence.
Le principe de Descartes, entendu comme fait de conscience
et non comme proposition, est un principe fondamental. « Nous
ne pouvons admettre, dans l'ordre de nos connaissances, rien qui
soit antérieur à nous-mêmes. Tout ce que nous connaissons, en
tant que connu par nous, implique la conscience... La conscience

(*1) Ibid., n° 151. Ce qui ne signifie pas que, pour Balmès, la conscience
soit purement sensible ; comme nous le verrons, l'auteur admet des intuitions
intellectuelles. Mais ce qu'il veut exclure de la conscience, c'est la réflexion. Tel
est, à notre avis, le sens de la comparaison avec la conscience animale.
(") Ibid., n° 173. (**) Ibid., n» 175.
(") Ibid., n° 177. (") Ibid., n° 169.
JACQUES BALMES 15

précède toute connaissance, elle n'en présuppose aucune » (46). Le


Cogito, conclut Balmès, est un premier principe.
Mais il n'est pas le seul. Pourquoi ? Parce que l'intelligence
est intimement jointe à la conscience, parce que les vérités idéales
s unissent aux vérités de sens intime pour former une connaissance
intégrale. Aucun exemple ne le montre plus clairement que ce
même principe de Descartes, considéré cette fois comme propo
sition. « Dès que nous parlons, il y a autre chose qu'une simple
manifestation de conscience ; le verbe extérieur rend sensible le
verbe intérieur, produit de l'activité intellectuelle dont il est l'image ;
ce verbe intérieur comprend déjà un sujet et un objet, partant il
est supérieur à la conscience pure » (47). Dans le Cogito, ergo sum,
on peut voir la synthèse de deux propositions, l'une générale,
d'ordre purement idéal, « ce qui pense existe » ; l'autre, particu
lière, « je pense, donc j'existe ». Cette seconde proposition « par
ticipe de l'ordre réel et de l'ordre idéal : de l'ordre réel, en tant
qu'elle contient un fait particulier relevant de la conscience ; de
)ordre idéal, en tant qu'elle combine l'idée générale avec le fait
particulier » i*,).
L'analyse du principe de Descartes, considéré comme propo
sition, manifeste l'impuissance de la seule conscience à fonder nos
connaissances : les vérités idéales constituent un élément intégrant
de toute vraie connaissance et elles sont irréductibles aux simples
faits.
Dans leur ordre, les vérités idéales s'appuient sur un « premier
principe » : le principe de contradiction, perçu par l'évidence im
médiate. On le formule généralement comme ceci : « II est impos
sible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps ». Balmès
tient à cette formulation traditionnelle, car elle cache, selon lui,
de profondes vérités. On s'en rend compte lorsqu'on la compare
à l'énoncé proposé par Kant : « Un attribut qui répugne à son sujet
ne peut convenir à ce sujet ». Pour Kant, « le principe de contra
diction est la condition sine qua non de toute science humaine » (4" ;
il appartient d'une manière exclusive à l'ordre purement logique,
puisqu'il s'applique aux connaissances en tant que connaissances.

(**) Ibid., n° 186. (") Ibid., n° 180.


"*) Ibid., n° 185. (") Ibid., n° 197.
16 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIÈCLE

abstraction faite de leur objet (50). Selon Balmès, c'est là une erreur
le principe de contradiction, dit-il. s'étend aux cas où le verb<
être est substantif comme à ceux où il est copulatif (51). S'il s'ap
pliquait aux seuls jugements analytiques, on comprendrait que 11
condition de simultanéité n'y soit pas exprimée ; mais, comme c«
principe est le guide nécessaire de tous nos jugements, la formule
générale ne peut négliger une condition presque toujours indispen
sable i52\
Puisque le principe de contradiction se trouve à la base de
toutes les vérités d'intelligence, on ébranle toute certitude d'ordre
intellectuel en le niant. La certitude des faits de conscience de
meure, car les simples faits, étant purement individuels, sont étran
gers à l'ordre des intelligences ou des vérités (531.
Comme on le voit, c'est la distinction de ces deux ordres —
ordre des faits et ordre des vérités idéales — qui justifie le titre
de « premier principe » décerné par les écoles philosophiques tan
tôt au Cogito de Descartes, tantôt au principe de contradiction.
Il reste à fonder un troisième ordre de vérités, celles qui onl
trait au monde objectif. Les faits de conscience et l'évidence, en
effet, portent sur du subjectif, sur ce que je sens ou sur ce qui
m' apparaît. Il faut maintenant justifier le passage des conditions sub
jectives aux conditions objectives, la transition de l'idée à l'objet
de l'idée. C'est là, d'après Balmès, « le problème le plus transcen-
dental, le plus difficile, le plus obscur de la philosophie » (54). Evi
dence et vérité sont deux qualités hétérogènes dont aucune ne con
tient l'autre ; il faut, dès lors, pour assurer la vérité de nos con
naissances, faire appel à un nouveau principe, qui sera « premier »
dans son ordre : le principe des cartésiens : « Ce qui est évident
est vrai » ou : « L'évidence est un criterium de vérité » (55).
Principe de Descartes, principe de contradiction, principe des
cartésiens : autant de principes premiers. Il faut donc conclure à
la pluralité des vérités-fondements de toutes les autres : nos con
naissances reposent sur trois points d'appui irréductibles, quoique
inséparables.

("i /bit/., n° 189. (") Ibid., n° 198.


(") Ibid., n» 201. (") Ibid., n° 214.
(") Ibid., n° 221. (") Ibid., n° 217.
JACQUES BALMÈS 17

En fonction du faisceau de principes fondamentaux, Balmès


organise le système des critères de certitude.
Le critère de la conscience ou du sens intime sert à discerner,
de façon indiscutable, l'existence des phénomènes « qui s'opèrent
dans notre âme considérée comme un être intellectuel et sensi-
tif » (50). Le témoignage de la conscience ne s'étend donc qu'aux
modifications de notre âme qui sont représentatives, c'est-à-dire qui
ont une signification de connaissance, et il se limite à l'aspect sub
jectif de ces modifications ,5r). Ces précisions n'énervent pas le cri
tère de la conscience au point de le rendre inutile, loin de là. Il est,
sn effet, « le fondement des autres criterium, non comme propo
rtion, mais comme fait indispensable à leur existence » (5*). Il con
stitue, par conséquent, la base — base insuffisante, sans doute —
de tous nos jugements ,s•).
Le critère de l' évidence nous assure de la vérité des proposi
tions universelles et nécessaires de l'ordre idéal. L'évidence est de
deux sortes : immédiate et médiate ; la première est produite par
ia seule compréhension des termes, la seconde relève du raisonne
ment.
Qu'est, tout d'abord, l'évidence immédiate ? Elle est « la per
ception de l'identité entre diverses idées que la force analytique
de l'entendement avait séparées » ("". On peut, dès lors, y discerner
deux moments : d'abord, l'intuition d'une idée, puis, la décompo-
.,:~.on de cette idée en ses parties, « sorte d'analyse accompagnée
de la perception des rapports que ces parties ou idées nouvelles
ont entre elles » ,61). Le caractère fondamental de l'évidence n'est
donc point la synthèse ou l'union de deux idées différentes, mais
i inclusion de l'attribut dans l'idée du sujet, c'est-à-dire une véri
table analyse d'idées identiques.
Une sérieuse difficulté se présente spontanément à l'esprit de
. -conque a lu la Critique de Kant. Cette interprétation de l'évidence

n Ibid.. n» 235.
,"] Ibid., n° 225: « Il constate, non ce qui est, mais ce que nous éprouvons;
i nous fait percevoir le phénomène, non la réalité, nous autorisant à dire: Il
se semble; mais non: Telle chose est ou n'est pas ,, .
1") Ibid., n° 231. (") Ibid., n° 233.
*0) Ibid., n» 242. (") Ibid., n° 241.
18 l'épistémologie thomiste au xix° siècle

vaut-elle également pour l'évidence médiate ? De plus, n'est-elli


pas dénuée de valeur même pour certains jugements d'évidena
immédiate, notamment pour ceux qui ne sont pas tautologiques
ou, en termes kantiens, tous les jugements extensifs ne sont-ils pa
nécessairement synthétiques a priori ?
La réponse de Balmès est péremptoire : « Dans l'ordre pure
ment idéal, tous les jugements sont analytiques » (62) ; le princip
de causalité et les théorèmes mathématiques sont perçus par ana
lyse tout comme le principe de contradiction. Si Kant avait appro
fondi la question des jugements synthétiques, continue Balmès, i
aurait vu qu'il n'existe aucun jugement de ce genre, en dehors d
l'expérience. « Au lieu d'épuiser son génie à résoudre un problèm
insoluble, il se serait abstenu de le poser » it3). Ce qui fait difficulté
à première vue, c'est que, dans les jugements extensifs, l'idée d
sujet n'engendre pas, d'elle-même et immédiatement, l'idée d
l'attribut (") ; il faut, au contraire, comparer les deux idées ave
une troisième, raisonner, pour voir surgir le rapport entre le sujf
et l'attribut l6s). On a, dès lors, l'impression d'ajouter à l'idée d
sujet quelque chose qui ne lui appartenait pas, on croit formule
un jugement synthétique. En réalité, d'où viennent la nécessité d
la comparaison et la conscience de progrès, d'enrichissement, qu
révèle le jugement non tautologique ? De ce que l'idée du suj(
nous apparaît, au premier abord, d'une façon confuse, incomplètt
partielle. Mais aiguisons notre attention, confrontons le sujet et ]
prédicat, recourons aux principes généraux, aux termes moyens,
tous ces auxiliaires que la dialectique met au service du raisonni
ment, nous verrons surgir une idée totale, dont les deux idées pi
mitives du sujet et de l'attribut constituent les parties intégrante
L'analyse de ce concept total nous découvrira le rapport néce
saire des idées partielles qui y sont contenues.
Tel est le processus suivant lequel l'esprit arrive à l'évident
des vérités médiates et des jugements immédiats extensifs. Comir
on le voit, il comporte, outre les deux moments que nous avoi
discernés dans l'évidence immédiate, une étape préliminaire, doi
le terme est la formation d'une idée totale. Cette étape, on peu

(") Ibid., n° 292. (°) Ibid., n° 277.


(") Ibid., n» 275. C") Ibid., n° 283.
JACQUES BALMÈS 19

ans aucun doute, la qualifier de synthétique, puisqu'elle consiste


sans la réunion de concepts partiels. Mais le jugement lui-même
n'en devient pas pour autant synthétique, car il est la découverte
des rapports qu'ont entre eux ces concepts partiels, et « l'on dé
couvre, non par la synthèse, mais par l'analyse » (66). En résumé :
•' l'on entend par jugement analytique un jugement dans lequel
3 suffise de décomposer une idée pour y trouver la convenance ou
I incompatibilité de l'attribut, « abstraction faite de la manière dont
lidée que l'on décompose a été formée et du nombre d'idées que
. on y a fait entrer » "7), il est clair que tout jugement d'ordre idéal
doit être dit analytique.
Une fois établi le caractère analytique des jugements idéaux,
on Justine aisément leurs caractères de nécessité et d'universalité.
En effet, « moyennant cette condition que l'idée de l'attribut soit
contenue dans celle du sujet, l'attribut doit convenir nécessaire
ment à tous les sujets » (").
Nous voilà fixés sur les deux premiers critères de certitude.
Grâce à la conscience, nous sommes assurés de l'existence des phé
nomènes internes de notre âme ; par l'évidence, nous avons justifié
es relations nécessaires que nous établissons entre nos idées.
Balmès admet un troisième critère : l'instinct intellectuel ou le
sens commun (69). Cette dernière appellation « sens commun » ex
prime bien ce que Balmès veut lui faire signifier. Le mot sens,
eiplique-t-il, « exclut toute réflexion, tout raisonnement, toute com
binaison ;... l'entendement ne fait que se soumettre à une loi sentie,
» une nécessité instinctive dont il ne peut s'affranchir » ,70). L'ad
jectif commun indique que les objets de ce critère « se rapportent
à tous les hommes et, partant, appartiennent à l'ordre objectif » (").
Dans la définition même de l'instinct intellectuel, deux conditions
*ont donc comprises : l'impossibilité de fournir des preuves et la

" Ibid., n° 284. (") Ibid., n» 290.


"i Ibid., n° 243.
0* Ces deux termes ne sont pas tout à fait des synonymes, quoique Balmès
tes emploie assez indifféremment. Quand il les distingue, c'est pour restreindre
, extension du sens commun : « lorsque l'instinct intellectuel s'exerce sur des
sejets non évidents, et qu'il nous incline à croire, on le nomme sens commun »
SW.. n» 339).
(*1 Ibid.. n» 315. (") Ibid., n» 316.
20 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

k nécessité de l'intelligence, à laquelle il faut satisfaire par le cou


sentement » (72).
Le critère de l'instinct étant différent des critères précédenti
on comprend qu'il s'étendra uniquement aux vérités qui ne ressoi
tissent ni au témoignage de la conscience, ni aux démonstration
de la raison. Parmi ces vérités, Balmès cite en premier lieu « Tasser
timent à l'objectivité des idées » (") et, par conséquent, à la vérii
au sens fort, à la valeur réelle, dirions-nous, des jugements idéam
Les jugements idéaux, en effet, ne sont justifiés par l'évidence qu
dans l'ordre purement subjectif. Dans cet ordre, le principe de coi
tradiction, par exemple, « se borne à constater que l'être répugn
au non-être et réciproquement ; que leur coexistence établit dat
notre entendement une sorte de lutte de pensées qui s'entre-d(
truisent... Mais, en énonçant le principe, on prétend affirmer auti
chose que l'incompatibilité des idées ; cette incompatibilité, noi
la transportons aux choses mêmes, soumettant à cette loi, non seul
ment nos pensées, mais tous les êtres, réels ou possibles » (M). E
quel droit ? Comment sommes-nous certains de la conformité <
l'objet avec l'idée ? En d'autres mots : comment prouver que l*é\
dence est un criterium légitime de vérité ? Problème obscur, co
state Balmès, « noeud gordien de la philosophie fondamentale » 17
Comment le trancher ? Par le raisonnement ? Non, car aucui
preuve logique ne fera sortir l'esprit de lui-même : « ce qu'il co
naît, il ne le connaît qu'au moyen de ses propres idées. Si c
idées le trompent, toute preuve exigeant l'emploi de certaines co
ceptions, lesquelles à leur tour exigeraient de nouvelles preuves,
nul moyen de les rectifier » (7". Mais ce principe indémontrar,
n'est-il pas un axiome dont l'évidence elle-même serait garante
Non pas, car, si paradoxal que cela paraisse, le principe de l'é
dence n'est pas évident. Il s'énonce, en effet, « Ce qui est évide
est vrai » ; autrement dit : « Ce qui est vu avec clarté est ce
forme à l'objet » (77). Or l'attribut n'est pas contenu dans l'id
du sujet (76). Etrange principe ! Il ne peut être démontré et il n'l

(") Ibid.. n° 318. ,:5) Ibid., n° 320.


(;*) Ibid., n° 244. ,"1 Ibid., n° 247.
(") Ibid., n° 248. ("1 Ibid., n° 221.
(") Ibid., n° 222.
JACQUES BALMES 21

pas évident ! Et, cependant, une impérieuse nécessité nous force


à en admettre la valeur. C'est donc qu'il existe un critère de certi
tude indépendant de la conscience et de l'évidence, l' instinct intel
lectuel, dont la fonction propre est de garantir la légitimité du
critère de l'évidence (76).
Toutefois, cette affirmation dogmatique n'est pas admise par
le sceptique. Faire de l'instinct un critère de certitude, dit-il, c'est
se retrancher derrière la nécessité subjective de l'affirmation, et
non justifier celle-ci. Pour convaincre le sceptique, Balmès argumente
id hominem. Vous acceptez le témoignage de la conscience, ob-
jecte-t-il, « vous cédez au fait ; vous cédez à la nécessité qui vous
force à croire que vous pensez, que vous sentez, qu'il vous semble.
Or, dans le rapport de l'objet avec l'idée, n'y a-t-il point pareille
ment nécessité ? C'est la nécessité qui vous force à croire que l'ob
jet qui vous paraît de telle ou telle manière est en réalité de cette
manière. Dans les deux cas, nécessité absolue. Est-il sage, est-il
philosophique d'établir une différence si grande entre des choses
qui n'en ont aucune » "0) ? Le critère de l'instinct est donc de même
sature que celui de la conscience. D'ailleurs, la ruine de l'objec-
ririté entraîne la ruine de la conscience. Qu'est-ce, en effet, que
i conscience, sinon une certaine correspondance des faits présents
et actuels avec d'autres passés et disparus, dans l'identité d'un
"»i ? Si la certitude exige la présence immédiate de son objet dans
l'esprit, en dehors de laquelle il n'y aurait place que pour le doute
ou la négation, quelle peut être la valeur du souvenir, source et
fondement de toute la vie de conscience ? ,*1). A moins de renier
le témoignage de la conscience, le sceptique doit donc accepter
1 objectivité des idées.
Garantir cette objectivité : tel est, nous l'avons vu, le rôle de
linstinct intellectuel dans l'acquisition de la certitude philosophique.
Mais Balmès attribue à l'instinct encore une autre fonction, dont
nous devons examiner soigneusement la valeur critique. L'instinct

(") Dan» «on cour» élémentaire, Balmès fait garantir par l'instinct c notre
aptitude au vrai », t nostrarum facultatum veracitas » (Idéol. éd. 1859, p. 122).
|", Philosophie fondamentale. Livre premier, n° 251.
(") Cfr J. ZaraguëTa, La philosophie de Jaime Balmès, dans Revue nêosco-
aoone de Philosophie, t. 17 (1910). p. 566.
22 l'épistémologie THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

intellectuel, ou mieux, le sens commun (32l, est également, d'aprè


Balmès, l'« inclination spontanée qui, dans la pratique de la vie
détermine la certitude indépendamment du témoignage de la con
science ou de l'évidence » ("). Entendu en ce sens, l'instinct s'éteru
à des croyances qui ne sont pas absolument indémontrables, mai
dont la nécessité pour la vie sensitive, intellectuelle ou morale, exigi
l'affirmation spontanée, irrésistible, universelle.
La double signification que peut revêtir l'instinct, jointe à lt
confusion que Balmès semble entretenir à dessein entre l'instinc
intellectuel et le sens commun, rend fort ardue l'interprétation exact'
de cette partie de la critique balmésienne. Pour la mener à bien
réservons le nom d'instinct intellectuel à l'inclination qui nous fai
objectiver nos idées. Quel rôle revient alors au sens commun
Nous pensons que le sens commun (en tant qu'il diffère di
l'instinct intellectuel) doit justifier sans démonstration des vérité
qui, en fait, peuvent être démontrées. Autrement dit, les vérités d'
sens commun sont du type des certitudes spontanées Voilà ui
premier point que nous voudrions établir.
Prenons, par exemple, la principale vérité de sens commun
celle qui affirme « l'objectivité des sensations, c'est-à-dire l'exis
tence des corps » (M).
Et tout d'abord : on peut prouver l'existence des choses exté
rieures.
Il arrive à Balmès de le nier : « Nous n'objectivons les sensation
qu'en vertu d'un instinct irrésistible... Tout homme, le genre hu
main tout entier, conclut du subjectif à l'objectif, de l'interne
l'externe, du phénomène à la réalité. Nous franchissons un abîm
à notre insu. Lorsque les plus éminents philosophes ont épuisé leu
génie à la recherche du gué qui réunit les deux rives, lorsque le
plus vigoureux esprits, à bout d'efforts, ont dit résolument : Il n'exist
pas, serait-il donné au commun des hommes de le découvrir a)
début de la vie ? Non, le raisonnement n'a rien à voir ici. Donc
il existe un instinct en vertu duquel nous croyons, d'une certitud
invincible, à la réalité de certaines propositions inaccessib/es à /
philosophie » "M.

("1 Philosophie fondamentale, Livre premier, n° 339.


(") Ibid., n° 155. (•4) Ibid.. n° 322.
(») Ibid., n» 158.
JACQUES BALMÈS 23

Et ailleurs : « Tout ce que nous voyons, dit un rêveur, n'est


rien ; le monde externe n'existe pas ; notre corps même n'est qu'une
illusion. Un autre nie l'existence de Paris ou de Rome ; que ré
pondre à ces étrangetés ? Rien. Un instinct naturel les repousse.
L esprit sent qu'il y a folie ; il n'a pas besoin de se le prouver » ,*6).
Nous citons ces deux textes de Balmès pour ne pas avoir l'air
d'enfoncer une porte ouverte. S'ils étaient les seuls qui pussent
nous renseigner sur sa pensée, nous devrions conclure que le sens
commun remplit par rapport aux sensations le rôle que l'instinct
intellectuel joue à l'égard des idées. Mais il n'en est pas ainsi. Bal
mès a traité ex professo du problème de l'objectivité dea sensations
et le son que rendent les pages qu'il y consacre est tout différent.
Dans le livre Des Sensations, il rencontre d'abord l'opinion de
ceux qui. arguant de la difficulté que l'on éprouve à distinguer
avec certitude la veille du sommeil, nient la démonstrabilité de
'existence des corps "7). Puis il pose nettement le problème —
* De l'existence de ce monde interne que les sensations font vivre
en nous, est-il permis d'inférer l'existence du monde extérieur ? »
— et il en souligne le caractère philosophique : « Question pure
ment théorique, on le comprend ; ici, nous en appelons à la raison,
non à la nature, dont la voix irrésistible nous subjugue et s impose

(") Ibid., n° 326.


"7) PhiloBophie fondamentale, Livre U, n°» 20-23.
1"' Ibid., n° 24. La suite du texte est comme un écho des pages du livre
De la certitude, dans lesquelles Balmès pose le probleme critique et en assigne
les limites: « Quel que soit le résultat de nos recherches philosophiques sur les
r*pports du monde idéal avec le monde réel, nous obéirons a cette voix im
périeuse. Le nombre est bien petit de ceux qui s'avisent d'un pareil examen ;
combien n'y songeront jamais! et cependant, l'humanité tout entière admet sans
bésitation l'existence d'un monde réel, distinct de nous, en communication con
tinuelle avec nous. La nature a le pas sur la philosophie ! 11 n'entre point dans
ma pensée d'infirmer la légitimité de l'induction par laquelle on conclut de l'idéal
co réel, de l'existence du monde intérieur à celle du monde extérieur. Je veux
seulement signaler les limites au delà desquelles la philosophie ne peut, sans
(égarer, poursuivre ses recherches. Toute science en contradiction avec un fait
nécessaire et palpable ne saurait être qu'une erreur ; une philosophie contre la
quelle l'humanité tout entière proteste, y compris le philosophe qui la défend,
ae mérite pas ce nom. Les sophisme» qu'elle entasse seront spécieux, peut-être;
tain bruit de paroles auquel la nature, à défaut de la raison, se chargera d'im-
24 l'épistémologie thomiste AU XIXr SIÈCLE

Balmès résout le problème en montrant que l'existence d*ui


monde extérieur est la seule hypothèse qui rende compte de ls
différence que nous constatons entre les phénomènes internes qu
dépendent de notre volonté — les images — et ceux qui n'en dé
pendent pas — les sensations. Et il conclut : « L' instinct qu
nous pousse à rapporter ces sensations à des objets externes es
confirmé par la raison... L'existence des corps est démontrée et
quelque sorte » par l'étude philosophique ,*9).
Cette conclusion exprime clairement, nous semble-t-il, la diffé
rence qu il faut établir entre l'instinct intellectuel et le sens com
mun, entendus au sens restreint que nous avons défini. Dans 1;
démonstration de l'existence des corps, le sens commun n'a jou(
aucun rôle ; il est rappelé dans la conclusion comme fondemen
de l'adhésion spontanée que nous accordons au témoignage de
sens. Isolé de la « raison qui le confirme », il n'est donc pas critèn
de certitude réfléchie, il n'est que ce penchant irrésistible qui forci
à l'assentiment, avant toute réflexion critique. Une telle tendanc'
est nécessaire, dans la pratique de la vie, car « le commun de
hommes n'a ni le temps, ni l'intelligence nécessaires pour décider ei
faveur ou contre le système de Berkeley » "0). L'instincr intellectuel
au contraire, est un critère de certitude philosophique ; il a uni
fonction propre, celle d'objectiver les idées. Il intervient, dès IoTj
dans l'acquisition de toute vérité intégrale, conjointement avec le
deux autres critères. Il intervient, entre autres, dans la « démons
tration des rapports de l'apparence avec la réalité » ("). Cette dé
monstration est, en effet, impossible, si l'on n'y emploie pas le
idées de cause et d'effet, et si l'on n'est pas assuré de la vérit
de certains principes généraux, comme, par exemple, du princip
de causalité : Rien ne se produit soi-même.
Si l'instinct intellectuel et le sens commun sont profondémer
différents au point de vue de leur valeur critique, ils ont ceper

poser silence, jusqu'à ce qu'enfin les lumières d'une autre vie viennent éclaire
le mystcre ; la raison ne voit point comment les anneaux de la chaîne se ra
tachent l'un à l'autre ; la nature sent leur liaison intime, indissoluble ; elle éproin
leur force et s'y confie ».
(") Ibid., n° 31.
(,•) Philosophie fondamentale, Livre premier, n° 322.
(") Ibid., n° 249.
JACQUES BALMÈS 25

dant le rôle commun d'assigner des limites à la curiosité « philo


sophique », au sens péjoratif où Balmès emploie le mot. Comme
la « nature », en effet, l'instinct intellectuel résiste à toute « ratio
nalisation ». Etant un critère de certitude, il constitue, dans son
ordre, un fondement, une raison dernière. « Colonnes d'Hercule
de l'intelligence humaine, la philosophie ne va pas plus loin » "2).
On comprend dès lors comment Balmès a pu démontrer une
vérité qu'il prétendait indémontrable. Démontrer l'objectivité des
sensations en s' aidant de l'instinct intellectuel, ou prétendre que
ce problème échappe à la philosophie, car il relève du sens com
mun — n est-ce pas à peu près la même chose ?
Nous espérons avoir montré que les vérités de sens commun
ne sont rien d'autre que des certitudes spontanées. Les multiples
exemples de pareilles vérités, énumérés par Balmès, confirment
notre interprétation. Le sens commun justifie, en effet, la croyance
au témoignage d'autrui, les vérités qui se présentent à l'improviste
et qui demandent un jugement rapide ou une action immédiate,
les raisonnements par analogie "3).
Mais alors la question se pose : Balmès incorpore-t-il tout à
coup, et en bloc, la certitude spontanée à la philosophie, alors
,ju'3 les a si radicalement distinguées, dès la position du problème ?
En d'autres mots : supprime-t-il d'un trait de plume la question
critique ?
Balmès a conscience d'introduire, avec le sens commun, un
critère qui ne possède pas toutes les garanties qu'on serait en droit
d'en attendre, en critique. Sans doute, le sens commun est une in
clination naturelle, mais, remarque Balmès, « dans l'homme, ce qui
est naturel n'est pas toujours fixe » (M), car l'homme est un être
libre et faible. Aussi ses inclinations naturelles l'égarent très sou
vent et l'entraînent à l'erreur. Le sens commun n'aura donc droit
de cité en philosophie que s'il présente certains caractères qui le
rendront « absolument infaillible ». Il devra avoir pour objet une
vérité qui satisfasse à quelque grande loi de la vie sensitive, intel
lectuelle ou morale ; de plus, et cette condition est essentielle, il
faut que toute vérité de sens commun supporte l'examen de la

(") Ibid.. n« 244. (") ibid.. n°« 323-325.


(-) Ibid., n» 327.
26 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

raison et que l'esprit, même aidé de la réflexion, ne puisse lu


refuser son assentiment ; enfin, cette vérité devra être tenue pou
certaine par le genre humain tout entier "5). Mais si, pour être va
lable, le sens commun doit se soumettre à tant de conditions, don
la principale — l'examen par la raison — lui est hétérogène, il n<
constitue pas un critère de certitude qu'on puisse coordonner au3
trois critères fondamentaux ou assimiler à l'un d'entre eux, l'instinc
intellectuel. Il apparaît, au contraire, comme une règle de conduite
une norme qui justifie les certitudes pratiques à la façon dont elle*
doivent l'être : en ces matières, personne n'exige une certitude
absolue.
Notre interprétation du troisième critère de certitude nous amène
donc à la conclusion suivante. En tant qu'il objective les idées —
et, par voie de conséquence, les vérités idéales — le troisième
critère a vraiment une fonction propre ; nous le désignons alors
par le terme d'instinct intellectuel. Ainsi entendu, sa valeur critique
est aussi indubitable que celle de la conscience : ces critères dé
coulent, tous deux, d'une nécessité psychologique. De plus, — el
c'est le sens de la preuve ad hominem de Balmès — ils sont liés
supprimer l'instinct, c'est détruire la conscience. Mais Balmès attri
bue au troisième critère, auquel nous réservons alors le nom de
sens commun, une seconde fonction, toute différente de la première,
à savoir : la justification de certaines certitudes spontanées. Pouj
devenir « infaillible », le sens commun doit passer sous les fourchea
caudines de la philosophie ; celle-ci exige certaines conditions qui
font de cette tendance naturelle un critère de certitude pratique.
Il semble donc que, pour Balmès, la valeur critique du sens com
mun soit suspendue à sa vérification par la philosophie.

Avec les critères de certitude, nous sommes arrivés au terme du


livre de la Philosophie fondamentale consacré au problème critique.
Il nous reste, pour achever l'étude de la position balmésienne, à
en relever l'aspect profondément synthétique. Nous avons déjà fait
remarquer l'intime connexion des trois critères irréductibles de la
conscience, de l'évidence et de l'instinct intellectuel. Cette con-

(") Ibid., n" 329. Balmès insiste sur le fait que cette dernière condition est
une conséquence de la précédente ; l'erreur de Lamennais, dit-il, est d'en avoir
fait le critère unique de certitude.
JACQUES BALMES 27

nexion apparaît encore davantage lorsqu'on examine de plus près


comment l'ordre idéal se soude à l'ordre réel, dans l'unité de la
conscience. C'est principalement au livre Des Idées que nous de
manderons ces éclaircissements ; ils nous aideront d'ailleurs à com
prendre certaines thèses de Balmès, relatives à l'ontologie de la
connaissance, impliquées dans sa théorie de la certitude.
Pour Balmès, toute connaissance se fait par représentation.
Voilà une affirmation capitale et qu'il s'agit de bien entendre. La
vertu représentative, explique Balmès, peut émaner de trois sources :
identité, causalité et idéalité. Le premier cas se réalise quand une
chose se représente elle-même, c'est-à-dire quand elle constitue,
dans sa réalité concrète, le terme même de l'acte perceptif ; si
une cause représente ses effets, on a une représentation de cau
salité : enfin, il y a représentation d'idéalité, lorsqu'un être en
représente un autre dont il n'est pas cause : la plupart de nos idées
appartiennent à ce troisième ordre de représentations.
Remarquons tout de suite que '« représentation » n'est pas syno
nyme de « idée » ni de « image ». Considérée dans son rapport
au sujet, la représentation n'est rien d'autre que l'acte perceptif
hii-même ; considérée dans sa relation à l'objet, la représentation
est l'idée ou l'image, ou encore l'objet lui-même.
Quelles sortes de représentations possédons-nous ?
Locke et Condillac répondent : une seule, à savoir : des repré
sentations sensorielles. D'après eux, nos connaissances se réduisent
à des intuitions sensibles et à des arrangements de sensations ;
3 y a identité absolue entre les éléments dont l'intelligence hu
maine et la brute disposent. Leibniz et Kant, renouant la tradition
spiritualiste des scolastiques, de Descartes et de Malebranche, re
connaissent, à côté de l'image sensible, l'idée ou la représentation
intellectuelle. Tous ceux qui admettent une distinction entre intel-
1.iger et sentir ne se font cependant pas une notion exacte de l'idée.
Ainsi, saint Thomas, par exemple, explique l'acte intellectuel en
des termes qui conviennent aux seules représentations sensibles.
L'idée, dit-il, est une ressemblance de l'objet connu. Or cela n'est
pas toujours vrai. L'être, la substance, la relation ne sont pas sus
ceptibles d'être représentés par des idées-images. Ne faudrait-il pas
dire plutôt que, par définition, l'idée est simplement ce qui rend
la chose présente à l'intelligence et engendre la connaissance ? On
28 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX' SIÈCLE

éviterait ainsi de comparer l'idée à un tableau de l'objet et la


perception à la contemplation de ce tableau — comparaison qui
n a aucun sens, puisque perception et idée ne sont que deux as
pects d'une unique représentation (96). D'où il ne faut pas conclure,
avec Kant, que les idées sont des formes vides, « insignifiantes par
elles-mêmes, qui n'apprennent rien à l'esprit, qui ne nous disent rien
de la réalité des choses » l97). Car, dans cette hypothèse, « tout est
sensation dans notre entendement ; sensations distribuées dans les
concepts comme en des casiers où elles se classent et se conser
vent » (95). C'est pourquoi l'on peut dire que, malgré ses longues
dissertations sur l'entendement pur, Kant ne dépasse pas vraiment
Condillac.
Contre le sensualisme, il faut affirmer l'existence d'intuitions
intellectuelles pures ou d'idées intuitives purement intellectuelles.
La réflexion, la comparaison, l'abstraction, les actes de volonté sont
conscients de façon immédiate et ne relèvent nullement de la sen
sibilité "". Si l'objet n'est pas intelligible en acte, il ne peut s'unir
sans intermédiaire à la faculté perceptive ; il faut alors qu une re
présentation idéale, une idée intuitive géométrique, tienne la place
de l'objet et actue la faculté (1001. Cependant la perception d'un
tel objet est encore une intuition, car ce n'est pas l'idée qui est
connue, mais l'objet : « nous comprenons la chose, non l'idée de
la chose » ,101).
Une théorie spiritualiste de la connaissance humaine reconnaît
aussi la valeur des idées non intuitives ou des concepts. Ceux-ci
sont l'âme de la connaissance discursive, connaissance par laquelle
nous pouvons atteindre des objets qui se trouvent hors des prises

i**) Cour» de philosophie, Idéol., chap. III.


(") Philosophie fondamentale, Livre IV, n° 65.
(") Ibid., n° 80.
(**) Ibid., n° 83. A côté des intuitions immédiates. Balmès admet de» in
tuitions médiates. Par exemple: quand nous parlons avec autrui, nous voyons
sa conscience dans la nôtre, comme une image dans un miroir (ibid., n° 85).
(1") Ibid., n» 77.
C") Ibid., n° 26. Dans le livre premier de sa Philosophie, Balmès reconnaît
également que «toute idée implique un rapport d'objectivité» (n° 115). Autre
ment, dit-il, l'idée ne représenterait point l'objet, elle se représenterait elle-même.
Mais il ne songe pas a utiliser cet argument pour prouver l'objectivité des idées.
JACQUES BALMÈS 29

de notre intuition. Pour raisonner, nous formons un concept, en


composant entre elles diverses idées intuitives partielles ou en
abstrayant une idée d'un ensemble de notes intelligibles. Alors que
1 intelligence est plutôt passive dans l'intuition, elle reconstruit,
assemble, sépare des idées dans le discours l102).
Après avoir indiqué quelles sont, d'après Balmès, les diverses
sortes de représentations dont se compose la connaissance (los), nous
devons examiner quels rapports unissent entre elles ces représen
tations. '
Et d'abord, comment l'intelligence peut-elle avoir l'intuition
d'une chose matérielle ? Comment nous est-il possible d'avoir des
idées intuitives géométriques ? Par définition même, l'idée géomé
trique embrasse le monde sensible, en tant qu'il est perçu dans la
représentation de l'étendue (104) ; bien que très différente de la repré
sentation sensible, elle a donc des rapports nécessaires avec l'in
tuition sensible, elle la présuppose toujours sous peine de n'être
plus <ju*un mot stérile et vide. La question se pose donc inévitable
ment : comment est-il possible « que l'entendement perçoive ce
qui se trouve placé hors de lui ; car l'intuition sensible, fonction
d'une faculté distincte, est dans ce cas » "05) ?
Ou bien, répond Balmès, on considère l'ordre sensible non
seulement comme distinct, mais comme séparé de l'ordre intellec
tuel et comme en lutte avec lui. On aboutit tout naturellement
alors au système des idées innées, comme l'a professé Malebranche.
Ou bien l'on admet « une conscience commune de toutes les fa
cultés, soit que l'on considère ces facultés comme réellement dis
tinctes les unes des autres, ou qu'on doive les regarder comme

l"*) Ibid.. n° 78. Cfr aussi le cours de philosophie, Idêol., chap. IV.
("*) Voici la classification des idées dans la théorie de Balmès:
Idée particulière ou intuitive
a) intellectuelle pure (p. ex. un acte de ma volonté)
b) géométrique (p. ex. la perception intellectuelle de tel triangle)
Idée générale ou concept
a) déterminée, c'est-à-dire représentant une essence possible
1) intellectuelle pure (p. ex. la volonté en général)
2) géométrique (p. ex. le triangle en général)
b) indéterminée (p. ex. l'être, la substance).
(1**) Ibid., n° 30. ("*) Ibid., n° 44.
30 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

une même faculté exerçant son activité de diverses manières el


sur des objets divers » (106). Balmès se rallie sans hésiter à cette
seconde hypothèse. La communication des deux ordres, intelligible
et sensible, existe, dit-il ; elle est « un fait d'expérience » (107). « C'est
un fait attesté par la conscience, que l'être qui pense, l'être <jui
sent ou qui veut, l'être qui agit ou qui souffre, est un être identique
et un » l10*1. Dans la perception des choses matérielles, l'objet im
médiat de l'intuition intellectuelle est donc l'intuition sensible elle-
même. L'union de deux choses si différentes est-elle difficile à
expliquer ? Peu importe ! Il faut s'incliner devant le fait : « cette
union existe dans l'unité de la conscience » ,1°*).
L'intuition intellectuelle se soude donc, dans la conscience, à
l'intuition sensible. Celle-ci a-t-elle aussi des rapports avec le monde
idéal proprement dit, c'est-à-dire avec les notions universelles ?
Que valent nos concepts, abstraction faite de l'intuition ?
La réponse de Balmès est nette : « Il est certain que les idées
générales, par elles-mêmes et prises isolément, n'amènent point de
résultat positif, qu'elles ne définissent point l'être existant, l'objet
réel m ,1")). Il en résulte que la proposition idéale, expression d'un

("*) Ibid.. n° 44. ("") Ibid., n" 61.


(1") Ibid.. n° 125.
("") Ibid., n" 127. Le» scolastiques prétendent que toutes no» connaissances
viennent des sens. Mais, d'autre part, ils reconnaissent que l'intelligence est d'une
autre nature que la sensation. Ainsi, ils sont forcés de trouver un pont qui relie
l'ordre sensitif à l'ordre intellectuel. Ce pont, c'est l'c entendement agissant ».
Balmès accepterait volontiers cette « invention ingénieuse » de l'intellect agent,
dit-il, si on «e contentait de lui faire jouer son rôle de médiateur. Mais, d'après
les scolastiques, il engendre de lui-même de nouvelles représentations, distinctes
de l'acte intellectuel, et cela ne peut s'admettre. « Comprendre, c'est être actif :
l'entendement est tout entier activité. Dans l'acte de la compréhension, l'âme
n'est passible qu'en tant qu'elle fournit les matériaux. Les concepts élaborés en
présence de ces matériaux ne semblent être autre chose que cette même activité
en action, activité subordonnée, d'une part, aux conditions qui ressortent (sic)
'de la chose comprise; de l'autre, aux conditions générales de l'intelligence >
(ibid., n" 126).
Dans l'Ideologia (chap. V), Balmès écrit: « Spiritum... facimus... vim quam-
dam emeientem, quae opportunis conditionibus datis, sua phenomena producit,
ad instar terrae, quae, imbribus et sole foecundata, vigescit, ac plantas, et fruc-
tus reddit ».
("*) Ibid., n° 90.
JACQUES BALMÈS 31

rapport d'idées générales, n'a, relativement aux faits, qu'une va


leur hypothétique. Elle implique la condition tacite qu'il existe un
être qui réalise la notion exprimée par le sujet de la proposition (m).
Mai» — et ceci est capital — « nul être pensant n'est réduit à la
connaissance de vérités idéales et pures » ,112), car, s'il pense, il a
conscience de lui-même ; l'idéalité et la réalité se trouvent néces
sairement réunies, grâce au fait primordial, à l'expérience néces
saire de la conscience. Combinés à l'intuition, les principes géné
raux prennent une fécondité merveilleuse : ils manifestent le lien
nécessaire qui unit l'attribut au sujet. De plus, ils nous révèlent
l'existence d'êtres dont nous n'avons pas l'intuition, ils nous font
connaître ce que nous ne pouvons voir, et permettent ainsi le pro
grès de la science 1U3).
Si la valeur réelle des vérités idéales dépend de l'intuition, la
nécessité et l'universalité de ces vérités n'en dépendent aucunement,
puisqu'elles nous rendent capables de la dépasser ,1U) A quoi tien
nent, dans ce cas, la nécessité et l'universalité d'un principe ?
Elles ne sont pas fondées sur l'infuifion, nous l'avons vu : si
le» principes relevaient de l'expérience, « ils cesseraient d'être gé
néraux ; on ne pourrait les formuler d'une manière absolue, même
à propos de l'individuel » (115). Elles ne reposent pas sur l'existence
des corps, car une proposition idéale resterait vraie, même dans
l'hypothèse absurde du néant absolu (11". Elles ne tiennent pas
davantage à norre manière de comprendre (U7), car nous les conce
vons comme indépendantes de nous. « Ce qui est nécessaire à
une intelligence isolée est nécessaire à l'universalité des intelli
gences » (l,*). U faut donc conclure que les vérités nécessaires pré
existent à la raison humaine. Cette préexistence n'est rien d'autre
que Dieu, origine de toute réalité, fondement de toute nécessité,
lumière de toutes les intelligences finies lU9).
Ajoutons que, pour Balmès, la nécessité et l'universalité des
vérités idéales, non seulement « s'expliquent » par l'existence de
Dieu, mais I'« établissent ».

"") Ibid.. n° 91. ("*) Ibid., n° 93.


("*) Ibid., n° 104. ("4) Ibid., n° 98.
("») Ibid., n» 147. ("*) Ibid., n° 166.
("1) Ibid.. n» 164. (1") Ibid., n° 160.
("*1 Ibid.. n" 161.
32 l'épistémologie thomiste au xix° siècle

Dieu et la conscience humaine : voilà les deux pôles autoui


desquels gravite la pensée de Balmès.
Dieu, source unique des êtres. Raison universelle où s'abreuve
toute intelligence, Idée unique, Science transcendentale dont lï
vision intuitive comblera nos aspirations à la connaissance intégrale
voilà le vrai principe d'unité de la philosophie de Balmès. Diet
est le Créateur de la « nature » et c'est lui qui nous a donné une
activité capable de produire des représentations en même temps
qu'il imprimait en nous un instinct intellectuel garant de leur ob
jectivité : aucune opposition n'est donc concevable entre la vraie
philosophie et le « bon sens ».
La conscience, le moi : telle est la raison prochaine de l'unité
que nous découvrons chez Balmès. Dans le moi se réalise l'union
du sensible et de l'intelligible, du réel et de l'idéal, de la raison
et de l'instinct.

« Je ne veux pas me mettre en lutte avec la nature ; si je ne


puis être philosophe sans cesser d'être homme, j'abandonne la phi
losophie et je me range du côté de l'humanité » ,1201 : c'est par
ces lignes que Balmès termine son étude de la certitude ; elles en
rappellent admirablement l'atmosphère générale.

ARTICLE II

Les initiateurs

Mathieu Liberatore

La philosophie de saint Thomas n'a jamais été totalement dé


laissée, mais il y eut des périodes où elle ne compta plus que des
défenseurs malhabiles et peu nombreux : ainsi en était-il, dans le
Nord de l'Italie, au début du XIXe siècle. L'enseignement des sciences
sacrées était alors aux mains des jésuites, ou des ex-jésuites, comme
on les appelait depuis la suppression de la Compagnie (1773). Ils

("»*) Philosophie fondameniale, Livre premier, n° 342.


MATHIEU LIBERATORE 33

professaient un thomisme retouché par Suarez : on comptait dans


.eurs rangs beaucoup d'exilés espagnols. C'est grâce à eux, semble-
t-il, que le germe du néothomisme fut jeté en terre italienne. L'his
toire tient ici du roman : elle mérite d'être contée (1).
En 1 798, un séminariste de Plaisance, Vincent Buzzetti, s'inscri
rait aux cours de théologie de l'ancien collège des jésuites, San
Pietro. Formé par les Pères Lazaristes, il ne connaissait jusqu'alors
que Locke et Condillac l2). Le professeur de logique de San Pietro,
le P. Balthasar Masdeu, imbu d'une tout autre doctrine, rejetait
avec force le sensualisme et dénonçait dans l'abandon de la sco-
lastique la source des maux dont l'Eglise souffrait à cette époque.
Auditeur de deux enseignements contradictoires, le jeune Buzzetti
conclut qu'une étude personnelle s'imposait et que, malgré les
apparences et en dépit des préjugés, saint Thomas pouvait avoir
raison sur bien des points ").
L'occasion allait lui être donnée de vérifier ce qu'il en était.
En 1806, Napoléon chasse les jésuites des territoires annexés à la
France et l'évêque de Plaisance confie l'enseignement des clercs
aux prêtres diocésains : Buzzetti est chargé du cours de philosophie
(1806-1808). puis de théologie dogmatique (1808-1824). Son ouvrage,
intitulé Institutiones sanae Philosophiae juxta Divi Thomae alque
Aristotelis inconcussa Dogmata ne laisse aucun doute sur les résul
tats de son enquête ; toutefois, demeuré à l'état de manuscrit,
2 n'eut guère de rayonnement ,4). Si Buzzetti est le premier ini-

'1: Pour l'histoire du néothomisme italien, nous utiliserons abondamment les


-,jdes remarquables de Mgr A. PELZER, Les initiateurs italiens du néo-thomisme
1Revue néoscolastique de Philosophie, t. 18 (1911), pp. 230-254) et de Mgr A. Mas-
,ovo. // neo-tomismo in ltalia, Milan, 1923. Nous emprunterons aussi quelques
.-enseignements a P. Dezza, Aile origini del neotomismo, Milan, 1940.
2 Condillac (ut précepteur de Don Ferdinand, à la Cour de Parme, de 1758
à 1767- Son long séjour dans les duchés du Nord explique sa profonde influence.
(*) Le P. Masdeu, comme les autres jésuites espagnols, devait être de ten
dance suarézienne ; s'il prêcha un retour a la scolastique, il ne favorisa cepen
dant pas un retour au thomisme. Pour expliquer l'orientation thomiste des re
cherches de Buzzetti, il faut faire appel à l'influence des dominicains Rosselli
et Goudin, dont les traités étaient fort répandus (c(r DEZZa, Aile origini, pp. 24-25).
'*1 De fait, le manuscrit (ut oublié jusqu'au jour où Mgr Masnovo le décou
vrit dans la bibliotheque du Collège théologique de Parme (1909) (cfr Masnovo.
/{ neo-tomismo, pp. 64-66).
34 L'ÉPISTÉMOLoGIE THOMISTE AU xDx° SIÈCLE

tiateur du thomisme italien, il le doit à son enseignement oral. Il


eut comme élèves Dominique, Séraphin et Joseph Sordi qui, tous
trois, entrèrent dans la Compagnie de Jésus, rétablie en 1814, et
y introduisirent la « nouvelle philosophie ». Joseph Sordi était plutôt
un homme d'action : il fit du ministère. Mais Dominique et Séraphin
possédaient un tempérament de spéculatif ; ils voulurent recon
quérir la Compagnie à la tradition thomiste. Quelques esprits étaient
favorables à cette restauration ; ainsi, le P. Louis Taparelli d'Azeglio,
qui avait rouvert le Collège Romain en 1824. Mais c'était le petit
nombre ; la plupart gardaient contre la scolastique des préjugés
tenaces ou ne la connaissaient qu'à travers les théories éclectiques
de leurs maîtres ".
Le P. Séraphin Sordi se mit en relation avec le P. Taparelli ;
en 1829, il lui adressa un manuscrit de soixante pages in-8°, con
tenant l'essentiel de la doctrine thomiste. Le recteur le remit con
fidentiellement à quelques étudiants qui s'étaient plaints de l'en
seignement hétéroclite du Collège, ajoutant qu'« il fallait prier Dieu
pour qu'il fournît aux supérieurs le moyen de renouer le fil de la
tradition scolastique à la satisfaction de tous et sans blesser per
sonne » ".
Le moyen espéré parut s'offrir quelques mois plus tard. En
automne 1829, le P. Taparelli fut nommé provincial à Naples : il
emmena avec lui les quelques élèves du Collège Romain déjà
initiés aux mystères thomistes "'. Deux ans plus tard, il obtint comme

(º) Le P. Curci, entré chez les jésuites en 1826, décrit ainsi la situation doc
trinale du Collège Romain : « Io deplorava la babilonia, che mi pareva divenuto
per tale rispetto il Collegio Romano; nel quale, in fatto di filosofia, ognuno
poteva insegnare quel che voleva, a patto solo di detestare e di schernire non
so che Peripato, di cui nessuno fino allora ci avea detto mai che roba fosse e
pretendesse » (Memorie del Padre Curci, Florence, 1891, p. 57; cité par A. PELzER,
Les initiateurs, p. 233).
(º) Cfr A. PELZER, art. cit., p. 234. L'action du P. Taparelli, à Rome, fut
extrêmement discrète. En tenant compte de cette remarque, on lira avec intérêt
cette appréciation du P. Sertillanges : « En Italie, le P. Taparelli d'Azeglio,
recteur de l'Université grégorienne, introduit le thomisme dans cette institution
et par là sans doute prépare de loin l'initiative de Léon XIII, qui, sous le nom
de Joachim Pecci, figure alors parmi ses disciples » (Le Christianisme et les Phi
losophies, t. II, Paris, Aubier, 1941, p. 553).
(') Parmi eux se trouvent le P. Curci et le P. Marchetti ; après 1847, le P. Cal
vetti et le P. Kleutgen formeront avec ces derniers un groupe d'amis inséparables.
MATHIEU L1BERATORE 35

professeur le P. Dominique Sordi. Un enseignement de philosophie


thomiste, encore impossible à Rome, devenait ainsi, à Naples,
chose aisée : le P. D. Sordi lui consacra ses cours et constitua
même une petite « franc-maçonnerie » qui tenait ses réunions dans
sa chambre, et où l'on discutait en secret les questions épineuses.
Mais, avec le temps, tout finit par se savoir, dans la Com
pagnie comme ailleurs ! En 1833, arrivait à Naples, comme visiteur
muni de pleins pouvoirs, le P. Joseph Ferrari ; il eut vite fait de
constater le « désordre » et d'y mettre fin. Le P. Taparelli fut
exilé à Palerme, où il fut chargé des cours de français et de mu
sique (*) ; le P. Dominique Sordi dut échanger le professorat contre
le ministère. Le coup était rude et il venait de haut. On imagine
sans peine l'impression qu'il produisit sur le petit clan de « francs-
maçons » : leur enthousiasme juvénile tomba, sans aucun doute,
mais, en outre, leurs convictions philosophiques durent être sé
rieusement ébranlées. Que dire alors de ceux qui n'avaient pas
joui de l'initiation ésotérique ?
Parmi les étudiants du Collège de Naples se trouvait un jeune
salernitain, entré dans la Compagnie en 1826 : le P. Mathieu Libe-
ratore. Au lendemain de l'intervention du P. Ferrari, il se vit chargé
des cours de philosophie, en remplacement, sans doute, du P. Sordi.
Cette nomination était significative ; on ne peut y voir un adou
cissement de mesures jugées trop sévères en haut lieu, puisque
le Père visiteur demeurait à Naples en qualité de provincial. Le
P. Liberatore ne faisait donc pas partie du petit groupe acquis aux
idées du P. Sordi ; il devait être — ou, tout au moins, avoir la
réputation d'être — inoffensif, au point de vue du thomisme. De
plus, il avait vraisemblablement été averti par le P. Ferrari de
n'avoir pas à recommencer un enseignement et une propagande si
durement condamnés.
Tout porte donc à croire qu'en 1834 le P. Liberatore ne par
tage nullement les doctrines de saint Thomas ; il est certain, en
tout cas, qu'il ne les enseigne pas. Il adopte le procédé éclectique
alors en vogue et s'adonne à l'étude et à la critique des systèmes
modernes et contemporains.

(*) Il pat cependant. a partit de l'année suivante, t'occuper de questions


juridiques et sociales.
36 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU xIx° SIÈCLE

Son attitude ne change guère avant 1850. Les premières édi


tions des Institutiones logicae et metaphysicae en sont la preuve.
Il s'y montre toujours partisan de l'éclectisme " ' que professent
(10)
en France Victor Cousin, en Italie, le P. Dmowski et même
le P. Taparelli "". Il refuse de s'inféoder à un système déterminé.
La scolastique impose un vrai servage : n'est-elle pas aveuglé
ment soumise à la théologie et ne s'incline-t-elle pas devant l'auto
rité d'Aristote ? "º A travers Cousin, il prend cependant contact
avec le moyen âge ; parfois, il se rallie à saint Thomas pour l'une
ou l'autre question particulière ". ll lit les modernes et les cri
tique presque toujours ; sa pensée hésitante ne parvient pas à se
fixer ; il cite diverses opinions et conclut bien souvent : « At haec
sententia non caret incommodis ».
Fin 1850, il n'a encore rien trouvé qui le satisfasse. Et voilà
qu'en peu de temps son attitude subit un bouleversement complet.
En l85l, il écrit dans ses Elementi di filosofia : « Je pense que le
temps n'est pas éloigné, où la philosophie décidera de retourner
à la foi, non comme esclave, mais en s'y soumettant volontaire
ment. La raison en est que, parmi toutes les positions possibles,
c'est la seule qui puisse encore s'imposer » ". En 1855, la con
version est complète, et l'auteur des Institutiones l'avoue publique

º) Ed. de Naples, 1842, pp. 19-20: « quae cum ita sint, caute nimis... methodo
non nomine tantum sed re etiam eclectica procedendum » (Cité par A. PELZER,
Les initiateurs, p. 240).
Ed. de Turin, 1845, pp. 15-16: « Quae cum ita sint, caute nimis in re adeo
gravi, qualis est philosophia, prudenterque agendum est, et mens ab erroribus
arcenda, verisque naturae imbuenda praeceptis ; atque methodo non nomine tan
tum, sed re etiam eclectica, e dissidentium philosophorum placitis, quid veritati
congruat videndum ».
(") DMOwsKI, lnstitutiones philosophicae, Rome, 1840.
º) TAPARELLI, Saggio teoretico di Diritto naturale, Palerme, 1839.
º*) Cfr A. MASNovo, Il neo-tomismo, p. 43, note.
" Il n'accepte cependant pas certaines thèses spécifiquement thomistes : il
rejette, par exemple, la composition hylémorphique et, chez l'homme, l'union
substantielle de l'âme et du corps.
º « lo penso non essere oggimai lontana quelle stagione in cui la filosofia
si consigli di ritornare alla Fede, non quale schiava, ma come suddita volen
terosa. Imperocchè di tutti le posizioni possibili questa sola rimane ad avverarsi »
(Elementi, p. 23, éd. Modène, l85l) (Cité par A. MAsNovo, Il neo-tomismo,
pp. 46-47).
MATHIEU LIBERATORE 37

ment ; Liberatore est définitivement acquis aux idées de saint Tho


mas et se consacre à la restauration du thomisme (15).
Que s'est-il donc passé ?
Après la révolution de 1848, les jésuites italiens avaient com
pris l'urgente nécessité d'un organe qui diffuserait les idées poli
tiques, religieuses et sociales dans le pays. Fondée en 1849, la
Civiltà cattolica parut pour la première fois, à Naples, en avril
1850. En décembre de la même année, elle établit son siège à
Rome. Le P. Liberatore était un des fondateurs de la revue ; il
1 accompagna à Rome. Or, dans les bureaux de la Civiltà, les tho
mistes sont en nombre. Le P. Curci, un des « francs-maçons » du
Collège Romain, est directeur de la revue, le P. Calvetti, ami
intime du P. Curci, en est rédacteur, le P. Taparelli a été rappelé
de Sicile en vue de collaborer à cette oeuvre de première impor
tance pour l'avenir de l'Eglise et de l'Etat. Et bientôt se joint à
eux le P. Séraphin Sordi, chargé du gouvernement de la province
romaine. Entre tous ces esprits apostoliques animés d'un même
zèle et d'un même idéal, l'union la plus intime s'établit rapide
ment ll". Persuadés qu'ils devaient donner à leurs lecteurs des
directives en matière de philosophie, défendre les intérêts chrétiens
contre les Rosmini et les Gioberti, ces hommes, mûris par vingt
années de réflexion, durent discuter longuement la question d'un
o néothomisme ». On devine comment le témoignage d'un Sordi
et d'un Taparelli dut dissiper les préjugés anti-scolastiques de
Liberatore, comment leur profonde intelligence du thomisme vint
à bout de ses objections et de ses doutes, lui dévoilant tout à coup
la merveilleuse harmonie du système chrétien de saint Thomas.
Dès 1853, Liberatore s'avoue vaincu ; vaincu et transformé.
La Civiltà, dont l'unité de rédaction est maintenant parfaite, affirme
ouvertement que la philosophie catholique doit partir de saint Tho-

(") Institutiones philosophicae, Rome. 1855: « Scholastici enim, et»i philo-


*ophiam theologiae, ut par est, subjicerent, tamen magna libertate philosophai
sent » (p. II); et « Quare haec... editio nientem auctoris definite exprimit, et ad
ejus normam corrigenda vel explicanda velim quae in aliis reperiuntur > (pp. VII-
VDI) (Cité par A. MaSNOVO, // neo-tomismo, p. 49).
(1') « Sebbene a dit vero siamo direttori tutti quanti, facendosi le coae di
commune accordo e da buoni fratelli » (Lettre de Taparelli a l'éditeur Fîaccadori,
en date du 12 octobre 1853. — Gté par A. Masnovo, // neo-tomismo, p. 224).
38 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

mas d'Aquin ,17) ; Liberatore se met à l'étude du thomisme et cor


rige ses oeuvres (1*).
Dans une longue série d'articles publiés dans la Civiltà, il dé-

(") De/ progresso filosofico possibile ne/ tempo presente, Série II. vol. 3
(1853). pp. 265-287.
(") A notre avis, la cause prochaine du thomisme de Liberatore est l'influence
du comité de la Cioiltà; la cause éloignée en est la nécessité d'une philosophie
systématique d'inspiration chrétienne.
Mgr Pelzer et Mgr Masnovo semblent n'attacher aucune importance à la pré
sence à Rome de Liberatore. Résumant l'évolution de Liberatore, Mgr Pelzer
conclut: « A ce changement définitif auront concouru le souvenir des gloire»
nationales, la faveur grandissante de Dante, les aspirations toujours plus fortes
vers une philosophie à la (ois nationale et traditionnelle, l'influence de l'éclec
tisme français, des souvenirs de la formation philosophique et théologique de
l'auteur, mais surtout l'examen critique des systèmes modernes de philosophie,
notamment au chapitre de la connaissance > (Les initiateurs, p. 240).
Tous ces facteurs n'expliquent pas un changement brusque d'attitude, après
vingt ans de réflexion philosophique, nous semble-t-il.
Nous voudrions citer, à l'appui de notre interprétation, la préface a l'édition
de 1881 des Institutiones. Le P. Liberatore y affirme, sans doute, qu'il n'y eut
pas d'évolution dans sa pensée, mais seulement une hardiesse croissante dans
l'expression de cette pensée. Cette affirmation ne fait pas difficulté : on comprend
qu'au lendemain de l'encyclique Aeterni Patris, un auteur qui a trente années
de thomisme derrière lui, n'assombrisse pas volontairement son juste mérite.
Mais il est étrange de constater que Liberatore tienne à reconnaître l'importance
capitale de l'année 1853. Voici d'ailleurs les passages principaux de la préface:
« Cum primum meas Philosophicas Institutiones in lucem prodidi, ab hinc annos
jam quadraginta, nemo profecto suspicaturus fuisset hanc rerum conversionem,
cui, Deo favente, vivi adsumus. Ea enim tempestate, philosophia S. Thomae
Aquinatis sic humi iacebat, ut non pauci, e bonis etiam, me insanum dicerent,
quod eam in pristinum honorem restitui posse arbitrarer... In arenam descendens.
ea temporum improbitate, quam superius memoravi, mihi cautionem constitui
progrediendi sensim ac pedetentim, ne aggressionis violentia adversarii nimium
commoverentur, qui multi erant et potentissimi (allusion aux événements de
1833)... Hinc Institutiones, quas vulgabam, sic doctrina S. Doctoris informavi, ut
paene capitalibus tantum principiis me concluderem ; ceteris, quae minus intere-
rant (la composition hylémorphique ?). aut omissis sut leviter delibatis; eaque
placitis praestantiorum inter recentes vel consentire vel saltem non multum ab eis
abhorrere conatus sum ostendere... Hoc temperamento consequutus sum ut lucu-
bratio mea non ingrata prorsus accideret, et doctrina S. Thomae, quam paullatim
in singulis renovandis editionibus expressius et largius propinabam, satis benigne
exciperetur.
« Verum conatus adeo tenues et lenti exiguum valde fructum parituri fuissent.
MATHIEU LIBERATORE 39

fend l'idéologie thomiste contre l'idéalisme italien. En 1857, il les


réunit en un volume intitulé Traité de la connaissance intellec
tuelle ". Puis il aborde la psychologie et édite, en 1875, son traité
De l'homme.
A ce moment, l'œuvre de reconquête thomiste est presque
terminée : la métaphysique générale et spéciale, ainsi que l'éthique,
sont reprises à saint Thomas. Une tâche reste à réaliser, celle d'har
(20)
moniser la philosophie avec les sciences º. Mais Liberatore n'ose
entreprendre cet essai d'unification du savoir humain, car ses forces
déclinent : en philosophie, il n'est plus à même de défricher des
domaines nouveaux ; il ne prendra la plume que pour défendre
une dernière fois l'idéologie thomiste contre ceux qui déforment
la pensée de saint Thomas : son ouvrage Des universaux est une
réponse à Mgr Ferré (21) et n'apporte aucun nouvel élément de
solution.
Etant donné le rôle de Liberatore dans la renaissance thomiste,
l'influence considérable de ses œuvres, et surtout la conversion de

nisi duo magna adiumenta accessissent. Primum fuit Opus periodicum, cui
nomen Civilitas Catholica, quae anno 1853 palam professa est instaurandam esse
philosophiam S. Thomae Aquinatis, veluti unicum scientiarum malis remedium.
Hanc egregiam opportunitatem nactus, statim in eo Opere explicandam ac tuen
dam sumpsi doctrinam ideologicam et anthropologicam S. Doctoris... »
Si notre interprétation est exacte, le P. Séraphin Sordi, en agissant sur Libe
ratore, a bien mérité du néothomisme. D'après Mgr Masnovo, il a influencé égale
ment son confrère, le P. Joseph Pecci. Ce dernier quitta la Compagnie et, vers
1850, enseigna la philosophie au Séminaire de Pérouse. A cette même époque,
son frère, Joachim Pecci, était archevêque de Pérouse, avant de devenir le Pape
Léon XIII (cfr A. MAsNovo, Il neo-tomismo, p. 130).
º Della conoscenza intellettuale, 2 t., Rome, 1857-1858. Le second tome fut
traduit en français sous les titres Théorie de la connaissance intellectuelle d'après
Saint Thomas, Paris, Lethielleux, — Leipzig, Kittler, — Tournai, Casterman, 1863,
et Traité de la connaissance intellectuelle d'après Saint Thomas, traduit de
l'italien par l'abbé F. DESHAYEs, Paris, Berche et Tralin, 1885. Il existe égale
ment une traduction allemande : Die Erkenntnislehre des hl. Thomas von Aquin,
aus dem italienischen von E. FRANZ, Mayence, 1861.
º « Rimessa oggimai in onore la vera metafisica, è mestieri porre in armonia
con esse la scienza fisica » (Civiltà cattolica, série IX, vol. VIIl (1875), p. 318).
*) Mgr Ferré, évêque de Montferrat, a publié, de 1880 à 1886, onze volumes
sous le titre général Degli universali secondo la teoria rosminiana confrontata
con la dottrina di San Tommaso d'Aquino e con quella di parecchi tomisti e
filosofi moderni.
40 L'ÉPISliMOLOGlE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

l'auteur au thomisme, il nous a paru nécessaire d'étudier les Insti


tutiones d'avant 1850, de les comparer à celles de la seconde pé
riode ,22), et de chercher un complément d'information dans le
Traité de la connaissance intellectuelle. Nous espérons assister ainsi
à la genèse du traité d'épistémologie thomiste et percevoir sur le
vif 1 influence de la doctrine thomiste sur les solutions épistémo-
logiques.
***

Dans les Institutiones logicae et metaphysicae de 1845, Libera-


tore professe un éclectisme manifeste. I! multiplie les sources de
son information et les choisit de préférence parmi les auteurs mo
dernes et contemporains. L'influence de Victor Cousin et celle de
Leibniz sont les plus marquées. Les définitions et les classifications
demeurent cependant traditionnelles : elles sont reprises à Cicéron !
L'ouvrage de Liberatore comprend cinq traités distincts : lo
gique, métaphysique, cosmologie, anthropologie et théologie natu
relle. Dans lequel d'entre eux trouverons-nous ce qu'on désigne
aujourd'hui du nom d'épistémologie ? Sans contredit, en logique ;
une partie de la logique, en effet, appelée logique spéciale, pré
tend exposer la « théorie de la vérité ». Cependant, pour ne pas
limiter arbitrairement notre objectif, et aussi pour mieux com
prendre l'enseignement de Liberatore concernant la vérité, il nous
a paru utile de puiser dans les autres parties des Institutiones quel
ques renseignements sur la connaissance l23) . C'est à la première
partie de la logique, appelée logique générale, et à la psychologie,
que nous nous adresserons d'abord ; nous y étudierons les trois
étapes de la connaissance : l'appréhension, le jugement et le rai
sonnement.
L'acte par lequel l'esprit perçoit ou contemple un objet s'ap

(**) Nous étudierons les éditions de 1845 et de 1860. Celle de 1845 ne diffère
pas de l'édition de Naples de 1842. c Le edizioni di Torino 1845 e di Milano 1846
si accordano in tutto con la sopra citata edizione napoletana », affirme Mgr Mas-
novo, qui a eu l'avantage de pouvoir établir par lui-même une comparaison (Il
neo-tomi»mo, p. 44, note I).
(**) Nous indiquerons, dans chaque cas, de quel traité proviennent les élé
ments que nous coordonnons, afin qu'on puisse juger du lien que Libeiatore
lui-même établissait entre eux.
MATHIEU LIBERATORE 41

pelle la simple appréhension ; les logiciens le dénomment aussi


concept, notion, intuition ou idée ; ce dernier vocable étant le plus
courant, Liberatore l'adopte de préférence aux autres. Les idées,
dit-il, diffèrent, soit d'après leur objet, soit d'après la manière dont
on perçoit l'objet : elles présentent des différences objectives ou
subjectives. Comme Leibniz et Wolff l'enseignaient avec raison,
l'idée, considérée du point de vue du sujet, est obscure ou claire ;
l'idée claire, à son tour, est confuse ou distincte ; l'idée distincte,
enfin, est complète ou incomplète, adéquate ou inadéquate. Con
sidérée du côté de l'objet, l'idée est positive ou négative, singu-
ière ou universelle, concrète ou abstraite, collective ou distribu-
tire, directe ou réflexe, réelle ou logique (=4).
On passe d'une idée singulière à une idée universelle, ou encore
d une idée concrète à une idée abstraite, par l'acte abstractif .
Celui-ci consiste à séparer mentalement une propriété ou une per
fection, d'un sujet qui la possède dans la réalité. Dans l'abstraction,
on considère à part un aspect d'une chose et on néglige le reste :
c'est donc une opération négative. Nul besoin, pour abstraire, de
comparer entre eux divers individus et de considérer ce qu'ils ont
de commun : un seul sujet suffit comme matière de l'abstraction.
Dégagé de l'individuel, l'aspect « abstrait » par l'intelligence de
vient universel ; l'universel, comme tel, existe donc uniquement
dans l'intellect, mais il a un fondement dans la chose, car les
individus présentent de réelles similitudes (25).
Dans la question de l'origine des idées, Liberatore rejette le
sensualisme de Locke et de Condillac, la théorie des idées innées
défendue par Platon, Descartes, Leibniz, Wolff et Rosmini. l'idéa
lisme transcendantal de Kant et de Fichte, le système de l'identité
absolue élaboré par Schelling et Hegel. Sa réponse consiste à mettre
en lumière le double aspect sous lequel se présente l'idée. L'aspect
subjectif d'abord. L'idée est un acte intellectuel ; l'intelligence
n'est pas, comme le veulent Aristote et Locke, une pure puissance,
une tabula rasa, elle est une « force active », déterminée par nature
à percevoir des objets plus nobles que le sensible, elle est une
s lumière vitale » qui éclaire l'essence cachée des choses. Mais,

("l InttHaUones logicae et metaphysicae, pp. 22-24 (Logique).


w Ibii., pp. 282-283 (Psychologie).
42 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX0 SIÈCLE

pour que l'intelligence puisse agir, une condition d'ordre objectif


est requise : la présence d'un contenu de sensation. Lorsque l'objet
est atteint par la sensation, il est présent à l'intelligence, car nos
facultés sont intimement liées ; l'objet ne doit pas être uni à l'intel
ligence, sa présence surfit pour que la spontanéité intellectuelle
puisse s'exercer. Aux sens l'objet découvre ses qualités extérieures ;
à la lumière de l'intelligence, il manifeste les « raisons » intelli
gibles qu'il contient. Si l'aspect subjectif de l'idée oppose Libera-
tore à Locke, l'aspect objectif le sépare de Kant ; d'après Libera-
tore, il y a un dynamisme dans la connaissance intellectuelle, mais
non un dynamisme créateur (2".
On l'aura remarqué : l'idéologie de Liberatore est fort voisine
de celle de Balmès. Chez les deux auteurs, même définition des
idées et même explication de leur origine ; pour tous deux, l'ab
straction est le passage d'une idée à une autre idée. Mais la division
des idées n'est pas identique, de part et d'autre, et il y a une totale
divergence dans la façon de comprendre le mécanisme de l'ab
straction : chez Balmès, l'abstraction est le fruit d'une comparaison,
alors que chez Liberatore, ainsi que chez Cousin (27), elle est im
médiate.
Commencé par l'idée, le mouvement de la pensée se poursuit
par le jugement. Le jugement est l'acte dans lequel l'esprit unit
par l'affirmation ou sépare par la négation deux idées, après les
avoir comparées entre elles. L'assentiment porte sur la convenance
mutuelle des idées, la négation, sur leur opposition ; dans les deux
actes, il y a une vue nouvelle, l'intuition d'un rapport : elle carac
térise le jugement et le rend irréductible à la simple appréhen
sion ,2*). Le travail de comparaison opéré par l'intelligence fait
suite à l'analyse d'un tout complexe et l'unité réelle de ce tout
motive l'union des idées partielles. Ainsi, quand mes sens per-

(") Ibid., pp. 353-357 (Psychologie).


iwl M. J. Dopp écrit, a propos de l'abstraction chez Cousin: «Passer du
psychologique au logique, c'est appliquer le procédé de l'abstraction. Mais il
faut bien prendre garde qu'il s'agit d'une " abstraction immédiate " qui n'a rien
de commun avec " l'abstraction comparative ". L'abstraction immédiate opère
" l'élimination " de la détermination et de la pluralité » (Félix Ravai»son, La
formation de sa pensée d'après des documents inédits, Louvain, 1933, p. 20).
(") Institutiones, pp. 32-33 (Logique).
MATHIEU LIBERATOIRE 43

çoivent le soleil existant, mon intelligence saisit à part la notion


de soleil et celle d'existence ; elle compare entre elles ces deux
lotions et perçoit leur convenance à raison de la sensation pré
cédente qui est présente à la conscience et qui témoigne d'un
soleil existant. L'idée du soleil est ici une idée concrète, elle re
présente un sujet individuel, bien qu'elle fasse abstraction de l'idée
d existence ; celle-ci, au contraire, est une propriété isolée de son
rapport, elle est abstraite au sens propre du mot ; on comprend
dès lors comment la relation de ces deux idées peut donner lieu
w jugement : le soleil existe l2".
Comme le jugement résulte de la comparaison de deux idées,
ainsi le raisonnement jaillit de la comparaison de deux jugements ;
i] comporte, lui aussi, une vue nouvelle qui en fait l'originalité,
ainsi que Cousin l'a fort bien montré contre Locke et Condillac (30).

••*
Nous pouvons aborder maintenant la partie proprement épis-
iémologique de l'oeuvre de Liberatore, à savoir la logique spéciale.
L'auteur y groupe trois séries de questions que nous retrouverons,
à quelques exceptions près, dans tous les traités du XIXe siècle. Il
recherche d'abord ce qu'est la vérité et dans quels états l'esprit
peut se trouver en face d'elle ; il se demande ensuite quels sont
'es moyens dont nous disposons pour acquérir la vérité ; il examine
enfin d'où part et comment procède la philosophie, et de quel
critère l'on dispose pour discerner le vrai du faux. Chacune de
ces trois séries de questions fait l'objet d'un chapitre de la logique
spéciale.
La vérité dont il s'agit est la vérité logique. Est logiquement
,Taie une pensée (cogitatio) conforme à son objet ; par exemple,
celui qui conçoit le soleil comme un corps d'une immense grandeur.
;st dans le vrai, car l'objet est de fait tel qu'il est « connu ». Si
a vérité se définit par la conformité des concepts avec leurs objets,
il faut cependant remarquer qu'elle appartient principalement et
de façon parfaite au jugement : étant une ressemblance de l'esprit
avec l'objet, elle qualifie avant tout la connaissance achevée où

(*") Ibid., pp. 281 et 288 (Psychologie).


(•") Ibid.. pp. 39-40 (Logique).
44 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU X1X° SIECLE

l'esprit devient pleinement semblable à l'objet connu. L'appré


hension est le premier moment de la connaissance : on peut don
lui reconnaître une certaine vérité, mais à l'état incomplet et ir
choatif ; de plus, comme il n'y a pas d'appréhension sans obj«
appréhendé, l'idée est toujours et nécessairement conforme à so
objet, la vérité lui est absolument essentielle l31).
Devant la vérité, l'esprit peut se trouver dans un état d'ignc
rance : il n'a, dans ce cas, aucune idée de l'objet ; lorsqu'il n
sait s'il doit accorder ou refuser son assentiment, il doute ; s'
affirme, mais en hésitant, il est dans l'opinion ; enfin, s'il adhèr
fermement, il est certain. Le plus intéressant de ces états d'espr:
est la certitude ; Liberatore en fait une analyse sommaire. Lj
certitude, dit-il, est objective ou subjective ; objective, elle consist
dans une certaine « consistance de l'objet, produite par un rnoti
qui détermine l'assentiment » ,sa) ; subjective, elle désigne la fei
meté de l'assentiment lui-même. Mais quels rapports a-t-elle ave
l'évidence et avec la vérité ? Il faut s'en enquérir car, dès qu'o:
parle de certitude, on parle aussi de connaissance vraie et évidente
Comme la certitude, dit Liberatore, l'évidence peut se prendre d'
manière objective ou de manière subjective. L'évidence objectiv
est la lumière dont est nimbé le motif infaillible d'un assentiment
sa capacité de nous « apparaître ». Quand un objet évident appa
raît, une lumière auréole la perception elle-même, la rend viv'
et claire : c'est l'évidence subjective ou formelle. D'après l'auteur
l'évidence et la certitude sont indissolublement liées ; il n'y a pa
d'évidence sans certitude et, dans les objets proportionnés à notri
force intellectuelle, il n'y a pas davantage de certitude sans évi
dence i33). Mais la certitude n'est pas toujours liée à la connaissanc'
de la vérité. On peut être certain de jugements faux aussi biei
que de jugements vrais, « d'où il appert que vérité et certitude sont
non seulement distinctes, mais séparables en fait » (3 '. Ce qui ni
veut cependant pas dire que l'erreur se présente à la conscienci
avec les mêmes caractères que la vérité. L erreur provient, soi

(") Ibid., pp. 54-56.


1") Ibid., p. 58: « stabilitas objecti orta ex motivo ad assensum trahente »
("i Ibid., pp. 58-40.
(") Ibid., p. 57: « ex quo patet certitudinem a veritate distingui, ac posa
utramque vicissim unam ab altera separari ».
MATHIEU LIBERATORE 45

d'une trop grande précipitation à juger, soit de l'intervention des


puissances affectives ; on y remédie par un doute modéré que
seule l'évidence puisse détruire, et par la décision de ne se laisser
guider que par la raison l35).
Ces explications liminaires étant fournies, Liberatore passe en
revue les moyens que nous possédons pour acquérir des connais
sances ; il consacre à cet examen le deuxième chapitre de la lo
gique spéciale. Pour connaître le vrai, dit-il, l'Auteur de la nature
mus a providentiellement dotés de cinq moyens ; ce sont : la con-
idence, la sensibilité, l'intelligence, le raisonnement et l'autorité.
La conscience a pour objet les dispositions internes du sujet
connaissant et l'existence même de ce sujet ; son domaine s'étend
moins loin chez Liberatore que chez Balmès, car il se limite à
.ordre spirituel. Sa « véracité » est (■ un fait primitif immédiate
ment apparent, dont nous ne pouvons douter sans renier notre na
ture raisonnable ». La conscience constitue l'expérience interne,
par opposition à la sensibilité ou à l'expérience externe. Par celle-ci,
nous connaissons les objets étendus situés hors de notre conscience ;
certains sont encore intérieurs à notre corps : la sensibilité interne
atteint le froid, la faim, etc. ; la sensibilité externe perçoit la dureté,
-a couleur, etc. de notre corps et des autres. Si les sceptiques ad
mettent le témoignage de la conscience, ils sont d'accord avec les
idéalistes pour rejeter celui de la sensibilité. Mais la conscience
affirme que les sens nous sont donnés par la nature même pour
connaître le monde et nous maintenir en vie ; or, à moins que la
nature et son Auteur ne nous trompent, ces moyens doivent être
efficaces. D'ailleurs la tendance invincible que nous éprouvons à
nous y fier ne peut être vaine. Les sensations ne sont donc pas
subjectives, comme le prétend Condillac ; leur objectivité ne s'éta-
bht pas en recourant au principe de causalité, comme le fait Ros-
mini ; d'après Liberatore, elles nous font connaître les objets exté
rieurs, immédiatement et par elles-mêmes l36).
La puissance par laquelle nous percevons des relations entre
idées et jugeons sans discours est l'intelligence. Les jugements
d'intelligence sont immédiats. Il y en a de deux sortes. L'évidence
des premiers s'appuie sur l'identité des idées : l'intelligence voit

(") Ibùl., p. 65. (**) Ibid., pp. 68-76.


46 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

l'idée du prédicat contenue dans celle du sujet. Ces jugements sor


appelés rationnels, analytiques, nécessaires, ou encore purs, c'esi
à-dire indépendants de l'expérience. Les seconds sont empirique!
contingents, synthétiques ; leur évidence s'appuie sur un fait perç
par la conscience ou par les sens, mais c'est l'intelligence qui vo
l'union des idées réalisée dans le fait d'expérience ; c'est donc elî
qui est la source de tout jugement immédiat (37).
Le raisonnement logiquement correct est vrai, car il explicit
simplement ce qui est inclus dans les prémisses. Ces prémisse
peuvent être toutes deux empiriques ou toutes deux rationnelles
il se peut également que la majeure soit rationnelle et la mineur
empirique l3*).
Le dernier moyen de connaissance, l'autorité, n'offre aucu
intérêt particulier et ne fait pas difficulté ; il semble; du reste, ré
ductible aux précédents.
Après l'examen de nos moyens de connaître, Liberatore étudie
dans le chapitre troisième de la logique spéciale, plusieurs question
dont les deux principales concernent la marche de la philosophi
et le critère de vérité.
D'où faut-il partir, en philosophie ? Faut-il imiter Descartes
douter de tout et constater la « véracité indéniable de la con
science », s'affirmant dans le doute même ? Non, répond Libéra
tore. Un doute universel n'est certes pas absurde, mais il est pei
indiqué et même déplacé en philosophie. En effet, si un douti
modéré et prudent est nécessaire dans des questions ténébreuses
il est parfaitement inutile pour des vérités qui apparaissent immé
diatement à l'esprit avec pleine clarté et qui, non seulement son
vraies, mais apparaissent nécessairement comme telles. De plus
comme Reid l'a très bien montré, le jugement que Descartes porti
sur nos facultés, à l'aide de ces mêmes facultés, ne peut êtr<
d'aucune valeur : « Si cette proposition, dit Reid, que nos faculté;
ne sont point trompeuses, n'est pas un premier principe, nou.
sommes jetés dans un scepticisme absolu et sans remède ; car c<
principe ne saurait être prouvé, et s'il est douteux, rien ne saurai
être certain ». Rien. Pas même la véracité de la conscience, cal
elle implique celle de l'intelligence : si une chose peut en même

i") Ibid.. pp. 77-78. (**) Ibid., pp. 80-81.


MATHIEU L1BERATORE 47

temps être et n'être pas, — principe qui fait l'objet de l'intelli


gence — comment pourrait-on affirmer catégoriquement le Cogito,
ergo sum ? Mais, s'il faut admettre, avec Reid, la véracité de
nos moyens de connaître, faut-il aussi faire de cette acceptation
un acte de foi aveugle, et prétendre qu'il constitue le point de
départ obligé de la philosophie ? Certes non. D'abord, un tel acte
ne peut constituer l'acte primordial de la spéculation philosophique,
puisque c'est un acte réflexe : il présuppose nécessairement un
acte direct qui le contient implicitement. De plus, cet acte est loin
d'être aveugle, puisqu'il exprime une vérité évidente : dire qu'une
faculté de connaissance nous mène de soi à l'erreur, est contra
dictoire. En réalité, le vrai point de départ de la science réside
dans des vérités de fait ou dans des principes rationnels, indé-
nx)ntrables mais motivés par la vue claire de leur bien fondé (3".
En métaphysique, Liberatore se pose le problème balmésien
du « premier principe » : existe-t-il un principe tel, non pas qu'on
puisse en déduire les autres, mais qu'il soit contenu implicitement
dans les autres, et grâce auquel on puisse argumenter par réduc
tion à l'absurde ? L'auteur discute la réponse de Leibniz, qui nomme
le principe de contradiction pour les jugements analytiques, le prin
cipe de raison suffisante pour les jugements synthétiques. Pour
ceux-ci, dit Liberatore, le principe de raison suffisante s'y applique,
niais il ne les fonde pas ; c'est l'expérience qui les justifie, s'ils
sont particuliers ; s'ils sont obtenus par induction, le principe de
causalité en garantit la valeur universelle ; quant aux jugements ana
lytiques, il faut reconnaître, avec Leibniz, qu'ils s'appuient sur le
principe de contradiction. Une objection contre la primauté de ce
principe rappelle encore Balmès et montre bien que le rationalisme
artésien transposé par Leibniz constitue l'ambiance doctrinale de
l'époque. On objecte : le principe de contradiction suppose l'évi
dence, c'est-à-dire le jugement « ce qui est contenu dans l'idée
claire et distincte est vrai » ; puisqu'il présuppose un autre juge
ment, le principe de contradiction n'est pas absolument premier.

", Ibid., pp. 90-94. « Cogncscendi enim facilitates per se non falli. princi-
prara quoddam est per se notum, quod terminos consideranti evidenter apparat.
Si enim contrarium fingitur, in apertam conceptuum pugnam fit lapsus, ipsaque
cognoscitivae facultatis notio obliteratur » (p. 92).
46 l'épistémologie THOMISTE AU XIXe SIECLE

A quoi Liberatore répond : il est premier, car il suppose l'évidence


comme propriété concomitante, non comme prémisse de raisonne
ment (40).
Après avoir indiqué le point de départ de la philosophie et
décrit la méthode qui en assurera le progrès, à savoir la méthode
analytico-synthétique, Liberatore termine sa logique spéciale par
l'examen du critère de la vérité et des questions connexes.
Un critère, dit-il, n'est pas un moyen de connaissance, c'est
une règle qui nous sert à juger de la vérité des choses connues et
du motif pour lequel nous y adhérons. Le critère général est l'évi
dence. L'évidence, en effet, est le motif commun de tous nos
jugements : une proposition est évidente, soit par elle-même, soil
par l'autorité évidente de ceux qui en témoignent ; si elle est dé
duite, il faut qu'elle résulte avec évidence des prémisses. Dans
tous les cas, l'esprit n'adhère que s'il voit que la chose est bien
telle qu'il la dit être. L'évidence qui fonde le jugement est ob
jective ou ontologique, car ce sont « la réalité et la vérité de l'objel
lui-même qui doivent apparaître avec évidence ». Une évidence
subjective et psychologique, comme celle qu'on trouve chez Kan
et chez Reid, ne suffit pas à garantir la vérité ; pareille évidence
est nécessaire, sans doute, car, pour que notre assentiment soil
ferme, il faut que nous soyons psychologiquement déterminés ai
vrai ; mais cette détermination subjective ne motive pas l'assenti
ment itl).
A la question du critère de vérité, on rattache généralement
au XIXe siècle, le problème de la nature et de la valeur du sens com
mun, car depuis Reid et Lamennais le sens commun est deveni
une notion courante et chaque auteur se croit tenu de précise:
en quel sens elle est acceptable. D'après Liberatore, le sens commur
est une force qui sourd de la nature rationnelle et qui imprègn*
les esprits à tel point qu'ils émettent tous un certain nombre cl<
jugements identiques sur des questions d'ordre moral et religieux
Ces jugements ne peuvent être faux, puisqu'ils procèdent de le
nature raisonnable. Qu'on ne s'imagine pas, toutefois, que le seni
commun constitue pour autant un nouveau moyen de connaître h

(") Ibid., pp. 115-118 (Métaphysique).


(4,i Ibid., pp. 98-100.
MATHIEU LIBERATORE 49

vérité . En réalité, il s'identifie aux moyens que chaque homme


possède en propre ; si l'on considère ces moyens en tant qu ils
sont communs à tous les hommes et qu'ils ne sont employés que
dans leur usage naturel, on rejoint la définition donnée du sens
commun. Celui-ci n'est donc pas un consentement universel qui
garantirait toute certitude, même celle de l'existence du sujet con
naissant, comme le prétend Lamennais. Il n'est pas davantage une
force vague, nous poussant à accepter des jugements non motivés
qui jailliraient du fond de notre nature à la façon des jugements
synthétiques à priori de Kant. Pareilles déformations du sens com
mun se contredisent elles-mêmes l421.
Ces dernières lignes nous apprennent comment Liberatore com
prend Kant. Le formalisme kantien prend à ses yeux une couleur
psychologique ; il ne voit pas que Kant s'accommoderait très facile
ment d'une motivation critique par recours à l'évidence, et qu il
introduirait ses schèmes, ses catégories et ses idées à l'intérieur
même de la vue « claire et objective ». Mais, à cette époque, l'on
confond aisément Kant, qu'on connaît mal, avec Reid, qu'on con
naît mieux.
Pour épuiser l'étude du critère de vérité, Liberatore soulève
une dernière question : que penser du scepticisme ? Le seul scep
ticisme sérieux est celui que Jouffroy appelle « de droit » et qu'il
oppose au scepticisme « de fait ». Celui-ci est une simple ignorance,
tandis que le scepticisme de droit est fondé sur un examen des
moyens dont nous disposons pour atteindre la vérité et il conclut,
au terme de cet examen, qu'aucune vérité ne peut être connue
avec certitude. Liberatore le stigmatise d'un mot : le scepticisme,
dit-il. est une chimère, ou bien c'est du délire. Ne réfutent-ils pas
eux-mêmes leurs théories, ces sceptiques dont les actes journaliers
témoignent d'une foule de certitudes ? Ils s'efforcent de se dé
pouiller de la nature, mais leurs efforts sont manifestement vains.
Sur le plan théorique, ils sont irréfutables, puisqu'ils n'admettent
aucune base de discussion ; on peut, sans doute, montrer qu'ils
se contredisent lorsqu'ils affirment avec certitude que tout est dou
teux, ou lorsqu'ils font confiance à la conscience qui atteste leur

e»i IbUi.. pp. 101-104.


50 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIÈCLE

doute, mais cette argumentation ad hominem ne convaincra que


les seuls dogmatiques (43).
Les Institutiones de 1845, que nous venons de résumer, ont paru
une année avant la Philosophie fondamentale de Balmès : les deux
oeuvres sont donc contemporaines. Elles présentent plus d'un point
commun, nous avons eu l'occasion de le signaler. Mais il nous
faut insister sur deux divergences qui les séparent. Pour Balmès.
l'évidence est le critère des vérités idéales et de celles-ci unique
ment ; pour Liberatore, au contraire, l'évidence est le critère gé
néral de toute vérité : il y a des faits évidents, il y a des vérités
empiriques évidentes, tout comme il y a des principes évidents.
D'autre part, l'évidence est objective chez Liberatore, alors qu'elle
est subjective chez Balmès ; l'objectivité des idées générales et
singulières n'est pas mise en doute par Liberatore, tandis qu'elle
constitue pour Balmès le problème le plus obscur de la philosophie.
Comme on le verra par la suite, ces deux divergences marquent
deux tendances distinctes qu'on rencontrera de manière plus ou
moins nette à travers tout le XIXe siècle.

# * *

Comment l'épistémologie de Liberatore s'est-elle modifiée, du


fait de la conversion de l'auteur ? Dans les Institutiones de 1860.
on retrouve, développée et plus ou moins profondément trans
formée, la logique spéciale de 1845. Mais on y trouve aussi deu>
nouveaux chapitres ; l'un, consacré aux universaux, est entièrement
neuf ; l'autre, concernant les axiomes, se trouvait auparavant er
métaphysique. L'insertion de ces deux chapitres, manifestement
due à l'influence de saint Thomas, rend moins nette la distinctior
entre la logique spéciale et la logique générale. Liberatore s'er
est aperçu : aussi change-t-il le titre de son traité d'épistémologie ;
il intitule celui-ci « seconde partie de la logique » (Logicae pan

(") Ibid., pp. 104-106. Pour prévenir toute équivoque, notons que le mo
c dogmatisme » a, chez les thomistes du XIX" siecle, le même sens que dam
l'antiquité: il s'oppose à c scepticisme »; chez Kant, il a pris une nouvelle sign:
fication : il s'oppose à ce qui est «critique », et désigne une philosophie qui n't
pas souci de justifier ses fondements.
MATHIEU LIBERATORE 51

altera), précisément parce qu'il y expose de façon plus approfondie


certaines questions dont la « première partie » a déjà traité, notam
ment à propos de l'appréhension et du jugement. Dans la forme
extérieure, le retour à saint Thomas se manifeste également : les
nombreuses notes et références, qui faisaient l'agrément des pre
mières éditions, ont disparu et le seul témoignage encore invoqué
est celui du Docteur Angélique ; la réfutation des objections se
fait avec toute la subtilité que comporte la dialectique scolastique.
Parmi les changements introduits après la conversion de Libe-
ratore, les plus importants concernent l'idéologie : l'auteur a pris
mieux conscience du caractère intentionnel de l'idée et de la diver
sité des objets qu'elle exprime. Bien que la connaissance soit ob
jective, dit Liberatore, elle est cependant un acte vital et imma
nent au sujet ; elle est « une parole intellectuelle par laquelle nous
proférons mentalement et nous exprimons à nous-mêmes l'objet de
notre connaissance ; ce qui fait dire à Balmès, avec raison, que
nous ne connaissons que par le moyen d'une représentation, sans
laquelle la connaissance serait incompréhensible » ,44). Cette repré
sentation, on l'appelle un concept, car elle est engendrée par l'acti
vité de l'esprit ; les anciens disaient qu'elle est un verbe mental,
les modernes la nomment idée : quel que soit le mot par lequel
on la désigne, il est certain qu'elle n'est rien d'autre que l'image
de l'objet, exprimée par l'esprit du sujet connaissant. «L'intentio-
nalité de la connaissance intellectuelle ne soulève d'ailleurs pas,
chez Liberatore, le problème balmésien de l'objectivité ; pour l'au
teur, le concept est le signe naturel et formel de la chose connue :

'**) Traité de la connaissance intellectuelle, p. 36. On remarquera que Libe


ratore cite la Philosophie fondamentale de Balmès. Celle-ci est connue à Rome
depuis 1853. Le 12 octobre 1853, en effet, le P. Taparelli écrit à son libraire de
Perouae, Fiaccadori : « Del Balmès abbiamo avuto finora due dispense » (cfr
\1a5NOVO, Il neo-tomismo, p. 224). On ne voit pas que Balmès ait exercé une
- -ande influence sur Liberatore. Peut-être lui a-t-il suggéré l'une ou l'autre image ;
ainsi, pour marquer l'importance de la certitude vulgaire, Balmès écrivait : « Que
diriez-voos de l'anatomiste qui, pour étudier les merveilles du corps humain,
brûlerait le cadavre et jetterait ses cendres au vent?» (Phil. fond. , t. I , n° 7) ;
de «on côté, Liberatore écrit dans ses Institationes de 1860: «Que penser de
l'orfèvre qui jetterait son or à la mer, pour le rendre pur J Ou du sculpteur qui
casserait son marbre en morceaux, pour en faire une statue ? > (t. I, p. 283).
52 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX0 SIÈCLE

il n'est en aucune façon perçu lui-même ; de par sa nature, il


mène à l'objet (45).
Mais quel est l'objet représenté par le concept ? La division
wolffienne des idées peut-elle trouver place dans une idéologie tho
miste ? Liberatore le croit ; loin de modifier la classification qu'il
proposait en 1845, il la complète en s'inspirant de saint Thomas :
il y ajoute la distinction entre concept intuitif et concept abstractif .
Par le concept intuitif, on perçoit un objet comme actuellement
présent, par le concept abstractif, on met l'existence actuelle entre
parenthèses. L'existence, enseigne saint Thomas, se trouve en de
hors de la raison générique de la connaissance, elle ne sert qu'à
en déterminer une seule espèce, la science de vision ; à côté de
celle-ci, il y a la science de simple intelligence, où la chose est
conçue comme nature (461. Quelques explications permettront de
mieux apprécier la différence qui sépare ces deux sortes de con
naissances.
Dans la science de simple intelligence, on atteint directement
un universel. L'intelligence humaine est nécessairement abstractive ;
lorsqu'elle appréhende un objet, elle en saisit uniquement les notes
essentielles ; son objet propre, immédiat et exclusif, est l'essence.
L'essence n'existe réellement qu'individualisée ou réalisée dans
un certain sujet. Le mode suivant lequel elle existe diffère donc
dans l'intelligence et dans la réalité ; ici, il est concret, là, il est
abstrait ,47). Mais l'intelligence abstractive ne déforme pas son objet,
car, sans percevoir le mode suivant lequel existe l'universel, elle
saisit uniquement l'essence intelligible. « Si l'existence réelle appar
tenait inséparablement au concept de la nature considérée en elle-
même, celle-ci ne pourrait plus exister idéalement comme terme
de notre connaissance ; car ce terme fait abstraction des propriétés
individuelles que l'existence entraîne nécessairement avec elle. Si,
au contraire, cette nature excluait de son concept l'existence con
crète, elle en devrait toujours 'être privée : conclusion absolument
contraire à l'expérience, qui nous montre la nature existant dans des
sujets concrets où elle s'individualise ; force est donc de conclure

(") Institutiones, t. I, p. 24 (Logique, première partie).


(**) Ibid., pp. 28-29 (Logique, première partie).
(") Ibid., p. 218 (Logique, seconde partie).
MATHIEU LIBERATORE 53

que la quiddité ou nature, en tant que terme de la connaissance


directe, ne renferme ni n'exclut de son concept propre l'existence
soit idéale soit réelle, unique ou multiple ; en un mot, qu'elle ne ren
ferme aucune relation avec les individus, puisqu'elle est exclusive
ment considérée en elle-même dans les seuls caractères qui la con
stituent n (ii). L'universel direct est donc, pour nous, l'intelligible ;
j le premier cbjet perçu par notre intelligence est l'être universel
et abstrait » "). L'erreur de l'ontologisme est d'avoir cru que les
essences sont positivement nécessaires et éternelles et que, en con
séquence, elles sont Dieu même. En réalité, nos essences sont éter
nelles, en tant qu'on les sépare de l'existence. Leur éternité est
négative ; la confondre avec l'éternité divine, c'est « confondre
le négatif avec le positif, l'indéfini avec l'infini, le possible avec
le réel » (50). Quant à la nécessité que nous rencontrons dans l'uni
versel, elle appartient, elle aussi, à l'essence, et elle se manifeste
à nous pour autant que l'essence est, par l'action de notre esprit,
séparée de l'existence ; elle ne signifie rien d'autre que l'exclusion
de tout ce qui est opposé à sa raison intrinsèque. Rapportée à
l'existence, elle devient conditionnelle, comme lorsqu'on dit : si
l'animal existe, il doit être doué de sensibilité. Cependant, si l'éter
nité et la nécessité des essences sont fort différentes de celles de
Dieu, elles nous permettent de remonter à leur cause exemplaire.
Les caractères propres à l'ordre idéal ne trouvent, en effet, leur
explication qu'en Dieu ; lui seul garantit, en dernière analyse, les
vérités nécessaires et éternelles, et « la simple existence idéale du
vrai nous amène à reconnaître l'existence réelle de Dieu » (").
Si la science de simple intelligence est connaturelle à l'homme,
comment la science de vision lui demeure-t-elle accessible ? Si
l'intelligence se définit la « faculté de percevoir l'universel » U2),
comment pourrait-elle saisir l'existant singulier ? Liberatore répond,
à la suite de saint Thomas : l'universel est l'objet propre et immé
diat de l'intellect humain, mais l'être est son objet adéquat ; le

(**) Traité de la connaissance intellectuelle, pp. 85-86.


r*•1 Ibid., p. 125. Ce que l'intelligence appréhende d'abord, dit plu» loin
Liberatore, c'est c le véritable être des choses, conçu il est vrai abstraitement,
dans sa raison de pure essence » [ibid., pp. 296-297).
(M) Ibid., p. 114. (5■) Ibid., p. 117.
1") Ibid., p. 100.
54 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

singulier peut être atteint intellectuellement par voie indirecte. « La


connaissance indirecte, explique-t-il, est celle où une faculté regarde
son objet en tant que perçu déjà par une autre puissance avec
laquelle elle est intimement liée. Or cette seconde manière de con
naître suppose nécessairement que la première puissance se replie
sur l'acte de la seconde pour y voir son objet. Cette connaissance
est donc, à juste titre, appelée en quelque sorte réflexe. On la
dit réflexe, parce qu'elle suppose un retour de l'âme sur un de
ses actes ; on la dit réflexe en quelque sorte, parce que ce n'est
point là un retour sur son acte propre (ce qui ne conviendrait qu'à
la réflexion proprement dite), mais sur l'acte d'une faculté diffé
rente » (5,). Dans cette connaissance indirecte, l'intelligence se forme
un vrai concept du singulier. Est-ce là le concept « intuitif », défini
en logique, concept par lequel l'objet est conçu comme actuelle
ment présent ? Liberatore ne le dit pas de façon expresse. Dans
son Traité de la connaissance intellectuelle, il se contente d'ex
pliquer comment un pareil concept peut être formé. L'activité
cognitive, dit-il, débute par la sensation ; celle-ci appréhende le
singulier. Puis vient l'illumination de l'intellect agent ou l'abstrac
tion. L'abstraction est négative ; elle « n'exige que la simple omis
sion d'un élément qui se trouve dans l'objet » (54). Remarquons-le,
la connaissance préalable de cet élément n'es: pas nécessaire pour
que l'abstraction puisse s'effectuer ; la conscience intellectuelle,
en effet, s'éveille dans l'abstrait : elle trouve son point de départ
dans les universaux ("). « Saint Thomas veut qu'après la sensation
le premier acte de l'intelligence soit de percevoir l'essence de
l'objet sous la lumière de l'intellect agent. L'objet singulier sur
lequel doit porter l'action de cette lumière n'est point connu anté
rieurement par l'intellect, mais seulement par les sens, et la déter
mination de l'opération illuminative de l'intellect agent trouve sa
raison dans l'harmonie radicale des facultés de l'homme et dans
l'union intime qui existe entre les sens et l'intelligence, en vertu
de leur communauté d'origine ; car l'une et l'autre facultés dé
coulent également de l'âme humaine comme de la même

(") Ibid., p. 332. (") Ibid.. p. 209.


(") /nstitationes, t. III, pp. 47-52 (Psychologie).
MATHIEU LIBERATORE 55

source » ls6). Vient ensuite la réflexion. « Dans la perception de


1 individu matériel, notre intelligence reconnaît pour maîtresse la
sensation dont elle ne fait que répéter les enseignements. Elle y met
pourtant un peu du sien, puisqu'elle considère tel particulier, non
comme un simple fait et rien de plus, ainsi que font les sens, mais
comme un concret de la forme abstraite qu'elle contemple dans
1 idée universelle. Car l'intelligence, quand elle se prend à faire
retour sur un particulier perçu par les sens, se trouve déjà informée
par une idée universelle qui en exprime l'essence. Il est donc im
possible que la lumière de cette idée ne projette pas ses reflets
sur ce sujet particulier, et que celui-ci ne se révèle pas à ses yeux
comme la réalisation concrète de cette essence. Ceci résulte non
seulement de cette raison subjective, que les sens et l'imagination
émanent radicalement de la même âme à laquelle appartient l'in
telligence, mais aussi d'une raison objective, puisque ce concret
perçu par les sens et reproduit par l'imagination est précisément
celui d'où l'intellect a abstrait l'espèce intelligible qui représente
l'universel. C'est pourquoi notre connaissance offre subjectivement
et objectivement une sorte de continuité parfaite entre la sensation,
l'image et le concept mental ; continuité qui permet à l'intelligence
de faire réflexion sur les deux premières, de percevoir ce qu'elles
contiennent et d'acquérir ainsi la connaissance d'un objet réel,
c'est-à-dire de l'individu existant connu par les sens » (57).
Comparées aux changements que nous venons de relever dans
l'idéologie, les autres modifications survenues dans les Institutiones
de 1860 sont de moindre importance. Ainsi, par exemple, Libe-
ratore parle maintenant de ,( facultés », et non de « moyens » de
connaissance, et il considère la conscience, l'intelligence et la raison
comme trois aspects de la même faculté intellectuelle. Des variantes
de ce genre sont nombreuses ; il serait fastidieux de les relever.
Du point de vue de l'histoire doctrinale, il est utile cependant
d'épingler la réponse de Liberatore à une objection, non parce
qu'elle est neuve ou originale, mais parce qu'elle sera largement
exploitée dans les traités ultérieurs. A propos de la preuve de la
• véracité » de l'intelligence, on objecte : cette preuve constitue

(**) Traité de la connaissance intellectuelle, pp. 209-210.


(") Ibid., pp. 334-335.
56 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIÈCLE

une pétition de principe, puisqu'elle met en oeuvre des concepts


et des jugements, et que ceux-ci doivent être garantis par la véracité
de l'intelligence. Liberatore répond : nous sommes certains de la
véracité de nos facultés de connaissance vi naturae, par la force
de la nature, non par celle de la démonstration. Cependant, cette
certitude naturelle peut devenir scientifique grâce à une réflexion
qui en montre le fondement et la genèse. Que cette réflexion s'ex
prime sous forme de raisonnement, cela ne signifie nullement qu'elle
comporte une démonstration ; il n'y a d'ailleurs jamais de dé
monstration pour les choses évidentes. Or qu'y a-t-il de plus évident
que la véracité foncière de nos facultés, puisque, par définition,
elles découvrent ce qui est ? ,5*). Nous avions déjà lu une affir
mation analogue dans les Institutiones de 1845 ; ici, comme là, elle
est jetée en passant, comme un truisme qu'on s'excuse de rap
peler. Mais il viendra un temps où elle servira de clef de voûte
au traité d'épistémologie.

Gaétan Sanseverino

A côté du P. Liberatore, une place d'honneur revient, dans


l'oeuvre de la restauration thomiste, au chanoine Gaétan Sanse-
verino.
Né à Naples, le 7 août 1811, Sanseverino entra dans le clergé
de son diocèse après avoir étudié au séminaire de Noie. Brillant
sujet, il est, à 27 ans, chargé du cours d'histoire des conciles, à
l'Université de Naples ; mais à peine a-t-il entrepris sa tâche que
ses forces le trahissent : les excès de travail l'ont épuisé ; une ma
ladie pulmonaire se déclare et le condamne à un long repos. Loin
de mettre un terme à une carrière riche d'espérances, les trois
années que Sanseverino passa dans la solitude furent plutôt une
halte avant la course : il étudia les auteurs contemporains, réfléchit
à la situation religieuse de l'Italie, conçut des projets de réforme.
Aussi, dès que sa santé le permit, rentra-t-il en lice avec l'ardeur
d'un débutant et la maturité d'un homme fait.
En 1841, il fonda une « Collection religieuse, scientifique, litté-

(") Institutiones, t. I, p. 170 (Logique, seconde partie).


GAÉTAN SANSEVERINO 57

raire et artistique qui montre comment le savoir humain rend té


moignage à la religion catholique » ; les fascicules mensuels de
la Collection devaient, les uns, reproduire le texte d'ouvrages ita-
jens ou traduits, les autres, former une revue, La Scienza e la
Fede. Dans la première série, qui s'appela Bibliothèque catholique,
parurent les oeuvres du Cardinal Gerdil, de Frédéric Schlegel,
d Ozanam, de Moeller, etc. Dans la seconde, Sanseverino publia
.ui-même deux articles sur Cousin (1842 et 1843), neuf sur Kant
(de 1843 à 1845), deux sur Lamennais (1847), quatre sur Spinoza
et les rationalistes modernes (1845-1847) ; en 1847, il traduisit les
chapitres consacrés par Balmès à Vico, dans sa Philosophie fon
damentale, parue l'année précédente ; en 1848. on trouve un article
sur Fichte.
« On le voit, écrit Mgr Pelzer : jusqu'à l'année de la Révo
lution, c'est-à-dire dans les quinze premiers volumes de sa revue,
:e chanoine Sanseverino consacre tout son travail original de publi-
ciste à l'exposé et à la critique du rationalisme moderne pour dé
couvrir chez ses représentants de marque les erreurs auxquelles
!e mépris de la révélation fait aboutir la philosophie. Dans ces
articles, qui témoignent d'un effort réel d'érudition, l'auteur ne fait
appel à saint Thomas d'Aquin que par intervalles. N'ayant pas
encore trouvé sa voie définitive, il s'y affirme plutôt comme phi
losophe chrétien, tributaire dans sa manière de l'éclectisme, mais
fier de sa patrie et de ses penseurs catholiques contemporains, à
qui leur cause apparaît solidaire de la sienne » .

") A. PELZER, Le» imitateur»..., p. 245. L'éminent historien traduit une page
de Sanseverino, publiée dan» la revue en 1852 (vol. XXIV, p. 95) et qui vaut
la peine d'être citée. * Quant à nous, dit Sanseverino, notre travail, depuis douze
ans, revient a combattre les erreurs multiples et variées du panthéisme, du progrès
et du rationalisme, cette triple hérésie selon le mot de Bautain. qui ont influencé
les sciences ainsi que les lettres sacrées et profanes. Dans cette oeuvre que deux
papes ont louée, la revue est d'accord avec les cours philosophiques de Dmowski,
ie Pacetti, de Liberatore et de Bonelli, qui sont employés également dans les
écoles de Rome ; avec les traités d'Ubaghs. de Cock, de Peemans en usage à
l'Université de Louvain ; avec les opuscules des louvanistes Tits. Moeller, Laforêt ;
avec les cours de Mgr Bouvier, de Lacoudre, de Lequeux, de Gabelle, de Bla-
terou en usage dans divers séminaires de France; avec le cours de Rothenflue
jadis employé au Collège, aujourd'hui dissous, de Fribourg ; enfin avec le cours
élémentaire que Balmès a écrit pour l'Espagne » (p. 247).
58 l'épistémologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

Est-il nécessaire de montrer combien l'itinéraire intellectuel


de Sanseverino côtoie celui de Liberatore et de Balmès ? Aucun
de ces trois auteurs n'est thomiste, avant 1848 ; celui qui connaît
le mieux saint Thomas, Balmès, ne comptera pas parmi ses dé
fenseurs attitrés : la révolution marque la fin de sa carrière ; pour
Sanseverino, comme pour Liberatore, elle annonce un retour au
thomisme, et à un thomisme conquérant.
En 1849, en effet, le chanoine napolitain expose La doctrine
de saint Thomas d'Aquin sur l'origine du pouvoir et sur le prétendu
droit de résistance ; peu après, à la demande de Mgr d'Apuzzo,
président du Conseil général de l'Instruction publique, il entreprend,
par une série d'articles (1850-1853), de guider les candidats- pro
fesseurs dans l'examen préalable que leur impose le décret royal
du 23 octobre 1849 (2). En 1853, il réunit ces articles en un volume
/ principali sistemi dclia filosofia discussi con le dottrine de' SS. Padri
e de' Dottori del medio evo ; le sous-titre porte Del criterio (s).
Dans cette oeuvre, Sanseverino étudie les rapports du scepticisme
et de la foi ; après avoir exposé et critiqué le scepticisme ancien,
il passe en revue le système de Hume, les théories de la vérité
progressive et relative, les philosophies de l'instinct et l'ontolo-
gisme.
Dès 1851, il commençait l'édition de ses Institutiones logicae
et metaphysicae. Vraisemblablement en 1853, les deux premières
parties avaient paru et Sanseverino travaillait à la troisième, lorsqu'il
acquit l'absolue conviction qu'il fallait revenir à la philosophie sco-
lastique. Il arrêta la publication des Institutiones et se mit à rédiger
le grand ouvrage qui fit sa renommée, Philosophia christiana cum
antiqua et nova comparata ,4). Cinq tomes parurent en 1862 ; deux

(*) Cet examen portait sur les rapports des sciences profanes avec la religion
catholique. Le Conseil de l'Instruction publique publia une liste détaillée de
questions: 35 se rapportent à la logique et à la métaphysique, 23 au droit naturel,
22 à la jurisprudence, 18 à la physique et a l'histoire naturelle, 32 à la médecine.
On en trouve le texte dans A. MaSNOVO, // neo-tomismo. . . , pp. 227-236. San
severino répondit aux onze premières questions de logique et de métaphysique.
,''' Une seconde édition, considérablement augmentée, parut en 1858.
i*l Sanseverino écrit lui-même: « Has Institutionet quas an. 1851 evulgare
incepimus, haud continuavimus, quia, cum tertiam partem scriberemus, ad phi-
losophiam scholasticam omnino redeundum nobis esse animadvertimus ; unde
GAÉTAN SANSEVERINO 59

autres y furent ajoutés, après la mort de l'auteur, par son disciple


Nunzio Signoriello (1866 et 1878). Deux ans après ce travail mo
numental, Sanseverino édita ses Elementa philosophiae christianae.

Philosophiae Christianae. rujus jam sex volumina edita sunt, concinnandae ma-
nom admovimus » (Elemcnta Philosophiae, t. I, 2" éd., 1873, p. 517, en note).
Ce texte nous apprend que les Institutiones furent mises sous presse en
1851 ; il ne nous dit pas à quelle date elles furent livrées au public. Un seul
tome a paru ; il contient les deux premières parties de la logique (cfr La Scienza
e la Fede. t. LX (1866), p. XTV) et porte la date de MDCCCLI. Mgr Pelzer croit
à une erreur typographique ; d'après lui, il faudrait lire MDCCCLVI (Les initia
teurs, p. 248, note). La date de 1856 correspond aux conclusions d'une enquête
xenée par la Ciuiltà cattolica (Série XIV, vol. X (1891), p. 591. note 1). Le
terminus ad quem, dit la Civiltà, est 1858, car, d'après le témoignage de La
Scienza e la Fede, on fit, en 1858, l'éloge des Institutiones. Quant au terminus
a qao, la Civiltà relève une série d'articles et d'ouvrages, parus en 1852 et 1853,
qui jouissent d'une citation dans les Institutiones; en octobre 1852, La Scienza
e la Fede annonce que l'ouvrage est sur le point d'être publié et, en septembre
1853, elle dit que les Institutiones sont « già pubblicate in parte ed a cui tuttodi
lavora [il Sanseverino] ». Le terminus a quo est-il donc 1853 ? Non, car l'ouvrage
cite quelques tomes des Annales de philosophie chrétienne, le tome VII «et
praesertim t. XII sqq. passim » ; or le tome VII est de janvier-juin 1853, le
tome XII est de juillet-décembre 1855. Donc, conclut la Civiltà. les Institufiones
ont dû paraître entre la fin 1855 (ou le début 1856) et la fin 1858.
Nous hésitons à intervenir dans ce débat, parce que nous n'avons pas pu
consulter les Institutiones qu'il s'agit de dater. Nous ne croyons cependant pas
s une erreur typographique: l'ouvrage porte 1851, et Sanseverino témoigne lui-
même qu'on en a commencé l'impression a cette date. Nous sommes enclin à
penser que les Institutiones sortirent de presse vers le milieu de l'année 1853, car
les arguments invoqués par la Civiltà pour reculer cette date jusqu'en 1855-1856
nous semblent peu probants. Pendant l'impression de son ouvrage, Sanseverino a,
jusqu'au dernier moment, ajouté des citations de travaux qui venaient de paraître ;
n'est-il pas étrange qu'il n'ait mentionné aucune publication de 1854 ? Quant à
,i citation des Annales de philosophie chrétienne, « praesertim t. XII sqq.
passim », elle est extrêmement vague. Et puis, nous renvoie-t-elle aux années
1855-1856 ? Pas nécessairement, à moins d'être précisée. En effet, les Annales,
(ondées en 1830, comprennent deux tomes par an, et la numérotation en est
double ; l'une est continue, l'autre se renouvelle à l'intérieur d'une série, et une
série s'étend généralement sur dix ans (de 1830 à 1840, on trouve cependant
deux séries). Ce qui fait que le 12e volume de la collection (janvier-juin 1836),
le 31e (juillet-décembre 1845) et le 51e (juillet-décembre 1855) sont tous trois des
,tome XII *; ils appartiennent respectivement à la 1", à la 3° et & la 4° série.
Ajoutons que le tome XII de la première série (1836) fut réédité en 1849, et était
donc récent lors de l'impression des Institutiones. Si la citation des « t. XII sqq. »
60 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

Comme la Philosophia christiana, ils furent achevés par Signo-


riello (5).
A son labeur d'écrivain, à ses préoccupations de directeur de
revue, Sanseverino ajoutait la charge de professeur. En 1846, le
nouvel archevêque de Naples, Mgr Riario Sforza, lui avait confié
la chaire de logique et de métaphysique dans son lycée. Il fut un
maître exemplaire ; non content de faire bénéficier ses élèves de
sa vaste érudition, il les initiait au travail personnel et se les asso
ciait comme collaborateurs. Il reconnut lui-même, dans sa Philo-
sophia christiana, l'aide qu'il reçut de Nunzio Signoriello et de
Joseph Prisco (" ; comprenant la fécondité d'un travail par équipe,
il rêvait de fonder l'« école de Naples ». Une mort soudaine mit
fin à sa bienfaisante influence : le 16 novembre 1865, il fut emporté,
victime du choléra asiatique.
Si la gloire de Sanseverino fut sans déclin, elle ne s'inscrit
dans les annales du néothomisme qu'après 1850. Le premier ou
vrage où se lit la volonté de s'inspirer du moyen âge, / principali
sistemi, fut écrit entre 1850 et 1853. Cette volonté s'affirma tout à
coup, de manière énergique, lorsque Sanseverino abandonna ses
Institutiones et commença sa Philosophia christiana, soit probable
ment en 1853.
Quels facteurs expliquent cette décision ? Nous ne croyons pas
faire erreur en affirmant que ce sont ceux-là mêmes qui mirent fin

ne désigne pas les Annales de 1855-1856, rien n'empêche de croire que les Insti-
tutiones sortirent de presse en 1853. En septembre 1853, La Scienza e la Fede
déclare que les Institutiones sont déjà partiellement publiées et que Sanseverino
travaille à leur achèvement ; cela pourrait signifier qu'un premier volume a paru
ec qu'un second est en préparation. Le texte des Elementa, cité au début de
cette note, explique pourquoi ce second volume n'a jamais vu le jour.
Quoi qu'il en soit de la date exacte des Institutiones, il est certain que San
severino consacra de nombreuses années a l'étude avant de chercher son inspi
ration chez les anciens. Il avoue, en 1862 : « me pluribus abhinc annis totum
Philosophicis studiis deditum in eam denique sententi&m venisse, philosophiam...
restitui non aliter posse, nisi ad eam, quae a ss. Ecclesiae Patribus tradita. ...
disciplinam revocetur » (Philosophia Christiana, t. I, p. 3).
,5) Le premier tome parut en 1864, le deuxième en 1865; le troisième, dû à
Signoriello, comprend deux parties publiées, l'une en 1868, l'autre en 1870.
,"' Logica, vol. I, p. 150. Ces deux disciples de Sanseverino se firent un nom
dans le néothomisme. On trouve la liste de leurs oeuvres personnelles dans
A. Pf.lzer, Le» initiateurs, pp. 250-251.
GAÉTAN SANSEVERINO 61

aux hésitations de Liberatore. Depuis 1840, en effet, les rapports


sont fréquents et cordiaux entre le collège des jésuites et le lycée.
Professant les mêmes cours, préoccupés des mêmes problèmes,
Liberatore et Sanseverino ont dû, sans aucun doute, se faire maintes
confidences sur l'évolution de leur pensée. Liberatore a-t-il narré
'.ts événements de 1833, qui marquèrent les débuts de son enseigne
ment, et a-t-il fait l'éloge de son ancien provincial, exilé à cause
du thomisme ? Sanseverino est-il entré en relation avec Taparelli ?
Toujours est-il que nous trouvons, dès juillet 1841, un article de
Taparelli dans La Scienza e la Fede ; et ce n'était là que le début
dune collaboration qui alla grandissant d'année en année. N'est-ce
pas sur le modèle de la revue diocésaine que les jésuites fon
dèrent, en 1850, la Civiltà cattolica ? Liberatore attendit l'article-
programme, paru en 1853 dans les colonnes de la Civiltà, pour se
consacrer entièrement à la restauration thomiste ; ce fut ce même
article, croyons-nous, qui entraîna l'adhésion définitive de Sanse
verino.
En tout cas, la question de priorité ne se pose pas de façon
sérieuse entre le thomisme de Liberatore et celui de Sanseverino ;
les deux auteurs dépendent de Taparelli et peut-être de Dominique
Sordi 'r ; entre eux, pas de rivalité : chacun se réjouit des succès
de l'autre comme des siens propres. La Scienza e la Fede loue les
Institutiones de Liberatore "" ; Sanseverino reconnaît, en 1862, que
Taparelli et Liberatore ont réintroduit le thomisme en Italie « depuis
de nombreuses années » 19). De leur côté, les hommes de la Civiltà
ne font pas mystère de leur joie, lorsque paraît la Philosophia
christiana lll". Ces nobles sentiments des initiateurs du néothomisme

17) C. Besse. dans une brochure de vulgarisation (Deux centre» du mouve


ment thomiite, Rome et Louvain, Paris, Letouzey et Ané, 1902, pp. 12-13),
attribue au P. Sordi la conversion de Sanseverino, et la situe en 1840.
(*) Par la plume de Louis Palmieri. t. IV (1842). pp. 351-353.
*1 Philosophia christiana, Logica, vol. I, pp. 150-151.
101 Le 2 mars 1863, Liberatore écrit, en parlant de l'auteur de la Philosophia
christiana: cil peut dire en vérité: Exegi monumentum aere perennius. Son
travail est d'un prix inestimable et vaudra à saint Thomas la victoire définitive ».
Quant au P. Kleutgen, « il n'en fut pas seulement content et satisfait, il en
eut une extase », raconte le P. Curci. Ces deux témoignages sont cités dans
l'éloge funèbre de Sanseverino, La Scienza e la Fede, t. LX (1866), appendice,
p. 16*. en note.
62 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

méritent d'être rappelés par l'historien, à meilleur titre que les dis
eussions tardives et parfois partisanes sur la priorité de Liberaton
ou de Sanseverino lll).
La philosophie de Sanseverino se divise en deux grandes par
ties ; l'une étudie l'âme, en tant qu'elle est sujet de la connais
sance : c'est la philosophie subjective ; l'autre, la philosophie ob
jective, étudie les choses et l'esprit humain, considéré cette foii
comme objet de connaissance. La philosophie subjective comprenc
quatre traités : la logique, la dynamilogie ou l'étude des facultés
l'idéalogie et la critériologie. La philosophie objective se divise er
théologie naturelle, cosmologie, anthropologie et éthique (1U).
A l'état « achevé », c'est-à-dire en comptant les deux tome*
ajoutés par Signoriello, la Philosophia Christiana totalise 3080 pages
et pourtant seules la logique et une partie de la dynamilogie >
sont exposées. Aussi, pour connaître l'épistémologie de Sanse
verino, ce monumental ouvrage ne nous est guère utile ; nous
avons dû recourir aux Elementa, qui exposent une philosophie
complète, mais dans des cadres plus réduits ,12).

La critériologie, dit Sanseverino, répond à la question : nos


facultés peuvent-elles nous procurer une connaissance certaine de
la vérité ? Elle est, par le fait même, une recherche des critères
du vrai, car on appelle critère une faculté de connaissance, con
sidérée comme source de vérité ll3).

1") Le cardinal Gonzalez défend la priorité du thomisme de Sanseverino


dans son Histoire de la philosophie, trad. Pascal, Paris, Lethielleux, 1891, t. IV,
p. 427 ; de même D. Lanna, L'antesignano del neotomismo in Italia, dans Rivista
di Filosofia Neo-scolastica, t. 4 (1912), pp. 1-19. D'autre part, la Civihà cattolica,
dans le compte rendu de l'Histoire du card. Gonzalez, Série XIV, vol. X (1891),
pp. 580-592, et dans // P. Matteo Liberatore. Memoria necrologica, Série XV,
vol. IV (1892), pp. 352-360, soutient la priorité du thomisme de Liberatore, en le
faisant remonter à 1840. Le P. Dezza, dans Aile origini del neotomismo,
pp. 69-76, tient une opinion semblable ; d'après lui, Liberatore aurait attendu
des circonstances favorables pour professer ouvertement le thomisme auquel il
adhérait depuis toujours; Sanseverino, par contre, ne serait thomiste que depuis
peu d'années avant 1862.
("») Philosophia christiana, Logica, vol. I, p. 158.
(") Les Elementa (2° édition, Naples, 1873) comprennent quatre tomes de
637, 526. 330 et 316 pages.
(") Elementa philosophiae christianae, 2e éd.. 1873. t. I. p. 539.
GAÉTAN SANSEVERINO 63

La définition de la vérité est classique, au moins dans sa for


mule : la vérité est la conformité de l'esprit avec la chose connue.
Si l'auteuT ajoute que l'esprit doit être conforme à la chose connue,
telle qu'elle est en elle-même », il veut exclure par là la con
naissance symbolique et non la connaissance par species : cette
dernière, en effet, atteint les essences mêmes des choses. La vérité
appartient en propre au jugement, imparfaitement, mais nécessaire
ment, à la simple appréhension ,U).
Pour acquérir avec certitude la vérité, il faut des critères.
Ceux-ci se diversifient selon la nature des vérités auxquelles ils
s'appliquent. Les vérités contingentes immédiates relèvent de la
conscience ou des sens externes ; les vérités nécessaires immédiates
K>nt connues par l'intelligence ; les vérités conclues s'obtiennent
par induction ou par syllogisme. Intelligence, induction et déduc
tion sont trois aspects du même critère : la raison. Le tableau des
critères se complète par la mémoire et l'autorité. L'autorité se
distingue des autres critères en ceci : elle ne fait pas voir la con
venance ou l'opposition du prédicat et du sujet de la vérité, qu'elle
atteste ; elle constitue un critère externe, alors que les autres sont
appelés à juste titre des critères internes. En un certain sens,
cependant, elle peut être ramenée à ces derniers, car, sans eux,
elle perdrait toute consistance l15).
Les critères internes sont identiquement les facultés de con
naissance. Cette identification constitue la raison profonde pour la
quelle Sanseverino ramène à la raison les critères d'intelligence,
d'induction et de déduction, qui s'appliquent à des vérités d'espèces
différentes ; elle explique également l'addition de la mémoire à
m série déjà obtenue ; enfin, elle sépare Sanseverino de Liberatore
et permet de caractériser sa théorie par ailleurs peu originale. Cer
tains philosophes récents, dit Sanseverino, ont voulu établir en cette
matière une distinction qui semble dénuée de fondement : ils con
sidèrent les facultés comme des moyens de connaissance et assignent
à la seule évidence objective le rôle de critère. Or c'est là une
erreur manifeste. En effet, un critère unique pour toutes les vérités,
et distinct de nos moyens de connaître, est inutile : si nos facultés
nous permettent d'acquérir avec certitude des vérités, à quoi sert

(") Ibid.. pp. 53-54. (") Ibid.. pp. 542-544.


64 l'épistémologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

ce nouvel instrument judicatoire ? De plus, il y a des connaissances


certaines qui ne sont pas évidentes. Si la connaissance simple,
par laquelle nous appréhendons les choses en elles-mêmes, et la
connaissance complexe qui atteint les premiers principes, sont
douées d'évidence, par contre, la saisie des vérités de fait et la
connaissance par laquelle nous appréhendons une chose dans une
species étrangère, sont loin d'être évidentes. L'évidence ne peut
être le critère unique de la certitude, car ces deux propriétés ne
vont pas toujours de pair ll6). Ce raisonnement est manifestement
inspiré de Balmès : l'évidence dont parle Sanseverino, est l'évidence
balmésienne ; et la species étrangère à la chose connue n'est-elle
pas ce que Balmès appelait la représentation par causalité ? D'autre
part, le « philosophe récent » qui se trouve visé est sans aucun doute
Liberatore ou, plus précisément, le Liberatore de 1845 ; on s'en
souvient : les Institutiones de 1845 groupaient, sous le vocable
« évidence », aussi bien la vue d'un concret que celle d'un prin
cipe abstrait ; Sanseverino rejette cette innovation et rend à l'évi
dence sa signification univoque et abstraite.
Le problème critériologique se trouve ainsi nettement défini :
nos facultés sont-elles capables de nous fournir des certitudes ?
Ce problème met aux prises les « dogmatiques » et les « scep
tiques » ; les premiers croient à la valeur de nos facultés, les
seconds la rejettent, en tout ou en partie. Le scepticisme vulgaire
doute de la réalité du monde extérieur ; le scepticisme transcen-
dental considère comme une apparence même les dispositions et
'.'existence du sujet ; enfin, le scepticisme mystique n'accorde de
confiance qu'à la révélation divine ll7). Contre ces divers genres
de scepticisme, Sanseverino justifie l'un après l'autre les critères
qu'il a discernés.
D'abord la conscience. La conscience relève à la fois de la
faculté sensible et de l'intelligence. Elle témoigne de l'existence
réelle du sujet connaissant et de ses impressions. Son témoignage
ne peut être garanti par une démonstration, mais le récuser, n'est-ce
pas se contredire ? Les anciens sceptiques le reconnaissaient ; seuls,
Hume et Kant prétendent que la conscience ne révèle qu'un phé
nomène, dépourvu de consistance nouménale. Pour atteindre un

(") Ibid.. pp. 544-545. (") Ibid.. p. 548.


GAÉTAN SANSEVERINO 65

noumène, dit Kant, il faudrait une intuition ; mais, remarque San-


severino, la conscience, — qu'elle soit habituelle ou actuelle, peu
importe, — est une présence immédiate de l'âme à elle-même :
dans la conscience de soi, représenté et représentant se confondent ;
dès lors, Kant lui-même devrait admettre l'existence réelle du sujet
et de ses impressions. Que l'on ne croie pas à une déduction de
l'existence du sujet à partir de celle de ses actes. Si les actes ne
sont pas perçus comme miens, c'est-à-dire si le sujet n'est pas
perçu au moins confusément dans ses actes, aucune dialectique
-.établira jamais son existence. Mais affirmer que la « véracité »
de la conscience est une vérité « primitive de fait », affirmer que
nous ne connaissons rien sans nous connaître nous-mêmes, cela ne
signifie pas, comme le prétendait Descartes, que la conscience
actuelle de soi doive absolument précéder toute connaissance
d'objet, ni que la conscience soit le critère général de toute con
naissance, comme le veut Galluppi. Le sens de cette affirmation
est le suivant : aucune connaissance n'est certaine si elle n'est nôtre ;
pour connaître avec certitude, il faut savoir que nous connaissons.
La conscience est donc la condition de l'existence de la science,
elle n'en est pas la source ,1*1.
Historiquement, le témoignage des sens extérieurs a été plus
combattu que celui de la conscience. Descartes, Malebranche,
Cousin tiennent un réalisme hypothétique : la véracité divine, la
révélation ou le principe de causalité deviennent, chez eux, les
moyens de passer du monde interne à une existence extérieure.
En face de ce réalisme, on trouve l'idéalisme ; subjectif, chez les
anciens sceptiques, pour qui l'âme crée les perceptions sensibles,
objectif chez Berkeley, l'idéalisme est transcendental chez les phi
losophes allemands du XIX1 siècle. Sanseverino adhère au réalisme
« naturel et empirique » d'Aristote et des Pères. L'objet de nos
sens externes, dit-il, est concret et corporel : ce sont les qualités
sensibles ainsi que la substance qui les soutient (l9). La connais
sance que nous en avons est immédiate, quoiqu'elle soit représen
tative ; comme dans la connaissance intellectuelle, la représentation
est le moyen de connaître et non l'objet connu (20). La perception

(") Ibid.. pp. 549-555. (") Ibid., pp. 226-228.


("' Ibid.. pp. 234-235.
66 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SlàCLE

sensible résulte d'une action exercée par la chose sur nos organes ;
dès lors, elle est objective par nature, elle nous manifeste la réalité
de la chose perçue (ai). L'idéalisme fait fausse route, continue San-
severino, parce qu'il part d'une description de la sensation qui
n'est pas conforme à l'expérience et qui ne tient pas compte de
son interprétation métaphysique : si l'on ignore tout des species,
on peut évidemment objecter au réalisme aristotélicien qu'une con
naissance des choses suppose un sujet de même nature corporelle
qu'elles, ou encore qu'elle entraînerait une impossible action ad
extra du sujet connaissant. De plus, le fait interne de la sensation
confond l'idéaliste subjectif : la sensation n'est-elle pas un phéno
mène indépendant de notre volonté au point que l'âme n'en puisse
être dite la cause suffisante ? Et d'autre part, nous savons que l'état
de nos organes influence la perception : comment soutenir alors,
avec l'idéaliste objectif, que Dieu, auquel rien ne résiste, soit la
cause de nos sensations ? Quant à l'idéalisme transcendental, il ne
peut expliquer ni la réalité, ni la représentation réelle, car il se
cantonne dans l'ordre des principes abstraits. Le réalisme hypo
thétique d'un Cousin conclut, à partir de phénomènes internes sur
lesquels se greffe le principe de causalité, à une cause extérieure
de ces phénomènes ; mais il n'aboutit pas à un réalisme intégral,
car la cause explicative pourrait être l'âme ou Dieu aussi bien
que les corps (221. La seule position tenable est donc bien celle
d'Aristote : l'existence du monde sensible est une vérité « primitive
de fait » ; nos perceptions nous la manifestent de façon immédiate.
Si nos jugements d'existence sont vrais, en est-il de même de
nos jugements de nature ? Ces jugements sont de deux sortes :
ils ressortissent aux sens, ou à l'intelligence informée par eux. Au
sujet des « jugements des sens », saint Thomas est formel : les
sens ne se trompent jamais par rapport à leur objet propre ; on
évitera les erreurs possibles dans les sensibles communs et dans
les sensibles per accidens, en contrôlant un sens par un autre. Quant
aux jugements intellectuels, ils sont vrais, car si l'intelligence affirme
des choses ce que les sens lui en ont fait savoir, elle ne peut
errer, puisqu'elle traduit ce qui est ; et si l'intelligence juge de
la nature des choses, en se basant sur les indications des sens, ses

(") Ibid., p. 242. (") Ibid., pp. 559-565.


GAÉTAN SANSEVERINO 67

jugements seront vrais, parce que les notions qui interviennent dans
de tels jugements sont abstraites des phantasmes et douées de
réalité objective (23).
Après avoir justifié la conscience et les sens externes, Sanse-
verino passe au troisième critère, la raison. La raison est, nous
1 avons vu, intuitive, inductive ou déductive. Dans sa première
fonction, l'intelligence joint entre elles, par une vue immédiate,
deux, idées qui s'impliquent. Les axiomes ou jugements premiers
•ont immédiatement évidents et nulle impossible démonstration
a ajouterait à leur certitude. Leur rôle n'est pas d'établir une exis
tence objective ; rapportés au monde réel, ils sont hypothétiques.
L'induction incomplète n'entraîne qu'une conclusion probable, au
cire de Leibniz, de Wolff et de Locke ; aux yeux de Hume, elle
n'a aucune valeur. Ces philosophes font erreur, déclare Sanseverino.
,Ce que nous découvrons réalisé en plusieurs individus, nous l'attri
buons légitimement à la nature des choses ; aussi la question de
la valeur de l'induction se ramène-t-elle à celle-ci : l'ordre naturel
est-il stable ? Et la réponse ne fait pas difficulté : les choses étant
déterminées, elles doivent nécessairement agir de façon identique
dans des circonstances répétées. Leibniz objecte cependant : pour
qu'une proposition soit certaine, il faut que sa contradictoire soit
impossible. D'après Sanseverino, J.a définition leibnizienne est trop
étroite ; une impossibilité hypothétique, c'est-à-dire celle qui sup
pose la stabilité de l'ordre naturel, suffit pour que sa contradictoire
soit physiquement certaine. Le syllogisme, enfin, n'a pas la stérilité
dont le frappent les sensualistes ; il comporte la vue du lien entre
.es prémisses et cette vue est nouvelle i24).
Les deux derniers critères sont la mémoire et l'autorité. Pour
celle-ci, Sanseverino énonce quelques règles aujourd'hui courantes
de critique historique ; quant à celle-là, il règle son sort en deux
phrases : la mémoire consiste à rappeler des perceptions que nous
avons eues auparavant ; elle nous trompe, lorsqu'elle nous présente
des perceptions que nous n'avons jamais eues. Mais qui ne voit
que ce rôle serait contraire à sa définition même ? Sa véracité est
donc indubitable (25).

*") Ibid.. pp. 569-573. (") Ibid., pp. 575-586.


'"1 Ibid., pp. 587-588.
68 l'épistémolocie THOMISTE AU XIX0 SIÈCLE

L'examen détaillé des différents critères, tel que Sanseverir


l'a mené, conduit à la conclusion suivante : per se, c'est-à-di
absolument parlant, nos facultés sont sources de certitudes. A
fond, nous rejoignons, après un long détour, l'argument de Lib(
ratore : il est contradictoire d'affirmer que deâ facultés de connd
sance nous mènent, de soi, à l'erreur. Mais l'erreur existe, elle e
un fait ; n'est-elle pas le fait fondamental d'une critériologie
Lorsque Sanseverino considère nos facultés « moralement », ou dai
le concret, il prend conscience de l'erreur. Les causes de l'errw
sont diverses, dit-il, et leur action est possible parce que l'intell
gence humaine est faible. Mais il faut voir où l'erreur peut i
glisser. Les sens et l'intelligence ne peuvent jamais faillir, lorsqu'i
appréhendent leur objet propre. Les premiers principes participe
à cette inerrance, car ils s'obtiennent par une simple comparaisc
de termes. Un raisonnement conforme aux règles logiques amèi
des conclusions aussi certaines que leurs prémisses ; mais, si l'argi
mentation est longue et difficile, il arrive que l'esprit se trompi
C'est pourquoi les rationalistes ont grand tort de croire à l'auti
nomie de la raison ; la révélation divine, le sens commun et
consentement universel nous sont de précieux adjuvants dans
travail intellectuel. Mais, d'autre part, les traditionalistes tombe
dans l'excès opposé : ils font de ces adjuvants des critères suprêm
de certitude. Or certitude et infaillibilité ne sont pas synonymei
la critériologie ne cherche pas à prémunir de façon absolue l'honni
contre l'erreur ; elle vise la certitude, et celle-ri s'obtient, non p
en écartant toute possibilité d'erreur, mais en indiquant des mot
suffisants d'adhérer fermement à la vérité (26).

Dans l'ensemble, la critériologie de Sanseverino diffère peu


l'étude de Liberatore sur nos divers « moyens de connaître ». Comi
Liberatore, Sanseverino ignore le problème balmésien de l'obji
tivité des idées ; mais son but est encore plus restreint que ce
de Liberatore, car il ne traite ni du critère général de la véri
ni du point de départ de la philosophie. Il se contente de déci

(**) Ibid., pp. 625-628. « Et sane, cum de criterio agitur, non id quaeri
quo humana mens errons immunis efficiatur... Ad hanc [scil. ad certitudin<
adipiscendam tota de criterio veri inquisitio spectat » (p. 628).
JOSEPH KLEUTGEN 69

objet de chacune de nos facultés cognitives ; ce travail, il le mène


ivec beaucoup de finesse : son analyse de la « conscience » ne
«ssera pas inaperçue dans l'école thomiste (27). Cependant, malgré
importance indéniable de ce travail descriptif, il semble que l'épis-
émologie ne puisse s'y enfermer. La problématique de Sanseverino
st, en tout cas, moins riche que celle de ses contemporains.

Joseph Kleutgen

A côté de Liberatore et de Sanseverino, il faut mentionner,


îarmi les initiateurs du néothomisme, le philosophe et le théologien
jrofond que fut le P. Kleutgen.
Né à Dortmund, en 1811, Joseph Kleutgen fréquenta dans sa
eunesse les universités de Munich, de Munster et de Paderborn.
)éçu par les théories qu'on y enseignait, il se donna entièrement
i la foi catholique en 1832 et rechercha dans la tradition chré-
ienne, chez les Pères de l'Eglise et les grands scolastiques, une
philosophie solide, cohérente et conforme au dogme. Entré en 1834
dans la Compagnie de Jésus, il étudia à Brigue et à Fribourg, en
Suisse. Il fut ordonné prêtre en 1837 et nommé, en 1842, pro
fesseur de rhétorique à Brigue. L'année suivante, il fut appelé à
Rome, où il demeura jusqu'à sa mort, survenue en 1883 ,1). A Rome,
3 exerça des activités fort diverses ; retenons qu'il enseigna l'élo
quence sacrée au Collège germanique et s'occupa des jésuites alle
mands qui fréquentaient l'Université grégorienne : il fut aussi con-
sulteur de la Congrégation de l'Index et put ainsi donner son avis
sur les courants traditionaliste et ontologiste qui se développèrent
an peu partout au XIXe siècle ; enfin, il consacra plusieurs années
su travail personnel : en 1853, il publia Die Thcologie der Vorzeit

'27) En 1923, le P. A. Gardeil s'en inspirera pour établir l'existence d'une


perception expérimentale de l'âme par elle-même (Vide infra, chap. IV, art. 1,
! 3). Notons, à ce propos, que, d'après le P. Gardeil (La structure de l'âme et
tapérience mysfique, Paris, 1927, t. I, p. XXXl), Sanseverino aurait été élevé
a cardinalat en même temps que Zigliara, soit en 1879. En réalité, il est mort
smple chanoine, en 1865.
, 1) Sauf deux absences d'une année, en 1848 et en 1862.
70 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIECLE

et, en 1860-1863, Die Philosophie der Vorzeit (2). Ces ouvrages


rédigés en langue vulgaire, eurent un énorme retentissement ei
Allemagne et valurent à leur auteur le titre de Thomas redivivus
l'ouvrage de philosophie fut traduit en italien par le cardinal Rei
sach et le P. Curci, en français par le P. Constant Sierp (3) : c'es
dire l'intérêt qu'il suscitait dans le monde occidental.
Kleutgen est vraiment un initiateur du néothomisme. Il sembh
ignorer les travaux de Balmès, de Liberatore et de Sanseverino
Ses idées étaient certainement fixées bien avant qu'il ait pu ei
prendre connaissance. Sa philosophie fut édifiée au contact «Je
grands docteurs scolastiques ; elle a, nous semble-t-il, le mérite di
l'originalité et, ce qui plus est, de la profondeur.
Les quatre tomes de l'oeuvre philosophique de Kleutgen ex
posent la pensée des scolastiques, et principalement de saint Tho
mas, sur les points les plus controversés dans le monde catholîqui
de 1850. Ils traitent des représentations intellectuelles, du problèmi
des universaux, de la certitude, des principes, de la méthode phi
losophique, de l'être, des corps, de l'homme, de Dieu. On ni
peut cependant pas voir dans cette « somme » une théorie de li
connaissance, une métaphysique, une cosmologie, une anthropo
logie et une théodicée systématiques. Dans chacune de ces branches
l'auteur choisit quelques questions. Il ne se soucie point d'êtri
complet ; il fait oeuvre de polémiste, non de professeur. Force nou
est donc, à nous aussi, de nous limiter à quelques points, san
prétendre exposer intégralement l'épistémologie de Kleutgen.
Notons d'abord l'esprit qui anime son oeuvre. Kleutgen s^
montre nettement néothomiste : fidèle à la tradition, il s'efforça
de la dépasser (4). Il refuse de suivre ses contemporains malhabiles
— Lamennais et Bautain en France, Gioberti en Italie, Hermès e
Gunther en Allemagne, — qui « n'ont pas su se défendre du plu

,2) Sur Kleutgen, voir F. LaKNER, Kleutgen und die Itfrchliche Wissenachai
Deutschland» im XIX. Jahrhundert, dans Zeitschrift fiir Içatholische Theologit
t. 57 (1933). pp. 161-214.
(•) La filosofia antica eiposta e difeso. 5 vol., Rome, 1866-1867. La philosophi
scolastique exposée et défendue, 4 vol., Paris, Gaume et Duprey, 1868-1870. Cet
aux pages de cette dernière traduction que renvoient les notes de notre texte
(4) Au dire de certains, Kleutgen aurait lui-même rédigé l'encyclique Aetem
Pains. Cfr LaKNER, Kleutgen, p. 199.
JOSEPH KLEUTGEN 71

grand préjugé des temps modernes, à savoir, qu'il était réservé à


notre siècle de lumière de découvrir la vérité, cachée à tous les
siècles précédents » ,5) ; ainsi, pour justifier le catholicisme, ces
apologistes cherchaient à mettre au jour un fondement nouveau
des connaissances humaines. En fait, ils se laissaient égarer par
les principes mêmes des systèmes qu'ils voulaient combattre : avec
Descartes et les protestants, ils voulaient reconstruire à nouveaux
frais tout l'édifice intellectuel. « Ils auraient dû comprendre, écrit
Kleutgen, qu'au lieu de renverser, il était de leur devoir de dé
fendre l'enseignement traditionnel contre les novateurs, et de s'at
tacher à le développer et à le perfectionner » (*). Car il faut pro
longer la tradition, l'adapter aux problèmes actuels, Kleutgen le
déclare expressément : « Jamais nous n'avons prétendu, dit-il, que
toutes les questions posées de nos jours aient été résolues dans
l'ancienne école d'une manière absolument complète, et jamais non
plus nous n'avons contesté qu'on puisse se servir avec fruit, pour
la solution de ces questions, des travaux de la nouvelle philosophie.
Ce que nous contestons, c'est que, pour parfaire les sciences phi
losophiques, on doive renier les principes de l'antiquité et aban
donner les voies qu'elle nous avait tracées » (7).
Voyons quel est, d'après l'auteur, l'enseignement de la tra
dition en ce qui concerne l'intelligible et la certitude.
L'intelligence, nous dit Kleutgen, est une faculté supérieure
aux sens ; alors que ceux-ci ne perçoivent que les accidents va
riables des choses, l'intelligence saisit l'être ou la substance ").
L'intelligible est un abstrait. « L'essence des choses matérielles
que nous connaissons, se trouve à la vérité en chacun des corps,
mais nous ne la percevons pas telle qu'elle y existe en réalité,
c'est-à-dire que nous ne la percevons pas avec tous les caractères
accidentels qui appartiennent aux individus. Or, connaître une chose
existant individuellement dans une matière corporelle, mais non de
la manière dont elle y existe, c'est ce qu'on appelle abstraire » (9).
L'abstraction, étant négative, ne déforme pas l'objet : « nous con
sidérons à part ce qui dans l'objet est réuni à d'autres choses, sans

M La philosophie scolastique, t. I, p. 13.


|*i Ibid., p. 16. (7) Ibid.. t. II, p. 110.
(*) Ibid.. t. I. pp. 63, 181-183. Cl Ibid., p. 129,
72 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

porter aussi notre pensée sur ces autres aspects que l'objet présente,
ou en les en séparant » (10).
L'intelligible est aussi un universel. Mais ce second caractère
doit être bien compris. D'après Locke, l'intelligence, portant son
regard sur les représentations sensibles, élimine les différences
qu'elles présentent pour n'en retenir que les caractères communs :
l'abstraction serait formellement universalisante, et ferait suite à
une comparaison ; des abstractions successives donneraient lieu à
des concepts de plus en plus universels. D'après les scolastiques,
au contraire, les concepts abstraits ne résultent pas de la compa
raison de plusieurs objets individuels, et les concepts les plus ab
straits sont les premiers par lesquels l'intelligence pense chacun
des objets qui lui sont présentés. Laissant de côté les accidents
sensibles, ils sont aptes à exprimer plusieurs objets particuliers.
« Néanmoins il ne s'ensuit pas que nous connaissions l'universel
comme tel, toutes les fois que nous pensons les choses par des
concepts universels. Autre chose est, en effet, connaître par des
représentations universelles, autre chose connaître distinctement
l'universalité de ces concepts. Autre chose est percevoir dans un
objet uniquement ce qui lui est commun avec d'autres, autre chose
savoir en même temps que ce que nous en pensons lui est commun
avec beaucoup d'autres objets » ,1". Bref, l'intelligence saisit l'es
sence des choses, au delà des phénomènes extérieurs ; si l'on dit
également qu'elle saisit l'universel, et non le singulier, c'est « parce
qu'il n'y a d'universel dans les choses que ce qui leur est essentiel,
et non ce qui leur est accidentel » (12).
On voit quel est le rapport de l'intelligible et du sensible. Il
est important d'ajouter que, d'après Kleutgen, un rapport analogue
existe entre l'essence et l'existence actuelle. On arrive ainsi à énoncer
un troisième caractère de l'intelligible : l'intelligible est de l'être
idéal ou du possible. Ce caractère doit être souligné si l'on veut
triompher du kantisme. D'après Kant, en effet, la pensée « for
melle » se distingue de la pensée « réelle » et, pour avoir une
valeur « réelle », l'intelligence doit s'appuyer sur la sensibilité. Dans
cette terminologie, le réel, en tant qu'on l'oppose au formel, signifie

(1*) Ibid., p. 130. (") Ibid., pp. 137-138.


(") Ibid., p. 184.

%
JOSEPH KLEUTGEN 73

! actuel ou ce qui existe actuellement ; il s'identifie à « ce qu'autre


fois on appelait physique ou physiquement réel, et auquel on oppo
sait non seulement ce qui est purement logique (ou formel d'après
la terminologie moderne), mais encore le métaphysique ou ce qui
est métaphysiquement réel » ,13). L'erreur de Kant est de « con
fondre la réalité ou l'objectivité avec l'existence actuelle ou l'ac-
tuaKté » "*), en d'autres mots, de négliger les valeurs idéales ou de
renier l'intelligible.
Nous retrouvons donc le « monde idéal » dont Balmès avait si
fortement marqué la transcendance ; chez Kleutgen, il jouit des
mêmes prérogatives que chez le philosophe espagnol : il définit
1 intelligibilité, et la vérité de ses lois « ne dépend pas de l'existence
des choses qui apparaissent aux sens » (l°) ; c'est un monde de
possibles. Quelques citations nous en convaincront. « Quoique par
nos pensées abstraites, dit Kleutgen, nous ne devenions pas cer
tains de l'existence des choses, cependant nous savons par elles,
non seulement que certaines choses peuvent exister, pendant que
d'autres ne le peuvent pas, mais encore quelles relations les pre
mières ont les unes avec les autres, quand elles existent, et d'après
quelles lois elles opèrent et vivent. Bien que nous pussions douter
qu'il y ait en réalité un espace et des corps, du mouvement et
des quantités, nous resterions néanmoins certains par la seule pensée
pure que tout ce que les mathématiques enseignent des quantités
et la physique du mouvement, doit se vérifier dans le monde des
corps, s'il existe » . Si ce monde n'existait pas, il serait du moins
nécessairement possible, puisqu'il y a de l'intelligible : « dès que,
5ortant du domaine des choses particulières et concrètes, nous nous
élevons jusqu'à l'universel et à l'idéal, il nous faut admettre des
choses possibles qui ne sont pas réelles ou concrètes. Si donc il
ne peut pas y avoir des choses purement possibles, si le domaine
du vrai cesse là où se termine le domaine des réalités concrètes,
toute notre science et toutes nos pensées sont fausses » (17). L'exis
tence n'est pas objet de science ; elle est contingente, elle dépend
du libre vouloir divin : « les choses ne commencent pas à exister

(") Ibid., t. II, p. 52. ("i Ibid., p. 52.


(") Ibid.. p. 54. (") Ibid., p. 61.
(") Ibid.. p. 83.
74 l'épistémologie THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

par cela seul que Dieu les pense ; elles ne sont produites que s
la volonté de Dieu vient se joindre à sa science » ,1". Or « la scieno
que Dieu avait du monde avant de le créer n'avait-elle aucun*
vérité ni aucune valeur ? N'existerait-elle pas en Dieu, si Dieu n'avai
jamais réalisé son idée du monde, s'il n'avait pas créé ? La grand*
affaire de la science consiste précisément à trouver cette pensé*
et à comprendre les choses mobiles du monde réel par les idée:
éternelles. Cette science, nous devons sans doute l'acquérir pa
l'étude des choses existantes, parce que nous ne percevons pa:
l'essence des choses dans les idées éternelles, et que les concepti
ne nous sont pas innés. Mais, si l'acquisition de notre science dépenc
de l'existence des choses, nous ne pouvons pas en dire autant de sor
objet et de sa véri1.é. Les concepts que nous formons à la vue
des choses restent éternellement vrais, encore que celles-ci cessenl
d'exister, et c'est sur la perception de cette vérité intrinsèque de
nos concepts que repose notre science » ,19). Et la conclusion de
Kleutgen est catégorique : « C'est donc incontestablement la doc
trine des scolastiques, que nos pensées ont une vérité objective,
même abstraction faite de la réalité des choses sensibles, à l'occa
sion desquelles ces pensées naissent dans notre intelligence » (201.
Sachant ce que Kleutgen entend par intelligible, nous pouvons
aborder maintenant, à sa suite, la question de la certitude. Ici
encore, nous retrouvons des idées chères à Balmès.
Le premier problème est celui-ci : pour atteindre la certitude
scientifique, faut-il commencer par douter réellement de tout, ou
suffit-il de douter méthodiquement ou fictivement ?
Il n'est ni permis ni commandé de douter réellement de toutes
les vérités qui n'ont pas encore été reconnues comme vraies par
le philosophe. Un pareil doute, dit Kleutgen, doit être rejeté comme
immoral l211. Ecoutons l'auteur : « Qu'en général il existe une vérité,
ou qu'au-dessus de ce monde sensible il y ait une réalité que les
sens ne peuvent atteindre, qu'il existe une différence essentielle
entre le bien et le mal moral, que l'homme puisse espérer avec
certitude de parvenir, par la charité et les bonnes oeuvres, à la
félicité dont il a soif, qu'il y ait une cause suprême de toutes

("i Ibid., p. 80. (") Ibid., pp. 94-95.


(**) Ibid., p. 55. (") Ibid., t. I, p. 435.
JOSEPH KLEUTGEN 75

cnoses. source de l'ordre moral, voilà des vérités, disons-nous, qui


*ont manifestes à l'homme par sa nature raisonnable même, de
telle façon qu'il pèche, s'il les révoque en doute » ,22). Ces vérités
sont un don de la nature ; elles doivent subsister, même au moment
où l'esprit, réfléchissant, enquête sur leur valeur et sur leur fonde
ment ; quel serait sinon le malheur de l'humanité, s'exclame
KJeutgen . « Il est facile de convaincre ceux qui sont capables de
quelque réflexion que leur connaissance de la vérité n'est pas scien
tifique, qu'ils ne la déduisent pas des premiers principes de la
pensée et qu ainsi ils ne peuvent pas la défendre contre les attaques
du scepticisme. Si donc, lorsqu'on parvient à savoir que nos con
naissances ne sont pas scientifiques, la conviction de la vérité de
ces connaissances s'ébranlait pareillement, quel serait alors le sort
de l'homme ? » (").
Pour éclairer sa réponse, Kleutgen distingue le doute habituel
et le doute actuel, u Le doute habituel, dit-il, est un état ou une
disposition de la nature raisonnable, disposition en vertu de la
quelle nous pouvons rester indécis sur la vérité d'une connaissance
toutes les fois qu'elle se présente à notre âme ». Ce doute-là est
-mpossible, quand il s'agit de l'existence de Dieu, du monde, de
.'ordre moral ou de nous-mêmes. Il supposerait en effet « que nous
n'aurions pas encore acquis ou que nous aurions perdu ce qui est
nécessaire pour connaître la vérité dont il s'agit. Or, ce que nous
ivons soutenu, c'est précisément que tout ce qui est exigé pour
la connaissance de certaines vérités résulte immédiatement de la
nature raisonnable de l'homme, de sorte que, devenu capable de
quelque réflexion, il trouve en lui-même la raison suffisante de se
décider pour ces vérités. C'est ce qui constitue la certitude habi
tuelle qui, comme aptitude de l'esprit à être certain de la vérité,
est opposée au doute habituel » (").
Le doute actuel ou la suspension du jugement, l'indécision
présente de l'esprit, peut exister en même temps que la certitude
habituelle. Mais, pour les vérités énumérées plus haut, il est im
moral. Par exemple, nous savons que le monde extérieur existe
et qu'il nous est impossible de ne pas le regarder comme réel.

(") Ibid., p. 436. i-) Ibid., pp. 441-442.


l") Ibid.. p. 444.
76 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

« Si nous remarquons ensuite que cette nécessité est en nous, sans


que nous en connaissions la source, nous pouvons en faire l'objel
de nos réflexions pour découvrir le fondement de cette certitude
et perfectionner ainsi notre connaissance, conformément aux aspi
rations naturelles de notre esprit. Si nous n'examinons pas cette
question uniquement avec l'intention d'arriver à la conscience
éclairée de notre certitude, voulant au contraire sérieusement faire
dépendre de cet examen notre jugement sur la réalité du monde
extérieur, alors la nécessité spontanée de le regarder comme réel
s impose impérieusement à l'esprit, et en même temps la conscience
nous accuse de folie ou d'orgueil, si nous nous obstinons à lui
résister. Car la conscience nous avertit clairement que nous n'exci
tons pas en nous, par un acte libre, la conviction de la réalité des
choses, mais que cette conviction naît en nous par une force néces
sitante qui pénètre jusqu'au fond le plus intime de notre esprit. Vou
loir douter malgré cette nécessité, c'est s'obstiner à ne pas recon
naître notre dépendance de la vérité » (231. Il est vrai, l'homme « peut
se soustraire à la conscience de cette nécessité, en détournant son
attention de ce qui est et se passe en lui, indépendamment de
toute étude philosophique, pour diriger sa pensée exclusivement
sur les recherches qui le préoccupent. C'est ainsi peut-être qu'à
force de raffinements sophistiques il peut parvenir à un doute sé
rieux sur l'existence des choses, mais très certainement ce doute
ne sera que passager, borné à de courts instants. La conscience
de la certitude qu'il possède s'imposera toujours malgré lui, et les
efforts qu'il fait pour douter lui sembleront à lui-même une cou
pable folie » ,2t). D'ailleurs, le genre humain tout entier s'accorde
sur les vérités capitales de la vie. On peut tirer de ce consente
ment universel une confirmation de ce qui vient d'être dit sur l'illé
gitimité d'un doute réel ,27).
Comme ses contemporains, mais sans employer le mot, Kleutgen
admet donc un sens commun qui garantit certaines vérités, indé
pendamment de toute preuve philosophique : douter de ces vérités
tant qu'on n'en a pas fourni la justification réfléchie, c'est un
péché contre l'esprit. Comme Balmès et Sanseverino, Kleutgen

(") Ibid.. p. 445. (") Ibid., pp. 446-447.


(") Ibid., pp. 447-448.
JOSEPH KLEUTGEN 77

entend la raison philosophique dans un sens péjoratif, comme si


elle était une raison orgueilleuse, la raison des rationalistes et des
protestants libéraux ; il faut, dit-il, que, « tout en recherchant phi
losophiquement les motifs de toute connaissance et le fondement
de toute science, nous ne permettions pas à la raison philosophique
de juger définitivement sur tout ce que nous pouvons savoir. Si
la raison s'applique à des vérités qui sont du domaine de la révé
lation, c'est par la révélation qu'on juge du résultat de ses investi
gations ; s'agit-il, au contraire, des premiers commencements de
toute connaissance humaine, nous devons l'accuser d'erreur, lors
qu'elle veut ébranler les convictions qui sont absolument indubi
tables pour l'homme parvenu à l'usage de la raison » ("*). Dans le
même o»_:j d'idées, Kleutgen veut que la philosophie soit «dé
monstrative », comme l'était la scolastique, mais non « inquisitive »,
comme l'est la philosophie moderne : « ce n'est pas l'office du phi
losophe de découvrir la vérité ou de nous aider à en acquérir la
connaissance » '"1 ; il doit se contenter de montrer par la raison
le bien-fondé des certitudes que nous possédons de par la nature
ou de par la révélation.
Cependant, après avoir fait ces concessions à la « nature »,
Kleutgen défend, et avec quelle énergie, les droits de la spécu
lation philosophique. Le seul doute dont il a contesté la légitimité
est le doute réel ou vécu. Que pense-t-il du doute méthodique ou
fictif ? On l'a vu, le philosophe peut rechercher la démonstration
rationnelle des vérités dont il a, par ailleurs, une connaissance
certaine. « Est-il défendu de faire abstraction, dans cette recherche,
de la certitude que nous possédons déjà, et de procéder, par con
séquent, comme si ces vérités étaient encore incertaines ? En un
mot, la prohibition du doute sérieux entraîne-t-elle pareillement
celle du doute méthodique ? Il est incontestable, répond Kleutgen,
qu'en d'autres sciences nous nous servons sans aucune difficulté
de cette méthode » (30). Pourquoi n'en serait-il pas de même en
philosophie ? Oui, nous pouvons douter des conclusions obtenues
par raisonnement ; nous pouvons aussi scruter les sources ou les
principes dont ces conclusions découlent. Comme, en théologie.

(") Ibid., p. 451. (") Ibid.. p. 463.


i«i lbid., pp. 464-465.
78 l'épistémologie thomiste au xix° siècle

le traité des « lieux théologiques » établit l'existence et l'infailli


bilité de la révélation, ainsi la « critique de la faculté de connaître »
doit-elle, en philosophie, élucider les fondements de toute connais
sance humaine. En ce sens, la philosophie est aussi une recherche
« inquisitive » (311.
Calquée sur le traité théologique de la foi, cette recherche
comprend deux questions : celle du motif et celle de la règle de
la certitude. « Le motif de la certitude est ce qui nous détermine
à adhérer fermement à une vérité, tandis que la règle de la certi
tude est ce d'après quoi on détermine ce que nous devons ainsi tenir
pour vrai. Par le motif, notre adhésion reçoit sa forme, c'est-à-dire
cette détermination ou cette fermeté qui constitue la certitude, et
par la règle son objet ou son contenu » ,32).
Les scolastiques nous reconnaissent trois « moyens » principaux
d'arriver à la certitude : la perception externe, le sens intime et
la raison. Au lieu de légitimer successivement ces trois moyens,
Kleutgen pousse plus à fond l'étude du connaître en général. Il
sait que les philosophes modernes, tel Descartes, proclament que
la grande nouveauté de leur conception vient de la place centrale
qui y est réservée à la saisie du sujet par lui-même. Les scolas
tiques, dit Kleutgen, n'ignoraient pas ce que les modernes croient
avoir découvert. Ils enseignent que l'âme se connaît elle-même
immédiatement et ils expliquent toute autre certitude par la con
science que l'esprit a de lui-même.
La connaissance, disent-ils, est d'autant plus parfaite que le
principe connaissant est plus immatériel. Une substance spirituelle
est capable de réflexion totale : en connaissant ses actes, elle
connaît également le principe d'où procède son activité ; le retour
sur soi « n'est autre chose que la perfection qui fait que la sub
stance spirituelle a un être subsistant pour soi et en soi. Les autres
formes vitales qui n'ont pas cette subsistance sont, pour ainsi dire,
répandues sur d'autres choses..., et non recueillies ou concentrées
en elles-mêmes. Mais les formes subsistantes et indépendantes de
la matière se répandent sur les choses distinctes, de manière à
influer sur elles ou à les perfectionner, sans cesser de demeurer en

("i Ibid.. p. 473. (") Ibid.. p. 504.


JOSEPH KLEUTGEN 79

elles-mêmes. L'esprit, par conséquent, se connaît, parce que, tout


en sortant de lui-même, il reste néanmoins en lui-même » (33).
Or l'immatérialité de l'esprit, condition de la conscience, est
aussi la condition de toute autre certitude. Kleutgen l'affirme, en
citant le texte du De veritate, I, 9 : « iNous obtenons la certitude
toutes les fois que nous reconnaissons la vérité de nos connaissances,
c'est-à-dire l'accord de nos pensées avec la réalité. Or l'esprit ne
pourrait pas connaître cet accord, s'il connaissait seulement son
activité sans en connaître en même temps la nature. D'autre part,
il ne peut comprendre la nature de son activité que s'il connaît
la nature du principe actif ou sa propre essence. Il comprendra
ainsi qu il appartient à l'essence d'un pareil principe de connaître
les choses comme elles sont. Le sens, au contraire, peut à la vérité
percevoir l'objet tel qu'il est, mais il ne peut pas reconnaître la
vérité de cette perception. Bien qu'il connaisse son activité, il ne
perçoit pas sa propre essence et, par conséquent, il ne connaît pas
la nature et les propriétés de son acte. Aussi saint Thomas en
tire-t-il la conclusion que l'esprit peut reconnaître la vérité de sa
connaissance par la raison que dans son activité i! fait un retour
sur lui-même » |").
L'esprit, en connaissant le vrai, sait qu'il le connaît ; la certi
tude se fonde sur la conscience de soi : ces affirmations se retrou
vent très souvent sous la plume de Kleutgen ,331. Elles expriment
son intuition la plus fondamentale. Aussi est-ce à leur lumière qu'il
étudie nos « moyens de connaître ».
La connaissance sensible, celle du sens intime ou celle de la
perception externe, « reçoit de la pensée intellectuelle qui l'accom
pagne la certitude qu'elle ne peut engendrer d'elle-même » (3".
La simple perception, interne ou externe, ne produit pas !a cer
titude ; celle-ci suppose un jugement ; « or un jugement, surtout
un jugement accompagné de conscience, n'est pas renfermé dans
la perception considérée comme telle » (37) ; la sensibilité n'est donc
pas capable de vraie certitude.
La raison, elle, en est capable. Elle est infaillible dans l'énoncé

(**) Ibid.. p. 222. (") Ibid., p. 224.


)") Ibid.. pp. 509, 543; t. II. pp. 11-12. 31-33. 49-50, 99. 106-108. III, 182-183.
(") Ibid., t. I. p. 503. (") Ibid., p. 511.
80 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

des premiers principes ou des vérités idéales. Mais encore faut-i


souligner le fondement de son infaillibilité. Les scolastiques ne s<
sont pas contentés d'observer empiriquement les principes, d'ei
constater la nécessité, d'en affirmer l'évidence. Non, ils ont cherch*
à comprendre et à expliquer la nécessité des vérités idéales, letu
vérité et l'impossibilité absolue de leur fausseté : ils ont vu dam
la conscience que nous avons de nous-mêmes et, plus profondé
ment, dans la spiritualité de notre nature, la raison de nos certi
tudes intellectuelles l3*).
Pour répondre explicitement à la double question de la règle
et du motif de la certitude, l'on peut dire que la règle de la certi
tude est constituée par les premiers principes, alors que l'évidence
en est le motif. L'évidence se réalise quand nous comprenons qu'i
est conforme à la nature de la raison de connaître les choses telles
qu'elles sont, comme saint Thomas l'enseigne dans le De veritate.
On peut, si l'on veut, distinguer dans l'évidence deux aspects,
l'un objectif, l'autre subjectif : une évidence de la chose et une
évidence en nous, la vérité évidente et la connaissance de la vérité
évidente. « Si la chose connue est un simple concept, dit Kleutgen,
la vérité consiste dans l'accord intrinsèque de ses éléments ; est-elle
au contraire un jugement, la vérité consiste en ce que la connexion
du sujet et de l'attribut exprimée par le jugement existe réellement.
Cette connexion intrinsèque doit apparaître à l'esprit avec évidence,
pour qu'un jugement puisse s'appeler évident. Il sera immédiate
ment évident, si cette connexion se connaît par la seule considé
ration des termes, et il ne sera que médiatement évident, si une
déduction est nécessaire pour connaître le lien de ces termes. Dans
le premier cas, c'est l'évidence de la vérité même, dans le second,
l'évidence de la déduction qui est le motif objectif de l'adhésion.
Toute chose qui est, assurément est vraie ; toutefois la vérité ne
lui convient que par sa relation avec la connaissance, c'est-à-dire
parce qu'elle est ou peut être connue. Pareillement, toute chose
vraie est évidente, mais elle ne l'est que pour celui auquel sa vérité
apparaît clairement. Pour nous donc une chose n'est pas évidente
par sa simple vérité, mais parce que notre intelligence peut atteindre
cette vérité. La connaissance actuelle est alors l'évidence en nous,

(") Ibid., t. II. pp. 22. 37-38.


LES PROFESSEURS DE L'UNIVERSITÉ GRÉGORIENNE 81

c'est-à-dire le motif subjectif et, par conséquent, la cause propre


ment dite (causa efficien*) de notre adhésion ferme ou de notre
certitude » m).
Cette distinction des deux aspects de l'évidence n'intéresse
pas l'auteur. Ce qui le préoccupe, c'est de réfuter le traditiona
lisme, pour lequel toute certitude repose sur la révélation primi
tive donnée par le langage, et sur l'autorité du genre humain. A
cette doctrine si répandue au XIX6 siècle, Kleutgen répond avec
saint Thomas : l'intelligence est certaine si elle saisit « non seule
ment la chose connue et sa propre connaissance, mais aussi l'accord
de sa connaissance avec l'objet ». Or « l'esprit est apte à connaître
cet accord parce que non seulement il perçoit sa connaissance,
c'est-à-dire le phénomène par lequel il connaît, mais qu'il se con
naît encore lui-même, ou sa nature propre » (401.
L'évidence objective, telle qu'elle fut défendue par Liberatore
ou par Sanseverino, ne se retrouve donc pas avec la même signi
fication ni avec la même importance chez Kleutgen. Au delà de
1"intuition des principes, qui garde un caractère psychologique ou
empirique, l'auteur remonte jusqu'à la nature même de l'esprit.
Il donne ainsi la traduction thomiste de l'instinct intellectuel de
Bal mès. Il faudra attendre soixante ans avant de retrouver, dans
lépistémologie néothomiste, des vues d'une telle profondeur. Chose
étrange, l'auteur a découvert le texte remarquable du De veritate,
I. 9, et en a souligné la fécondité, sans aucun souci de répondre
à la Critique de Kant : Descartes seul a exercé sur lui son influence,
et cette influence fut heureuse.

ARTICLE III

Les professeurs de l'Université grégorienne

A Rome, tandis que la renaissance thomiste s'affirmait avec


Kleutgen et le groupe de la Civiltà cattolica, elle était mise en
échec à l'Université grégorienne ,1). En 1853, le P. Séraphin Sordi,

•") Ibid., t. I. pp. 518-519. (") Ibid.. p. 543.


(*) L'Université grégorienne tient «on nom de Grégoire XIII: en 1582, celui-ci
82 l'épistêmologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

provincial de Rome, voulut confier au P. Liberatore une chaire


de philosophie, mais le P. Curci, directeur de la Civiltà, lui fit com
prendre qu'on ne pouvait priver la jeune revue d'un de ses meil
leurs collaborateurs (2). Au lieu du P. Liberatore, les supérieurs
nommèrent le P. Salvatore Tongiorgi (3). Du point de vue de la
renaissance thomiste, cela faisait toute une différence, car Tongiorgi
n'était pas gagné aux idées de saint Thomas : il avait fait sienne
la doctrine de Balmès et il s'apprêtait à mériter le titre de « Balmès
italien » ; il enseigna la philosophie jusqu'à sa mort, en 1865. Parmi
ses successeurs immédiats, A. Caretti, P. Tedeschini, N. Valente,
J. Egidi, F. de Melis, ont passé inaperçus ; seul Dominique Pal-
mieri (4) s'est fait un nom dans l'histoire. Professeur de philosophie
probablement de 1863 à 1869, Palmieri enseigna le dogme jusqu'en
1878 ; sur plusieurs points, il reprit les théories de Tongiorgi et,
d'après certains (5), son départ de Rome fut exigé lorsque la cause

réorganisa les études et agrandit les locaux du Collège Romain fondé en 1551 par
saint Ignace. Après l'invasion des Etats pontificaux, le gouvernement italien
établit au Collège Romain diverses écoles ainsi que la bibliothèque Victor-Emma
nuel; les jésuites reprirent leur enseignement au Palazzo Borromeo et, en 1930.
dans de nouveaux locaux, Piazza delia Pilotta. Ainsi s'explique que, de 1582
à 1870, l'école philosophique et théologique des jésuites romains s'appelle équi-
valemment « Université grégorienne > ou « Collège Romain ». mais que, depuis
1670, le nom d'« Université grégorienne » lui convient seul.
(2) Cfr P. Dezza, Aile origini del neotomismo, p. 38.
,') Salvatore Tongiorgi (1820-1865) enseigna la rhétorique à Reggio (Emilie)
et les humanités à Forli, avant d'être nommé au Collège Romain.
(4) Dominique Palmieri (1829-1909) enseigna la philosophie probablement de
1863 à 1869 au Collège Romain: il professa le dogme jusqu'en 1878. 11 passa alors
à Maastricht, où il donna des leçons d'exégèse. En 1894, il revint à Rome comme
pénitencier et consulteur de diverses Congrégations. On ne sait pas avec certitude
entre quelles dates se situe l'enseignement philosophique de Palmieri. H. HuRTER
(JVomenc/afor literarius, 3" éd., Innsbruck. 1913, t. V, col. 1910) le place entre
1861 et 1867. L. KOCH Uemiten-Lexikpn, Die Getellschaft ]eau einst une! jcizt,
Paderborn, 1934, col. 1363-1364) donne les mêmes dates. D'autre part, dans la
préface de ses Institutiones, parues en 1874, Palmieri écrit: * Institutiones phi-
losophicas edo, quas nono ab hinc anno auditoribus meis in Romano Collegio
tradere caeperam » ; d'après son propre témoignage, Palmieri aurait donc com
mencé son enseignement en 1866. Nous prenons comme dates 1863 et 1869, en
nous fiant aux indications fournies dans L'Université Gregoriana del Collegio
Komano nel primo secolo dalla rettituzione, Rome, 1925, pp. 139-141.
(5) Ludwig KOCH, JesuHen-Lexikon, 1. c. et IZQUIERDO Alberto Gômez, Hi»-
toria de la filosofia del »iglo XIX, Saragosse. 1903, p. 429.
» SALVATORE TONGtORGI 83

de la philosophie scolastique acquit la faveur des autorités ecclé


siastiques. A"1»! ce n'est qu'en 1879, après la publication de l'en-
:ycHque Aeterni Patris, que l'on trouve à l'Université grégorienne
des professeurs de philosophie dont les écrits s'inspirent de la tra
dition thomiste ; les premiers d'entre eux sont J. Urraburu, M. de
Maria, S. Schiffini, V. Remer. P. de Mandato (0).
Dans l'enseignement des jésuites à Rome, deux périodes se
dessinent donc, l'une antérieure, l'autre postérieure à l'encyclique
de Léon XIII. Les Institutiones philosophicae de Tongiorgi (1861)
et celles de Palmieri (1874) s'inspirent de Balmès ; les Principia
philosophica de Schiffini (1886), les Institutiones philosophicae d'Ur-
raburu (1890), la Philosophia peripatetico-scholastica de de Maria
H892). les Institutiones philosophicae de de Mandato (1894) et la
Summa praelectionum philosophiae scholasticae de Remer (1895)
dépendent dans une large mesure de la nouvelle édition des Insti
tutiones que Liberatore publia en 1881. Après avoir parcouru les
œuvres de Tongiorgi et de Palmieri, nous signalerons brièvement
ce qu'il y a de neuf dans les traités thomistes.

** *

Comme nous le disions, Tongiorgi est le premier personnage


marquant parmi les professeurs de l'Université grégorienne. Il put
méditer longuement sur les problèmes épistémologiques, car il eut
l'avantage de donner le cours de première année, ou cours de
logique et métaphysique », sept fois de suite, avant de continuer
le cycle triennal des études philosophiques. En 1861, il publia ses
Institutiones philosophicae ; par ses divisions nombreuses et claires,

"l Voici, d'après L'Univertità Gregoriana del Collegio Romano nel primo
ucolo dalla restitazione, Rome, 1925, p. 139. la liste des professeurs qui donnèrent
.; cours de c logique et métaphysique », depuis 1851 jusqu'en 1925:
1851-52. C. Mearini; 1853-59. S. Tongiorgi; 1860, 62, 69, A. Caretti; 1861.
M. 67. P. Tedeschini; 1863, 66, D. Palmieri; 1865, N. Valente ; 1868. 70, 73,
J. Egidi; 1871-72, 74-78. F. de Melis; 1879, 82, 85. J. Urraburu; 1880, 83. 86. 90, 93,
M. de Maria: 1881. 84, S. Schiffini; 1887, 89, 92, V. Remer; 1888, 91, 94. P. de
Mandato: 1895, A. M. Verstraeten; 18%, 97. J. Madureira ; 1898, 1900, G. Starace ;
1399. 1901. C Vivarelli; 1902. 04, H. Schaaf; 1903. 06-07, J. B. Natalini; 1905.
16, 19. N. Monaco; 1908, 13, 17, R. Loinaz; 1909-10, D. Gori; 1911. 14, 20, 25.
P. Gény: 1912, J. B. Sciolla; 1915, 18, 21-22, A. Munzi; 1923-24, C. Boyer.
84 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe. siècle

par son style lapidaire et concis, cet ouvrage connut rapidemenl


une juste renommée, en Italie et à l'étranger (7). Le premier tome
en est consacré à la logique ; celle-ci comprend deux grandes par
ties, la dialectique et la critique. Seule la critique nous intéresse
directement ; cependant nous consulterons aussi les autres traités
afin d'avoir une vue d'ensemble sur la théorie de la connaissance
enseignée par Tongiorgi.
Quelques mots d'abord sur l'appréhension. D'après Tongiorgi
toute connaissance d'objet est « contenue » (continetur) dans une
certaine expression ou ressemblance de cet objet, qu'on appelle
indifféremment idée, concept ou notion. D'après leur origine, les
idées sont intuitives ou construites ; les premières sont causées pai
la présence même de l'objet et sont le résultat d'une intuition sen
sible ; les secondes sont davantage l'oeuvre de l'esprit : composées
à l'aide d'idées intuitives, elles représentent un objet qui n'a jamais
été vu intuitivement. Selon leur contenu, on distingue les idées géo
métriques et les idées pures, les simples et les composées, les con
crètes et les abstraites, les singulières, les universelles et les parti
culières. Enfin, d'après la qualité de leur vertu représentative, les
idées sont claires ou obscures, distinctes ou confuses, complètes
ou incomplètes, adéquates ou inadéquates ").
Si, dans l'ensemble, Tongiorgi reprend à Leibniz sa descriptior
et sa division des idées, il déclare se rallier à la théorie d'Aristote
dans la question de l'origine des idées. L'idée, dit-il, est le fruil
d'une abstraction ; mais, ajoute-t-il aussitôt, l'abstraction doit être
bien comprise. Elle n'est pas une opération négative : les idées
ne sont pas des éléments contenus dans la sensation, dégagés 01
séparés ultérieurement de celle-ci par le processus abstractif. Une
pareille conception, qui rappelle Cousin et Liberatore, est qualifiée
par Tongiorgi de sensualisme grossier. En réalité, lorsque l'esprr
se trouve en présence d'une chose matérielle offerte par les sens
il transcende le fait de la sensation et appréhende l'essence intelli
gible, qui est véritablement dans la chose. Par l'activité sensible,

l7) Les séminaires de Bruges et de Liège l'adoptèrent, dès 1862, commi


manuel classique. D'après L'Univeraità Gregoriana de\ Collegio Romano, pp. 188
189, il (ut réédité en 1863 et en 1864, puis encore six fois, dont la dernière er
1879, l'année de l'encyclique Aeterni Patris.
(*) Inttihitioncs philosophicae. t. I, n°" 21-31, 47 (Dialectique).
SALVATORE TONGIORGI 85

explique l'auteur, l'esprit atteint un objet, sans l'atteindre toutefois


comme objet ou comme être ; la perception sensible, en effet, est
organique et entachée de relativité. Mais l'âme humaine peut exercer
des actions indépendantes des organes corporels. Aussi, après la
perception sensible, elle peut s'élever à une région supérieure.
Comment ? En transcendant le fait subjectif de l'impression qu'elle
a subie organiquement et, par là même, en transcendant le fait de
existence de l'objet qui l'a déterminée ; elle perçoit alors l'objet
comme objet et comme être, elle le connaît d'une connaissance
absolue. Est-ce là la théorie d'Aristote ? Oui, mais exprimée en
termes différents. La puissance capable d'appréhender un objet
de façon absolue est, chez Aristote, l'intellect possible ; celle qui
élève l'âme de la région sensible à la région intelligible est l'intel-
.ect agent ; l'acte qui transcende le fait de la sensation est l'ab
straction du phantasme ; enfin, la détermination que l'âme, en
s'élevant de la sorte, se donne pour percevoir l'objet comme objet,
est l'espèce intelligible. D'après Tongiorgi, cette doctrine de l'ab
straction repose sur deux affirmations d'expérience immédiate :
l'âme humaine a le pouvoir de percevoir comme objet ce qui, dans
'a sensation, est vécu comme fait ; de plus, elle peut se déterminer
elle-même à connaître intellectuellement. De ces affirmations d'ex
périence, on peut déduire que l'âme possède deux facultés de
connaissance intellectuelle, une faculté abstractive, par laquelle elle
dépasse le simple fait, et une faculté perceptive, par laquelle elle
atteint le sensible comme objet et comme être (*). Cette dualité ne
doit-elle pas faire surgir le problème balmésien de l'objectivité des
idées ? Des deux facultés intellectuelles, l'une, l'intellect agent, dé
bouche sur le sensible, mais est inconsciente (10), et l'autre, l'intellect
possible, ne perçoit que l'idée imprimée en elle par l'intellect agent :
la conscience intellectuelle, à son éveil, se trouve donc en pré
sence d'une détermination dont elle ignore l'origine. La doctrine
aristotélicienne de l'abstraction, telle qu'elle est interprétée par Ton
giorgi, pose, semble-t-il, le problème de l'objectivité des idées ;
professant une doctrine analogue, Balmès s'était heurté au même

(") Ibid., t. III. n°« 369-373 (Psychologie).


1"1 Ibid., n° 373 (Psychologie): « Potentia abstractiva... non intelligit, »ed
êgit determinando in altéra intellectionis actum >,
86 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

problème ; Liberatore, au contraire, l'avait évité en concevant l'ab


straction comme une opération purement négative.
Comment s'expliquent, chez Tongiorgi, la connaissance de:
essences universelles et celle des singuliers matériels ? D'après 1 au
teur, la première ressortit de façon exclusive à l'intelligence ; ell<
constitue même la connaissance intellectuelle par excellence. Er
effet, percevoir un objet comme objet, transcender le fait — le fai
subjectif de la sensation et le fait objectif de l'existence contin
gente — c'est identiquement appréhender une essence, un obje
qui, de soi, est universel et nécessaire (U1. Quant à la connaissant:*
des singuliers matériels, Tongiorgi veut prendre une voie moyenn<
entre saint Thomas et Suarez. On le sait, pour Suarez, le singuliei
matériel est directement intelligible ; la matière, n'étant pas prin
cipe d'individuation, ne joue aucun rôle dans la connaissance intel
lectuelle du singulier ; celui-ci peut être connu par des espèces
propres. Pour saint Thomas, la connaissance intellectuelle du sin
gulier suppose un retour de l'intelligence sur la sensation. Comme
Suarez, Tongiorgi attribue à l'existence la fonction d'individuer lt
forme ; l'existence est donc la source des différences individuelles.
Ces différences ne peuvent être directement connues par l'intelli
gence : celle-ci atteint l'essence abstraite, son objet n'est pas l'exis
tant réel ,12). Comment alors rejoindre le singulier ? D'après Ton
giorgi, l'esprit acquiert d'abord des notions générales et indéter
minées, c'est-à-dire des idées obscures ; il les transforme en idées
claires et distinctes, grâce à l'expérience et à un travail de com
paraison. Il arrive même ainsi à s'exprimer le singulier par de
concepts propres et distincts, qui servent de sujets aux jugement
concrets. Néanmoins ces concepts sont, de soi, universels ; com
posés à l'aide de notes universelles, ils pourraient convenir à plu
sieurs individus. Aussi, pour connaître le singulier comme tel, l'in
telligence doit se tourner vers le fait de la sensation actuelle ou
passée : comme l'intelligence atteint l'universel et le nécessaire en
transcendant le fait de la sensation, ainsi, elle rejoint le singulier
contingent, le concret comme tel, en se tournant vers le fait de
la perception sensible (ls).

(") Ibid., n° 372 (Psychologie).


(") Ibid., t. II. n°» 1 10-111 (Ontologie).
(") Ibid., t. UI, n" 379-386 (Psychologie).

N
SALVATORE TONGIORGI 87

L'étude de la connaissance, telle que nous l'avons faite jusqu'à


présent, se ramène à décrire les formes diverses de l'appréhension.
Celle-ci ne constitue que le point de départ de notre vie de pensée,
qui se prolonge et s'épanouit dans le jugement.
Comparées entre elles, deux idées peuvent exprimer la même
chose ou des choses différentes : elles présentent, selon le cas, une
identité ou une diversité objective. Si l'esprit voit ce rapport, il
pose un nouvel acte : le jugement ; il affirme l'identité de deux
idées qu'il réunit ou la diversité de deux idées qu'il disjoint. Dans
le jugement, la copule signifie toujours une certaine actualité ;
d'abord, l'actualité du sujet connaissant : l'identité des idées n'est
pas signifiée simpliciter, mais en tant qu'elle est l'objet d'un acte
de connaissance ; en outre, l'actualité de l'objet : l'objet est exis
tant, dans les propositions contingentes, il est possible, dans les
propositions nécessaires ; jamais la copule ne se limite à signifier
une simple relation (14).

Nous sommes maintenant en mesure d'aborder la seconde partie


de la logique, celle qui étudie ex professo les questions d'épisté-
mologie et qui s'intitule la « critique ».
Si la définition de la vérité est traditionnelle, celle de la cer
titude est neuve et rappelle le rationalisme leibnizien. La certitude,
dit Tongiorgi, est, à proprement parler, subjective, elle est un état
dans lequel peut se trouver le sujet connaissant. On peut cependant
l'attribuer à l'objet ou à l'énoncé dont on est certain ; dans ce
cas, on parle de certitude objective. Celle-ci n'est pas seulement
la vérité d'une proposition, mais la vérité appuyée de motifs qui
montrent que la chose ne pourrait pas être autrement qu'on ne la
dit être, et qui excluent, par conséquent, toute crainte d'erreur.
La certitude objective est donc identiquement la nécessité d'un
énoncé. Voici la première fois, mais non la dernière, que nous
trouvons unies les notions de certitude et de nécessité. La nécessité
dont parle Tongiorgi est comprise de façon assez souple : elle est,
en effet, absolue ou hypothétique, et l'hypothèse peut être la con
stance des lois naturelles, mais également un simple fait. Ainsi la
proposition « Pierre court » est nécessaire, car elle signifie : « si

"' Ibid., t. I, n°« 141, 155 (Dialectique).


88 l'épistémologie thomiste au xdc" siècle

Pierre court, il ne peut pas ne pas courir ». L'idée de nécessité


hypothétique est fondamentale chez Tongiorgi ; nous essaierons de
montrer plus loin comment elle l'a conduit à énoncer les postulats
de toute recherche critique. Pour l'instant, remarquons simplement
que la certitude propre au lien contingent qui unit le sujet et le
prédicat, n'a pas reçu de dénomination particulière. Une vérité
est métaphysiquement certaine, dit Tongiorgi, lorsque sa contra
dictoire est absolument impossible ; elle est physiquement certaine,
si sa contradictoire s'oppose aux lois de la nature ; moralement
certaine, enfin, si sa contradictoire n'est pas conforme aux lois du
comportement humain ,15).
,La définition et la division de la certitude étant posées, Ton
giorgi passe au problème de l'existence de la certitude philoso
phique. A la suite de Balmès, il constate que la certitude naturelle
est un fait ; les dogmatiques, dit-il, veulent expliciter et garantir les
fondements de la certitude naturelle et dénoncer les erreurs qui se
sont introduites dans l'usage des moyens de connaissance ; ils pré
tendent ainsi acquérir une certitude philosophique ; les sceptiques
affirment que cet examen réfléchi de la certitude naturelle aboutit
à un échec : toute certitude s'évanouit sous le regard du philosophe.
Quelle position tenir dans ce débat ? Une première chose est cer
taine : le doute universel est physiquement impossible. L'argument
est repris à Balmès : l'homme ne peut se dépouiller de sa nature
d'homme, il ne peut rejeter toutes ses certitudes spontanées, car
sa vie en est imprégnée. De plus, la conclusion du sceptique se
détruit elle-même ; comment être certain que rien ne l'est ? Si la
philosophie ne peut débuter par un doute universel, elle doit partir
d'une affirmation qui est « hors de doute ». Cette affirmation ne
peut être la conclusion d'un raisonnement, car, dans ce cas, elle
s'appuyerait sur les prémisses de ce raisonnement, et celles-ci con
stitueraient l'affirmation initiale. Elle doit donc être indémontrable.
Et, puisqu'elle sert de base à la construction philosophique, cette
affirmation doit fonder toutes les autres. Une affirmation certaine,
indémontrable, évidente par elle-même, point d'appui de toute cer
titude ultérieure, bref, une « vérité primitive » — un « premier

i") Ibid., n°" 404-407.

^
SALVATORE TONGIORGI 89

principe », disait Balmès — voilà le point de départ de la philo-


«phie "«.
Comme Balmès, Tongiorgi admet une triade de vérités primi
tive», nécessairement présupposées, au titre de fondements, à toute
recherche philosophique. Ce sont : le premier fait, l'existence du
sujet connaissant : le premier principe, le principe de contradic
tion ; la première condition, l'aptitude de l'esprit à acquérir la
vérité. Pour établir la pluralité des vérités primitives, l'auteur re
prend mot à mot l'exposé de Balmès (17) : i! existe deux ordres
irréductibles de connaissances, l'ordre idéal et l'ordre réel ; un
principe abstrait n'engendre qu'une science hypothétique, un fait
reste stérile s'il n'est fécondé par une vérité idéale ; à la base de
chaque ordre, il faut donc une vérité primitive : le premier fait et
le premier principe doivent s'unir pour engendrer la science. Pour
que cette union soit possible, il faut que nos idées soient con
formes au réel, c'est-à-dire que notre esprit soit apte au vrai. Il y a
donc, conclut Tongiorgi, trois vérités primitives ,1". L'auteur affirme
que ces vérités sont évidentes par elles-mêmes et indémontrables,
mais il ne montre pas comment elles fondent la certitude des autres
vérités. En un certain sens cependant, ce dernier point est prouvé
plus loin, lorsqu'il est question de l'évidence : nous y reviendrons.
Après avoir assuré son point de départ et repris à Balmès une
critique du doute cartésien, Tongiorgi commence la recherche phi
losophique. Elle traite des sources et du critère de la vérité. Comme
Balmès et Liberatore, Tongiorgi distingue nettement ces deux ques
tions ; jusqu'à présent Sanseverino reste donc seul à identifier source
et critère.
Les sources de la vérité sont : le sens intime, les sens externes,
les idées et le témoignage. De façon générale, nous retrouvons la
doctrine de Balmès ; notons cependant quelques précisions et quel
ques divergences.
Le sens intime perçoit les « faits internes », sensibles ou intelli
gibles. Tongiorgi ne l'appelle pas « conscience », car il réserve ce

"*) Ibid., n° 417-424.


("7) Balmès est d'ailleurs cité en note (n° 425). Remarquons que le cas est
unique.
<") Ibid., n° 425.
90 l'épistémologie THOMISTE AU XIX8 SIÈCLE

nom à la réflexion qui s'exerce sur les faits perçus (1". En psy
chologie, il parle d'une connaissance particulière au sens intime,
la connaissance de soi. Un « sens actuel de soi », dit-il, est essentiel
à l'âme, c'est-à-dire que nous nous savons toujours présents à nous-
mêmes, nous nous vivons, tels que nous sommes, avec toutes nos
déterminations, tous nos états psychologiques. Ce « sens de soi »
est la racine du sens intime — la chose est évidente — ; il est
également à la base des sens externes : les sensations possèdent
un aspect subjectif, elles affectent le sujet ; enfin, il est supposé
par l'intelligence, car le travail intellectuel consiste à se dire à soi
ce que sont les choses : pour parler à quelqu'un, il faut savoir qu'il
existe ,20).
Les idées constituent une source de connaissance, en tant
qu'elles entrent dans des jugements analytiques immédiats. Ceux-ci
sont absolument certains ; leur nécessité s'appuie immédiatement
sur le principe de contradiction ; ils sont vrais indépendamment
de toute existence réelle. La convenance ou l'opposition des idées
est perçue par l'« intelligence » (l'« évidence » de Balmès) (21). Mais
leur objectivité réelle est indémontrable. Nous retrouvons la thèse
centrale de Balmès, ainsi que sa preuve indirecte à l'usage des
sceptiques. Tongiorgi met en pleine lumière le point crucial du
problème qui lui est imposé, nous l'avons vu, par sa théorie de
l'idée : affirmer la réelle objectivité des idées, dit-il, revient à affirmer
la réalité objective de l'idée d'être, ou à admettre que les choses
possèdent une raison d'être, ou encore que l'objet offert à l'intelli
gence est l'être (22). Tongiorgi justifie l'objectivité des idées en re
courant à la « condition première », l'aptitude au vrai, qui s'iden
tifie à l'instinct intellectuel admis par Balmès. Il avance aussi une
preuve indirecte : douter de l'objectivité réelle des idées, n'est-ce
pas douter des premiers principes dans lesquels ces idées se dé
veloppent, des faits internes tels que la réflexion les appréhende
(c'est-à-dire en les faisant passer dans l'ordre idéal), de l'existence
du sujet, de tout jugement et de tout raisonnement ?
Distincte de la question des sources de la vérité, se pose celle

(") Ibid., n° 444.


i2"l Ibid., t. III, n°« 274-276 (Psychologie).
") Ibid., t. I, n°" 552-557, (**) Ibid., n" 510,
SALVATORE TONGIORGI 91

du critère. Le critère de vérité, c'est l'évidence. Tongiorgi rejette


.e critère du sentiment proposé par Rousseau ; celui de la con
science, présenté par Galluppi ; celui de l'autorité divine ou hu
maine, avancé par Lamennais ; celui de l'instinct aveugle de la
nature, défini par... Reid ,23'. On s'attendait à lire le nom de Bal
mès, mais Tongiorgi n'a certainement jamais songé à qualifier
d'il aveugle » l'instinct intellectuel de Balmès, ni l'aptitude au vrai
qu'il défend lui-même.
Dans la question du critère, il s'écarte d'ailleurs de Balmès.
L'évidence, d'après lui, est le critère général de la vérité, et elle
est objective. L'évidence, dit-il, n'est pas la clarté de la percep
tion, mais une propriété de l'objet. Pour qu'une proposition soit
évidente, il faut d'abord qu'elle soit vraie ; en plus, que sa vérité
se fasse voir, qu'elle soit manifestée : pour cela, il faut qu'elle
soit motivée ; enfin, la vérité doit être présente à l'intelligence,
elle doit « frapper » : cela revient à dire que les motifs doivent à
leur tour être manifestes. Vérité, motifs manifestant la vérité, ma
nifestation des motifs, telles sont, d'après Tongiorgi, les trois con
ditions de l'évidence. Ces conditions peuvent se résumer en une
seule : la nécessaire intelligibilité de la vérité t24).
L'évidence n'est pas une caractéristique des jugements ana
lytiques ; les jugements d'expérience, en effet, sont, eux aussi,
nécessaires, bien que leur nécessité soit hypothétique (25). Ce der
nier membre de phrase peut sembler elliptique ; il est traduit tex
tuellement. Tongiorgi suppose manifestement une parenté entre
évidence et nécessité. Comme nous l'avons déjà fait remarquer,
1 idée de nécessité joue un rôle capital dans sa théorie ; nous essaie
rons de le dégager dans un instant.
D'après Tongiorgi, l'évidence constitue le critère universel de
vérité et le motif dernier de certitude. Pour Sanseverino, on s'en
souvient, les critères de vérité sont identiquement les sources de
connaissance ; autant de facultés, autant de critères. Tongiorgi ra
mène les divers critères à l'unité, en recherchant ce qu'ils ont de
commun. Il constate que les moyens de connaissance sont des
motifs de certitude parce qu'ils manifestent tous, quoique de façon

(") Ibid., n» 668. (") Ibid., n° 676,


(") Ibid., n" 680.
92 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIECLE

différente, la nécessité d'un énoncé. Pourquoi, par exemple, suis-je


certain que je pense ? Parce que mon sens intime me le dit, ou,
plus exactement, parce que je vois la nécessité de 1 énoncé « je
pense », s'il est présupposé que je me sente penser l"6). On le voit :
c'est l'idée de nécessité hypothétique qui permet à Tongiorgi de
découvrir un critère unique de vérité, un motif dernier de certitude.
La certitude objective n'étant rien d'autre que la nécessité d'une
proposition et, d'autre part, l'évidence étant la manifestation de
cette nécessité, il est clair que l'évidence est le motif de toute
certitude... Mais ne nous trouvons-nous pas devant une redoutable
équivoque ? La nécessité qui définit la certitude est celle d'un
énoncé ; celle qui caractérise l'évidence, au contraire, rappelle
étrangement la poussée instinctive de Balmès : c'est la contrainte
subie par le sujet connaissant. Quand je me sens penser, la nécessité
hypothétique du « je pense » s'expliciterait comme suit : « si je me
sens penser, il est impossible que je ne me sente pas penser ». et
non : « il est impossible que je ne pense pas ». Pour passer de
la première impossibilité à la seconde, il nous faut le levier des
trois vérités primitives, ou, tout au moins, de la condition première.
Balmès l'avait parfaitement vu : pour passer de l'apparaître à 1 être,
disait-il, et même pour passer du Cogito comme fait au Cogito
comme proposition, il faut faire appel à l'instinct intellectuel. Ton
giorgi, en butte à la même difficulté, invoque la nécessité ; son
argumentation limpide est, en réalité, un sophisme, car le terme
« nécessité » y est pris en deux acceptions différentes : celle de
nécessité logique et celle de nécessité physique ou psychologique.
Il nous reste à montrer comment Tongiorgi fait reposer toute
certitude sur celle des vérités primitives. Ici encore, c'est l'évidence
qui est à l'avant-plan. Pour qu'il y ait évidence, dit Tongiorgi, il
faut la nécessité d'un énoncé et la manifestation de cette nécessité.
Or toute nécessité peut se formuler comme suit : si le principe de
contradiction est vrai, ce qui m'apparaît tel à l'aide des moyens
de connaissance ne peut être autrement. La nécessité se fonde donc,
en dernière analyse, sur le principe de contradiction, premier prin
cipe ,27). D'autre part, la manifestation d'une nécessité relève tou-

(") Ibid., n« 683-684.


(") Faut-il faire remarquer à nouveau le passage indu de l'apparaître a l'être.
dans cette formule si catégorique ?
DOMINIQUE PALMIER1 $3

jours de la perception d'un fait interne, et tous les faits internes


se ramènent au fait premier : je me sens exister, tel que je suis.
11 en résulte que toute évidence repose sur celle des deux pre
mières vérités fondamentales ; or c'est la force conjointe de ces
deux vérités qui me contraint d'affirmer la troisième : ce qui est évi
dent est vrai ; l'esprit ne peut pas unir l'être au non-être, éprouver
un fait qu'il n'éprouve pas, considérer comme faux ce qui lui appa
raît nécessaire ("). — Balmès n'eût jamais subordonné l'instinct à la
conscience et à l'évidence réunies. Infidèle à son inspiration, Ton-
giorgi essaie de rationaliser l'aptitude au vrai, en la faisant dépendre
du principe de contradiction et du sentiment de présence à soi.
Après ce que nous avons dit, on voit de quel côté se trouve la
rigueur logique.
Tongiorgi termine sa critique par une analyse du rôle de la
volonté dans la connaissance. Comme Liberatore, il rend la volonté
responsable de l'erreur, mais il ajoute que l'erreur n'est possible
que si elle se présente sous l'apparence de la vérité (26). Il note
également que la volonté peut influencer l'assentiment lorsque l'évi
dence est extrinsèque ou « de crédibilité » (30). Cette dernière re
marque répond à des préoccupations théologiques ; la question de
la certitude de l'acte de foi trouvera plus d'un écho dans les traités
de « logique », surtout après le Concile du Vatican : Tongiorgi,
le premier, l'introduit parmi les problèmes critiques.

* **

Disciple de Tongiorgi et anti-thomiste : telle est la réputation


dont jouit, dans certains milieux néoscolastiques, le P. Dominique
Pahnieri. Nous n'avons pas l'intention de défendre, soit l'origina
lité, soit l'orthodoxie thomiste intégrale de Palmieri. Mais nous n'hé
sitons pas à le considérer comme un auteur bien personnel, osant
juger et parfois condamner son prédécesseur ; et il est utile de
rappeler que ses Irtstitutiones philosophicae sont dédiées à saint
Thomas et se réclament de lui (31) : pour la partie critique, cette

("1 Institationes philosophicae, t. 1, n°» 686-688.


(**) Ibid., n» 710. (•*) Ibid., n° 693.
,*1) Inatitationes philosophicae, t. I, dédicace: « Verum nescio cur videri
Teliro aliquid tibi, Angelice Doctor, referre, cum quidquid hoc opere continetur
94 l'épistémologie THOMISTE AU XIX' SlàcLE

recommandation et cette dédicace ne sont pas exagérément dé


placées, comme on en pourra juger.
En psychologie, Palmieri rejette le « sens actuel de soi », mis
par Tongiorgi à la base du sens intime. On devine qu'il combat
une théorie en vogue : il la discute point par point, avec une abon
dance peu commune d'arguments. Rosmini et, à sa suite, Tongiorgi
prétendaient que l'âme possède, indépendamment de toute impres
sion particulière, une certaine expérience de soi et du corps auquel
elle est unie ; Palmieri juge cette affirmation dénuée de fondement.
Le principal argument qu'il réfute est le suivant : pour qu'il y ait
connaissance, il suffit qu'un objet soit présent à une faculté qui
lui est proportionnée ; or l'âme est à la fois, par identité, objet et
faculté de la connaissance ; elle sent donc sa propre présence, elle
se saisit telle qu'elle est, elle perçoit donc également le corps
qu'elle anime. Non, répond Palmieri, la présence physique de l'objet
ne suffit pas pour actuer une faculté ; nous ne nous connaissons
que lorsque nous agissons, nous n'avons pas conscience de nous-
mêmes, si ce n'est lorsque nous saisissons un de nos actes. Et ce
qui vaut pour la connaissance de l'âme vaut à fortiori pour celle
du corps (32).
Palmieri rejette également la théorie aristotélicienne de l'ab
straction, même et surtout telle qu'elle est présentée par Tongiorgi.
II a très bien remarqué le caractère aveugle de l'intellec* agent et
le rôle inconscient joué par la species impressa. Tous les arguments
apportés en faveur de cette species et de l'intellect agent, dit-il,
prouvent une seule chose : la nécessité d'une détermination intel
lectuelle. D'après lui, la faculté intellectuelle ne doit pas être elle-

iam tuum sit, tibique potiore jure quam mihi sit asserendum. Tuo enim usus
magisterio his studiis operam dedi, tuamque in disciplinam iam ab initio stu
diotum meorum traditus, te auctore ac duce asperum illud iter prosecutus su m,
quo confidimu» fore ut ad veritatis contemplationem perveniamus. Ad te ergo
redit quod a te profectum est, quamvis non taie sit quale adeo excellents originis
dignitas postularet; sed id tum exiguitate ingenii mei, tum magnitudine sapientiae
tuae factum est: mihique summopere gratulabor, si ex tam divite vena sincerum
rivulum in meos hortos derivaverim. Accipe igitur, Angelice Doctor, munusculum
istud pauperis quidem ingenii, at devotissimi animi mei, et, s: quid valet, effice
ut ad eorum conferat utilitatem quibus est destinatum... »
("l /nsnfutiones, t. II, pp. 452-455 (Psychologie).

s
DOMINIQUE PALM1ER1 95

même déterminée ; il suffit que le sujet le soit. Or, du fait de la


sensation, le sujet connaissant se trouve modifié ; puisque le même
sujet sent et intellige, la détermination sensible suffit à le rendre
apte à Tintellection de la chose sentie, — exactement comme la
connaissance d'un bien suffit à mouvoir la volonté, sans qu'il faille
une nouvelle détermination d'ordre volontaire. L'unité du sujet con-
r.aissant, maintes fois affirmée par Palmieri, supprime-t-elle toutes
.es difficultés ? L'objet sensible n'est-il pas matériel et, partant,
.apte à l'assimilation intellectuelle ? Palmieri répond : il ne faut
pas d'assimilation d'ordre intellectuel ; une assimilation par l'âme,
qui est à la fois sensitive et intellective, suffit. D'autre part, le
singulier matériel peut être le terme d'une saisie intellectuelle, car
il est de l'être, et tout ce qui existe est intelligible en acte ; nous
intelligeons le singulier matériel aussi bien que l'universel (3;1).
C'est la première fois que nous lisons l'adéquation de l'intelli
gible formel et de l'existant concret. Il serait intéressant de savoir
quel est, pour Palmieri, le principe d'individuation des choses ma
térielles ; malheureusement sa cosmologie n'en dit mot. Il semble
cependant, d'après ce qu'il dit de l'universel, qu'il admette la
théorie thomiste de l'individuation. Par ailleurs, il reprend à Ton-
giorgi sa thèse sur la connaissance des singuliers matériels. Aussi
une difficulté menace la cohérence de son système : si l'objet senti,
singulier, détermine l'intelligence, comment celle-ci perçoit-elle l'uni
versel avant le singulier, comment atteint-elle directement l'uni
versel et par réflexion le concret ? Palmieri s'en tire par une dis
tinction. Dans l'objet senti, dit-il, on peut considérer deux choses :
ce qu'il est en soi, ce qui en fait un objet, et, d'autre part, !e fait
qu'il est présent à l'âme. Or, l'expérience le montre, l'intelligence
appréhende d'abord l'objet sous le premier de ces aspects ; ce
taisant, elle atteint un universel ; elle se tourne ensuite vers l'objet
considéré comme présent, et ainsi elle connaît le singulier. Soit ;
mais, dans la première de ces opérations, l'intelligence abstrait
!a notion, d'un objet qu'elle ne connaît pas comme présent. N'est-
siie pas une faculté de connaissance ? Souffre-t-elle du même mal

'", Ibid., pp. 477-479 (Psychologie). Palmieri écrit, p. 477: « Intellectus non
débet «pectari ut aliquod agens separatum a sensu, sed est reapse ipsa anima
*rntiens >.
§6 l'épistêmologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

que l'intellect agent de Tongiorgi, celui de ne pas voir son objet


— Une connaissance ne doit pas être une connaissance de tout
répond Palmieri ; de plus, l'abstraction de la singularité, singularit
qui ne sera connue que plus tard, est une opération « naturelle » ( )
On sent l'auteur embarrassé ; il s'efforce de maintenir la thèse d
Tongiorgi (et de saint Thomas) sur le caractère rêftexi) de la con
naissance du singulier matériel, mais il perçoit tous les avantage
de la thèse opposée, tenue par Suarez, selon laquelle le singulie
est connu directement, avant l'universel.
Cependant, quel que soit l'objet atteint d'abord par l'intelli
gence, il n'est en tout cas pas une représentation ou une détermi
nation distincte de l'acte appréhensif. Aussi l'explication psychc
logique de la connaissance, fournie par Palmieri, résout d'avanc
la question de l'objectivité des idées, en l'empêchant de se poser
On se souvient que l'explication présentée par Tongiorgi entraînait
au contraire, ce problème, par nécessité logique. On peut dès loi
s'attendre à ce que la différence des théories psychologiques de
deux auteurs ait des répercussions sur leurs doctrines critiques. D
fait, en critique comme en psychologie, Palmieri se sert des même
matériaux que Tongiorgi, mais la synthèse qu'il édifie est animé
d'un autre esprit que celle de son prédécesseur. Nous nous boi
nerons à signaler les divergences les plus notables.
Chez Palmieri, la certitude se définit, comme chez Tongiorg:
la nécessité d'un énoncé ; elle s'obtient dès qu'on connaît le moti
de la vérité. Entre la certitude vulgaire et la certitude philosc
phique, Palmieri n'admet qu'une différence purement accidentelle
La certitude vulgaire, dit-il, s'acquiert sans étude spéciale ; la cei
titude philosophique suppose une réflexion complète sur les motif
de la certitude. Une réflexion « complète » ; Palmieri insiste su
l'épithète, car la certitude vulgaire exige, elle aussi, une réflexio
plus ou moins distincte ; lorsque les motifs sont parfaitement clair
et justifiés, la certitude devient philosophique. Les deux certitude
sont de même nature, elles possèdent la même fermeté et leur me
tivation est identique (35).
Le scepticisme est éliminé d'un trait de plume : l'existence de

i") Ibid., pp. 492-4% (Paychologie).


t") Ibid., t. I, pp. 126-128.
DOMINIQUE PALMIERI 97

certitudes vulgaires rend absurde le doute universel. Toutes les cer


titudes ne peuvent être des conclusions de syllogismes : l'esprit doit,
par conséquent, accepter certaines vérités indémontrables. Palmieri
en arrive ainsi aux trois vérités primitives. Essayons d'en saisir la
signification exacte, dans une position critique où le problème de
l'objectivité des idées n'est pas soulevé et où la certitude philo
sophique n'est qu'une prise de conscience de la certitude spon
tanée. Dans tout jugement certain, dit Palmieri, on trouve impli
citement contenues, comme fondements de toute certitude, les trois
vérités primitives. Ainsi, affirmer : « Dieu existe », est identique
ment dire : « Il est certain que Dieu existe ». Je puis expliciter main
tenant mon état de certitude et connoter simplement la vérité énon
cée tantôt ; j'obtiens alors le jugement réflexe : « Je suis certain
de l'existence de Dieu ». Or, si je sais que je suis certain, je sais
que j'existe, que je puis connaître la vérité et, enfin, que cette
vérité connue est nécessaire, c'est-à-dire que le principe de contra
diction est vrai. Loin d'être admises avant toute recherche philo
sophique et à titre de postulats, les vérités primitives semblent, chez
Palmieri, naître de cette recherche même et en constituer les pre
miers fruits. Sur elles repose toute autre certitude. En effet, si
i'esprit n'appréhende pas son existence propre, s'il ne voit pas la
vérité du principe de contradiction, jamais il ne pourra se dire
certain de quelque chose ; il n'aura donc jamais de certitude sub
jective ; partant, rien ne sera jamais objectivement certain. Au con
traire, si l'esprit appréhende ces vérités, il est capable d'acquérir
toutes les autres l38). En somme, les vérités primitives expriment
dans le détail les divers aspects de l'évidence. L'évidence « inclut
toujours les trois vérités primitives et se résout en elles » l37).
Alors que, chez Balmès et chez Tongiorgi, la principale des
vérités primitives, celle qui affirme notre aptitude au vrai, tranche
l'insoluble problème de l'objectivité des idées par un appel à la
nécessité subjective de cette objectivité, chez Palmieri cette vérité
primitive devient elle-même une évidence, de même que la valeur
objective des idées. Le « principe de l'évidence », en effet, est évi
dent, dk Palmieri, car il est analytique (3*). Nos idées sont objec-

1") Ibid.. pp. 129-136. (") Ibid., p. 216.


'") Ibid., p. 217.
98 L'ÉPLSTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX* SIÈCLE

tives, car elles s'identifient réellement avec nos appréhensions intel


lectuelles ; or il est clair que, lorsque nous connaissons, nous con
naissons un objet ; cet objet est représenté dans l'idée que nous
en avons, car sinon nous ne connaîtrions rien (s". On le voit : Pal-
mieri prend au sujet de l'idée l'attitude opposée à celle qu'avait
choisie Tongiorgi ; l'idée étant nécessairement objective, la « con
dition première » n'est plus, pour lui, l'expression d'une exigence
irrationnelle, mais bien le fruit d'une réflexion portant sur un acte
de connaissance certaine.
Sous des formules apparemment semblables, Palmieri et Ton
giorgi énoncent, nous semble-t-il, des thèses épistémologiques assez
différentes. Comme on le verra, des deux exposés de la « théorie
des vérités primitives », c'est celui de Palmieri qui sera le plus
souvent cité.

En 1879, l'Université grégorienne change d'orientation : elle


prend pour maître saint Thomas d'Aquin. Sur certains points, elle
rompt avec Tongiorgi et Palmieri ; sur d'autres, elle subit leur in
fluence (").
La nouvelle orientation se manifeste surtout en psychologie et
en idéologie ; on y reprend désormais la doctrine de saint Thomas,
que nous avons déjà lue chez Liberatore, dans le Traité de la con
naissance intellectuelle et dans les Institutiones de 1860. Mais elle
apparaît aussi en épistémologie. Avec Tongiorgi et Palmieri, l'épis-
témologie était redevenue ce qu'elle était chez Balmès : un traité
de la certitude ; son titre même, Critica, reflétait la préoccupation

(") Ibid.. p. 139.


(") Nous consulterons quatre auteurs: Schiffini, Urraburu, de Maria et Remer.
Sanctus Schiffini (1841-1906) enseigna de 1881 à 1885; il écrivit Principia philoso-
phica ad mentem Aquinatis. Turin, 1886, 1902 *. Jean Joseph Urraburu (184-4-
1904) enseigna de 1879 à 1888; il retourna ensuite en Espagne, son pays natal.
pour y écrire ses Institutiones philosophicae, 8 tomes, Valladolid. 1890-1900.
Michel de Maria (1836-1913) enseigna de 1880 à 1898; il écrivit Philosophia peri-
patetico-scholastica, ex fontibas Aristotelis et S. Thomae Aquinatis expresse ei
ad adolescentium institutioncm accommodata, Rome, 1892, I8982. Vincent Remei
(1843-1910) enseigna de 1887 à 1905; il écrivit Summa praelectionum philosophiat
scholasticae, Prato, 1895, 1900 2 ; à partir de la cinquième édition (1924), l'ouvrage
est modifié par le P. Gény.
SCHIFFINI, URRABURU, DE MARIA, REMER 99

à laquelle elle répondait. De 1879 à 1895, s'affirme de plus en plus


une tendance qui se dessinait déjà en 1860, après la conversion
de Liberatore, lorsqu'on introduisit dans la « théorie de la vérité »
la question des universaux et celle des axiomes : l'épistémologie
perd son originalité, elle est la seconde partie de la logique et elle
s'appelle Logica major. Chez Schiffini (1886), elle traite de quatre
problèmes : de la vérité, de la certitude, des universaux, de la
science (et de sa méthode). Chez Urraburu (1890), les questions
épistémologiques et les questions « plus difficiles » de logique sont
nettement séparées ; une première partie, intitulée de criteriis, traite
de la vérité, des attitudes de l'esprit en face de la vérité, du critère
de la vérité et des moyens de l'atteindre ; dans une seconde partie,
on parle des universaux, des principes de la démonstration, du dis
cours, de la science et de sa méthode. Chez de Maria (1892), la
logique majeure se développe suivant l'ordre des trois opérations
de l'esprit : appréhension, jugement, raisonnement. Le traité s'ouvre
donc par la question des universaux ; on parle ensuite de la vérité
et des questions connexes, et enfin de la démonstration et de la
science. Avec Remer (1895), on arrive au terme de l'évolution : la
logique majeure est vraiment calquée sur la logique mineure ;
comme cette dernière, elle comporte trois chapitres, un pour chaque
opération de l'esprit ; et, ainsi que nous allons l'expliquer à l'instant,
elle élimine en grande partie la question des « moyens de con
naître ». Ce changement de plan est dû à la lecture de saint Tho
mas, sans aucun doute : nul n'ignore l'importance qu'ont dans son
ceuvre le problème des universaux et la conception aristotélicienne
de la science.
Mais Tongiorgi a contribué à ce changement, en ramenant
! attention sur le scepticisme. En 1845, on s'en souvient, Liberatore
parle du scepticisme dans un appendice de sa « logique spéciale ».
Tongiorgi, au contraire, en fait le premier problème de la critique,
et c'est en réfutant le scepticisme qu'il énonce les trois vérités pri
mitives. Les thomistes de l'Université grégorienne ne reprennent
pas, comme telle, la théorie des vérités primitives, mais, à l'exemple
de Tongiorgi, ils s'interrogent sur l'existence de la certitude avant
de rechercher, dans le détail, de quels moyens nous disposons pour
)'acquérir. Tous, sauf de Maria, se demandent si nos facultés, prises
en bloc, sont aptes au vrai. Ils répondent évidemment par l'affir
100 l'êpistémolocie THOMISTE AU XIX0 SIECLE

mative. Ils reprennent ainsi l'affirmation que nous avons lue chez
Liberatore : « Il est absurde de dire qu'une faculté de connaissance
puisse, de soi, mener à l'erreur ». Mais ce qui n'était qu'une affir
mation isolée chez Liberatore prend maintenant de plus en plus
d'importance ; et, du même coup, l'étude détaillée de nos diverses
facultés cognitives en garde de mo'ns en moins. Chez Schiffini,
une thèse s'énonce : « Les facultés de connaissance que l'homme
possède naturellement ne peuvent être trompées dans la découverte
de leurs objets propres ; aussi, dans les conditions requises par
chacune d'elles, elles sont des moyens aptes à procurer la certi
tude ». Comme simple corollaire de cette thèse, vient ensuite la
preuve de la « véracité » des sens, de la conscience, des premiers
principes intellectuels et du raisonnement ,411. Même chose chez
Urraburu (42). Quant à Remer, il note que les épistémologues ré
cents se fatiguent inutilement à justifier la véracité de chacune de
nos facultés, car cela suppose un examen judicieux de la nature
de chaque faculté, examen dont la place se trouve en psychologie,
non en logique. Toutefois, pour ne pas s'opposer trop brutale
ment à un usage vénérable, l'auteur énonce la thèse générale de
l'évidente véracité de toutes nos facultés (43). Avec Remer, l'étude
de chaque faculté disparaît donc du traité d'épistémologie. Le plan
du traité n'en devient guère plus harmonieux, car il faut garder une
place à la justification de deux moyens de connaissance qui ne
sont pas des facultés : le sens commun et l'autorité. L'orthodoxie
thomiste gagne-t-elle au changement ? Ce n'est pas sûr ; la véracité
de nos facultés semble, en effet, être une extension de l'instinct
intellectuel de Balmès ou de l'aptitude au vrai de Tongiorgi : au
lieu de garantir l'objectivité des idées et des principes, elle garantit
toutes nos facultés.

(") SCHIFFINI, Principia philosophica, t. I, n°« 272-281.


(") URRaBURU, /nsfiiuii'oncs philosophicae, t. I, pp. 583-588. L'auteur con
sacre à cette question 15 pages sur un total de 560.
(") REMER, Summa praelectionum. t. I, n° 107: « Recentiores multi sunt in
vindicanda veracitate singularum hominis facultatum. Sed pace eorum dixerimus.
non videtur huic tractationi locus esse in Logica. Id enim pro merito fieri nequit
nisi naturam singularum facultatum rimando et evolvendo: quod opus est Psy-
chologiae proprium. Ne tamen contraire omnino multorum consuetudini videa-
mur, vindicabimus in genere omnium cognoscitivarum nostrarum facultatum
veracitatem ».
SCHIFFINI, URRABURU, DE MARIA, REMER l01

Après ces quelques considérations d'ensemble, il est temps


d'examiner plus en détail la doctrine des divers manuels thomistes,
et de rechercher si elle présente des modifications notables par
rapport à celle des manuels antérieurs. Nous croyons que, sous
l'influence conjuguée de saint Thomas et de Tongiorgi, certains
professeurs de l'Université grégorienne se sont orientés vers une
conception plus rationaliste de la connaissance. Saint Thomas a
souligné l'importance des « premiers principes » de la science ; Ton
giorgi a mis en relief la place privilégiée du principe de contra
diction (deuxième vérité primitive) ; frappés par ces deux doctrines,
certains thomistes ont moins bien vu la complexité de notre con
naissance et la nature propre du jugement empirique.
Cela se remarque déjà dans les Institutiones publiées en 1881
par Liberatore. Dans l'édition de 1860, l'auteur distinguait deux
sortes de jugements immédiats émis par « l'intelligence » : les juge
ments rationnels, dus à l'intuition d'une idée (par exemple : le tout
est plus grand que la partie), et les jugements empiriques, dus à
la perception d'un fait (par exemple : je pense ; ou : le soleil est
brillant). Il justifiait ces deux sortes de jugements de la même façon :
dans les deux cas, disait-il, l'intelligence analyse le contenu de
l'intuition, puis reunit les éléments discernés ; elle est infaillible
dans cette opération, car elle ne fait qu'exprimer l'objet immé
diatement présent (44). D'après l'édition de 1881, l'intelligence, en
énonçant un jugement empirique, répète à sa manière ce qui est
contenu dans la perception du sens ou de la conscience, et —
ceci est neuf — elle ajoute la lumière que projette sur ces per
ceptions la vérité des jugements rationnels ; aussi, conclut l'auteur,
la question de la véracité de l'intelligence se pose exclusivement
pour ces derniers jugements, qui sont proprement d'ordre intellec
tuel (45). On reconnaît ici la doctrine de Balmès, selon laquelle une
vérité réelle, énoncée en proposition, comprend, indissolublement
liés, un fait et une vérité idéale, le fait relevant de la conscience
(ou des sens), la vérité idéale relevant seule de l'intelligence. Un
corollaire de cette doctrine se retrouve clairement dans la question
des axiomes. En fait d'axiomes, Liberatore distingue des principes

i«) LiberaTore, Institutiones, 1860, t. I, pp. 168-170,


P»i Ibid., 1881. t. I. p. 135.
102 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

analytiques ou à priori et des principes synthétiques ou à posté


riori ; ces derniers sont des jugements empiriques universalisés pai
induction (par exemple : le feu brûle). Ces deux sortes de principes
servent de prémisses dans les démonstrations de la science ; ils
sont eux-mêmes indémontrables ; aussi se pose la question de leui
bien fondé. Dans l'édition de 1860, on lit : le principe de contra
diction exprime la forme générale dans laquelle se résout, en der
nière analyse et de façon indéterminée, la vérité de tout principe
analytique ; quant aux principes synthétiques, c'est l'expérience qui
les fonde (46). En 1881, le principe de contradiction devient le garant
de la certitude de foufe autre vérité, tant des principes synthétiques
que des principes analytiques. La forme générale de toute certitude
en effet, explique l'auteur, est celle qui exprime la nécessaire con
nexion ou l'identité nécessaire de l'être avec lui-même, — la né
cessité dont il s'agit pouvant être absolue ou hypothétique. Ainsi
en 1881, Liberatore a le droit de dire, avec Balmès, que tout prin
cipe peut être démontré indirectement, d'une certaine façon, grâce
au principe de contradiction, à savoir : par réduction à l'absurde (47).
En faisant du principe de contradiction la forme de tout jugement,
en rendant solidaires la certitude et la nécessité, Liberatore n'a-t-il
pas subi l'influence conjointe de saint Thomas et du Balmès italien ?
Les professeurs de l'Université grégorienne se sont inspirés de
Liberatore. Chez Schiffîni, on ne trouve guère de choses neuves.
Mais Urraburu, de Maria et Remer apportent des précisions inté
ressantes, bien qu'en sens divers : le premier témoigne de l'estime
pour les jugements empiriques, alors que les deux derniers semblent
les ignorer totalement.
Quand une proposition est-elle per se nota ? On répond sou
vent : lorsqu'elle est immédiatement évidente. D'après Urraburu,
cette réponse cache une équivoque, car, lorsqu'on parle d'immé-
diateté, on exclut tantôt un intermédiaire dans l'ordre de l'être
(medium in essendo), tantôt un intermédiaire dans l'ordre de la con
naissance (medium in cognoscendo) : il s'agit tantôt de la raison
pour laquelle le prédicat appartient au sujet, tantôt de la raison
qui nous fait savoir que le prédicat appartient au sujet. Pour qu'une

(") Ibid., 1860, t. I. pp. 233-234. (") Ibid., 1881, t. I, pp. 186-188.

I
SCHIFFINI, URRABURU, DE MARIA, REMER 103

proposition soit per se nota, faut-il exclure les deux sortes d'inter
médiaires ? D'après certains, la seconde seule doit être écartée :
dans ce cas, les propositions « Pierre existe » ou « Ce papier est
blanc », étant d'expérience immédiate, seront dites per se notae,
bien que nous ne voyions pas pourquoi, ontologiquement, l'exis
tence appartient à Pierre, ou la blancheur à ce papier. Mais l'usage
réserve l'appellation per se notae aux propositions qui excluent tout
intermédiaire, comme, par exemple, « Le tout est plus grand que
la partie ». C'est aussi l'opinion la plus probable, dit Urraburu, car
l'expérience sensible, aussi claire et intuitive qu'on la suppose,
demeure toujours extrinsèque à l'énoncé lui-même ; si un énoncé
n'est affirmé qu'en vertu de l'expérience, il n'est donc pas connu
par lui-même, mais par quelque chose qui lui est étranger (46).
Le jugement empirique n'étant pas une proposition per se nota,
il est intéressant de rechercher s'il est doué de vraie certitude et,
dans l'affirmative, comment il peut l'être. D'après Urraburu, la
certitude objective exige la nécessité de l'énoncé auquel on adhère.
Mais il y a plusieurs sortes de nécessités : la nécessité est méta
physique, physique ou morale ; d'un autre point de vue, elle est
absolue ou hypothétique. Une proposition contingente peut être
certaine, en tant qu'elle est douée de nécessité hypothétique. Ainsi,
je pourrais, pour l'instant, ne pas écrire ; mais, puisque, de fait,
j'écris, je ne puis plus ne pas écrire hic et nunc : il est nécessaire
que j'écrive, lorsque j'écris (49). On reconnaît ici l'argumentation
de Tongiorgi, dépouillée de toute arrière-pensée subjectiviste. On
aimerait savoir toutefois ce qui est certain dans une affirmation
hypothétiquement nécessaire : est-ce l'hypothèse ou la nécessité, le
fait ou la proposition idéale appliquée à ce fait ? Urraburu n'en
visage pas cette question ; il échappe mieux que ses contempo
rains à la tendance générale qui ramène la certitude à une affaire
de pure « intelligence », c'est-à-dire qui la cantonne dans le do
maine des vérités per se notae et des nécessités absolues.
Le souci de ménager une place aux jugements empiriques
semble absent chez de Maria et Remer. Comme Liberatore en

") Urraburu, ImtituHonei philotophicae, t. I, pp. 762-765.


("i Ibid.. pp. 472-474.
104 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX' SIÈCLE

1881, ces auteurs affirment que tout jugement est contenu de ma


nière implicite et indéterminée dans le principe de contradiction.
Celui-ci est le fondement de tout jugement ; si on le rejette, on
détruit toutes les autres vérités ; si on l'admet, on peut d'une cer
taine façon vérifier tous les principes ,50). En énonçant cette thèse,
de Maria et Remer ne songent sans aucun doute qu'aux principes
analytiques et aux jugements obtenus par induction, en un mot,
aux majeures des syllogismes scientifiques. Ils sont d'ailleurs telle
ment frappés de l'importance de ces majeures qu'ils modifient le
contenu traditionnel de la question du « critère de la vérité ». Si
l'on entend par « critère » le motif qui détermine l'assentiment,
disent-ils, il faut reconnaître que l'évidence objective est le critère
général de la vérité. Mais on peut signifier par « critère » la norme
ou le principe selon lesquels (ou sous la lumière desquels) nous
discernons le vrai du faux. Dans ce cas, il faut dire qu'il n'y a
pas de critère pour les principes premiers évidents par eux-mêmes ;
ces premiers principes et, en dernier ressort, le principe de contra
diction, servent de critères aux vérités médiatement évidentes, ob
tenues par raisonnement ; pour affirmer avec certitude ces vérités,
l'esprit doit voir leur connexion nécessaire avec les premiers prin
cipes. Il n'y a donc pas de critère général ou de norme générale
d'après lesquels on puisse décider de la vérité de tous les prin
cipes ("). Comme on le voit, de Maria et Remer ne recherchent
pas s il existe une norme pour les vérités empiriques immédiate
ment évidentes ; les principes universels seuls retiennent leur atten
tion. Nul doute que Tongiorgi et, plus encore, un attachement peu
éclairé à la lettre de saint Thomas, ne soient responsables de cette
attitude rationaliste.
Il est une autre question où cette double influence est égale
ment manifeste, c'est celle de la nature de l'évidence. Dans les
premières éditions des Institutiones de Liberatore, l'évidence est

(") dE MaRIa, Philosophie, 2" éd., t. I, pp. 237-240; Remer, Summa, t. I,


n»« 122-124.
(M) dE MarIa, Philosophia, 2" éd., t. I, pp. 224-226; REMER, Somma, t. I.
n°" 98-99. Remer note lui-même que ces dièses sur le critère entendu au sens
de norme ne valent pas pour les vérités contingentes, « auxquelles l'intelligence
ne donne pas un assentiment nécessaire » (n° 99).
SCHIFFINI, URRABURU, DE MARIA, REMER 105

tantôt celle d'une vérité abstraite, tantôt celle d'un fait concret ;
Fauteur montre aisément que l'évidence, conçue de façon aussi
souple, est critère universel de vérité. Mais, en 1881, Liberatore
se demande quel est, sur ce point, l'opinion de saint Thomas.
Celui-ci, remarque-t-il, ne peut fournir que des principes de solution,
car la question posée date de Descartes. Ces principes sont les
suivants : ni l'appréhension, ni les premiers principes ne peuvent
être entachés d'erreur ; en outre, la résolution des jugements se
fait dans l'appréhension. Liberatore en conclut que, pour saint Tho
mas, le critère de vérité est l'évidence objective ou ontologique,
puisque celle-ci exprime l'être même de la chose : le fondement
dernier de nos jugements et la règle qui nous permet de distinguer
!e vrai du faux est donc l'intuition d'une quiddité. Et de fait, ajoute
.auteur, c'est bien là ce qui fonde les vérités rationnelles; quant
à la perception concrète des faits, il est clair que le même critère
joue, car le motif pour lequel nous sommes certains de notre exis
tence ou de celle des choses corporelles, c'est qu'elles témoignent
avec évidence d'elles-mêmes "2). Nous avouons ne pas apercevoir
comment l'intuition d'une quiddité peut nous rendre certains de
l'existence d'une réalité ; mais la question n'est pas de savoir si
liberatore a raison ou tort de considérer la vue d'une quiddité
comme critère général de vérité, mais de savoir quel est, d'après
lui, ce critère. Or sa pensée manifeste sur ce point une évolution ;
, évidence qu'il admet en 1881 est plus « abstraite » que celle qu'il
admettait auparavant ; elle se rapproche davantage de l'évidence
ttalmésienne ou de l'évidence du principe de contradiction. Et cette
évolution est due à l'influence conjuguée des écrits de saint Thomas
et de ceux de Tongiorgi.
Parmi le3 professeurs de l'Université grégorienne, Urraburu seul
défend encore l'évidence au sens large. A son compatriote, Balmès,
qui prétend que le principe d'évidence (« Ce qui est évident, est
vrai ») n'est lui-même pas évident, parce que le prédicat n'est pas
inclus dans le sujet, Urraburu répond : Balmès se fait une idée
trop étroite de l'évidence, qui vaut uniquement pour les proposi
tions en matière nécessaire ; mais, à côté de celles-ci, il y a des
propositions en matière contingente, et elles sont parfaitement évi-
i

,") LiberaTore, Institutione». 1861, t. I. pp. 151-152.


106 l'épistémologie thomiste AU XIX" SIÈCLE

dente» ("). En réalité, le principe d'évidence est lui-même très évi


dent, dit Urraburu, et on peut l'entendre de l'évidence subjectiv
aussi bien que de l'évidence objective, de la clarté de la connais
sance aussi bien que de celle de l'objet. Les deux évidences peuven
servir de critère dernier de la vérité : une connaissance évident
est, de sa nature, certaine et donc nécessairement vraie ; et ui
objet évident engendre une connaissance vraie, car l'objet éviden
est pleinement proportionné à la faculté connaissante. D'ailleurs
pourquoi me tromperais-je plus facilement en jugeant que ma con
naissance est évidente qu'en jugeant que l'objet de ma connais
sance est évident (54) ?
D'après de Maria, l'évidence objective est, comme d'après Li
beratore, la quiddité de la chose, sa vérité ontologique ou soi
intelligibilité. En vertu de leur conformité à l'intellect divin, expliqut
l'auteur, les choses possèdent une vérité essentielle, et c'est ei
vertu de cette vérité ou de cette intelligibilité qu'elles peuvent en
gendrer en nous une connaissance vraie (55). Remer souscrit à cett<
thèse, mais il tient à souligner l'intervention active de notre intelli
gence dans la découverte de l'évidence objective. L'intelligence
dit-il, est une lumière : elle éclaire les données sensibles et, d'intel
ligibles en puissance, elle rend les objets auxquels elle est ordonnée
intelligibles en acte ; de même, elle projette sur ce qu'elle ignor<
la lumière des premiers principes ; elle contribue ainsi à rendre ob
jectivement évidents les objets et les énoncés (56).
On le voit : les auteurs thomistes de la fin du XIXe siècle n«
redoutent plus autant que leurs prédécesseurs le critère cartésien d«
l'idée claire et distincte. Ils savent, de par l'idéologie et la psy
chologie, que les idées sont les signes des essences réelles ; pa:
leur doctrine de l'abstraction, ils ont banni toute crainte d'un sufc>
jectivisme cartésien. C'est pourquoi ils n'hésitent pas, en logique
majeure, à suivre de plus en plus hardiment saint Thomas et j
reconnaître de plus en plus d'importance à l'intelligence, facult<
des premiers principes.

(") Urraburu. 7ns«ta«ones, t. I, pp. 518-520.


(") Ibid., pp. 555-557.
t"i de Maria, Philosophie. 2" éd.. t. I, pp. 224, 226.
(**) Remer, Summa, t. I, n° 95,
QUELQUES TÉMOINS 107

Signalons, pour terminer, que les manuels thomistes insistent


sans cesse davantage sur la possibilité d'une certitude garantie par
une « évidence de crédibilité ». Certains prennent soin de préciser
que, si l'évidence est le critère général de la vérité, c'est à la con
dition d'entendre par le terme « évidence » aussi bien l'évidence
de crédibilité que l'évidence de vérité (57). Sans doute ont-ils voulu
ménager ainsi une place à la certitude de foi.

ARTICLE IV

Quelques autres témoins

Bien que l'Université grégorienne constitue un centre intellec


tuel dont l'importance et le rayonnement sont inégalés, nous n'avons
pas voulu conclure notre étude de l'épistémologie néothomiste au
Xlx* siècle en appliquant sans contrôle le mot de Virgile : ab uno
disce omnes. Des auteurs thomistes de renom appartiennent à
d'autres milieux ; il nous a paru prudent de les consulter. Lorsqu'on
veut déterminer les problèmes et les solutions épistémologiques en
honneur au XIXe siècle, peut-on négliger des figures marquantes de
l'Ordre dominicain, comme le Cardinal Gonzalez (", le Cardinal

r*'l ScHUTINI. Pnnàpia, t. I, n° 306; Remf.R, Summa, t. I, n° 97. Quant à


Urraburu. il prend soin, lorsqu'il parle du critère, de préciser qu'il s'agit unique
ment de la connaissance naturelle: c Evidentia est genérale ac supremum veri-
caàs criterium pro quacumque cognitione certa naturalis ordinis » (JnttiUitionet,
t. l, p. 552) ; c'est une autre façon de dire la même chose.
i*) Zéphyrin Gonzalez y Diaz Tunon (1831-1894) entra, dès l'âge de treize
ans, dans l'Ordre de saint Dominique. En 1848, il partit pour Manille où il acheva
ks études et enseigna la philosophie pendant de nombreuses années. Revenu
en Espagne en 1866, il fut recteur du couvent d'Ocana et, a partir de 1874, il
occupa divers sieges épiscopaux (Cordoue, Séville, Tolède) ; il fut créé cardinal
en 1884. 11 écrivit des Ettndiot sobre la filotofia de S. Tomât (3 t., Manille,
1964: trad. allem. par Nolke. en 1885), une Philotophia elementaria ad utam
academieae ac praetertim ecclesiasticae jaoentatit (3 t., Madrid, Lopez, 1868;
? éd. 1877) qu'il adapta en espagnol (Filotofia elemental, 2 t., Madrid, 1873);
on lui doit aussi une histoire de la philosophie iHi»toria de la filotofia, 3 t.,
Madrid, 1879; trad. franc, par Pascal, 1890-1891).
108 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX' SIÈCLE

Zigliara (2), le P. Lepidi (3) ? Peut-on passer sous silence le nom


de Mgr Gutberlet (4), ce promoteur de la renaissance thomiste en
Allemagne ? Ne faut-il pas signaler les oeuvres des jésuites étrangers
à l'Université grégorienne, comme le P. Pesch ("') et le P. Ricka-

m Thomas-Marie Zigliara (1833-1893) fut pendant de nombreuse» années pro


fesseur et régent des études au Collège de la Minerve, à Rome ; en récompense
de son zèle pour la renaissance thomiste, il fut créé cardinal en 1879. 11 écrivit
en 1876 une Summa philosophica in ujum scholarum, qui fut souvent rééditée
(la douzième édition parut en 1900, à Paris et Lyon, chez Delhomme et Briguet;
dans les premières éditions, l'ouvrage comporte deux tomes; depuis 1891, trois).
En 1874, il publia Delia luce intelleltuale e dell'ontologismo, secondo la dottrina
de' santi Agostino, Bonaventura e Tommaso di Aquino, 2 tomes, Rome, Chiap-
perini (On trouve la traduction de cet ouvrage dans les tomes 1er et 3e de
A. MllRCUE, Œuvres philosophique» du Cardinal Thomas-Marie Zigliara, 3 t.,
Lyon, Vitte et Perussel, 1880-1881 ; le tome deuxième des Œuvres comprend une
étude sur le traditionalisme et des observations sur l'idéologie d'Ubaghs).
(3) Albert Lepidi (1838-1925) enseigna la philosophie au collège théologique
des dominicains à Louvain, de 1861 à 1868; il passa alors, comme professeur de
philosophie et bientôt comme régent des études, au couvent que les dominicains
français venaient de fonder à Flavigny; il exerça la même fonction à Louvain
de 1873 à 1885, puis, à Rome, au Collège de la Minerve. En 1897, il fut nommé
maître du Sacré Palais. Comme Zigliara, Lepidi écrivit contre l'ontologisme
(Examen philosophico-iheologicum de ontologismo, Louvain, 1874) et publia un
traité de philosophie (Elemenia philosophiae christianae, 3 vol., Louvain, Peeters,
et Paris, Lethielleux, 1875-1879) ; il prit également la plume pour attaquer Kanl
(La critique de la raison pure d'après Kant et la vraie philosophie, dans Opuscules
philosophiques, trad. par E. Vignon, Paris, Lethielleux, 1899, pp. 81-167; cet
ouvrage fut réédité en 1924).
(*) Constantin Gutberlet (1837-1928) fit ses études de philosophie et de théo
logie au Collège romain, de 1856 à 1862; il séjourna pendant ce temps au Col
lège germanique; il subit donc l'influence de Tongiorgi, de Palmieri et de
Kleutgen. De 1862 à 1875, il enseigna les sciences au séminaire de Fulda; il
devint ensuite directeur du séminaire et, en 1886, professeur de philosophie,
d'apologétique et de dogme. En 1888, il fonda, avec J. Pohle, la revue Philo-
sophisches Jahrbuch der Gôrres-Gesellschaft; il en assuma la direction jusqu'en
1924. La plupart de ses ouvrages sont consacrés a des questions de psychologie.
En 1882, il écrivit cependant une Logik und Er)çenntnislheorie (Munster, Theis-
sing) ; sa théorie de la connaissance comprend trois parties qui concernent : la
vérité et la certitude en général (I), les sources de la vérité et de la certitude (II),
le critère de la vérité (111)
(*1 Tilmann Pesch (1836-1899), après avoir étudié à Paderborn et à Bonn,
devint, en 1867, professeur à Maria-Laach ; il séjourna à Aix-la-Chapelle
de 1869 à 1872, puis en Belgique et en Hollande. Il publia des /nstitab'onet
QUELQUES TÉMOINS 109

by ") ? Et ne doit-on pas consulter les premiers écrits du P. Gredt (7),


de l'Ordre de saint Benoît ? Limitée à ces quelques noms, l'enquête
n'est pas exhaustive, mais elle suffit à notre but.
Tous les auteurs que nous étudions se proposent, comme tâche
principale, de réfuter le scepticisme, sous quelque forme qu'il se
présente. Gonzalez n'ignore pas la théorie défendue par son com
patriote, Balmès ; les autres connaissent en outre les positions de
Tongiorgi et de Palmieri. Tous savent donc que Balmès fait appel
à trois critères de vérité, la conscience, l'évidence et l'instinct intel
lectuel. Et la plupart savent aussi quelles difficultés ont éprouvées
Palmieri et Tongiorgi pour réduire ces critères à l'unité : Tongiorgi
a dû introduire la notion de nécessité hypothétique, Palmieri a dû
distinguer dans l'évidence trois aspects qu'on peut expliciter sous
la forme des trois vérités primitives. Ces difficultés peuvent se ré
sumer en une seule : si l'évidence objective est le critère suprême
de la vérité, comment montrer qu'elle est vraiment objective ?
Quelques auteurs se préoccupent d'un problème plus limité : ils

kgicales secundum principia S. Thomae Aquinatis ad usum scholarum (3 t.,


Fribourg en Br., 1888-1890) ; il écrivit également deux petits volumes contre Kant:
Kant et la science moderne (Die moderne Wissenschaft betrachtet in ihrer Grund-
jette, 1876: trad. franc, par M. Lequien, Paris, Lethielleux, 1894) et Le Jfeanlisme
et tes erreurs (Die Haltlosigkeit der modernen W issenschaft. Eine Kritik der
Kant'schen V'ernan/tfcritifc, 1877; trad. franc, par M. Lequien, Paris, Lethielleux,
1997). parus tous deux comme suppléments aux Stimmen aus Maria Laach.
,*1 John Rickaby (1847-1927) écrivit, dans la collection des manuels catho
liques de philosophie Stonyhurst Philosophical Series, le traité d'épistémologie:
Ihe firsi principles of kn<>wledge (Londres, Longmans, Green and C°, 1888;
y éd. 1896).
P i Joseph Auguste Gredt (1863-1940) étudia d'abord au séminaire de Luxem
bourg; il suivit ensuite les cours de philosophie et de théologie a l'Université
grégorienne: en 1888, il fut créé docteur en théologie; il termina ses études à
, Université d'Innsbruck. De 1891 à 1896, il séjourna à l'Abbaye de Seckau ;
après cette date, il enseigna la philosophie au Collège Saint-Anselme, à Rome.
il publia son cours sous le titre Elementa philosophiae arisiotelico-thomisticae
iRome. Oesclée et Lefebvre, 1899; 7e éd. Fribourg en Br., Herder, 1937). Il a
édité ce cours en allemand: Die aristotelisch-thomistische Philosophie, 2 vol.,
Fribourg en Br., 1935. Outre de nombreux articles, on a encore de lui deux
ouvrage» sur la connaissance sensible: De cognitione sensuum externoram, Rome,
1913 (2* éd. 1924) et Unsere Aussenwelt. Eine Unlersuchung iiber den gegen-
tiândlichen Wert der Sinneserlrenntnis, Innsbruck, 1921.

' S
110 l'épistémologie THOMISTE AU XIX" SIECLE

s'efforcent d'établir le caractère objectif de l'évidence « intellec


tuelle » ; distinguant l'être réel, l'être idéal (qui n'est pas réel, mais
possible), et l'impossib/e, ils veulent montrer qu'à nos idées corres
pondent des êtres idéaux (la certitude du réel étant justifiée par
le témoignage des sens et de la conscience). D'autres auteurs ne
soulèvent pas la question de l'objectivité des idées ; sans doute
jugent-ils que la théorie de l'abstraction, la doctrine des universaux
ou la méthode de l'épistémologie tranchent par avance cette ques
tion. Mais, d'une façon ou d'une autre, tous s'efforcent, en réfu
tant le scepticisme, d'établir l'objectivité de l'évidence. Nous indi
querons succinctement les traits caractéristiques de chaque réponse,
en nous attachant toutefois de manière spéciale à l'oeuvre de
Rickaby, qui est la plus originale et la mieux bâtie ; nous dirons
un mot, pour terminer, de la façon dont nos auteurs comprennent
et réfutent le « subjectivisme » kantien.

Dans la « logique spéciale ou appliquée » de Gonzalez, parue


en 1868, on ne voit émerger aucun problème particulier (" ; l ob
jectif et le subjectif, loin de susciter une antinomie, sont présentés
comme complémentaires. Ainsi l'auteur distingue deux aspects, l'un
objectif, l'autre subjectif, dans la vérité, la certitude, l'évidence.
La vérité objective ou métaphysique s'identifie avec l'être réel, qui
est, de soi, capable d'être connu ; la vérité subjective ou logique
est la conformité de la connaissance avec son objet. La certitude
objective est l'aptitude naturelle que possède un objet, à susciter
de la part de l'intelligence un assentiment ferme ; cet assentiment
lui-même constitue la certitude subjective. L'évidence objective dé
signe l'aptitude que possède tout objet, à se présenter devant
l'esprit avec une force qui nécessite l'assentiment ; l'évidence sub
jective est la faculté que nous avons de percevoir avec clarté et
distinction des choses objectivement évidentes (".

(*) La Logica specialis teu applicala comprend une étude de la définition


de la logique (I), une étude de la vérité et de son critère (II), un court exposé
de la critique historique (III) et, enfin, une discussion de la méthode de la philo
sophie (IV). Dans la première édition de la Philosophia elementaria, cette logique
spéciale occupe les pages 104-248 du premier tome.
(*1 Philotophia elementaria, t. I, pp. 120-121, 123, 148.
THOMAS-MARIE ZIGLIARA III

L'absurdité du scepticisme prouve l'existence de certitudes sub


jectives ; l'étude des critères montre que nos assentiments sont ob
jectivement motivés 1"". Les critères sont : l'évidence, la conscience,
le sens commun, le témoignage des sens externes et l'autorité ;
l'évidence, distinguée des autres critères, est le critère des premiers
principes ou des vérités générales qui se résolvent en eux, c'est
'[évidence balmésienne. Mais on peut élargir la signification du
terme « évidence » et lui faire désigner la vue d'une vérité quel
conque, clairement manifestée à l'esprit, en faisant abstraction de
.i nature particulière du motif de la conviction ; l'évidence devient
alors le critère universel et unique de la vérité. Cette évidence
est-elle l'évidence objective ou l'évidence subjective ? C'est l'une
et l'autre, répond Gonzalez ; prise isolément, aucune des deux ne
constitue le critère d'évidence : l'assentiment est motivé par la
force conjointe des deux évidences, par la double lumière sub
jective et objective ; cependant, ajoute l'auteur, l'aspect objectif
est le plus important, car, par définition, le critère se prend du
côté de l'objet et, que l'esprit la perçoive ou non, l'évidence ob
jective est toujours suffisante pour motiver la certitude (11).
Chez Gonzalez, on le voit, la question des critères n'est pas
dissociée de celle des moyens de connaître : ce sont les deux
faces du même problème de la certitude. Si l'auteur réserve une
place à l'évidence, critère universel de la vérité, il n'affirme pas
avec une pleine assurance le caractère objectif de l'évidence.

Zigliara, esprit méthodique, a simplifié cette question em


brouillée, grâce à une terminologie très précise. Dans sa « logique
critique » (1876) (12), il commence par réfuter le scepticisme et le
cloute universel ; de là il conclut à l'existence de certitudes mo
tivées. Les motifs de nos convictions sont tous des « critères ».
Il y en a de diverses sortes. Certains sont extrinsèques, tels l'auto
rité et le sens commun. Les autres sont intrinsèques à la vérité

"* Ibid., pp. 140-142, 147. (") Ibid., pp. 148-149, 198-199.
i'*l La Logica critica comprend une réfutation du scepticisme (I), une étude
de» moyens d'atteindre la vérité ou des critères (II). une étude du critère suprême
de la vérité et de la coordination des sciences (111). Dans la 12" édition, elle
occupe les pages 181-305 du premier tome.

^ V
112 l'épistemologie THOMISTE AU XIX0 SIECLE

envisagée et, puisque dans toute connaissance il y a un sujet con


naissant et un objet connu, il y a des critères intrinsèques sub
jectifs et des critères intrinsèques objectifs. Les critères subjectif
sont nos facultés, les critères objectifs sont l'évidence et les pre
miers principes. Pour être un critère de vérité, remarque Zigliara
l'évidence doit être objective car une pure impression subjectivi
ne garantit rien ; afin d'éviter toute confusion en cette matière
l'auteur réserve le terme « évidence » pour désigner la manifestatioi
d'un objet, et il appelle « certitude » la réaction subjective à cett<
manifestation (ls). Il note également que les premiers principes, qu
reposent en dernière analyse sur le principe de contradiction, nou
permettent uniquement de juger de la vérité des démonstrations
c'est-à-dire des raisonnements syllogistiques et des preuves par l'ab
surde (14). Tous les critères, — qu'ils soient extrinsèques ou intrin
sèques, objectifs ou subjectifs, peu importe, — sont des motif
d'adhérer à certaines vérités. Ils constituent des critères dernier
dans un ordre déterminé de connaissances ; ainsi, mon adhésioi
à l'existence de Platon est motivée par l'autorité, et non par le
premiers principes. Mais on peut parler cependant d'un critèri
suprême de vérité, c'est-à-dire d'un critère qui vaut pour toute
les connaissances et auquel tous les autres critères empruntent leu
valeur. Ce critère, c'est l'évidence ; Zigliara le montre en réfutan
les partisans d'un critère suprême extrinsèque ou d'un critère su
prême subjectif et en remarquant que même les premiers principe
sont fondés sur la connaissance de l'être tls). L'évidence, nou
l'avons dit, est objective, par définition même ; ajoutons qu'elli
comprend aussi bien la vue d'un concret que celle d'un abstrait
Mais pourquoi est-elle le critère suprême de la vérité ? Commen
les critères subjectifs (nos sens, notre intelligence) participent-ils i
l'évidence objective ? Pourquoi n'en sont-ils pas de simples con
dirions ? Zigliara ne le dit pas. Il prétend qu'un critère unique doi
exister parce que, si les diverses certitudes sont plus ou moin
intenses, elles sont cependant toutes égales dans leur aspect négatif
l'exclusion du doute. Il voit là le signe qu'il y a quelque chosi

l") Summa philotophica, \20 éd.. t. I, pp. 228-231.


("i Ibid., pp. 231-239. (1«) Ibid.. pp. 290-292.
ALBERT LEPIDI 113

de commun à tous les critères ,16). Mais, pour déterminer la nature


de ce critère universel, il procède tout simplement par élimination,
et il a tôt fait de voir que les critères extrinsèques ou subjectifs,
et même les premiers principes, ne constituent pas des critères su
prêmes ; reste donc que le critère suprême soit l'évidence ! On
tût pourtant aimé lire une réponse plus développée.
Si la critique de Zigliara n'est point parfaite, elle a du moins
un objet bien défini : elle traite de la valeur des critères ou des
moyens dont nous disposons pour atteindre la vérité ; on n'y parle
pis des vérités primitives, on n'y soulève pas le problème de l'ob-
«ccvité des idées.

La « logique » de Lepidi (1875) n'a pas les mêmes mérites. On


y trouve entremêlés des éléments de logique formelle, des ques
tions d'ordre épistémologique et des conseils pratiques concernant
l'art d'appliquer les règles que l'esprit doit observer pour déve
lopper ses connaissances. Dans ce plan plutôt boiteux, l'auteur
insère la théorie des vérités primitives, qu'il n'appelle cependant
pas de ce nom. Les conditions essentielles ou les premiers principes
de tout jugement, dit-il, sont le Cogito, le principe d'identité, l'apti
tude au vrai et, enfin, l'évidence, qui s'exprime comme suit : tout
ce qui est présent de façon claire et distincte à l'intelligence doit
être affirmé comme vrai ,17). Pour Lepidi, comme pour Balmès et
Tongiorgi, la principale des vérités primitives affirme l'objectivité
des idées. La question de l'objectivité des idées se pose nécessaire
ment, d'après l'auteur, car toute connaissance se fait par repré
sentation, elle est immanente à l'esprit (15). Mais ce n'est pas une
question insoluble ; le principe d'évidence n'est pas affirmé en
vertu d'un instinct irrationnel : il est lui-même évident. Tout con
tenu de pensée, en effet, est conçu comme être ; le néant ne peut
se représenter qu'en s'opposant à l'être ; si cet être n'est pas tou-

'"1 Ibid.. p. 272.


(") Elementa philosophiac, t. I, p. 270.
') En deux endroits seulement, Lepidi semble dire que cette question ne
ooit pas se poser, puisque la représentation n'est connue comme telle que par
réflexion; le vrai problème serait plutôt: étant donné que nous connaissons une
réalité externe, comment peut-il se faire que notre connaissance soit immanente }
(clemente philosophiac, t. 1, p. 370, et La critique de la raison pure, p. 147).
114 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

jours l'existant extramental, c'est du moins une essence possible


ot le possible se réfère de soi et nécessairement à l'existence actuelle
notamment à Dieu, fondement dernier de toute possibilité. Cetti
certitude à priori de la valeur d'être de nos contenus de pensée
qu'on peut, nous semble-t-il, taxer de rationaliste ou de légèremen
platonisante, se retrouve fréquemment sous la plume de Lepidi
La plus belle formule est celle-ci : « Cette proposition : Objectun
intellectus est ens, est analytique, à priori, produite par la seul
analyse et la seule définition du simple concept... Il n'y a personr.
qui ne puisse, après avoir considéré le concept de l'être, adhère
à cette proposition : // existe quelque chose » ,1*).

Les trois auteurs dominicains dont nous venons de rappeler le


positions ont écrit leur épistémologie avant l'encyclique Aeterr
Patris. Thomistes par vocation, ils ne sont pas, croyons-nous, dé
pendants du Collège Romain ou, du moins, ils n'ont pas accept
avec complaisance les théories d'un Tongiorgi ou d'un Palmieri
Ecrivant à Rome, en 1876, Zigliara ne cite comme ouvrages anté
rieurs au sien que les Institutiones de Sanseverino et de Liberatore
ainsi que la Ph.ilosoph.ia elementaria de son confrère Gonzalez "0'
de la part du régent de la Minerve, cette omission est significative
Si Lepidi reprend des thèses défendues déjà par Tongiorgi, ces
on peut en être sûr, qu'il les a lues ou qu'il a cru les lire che
saint Thomas. Au contraire, les auteurs dont nous devons encor
parcourir les ouvrages dépendent tous de l'Université grégorienn*
Rickaby et Pesch appartiennent à la Compagnie de Jésus et con
posent leurs traités en se servant de Tongiorgi et de Palmieri aus
bien que de Liberatore et de Kleutgen, ou de Zigliara et de Lepid
Quant à Gutberlet et Gredt, ils ont fait leurs études à l'Universil
grégorienne.

Malgré les influences qu'il a subies, Rickaby demeure un autei


très personnel. Il tient à se faire lire, et à se faire lire agréabli
ment ; aussi publie-t-il en langue vulgaire et cite-t-il à chaque pag

!"l La critique de la raison pure, pp. 133-134; cfr aussi ibid., pp. 99-100
103; Elementa philotophiae, l. 1, p. 95. note, et pp. 114-115, 341. 383.
" Summa philotophica, préface.
JOHN RICKABY 115

de» philosophes anglais bien connus, tels Stuart Mil], Spencer,


Hume. Avec Rickaby, le traité d'épistémologie paraît pour la pre
mière fois en traité autonome ; le nom même de « logique » est
délaissé pour celui de « premiers principes de -la connaissance » ;
e plan est modifié : l'ouvrage comporte d'abord une critique gé
nérale de la certitude et ensuite un examen spécial de chaque sorte
de certitude ; dans ce nouvel ordre, on retrouve les anciennes ques
tions, mais plusieurs d'entre elles sont présentées de manière vivante
et témoignent d'une réflexion approfondie. Nous étudierons plus
en détail ce traité, qui est assurément un des meilleurs du XIX0 siècle ;
nous y percevrons d'ailleurs sur le vif le problème de l'objectivité
de l'évidence.
L'ouvrage The first principles of Knowledge (1888) s'ouvre par
deux thèses classiques concernant la vérité. Si la vérité existe, dit
la première thèse, elle doit consister dans une adéquation entre
1 esprit et les choses. Comme Rickaby le remarque immédiatement,
cette vieille formule du sens commun est en butte à plusieurs diffi
cultés. Comment des images mentales peuvent-elles ressembler à
des objets extérieurs, en particulier à des objets matériels ? Com
ment des sensations sont-elles semblables aux corps qui les pro
voquent ? Comment se fait-il que des personnes différentes appré
cient différemment certains objets ? Enfin, même s'il existe, de fait,
une similitude entre l'idée et la réalité, comment une comparaison
est-elle possible entre la chose connue et la chose telle qu'elle
est ? Ces difficultés ont poussé les auteurs modernes à n'admettre
qu'une correspondance symbolique entre la connaissance et son
objet et à revendiquer l'essentielle relativité du connaître. Rickaby
maintient l'ancienne définition de la vérité ; l'acte direct de con-
laissance, dit-il, se termine à l'objet et non à un intermédiaire,
jréalablement connu, d'où l'on passerait à la chose ; la similitude
font il est question dans la connaissance est sui generis, elle n'est
1as du genre d'une photographie ,21).
La seconde thèse traditionnelle reprise par Rickaby affirme que
» vérké ne se trouve parfaitement que dans le seul jugement. Tout
igement, explique l'auteur, comporte, d'après saint Thomas, une
ertaine réflexion ; il est un acte essentiellement conscient. Des-

1"1 The fint principle» of knowlcdgc. 30 éd., 18%, pp. 2-6.


116 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

cartes et Kant ont insisté sur cet aspect : tout jugement est accom
pagné d'un Cogito, d'un Ich dcniée, d'un / know ; or, c'est pré
cisément cette conscience qui rend le jugement si catégorique et
si impérieux : il porte en lui sa propre justification, il implique une
réflexion critique, un verdict porté sur la rectitude d'une attribu
tion ; en un mot, il est le siège de la vérité (22). A la suite de
Kleutgen, Rickaby souligne donc le caractère conscient de la con
naissance ; de ce caractère, il conclut que tout jugement doit être
motivé, sous peine de n'être plus un acte intellectuel ,2s).
On voit immédiatement l'importance des deux thèses liminaires
que nous venons de rappeler. Abordant la question critique :
« quelle est la valeur de la connaissance humaine ? », Rickaby s'em
presse d'affirmer, à la suite de Balmès, le caractère purement spé
culatif de cette question. Et, de fait, la seconde thèse n'implique-
t-elle pas la validité de la connaissance spontanée ? Les connais
sances vulgaires, les théories scientifiques, le sens commun, tout
cela n'est pas aveugle : l'esprit observe, raisonne, réfléchit ; il per
çoit, dans l'exercice de ses facultés, la valeur de ses actes ; il se
convainc à chaque pas qu'il est sur la bonne voie. Le philosophe
ne peut détruire la raison naturelle ni mettre en doute les évidences
propres de cette raison ; il ne se crée pas un nouvel intellect, lors
qu'il se met à philosopher : c'est avec le même esprit qu'il pense
et qu'il réfléchit sur sa pensée, qu'il fait de la science et de la
philosophie. En critique, le philosophe ne vise donc pas à une nou
velle sorte de connaissance, mais à une élévation de la connaissance
vulgaire : il tend à découvrir par ses propres lumières ses propres
principes d'action. Dès lors, une épistémologie ne peut se construire
comme un traité d'Euclide ; on y discute la valeur de principes el
de facultés, à l'aide de ces mêmes principes et facultés ; on n'j
peut faire un pas sans supposer acquises les conclusions de tou:
le traité ; tout est dans tout ; il y a une perpétuelle interactior
de toutes les parties (24).
Au seuil de la recherche critique, Rickaby réfute le scepticisme
et le doute universel cartésien. Par là, il confirme sa conviction que
les jugements spontanés doivent être maintenus, non dans l'illusior

(") Ibid., pp. 24-26. (") Ibid., p. 53.


(") Ibid., pp. 110-116.
JOHN RICKABY 117

qu'il» sont tous, sans distinction, valables, mais avec la certitude


que l'édifice intellectuel ne s'écroulera pas à l'inspection de ses
tondements. Si l'on ne peut reconstruire systématiquement cet édi
fice, selon un idéal linéaire, on peut cependant isoler, par la
réflexion, quelques-unes des vérités premières qui sont à l'oeuvre
dans tout jugement, tels le fait premier, la condition première, le
principe premier. Et nous voilà devant les trois vérités primitives.
Le premier fait, c'est le Cogito : nous l'avons vu, toute pensée est
consciente, elle indut un / ^nouJ. La condition première, l'aptitude
au vrai, est indémontrable, mais évidente : « Nous sommes immé
diatement conscients de notre puissance de connaître dans l'exer
cice même de nos facultés » ; nous croyons à la force de notre
pensée reconnue comme un fait, nous croyons à nos actes de con
naissance, à nos facultés en acte et non à nos puissances cognitives.
Le premier principe, enfin, est évident, même dans sa signification
ontologique. Bien que l'une ou l'autre formule de Rickaby rap
pelle Tongiorgi ,33), la théorie des vérités primitives défendue par
1 auteur est plutôt comprise dans le sens de Palmieri ; d'ailleurs,
1 objectivité immédiate de la connaissance, affirmée dans la pre
mière thèse concernant la- vérité, sépare Rickaby de Balmès, de
Tongiorgi et de Lepidi, pour le rapprocher de Palmieri ; de plus,
.'auteur admet, à côté des trois vérités déjà mentionnées, d'autres
vérités « primitives », tels, par exemple, le principe de raison suffi
sante et le principe d'évidence (« ce qui est évident, est vrai ») (26).
Chez Rickaby, les vérités primitives sont donc simplement des
vérités d'évidence immédiate, qu'il est bon d'affirmer après avoir
réfuté le scepticisme ; nulle part il n'est dit que ces vérités servent
de fondements à toutes les autres.
Quand ils ont énoncé les vérités primitives, les traités passent
généralement en revue les diverses sources de la connaissance ;
remettant cette étude à la partie spéciale de son épistémologie,
Rickaby en arrive directement à l'examen du critère de la vérité.
Lne impulsion aveugle, une vérification sensible, la vision en Dieu,
, idée claire et distincte entendue dans un sens subjectif, la cohé-

'"', Par exemple, ibid., pp. 185-186: « We cannot carry on such an inquiry,
without talpng for granted the trustworthiness of our intelligence >.
w Ibid., pp. 165-175.
1 18 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

rence de la pensée, l'inconcevabilité de la contradictoire, tous ces


critères sont faux ou insuffisants (27). Le vrai critère est l'évidence
objective. Mais comment montrer que l'évidence est objective ?
Pour établir l'objectivité de la connaissance, dit Rickaby, l'Ecole
insiste sur l'origine psychologique de toute connaissance humaine :
en tant que conception, la connaissance est engendrée à la fois par
l'objet et par le sujet ; le sujet est pure puissance : pour qu'il con
naisse quelque chose, il doit être déterminé par l'objet. Mais ail
leurs saint Thomas semble enseigner exactement le contraire : il
affirme, en effet, que dans la connaissance la lumière vient du
sujet ; l'intelligence éclaire son objet plutôt qu'elle n'est éclairée
par lui. Et le cas se complique encore lorsqu'il s'agit de la con
naissance des objets matériels, puisque, toujours selon l'Ecole, il
n'y a pas d'action réelle de l'objet sur le sujet. D'après Rickaby,
cette antinomie doit trouver sa réponse en psychologie ; en critique,
il faut la contourner en prenant le problème à un stade antérieur,
c'est-à-dire en admettant le fait psychologique de l'objectivité sans
s'interroger sur le « comment » de sa possibilité. Or, on le constate,
toutes nos certitudes se formulent en jugements et nous les accep
tons sur leur propre témoignage. Quel est le caractère de ces juge
ments qui provoque de notre part un assentiment nécessaire ? Ce
caractère, cette qualité, cette propriété, c'est l'évidence objective :
nous avons conscience que les faits et les principes s'imposent à
nous avec une valeur indépendante de notre perception, comme
nous ressentons la pression d'un poids sur la main. Cependant,
Rickaby se rend compte que l'appel au sentiment psychologique
est un faible argument pour établir l'objectivité de l'évidence ;
le motif de son peu d'assurance se trouve, quoi qu'il en dise, dans
l'objection rapportée au début de l'étude du critère : la connais
sance n'est pas la réception passive d'une empreinte sur une fa
culté — ce qui est la théorie de Locke "" ; si l'esprit est lui-même
une lumière, comment discerner ce qui vient de lui et ce qui vient
de l'objet ? Certainement pas par un recours à l'évidence objec
tive, puisque c'est elle qui est en cause ! Aussi Rickaby fait-il appel
à d'autres arguments : un pur subjectivisme, dît-il, ne pourrait jamais
nous assurer qu'une vérité vaut pour toute intelligence ou qu'il existe

(2;) Ibid., pp. 188-215. (**) Ibid., p. 224, note.


JOHN RICKABY 1 19

des vérités nécessaires ; de plus, la condition première de la phi


losophie garantit notre aptitude à connaître la vérité objective ; par
:onséquent, rejeter le critère de l'évidence objective, c'est récuser
.e% vérités nécessaires et enfreindre la loi première de la philosophie,
c'est verser dans le scepticisme universel (2•). Etranges arguments,
en vérité ! D'une part, on nous dit que la méthode de l'épistémo-
logie écarte les difficultés .soulevées par le subjectivisme ; mais,
d'autre part, on tient à prouver l'objectivité de la connaissance
et. pour le faire, on s'appuie sur l'aptitude au vrai, après avoir
iffirmé cette même aptitude en s'appuyant sur l'objectivité de l'évi
dence.
Ces deux sortes d'arguments se retrouvent dans la partie spé
ciale du traité de Rickaby, lorsqu'il s'agit de montrer l'objectivité
des idées (301. Rencontrant le principe idéaliste d'immanence, l'au
teur l'écarte, en disant : si la manière dont se passe la connais
sance est mystérieuse, le fait d'une connaissance objective est indé
niable (3". Peu après, il ajoute : la réalité objective des idées est
évidente, puisqu'elle s'affirme dans sa négation même ; l'idée est
nécessairement représentative ; l'objet premier de l'intelligence n'est
pas l'idée, mais l'objet signifié ; cet objet est quelque chose de
réel ; une inférence peut être indispensable pour établir qu'il est
actuellement existant, mais l'intuition suffit pour affirmer qu'il est
une essence possible (").
Victor Cousin a écrit : « C'est un attribut inhérent à la raison
de croire à elle-même » l33). Cette phrase résume parfaitement l'épis-
Jmologie de Rickaby. L'auteur a vu la contradiction dans laquelle
se meut le scepticisme ; il en a conclu à l'aptitude de l'esprit à
connaître et à connaître des objets réels. Pour se conformer à la
tradition, il appelle « évidentes » les vérités indémontrables dont il
est absolument certain. Mais il veut en outre faire voir qu'il y a
évidence et évidence objective, sans quoi le critère de l'évidence
ne diffère que nominalement des autres. A cet effet, il invoque

« /oui., pp. 216-225.


"1 La partie spéciale de la critique comprend environ 150 pages; l'auteur y
-!'ifie longuement la valeur des sensations, des idées, de la conscience, de la
mémoire et du témoignage.
)") Une., p. 274. (") Ibii.. pp. 306-313.
,**) Cté ibid., p. 361, note,
120 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

deux principes de solution fournis par saint Thomas ; toute con


naissance vraie comporte sa lumière, elle implique un Cogito : voill
comment on explique qu'il y a dans tout jugement une vue ; l'idée
n'est pas un intermédiaire conscient entre le sujet et l'objet : ains
s'explique l'objectivité. Mais Rickaby ne parvient pas à souder l'ur
à l'autre ces deux principes ; dans la vue sensible, la lumière est
du côté de l'objet et elle impressionne le sens, aussi la connais
sance sensible ne pose pas le problème de l'objectivité de l'évi
dence ; mais dans l'intuition intellectuelle, l'éclairage vient du sujel
et celui-ci n'est pas passif. Comment l'objet coopère-t-il à la for
mation de l'idée ? Comment une évidence intellectuelle peut-elle
être objective ? Il semble que Rickaby ne l'ait point vu. Mais, —
et c'est beaucoup, — il a remarqué qu'il y avait là une difficulté.

La finesse et la perspicacité de Rickaby ne se retrouvent ni


dans la « théorie de la connaissance » de Gutberlet (1882), ni dans
la « logique critique » de Pesch (1889), ni dans la « logique ma
jeure » de Gredt (1899). Ces trois traités pourraient être signés par
des professeurs thomistes de l'Université grégorienne, à cette diffé
rence près qu'on y fait appel aux vérités primitives.
Chez Gutberlet, la critique du scepticisme se clôt par l'affir
mation de quatre vérités présupposées à toutes les autres (funda-
mentale Voraussetzungen) ; ce sont : l'aptitude au vrai, le principe
de contradiction, l'existence du sujet connaissant et le principe de
raison suffisante (34). Grâce à ces vérités, on peut justifier le principe
d'évidence (« Ce qui nous paraît nécessaire, est vrai ») ou, en
d'autres termes, établir que l'évidence est le critère de la vérité.
Le principe de contradiction nous assure, en effet, que ce qui est
nécessaire ne peut être autrement qu'il n'est ; l'aptitude au vrai
nous assure que ce qui nous paraît nécessaire est vraiment néces
saire ; enfin, la conscience de notre existence nous assure que ce
qui semble nous apparaître nous apparaît vraiment (35). Le principe
d'évidence inclut donc les trois principales vérités primitives et se
résout en elles (35).
Pesch reprend cette dernière affirmation et se réfère explicite-

(") Logik und Erkfinntni»theorie, pp. 158-162.


("i Ibid., pp. 250-251.
CONSTANTIN GUTBERLET, TILMANN PESCH, JOSEPH GREDT 121

ment à Palmieri. Mais, d'autre part, il reconnaît que l'évidence se


manifeste surtout dans les premiers principes et dans le premier
de tous, le principe de contradiction ; il admet que les principes
sont, en un certain sens, des critères de la vérité (361. Ainsi, il
traduit à la fois les tendances caractéristiques de chacun des deux
groupes que nous avons distingués à l'Université grégorienne, celui
d'avant et celui d'après l'encyclique Aeterni Pairis. On ne sait toute
fois comment il les concilie ; son traité est d'ailleurs moins une
œuvre de synthèse qu'un catalogue de solutions dressé suivant les
méthodes rigoureuses de la science allemande.
La logique majeure de Gredt n'est pas davantage le fruit d'une
réflexion exigeante : l'équivoque n'est pas levée en ce qui con
cerne les rapports de l'évidence et des vérités primitives. Le doute
universel des sceptiques et le doute méthodique universel sont im
possibles, dit Gredt, car toute recherche scientifique suppose ad
mises sans conteste certaines vérités, à savoir les trois vérités pri
mitives. Ces vérités sont indémontrables, puisqu'elles sont supposées
par toute démonstration ; elles n'ont d'ailleurs pas besoin d'être
démontrées, car elles sont évidentes : elles sont affirmées même
dans le doute. Si nous doutons, nous connaissons la vérité, au moins
celle de notre doute, et, partant, nous sommes aptes au vrai et
-ous existons ; distinguant le doute de ce qui n'est pas lui, nous
admettons le principe de contradiction. En un sens large, cepen
dant, ces vérités pourraient être soumises au doute méthodique et
prouvées par l'expérience : réfléchissant et essayant de douter, l'es
prit constatera qu'il ne le peut "7). L'évidence garantit donc, sem-
ble-t-il, les vérités primitives ; mais, par ailleurs, on s'appuie sur
les vérités primitives pour justifier l'emploi du critère d'évidence.
L'évidence est un critère infaillible, dit Gredt, car d'où viendrait
! erreur ? De la chose ? Mais elle s'identifie avec sa vérité onto
logique. De l'intelligence ? C'est également impossible, car on sait
qu'elle est de soi infaillible, qu'elle est apte au vrai (3f". Les vérités
primitives sont-elles des évidences ou des postulats ? En 1899,

1") Dans les Institationet logicales, 1888-1890, la Logica critica comprend les
pages 53-427 du tome 11 (paru en 1889). Nous visons ici le n" 794.
1") Dans les Elementa philosophiae, la Logica major s'étend de la p. 77 à la
p. 155. Nous nous référons ici à la p. 99.
(") Ibid., pp. 109-110.
122 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIECLE

— comme en 1846, date où Balmès publiait sa Philosophie fonda


mentale, — on cherche encore de quel nom il faut appeler la con
viction qui envahit le philosophe lorsqu'il envisage le problème du
scepticisme : « évidence » ou « instinct intellectuel » ?

* * *

Avant de terminer l'exposé des conceptions épistémologiques


de nos auteurs, il est utile d'indiquer de quelle manière ils réfutent
Kant, car chez plusieurs l'évidence objective s'oppose au subjec-
tivisme kantien.
Le criticisme kantien n'a jamais été considéré avec sympathie
par les philosophes néothomistes du XIX* siècle ; alors que d'autres
positions sont déclarées fausses ou inadéquates et qu'on y recon
naît une part de vérité, le criticisme reçoit d'habitude la censure
de « manifestement absurde » (s" ou de « tout à fait inadmis
sible » (4D) ; il y a même un petit ouvrage qui prétend démontrer
que « la Critique de la Raison pure est dans toutes ses parties
fausse et sans fondement » ,41). Il est juste d'ajouter que nos phi
losophes parlent souvent en apologistes, et que leur but est de dé
fendre 1*« objectivisme catholique » contre le « subjectivisme pro
testant ». Faisons abstraction du ton désobligeant et épinglons quel
ques-uns des griefs adressés à Kant, en choisissant les mieux fondés.
On en trouve de deux sortes : tantôt on reproche à Kant d'être
sceptique, tantôt d'être un subjectiviste à la manière de Reid.
Kant est un sceptique. En effet, il dénie toute valeur objective
à la raison pure et il fonde son affirmation sur l'autorité de cette
même raison : la raison pure décrète donc validement qu'elle n'a
aucune valeur ("). Kant « critique l'expérience, non seulement dans
le but de rechercher scientifiquement les fondements d'un fait indé
niable, mais encore pour faire dépendre de sa critique la connais

(") LEP1DI, Elementa philotophiae, t. I, p. 348.


'"" Zigi.iara, Samma philosophica, 12* éd., t. I, p. 241: « Doctrina Kantii,
seu idealismus ciiticus admitti nullatenus potest >.
(") PesCH, Le kantisme et set erreurs, p. 3.
(") Lepidi, Elementa philotophiae, t. I, p. 350. D'ailleurs, pour Lepidi, comme
pour Balmès, la nature prime la philosophie ; le râle de la philosophie est sim
plement d'observer et d'interpréter la nature (ibid., p. 355),
QUELQUES TÉMOINS 123

once de ce fait » ; il entreprend donc son étude critique « avec


des facultés dont l'autorité ne lui paraît pas démontrée » ,4*). En
termes plus clairs : pour un néothomiste du XIX0 siècle, Kant mé
connaît la condition première de toute recherche, l'aptitude au
vrai. Il est « sceptique ».
Mais Kant est aussi un subjectiviste de type reidien. Il refuse
d admettre l'objectivité des jugements scientifiques ; il justifie leur
certitude par un instinct aveugle de la nature ; il fonde leur néces
sité et leur universalité sur des formes subjectives ou à priori (44).
Et pourquoi veut-il que les formes soient à priori ? Parce que l'ex
périence, étant contingente et individuelle, ne peut engendrer de
.'universel et du nécessaire. D'après nos auteurs, il est également
inefficace de mettre les formes dans le sujet connaissant, puisque
celui-ci est, comme le donné d'expérience, individuel et contin
gent t<i]. D'ailleurs, l'objectivité de nos idées universelles est évi
dente : Lepidi et Pesch ont écrit bien des pages pour le montrer.
La raison pure, écrit Lepidi, est vraiment capable de représenter
la réalité en soi. En effet, la représentation de la raison pure, con
sidérée dans sa simplicité, telle qu'elle est, exempte de toute com
position, est une expression. C'est une expression qui exprime quel
que chose, car une expression sans chose exprimée n'existe pas,
ne peut pas exister. Et la réalité exprimée est bien celle qu'elle
exprime, parce qu'elle est faite essentiellement pour exprimer. Et
a chose exprimée est réellement en soi, parce que le néant par
soi ne s'exprime pas. Donc cette expression dit la réalité en soi » (4".

("'1 PESCH, Le l(antiime et tes errents, pp. 17-19.


'") ZlCUaRa. Somma philosophica, 12e éd., t. I, p. 278, établit clairement
le rapprochement entre Kant et Reid: « Theodorus Jouffroy suam sententiam de
Sde caeca mutuavit a Thoma Reid et Emmanuele Kantio, qui ponunt caeco
-«inctu naturae nostrae rationalis a nobis admitti ut certissima principia illa
-- -.ersalia et immediata, unde judicia particularia per syllogismum deducimu*
lister quae Kant reponit sua judicia synthetica-a-priori), vel judicia contingenta
rerum exiitentium. unde inductive assurgimus ad universalia judicia empirica
r9of manda ».
1") Ibid.. p. 241.
**> Lepidi. La critique de la raison pure, p. 161. Cfr aussi ibid., pp. 129-130,
>ù l'on voit unis les reproches de * scepticisme » et de « subjectivisme > : « Les
jjementi de la nature ne peuvent pas légitimement être infirmés par les juge
Dents d'une réflexion toute personnelle, qui n'est pas réglée par la réalité... Or

^
124 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

Pesch, de son côté, voit du « réel », de l'« extérieur », du « trans


cendant », précisément là où Kant voyait de l'à priori (ou de
l « objectif » au sens kantien du mot) : « Partout et toujours où
apparaît une nécessité mentale, écrit Pesch, la critique reconnaît
une intuition même de la vérité » ("). Aussi ne comprend-il pas
comment l'objet d'un concept ou le rapport entre les termes d'un
jugement nécessaire pourraient ne pas être « objectifs » (au sens
d 'extramental). « En soi, dit-il, le concept est une nécessité supra-
sensible (métaphysique) qui se révèle à notre esprit comme l'obli
gation de penser ainsi et non autrement ; entre les vains produits
de l'imagination et le concept, il y a un abîme » (") ; or « un con
cept est toujours le concept de quelque chose : sinon, il n'est
rien ; par la seule compréhension mentale d'un concept, nous avons
[donc] déjà quelque chose d'objectif et de représenté » ,4*". De
même, dans un jugement, nous avons « l'intuition » du rapport ob
jectif du prédicat au sujet du jugement ; il faut donc que le terme
de cette intuition soit réellement indépendant de l'acte de connais
sance ,50).
Nos auteurs, on le voit, prennent le contrepied de la théorie
kantienne. Kant reconnaît que le concept « se donne » comme
objectif (au sens traditionnel) ; seulement, l'intuition d'un intelligible
étant, d'après lui, non seulement dénuée de fondement, mais con
tradictoire, il la taxe d'« illusion transcendantale ». Nos philosophes
au contraire, instruits par l'incohérence du scepticisme, accordent
sans hésiter leur confiance à la saisie immédiate d'un universel et
rejettent comme absurde la position adverse.
Toutes les critiques adressées à Kant n'ont hélas ! pas la même
valeur. Nos auteurs découvrent dans le kantisme nombre de « con
tradictions » dont nous ne voyons pas l'opposition manifeste au
ii premier principe ». Mais il serait fastidieux d'en faire le relevé.

le jugement de la nature nous dit que l'objectivité externe appartient a la con


naissance de l'homme ; et c'est le jugement de la réflexion personnelle, en con
tradiction avec U nature, qui nous dit au contraire que cette objectivité est toute
phénoménale et subjective ».
,4r) PESCH, Le kantisme et ses erreurs, p. 185.
", /oiJ., p. 180. (" Ibid., p. 193.
1") IhU., p. 41.
CONCLUSION 1 25

Conclusion

La longue étude analytique que nous avons menée ne se clôture


pas à l'avantage de l'épistémologie néothomiste. Le demi-siècle
qui s'étend de la première édition des Institutiones de Liberatore
H845) aux Elementa de Gredt (1899) n'a, en effet, apporté que bien
peu de lumière. Aucun effort systématique n'a été fait en vue
d'établir une problématique solide ou de rechercher une méthode
capable de fournir une solution aux problèmes posés. Ni la conti
nuité d'une école de la valeur de l'Université grégorienne, ni la
variété des familles religieuses et des climats de pensée, ni la con
naissance plus approfondie de la scolastique, n'ont vraiment rénové
.aspect du traité, tel qu'il se présentait avant la renaissance tho
miste, vers les années 1850. L'uniformité des traités est déconcer
tante, bien que l'un ou l'autre penseur colore les éléments tradi
tionnels d'une nuance plus personnelle.
Essayons de mettre en relief les problèmes auxquels on s'at
tache généralement, la nature des solutions qu'on propose, l'impor
tance qu'a revêtue tel ou tel thème de la doctrine thomiste.
La question centrale qui intéresse l'épistémologie, vers 1850,
concerne la valeur des moyens de connaître ou des sources de la
connaissance. On distingue d'habitude cinq sources du connaître :
la conscience (ou le sens intime), les sens externes, l'intelligence, la
raison et l'autorité. Dès le début, une place spéciale est réservée
au témoignage, non seulement en raison des progrès de la science
historique, mais aussi en vue d'assurer une base rationnelle au traité
Géologique de la révélation. Le sens commun jouit également d'un
traitement de faveur ; s'il n'est pas toujours compté au nombre
des moyens de connaître, on n'oublie jamais d'en définir l'objet
et d'en préciser la valeur ; les théories de Reid et de Lamennais
ne sont pas étrangères à l'importance qu'on lui reconnaît. Excep
tionnellement, on trouve une critique de la mémoire et de l'ima
gination.
Les problèmes en jeu, dans cette justification des moyens de
connaître, sont nombreux. La valeur des jugements immédiats de
conscience, qui affirment la réalité corporelle et substantielle du
moi, dépend de la valeur du sens intime ; la justification des juge
126 l'epistémologie THOMISTE AU XIX* SIECLE

ments universels se rattache à la critique de l'intelligence et sup


pose résolue la question de l'objectivité des idées ; garantir la valeui
des sens externes, c'est assurer la connaissance de substances cor
porelles extérieures à notre moi et réfuter l'idéalisme « acosmique » ;
à la critique de la raison se rattache le problème de la science
inductive et déductive ; à celle de l'autorité, enfin, les multiples
questions que soulève la méthode historique.
L'examen détaillé des divers moyens de connaître conduit à
la conclusion générale que voici : de soi, tous ces moyens sont va
lables ; l'erreur est toujours accidentelle, elle est due à un usage
déréglé des moyens de connaître. Toutes nos certitudes sont donc
garanties en principe : la vision du monde qui nous est familière
est parfaitement légitime.
Sur quels arguments s'appuie-t-on pour affirmer la valeur de
tous nos moyens de connaître ? On ne peut répondre par le détail,
car les preuves avancées sont légion ; mais, en gros, elles reviennent
toutes à ceci : nier la « véracité » d'une source du connaître, c'est
renverser un panneau du décor dans lequel nous sommes habitués
à vivre. Soyons sérieux, disent nos auteurs, laissons là les para
doxes ; ne suffit-il pas d'ouvrir les yeux pour voir l'espace et tout
ce qui le remplit ? d'étendre la main pour y saisir des objets réels ?
d'aiguiser le regard de l'esprit pour découvrir de l'universel et du
nécessaire ? Mérite-t-on encore de vivre parmi les hommes lorsqu'on
tente de se dépouiller de la nature humaine ? — L'argument unique
est un appel au bon sens. La philosophie n'a pas pour mission
d'entasser des ruines, affirmait Balmès ; en fait, les philosophes
néothomistes n'ont point le tempérament destructeur et les mys
tères du monde et de notre insertion en lui ne les étonnent même
pas. Pour eux, la vision familière du monde se justifie... parce
qu'elle est familière.
Cette conclusion rencontre toutefois chez quelques auteurs, tels
que Balmès, Tongiorgi, Lepidi et Rickaby, une assez grosse diffi
culté, d'ailleurs aussi vieille que la philosophie. Quand on se laisse
guider par le bon sens, on est enclin à considérer avant tout, dans
la connaissance, son aspect de passivité, de réceptivité, de « con
statation » : la connaissance est objective, dit-on, dans la mesure
même où le sujet connaissant demeure purement réceptif ; si le
sujet intervient dans l'opération cognitive, il faut légitimer son inter
CONCLUSION 127

vention. Or, d'après ces auteurs, la connaissance intellectuelle est


une activité ; nos idées ne sont pas reçues passivement du dehors :
comment donc sont-elles objectives ? L'abstraction négative et le
principe thomiste : « ce qu'on connaît d'abord, c'est la chose »
fournissent des réponses inadéquates. N'y aurait-il pas moyen de
garantir à priori l'activité du sujet connaissant, de légitimer l'inter
vention de l'intelligence dans la conception des idées et même,
de manière générale, l'emploi de tous nos moyens de connaître ?
Cette garantie à priori, nos auteurs la trouvent dans un prin
cipe de métaphysique thomiste : « De soi, toute faculté de con
naissance est infaillible par rapport à son objet propre ». Ce prin
cipe, disent-ils, est per se notum, évident par lui-même et indé
montrable ; le nier, c'est encore le supposer vrai : les contradic
tions des sceptiques en font foi. Dès lors, on peut le mettre à
lavant-plan et fonder sur lui toutes les argumentations par les
quelles on justifie la valeur des moyens de connaissance. Bien plus,
il constitue de droit l'âme de toutes ces argumentations : par lui,
elles s'imposent ; sans lui, elles sont dépourvues de valeur. Aussi
faut-il l'affirmer avant toute autre chose ; il est une « vérité primi
tive », la « condition première » qui rend possible la recherche
critique.
Ainsi, bien que les thèses défendues demeurent fondamentale
ment les mêmes, l'ordre des problèmes subit, de Liberatore à Gredt,
un bouleversement complet. Le scepticisme, réfuté en appendice
chez Liberatore, passe en tête avec Tongiorgi ; chez Gredt, la con
dition première, établie sur les ruines du scepticisme, justifie tous les
moyens de connaître. Mais la question jadis centrale des moyens
de connaître devient une question secondaire dans ce nouvel agen
cement des problèmes : Remer s'en rend compte et la supprime
d'un trait de plume.
On s'étonnera peut-être que, pour nos auteurs, réfuter le scep
ticisme, c'est, du même coup, assurer notre aptitude à connaître
tout ce que spontanément nous croyions connaître. A la vérité, ces
auteurs complètent souvent leur critique du doute universel par
une réfutation du doute partiel, limité à tel ou tel moyen de con
naître ; c'est même sous cette forme qu'ils rencontrent les philo
sophie» modernes, empirisme ou criticisme, qui rejettent « l'intelli
gence », et l'idéalisme, qui doute de la sensation. A les croire,
128 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE

toutes nos facultés sont sur le même pied et ce serait caprice,


sinon incohérence, de se fier à certains moyens de connaissance
et non à d'autres.
En bref, la question centrale de l'épistémologie était, à l'ori
gine, celle de la valeur de nos divers moyens de connaître ; depuis
Tongiorgi, la réflexion se porte sur l'absurdité de tout scepticisme :
que la connaissance se justifie elle-même, c'est l'évidence première
dont part et doit partir la philosophie.
Et pourtant, malgré la place de choix reconnue à l'infaillibilité
essentielle de nos facultés, malgré le rôle critériologique qu'on lui
fait tenir partout, jamais on ne la voit érigée en critère suprême
et universel de la vérité. La question du critère apparaît comme
distincte de celle des sources du connaître. En quel sens et pour
quoi ? Alors que le moyen de connaître est le principe per quod
de la connaissance, le critère en est le principe secundum quod
ou le motif. D'après Sanseverino et Zigliara, critères et moyens
de connaître coïncident matériellement ; autrement dit : les moyens
de connaître peuvent faire fonction de critères. On dira, dès lors,
qu'un jugement est vrai, si le moyen de connaître a été conve
nablement employé, ou si la faculté a agi selon sa nature ; ainsi,
pour éviter l'erreur dans les appréciations concernant le monde
extérieur, on veillera à ce que les sens externes soient « sains » :
en étendant cette métaphore aux autres facultés, on considérera
l'ensemble des règles pratiques que l'esprit doit observer pour at
teindre la vérité, comme une « hygiène mentale ». A la différence
de Sanseverino et de Zigliara, la plupart des auteurs refusent d'ap
peler « critères » nos moyens de connaître ; mais c'est là une simple
question de mots : tous sont convaincus qu'on justifie les connais
sances en établissant la « véracité » des facultés.
Cependant, si nos facultés constituent des critères partiels de
vérité, la « véracité » essentielle de ces facultés ou l'aptitude au
vrai n'est, chez aucun auteur, le critère dernier de la vérité. La
désignation du critère dernier répond au problème de l'erreur. En
effet, l'aptitude au vrai n'écarte pas toute possibilité d'erreur, elle
en exclut uniquement la nécessité physique. Normalement, de soi,
nos connaissances sont vraies ; mais comment juger de telle con
naissance en particulier ? Comment distinguer le vrai du faux ? Il
faut pour cela établir la règle, la norme, ou le « critère » de la
CONCLUSION 129

vérité. Chose étrange, jamais nos auteurs n'exposent clairement


les rapports qui unissent la question des moyens de connaître et
celle du critère dernier de la vérité ; ils traitent de l'erreur après
avoir terminé l'étude du critère ; nous croyons cependant que le
lien que nous établissons entre ces trois questions répond à leur
pensée profonde. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas dans les facultés
cognitives, mais dans l'objet connu, que les philosophes néotho
mistes cherchent la motivation de nos adhésions certaines, lorsqu'ils
se posent la question du critère dernier de la certitude. Le critère
de toute connaissance, disent-ils, est l'évidence.
Le plus souvent, l'évidence se diversifie selon nos moyens de
connaître ; en elle-même, elle est assez vague pour s'appliquer
adéquatement à tous, et même pour inclure l'évidence de crédi
bilité. Toutefois, on constate une tendance à la considérer suivant
e type de l'évidence des premiers principes. Cette tendance s'ex
plique d'abord par l'influence de la terminologie balmésienne : pour
Balmès, l'évidence est le critère particulier des vérités générales.
Mais elle s'explique surtout par la mise en relief de la conception
aristotélicienne de la science : pour Aristote, les vérités scientifiques
sont des propositions universelles qu'on déduit de prémisses indé
montrables et qu'on justifie en les résolvant dans les premiers prin
cipes ; en conséquence, toute la certitude d'une vérité de fait lui
vient de la vérité universelle et, en définitive, du principe de con
tradiction, qui se trouvent appliqués à un cas particulier. Enfin,
— et ce dernier facteur résume les précédents plus qu'il ne s'y
ajoute —, l'idée rationaliste de la nécessité tend à exclure de la
i science » tout ce qui est contingent.
Contre cette tendance à rationaliser l'évidence, la tradition issue
de Balmès et concrétisée dans la théorie des trois vérités primitives
considère un second élément comme essentiel dans l'évidence : la
manifestation à la conscience de la vérité des premiers principes.
Toute évidence, dit Tongiorgi, découle de celle du principe de
contradiction et du Cogito ; elle est toujours une nécessité mani
festée.
Que la notion d'évidence soit laissée dans le vague, que l'évi
dence soit identifiée à la lumière des premiers principes ou, enfin,
qu'elle soit la manifestation d'une nécessité, dans les trois cas, sa
définition s'obtient à postériori, par la comparaison des diverses
130 l'epistemologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE

évidences qui motivent nos diverses sortes de certitudes. Dans un


seul traité, celui de Rickaby, le critère généra! d'évidence précède
les critères partiels.
Par rapport à l'aptitude au vrai, l'évidence a, dans la con
viction — inexprimée — de nos auteurs, l'avantage de répondre
au problème de l'erreur. Encore faut-il pour cela qu'elle se tienne
du côté de l'objet. Aussi remarque-t-on chez certains une insis
tance presque maladive à se désolidariser de Descartes et à pro
clamer que l'évidence est cette propriété de l'objet qui le rend
manifeste à l'esprit. Mais ces auteurs sont fort embarrassés lorsqu'on
leur demande d'établir que, dans la saisie d'un objet, c'est l'objet
qui motive l'assentiment. Pour être évident, l'objet devrait pos
séder une « lumière » propre ; mais, tant chez saint Thomas que
dans l'ontologisme, le rôle de la lumière est d'éclairer l'objet ou
d'objectiver plutôt que de frapper une sorte de rétine intellec
tuelle. Ainsi, dans ce qui devait lui fournir son argument de choc,
le réalisme « réceptif » rencontre de telles difficultés qu'il est tenté
de justifier cet argument même par l'essentielle véracité de nos
facultés. Mais, d'autre part, si l'évidence objective est un critère
universel de vérité, elle doit étendre sa juridiction à la condition
première aussi bien qu'à n'importe quelle autre vérité. Et nous
voilà au rouet.
On le voit, la problématique de l'épistémologie du XIX" siècle
aboutit à une impasse : les auteurs ne parviennent pas à harmo
niser la garantie subjective et la motivation objective de nos cer
titudes. Et il devait en être ainsi, puisque les fondements invoqués
sont, l'un, d'ordre métaphysique, l'autre, d'ordre psychologique,
et que tous deux sont premiers dans leur ordre. Fatalement, l'on
devait voir tantôt l'aptitude au vrai garantir l'objectivité ou la valeur
de l'évidence, tantôt la même aptitude être garantie par l'évidence.
Pour que l'évidence puisse être le critère dernier de la vérité, il
faut que le principe d'évidence (« Ce qui est évident, est vrai »)
soit justifié, ce qui suppose que la connaissance ne soit pas, par
nature, une déformation, mais qu'elle soit, au contraire, essen
tiellement infaillible. Inversement, la condition première n'est elle-
même acceptable que si elle est vue avec évidence.
La plupart des auteurs se meuvent ainsi dans l'équivoque ;
Rickaby reconnaissait comme un mal nécessaire, en épistémologie,
CONCLUSION 131

l'interaction des parties. En supposant toutefois qu'on puisse en


faire abstraction, voici, semble-t-il, l'ordre logique des problèmes
qu'on étudie habituellement :
1) Examen du scepticisme ; existence de la certitude.
2) Infaillibilité essentielle des moyens de connaître.
3) Etude détaillée des différents moyens.
4) L'évidence, critère universel et dernier de la vérité.
3) Explication du fait de l'erreur.
6) Etude de la méthode scientifique.
Mais cet ordre logique n'est pas toujours l'ordre d'exposition.
Très souvent, en effet, l'épistémologie constitue une « logique ma
jeure » et son titre même laisse déjà soupçonner qu'elle contient,
outre des questions proprement épistémologiques, le développement
de certains thèmes de logique formelle. De fait, il n'est pas rare
de voir les problèmes de la critique groupés suivant le schéma des
trois opérations de l'esprit : appréhension, jugement, raisonnement.
Parmi tous ces problèmes, celui qui a déterminé l'évolution
du traité d'épistémologie est le problème de l'objectivité des idées ;
problème complexe, dont il n'est point facile de déterminer la
portée et la signification exactes. S'identifiant, en partie du moins,
au problème de la valeur de l'« intelligence », il concerne à la fois
les idées générales et les idées singulières ; il englobe la question
des universaux et la question de l'origine psychologique des idées ;
il suppose une doctrine de l'abstraction et une théorie des rapports
entre l'« intelligence » et les facultés de constatation, la « con
science » et le « sens ». Quel lien nos auteurs établissent-ils entre
les divers aspects de ce problème ? A vrai dire, ils n'en mettent
aucun ; pour eux, ce sont des questions distinctes, qui ressortissent
à des traités différents : ils parlent de la division des idées en
logique formelle, de leur valeur objective en critique, de leur ori
gine en psychologie. Nous avons cru remarquer, toutefois, que
l'explication psychologique de la connaissance est en relation directe
avec le problème de l'objectivité des idées : celui-ci surgit chaque
fois qu'on fait de l'idée une représentation immanente à l'esprit et
qu'on l'oppose à l'objet concret (ainsi chez Balmès, Tongiorgi et
Lepidi) ; au contraire, il n'est pas soulevé par les auteurs qui ad
mettent une abstraction purement négative ou par ceux qui font
du concept un pur signe de la chose. Faut-il conclure de là que
132 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIECLE

ce problème reproduit le problème cartésien « du pont » ou de


l'applicabilité des notions à un monde concret et existant ? Ce
serait là une conclusion très logique, il faut l'avouer. Pourtant,
à en juger par les solutions qu'ont présentées Balmès, Tongiorgi
et Lepidi, il nous semble que, chez ces auteurs du moins, il s'agit
d'assurer la valeur « objective » des idées plutôt que leur valeur
« réelle », leur applicabilité à un monde possible et créable plutôt
qu'à un monde existant de fait ; en d'autres termes, ces auteurs
entendent montrer, nous semble-t-il, que les idées, qui constituent
le monde logique de la pensée, révèlent aussi un monde métaphy
sique (lequel ne s'identifie pas au monde physique des corps dans
lequel nous vivons). Mais nulle part cela n'est clairement affirmé ;
aussi le problème fondamental de l'objectivité des idées demeure
bien obscur.

La connaissance plus approfondie de saint Thomas n'a pas


orienté l'épistémologie du XIXe siècle dans de nouvelles voies ; dans
l'ensemble, les problèmes et les solutions sont demeurés inchangés,
l'atmosphère générale et les préoccupations n'ont pas varié ; les
modifications survenues concernent des questions d'importance se
condaire. Lorsqu'ils reprennent à la tradition des thèmes dignes
d'intérêt, nos auteurs les insèrent dans leurs traités sans les avoir
d'abord confrontés avec les idées régnant à leur époque.
Ainsi, par exemple, reprennent-ils la notion traditionnelle de
la science. La science est une connaissance évidente et certaine,
qui se formule en énoncés généraux ; cette définition, ils l'accep
tent avec toutes les conséquences qu'elle entraînait aux yeux d'Aris-
tote : point de départ indémontrable, résolution dans les premiers
principes, évidence abstraite, division tripartite de la certitude, ca
ractère analytique des propositions scientifiques, nécessité et uni
versalité de tout énoncé certain. Or, pour eux, il ne s'agit nulle
ment de fonder une science rationnelle ou une science des « na
tures », mais une vision du monde, telle que la possède l'homme
de la rue ou, du moins, une science de type expérimental. Si l'on
se souvient que c'est l'apparition des sciences nouvelles qui a
poussé Descartes et Kant à élaborer une « critique » mieux adap
tée à la nature de la connaissance scientifique, et que l'étude de
la méthode scientifique est encore de nos jours le plus actif ferment
CONCLUSION 133

d'idéalisme, on trouvera bien étrange qu'avant 1900 les auteurs


néothomistes se soient contentés d'interpréter la certitude vulgaire
à la lumière de la science aristotélicienne.
Ils ne semblent pas non plus soupçonner les problèmes que
pourrait soulever la définition traditionnelle de la vérité : la vérité
est l'accord de la pensée et de la chose. A part Kleutgen et
Rickaby, ils s'intéressent d'ailleurs plus à la certitude qu'à la vérité.
A propos de la vérité, la seule thèse universellement admise a
pour but explicite de soustraire à l'erreur le domaine de l'appré
hension. L'infaillibilité essentielle de l'appréhension est comme une
ébauche de l'infaillibilité essentielle de toutes nos facultés, et c'est
à ce titre que nos auteurs s'y intéressent : si la saisie des essences
n'est pas susceptible d'erreur, l'essentiel de la critique est assuré ;
il ne reste plus, en effet, qu'à justifier les premiers' principes, ce
qui n'est guère difficile, puis à établir les règles d'un raisonnement
correct. Quant à l'existence de la vérité, elle est assurée en même
temps que celle de la certitude, par la réfutation du scepticisme ;
chez les quelques auteurs qui veulent justifier le passage de l'appa
raître à l'être, l'objectivité des idées découle, avec les vérités pri
mitives, de l'absurdité de la position sceptique. Si le problème de
la vérité demeure, il coïncide avec le problème de l'objectivité de
l'évidence.
A vrai dire, c'est en idéologie et en psychologie que l'influence
de saint Thomas fut la plus manifeste ; l'épistémologie a bénéficié
indirectement de cette influence, notamment en ce qui concerne
les universaux et l'abstraction.
CHAPITRE II

LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME (1885-1914)

Par « ancien dogmatisme » nous entendons cette philosophie


du bon sens que nous avons rencontrée, sous des formes plus ou
moins prononcées, tout au long du XIXe siècle, dans les manuels
d'épistémologie thomiste. Dans cette philosophie, le problème cri
tique consiste à garantir indistinctement toutes nos certitudes ; la
réponse à ce problème découle de l'incohérence du scepticisme :
tous nos moyens de connaître, dit-on, sont infaillibles et la même
évidence motive toutes nos convictions.
Nous ne rangeons point parmi les « anciens dogmatistes » le
penseur profond que fut le P. ICleutgen. Celui-ci, au contraire, en
voulant justifier des certitudes incontestables, en établissant une
hiérarchie entre nos diverses certitudes, est un précurseur du « dog
matisme rationnel ». A la différence de l'ancien, ce nouveau dog
matisme se caractérise par une réflexion sur la nature du problème
critique et par la place privilégiée attribuée à certains moyens de
connaître et à certaines évidences.
Inaugurée en 1885 par Mgr Mercier, la discussion de l'ancien
dogmatisme fut continuée par ses disciples ; elle s'enrichit par des
échanges de vues avec les premiers professeurs de l'Institut Catho
lique de Paris ; vers 1910, elle trouva un écho dans l'école italienne
fondée par le P. Gemelli.
DÉSIRÉ MERCIER 135

ARTICLE PREMIER

La critériologie de Mgr Mercier

L'encyclique Aeterni Patris, du 4 août 1879, demandait que


la philosophie thomiste fût restaurée dans l'enseignement catho
lique. Léon XIII, qui avait été quelque temps nonce en Belgique,
savait que nulle part la renaissance thomiste ne pourrait rencontrer
un terrain plus propice qu'à Louvain : l'Université Catholique de
Louvain s'adresse à un public fort nombreux composé surtout d'étu
diants laïcs, elle confère des grades reconnus par l'Etat, on y
enseigne toutes les branches du savoir, on y travaille au progrès
de la science avec tout l'outillage que requièrent les recherches ;
nulle part on ne pourrait mieux contribuer au rapprochement des
sciences et de la philosophie, rapprochement qui devait, d'après
l'encyclique, rendre à l'Eglise le prestige intellectuel dont elle avait
joui autrefois.
A la Noël de 1880, le Pape invita le cardinal Dechamps,
archevêque de Malines, à créer une chaire de philosophie thomiste
à l'Université. Les évêques belges accueillirent favorablement ce
projet, mais, à la réflexion, ils se demandèrent s'il n'était pas voué
à un échec certain. Quels étudiants consentiraient à suivre béné
volement un cours supplémentaire, alors que les programmes étaient
déjà fort chargés ? Au lieu de fonder une chaire nouvelle, ne vau
drait-il pas mieux modifier les cours de philosophie existants ?
Cependant, Léon XIII revenait à la charge ; il menaçait même
d'envoyer, après lui avoir conféré l'épiscopat, un religieux italien,
Mgr Rossi. Cela mit fin aux hésitations des évêques ; en août 1882,
ils nommèrent l'abbé Désiré Mercier « professeur de philosophie
selon saint Thomas » à l'Université de Louvain et, pour lui assurer
un auditoire, ils décidèrent que le nouveau cours serait gratuit,
accessible à tous, et obligatoire pour les étudiants en théologie,
ainsi que pour les aspirants au doctorat en Philosophie et Lettres
et en Sciences politiques et administratives.
De 1882 à 1890, Mgr Mercier exposa chaque année certaines
doctrines caractéristiques de saint Thomas et les mit en relation

I
136 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

avec les théories ou les découvertes de la science moderne. S' adres


sant à des auditeurs déjà initiés quelque peu à la philosophie par
leurs études antérieures, ses cours n'avaient rien d'un enseignement
élémentaire. Le professeur était animé d'un véritable zèle scien
tifique, il conviait ses élèves à la recherche désintéressée. Vous
vous résignez trop facilement, disait-il, au rôle secondaire d'adeptes
de la science, et trop peu parmi vous ont l'ambition de travailler
à ce que l'on a nommé la science à faire ; trop peu parmi vous
visent à rassembler et à façonner les matériaux qui doivent servir
à former dans l'avenir la synthèse rajeunie de la science et de la
philosophie chrétienne ,1). Ce langage exigeant conquérait les jeunes ;
d'année en année, les cours de « philosophie selon saint Thomas »
connaissaient un succès croissant i2).
Ce succès enhardit Mgr Mercier ; à des esprits si avides, il eût
voulu donner un enseignement philosophique complet. Mais, seul,
il ne pouvait suffire à la tâche. Il chercha des collaborateurs en
vue de former une école de philosophie. !1 en parla à Léon XIII ;
par bref pontifical, l'Institut Supérieur de Philosophie fut fondé en
1889 : le cours de « philosophie selon saint Thomas » fit place
désormais à un ensemble très large de cours de philosophie et de
sciences, répartis sur plusieurs années et donnant accès à des grades
spéciaux. Fidèle à l'inspiration dont il était né, l'Institut devint
aussi un centre de recherches ; dès 1894, il eut son organe, la Revue
néo-scolastique w.
Comme toute oeuvre humaine, l'Institut de Philosophie, édifié
au sein de l'Université, connut de dures épreuves ; mais la volonté
énergique et la confiance inébranlable de son Président vinrent à

, '' D. MERCIER, Rapport sur les étude» supérieures de philosophie (présenté


au Congres de Malines le 9 septembre 1891), Louvain, Uystpruyst-Dieudonné.
1892. p. 16.
''' D'après une statistique dressée par Mgr Mercier, le cours compte: en
1882-83, 36 ecclésiastiques et 53 laïques; en 1885-86, 34 eccl. et 61 laïques; en
1886-87. 64 eccl. et 82 laïques; en 1887-88. 60 eccl. et 101 laïques. Notons que
l'Université compte en 1883 un total de 1558 étudiants inscrits, en 1888 un total
de 1757. — Ces renseignements nous ont été communiqués par Mgr Noël.
(5) Pour prévenir toute équivoque, on l'appela, à partir de 1910, « Revue
néo-scolastique de philosophie ». En 1934, on modernisa l'orthographe du mot
« néo-scolastique » en en supprimant le trait d'union. Au début de 1946, la revue
a pris le nom de Revue philosophique de Louvain.
DÉSIRÉ MERCIER 137

bout de toutes les difficultés. Mgr Mercier commençait à jouir d'une


paix obtenue après plusieurs années de contradictions, lorsque, en
1906, il fut nommé archevêque de Malines. Des soucis d'ordre
pastoral allaient désormais retenir son attention ; mais la nouvelle
dignité dont il était revêtu et le prestige qu'il s'acquit durant la
première guerre mondiale contribuèrent à étendre le rayonnement
de son œuvre.

L'épistémologie néothomiste bénéficia plus que toute autre


discipline philosophique de l'initiative de Léon XIII à Louvain.
Vu la qualité de l'enseignement qu'on attendait de lui, Mgr Mercier
devait repenser les problèmes en tenant compte des aspirations de
son temps ; visant à rapprocher la philosophie et les sciences, il
devait prendre ouvertement position en face du kantisme et du
positivisme ; ses goûts personnels le portaient d'ailleurs vers les
questions de psychologie et d'épistémologie. A deux reprises, en
1864-1885 et en 1888-1889, il choisit la théorie de la certitude comme
objet du cours de philosophie selon saint Thomas ; quand il devint
Président de l'Institut de Philosophie et qu'il dut répartir les matières
entre ses divers collaborateurs, il se réserva l'épistémologie : de
1890 à 1905, il l'enseigna presque chaque année. Il donna en outre,
depuis 1887, le cours de logique à la Faculté de Philosophie et
Lettres de l'Université ; il consacrait une partie de ce cours à la
logique réelle » (4) : il y reprenait, sous une forme adaptée aux
jeunes étudiants, les idées qu'il développait dans le « grand cours »,
à l'Institut.
A côté de la psychologie, l'épistémologie fut sans contredit la
branche favorite de Mgr Mercier. Qu'en connaissait-il, au moment
où il fut chargé de l'enseigner à Louvain ? Après ses études pré
paratoires au sacerdoce, il avait fréquenté la Faculté de Théologie
de l'Université (", où l'on donnait un peu de philosophie, inspirée
en majeure partie de Descartes, d'Ubaghs et de Bonald. A la même

,4) De 1890 à 1895, les questions relatives au problème de la certitude furent


détachées du cours de logique fait en première année et transportées en seconde
année sous le nom de « logique réelle > ; ainsi s'affirmait, jusque dans les énoncés
s* programme des cours, la distinction de ces deux parties.
1, Désiré Mercier (1851-1926) étudia au Séminaire de Malines de 1868 à
1674; il suivit les cours il la Faculté de Théologie a Louvain, de 1874 à 1877.
138 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

époque, il prit aussi contact, par le hasard des circonstance», avec


les difficultés que soulevait l'étude des sciences : son frère, étudiant
en médecine, lui amenait des camarades désireux d'apprendre com
ment on pouvait concilier les faits physiologiques avec les doctrines
spiritualistes ; il découvrit ainsi la mentalité « positiviste » des gens
de science, pour qui un argument tiré de « faits constatés » est un
argument décisif. De 1877 à 1882, il enseigna la philosophie au
Séminaire de Malines ; arrêtons-nous un instant à cette période,
qui marqua sans doute une étape dans la formation du jeune pro
fesseur autant que dans celle de ses disciples.
Le manuel qui servait de base à l'enseignement de Mgr Mer
cier, à Malines, était la Philosophia elementaria de Gonzalez, ma
nuel sans profondeur, mais strictement thomiste. Mgr Mercier le
commentait, et, par endroits, il modifiait le plan ou introduisait de
nouveaux arguments (6). Deux corrections de ce genre méritent d'être
signalées : la première concerne l'existence de la certitude, la se
conde, le critère de la vérité. Au lieu de montrer simplement, à
la suite de Gonzalez, que l'existence de la certitude résulte de
l'incohérence du scepticisme, Mgr Mercier ajoute qu'« il y a trois
vérités, dites primitives, impliquées avec une telle nécessité dans
tout jugement humain, que personne ne peut les nier ou les ré
voquer en doute sans les affirmer dans cet acte même ». Il introduit
ensuite une critique du doute méthodique universel attribué à Des
cartes, critique que Gonzalez faisait à la fin de la logique spéciale,
à propos de la méthode scientifique. Ayant établi qu'une saine
philosophie doit commencer, non par douter de tout, mais par
affirmer certaines vérités, il montre que toutes les vérités ne doivent
pas être démontrées ; chez Gonzalez, l'existence d'indémontrables
relevait de l'étude du critère d'« intelligence ». Enfin, il explique
que l'esprit humain, étant capable de réfléchir sur son acte, peut
adhérer légitimement à des vérités indémontrables et écarter un

(*) Grâce à l'obligeance de M. le Chanoine L. de Witte, professeur au Sé


minaire de Malines, nous avons pu consulter des notes prises au cours de Mgr
Mercier, en 1878-1879, par F. Van Olmen. La méthode de Mgr Mercier s'y révèle
clairement: il dictait son cours, sous forme de questions et de réponses; tantôt
les réponses sont de lui, tantôt elles résument le manuel ou y renvoient. En com
parant les notes du cours et le texte du manuel, on peut aisément apprécier
la part qui revient en propre à Mgr Mercier.
DÉSIRÉ MERCIER 139

doute au moins habituel, à condition de voir le motif de son adhé


sion (7). Il est amené ainsi à parler d'une nouvelle question, à savoir
du critère de la vérité. Citant le De veritate (q. I, a. 9), il enseigne
qu'aucune connaissance n'est certaine si l'intelligence ne peut elle-
même, par réflexion sur la nature de son acte, saisir la proportion
entre son jugement et la chose affirmée ; cette réflexion, ajoute-t-il,
n'est possible qu'en vertu de la spiritualité de l'âme (*). Il passe
en revue les divers critères proposés par Gonzalez, l'intelligence,
la conscience, les sens externes, l'autorité, le sens commun. A pro
pos de l'objectivité des sensations, il ne se contente pas de l'argu
ment indirect de Gonzalez : « si le témoignage des sens n'est pas
fidèle, il faut dénier toute valeur à la vie pratique et aux sciences
physiques » ; il croit pouvoir proposer un argument direct, conçu

") Notes de F. Van Olmen, pp. 40-41.


('1 Après avoir dicté le texte de saint Thomas, Mgr Mercier continue:
i Pourquoi suis-je certain ? Parce que je vois la proportion entre mon acte et
la chose. Mais, pour la voir, il faut que je connaisse l'acte de ma connaissance.
Si je connais l'acte, je peux par raisonnement connaître la nature de mon intelli
gence et alors je vois que mon intelligence est faite pour représenter les choses ».
* L'esprit humain peut et doit trouver en lui-même la raison qui légitime
sa certitude. — 1I doit la trouver en lui-même, s'il y en a une. En effet, sup
posez que la faculté A ait la raison de sa légitimité dans 8. [Celle-ci] l'aura en
elle-même, ou dans la faculté C, et il faudra ainsi remonter de faculté en faculté,
jusqu'à une faculté première X, qui aura en soi la raison de sa propre légiti
mité, en même temps que [la raison de] la légitimité des facultés A, B, C, etc.
Si vous prétendiez remonter d'une faculté à une autre, vous ne légitimeriez
aucune connaissance et vous aboutiriez fatalement au scepticisme. — 11 peut la
trouver en lui-même. Parce que, grâce à sa spiritualité, il peut se replier sur
lai-même et connaître sa propre nature sans être condamné a recourir à un
intermédiaire autre que cette nature elle-même. Preuve: Une connaissance est
vraie lorsqu'elle est conforme & son objet; l'esprit humain connaîtra donc que
«a connaissance est vraie à la condition de saisir la conformité de sa connaissance
avec son objet ; or sa nature spirituelle suffit à cette condition ; donc l'esprit
humain est capable de connaître que sa connaissance est vraie, et par conséquent
est capable de certitude. — Je prouve que sa nature spirituelle suffit a cette
condition. En effet, comme l'esprit humain connaît non seulement son activité,
mais encore par elle et en elle son essence qui y est engagée, il saisit qu'il est
dans sa nature d'agir en conformité avec les objets, d'en être la reproduction
idéale, la représentation vivante, en d'autres mots, de les connaître. Donc l'esprit
humain peut savoir qu'il sait la vérité; et par conséquent peut être certain de
la vérité de ses connaissances » (Notes de F. Van Olmen, pp. 41-42).
140 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

comme suit : « La conscience en témoigne, nous subissons les repré


sentations sensibles, nous ne les produisons pas à notre gré. Or
toute passion suppose l'acte d'un agent. Il est donc évident et mé-
taphysLquement certain qu'il existe quelque chose d'autre que nous,
à savoir une cause proportionnée, extrinsèque à la conscience, qui
détermine nos représentations sensibles ; de plus, dans chaque cas
particulier, il est physiquement et hypothétiquement certain que
les représentations sensibles sont déterminées par les corps mêmes
qui apparaissent aux sens » (". Après avoir examiné les divers cri
tères, il ne cherche pas, comme Gonzalez, à les réduire à l'unité,
mais à établir entre eux un certain ordre : le premier critère, dit-il,
est l'évidence des principes analytiques ; il ne suppose aucun autre
critère et il est présupposé par tous les autres : les conclusions
syllogistiques s'appuient sur les prémisses, les vérités d'expérience
ne deviennent certaines qu'en étant formulées dans des juge
ments U(".
Ces brèves indications nous éclairent sur les lectures de Mgr Mer
cier et sur l'orientation de sa pensée. Dès 1878, le jeune professeur
corrigeait le manuel de Gonzalez par La philosophie scolastique
de Kleutgen : c'est de Kleutgen qu'il apprit à distinguer le doute
habituel et le doute actuel, à souligner l'importance primordiale de
la réflexion spirituelle, à subordonner toute certitude, même celle
des faits internes et externes, à la certitude proprement intellec
tuelle des vérités analytiques. Comme ses contemporains de Rome,
les professeurs thomistes de l'Université grégorienne, Mgr Mercier
s'orientait donc, semble-t-il, vers une conception abstraite de l'évi
dence ; comme eux, il prenait la science aristotélicienne pour le
type de la connaissance certaine.

(9) « Probatio indirects affertur ab Auctore, cxinde petits quod secus et vitae
practicae et physicis scientiis valedicere oporteret. Solutio directs sequenti modo
proponi posse videtur. Teste conscientia, dsntur in nobi» repraesentationes sen
sibiles quas patimur, nedum illas ad nutum nostrum efSciamus. Atqui omnis
passio supponit actum cujusdam agentis. Ergo: I) menti evidens et metaphysice
certum est aliquid distinctum a nobis existere, causam nempe proportionatam,
conscientiae extrinsecam, a quo perceptiones sensibiles determinentur ; 2) in sin-
gulis casibus particularibus physica et hypothetica certitudine constat perceptiones
sensibiles ab ipsis corporibus quae sensibus apparent determinari » (Notes de
F. Van Olmen. p. 44).
(") Notes de F. Van Olmen, pp. 46-47.
DÉSIRÉ MERCIER 141

Mais, dès l'époque de son professorat à Malines, Mgr Mercier


avait lu également la Philosophie fondamentale de Balmès et les
Institutiones de Tongiorgi : n'allait-il pas trouver dans ces ouvrages
de quoi atténuer son interprétation rationaliste de la connaissance ?
Et la lecture de l'encyclique Aeterni Patris, qui dut réveiller en lui
le souvenir de ses discussions avec les étudiants en médecine,
n'allait-elle pas l'inviter à rédiger une épistémologie a selon saint
Thomas » qui tînt compte de la science positive ?
En fait, Mgr Mercier demeura toujours fidèle à l'inspiration de
\leutgen. Lorsqu'il fut nommé à Louvain, il compléta son infor
mation scientifique en fréquentant les cours d'un Charcot ou d'un
Van Beneden, il créa lui-même un laboratoire de psychologie, il
mit des cours de sciences au programme de l'Institut de Philo
sophie, il s'adressa à des laïcs épris des méthodes positives ; son
épistémologie demeura toutefois une théorie de la science aristo
télicienne. Mais il se heurta à la vieille antinomie de l'expérience
et de la raison et, pour la résoudre, il dut remettre plus d'une fois
son cours sur le métier.
Nous possédons cinq rédactions du cours d'épistémologie que
Mgr Mercier fit à Louvain ; les deux premières sont autographiées
et complètes, les trois dernières sont imprimées, mais incomplètes :
elles ne contiennent que la solution générale du problème de la
connaissance. La première rédaction est intitulée Théorie de la
connaissance certaine et date de 1885. La deuxième rédaction. Du
fondement de la certitude, est de 1889. A partir de la troisième
rédaction (la première imprimée), le titre est définitif : Critériologie
générale ou Théorie générale de la certitude (1899, 1900, 1906) (11).
Nous consulterons ces diverses rédactions, car, comme nous le
disions, la pensée de Mgr Mercier a évolué ; toutefois, lorsque
l'évolution concerne moins l'idée que son expression verbale, nous
nous référerons à l'édition de 1899.

(") Le» rédactions autographiées parurent à Louvain, chez Peeters, et furent


mises dans le commerce; elles reproduisent les cours professés en 1884-1885 et
IS88-1889; la préface de l'édition de 1899 les date erronément de 1884 et de 1887.
Les éditions imprimées ont paru à Louvain (Institut Supérieur de Philosophie)
ti à Paris (Alcan). Les éditions ultérieures (1911", 1918: et 1923") n'ont pas été
revue» par Mgr Mercier; elles reprennent le texte de 1906, mais y apportent
quelques légères modifications de style.
142 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

L'épistémologie que Mgr Mercier enseigna à Louvain est plus


vaste que l'ancienne « logique majeure » ; elle envisage des ques
tions qui relevaient auparavant de l'idéologie ,12). Elle ne fait plus
partie du traité de logique, elle jouit d'une certaine autonomie ;
mais, si on lui attribue une place à part, c'est uniquement pour des
raisons d'ordre extrinsèque : parce que les préoccupations critiques
dominent la pensée moderne ; en droit, l'épistémologie se rattache
à la psychologie (13).
A la différence des anciens traités, qui examinaient d'abord la
valeur de nos divers moyens de connaître et s'interrogeaient ensuite
sur le critère universel de la vérité, sans indiquer d'ailleurs ce qui
motivait cette dernière question, Mgr Mercier veut écrire unique
ment une critériologie, et il exprime clairement à quelle préoccu
pation fondamentale elle doit répondre : il s'agit d'établir que nous
pouvons éviter l'erreur, que nous avons « un motif et une règle
directrice de nos certitudes, un critère de vérité » (U). La critério
logie comprend deux grandes parties : une partie générale, qui
traite du critère universel de certitude, et une partie spéciale, qui
étudie l'application du critère universel à nos diverses connais
sances certaines. La partie spéciale reprend du point de vue cri-
tériologique l'ancienne question de la valeur de nos divers moyens
de connaître ; quant à la partie générale, elle embrasse, outre les
anciennes questions du critère universel de vérité et des universaux,
une question « préjudicielle », où l'on discute le point de départ
de la critique ; à vrai dire, cette question se distingue mal de la
position même du problème critique, aussi ne la séparerons-nous

(12) En arrivant à Louvain, Mgr Mercier annonçait: « Nous ne séparerons pas


l'idéologie de l'étude des fondements de la science certaine > (Discours d'ouverture
du cours de philosophie de saint Thomas, Louvain. Peeters, 1882, p. 31). Au
premier cours d'épistémologie, il reprenait : « Ne voulant pas séparer des ques
tions solidaires l'une de l'autre, nous croyons devoir remplacer les deux traités
ordinaires d'" Idéologie " et de " Logique réelle " par un traité unique de la con
naissance certaine » (éd. 1885, p. 3).
(") c II s'agit, en effet, d'observer les faits de connaissance sous l'aspect
formel de leur certitude ; or, celle-ci est une manière d'être de la faculté cogni-
tive, et elle doit trouver sa raison dernière dans la nature de l'âme humaine.
C'est donc à l'étude de l'âme humaine, c'est-à-dire à la psychologie, que ressortit
la critériologie » (éd. 1899, p. IV).
("1 Ed. 1899. p. 42.
DÉSIRÉ MERCIER 143

pas de celle-ci. La problématique de Mgr Mercier peut donc se


résumer ainsi :
1 . Question préliminaire : comment se pose le problème de la
certitude et quelle attitude l'esprit doit-il adopter au point de
départ de ses recherches ?
2. Question de critériologie générale : sur quels fondements
repose la certitude ?
3. Question de critériologie spéciale : comment contrôler nos
diverses certitudes ?
Pour l'essentiel, la question préliminaire se trouve déjà résolue
dans le cours donné à Malines : en 1878, l'auteur opposait au
scepticisme la réflexion totale de l'esprit sur sa connaissance et il
remarquait que le problème critique ne consiste pas à établir sim
plement l'existence de certitudes indiscutables, mais à en chercher
une justification. A Louvain, Mgr Mercier reprend cette réponse et
a clarifie ; en outre, il rejette la théorie des trois vérités primitives
qu'il défendait à Malines ; il s'étend aussi sur la question du doute,
mais ne réussit pas à s'affranchir de l'opinion courante, d'après
laquelle un doute universel est synonyme de scepticisme.
Au point de départ de la critique, dit Mgr Mercier, il faut dis
tinguer les certitudes spontanées et les certitudes réfléchies ; dans
es premières, l'objet seul sollicite l'attention de la faculté cogni-
tive ; dans les secondes, c'est la volonté qui délibérément applique
et tient appliquée la faculté cognitive à la considération de l'objet
à connaître (15). Or, pour examiner la valeur de ses assentiments
certains, l'esprit doit les prendre volontairement comme objets de
sa connaissance, il doit réfléchir : la réflexion est donc la condition
sine qua non de la position même du problème critique.
La recherche critique suppose des données, car la réflexion doit
s'exercer sur quelque chose, il lui faut une matière. Cette matière,
c'est la certitude spontanée. Mais comment concevoir celle-ci ?
Faut-il la considérer comme une vraie certitude ou faut-il, au con
traire, lui dénier toute valeur ? Ni l'un ni l'autre ; lorsqu'on s'inter
roge sur la valeur de la certitude, on tient le fait subjectif de la
certitude pour incontestable ; en outre, on soupçonne qu'il est basé

"*) Ed. 1889. p. 26.


(44 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

sur la vérité (16), on ne l'affirme pas car on réserve la possibilité


de l'erreur, on laisse provisoirement cette question en suspens. Li
problème critique consiste précisément à réfléchir sur les adhésion
spontanées pour discerner celles qui sont légitimes et celles qui ni
le sont pas : il se pose tout entier dans l'ordre de la réflexion
Les sceptiques et les tenants des vérités primitives méconnaissen
la vraie nature de la recherche critique. Les sceptiques admetten
l'existence de certitudes spontanées, mais ils contestent qu'elle:
soient fondées ou justifiables à la réflexion. Leur principal argumen
est le diallèle : « Pour être assuré qu'un jugement est vrai, disent-ils
il faudrait un critère de vérité. Or, pour reconnaître à un critèn
le caractère distinctif de critère de vérité, il faudrait un jugement
Donc il faut un critère pour légitimer le jugement, puis un nouveai
jugement pour justifier ce critère, et ainsi à l'infini » ,17). Mais, ré
pond Mgr Mercier, qui ne voit que, dans une réflexion d'ordre spi-
rituel nous pouvons prendre notre jugement spontané comme obje
de connaissance, et le justifier, non par un critère qui lui serai
extrinsèque, mais grâce à un critère interne ? Quant à Tongiorg
et ses disciples, ils croient leur tâche terminée lorsqu'ils ont étabi
l'existence de certitudes spontanées. En réalité, tout reste encore
à faire, car le sceptique n'a aucun intérêt à contester ces faits de
conscience. « La vraie question entre lui et nous n'est pas de savoii
si nous éprouvons des assentiments spontanément irrésistibles, psy
chologiquement indéniables, c'est une chose accordée, ce sont les
données mêmes du problème ; toute la question est de savoir quelle
est la cause de ces assentiments » (1*).
Avant de résoudre le problème ainsi posé, Mgr Mercier re
cherche dans quel état l'esprit se trouve au point de départ de
la critique. L'esprit arrive-t-il à douter de tout ? Doit-il, par mé
thode, tout considérer comme douteux ? Ou doit-il mettre à pari
quelques vérités et les regarder comme certaines ? Ou enfin acquiert-
il une certitude réfléchie ? Mgr Mercier subdivise la question.

("1 « Si la certitude ne signifiait qu'un état tout subjectif de l'intelligence,


je pourrais m'en tenir au sentiment de ferme adhésion que j'éprouve et ne pas
pousser plus loin mon enquête. Mais, en réalité, la certitude est, dans ma pensée,
quelque chose de plus qu'une disposition affective ; je soupçonne tout au moins
que la vérité est à la base de mes assentiments certains » (Ed. 1899, pp. 40-41).
i1:) Ibid., p. 65. (") Ibid., p. 102.
DÉSIRÉ MERCIER 145

1) Au sujet de la valeur de nos facultés cognitices, dit-il, l'atti


tude qui s'impose est l'ignorance voulue ou l'abstention : nous ne
pouvons ni déclarer nos puissances de connaître sujettes à caution
(ou en douter positivement), ni les dire aptes au vrai. L'aptitude
au vrai est une condition ontologique de la science certaine ; mais
en est-elle également une condition logique ? « De ce que la cause
précède réellement son effet, suit-il que la connaissance de la cause
doive nécessairement précéder celle de l'effet ? Evidemment non.
Pour faire une bonne digestion, il me faut un bon estomac » ; mais
i il y a un moyen naturel et simple de me renseigner sur la puis
sance digestive de mon estomac, c'est de le laisser digérer : s'il
digère, apparemment c'est qu'il est apte à digérer ». De même
t si je puis avoir conscience que j'ai des certitudes motivées, des
connaissances pourvues du caractère d'évidence objective, j'aurai
alors le droit d'affirmer, pour l'avoir vue à l'oeuvre, pour l'avoir
reconnue dans un fait, dans son acte, mon aptitude à connaître
la vérité ». Tongiorgi a donc tort de considérer l'aptitude au vrai
comme « un postulat, logiquement antérieur à tout jugement cer
tain », ou comme une « vérité primitive » ; en réalité, elle est « une
inférence tirée du fait que nous avons conscience d'émettre des
jugements motivés » ,19). Pour la même raison, il faut opposer une
fin de non-recevoir au doute des sceptiques concernant l'aptitude
au vrai et à l'hypothèse cartésienne du malin génie ; ce sont là
des vices de méthode : comme on juge l'arbre à ses fruits, on doit
juger les facultés d'après leurs actes (20).
2) Au sujet de la valeur des conclusions syllogistiques ou des
jugements « médiats », on doit se tenir dans un état de doute. En
effet, lorsqu'on passe à l'examen réfléchi de ces jugements, on
s'aperçoit qu'il en est beaucoup dont la vérité ne se fait pas jour.
On cherche alors à les ramener à des jugements immédiats, à les
démontrer. Or « toute démonstration suppose le doute, soit réel,
soit fictif ou méthodique, sur la conclusion à démontrer... Le doute
ainsi entendu est la loi fondamentale de la recherche scienti
fique » (21). Réel ou méthodique, ce doute est positif ou motivé ;
Aristote le recommande et saint Thomas y souscrit sans réserve.

(", Ibid., pp. 107-108. (**) Ibid., pp. 87-68.


^ Ibid.. p. 112. >

I
146 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

3) Outre les conclusions syllogistiques et l'affirmation de l'apti


tude au vrai, il existe une troisième sorte de jugements : les juge
ments immédiats. Il y en a un nombre indéterminé ; les uns sont
« d'ordre idéal, on les appelle tantôt principes, tantôt axiomes ;
les autres, d'ordre réel, on les appelle vérités d'expérience immé
diate ou d'intuition » (22) ; l'erreur de Tongiorgi fut de croire que,
dans chaque ordre, il n'y avait qu'une seule vérité immédiate et
que toutes les autres vérités reposaient sur elle (23). Au sujet de
ces vérités se pose la question décisive : quelle attitude l'esprit
doit-il adopter devant elles au seuil de la recherche critique ? « Il
est légitime, conforme aux exigences d'une critique rigoureuse,
d'essayer de les mettre en doute, répond Mgr Mercier. Aussi Aris-
tote et saint Thomas recommandent-ils de faire effort pour en
douter et pour douter universellement » (2*). Est-ce donc cet « effort »
qui définit l'état initial de l'intelligence devant le problème critique ?
On s'y attendrait, car cet état est bien celui de l'esprit qui pose le
problème, et l'état ultérieur sera celui de l'esprit qui, voyant le
bien-fondé des jugements immédiats, les affirme avec certitude, et
ainsi résout le problème. Mais ces deux états sont tellement voisins
que Mgr Mercier ne résiste pas au désir de renverser la thèse capi
tale du scepticisme en avançant la thèse contraire..., quitte à avouer
qu'il anticipe sur la solution du problème. Si la tentative de douter
des indémontrables réussissait, dit-il, ce serait le scepticisme ; si le
doute universel se trouvait un instant « justifié », « fondé en rai-

(") Ibid., p. 118. On remarquera que Mgr Mercier cite deux sortes de juge
ments immédiats, les uns d'ordre idéal, les autres d'ordre réel ; en fait, les juge
ments immédiats d'ordre idéal retiennent spécialement son attention. Leur exis
tence s'établit par le fait que tout ne peut être démontré. Comme nous le verrons
en détail par la suite, Mgr Mercier n'est jamais parvenu à légitimer la certitude
des jugements d'expérience, aussi les passe-t-il aisément sous silence. Critiquant
le doute universel, il écrit: Faut-il regarder comme douteuses les propositions
immédiatement évidentes ? Nous distinguons: « s'il y a un moment où les termes
de la proposition peuvent être appréhendés l'un et l'autre par l'esprit sans que
le lien qui les unit lui apparaisse du même coup, nous l'accordons; si les deux
termes ne peuvent être simultanément présents à l'esprit sans que leur rapport
objectif lui apparaisse du même coup, nous le nions » (éd. 1899, p. 86). On le
voit, seules sont évidentes les propositions per se notae au sens strict, les pro
positions analytiques.
(") Ibid., pp. 102-106. i") Ibid., p. 115.
DÉSIRÉ MERCIER 147

ion » ,i5), c'en serait fait de la certitude. Mais l'effort pour douter
est condamné à un échec final. L'état initia! de la raison, dans
Tordre de la réflexion, c'est la certitude. « Cette vérité, ajoute im
médiatement l'auteur, se dégagera du Livre 111, que le moment est
venu d'aborder » (2*1. Nous croyons que cette réponse de Mgr Mer
cier trahit une concession dans la forme, sinon dans le fond (27),
aux anciens dogmatismes : en acceptant de considérer la certitude
comme l'état primordial de l'intelligence dans l'ordre de la réflexion,
l'auteur risque de supprimer la distinction fondamentale qu'il avait
établie entre la certitude spontanée et la certitude réfléchie et il
s expose à réduire le problème critique aux modestes proportions
dans lesquelles l'avaient maintenu beaucoup d'épistémologues au
XDC siècle (").
On aura remarqué que Mgr Mercier qualifie différemment nos
états d'esprit en face des trois sortes de vérités sur lesquelles porte
la réflexion. Devant l'affirmation ou la négation de l'aptitude au
viai, il s'abstient ; devant les conclusions syllogistiques, il doute
positivement ; devant les jugements immédiats, il tente de douter,
mais finalement il est certain. L'obscurité dont est enveloppée la
notion de doute explique, du moins partiellement, cette variété d'ap-

i") Ibid., p. 116. (") Ibid., p. 119.


,2:i D'après le P. de Tonquédec, il y a ici une «contradiction verbale».
Quand on lit ce qui précède et ce qui suit, explique-t-il, on voit que la propo
rtion, « l'état initial de l'esprit, dans le domaine de la réflexion, est la certitude >
5ignifie: € le premier résultat, l'aboutissement de la réflexion est la rencontre de
jugements immédiats, dont elle ne peut ébranler la certitude... Avant d'aboutir
», elle a traversé une période de doute justifié, réel » (Critique de la connais-
*once, p. 442, note 2).
,1,) La rédaction de 1889 montre que ce danger n'est pas chimérique. Voici
smment Mgr Mercier y exprime le passage délicat de la question préliminaire
'- problème critique: t Ce n'est donc pas du doute universel, réel ou métho
dique, qu'il est permis de partir pour légitimer la science certaine; il faut ac-
xpter au point de départ, même dans l'ordre réflexe, la certitude des jugements
mmédiats. Poussons plus loin et voyons comment celle-ci se justifie: à quel signe
«connaît-on la certitude des premiers jugements > Quel est le criterium fonda-
nental de vérité ? » (pp. 58-59). Si tel est l'énoncé du problème critique, Ton-
porgi mérite-t-il encore le reproche de « dogmatisme exagéré » parce qu'il réfute
e scepticisme en constatant l'existence de certitudes incontestables, dont il admet
>ar ailleurs l'évidence ?

r
148 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

prédations. Tantôt l'auteur concède au sceptique que « le doute


est quelque chose d'essentiellement négatif, une non-certitude ». il
admet qu'on puisse « douter sans affirmer que l'on doute », il con
çoit « l'incertitude d'esprit d'une personne qui douterait de son
doute » ,2". Tantôt, au contraire, il prend le doute dans un sens
cartésien, il le considère comme un état définitif de l'esprit qui a
jugé et qui présume qu'un énoncé est faux (30). C'est en ce dernier
sens qu'il emploie le terme de doute, lorsqu'il parle de « doute uni
versel » ; chez lui, cette expression est synonyme de scepticisme.
On s'en convainc aisément lorsqu'on remarque que la distinction
entre doute réel et doute méthodique ne s'applique pas au doute
universel. Le doute méthodique, dit Mgr Mercier, est un doute
fictif ; certains prétendent qu'il est formellement dépendant de la
volonté, tandis que le doute réel ne l'est pas ; mais cette distinction
fait intervenir une faculté extrinsèque à la critique, alors que c'est
dans l'intelligence même qu'il faut trouver la raison de la différence
entre les deux doutes. En réalité, le doute méthodique est un état
intellectuel complexe ; il est fait de certitude et de doute, de certi
tude habituelle, latente, et de doute actuel, explicite : on est cer
tain, mais on n'a pas la perception distincte et immédiate du pour
quoi intrinsèque de la vérité. Le doute universel ne peut être mé
thodique, il est nécessairement réel ; il doit être un état simple de
l'intelligence, car « si l'on part de cette donnée que tout, absolu
ment tout, est soumis au doute, il n'y a plus place pour un assen
timent quelconque, même habituel ou implicite, sur lequel le doute
viendrait se greffer » (31). Le doute universel étant nécessairement

l") Ed. 1899, p. 80.


(*0) La rédaction de 1885 exprime clairement le sens péjoratif que Mgr Mer
cier attribue d'habitude au doute: « Ne préjuger ni la certitude ni l'incertitude
d'aucune de nos pensées, porter le plus loin possible la lumière de la réflexion
de manière à ne jamais prendre l'incertain pour le certain, c'est le rôle de la
critique ; mais confondre à priori l'examen avec le doute, prétendre dès le prin
cipe " qu'il faut rejeter comme absolument faux tout ce en quoi on pourrait
imaginer le moindre doute ", " vouloir penser que tout est faux ", c'est affirmer
arbitrairement que le scepticisme a raison et trancher le débat au profit du scep
ticisme, par crainte exagérée d'un dogmatisme imprudent » (p. 62. Souligné par
nous).
(*1) D. MERCIER, Pourquoi le doute méthodique ne peut être universel, dans
Reçue nio-scolattique, 1895, p. 197.
DÉSIRÉ MERCIER 149

réel, on comprend que l'auteur l'ait pris pour équivalent de u scep


ticisme », et qu'il n'ait pas osé ramener au doute universel l'ab
stention ou la tentative de doute ; mais on ne peut expliquer, nous
semble-t-il, pourquoi il a refusé d'admettre que l'état initial de
1 esprit réfléchissant sur des jugements immédiats, spontanément
certains, soit une abstention ou un effort pour douter.

Après la question préliminaire, Mgr Mercier passe aux ques


tions proprement critériologiques. La solution qu'il propose s'appuie
sur une distinction fondamentale entre deux ordres de connaissances,
i ordre idéal et l'ordre réel. Cette distinction est inspirée de Balmès
et de Kleutgen ; quelle signification prend-elle dans l'oeuvre de
Mgr Mercier ?
Le monde idéal est un monde d'idées, de quiddités, d essences
abstraites : il fait abstraction de la réalité concrète, de l'hic et nunc,
de l'existence actuelle. Remarquons que, pour Mgr Mercier, l'objet
idéal constitue le terme du premier acte proprement intellectuel
ou de la simple appréhension ; il est l'intelligible. L'intelligence
est donc une faculté d'abstraction, et non de perception ; elle inter
vient, logiquement et chronologiquement, après la perception sen
sible (32). Celle-ci a pour objet l'existant, l'actuel, le contingent, le
muable et le changeant ; l'existant est un fait : il implique des dé
terminations spatio-temporelles et pourrait être autre qu'il n'est (33).
Réel n'est pas synonyme d'existant ou de sensible. Réel qua
lifie la synthèse des objets saisissables par la sensation et par l'in-
tellection. Les choses extramentales sont dites réelles, car elles
sont, à la fois, sensibles et intelligibles ; elles sont contingentes,
mais elles présentent aussi une certaine nécessité ; elles sont par
ticulières, mais elles contiennent en germe un universel ; elles
existent actuellement, mais elles ont une nature ; elles sont une
synthèse de fait et d'idée : du fait, nous abstrayons l'idée, et nous
pouvons concréter l'idée dans le fait. Pour Mgr Mercier, le réel

(") Compte rendu de DoMET DE VoRCES, La Perception et la Psychologie


thomiste, dans Revae des Questions scientifiques, octobre 1892, pp. 629-630.
(") Sauf la détermination locale, Mgr Mercier attribue les mêmes caractères
•u terme de la * conscience intellectuelle >, tel un acte d'intelligence ou de vo
lonté.
150 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

désigne aussi bien l'aspect existentiel que l'aspect essentiel des


choses extérieures.
Pour préciser davantage les notions d'idéal et de réel, voyons
ce que Mgr Mercier entend par « jugement d'ordre idéal » et pai
« jugement d'ordre réel ».
Le jugement d'ordre idéal ne peut prêter à confusion : c'esl
la synthèse de deux objets idéaux.
Mais le jugement d'ordre réel, appelé aussi jugement d'expé
rience, recouvre deux significations bien différentes, puisque le
mot « réel >) enveloppe aussi bien l'aspect essentiel que 1 aspec
existentiel des choses. S'il exprime le premier aspect, le jugement
d'ordre réel établit un lien entre deux éléments essentiels des choses
actuelles ou possibles. S'il vise le second aspect, il porte sur une
matière contingente, sur une « haeccéité » : il affirme le mode d être
individuel selon lequel se réalise une essence. Le plus souvent
Mgr Mercier désigne par « jugement d'ordre réel » un jugemen
portant sur un donné, considéré dans ses éléments quidditatifs
nous nous conformerons à cette manière de parler et, pour plus
de clarté, nous appellerons « jugement empirique » le jugement ei
matière contingente.
On voit aisément que le jugement empirique diffère du juge
ment idéal, mais on voit moins bien comment ce dernier se dis
tingue du jugement d'ordre réel ; aussi croyons-nous utile de mettre
en lumière cette seconde distinction, d'autant plus que d'elle dé
pend la signification qu'on attribue au problème de la valeur de!
idées.
Au XIXe siècle, nous l'avons vu, les auteurs qui se préoccu
paient de la valeur des idées, tels Balmès, Kleutgen, Tongiorgi
Lepidi, Pesch, distinguaient, sinon de façon expresse, du moin!
implicitement, l'être logique de ia pensée, l'être physique d<
la nature, et une troisième sorte d'être, qu'ils appelaient méta
physique. D'après ces auteurs, l'être métaphysique est constitue
par le monde créable ou possible, par les natures ou les valeur;
en soi ; il possède une certaine réalité indépendamment du fai
de la création, il subsisterait même si Dieu n'avait pas décidé de
créer les choses physiques contingentes. La valeur « objective «
des idées est leur valeur pour ce monde métaphysique. L'espril
établit cette valeur en prenant conscience de son pouvoir intellec
DÉSIRÉ MERCIER 15!

tuel (instinct intellectuel, « véracité » de l'intelligence ou réflexion


de l'esprit sur lui-même). D'après Mgr Mercier, au contraire, il est
évident que toute idée est « objective », puisqu'elle a toujours un
objet ; mais il n'est pas immédiatement évident que les idées sont
douées d'« objectivité réelle », autrement dit, qu'elles représentent
des êtres existants ou possibles, des essences réelles. Et que signi
fient ces derniers termes ? Les possibles et les essences réelles sont,
pour Mgr Mercier, des choses existantes considérées par l'esprit
indépendamment de leur existence ; 1es essences réelles font ab
straction de l'existence, les possibles l'excluent. Les possibles ne
planent donc pas au-dessus du monde des existences, comme des
intermédiaires entre Dieu et le créé, ou comme des réalités « mé
taphysiques » (au sens défini ci-dessus) : ils résultent d'une façon
de regarder le monde « physique ». De même, les essences réelles
ne constituent pas un royaume à part : ce sont les natures des
choses physiques ('''" Ce qui nous permet de distinguer l'objet pure
ment idéal et l'essence réelle, c'est la matière dans laquelle ils
sont saisis ; la matière de l'objet idéal est un donné imaginé, celle
de l'essence réelle est un donné perçu (35).
Concluons. L'être idéal, sujet des jugements d'ordre idéal, est
une notion abstraite. L'essence réelle ou le possible, sujet des
jugements d'ordre réel, est une valeur en soi qui se révèle grâce
à la perception. Le réel existentiel, sujet des jugements empiriques,
est une donnée contingente, qui fait l'objet même de la perception.
En distinguant l'être idéal, l'essence réelle et le réel existentiel,
Mgr Mercier a, d'une certaine façon, renversé l'opposition balmé-
sienne du fait et de l'idéal ; l'essence réelle, en effet, est un moyen
terme entre ces deux extrêmes : elle est intelligible, mais n'est

(**) Voir, par exemple, Onto/ogie, éd. 1905, pp. 30, 33-42.
(**) € Quelle est la différence essentielle entre un jugement certain d'ordre
idéal et un jugement certain d'expérience ? Elle tient originairement à la diver
sité dea conditions dans lesquelles s'offre à l'esprit le substrat sensible du sujet
du jugement. Lorsque c'est l'imagination qui construit le symbole sensible où
l'intelligence découvre son concept-sujet, le jugement est dit d'ordre idéal.
Lorsque, au contraire, c'est une perception qui fournit la matière du concept-
sujet, le jugement est dit d'ordre réel ou d'expérience » (D. MERCIER, La notion
de vérité, Revue néo-scolattique, 1900, p. 202).
152 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

saisie que dans les faits. Cependant l'antithèse de l'expérience et


de la raison n'est pas levée pour autant.
Puisque la perception joue un rôle décisif, non seulement dans
les jugements empiriques, mais aussi dans les jugements d'ordre
réel, il nous faudra examiner de près comment elle se justifie cri-
tiquement. Mgr Mercier, il est vrai, ne s'est pas intéressé particu
lièrement à cette question ; dans la partie générale de sa critério-
logie, la seule imprimée, son but premier est d'établir, contre Kant,
la valeur des jugements universels dont est formée la science. Cepen
dant, de son propre aveu, la théorie « générale » de la certitude
permet de contrôler toutes les certitudes ; de plus, dans sa crité-
riologie spéciale (autographiée) et en réponse à certaines objections.
il a lui-même expliqué comment se justifient les jugements empi
riques. Il a donc pris conscience, mieux que ses prédécesseurs ou
que ses contemporains, de l'antinomie de l'expérience et de la
raison ; s'il a opté, en définitive, pour la raison aux dépens de
l'expérience, il s'est efforcé de légitimer son choix en corrigeant
à plusieurs reprises la définition traditionnelle de la vérité, comme
en témoignent les diverses rédactions de sa critériologie.

1. Théorie de la connaissance certaine (1885).

En 1885, Mgr Mercier admet la notion traditionnelle de la vé


rité : « Veritas est adaequatio rei et intellectus », la vérité est la
conformité entre une connaissance et une chose. « La chose, dit-il,
mise en rapport avec une intelligence douée de la faculté de con
naître tout ce qui est, et engendrant dans cette intelligence la res
semblance de ce qu'elle est, donne naissance à la relation de vé
rité ; l'acte de connaître est un effet de la vérité » (331. La vérité
est donc, « par définition, l'accord d'une chose avec l'impression
mentale (espèce intelligible) qu'elle produit dans notre intelli
gence » ,37). Quoiqu'elle soit, au sens propre du mot, un attribut
de la connaissance, elle rattache l'ordre logique à l'ordre réel,
puisqu'elle est « l'attribut de conformité entre une connaissance
et une chose connue » (3(".

(") Ed. 1885, p. 10. (*:) Ibid., p. 38.


("i Ibid., p. 209
DÉSIRÉ MERCIER 153

Mgr Mercier emprunte à saint Thomas la notion de vérité;


avec le Docteur Angélique, il professe que l'acte de l'esprit qui
peut être dit vrai, c'est le jugement formé par l'intelligence —
ou le « jugement intellectuel » ,30) — et non le simple concept.
Mais il ne remarque pas que la définition qu'il donne de la vérité
s applique uniquement au jugement d'ordre réel ou au jugement
empirique ; une conformité du concept à la chose ne peut être
vérifiée que dans ces deux jugements-là.
Le problème critique concerne la valeur du jugement en gé
néral. Il s'énonce comme suit : le jugement intellectuel est-il pure
ment et simplement une synthèse aveugle d'un sujet et d'un pré
dicat, accomplie en vertu d'une loi nécessitante de notre nature,
ou est-ce l'objet lui-même (40), la vérité elle-même (41), qui l'impose
à l'esprit ?
« Tant qu'il ne s'agit que de l'existence de la certitude en
général, dit Mgr Mercier, nous n'avons pas à nous préoccuper de
i existence du monde extérieur et de la réfutation de l'idéalisme ;
le débat ne sort pas des limites de l'ordre idéal » (42). Pourquoi
cette restriction ? Parce que « les choses idéales constituent le prin
cipal objet de la science envisagée dans la plus rigoureuse et la
plus noble acception du mot » (43) ; l'existence contingente des
choses sensibles n'intervient qu'à titre instrumental, pour nous faire
connaître les lois de leur mouvement : elle ne nous intéresse pas
pour le moment.
A quelle condition le problème critique sera-t-il résolu ? Il le
sera si je vois l'identité objective du sujet et du prédicat de mon
jugement ou, ce qui revient au même, si je vois la subordination
passive de mon intelligence à l'action déterminante de l'objet lui-
même. Or cette condition nécessaire et suffisante de la possession
de la certitude se vérifie pour notre intelligence. Nous exprimons
notre certitude « en disant que quelque chose est, signifiant par

1"1 Mgr Mercier oppose le « jugement intellectuel », qui est l'oeuvre de


! intelligence, au * jugement du sens » tel que l'entendait saint Thomas.
(") Ed. 1885, p. 95.
("1 Ibid., p. 39. Nous relevons une double formulation du problème. Elle
semble ici accidentelle, mais nous la signalons parce qu'elle sera exploitée dans
les éditions ultérieures.
") Ibid., p. 93. (") Ibid.. p. 104.
154 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

l'emploi de la copule être que la réalité (l'être) de l'objet, connu


et exprimée par le sujet de la proposition, est la raison qui détei
mine l'intelligence à attribuer à ce sujet le prédicat correspor
dant » (").
L'auteur établit ainsi la validité des jugements idéaux. Nou
remarquerons que le critère proposé est extrêmement vague : c et
l'objet, la réalité de l'objet, l'être de l'objet, c'est l'identité ob
jective ou l'union objective du prédicat et du sujet ; mais aucun
indication n'est fournie sur la nature de ce qui est vu avec év:
dence. Est-ce l'essence ? Est-ce l'idée ? Est-ce un rapport de cor
tenance logique ? Si j'identifie sujet et prédicat, est-ce parce qu'i]
« expriment » le même objet, ou parce qu'ils « signifient » un
même réalité ? Quelle consistance ont cet objet et cette réalité
Ces questions, Mgr Mercier ne se les pose pas ; sa solution n'es
donc guère précise. Elle se donne toutefois comme absolue : 1
vérité est atteinte, dit-on, l'esprit est apte au vrai, le problèm
critique est résolu. L'auteur ne soupçonne pas que sa définitio
de la vérité lui interdit une telle conclusion ; à ses yeux, les juge
ments idéaux sont, dès maintenant, inébranlablement certains.
Mais, pour être complet, dit Mgr Mercier, il faut encore montre
que ces jugements peuvent s' appliquer aux faits réels. L'ordre idéa
« objet principal de la science, nous est connu à l'aide de concept
universels : peut-on justifier la fidélité de pareils concepts ? » (4s
La science a-t-elle une objectivité réelle ?
L'auteur rappelle d'abord que l'objet de nos concepts direcl
est « l'essence à l'état absolu, l'essence qui n'exclut ni n'inclut le
notes individuelles, mais les néglige purement et simplement » (4"
et qu'il devient formellement universel par une réflexion sur cet étj
d'abstraction mentale. Rien ne s'oppose donc à ce que nos concepl
directs s'appliquent aux faits concrets. Cette preuve négative pev
se doubler d'une justification positive. L'objet des concepts se trouv
dans celui des sensations ; c'est là une affirmation d'expérienc
constante : leur « union se montre à moi si intime que, si je veu
y prendre garde, la difficulté pour moi n'est pas de comprendr
que l'ami perçu par mes sens est réellement, agit réellement, mai

(") Ibid.. p.96. (") Ibid., p. 127,


(4«) Ibid., p. 141.
DÉSIRÉ MERCIER 155

c'est bien plutôt de comprendre qu'il y a simultanément en moi


deux actes cognitifs de cet ami, deux actes irréductibles l'un à
l'autre » (47). De plus, les sensations sont objectives : le donné ex
térieur est la cause des actes psychiques réels que nous éprouvons
indiscutablement (4*). Nos concepts abstraits sont donc réellement
objectifs.
Dans un corollaire, Mgr Mercier parle brièvement des juge
ments empiriques ; il les nomme ici « jugements synthétiques »,
par opposition aux jugements analytiques, qui portent sur des
essences abstraites. Pour ceux-là comme pour ceux-ci, dit-il, le

(*r) Ibid., p. 145.


(**) Etant donné ion importance, nous citerons in exienso le second membre
de cette argumentation :
« Mais, dira-t-on, l'objectivité réelle des sensations demande elle-même à
être justifiée; bien plus, il ne semble pas qu'elle soit justifiable sans le principe
de causalité dont l'objectivité réelle est encore en cause. Que répondrons-nous
tu sceptique qui nous reprocherait de faire une pétition de principe ?
» Nous répondrons d'abord que l'objectivité réelle de nos sensations est un
fait immédiat qui n'est pas sincèrement contestable. Que mes perceptions sensi-
tiTes se terminent à autre chose qu'à des modifications de moi-même, à des
corps extérieurs, c'est bien, semble-t-il, ce qu'il y a au monde de plus évident
pour moi : aussi les hommes ont-ils l'habitude de prendre la réalité objective de
leus perceptions extérieures pour pierre de touche de toute certitude ; cela saute
aux yeux, disent-ils spontanément à ceux qui leur contestent leurs allégations
certaines, c'est évident, c'est visible, c'est palpable, etc..
> Nous répondrons ensuite au sceptique que l'intelligence humaine est en
mesure de légitimer la réalité objective du principe de causalité et l'emploi de
ce principe dans la preuve de l'existence du monde extérieur sans rien préjuger
qui ne soit contenu dans les données du problème de la certitude.
* En effet, au nombre des données du problème de la certitude, il y a le
fait réel de notre existence et des actes dans lesquels cette existence est engagée ;
le sceptique lui-même ne peut contester et ne conteste point le fait réel de son
existence phénoménale ; c je pense, donc je suis», disait Descartes après avoir
professé le doute universel; «mens nostra per seipsam novit seipsam, avait dit
avant loi et mieux que lui S. Thomas, in quantum de se cognoscit quod est; ex
hoc enim ipso quod percipit se agere, percipit se esse > (Coni. Gent., III, 46).
s- Or les actes dans lesquels et par lesquels notre existence réelle se révèle
à nous (que ce soit par le sens intime ou par la conscience intellectuelle, peu im-
poite) apparaissent et disparaissent, en un mot, sont contingenta, c'est-à-dire
qu'ils n'ont pas en eux-mêmes la raison de leur existence. S'ils n'ont pas en
eux-mêmes la raison de leur existence, nous sommes amenés à reconnaître qu'ils
doivent leur existence à l'influence d'une cause, sous peine de poser et de nier
156 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

motif de la synthèse est l'identité du prédicat et du sujet, ce der


nier étant considéré, « non pas, il est vrai, dans son essence spé
cifique, mais dans sa réalité concrète telle que les sens la per
çoivent » (49).
Après avoir résolu le problème des universaux, Mgr Mercier
résume la partie générale de sa critériologie en affirmant que « le
motif déterminant de nos connaissances intellectuelles, c'est la vue
de la connexion d'un prédicat avec la réalité objective d'un sujet
donné dans la sensation » (50) ; il prétend ainsi rattacher l'ordre
idéal à l'ordre réel et montrer le fondement de l' objectivité réelle
de la science humaine.
Il importe de noter que, d'après Mgr Mercier, l'objectivité
réelle de la science n'en augmente nullement la certitude ; celle-ci
est acquise, dès lors que le motif des jugements est l'évidence ob
jective. Il semble même que l'objectivité réelle procure aux juge
ments idéaux moins une « valeur » nouvelle qu'un nouveau champ
d'application : le domaine des choses de la nature ; sans doute,
cette applicabilité de l'idéal au réel est une valeur, Mgr Mercier
ne le nie pas, mais il ne l'affirme pas expressément dans cette pre
mière rédaction de sa critériologie.

Après la partie générale, où il a de cette manière résolu le


problème général de la certitude, Mgr Mercier entreprend, dans
une seconde partie, l'étude de la valeur de nos diverses sortes de
connaissances : principes, faits de conscience, faits d'expérience
externe, raisonnement, autorité. Il justifie chacune de ces connais
sances, non pas comme le faisaient les traités du XIXe siècle, à la
lumière du bon sens, mais en appliquant à chaque source la théorie

tout à la fois le» phénomène» contingent» que nous considérons. Donc le principe
de causalité se trouve avoir une objectivité réelle.
«Ce principe établi, nous pouvons poursuivre la série de nos déductions:
» Nous nous sentons passifs dans nos sensations ; lorsque nous avona une
sensation, il se passe en nous quelque chose qui n'est pas de nous.
» Donc il existe, en dehors de nous, une ou plusieurs causes des phénomènes
passifs de sensibilité dont notre nature est le sujet sans en être le principe.
» Donc enfin, nos sensations sont réellement objectives et il nous est permis
de conclure que nos concepts abstraits et universels le sont également » (pp. 147-
149).
(") Ibid., p. 154. . (") Ibid., p. 216.
DÉSIRÉ MERCIER 157

générale de la certitude et en ramenant les critères spéciaux au


critère fondamental établi dans la première partie. Cette étude de
détail nous permettra de définir avec précision la nature du critère
général de la certitude qui, nous l'avons constaté, était demeurée
assez obscure dans l'examen général.
Nous ne nous attarderons pas à la certitude des premiers prin
cipes ni à la certitude d'autorité ; la première nous est suffisam
ment connue par l'étude des jugements idéaux, et la seconde n'est
qu'un cas particulier de la certitude d'expérience. Allons droit à
ce qui nous paraît l'essentiel : comment Mgr Mercier va-t-il ré
soudre l'antinomie de l'expérience et de la raison ? Comment,
après avoir fondé toute certitude sur l'intelligence, va-t-il justifier
l'adhésion certaine que nous portons aux faits, et qui s'exprime
dans le jugement empirique ? Incidemment, l'auteur a reconnu,
dans la première partie, que le jugement en matière contingente
est de même nature et justiciable du même critère que le juge
ment en matière nécessaire. Il devra maintenant s'expliquer sans
détour sur la certitude d'expérience.
Il l'avoue franchement : saint Thomas ne lui sera d'aucun se
cours, car le Docteur Angélique ne connaît que deux sortes de
certitudes : la certitude d'évidence, propre aux jugements en ma
tière nécessaire, et la certitude volontaire de la foi. La première
est provoquée par la vue d'un « objet intelligible » ; l'objet de
l'intelligence étant l'universel, les faits d'expérience ne sont pas
intelligibles. Or seule l'intelligence est capable de vraie certitude,
seul le jugement intellectuel est susceptible de vérité. Il y a donc
ici un véritable problème, un « sujet hérissé de difficultés » |5l).
Beaucoup d'auteurs ne s'en sont pas aperçus, dit Mgr Mercier,
pour avoir confondu « l'être intelligible avec les actualités contin
gentes ». « Pour avoir mal compris l'ancienne doctrine proclamant
que les existences concrètes sont un accident dans la science,...
que d'hommes sont positivistes sans le vouloir, réduisant le rôle de
.'intelligence à la perception des réalités concrètes ! m (s2).
Voilà nettement posée l'antinomie de l'expérience et de la
raison. Comment la résoudre ?

thU., p. 246. (") Ibid., p. 248.


158 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

Mgr Mercier envisage en premier lieu l'expérience interne.


Celle-ci relève en partie de l'intelligence (pour nos actes de pensée
et de volonté), en partie de la sensibilité (pour nos sensations, pour
nos sentiments, pour notre existence). L'auteur argumente de la
même façon dans les deux cas.
Il rappelle d'abord que les faits de conscience constituent les
données du problème de la certitude ; à ce titre, ils sont admis par
les sceptiques les plus extravagants. Si on les considère pour eux-
mêmes, il faut reconnaître que leur perception offre bien « le ca
ractère subjectif de la certitude, savoir la fermeté d'assentiment »,
mais cette perception « ne peut, d'elle-même, se rendre compte
du motif de son assentiment, parce qu'elle ne peut avoir con
science de sa conformité avec la réalité perçue » (s3). La certitude
relève du seul jugement intellectuel ; or, continue Mgr Mercier
qui cite ici Kleutgen, « un jugement, surtout un jugement accom
pagné de conscience, n'est pas renfermé dans la perception con
sidérée comme telle. La perception ne fait que nous rendre les
objets présents, tandis que, pour porter un jugement sur l'objet
perçu, l'esprit doit comparer les représentations de ce qui se passe
dans le sujet avec l'idée de réalité et se dire : ce que je perçois
en moi est réel » (54).
C'est ici que se noue le problème. Le jugement : ce que je
perçois en moi est réel, semble bien être un jugement empirique.
Comment est-il possible, puisque « l'intelligence ne peut être cer
taine que de ce qui est nécessaire » (55) ? Mgr Mercier va ramener
le jugement empirique au jugement d'ordre réel : « même les choses
contingentes, dit-il, ont leur nécessité », et il cite saint Thomas :
« Rerum mutabilium sunt immobiles habitudines ; sicut Socrates,
etsi non semper sedeat, tamen immobiliter est verum, quod quando
sedet, in uno loco manet. Et propter hoc nihil prohibet de rebus
mobilibus immobilem scientiam habere » (56). On le remarquera,
cette explication rappelle, à s'y méprendre, celle que Balmès don
nait du jugement empirique. Pour Mgr Mercier, comme pour le
philosophe espagnol, la proposition « J'éprouve de la joie » exprime
indivisiblement, d'une part, un simple fait donné au sens intime :

(") Ibid., pp. 270-271. i**i Ibid., p. 229.


(«*) Ibid., p. 271. (") Ibid., pp. 271, 272.
DÉSIRÉ MERCIER 159

• Là (en moi), de la joie », et, d'autre part, la loi d'identité con-


crétée dans ce fait : « La joie est la joie ». Il y a sans doute une
différence entre les explications des deux auteurs : chez Balmès,
.t principe idéal s'applique à un simple fait, tandis que chez Mgr
Mercier il s'applique à une essence réelle découverte dans ce fait,
et devient ainsi un jugement d'ordre réel. Toutefois, le jugement
d'ordre réel (La joie est la joie) ne coïncide pas avec le jugement
empirique (J'éprouve de la joie). Et comme le premier est seul
doué de vraie certitude, il semble légitime d'identifier à l'évidence
abstraite de Balmès le critère général de certitude proposé par
Mgr Mercier dans la première partie de sa critériologie.
On peut tenter une contre-épreuve de cette interprétation de
I évidence en considérant maintenant l' expérience externe. Mgr
Mercier en établit la valeur par étapes ; il justifie d'abord la certi
tude concernant l'existence, puis celle concernant la nature du
monde extérieur.
Deux arguments prouvent que le monde extérieur existe. Le
premier, basé sur la passivité de l'âme dans la sensation, a été ex
posé déjà dans la partie générale. Le second, repris textuellement
à Balmès, s'appuie sur « la dépendance que nous remarquons dans
ia série de nos sensations, surtout lorsque nous comparons telle ou
'elle série de sensations à une série parallèle d'images que nous
suscitons librement » (").
Il y a donc un non-moi, réellement distinct de nous-mêmes.
Mais ce non-moi, le percevons-nous tel qu'il est ? Une première
chose est certaine, c'est que la vérité d'expérience n'est pas essen
tiellement « relative », c'est-à-dire phénoménale. Le sens intime
nous atteste, en effet, que nous ne prenons pas tous nos « juge
ments sensibles » pour indifféremment vrais et que, de plus, nous
émettons des jugements invariables sur des qualités sensibles : c'est
donc que nous jugeons des choses en elles-mêmes et pas seule
ment des impressions fugitives qu'elles nous font éprouver. En
outre, si la vérité était essentiellement phénoménale, « il faudrait
dire que les choses n'ont leurs qualités sensibles que par et dans
ies sensations des êtres sensitifs » ; or la passivité des sensations
' montre à l'évidence » que les choses sont virtuellement sensibles

i") Ibid., p. 275.


160 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

avant de le devenir formellement : « nous sentons telle ou tell


propriété corporelle parce qu'elle est sensible, elle n'est pas sei
sible parce que nous la sentons » (5*). Enfin, l'extériorisation de ne
perceptions sensitives ne trouve aucune bonne explication dans i
phénoménisme. Pourquoi disons-nous que tel objet esf éclairé, qu
tel autre esf sonore, odorant, résistant ? Ni l'habitude, ni les cat<
gories kantiennes, ni les lois d'association ne rendent compte d
cette objectivation. « Fera-t-on appel enfin au principe de eau»
lité ? Mais, outre que ce serait attribuer à nos plus humbles pe
ceptions les fonctions supérieures de l'intelligence, ce ne sera
pas dénouer la difficulté : en effet, le principe de causalité, appliqu
aux données du sens intime, révèle bien à l'esprit l'existence du
monde extérieur quelconque, mais il ne dit rien sur le nombre (
la nature des agents qui le composent » (5". En résumé : tous ne
« jugements sensibles » ne sont pas également vrais ; il y en a d
vrais, il y en a de faux ; le sens est faillible. Le critère du vr;
n'est pas ici de l'ordre des vérités abstraites, il est empirique
saint Thomas attribuait à la cogitative ou à la raison particulièi
l'élaboration des règles d'induction qui permettent d'éviter con
munément l'erreur.
Mais de tout cela résulte que les jugements d'expérience, di
à l'activité des sens externes, peuvent présenter une certitude sul
jective d'adhésion, mais, pas plus que les jugements d'expérîenc
interne, ils ne peuvent prétendre à la certitude scientifique, à
certitude d'évidence. L'intelligence seule est capable de motiv(
son assentiment : elle « ne peut tenir une proposition pour certair
qu'à la condition de voir que la contradictoire est impossible » (3'
Cependant l'intelligence découvre du nécessaire dans le donné e:
térieur comme dans les faits internes : elle peut appliquer aux ol
jets concrets ses jugements idéaux ; elle énonce ainsi des jugemen
immédiats d'ordre réel "". Elle peut même faire davantage : p.
le raisonnement, elle peut induire l'existence et les caractères c

(") Ibiâ., p. 288. (*•) Ibid., p. 291.


(") Ibid., p. 302.
(") Ainsi, dans le jugement: Pierre est homme, «l'objet direct de l'intcl
gence dans cette proposition, c'est une relation nécessaire; il est nécessaire q\
la nature humaine abstraite (homo, le prédicat) soit contenue dans la nature h
maine individualisée en Pierre (Petrus, le sujet) ». Ibid., p. 321.
DÉSIRÉ MERCIER 161

la cause naturelle des faits observés et s'élever ainsi à 1 affirmation


des lois qui régissent l'évolution de la nature ; 'les conclusions
induites sont des jugements d'évidence médiate, réductibles aux
premiers principes et participant à leur certitude.
Il n'y a donc pas de certitude d'expérience, distincte de la
certitude d'évidence qui caractérise les jugements idéaux, conclut
Mgr Mercier. Ou bien le jugement d'expérience est sensible : sa
fermeté est alors subjective ; ou bien il est intellectuel : sa contra
dictoire est alors manifestement impossible.

Nous pouvons maintenant indiquer avec plus de précision le


motif de la synthèse mentale. Le motif de tout jugement est celui
qui garantit le jugement idéal, à savoir l'évidence d'un lien néces
saire. Fin effet, la perception sensible intervient à titre de cause
instrumentale de l'acquisition des concepts, la réflexion psycho
logique est la condition sine qua non de la certitude, mais l'une
et l'autre ne font que nous rendre présents les objets réels ; la
vraie certitude appartient aux seuls jugements intellectuels. Or 1 ex
périence n'est pour rien dans le motif déterminant de «es juge
ments ; ce motif, c'est l' évidence objective, c est-à-dire l'évidence
du principe de contradiction (*2).
On le voit : la position de Mgr Mercier est commandée par
l'antithèse de l'expérience et de la raison. Dans la question cri
tique, il se demande si nous sommes irrésistiblement poussés à
adhérer à l'objet de nos jugements 'certains, comme la nature sen
sible adhère irrésistiblement à l'objet de ses sensations. Et il ré
pond que nous pouvons suspendre notre assentiment jusqu'à ce
que nous ayons vu que la chose est bien telle que nous la disons
être ; l'esprit est capable de vérité, parce qu'il est conscient, auto
nome, maître de son acte : il n'adhère que pour des motifs, il se
soumet à l'évidence seule. En 1885, Mgr Mercier n'admet qu'une
sorte d'évidence, celle des jugements idéaux. Il résout cependant
mieux qu'on ne l'avait fait avant lui le problème de l'objectivité
de cette évidence ; sans le dire, il répond aux difficultés soulevées
par certains de ses contemporains ; dans sa conception de l'évi
dence, en effet, la lumière vient du sujet connaissant : cette lumière,

i") Ibid.. pp. 351-352.


162 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

c'est la transparence spirituelle de l'esprit en acte de connaître, la


clarté sans ombre dans laquelle s'énonce le jugement ; et la moti
vation vient de l'objet connu, de l'être dont la loi première est
le principe de contradiction.
Toutefois, opposant le fait et l'idéal, l'expérience et la raison,
Mgr Mercier rejette du domaine de la certitude proprement dite
l'adhésion que nous accordons aux faits. Aussi se heurte-t-il, dans
cette première rédaction de sa critériologie, à deux difficultés.
D'abord, l'objectivité réelle de la science humaine repose sur la
certitude des faits perçus : qu'en advient-il, si cette dernière certi
tude n'est pas critiquement garantie ? Et, deuxième difficulté, si
la vérité se définit par la conformité entre l'idée et la chose, com
ment peut-elle appartenir aux jugements idéaux ?
Ces deux difficultés, Mgr Mercier les a certainement aperçues.
Il en est une autre, dont il a peut-être pris moins nettement con
science. Pour établir la réalité objective des concepts, l'auteur
montre que le réel est à la fois intelligible et sensible, qu'il contient
à la fois une essence et un fait. Mais jamais il ne considère ce réel
comme le motif du jugement par lequel nous attribuons un pré
dicat abstrait à un sujet concret ; jamais il ne remarque qu'en éta
blissant la conformité d'une idée avec une chose, on établit du
même coup la vérité d'un jugement, à savoir du jugement empi
rique. Faut-il lui reprocher de ne s'être pas rendu compte de l'ori
ginalité du jugement empirique et de n'avoir pas intégré le pro
blème des universaux dans la recherche du motif du jugement ?
Ou faut-il penser, au contraire, qu'il ne s'est guère intéressé à ces
questions et que, s'il l'avait fait, il les aurait aisément résolues ?
Seules les rédactions ultérieures de la critériologie nous permettront
de répondre.

2. Du fondement de la certitude (1889).

En 1889, une nouvelle idée prend corps, qui imprime au traité


une direction qu'il n'abandonnera plus : une chose en soi. que nous
ne connaîtrions d'aucune façon, est pour nous comme si elle n'était
pas. Or qui dit connaître, dit assimiler dans l'immanence de la
conscience. La chose, à laquelle la connaissance doit correspondre
pour être vraie, est donc une chose assimilée, appréhendée par
DÉSIRÉ MERCIER 163

l'intelligence ou par le sens (6s|. Dans l'ordre intelligible, c'est une


chose connue dans un substitut immanent ou dans un concept ; en
d'autres mots : l'intelligence ne connaît que de l'abstrait.
Comment définir alors la vérité ? « La vérité d'un jugement,
dit Mgr Mercier, consiste dans l'accord de ce jugement avec l'objet
mentalement saisi par une première appréhension de l'esprit et,
par voie de conséquence, avec la chose dont cet objet est censé
être le calque mental » ,").
Et le problème critique se dédouble, comme la vérité :
i L'homme est-il capable de voir qu'il y a accord entre ses juge
ments et les objets idéalement représentés dans l'esprit tout d'abord,
et ultérieurement entre ses jugements et les choses de la na
ture ? » (65).
Comme on le voit, Mgr Mercier introduit, cette fois, deux pro
blèmes distincts dans la question générale de la critériologie. La
solution se décomposera, elle aussi, en deux étapes nettement dis
tinctes : la première montrera l'objectivité des jugements idéaux,
la seconde établira la « réalité objective » des termes de ces juge
ments.
Par le dédoublement des problèmes, Mgr Mercier souligne l'im
portance critique de la question des universaux ; en devenant la
seconde question fondamentale » de la critériologie, cette ques
tion est évidemment mise en relief. Mais, d'autre part, par le dé
doublement de la notion de vérité, l'auteur marque mieux la valeur
des jugements idéaux et leur indépendance par rapport aux réa
lités contingentes, puisque, cette fois, la définition de la vérité s'ap
plique aussi bien aux jugements idéaux qu'aux jugements d'ordre
réel.
Dans l'ensemble, on ne remarque pas de changements im
portants dans la partie générale de la critériologie ; par contre, on
trouve diverses modifications assez révélatrices dans la partie spé
ciale.
Tous les passages dans lesquels Mgr Mercier parlait du juge
ment synthétique, du rôle de l'existence dans la connaissance scien
tifique, de la valeur du sens intime et de la perception externe, ont

(**) Ed. 1889. pp. 12 et 276. (") Ibid., p. 20.


(") Ibid., p. 20.
164 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

disparu de cette nouvelle rédaction. Le motif de leur suppression


est, nous semble-t-il, la difficulté qu'il y aurait à donner à l'intelli
gence un objet sensib/e. En effet, alors que la deuxième rédaction
reprend ce que la première disait à propos de la certitude des
faits de conscience d'ordre intelligible, elle ne dit plus mot de la
certitude des faits connus par le sens intime ; en 1885, l'argumen
tation était identique pour les deux genres de faits : elle établissait
l'inanité du phénoménisme subjectiviste, mais, en même temps,
elle manifestait l'insuffisance de la simple perception à nous pro
curer une vraie certitude ; maintenant, la preuve, restreinte aux
faits intelligibles, consiste à « montrer par la réflexion psycholo
gique comment nos actes peuvent être immédiatement présents à
l'intelligence et [à] justifier ainsi l'évidence de l'affirmation de leur
existence réelle » (66).
Cependant, alors que la séparation entre l'intelligible et le sen
sible s'affirme plus nettement, il se produit, à l'intérieur même des
jugements intellectuels, une distinction qui entraîne un assouplisse
ment du critère de l'évidence.
En 1885, l'évidence est unique : c'est l'évidence des premiers
principes ou des conclusions réductibles aux premiers principes.
Maintenant, par une étude plus approfondie du raisonnement et
de l'induction, Mgr Mercier s'aperçoit que les premiers principes
ne sont pas sources de connaissances nouvelles, mais plutôt des
règles d'après lesquelles nous nous assurons de l'évidence de la
vérité de chacun de nos jugements ; à côté d'eux, il faut placer les
principes de démonstration. Or, dans les sciences d'observation,
les principes de démonstration, qui commandent la partie déduc-
tive, sont obtenus eux-mêmes par induction. Que valent-ils et sur
quoi repose leur valeur ?
Ces principes, dit Mgr Mercier, sont absolument certains ; on
peut les affirmer de manière catégorique. Pourquoi ? Parce que l'in
duction a pour objet de discerner parmi les phénomènes les pro
priétés d'une substance, de ses accidents contingents. Si une sub
stance possède une propriété, on retrouvera celle-ci partout où on
retrouve celle-là, car le lien substance-propriété est un lien naturel.
Affirmer ce lien, c'est affirmer quelque chose d'absolu, comme,

(") Ibid., p. 185.


DÉSIRÉ MERCIER 165

par exemple, lorsqu'on dit : le feu brûle, il est dans sa nature de


brûler, il a la propriété de brûler, c'est sa loi de brûler.
Cependant les lois induites ne peuvent être érigées en prin
cipes idéaux, car leurs contradictoires ne sont pas manifestement
impossibles : elles valent dans le champ de notre expérience ac
tuelle, qui est finie et limitée. « En effet, on conçoit un autre monde
possible ; peut-être n'y aurait-il dans ce monde ni natures, ni pro
priétés, ni lois régulières, mais le hasard et le chaos ; ou peut-être
les substances seraient-elles prédéterminées à d'autres effets, douées
d'autres propriétés qui engendreraient d'autres lois » (67).
Ne peut-on pas dire alors que les lois induites n'ont qu'une
valeur relative et conditionnelle ? Non, répond Mgr Mercier, car
». c'est du monde actuel qu'il s'agit et des éléments réels qui le
composent... Dès lors les conclusions de l'induction sont générales
pour le monde actuel, le seul qu'il s'agit d'étudier, et puisque le
Ken nécessaire entre le phénomène a et la substance A est un fait
et non pas une possibilité, la conclusion de l'induction scientifique
a, dans ces limites, une valeur catégorique et absolue » (").
Au lieu d'admettre, avec la plupart des scolastiques du
XDC' siècle, que la certitude propre aux lois induites est une certitude
métaphysique conditionnelle, Mgr Mercier parle de certitude phy
sique ou d'expérience. Peu nous importe la terminologie ; ce qu'il
y a de neuf dan3 le traité de 1889, c'est que, cette fois, la certitude
physique se distingue de la certitude métaphysique, toutes deux
rentrant dans la certitude d'évidence. Il y a « des propositions dont
le prédicat a avec le sujet une liaison essentielle et par suite ab
solument générale : tels sont les principes que l'on appelle ana
lytiques ou nécessaires ; il y en a d'autres dont le prédicat a avec
le sujet une liaison qui est bien stable, parce qu'elle résulte de
la nature des choses, mais qui peut cependant accidentellement
faire défaut : telles sont les vérités d'expérience, les conclusions
de l'induction » (*". Les premières sont d'ordre idéal ; les secondes
ressortissent exclusivement à l'ordre réel et ne sont donc pas de
simples applications de jugements idéaux à des faits d'expérience.
C'est là, nous semble-t-il, une conclusion de grande importance :

1'7) Ibid.. p. 244. (") Ibid., p. 244.


(~) Ibid.. pp. 309-310.
166 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

Mgr Mercier a convenu que les jugement» intellectuels qui rattachent


une propriété à une substance sont exclusivement d'ordre réel ;
il a donc admis ici une certitude véritable, qui ne vaut cependant
que pour l'ordre réel. C'est ce que nous exprimions plus haut en
parlant d'un assouplissement du critère de l'évidence.
Cependant, l'auteur ne rejette pas pour autant l'intuition fon
damentale qui commande son épistémologie, et selon laquelle toute
vérité, même la vérité d'expérience, « s'appuie toujours en der
nière analyse sur une vérité de l'ordre idéal, tout au moins sur
le principe de contradiction » (701. Ainsi, il dira que « les recherches
d'observation ne méritent le nom de sciences au sens le plus élevé
du mot que le jour où, faisant abstraction des existences contin
gentes, elles parviennent à tirer des principes généraux des consé
quences que l'expérience n'a point encore constatées » (71). Bier
plus, il voudra même oublier que les sciences d'observation ne
valent que dans les limites de l'actuel : ces sciences, dit-il. im
diffèrent des sciences rationnelles que parce que l'objet auque
s'appliquent les principes de démonstration « est observé au liei
d'être imaginé et idéalement conçu » (72).
Ces textes prouvent, nous semble-t-il, que le critère de certi
tude est et demeure, pour Mgr Mercier, la vue d'une nécessité ab
solue, l'impossibilité de l'énoncé contradictoire. Lorsqu'il se voi
contraint de formuler des restrictions, l'auteur les fait loyalement
mais la tendance profonde de sa pensée est de ramener toute cer
titude scientifique à la certitude-type du principe de contradiction
S'ii ne « réduit » pas à l'intelligence les critères spéciaux de cer
titude, il les appuie cependant tous sur ce critère fondamental
« Le raisonnement, dit-il, appuie ses conclusions sur des vérité
immédiates... Ce que l'expérience nous apprend de certain sur 1
monde extérieur présuppose... la certitude de faits internes, obje
du sens intime et de la conscience. Quant à la conscience elle
même, elle suffit bien à nous mettre en présence de faits internes
mais ceux-ci ne deviennent certains pour nous qu'à la conditio:
de devenir l'objet d'un jugement ; ... c'est donc à Y intelligenc
qu'il appartient de nous donner la certitude proprement dite de 1

(") Ibid., p. 102. (") Ihid., p. 205.


(") Ibid., p. 213.
DÉSIRÉ MERCIER 167

réalité, en appliquant les jugements immédiats aux faits concret»


perçus expérimentalement. C'est donc le critérium de l'intelligence
(intellectus) '.jui est le premier de tous ; tous les autres le présup
posent, tandis que lui-même n'en présuppose aucun, de sorte qu'il
est à la fois fondamental et primordial » (73).

3. La Critériologie Générale (1899-1900).

Une nouvelle étape de l'évolution de Mgr Mercier est marquée


par les deux premières éditions imprimées de la Critériologie gé
nérale, parues en 1899 et en 1900, ainsi que par les articles publiés
ces mêmes années dans la Revue néoscolastique [74).
C'est toujours la même intuition fondamentale qui détermine
les changements que nous relevons dans la Critériologie : seul le
jugement intellectuel est susceptible de vérité ; or le jugement in
tellectuel est le jugement idéal, car le terme de l'intelligence est
l'essence, abstraite des données sensibles et immanente à l'esprit.
En 1885, Mgr Mercier mettait la vérité dans l'accord entre la
connaissance et la réalité. En 1889, il dédoublait la notion de vérité
en lui attribuant comme objet, d'abord la conformité du jugement
avec le substitut immanent de la chose, et ultérieurement l'accord
de ce substitut avec la chose elle-même. Maintenant, il exclut toute
correspondance avec la réalité, car il juge impossible de vérifier
la conformité du concept avec ce qu'on appelle la « chose en
soi », la « chose de la nature », la « réalité concrète ou extérieure » ;
cette chose absolue, totalement extrinsèque au sujet pensant, est
pour nous un néant. Toute connaissance suppose une appréhen
sion, une représentation du connu dans le connaissant, ainsi que
le dit saint Thomas : « Omne intellectum in quantum intellectum
oportet esse in intelligente » (751.
Pour comprendre la vérité, il ne suffit donc pas de se figurer
une chose en soi et une pensée ; « il faut entre la chose en soi

'r•) Ibid.. pp. 317-318.


("*' Mgr Mercier publia deux articles intitulés l'un et l'autre La notion de
tenté. Revue néo-icolastique, 1899, pp. 371-403 et 1900, pp. 190-204. Ils sont
-produits en appendice dans l'édition de 1900. Nous les citerons ici d'après la
hievae sous les titres: Vérité I et Vérité II.
<r*) Vérité I, p. 391, en note.
168 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

et la connaissance appelée vraie, intercaler un élément intermé


diaire,... le concept objectif de la chose en soi » (76), qui présente
à l'esprit la chose en soi. Que cette chose, présente par un pre
mier acte d'appréhension, soit maintenant re-présentée par un nou
veau concept, fruit d'une seconde appréhension, les éléments essen
tiels à la vérité sont donnés. « L'objet du premier concept est re
présentable par des pensées ultérieures ; il exige que celles-ci soient
telles et pas autres ; or, qu'un objet puisse et doive être ainsi re
présenté par telles pensées ultérieures, c'est un rapport de vérité
objective ou ontologique. L'attribution à l'objet du premier con
cept, des notes qui lui appartiennent, est un acte logiquement vrai,
investi de vérité logique » (771.
En résumé : le rapport d'identité entre les deux termes présents
à l'esprit est une vérité ontologique ; l'intuition et par suite l'affir
mation de cette vérité est un jugement logiquement vrai.
Seule pareille définition de la vérité est applicable aux juge
ments idéaux, et c'est là son intérêt : « les sciences rationnelles
ne seraient pas opposables aux sciences d'observation, s'il n'y
avait point une vérité logique définissable par la simple analyse
des concepts abstraits, sans qu'il soit tenu compte de leur confor
mité avec un monde d'existences » (7*). Dans la première étape de
la critériologie, on montre que l'identité objective du prédicat et
du sujet, leur connexion nécessaire, — motif de nos jugements
idéaux, — n'est rien d'autre que la vérité objective. Ces jugements
ont une certitude absolue, puisque ce qui est vu avec évidence,
c'est le vrai ; aucune question ultérieure ne peut se poser à leur
sujet, car on ne remonte pas au delà du vrai.
Si la définition de la vérité s'applique aux jugements idéaux,
on peut se demander si elle s'applique à ces jugements seuls. Que
signifie la seconde étape de la critériologie ? S'intègre-t-elle dans
la recherche de la valeur, du motif, ou de la « vérité » du juge
ment ?
En 1899, la seconde étape prend un sens nouveau. Comme
auparavant, l'auteur y justifie « l'extension de la science analytique
aux réalités concrètes de la nature », mais, pour la première fois,

(") Ibid., p. 380. (") Ibid., p. 380.


(") Ibid., p. 384.
DÉSIRÉ MERCIER 169

il affirme expressément qu'il veut atteindre, dans ces réalités, une


valeur en soi, un noumène, une essence intrinsèquement possible ;
il insiste sur le caractère « absolu », pour ainsi parler, de l'essence
réelle ; il oppose celle-ci à l'être de raison, à l'être fictif, à l'im
possible 1"). On comprend dès lors que le contrôle de la valeur
réelle des termes abstraits est d'une importance capitale.
Ce contrôle rentre-t-il dans la recherche de la vérité du juge
ment ? Dans certains passages, Mgr Mercier semble l'affirmer ; il
semble même prêt à admettre, au terme de la critériologie, la dé
finition courante de la vérité. La question de la réalité objective
de nos concepts, dit-il, est distincte de celle de l'objectivité des
jugements idéaux ; « mais la relation de conformité qu'elle vise à
élucider est, encore une fois, du ressort du jugement. La réponse
à cette question doit, en effet, s'énoncer dans les termes suivants :
la quiddité intelligible que je conçois est identique — au moins
matériellement — avec la réalité concrète que j'ai conscience de
percevoir : Callias est hic homo ». La vérité logique appartient
s soit au jugement qui prononce l'identité ou la non-identité de
deux notes combinées dans l'élaboration d'une essence complexe,
soit au jugement qui prononce l'identité matérielle de l'objet d'une
forme intelligible avec la réalité de l'expérience » """. La vérité du
premier jugement doit se justifier avant celle du second ; mais,
s'il faut la définir d'abord « comme un rapport d'objectivité entre
deux termes abstraits, il ne s'ensuit pas que la critériologie s'arrête
à cette première et nécessaire définition » ("1.
Cependant, dans d'autres passages, Mgr Mercier s'en tient à
sa nouvelle définition de la vérité, même lorsqu'il veut justifier le
jugement empirique, et il refuse par conséquent de voir dans le
problème des universaux le problème de la vérité. Développant
sa thèse favorite : la certitude intellectuelle des existences est sub
ordonnée à la certitude des jugements idéaux, du principe d'iden
tité pour l'existence des faits internes, et, en outre, pour l'exis
tence des choses de la nature, du principe de causalité, l'auteur
ajoute : puisque les vérités d'observation impliquent des principes
d'ordre idéal et puisque tout principe énonce un rapport entre

(") Ed. 1899. pp. 55. 282. w Ibid.. pp. 362-363.


<**) Vérité I, p. 386.
170 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

deux termes abstraits, l'interprétation simpliste et traditionnelle de


la vérité n'est pas l'expression adéquate de la vérité des jugements
d'expérience (52). Parfois, il justifie ces jugements de la même façon
que les jugements idéaux, en considérant comme un concept sin
gulier le concept objectif qui rend la chose présente à l'esprit.
Ainsi, d'après lui, l'essence individuelle : « ce qu'est Notre-Dame
de Paris », est un « objet intelligible », « conçu concrètement, c'est-
à-dire avec l'ensemble des caractères qui déterminent son existence
individuelle dans la nature », et l'intelligence voit avec évidence
que les attributs monument, gothique, existence, lui conviennent
« et ne peuvent pas ne pas lui convenir » "3\ En faisant du concret
l'objet d'un concept singulier, l'auteur assimile évidemment le juge
ment empirique au jugement idéal.
En résumé : la nouvelle définition de la vérité a pour but ma
nifeste d'assurer aux jugements idéaux une valeur de vérité, d'en
exprimer mieux la valeur absolue, indépendamment de toute véri
fication empirique. Elle met en lumière la préoccupation constante
de Mgr Mercier : fonder la certitude sur le pouvoir exclusif de
l'intelligence. Le jugement idéal, dans lequel l'esprit se laisse guider
par l'évidence du vrai ontologique ou objectif, par la vue de la
nécessaire compatibilité des concepts en présence, est le jugement-
type, à tel point que « le jugement qui respecte le principe d'iden
tité est vrai, celui qui le méconnaît est faux » "4). Fatalement, cette
conception qui exalte l'intelligence devait rencontrer des difficultés
dans la justification des jugements qui concernent le réel ";i, : en

(") Ibid., p. 389. (") Vérité II, pp. 203, 204.


(") Vérité 1, p. 398, note.
(") Le P. Folghera s'est élevé contre la théorie du jugement et de la vérité
pioposée par Mgr Mercier dans la Critériologie générale de 1899. 11 a exposé sa
façon de voir dans deux articles: Jugement et vérité (Rct). thom., t. 7 (1899),
pp. 427-446) et La notion de oérité (ibid., pp. 695-713). D'après lui, il faut dis
tinguer le simple énoncé d'une proposition et l'affirmation d'un jugement; alors
que la proposition regarde * seulement l'union des termes, le jugement, lui.
s'inquiète de leur conformité avec la réalité» (p. 431): cette relation au réel
caractérise la vérité. De plus, le P. Folghera n'admet pas l'idée d'un « concept
objectif» dont la «diffusion » engendrerait le concept-attribut: «cet objet intelli
gible, substitut mental de la réalité, est incompréhensible et impossible » (p. 702) ;
il suppose, en effet, que les essences nous soient données toutes faites et que.
« présentées » dans le concept-sujet, nous pouvons nous les « re-présenter » par le
DÉSIRÉ MERCIER 171

1899, Mgr Mercier hésite à appliquer sa nouvelle définition de la


vérité à tous les jugements, et à identifier le problème critique avec
le problème de la vérité.

4. La Critériologie Générale (1906).

L'édition de 1906 marque la dernière étape de l'évolution de


la notion de vérité. Elle apporte une nouvelle explication du (motif
du jugement. Jusqu'à présent, ce motif était l'identité ou l'appar
tenance objective des termes ; mais la théorie du jugement admise
jusqu'alors n'expliquait bien ni le cas de l'identité, ni surtout celui
de l'appartenance ; le jugement-type, le principe d'identité, semble
plutôt une tautologie qu'un jugement extensif.
Qu'était-ce, en effet, que juger ? C'était reporter au sujet, terme
d'une première appréhension, une note qui lui avait été empruntée ;
c'était restituer à une chose, par un acte de synthèse, ce qu'un
acte antérieur avait saisi en elle.
Or cette analyse ne rend pas compte du jugement, déclare
Mgr Mercier, et cela pour plusieurs motifs. D'abord, le jugement
ne nous apprendrait rien, puisque, avant même d'attribuer au sujet
la note-prédicat, nous savions déjà qu'elle lui appartenait, la lui
ayant empruntée. De plus, tout jugement serait affirmatif, puisqu'il
est impossible qu'un sujet ne possède pas une note qui lui a été,
par hypothèse, empruntée. Enfin, et ceci est le motif principal, la
note-prédicat n'est pas identique à l'ensemble des notes qui forment
le sujet, le tout n'est pas identique à une de ses parties ; or c'est
bien une identité qui est affirmée par la copule.
En réalité, — et voici la nouvelle conception de Mgr Mercier
— le jugement énonce que deux objets, l'un actuellement perçu
ou imaginé, l'autre préexistant dans la mémoire à l'état d'essence

concept-prédicat. D'après le P. F'olghera, le predicat, comme le sujet, est direc


tement abstrait du réel ; prédicat et sujet sont deux « présentations > abstraites
et incomplètes du réel; l'intelligence prononce leur identité, dans le réel: en
jugeant, elle forme l'essence de la chose, au lieu de la supposer. — On remar
quera cependant que le P. Folghera ne résout pas ainsi la question qui préoccu
pait Mgr Mercier: de quel droit disons-nous que le prédicat convient au sujet,
si noua ne voyons pas que les notes du premier sont contenues dans celles du
second ?
172 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

ou d'idée-type, se rencontrent ou ne se rencontrent pas dans une


même catégorie logique ,*". Ainsi interprété, le jugement est instruc
tif : nous ne savions pas, en effet, avant la comparaison effectuée
par le jugement, que l'idée de brillant, par exemple, fût applicable
à ce disque que nous voyons dans le ciel et que nous appelons
soleil. Le jugement n'est pas toujours affirmatif, car le type qui
sert de prédicat peut ne pas convenir au sujet. Enfin et surtout,
le sujet est logiquement identique au prédicat, il esf un des sujets
auxquels s'étend l' idée-attribut. Parfois cette identité est totale ;
prédicat et sujet sont matériellement identiques, comme dans :
2 + 2 = 4 ; leur rapport est appelé rapport d'identité et la propo
sition est convertible. Parfois le sujet doit être considéré logique
ment, c'est-à-dire conçu sous un de ses aspects pour être identi
fiable au prédicat, comme dans : « le soleil est brillant » ; leur rap
port est dit d'appartenance.
Quelle est, en 1906, la définition de la vérité ? La vérité ob
jective, dit l'auteur, fait l'objet d'un jugement. « Elle consiste en
ce qu'un objet, actuellement perçu ou imaginé, se pose devant la
pensée identique à un autre objet dont l'intelligence possédait déjà
l'idée, de manière que le premier doit être rangé sous l'exten
sion du second, le second appliqué au premier » "7). « La vérité
logique appartient au jugement lorsque l'esprit prononce l'union
ou la désunion des deux termes en conformité avec la vérité ob
jective » "*).
Le seul changement que cette nouvelle conception de la vérité
apporte dans le traité est que le second problème fondamental
ne s'occupe plus de la réalité objective du sujet des propositions
d'ordre idéal, mais bien de celle du type idéal qui sert de prédicat.
La première étape tranche, à elle seule, la question de la
vérité, et celle-ci ne peut qualifier que les seuls principes idéaux.
Cela apparaît ici plus nettement que dans les deux éditions pré-

(Ml En réponse aux objections de Couturat, la Logique de 1905 développe la


même théorie du jugement: « Il faut bien entendre, dit Mgr Mercier, la formule
courante: Praedicatum inest subjecto. Le verbe inesse ne signifie pas que le pré
dicat est inclus dan» le sujet, mais qu'il esi lié au sujet par le verbe copulatif
être. Ce verbe déclare qu'au sujet est liée la notion simple ou complexe du
prédicat > (p. 137).
("i Ed. 1906, p. 20. (") /oui., p. 26.
DÉSIRÉ MERCIER 173

cédentes, étant donné la nouvelle définition du jugement et de la


vérité. On ne peut plus dire maintenant que le contrôle de la réa
lité objective des concepts est « du ressort du jugement » ; si 1 on
supposait, en effet, que la définition de la vérité logique s'applique
au jugement : « Pierre est homme », il faudrait dire que ce juge
ment est logiquement vrai s'il est conforme à la vérité objective,
c'est-à-dire si Pierre rentre dans la catégorie des hommes — et
cela, indépendamment de la question de savoir si le type idéal
homme » est ou n'est pas doué de réalité objective ! Vérifier
par un jugement la réalité des concepts, ce serait vérifier la vérité
objective : cela n'a évidemment aucun sens.

* * *

11 nous semble utile de rappeler, en un aperçu synthétique,


l'évolution de la pensée de Mgr Mercier et d'en souligner les points
saillants.
Parti de la distinction balmésienne entre l'idéal et le réel,
Mgr Mercier restreint, dès 1885, la certitude intellectuelle au do
maine idéal ; cependant il admet, comme base de discussion avec
le sceptique, mais sans pouvoir la justifier elle-même par une ré
flexion ultérieure, la réalité des faits de conscience. Au début, la
définition de la vérité : « conformité de la connaissance et de la
chose » ne cadre pas avec la thèse centrale de son épistémologie.
L'idée d'immanence le conduit, en 1899, à une nouvelle théorie
de la vérité, dans laquelle il n'est plus question de choses exté
rieures. Entre ces deux positions extrêmes, se place la conception
nuancée de 1889 : la vérité qualifie indistinctement tous les juge
ments et l'évidence physique est admise à côté de l'évidence mé
taphysique. Enfin, pour expliquer à la fois les jugements d'appar
tenance et les jugements d'identité, une dernière modification est
apportée, en 1906, à la notion de vérité.
Dès la première rédaction, la question du jugement empirique
constitue une question épineuse. En 1885, elle se résout en rame
nant le jugement empirique au jugement d'ordre réel ; en 1889,
elle est passée sous silence ; depuis 1899, Mgr Mercier joint une
seconde solution à celle de 1885 : il assimile le jugement empi
rique au jugement idéal, en lui donnant comme sujet un « concept
174 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

singulier ». Jamais, sauf dans quelques textes (de 1899), il ne le con


sidère en lui-même, comme étant l'attribution d'un abstrait à un
concret : le problème des universaux n'est pas le problème du fon
dement du jugement empirique.
Nous pouvons maintenant déterminer avec précision le sens de
chacune des deux étapes distinguées (depuis 1889, de façon expli
cite, et implicitement dès la première rédaction) dans la recherche
critique. La première étape répond au problème de la vérité. Elle
montre que le motif du jugement est la manifestation de l'être
(1885-1889) ou de la vérité objective (depuis 1899). Les jugements
justifiés dans cette étape ont une valeur absolue, indépendamment
de toute existence contingente. La seconde étape garantit l'appli
cabilité du sujet (1885-1900) ou du prédicat (1906) des vérités idéales,
à l'essence réelle découverte dans le sensible. Elle justifie ainsi des
vérités d'ordre réel, qui valent pour le monde extérieur (1885-1889)
ou, plus généralement, pour des choses actuelles ou possibles
(1899-1906).
Mgr Mercier n'a pas réussi, nous semble-t-il, à trouver le joint
entre ces deux problèmes ou à les intégrer tous deux dans le pro
blème de la « vérité », parce qu'il ne s'est pas rendu compte de
la nature propre du jugement empirique et, en définitive, parce
qu'il n'a pas surmonté l'antinomie de l'expérience et de la raison.
Pour le même motif, il n'a pas réussi à résoudre intégralement le
problème des universaux. Il met d'un côté les jugements idéaux,
de l'autre les faits perçus ; aux premiers, il reconnaît une certitude
absolue, aux seconds une simple certitude d'adhésion. Pour rendre
sa solution du problème des universaux, sinon cohérente, du moins
acceptable par ses adversaires, il est acculé à poser la réalité des
faits conscients comme condition préalable du problème critique.
C'est sur la certitude du réel interne que Mgr Mercier fonde
celle du monde extérieur. Nous croyons que sa pensée n'a subi
aucune évolution sur ce point : elle s'affirme dès 1885 et ne se dé
ment pas. Elle tient en deux propositions dont la valeur critique
est totalement différente. D'après la première, nos sensations se
terminent directement aux corps extérieurs et non à des modifica
tions du sujet (•9) ; d'après la seconde, la certitude intellectuelle

(*») « L'objectivité réelle de nos sensations est un fait qui n'est pas sincère-
DÉSIRÉ MERCIER 175

de l'existence des réalités extramentales s'obtient uniquement par


recours au principe idéal de causalité, appliqué à nos sensations
considérées comme réalités internes, comme actes du sujet . Seule
!a seconde affirmation possède une valeur critique : « la perception
sensible a pour terme un fait ; la certitude de la vérité du juge
ment : "il existe des choses extérieures " a pour objet une néces
sité ou, ce qui revient au même, l'impossibilité d'une contradic
toire : il est impossible, tandis que j'éprouve en moi telles impres
sions passives, qu'il n'y ait pas une cause active, un non-moi, qui
produise en moi les impressions que je subis » "1).
Puisqu'elle est démontrée à partir de la réalité de nos actes
psychiques, l'existence du monde extérieur est connue par le dé
tour d'une inférence ; en ce sens, la preuve de Mgr Mercier est
de type « illationiste ». Le point d'appui de l'inférence n'est cepen
dant pas l'idée du réel, considéré dans son « esse objectivum » ;
il n'y a donc pas de passage du contenu d'une idée à l'affirmation
de l'existence réelle de ce contenu et, en ce sens, il n y a pas
d'illationisme. Chez Descartes, on trouve les deux genres d'infé-
rences ; selon qu'on vise chez lui le premier ou le second, on
affirmera ou l'on niera avec raison que Mgr Mercier est un « illa
tioniste de type cartésien » "3).
La position de Mgr Mercier s'éclaire si on la compare à celle
de Balmès. Pour Balmès, on s'en souvient, il y a trois critères fon
damentaux : la conscience, qui témoigne des faits internes, l'évi-

ment contestable > (éd. 1885, p. 147; éd. 1889, p. 145); autrement dit: cNous
l'on» l'intuition sensible directe des choses extérieures * (éd. 1906, p. 386).
(**) Ed. 1885. pp. 148-149 et pp. 275-285; éd. 1889. pp. 145-149 et pp. 264-267;
éd. 1899. pp. 335-339; éd. 1900. pp. 341-344; Vérité II, p. 195; éd. 1906. pp. 384-
-$9. Rappelons que cette seconde proposition se lit déjà dans le cours que Mgr
Mercier donna, en 1878-1879, au Séminaire de Malines.
(") Vérité II, pp. 195-1%.
'"1 Cette question a fait l'objet d'une discussion entre divers auteurs. Cfr
L Noël. La personnalité et la philosophie du cardinal Mercier. Le psychologue
et le logicien, dans Reoue néo-scolastique de philosophie, 1926, pp. 137-145;
Le réalisme immédiat, Louvain, 1938, pp. 120-134; Encore ï t illationisme » du
cardinal Mercier, dans Reune néoscolastique de philosophie, 1939, pp. 585-590 ;
R. JOUVET, Le thomisme et la critique de la connaissance, Paris, 1933, pp. 71-89;
E. GlLSON, Le réalisme méthodique, Paris, s. d.. pp. 18-39; Réalisme thomiste
et critique de la connaissance, Paris, 1939, pp. 11-12. en note.
176 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

dence, qui justifie les jugements idéaux, et l'instinct intellectuel, qu:


garantit l'objectivité « métaphysique » de ces jugements, ou, comme
dit Balmès, qui nous fait passer du subjectif à l'objectif. Mgr Mer
cier a accepté les bases de la théorie baknésienne, mais en pre
nant comme critère unique l'évidence, l'évidence abstraite de Bal
mès. Il s'est passé de l'instinct intellectuel, parce qu'il n en avait
nul besoin, puisqu'il posait autrement la question de l'objectivité
des idées ; d'ailleurs, depuis 1889, sa nouvelle théorie de la vérité
lui permettait d'identifier l'évident avec le vrai, et de considérer
le principe d'évidence comme évident (*3). Mais il n'a rien trouvé
pour remplacer le critère de la conscience, et c'est de cette lacune
que sont nées toutes les difficultés que nous avons signalées.
L'étude des sources et de l'évolution de la pensée de Mgr Mer
cier montre clairement, nous semble-t-il, que l'antinomie de la rai
son et de l'expérience a fortement préoccupé l'auteur de la Crï-
tériologie. Entre l'empirisme et le rationalisme, Mgr Mercier a
cherché une voie moyenne, une position d'équilibre. L'a-t-il trou
vée ? Sans doute, il a plus confiance que Balmès dans le pouvoir
de la raison et il néglige moins que Kleutgen le rôle de l'expé
rience. Cependant, dans l'ensemble, on peut dire qu'il demeure
très proche du jésuite allemand ; avec ce dernier, il opte pour
la raison aux dépens de l'expérience.

***

Pour fournir une dernière précision sur la pensée de Mgr Mer


cier, nous devons dire un mot des adversaires dont elle entend
triompher. Ils sont légion, car Mgr Mercier n'épargne aucun des
systèmes dont le XIXe siècle s'est plu à faire le procès : fidéiame,
traditionalisme, volontarisme, sentimentalisme, pragmatisme, carté
sianisme, positivisme et kantisme. Arrêtons-nous un instant aux deux
derniers.
Le positivisme est la doctrine que Mgr Mercier a le mieux
combattue, c'est d'ailleurs celle qu'il connaît le mieux. Pour la
dépasser, il affirme avec insistance la primauté du critère d'intelli-

(") Ed. 1899. pp. 203-204.


DÉSIRÉ MERCIER 177

gence, la valeur absolue des jugements idéaux, l'indépendance ra


dicale du premier problème critériologique par rapport au second ;
ajoutons qu'il réfute dans le détail les théories de Taine, de Stuart
Mifl, de Spencer, de Comte.
Mais si les positivistes sont les principaux adversaires de
Mgr Mercier, Kant est son adversaire préféré. Il le traite avec sym
pathie, il n'hésite pas à l'appeler un philosophe génial ; quand il
prétend le convaincre d'erreur, il ne lui impute pas d'« absur
dités » : l'atmosphère de la discussion ne rappelle nullement les
ouvrages de certains auteurs du XIXe siècle, tels par exemple ceux
du P. Pesch. Cependant, pour ce qui regarde le fond, Mgr Mercier
interprète Kant comme on le faisait généralement à son époque.
Il fait de Kant un subjectiviste de type reidien : il croit que, pour
le criticisme, le jugement est une synthèse « subjective aveugle »,
alors que, pour le thomisme, il est motivé par l'« évidence objec
tive de la vérité » ,M) ; la mise en parallèle des deux formules
montre suffisamment que le subjectivisme attribué à Kant n'est pas
transcendantal. Dans la dernière édition de la Critériologie générale,
Mgr Mercier reconnaît toutefois que la nature du sujet pensant
pourrait expliquer le caractère objectif, nécessaire et universel de
la science, à condition de conférer à ce sujet l'impersonnalité ou
de le considérer comme porteur d'une activité impersonnelle ; mais
il est si peu familiarisé avec une pareille façon de comprendre Kant
qu'il ajoute aussitôt : « Une synthèse déterminée par la nature du
sujet pensant ne peut être que subjective. Le vrai nom du criticisme
est donc, quoi qu'en dise Kant, le subjectivi*me. On l'appellera
aussi relativisme, pour signifier qu'un jugement, conditionné exclu
sivement par la structure du sujet, n'a de valeur que pour ce sujet,
relativement à lui » ("). Si la théorie kantienne est interprétée dans
un sens psychologique et rapprochée de celle de Reid, on com
prend que l'évidence objective, comprise elle aussi dans un sens
psychologique, parvient à la renverser : la première étape de la
critériologie, qui traite de l'objectivité des jugements idéaux, est
donc manifestement dirigée contre Kant. La seconde étape, qui
traite de la réalité des termes abstraits, sert également à réfuter

i") Ibid.. p. 195. (") Ed. 1906. p. 270.


178 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

Kant ; on y montre, en effet, que l'objet du concept n'est pas une


fiction dépourvue de toute consistance objective, mais quelque chose
de réel ou de réellement possible ; on y établit que l'objet pensé
s'identifie matériellement avec l'objet senti et, en outre, que ce
dernier est une réalité extérieure. Cette réfutation de Kant nous
semble acceptable. A première vue, elle paraît neuve : les con
temporains de Mgr Mercier objectaient à Kant qu'il suffit de penser
un objet pour se rendre compte de sa possibilité. Mais, à vrai dire,
ce qui est neuf, c'est moins la réfutation de Kant que la manière
de concevoir l'objectivité des idées ; tandis que le P. Lepidi et le
P. Pesch entendent par « objectivité » des idées leur valeur pour
un monde d'essences platoniciennes, Mgr Mercier entend leur valeur
pour le monde des choses, existantes ou pouvant exister.

ARTICLE II

L'évolution de la critérîologie chez les disciples de Mgr Mercier

Dès qu'elle paraît, la Critériologie générale de Mgr Mercier


attire l'attention : on s'aperçoit qu'elle renouvelle le traité classique
de logique majeure, aussi bien par la problématique qui la sous-
tend que par l'attitude de sincérité radicale qui l'anime. Des cri
tiques s'élèvent, inspirées généralement de l'ancien dogmatisme.
D'autre part, on rencontre des philosophes qui veulent prolonger
la pensée de Mgr Mercier : ils se sont ralliés à la nouvelle crité
riologie, mais pas intégralement, aussi s'efforcent-ils de la défendre
en la corrigeant selon leurs conceptions personnelles. Du point de
vue de l'histoire doctrinale, l'oeuvre des premiers disciples de
Mgr Mercier présente ainsi un double intérêt : elle met en relief
certaines lacunes de la Critériologie générale et elle traduit l'intui
tion propre par laquelle chaque auteur cherche à les combler.
Parmi les disciples de Mgr Mercier, nous comptons ceux qui
ont bénéficié de son enseignement à l'Institut de Philosophie, Mgr
Sentroul et Mgr Noël, et ceux qui ne l'ont connu que par ses publi
cations, Mgr Beysens, le P. Jeannière et le P. Gény.
CHARLES SENTROUL 179

Charles Sentroul

Mgr Sentroul |" n'a pas écrit de traité de critériologie, mais,


dans diverses études spéciales, il a pris position en face des thèses
les plus discutées à son époque. En 1905, il publia, sous la direc
tion de Mgr Mercier, une dissertation intitulée L'objet de la méta
physique selon Kant et selon Aristote ,2). Le chapitre II de cet ou
vrage expose, du point de vue aristotélicien, « la question de la
vérité » ; l'auteur prétend y reproduire en substance la théorie que
Mgr Mercier fit connaître dans les éditions de 1899 et de 1900 de
sa Critériologie générale (3) ; en réalité, il soumet cette théorie à
une critique assez sévère et cache, sous des expressions parfois iden
tiques, de profondes divergences de vues. En 191 1, dans un article,
La vérité et le progrès du savoir ,4), Mgr Sentroul s'éleva contre la
conception de la vérité que Mgr Mercier avait exposée dans sa
Critériologie de 1906. Sur la question du doute critique également,
il corrigea les idées de son ancien maître, dans une étude publiée
en 1909, Doute méthodique et doute fictif (5). On possède en outre
de lui quelques écrits de polémique, dirigés contre le P. Regout (",

") Charles Sentroul (1876-1933) commença ses études de philosophie à l'Insti


tut Supérieur de Philosophie, à Louvain, en 1894; après son ordination sacerdo
tale, il les acheva en prenant le grade de maître agrégé à l'Ecole Saint Thomas
d'Aquin (1905). I1 enseigna la philosophie pendant plusieurs années à l'Université
de Sao Paulo, au Brésil.
(*) Cet ouvrage a été publié à Louvain (éditions de l'Institut Supérieur de
Philosophie). Une seconde édition, considérablement augmentée, parut en 1913,
sous le titre: Kant et Aristote. Peu auparavant, elle fut traduite en allemand par
Ludwig Heinrichs : Kani und Aristoteles, Munich, Kôsel. 1911.
(*) L'objet de la métaphysique, p. 44 et en note.
l*1 La vérité et le progrès du savoir, dans Revue néo-scolastique de Philo
sophie, t. 18 (1911), pp. 212-229 et pp. 305-327.
(5) Doute méthodique et doute fictif, dans Revue des Sciences philosophiques
et théologiques, t. 3 (1909), pp. 433-446.
(*) Vrai thomisme contre vrai kantisme, dans Revue néo-scolastique, t. 13
(1906). pp. 164-200.
180 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

M. Du Roussaux (7) et Mgr Farges ,*), tous trois partisans plus ou


moins avoués de l'ancien dogmatisme.
Nous examinerons la position de Mgr Sentroul en ce qui con
cerne le doute, la vérité et le problème critique.

Mgr Mercier, on se le rappelle, considérait l'aspect fictif du


doute comme la caractéristique du doute méthodique ; au doute
« méthodique ou fictif », il opposait le doute « réel ». Mgr Sentroul
maintient évidemment la distinction entre le doute réel et le doute
fictif, mais il les fait entrer tous deux dans le doute méthodique,
qu il caractérise comme un doute utile au progrès de la certitude.
Lorsque le mot « méthodique » implique l'idée d'une fiction,
explique Mgr Sentroul, le caractère fictif du doute méthodique est
secondaire et négligeable. En effet, il est clair que le doute métho
dique n'est qu'une espèce de doute fictif ; d'où il résulte que le
caractère fictif n'exprime pas ce que le doute méthodique, comme
tel, a de spécifique. De plus, « à la différence de tous les autres
doutes fictifs, le doute méthodique a ceci de propre qu'il détruit
la fiction même et la neutralise... en l'avouant » "), car une fiction
avouée est une fiction détruite. Et la fiction doit être reconnue,
car il s'agit d'une méthode de connaissance : nous ne voulons pas
être dupes de la fiction, nous ne feignons pas pour nous tromper,
mais pour ne pas nous tromper. « Il faut qu'on puisse prendre l'ex
pression du doute comme expression d'un doute sincère, et oublier
complètement ce qu'il n'y a d'ailleurs aucun inconvénient à savoir,
c'est-à-dire qu'il n'est pas sincère » (,0). Les avantages du doute
méthodique sont identiquement ceux du doute réel dont il est la
fiction ; son utilité vient, non de ce qu'il est une fiction, mais de
ce qu'il est la fiction avouée du doute réel. La valeur éducative du
doute fictif méthodique est donc la même que celle du doute réel.
Et quelle est l'utilité du doute réel ? Lorsqu'il remet en ques
tion une certitude donnée, le doute réel et lui seul, à l'exclusion

(7) Encore le néo-dogmatisme, dans Revue néo-icolastique de Philotophie,


t. 19 (1912). pp. 216-263.
(*) Nous citerons plus loin, a propos de Mgr Farges (chap. 11, art. 111), les
articles qui concernent ce dernier.
(*i Doute méthodique et doute fictif, p. 437.
(1*) Ibid., p. 438.
CHARLES SENTROUL 181

du doute fictif, nous fait passer d'une opinion à une autre. S'il se
présente « sous forme de simple question, et comme un commen
cement absolu d'une série éventuelle et indéterminée de connais
sances » (11), il dissipe l'ignorance. Mais, l'histoire le montre, quand
on met réellement en doute une opinion tenue jusqu'alors pour
vraie, on désavoue presque toujours sa première conviction ; et
quand on cherche à faire disparaître une ignorance réelle, la pre
mière réponse qu'on trouve est rarement la bonne. Tout doute
réel n'est donc pas utile. Il est avantageux « dans le premier cas,
si l'opinion dont on part est l'erreur ; et dans le second cas, si
l'ignorance se trouve dirigée dans la recherche d'une conviction
rationnelle, par une certaine vue anticipée de la réponse vraie » (l2).
De toute façon, ce qui fait la valeur du doute réel, c'est son orien
tation vers le vrai.
Appliquant cette conclusion au doute fictif méthodique, on
voit aisément que, pour être positivement utile à la formation intel
lectuelle, le doute méthodique doit être, « par fiction, semblable
au doute réel qui serait utile. Comme le doute réel utile, le doute
fictif méthodique oblige l'esprit à la rigueur et peut mener au vrai.
Sur le doute réel il a l'avantage de supprimer les tâtonnements
inutiles et les essais inopérants. Mieux que le doute réel, le doute
fictif oriente l'esprit vers le vrai, car l'effet propre de la fiction est
de souffler " officieusement ", à qui doute " officiellement ", le ré
sultat, certain par ailleurs, d'une enquête qui sera rigoureusement
menée » (l3).
Alors que le doute méthodique qui porte sur des questions
particulières est un doute fictif, le doute méthodique qui met en
question toute certitude est nécessairement réel. Le doute métho
dique fictif, en effet, suppose un dédoublement psychologique entre
l'homme qui doute réellement et l'homme qui est certain ; or, dans
le cas d'un doute sur la vérité en général, un tel dédoublement
est, sinon impossible psychologiquement, au moins illégitime logi
quement : « Il n'y a pas, légitimement, en dehors du critériologue
officiel qui doute de tout, un critériologue " humain " qui, sûr de
tout, vient rassurer subrepticement le premier ». Sur ce point précis,
Mgr Sentroul est donc d'accord avec Mgr Mercier ; mais il s'écarte

"1) Ibid.. p. 441. (,2) Ibid., p. 442.


(") Ibid., p. 443.
182 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

immédiatement de lui, en acceptant, au point de départ de la cri-


tériologie, un doute réel universel. Rejeter un pareil doute, dit-il,
« c'est éluder le problème même de la critériologie, c'est le ré
soudre à la façon des dogmatistes exagérés » (14). La manière dont
il a défini le caractère « méthodique » du doute lui permet de pré
venir une objection courante ; en acceptant, au seuil de la philo
sophie, un doute méthodique réel universel, dit-il, on ne risque
pas de verser dans le scepticisme, car, pour être méthodique, le
doute doit être intellectuellement utile ; à cet effet, il doit être
négatif, ne préjuger de rien ; le doute des sceptiques n'est pas
méthodique, car, étant positif, il détruit toute certitude.
On l'aura remarqué, entre Mgr Sentroul et Mgr Mercier, la
différence est avant tout du domaine de la terminologie. Pour
Mgr Mercier, il faut, en bonne méthode, faire un effort pour clouter
universellement ; le doute des sceptiques n'est pas méthodique,
parce qu'il est universel et donc réel, alors qu'un doute métho
dique est essentiellement fictif et donc partiel. Pour Mgr Sentroul,
la critique doit débuter par un doute méthodique universel et donc
par un doute réel ; si le doute des sceptiques n'est pas méthodique,
c'est parce qu'il est nuisible au progrès du savoir, au lieu d'être
utile.
On comprendra, au terme de cet exposé, la définition quelque
peu compliquée par laquelle Mgr Sentroul a corrigé l'équivalence
sommaire du doute « méthodique » et du doute « fictif » adoptée
par Mgr Mercier : « Le doute méthodique, c'est, dans les sciences
particulières, la fiction avouée, et, au début de la philosophie cri
tique, la réalité même de ce doute qui, quand il est réel, est utile
au progrès de la certitude » (15).

Il est temps d'aborder les conceptions proprement épistémo-

,14) IbicL, pp. 444-445. Les lignes suivantes semblent bien viser Mgr Mercier.
pour qui, on se le rappelle, l'esprit tente de douter de tout, mais, constatant
l'échec de cette tentative, est certain des vérités idéales, dès l'entrée de la crité
riologie : « Ce qui donne à ce doute réel du critériologue une apparence de
fiction, écrit spirituellement Mgr Sentroul, c'est que la même intelligence qui le
produit, s'en dégage presque immédiatement et sans intervalle perceptible, pour
se reposer dans la certitude absolue des axiomes les plus généraux ou de toute
autre proposition immédiatement évidente * (p. 446).
("i Ibid.. p. 434.
CHARLES SENTROUL 183

logiques de notre auteur. L'intuition fondamentale qui les com


mande diffère fort de celle de Mgr Mercier. Tandis que celui-ci
centre sa position sur la distinction balmésienne entre fait et idéal,
Mgr Sentroul s'inspire de l'unité métaphysique de l'être : ayant
compris l'extension transcendantale de la notion d'être, il a compris
également que l'acception fondamentale de l'être, le sens complet
de « réalité », c'est l'exister actuel. « Les mots chose ou essence,
être possible, être existant, dit-il, expriment sous trois aspects diffé
rents, de plus en plus compréhensifs, ce qui répond à la notion
simple de être, ens. Or !e mot être exprime proprement l'actualité
de l'existence... Rien ne pourrait être appelé éfre, même à titré
de simple essence, sans impliquer au moins quelque rapport à
l'existence actuelle. C'est en ce sens que nous disons que le réel
au sens complet du mot exprime ce qui existe » (1".
Cette intuition initiale entraîne une conception de la vérité et
du problème critique, qui diffère de celle de la Critériologie.
D'après Mgr Sentroul, la définition courante de la vérité est
exacte, mais dangereuse et obscure ; elle donne facilement nais
sance à une antinomie, au moins apparente. Ou bien le réel y est
compris suivant son sens plénier d'existant ; dans ce cas, on est
tenté de taxer la définition d'incomplète et même d'absurde : si
toute connaissance vraie se réduit à la connaissance adéquate des
réalités existantes, elle exclut les vérités idéales ; bien plus, entre
deux termes isolés l'un de l'autre, une chose en soi et une con
naissance intellectuelle, la conformité, essentielle au vrai, est im
possible. On reconnaît aisément, dans ce premier membre de l'anti
nomie, la position rejetée par Mgr Mercier. Voici maintenant, comme
second membre, la conception qu'il a proposée en 1899. Ou bien
l'on se rend compte que la vérité appartient au seul jugement et
on suppose que la chose, à laquelle doit se conformer la connais
sance, doit elle-même être connue et présente à l'esprit par un
substitut représentatif ; mais cette interprétation, ajoute l'auteur,
nous confine dans l'ordre subjectif, puisqu'elle « enlève à l'un des
termes du rapport le caractère précis qui importe, celui d'être
réel » (,7). Telle est donc l'antinomie : dans le premier cas, on pose
les termes de la comparaison, mais celle-ci est déclarée impossible ;

i") L'objet de la métaphysique, p. 25, en note.


("l Ibid., p. 23.
184 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

dans le second, on a une comparaison, mais non entre les termes


qu'il faut unir.
Comment mettre les deux termes du rapport de vérité en pré
sence, sans les mettre en conflit ? Mgr Sentroul propose de consi
dérer comme correspondant objectif immédiat de la vérité logique,
la vérité ontologique ; son correspondant dernier sera la réalité
même ,1R). Cette position rappelle la double notion de vérité pré
sentée par Mgr Mercier en 1889 : cette fois, comme nous le verrons,
étant donné l'intuition première de l'auteur, la définition qu'il pro
pose s'adapte adéquatement au double problème critériologique et
à sa solution.
Quel est le problème critique ? C'est le problème de l'appar
tenance objective d'un prédicat à un sujet, ou le problème de la
vérité du jugement.
Il y a deux étapes dans la solution critique et il y a deux
degrés de vérité, parce qu'il y a deux sortes de jugements, les
jugements d'ordre idéal et les jugements d'ordre existentiel. Ces
jugements diffèrent par la nature de leurs prédicats ; dans les pre
miers, le prédicat est une essence ou une note essentielle, dans
les seconds, il exprime « l'existence effective, incommunicable » (1".
Les premiers sont des jugements de talité, ils répondent à la ques
tion qxiid sit ? Ainsi, par exemple, ce jugement-ci : « le triangle...
peut toujours être inscrit dans un cercle » ; le verbe être y est pure
ment copulatif. Les seconds sont des jugements d'existence, ils ré
pondent à la question an sit ? Tel, par exemple, le jugement sui
vant : « le triangle est réel, en voici un : telle pièce de marbre ou
de bois » ; le verbe être y revêt un sens à la fois copulatif et sub
stantif (201.
Chez Mgr Sentroul, le jugement idéal n'a pas la même signi
fication que chez Mgr Mercier : il recouvre le jugement d'ordre
idéal et le jugement quidditatif d'ordre réel, tels que la Critério-
logie les définit. Etant donné la signification transcendantale de
l'idée d'être, il faut que l'idéal soit déjà du réel ; s'il n'est pas du
réel actuel, il est au moins du réel possible. Les jugements idéaux,
en effet, « reconnaissent déjà implicitement que le sujet dont ils

(") Ibid., p. 24. (") Ibid., p. 33.


(~) Ibid., p. 32.
CHARLES SENTROUL 185

parlent est, de certaine façon, un être. Sans quoi, comment en


parler ? >) ,21).
Le premier problème critériologique a pour objet la valeur des
jugements idéaux. Ces jugements seront vrais s'ils sont conformes
à la vérité ontologique. Mais la notion de vérité ontologique subit,
par rapport à sa signification dans la Critériologie, une modification
parallèle à celle du jugement idéal : pour Mgr Sentroul, la vérité
ontologique se définit de la même façon, qu'il s'agisse de choses
actuellement existantes ou de choses simplement possibles ; dans
les deux cas, elle est un rapport de conformité entre une chose
réelle et son type essentiel l221.
Aussi le rapport de vérité ontologique n'est-il pas, comme dans
la dernière édition de la Critériologie (23), un rapport d'identité lo
gique ; c'est un rapport d'identité réelle. Au lieu d'exprimer et
de représenter le même contenu essentiel, les deux termes de ce
rapport expriment et représentent des contenus différents ; l'un, le
sujet, représente une existence actuelle ou possible, l'autre, le pré
dicat, représente une essence ,2'". Le jugement est logiquement vrai,
s'il identifie deux concepts réellement identiques. Le fondement du
jugement, c'est la vue de cette identité réelle, c'est l'intuition de
« ce tout un, simple ou non, qui constitue telle chose existante ou
possible » ; le jugement divise et recompose : il « dédouble l'être,
pour en nier la division réelle, en chose qui est et en ce qu'elle
est » (25). Qu'ils appartiennent aux sciences rationnelles ou aux
sciences d'observation, « tous les jugements procèdent par identité ;

(") Ibid ., p. 33. Cfr Kant et Aristote, pp. 87-88; Encore le néo-dogmatisme.
pp. 224 et 234. Notons que l'équivalence entre contenu de pensée et possible ne
se vérifie immédiatement que pour les concepts simples ; les concepts complexes
sont en réalité des jugements, * car ne mettre que deux notes dans un concept,
c'est déjà juger de leur compatibilité. Si donc ces concepts complexes sont vrais,
ils le sont en tant que jugements » (Vrai thomisme contre vrai kantisme, p. 180).
(") L'objet de la métaphysique, p. 28: « La vérité ontologique, en toute hy
pothèse, consiste ainsi dans la conformité, métaphysiquement nécessaire, entre
une chose conçue comme actuelle (au moins hypothétiquement) et présente a
l'esprit sous un premier aspect, et, d'autre part, le concept représentant ce qu'est
cette chose ».
(**) D. MEROXR, Critériologie générale, 1906, p. 23.
(") L'objet de la métaphysique, p. 27.
(**) La vérité et le progrès du savoir, p. 324.
186 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

tous par analyse... ; et tous par analyse du réel. C'est ce qui les
fait tous être la reconstitution du réel » (2*).
Mais comment un concept exprimant une quiddité peut-il être
déclaré identique à un sujet dont il ne représente qu'une partie ?
Le tout n'est pas identique à la partie, s'objectait à lui-même, en
1906, Mgr Mercier ; et il résolvait la difficulté par une nouvelle
théorie du jugement. Dans tous les jugements, disait-il, la copule
exprime une identité logique ; dans les propositions convertibles,
elle exprime en outre une identité réelle ; mais elle peut parfois
n'exprimer qu'un rapport d'appartenance. D'après Mgr Sentroul,
l'identité et l'appartenance sont exprimées, non par la copule, mais
par le prédicat. Dans le jugement : 2 + 2 = 4, le prédicat « égal à 4 »
traduit l'identité ; dans le jugement : « le soleil est brillant », le
prédicat « brillant » signifie « un être qui possède la qualité de
briller » ; toujours, le prédicat est réellement identique au sujet.
Et ce qui rend possible cette identité du tout et de la partie, c'est
que, dans le jugement, le prédicat est sous-tendu par la notion
d'être ; il y acquiert une signification qui dépasse sa compréhen
sion ; il y représente le sujet « totum sed non totaliter ». Il n'est
donc pas « dans le jugement ce qu'il est en dehors du jugement :
en dehors du jugement il exprime une quiddité ; dans le jugement
il exprime toute une réalité sous l'aspect partiel de cette quid
dité » (271.
La solution du premier problème critériologique constitue une
réponse partielle au problème général du vrai ; les jugements idéaux,
jugements de talité à sujet abstrait, sont conformes à la vérité ob
jective ; ce sont des identifications correspondant à des identités
réelles. Cette réponse, quoique partielle, se surfit à elle-même ;
comme Mgr Mercier, Mgr Sentroul taxe de positivisme ceux qui
font dépendre la valeur des principes d'une vérification expérimen
tale : « Les principes sont absolus ou ils ne sont rien » (2*). Cepen
dant, si au terme de la première étape les deux auteurs énoncent
des conclusions identiques, il importe de se souvenir de la diffé
rence des positions initiales. Mgr Sentroul s'accorde au point de
départ ce que Mgr Mercier juge nécessaire de démontrer dans sa

(") Ibid., p. 315. (") Ibid., p. 322.


(") Encore le néo-dogmatisme, p. 258.
CHARLES SENTROUL 187

seconde étape, à savoir que l'objet de pensée n"est pas une fiction
mentale, mais bien une essence intrinsèquement possible, valable
pour l'existant. « La vérité des principes, établie d'une façon idéale,
peut donc dire Mgr Sentroul, c'est de la vérité tout court, et la
même chose que leur applicabilité aux réalités existantes — quand
il y en aura ; ou, si l'on tient à ce mot, c'est la réalité hypothé
tique des principes » (29). Comme l'existant est, pour lui, le réel
au sens complet du mot, on comprend qu'une vérité valable pour
l'ordre du possible — ou du réel, au sens incomplet du mot — ne
puisse pas ne pas valoir pour l'ordre du réel actuel : le possible
est véritablement ce qui peut être.
Le second problème critériologique a pour objet l'existence du
sujet abstrait d'un jugement idéal. L'auteur note avec insistance
que, dans cette seconde étape tout comme dans la première, il
s'agit de reconnaître la vérité d'un jugement, à savoir du jugement
qui a comme prédicat le mot réel, ce mot étant pris dans le sens
d'actualité, d'existence (30) ; il s'agit, par exemple, de justifier le
jugement : « le triangle existe ».
Le prédicat du jugement en question n'est pas la « notion ab
straite de ce qu'est être réel », c'est l'existence même ; le simple
concept d'une chose ne pouvant contenir le caractère existentiel,
le jugement d'existence n'est pas analytique. Son fondement ne
peut donc pas être celui du jugement idéal, à savoir la conformité
à la vérité ontologique ; il faut que, « d'une façon ou d'une autre,
le prédicat réel appartienne [au] sujet immédiatement, sans juge
ment préalable » : il faudra donc qu'on saisisse quelque part de
manière intuitive une existence, « une réalité qui contient une no
tion ». Le jugement d'existence se fonde sur la saisie d'un concret
dont on tirera par analyse les deux termes du jugement. D'après
Mgr Sentroul, il n'y a qu'une seule réalité de ce genre, « la réalité
des faits de conscience, celle plus spécialement des sensations su
bies » ; en effet, dit-il, pour affirmer, par exemple, « le triangle
est là », l'esprit a dû penser d'abord : « cette réalité est un triangle »,

1"1 Ibid., p. 257. Parlant des principes, l'auteur écrit plus loin: t Leur vérité,
dans l'ordre idéal, est identique avec leur applicabilité a l'ordre réel; les prin
cipes se prononcent a priori sur un réel possible, mais jamais sur tel réel » (p. 259).
(**) L'objet de la métaphysique, pp. 32-33.
188 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

et avant cela : « la réalité qu'est ma sensation d'un triangle est


une sensation véridique », et en tout premier lieu : « JE vis au
moins un semblant de triangle » (31). Comme Mgr Mercier, l'auteur
considère l'existence du moi comme une vérité primitive par rap
port à tous les jugements existentiels, mais le fondement qu'il attri
bue à la certitude de l'existant diffère de celui que proposait Mgr
Mercier : ce n'est plus un principe idéal, le principe d'identité,
mais l'intuition concrète de l'existant.

Si nous voulons caractériser d'un mot la divergence entre les


conceptions épistémologiques des deux auteurs, nous dirons que
leurs intuitions fondamentales s'opposent : Mgr Mercier sépare l'in
telligence et la sensation, l'idéal et le fait ; Mgr Sentroul dépasse
l'antinomie du rationalisme et de l'empirisme, en se plaçant sur
le terrain de l'être : pour lui, l'être, dont le sens complet est l'exister,
embrasse à la fois l'idéal et le fait.

Joseph Beysens et René Jeannière

Dès le lendemain de sa publication, la Critériologie générale


de Mgr Mercier fut traduite dans les principales langues euro
péennes ; on peut en un certain sens considérer la Critcriologie of
de leer over waarheid en zekerheid de Mgr Beysens et la Criterio-
logia vel critica cognitionis certae du P. Jeannière comme des adap
tations de la Critériologie de Louvain à l'usage soit des lecteurs
néerlandais, soit des étudiants ecclésiastiques. De l'aveu des auteurs,
ces deux ouvrages exposent la doctrine de Mgr Mercier ; en fait,
le premier la met en valeur grâce à une intéressante distinction,
alors que le second la noie dans l'océan des divisions et des expli
cations propres à un cours élémentaire.

En 1903, Mgr Beysens 1" publia une Critcriologie néerlandaise


assez semblable à celle de Louvain, quoique plus sommaire ; à la
suite de ce travail, il soutint une discussion suivie avec un disciple

(*1) /feu*., pp. 33-35.


111 Joseph-Théodore Beysens (1864-1945) (ut professeur aux Séminaires de
JOSEPH BEYSENS 189

de Tongiorgi, le P. Ermers, S. J., sur la manière de poser le pro


blème critique ; cet échange d'idées entre un tenant de l'« an
cienne » et un partisan de la « nouvelle )' épistémologie enrichit
considérablement la Criteriologie néerlandaise, qui parut en seconde
édition, à l'issue du débat (2), en 1911. Quelle est, à ce moment,
!a position de Mgr Beysens ?
Et d'abord, en ce qui concerne le point de départ. A cette
époque, le point de départ est, pour tous, la certitude spontanée.
Mais on l'interprète de façons différentes. L'ancienne théorie de
la certitude identifie d'emblée certitude spontanée et certitude scien
tifique ; d'après ses défenseurs, toute adhésion se fonde sur des
motifs objectifs, vus avec plus ou moins de clarté, toute certitude
est une saisie de la vérité et inclut l'aptitude au vrai. Mgr Mercier
s'est opposé à cette conception ; au point de départ, dit-il, on
ignore si la certitude spontanée est justifiée, si elle a la vérité pour
objet ; il faut donc la définir comme une adhésion qui, sans être
nécessairement subjective, n'est pas non plus nécessairement ob
jective ; l'aptitude au vrai, au lieu d'être immédiatement vécue
dans toute certitude, est en réalité une vérité médiate, conclue
après réflexion sur nos actes.
Avec l'ancienne épistémologie, Mgr Beysens nomme certitude
spontanée l'adhésion intellectuelle causée par la vue de la vérité.
Etant déterminée par l'évidence objective de la vérité, la certitude
spontanée n'est pas, dit-il, un état purement subjectif, ce qui n'aurait
d'ailleurs aucun sens, puisque toute connaissance a un objet, par
définition même (". La certitude spontanée n'est pas non plus une
adhésion due à des facteurs psychologiques, tels que la passion,
les préjugés, les préférences, l'obstination, — ce ne serait qu'une
certitude « apparente » (4). Etant d'ordre intellectuel, enfin, la cer-

Hageveld (1891) et de Warmond (1895), où il avait précédemment fait ses études;


en 1909, il devint professeur À l'Université d'Etat d'Utrecht. Il reçut, en 1908. le
titre de Docteur honoria coumo de l'Université de Louvain. Il édita de nombreux
ouvrages philosophiques, dont sa Criteriologie of de leer over waarheid en zefcer-
heid. Leyden. Théonville, 1903, 2» éd., 1911.
P) La discussion dura de 1906 à 1911. Mgr Beysens publia ses articles dans
De Katholiek, le P. Ermers dans Studiën.
(*) Criteriologie of de leer over Waarheid en zeh.erh.eid, 1911, p. 37.
m Ibid., p. 51.
190 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

titude spontanée ne peut être une certitude fausse. Des certitudes


fausses existent incontestablement, concède l'auteur ; on trouve des
erreurs dans tous les ordres de connaissances : dans la connaissance
vulgaire, dans l'étude scientifique, dans la recherche religieuse ;
elles ne se présentent pas à la conscience comme des certitudes
apparentes, elles semblent, au contraire, causées par la vue objec
tive de la vérité. En fait, cependant, certains facteurs psycholo
giques, étrangers à l'ordre intellectuel, entrent dans leur motiva
tion : l'usage correct de notre intelligence ne peut, à lui seul, causer
la fausseté de la certitude. Une certitude fausse est toujours un
illogisme ; aussi, la différence entre certitude vraie et fausse con
siste en ceci : alors que la première est logiquement inattaquable,
la seconde comporte des fautes de logique ; reconnaître ces fautes,
c'est détruire la certitude fausse et la changer en doute (51.
Le problème de Teneur est donc bien facile à résoudre : il
suffit de distinguer la certitude spontanée de ce qui n'est pas elle,
et ce discernement est possible, puisque toute erreur ou toute certi
tude apparente est due à une cause subjective, d'ordre psycho
logique : inattention, insuffisante comparaison des termes en pré
sence, etc. L'intelligence est essentiellement véridique, elle est par
sa nature même apte au vrai ; supprimer les facteurs extra-intellec
tuels, c'est éliminer ipso facto toute possibilité d'erreur. Mgr Bey-
sens accepte la « condition première », si l'on désigne par là le
pouvoir que possède l'intelligence d'énoncer des jugements cer
tains et vrais ; entendue en ce sens, dit-il, la condition première
est immédiatement évidente et la nier, c'est encore l'affirmer (".
L'auteur semble faire bien des concessions aux épistémologues
du XIXe siècle : comme eux, il fait de la vérité un élément inté
grant de la certitude spontanée ; comme eux encore, il admet qu'une
hygiène mentale nous préserve de l'erreur ; comme eux enfin, il re
connaît l'évidence de l'aptitude au vrai. Mais, ainsi que nous allons
le voir, il dépasse les anciens dans la manière d'apprécier les résul
tats obtenus.
Au point où elle nous a menés, dit Mgr Beysens, la recherche
critique nous permet d'énoncer plusieurs affirmations ; nous l'avons
établi, l'intelligence peut formuler des jugements logiquement cor-

(«) Ibid.. pp. 53-59. (*) Ibid., pp. 72-77.


JOSEPH BEYSENS 191

rects, elle peut écarter toutes les causes psychologiques d'illogisme,


eue est capable de vérité, en ce sens qu'elle peut attribuer à un
sujet les prédicats qui lui conviennent. Mais de quelle vérité s'agit-il,
jusqu'à présent ? De la vérité « objective », sans doute : puisque
toute connaissance a un objet, toute connaissance de la vérité est
une connaissance de la vérité connue comme objet, de la vérité
« matérielle », ou, si l'on tient à ce mot, de la vérité « objec
tive » (7). Cependant, la vérité matérielle, qui s'oppose à l'erreur,
peut être interprétée en deux sens radicalement différents : ou
bien elle est garantie par une saisie de l'objet, ou bien elle est
fondée sur la nature du sujet ; elle désigne tantôt la vérité au sens
du réalisme, tantôt au sens de Kant. Répondre au problème de
l'erreur, ce n'est nullement départager Kant et saint Thomas, ce
n est même pas poser le vrai problème critique.
En résolvant le problème de l'erreur, l'ancienne épistémologie
a-t-elle montré que la réalité des termes du jugement n'est pas
l'oeuvre exclusive de notre pensée, — que la structure catégoriale
de notre esprit ne détermine pas le contenu de nos affirmations,
— que nos concepts les plus généraux ne sont pas des formes à
priori, grâce auxquelles l'entendement synthétise en une unité intel
ligible i'infinie diversité du donné ? A-t-elle prouvé, d'autre part,
que l'esprit, tout en formant ses concepts et ses jugements confor
mément à sa nature, est cependant déterminé aussi par la réalité
propre de l'objet, — qu'il exprime dans ses affirmations ce qu'il
a appréhendé d'un objet ? "). Non, rien de tout cela n'est en cause
dans le problème de l'erreur. L'ancienne épistémologie ne soup
çonne pas le véritable problème critique, celui qui recherche le
fondement de nos jugements vrais. Sans doute, nous attribuons à
des sujets les prédicats qu'ils exigent, mais à quoi reconnaît-on que
tel sujet exige tel prédicat ? Nos jugements sont-ils motivés par
l'objet connu ou par le sujet connaissant ? Telle est, dit l'auteur,
la question épistémologique (".
Bien que Mgr Beysens entende traduire fidèlement la pensée
de Mgr Mercier, le problème critique n'est pas pour lui ce qu'il
est pour Mgr Mercier. Si les formules qui l'expriment semblent

c) Ibid.. pp. 13-14. (*) Ibid., pp. 94-95.


m Ibid., pp. 21, 37. 81.
192 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

identiques chez les deux auteurs, c'est à la faveur d'une équivoque.


En effet, par les mots « sujet », « subjectif », Mgr Mercier désigne
tantôt des facteurs psychologiques qui ne sont pas d'ordre intellec
tuel, tantôt une structure mentale ; dans un cas, il pose le problème
de l'erreur, dans l'autre, celui de Kant. Comme nous l'avons vu
plus haut dans notre étude de la Critériologie générale, les deux
problèmes se confondent pour Mgr Mercier, étant donné le sens
psychologique que prennent les catégories kantiennes. Chez Mgr
Beysens, le problème critique est uniquement le problème kantien :
il s agit de savoir si les jugements vrais ont une valeur de pensée
ou une valeur de connaissance (10), autrement dit, si la vérité de
ces jugements est essentiellement relative à notre constitution intel
lectuelle ou si elle est absolue (ll).
Pour résoudre ce problème, il faut évidemment partir de cer
titudes vraies et nécessairement vraies, de certitudes où aucun illo
gisme n'a pu se glisser. Tels sont les principes idéaux : étant im
médiats et simples, ils excluent toute cause d'erreur (l2).
La matière de la réflexion critique est donc la même ici que
chez Mgr Mercier ; identique aussi est la façon dont est conduite
cette réflexion. Deux étapes justifient respectivement la synthèse
des termes et leur réalité objective. Notons simplement que, s'op-
posant à Kant, Mgr Beysens respecte davantage le rôle du sujet
connaissant et croit justifier le réalisme s'il parvient à montrer une
intervention quelconque du réel dans la connaissance ; ainsi, il
accepte la solution réaliste, si la synthèse conceptuelle n'est pas
totalement dépendante de notre constitution mentale (13) et si les
concepts et les impressions sensibles ne sont pas uniquement des
contenus de conscience (14).
Les arguments apportés par l'auteur sont repris à Mgr Mercier ;
nous reconnaissions plus haut que la solution du second problème
de la Critériologie générale vaut contre Kant, mais celle du premier
problème nous semblait inefficace ; comment Mgr Beysens va-t-il
transposer l'argumentation de Mgr Mercier, de telle sorte qu'elle
soit décisive contre un formalisme non psychologique ?

(") En néerlandais: « een denk- of «en feenwaarde » (ibid., pp. 20, 91).
("1 Ibid., pp. 93-94. (") Ibid.. p. 60.
(") Ibid., p. 101. (") Ibid., pp. 129. 151.
JOSEPH BEYSENS 193

Le premier problème critériologique sera résolu dans le sens


de l'objectivisme, dit l'auteur, si l'on peut établir que le lien des
termes du jugement dépend en quelque façon de leur contenu
objectif et de la clarté avec laquelle il se manifeste. Or, nous
ie constatons : l'obscurité d'un contenu conceptuel entraîne une
suspension dans l'adhésion au jugement ; d'autre part, toute clari
fication de ce contenu est accompagnée d'une augmentation pro
portionnelle de notre adhésion ; enfin, lorsqu'un contenu est par
faitement clair, l'adhésion est absolument déterminée : elle est cer
titude ll3). Cette manifestation du lien des concepts dans et par la
clarté de leur contenu, c'est l'évidence objective de la vérité (1".
Le jugement est motivé par cette évidence, puisqu'il ne se formule
de façon catégorique et absolue que lorsque cette évidence est
présente. Ainsi donc, conclut Mgr Beysens, le contenu de nos affir
mations nous est imposé par l'objet.
Qu'on nous permette de remarquer que cette argumentation
est adéquate s'il s'agit du problème de l'erreur, mais sans valeur
contre Kant. En effet, que met-elle en parallèle ? La certitude et
le doute, du côté du sujet, la clarté et l'obscurité, du côté de
l'objet ; or est-ce en comparant deux réactions psychologiques du
sujet à deux présentations d'un objet qu'en tranche la question
du motif du jugement ? D'après Kant, on considère simplement
de cette façon les rapports de la conscience empirique et de la
conscience transcendantale : selon que celle-là obéit plus ou moins
bien aux lois édictées par celle-ci, l'unité intelligible sera plus
ou moins claire, « on comprendra » plus ou moins bien. D'ail
leurs, pourrait ajouter Kant, vous enfreignez la règle du jeu ; il
était convenu que seules les vérités absolument vraies et certaines
feraient l'objet du débat : en les confrontant avec des vérités dou
teuses, vous retombez dans le problème de l'erreur, après y avoir
échappé. Et telle sera aussi notre conclusion : Mgr Beysens a nette
ment énoncé le problème kantien, mais, en le résolvant, il est revenu
à la conception que Mgr Mercier se faisait du kantisme.

•**

(") Ibid., p. 102. ,l0) Ibid., p. 106.


194 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

Comme Mgr Beysens, le P. Jeannière (17) fait ressortir la diffé


rence qui sépare l'ancienne et la nouvelle critériologie, et par celle-ci
il entend la position de Mgr Mercier corrigée par Mgr Sentroul (1*).
De très nombreuses citations d'auteurs contemporains et des ré
sumés en langue française facilitent la lecture de sa Criteriologia ;
toutefois, son ouvrage n'échappe pas aux inconvénients d'un ma
nuel scolaire : la problématique simple et élégante de Mgr Mercier
se complique ici par l'insertion de questions traditionnelles d'un
intérêt plutôt médiocre.
A propos de l'attitude critique initiale, le P. Jeannière adopte
une position très franche : on peut douter négativement de tout,
déclare-t-il, même des premiers principes, des vérités morales, reli
gieuses et révélées (1". En ce qui concerne les dogmes de foi, une
affirmation aussi catégorique peut paraître audacieuse dans un ma
nuel destiné à des étudiants en « philosophie préparatoire à la théo
logie » ; elle incita les partisans de l'ancien dogmatisme à souligner
une fois de plus l'absurdité d'un doute universel au seuil de la
philosophie chrétienne.
Pour le P. Jeannière, le problème critique est le problème du
pont ou du passage du subjectif à l'objectif : correspond-il quelque
chose, hors du jugement et indépendamment de lui, à la représen
tation interne qui est dans le sujet ,20) ? L'objectivité du jugement
s'identifie à sa vérité, car « dans l'erreur, il n'y a aucune évidence
de l'objet, ni directe, ni indirecte » l21). L'auteur établit cette ob
jectivité en deux étapes, dont la première concerne les jugements
idéaux, la seconde, les jugements existentiels ; reprenant la théorie
de Mgr Sentroul, il justifie ceux-ci par une évidence concrète de
l'existant, ceux-là par l'évidence abstraite de la compatibilité des
concepts qui forment les termes du jugement ,"). Dans l'ensemble.

("1 René Jeannière, S. J. (1873-1917), enseigna la philosophie, de 1907 a 1912,


à la Maison Saint-Louis, à Jersey. 11 publia une Criteriologia vel critica cognitioni»
certae, Paris, Beauchesne, 1912.
(") Dans la question de la vérité, le P. Jeannière ne voit, entre Mgr Mercier
et Mgr Sentroul, qu'une différence de terminologie : « Les formules de Mgr Sen
troul, écrit-il, nous paraissent réaliser un appréciable progrès » (Criteriologia.
p. 310, note 2).
(") Criteriologia, p. 114. ("" Ibid., pp. 96, 97.
(") Ibid., p. 333.
(") Ibid., pp. 207. 215, 246-247. 338.
PAUL GÉNY 195

il n'y a rien de bien neuf, ni quant à l'énoncé, ni quant à la so


lution des problèmes.

Paul Gény

On s'étonnera peut-être que nous rangions le P. Gény m parmi


les disciples de Mgr Mercier. D'aucuns l'ont considéré comme un
adversaire de la Critériologie de Louvain (2) ; sans doute, le P. Gény
n en adopte-t-il pas toutes les thèses, mais rien n'empêche un
disciple de prolonger l'oeuvre du maître. S'il accepte le legs du
XDC' siècle, — imitant en cela Mgr Beysens, — s'il met en lumière
des points qui paraissent de moindre importance dans la Critério
logie, le P. Gény demeure cependant fidèle à « l'influence de
Mgr Mercier et de ceux qui ont travaillé dans son sens » (5).
L'auteur connaît les logiques majeures publiées au siècle pré
cédent ; il connaît également la Critériologie générale de Mgr Mer
cier, les écrits de Mgr Sentroul, l'ouvrage du P. Jeannière. Il se
déclare franchement pour la critériologie nouvelle et entend pro
longer la réflexion dont elle est issue, mais, en même temps, il veut
conserver au traité son ancienne structure. Ses opinions nous sont
connues par une série d'articles publiés de 1908 à 1913 sur la
théorie de la certitude ; en 1914, parut une Critica de cognitionis
humanae valore disquisitio , à l'usage privé des étudiants de l'Uni
versité grégorienne ; le P. Boyer la publia en 1927, en la corrigeant
d'après les notes mêmes de l'auteur ,4). Nous nous attacherons à

l1) Paul Gény (1871-1925) reçut sa première initiation philosophique au Sé


minaire de Nancy. Entré dans la Compagnie de Jésus, il y parcourut le cycle
régulier des études philosophiques et théologiques. Il fréquenta ensuite les cours
de mathématiques et de physique expérimentale à Paris. Ordonné prêtre, il fut
chargé d'enseigner la philosophie au scolasticat de Gemers, en Hollande, En
1910, il devint professeur à l'Université grégorienne. 11 fut tué accidentellement
à Rome, en 1925.
(*) R MaRCHaL, Deux critériologies nouvelles, dans Rev. de phil., t. 23
(1913), pp. 299-324, oppose le P. Gény au P. Jeannière et défend ce dernier. —
Peut-être pourrait-on admettre une certaine dépendance du P. Gény par rapport
à Mgr Farges; les doctrines des deux auteurs ont plus d'un point de contact,
comme nous le verrons à l'article suivant.
(*, P. GÉNY. La nouvelle critériologie, dans Etudes, t. 126 (1911), p. 149.
1*1 Le P. Gény publia l'article Certitude dans le Dictionnaire Apologétique
1% LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

la première pensée du P. Gény, telle que ses articles nous la ré


vèlent ; nous dirons un mot pour finir de son traité posthume.

Pour le P. Gény comme pour Mgr Mercier, le fait de l'erreur


est l'occasion du problème critique. « Soit qu'aucune raison de
douter ne se fût présentée, soit que toutes les objections eussent
été refoulées, l'esprit se reposait dans une affirmation, quand il
a été tout à coup tiré de cette quiétude par une constatation bru
tale : il s'était trompé » (51. Devant ce fait, la question surgit immé
diatement : « Y a-t-il des certitudes pour lesquelles on n'ait pas à
redouter cette mésaventure, qui non seulement résistent aux ob
jections faites, mais qui ne craignent aucune objection possible ?
En d'autres termes, y a-t-il un signe, un critère, permettant de
reconnaître la vérité » l6) et en même temps de motiver la certi
tude ?
Mgr Mercier résout le problème par une réflexion s'exerçant sur
les adhésions spontanées ; de façon plus précise, sur les jugements
intellectuels. On se souvient du motif de cette précision : dans la
question de la connaissance, on ne peut isoler l'esprit et la chose ;
or comment la chose devient-elle présente à l'esprit ? Par l'appré
hension : l'appréhension saisit la quiddité et la pose devant l'intelli
gence, par le truchement d'un concept objectif. Vérifier la confor
mité de ce concept à la chose extérieure n'a pas de sens, déclare
Mgr Mercier (7), parce que le second terme de la comparaison, la

de la Foi Catholique, 4° éd., col. 494-503; Sur la position du problème de la con


naissance, dans Rev. de Phil., t. 13 (1908), pp. 449-460; Le problème critique et
la perception externe, dans Rev. de Phil., t. 15 (1909), pp. 243-255; La nouvelle
critériologie, dans Etudes, t. 126 (1911), pp. 145-175; Critique de la connaissance
et Psychologie, dans Reo. de Phil, t. 20 (1912), pp. 555-591 ; Comment présenter
la définition de la vérité? dans Reo. de Phil, t. 22 (1913). pp. 157-170; De ra-
tione problematis critici solvendi, dans Acta primi Congressus thom., Rome,
1925, pp. 129-136; L'influsso kantiano nel pensiero filosofico cattolico, dans La
scuoia caltolica, t. 52 (1924), pp. 457-480. Son traité parut à Rome, en 1927, aux
éditions de l'Université grégorienne.
(5) Le problème critique et la perception externe, pp. 243-244.
(*) Certitude, dans Dict. Apol. de la Foi Cath., col. 494.
l7) C'est ce que dit explicitement Mgr Mercier dans sa théorie de la vérité,
à partir de 1889; comme nous l'avons vu plus haut, en étudiant sa théorie de
la certitude, cette affirmation ne cadre pas avec la solution du second problème
critériologique, où l'on montre précisément la conformité du concept à la chose
« extérieure ».
PAUL GÉNY 197

chose en soi, n'est pas donné ; la vérité, conclut-il, ne réside pas


dans l'appréhension, mais dans le jugement intellectuel.
On ne peut isoler l'esprit de la chose : cette remarque sert
aussi de point de départ au P. Gény. Mais il l'interprète différem
ment. Pour lui, l'union requise dans la connaissance ne doit pas
être comprise dans le sens d'une immanence de la chose à l'esprit,
car c est là une vue métaphysique qui ne vient rien faire en cri
tique ; d'autre part, l'esprit, ce n'est pas l'intelligence seule, c'est
aussi la sensibilité. Développons ces deux divergences.
La tradition, dit le P. Gény, s'est efforcée de comprendre com
ment la connaissance est possible. Cette recherche, assurément utile,
suppose que l'on sache exactement ce qu'il faut expliquer ; avant
d'interpréter, il faut décrire la connaissance telle qu'elle se présente
à la conscience ; pareille description constitue une « critique fon
damentale, supposée déjà par la psychologie de la connaissance » ").
Qu'est-ce que connaître ? Question difficile, car connaître est
un fait premier, indéfinissable ; on trouve seulement pour le dé
signer des métaphores : on l'appelle perception, assimilation, con
ception, représentation. Sous toutes ces images, on découvre une
même idée foncière : connaître est un terme relatif. « Le fait de
connaissance n'a d'abord de sens pour nous que dans l'hypothèse
d'une dualité radicale, celle du sujet qui regarde et de l'objet qu'il
regarde. Cette dualité est une donnée de conscience, et, du moins
pour la conscience réflexe, une donnée immédiate ; sur sa nature
et sa portée ontologique, la critique aura peut-être à discuter et
à statuer plus tard ; mais la suspecter en psychologie, c'est refuser
d'accepter un fait ;... pour la conscience, connaître ce n'est ni
être, ni produire, ni mouler, ni représenter, c'est connaître et con
naître un objet, aliquid quod jacet ob oculos » (6).
Surgit, après cette description, la question de possibilité : com
ment le sujet peut-il, sans sortir de soi, s'unir à l'objet et l'appré
hender ? La scolastique, appliquant à la connaissance les lois géné
rales de l'acte et de la puissance, « suppose en outre du terme
connu, un double terme produit dans la faculté, le premier, pour
la déterminer à connaître, le second comme fruit de la connais-

(') .Sur la position du problème de la connaissance, p. 451.


«*) Ibid.. p. 453.
198 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

sance ; et puisque l'objet intervient dans cette double production,


il est naturel et très exact d'appeler ces deux termes des images
(species) de l'objet, de dire que la connaissance est une assimi
lation du sujet à l'objet. Mais c'est là de la métaphysique, non de
la critique ; cette théorie ne préjuge rien, et ne fournit rien, sur
la valeur ontologique de l'objet connu » (10). L'espèce, soit impresse,
soit expresse, n'est pas ce qui est directement connu ; l'objet est
donné d'abord, l'espèce est induite ensuite. « Le critériologiste fera
sagement d'agir comme si l'espèce... n'existait pas, et de n'en pas
même prononcer le nom » (11).
S il n'y a aucun intermédiaire entre la faculté et son objet,
cela n'a aucun sens de distinguer encore les « choses telles qu'elles
sont en soi » et les « choses telles qu'elles m'apparaissent ». Qu'est-
ce, en effet, que cet « apparaître » distinct de l'« être », sinon un
rideau qui voile une réalité plus profonde et inconnaissable ? On
ne connaît évidemment que le phénomène, ce qui apparaît,... ce
qui est connu. Ou bien la chose en soi s'identifie au phénomène,
ou bien elle n'est rien, rigoureusement rien. Certains voudraient
que la chose en soi fût connue de manière médiate, à partir d'une
intuition du phénomène, et ils en appellent tantôt au principe de
contradiction, tantôt à l'aptitude au vrai ; mais cette prétention est
absurde, car si la chose en soi est finalement connue, fût-ce au
terme d'un raisonnement, c'est qu'elle aura apparu et sera devenue
phénomène ll2).
En rejetant le caractère représentatif de l'appréhension, le
P. Gény se sépare certainement de Mgr Mercier. Cependant, à
examiner la question de près, on se rend compte que ce n'est pas
tellement l'aspect de représentation qui importe, aux yeux de Mgr
Mercier, lorsqu'il insiste sur la nécessité de considérer les choses
dans leur relation à l'intelligence, mais bien plutôt l'aspect d'intelli
gibilité ; les choses doivent être appréhendées par l'intelligence :

(") La nouvelle critériologie, p. 155.


i") Le problème critique et la perception externe, p. 250.
(12) La nouvelle critériologie, pp. 152-154. Par ces expressions assurément dis
cutables, l'auteur veut simplement montrer, contre le phénoménisme, que t con
naître et voir s'identifient ». Il cite saint Thomas (In I Sent., d. XIX, q. V, a. I,
ad 5m) : « Oportet quod illud de quo aliquid enuntiatur, sit apprehensum » (ibid .
p. 153).
PAUL GÉNY 199

c est pour cela qu'elles doivent être conceptualisées. Or sur ce


point aussi le P. Gény contredit la Critériologie — et c'est la se
conde divergence que nous signalions plus haut : pour le P. Gény,
il y a sans doute des intuitions intellectuelles simples, mais il y a
également des intuitions intellectuelles complexes, des intuitions sen
sibles internes et externes, des intuitions imaginatives ; l'objet appré
hendé peut être, en effet, une notion, mais il peut être également
une relation idéale, un phénomène de notre moi ou du non-moi,
une image. Dans tous ces cas, il y a union immédiate du connais
sant et du connu.
Et dans tous ces cas, ajoute le P. Gény, il n'y a ni vérité ni
erreur possibles. « Quand je vois un objet A, sans en rien dire,
que pourrait signifier cette expression que " ma connaissance est
vraie ? je connais, et je connais A, voilà tout ! je ne forme rien,
je ne construis rien qui puisse être considéré comme une image
de A, ressemblante ou non à son modèle : là où il n'y a qu'un
terme connu, comment pourrait-il être question d'une relation de
conformité ? Seule une théorie représentative de la connaissance,
d'après laquelle ce qui est directement connu n'est qu'une " repré
sentation ", une image, un substitut de l'objet, peut poser la ques
tion de la vérité de l'appréhension » ("). Si toute appréhension
atteint immédiatement son objet, lui et non un autre, ni autrement
qu'il n'est, s'il n'y a « rien de " formé " dans le champ de la
vision » ,14l, l'appréhension ne peut comporter ni conformité, ni
difformité.
D'où il suit que l'appréhension « n'exige pas de critère, qu'elle
n'en comporte même pas, qu'elle sera au contraire le vrai, le seul
critère, dans toute démarche ultérieure de la connaissance ». Et c'est
!à, dit le P. Gény, le sens de la vieille thèse qui considère l'évi
dence comme critère ultime de la vérité et motif dernier de la cer-
ttude ; le critère, « c'est la vision, c'est-à-dire la connaissance pro
prement dite, l'appréhension » (l5).
Quel est donc l'acte susceptible de vérité ou d'erreur ? Le juge
ment et lui seul. Par le jugement, nous nous exprimons à nous-

(") Le problème critique et la perception externe, p. 251.


(") Certitude, dans Dict. Apol. de la Foi Cath., col. 494.
'") Le problème critique et la perception externe, pp. 252-253.
200 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

mêmes le résultat de notre appréhension ; cette fois, nous posons


un acte qui nous est propre, qui est notre oeuvre à nous, que nous
avons faite nous-mêmes. D'après le P. Gény, le jugement est donc
distinct de l'appréhension comparative ou de l'appréhension d'une
relation entre sujet et prédicat ; il est une mise en valeur, une
exploitation de cette appréhension ; l'identifier avec celle-ci, c'est
rendre l'erreur inexplicable, car on n'appréhende pas ce qui n'est
pas (16). Comment éprouve-t-on la valeur du jugement ? En réflé
chissant, c'est-à-dire en ramenant le jugement à sa source : s'il ne
déborde pas l'appréhension, le jugement est vrai ; dans le cas con
traire, il peut être faux. D'après l'auteur, c'est bien là ce que
faisait Mgr Mercier : par une réflexion sur nos jugements intellec
tuels, il y découvrait non une synthèse aveugle, mais une véritable
appréhension de la vérité objective.
Seulement, dit le P. Gény, on ne résout pas ainsi le problème
critique fondamental. Reconnaître la valeur foncière de toute appré
hension, — portât-elle sur un objet simple ou complexe, intelligible
ou sensible, — et voir en elle le critère du jugement qui l'exprime,
c'est uniquement montrer la fausseté du scepticisme universel. C'est
trancher la question de la vérité, mais en un sens vague et indéter
miné. La vérité est l'accord du jugement avec l'appréhension, de
l'esprit avec la réalité ; mais jusqu'à présent, le second terme du
rapport de vérité est extrêmement imprécis : il désigne une indé
pendance à l'égard de l'acte même de connaître. « La réalité, c'est
ce qui est ; tout est réalité, pourvu qu'il soit. La réalité s'oppose
à l'oeuvre que l'esprit exécute à son sujet » ll7) ; concret et abstrait,
objet sensible et image, relation idéale, tout ce qui peut être appré
hendé est réel ; tout jugement qui ne déborde pas l'appréhension
est vrai. A ce stade, le problème de l'erreur est résolu, disait
Mgr Beysens, mais il ne constitue pas le véritable problème cri
tique. Le P. Gény énonce la même conclusion. Et il remarque que
Mgr Mercier a dramatisé ce problème et lui a donné un développe-

(le) La nouvelle critériologie, pp. 156-157. On retrouve cette même distinction


entre jugement et appréhension comparative dans la Critica, mais, au dire du
P. Boyer, le P. Gény aurait changé d'avis sur ce point dans les dernières années
de sa vie (Critica, p. xil). Comment aurait-il modifié en conséquence sa théorie
de la certitude ? Nous l'ignorons.
(") Comment présenter la définition de la vérité, p. !60.
PAUL GÉNY 201

ment qu'il n'exigeait pas. A" lieu d'y voir le point central de
l'épisiémologie, dit-il, « nous y verrions, nous, plutôt un simple
Praenotandum, une observation préliminaire. Elle est nécessaire
dès le début, parce que, sans elle, on ne peut rien démontrer ni
montrer. D'ailleurs que gagne-t-on à la reculer ? Qui n'est pas dis
posé à l'admettre en commençant, n'y sera pas davantage incliné
plus tard » ,15).
Le vrai problème critique est plus loin. Il concerne la valew
ontologique de l'objet appréhendé : nous savons que l'objet est in
dépendant de l'acte de connaître ; est-il aussi indépendant du con
naissant lui-même et quel est le degré de cette indépendance ?
« Cette question se dédouble, quand on prend soin de distinguer
les connaissances de l'ordre idéal et celles de l'ordre réel, ou, pour
parler plus simplement, l'abstrait et le concret. On peut se de
mander si les " choses " que nous voyons et touchons, avec les
qualités qui nous les rendent perceptibles, ont une existence indé
pendante de la nôtre et du travail de notre esprit, ou si elles sont
constituées comme objets de nos intuitions sensibles par notre propre
activité. On peut poser la même question au sujet des idées uni
verselles que nous concevons à leur occasion, et surtout des rap
ports que nous percevons entre ces idées » (1". Problème des uni-
versaux et problème de l'existence du monde extérieur, — ces deux
problèmes correspondent à la seconde étape de la Critériologie de
Louvain. Avec une différence capitale, cependant, en ce qui con
cerne le rapport des deux étapes. Chez Mgr Mercier, l'objectivité
des principes, garantie par leur conformité à l'appréhension com
parative, n'est en aucune façon accrue par la preuve de la réalité
de leurs termes. Ici, au contraire, cette preuve fonde l'objectivité
des principes. La relation idéale possède, en effet, au dire du
P. Gény, exactement la même objectivité que celle des idées qu'elle
unit ; les idées, à leur tour, participent à l'objectivité des sensations
dont elles sont « simplement » abstraites ; ainsi, toute la question
critique se joue sur le terrain de la perception sensible (20) et elle

(") Ibid., p. 166, note. Cfr aussi La nouvelle critériologie, p. 174.


(") Comment présenter la définition de la vérité, p. 166.
,**l « Si nous affirmons un rapport entre deux idées, c'est que ces deux
idées ont entre elles ce rapport, il est aussi objectif, aussi réel qu'elles-mêmes;
si maintenant ces idées sont obtenues par simple abstraction des objets de nos
202 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

consiste à savoir quel est le degré d'objectivité du connaître. C'est


toujours, au fond, la vieille question posée au XIXe siècle et reprise
dans la première étape de la Critériologie, concernant l'objectivité
de l'évidence. Alors que Mgr Mercier situait l'objectivité véritable
au plan spirituel, dans l'indépendance de la relation d'identité par
rapport au jugement intellectuel, le P. Gény va la trouver au plan
de la perception sensible, dans l'extériorité de l'objet senti par
rapport à la faculté qui l' appréhende . On ne s'étonnera donc pas
si 1 auteur s'est spécialement attaché au problème de la perception ;
servi par sa formation scientifique, il ne s'est pas laissé rebuter par
les objections des savants et les pages qu'il a consacrées à la per
ception comptent parmi les plus originales de son oeuvre. Nous ne
le suivrons pas dans les détails de cette question infiniment com
plexe et nous nous contenterons d'indiquer le sens et l'allure géné
rale de la solution qu'il en propose.
Prouver l'existence des corps, c'est, d'après le P. Gény, réfuter
l'idéalisme, établir la valeur en soi, l'indépendance ontologique de
l'objet connu par rapport au sujet connaissant. Cette preuve est
aisée : qu'on se souvienne de la signification première de « con
naître » : « connaître, c'est voir, et voir un objet ». Toute connais
sance suppose donc « un objet constitué, prêt à être regardé » (2l),
atteint immédiatement, sans aucun intermédiaire préalablement
connu. Il n'y a, dès lors, pas de problème d'objectivation ou d'ex
tériorisation : « l'extériorité étant un élément primordial, une donnée
immédiate, la perception externe devient le cas normal, auquel les
autres se réduisent, par lequel ils s'expliquent ; c'est la conscience
au contraire qui constitue le véritable problème » (").
Pour ceux qu'un appel à l'évidence ne satisferait pas, le
P. Gény avance une seconde preuve. L'hypothèse idéaliste, dit-îl,
ne peut expliquer la présence en nous des idées d'extériorité et
d'extension ; d'où pourrait nous venir cette idée d'objet extérieur,
réel, subsistant, indépendant de nous, sinon d'un contact direct

intuitions sensibles, elles ont, fondamentalement, même réalité que ceux-ci ; et


si enfin ceux-ci sont des choses en soi, indépendantes de nous, données à nos
facultés de connaissance, la question critique entière est résolue » [Comment
présenter la définition de la vérité, pp. 168-169).
(") Sur la position du problème de la connaissance, p. 453.
(") Ibid., p. 455.
PAUL GÉNY 203

avec l'extérieur ? L'idéaliste se figure que nulle connaissance ne


peut atteindre « un véritable dehors, un dehors ontologique » ,M) ;
il est esclave depuis Descartes du principe d'immanence, il juge
incompatibles les déterminations être en soi et être connu. L ana
lyse sincère du connaître, dégagée de tout présupposé métaphy
sique, montre au contraire que la dualité sujet-objet est absolu
ment primitive.
Deux sortes de jugements expriment notre appréhension sen
sible : les jugements d'extériorité et les jugements de nature. Les
premiers affirment l'existence du monde extérieur ; traduisant notre
appréhension immédiate de l'extérieur, ils ne sont pas sujets à
l'erreur. Quant aux seconds, ils contiennent toujours un élément
véritablement « externe », mais le plus souvent cet élément est con
sidérablement accru, enrichi au moyen de perceptions anciennes
qui revivent dans la mémoire : la confusion est facile entre élé
ments actuellement perçus et éléments d'une provenance étran
gère à l'appréhension actuelle, c'est la source des « erreurs des
sens » (*". La théorie qui rejette tout intermédiaire conscient dans
la perception sensible et toute interprétation des données senties
est appelée par le P. Gény « perceptionisme intégral ».

Nous avons vu que le P. Gény n'attribue pas la même impor


tance que Mgr Mercier aux diverses questions critiques ; dans l'ordre
et l'économie des problèmes, il veut suivre les auteurs du X1X° siècle.
Sa pensée a cependant subi une certaine évolution sur ce point.
Ainsi, en 1911, il admet déjà qu'il faut distinguer une critique
générale et une critique spéciale, mais, à l'intérieur de ces deux
parties, il reste fidèle à l'ordre traditionnel : « la théorie générale
de la certitude, dit-il, peut garder sa structure ancienne : définition
de la vérité et de la fausseté, leurs degrés, revue des divers états
de l'esprit en face de la vérité, et étude spéciale de la certitude,
de sa nature, de ses conditions, de son existence, de son critère
et de ses variétés, puis, par contraste, étude de l'erreur. La crité-
riologie spéciale peut, elle aussi, garder son ordonnance : jugements
d'expérience, relations universelles immédiates, raisonnement,

("i Ibid., p. 459.


lM) Le problème critique et la perception externe, p. 254.
204 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

foi » ,26). La Critica publiée par les soins du P. Boyer révèle un


second emprunt à la critériologie nouvelle : deux « moyens » de
connaissance, l'expérience et l'intelligence, ont passé à la partie
générale. La Critica se présente donc comme suit :
La partie générale comprend deux sections ; la première étudie
la vérité et la certitude et répond au problème sceptique ; la se
conde, dirigée contre l'idéalisme, étudie la valeur objective de la
connaissance dans deux chapitres consacrés, l'un à l'expérience,
l'autre aux universaux.
La partie spéciale examine le raisonnement, la certitude d'auto
rité et enfin la méthode de la science.
On le voit, les deux sections de la critique générale corres
pondent aux deux étapes de la Critériologie (26) ; comme chez Mgr
Mercier, l'ordre de ces deux questions s'impose en droit ; on ne
peut acculer l'idéalisme à la contradiction, dit le P. Gény, si l'on
n'a pas au préalable renversé le scepticisme universel. La défi
nition de la vérité qui ouvre le traité est, elle aussi, « sensiblement
celle de l'école de Louvain » (27), en ce sens qu'elle ne préjuge en
rien de la solution réaliste ou idéaliste du problème : la vérité est
définie par l'accord d'un jugement avec un objet appréhendé et
on ne précise pas, avant la seconde étape, le degré d'indépen
dance de cet objet par rapport à la conscience.
Que la Critériologie générale ait réussi à imposer sa structure
fondamentale à la Critica, c'est là sans contredit une preuve écla
tante de l'influence de Mgr Mercier sur le P. Gény.

i**) La nouvelle critériologie, pp. 174-175.


1") Chez le P. Gény, la première étape, quoique brève et enchâssée dans
l'ensemble des questions que le XIXe siècle posait à propos de la certitude, soulève
le problème de la valeur du jugement, considéré exclusivement sous son aspect
formel; le jugement, dit l'auteur, a la valeur de l'appréhension comparative.
Cette justification, ajoute-t-il, peut se présenter comme l'application de la t con
dition première»; celle-ci doit s'énoncer, non: «nous sommes aptes au vrais,
mais « nous sommes aptes à connaître » ; elle est immédiatement évidente et cor
respond à ce que l'Ecole de Louvain appelait l'« objectivité de l'ordre idéal 1.
Le P. Gény n'aime pas cette dernière expression; elle prête a équivoque, dit-il:
on pourrait, en effet, l'interpréter dans un sens matériel et non purement formel,
et ainsi l'interpréter comme si l'objectivité d'un principe entraînait son applica
bilité au monde réel (Critica, p. 116).
(") La nouvelle critériologie, p. 174.
UNE « NOTE » DE MGR NOËL 205

Une « note » de Mgr Noël (11

Dans une note sur le problème de la connaissance m, publiée


en 1913, Mgr Noël (3) indique le point de départ et la marche géné
rale d'une épistémologie thomiste. Comme les autres disciples de
Mgr Mercier, il demeure fidèle à l'inspiration de son ancien maître,
mais cherche « à approfondir et à prolonger le sillon qu il a
tracé » w.
Au XIX" siècle, la certitude était avant tout un fait qu'on ex
plique ; avec Mgr Mercier, elle est devenue un fait qu'on justifie
ou, si l'on préfère, elle est devenue un droit : la réflexion y a pour
but de découvrir le « critère » qui nous permet de séparer infail
liblement le vrai du faux. Mgr Noël veut instituer une recherche
plus profonde et plus radicale : i! jugera toutes nos connaissances,
et même la connaissance que nous avons du réel, par une réflexion
de l'esprit sur lui-même. Descartes a inauguré cette façon de pro
céder ; Kant l'a reprise et lui a donné un nom : éprouver la solidité
de nos connaissances en appelant notre pouvoir de connaître à son
propre tribunal, c'est, d'après Kant, faire de la « critique ».
La réflexion critique est donc un retour de l'e3prit sur lui-même ;
comment cette réflexion va-t-elle garantir toutes nos certitudes ? Il
est clair, dit Mgr Noël, qu'on ne peut espérer aucun résultat d'ordre
objectif, si l'on considère l'esprit humain avant qu'il ait acquis une

(1) On comprendra que nous ne puissions exposer ex projesso l'oeuvre épis-


témologique du Président de l'Institut Supérieur de Philosophie. Mais il nous
est également impossible de la passer entièrement sous silence, sans fausser les
perspectives d'une manière très fâcheuse. Nous ne croyons pas manquer à la
réserve qui s'impose en rappelant les idées maîtresses d'une étude publiée voici
pïus de trente ans.
(•l Note sur le « problème » de la connaissance, dans Annales de l'Institut
Supérieur de Philosophie, t. 11 (1913), pp. 663-688.
(•) Mgr Léon Noël (né en 1878) commença en 1894 ses études de philosophie
sous la direction de Mgr Mercier; il les acheva en 1899 par la publication de sa
thèse d'agrégation La conscience du libre arbitre (Paris, Lethielleux, 1899). En
1905, il devint professeur à l'Institut Supérieur de Philosophie. Outre de nom
breux articles parus dans diverses revues, il publia deux ouvrages d'épistémo-
iogie: Notes d' épistémologie thomiste (Louvain, Inst. sup. de Phil., et Paria,
Alcan, 1925), et Le réalisme immédiat (Louvain, Inst. sup. de Phil., 1938).
", Note sur le « problème » de la connaissance, p. 666.
206 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

connaissance déterminée ; la réflexion critique « ne précède que


logiquement l'oeuvre tardive de la reconstruction philosophique »,
« elle présuppose, dans l'ordre génétique, de nombreuses et longues
démarches scientifiques ». Une autre espèce d'examen réflexif est
condamné, celui qui voudrait démontrer les principes de la raison ;
Aristote nous a appris qu'on ne remonte pas au delà des principes
premiers de la science. Descartes et, après lui, toute la philosophie
moderne, ont voulu trouver un « premier principe » d'où sortiraient,
par pure génération logique, toutes les connaissances ; leur tentative
a échoué : le mathématisme universel est une chimère. Enfin, il
faut renoncer à chercher « un critère universel que l'on puisse ap
pliquer à toutes nos connaissances, afin qu'il soit, à tout point de
vue, la mesure de leur vérité. Car chaque connaissance est par cer
tains côtés unique et irréductible, et elle ne relève à ce point de
vue que d'elle-même » ,5).
Que reste-t-il donc de réalisable dans l'idéal critique ? Com
ment la réflexion de notre esprit sur lui-même peut-il raffermir
toutes nos connaissances ? Saint Thomas, qui n'a point songé à
utiliser la méthode critique, fournit cependant dans son De veri-
tate (q. 1, a. 9) l'indication de la seule réflexion critique qui nous
soit possible : en revenant sur son acte et sur sa nature propre
d'intelligence, enseigne-t-il, notre esprit saisit son aptitude à se con
former aux choses : il se rend compte qu'il est fait pour connaître
la vérité. Or la vérité est la valeur en matière de connaissance :
douter de la vérité, c'est faire vaciller toute science et toute phi
losophie ; éclaircir ou préciser la vérité de notre savoir, c'est jus
tifier toutes nos connaissances ; la vérité, voilà donc l'objet du
problème de la connaissance. Comme la vérité est dans le juge
ment, le problème critique peut s'énoncer : Que vaut la synthèse
judicative ? Quelle en est la portée ? A-t-elle une valeur subjec
tive, sentimentale, utilitaire ? Ou bien a-t-elle une valeur objective
et réelle (6) ?
Les deux premières démarches par lesquelles Mgr Noël résout
la question critique correspondent, d'une certaine façon, aux deux
étapes de la Critériologie de Mgr Mercier ; dans la première, on

o Ibid., p. 670. l*) Ibid., pp. 666467. 672.


UNE « NOTE » DE MGR NOËL 207

montre que le jugement a une valeur objective, dans la seconde,


qu'il a une valeur réelle.
La première étape ne concerne pas le jugement « idéal », c'est-
à-dire, d'après la définition qu'en donne Mgr Mercier, le jugement
qui unit deux concepts abstraits ; cependant, le rapport dont elle
s'occupe est assez particulier et présente quelque analogie avec le
jugement idéal : c'est un rapport entre deux termes « appréhendés »
par l'esprit et formellement considérés comme « appréhendés ».
Chez Mgr Mercier, la première étape se limite aux jugements idéaux,
parce que, d'après lui, ces jugements seuls sont scientifiquement
certains ; et pour que les jugements idéaux, dont les termes sont
immanents à l'esprit, puissent être doués de « vérité », Mgr Mercier
modifie la définition courante de la vérité. Chez Mgr Noël, la ques
tion critique ne se pose pas directement à propos de la certitude,
mais à propos de la vérité ; et c'est la difficulté inhérente à la notion
de vérité qui le force à envisager d'une façon précisive les termes
du jugement, dans la première étape de l'épistémologie. La défi
nition proposée par saint Thomas, écrit Mgr Noël, « ne suppose-
t-elle pas tous les problèmes résolus ? " Conformitas intellect us et
rei ", cette formule ne comporte-t-elle pas l'hypothèse, inadmis
sible pour certains, d'une réalité extérieure ? Et plus loin les choses
s'aggravent encore lorsqu'il est fait appel à la nature intellectuelle :
" in cujus natura est ut rebus conformetur ". Est-ce donc entre
ces deux transcendants que s'établit le rapport de vérité, et qu'il
doit s'établir — ceci est le comble — par la réflexion ? Précisé
ment, continue l'auteur, ce dernier trait, en accentuant la difficulté,
permet de la résoudre. Il n'est pas possible de prêter pareille doc
trine à un penseur de la trempe de saint Thomas. De là, en somme,
l'interprétation que Mgr Mercier a donnée de sa théorie de la
vérité... D'après cette interprétation, la vérité ne gît pas dans un
rapport de nous à des choses séparées et distantes, rapport qu'évi
demment aucune réflexion ne saurait jamais découvrir, et qui serait
même de toutes façons inconnaissable pour nous puisqu'il est im
possible que nous connaissions jamais ce avec quoi nous n'avons
aucune relation. Le rapport est tout entier, si l'on peut dire, trans
porté à l'intérieur de la conscience, ses termes sont, l'un la réalité
appréhendée, l'autre le jugement de l'intelligence. Le jugement ex-
prime-t-il ou n'exprime-t-il pas la réalité présente à l'esprit ? Voilà
208 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

comment se pose la question de sa vérité. Dès lors, on voit com


ment elle peut relever de la réflexion » m.
La question se résout en constatant que le jugement n'est pas
une construction arbitraire, mais qu'il est dominé par une objec
tivité impersonnelle. Comme le P. Gény, Mgr Noël remarque « que
cette constatation est simple, qu'elle peut être vite faite, qu'en la
faisant on ne déploie pas l'appareil de démonstration qui semble
rait convenir à la solution d'un " problème " angoissant » ").
Comme dans la Critica, le véritable problème concerne la seconde
étape, celle qui établit la réalité des termes rapportés l'un à l'autre
par le jugement.
Que sont ces termes ? Certes, ils sont tous deux appréhendés
ou connus ; ils sont donc à ce titre des contenus de conscience.
Mais ne sont-ils rien de plus ? Les sujets concrets des jugements
d'expérience, que j'ai saisis tantôt, de façon précisive, comme des
termes « appréhendés », ne puis-je les saisir maintenant comme des
appréhendés « réels » ?
Par suite d'une imagination spatiale qui met la conscience ici
et là l'objet, on se figure parfois, dit Mgr Noël, que la conscience
n'atteint pas l'objet lui-même, mais son substitut ou son image, et
l'on se demande alors comment établir la conformité entre le sub
stitut et l'objet. Mais « le problème ainsi posé est insoluble. Jamais
nous ne connaîtrons quoi que ce soit autrement que par la connais
sance, jamais donc nous ne comparerons l'objet connu qu'à un
objet connu, et si l'objet connu est une image, nous ne ferons que
comparer entre elles des images ». Le principe de causalité lui-
même ne peut nous faire passer de la représentation au représenté.
En effet, « supposons établie son objectivité mentale ; s'il nous con
duit à un réel, ce ne sera toujours qu'à un réel pensé, ce qui n'est
pas la même chose qu'un réel réel. Mais pourquoi nous conduirait-il
à un réel ? En admettant que les images, ou les pensées, ne se
suffisent pas et qu'elles exigent une cause, pourquoi cette cause
ne serait-elle pas aussi bien une pensée plus large, un moi supé
rieur ? » (•).
Laissons-donc les imaginations spatiales : le réel n'est pas « à

(:) Ibid., pp. 673. 674. (*) Ibid.. p. 674.


"i Ibid., pp. 675, 676.
UNE « NOTE » DE MGR NOËL 209

l'extérieur » de la conscience. « Quand je connais du réel, le terme


immédiatement donné à la conscience, c'est l'objet réel. Il n'est
besoin, pour l'atteindre, d'aucune démarche, mais seulement d'une
conscience pleine de ce que l'on connaît. Ceci n'exclut pas les
intermédiaires explicatifs que .l'on pourra juger nécessaires pour
rendre compte du fait de la connaissance, mais ces intermédiaires,
— species intelligible ou sensible, — ne sont pas donnés à la con
science » (l0).
Ceci dit, on comprend comment la seconde question de l'épis-
témologie rentre dans le cadre de la réflexion critique. « Certains
jugements, la plupart peut-être, attribuent à leur sujet la réalité,
exprimée en un prédicat exprès, ou connotée dans les autres pré
dicats. Il s'agit simplement de savoir si, ce faisant, ils expriment
correctement l'objet présent à la conscience. C'est là une question
plus spéciale, et qui est forcément conséquente à la question plus
large posée d'abord » (,1), mais, comme celle-ci, elle se résout par
une simple constatation.
D'après Mgr Noël, les deux étapes de l'épistémologie établissent
donc, toutes deux, la vérité du jugement d'expérience ; l'une affirme
sa vérité objective, l'autre sa vérité réelle. La seconde étape est
logiquement postérieure à la première, puisqu'elle en précise les
résultats. Les deux étapes ne constituent donc pas, comme chez
Mgr Mercier, deux démarches hétérogènes ; elles se soudent au
contraire l'une à l'autre dans l'unité d'une réflexion progressive.
Cette réflexion peut d'ailleurs se poursuivre au delà des deux
démarches dont nous venons de rappeler l'objet. On sait déjà que
le jugement est objectif et que le terme concret qui lui sert de
sujet possède le caractère réel. Mais « ces deux conclusions laissent
pendante une question ultérieure. Sommes-nous réduits à connaître
des phénomènes ? Ou bien atteignons-nous de quelque façon le
domaine des choses en soi ? » ,12'. De la chose au phénomène,
répond Mgr Noël, il n'y a pas opposition ni distinction radicale :

(") Ibid-, p. 677. Plus tard, l'auteur appellera réalisme immédiat la théorie
dans laquelle on affirme avoir conscience du réel et non d'un substitut; il l'op
posera au réalisme indirect ou médiat, d'après lequel la conscience se termine a
un substitut d'où l'on cherche à démontrer l'existence du réel.
(") Ibid., p. 677. (") Ibid., p. 678.
210 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

les phénomènes « non seulement traduisent une chose, ils sont tout
simplement cette chose, non pas dans son entièreté, non pas sous
tous ses aspects, mais sous un aspect qui est bien à elle néan
moins et qu'il ne faut pas en séparer » (13). Etablir en détail dans
quelle mesure la réalité se distingue du phénomène qui la révèle,
ce n'est plus la tâche de l'épistémologie qui précède toute science
et toute philosophie, c'est la tâche d'une « critique » qui accom
pagne le travail de la science et de la philosophie. Au terme de
ce travail, la notion de vérité s'élargit une nouvelle fois car, au
delà de l'objectivité et de la réalité, on découvre la vérité divine :
k De cette vérité, les choses sont le décalque, et notre esprit, guidé
par la lumière divine qui est en lui, est fait pour les comprendre
et pour y retrouver le reflet de la Vérité première » (U). A ce mo
ment, on saisit le sens des derniers mots du texte dans lequel saint
Thomas nous invite à réfléchir pour atteindre le vrai : nattera prin-
cipii intellectivi, in cujus natura est ut rcbus conformetur (15).

En résumé, la « note » de Mgr Noël contient, nous semble-t-il,


deux enseignements essentiels. On y affirme, d'une part, l'infail
libilité de la simple appréhension : « Aussi bien en matière d'in
telligence que de sensation, la connaissance immédiate est infail
lible. Elle saisit son objet tel qu'il est, parce qu'il lui est donné
sans intermédiaire, et qu'on ne saurait ici concevoir aucune dé
formation. La déformation n'est possible que dans le travail ulté
rieur qui interprète les données premières et construit, sur leurs
bases, l'édifice de la science ou celui de l'imagination. Dans la
saisie des principes premiers, l'intelligence est infaillible, et il en
est de même du sens dans la perception des sensibles propres » |").
De plus, — et c'est le second enseignement de la note, — la ré
flexion permet de justifier tous les jugements, en les comparant aux
objets immédiatement appréhendés : en « épistémologie » propre
ment dite, on constate la vérité des jugements d'existence et, en
« critique », celle des jugements dérivés.

(") Ibid.. p. 680. ("i Ibid., p. 687.


(") Ibid., pp. 687-688. (") Ibid., p. 680.
l'institut catholique de paris 211

ARTICLE III

Les contemporains de Mgr Mercier à l'Institut Catholique de Paris

Au déclin du XIXe siècle, la situation de la France catholique


est étrangement complexe. A cette époque plus qu'à toute autre,
les doctrines sont intimement mêlées aux attitudes politiques et
aux conceptions sociales. On distingue, même chez les catholiques,
la « droite » et la « gauche », et l'on désigne par là les forces qui
s opposent ou celles qui se rallient au monde moderne envisagé
dans l'ensemble de ses manifestations. Les encycliques de Léon XIII
prônent toutes le ralliement ; qu'elles traitent du rapprochement
de la philosophie thomiste et des sciences, de la condition des
ouvriers, de la démocratie ou de l'acceptation du régime républi
cain, elles invitent toujours le catholique français à comprendre
le milieu dans lequel il vit, à collaborer avec les gens en place
au lieu de les combattre.
Etant donné cette situation, on comprend que le néothomisme
devait, en France plus que partout ailleurs, se montrer largement
accueillant à la pensée contemporaine, sou3 peine d'apparaître
comme une doctrine ecclésiastique et moyenâgeuse, faite pour des
esprits d'une époque révolue.
C'était au jeune Institut Catholique de Paris qu'il incombait
de réconcilier, sur le plan intellectuel, le monde et l'Eglise. A sa
tête se trouvait, depuis 1880, Mgr Maurice d'Hulst. On sait la
conception élevée que le Recteur se faisait du travail scientifique
et de la liberté du savant 1" ; on sait aussi l'intérêt qu'il portait à
la philosophie, et en particulier au thomisme (2) ; qu'un tel homme

l1i Qu'on se souvienne des interventions de Mgr d'Hulst en faveur de ses


professeurs, l'abbé Duchesne et l'abbé Loisy.
*') Trois années durant, de 1881 à 1884, Mgr d'Hulst se chargea lui-même
de l'enseignement de la philosophie a l'Institut Catholique. Elevé dans le carté
sianisme, il était venu au thomisme dès 1873; cependant ses premiers écrits et
ses premiers cours soulignaient plus qu'il n'était de mise l'importance de Des
cartes: le recteur dut s'en expliquer à Rome. Il adressa au Cardinal Zigliara une
justification dûment motivée, retraçant l'histoire de sa formation et de sa con
version philosophiques, rappelant les limites de son sujet et l'état d'esprit des
212 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

prît en mains la rénovation thomiste, c'était, semble-t-il, le succès


assuré.
Dès 1884, Mgr d'Hulst groupa une poignée de philosophes dé
voués au thomisme et fonda la Société de Saint Thomas d Aquin :
c'est parmi les membres de la Société qu'il choisit ses professeurs
de philosophie. La petite équipe orientait son activité dans deux
directions : elle devait s'assimiler la doctrine de saint Thomas et,
d'autre part, assurer le contact avec les sciences positives. Son
programme, semblable à celui de Mgr Mercier au début de son
enseignement, était bien dans la ligne de l'encyclique Aeterni Patris.
En fait, elle s'intéressa surtout aux questions de psychologie expé
rimentale et de psychologie métaphysique, comme en témoignent
les ouvrages de ses membres et les comptes rendus de leurs dis
cussions w.
Jamais peut-être le reproche d'étroitesse n'eût été adressé à
cette équipe de chercheurs, si un autre groupe de penseurs catho
liques n'avait trouvé, hors du thomisme, une réponse à un autre
problème de l'heure : le problème de la foi. De ce mouvement,
M. Blonde] était l'âme. Disciple d'Ollé-Laprune, M. Blondel sou
tint, en 1893, dans L'Action, le caractère moral de la certitude ;
la certitude, disait-il, n'est pas oeuvre de pure intelligence, la volonté
y participe ; elle jaillit de l'âme tout entière et résulte d'un con
sentement libre de la volonté autant que d'une contrainte intellec
tuellement subie. Cette thèse n'eut guère de retentissement jusqu'au
jour où elle fut appliquée expressément au domaine religieux ; la
Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière
d'apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l'étude du

auditeurs, se proclamant enfin c prêt a faire toutes les corrections et rétractations


qui lui seraient demandées ». Quant a Léon XIII, « il fit à Mgr d'Hulst, lorsque,
en avril 1881, celui-ci alla lui porter ses explications verbales, un accueil plutôt
sévère. Avec une extrême vivacité, il le somma d'abjurer tout reste de cartésia
nisme, et, joignant le geste à la parole, frappant du poing sur la table, il lui
déclara qu'il voulait être obéi à la lettre » (A. BauDRILLaRT, Vie de Mgr d'Hulst,
Paris, De Gigord, 2e éd., 1914, t. II, p. 62). Peu importent les opinions anté
rieures de Mgr d'Hulst; il est certain que, depuis 1881, il est thomiste et tra
vaille avec ardeur à promouvoir le renouveau thomiste.
(*i Chaque fascicule des Annales de philosophie chrétienne contient depuis
1884 un compte rendu des séances de la Société de Saint Thomas d' Aquin.
EDMOND DOMET DE VORGES 213

problème religieux, parue en 1896 dans les Annales de philosophie


chrétienne, attira l'attention de ceux que L'Action avait laissés in
différents.
Nous étudierons au chapitre suivant les oeuvres de quelques
philosophes thomistes influencés par le blondélisme. Mais, dès main
tenant, nous devons noter que, dans les premières années, l'école
de Mgr d'Hulst ne se montra guère favorable aux idées nouvelles ;
jusqu'en 18%, elle usa largement de l'hospitalité que lui avaient
offerte les Annales de philosophie chrétienne ; depuis cette date,
sa collaboration se fit moins étroite et elle cessa entièrement en
1900, lorsque le P. Peillaube fonda la Revue de Philosophie pour
en faire l'organe de l'Institut Catholique w.
Parmi les thomistes de la première équipe, les plus connus
sont l'abbé de Broglie, le Dr Ferrand, M. Vicaire, l'abbé Piat, le
comte Domet de Vorges, le P. Peillaube, Mgr Farges. Les trois
derniers intéressent spécialement l'histoire de l'épistémologie.

Edmond Domet de Vorges

Lorsqu'en 1884 Mgr d'Hulst forma la Société de Saint Thomas


d'Aquin, il en confia la vice-présidence au comte Domet de
Vorges ,5). Ce choix était judicieux : le comte de Vorges, malgré
son âge, avait un enthousiasme juvénile et une confiance inébran
lable dans l'avenir du thomisme ; lui-même lisait saint Thomas de
puis trente ans, et il n'hésitait pas à abandonner sa carrière de
diplomate pour se consacrer entièrement à la philosophie.

(*) L'abbé Charles Denis devint, en avril 1895, directeur des Annales. « Quel
ques-uns de leurs anciens collaborateurs, écrit-il, affichèrent vis-a-vis de la nou
velle direction un dédain qui n'a fait que s'accentuer sous des formes occultes
et publiques, mais de moins en moins charitables. Je cherchai tout simplement
de nouveaux collaborateurs... Au mois de janvier 1900, je fus presque sommé,
avec menaces expresses, que si je refusais on me susciterait des difficulté» graves,
de vendre les Annale» à un groupe qu'il est facile de reconnaître » (Situation
du clergé français, dans Annale» de phil. chrét., t. 46 (1902), pp. 517 et 579,
note 1). En décembre 1900, paraissait pour la première fois la Revue de philo-
tophie du P. Peillaube.
(*) Le comte Edmond-Charles-Eugène Domet de Vorges vécut de 1829 a 1910.
214 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

Les réflexions du comte de Vorges ont surtout porté sur le


problème de la perception ; c'est en psychologue et en métaphy
sicien qu'il a abordé ce thème dans ses conférences publiques à
l'Institut Catholique de Paris et dans ses ouvrages "".
Nous voudrions retracer les grandes lignes de son oeuvre prin
cipale, publiée en 1892 : La perception et la psychologie thomiste.
L'auteur remonte à la source du conflit entre le rationalisme et
l'empirisme, il renvoie dos à dos Malebranche et Stuart Mill, en
justifiant la nécessité des principes idéaux et leur applicabilité au
monde des faits par une nouvelle théorie de la perception : la per
ception, dit-il, ne se fait pas par la sensation seule, mais par le
concours de la sensation et de l'intellection. Ainsi, bien qu'elle se
présente comme une psychologie, cette étude affronte les problèmes
de la critique : elle recherche la valeur respective des deux sources
de notre savoir.

La distinction balmésienne entre fait et idéal a dominé tout


le XIXe siècle. Le fait, c'est l'existant actuel, muable et changeant ;
l'idéal, c'est l'essence éternelle et immuable. Le fait relève des
sens, l'idéal, de l'intelligence.
On sait comment, dès la première rédaction de sa critériologie,
en 1885, Mgr Mercier a vu dans la distinction entre les actualités
contingentes et les lois absolues de la nature, l'arme décisive contre
les positivistes. Le comte de Vorges a pris connaissance du cours
autographié de Mgr Mercier ; il a dû aimer ces pages où le jeune
professeur de Louvain rabaissait la sensation au profit de l'intelli
gence, en déclarant l'assentiment sensible subjectif et incontrôlable
et en réservant à l'intelligence toute vraie certitude ; mais il a dû
regretter que Mgr Mercier ne fonde pas sur l'intelligence aussi bien
le jugement empirique que le jugement idéal, car que devient la

(,) Voir, par exemple: L'objectivité de la connaissance intellectuelle d'après


saint Thomas d'Aquin, dans Revue néo-scolastique, t. 3 (18%), pp. 24-44; Le»
certitudes de l'expérience, Paris, Roger et Chernoviz, 1898; A propos des Uni-
versaux, dans Ann. phil. chrét, t. 38 (1898), pp. 453-472; Les certitudes de l'ex
périence. Réponse au R. P. de Munnynck, dans i4nn. phil. chrét., t. 39 (1898),
pp. 94-101 ; Comment avons-nous l'idée d'objet ? dans Rev. de phil., t. 13 (1908).
pp. 461-488. Voir surtout l'ouvrage que nous analyserons: La perception et la
psychologie thomiste. Paria, Roger et Chernoviz, 1892.
EDMOND DOMET DE VORGES 215

certitude des principes, si nous n'avons où les appliquer de façon


certaine ?
Le comte de Vorges rejette la distinction du fait et de l'idéal ;
il nie que l'expérience soit purement sensible et qu une expérience
purement sensible puisse saisir l'existence ; il refuse de cantonner
l'intelligence dans le royaume inconsistant des idées abstraites et
des relations universelles ; il proclame l'union intime de nos facultés
de connaissance. Séparer les sens de l'intelligence, dit-il, c'est altérer
la valeur de ces deux fonctions : « on rend précaire la certitude
de la perception, on rend inexplicable la valeur transcendante de
nos idées générales » (7).
Que serait, en effet, une perception purement sensible ? Com
ment peut-on se représenter la perception d'un animal ? D'après
le comte de Vorges, une telle perception n'a qu'une valeur pure
ment pragmatique ; elle renseigne sur l'utile et l'agréable, le nocif
et le délétère. Pour la sensation, « les choses ne sont pas des choses,
ce sont simplement des occasions de répugnance ou d'attrait » ").
Cette théorie ne rappelle-t-elle pas Descartes plus que saint Tho
mas ? L'auteur avoue ne pas suivre saint Thomas à la lettre, car,
,lit-:], on n'avait guère de raisons, au moyen âge, de se défier
des sens ; saint Thomas est cependant fort prudent et nuance ses
principes quand il en fait l'application aux sens : il reconnaît que
les sens sont faillibles, sauf lorsqu'ils nous renseignent sur la ma
nière dont ils sont affectés. Les temps modernes ont mis en relief
la subjectivité de la sensation, admise déjà, au moins en principe,
par saint Thomas. Mais cela ne change en rien le problème de
l'objectivité de la perception, car le sens n'a pas d'avis à donner
ni sur la certitude ni sur l'objectivité des êtres. Telle est donc la
sensation, « étrangère par sa propre nature à la certitude, n'ayant
que des indications approximatives, toujours relative, et n'attei
gnant qu'à une objectivité apparente, et pour ainsi dire matérielle.
Par elle-même elle est incommensurable à la vérité ; elle est d'un
autre ordre ; elle justifie la plupart des défiances des idéalistes et
des sceptiques » ").
Ce qui sauve la perception humaine du relativisme inhérent à

(1) La perception el la psychologie thomiste, p. 4.


(,) Ibid., p. 110. (*) Ibid., p. 235.
216 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

la sensation, c'est qu'elle n'est pas purement sensible : elle com


porte, en effet, la constatation d'une existence. « C'est là son carac
tère essentiel, son but premier et principal. Toute chose perçue
est considérée par nous, non exclusivement comme une chose
agréable ou désagréable, mais d'abord et surtout comme un objet
réel, déterminé, existant, et, pour employer l'expression de Kant
très juste ici, comme une " chose en soi "... Toute chose connue
comme existante est connue en soi, car elle n'a rien de plus en
soi que son existence. Or notre expérience nous convainc à chaque
instant que nous connaissons des choses qui existent, dont nous
saisissons directement l'existence ; nous reconnaissons très bien que
cette existence est en soi indépendante de la connaissance que
nous en avons » (101.
Or quelle faculté perçoit l'existence actuelle ? Accolée à la
forme spécifique de chaque sensation, l'existence est cependant une
notion distincte ; saint Thomas l'appelle un sensible par accident,
c'est-à-dire « une donnée qui n'a aucune part dans l'impression
sensible. Le sens n'en est pas modifié, et par conséquent ne la
connaît pas. Mais elle se produit immédiatement à la suite de l'acte
sensible, de sorte que l'on ne peut produire l'un sans saisir
l'autre » (11). L'existence n'est pas une donnée sensible ; sa per
ception ne correspond à aucun mode déterminé d'action physique,
à aucune intensité spéciale d'une telle action : l'existence n'est pas
une « qualité altérante », elle ne « s'éprouve » pas ; elle est inca
pable de degré : « on n'est pas plus ou moins ; on est ou on n'est
pas. Une telle donnée, invariable de sa nature, ne saurait donc
avoir rapport à un fait nécessairement très variable, comme celui
d'une impulsion physique » l12). Comme l'essence individuelle, l'exis
tence actuelle est l'objet de la cogitative ou de la raison particu
lière. Celle-ci forme le point d'union entre la connaissance sensible
et la connaissance intellectuelle, point d'union extrêmement obscur
dont il faut cependant essayer de percer le mystère.
L'existence individuelle, explique le comte de Vorges, « n'offre
pas une notion simple, mais une notion complexe, dont les divers
éléments sont saisis dans leur union par l'union de différentes fa-

(") Ibid., p. 90. (") Ibid.. p. 92.


(") Ibid., p. 108.
EDMOND DOMET DE VORGES 217

culté» » ("). Elle comprend une notion, qui, de soi, est universelle
et relève de l'intelligence ; mais elle comprend en outre des cir
constances individuantes, qui forment l'objet propre des sens. La
réunion de ces deux objets « est perçue par le concours des deux
(acuités, par une sorte de compost de l'intelligence et de la sen
sibilité n ll4). La perception de l'être concret et individuel est donc
le fait de l'intellect appuyé sur la sensibilité ; elle ne s'explique
pas si l'on en fait l'objet exclusif des sens, car ce qui différencie
i homme de l'animal, c'est précisément que sa perception est hu
maine, qu'elle saisit l'existence, qu'elle se traduit par le jugement :
ceci est.
Mais ici bien des auteurs se récrient et prétendent qu'on a
confondu l'idée d'être et le fait actuel d'exister, et celui-ci, disent-
ils, relève du sens ; le fait actuel d'exister est contingent, tandis
que l'idée d'être implique une nécessité : ils sont distincts, comme
le fait et l'idéal. Ces reproches, Mgr Mercier les adressait au comte
de Vorges en recensant son ouvrage ,15). L'auteur répond : il s'agit

("1 Ibid.. p. 98. (") Ibid., p. 98.


(1*) Dans cette recension, Mgr Mercier applique à la notion d'être et au
fait d'exister, ce qu'il enseigne ailleurs de toute notion et de tout fait. Cet
enseignement, rappelons-le, comporte deux affirmations: I) Le fait est objet de
!a perception ; la notion est le fruit d'une abstraction. 2) La certitude appartient
au seul jugement; pour devenir certain, le fait perçu doit donc faire l'objet d'un
jugement (mais jamais Mgr Mercier n'est parvenu à justifier le jugement empi
rique, dans lequel on affirme l'existence d'une donnée de fait). Voici quelques
passages de la recension : « C'est cet être existant, ou mieux, ce sujet concret
que les sens perçoivent, tandis que l'intellect saisit abstraitement la substance...
1! semble donc qu'il en soit de l'idée d'être comme de toute autre notion intel
lectuelle. Elle a le même objet matériel que la perception qui précède, mais
dans cet objet matériel commun le sens et l'intelligence perçoivent un objet
formel respectivement différent. L'objet formel du premier est contingent, sin
gulier; celui de la seconde est nécessaire, universel... N'y a-t-il pas une certaine
hardiesse, d'ailleurs, à confondre les idées d'être et d'existence ?... Est-ce qu'il
ne serait pas plus exact de dire que la philosophie traditionnelle a toujours
soigneusement distingué entre l'être, considéré comme essence, ce que quelque
chose esf, la quiddité, et l'être, envisagé comme doué d'existence ?... Si intimes
que soient la notion de l'être et la perception de l'existence, nous ne voyons
pas qu'elles soient identiques, ou même absolument simultanées. Le terme de la
notion, c'est la nature abstraite. Le fait de l'existence n'est pas tant l'objet d'une
notion que d'une affirmation, c'est-à-dire d'un jugement. La notion nous dit ce
qoe quelque chose est; l'affirmation ou le jugement nous dit que quelque chose
218 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

les deux fois de la même idée d'être, mais tantôt elle est perçue
concrètement dans les données sensibles, tantôt elle est abstraite
de ces données. Concrétée, l'existence est contingente : son union
avec les déterminations individuelles n'est pas imposée par la nature
des choses ; au contraire, abstraite de ces déterminations, elle appa
raît comme nécessaire. Mais de quelle nécessité s'agit-il ? De celle
qui est impliquée dans une donnée empirique ; en effet, « toutes
les nécessités que nous connaissons directement impliquent une
supposition ; elles sont toutes relatives à quelque chose. La seule
différence consiste en ce que certaines données s'appliquent d'une
manière plus étendue, parce qu'elles ont rapport à quelque chose
de plus général. Les nécessités mathématiques supposent le nombre
et l'étendue, et s'appliquent, par suite, à tout ce qui est nombrable
et mesurable. Les nécessités métaphysiques supposent l'être et dé
veloppent les conditions de l'être ; par suite, elles s'appliquent à
tout, parce que tout ce qu'on peut considérer est de l'être ou est
conçu sous la forme de l'être... Que l'idée d'être apparaisse comme
v
une source de concepts nécessaires, ce n'est donc nullement une
preuve qu'elle soit différente de celle d'existence actuelle, que
nous trouvons dans l'expérience, ni qu'elle ait une autre origine » (1*).
D'ailleurs, si les deux idées d'être et d'existence actuelle ne s'im
pliquaient pas mutuellement, « il faudrait en conclure qu'on peut
connaître l'existence actuelle sans savoir ce que c'est, car on ne
peut la définir autrement que par l'être » (17).
Mais, du moins, l'essence et l'existence n'offrent-elles pas des
contenus notionnels hétérogènes ? Nullement, répond le comte de
Vorges ; la notion d'essence dérive de la notion d'être ; elle désigne
le fond de l'être, mais comme nous ne savons rien de ce fond, sinon
qu'il est, nous appelons l'essence de la chose son « être ». Voir
la chose en soi, la vorr dans son essence, la savoir existante, ces

est» (dans Rev. des Quett. scient., octobre 1892, pp. 629-630; tiré à part, pp. 8-9).
Le désaccord entre Domet de Vorges et Mercier devait être assez grave,
puisqu'en insérant dans la Revue néo-scolastique l'article du philosophe français
sur L'objectivité de la connaissance intellectuelle. Mercier a jugé nécessaire de
prévenir les lecteurs que cet article exprimait des vues différentes des siennes
(t. 3 (1896), p. 24, en note).
i") La perception et la psychologie thomiste, p. 105.
(") Ibid., p. 106.
EDMOND DOMET DE VORGES 219

trois expressions se recouvrent, a II n'est pas plus possible de voir


directement l'essence d'une chose sans son existence, que de voir
son existence sans atteindre au moins quelque détermination se
condaire de son essence. Car l'être n'est que l'acte et le mode de
l'essence : ces deux choses sont distinctes, mais non séparables
en fait... Ainsi l'universalité et la nécessité des notions supposent
que nous allons à l'essence, et cette marche de l'esprit vers l'essence
suppose que l'esprit va à l'existence de la chose dont l'essence
n'est que la détermination. Il en voit ou veut en voir l'essence,
parce qu'il sait qu'elle est quelque chose en soi, qu'elle existe en
soi. Tout repose donc, en définitive, sur la notion de l'existence » .
Cependant n'y a-t-il pas un texte de saint Thomas qu'on op
pose couramment à toute perception de l'existence : « l'intelligence
ne connaît que l'universel » ? Ce texte est rigoureusement vrai, ob
serve le comte de Vorges, si l'on considère l'activité propre et
exclusive de l'intelligence. L'intelligence, en effet, perçoit bien
l'existence réelle, celle qui est dans le fait que les sens lui pré
sentent. " C'est l'existence de ce fait qu'elle saisit, et elle la saisit
dans sa réalité, sans saisir toutefois la circonstance qui la parti
cularise » (1". Par ses seules forces, l'intelligence n'atteint donc pas
1 existence individuelle dans son individualité ; ce qui ne signifie
pas qu'elle la saisisse comme positivement universelle ; elle fait
abstraction des caractères individuants, elle les néglige, voilà tout.
« Il y a donc réellement abstraction, conclut le comte de
Vorges ; mais il y a en même temps perception... Au lieu d'ab
straire après avoir perçu », — comme le voulaient les auteurs qui
attribuent aux sens la saisie de l'existence, — « j'abstrais en per
cevant ; j'abstrais parce que je perçois les différentes propriétés de
la chose par différentes facultés, pour former par le concours de
ces facultés un ensemble qui me représentera l'objet entier. Au
point de vue psychologique, le fond de cet acte est perception ;
il vise, il atteint l'objet réel en tant que réel » (20).

Telle est la conception du comte de Vorges. Elle garantit l'ob


jectivité de la connaissance en la faisant reposer sur une saisie

(") Ibid., p. 118. ("1 Ibid., p. 126.


(**) Ibid., p. 128.
220 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

d'être. Cet être n'est pas, comme chez Mgr Mercier, celui de la
copule ; c'est avant tout l'être réel des choses sensibles. Et qu'on
objecte tant qu'on voudra les erreurs des sens ou la subjectivité
foncière de la sensation ; à toutes les difficultés de cet ordre, le
comte de Vorges répond qu'à son avis, elles sont insolubles, mais
il ajoute : « cela m'est égal ; les preuves données ne valent rien
contre la perception intellectuelle qui atteint l'être en lui-même » (ï1).
Ce qui fait la valeur de la perception humaine, c'est qu'elle est
imprégnée d'intellection.
Comme nous le disions en commençant, l'auteur a dépassé à
la fois l'empirisme et le rationalisme, en rappelant la doctrine
trop méconnue de saint Thomas, touchant l'unité de la conscience
humaine. Cette doctrine, il la résume comme suit : « Toutes nos
connaissances viennent des sens, parce que l'intellect n'agit que
sur des données sensibles et ne voit que ce qui est présenté dans
ces données ; mais l'intelligence voit dans ces données bien des
choses que les sens n'y auraient pas vues. Il est difficile, croyons-
nous, d'établir une distinction plus nette entre l'intelligence et les
sens, et en même temps un rapprochement plus intime. Les deux
facultés se compénètrent comme l'âme et le corps se compénètrent.
Il n'est rien dans la perception humaine qui ne soit à la fois intel
lectuel et sensible, comme il n'est point dans l'être vivant une
seule fonction qui ne tienne à la fois du corps et de l'âme, bien
que l'un et l'autre de ces principes ait sa vertu propre et dis
tincte » (22).

Emile Peillaube

Le P. Peillaube (23), de la Société de Marie, a, sans aucun


doute, beaucoup contribué à la diffusion du thomisme. Professeur
à l'Institut Catholique de Paris depuis 1896, doyen de la Faculté
de philosophie depuis 1912, il réorganisa complètement l'enseigne
ment de la philosophie et insista sur l'esprit qui doit animer la
néoscolastique. Celle-ci doit ambitionner de se rapprocher des

(") Les certitude» de l'expérience. Réponse au R. P. de Munnyncli, p. 95.


(") La perception et la psychologie thomiste, p. 134.
(") Le P. Emile Peillaube vécut de 1864 à 1934.
EMILE PEILLAUBE 221

sciences. « Par sa nature et son histoire », écrivait en 1913 le


P. Peillaube, la philosophie scolastique « veut être une Métaphy
sique basée sur l'observation en même temps qu'une synthèse des
sciences ». En fondant la Reoue de Philosophie, l'auteur lui assi
gnait comme but d'allier la technique scientifique à la spéculation
philosophique.
Personnellement, le P. Peillaube s'est occupé de psychologie
et il l'a conçue comme une double recherche, d'ordre expérimental
et d'ordre métaphysique. Il publia en 1895 une étude intitulée :
Théorie des concepts ; existence, origine, valeur (24) ; nous étudie
rons la troisième partie de cet ouvrage, qui seule concerne la théorie
de la connaissance.

Le P. Peillaube montre d'abord que tous les concepts sup


posent le concept d'être ; ainsi, le problème de leur valeur se
ramène à celui de la valeur du concept fondamental d'être : pou
vons-nous, se demande l'auteur, affirmer, en face de l'idéalisme
phénoméniste, l'existence en dehors de nous du contenu de ce con
cept ,2i) ?
Comme on le verra, le P. Peillaube ne fonde pas l'objectivité
des concepts sur celle des sensations, comme si l'abstrait était le
résultat d'une soustraction obtenue à partir d'un contenu sensible ;
il ne base pas non plus cette objectivité sur une vue intellectuelle
de l'existence, comme le comte de Vorges ; il fait appel à l'évi
dence. De quel genre d'évidence s'agit-il et comment se mani-
feste-t-elle ? Il nous semble que l'évidence dont il est question ici
rappelle cette nécessité mi-subjective, mi-objective, par laquelle
les tenants des trois vérités primitives réfutaient le scepticisme. Pour
justifier notre impression, nous sommes forcé de recourir à quelques
citations.
Avant de poser ex professo la question de valeur, l'auteur ana-

(") Théorie des concepts; existence, origine, valeur, Paris, Lethielleux, 1895.
En 1910, l'auteur publia un second ouv7age de psychologie. Les images.
(**) Théorie des concepts, p. 373: «Notre dessein n'est pas de démontrer
l'existence des objets extérieurs, ni l'objectivité des sensations. Nous cherchons
simplement si la conscience, lorsque nous concevons l'être, est enfermée dans
le moi comme dans une prison, ou bien si au contraire elle s'ouvre un passage
vers le non-moi >.
222 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME

lyse le témoignage de la conscience. Lorsque, « après avoir pro


duit le concept d'être, l'intelligence par la réflexion le pose comme
objet » ,26), que se passe-t-il en nous ?
« Nous avons d'abord conscience de l'exercice de l'intelligence ;
nous nous sentons vivant et agissant. Le concept n'est-il pas l'in
telligence en acte ? C'est en raison de son acte que nous saisissons
l'intelligence ; l'acte enveloppe l'intelligence et l'intelligence enve
loppe l'acte ; c'est un tout concret et complexe dont la conscience
n'isole pas les éléments. La conscience, en effet, n'est pas une
fonction abstraite ; saisissant sous forme concrète les phénomènes
psychologiques, son aperception s'incorpore en quelque sorte aux
phénomènes mêmes. L'acte n'est point perçu seul, à part de son
principe ; le principe n'est pas davantage perçu seul, à part de
son acte. Dans l'intuition synthétique de la conscience, nous sai
sissons le moi dans l'acte et l'acte dans le moi... Grâce à nos opé
rations, nous sommes donc immédiatement présents à nous-mêmes,
et nous nous saisissons directement dans une intuition » (a7).
En outre, « nous avons conscience qu'un objet est enveloppé
dans l'acte et qu'il en est le terme intrinsèque ; en d'autres termes,
nous avons conscience que l'acte de la connaissance implique une
relation transcendantale avec un objet. Ces deux propositions nous
paraissent identiques : avoir conscience d'un acte en tant qu'il se
rapporte à un objet extérieur, ou bien avoir conscience de cet objet
en tant qu'il est rapporté, c'est-à-dire représenté de quelque façon
dans l'acte. Nous sentons qu'il est impossible de poser le moi, sans
poser aussitôt et dans le même temps le non-moi. L'être objectif
est représenté dans le concept par opposition à l'être subjectif, et
cela comme un tout vivant et concret : l'existence du moi et celle
du non-moi sont deux faits premiers et corrélatifs, donnes dans
la conscience du concept. Il est peut-être même contradictoire, il
est au moins impossible, d'assigner une priorité de temps entre la
conscience du sujet connaissant et la conscience de l'objet connu.
Comment pourrait-on connaître le moi, si on ne savait pas qu'il
y a un non-moi et réciproquement ? Il n'y a là qu'une seule intui
tion de l'esprit. Le sujet et l'objet, le moi et le non-moi forment

(") Ibid., p. 353. (") Ibid., pp. 353-354.


EMILE PEILLAUBE 223

avec l'acte ou concept qui les unit une seule réalité à deux
faces » ,2".
Mais qu'on y prenne garde : le non-moi dont nous avons l'in
tuition n'est pas la chose du sens commun. « Avoir conscience du
non-moi dans le moi, explique le P. Peillaube, de l'objet connu
dans le sujet connaissant, ne signifie nullement que nous avons
conscience des êtres extérieurs, physiques et concrets ; cela veut
simplement dire que nous avons conscience d'une réalité mentale
appelée concept, laquelle implique un rapport transcendantal avec
certaines choses en dehors de nous » (").
On se demandera, peut-être, quel est en définitive le terme de
notre intuition. Est-ce le concept, ou est-ce la chose représentée ?
Le P. Peillaube répond que c'est les deux : c'est la chose, mais
vue dans le concept, et c'est le concept, mais comme substitut
d'une chose. Que nos concepts soient représentatifs, « c'est un fait
que nous mettons au dessus de toute théorie » (301. Par le même
mouvement, l'esprit embrasse tout ensemble le signe et la chose
signifiée, le miroir et l'image qu'il reflète, la statue et la personne
qu'elle représente ; par la même intuition, il saisit à la fois le con
cept et la chose conçue l31).
Ainsi, l'objectivité des concepts est un fait que nous pouvons
constater ; elle est tellement évidente qu'elle frappe de contradic
tion quiconque tente de la nier ou de la prouver ; ne fût-ce que
pour en parler, il faut déjà l'accorder. C'est dire que le problème
de la valeur des concepts ne se pose pas ; douter de cette valeur,
c'est professer le scepticisme radical. Le P. Peillaube le montre
par deux arguments : « Si la raison d'être que je connais par mon
concept n'existe pas en dehors de mon esprit, dit-il, si l'être réel
n'est pas dans les choses tel que je le conçois, il n'y a ni corres
pondance ni conformité de connaissance entre le sujet et l'objet ;
nos facultés n'ont pas reçu une conformation ou aptitude native
pour saisir les réalités objectives, c'est-à-dire la vérité des choses.
On dirait en termes logiques que la raison n'est pas apte à perce
voir le vrai, ou bien que le vrai évident n'est pas apte à déter
miner l'intelligence ; c'est la négation du principe d'évidence.

1") Ibid., p. 357. ("i Ibid., p. 358.


(**) Ibid., p. 399. (") Ibid., p. 411.
224 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

D'autre part, le principe de contradiction dépend essentiellement,


quant à sa valeur, du concept d'être, dont il n'est pour ainsi dire
que le développement. Le concept d'être manquant d'objectivité,
le principe qui en découle devient une pure forme logique de l'esprit,
un principe de logique subjective, une sorte de rouage intellectuel,
une simple règle mentale en dehors de laquelle je ne puis penser ;
ce n'est pas un principe révélateur de la réalité, exprimant l'accord
de l'idéal avec le réel... Telle est l'importance de la réalité objective
des concepts que leur dénier cette réalité conduit inévitablement
à la ruine de toute certitude scientifique » (32).
A-t-on remarqué la nature de l'évidence qui nous assure de
l'objectivité des concepts ? Nous saisissons immédiatement la valeur
de nos concepts, parce que nous comprenons que, s'ils étaient dé
pourvus de cette objectivité, notre connaissance n'aurait plus aucun
sens. Cette argumentation est, croyons-nous, celle de Balmès et
de ses disciples ; le P. Peillaube peut être compté au nombre de
ceux-ci, ne fût-ce que pour avoir écrit : « (lorsque je dis) il existe
quelque chose en dehors de moi, je sens que ce quelque chose
qui me détermine est conforme au concept que j'en ai. Comme
par instinct et par une affirmation naturelle, spontanée, irrésistible,
j'exprime ma croyance à la réalité objective de l'être contenu dans
mon concept. Il y a là une confiance absolue en la véracité de
mes facultés » ,:i3). Mais les premiers néothomistes n'eussent pas
appelé un pareil acte de foi une expérience immédiate du non-
moi, ni prétendu que le terme de cet acte est une donnée « de
la conscience ontologique » (s4).

Albert Farges

Avec le comte de Vorges et le P. Peillaube, Mgr Farges (351


fut un des pionniers du renouveau thomiste en France. Ses premiers

(") Ibid.. pp. 382, 383. (") Ibid., p. 365.


(") Ibid., p. 373.
(") Mgr Albert Farges vécut de 1848 à 1926. Avant de devenir professeur
à l'Institut catholique et Directeur au Séminaire de Saint-Sulpice, il avait enseigné
aux Grands Séminaires de Bourges et de Nantes et avait dirigé le Séminaire uni
versitaire d'Angers.
ALBERT FARGES 225

écrits philosophiques datent de 1885. En 1887, il commença la pu


blication de ses Etudes philosophiques pour vulgariser les théories
d'Aristote et de Saint Thomas et leur accord avec les sciences ;
le neuvième et dernier volume de cette série d'études concerne
le problème critique : en 1907, parut La crise de la certitude. Etude
des bases de la connaissance et de la croyance avec la critique du
néo-kantisme, du pragmatisme, du newmanisme, etc. '3t).
Comme son titre même l'indique, cet ouvrage met sur le même
pied la critique et l'apologétique, la connaissance et la croyance,
le témoignage humain et le témoignage divin ; les adversaires sont
désignés par des termes équivalents : néokantisme, pragmatisme,
newmanisme, ces divers vocables expriment en effet une même
théorie, le subjectivisme, la théorie de la foi aveugle, dans laquelle
le succès peut tenir lieu de justification.
Mais, si elle fait allusion à la controverse sur l'apologétique,
La crise de la certitude s'insère toutefois dans la réaction contre
l'ancien dogmatisme inaugurée par Mgr Mercier. L'auteur fait de
larges emprunts à la Critériologie, sans lui faire toujours l'honneur
de la citer ,371 ; il se déclare hostile aux idées de l'« école de Lou-
vain », mais, en fait, il s'y rallie sur bien des points.
Le plan de son ouvrage est repris aux anciens traités. Après
avoir établi l'existence de la certitude, on passe en revue les divers
« instruments » de la certitude : le sens, l'idée, le jugement, le rai
sonnement, le témoignage ; on montre ensuite que l'évidence est
le motif suprême de la certitude et, pour terminer, on envisage la
question de la méthode. A l'intérieur de ces vieux cadres, il y a
des choses neuves ou mieux dites ; c'est à celles-là que nous nous
arrêterons, en les éclairant à la lumière de la discussion qui mit
aux prises Mgr Farges et Mgr Sentroul (3*).

L'auteur n'a pas la prétention d'innover ; il demande au Sta-


ghite la solution du problème critique et se contente de coordonner
les éléments épars qu'il a laissés, « comme il l'eût fait lui-même,

(") La crise de la certitude, Paris, Berche et Tralin, 1907.


i*1) A vrai dire, nous n'avons relevé qu'une seule citation du nom de Mgr
Mercier.
,") A. FaRCES, Comment il faut réfater Kant (A propos d'an article de
226 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

si la question critériologique s'était posée de son temps avec la


même acuité que de nos jouts, surtout depuis Kant, où la défiance
des sceptiques ayant grandi, il a fallu répondre à leur critique mi
nutieuse par un examen rationnel non moins minutieux et non
moins profond. Notre siècle n'a donc pas à créer de toute pièce
la Critériologie, mais seulement à compléter celle des anciens, et
à la mettre au courant des nécessités de la controverse contempo
raine » ,3•).
La tâche de la critériologie est de justifier la « certitude objec
tive », c'est-à-dire, non pas « un simple état de conscience, une
disposition purement affective du sujet pensant », mais « l'adhésion
ferme de l'esprit à une vérité perçue, par un motif qui exclut toute
crainte prudente d'erreur », h la possession consciente d'une vérité
excluant tout doute » (40).
Une telle certitude existe-t-elle ? Si l'on considère la certitude
en général, la réponse affirmative s'impose, tant pour le sens com
mun que pour le philosophe : le scepticisme absolu, en effet, est
contradictoire et impossible, — Mgr Farges le montre par les argu
ments traditionnels.
Mais quelles sont les limites naturelles du champ de la certi
tude objective ? C'est sur ce point, dit Mgr Farges, que le thomisme
et le kantisme s'affrontent. Les modernes ne reconnaissent au sujet
que la connaissance de ses propres idées et de ses états de con
science, alors que les disciples de saint Thomas soutiennent que
le sujet « a l'intuition directe de divers objets étrangers » (41), avant
même celle de ses états subjectifs. Contre Kant, il faut donc garantir
l'objectivité des sens, des idées et des jugements, en réfutant la
thèse centrale du subjectivisme, d'après laquelle la connaissance
n'atteint qu'elle-même ; l'« innéisme » des sensations, des idées et
des jugements, proposé par Kant, n'est qu'une conséquence du
principe subjectiviste et tombera avec celui-ci.

M. Sentroul, de Louvain), dans Rev. thom., t. 15 (1907). pp. 357-366 et dans


Rev. de Phil., t. Il {1907), pp. 23-33; C SENTROUL, Le subjectivisme kantien.
Réponse à M. l'abbé Farges, dans Rev. thom., t. 15 (1907). pp. 488-511;
A. FaRCES, Réponse de M. l'abbé Farges à M. l'abbé Sentroul, dans Rev. thom.,
t. 15 (1907), pp. 678-684.
(*") La crise de la certitude, pp. 19-20.
(**) Ibid.. p. 22. (") Ibid., p. 24.
ALBERT FARCES 227

Comme le P. Gény le fera l'année suivante, Mgr Farges ra


mène la question de l'objectivité de l'évidence sur le plan de l'ap
préhension, et avant tout de la perception sensible. Mais la moti
vation de ce procédé est différente et s'appuie sur une critique de
la marche suivie par Mgr Mercier. On n'a pas le droit, déclare
l'auteur, de commencer la critériologie par l'étude du jugement, ni
surtout du jugement idéal ; avant cela, en effet, il faut faire « la
critique de l'intuition sensible et idéale », et « établir la thèse clas
sique : apprehensio est semper verra : l'intuition est toujours vraie,
soit l'intuition sensible, soit l'intuition abstractive » ("). Pour quels
motifs faut-il accepter un tel ordre des problèmes ?
D'après Mgr Farges, la méthode de Mgr Mercier est contra
dictoire : « Comment, dit-il, vous admettez avec tous les péripaté-
ticiens et scolastiques, anciens et nouveaux, que toutes nos idées
abstraites viennent de l'expérience concrète, qui seule peut fournir
les matériaux de nos abstractions et de nos constructions idéales,
et vous prétendez montrer la valeur de ces constructions avant
d'avoir montré la valeur de ces matériaux ? N'est-ce pas se con
tredire étrangement ? Si les matériaux sont subjectifs et illusoires,
illusoires et subjectives seront vos constructions idéales ; si les ma
tériaux sont chimériques et inexistants, inexistantes et chimériques
toutes vos constructions » ,43). D'ailleurs, « toutes les sciences ont
pour objet l'érre réel et non pas seulement le paraître » (44) ; leur
objectivité suppose la valeur de l'intuition de l'être réel, abstrait
des données sensibles ou perçu dans ces données.
Objectera-t-on que la vérité, et partant la certitude, est le propre
du jugement ? Assurément, réplique Mgr Farges, « le jugement est
seul capable de cette vérité réfléchie et parfaite qu'on appelle de
second degré. Mais elle n'est pas la seule qui importe. L'intuition
de l'idée dans le concret, l'intuition du concret lui-même dans la
nature sensible sont susceptibles aussi de vérité, sinon explicite et
parfaite, du moins implicite et imparfaite ; car elles contiennent
implicitement un jugement, comme S. Thomas l'a finement observé.
Un portrait, en tant que portrait, doit être vrai ou faux. En ce

(") Comment il faut réfuter Kant, dans Rev. Hum., 1907. p. 360.
(") Ibid., p. 359.
(") Réponse de M. l'abbé Farges à M. l'abbé Sentroul, p. 681.
228 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

sens, nous pouvons dire, après saint Thomas, que les images et
les idées sont vraies ou fausses : Et ideo bene invenitur quod sensus
est verus de aiiqua re, vel intellectus cognoscendo quod quid est.
Veritas quidem igitur potest esse in sensu, vel in intellectu cognos-
cente quod quid est » (*3).
Ainsi, c'est à la perception sensible qu'on est ramené, lors
qu'on cherche le point de dissension entre l'objectivisme et le sub-
jectivisme : celui-ci prétend que nous ne dépassons pas nos modi
fications internes, celui-là affirme que nous communiquons immé
diatement avec un non-moi. Comment trancher le débat sur le
terrain de la sensation ?
L'objectivisme constate un fait : nous avons une intuition im
médiate du réel concret. « Lorsque je revois un ami après une
longue absence ; que je presse ses mains dans mes mains avec
émotion ; que je l'embrasse dans une étreinte mutuelle ; que je
contemple ses traits altérés par la maladie ou le voyage ; que je
l'interroge sur ce qui lui est arrivé, et qu'il me répond par une
narration qui me captive pendant des heures entières, — n'est-il
pas évident qu'il y a alors une vraie communication entre lui et
moi, entre le sujet sentant et l'objet senti ? Je donne et je reçois ;

(**i Comment il faut réfuter Kant, p. 360. A quoi Mgr Sentroul répond :
c En faisant remarquer que M. Farges aurait dû mettre des points de sus
pension entre les mots quod quid est et le premier mot de la phrase suivante :
Veritas...
■ Ensuite, en remplaçant le point final de cette citation par la virgule qui
s'y trouve en effet, et en ajoutant ce qui suit immédiatement jusqu'à la fin d«
l'article: « , ut in quadam re Oera, non autem ut cognitum in cognoscente ; quod
importât nomen veri. Perfectio enim intellectus est verum ut cognitum. Et ideo,
PROPRIE LOQUENDO, veritas est in intellectu componente et dividente ; NON aUTEM
IN SENSU NEQUE IN INTELLECTU COGNOSCENTE QUOD QUID EST. Et per hoc patc!
solutio ad objecta ».
« Et les objections auxquelles saint Thomas fait allusion dans sa dernière
phrase sont tout juste celles de M. Farges. Voilà ce que saint Thomas a " fine
ment observé " » (Le subjectivisme kantien, p. 500).
Mgr Farges, peu satisfait de ce reproche de mutilation de texte, répond que
« ce reproche n'est pas sérieux ». La mutilation de sens est plus grave que l'abré
viation d'une citation ; or la vérité du jugement « n'est pas la seule qui existe et
qui puisse être ainsi nommée, au sens large, ni la seule qui importe au critique,
d'autant que dans tout acte d'intuition il y a jugement implicite d'existence ou
de possibilité » (Réponse de M. l'abbé Farges, p. 678, note).
ALBERT FARGES 229

je vois et je suis vu ; j'entends et je suis entendu ; je touche et je


suis touché. Et si par hasard je rêvais, ne pourrais-je pas distinguer
au réveil, d'avec une entrevue imaginaire, cette entrevue réelle où
je communique réellement, face à face et coeur à coeur avec mon
ami .. (") ?
Une objection, une seule, est sans cesse reprise par les subjec-
tivistes, et, à leur suite, par Mgr Mercier et Mgr Sentroul : « Com
ment, nous disent-ils, le sujet sentant pourrait-il sortir hors de lui-
même, hors de sa peau, pour atteindre l'objet extérieur ? » ,47).
On ne nie pas un fait quand on ne peut l'expliquer, répond
Mgr Farges. L'explication, d'ailleurs, n'est pas du tout introuvable :
Aristote et saint Thomas en ont fourni une qui satisfait toutes nos
exigences : c est la théorie métaphysique de l'action transitive ; elle
s exprime en deux mots : l'action de l'agent est dans le patient ,45).
Explicitons-la quelque peu.
Dans 1 action transitive, l'agent et le patient communient à un
même acte ; celui-ci est « la résultante d'un double co-principe,
l'un actif, l'autre passif, — qui opèrent simultanément, car il n'y
a jamais de passion sans action, ni d'action extérieure sans une
passion correspondante... L'action de l'agent n'émigre donc pas
dans le patient ; au contraire, elle ne peut exister que simultané
ment dans le patient et l'agent, réunis par le contact en un seul
tout complet » ,4*). La sensation n'est donc pas une action ; elle
est la perception d'une action étrangère. Qu'on veuille le remarquer :
le terme direct de cette perception n'est pas l'état de passivité
dans lequel se trouve le sujet, c'est l'objet même qui agit ; ré-
flexivement sans doute, ce terme est la passion, image renversée
de l'action. « Lorsque je palpe un relief, c'est le relief que je per-

(**) La crise de la certitude, p. 34.


(") Ibid , p. 35. Cfr aussi Réponte de M. l'abbé Farges, p. 683.
"*1 La théorie de l'action transitive constitue une des pièces maîtresses de
1* doctrine de Mgr Farges. L'auteur l'a souvent reprise dans les articles déjà
cités, ainsi que dans d'autres travaux. Cfr Etudes philosophiques: Théorie fonda
mentale de l'acte, de la puissance, du moteur et du mobile, 1887; L'union du
sujet et de l'objet dans la perception des sens externes, dans Reo. de Phil., t. 14
(1909). pp. 376-397; Discussion, dans Reo. de Phil., t. 20 (1912), pp. 180-185;
Théorie de la perception immédiate des sens externes, d'apre» Aristote et S. Tho
mas, dans Reo. thom., t. 24 (1919). pp. 297-341.
(") La crise de la certitude, p. 37.
230 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

çois d'abord et non la passion du doigt qui est en creux » ,s01. La


passion n'est pas l'objet perçu, id quod, mais seulement le moyen,
id quo, de l'union immédiate de l'agent et du patient ainsi que
de l'intuition immédiate de l'action. S'il est vrai que l'action de
l'agent est dans le patient, le patient n'a plus besoin de sortir
« hors de sa peau ». de franchir un abîme, de jeter un pont pour
passer du subjectif à l'objectif : au moment de l'action et de la
passion, sujet et objet se compénètrent en un acte commun dont
nous avons conscience : le moi a l'intuition immédiate du non-moi,
du réel.
Telle est, d'après Mgr Farges, la théorie qui permet de réfuter
victorieusement le subjectivisme : elle rend inutiles les essais des
néokantiens et des disciples de Newman qui veulent appuyer la
certitude de nos connaissances sur un acte libre de la volonté, et
qui proposent un volontarisme, un pragmatisme ou un dogmatisme
moral. La vieille théorie d'Anstote permet d'affirmer qu'une certi
tude véritablement objective existe, car nous avons une intuition
du réel donné à la sensation.
Après avoir prouvé l'existence de la certitude objective, l'au
teur passe à l'étude des critères ou des instruments de la certitude ;
après cet examen détaillé, il recherche quel est le critère fonda
mental. Ce critère, c'est l'évidence, c'est-à-dire la visibilité de ce
qui est ; sa notion complète comprend trois éléments : un objet,
sa visibilité, et la vision du sujet. La théorie de l'action transitive
permet de comprendre l'objectivité de l'évidence. En effet, l'être
agit comme il est ; l'action physique d'un objet extérieur est donc
l'expression naturelle de son être : lorsque le sujet organique saisit
en lui-même par une intuition immédiate, « cette action étrangère,
qui le frappe et le pénètre, il en prend conscience ; et percevant
la visibilité même de cet objet, il éprouve le phénomène de l'évi
dence objective, avec celui de la certitude qui en découle. Sa
conscience, enveloppant à la fois le moi et le non-moi, il est aussi
sûr de l'existence de cette action étrangère qu'il sent en lui-même,
que de sa propre existence » ,51). Le principe fondamental : l'action
de l'agent est dans le patient, éclaire donc le mécanisme de la

(**) Comment il faut réfuter Kant, p. 363.


(") La crise de la certitude, p. 314.
ALBERT FARGES 231

connaissance sensible. Pour Mgr Farges comme pour le P. Gény,


l'objectivité des idées résulte de celle des sensations : le sensible,
dit l'auteur, possède, outre son aspect extérieur et physique, un
aspect intérieur et idéal, qui tombe sous l'intuition abstractive de
l'intelligence ; et le lien de deux idées participe à l'objectivité des
termes qu'il unit (5ï). Ainsi, le problème de l'objectivité de l'évi
dence se pose et se résout en définitive sur le plan de l'appré
hension sensible.
Comme dans les anciens traités, la dernière partie de La Crise
de la certitude est consacrée à la question de méthode. L'auteur
y étudie l'utilité d'un doute universel au seuil de la philosophie,
les diverses sortes de méthodes qui se présentent (méthode mathé
matique, méthode expérimentale, méthode des sciences morales)
et les espèces de certitudes propres à chaque discipline. Ainsi, il
fixe le point de départ de la science certaine, les directions à prendre
dans son élaboration, les résultats auxquels on parvient. Nous nous
attacherons uniquement à la question du point de départ.
Faut-il commencer la recherche de la vérité « en doutant réelle
ment et sérieusement de tout, même des choses évidentes et de
l'évidence elle-même » (53) ? Non, dit Mgr Farges, car c'est impos
sible et, de plus, un tel doute ne constituerait pas un point de
départ, mais un état définitif dont il est illusoire d'espérer sortir.
Faut-il débuter « en agissant comme si l'on doutait, c'est-à-dhe
en doutant fictivement et méthodiquement de tout, même de l'évi
dence, ou faut-il réserver et soustraire au doute universel, un ou
plusieurs principes premiers » ('"" ? Pour trancher cette seconde
question tant débattue par les philosophes, Mgr Farges distingue
deux points de vue, dont la confusion, dit-il, mène et a mené à de
fâcheux malentendus : ou bien le philosophe cherche à découvrir
la vérité, ou bien il se propose de la démontrer aux autres, après
l'avoir découverte : méthode d'invention ou méthode de démons
tration.
Dans la « méthode d'invention », dit Mgr Farges, nous devons
revenir à l'état primitif de la « table rase », faire abstraction des
certitudes de notre vie passée et « marquer pourquoi et comment

(") Ibid., pp. 314-315. ("i Ibid., p. 340.


1") Ibid.. p. 341.
232 LA DISCUSSION DE L' ANCIEN DOGMATISME

chacune de nos certitudes, spontanées ou acquises, est venue s'y


graver d'une manière si profonde et si indélébile, qu'aucun doute
réel ne peut les ébranler » (''). Dans cette méthode, il faut accepter
le doute universel initial ; loin de nous mener au scepticisme, un
tel doute montrera que l'évidence objective est bien le critère de
nos certitudes. Sur ce point, Mgr Farges est — tacitement —
d'accord avec Mgr Mercier, du moins quant à sa pensée profonde :
de part et d autre, on recommande la même attitude de critique
intégrale, seule la terminologie diffère (56). Le même accord — tou
jours non déclaré — se manifeste sur l'attitude à prendre en face
de l'ancien dogmatisme. Avant l'examen critique, dit Mgr Farges,
« nous nous imposons même de ne rien préjuger, ni pour ni contre
l'aptitude naturelle de nos facultés cognitives. C'est seulement après
les avoir vues à l'oeuvre, après les avoir surprises en action de
connaître avec pleine évidence, que nous les jugeons définitivement
capables d'agir, de connaître, et de justifier cette adhésion irrésis
tible que, bon gré mal gré, nous arrache ce qui est l'évidence
même » (").
Si la « méthode d'invention » recommande l'emploi d'un doute
méthodique universel, il n'en va pas de même de la « méthode
de démonstration ». En effet, « pour discuter avec un adversaire
ou un disciple, il faut nécessairement partir de vérités déjà admises
par les deux parties, de principes premiers déjà démontrés ou
accordés, et capables de servir de prémisses à notre démonstration,

(") Ibid., p. 342.


,5•) Ibid., pp. 343-344, Mgr Farges écrit: «On nous demandera peut-être si
cette abstraction mérite bien le nom de doute. N'est-elle pas plutôt une simple
abstention de tout parti pris, pour rendre notre examen absolument impartial ?
Mais cette question de mots nous touche fort peu, si l'idée qu'ils expriment est
juste. Toutefois, si une telle abstention n'est pas un doute positif, provenant d'une
raison positive de douter, elle est bien un doute négatif, provenant d'une igno
rance voulue et fictive de toutes nos certitudes spontanées. Or ce doute, à la fois
négatif et fictif, s'est bien étendu, comme on le voit, à toutes les vérités connues,
sans exception, même à l'évidence; et, en ce sens, c'est bien un doute universel
qui a été pris pour point de départ ». Si l'auteur ne fait pas allusion ici à la
Critériologie de Mgr Mercier, le mot allusion n'a plus de sens. Or, pas plus ici
qu'ailleurs, Mgr Mercier n'est cité. Il semble que Mgr Farges ait systématiquement
évité d'indiquer sa source, lorsque cette source est Louvain.
(") La crise de la certitude, p. 345.
ALBERT FARGES 233

de telle sorte que la thèse à prouver soit déjà une conclusion im


plicitement contenue dans ces principes » (5*). Or un triple postulat
sous-tend toute démonstration : le fait de notre propre existence, en
lant que sujet raisonnable et capable d'atteindre la vérité ; l'exis
tence d'objets intelligibles ; enfin, un critère, l'évidence. « Au fond
et malgré des nuances qui nous séparent, avoue Mgr Farges, telle
est aussi la pensée des maîtres qui ont traité cette question, notam
ment de Balmès et de Tongiorgi » |56).
L'auteur est-il vraiment revenu à la théorie de Tongiorgi ? Pour
Tongiorgi, on se le rappelle, les trois postulats fondamentaux sont :
1 existence du moi, le principe de contradiction et l'aptitude au
vrai. Or voici les « nuances » que Mgr Farges découvre entre sa
position et celle du Balmès italien. Le troisième principe de Ton
giorgi, dit-il, « rentre dans le premier et ne fait qu'un avec lui ».
Ce n'est pas u le fait matériel de mon existence, mais de mon exis
tence en tant que sujet capable de penser juste et d'atteindre ce
qui est, qui importe et qu'il faut supposer accordé dès le début m (60) ;
pratiquement donc, l'auteur rejette la nécessité du « fait premier »
tel que l'entendait Tongiorgi, à savoir de l'existence du sujet sub
stantiel. Le second postulat de Tongiorgi correspond au critère
d'évidence accepté par Mgr Farges ; mais la correspondance est
bien imparfaite, car, pour ce dernier, l'évidence inclut l'ordre des
existences, alors que l'évidence balmésienne, admise par Tongiorgi
sous la forme du principe de contradiction, se restreint à l'ordre
du possible et constitue plutôt une condition sine qua non qu'un
critère positif et suffisant. Enfin, Tongiorgi ignore le second postulat
de notre auteur (l'existence d'objets intelligibles), et Farges le lui
reproche.
A ne considérer que la nature des trois vérités qui sous-tendent
toute démonstration, on peut dire que la position de Farges se ra
mène à celle de Tongiorgi, à quelques « nuances » près ; avant
Farges, Lepidi et Rickaby avaient vu dans la théorie des trois
vérités primitives l'affirmation des trois éléments essentiels à toute
connaissance : un Cogito, un objet connu, un critère. Mais, en
réalité, l'auteur ne mérite pas « le reproche de dogmatisme exagéré

("i Ibid.. p. 345. (") Ibid., p. 349.


(«*) Ibid., pp. 349. 350.
234 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

que certains ont adressé à Balmès et à Tongiorgi » "1), parce que,


pour lui, ces trois vérités fondamentales ne sont pas primitives.
Elles constituent « le minimum requis par les lois de la pensée hu
maine, dans tout exercice de raisonnement, soit pour l'attaque,
soit pour la défense » ; elles conditionnent une méthode, la mé
thode de démonstration. Et si les adversaires n'admettent pas ces
trois vérités avant toute discussion, cette méthode est inutilisable.
Mais, dans ce cas, nous pouvons toujours employer la première
méthode, la méthode d'invention : « Nous dirons à ces adversaires
de vouloir bien faire un examen de leur conscience, sans rien pré
juger à l'avance, ni pour ni contre l'existence de nos trois postu
lats, comme il convient au spectateur impartial. Ils les y trouveront
gravés tous les trois en caractères lumineux. Or pour constater ce
triple fait de conscience, il n'y a plus à raisonner, mais à voir ;
et pour les comprendre et les justifier, il leur suffira encore d'exa
miner attentivement comment, sur cette table rase ou page blanche,
qu'était leur esprit au début de leur existence, ces trois faits y ont
été peu à peu gravés d'une manière indélébile ». Par la méthode
d'invention, les trois vérités fondamentales apparaissent non plus
comme trois postulats, mais comme « trois réalités vues à l'oeuvre
et saisies dans le vif de la conscience humaine » (62).
Les deux méthodes distinguées par Mgr Farges ne se présentent
donc pas comme équivalentes ; elles se complètent au lieu de
s'exclure ; et puisque la méthode de démonstration est subordonnée
à la méthode d'invention, celle-ci constitue seule la démarche ab
solument primitive de la réflexion philosophique. Si l'auteur croit
devoir, non réfuter, mais « compléter » ou « nuancer » la théorie
de Balmès et de Tongiorgi, on conviendra cependant qu'il en nie
la prétention foncière, celle d'être le dernier point d'appui de toute
certitude. Sa position est donc plus proche qu'il ne l'avoue de
celle de Mgr Mercier.

(") Ibid., p. 353. C'est ainsi, croyons-nous, qu'est cité Mgr Mercier. Pour
mentionner la discussion que Mgr Mercier soutint avec le P. Potvain, au sujet
de la théorie des trois vérités primitives, en 1896-1897, l'auteur cite le P. Potvain.
et anonymement t la réponse Revue néo-scolaslique, févr. 1897 » (La crise de la
certitude, p. 354, note).
(") La crise de la certitude, pp. 352-353.
L'INFLUENCE DE MGR MERCIER EN ITALIE 235

ARTICLE IV

L'influence de Mgr Mercier en Italie

En 1909, un groupe de penseurs catholiques italiens se préoccu


pait vivement d'ouvrir à la jeunesse les sources d'une culture nou
velle, qui sauvegardât les valeurs religieuses, morales et nationales.
A la tête de ce groupe se trouvait le P. Agostino Gemelli, récem
ment converti et entré dans l'Ordre franciscain ; à côté de lui, un
philosophe de grand mérite, professeur à l'Université Royale de
Milan, Giulio Canella.
Bien que l'idéalisme hégélien commençât à prendre un regain
d'actualité grâce à Croce et Gentile, la pensée philosophique était
encore entraînée, à cette époque, par le courant positiviste. On
n avait plus, sans doute, pour la science positive, l'engouement
des années 1880 ; on avait appris à douter des théories et des
hypothèses scientifiques, mais on gardait confiance dans l'expérience
sensible qui leur servait de fondement.
Les catholiques italiens désiraient répandre une philosophie
plus riche que celle de Comte. L'éclatant succès de Mgr Mercier
à Louvain témoignait de la vitalité de l'ancienne doctrine scolas-
tique, mise en rapport avec les sciences modernes ; aussi est-ce
vers Louvain que le P. Gemelli tourna les yeux. Ne pouvant fonder
un institut d'enseignement, il voulut propager le thomisme par une
revue, la Rivista di Filosofia Neo-Scolastica, qui prendrait modèle
sur sa soeur aînée, la Revue néo-scolastique de Louvain. Le premier
numéro parut en avril 1909. A ce moment, la collaboration avec
Louvain est étroite : la Rivista insère des articles de Mgr Sentroul
et de Mgr Noël, elle reproduit le « Sommaire idéologique » annexé
à la Revue, elle communique le programme des cours professés à
l'Institut Supérieur de Philosophie. Dans les deux écoles, les pro
blèmes sont communs, les aspirations identiques ; est-il étonnant
que les solutions soient apparentées ?
De 1909 à 1914, on trouve dans la Rivista plusieurs études sur
le problème de la connaissance ; elles reprennent la question exac
tement au point où Mgr Mercier l'avait laissée. Dans le « Gruppo
236 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

di Studiosi » réuni par le P. Gemelli, deux camps se dessinèrent


bientôt : G. Canella et Mgr G. Tredici, d'une part, reprirent à leur
compte les thèses fondamentales de la Critériologie ; le capucin
M. Gentile, L. Necchi, Mgr A. Masnovo, Mgr F. Olgiati, d'autre
part, adoptèrent des positions qui, parfois, rappelaient l'ancien dog
matisme, mais, le plus souvent, s'inspiraient de La Crise de la
certitude de Mgr Farges. Et, de fait, la divergence de vues entre
Mgr Farges et Mgr Sentroul fut l'occasion des premiers écrits épis-
témologiques. Canella prit ouvertement parti pour la nouvelle cri
tériologie dans deux articles : // punto di partenza nel problema
criteriologico (1) et Gli elementi di fatto per la soluzione del pro
blema criteriologico fondamentale (2). Une discussion s'ensuivit (3l,
dont nous reprendrons les éléments dignes d'être notés.
La difficulté devant laquelle se trouvent les disciples italiens
de Mgr Mercier est la même que celle qu'ont rencontrée les autres
défenseurs de la Critériologie : la position du problème, l'attitude

Cl Dan» La Scuola cattolica, t. 13 (1908), pp. 469-482 et 581-597.


i*) Dan» Rio. di fil. neo-sco/., t. I (1909). pp. 97-119.
(*) En voici les principaux document». M. GENTILE, A proposito del problema
criteriologico, dans Rivista di filoaofia neo-scolattica , t. 2 (1910), pp. 83-85: réponse
de G. Canella, ibid., 1910, pp. 86-87. L. Necchi se rapproche de l'ancien dogma
tisme dans A ntecedenti necessarii [A proposito del problema criteriologico fonda
mentale), ibid., 1910, pp. 176-181. Le hollandais J. Van Beurden, — qui avait
pris parti pour Mgr Beysens dan» sa discussion avec le P. Ermers, — insère
quelques remarques dans la revue italienne: Ancora a propoaito del problema
criteriologico fondamentale, ibid., 1910, pp. 480-489. M. Gentile réaffirme son
point de vue: Nuove osscrvazioni su/ problema criteriologico, ibid., 1910. pp. 489-
493. Mgr G. Tredici résume la discussion et en. tire les conclusions dans Ancora
il problema criteriologico fondamentale, ibid., t. 3 (1911), pp. 546-551. Mgr F. Ol
giati se range du côté de Mgr Farges et de M. Du Roussaux, contre l'Ecole de
Louvain, dans Note su/ problema delia conoscenza, ibid., t. 4 (1912), pp. 382-394.
Mgr A. Masnovo critique la définition de la vérité donnée par Mgr Mercier: La
verità ontologica e la verità logica secondo il Card. Mercier, ibid., t. 4 (1912),
pp. 20-30 et t. 5 (1913), pp. 152-160; il prétend que l'ordre des problèmes adopté
par Mgr Mercier conduit à un « subordinatismo idealista » (p. 9), dans II pro
blema criteriologico. Le prime mosse, ibid., t. 6 (1914), pp. 5-12. M. De Wulf,
professeur à Louvain, répond: La notion de oéritê dan» la Critériologie du Car
dinal Mercier, dans Reouc n&o-acolastique de philosophie, t. 21 (1914), pp. 231-236.
Mgr G. Tredici résume une nouvelle fois la controverse dans Una discussione
intorno al problema criteriologico secondo la scuola di Lovanio, dans Riv. di fil.
neo-sco/., 1914, pp. 335-342.
JULES CANELLA 237

de sincérité radicale, la définition de la vérité, tout cela semble


valable dans un ordre purement idéal ; mais un tel ordre a-t-il
une consistance quelconque ? et comment passer de l'idéal au
réel ?
On se rappelle l'importance reconnue par la Critériologie aux
h données du problème » ; or, nous le remarquions plus haut, ces
données, à savoir : la possibilité de la réflexion, l'existence de réa
lités au moins internes, — justifiées chez Balmès par le critère de
la conscience, — ne sont pas critiquement garanties chez Mgr Mer
cier. N est-ce pas par là que la « réalité actuelle », soi-disant écartée,
se trouvait partout présente, sous-tendant pour ainsi dire les con
structions idéales ? Une des premières évidences ne porte-t-elle pas
sur la réalité existentielle de notre pensée en acte ? et n'entraîne-
t-elle pas la certitude irréfragable de la valeur de cette pensée ?
Telle est, nous semble-t-il, la difficulté fondamentale que présentent,
bien maladroitement sans doute, les partisans de l'ancien dogma
tisme et de Mgr Farges.
Vous prétendez, disent-ils, vous mettre dans un état de doute
méthodique ou d'abstention, quant à l'aptitude de votre raison à
connaître. Mais vous admettez qu'il y a des connaissances spon
tanées et que vous avez le pouvoir de réfléchir sur ces connais
sances. Ce pouvoir est réel ; il suppose donc un esprit libre qui
l'exerce. C'est là la première certitude dont vous devez partir ;
elle rend contradictoire l'état de doute dans lequel vous vouliez
vous placer (4).
Cette objection, avoue Canella, est spécieuse. Mais, selon lui,
il est légitime de considérer l'acte de réflexion comme un fait évi
dent, attesté par l'expérience interne, sans le regarder du même
coup comme l'expression d'un pouvoir réflexif et libre. Sans doute,
un acte suppose un pouvoir, et un pouvoir exige un sujet, mais on
peut négliger ces inductions, tout comme on peut ignorer la ma
nière dont le courant électrique se propage dans un fil, alors même
qu'on constate avec la certitude la plus entière l'éclat de la lu
mière "). On le voit : Canella dénoue la difficulté en interposant
un raisonnement strict entre la saisie de l'acte de connaître et celle
du sujet qui le supporte. .

'" Gli dementi..., dan» Riv. di fil. neo-scol., 1909. p. 108.


'51 Ibid., pp. 109-110.
238 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

Mais une seconde objection ranime la première. La réflexion,


enseignait Mgr Mercier, doit porter sur le jugement idéal ; elle
peut en reconnaître l'objectivité, avant même de s'être assurée de
la valeur des termes unis. Canella reprend la même thèse et justifie
le point de départ choisi. Seul le jugement idéal, dit-il, est par
faitement soumis à l'emprise de la réflexion, car lui seul unit des
termes universels, immanents à la conscience. Dans un jugement
d'expérience, au contraire, un des termes, à savoir le réel, est
« arbitraire » : l'objet sensible n'étant donné que par sa représen
tation, la réflexion ne peut pas affirmer l'identité de la représen
tation et de l'objet représenté "). Quant au jugement idéal, son
objectivité est indépendante de la « réalité objective » des concepts
qu'il déclare identiques, au point qu'on peut émettre des jugements
vrais, dont les termes sont formellement connus comme imagi
naires (7). A ces thèses, on objecte : les concepts entre lesquels
vous prétendez trouver un lien absolu, indépendamment de toute
expérience, ces concepts sont abstraits, ils sont obtenus au terme
d'une élaboration psychologique. En les abstrayant, le sujet ne les
a-t-il pas « déformés » ou modelés suivant sa constitution propre ?
Comment peuvent-ils servir de matière à une étude critique ? Ne
faut-il pas au préalable montrer l'objectivité des sensations dont ils
sont tirés, — ou prouver l'aptitude du sujet à former des concepts
fidèles ?
Sans doute, répond Canella, nos concepts ont une histoire et
la critériologie dépend de quelque façon de la psychologie. Mais
nous pouvons laisser de côté l'aspect psychologique du problème
des concepts et considérer uniquement l'aspect critériologique, qui
en est formellement distinct. Pour parler d'un concept, il n'en faut
pas connaître la genèse : le critériologue n'est pas un enfant au
berceau, son esprit n'est pas une table rase ; il est en possession
de nombreux jugements et il s'interroge sur leur valeur. Or il est
vain de rechercher l'objectivité des concepts en eux-mêmes, car.
pour le faire, il faut recourir à des jugements ; de plus, les con
cepts ne sont en eux-mêmes ni vrais ni faux ; enfin, un rapport
peut être vrai ou faux, alors qu'il unit des termes indifférents à
la vérité ou à l'erreur, car le rapport est formellement autre que

(*) Ibid., p. 110. note. O II punto.... p. 593.


HYACINTHE TREDICI 239

.es termes ,,). L'objet premier de la réflexion critique doit donc


être, comme Mgr Mercier l'a établi, le jugement, — et le jugement
idéal.
Une fois reconnue l'objectivité des principes idéaux, Canella
montre la réalité du monde extérieur en appliquant aux sensations
passivement subies le principe de causalité.
On le voit : les réponses de Canella reproduisent celles que
Mgr Sentroul faisait à Mgr Farges ; elles se ramènent à revendiquer
l'indépendance critériologique de l'ordre idéal par rapport au monde
des faits, et à rejeter comme prématurée toute recherche critique
sur les données du problème.

Mgr Tredici présente en général une théorie analogue à celle


de Canella, mais il s'écarte de celui-ci sur un point important.
11 en fait l'aveu sincère : la Critériologie suppose sans cesse la véra
cité de la conscience, non pas, sans doute, comme un postulat
inévident et explicitement reconnu, mais comme implicitement con
tenue dans les faits qui constituent les données du problème. Ac
cepter la véracité de la conscience, ce n'est pas admettre l'apti
tude au vrai. La conscience ne peut être fausse, parce qu'elle se
borne à témoigner de l'existence des faits internes ; on ne peut en
dire autant de l'expérience externe : à la réflexion, celle-ci n'appa
raît pas du tout comme indiscutablement certaine : l'idéalisme et
l'agnosticisme en font foi.
Mgr Tredici double donc le critère de l'évidence abstraite des
principes idéaux par celui de la conscience ; sa conception marque
un retour de la Critériologie vers la conception balmésienne et
réalise, croyons-nous, un progrès qui mérite d'être signalé (•).

Dans l'ensemble, la doctrine de Mgr Mercier n'a connu, à cette


époque, en Italie, que des défenseurs trop fidèles et des adversaires
mal informés : aucun vrai critériologue ne se remarque, ni parmi
les uns, ni parmi les autres. Les préoccupations, d'ailleurs, ne por
tèrent pas longtemps sur la problématique de la Critériologie : dès

m Gli dementi.... pp. 115-117.


* G. TREDICI, Ancora il problema criteriologico fondamentale, dans Riv. di
fU. neo-col., 1911, pp. 548-551.
240 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME

1912, le comité de la Rivista proposa d'orienter les travaux vers


la discussion de l'idéalisme, dont l'importance devenait prépondé
rante dans la péninsule (,0).

Conclusion

De 1885 à 1914, une nouvelle orientation est apparue dans


l'épistémologie néothomiste. Elle s'est parfois manifestée de ma
nière audacieuse en combattant ouvertement l'ancien dogmatisme,
mais, de façon générale, elle a tenté un compromis avec l'épis
témologie du XIXe siècle. On peut, nous semble-t-il, résumer comme
suit les résultats acquis au terme de ces trente années de discussion :
En ce qui concerne la position même du problème critique,
on admet généralement, vers 1914, qu'il faut adopter une attitude
très sincère. Au moment d'entreprendre la recherche, il faut bannir
toute crainte de ne pas aboutir. On ne doit pas, dès l'abord, poser
certaines affirmations incontrôlables, certains postulats, dont la mise
en discussion risquerait d'entraîner le scepticisme. On doit, au
contraire, s'efforcer de « convaincre » le sceptique : un débat (sinon
un raisonnement) est possible, même avec lui. Pour cela, il faut
« s'abstenir » de rien préjuger quant à la valeur de nos facultés
cognitives ou quant à notre aptitude au vrai ; d'après certains au
teurs, cette abstention peut s'appeler un doute réel universel, et
ce doute est méthodique à condition d'être négatif et utile. Le
doute initial de la critique ne porte pas sur l'existence de la cer
titude, mais sur son fondement, sur sa légitimité ou sur sa valeur :
il a pour objet la « vérité ». Seule, une réflexion spirituelle peut
le résoudre ; la critique est donc une entreprise réflexive, qui a
pour but de justifier ou de mettre en lumière la vérité de nos con
naissances, et en même temps de préciser la nature de la vérité.
En ce qui regarde la solution du problème ainsi posé, l'accord
est loin d'être réalisé. Sans doute, personne ne contrôle plus indis
tinctement nos divers « moyens de connaître » avec la seule aide

(") Le P. Gemelli en avertit l'Ecole de Louvain dans Une orientation nou


velle de la scolastique. Revue néo-scolastique de Philosophie, t. 19 (1912), pp. 549-
554. M. De Wulf répond: Faut-il changer l'orientation de la néo-scolastique ?
(ibid., pp. 555-558).
CONCLUSION 241

du bon sens ; personne ne s'attarde plus à l'examen du sens com


mun, de la mémoire, de l'autorité ou du raisonnement. On fait un
tri dans les connaissances, au lieu de les envisager en bloc, et
ion s'arrête, dans la partie fondamentale de l'épistémologie, à la
sensation, à l'idée abstraite et au jugement. Mais une nouvelle
antinomie s'est révélée, celle de l'expérience et de la raison, et
les voies par lesquelles on cherche à la résoudre sont multiples.
Dans une position, on opte pour l'intelligence, dans une autre pour
la sensation externe, dans une troisième pour une expérience pé
nétrée de raison, dans une dernière, enfin, pour une saisie méta
physique qui transcende à la fois le fait et l'idéal. Et dans chacune
de ces positions, la « vérité », qui est la valeur de la connaissance,
se définit d'une manière différente ; dans chacune, la valeur du
jugement, la valeur de l'idée, la valeur de la perception, expriment
à des degrés divers la valeur de notre connaissance. En particulier,
les deux étapes de la Critériologie générale, qui assurent, l'une, l'ob
jectivité des jugements idéaux, l'autre, la réalité objective des termes
de ces jugements, n'ont pas, chez tous les auteurs, la même signi
fication, ni la même importance relative.
Nous arrivons ainsi à cette conclusion, paradoxale en appa
rence : tandis que l'on constate entre les philosophes néothomistes
un accord de plus en plus net dans la manière de poser le problème
critique, on doit noter une divergence de vues de plus en plus pro
fonde dans la manière de le résoudre.
CHAPITRE III

L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE
DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
A L'AUBE DU XXe SIÈCLE

Au début du XX* siècle, des courants philosophiques complexes


orientèrent l'épistémologie thomiste dans des voies nouvelles. Les
« philosophies de l'action » firent mieux saisir les rapports étroits
qui unissent l'intelligence et la volonté, les « philosophies de l'in
tuition » aidèrent à mieux comprendre et à mieux justifier la valeur
ontologique de notre connaissance abstractive.
Dans les milieux thomistes, on considéra généralement H. Berg
son et M. E. Le Roy comme les défenseurs attitrés de l'intuition ;
parmi les partisans de l'action, on compta M. Blondel, A. Balfour
et W. James, aussi bien que les franciscains néoscotistes et les
disciples de Newman. On vit dans Bergson et Blondel les chefs de
file des novateurs, on découvrit entre eux de frappantes similitudes,
et on les rapprocha tous deux de Kant. Notons qu'à cette époque
des auteurs non thomistes caractérisaient de la même façon ces
nouvelles philosophies. A l'instar de Kant, écrivait en 1902 A. Le-
clère, Bergson et Blondel dédaignent l'objectivisme vulgaire et naïf
qui prend le monde apparent pour le monde absolument réel ;
« ils commencent par supposer totalement " artificiel " le travail
spontané de la perception et le travail réfléchi de l'entendement ;
ils commencent même par supposer entièrement subjectif l'ensemble
des matériaux donnés dans la conscience et qu'interprètent ensuite
la perception et l'entendement » ; ils prennent leur point d'appui
dans le sujet, ils s'enferment en eux-mêmes : l'affirmation de l'« im
manence » est leur doctrine fondamentale et leur méthode d'inves
tigation. Quant aux conclusions d'ordre épistémologique, quant à
LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 243

la valeur reconnue à la science et à la métaphysique, l'analogie


de la méthode « extra-logique » des novateurs est frappante et
avouée : « il est, en effet, également extra-logique de poser la réa
lité du sensible et la vérité du rationnel en le faisant au nom de
l'action, en soutenant que notre action est créatrice de réalité et
de vérité, en montrant dans le sentiment et la volonté les colla
borateurs constants de la raison, comme le fait M. Blondel, et de
tirer le rationnel scientifique du vouloir-vivre seulement, de poser
le réel en soi comme l'objet d'une intuition extra-scientifique et
purement contemplative, comme le fait M. Bergson » (". Bien qu'une
telle appréciation ne soit pas reprise par tous les philosophes, ni
par tous les auteurs néothomistes, il reste cependant que les disciples
de Blondel se trouvent être aussi, très souvent, ceux de Bergson
et, réciproquement, que les adversaires de Bergson étendirent leur
défaveur à Blondel.
Nous ne ferons pas l'étude détaillée des diverses influences
qu'ont subies les philosophes néothomistes, à l'aube du XXe siècle ;
nous montrerons plutôt, de façon positive, comment leur épistémo-
logie s'est enrichie par les discussions de l'heure. Pour fixer l'orien
tation générale de chaque position, il nous suffira d'indiquer quelle
fut la préoccupation dominante de chaque auteur, au début de
sa carrière philosophique. Et nous pourrons utiliser toutes les oeuvres
d'un même auteur, même celles qui furent écrites à une date toute
récente, car l'histoire montre que la première orientation d'une
pensée en est d'habitude l'orientation fondamentale.
Nous étudierons d'abord la position du P. Gardeil en face de
la philosophie de l'action ; ayant ainsi pris un premier contact avec
la problématique blondélienne, nous résumerons les épistémologies
du P. Maréchal et du P. Rousselot, et nous y opposerons la façon
de voir du P. de Tonquédec. Nous examinerons enfin les réponses
faites à Bergson et à M. Le Roy par le P. Garrigou-Lagrange et par
M. Maritain.

1,) Albert LECLÈRE, Le mouvement catholique k""i1"> «n France à l'heure


prétente, dans Kantttudien, t. 7 (1902). pp. 313-314.
244 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

ARTICLE PREMIER

. Le P. Gardeil et la philosophie de l'action

L'oeuvre théologique du P. Gardeil ,2) est très considérable.


Outre les nombreux articles qu'il publia depuis 1893 dans la Revue
thomiste, tout le monde connaît la trilogie formée par La crédi
bilité et l' apologétique (3), Le donné révélé et la théologie (4), La
structure de l'âme et l'expérience mystique (5). Le P. Gardeil s'est
également occupé du problème critique ; de !909 à 1911, il donna
même, à l'école du Saulchoir, un enseignement suivi sur l'épisté-
mologie. Malheureusement ses notes sont pour la plupart demeurées
manuscrites. Nous ne connaissons sa position que par quelques do-

(*) Le P. Ambroise Gardeil (1859-1931) fit ses études au couvent dominicain


de Flavigny (Côte d'Or). En 1893, il participa avec le P. Coconnier, le P. Man-
donnet et le P. Sertillanges, à la fondation de la Revue thomiste: il (ut secrétaire
du nouveau périodique. La même année, il fut nommé régent des études de la
province française; en 1904, il fonda l'école du Saulchoir, près de Tournai, et la
dirigea jusqu'en 1911. — Le studium generale du Saulchoir est connu pour sa
haute culture et pour sa remarquable activité scientifique. On sait que le P. Man-
donnet vint s'y fixer en 1920, après vingt-six ans d'enseignement a l'Université
de Fribourg ; le P. Sertillanges s'y établit en 1928; le P. Roland-Gosselin y passa
vingt années (1908-1927). C'est dans ce milieu que furent créés la Revue des
Sciences philosophiques et théologiques (1907), la Bibliothèque thomiste (1921),
le Bulletin thomiste (1924). Fondateur du Saulchoir et premier régent des études,
le P. Gardeil est considéré comme l'inspirateur du mouvement de pensée qui
s'y développa. Cfr M.-D. Chenu, Une Ecole de Théologie, Le Saulchoir, Kain-
Tournai et Etiolles, 1937.
Cl Paris, Gabalda, 1908 \ 1912•, 1928*.
l4) Paris, Gabalda, 1910; deuxième édition avec préface du P. Chenu, Juvisy.
Ed. du Cerf, 1932. Nous citerons cette deuxième édition, dont la pagination est
d'ailleurs identique à celle de l'édition antérieure. Remarquons que cet ouvrage
pourrait porter la date de 1908: il reproduit le texte des dix leçons que le P. Gar
deil donna à l'Institut catholique de Paris, pendant le premier trimestre de
l'année scolaire 1908-1909.
(*) Paris, Gabalda, 1927, 2 tomes. Dans le second tome (pp. 94-121), l'auteur
reprend une étude parue antérieurement sur La perception de l'âme par elle-
même, dans les Mélanges thomistes (Biblioth. thom., III, Kain, 1923, pp. 219-236) :
nous analyserons cette étude au chapitre suivant.
AMBROISE GARDEIL 245

cuments, à savoir : une série inachevée d'articles sur l'action et


le néoscotisme, publiés de 1898 à 1901 (" ; le chapitre premier du
Donné révélé, qui traite de l'affirmation humaine ; le texte d'une
conférence où l'auteur résume les résultats du cours qu'il fit en
1910-191 1 (7).
Ces écrits, qui s'échelonnent sur une douzaine d'années, pré
sentent une certaine évolution en ce qui regarde la solution du
problème dont ils traitent, aussi les analyserons-nous l'un après
l'autre. Mais, dès maintenant, nous pouvons noter la mentalité
générale qu'ils reflètent. Les dominicains, qui savent apprécier mieux
que quiconque leurs propres traditions philosophiques, aiment à
distinguer, parmi leurs maîtres du siècle dernier, Lepidi et Zigliara ;
chez le premier, ils trouvent une saveur platonicienne et augusti-
nienne, chez le second, une orthodoxie thomiste rigide, teintée de
wolfianisme. Le P. Gardeil a prolongé la tradition issue de Lepidi ;
dès son premier contact avec saint Thomas, au couvent de Flavigny,
il apprit à lire la Somme avec des yeux de platonisant "", et dans
son dernier ouvrage, La structure de l'âme et l'expérience mystique,

1'1 Le» exigences objectives de l'action, Rev. thom., t. 6 (1898), pp. 125-138,
269-294; L'action: ses ressources subjectives, ibid., t. 7 (1899), pp. 23-39; Les
ressources du vouloir, ibid., t. 7 (1899), pp. 447-461 ; Les ressources de la raison
pratique, ibid., t. 8 (1900). pp. 377-399; Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme,
ibid.. t. 8 (1900), pp. 531-550, 648-665; t. 9 (1901). pp. 407-443.
(:) De la méthode dans le problème du réel, dans R. des sciences..., t. 28
(1939), pp. 173-203. Cet article est précédé d'une introduction par le P. H.-D. GaR-
XSL sur La construction épistémologique du P. Ambroise Gardeil, ibid., pp. 173-
178. — Pour les autres études du P. Gardeil, parmi lesquelles certaines ont quelque
rapport avec le problème de la connaissance (par exemple, les études sur la phi
losophie kantienne et sur la certitude probable), voir la bibliographie complète
de l'auteur dans le Bulletin thomiste, octobre 1931, Notes et Communications,
pp. 78»-92».
(') Flavigny fut fondé en 1865. Pour obtenir le rang de studium generale,
le jeune institut dut faire appel à des maîtres étrangers. C'est Lepidi, alors pro
fesseur au couvent de Louvain, qui fut chargé d'y organiser les études; il y sé
journa pendant cinq ans, de 1868 à 1873. Etant donné la mission dont il était
revêtu, Lepidi dut exercer une profonde influence sur ses disciples. Il semble
que cette influence se maintint à Flavigny et qu'elle s'étendit au P. Gardeil, car
le premier gradué de la nouvelle faculté, le P. Reg. Beaudoin, promu licencié
en 1869, demeura à Flavigny comme professeur, puis comme régent des études;
on le cite généralement comme le maître du P. Gardeil.
246 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES

il ne cache point ses sympathies pour l'augustinisme (9). On peut


toutefois se demander si, vers 1910, au moment où il donnait son
cours d'épistémologie à l'école du Saulchoir, il n'a pas subi assez
fortement l'emprise de Zigliara ; il est certain qu'à cette date il
lisait les oeuvres du prélat dominicain et qu'il modifia sa position
antérieure, mais, faute de documents, on ne saurait décider de
l'importance de cette nouvelle orientation ,10).
Esprit ouvert et accueillant, le P. Gardeil prit conscience, dès
1898, du nouveau problème soulevé par la « philosophie de l'ac
tion ». Les articles qu'il publia dans la Revue thomiste se rap
portent à la théorie scotiste du primat de la volonté sur l'intelli
gence. Mais, par delà le néoscotisme, ils visent également la pensée
moderne, le « volontarisme » des nouvelles philosophies. La plu
part du temps, le nom de Kant est accollé à celui du Docteur
Subtil ; Bergson est cité plusieurs fois (11) et réfuté. Blondel, lui,
n'est jamais nommé ; est-ce à dire qu'il n'ait exercé aucune influence
sur la pensée du P. Gardeil, telle que ses articles nous la font
connaître ? Le P. Garrigou-Lagrange, disciple du P. Gardeil à Fla-
vigny, semble le dire 112). Mais en 1898, cinq ans après L'Action,

(*i La structure de l'&me et l'expérience mystique, t. 1, pp. XXVH-XXX1.


("1) Est-ce à l'influence de son fondateur que l'école du Saulchoir doit son
orientation philosophique actuelle ? Sur cette orientation, on lira avec intérêt ces
lignes du P. Chenu: Nous regrettons, écrit celui-ci, * que chez nous, par exemple,
l'orthodoxie thomiste d'un Zigliara, d'ailleurs contaminée de wolfianisme, ait
coupé court A la profondeur "platonicienne" d'un Lepidi; et nous céderons
volontiers, malgré ses défauts, à la séduction de L'Intellectualisme de saint Tho
mas, du P. Rousselot » (M.-O. CHENU, Une Ecole de Théologie, p. 85).
("l Le P. Gardeil rapproche Bergson de Kant, par exemple dans Les res
sources de la raison pratique, p. 387, et Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme,
(1900), p. 531.
"", Voici son témoignage : c M. Fonsegrive écrivit qu'un pareil travail con-
structif n'avait pu voir le jour qu'après la publication de l'ouvrage de M. Maurice
Blondel, L'Action. C'était pourtant la substance des commentaires écrits par le
P. Gardeil sur la I* 11M de la Somme Théologique (traités de la fin derniere et
de la béatitude) avant l'apparition du livre de M. Blondel. C'était la pure doc
trine thomiste sur l'objet formel de la volonté... Mais cette doctrine était exposée
par un thomiste qui aimait à lire saint Augustin, qui citait volontiers Pascal, et
qui s'assimilait profondément la pensée de saint Thomas en ne s'intéressant pas
moins aux principes fondamentaux qu'aux conclusions qui en dérivent » (R. Gar-
RIGOU-LaCRaNGE, Le P. A. Gardeil, Rev. thom., t. 36 (1931), p. 800).
AMBROISE GARDEIL 247

deux ans après la Lettre sur les exigences de la pensée contem


poraine, au plus fort de la campagne que son confrère, le
P. Schwalm, menait dans la Revue thomiste contre l'apologétique
nouvelle, le P. Gardeil aurait-il, dans la même revue, confronté
sereinement Scot et saint Thomas, sans un regard pour la contro
verse du moment ? La chose est improbable à priori ; et quand on
lit les articles eux-mêmes, on doit reconnaître que, sous le vocable
de néoscotisme, c'est tout l'idéalisme contemporain qui est visé,
ce sont les problèmes de l'immanence et des rapports entre le vrai
et le bien, bref c'est tout le problème du « blondélisme » qui est
posé et résolu.
La question fondamentale envisagée par le P. Gardeil est, en
effet, « de savoir comment un sujet peut entrer en possession d'un
objet au sein même de son immanence » (13). Cette question est
très générale ; elle se pose dans l'ordre de la connaissance aussi
bien qu'en morale ou en apologétique. Elle fut tranchée, à la fin
du XIX0 siècle, par l'immanentisme, doctrine selon laquelle le sujet
tire « de son propre fond, par une action autonome, toutes les
déterminations d'être, de connaissance, de moralité, de surnaturel,
c'est-à-dire toutes les formes, toutes les idées, toutes les vertus,
toutes les participations de la divinité qui peuvent l'affecter » (l*).
Idées innées ou formes à priori, liberté considérée comme une auto
nomie intégrale, appétit naturel de voir Dieu, voilà les thèmes pré
férés dans cette théorie ; Descartes, Kant, Scot, tels sont ses auteurs.
Pour ce qui regarde l'épistémologie, le problème posé comprend
deux grandes questions. D'abord, « le problème du réel, ou de la
nature de la connaissance comme telle, c'est-à-dire en faisant ab
straction de sa vérité et des dégradations de cette vérité. C'est un
problème métaphysique, puisqu'il concerne, au moins par hypothèse,
ia relation simple de l'être connaissant à l'être absolu, objet de la
métaphysique » ; on s'y demande si la connaissance humaine atteint
* des réalités existantes en soi, c'est-à-dire indépendantes du sujet
qui les connaît et de l'acte par lequel il les connaît ». Vient ensuite
le problème de la vérité et des vérités, et ce second problème
comprend lui-même trois parties : « a) Quelles idées, notions, per-

(1"1 Les ressources du vouloir, p. 447.


'") Le» ressources de la raison pratique, p. 393.
248 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

ceptions, affirmations avons-nous au sujet de ce que le sens com


mun nomme des choses, et comment se forment ces idées, etc... ?
Problème psychologique de l'origine des idées. — b) Est-il possible
de reconnaître et d'affirmer une correspondance suffisamment exacte,
adaequatio, entre les choses et les idées que nous en avons ? Pro
blème épistémologique proprement dit, avec ses différentes parties
correspondant aux différenciations de nos idées sur le réel, percep
tions, lois, concepts, principes. — c) A quels signes ou critères
reconnaîtrons-nous que telles et telles perceptions, idées, jugements
correspondent effectivement à la réalité, c'est-à-dire sont véritables ?
Problème de logique supérieure, critériologie » (ls).
On le voit, le P. Gardeil innove dans la manière de poser le
problème de la connaissance. Il innove par rapport à la Critério
logie générale de Mgr Mercier ; celle-ci, on se le rappelle, distin
guait le problème de l'objectivité idéale et celui de la réalité con
crète. Disciples et adversaires de Mgr Mercier, tous avaient laissé
intacte cette division, se contentant d'accentuer l'importance de
la seconde étape, ou d'intervertir l'ordre des questions. En posant
le problème du réel, en exigeant une solution métaphysique et
non psychologique de ce problème, le P. Gardeil renoue avec la
tradition dominicaine de Lepidi. Comme on le verra plus loin, il la
transmettra à ses disciples, le P. Garrigou-Lagrange et le P. Roland-
Gosselin.
Le problème critique suppose un donné. Ce donné, c'est le
fait de la connaissance et de sa portée extramentale. La connais
sance n'est pas, comme le veulent les matérialistes, une sorte de
phénomène physiologique supérieur, c'est un phénomène de con
science ; et spontanément, tous les philosophes reconnaissent que
nous Croyons, à tort ou à raison, atteindre par la conscience un
au-delà de la conscience, saisir en nous autre chose que nous.
Pourquoi les idéalistes rejettent-ils le réel auquel ils adhèrent
naturellement ? « Il n'y a, au fond, qu'une seule raison d'être de
l'idéalisme, et tous les idéalistes, sans exception, la répètent sans
cesse et y reviennent toujours, principalement dans les passages
difficultueux de leurs théories, comme pour se donner du coeur.
C'est la dualité et l' hétérogénéité absolue de l'être en soi et de

(") De la méthode dans le problème du réel, pp. 178-179.


AMBROISE GARDE1L 249

la connaissance. On fonde cette dualité sur deux définitions : d'abord


sur une définition de l'être qui en écarte à priori toute possibilité
de relation à la conscience, ensuite et corrélativement sur une dé
finition de la conscience qui en élimine toute relation constitutive
à l'être. Selon que l'on insiste sur l'absurdité de la chose en soi
et sur la contradiction qu'il y a à lui faire jouer un rôle dans la
connaissance, ou sur l'immanence fatale absolue de celle-ci, nous
aurons des variations différentes d'un thème unique : celui que
nous avons dit » "" D'après l'idéalisme, le réel n'est plus le réel,
dès qu'il est connu ; il change de propriétés en pénétrant dans la
conscience. Cette affirmation implique, d'une part, que la chose
en soi est une réalité existante, concrète, nettement caractérisée,
bref, une détermination spéciale de l'être ; d'autre part, elle sup
pose que la connaissance résulte d'une pénétration, « c'est-à-dire
dune sorte d'action transitive qu'exercerait sur le sujet, considéré
comme chose, la chose spéciale qui est le monde extérieur » : le
fruit de cette action, c'est une détermination passive de la pensée,
laquelle n'est « qu'une modification du sujet pensant et par suite,
étant mêlée de sujet et d'objet, ne peut produire en celui-ci la
connaissance pure de la chose en soi comme telle » ,17). Pour
accepter le réalisme, l'idéalisme exige qu'on lui montre une réalité-
objet homogène à la réalité-sujet et, en outre, le moyen de discerner,
dans l'expérience, la part des « innéités » du sujet et celle de la
passion subie par ce dernier.
Le P. Gardeil trouve ces exigences idéalistes parfaitement lé
gitimes. Il s'est efforcé de les satisfaire. Une première solution
apparaît au terme de la série d'articles publiés dans la Revue
Thomiste de 1898 à 1901 et est reprise dans Le Donné révélé. Une
seconde solution se fait jour dans ses cours du Saulchoir, en 1911.

Le titre du premier article sur l'action est significatif. L'auteur


traite des Exigences objectives de l'action ; il veut montrer que
« Dieu, sous la raison de fin ultime, est exigé par la structure interne
et l'activité de notre dynamisme volontaire » ,16).
Alors que la connaissance met l'objet en nous, la volonté nous

"*) Ibid., pp. 182-183. (") Ibid., p. 185.


(") Les exigences objectives de l'action, p. 126.
250 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

fournit, semble-t-il, le moyen de sortir de nous, tout en demeurant


en nous. Dans quels rapports se trouvent, en effet, nos deux facultés
spirituelles ? Sans doute, elles s'entre-croisent à chaque instant dans
notre vie psychologique : toutes nos idées pratiques enveloppent
un vouloir et tout vouloir renferme un élément de connaissance.
Néanmoins, elles présentent des caractères irréductibles, dont le
principal est celui-ci : « la connaissance est essentiellement statique ;
le vouloir, essentiellement dynamique » (1" Or, « pour être imma
nente, une orientation dynamique n'est pas subjective. Elle se dé
double nécessairement en deux éléments : le mobile et ce qui le
meut » (201. Dans l'ordre volontaire, on peut donc, semble-t-il, ré
soudre l'antinomie de l'immanence et de la transcendance.
Mais la distinction entre l'ordre volontaire et l'ordre de la spé
culation n'est-elle pas chimérique ? La volonté ne s'éprend que d'un
objet préalablement connu, donc immanent à la conscience. Sans
doute, répond le P. Gardeil, mais ce n'est pas « parce qu'il est
représenté dans un concept que l'objet de ma volonté agit sur elle ;
la représentation n'est que la condition nécessaire de l'attrait ;
elle n'en saurait être l'excitant spécifique, le motif formel. La re
présentation regarde la connaissance ; l'objet dont je parle con
cerne uniquement la volonté... Ce n'est pas le concept comme pur
objet de connaissance qui met en jeu la volonté, mais une réalité
objective d'ordre spécial, pur objet de volonté » ,31). Dès lors, 1 ac
tion humaine exige une action, en sens inverse, d'un réel, d'un
objet extérieur : avant d'être action, elle est réaction.
Toutefois la distinction entre le concept, immanent, mais objet
de pure connaissance, et la réalité, « pur objet de volonté », risque
de déplaire aux partisans de l'immanence. Pourquoi cette réalité
visée par le vouloir n'est-elle pas hétérogène au sujet ? Le P. Gar
deil répond : parce qu'elle désigne le bien propre du sujet qui
veut, mon bien à moi ; en même temps, elle désigne tout ce qui est,
car l'être est le bien propre de l'intelligence et quoi de meilleur
pour l'homme que le bien de son intelligence ? Ce qui attire la
volonté, c'est donc finalement le bien universel, qui ne se trouve
qu'en Dieu. Dans la poursuite de notre fin dernière, la transcen-

(") Ibid., p. 126. (") Ibid., pp. 133-134.


i") Ibid., pp. 127, 128.
AMBROISE GARDEIL 251

dance et l'immanence se concilient parfaitement. « La transcen


dance est exigée par la nature même de l'attrait, qui est la pre
mière origine et la naissance de l'action. La méthode d'immanence
intervient pour extraire du sujet les traits de cet objet suprême exté
rieur à nous, auquel cependant notre action tout entière est sus
pendue. La cause première de l'action est bien située au dehors :
mais sa cause seconde, prochaine, l'amour de notre bien est im
manent : il est placé au point de jonction de l'attrait divin et de
l'activité humaine. C'est par lui que notre dernier objet pénètre
dans nos actes de chaque instant. Ce n'est donc pas une hétéro-
nomie que demande l'action. L'hétéronomie suppose que des choses
étrangères l'une à l'autre se conditionnent, se règlent. C'est là une
impossibilité manifeste. Notre dernier objet, au contraire, est le
corrélatif exigé de la nature de la volonté humaine. Nous possédons
en puissance, c'est-à-dire en germe, notre divin objet : mais ce germe
a besoin d'être fécondé par l'attrait divin, agissant sous les dimi
nutions de bontés créées qui forment son vêtement vivant » (2a).
Et le P. Cardeil de citer le Fecisti nos ad te d'Augustin : les biens
éternels ne sont pas une chimère, l'action les exige.

Cette première étude de l'auteur est révélatrice. En 1898, le


P. Cardeil, tout en insistant sur l'unité de l'homme, dissocie nette
ment l'intelligence de la volonté ; il reconnaît à celle-ci une valeur
dynamique et transcendante qu'il refuse à celle-là ; il sauve l'im
manence de l'activité volontaire en assignant comme terme immé
diat à la volonté le bien propre du sujet.
L'article : L'action. Ses ressources subjectives, paru Tannée
suivante, marque un rapprochement de l'intelligence et de la vo
lonté. L'action volontaire étant nécessairement précédée d'une vue
intellectuelle, l'auteur recherche sous quel aspect intellectuel nous
tendons directement vers Dieu. Sa réponse s'inspire d'un principe
déjà connu : « Pour que nous atteignions véritablement Dieu, il ne
faut pas qu'il nous apparaisse comme tellement étranger à nous
que notre activité se perde dans les nues en le cherchant ; il ne
faut pas non plus que nous nous en fassions une idée tellement
nôtre qu'il ne soit plus le Dieu véritable. Or, entre la diversité

(") Ibid., pp. 291-292.


252 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

totale et la similitude totale, entre l'hétérogénéité et l'homogénéité,


il y a l'analogie » (2.1)
C'est donc l'idée analogique qui garantit maintenant l'imma
nence de l'acte volontaire, alors que précédemment cette fonction
était assumée par le bien propre du sujet. Entre ces deux réponses,
le raccord n'est pas précisé. Sont-elles seulement compatibles ? Au
fond, la question semble être celle-ci : est-ce la volonté ou est-ce
l'intelligence qui nous assure la possession d'un objet ? On recon
naît l'éternel débat des volontaristes et des intellectualistes.

Le P. Gardeil s'efforce de trancher ce débat dans ses articles


sur Les ressources du vouloir et Les ressources de la raison pra
tique, parus en 1899 et 1900. Il le reconnaît loyalement, m les deux
doctrines en présence se heurtent à première vue à des difficultés
presque égales et qui, si on les abordait de front, aboutiraient à
d'égales fins de non-recevoir ». D'une part, en effet, on conçoit
« la volonté de l'homme comme une liberté, c'est-à-dire comme
un affranchissement de toute condition nécessitante, comme une
indifférence dominatrice et conditionnante, en un mot comme un
absolu » ; mais, d'autre part, on doit l'admettre aussi, « l'évidence
est un élément essentiel de la connaissance humaine, il est irré
ductible et indéniable... C'est un absolu objectif qui vient se poser
en face de l'absolu subjectif, au sein de l'activité humaine » |").
Pour résoudre cette antinomie, l'auteur montre en premier lieu que
le volontarisme a tort ; il s'efforcera ensuite d'établir un intellec
tualisme qui tienne compte de « ce qu'il y a de vrai dans le néo-
scotisme ».
Pourquoi rejeter le volontarisme ? D'abord, parce qu'il résout
le dilemme des deux absolus en en supprimant le second terme.
Dans la philosophie de l'action, l'évidence passe au rang d'instru
ment de la liberté. Et cela se comprend aisément. « Si le vouloir
est par définition le tout premier ressort de l'activité humaine, la
nature des diverses opérations qui intègrent cette activité doit être
déterminée par rapport à ce principe premier et absolu... Tout
réel est ainsi objet de raison pratique ; tout réel échappe, par le

l**l L'action: »e» ressources subjectives, p. 30.


(") Les rettources du vouloir, pp. 447, 451-452.
AMBROISE GARDEIL 253

fait même de la construction de notre dynamisme réel interne, à


la raison spéculative. On réservera à celle-ci d'atteindre les abstrac
tions, les principes analytiques et logiques, parce que cette sorte
de vérité n'intéresse pas l'action... Mais cette connaissance abstraite
ne conquiert son exactitude qu'aux dépens de la réalité de son
objet. Aussitôt qu'elle applique les principes au réel, la science
devient tributaire des initiatives du vouloir, qui seul commande la
connaissance du réel, seul est pratique. La science du concret n'est
jamais qu'approchée. Ses déterminations objectives sont en défini
tive imprégnées de volontarisme. L'intelligence, quand elle s'ap
plique au réel, voit moins qu'elle ne choisit. Nos affirmations sont
dans leur fond oeuvre de volonté et de liberté » (25). Dans le volon
tarisme, une vraie science du réel est impossible, parce que la
volonté seule atteint le réel et qu'elle est irrémédiablement distincte
de l'intelligence.
Cette mise en tutelle de l'intelligence par la volonté découle,
dans le volontarisme, d'un postulat qui ne se justifie pas : l'exis
tence de la liberté absolue. La liberté est sans doute un fait de
conscience ; mais l'autonomie absolue de la liberté est une inter
prétation théorique de ce fait. Saint Thomas n'a-t-il pas raison,
quand il « limite l'extension de la liberté à la sphère des moyens,
c'est-à-dire des biens déclarés contingents par l'intelligence » (2",
et quand il enseigne que la volonté est déterminée par rapport à
sa fin, c'est-à-dire qu'elle a un objet formel, le bien ?
Enfin, il faut rejeter le primat du vouloir, parce que l'objet
de la volonté est subordonné à celui de l'intelligence : le bien est
subordonné à l'être. Une volonté qui n'est pas imprégnée d'intelli
gence, c'est un sentiment diffus, un amour aveugle, un ravissement
matériel, bref « un phénomène de l'ordre, après tout, des jouis
sances du mollusque étalé au soleil, que le flot vient tour à tour
couvrir et découvrir en le caressant ». En fait, le vouloir humain,
« c'est de l'intelligibilité transfusée, de statique qu'elle était dans
l'esprit devenue dynamique » l27). La possession intellectuelle pré
cède la jouissance volontaire ; celle-ci ne suit même pas nécessaire-

i**l Les ressources de fa raison pratique, pp. 378, 379-380.


'"1 Le» ressource» du vouloir, p. 453.
1") Ibid., p. 459.
254 LE THOMISME DEVANT LES PHlLOSOPHIES NOUVELLES

ment celle-là, car, si tout être qui se présente comme fin d'activité
est objet de connaissance, on ne peut dire que, réciproquement,
tout être présenté à la connaissance est fin du vouloir. « Par
exemple, les choses naturelles, objet de la physique, ne sont en
aucune façon l'objet du vouloir de l'homme » : pour regarder direc
tement la volonté, l'être doit « être considéré comme bonté, comme
fin, et ces considérations ne conviennent qu'à certains êtres, les
quelles (sic) intéressent par là les virtualités internes de la volonté
qu'ils concernent... Pour regarder directement l'intelligence, au con
traire, l'être n'a qu'à lui devenir présent » (2*).
Mais le réel peut-il devenir présent à l'intelligence ? C'est sur
ce point d'interrogation que se terminent les articles consacrés à
l'action.

Avant de passer aux articles ultérieurs, résumons les résultats


acquis. Jusqu'à présent, trois choses sont établies : !a volonté, étant
une tendance, est capable de saisir du réel, dans son immanence
même ; elle le fait en dépendance d'une norme suprême, par rap
port à laquelle elle n'est plus libre : le bien ; enfin, elle agit con-
séquemment à une vue intellectuelle et celle-ci devrait, pour son
compte, étreindre l'être. Il reste maintenant à justifier cette saisie
intellectuelle d'un en soi. En un sens, c'est tout le problème cri
tique qui demeure à résoudre ; mais les éléments de solution ne
sont-ils pas sous la main ? Pour que les difficultés soulevées par
l'intellectualisme rigide et par le volontarisme s'évanouissent, il
suffit, en effet, d'unir étroitement le connaître et le vouloir, d'attri
buer un caractère dynamique à la connaissance. Douée d'une force
tendancielle, l'intelligence transcenderait son immanence, à l'instar

(") Les ressources de la raison pratique, pp. 398-399. Le P. Rousselot a


reproché au P. Gardeil de ne pas concilier la philosophie de l'être et celle du
bien, la conception ontologique du monde et la conception dynamique, la con
ception thomiste et la conception augustinienne (Métaphysique thomiste et cri
tique de la connaissance, R. Néosc., 1910, p. 504, note 2). Ce reproche nous semble
fondé; nous ne voyons pas comment le P. Gardeil sauvegarde le caractere tram
cendantal du bien. En réponse au P. Rousselot, l'auteur maintient sa « doctrine
du primat de l'Etre, de l'Etre plus compréhensif que le Bien, parce que plus
dégagé des relations contingentes que conserve l'idée de finalité, inhérente au
Bien, — parce que, d'un mot, plus parfaitement absolu » (Faculté du divin ou
faculté de l'être, R. Néosc., 1911, p. 99).
AMBROISE GARDEIL 255

de la volonté ; l'être réglerait son activité comme le bien mesurait


les appétits du vouloir ; le réalisme serait assuré d'une façon qui
satisferait l'idéalisme le plus exigeant.
Dans ses derniers articles et dans son ouvrage sur Le Donné
révélé, le P. Gardeil reconnaît « ce qu'il y a de vrai dans le néo-
scotisme » ("). Loin de prétendre, comme dans sa première étude
sur l'action, que « la connaissance est essentiellement statique » (30\
il admet maintenant, dans le travail intellectuel, « cette interven
tion des puissances volontaires que soulignent les néo-scotistes » ,3l) ;
il déclare que « la conception de la raison comme appétit vivant
destiné à percevoir l'être, est au coeur même de la solution du
problème épistémologique » (32). Les expressions dynamistes se mul
tiplient sous sa plume ; il parle, par exemple, de « l'état de tension
de l'intelligence vis-à-vis de son but » ,33), du « besoin de rencontrer
l'être, immanent à l'intelligence » ("l, de « cette faim et cette soif
de ce qui est, qui a nom l'intelligence » (35).
Une fois admis le caractère dynamique de l'intelligence, il
s'agit de montrer la dépendance de notre vie cognitive par rap
port à une norme absolue, sous peine de tomber dans une erreur
analogue au volontarisme, erreur qui consisterait à faire de l'intelli
gence une spontanéité pure, et qui ruinerait tout objectivisme et
tout réalisme (3". Comment faut-il concevoir l'énergie intellectuelle ?
« Apporte-t-elle à la connaissance des déterminations internes qui,
8'amalgamant à la réalité issue des choses, n'aboutiront qu'à un
compromis ? Ou bien son apport, car il faut bien qu'elle apporte
quelque chose, est-il dénué de toute détermination capable de

(") C'est le titre de ces articles.


'"' Les exigences objectives de l'action, p. 126.
("1 Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme (1901), p. 417, note 2.
"i Ibid., p. 411. (") Ibid., p. 417.
l") Ibid., p. 418. (") Ibid., p. 420.
(**) Le P. Gardeil déclare viser Kant aussi bien que Scot, dans sa critique
du volontarisme. En fait, la philosophie à laquelle il s'oppose est bien moins
le formalisme rigide d'un Kant ou d'un Hamelin, que l'idéalisme d'un Brunsch-
vieg. L'auteur a-t-il pris connaissance de La modalité du jugement, paru en 1897,
ou conçoit-il le kantisme à la façon de certains néokantiens, comme un subjec-
tiviame psychologique ? On ne saurait en décider, car ses critiques sont dirigées
beaucoup plus contre un courant doctrinal, contre une atmosphère de pensée,
que contre un systeme nettement caractérisé.
256 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

troubler la connaissance ? La seconde hypothèse débouterait pour


toujours le néo-scotisme de ses prétentions, mais elle a l'inconvé
nient de ne présenter de prime abord à l'esprit rien de bien satis
faisant. Que peut être une vie sans détermination de son ordre
propre de vie spéciale, sinon une pure hétérogénéité, une série
d'états que ne coagule aucune loi, une poussière d'états psycho
logiques en déroute, incapable de ce développement organique,
se poursuivant à travers les phases d'une évolution variée, qui, si
j'y entends quelque chose, constitue la vie ? Une énergie vivante
indéterminée est un non-sens. Et d'autre part, si elle est déter
minée, elle troublera par ses innéités la pureté de la connaissance.
Comment donc, encore une fois, concevoir l'énergie en ques
tion ? » (").
Pour répondre à cette question, une seule méthode se présente :
l'analyse de la connaissance, de l'expérience humaine, naturelle
et totale, sans restriction arbitraire ni présupposé philosophique.
Regardons notre énergie intellectuelle en exercice. Dans nos juge
ments, nous affirmons l'êfre ; notre raison recherche dans les choses
ce qui est, elle vise à manifester ce que les choses ont de plus
profond en soi ; ce faisant, elle ne leur apporte aucune substance
étrangère, elle ne leur confère pas ses déterminations propres :
elle se soumet simplement à l'être l3*).

(") Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme (1901), p. 410.


(*•) Cette soumission a l'être, l'auteur l'a montrée de façon plu» développée
dans son article ultérieur De la méthode dans le problème du réel. Voici comment
il y procède. Au point de départ, il se donne uniquement la connaissance comme
phénomène conscient; il se met dans l'état de doute à l'égard du réel. «Une
seule chose est donnée si l'on peut dire, écrit-il, c'est que nous expérimentons
actuellement dans notre immanence l'urgence de ce doute: notre expérience
est-elle renfermée à l'intérieur, est-elle en relation avec un dehors ? » (p. 188).
Est-elle ? Ce mot « est » fait corps avec mon doute ; de cet élément, je ne doute
pas, car sans lui mon doute n'aurait aucun sens. « J'expérimente donc que je
me demande ce qu'il en est touchant la portée de mon expérience. Et aussi
[coquille pour ainsi ?] au sein de mon expérience actuelle une sorte de segmen-
tation interne se produit: d'une part mon expérience qui flotte dans l'état de
doute ; et d'autre part, ce qui est, concernant la matière de mon doute, son
horizon, comme le terme entrevu du mouvement de conscience qui m'agite,
apaisement, limite et que sais-je ?... fin, régulateur, étoile polaire de mon doute
et de toute l'activité de ma conscience» (p. 188). Mon doute «ne vit que de
ce qui est, touchant son objet; à plus forte raison, l'effort par lequel je tente
AMBROISE GARDEIL 257

Afin de prendre sa pleine valeur dans la preuve du réalisme,


ce témoignage de la conscience doit certifier deux choses. « Pre
mièrement, que l'être auquel est destiné l'esprit n'est pas l'être
même de l'esprit changé simplement d'aspect, mais une réalité
autre que l'esprit. Deuxièmement, que cette réalité autre que l'esprit
est identique au réel des choses présenté par l'expérience » (3".
On reconnaît ici le « problème du réel », problème métaphysique
qui forme, d'après le P. Gardeil, la première partie de la théorie
de la connaissance.
La solution de l'auteur s'appuie sur l'affirmation du dynamisme
de l'intelligence : la tendance intellectuelle exige la réalité de son
terme. On songe spontanément à rapprocher cet argument des
idées émises par le P. Gardeil sur les exigences objectives de
l'action ; on s'attend à ce que l'auteur oriente notre intelligence
vers Dieu, Etre suprême, comme il avait dirigé notre volonté vers
Dieu, Bien universel. Ne visons-nous pas l'Etre infini dans les êtres
particuliers, comme nous aspirons au Bien infini à travers les biens
relatifs et notre bien propre ? La théorie du P. Gardeil ne laisse
pas d'être obscure, parce que, d'après lui, l'être absolu auquel
nous tendons n'est pas un infini d'existence, — il serait alors, dé
clare l'auteur, hétérogène à notre pensée, — mais bien une réalité
d'ordre conceptuel, un être à la fois idéal et réel, un être-idée
qui englobe en même temps Dieu et le créé. Quant à l'origine
psychologique de cet être-idée, l'auteur déclare que notre intelli
gence est « naturellement en possession de l'idée d'être, elle-même
expressive de son objet, l'être en tant qu'être » (40) ; il semble
donc que cette idée soit innée, au moins virtuellement, et naisse,
non de l'expérience, mais à l'occasion de l'expérience. Voyons
cela d'un peu plus près.
L'être vers lequel tend l'intelligence est réel. En effet, dit le
P. Gardeil, l'esprit et l'être « s'actionnent réciproquement, l'un
engendrant la vie intellectuelle, l'autre engendrant la détermination

de sortir de mon doute est-il suspendu a lui, et se répète-t-il sur lui pour pro
gresser. Au sein de mon immanence, je ne puis échapper a la maîtrise de ce
qui est. C'est l'indivisible point de mire de ma pensée » (p. 191).
" Ce qu'il y a de vrai dan» le néo-scotitme 0901), p. 413.
(*") Le donné révélé, p. 13.
258 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPH1ES NOUVELLES

fondamentale objective de cette vie. Qui dit relation réciproque


ne pose-t-il pas implicitement la distinction des deux lois ontolo
giques, des deux vies, des deux êtres qui fondent cette réciprocité ?
Ainsi donc l'être que vise l'esprit du fond de sa tendance imma
nente est aux yeux de la conscience un être réel, dont la réalité
est autre que la réalité de l'esprit » ,41). Autre, non dans l'espace,
mais autre « de l'altérité impliquée dans la pure relation d'agent
et de patient » (431. N'importe quel acte de connaissance manifeste
cette altérité de l'être et de la conscience, au point que l'on peut
dire : « l'affirmation est donnée, donc la réalité objective de l'être
comme tel est donnée » (43).
Remarquons-le bien, l'enthymème générateur des premières
certitudes n'est pas : Cogito, ergo sum, mais : « Je pense, donc
l'être est » (44). L'être est, voilà le jugement absolument premier.
« Il lie deux termes qui, pour être identiques en soi, n'ont pas la
même raison d'être dans le jugement. Le premier, l'éfre, a pour
raison la simple intuition provoquée, dans la faculté de l'être, par
la présentialité de l'être. Le second, est, a pour raison la réflexion
de l'esprit sur sa propre intuition de l'être, laquelle exige une
cause existante proportionnée. Le jugement qui résulte de leur
synthèse pourrait se formuler ainsi : étant donné l'être qui me
détermine actuellement, l'être auquel je suis destiné existe en de
hors de mon intelligence. Ils marquent, si l'on peut dire, deux
moments de l'évolution intellectuelle dans la découverte de l'être,
le premier où l'intelligence, en présence de la poussée de la réalité
venue des choses, s'épanouit dans sa conception dont elle portait
en soi le germe, le second où elle réalise jusqu'au bout, en termes
mentaux, la signification de cette présentialité et de cette poussée,
qui marchent à la rencontre de son intuition, où elle se rend compte
définitivement du contenu de la tendance vivante qu'elle portait
primitivement en elle. Ce qu'il importe ici de souligner, c'est que
la cause, déterminante de fait de ce jugement est tout entière dans
les choses. C'est en vue de la détermination de la sensibilité et
de sa propre détermination par l'être des choses que l'intelligence

(41) Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme"(190l). pp. 414-415.


(") Ibid., p. 415, note. (4*) Le donné révélé, p. II.
l"l Ibid., p. 10.
AMBROISE GARDE1L 259

le prononce. C'est donc un jugement à la fois synthétique et à


posteriori » ,45).
On se demandera sans doute comment cette réalité peut être en
même temps l'objet d'une tendance et le terme d'une intuition :
recherche-t-on encore ce que l'on possède déjà ? Le P. Gardeil
répond, semble-t-il, à cette difficulté en remarquant que la plupart
de nos affirmations portent sur des objets particuliers et que nous
leur attribuons cependant une valeur absolue. Justifier cette attri
bution, c'est garantir non plus la valeur de la connaissance, mais
des connaissances : le dynamisme de l'intelligence remplace ici l'in
tuition absente, ou plutôt permet de dépasser les limites de l'intui
tion déficiente. Nos jugements de détail, en effet, « constituent un
effort pour restituer, en connaissance de cause, nos objets d'intui
tion à l'absolu de l'être », pour établir l'homogénéité des êtres et
de l'être. Sens commun intellectuel, science, métaphysique, « tous
ces muscles de l'humaine pensée-action, s'arc-boutent sous l'in
fluence de l'énergie qui est comme leur âme intérieure, de l'appétit
de ce réel premier qu'il s'agit de faire rallier à tous les objets con
tingents de notre intuition journalière » (48).
L'appétit de l'être justifie d'abord la science et la métaphy
sique, ou ce que l'auteur appelle les « affirmations notionnelles
spontanées » et les « affirmations notionnelles réfléchies, analysées,
nécessaires » l47). Il permet de réduire à l'être des notions dont le
contenu est parfois extrêmement compliqué. Est-ce là un travail
d'analyse abstraite ou de pure dialectique ? Nullement, car l'ab
straction dont il s'agit ici est « métaphysique ou formelle », et non
« logique ou totale ». Celle-ci aboutit sans doute à des concepts
morts et vides de tout contenu ontologique, mais celle-là restitue
sans cesse l'abstrait à la réalité existante. Dans l'abstraction méta
physique, le concept et la réalité correspondante sont « maintenus
par la raison dans l'état de repérage constant, de couple indes-

r**l Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scolisme (1901), pp. 421-422. Tout ne


nous semble pas clair dans cette explication de notre premier jugement. Nous
ne voyons pas bien où l'être est donné, comment il est présent a l'intelligence,
ni sur quoi la conscience se base pour affirmer le caractère à postériori de ce
jugement. Ces difficultés tiennent, croyons-nous, au caractère étrange de la
t réalité conceptuelle » dont il s'agit ici.
(") Le donné révélé, p. 14. (") Ibid., pp. 30, 35.
260 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

tructible. Le réel, objet du concept, est reporté dans le bain des


choses, non sans doute de telle chose spéciale qui l'incarne à tel
ou tel noeud d'existence, mais dans l'existence en général » (46).
Ainsi l'abstraction, la science et la métaphysique ont pour objet
des réalités et livrent des résultats dont la valeur est inconditionnée.
L'appétit de l'être intervient également dans la justification
des jugements particuliers d'existence. Avec cette justification
s'achève la preuve du réalisme : on aura montré, en effet, l'identité
de l'être auquel tend l'esprit et de l'être que détiennent les données
de l'expérience sensible. Le P. Gardeil va faire appel, dans cette
preuve, à trois chefs d'arguments : la nature de notre intelligence,
le témoignage de la conscience et le raisonnement. L'instinct du réel
met en branle notre faculté d'intuition, dit-il. « Or. seuls les objets
d'intuition peuvent l'assouvir. Si la faim prouve l'aliment, et telle
faim tel aliment, c'est donc que les objets de l'intuition sensible
ont quelque chose pour l'appétit de l'être. Si j'ai l'inquiétude,
le tourment de connaître ce qui est, si je vois tous les hommes
dans la même inquiétude, si c'est là le sens de cet irrésistible be
soin d'affirmer qui est le ressort profond, l'axe rigide de toute vie
humaine, puis-je admettre, un seul instant, que ce besoin soit éter
nellement frustré ? » ,4". A cela s'ajoute le témoignage de la con
science. Sans doute, celle-ci « ne saurait dire ce qui se passe dans
les choses. Elle nous met cependant sur la voie en constatant que
c'est à propos des réalités de l'expérience que l'intelligence s'éveille
et voit s'objecter (sic) devant elle l'être dont elle ne portait primitive
ment en elle que l'appétit et la recherche. N'est-ce pas un signe
de l'identité fondamentale du réel d'expérience et du réel auquel
est destiné l'esprit ? » (5o1. Le raisonnement, enfin, achève la déduc
tion que ne peut qu'esquisser la conscience. « L'objet de la raison
n'est-il pas l'être universel ? Et n'est-il pas d'ailleurs en dehors
de la raison ? Mais le réel des choses, détenu dans l'expérience,
est lui aussi en dehors de la raison. Dès lors n'est-il pas évident

(") Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme (1901), pp. 429-430. Le» ques-
tions que nous soulevions tout à l'heure à propos de l'être, se posent maintenant
au sujet de l'existence en général: où et comment cette existence est-elle saisie ?
l") Le donné révélé, p. 20.
(") Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotitme (1901), p. 415.
AMBROISE GARDEIL 261

qu il est nécessairement compris dans l'être universel que regarde


la raison ? Les données d'expérience qui détiennent pour nous le
réel sont donc homogènes à la raison » |", ; elles sont de l'être,
on peut les affirmer catégoriquement.

Nous venons d'esquisser la construction épistémologique du


P. Gardeil, telle qu'elle ressort de ses articles sur l'action et le
néoscotisme, ainsi que de son ouvrage sur Le Donné révélé. En
1909, l'auteur pose l'immanence de la pensée au point de départ
de la recherche critique et fait appel au dynamisme pour ouvrir
1 accès du réel ; mais, d'autre part, il subordonne le bien à l'être,
au point de mettre en doute sa transcendantalité, et dénie l'exis
tence actuelle à l'absolu de l'être ; à ce moment, son épistémologie
se présente donc comme une position d'équilibre entre le blondé-
lisme et l'intellectualisme rigoureux.
Une réflexion plus poussée et, vraisemblablement, l'influence
de Zigliara, dont il lit la Summa philosophica et le traité De la
lumière intellectuelle, amènent le P. Gardeil à modifier sa théorie
de la connaissance, vers les années 1909-191 I. Jusqu'à cette époque,
il reconnaissait à l'intelligence et à la volonté deux caractères :
d'une part, un caractère actif et dynamique, qui assure la réalité
de l'objet connu ou voulu ; d'autre part, un caractère formel, qui
permet d'éviter une autonomie absolue de nos tendances en les
soumettant respectivement à l'être et au bien. En 1911, le P. Gar
deil pense que, pour ce qui concerne l'intelligence, le premier de
ces caractères est superflu ; il demande à l'intelligence réglée par
l'être d'assumer le rôle joué auparavant par l'intelligence tendant
vers l'être ; la relation du connaissant au connu devient tout sim
plement la relation du mesuré à sa mesure.
Cette dernière relation, explique l'auteur, garantit l'altérité de
l'objet connu parce qu'elle n'est pas réciproque, comme celle d'acti
vité et de passivité. « Elle ne pose dans la mesure aucun élément
qui la rapporte au mesuré. La mesure est par soi ce qu'elle est.
Sa nature est de telle sorte que, sans être modifiée en soi, elle voit
impassiblement ce qu'elle mesure s'orienter vers elle, graviter vers

1"1 Ibid., p. 415.


262 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

elle, s'organiser en regard d'elle. Toute la relativité est du côté


du mesuré. Quant à la mesure, elle est vis-à-vis des phénomènes
de pensées mesurés par elle, lâchons le mot : un absolu » ("). Indé
pendante de l'acte de connaître, au titre d'absolu, la mesure ré
pond cependant à cet acte et ne lui est donc pas étrangère. Con
sidérer l'être en général comme mesure de la connaissance, tel est
donc le principe de la méthode par laquelle la chose en soi est
légitimement affirmée dans l'immanence de la connaissance.
Cette méthode s'applique aux connaissances de détail. Déjà
dans la conception primitive du P. Gardeil, il fallait faire appel
au raisonnement aussi bien qu'à l'appétit de l'être pour rattacher
à l'être universel les objets d'intuition sensible et même les phé
nomènes de conscience ; le raisonnement seul s'en chargera main
tenant. Participant à l'être, les objets déterminés participeront égale
ment à la fonction régulatrice de nos connaissances que détient
l'être en général ; on pourra les affirmer comme choses en soi.
Une distinction de Zigliara éclaire cette nouvelle position du
P. Gardeil. On se souvient que, dans son premier article sur l'action,
l'auteur avait discerné le concept, pur objet de connaissance, et
une réalité, visée par l'action, pur objet de volonté. Zigliara dis
tingue dans le concept deux aspects : un aspect formel et un aspect
objectif ; par le premier de ces aspects, le concept s'insère dans
le flux de la vie consciente, mais par le second, il en déborde et
implique une réalité (53). Or ces deux aspects sont tous deux objets
de connaissance, de connaissance-contemplation : pourquoi faire
encore appel à une énergie intellectuelle, à une pensée-action ?
En reprenant cette distinction de Zigliara, le P. Gardeil se devait
d'éliminer de sa théorie tout élément dynamiste : il devenait super
flu, ne servant plus à rien.

(") De la méthode dans le problème du réel, p. 192.


(") Ibid., p. 194, note.
JOSEPH MARÉCHAL 263

ARTICLE II

L'influence du blondélisme

Parmi ceux qui ont le mieux compris Blondel parce qu'ils l'ont
jugé avec sympathie, l'épistémologie néothomiste retient les noms
de deux auteurs qui réussirent à incorporer la pensée blondélienne
dans l'ancienne tradition ou. suivant la formule reçue, qui décou
vrirent chez saint Thomas les idées heureuses de Blondel. Ce sont
le P. Maréchal et le P. Rousselot.
On ne s'étonnera point si les synthèses de ces deux philosophes
offrent de frappantes analogies. Pour éviter les redites, nous nous
attacherons spécialement à l'aspect positif de leur doctrine, nous
contentant de signaler, par mode de conclusion, les rapprochements
qu'on peut faire avec la pensée de Blondel.

Joseph Maréchal

Nous ne pouvons songer à retracer toute l'oeuvre philosophique


du P. Maréchal ,1), ni même à faire un exposé quelque peu com
plet de son épistémologie. Notre intention est beaucoup plus mo
deste : nous voudrions dégager des travaux de l'auteur les ensei
gnements méthodologiques qu'ils contiennent et l'allure générale
de la solution qu'ils proposent ; pour l'application de la méthode
et les détails de la solution, force nous est de renvoyer aux oeuvres
mêmes du P. Maréchal. Parmi ces oeuvres, il faut citer en ordre
principal Le sentiment de présence chez les profanes et les mys
tiques l3), ainsi que Le point de départ de la métaphysique. Leçons

") Joseph Maréchal (1878-1944) entra en 1895 dans la Compagnie de Jésus.


De 1901 a 1905, il suivit les cours de sciences naturelles a l'Université de Louvain.
De 1910 à 1935, il enseigna, à la maison des jésuites de Louvain, successivement
la biologie, la psychologie expérimentale, la logique, la psychologie rationnelle,
U théodicée et l'histoire de la philosophie.
111 A propos du sentiment de présence chez les profanes et les mystiques,
<ian» Reoue des Questions scientifiques, t. 64 (1908). pp. 527-563 et t. 65 (1909),
pp. 219-249, 376-426. Cette étude (ut reprise sous le titre Le sentiment de présence
264 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

sur le développement historique et théorique du problème de la


connaissance ,:" ; ensuite quelques articles : Le dynamisme intellec
tuel dans la connaissance objective (4), Au seuil de la métaphysique :
abstraction ou intuition (5), et L'aspect dynamique de la méthode
transcendantale chez Kant "). Pour plus de clarté, nous résumerons
séparément et par mode d'introduction l'étude sur Le sentiment
de présence : nous verrons ainsi dans quel sens s'orientent les con
ceptions du P. Maréchal.

L'étude sur Le senfïment de présence a paru en 1908-1909.


Elle date donc de l'époque où, à Louvain, Mgr Sentroul menait
sa brillante polémique contre Mgr Farges et trouvait écho à ses
idées chez les néothomistes italiens ; c'était aussi le temps où, à
Rome, le P. Gény affrontait le phénoménisme. De points de vue
certes différents, ces auteurs combattaient un même ennemi : le
subjectivisme psychologique.
Dans l'article que nous analysons, le P. Maréchal apporte une

chez les profanes et les mystiques, dans Etudes sur la psychologie des mystiques,
t. 1 (Ie éd., Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1924, pp. 69-179; 2» éd.. Bruxelles,
L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1938, pp. 63-168).
(*) Cet ouvrage comporte six Cahiers. Cahier I: De l'antiquité à la fin du
moyen âge: la critique ancienne de la connaissance (Ie éd., Bruges, Beyaert —
Paris, Alcan. 1922; 2" éd., Louvain, Museum Lessianum — Paris, Alcan, 1927;
3e éd., Bruxelles, L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1944). Ca
hier Il : Le conflit du rationalisme et de l'empirisme dans la philosophie moderne,
avant Kant (1° éd. Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1923; 2" éd. Bruxelles, L'Edi
tion Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1942; 3» éd. ibid., 1944). Ca
hier 111: La critique de Kant (Ie éd., Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1923; 2" éd.
Bruxelles, L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1942; 3" éd. ibid.,
1944). Cahier IV: Par delà le kantisme: Vers l'idéalisme absolu (n'a pas paru).
Cahier V : Le thomisme devant la philosophie critique (Louvain, Museum Lessia
num — Paris, Alcan, 1926). Cahier VI: Les épistémologies contemporaines (n'a
pas paru). Tous les Cahiers parus ont été rédigés entre le mois d'octobre 1915 et
le mois de novembre 1917; pour le Cahier V, notons, avec le P. Maréchal, qu'il
était « écrit depuis 1917 et prêt à l'impression depuis le commencement de dé
cembre 1923. (Reo. thom., 1924. p. 417).
C) Dans Rev. néo-scol. de phil, t. 29 (1927), pp. 137-165. Nous le citerons
en abrégé : Dynamisme.
(*) Dans Reo. néo-scol. de phil. t. 31 (1929), pp. 27-52, 121-147. 309-342. En
abrégé : A bstraction .
(*) Dans Reo. néoscol. de phil., t. 42 (1939), pp. 341-384.
JOSEPH MARÉCHAL 265

contribution à ce débat ; il traite une question bien délicate de


critique de la connaissance, que les anciens traités eussent rangée
sous la rubrique De veracitate sensus. Il recherche à quel facteur
on doit attribuer le sentiment de la présence d'un objet ou de la
réalité de cet objet. Avant lui, on répondait invariablement que
l'expérience (interne ou externe) est seule capable de nous fournir
du réel ; les difficultés que soulèvent la critique de la sensation
et les cas d'hallucination ou de « perception fausse » étaient géné
ralement résolues en décrivant l'objet exact des sens et les condi
tions « normales » de « santé » des organes sensoriels ; de plus,
il semblait évident à tous que la perception se distingue de l'ima
gination, comme une faculté diffère d'une autre. Mais les psycho
logues modernes ont nié le caractère primitif de la distinction entre
sensation directe et représentation imaginative. Pourquoi, ont-ils
demandé, « la première porte-t-elle l'indice du réel, de l'actuelle-
ment présent, et pourquoi la seconde, même identique de con
tenu, est-elle dépourvue de ce caractère ? Qu'est-ce donc qui diffé
rencie " cette table " vue ou touchée, de " cette table " ima
ginée ? ».
Avec eux, le P. Maréchal accepte de dissocier le contenu
d'une représentation (éléments synthétisés dans l'espace, saisis par
un acte unique d'attention) et son caractère réel, existentiel, ce
dernier étant le résultat d'une affirmation, par laquelle l'unité com
plexe de la représentation est opposée à la subjectivité pensante.
Ainsi, l'affirmation (ou le jugement de réalité objective) conférera
seule au contenu représenté le caractère d'un « objet qui m est
immédiatement présent » (7).
L'auteur va s'efforcer d'établir les conditions déterminantes ou
les antécédents logiques de l'affirmation, du jugement de réalité. Il
récuse d'abord l'ancienne solution des manuels : « On piétine sur
place, dit-il, ou l'on entre dans un cercle vicieux, si l'on veut faire
de ce jugement... la caractéristique de la sensation (réelle) par
opposition à la pure représentation imaginaire. Le jugement de
réalité est une synthèse, qui ne se justifie pas uniquement par elle-
même m (". Par quoi se justifie-t-elle ? Voilà la question.

(7) Le sentiment de présence, dans Etude» sur la psychologie des mystiques,


2 éd.. t. I. pp. 68, 70.
(*) Ibid., pp. 70-71.
266 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIEZ NOUVELLES

Depuis Berkeley, les psychologues se placent à un point de


vue subjectiviste. Ils concèdent, comme de juste, « l'identité de
nature de la représentation libre et de la sensation — la caracté
ristique de celle-ci étant au fond extrinsèque et, si l'on peut dire,
d'ordre extrareprésentatif ». Mais ils posent en principe l'antériorité
de la connaissance subjective sur la connaissance objective ; ils
s'enferment en eux-mêmes, dans l'ordre de la pure représentation,
et cherchent le fameux pont qui leur permettra de rejoindre le
réel : comment, disent-ils, l'indice de réalité vient-il « s'adjoindre
à ce qui, de soi, par hypothèse, ne porte pas la marque de la
réalité objective ? » (*).
A la question ainsi posée, on a présenté historiquement plu
sieurs réponses que le P. Maréchal critique. Le jugement de réalité,
dit-il, n'est pas la conclusion logique d'un raisonnement, même im
plicite, car, si les représentations sont connues d'abord comme
subjectives ou si elles sont primitivement de pures modifications
du sujet, aucun raisonnement n'explique leur objectivation. Le juge
ment de réalité n'est pas davantage la résultante psychologique
d'un ensemble de représentations, comme le prétend l'associatio-
nisme ; des images peu compliquées peuvent donner une impression
intense du réel, alors que des représentations fortement systéma
tisées n'entraînent aucune conviction d'objectivité. Enfin, le juge
ment de réalité ne jaillit pas en nous sous la poussée exclusive de
tendances affectives. Celles-ci ont cependant une influence notable
sur le sentiment du réel ; le dicton populaire est fondé : « on croit
volontiers ce qu'on désire, on croit même assez facilement ce qu'on
redoute » ,1()l ; répondant à une de nos tendances, l'objet se pré
sente aisément comme réel. Le pragmatisme a très bien vu que
« prétendre tirer d'un simple jeu de représentations l' affirmation
absolue d'une existence, c'est vouloir, selon le mot arabe, tirer
de l'huile d'une pierre ; en effet, le concept et l'image sont par
eux-mêmes indifférents à l'attribut de réalité, et, au point de vue
exclusivement représentatif, au point de vue de la définition pure
ment formelle, " le réel, comme dit Kant, ne contient rien de plus
que le possible " » (11). Mais l'intelligence est-elle réduite, comme

(*) Ibid., p. 71. (1*) Ibid., p. 97.


(") Ibid.. p. 101.
JOSEPH MARÉCHAL 267

le prétend le phénoménisme, à ne saisir que des représentations


formelles, et doit-elle laisser à une activité qui lui serait juxtaposée,
le soin d' appréhender le réel ? Ne veut-elle pas atteindre elle-même
un absolu ?
Les explications proposées par le subjectivisme psychologique
sont indéfendables, conclut le P. Maréchal. Et donc, « le problème,
tel que nous l'avons posé, paraît insoluble : ne serait-il pas inso
luble précisément parce qu'il est mal posé ? Essayons d'en ren
verser les termes : au lieu de chercher comment le réel sortirait
de l'irréel, l'affirmation du doute, l'objectif du subjectif, voyons
s'il ne serait pas plus simple — et, pour tout dire, plus logique —
de poser en fait primitif le réel, l'affirmation et l'objectif, et de
chercher comment ce fait, en se désagrégeant, donne naissance
aux notions secondaires d'irréel, de cloute et de subjectif. Nous
retrouverions ainsi, avec un certain nombre de psychologues mo
dernes et sous la poussée de l'expérience, le point de vue — très
net, mais insuffisamment analysé — de l'ancienne psychologie tho
miste » (la).
Dans ce renversement des termes du problème, on pose en
thèse l'affirmation absolue de l'être : tout est réel, tout est objectif.
La question est alors la suivante : « comment naissent le doute et
la distinction des perceptions d'avec les représentations ? » (13). La
négation et la distinction, répond le P. Maréchal, résultent d'une
loi fondamentale de l'esprit, du principe de non-contradiction :
l'esprit est incapable de s'accommoder d'une contradiction logique,
il élimine un des deux termes incompatibles ou le transpose. Une
menace de contradiction entraîne la suspension du jugement, le
doute. Ce sont donc nos déceptions successives qui nous ont appris
à distinguer le possible et le réel, la simple représentation imagi-
native et la perception réelle. Chez l'adulte, l'habitude et les sen
timents peuvent sans doute provoquer ou détruire une adhésion, mais
la « critique » de l'adhésion reste possible, au moins en dehors des
cas pathologiques : cette critique consiste à ramener un jugement
donné au type primitif du jugement de réalité.

La tendance innée de l'esprit consiste à poser dans le réel

i") Ibid., p. MO. (") Ibid.. p. 113.


268 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

tout contenu non contradictoire : telle est, en deux mots, la solution


proposée par le P. Maréchal.
Cette solution, remarquons-le, a pour but d'expliquer un fait
psychologique (le sentiment du réel), et non de nous dire si ce fait
est fondé en raison, si nous sommes vraiment capables d'atteindre
du réel. « Quand nous affirmons une existence, dit l'auteur, notre
affirmation dépasse — à tort ou à raison — l'ordre du pur phéno
mène représentatif ou moteur ; nous n'établissons pas une simple
relation possible d'images et de mouvements, nous prétendons bien
atteindre un " absolu ", nous donner " quelque chose " qui ne soit
identiquement ni la pure représentation que nous en avons, ni l'atti
tude que celle-ci a provoquée. Illusion, chimère, si l'on veut : il
n'en faut pas moins expliquer la naissance de cette illusion et l'éla
boration de cette chimère » l14).
Notons, en second lieu, que l'explication fournie s'applique au
sentiment du réel, le mot réel étant entendu dans le sens d'existence
actuelle. H s'agit, en effet, de savoir pourquoi tel contenu de con
science existe de fait, alors que tel autre est simplement imaginé
ou pensé. Les expressions « réalité objective » ou « jugement de
réalité », employées par le P. Maréchal, désignent donc un objet
existant ou un jugement d'existence.
Ces deux remarques nous serviront bientôt, lorsque nous étu
dierons Le point de départ de la métaphysique.

Dans les dernières pages de l'article sur Le sentiment de pré


sence, l'auteur développe son explication d'un point de vue plus
large et situe le jugement de réalité dans l'échelle des connais
sances humaines.
La connaissance parfaite, dit-il, est une intuition de l'objet.
« L'intuition — définie d'une manière absolument générale — est
l'assimilation directe d'une faculté connaissante à son objet,... c'est,
si l'on veut, la coïncidence stricte, la ligne de contact commune
du sujet connaissant et de l'objet, leur compénétration aussi intime
qu'elle est possible sans supprimer leur individualité respective » (15).
La connaissance purement sensible est une intuition, mais son

(") lhid., p. 101. Souligné par nous.


("i lhid., pp. 117-118.
JOSEPH MARÉCHAL 269

objet est l'aspect relatif et phénoménal des qualités des choses,


non leur être en soi. Par lui-même, le sens ne discerne pas le réel.
L'intelligence affirme le réel, mais la matière de son affirmation
est la donnée sensible ; elle pose le phénomène comme réel. « L'acte
intellectuel, considéré selon les conditions présentes de son exer
cice, est donc constructif, synthétique, mais pas strictement intui
tif : il réédifie, sur la face interne du modelé phénoménal, l'unité
supra-phénoménale qui en est le soutien externe et objectif » ,,6) ;
cette unité, c'est l'unité transcendantale de l'être, fondée sur l'unité
pleinement saturante de l'Absolu.
L'intelligence n'est donc pas « un simple miroir reflétant passive
ment les objets qui passent à sa portée, mais une activité, orientée
dans son fond le plus intime vers un terme dernier, le seul où elle
puisse s'absorber complètement, vers l'Etre absolu. Vrai et Bien
absolus » (17). L'intelligence est dynamique et active, elle est « une
faculté en quête de son intuition, c'est-à-dire de l'assimilation avec
l'être, avec l'être pur et simple, souverainement un, sans limitation,
sans distinction d'essence et d'existence, de possible et de réel » (16).
Tendant vers l'infini, elle n'est pleinement satisfaite par aucun objet
fini, mais, dans la mesure où cet objet participe à l'infini, elle
trouve en lui un terme partiel à son appétit et l'affirme catégorique
ment, elle pose un jugement de réalité : « les objets sont réels de
la façon et dans la mesure où ils convergent vers l'unité totale de
l'esprit, ou plutôt, les objets ne sont irréels que de la façon et
dans la mesure où ils en divergent » (16).

Comme on l'aura remarqué, l'étude sur Le sentiment de pré


sence déborde largement la question précise qui l'avait introduite.
Si on la considérait non comme une interprétation psychologique,
mais comme une critique de notre connaissance du réel, on y
trouverait une épistémologie dont les principales articulations seraient
les suivantes :
1 . Postulat (2l" : Le sentiment du réel est fondé en raison.

"*i Ibid., p. 119. (") Ibid., p. 120.


"*) Ibid., p. 121. (") Ibid., p. 122.
(") En transposant cette étude d'ordre psychologique sur le plan de la cri
tique, le sentiment de la présence du réel pose un nouveau problème: ce senti-
270 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

2. Thèse : A l'analyse, le contenu de conscience révèle deux


éléments distincts et irréductibles : une forme et un acte.
3. Thèse : L'intelligence est dynamique : elle ne subit pas phy
siquement son objet, mais le construit à partir du donné sensible.
4. Thèse : L'intelligence tend vers l'Absolu ; cette tendance
est la racine dernière de l'affirmation ou du jugement de réalité.

Si l'on veut connaître plus en détail la conception épistémo-


logique du P. Maréchal, on doit s'adresser aux Cahiers qui forment
Le poinf de départ de la métaphysique.
Les quatre premiers Cahiers constituent une « démonstration
historique » de la solution apportée par saint Thomas au problème
de la connaissance. Dans l'évolution logique des systèmes, le tho
misme est, d'après le P. Maréchal, un moment privilégié, une
phase d'équilibre, une période d'harmonie, pendant laquelle les
antinomies fondamentales de la connaissance humaine sont adé
quatement surmontées.
Le Cahier I retrace d'abord l'éveil de l'esprit critique dans la
philosophie grecque ; après la discussion du scepticisme, c'est à
l'antinomie métaphysique de l'un et du multiple que s'attachèrent
l'antiquité et le moyen âge. Cette antinomie se scinde en deux
branches : antinomie de la sensibilité et de l'entendement (ou de
la raison conceptuelle) et antinomie de l'entendement et de la raison
transcendante.
Après saint Thomas, dont la synthèse est cohérente et com-
préhensive, les philosophes modernes s'engagèrent dans le nomi-
nalisme ; ils y suivirent deux directions opposées : les uns accep
tèrent franchement le nominalisme et aboutirent au phénoménisme
empiriste et sceptique, les autres s'efforcèrent de corriger le nomi
nalisme par des intuitions intellectuelles et sombrèrent dans l'onto-
logisme rationaliste et dogmatique ; Hume et Spinoza sont les fruits
mûrs de ces deux tendances dont le Cahier II décrit le conflit.
Avec Kant, se dessine un retour à l'unité. Kant parvint à rap-

ment ne doit plus seulement être expliqué, il doit être fondé. Dans Le tenBment
de présence, le P. Maréchal n'avait évidemment pas à tenir compte de ce nouveau
problème; aussi le terme « postulat » dont nous nous servons n'a ici aucun carac
tère péjoratif: il vise simplement à souligner le point de vue propre de la justi
fication critique.
JOSEPH MARÉCHAL 271

procher la sensibilité de l'entendement et à résoudre ainsi la pre


mière des grandes antinomies : contre les empiristes, il réhabilita
l'entendement, tout en le protégeant contre les témérités des ratio
nalistes. Mais la seconde antinomie, celle de l'entendement et de
la raison, Kant ne put la surmonter. Le Cahier III marque les pro
grès réalisés par Kant et explique comment son agnosticisme « re
pose, en fait et de droit, sur une conception trop exclusivement
formelle et statique de la connaissance, en d'autres termes, sur
l'oubli du rôle de la finalité dynamique dans la connaissance ob
jective » l21).
UOpus posthumum de Kant et le finalisme de Fichte montrent
que, en fait, une union de l'acte et de la forme, une conception
dynamique de la connaissance, détruit les conclusions négatives
de la Critique : l'idéalisme post-kantien est métaphysique. S'il est
panthéiste, c'est parce qu'il ne réussit pas à se dégager de l'ornière
rationaliste. — Tel est le thème annoncé du Cahier IV demeuré
inédit |").
« La place reste libre pour une philosophie qui posséderait les
avantages de l'Idéalisme transcendantal, sans en partager les tares
essentielles : pour un finalisme rationnel, non rationaliste ; pour une
épistémologie qui réduise les prétentions illusoires de la raison, mais
maintienne effective la suprématie de cette dernière sur l'entende
ment abstractif » (23). D'après le P. Maréchal, le thomisme répond
aux conditions indiquées : le Cahier V en fait la « démonstration
théorique ». L'objet précis de ce Cahier n'est donc pas un exposé
historiquement fidèle de la pensée de saint Thomas, mais une com
paraison de saint Thomas avec Kant. Ce n'est pas « le thomisme »,
mais « le thomisme devant la philosophie critique » (24).

(") Cahier V, p. 4. Avec les articles du P. Pierre CHarLES sur La métaphy-


rique du kantisme (Rev. de Phil.. t. 22 (1913), pp. 113-136. 253-277, 363-388 et
t. 24 (1914), pp. 337-360, 576-600) et sur L'agnosticisme kfintien (R. Néosc., t. 22
lI920), pp. 257-286), le Cahier III du P. Maréchal constitue une des premières
études sérieuses de la philosophie kantienne qu'aient réalisées les auteurs néo-
thomistes.
(") Plusieurs thèmes qui devaient être repris dans le Cahier IV ont fait
l'objet de l'article sur L'aspect dynamique de la méthode transcendantale chez
Kant.
(M) Cahier V, p. 6. (") Titre du Cahier V.
272 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

Nous allons maintenant étudier de plus près ce dernier Cahier ;


comme nous le disions au début de cet article, nous nous inté
resserons surtout à la méthode employée par l'auteur et à la nature
de l'explication critique qu'il nous présente.

Le Cahier V comprend deux grandes parties La première dé


gage les éléments d'épistémologie insérés dans l'oeuvre de saint
Thomas et les ordonne suivant les exigences de la critique mo
derne ; elle s'intitule : « Critique métaphysique de l'objet » ou
« Théorie de la connaissance dans le cadre de la métaphysique
thomiste ». La seconde partie est dirigée contre Kant : elle s'efforce
de le dépasser, en acceptant son point de départ et sa méthode ;
c'est la « Critique transcendantale de l'objet » ou la « Critique tho
miste de la connaissance transposée sur le mode transcendantal ».
En quoi ces deux critiques diffèrent-elles ? Quels en sont les
objets et les méthodes respectifs ? Telle est la première question
que nous devons élucider.
Tout d'abord, l'objet immédiat de toute critique est, d'après
le P. Maréchal, le « contenu objectif présent, comme " intelligible
en acte ", dans le sujet ; disons plus brièvement : 1'" objet imma
nent " » (25). Cette immanence s'impose par suite du caractère essen
tiellement réfléchi de la critique ; elle désigne l'intériorité propre
à la pensée et, en outre, dans la critique métaphysique, la présence
intentionnelle du connu dans le connaissant.
Mais les caractères de l'objet immanent diffèrent d'une critique
à l'autre, et ce sont eux qui fixent l'ampleur du point de départ.
Dans la première, l'objet est ontologique ou nouménal ; dans la
seconde, il est phénoménal. Avec celui-là, on est d'emblée en mé
taphysique ; avec celui-ci, la critique de la connaissance nous inter
dira peut-être l'accès de la science de l'être.
L'objet présent à la conscience est-il donc susceptible de plu
sieurs descriptions ? Non point, car tous les philosophes s'accordent
sur la description du contenu immanent ; de l'aveu de tous, l'objet
offre un aspect sensible, un aspect conceptuel (de nécessité et d'uni
versalité), et un aspect transcendant (de valeur métaphysique). Mais.
pour un disciple de Hume, le phénomène brut peut seul servir de

(") Cahier V, p. X.
JOSEPH MARÉCHAL 273

point de départ à une épistémologie constructive, les autres aspects


étant mis au compte de l'habitude et de la croyance ; d'après
Kant, YErfahrung, la pensée objective ou le donné phénoménal au
sens large, constitue la seule base solide, tandis que la Glaube
explique l'aspect ontologique ; saint Thomas, enfin, accepte d'em
blée le triple aspect du donné conscient (26). Le point de départ
de Kant est donc précisif par rapport à celui de saint Thomas ;
le point de départ de la critique transcendantale est précisif par
rapport à celui de la critique métaphysique. Le P. Maréchal ré
futera Kant de deux façons : d'abord, en légitimant le point de
départ thomiste, ensuite, de façon plus directe, en prouvant la
nécessité d'une métaphysique, à partir des présupposés kantiens.
Quelle est la méthode respective des deux critiques ?
Le thomiste reconnaît la valeur absolue du premier principe
et la nécessité absolue de l'être affirmé : l'être est, il est absolu
ment. Le thomiste doit alors diversifier son affirmation, de manière
à éviter toute incohérence logique : il doit constituer la table des
catégories de l'être. Ces catégories, il les appliquera à la fois au
sujet et à l'objet, au moi et au non-moi. il interprétera même à
leur lumière I'« objet immanent », le contenu de conscience, qui
est un rapport entre le sujet réel et l'objet réel. Il réalisera donc
une « Métaphysique du Non-moi. une Métaphysique du Moi, et
enfin une théorie de la connaissance comme relation du Moi et
du Non-moi métaphysiques » W) .
La méthode kantienne est la méthode transcendantale. Elle
consiste essentiellement à rechercher les conditions à priori de possi
bilité des contenus objectifs de conscience. A cet effet, elle s'efforce
de déterminer la structure transcendantale des objets immanents.
C'est ainsi qu'elle discerne « sous l'unité de tout objet représenté,
un échelonnement d'éléments complémentaires, ayant entre eux
respectivement des rapports logiques de déterminable à détermi
nant, de matière à forme, de multiplicité à unité synthétique : con
ditions formelles à priori, se commandant l'une l'autre, et, tout
en bas, matière sensible. La matière sensible apparaît comme une
condition restrictive, irrationnelle, une diversité primitive et extrin
sèque, qui lie l'objet à telle portion de l'espace et à tel moment

i**) Ibid., p. 39, note. (") Ibid., p. 15.


274 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

de la durée. Les conditions formelles, au contraire, présentent


toutes un certain degré de généralité, qui les fait déborder l'objet
particulier et le moment présent : ce sont des conditions à priori,
unificatrices et universalisantes » l2*). Le P. Maréchal a fait remar
quer, à maintes reprises, que l'analyse transcendantale ne peut
être confondue avec une abstraction soustractive. Obtenir, par ab
stractions successives, des notions formelles de plus en plus géné
rales, ce n'est en aucune façon découvrir les éléments structuraux
du contenu de conscience, des rapports de conditionnant à condi
tionné. Dans la méthode transcendantale, le point de vue dyna
mique s'impose : dégager l'à priori de l'objet, c'est identiquement
retrouver la part active du sujet dans l'objet immanent. Et com
ment décèle-t-on l'apriorité ? La « réflexion transcendantale » en
établit le fait ; pour devenir critique, elle doit se doubler d'une
i, déduction transcendantale » qui en montrera la nécessité univer
selle, autrement dit, qui prouvera qu'un « objet » n'est possible
que moyennant pareille fonction universalisante.
Telle est, d'après le P. Maréchal, la méthode transcendantale.
Cette méthode n'est pas seulement valable lorsqu'on se contente
du point de départ kantien, de l'objet phénoménal. Rien n'em
pêche, en effet, de l'appliquer aussi bien à l'objet ontologique. Si
l'on se dépouille de l'artifice par lequel on écarte provisoirement
de son examen la réalité du contenu de conscience, on fera sans
doute une critique métaphysique de l'objet, mais avec des préoccu
pations qui rapprocheront cette critique de la critique transcendan
tale. Comme on le verra, c'est ainsi que le P. Maréchal procédera
dans la première partie de son étude (26). Dans la seconde, i! par
tira, avec Kant, de l'objet phénoménal. Il dépassera les conclusions
agnostiques de la critique kantienne, à l'aide de la même méthode
transcendantale. L'inconséquence de Kant, dans ses Critiques, per-

(") Ibid., pp. 16-17.


("1 Pour être tout à fait précis, nous devrions reconnaître, à la suite du
P. Maréchal, une triple méthode dans la « critique métaphysique > (cfr Cahier V ,
pp. 373-374).
La première s'appellerait proprement métaphysique Dans sa forme la plus
authentique, elle vise à établir un systeme cohérent de l'être, des objets connus,
sans s'inquiéter de la connaissance comme telle, et elle doit montrer qu'un tel
système ne peut être qu'unique. Sur cette ontologie de l'objet, se greffe néces-

^
JOSEPH MARÉCHAL 275

met ce dépassement : si Kant conçoit la méthode transcendantale


d une façon dynamique, s'il admet que l'analyse structurale de
l'objet comme tel y découvre plus que « des formes abstraites qui,
en vertu même de leur abstraction croissante, débordent logique
ment les unes sur les autres, dans l'immobilité propre aux em
boîtements purement spéculatifs » l30), cependant, par un étrange
illogisme, lorsqu'il tire les conclusions de sa critique, il s'appuie
uniquement sur l'aspect formel et statique des synthèses effectuées.
En acceptant jusqu'au bout la méthode kantienne, le P. Maréchal
fera déboucher la critique transcendantale sur le problème de l'être.
En quoi les deux critiques du Cahier V diffèrent-elles, nous
demandions-nous. Nous sommes maintenant à même de répondre :
les deux critiques se distinguent, non par la méthode qu'elles uti
lisent, mais par l'ob;'ef dont elles partent.
Il importe, dès lors, de définir avec plus de précision que

sûrement une théorie métaphysique de la connaissance, car le sujet connaissant


doit, lui aussi, être raccordé au système de l'être ; seulement, remarquons-le, le
rajet ne figure dans ce triage objectif que per modum objecti ; aussi la méthode
métaphysique semble bien s'opposer contradictoirement à la méthode transcen
dantale, puisque celle-ci enveloppe une exigence subjective et réflexive et consi
dère l'objet connu dans sa dépendance fonctionnelle à l'égard du sujet.
Une seconde manière de procéder est de c considérer immédiatement, dans
leur jeu spontané, les fonctions cognitives, et de déterminer, par application des
axiomes analytiques généraux de la métaphysique, les conditions subjectives et
cbjectives que le jeu réel de ces fonctions présuppose. Ce procédé n'est plus un
triage des objets connus, mais une interprétation logique des processus cognitifs
eux-mêmes, considérés dans leurs relations ontologiques nécessaires » (Cahier V,
P. 373).
Enfin, une troisième méthode nous livre une démonstration épistémologique,
qui se place encore dans la perspective du réalisme métaphysique, mais qui fait
appel à une exigence implicite de la réflexion du sujet sur lui-même ; et cette
méthode réflexive, à mesure qu'on la dégage de toute surcharge ontologique, se
révèle très voisine de la méthode transcendantale kantienne. Saint Thomas l'es
quisse dans son De veritate, I, 9, lorsqu'il nous propose, pour connaître réflexive-
ment la vérité de nos jugements, de saisir la finalité interne de notre intelligence
et la nature intime du principe actif d'où émanent nos actes cognitifs.
Ces trois procédés s'entremêlent dans la s critique métaphysique». Mais la
* méthode métaphysique » est loin d'être dominante, et si la première critique
porte le nom de t métaphysique », ce n'est pas à raison de la méthode méta
physique, mais plutôt de l'objet métaphysique qu'elle présuppose.
(") Cahier V. p. 29.
276 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

nous ne l'avons fait jusqu'à présent, l'aspect transcendant qui diffé


rencie l'objet métaphysique de l'objet phénoménal, le point de
départ thomiste du point de départ kantien.
Si 1 on se souvient de l'étude sur Le sentiment de présence, on
sera porté à croire qu'un objet est « métaphysique », s'il est doué
d'existence actuelle ou de réalité au sens fort. Ce qui confère à
un contenu de conscience une valeur absolue, dira-t-on, ce qui le
rattache à l'Unité suprême, ce qui le rend participant au Vrai et
au Bien infinis, c'est qu'il existe. L'existence actuelle est la source
de toutes les perfections d'un être : hors de l'existant, il n'y a rien,
rigoureusement rien. — Cette conception se défend aisément,
croyons-nous ; peut-être le P. Maréchal l'a-t-il un moment acceptée.
Quoi qu'il en soit, depuis qu'il a formé le projet du Point de
départ de la métaphysique, l'auteur définit autrement que par l'exis
tence actuelle l'« objet en soi », le « noumène », dont il veut nous
garantir !a connaissance. L'objet formel de la métaphysique, dit-il,
c'est « l'être parfaitement universel, et donc aussi, puisque les pro
priétés logiques d'universalité et de nécessité sont corrélatives, l'être
inconditionnellement nécessaire en tant qu'être ; en un mot, l'ab
solu de l'être » (31). Dans la proposition, « cet homme est là »,
« outre l'affirmation explicite d'un fait brut — " il est là " —, notre
jugement concret enveloppe l'affirmation implicite d'une existence
— " cet homme est " — , et par conséquent, aussi, l'affirmation
implicite de la possibilité de cet homme comme essence singulière ;
nous ajouterons même, nous qui ne sommes pas nominalistes, la
possibilité de " l'homme " comme essence universelle... Or, si
l'affirmation de la présence locale et de la réalité existentielle de
cet homme est, de soi, contingente, l'affirmation de la réalité de
cet homme comme essence possible — individuelle ou spécifique
— est, de soi, totalement nécessaire, d'une nécessité aussi absolue,
aussi inconditionnelle, que la nécessité même d'affirmer l'être. Car
la nécessité des possibles comme possibles, ne diffère pas de la
nécessité de l'essence divine. Wolff pouvait définir la métaphysique
la science des essences, ou des possibles. Entendons, d'ailleurs, par
essence, tout contenu intelligible, isolé de l'existence, que ce con
tenu soit substance, accident ou composé accidentel... La nécessité

(") Abttraction. p. 29.

i
JOSEPH MARÉCHAL 277

absolue des possibles, quoiqu'elle paraisse nous confiner dans les


essences idéales, hors de l'existence, nous plonge en réalité dans
l'existence nécessaire » ("). « L'existence contingente n'est méta-
physiquement connaissable que par conscience de la possibilité,
c'est-à-dire par relation à l'existence nécessaire » (33). Pour donner
à la métaphysique un objet nécessaire, le P. Maréchal fera donc
abstraction de l'existence actuelle des objets et n'en considérera
que la seule essence (34) ; aussi parlera-t-il équivalemment du réel
actuel et du réel possible (").
L essence, notons-le, doit être réelle, pour constituer un « objet
en soi » ; elle ne peut être une simple essence abstraite ; elle doit
se rapporter à la sphère de l'acre et dépasser celle de la forme (36).
La distinction de l'acte et de la forme constituait déjà, on s'en sou
vient, une des thèses principales de l'article sur Le sentiment de
présence ; elle est restée une des idées directrices du Point de
départ : « Notre fil conducteur, dit le P. Maréchal à la fin du Ca
hier V, fut constamment cet axiome très simple et parfaitement évi
dent de la Scolastique traditionnelle : qu'avec une essence ab
straite on ne fait pas de l'existence, ni avec du formel de l'actuel,
ni avec du logique pur du réel ; bref, qu'avec de la puissance
on ne fait pas de l'acte » (37).
Seulement, puisque le problème du point de départ de la méta
physique consiste précisément à justifier le caractère réel de l'es
sence, on se demandera peut-être pourquoi le P. Maréchal ne
s'intéresse guère à l'existence actuelle, qui confère, semble-t-il, ce
caractère à l'essence. En répondant à cette question, nous touchons
du doigt, croyons-nous, un des présupposés fondamentaux de l'épis-
témologie de notre auteur.
Le P. Maréchal sait mieux que personne que « la réalité pos
sible est fondée toujours sur une réalité existentielle logiquement
préalable » (33). Une connaissance n'est objective, dit-il, « qu'en se

(") Ibid.. pp. 31, 32. (") Ibid.. p. 46.


(**) Cahier V, pp. 241. 347-348, 442.
1"'Ibid., p. 247: «L'objet contingent... inexistant... n'est pu simplement
néant ", puisqu'il reste possible ». Cfr aussi ibid.. pp. 147-148, 356, 378.
(") Ibid., pp. 28. 216, 356. 398, note 1.
i") Ibid., p. 456. (") Ibid., p. 398. note 1.
278 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

référant directement ou indirectement à l'existence » (3". Mais la


réalité actuelle sur laquelle se fonde le possible, n'est pas le con
cret sensible, hic et nunc, — c'est l'Absolu, car dans l'essence
comme dans le possible, il y a infiniment plus que dans l'existant
contingent. En effet, l'objet métaphysique, ou l'essence réelle, ne
s'obtient pas par une simple abstraction soustractive opérée à partir
du concret. C'est un universel positif et non un universel négatif.
Voilà ce qu'il s'agit de bien comprendre.
D'après le P. Maréchal, la forme est un principe réel des êtres
matériels ; de soi, elle serait unique et subsistante ; ce serait une
forme platonicienne ; contractée par la matière, la forme s'y trouve
multipliée. L'abstraction « dématérialise » et « universalise » vérita
blement. Elle crée, par conséquent, une possibilité réelle, une uni
versalité stricte, celle qui permet la prévision ; elle fonde des vérités
nécessaires et éternelles, objectivement valables partout et toujours.
Elle pose des natures, logiquement antérieures aux individus qui
y participent. Elle a une valeur « positive et conquérante » ,*0).
Toute différente est l'universalité négative. L'intelligence, ab
strayant du hic et nunc, constate que son concept n'est plus lié à
telle matière déterminée ; rien n'empêche donc, se dit-elle, qu'il
se retrouve ailleurs. Se retrouvera-t-il ? Je l'ignore ; positivement,
je ne puis conclure à aucune possibilité réelle ; les vérités abstraites
ne me paraissent liées à aucun temps et à aucun lieu : en un sens
négatif, elles valent donc partout et toujours. Dans cette concep
tion de l'universel, les natures expriment l'unité de notre acte ab-
stractif plutôt que l'unité de l'être.
Or, d'après le P. Maréchal, s'en tenir strictement à la seule
universalité négative, c'est verser dans l'empirisme ; par contre,
accepter franchement l'universalité positive, c'est admettre l'exis
tence d'objets ontologiques et s'ouvrir l'entrée de la métaphysique.
En effet, explique l'auteur, la référence au réel (ad rem) requise
pour que l'essence abstraite devienne du possible et représente une
essence réelle, ou pour que la forme soit conçue comme la forme
d'un acte, cette référence est nécessairement un rapport à l'ab
solu ; il ne surfit pas, comme l'eût voulu Kant, que la forme ait

(") Ibid., pp. 161-162.


(") Abttraction, p. 39.
JOSEPH MARÉCHAL 279

une relation à une certaine matière quantifiée : pour qu'elle révèle


un « en soi », elle doit être reliée à l'absolu de l'être ,41).
On saisît mieux maintenant, croyons-nous, la nature d'un « ob
jet ontologique » ; on voit mieux l'enjeu du débat qui met aux
prises Kant et saint Thomas.
Or ce débat est clos au moment où commence la critique mé
taphysique. Celle-ci, en effet, étudie l'objet immanent comme point
de rencontre d'un sujet et d'un objet réels, et s'efforce de dégager
la part active qui revient au sujet dans la découverte de l'en soi.
Elle doit donc, au préalable, justifier à ses propres yeux le point
de départ qu'elle s'est choisi. C'est pourquoi elle débute par un
« Préambule critique », qui garantira de manière générale la cri
tique métaphysique proprement dite.
Analysons ce Préambule.

Saint Thomas, nous dit le P. Maréchal, n'a pas rejeté sans


raison le point de départ restreint dont se contentèrent plus tard
un Hume ou un Kant. Il admet « qu'une métaphysique, sous peine
d'être incurablement dogmatique, doit débuter par une critique
générale de la connaissance, c'est-à-dire par un examen réfléchi, et
sans préjugé, du mouvement spontané qui entraîne l'esprit vers ce
que nous appelons le vrai » ; avant d'affirmer, saint Thomas se
cantonne dans un doute volontaire et universel « pour en expéri
menter la possibilité ou l'impossibilité logiques » (") : attitude néga
tive et expectante, ce « doute méthodique » ("] porte sur l'exis
tence du vrai. Et comment se résout-il ?
L'interprétation que le P. Maréchal nous présente de la pensée
de saint Thomas est du plus haut intérêt, car — nul ne le con
teste — la question est ardue et l'auteur ne se contente point de
solutions verbales. Après les épistémologues du XIX" siècle, le
P. Maréchal va se mesurer avec le fameux problème du scepti
cisme. Fera-t-il appel à une évidence et s'engagera-t-il dans les

i4*) Kant se trouve a mi-chemin entre l'empirisme et l'attitude métaphysique ;


il admet des universels positifs, mais il restreint leur valeur positive au monde
de l'expérience possible. Le P. Maréchal montrera que cette restriction est logique
ment incohérente ; ou bien l'on rejette toute pensée objective, ou bien on doit
en accepter les implications transcendantes.
(") Cahier V, p. 39. (") Ibid., pp. 39. 42.
280 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

arguments tortueux qui tendent à prouver — contre Kant — l'ob


jectivité de cette évidence ? Ou bien préférera-t-il la voie subjec
tive, celle des trois vérités primitives ? Ou enfin, trouvera-t-il un
compromis entre ces deux explications ?
Cette dernière hypothèse est la bonne. Le P. Maréchal en ap
pelle à l'évidence, mais à une évidence d'un type spécial qui n'est
ni purement objective, ni totalement subjective. « Qu'il y ait du
vrai, en général, dit-il, cela s'impose inévitablement à notre esprit,
c'est d'une évidence absolument contraignante ;... le rapport de
vérité est inhérent à la pensée objective, car, nié, il renaît de la
négation même. Au moment où vous dites : il n'y a pas de vérité,
vous affirmez implicitement l'accord de votre pensée actuelle néga
trice avec une certaine désharmonie objective, que vous supposez
exister entre la pensée en générai et les choses : c'est-à-dire que
vous affirmez l'existence d'un rapport de vérité dans l'acte même
par lequel vous prétendez nier universellement ce rapport » ("). Le
partisan du doute universel positif admet donc, en dehors de sa
pensée actuelle et subjective, une norme absolue. Il se contredit.
Toutefois, est-ce entre les termes mêmes de la proposition :
« il n y a pas de vérité objective », que se trouve la contradiction ?
Autrement dit : « Dans la proposition " veritas est " (étant bien
entendu que " est " y signifie, non la représentation de l'existence,
mais la position de l'existence) ce qui nous est directement évident,
est-ce le rapport intrinsèque et immédiat de ses termes : veritas,
est ? Mais qui ne voit, répond le P. Maréchal, que nous commet
trions ainsi le paralogisme ontologique, en prétendant discerner,
dans le simple concept de " vérité ", l'affirmation absolue de l'exis
tence ?... Pour voir directement le lien objectif de veritas et de
esse, il faudrait être Dieu, avoir l'intuition essentielle tant de l'intel
ligence que de l'être. Aussi bien, ce que voit clairement la faculté
discursive, ce ne sera pas ce lien en lui-même, mais que ce lien
doit être affirmé sous peine de contradiction ; notre évidence n'est
pas l'évidence essentielle de la chose, mais l'évidence logique du
jugement où s'exprime la chose » ,45).
Ce jugement est nécessaire ; cela signifie que, si l'on ne peut
démontrer dans l'abstrait l'existence de la vérité, aucun sujet con-

(") Ibid.. p. 42. (") Ibid.. pp. 377-378.


JOSEPH MARÉCHAL 281

naissanf ne saurait la nier sans se contredire. La contradiction du


sceptique n'éclate pas entre les termes de son jugement, mais
entre l'implicite et l'explicite de ce jugement. Dans la connaissance
directe, elle est exercée, sentie et vécue ; la réflexion, qui explicite
ce qui était enveloppé dans l'acte direct, la manifeste : tel est le
but de l'argument ad hominem, argument d'une importance ex
trême, « lorsque le homo en question est, ni plus ni moins, toute
intelligence discursive » (46). La nécessité de l'affirmation est donc
( subjective », elle est un « fait nécessaire » (47) ; toutefois, elle n'est
pas une contrainte aveuglément subie, puisqu'elle se laisse con
trôler en un certain sens par le principe de contradiction.
Mais le sceptique ne peut-il s'aostem'r de tout acte objectif de
pensée, que ce soit l'affirmation, le doute ou la négation ? Le
P. Maréchal répond en citant Blondel : la nécessité de l'affirmation
est transcendantale , l'action est inévitable : le nolo celle « se tra
duit immédiatement, dans le langage de la réflexion, en ces deux
mots : " je veux ne pas vouloir ", volo nolle » ,4S). Ainsi donc, la
nécessité d'un contenu objectif de pensée s'impose de soi.
Ce contenu de pensée est de l'être, continue le P. Maréchal,
car le pur néant est impensable. La nécessité de la pensée objec
tive se confond avec la nécessité d'affirmer l'être, l'absolu de l'être,
l'ordre ontologique en général. Ce qui confère à tout objet intelli
gible la stabilité foncière qui le rend objet, c'est le rapport qu'il
contracte avec l'être : pour devenir objet, un contenu de pensée
doit être identique à lui-même, être ce qu'il est. D'après l'auteur,
le principe d'identité exprime la relation de tout objet à l'ordre
ontologique.
Saint Thomas a très justement mis en valeur le lien essentiel
de l'intelligence avec l'être. Il a fait une critique en règle de la
théorie qui voudrait séparer le monde idéal du monde réel et nous
enfermer dans un relativisme et un phénoménisme absolus. Il se
pose la question suivante : dans l'acte immanent d'intellection,
l'objet immédiatement connu est-il la species ou la chose exté
rieure ? Et il répond : si nous ne connaissions que nos propres
états subjectifs, si la species était id quod intelligitur, s'il n'y avait

(") Ibid.. p. 380. (") Ibid., p. 376.


(") Cahier l, 2« éd., p. 35. Cfr aussi Cahier V, p. 377, note 1.
282 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

pas de norme absolue extérieure à la pensée individuelle, le juge


ment ne vaudrait que pour le moment où on l'énonce ; de plus,
on pourrait accepter indifféremment deux contradictoires, car la
species est un fait brut, contingent et inconsistant, elle ne tient les
attributs nécessaires et universels d'objet qu'en étant subsumée
sous la norme du premier principe, c'est-à-dire en étant rattachée
à l'absolu de l'être. — Accepter le principe d'identité comme loi
de la pensée et le rejeter comme loi du contenu de pensée, c'est
se contredire.
On remarquera sans peine combien une définition précise de
l'objet ontologique importe pour bien comprendre l'argumentation
du P. Maréchal. L'auteur a établi le réalisme métaphysique, dès
qu'il a montré la souveraine emprise du premier principe sur tout
contenu de conscience. Ce faisant, il n'a pas, semble-t-il, apporté
d'arguments en faveur d'un réalisme qui se distinguerait de l'idéa
lisme métaphysique, ni d'un réalisme dont la thèse fondamentale
affirmerait le «réel » au sens d'existant ; il n'a pas voulu prouver,
jusqu'à présent, que l'absolu de l'être, auquel participent tous les
« objets », existe de fait, autrement dit, qu'il est l'Absolu divin.

Le Préambule critique devait montrer, disions-nous tantôt, que


l'objet de conscience se présente bien à nous avec une portée
transcendantale, que la métaphysique est légitime, et, en particu
lier, qu'une métaphysique de l'objet immanent est justifiée en prin
cipe. A vrai dire, cependant, cette « ontologie de la connaissance »
doit, dans l'idée du P. Maréchal, étayer les affirmations un peu
concises et les arguments parfois sommaires du Préambule ; elle
constituera elle-même une justification critique de l'attitude méta
physique. C'est pourquoi il est difficile de déterminer avec pré
cision la signification exacte du Préambule. Celui-ci ne semble pas
constituer l'assise fondamentale de l' Ontologie qui suit, et cepen
dant l'Ontologie n'a guère de sens si l'on n'accepte pas catégo
riquement les thèses avancées dans le Préambule (48). Toute vue
synthétique suppose des éléments préalablement établis ; celle que
le P. Maréchal propose dans sa critique métaphysique ne procède

(") « Une théorie de la connaissance, développée dans le cadre du réalisme


ontologique, vaut absolument... sous la seule condition suivante: que toute afin-
JOSEPH MARÉCHAL 283

pas more geometrico, semble-t-il, mais tient sa garantie suprême


de l'harmonieuse unité du tout.
La méthode même employée dans cette critique permet d'ail
leurs une certaine liberté à l'égard des conclusions du Préambule.
L'analyse transcendantale, on s'en souvient, comprend, à la fois,
une n réflexion » et une « déduction ». La réflexion transcendantale
a pour but d'établir de façon indiscutable et avec toutes les pré
cisions désirables, les divers à priori, tant objectifs que subjectifs.
Ce sera donc à elle de déceler le caractère métaphysique de l'objet
conscient, — et elle le fera sans enquêter sur le bien-fondé de
ce caractère ; son point de vue sera donc, si l'on peut dire, exclu
sivement psychologique. Dans cette partie du Cahier V, comme
dans l'étude sur Le sentiment de présence, l'auteur analysera notre
conscience d'objet, sans s'inquiéter de savoir si notre prétention
d'atteindre un réel est illusoire ou non (5o1. La déduction transcen
dantale établira ensuite la valeur critique de cette prétention.
Le Préambule contient, en abrégé, une analyse transcendan
tale ,s" ; de son côté, la Critique métaphysique s'intéresse, elle aussi,
au point de départ de la métaphysique. On comprend donc qu'entre
ces deux parties, il soit difficile de tracer une ligne de démarcation.

Il est temps d'aborder directement la critique métaphysique de


1 objet. Quels problèmes soulève-t-elle, par quels procédés s'efforce-
t-elle de les résoudre ?
L'intelligence divine, dit le P. Maréchal, possède en elle-même
toute perfection, elle est créatrice, elle « mesure » les choses. L'in
tellect humain participe à la « spontanéité dominatrice » de l'in
tellect divin : il impose au donné, qui n'est intelligible qu'en puis
sance, la forme des premiers principes, l'empreinte de la Vérité
première ; mais, comme il n'est pas créateur, il ne possède pas
par nature des intelligibles, il doit les capter et se les assimiler
activement, à partir d'un donné. « C'est sur cette ligne de ren-

mation rapporte nécessairement et valablement son contenu à l'absolu de l'être,


ou, plus brièvement, qu'une connaissance purement phénoménale soit impensable
et impossible » (Cahier V, p. 35).
i") Cahier V, pp. 26, 60. 161, 279, 456.
(**) Ibid.. pp. 380-381. Cfr aussi Cahier 1, 2» éd., pp. 24, 57, 204-205.
284 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

contre, à l'intersection des conditions à priori et des conditions


empiriques de notre connaissance objective », que devra se placer
le métaphysicien. Il recherchera comment « la coïncidence de con
ditions ontologiques subjectives (intelligences finies) et de conditions
ontologiques objectives (données extrinsèques) » revêt le caractère
d'une « prise de conscience » (5Ï).
De façon générale, on dira : sujet et objet coïncident dans
l'identité d'un acte ; « la condition ontologique prochaine de la con
naissance comme prise de conscience n'est pas l'union de deux
éléments : sujet et objet, dans un acte commun, mais l'unité interne
de cet acte lui-même » ,s3). Donc, ce qui, du point de vue onto
/ogique, est « immanence », se traduit, du point de vue psycho
logique, en « conscience objective » ; et la connaissance de l'objet
est à la mesure exacte de son immanence ontologique dans le
sujet.
Plus précisément, deux problèmes se greffent sur cette thèse
générale :
1) « De quelle nature doit être l' assimilation, l'immanence de
l'objet, pour que la connaissance... puisse en résulter » ?
2) h Comment la prise de conscience, effectuée dans l'acte im
manent où communient objet et sujet, peut [-elle] être la conscience
de l'objet en tant qu'opposé au sujet » ,54) ?
Les scolastiques ont abondamment répondu au premier de ces
problèmes : l'immatérialité, ont-ils montré, est la racine métaphy
sique du pouvoir cognitif. Sujet et objet deviennent un, en ce
sens que « l'objet connu, dans la mesure où il est connu, s'insère
dans l'activité immanente du sujet comme forme spécificatrice de
cette activité » ("). L'unité est donc celle d'une opération ; l'assi
milation apporte une spécification nouvelle à la forme naturelle de
notre puissance active de connaître.
Mais comment expliquer l'oo;'ectioafion de la forme, son extra
position dans l'immanence, c'est-à-dire le fait que la forme assi
milée nous paraît indiscutablement être la forme d'un « objet »,
opposé au sujet ? Sur ce point, même les commentateurs tho
mistes ne laissent pas d'être obscurs ; dissiper cette obscurité, grâce

(**) Cahier V, pp. 59, 60. (") Ibid., p. 61.


(") Ibid., p. 67. (") Ibid., p. 69.
JOSEPH MARÉCHAL 285

à une théorie originale, celle du dynamisme, tel sera le principal


souci de notre auteur.

Avant de le suivre, nous croyons utile d'attirer l'attention sur


deux présupposés méthodologiques de la critique métaphysique,
qui commandent les raisonnements ultérieurs et, en particulier, la
solution du second problème que nous avons signalé.
D'après la thèse fondamentale d'une « ontologie de la connais
sance », connaître, c'est exercer une opération immanente. l1 en
résulte que la connaissance d'un objet extérieur ne présentera pas
les mêmes caractères que la conscience de soi. La connaissance
d'an objet, le P. Maréchal l'a répété bien des fois, n'est pas « une
sorte de reflet passif, de décalque inerte de l'objet dans le sujet » |"),
a comme si nos facultés connaissantes n'étaient que des fenêtres
ouvertes sur le " cognoscible pur ", ou bien comme si la posses
sion intellectuelle des objets nous était transmise par contamination
immédiate de leur vérité ontologique » (57). La connaissance intel
lectuelle n'est pas une simple réception de formes (5*) ; elle ne peut
être totalement à postériori ; le sujet ne peut être entièrement étran
ger à l'objet, car, dans ce cas, il serait réduit à l'état d'une matière
amorphe et indifférente (56). Si la connaissance d'un objet ne peut
donc être une contemplation de cet objet, il en va cependant tout
autrement de la connaissance de soi ou de la conscience. A plu
sieurs reprises, le P. Maréchal définit la conscience comme un acte
lumineux à soi, comme une intuition qui « ne produit ni ne modifie
en rien le contenu qu'elle éclaire » (*01.
Or voici où la méthode propre à une métaphysique du con
naître entre en jeu. Considérant la connaissance sous son aspect
d'immanence, le métaphysicien réduit toute connaissance d'objet
à la conscience de soi. Toute connaissance devient, à ses yeux, la
contemplation du contenu immanent de l'intellection. Il devra donc
découvrir dans la nature même de ce contenu, antérieurement à
la prise de conscience, la raison du caractère d'objectivité de la

(") Ibid., p. 62. (") Ibid., p. 64.


("l Ibid., p. 147. note I.
(") Ibid.. pp. 68. 73; Dynamisme, p. 159.
(**1 Dynamisme, p. 144. Cfr aussi ibid.. pp. 145 note I, 148-149; Cahier V,
pp. 292. 364. 459.
286 LE THOMISME DEVANT LES PHlLOSOPHIES NOUVELLES

connaissance ; « le vrai en tant que perfection vécue, devra pos


séder toutes les particularités du vrai connu, sauf la seule con
science actuelle » l61) ; l'aspect psychologique de la connaissance
devient un épiphénomène de son aspect métaphysique.
Mais cela est-il possible ? Pour expliquer l'immanence d'un
objet à un sujet, on dit que ce sujet acquiert une species de l'objet.
En elle-même, cette species est un accident réel du sujet, un ens
reale, justiciable assurément des catégories de la métaphysique.
Mais en tant qu'elle représente l'objet, la species est un ens rationis,
une réalité d'ordre intentionnel, un élément fonctionnel et relatif,
formellement significatif d'objet. L'intentionnel en tant que tel est-il
de l'être ? Voilà la seconde question de méthode, la plus impor
tante que rencontre une ontologie de la connaissance.
Le iP. Maréchal s'est parfaitement rendu compte de la difficulté,
et ce n'est certes pas l'affirmation la moins originale ni la moins
audacieuse de son oeuvre, que celle qui intègre énergiquement
l'intentionnel à l'ordre de l'être. « Entre choses finies, écrit-il. une
relation s'isole-t-elle à ce point de la réalité de ses termes ontolo
giques ? N'est-ce pas eux qui, tout à la fois, la soutiennent et la
spécifient ? Dès lors, ni la réalité ni la cognoscibilité de la relation
ne sauraient être séparées de la réalité et de !a cognoscibilité de
son fondement ontologique prochain... Prononcer, non seulement
la distinction, mais le divorce complet entre " entitatif " et " inten
tionnel ", entre être et idée, serait à coup sûr excessif. Une forme
représentative doit avoir avec le réel un autre rapport encore que
de le signifier : elle plonge elle-même ses racines dans le réel. Je
ne me résous pas, pour ma part, à faire extravaguer l'intentionnel
en dehors de l'être » (62). Il est vrai, accorde le P. Maréchal, que
« l'être tombant sous nos affirmations peut se subdiviser en " être
subjectif ", pur " objet pensé " (ratio objectiva, ratio intellecta,
ens rationis, ens intentionale), et en " être réel " (ens reale) —
" ens... intra animam et extra animam " » (63). Mais on peut passer
légitimement du premier au second, et les faire entrer tous deux

(") Cahier V, p. 292.


(") Abstraction, p. 324. Cfr aussi Cahier V, pp. XVI. 84 note I, 134. 237. 243.
248-254. 263, 284-286. 311, 328-329. 4I2-413; Dynamisme, pp. 141-142, 152. 155.
(") Cahier V, p. 243.
JOSEPH MARÉCHAL 287

dans le transcendantal : la division de l'être en idée et réalité rentre


dans la division plus générale en acte et puissance ; l'analogie
joue absolument à tous les degrés de l'être.
Pour le faire voir, l'auteur rappelle d'abord que c'est « dans
nos concepts spécifiques, directs, nos seuls concepts primitifs, que
devront se découvrir fous nos autres concepts objectifs » ("). Or
nos concepts spécifiques sont abstraits, doublement indéterminés,
— comme essences, divisées de l'esse, et comme universels, dé
particularisés. « Pour recevoir l'attribut d'être actuel, dans un juge
ment catégorique, la quiddité abstraite doit dépouiller cette double
indétermination, c'est-à-dire : en tant que représentation abstraite,
se " subjectiver " dans la matière concrète, " per conversionem ad
phantasmata ", et en même temps, en tant que forme finie, trouver
le complément de son unité intelligible dans sa dépendance intrin
sèque par rapport à l'acte pur d'être. Or, à considérer ces deux
termes : pure matière et Acte pur, requis pour toute réalisation
actuelle de la quiddité, et sans lesquels, donc, elle ne serait pas
même un objet possible ou affirmable, on constate, non sans sur
prise, qu'ils s'étendent tous deux en dehors de la sphère purement
conceptuelle, en deçà ou au delà de toute " idée " de notre enten
dement. En effet, la matière première, loin de constituer, dans
notre connaissance, une représentation juxtaposée à d'autres repré
sentations, une sorte de matière première idéale, marque réelle
ment la limite inférieure, extramentale, de nos concepts, ou, si l'on
veut, le point critique où expire, pour nous, l'ordre " intentionnel ".
On ne se représente une pareille limite que dans la mesure où, phy
siquement, on en subit la contrainte. D'autre part, à la limite supé
rieure de nos concepts, l'Etre pur, unité suprême, ne peut davan
tage être " représenté " en nous par une forme idéale quelconque
qui lui convienne en propre ; pour poser la clef de voûte de notre
pensée objective, nous devons donc franchir les limites de cette
pensée même, et plonger dans le réel par un procédé qui utilise
la représentation conceptuelle en la dépassant. Dans le cadre d'une
métaphysique franche de l'acte et de la puissance, conclut le P. Ma
réchal, on tiendra pour démontré que tout concept abstrait, objec
tivé dans une affirmation d'être, a dû non seulement se concréter

t"i Ibid., p. 249.


288 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

par référence à la matière, et déjà s'extérioriser ainsi par rapport


à la pensée, mais surtout se subordonner, selon la relation d'ana
logie, à une condition existentielle supérieure et absolue, qui ne
peut davantage demeurer interne à notre pensée, et même qui ne
peut être que le sommet absolu du Réel, l'Acte pur » (65).
Par ses deux attaches à l'extramental, l'intentionnel est donc,
lui aussi, en quelque manière, et aussi imparfaitement qu'on voudra,
de l'être. Sans doute n'est-il qu'une possession formelle d'être, une
possession « limitée sous le double aspect extensif et intensif » ("),
mais il reste, et ceci est capital, qu'il n'est pas irrémédiablement
distinct de l'être, étranger à l'être, et qu'il ne peut donc jamais
être question de chercher le pont qui le relie à l'être.
Remarquons combien les deux présupposés méthodologiques
de la métaphysique du connaître se tiennent étroitement. Pour que
la connaissance d'un objet extérieur puisse se réduire à la conscience
de l'objet immanent, il faut de toute évidence que les perfections
strictement intentionnelles de l'« intellectus ut est cognoscitivus »,
soient aussi des perfections entitatives de l'« intellectus ut est res
quaedam » "7). Pour que l'objet vécu puisse, sous l'illumination de
la conscience, présenter les caractères de l'objet psychologique, il
faut que ceux-ci soient déjà entièrement déterminés par « le jeu de
l'intelligence considérée comme faculté ontologique, comme " res "
soumise aux lois générales de la causalité et de la finalité » |*".

Après avoir précisé la méthode de la critique métaphysique,


nous pouvons maintenant suivre l'auteur dans son exposé. Comme
nous l'avons dit au début de cet article, nous nous contenterons
d'indiquer les matières traitées par le P. Maréchal et d'en marquer
1 ' enchaînement .
C'est dans le jugement que se trouve le vrai. C'est donc dans

(") Ibid., p. 251. (") Dynamitme. p. 161.


(*7i « L'" intellectus ut cognoscitivus " n'est pas autre, ni en soi, ni dam
son opération immanente, que 1"' intellectus ut est quaedam res " ; mais la
premiere appellation connote une propriété caractéristique que la seconde omet
d'envisager: la propriété dont jouit l'acte strictement immanent, d'être lumineux
à soi et d'éclairer son contenu dans la mesure de leur immatérialité respective >
(Dynamitme, p. 144).
(") Cahier V, p. 292.
JOSEPH MARÉCHAL 289

l'opération intellectuelle achevée qu'il faudra découvrir les condi


tions ontologiques du rapport de vérité. L'auteur étudie successive
ment les termes du jugement, la synthèse concrétive et l'acte d'affir
mation.
Les termes du jugement sont, d'une part, les données sensibles,
d'autre part, les concepts. La sensation ramène déjà à une certaine
unité la multiplicité des excitations passivement subies, mais c'est
dans le concept que se manifeste le plus clairement l'activité syn
thétique du sujet : ainsi, les concepts métaphysiques incluent un
rapport à l'absolu de l'être ; bien que représentant directement une
unité de nombre, ils signifient cependant l'unité universelle et ana
logique de l'être, dans laquelle le transcendant trouve place aussi
bien que la matière première. Or, par définition même de la « con
dition à priori », une pareille condition est impliquée dans toute
réduction à l'unité, dans toute universalité, dans toute nécessité.
Comment s'exprime-t-elle en termes d'ontologie ?
Dans une critique métaphysique, dit le P. Maréchal, l'à priori
n'est pas seulement une fonction logique ; il désigne l' objet formel
de facultés ontologiques. L'objet formel n'est évidemment pas la
résultante passive de l'action physique des objets sur les facultés ;
au contraire, il est logiquement antérieur à cette action, il est « une
condition préalable et permanente, présidant, du sein de la puis
sance même, à toute " passion " subie du dehors : triant les objets
présentés, réglant leur accueil, mesurant leur assimilation » |**).
Avant d'être actuées par l'objet extérieur, les puissances se trouvent
déjà en acte premier, « c'est-à-dire qu'à tout le moins elles repré
sentent une possibilité physique délimitée, doublée d'une tendance
naturelle à combler cette possibilité,... elles préfigurent " en creux
la forme générale de l'objet qui serait leur complément naturel » (70).
Comme tel, l'objet formel est universel et immuable ; par exemple,
la puissance visuelle exige le « coloratum » et non ce vert ou ce
jaune. La diversité et la multiplicité du donné « contractent » cet
universel en genres inférieurs et en individus ; mais, de soi, l'objet
formel exprime la loi ou la règle sélective universelle de la puis
sance.
L'objet formel est donc un véritable à priori. Pourquoi faut-il

(") Ibid., p. 96. (") Ibid., p. 97.

à
r
290 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

que ce terme d'à priori évoque si souvent de fâcheuses résonances ?


m A l'unité universelle qu'il exprime, les objets particuliers sont
réellement en puissance, comme à leur acte complémentaire dans
un sujet connaissant ; d'autre part, l'objet formel est la puissance
même (la capacité) du sujet relativement aux objets extérieurs dont
les déterminations sont reçues par le sujet comme autant d'actes
seconds qui le " perfectionnent ". Dans toute connaissance d'objet,
l'actuation est donc mutuelle » (71). L'apriorité naturelle d'une forme
ne masque donc pas au sujet la vue d'objets étrangers, elle n'est
pas un obstacle à l'objectivité, « lorsque la détermination à priori
que porte cette forme est elle-même essentiellement ordonnée à
ces objets » (72). Au contraire, plus l'apriorité sera grande, « plus
l'objet connu approchera de l'objectivité parfaite, celle d'une intui
tion intellectuelle, dans laquelle, selon Kant, l'objet serait constitué
totalement par l'activité du sujet » (").
Dans la première partie de la critique métaphysique, le P. Ma
réchal décrit l'à priori sensible et l'à priori intellectuel ; il explique
ainsi l'unité du contenu de la sensation et du concept, matière du
jugement. Il passe ensuite à l'étude de la forme du jugement.
Le jugement, dit-il, est une synthèse par concrétion, c'est-à-dire
qu'il unit un sujet d'inhésion et une forme, ou encore qu'il est la
rencontre de deux formes dans un seul suppôt. Ce principe de sub
sistance est la matière première. L'unité substantielle du sujet con
naissant rend possible la « conversio ad phantasmata », sans la
quelle l'intelligence ne pourrait penser le singulier matériel, ni, par
conséquent, opérer la synthèse concrétive du jugement.
Mais le jugement n'est pas seulement une synthèse. Il est une
synthèse affectée d'un oui ou d'un non, doublée d'une affirmation.
L'affirmation est l'élément essentiel du jugement, car elle fait de
la synthèse effectuée un véritable « objet », elle la dote de vérité,
en la rapportant à l'absolu de l'être (ad rem). L'affirmation est une
objectivation absolue de la forme subjective, elle la transforme en
un « objet ontologique », en un « en soi ».
Par l'examen de la matière et de la forme du jugement, le
P. Maréchal boucle la phase analytique de son étude : il a déter-

(") Ibid., p. 99. (") Ibid., p. 107.


(") Ibid., p. 21.
JOSEPH MARÉCHAL 291

miné toutes les conditions à priori qui nous rendent intelligible le


contenu objectif de conscience. Il entreprend alors « d'établir à
priori, " par concepts ", que, pour toute intelligence non-intuitive,
le moyen, et le seul moyen, de représenter, comme objets, les
contenus de conscience, est l'affirmation strictement métaphysique
de ceux-ci, c'est-à-dire leur rapport déterminé, au moins implicite,
à une Réalité transcendante : de telle façon que refuser cette affir
mation revienne à nier la possibilité même de la pensée objec
tive » (74;. Cette preuve constitue la « déduction rranscendantale »
de l'affirmation objective ; c'est la phase critique de l'ontologie du
connaître. Parcourons-en les principales étapes.
L'auteur énonce d'abord trois théorèmes préparatoires.
1 . L'objet de l' affirmation n'est pas exactement mesuré par
l'objet de la représentation conceptuelle ; nos concepts signifient
plus qu'ils ne représentent formellement. La preuve en est faite, si
nous nous souvenons que nous attribuons à Dieu des concepts ab
straits du sensible (").
2. L'affirmation couvre les objets dans la mesure exacte de leur
actualité. Dans l'affirmation, nous nous engageons pour une ma
nière d'être de l'objet, pour un degré d'être qui oscille entre la
plénitude saturante de l'Acte pur et la possibilité minimale de la
matière première ; entre les deux, l'être signifie un mélange d'acte
et de puissance, un devenir. L'actualité, mesure de l'être, est aussi
la mesure de l'intelligibilité de l'objet ou du pouvoir connaissant
du sujet (7".
3. En conclurons-nous que nous avons une intuition intellec
tuelle de l'acte des objets, débordant leur représentation formelle ?
Une seule alternative logique s'ouvrirait alors devant nous : « ou
bien connaître ces objets tels qu'ils sont, par une idée simple, sans
" composition ni division ", ou bien ne les point connaître du tout ».
Car une intellection de type intuitif, n'introduisant aucune compo
sition dans son objet, est infaillible, ou n'est pas. Or, « même vis-
à-vis de ce qui, par nature, est " simple " et " purement intelli
gible ", notre connaissance demeure composée et faillible : témoin
le conflit des métaphysiques ou, en général, la possibilité de

(") Ibid., pp. 231-232. (") Ibid., pp. 233-236.


(") Ibid., pp. 236-240.
292 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

l'erreur » ("). L'intelligibilité en soi des objets ne constitue donc


pas une donnée immédiate de la connaissance humaine.
Reste donc, conclut le P. Maréchal, que l'actualité intelligible
soit affirmée, sans être intuitionnée ou, en d'autres mots, que I affir
mation constitue le substitut dynamique de l'intuition. Voici com
ment on peut comprendre cette thèse. La connaissance divine est
le type de l'intuition parfaite : Dieu connaît toutes choses en se
connaissant lui-même. La connaissance angélique comprend déjà
de la réceptivité, l'ange reçoit des species, mais, comme il les reçoit
de Dieu, ces species sont antérieures aux choses, à priori par rap
port aux choses ; elles sont des participations aux idées créatrices.
La connaissance humaine est dépourvue de toute intuition intellec
tuelle : nous n'avons pas d'idées innées, fussent-elles virtuelles ;
nous ne connaissons par nature aucune essence. Mais il nous reste
cependant un à priori, vide de toute détermination, une aptitude
formelle, une disposition fonctionnelle, correspondant à l'ensemble
des données qui devront être passivement reçues par la sensibilité.
Cet à priori ne se traduit dans notre conscience qu'au sein d'opé
rations conscientes, c'est-à-dire à la rencontre de données particu
lières. Seulement, aucune de celles-ci n'égale la puissance de notre
intelligence, car cette puissance a toute la capacité objective de
l'être. Nous ne rencontrons donc en nous que « des concepts boi
teux, inachevés, dont l'exigence d'unité est trop large pour leur
matière ". L'intelligence en les produisant ne va pas au bout de
sa puissance. Qu'est-ce alors qui nous permet, néanmoins, de les
" objectiver " catégoriquement, et de les rattacher, dans nos juge
ments, à l'absolu de l'être, comme s'ils intervenaient, à leur place
respective, au sein d'une intuition totalisante ? Quel élément, ou
quelle activité, supplée ici la fonction de l'intuition absente ? » (").
L'affirmation. La preuve de la « déduction transcendantale »
consiste à établir que « le rôle objectif de l'affirmation, suppléant
l'intuition intellectuelle, est nécessaire dans toute connaissance non-
intuitive », c'est-à-dire que « toute énonciation, pour être objective
(dans sa forme même d 'énonciation) doit contenir l'affirmation im
plicite d'une réalité absolue déterminée, en d'autres termes, que

("i Ibid., pp. 241. 242. (") Ibid., p. 261.


JOSEPH MARÉCHAL 293

I absolu nouménal entre dans les présupposés logiques de l'objet


comme tel » (76).
Pour motiver l'affirmation objective, le P. Maréchal n'accepte
pas la solution que nous avons déjà rencontrée plus d'une fois l*0),
selon laquelle l'objectivation se fonderait sur la passivité qu'éprouve
le sujet en face de l'objet sensible. Il remarque d'abord que « l'intel
ligence, dans son acte second, le seul qui tombe sous la conscience,
n est pas directement passive vis-à-vis des objets sensibles : cette
passivité immédiate, dit-il, appartient en propre au sensorium ».
Aussi refuse-t-il de considérer l'intelligence comme une doublure
intellectuelle des sens et de confondre l'« extraposé spatial » avec
le « réel intelligible » ""). Mais, sans tomber dans cet empirisme
grossier, ne pourrait-on admettre cependant que l'intelligence, asso
ciée aux sens, perçoit, d'une manière ou d'une autre, la passivité
de ceux-ci ? N'y aurait-il pas là un fondement légitime à l'oppo
sition consciente de sujet et d'objet ? Un fondement légitime, peut-

('*i /bief., PP. 261, 262.


1•*) Aussi originale que soit la question de l'objecn'uation, dans le Cahier V,
il semble qu'on puisse, sans trop fausser les perspectives, la rapprocher de l'an
cienne question de l'objectioiié de l'évidence, telle qu'elle est posée par exemple
chez le P. Gény et chez Mgr Noël. Telle qu'elle se formule au XIXe siècle et
encore chez les premiers disciples de Mgr Mercier, elle ne peut évidemment pas
être comparée au problème de l'objectivation chez le P. Maréchal : les auteurs
du XIXe siècle, on s'en souvient, se préoccupaient du subjectivisme psychologique
cl recherchaient comment une représentation intellectuelle, subjectivement connue,
prendrait à nos yeux valeur d'objet; le P. Maréchal s'intéresse au kantisme et
>e demande à quelles conditions une représentation nous donne immédiatement
une connaissance d'objet (Cfr Cahier V, p. 332, n. 1). Mais, depuis le P. Gény,
la question de l'objectivité de l'évidence est passée du plan psychologique au
plan critique et concerne le fondement d'un fait psychologiquement indiscuté.
Comparé à la question ainsi conçue, le problème de l'objectivation semble à la
fois plus large et plus précis ; plus large, car l'objet dont il traite est l'objet mé
taphysique; plus précis, car il n'envisage pas l'aspect formel de nos représen
tations, mais uniquement leur aspect de réalité. Bien qu'elles ne soient pas citées,
les solutions proposées par le P. Gény et par Mgr Noël peuvent, nous semble-t-il,
se retrouver dans les deux explications de l'objectivité, jugées insuffisantes par le
P. Maréchal. L'auteur n'accepte pas non plus la solution du P. Roland-Gosselin ;
comme nous le verrons plus loin (Chap. IV, art. 2), cette solution s'appuie sur
l'essentielle intentionalité de la species.
(*1) Cahier V, pp. 329, 330. Le P. Gény et Mgr Farges, on se le rappelle,
fondaient toute objectivité sur l'extériorité sensible.
294 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

être, répond le P. Maréchal, mais certes pas un fondement suffi


sant. En effet, la valeur objective qu'il s'agit de garantir enveloppe
l'absolu transcendant, elle est coextensive à l'unité universelle de
l'être ; il ne suffit donc pas de justifier l'applicabilité des notions
à une réalité finie et particulière, à un non-moi, à une chose en
soi, — « simple revers logique du phénomène sensible » "*). De
plus, même dans cette perspective réduite, le fondement proposé
n'apparaît pas inébranlable, car l'intelligence ne peut sauter la fron
tière qui la sépare des sens pour saisir objectivement la passivité
sensible ; elle ne peut éprouver elle-même aucune passivité brute,
car elle agit de façon immanente : la passivité du sujet se révélera
donc à la conscience intellectuelle uniquement comme limitation
terminale de sa propre activité l*3).
Devant l'insuffisance de la relation de passivité, le P. Maréchal
s'oriente vers « une seconde espèce de relation, qui, à la différence
de la première, affecte intrinsèquement la forme spécifiante (spe-
cies) de l'acte intellectuel même, et d'autre part, s'étend au delà
des limites restreintes du phénomène : nous voulons dire la relation
de finalité » (B4). La preuve de l'objectivation va se centrer sur le
dynamisme intellectuel ; l'auteur considérera l'intelligence, non pas
comme une fonction statique, mais comme une activité en devenir
vers sa fin. Considérée statiquement, l'intelligence ne connaît que
la forme ou le dessin formel des choses, mais, envisagée dyna
miquement, elle « objective » cette forme et la saisit comme un
« en soi » ; dans l'affirmation « cela est », dit le P. Maréchal, l'in
telligence transcende sans cesse les déterminations particulières du
« cela », qui n'épuisent pas sa capacité cognitive, et ce perpétuel
dépassement exige qu'elle tende vers une fin infinie et réelle, vers
Dieu ; en projetant la forme sur le plan du Réel Absolu, elle la
pose comme un « objet ». Le point délicat de cette preuve est de
montrer que notre intelligence ne tend pas vers un terme imaginaire,

(**) Ibid., p. 330.


1**1 c La conscience d'une limitation immanente ne saurait être que la con
science de la limitation d'une action immanente » (ibid., p. 420). Cfr pp. 144 et
329-330.
("1 Ibid., p. 331. Une preuve de l'existence de Dieu, inspirée par le P. Ma
réchal, se lit dans A. GRÉGOIRE, Immanence et transcendance, Bruxelles, L'Edi
tion Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1939, pp. 94-124.
JOSEPH MARÉCHAL 295

ou vers de l'indéfini, mais vers une fin réelle et positivement infinie.


Voici, nous semble-t-il, les étapes saillantes de l'argumentation du
P. Maréchal :
1 . L'ordre des fins est nouménal. Cette affirmation se retrouve
très fréquemment sous la plume du P. Maréchal et est avancée à
titre d'axiome "5). Elle signifie que ce qui est pensé comme fin est
nécessairement pensé comme noumène. Un thomiste la trouve sans
doute assez banale : il ne songe pas à penser quoi que ce soit
dans un ordre purement phénoménal, puisque sa première évidence
lui manifeste que le pur phénomène est impensable. Aussi l'intérêt
de cet axiome vient-il d'ailleurs. Si le P. Maréchal l'utilise avec
une telle abondance dans son exposé du « thomisme devant la phi
losophie critique », c'est parce que Kant lui-même l'admet catégo
riquement : alors que le père du criticisme imagine, sans difficulté
aucune, des substances, des changements, de la causalité, dans un
monde de phénomènes, il conçoit l'activité et la finalité sur le plan
nouménal. Etrange inconséquence, dont le P. Maréchal tire parti.
2. Notre connaissance spéculative révèle une finalité interne.
Par l'analyse du concept et du jugement, faite dans le Cahier V,
l'auteur met en lumière le mouvement qui anime notre intelligence
dans l'assimilation des données extérieures ; il établit également
que l'intelligence et la volonté sont intimement unies et que l'intel
ligence tend au vrai comme la volonté aspire au bien ; à la suite
de saint Thomas, il prouve que nous avons un désir naturel de
la vision béatifique. Seulement, si la finalité intellectuelle « pose
dynamiquement la " réalité en soi " des fins (objectives) qu'elle
poursuit », il reste qu'« au point de vue strictement critique, une
exigence dynamique, si inéluctable soit-elle, ne fonde encore, par
elle seule, qu'une certitude subjective » ("). Il faut donc encore
montrer que la « réalité en soi » des fins résulte pour le sujet con
naissant, non seulement d'une exigence dynamique, mais d'une
nécessité logique.
3. Un noumène est intrinsèquement possible. Dans l'abstrait,
on dirait : ce qui est nécessairement pensé comme nouménal ou

(") Ibid., pp. 262, 270, 273, 291, 333, 345. 405. 406, 412. 424; Dynamitme,
p. 160.
(") Cahier V, p. 334.
296 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES

comme intelligible, est nécessairement pensé comme logiquement


cohérent ou comme positivement possible. Mais la deuxième thèse
permet de formuler cette proposition de façon catégorique : en fait,
notre fin dernière est possible. « Poser un acte intellectuel quel
conque, en vertu de la tendance naturelle à la fin dernière sub
jective de l'intelligence "7), c'est vouloir implicitement ou explicite
ment cette fin, et c'est donc l'adopter au moins comme possible.
Car si l'on peut à la rigueur tendre à un but sans certitude d'y
atteindre, et même avec la certitude que l'on n'y atteindra pas,
on ne saurait, sauf à se contredire, poursuivre une fin que l'on
juge absolument et sous tous rapports irréalisable. Ce serait vouloir
du " néant ". Cette incompatibilité logique, dans le sujet même,
entre vouloir une fin et en proclamer l'inanité totale, vaut évidem
ment pour l'ordre implicite non moins que pour l'ordre explicite
de la Raison » (").
4. La possibilité de Dieu entraîne son existence. Cette qua
trième thèse nous semble la plus évidente de toutes. Elle rappellera
peut-être à certains l'argument de saint Anselme, mais, comme on
le sait, la faiblesse de la preuve ontologique vient tout entière de
ce que, pour nous, qui ne pénétrons à fond aucune nature, il n'est
pas tellement simple de savoir quand deux notes sont compatibles :
pas plus que les autres, celles d'essence et d'existence ne nous
apparaissent comme logiquement conciliables, sans autre appui.
5. La forme s'insère dans le dynamisme intellectuel, à titre de
fin partielle. La seule question qui se pose ici est de savoir com
ment cette insertion est possible. Si la forme, à la différence de
la fin, « tolère d'être pensée comme phénomène » ""), comment
pourra-t-elle jamais devenir l'objet d'une appétition naturelle de
l'érre ? Bien que cette appétition soit à priori, elle n'est pas une
intuition créatrice ; il lui faut donc un obstacle, un objet matériel
sur lequel elle puisse s'exercer. De plus, une proportion est requise
entre la tendance et son terme. En un certain sens, la forme doit
donc posséder un degré d'actualité, aussi infime soit-il ; le phéno-

(") Pour prévenir toute équivoque, rappelons que la fin subjective adéquate
de notre dynamisme intellectuel consiste dans la possession de Dieu ; la fin
objective dernière est Dieu, objet de cette possession.
(") Cahier V, p. 336. (**) Dynamisme, p. 160.
JOSEPH MARÉCHAL 297

mène ne peut être du néant. Sans doute, sous la poussée du dyna


misme tendu vers l'Absolu, la forme acquerra une actualité supé
rieure, le phénomène deviendra un « objet en soi » ; mais, pour
cela, il faut déjà, au préalable, que la représentation conceptuelle
ou phénoménale ait quelque attache à l'ordre de l'actualité. Comme
le dit le P. Maréchal, pour « être accueillie dans l'intelligence
comme une réponse effective au désir radical de posséder intuitive
ment l'être en soi, et par conséquent comme une anticipation im
parfaite de cette possession » """, il faut que « la species participe
à ce qui fait, pour le sujet intellectif, la valeur attirante de l'intuition
de l'être. Or, cette participation serait nulle si la species n'était
pas, en quelque manière, une manifestation de l'être réel, si elle
ne livrait pas (aussi imparfaitement qu'on voudra) de l'être » "1).
La thèse que nous avons rappelée plus haut, selon laquelle
l'intentionnel comme tel, l'objet formellement comme représenté,
est de l'être, explique et explique seule, croyons-nous, comment
1 à priori dynamique de l'intelligence peut s'appliquer à une forme.

Avec la déduction transcendantale de l'affirmation objective,


le P. Maréchal termine la critique métaphysique de l'objet. Nous
ne le suivrons pas dans la critique transcendantale, car celle-ci re
prend, dans un ordre différent, des thèses qui nous sont déjà con
nues. Cependant, il ne nous semble pas inutile de marquer une
dernière fois, sur un exemple précis, les rapports des deux critiques.
Nous voulons parler du dynamisme intellectuel.
Dans la critique métaphysique, le dynamisme est un devenir
ontologique, notre activité cognitive appartient à l'ordre existentiel.
Réflexivement, ce dynamisme est terme immédiat de notre intui
tion |"). Toutefois, ce n'est pas en tant qu'ontologique qu'il inter
vient dans la déduction de l'affirmation objective. Le mouvement
sur lequel s'appuie cette déduction, désigne davantage la marche
discursive et sans cesse progressive de l'intelligence, sa tendance
à un enrichissement toujours croissant. La possibilité de cette expan
sion indéfinie de notre connaissance une fois reconnue, c'est le con
tenu même de la nécessaire affirmation de la Fin dernière, qui ga-

i-i IbU.. p. 155. '") Ibid., p. 152.


(") Cahier V, pp. 158 note I, 240. 256 note I, 258 note I ; Ahttraction. p. 335.
298 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES

rantit l'objectivité de cette affirmation. On ne conclut donc pas à


l'existence de Dieu, comme cause finale de l'être réel qu'est notre
intelligence, mais on reconnaît que le jugement : u Dieu existe »,
— jugement qui s'impose subjectivement avec la même nécessité
que la pensée elle-même, — est aussi logiquement nécessaire, en
vertu même de ce qu'il affirme.
L'ambiguïté provenant du double aspect sous lequel le dyna
misme peut intervenir dans la critique métaphysique, disparaît dans
la critique transcendantale ; dans celle-ci, en effet, l'utilisation dia
lectique du dynamisme se fait « sans aucune présupposition onto
logique : les notions de " devoir-être ", de " devenir ", d'" acte " et
" puissance ", qui traduisent ce dynamisme, ne désignent évidem
ment alors, au cours du raisonnement, que des relations analy
tiques et des moments logiques, discernables par réflexion sur les
contenus de conscience. La dialectique interne du dynamisme intel
lectuel peut ainsi se développer sur un terrain neutre, précision
faite de toutes oppositions quelconques de " phénoménal " et de
nouménal ", de " logique " et d"' ontologique ". Que les conte
nus de conscience soient, ou non, inhérents à un sujet psychologique,
qu'ils représentent ou non des " choses en soi ", la filière logique
du raisonnement, appuyé sur le dynamisme transcendantal de la
pensée, demeure la même. Au terme seulement du " voyage dia
lectique " (s'il aboutit) se poserait dans sa plénitude, et peut-être
se résoudrait, la question de 1'" être " »(93). Partant d'un objet conçu
de manière précisive, comme phénoménal, la critique transcendan
tale arrive donc finalement à expliciter l'affirmation de ce contenu
phénoménal en un étagement dialectique dont le contenu ultime
s'impose comme nouménal. Ce caractère rejaillit alors participa
tive sur les contenus primitifs et sur le mouvement dialectique
lui-même : on passe ainsi « du dynamisme transcendantal au dy
namisme ontologique » "4), et on atteint le réalisme proprement dit.
On voit ainsi comment, par épuration de tout présupposé onto
logique, la critique métaphysique se rapproche de la critique trans
cendantale ; on comprend mieux par cet exemple, croyons-nous,

(") L'aspect dynamique de \a méthode tranicendantale, pp. 383-384.


1") Ibid., p. 376.
JOSEPH MARÉCHAL 299

en quel sens il est vrai de dire que les deux critiques diffèrent
non par leur méthode, mais par leur point de départ.

Pour achever l'exposé de la position du P. Maréchal, il nous


reste à souligner le rôle que joue, dans son oeuvre, le principe
d'identité. La plupart des auteurs que nous avons étudiés jusqu'à
présent faisaient la part très large au premier principe ; toutefois,
ceux qui se souciaient de justifier notre connaissance du réel étaient
enclins à restreindre sa portée à un monde idéal ou à la sphère
des quiddités : le principe d'identité, principe analytique, régit les
jugements d'ordre idéal, disaient-ils, mais il ne garantit pas à lui
seul les jugements d'existence.
Le P. Maréchal a restitué au premier principe sa signification
ontologique. D'après lui, subsumer un donné sous la norme du prin
cipe d'identité, c'est le rattacher à l'absolu de l'être. Pourquoi en
est-il ainsi ? Parce que le premier principe n'est pas purement ana
lytique : « fondement premier des jugements analytiques, il est en
même temps la synthèse à priori par excellence, la synthèse qui
commande toutes les autres parce qu'elle se confond avec la vie
même de l'intelligence, faculté de l'être » ,g51. Il exprime, dans les
termes les plus généraux possibles, la synthèse de la forme et de
l'acte, de l'essence et de l'existence ; il signifie, au fond, que tout
être, en tant qu'être, est intelligible. Il s'identifie donc avec le
principe, nié par les sophistes et les sceptiques : « la vérité objec
tive existe » ; et il jouit de la même garantie que lui : il repose à
la fois sur une nécessité strictement analytique (l'identité logique
des termes) et sur une nécessité transcendantale (la nécessité d'af
firmer) (6•).

* **

Le principe de solution adopté par le P. Maréchal est repris


à M. Blondel ; nous voudrions le rappeler très rapidement, par
mode de conclusion "7).

i") Cahier V, p. 431. (") Ibid.. p. 377. note 1.


(") Cette conclusion résume très imparfaitement les pages que M. A. Milet a
consacrées à l'influence de Blondel sur le P. Maréchal (pp. 241-247) dans Le»
« Cahier» i du P. Maréchal. Source» doctrinale» et influence» subies, Rev. nêosc.
de phil., t. 43 (1940-1945), pp. 225-251.
300 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES

On le sait : d'après Blondel, c'est l'action qui assure l'unité


de notre vie intellectuelle, c'est elle qui relie l'ordre de la repré
sentation à celui de l'intuition, la forme à l'acte. Et l'action blon-
délienne, — comme les moins perspicaces l'ont reconnu depuis que
la thèse primitive de L'Action a été refondue et qu'elle a été com
plétée par La Pensée et L'Etre et les êtres, — loin d'être séparée
de l'intellection, inclut, au contraire, toute notre vie de pensée.
La priorité réciproque de l'intelligence et de la volonté, la
soudure intime de nos deux facultés spirituelles dans un dynamisme
de tout l'être, la nécessité inéluctable — transcendantale — de ce
dynamisme, ce sont là autant de thèses que l'on retrouve à la
source même de la conception du P. Maréchal.
Il est une autre thèse, plus délicate, il est vrai, mais non moins
importante. D'après Blondel, l'action ne saurait se justifier totale
ment sans s'appuyer sur une Fin absolue, qui la comblerait sur-
éminemment : l'intuition dans le face-à-face ; pour le philosophe
d'Aix, l'option libre du surnaturel commande la possibilité objective
de l'action. Le P. Maréchal s'est fait, lui aussi, le défenseur du
désir naturel de voir Dieu, et, en cela, il pouvait se recommander
de saint Thomas autant que de Blondel ; jamais, cependant, il n'a
exigé le surnaturel comme fondement théorique dernier de nos
connaissances ; ses arguments restent dans l'ordre strictement ra
tionnel et font uniquement appel à la « possibilité positive » de la
Fin dernière.
Remarquons également que l'application du dynamisme à la
réfutation de Kant avait déjà été réalisée par Blonde!. L'Action
visait, en effet, à dépasser le phénoménisme, en partant des pré
supposés de l'immanentisme. Ici encore, le P. Maréchal a donc
trouvé en Blondel un initiateur.
Enfin, c'est par une commune dépendance à l'égard de Blondel
que s'expliquent le mieux les analogies frappantes qu'on ne peut
manquer de découvrir entre l'oeuvre du P. Maréchal, d'une part,
et, de l'autre, L'Intellectualisme du P. Rousselot et les écrits du
P. Scheuer (•*).

i**1 Le P. Maréchal a lu L'Intellectualisme de saint Thomas, qu'il che en


1908 dans la première édition du Sentiment de prisence. Il a été collègue du
P. Pierre Scheuer, dont on connaît les Notes de métaphysique, parues dans la
Nouvelle Revue Théologique, t. 53 (1926). pp. 329-334. 447-451, 518-525.
PIERRE ROUSSELOT 301

Pierre Rousselot

Pierre Rousselot naquit à Nantes, le 29 décembre 1878. Après


ion noviciat dans la Compagnie de Jésus, il prit les licences ès-
lettres classiques et ès-langues vivantes. Ses études de philosophie
lui permirent un contact prolongé et personnel avec les oeuvres de
saint Thomas, sans l'empêcher de lire assidûment les auteurs con
temporains, notamment Bergson et Blondel. Pendant l'été de 1908,
il présenta son doctorat ès-lettres et publia comme thèses L'Intel
lectualisme de saint Thomas et Pour l'histoire du problème de
l'amour au moyen âge (1). Nommé en 1909 professeur de théo
logie à l'Institut Catholique de Paris, il ne se désintéressa cepen
dant pas de la spéculation philosophique ; il écrivit, entre autres,
en 1910, Amour spirituel et synthèse aperceptive (2), L'être et l'es
prit l3l et Métaphysique thomiste et critique de la connaissance (4).
La guerre mit fin à sa brillante, mais trop courte carrière : le 25 avril
1915, le P. Rousselot fut tué dans la bataille des Eparges.
Si l'on rapproche quelques dates, on s'étonnera peut-être que
nous étudiions l'oeuvre du P. Rousselot après celle du P. Maréchal ;
à première vue, l'ordre inverse semble indiqué. Mais, s'il est vrai
que le P. Maréchal avait sous les yeux L' Intellectualisme de saint
Thomas, en 1908, au moment où il composait son article A propos
du sentiment de présence, il nous paraît non moins certain que
le P. Rousselot a lu l'importante étude de son confrère belge,
au début de l'année 1910, avant d'écrire les deux derniers articles
que nous avons mentionnés. Or les similitudes entre L'Intellectua
lisme et Le sentiment de présence peuvent s'expliquer, comme

i'i L'Intellectualisme Je saint Thomas (ut réédité chez Beauchesne en 1924


et en 1936. Ces deux éditions sont précédées d'une notice sur l'auteur et d'une
bibliographie, dues au P. Léonce de Grandmaison. La petite thèse du P. Rous
selot. Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen âge fut accueillie
dans les Beitràge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, édités par
G. von Hertling et G Baeumker, vol. 6, fasc. 6, Munster en Westphalie, Aschen-
dorff, 1908; elle fut rééditée à Paris, chez Vrin, en 1933.
Pi Dans Revue de Philosophie, t. 16 (1910). pp. 225-240.
(*) Dans Revue de Philosophie, t. 16 (1910). pp. 561-574.
1*1 Dans Revue néo-scolastique de philosophie, t. 17 (1910). pp. 476-509.
302 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

nous l'avons dit, par une commune dépendance à l'égard de


M. Blondel, tandis qu'il faut faire appel à une véritable filiation
littéraire, nous semble-t-il, pour rendre compte des analogies qu'on
découvre entre Le Sentiment de présence et Métaphysique thomiste.
Ainsi l'ordre que nous avons choisi s'imposait.

Le P. Rousselot ne s'est jamais proposé d'écrire une épisté-


mologie systématique ; dans L'Intellectualisme, il défend une thèse,
— nous dirons tantôt laquelle, — et dans ses articles, il s'attache
à élucider l'un ou l'autre aspect de la connaissance. Nous pouvons
cependant dégager de ses oeuvres les idées maîtresses d'une critique
de la connaissance.
D'après le P. Rousselot, la critique doit s'appuyer sur la méta
physique, précisément parce qu'en critique on ne se contente pas
de l'évidence, mais on entend la justifier, en rendre raison. Or,
« pour être sûr de ne supposer rien, il n'y a pas d'autre moyen
que de supposer tout » (5), ou, si l'on préfère, « c'est exactement
la même chose de supposer tout et de ne supposer rien » "1 ; ce
qui est arbitraire, c'est de choisir une méthode abstractive, « qui
isole au début un élément partiel, par exemple le Cogito » (7).
L'auteur s'accorde donc, sans « préambule critique », la métaphy
sique thomiste comme une métaphysique démontrée, où convergent
harmonieusement toutes les intuitions personnelles exactes des grands
philosophes ; « il n'y a pas plus d'apriorisme. dit-il, à reconnaître
que le fait de cette démonstration et le fait de cette convergence me
sont donnés, qu'à reconnaître qu'est donné un monde d'images » ").
Pour apprécier les résultats auxquels mène cette nouvelle mé
thode, abordons, à la suite du P. Rousselot, ce que le P. Maréchal
appellera plus tard la « critique métaphysique » de la connaissance.
Nous étudierons d'abord l'intellection dans sa pureté idéale, nous
analyserons ensuite les divers types d'intellection, pour terminer par
la question de valeur.

Considérée en soi, dit le P. Rousselot, l'intellection est une vie :

(*) Métaphysique thomiste et critique de la connaissance, p. 507,


(*) Ibid., p. 507. ci Ibid., p. 507.
(*) Ibid., pp. 507-508.

*
PIERRE ROUSSELOT 303

elle est tout ce qu'il y a de plus parfait dans la vie ; « S. Thomas


la considère comme l'action vitale par excellence, l'action la plus
foncière et la plus intense des êtres intelligents » (*).
Elle se caractérise par deux attributs dont la conciliation forme
le noeud du problème blondélien : elle est immatérielle ou imma
nente, et objective. Immatérielle, car « c'est la non-intellectualité
qui définit la matière » (10). Objective, car elle est essentiellement
une saisie de l'autre. De ces deux caractères, « c'est finalement
l'immanence qui donne sa perfection à l'acte intellectuel » (11) ; l'in
telligence est vie et vie parfaite, parce qu'elle est capable de ré
flexion totale, et « plus sa vie est intense, moins elle est restreinte
en soi » ,12l. D'après le P. Rousselot, objectivité et immanence ne
s'opposent pas, bien au contraire : les actions matérielles ne font
qu'altérer l'objet sur lequel elles portent ; seul l'être spirituel peut
posséder intimement l'autre, devenir l'autre en quelque sorte, tout
en demeurant lui-même.
Deux précisions achèvent de déterminer l'intellection en soi.
D'abord, son objet est le réel, non un réel quelconque, mais
une réalité spirituelle. Entre la réalité spirituelle et l'idée, il y a
identité parfaite, comme entre l'intelligent en acte et l'intelligible
en acte. « Les vraies Idées, les vrais " noumènes ", comme on dirait
aujourd'hui, sont les esprits purs, les "Intelligibles subsistants "» (13).
L'intelligence est donc avant tout une preneuse d'être et l'être
par excellence est la substance spirituelle. Nous insistons sur ce
point, car le P. Rousselot présente ici une affirmation originale :
l'objet de l'intelligence n'est pas une nature abstraite, c'est du
singulier, et c'est en même temps une forme pure, ayant donc

'** L'Intellectualisme de saint Thomaa, 3° éd., p. 7.


1") Ibid., p. 6. (") Ibid., p. 7.
(") Ibid., p. 11.
(") Ibid., p. XI. « Autant que nous pouvons juger en induisant de notre intel-
Lectualité déficiente, cette possession spirituelle de l'être doit présenter deux
caractères: la vivante intimité, telle que nous l'expérimentons dans la perception
concrète des actes du moi ; — la clarté, telle qu'elle brille dans l'affirmation des
axiomes. Si nous appréhendions l'essence de l'autre aussi immédiatement que
notre cogito, aussi clairement que le principe de contradiction, nous participerions
à l'intellection type » (Ibid . p. 20).
304 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

qualité d'essence. L'ange et Dieu sont les types parfaits de l'objet


intelligé (1".
Deuxième et importante précision : « la parfaite connaissance
est identique à l'amour », elle « est définie par un amour » 1"), le
terme « amour » étant pris au sens métaphysique d'appétit en gé
néral. Connaître par « intuition sympathique », c'est, dit le P. Rous-
selot, connaître par « connaturalité consciente », connaître de façon
esthétique ou affective, en sachant que l'objet dépend de l'attitude
qu'on prend à son égard. Une comparaison éclairera cette définition
mieux qu'un langage abstrait. « Supposez un esthète, passionné
pour notre pays, et en qui l'étude de l'histoire et du génie national,
ainsi que la comparaison avec les civilisations étrangères, a exalté
jusqu'à la plus extrême délicatesse !a conscience de ce qu'on pour
rait nommer la qualité française. Non seulement il sent, juge et
voit à la française, — ce qu'il a de commun avec la foule, avec
l'homme qui passe dans la rue, — mais encore il sent, il voit, qu'il
voit et sent à la française. Il a conscience de la race qui agit en
lui, de se voir penser et réagir à la française. L'attitude française
est chez lui tout ensemble perceptive et perçue. Aussi, sa connais
sance de ce qui est français est concrète et savoureuse. Concrète,
parce que son affinité étant totale avec l'objet français, aucune des
déterminations de ce dernier ne lui échappe : il pénètre à fond
une chanson, un discours, une historiette, où s'exprime le génie
national. Savoureuse, parce qu'il vibre à l'unisson du moindre objet
français, s'y reconnaissant lui-même : un rien, un geste, une into
nation, un mot d'un gamin qui passe, pourront suffire à le remuer
jusqu'au fond, d'une émotion toute pleine d'intelligence, à le faire
comme s'évanouir de joie dans la perception aiguë de la qualité
française » (").
Du point de vue de la connaissance-amour, comme du point
de vue de la connaissance objective, ce qui prime, c'est l'intério
rité, l'immanence. Et l'immanence entraîne l'objectivité : « Par dé-

(") /bief., pp. 92, 108, 122. On rapprochera cette notion de l'objet intelligit>1s
de la définition proposée par le P. Maréchal, dans ses Cahiers. Seulement, pou:
celui-ci, on s'en souvient, le réel métaphysique peut être du possible aussi biei
que de l'actuel.
(") Amour spirituel et synthèse aperceptive, p. 225.
("i L'être et l'esprit, p. 568.
PIERRE ROUSSELOT 305

finition, il faut se connaître soi-même pour connaître la vérité comme


telle » ; « posséder l'autre, c'est se posséder » (17).

Venons-en maintenant aux diverses sortes d'intellection.


Le P. Rousselot n'envisage pas l'intellection divine. Comme
la nature même de l'intellection en soi le faisait déjà soupçonner,
c'est l'intuition angélique qui réalise l'intellection parfaite. « Le
type idéal de l'intellection simple, écrit l'auteur, c'est la saisie d'un
" Intelligible subsistant " par un autre » (1*). Les anges sont les « mo
dèles de l'intellection idéale. Non seulement ils empêchent qu'on
identifie l'intelligence et le discours, mais ils suppriment l'oppo
sition de l'être et de l'idée » (1". Leur connaissance du monde cor
porel est également parfaite ; chez eux, la compréhension des idées
n'est pas en raison inverse de l'extension ; quand ils saisissent une
nature, ils voient directement les sujets concrets qui réalisent cette
nature. La perfection de leur connaissance tient à la perfection de
leur immanence ; se possédant pleinement, ils sont « sympathiques,
apparentés, harmonisés, à ce qui, dans l'être, est formel, à ce qui
lui donne son actuation spécifique » (20).
L'intellection humaine est abstractive ; nous n'atteignons pas
intellectuellement le réel, — le singulier, — car la matière nous
fait obstacle. Sans doute, la Révélation nous l'apprend, nous joui
rons plus tard de la vision béatifique, nous appréhenderons immé
diatement la réalité même de Dieu. Mais, ici-bas, notre lot est bien
différent, tellement différent que saint Thomas oublie parfois à
quelle grandeur nous sommes appelés et se contente volontiers de
notre infirmité présente : la science a pour objet l'universel ; la con
naissance du singulier n'est pas une perfection pour l'intelligence
spéculative et son désir naturel n'y tend pas ; « singuliers et con
tingents sont traités de façon semblable ; ailleurs, ils sont explicite
ment mis ensemble, et exclus du domaine de la certitude scienti
fique, comme appartenant à celui du sens » (2". Au lieu de se satis-

("1 L'Intellectualisme de saint Thomas, pp. 15, 16.


("i Ibid., p. 78.
1") Ibid., p. 24. 11 faut souligner l'importance que prend l'angélologie dans
l'interprétation du P. Rousselot; voir, entre autres, ibid., pp. 23-24 et 153.
'""' Métaphysique thomiste, p. 487.
("1 L'Intellectualisme de saint Thomas, p. 117.
306 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

faire de notre intellection déficiente, l'auteur cherche pourquoi


l'intellection ne possède plus en nous son caractère de saisie du réel.
Pourquoi nos concepts sont-ils abstraits ? Parce que notre im
manence est imparfaite : nous sommes des esprits incarnés. Or
« c'est le propre de l'être spirituel qui se cherche, de l'âme encore
absente de soi, d'éclairer sa route par l'idée abstraite d'être » (").
Dans la connaissance idéale, on l'a vu, l'amour conscient faisait
de l'objet connu un objet possédé, compris, pleinement pénétré,
concrètement connu. Chez nous, l'amour qui définit la connais
sance « est solidifié... en nature inconsciente. C'est ce qui donne
à nos certitudes intellectuelles leur caractère de froideur imper
sonnelle et d' évidence imposée » 'ls) ; c'est aussi ce qui rend compte
de leur caractère abstrait. Car nous percevons l'objet sans perce
voir notre attitude à son égard, nous percevons uniquement le ré
sultat et le produit de notre attitude. Reprenons la comparaison
de tantôt : nous parlions d'un esthète qui jouit de se retrouver dans
le monde français. Considérons maintenant l'homme de la rue. Celui-
ci « voit à la française, mais ne se voit pas, consciemment, fran
çais. Habitué qu'il est aux choses de chez nous, nos coutumes et
nos modes lui paraissent aller de soi, lui sont évidentes, et n'éveillent
point chez lui ces joyeuses vibrations. Il ne voit point son attitude,
mais tout simplement l'objet, tel que le lui fait voir son inconsciente
attitude. Mais la même inconscience, qui est en lui opératrice de
froide évidence, est aussi opératrice de non-pénétration. Car il ne
connaît point l'objet français comme français, mais simplement
comme objet. Il ne discerne pas en lui la qualité française. Et c'est
parce qu'il ne s'est pas tiré au clair lui-même qu'il ne tire pas au
clair son objet » (24).
La même raison qui rend compte de la richesse de l'intellec
tion angélique, explique donc la pauvreté de l'intellection humaine.
Et quelle est la valeur de cette dernière, ou plutôt, d'où l'intel
lection humaine tient-elle sa valeur ?
De ce que l'intelligence humaine est et demeure, en dépit de

(*») L'être et l'esprit, p. 564.


(") Amour spirituel, p. 234.
(") L'être et l'esprit, pp. 568-569.
PIERRE ROUSSELOT 307

toutes ses imperfections, une intelligence. Plus exactement, de ce


que l'intelligence humaine est faite pour avoir des intuitions angé-
liques et en désire ; faite pour se posséder pleinement, elle se
cherche et tend à devenir un pur esprit. L'intelligence est dyna
mique, et « le but inconnu et plus aimé, dont la découverte, —
ou mieux l' invention, — rend compte de tout notre dynamisme
mental, c'est le noumène subsistant que nous sommes, que nous
serons » 125). Dans la béatitude naturelle, après une période ter
restre où « 1 âme se serait disposée à connaître les Substances sé
parées, la mort l'aurait introduite dans leur monde » ['2" : elle serait
devenue un ange et aurait connu à la façon des anges. Tant qu'elle
est forme d'un corps, elle n'est pas ce qu'elle devrait, ce qu'elle
voudrait être. Elle fait ce qu'elle peut ; elle réagit devant le donné
sensible, elle l'exprime spirituellement, parce qu'elle veut se gagner ;
mais elle l'exprime conceptuellement, abstraitement, parce qu'elle
est entravée dans son élan par les restrictions du corps.
L'âme tend à devenir un ange et à saisir du réel. La science,
l'art, l'histoire, sont des « efforts de l'intelligence mêlée aux sens
pour suppléer l'idée pure, pour simuler l'intuition directe du réel.
Le concept abstrait n'est... pas la saisie immédiate d'une essence
intelligible, mais c'en est l'imitation inconsciente ; c'est un artifice
humain pour donner aux choses matérielles, par l'épuration des
données sensibles, une certaine apparence d'être des Réalités spi
rituelles » (27).
La spéculation humaine tire donc sa valeur de son caractère
essentiellement intermédiaire et transitoire ; elle vaut parce qu'elle
est une étape du mouvement qui entraîne l'âme à se réaliser pleine
ment, h'amour de soi justifie donc l'intellection humaine.

Jusqu'ici, la position du P. Rousselot nous semble claire et


cohérente. Mais ce n'est pas sur l'amour de soi, c'est sur l'amour
de Dieu, que le P. Rousselot fonde, à maintes reprises (2*), la valeur
de nos intellections. La thèse fondamentale de L'Intellectualisme

" Amour spirituel, p. 232.


|") L'Intellectualisme de saint Thomas, p. 174.
(lr: Ibid., p. XU.
"") Ibid., pp. xi, 38, 62, 63, 74, 228.
308 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

s'énonce même ainsi : « l'intelligence, pour S. Thomas, est essen


tiellement le sens du réel, mais elle n'est le sens du réel que parce
qu'elle est le sens du divin » (29). Et par « sens du divin », le
P. Rousselot désigne la capacité d'atteindre Dieu, de manière im
médiate et intuitive, dans la vision béatifique. Cette capacité est
connue uniquement par la révélation, semble-t-il ; en tout cas, ana
lysant dans l'ouvrage cité les textes mêmes de saint Thomas, 1 au
teur ne prouve nullement que notre intelligence possède un désir
naturel de la vision béatifique ; il accepte l'affirmation de l'exis
tence de notre fin dernière surnaturelle comme une thèse thomiste,
sans nous dire si elle peut se justifier rationnellement.
Pourquoi le P. Rousselot fait-il appel à un « sens du divin » ?
L'explication la plus simple consisterait à dire que l'amour de
soi ne diffère pas de l'amour de Dieu et que celui-ci sous-tend
celui-là. L'étude Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen
âge, que l'on considère à tort comme « un épisode dans l'histoire
intellectuelle de l'auteur » (30), met en vive lumière la profonde unité
des deux amours qui traversent l'homme. Mais convient-il de
chercher dans la seconde thèse du P. Rousselot l'unique justifi
cation de la première ?
En fait, lorsque L'Intellectualisme définit l'intelligence comme
faculté du divin, c'est en vue de garantir la valeur absolue de nos
jugements : Dieu lui-même ne déroge pas et ne peut déroger aux
lois que dicte notre intelligence, parce que celle-ci est un appétit
du divin. Comment faut-il comprendre cette explication ? Faut-il
penser que le jugement nous révèle un aspect de notre savoir,
son aspect absolu, alors que le simple concept serait cantonné dans
le domaine du relatif ? Non, telle n'est pas la pensée du P. Rous
selot. D'après lui, le jugement n'est pas plus parfait que l'idée
simple (") ; « le résidu qui lui appartient en propre, c'est-à-dire
la simple affirmation d'une existence, n'a aucune valeur de spé
culation pure » l32) ; aussi, l'auteur n'étudie pas ex professo le juge
ment dans la série des « succédanés » par lesquels nous arrivons
« à suppléer, ou du moins à mimer, l'intellection preneuse

(**) Ibid., p. v.
(") Ibid., p. [XVI] : L. de Grandmaison. dans sa notice sur le P. Rousselot
(") Ibid., p. 59. (") Ibid., p. xvn, note 1.
PIERRE ROUSSELOT 309

d'être » (3". Lorsqu'il en appelle à un « sens du divin », le P. Rous-


selot fait, en somme, le raisonnement suivant : l'intelligence hu
maine est capable de Dieu, dans la vision béatifique ; dès lors, toutes
ses opérations, dans l'état de voie, — concepts, jugements, rai
sonnements, saisie du singulier, science, art, histoire, — ont de la
valeur, en vertu de sa condition future. Mais on remarquera sans
peine qu'il manque une mineure à ce syllogisme ; la conséquence
ne suit pas, car on ne voit nullement pourquoi est exigée une vue
de Dieu lui-même, pourquoi le terme idéal auquel nous aspirons
n est pas l'intuition angélique.
Ce pourquoi, cette mineure, le P. Rousselot les découvre tout-
à-coup, en 1910. Il s'aperçoit qu'il existe, dans l'être corporel, outre
la composition de matière et de forme, celle d'essence et d'exis
tence, et qu'à ces trois éléments : « esse, forme, nature composée
de matière et de forme, correspondent trois types de connaissance
intellectuelle... Dieu connaît les êtres par leur existence, per viam
sui esse ; 1 ange les connaît par leur forme, per viam suae formae ;
l'homme les connaît par leur essence matérielle, ou en quelque
manière matérialisée, per viam quidditatis ex materia et forma com-
positae » "A). Pour devenir une saisie du réel existant, l'idée hu
maine, qui n'enveloppe qu'une essence désindividuée, devrait donc
non seulement vaincre l'opacité de la matière, mais, de plus, sur
monter la dualité de l'acte et de la forme.
Or cette seconde déficience de l'idée fut particulièrement mise
en lumière par le P. Maréchal. On s'en souvient : toute l'épisté-
mologie de ce dernier vise à justifier le passage de la forme à l'acte,
et, dans l'étude sur Le sentiment de présence, il s'agit de l'acte
existentiel au sens strict ou de l'existence actuelle. C'est bien, nous
semble-t-il, la lecture de l'article sur Le senfimenf de présence
qui a révélé au P. Rousselot un aspect du problème de la con
naissance qu'il n'avait pas soupçonné primitivement. Cet article
parut dans la Revue des Questions scientifiques en 1908-1909. Or,
jusqu'en mars 1910, c'est-à-dire jusqu'à la publication de l'étude
intitulée Amour spirituel, la seule question soulevée par le P. Rous
selot est celle des universaux : son attention se dirige exclusivement

i") Ibid.. p. 60.


***i Métaphysique thomiste, p. 483.
310 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

sur les différences qui séparent notre connaissance de la connais


sance angélique ; l'immanence des anges lui semble parfaite et.
en tout cas, suffisante pour expliquer l'objectivité de la connais
sance ; en juin 1910, l'article L'être et l' esprit mentionne, dans
une note (35), la distinction entre essence et existence ; en novembre
1910, l'étude sur la Métaphysique thomiste introduit franchement
le problème de l'existence, en se référant explicitement au P. Ma
réchal ,:,6).
L'insertion de ce nouveau problème s'effectue de manière tout-
à-fait harmonieuse ; elle écarte de !a solution antérieure l'équivoque
désagréable que nous y avons relevée. En effet, dans l'article Mé
taphysique thomiste et critique de la connaissance, l'auteur recon
naît le rôle prépondérant du jugement, et considère le jugement

(") L'être et l'esprit, p. 569, note 2.


("1 Métaphysique thomiste, p. 498, note I. En rééditant l'ouvrage du P. Rous-
selot, la Direction des Archive» de Philosophie note une évolution t heureuse et
ferme » de sa pensée « sur le point précis de la connaissance conceptuelle *
(p. 106, note 2): elle s'appuie sur deux textes empruntés à la correspondance de
l'auteur. Le 13 avril 1910, le P. Rousselot écrit: « Dans la connaissance per modum
naturae que j'ai de mon acte, est contenu un certain instinct de réalité qui est
condition nécessaire de l'attribution de l'êfre à l'objet de mon acte. Si vous
voulez, je conçois l'ens ut nomen, mais je perçois intuitivement l'ens ut partici
pium, c realitatem formaliter », comme atmosphère commune du moi et de l'autre
(puisque je ne connais le moi que par et dans ma communion avec l'autre...).
Je concéderais l'intuition et donc l'identité, quant à l'existentiafifé, perçue dans
mon actuation par la chose extérieure: patimur a rebus ». — Le 5 février 1914,
l'auteur écrit au même: « Je n'ai pas refait le chapitre de ma the»e dont j'ai
cessé d'être satisfait... J'y exagérais l'irréalisme de la connaissance conceptuelle ».
Ces deux textes, assez laconiques, ont été diversement interprétés, notam
ment par le P. Picard (Arch. de Phil., vol. III, cah. 3, pp. 25-31) et par le
P. Romeyer (Saint Thomas et notre connaissance de l'esprit humain, pp. 34-37) ;
le premier y lit une autre forme de réalisme, spécifiquement distincte de celle
que propose L'Intellectualisme : il s'agirait, non plus de trouver le rapport des
concepts et des choses en soi, mais des concepts et de l'être, tel qu'un premier
travail tout spontané d'abstraction le présente déjà à l'esprit; le second y voit,
au contraire, l'affirmation d'une saisie intellectuelle du singulier matériel, par
réflexion et résolution dans le sensible, — saisie niée en 1908. Sans vouloir
trancher cette question d'interprétation, remarquons que le premier des extrait»
cités révêle la même préoccupation que l'article publié six mois plus tard dans la
Revue néo-scolastique de philosophie: comment affirmons-no. .s légitimement
l'existence des choses ?
PIERRE ROUSSELOT 311

comme le substitut dynamique d'une double intuition : celle de


l'ange et celle de Dieu ; le désir de soi et le désir de Dieu ont,
dès lors, tous deux, leur fonction propre. Voyons cela de plus près.
On pourrait penser, dit le P. Rousselot, « que l'assertion (c'esf)
qui signifie l'exigence logique, nerf du jugement et du raisonne
ment, se référant essentiellement à l'ens de la représentation con
ceptuelle, n'a pour fonction légitime que de manifester l'inclusion
des idées abstraites ou le nexus entre elles des choses de l'expé
rience sensible, et qu'ainsi elle est impuissante à nous certifier une
liaison nécessaire entre les données de fait et les réalités transcen
dantes, à nous permettre d'affirmer l'âme et Dieu » (37).
La réponse à cette objection, la voici : il y a une double syn
thèse dans nos affirmations. D'abord, celle de la quiddité à un
hoc aliquid. Ces deux termes « ne sont pas ous directement l'un
dans l'autre par une intuition, mais ils sont prononcés unis dans
l'être ; une représentation et une affirmation sont ainsi les deux
moments, essentiels et inséparables, de la conception... Toute con
ception contient virtuellement le jugement : C'est un être. Mais
affirmer cette unité du hoc et de l'ens, unité qui n'est pas pour
nous objet d'intuition, c'est supposer un point de vue duquel nature
et suppôt coïncident, sont vus l'un dans l'autre, sans reste et en
pleine clarté. Donc, c'est affirmer l'intelligence perceptive, l'âme
s envisageant elle-même, l'esprit pur » (3*). Dans la moindre repré
sentation est impliquée « la présomption, que l'âme peut venir à
bout de l'objet, en finir avec lui, le tirer au clair, et, par consé
quent, se tirer au clair elle-même. Penser l'idée d'être (où ce et
être sont disjoints et réunis), c'est dire : *i je voyais l'objet intui
tivement, je verrais ces deux éléments l'un dans l'autre. Former une
conception représentative, c'est supposer, c'est rêver l'intelligence
perceptive. Concevoir l'être, c'est rêver l'esprit » (36).
Jusqu'à présent, nous sommes en présence du thème primitif
de l'« angélisme ». Mais voici qui est neuf. « On peut aller plus
loin, continue l'auteur. Avec la synthèse de nature et de sujet, la
conception humaine la plus simple renferme une synthèse d'essence

(*7) Métaphysique thomhte, p. 495.


(") Ibid., p. 4%. (") Ibid.. p. 497.
312 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

et d'existence. Avec le jugement : C'est de l'être, le concept con


tient éminemment aussi le jugement : L'être existe... Or, sur la
synthèse d'essence et d'existence qu'exprime le jugement l'être
existe, nous pouvons raisonner comme sur la synthèse de nature et
de sujet qu'exprime le jugement c'esf un être. Affirmer la synthèse
d'essence et d'existence, dont nous n'avons pas l'intuition, c est
affirmer implicitement qu'il y a un point de vue duquel l'une est
vue dans l'autre... Dire : Cela est, c'est dire : qui verrait tout l'être,
y verrait cela. Former cette synthèse équivaut donc à supposer, à
présumer, à rêver, la Vérité absolue, créatrice » ,40). « Se représenter
Dieu et l'âme, conclut le P. Rousselot, c'est prendre conscience des
conditions de la pensée » (41), c'est poser les deux objets qui l'uni
fient pleinement.
Mais alors intervient la question critique : est-ce par nécessité
subjective, que nous affirmons l'existence de Dieu et celle de l'âme ?
Pourquoi faut-il vraiment que soit comblée la distance qui sépare
la nature du suppôt et l'essence de l'existence ? « Plusieurs sco-
lastiques contemporains, répond le P. Rousselot, répugnent extrême
ment à laisser poser cette question critique. L'admettre, même un
instant, pensent-ils, c'est avoir déjà tout cédé, tout cédé au scep
ticisme... Ils n'ont qu'une réponse première et dernière : " C'est
évident " » (42). Mais la métaphysique thomiste prétend qu'il faut,
au contraire, envisager ce problème ; et elle en fournit elle-même
la solution. Opérer les deux synthèses que contient tout jugement,
équivaut pour l'âme « à accepter la nature humaine, à désirer son
bien propre, à consentir à être ce qu'elle est » (43). « En tant qu'elle
traduit le donné sensible en quiddité, en essence, l'âme se désire
elle-même, elle veut se réaliser comme humanité ; en tant qu'elle
affirme que l'être existe, elle veut se réaliser comme être, elle
désire Dieu. Mais ces deux amours ne sont pas extérieurs l'un à
l'autre ; l'amour de Dieu, comme saint Thomas l'explique, est
intérieur à l'amour de soi, il en est comme l'âme » ,44).
Si le P. Rousselot avait montré, en outre, que le désir naturel
de l'âme est de posséder Dieu dans la vision béatifique, s'il avait

("l Ibid.. pp. 497, 498-499. (") Ibid., p. 499.


i") Ibid., pp. 501. 502. (") Ibid., p. 503.
(") Ibid.. p. 504.
PIERRE ROUSSELOT 313

expliqué comment ce désir garantit nos affirmations absolues, s'il


avait, enfin, défini l'intellection en soi comme une production active
de l'objet plutôt que d'en faire une connaissance par amour et par
connaturalité, limitée au dessin essentiel des choses, il aurait,
croyons-nous, rejoint les thèses fondamentales du P. Maréchal. Mais
son oeuvre est demeurée inachevée... Telle qu'elle est, elle doit
se caractériser davantage par un dynamisme qui s'oriente vers le
plein épanouissement de soi, que par un finalisme tendu vers l'Ab
solu.
•*•

Qu'on nous permette de signaler, en terminant, combien nette


apparaît l'influence blondélienne dans l'oeuvre du P. Rousselot.
Pour Biondel l'intelligence est foncièrement réaliste ; elle pos
sède deux moyens d'atteindre le vrai, une connaissance notionnelle
ou abstraite et une connaissance réelle ou intuitive, et ces moyens
n ont pas la même efficience. La première, qui s'exprime dans les
sciences déductives, a une certaine valeur de vérité, en tant qu'elle
est un succédané utile et nécessaire pour parvenir à la connaissance
réelle : elle oriente vers l'intuition. Celle-ci, obtenue par l'activité
totale de l'âme ou par l'action, s'adapte au réel concret, sympa
thise avec lui, parce qu'elle résulte d'une connaturalité entre le
sujet et l'objet. Unifier ces deux connaissances en une même intel
ligence, expliquer les imperfections de la première par notre désir
de posséder la seconde, tel ne fut-il pas l'objectif du P. Rousselot ?
Une autre similitude mérite encore notre attention. Dès 1908,
l'auteur pose en thèse que l'intelligence n'est faculté de l'être que
parce qu'elle est faculté du divin ; comme nous l'avons dit, il en
tend par là que notre activité intellectuelle se justifie, dans la vie
présente, par l'assurance que nous avons de recevoir, plus tard,
gracieusement, de façon surnaturelle, la vision béatifique. Le carac
tère « chrétien » de cette thèse, l'insistance de l'auteur à l'affirmer,
la faiblesse des arguments qui l'étayent, autant d'indices, nous
semble-t-il, d'une dépendance directe du P. Rousselot à l'égard du
défenseur d'une « philosophie catholique » ,45).

("l Notons, avec A. MlLET (Le» « Cahiers » du P. Maréchal, p. 250, note 65),
ce texte du P. Rousselot: «L'immanence de la volition dans l'intellection est...
314 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

ARTICLE III

La réaction contre le blondélisme

Joseph de Tonquédec

Le P. de Tonquédec (" a dirigé ses premiers articles contre


la philosophie bergsonienne. En 1907, il attaqua la notion de vérité
proposée par E. Le Roy, et, à plusieurs reprises, il critiqua les
thèses fondamentales de H. Bergson (2). Mais c'est avant tout à la
réaction contre le blondélisme que son nom demeure attaché. En
1913, il publia une réfutation en règle des idées de Blondel : Imma
nence. Essai critique sur la doctrine de M. Maurice Blondel ,s) et,
des cinquante pages qu'il y avait consacrées au problème de la
connaissance, il ne crut rien devoir supprimer lorsqu'il écrivit, vingt
ans plus tard. Deux Etudes sur " La Pensée " de M. Blondel (4).

une des notions les plus nécessaires à éclaircir. C'est pourquoi j'ai essayé d'utiliser
certaines notions précieuses que la philosophie moderne a mises au jour touchant
la potentialité, l'appétivité, la volontariété de toute connaissance conceptuelle *
[Remarque» sur l'histoire de la notion de foi naturelle, dans Recherches de Science
Religieuse, t. 4 (1913), p. 36). Et signalons que « le P. Rousselot connaissait très
bien la " philosophie de l'action " et avait suivi attentivement, grâce à son ami
le R. P. Auguste Valensin, les diverses phases de son évolution ». D'après
E. MaRTY (Le témoignage de Pierre Rousselot, 2° éd., Paris. Beauchesne, 1940.
p. 259), il aurait même eu l'amhition de pousser l'oeuvre blondélienne à sa su
prême perfection en la rendant tout à fait thomiste.
111 Joseph de Tonquédec, S. J., naquit en 1868.
1*) Les articles sur E. Le Roy, publiés dans les Etudes (20 mars, 20 mai,
5 juillet et 5 août 1907), furent réédités en brochure: La notion de vérité dans la
« Philosophie nouvelle », Paris, Beauchesne, 1908. Les études sur H. Bergson:
Dieu dans « L'Evolution créatrice » (Etudes, 5 mars 1908 et 20 février 1912).
Bergsonisme et Scolastique (Revue critique des Idées et des Lettres, 25 décembre
1913), La clef des Deux sources (Etudes, 5 et 20 décembre 1932), Le confenu des
Deux sources (Etudes, 20 mars et 5 avril 1933) furent rééditées en un volume:
Sur la philosophie bergsonienne, Paris, Beauchesne, 1936.
i*) Paris, Beauchesne, 1913; les pp. 63-115 sont consacrées à la connaissance.
Cet ouvrage parut en 3" édition en 1933. Noua le citerons d'après la première
édition, par le mot Immanence.
(*) Le titre complet de l'ouvrage est: Deux études sur « La Pensée » de
JOSEPH DE TONQUÉDEC 315

On sait également qu'il fut chargé de réécrire la partie critique de


l'article Immanence, dans le Dictionnaire Apologétique de la Foi
Catholique, article dont la première rédaction était due à l'inspi
ration trop blondélienne des frères Albert et Auguste Valensin, S. J.
Si nous avons caractérisé la position du P. de Tonquédec comme
une réaction contre le blondélisme, ce n'est pas seulement en
raison de sa critique de Blondel. En prenant conscience des
« erreurs » de Blondel, l'auteur a cru saisir la véritable pensée de
saint Thomas : ses critiques fondamentales de la théorie de Blondel
ont trouvé leur contre-partie dans les thèses dominantes de l'épis-
témologie thomiste qu'il a conçue. Car le P. de Tonquédec a fait
aussi oeuvre positive ; en 1929. il a publié un important travail,
La Critique de la Connaissance 1'"'). Dénué de toute intention polé
mique, ce travail ne s'explique pas entièrement par une méditation
assidue des textes du Docteur Angélique : il est aussi le résultat
d'une réflexion prolongée sur les oeuvres de Blondel.
Dans l'oeuvre du P. de Tonquédec, nous nous attacherons
spécialement à l'interprétation thomiste du connaître. Pour la bien
comprendre, parcourons d'abord les principaux griefs adressés à
Blondel, griefs qui se retrouvent, à quelques nuances près, dans
la critique de Bergson et de Le Roy (*).

Le P. de Tonquédec s'en prend avant tout au principe d'im


manence, dont découlent, selon lui, toutes les autres erreurs de
la philosophie nouvelle.
D après le dogme central des novateurs, le réel est un devenir
mouvant, dans lequel « tout s'entresuit et s'entr'appelle » (". Blondel

M. Blondel. La doctrine de la connaissance, la question du surnaturel. A vec un


appendice sur le désir naturel de la vision de Dieu, Paris, Beauchesne, 1936.
(5) Le titre complet en est: Les Principes de la Philosophie Thomiste. La
Critique de la Connaissance, Paris, Beauchesne, 1929.
1') La philosophie du devenir donne lieu aux mêmes remarques que la phi
losophie de l'action, mais de façon « plus aiguë * [Immanence, pp. 6, 74, 77
note I, 85). Ajoutons que ces deux philosophies sont, d'après l'auteur, à l'origine
de la philosophie existentielle contemporaine, et qu'il suffit, pour critiquer celle-ci,
de rappeler les griefs formulés contre celles-là (cfr J. DE TONQUÉdEC, L'existence
d'après Karl Jaspers, Paris, Beauchesne, 1945, passim, surtout pp. 3-4 et 98).
|') Immanence, pp. 53-54.
316 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

déclare que « la réalité est un écheveau dont il est impossible de


séparer aucun fil » ,al ; pour la saisir, il ne suffit pas de la seule
connaissance ; il faut l'amour, l'action pratique, la volonté libre
avec toutes les responsabilités qu'elle entraîne, l'effort moral et
religieux, bref, l'âme entière. La pensée, selon Blondel, « n'est
pas comme une lanterne accrochée devant ou derrière ou dans
l'être » ; impossible donc de « rester sur les seules positions de
la pensée, réduite... à un rôle de miroir ou de réitération » l6).
A l'immanence qu'il préconise, Blondel oppose deux erreurs :
l'extrinsécisme et l'intellectualisme. On tombe dans la première, si
l'on se figure que la réalité peut être considérée par tranches dis
tinctes, sans perdre de sa vérité ; on n'évite pas la seconde, si l'on
croit que le réel est un ensemble de faits bruts, exactement saisis
par la perception ou l'observation, exactement représentés par
l'image ou le concept. « Toute observation qui s'arrête de propos
délibéré devant une partie du réel, en croyant le saisir, ne peut
être qu'un leurre, une grossière illusion » (10) ; en particulier, « une
construction abstraite et statique n'a aucun moyen de s'égaler au
réel ni même de tendre à ce but, car elle est faite et le réel se faiL
Elle est une juxtaposition d'arguments et de thèses, matériaux im
mobiles aux contours arrêtés ; — elle n'est pas une marche, un
développement de vie. Elle arrête l'esprit et l'enferme, alors qu'il
a un voyage d'exploration indéfinie à poursuivre » (11).
Bref, M. Blondel « identifie imperfection et inexactitude » (l2l :
et, pour valoriser la connaissance humaine, il veut la féconder par
l'action.
En réponse, le P. de Tonquédec avance les deux thèses con-

(*) Ibid . p. 16. De son côté. Le Roy affirme que « la réalité n'est pas faite
de pièces distinctes juxtaposées ; tout est intérieur à tout ; dans le moindre détail
de la nature ou de la science, l'analyse retrouve toute la science et toute la
nature;... la pensée, en un mot, s'implique elle-même tout entière è chacun de
ses moments ou degrés. Bref, il n'y a jamais pour nous de donnée purement
externe... L'expérience elle-même n'est point du tout une acquisition de " choses "
qui nous seraient d'abord totalement étrangères; non, mais plutôt un passage de
l'implicite à l'explicite » (Dogme et Critique, pp. 9-10, cité dans Immanence,
pp. 6-7).
(9) Deux Etudes, p. 46. (") Immanence, p. 83.
|") Ibid., p. 26. (") Ibid., p. 67.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 317

traires : une connaissance partielle peut être définitive, et connaître


a un sens indépendamment de l'action.
Admettons, dit-il, que la connaissance humaine n'embrasse pas
l'infinie richesse du réel ; faut-il en conclure qu'elle est fausse ?
« Préparée, alimentée, conditionnée de telle façon que l'on voudra,
quand elle se produit en fait, quelle est sa valeur propre, spéci
fique ? Une idée, une observation, prises isolément, sont-elles
nulles ?... L'exploration du réel est toujours inachevée, c'est en
tendu ; mais ne peut-elle cependant avoir déjà recueilli des rensei
gnements sûrs ? De quelques-uns du moins ne pouvons-nous savoir
qu'ils sont acquis, et que, susceptibles d'être complétés, ils ne
seront jamais démentis ? » ,13). Non, « ce qui est incomplet n'est pas
faux pour autant » ,w).
D'autre part, connaître n'est pas agir. « Si la connaissance n'est
pas une correspondance de l'esprit aux choses, une pnse de pos
session spirituelle de la réalité, si elle ne consiste point à saisir dans
la lumière un objet ou son image, qu'est-elle donc, et que peut
bien signifier encore le mot connaître ?... Nous croyons que la con
naissance, quelles que soient d'ailleurs ses relations avec l'ensemble,
y tient une place à part, un rôle unique et incommunicable, celui
de ooir, et que, de ce chef, il lui appartient de juger tout le
reste » ll5'.
Le « point central du différend » ,l" entre Blondel et le P. de
Tonquédec concerne donc la notion même de connaissance. Pour
celui-ci, elle est « une vue, un regard posé sur l'objet m ; pour
celui-là, « construction, fabrication intérieure » "71. Et comme on
l'avait fait maintes fois avant lui, l'auteur rapproche Blondel de
Kant : « La matière de la connaissance, dit-il, est ici le réel total,
indivisible : véritable " chose en soi ", inaccessible par nature à nos
actes limités. La forme vient de l'initiative intérieure qui, selon ses
besoins, découpe, arrange, pétrit, déforme ce sur quoi elle s'exerce :
elle répond, non à la réalité en soi, mais aux exigences, aux aspi
rations du sujet » ll".

i") Ibid., pp. 100-101. ("1 Notion de Vérité, p. 61.


'") Immanence, pp. 97, 102. (") Ibid.. p. 97.
l"l Deux Etudes, p. 46.
C"1 Ibid., p. 63. A propos de Le Roy, le P. de Tonquédec réfute la notion de
318 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES

S'il est vrai que la Critique de la Connaissance du P. de Ton


quédec a été influencée par ses réflexions sur la « philosophie nou
velle », on peut déjà présumer quelles en seront les lignes maîtresses.
En particulier, on doit s'attendre à un objectivisme intégral, à une
vigoureuse critique du kantisme, à une conception de l'intelligence
assez différente de celle du P. Maréchal. Mais contrôlons ces pré
somptions en abordant l'oeuvre elle-même.
L'épistémologie du P. de Tonquédec étudie « le thomisme pour
lui-même » ; son but « n'est pas de signaler les points de contact
entre les philosophies modernes et le thomisme, non plus d'ailleurs
que d'établir sa vérité sur une réfutation complète de ce qu'elles
ont pu lui opposer » (1". En fait, la Critique de la Connaissance
est tout simplement i, ce que l'on appelle, dans la scolastique mo
derne, logique majeure » (20). Un coup d'oeil sur le plan et sur la
préface nous en convainquent. L'auteur étudie successivement la
notion de connaître, la sensation, l'idée, la vérité, l'induction, et
l'état initial de l'esprit dans la recherche critique. C'est là un ordre

connaissance-production ou de connaissance-représentation. ■ Pour nous, dit-il, la


connaissance est toujours une saisie immédiate de quelque chose. On a beau
reculer, il faut en arriver là, ou renoncer à l'idée même de connaissance. Que
l'objet soit le résultat d'une construction de l'esprit ou un être éclos dans la nature,
il faudra bien, en définitive, que la connaissance, — sous peine de ne pas
exister, — s'y applique immédiatement, le saisisse lui-même et tel qu'il est >
(Non'on de Vérité, p. 74).
(") Critique, p. XXV. Le P. de Tonquédec se montre fort sceptique quant à
la valeur d'un exposé qui rechercherait les ressemblances entre le thomisme et
les philosophies modernes. Des ressemblances, dit-il, « il est possible d'en trouver
partout: saint Thomas en a certainement avec Kant ou Leibniz, autant qu'avec
M. Bergson ou M. Maurice Blondel. Et, sans doute, il est intéressant de les
relever. Mais si l'on a la prétention d'exposer le thomisme, il faut d'abord l'envi
sager en lui-même, marquer avec force ses traits caractéristiques, et les différences
foncières qui le séparent des autres doctrines. Autrement, le lecteur candide, qui
se croit en compagnie de saint Thomas, se trouve, en réalité, dans l'idéalisme
transcendantal ou la philosophie de l'action. Rien d'étonnant que, devant des
exposés " ainsi faits, des philosophes qui avaient été, pour le thomisme, les
adversaires de toujours, ne reconnaissent plus leur vieil ennemi: sous ces formes
nouvelles, en effet, il est devenu des leurs. Et ce n'est pas eux qui se sont ralliés
au thomisme, c'est le thomisme qui s'est rallié, ou plutôt que l'on a rallié, de
force, a eux » (Critique, pp. xvm-xix).
(") Critique, p. I.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 319

bien peu original et le fait que la question du doute méthodique


se pose en dernier lieu laisse supposer qu'elle n'est pas centrale.
La préface nous avertit que « la question de la certitude des faits
de conscience n'a pas été exposée ex professo, parce qu'elle ne
soulevait aucune difficulté spéciale et propre au thomisme (21) ; de
même, on n'a pas rédigé un chapitre à part, comme il s'en trouve
dans toutes les critériologies scolastiques modernes, sur les " divers
états de l'esprit en face de la vérité " » (22). Nul doute, cet ouvrage
est bien un manuel ; mais c'est un manuel remarquable. M. Gilson
a écrit : « La philosophie de saint Thomas m'intéresse quand je lis
saint Thomas, elle m'ennuie quand je lis les manuels thomistes.
Certains sont très bien faits, mais je les trouve tous ennuyeux » (23).
Nous avons eu l'occasion d'éprouver nous-même la vérité de cette
boutade, mais l'exception confirme la règle : la Critique du P. de
Tonquédec se lit avec un réel plaisir.
L'auteur a pris nettement conscience de la méthode qu'il utilise.
« Une théorie complète de la connaissance, écrit-il, implique une
théorie de l'être. Cependant, une méthode rigoureuse exige qu'on
les distingue, et surtout qu'on ne fasse appel à la métaphysique,
couronnement de la théorie du connaître, qu'après avoh- constaté
et décrit, de façon toute positive et d'après l'expérience immédiate,
ce qu'est celui-ci » (24). On comprend dès lors que le P. de Ton
quédec n'accorde pas sa faveur à des vues comme celles du P. Rous-
selot. « Nous admirons, dit-il, les esprits élevés qui, ayant à traiter
de la connaissance, commencent par définir ce qu'elle doit être, ce
qu'elle est en Dieu ou dans l'Ange : problèmes, à leurs yeux, beau
coup plus simples que celui de la connaissance humaine. Pour nous,
c'est là expliquer obscurum per obscurius. Commençons par bien
nous rendre compte de ce qu'est, en fait, notre connaissance hu
maine : plus tard, peut-être, par analogie avec elle, pourrons-nous
comprendre un peu la façon dont les choses se passent ailleurs ou

l21) Remarquons que ceci est écrit six ans après Le problème critique fonda
mental du P. Picard, dans lequel la certitude de l'expérience interne joue un
rôle critique de premier plan.
|"1 Critique, p. U.
|**) L'esprit de la philosophie médiévale, I» série, Paris, Vrin, 1932, p. 319.
|*") Deux Etudes, p. 85. Cfr aussi Critique, pp. 146 note I, 150.
320 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

pourraient se passer chez nous » (2Ï). L'épistémologie avant la mé


taphysique ; décrire avant d'expliquer ; ces principes nous rap
pellent la méthode que le P. Gény proposait clairement en 1908.
Sur ce point comme sur d'autres, le P. Gény est d'ailleurs
avec Mgr Farges, le philosophe néothomiste le plus proche du
P. de Tonquédec. Ces trois auteurs sont d'accord pour attribuer à
la sensation une place de choix ; leurs principales divergences de
vues portent sur la nécessité du doute méthodique.
A considérer les influences, thomistes et étrangères, qu'a subies
notre auteur, on peut admettre, semble-t-il, que sa conception fut
fixée, dans ses grandes lignes, dès avant la guerre de 1914. Il est
utile d'y insister : le climat intellectuel qu'elle reflète est, non celui
d'hier, mais celui du début de ce siècle.
Ayant situé la Critique, nous pouvons maintenant la lire à la
suite de l'auteur.

Elle s'ouvre par une analyse de la connaissance en général.


La connaissance, dit le P. de Tonquédec, ne peut se définir par
la conscience, car la conscience est la connaissance de soi. Con
naître n'est pas non plus construire, se donner une « représenta
tion », créer des formes ou des images, poser un objet. Peut-être
l'intériorité ou la construction sont-elles des conditions nécessaires
de certaines connaissances, mais, à coup sûr, elles ne définissent
pas la connaissance en généra!.
Au vrai, la connaissance « ne se laisse pas aisément définir.
C'est une donnée originale, qu'aucune formule n'égale et surtout
n'éclaircit, mais que tout le monde trouve dans son expérience
personnelle » (26). Si l'on s'efforce de la dégager, on trouve que con
naître, « c'est prendre, capter, posséder le réel, l'avoir à soi, non
pas physiquement, mais moralement, " spirituellement " » (27). La
connaissance, dit encore l'auteur, « ne consiste essentiellement qu'à
regarder, à voir, à saisir, à étreindre, à comprendre — toutes ces
métaphores s'équivalent — la donnée qui se présente » (as).

(M) Critique, pp. XXIX-XXX. Le début de la citation vise indubitablement le


P. Rousselot ; l'auteur ne mentionne pas le P. Maréchal.
(") Critique, p. 3. (") Ibid.. p. 4.
l") Ibid., p. 5.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 321

Les verbes employés pour désigner la connaissance expriment


tous le caractère actif de la connaissance. L'auteur dit d'ailleurs
explicitement lui-même : « la connaissance est une vue au sens actif,
l'action de prendre ce qui est » (2" ; « prendre n'est pas subir : c'est
un exercice d'activité » ,30). Cependant, prenons-y garde. L'activité
dont il s'agit ici est d'un genre spécial ; pas plus que la connais
sance, elle ne se coule dans une définition ; elle se caractérise le
mieux de façon négative : elle ne modifie ni ne constitue en aucune
manière l'objet qu'elle atteint. Kant entend l'activité au sens de
construction ; voyons comment le P. de Tonquédec expose et réfute
la théorie de Kant, nous saisirons mieux ainsi sa propre pensée.
Pour Kant, dit l'auteur, l'objet résulte « d'une matière étran
gère à la connaissance et des formes que celle-ci y imprimerait.
N'insistons pas sur le caractère étrange de l'opération décrite. Une
matière inconnaissable en elle-même, qui deviendrait connaissable
par le seul fait d'être coulée dans certaines formes de l'esprit,
n'est-ce pas là une contradiction ? Et puis, qu'a de commun avec
une connaissance cette fabrication, qui rappelle invinciblement les
plus grossières opérations matérielles : la confection d'un gâteau,
par exemple, où la pâte est versée dans un moule préparé d'avance ?
Voilà pourtant ce qu'un philosophe célèbre a trouvé et fait ad
mettre à des milliers d'intelligences, comme l'équivalent de la plus
délicate opération de l'esprit... » ,31). Cependant, Kant n'a pas per
verti entièrement la notion du connaître ; pour lui, en effet, con
naître n'est pas purement construire, comme pour les idéalistes
allemands ; il reste place dans sa théorie pour un certain objec-
tivisme, car si une partie du terme connu est fabriquée, « l'autre
est simplement perçue ; l'objet, de par ce qu'il est en lui-même,
exerce sur la connaissance une influence réelle, lui impose plusieurs
de ses déterminations : à peu près comme une lumière se laisse
encore apercevoir sous des verres colorés et déformants » 'i2'
Contre Kant, le P. de Tonquédec souligne « la nature purement
réceptive et preneuse, nullement formative, de la connaissance » (").
i' Dans le thomisme, dit-il, la connaissance humaine n'a pas les

1") Ibid., p. 7. (") Ibid., p. 42.


(*1) Ibid., pp. 10- H. (") Ibid., p. 15.
(") Ibid., p. 9.
322 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

allures impérieuses, dominatrices, et quasi-créatrices qu'on lui prête


ailleurs ; c'est une faculté docile et soumise à son objet : elle n'in
vente pas, elle apprend. Par son essence elle n'est pas une géné
ration ; elle serait plutôt analogue à un acte de nutrition, à une
absorption » l34). Elle « n'est pas une combinaison des caractères
du donné avec les formes précontenues dans le sujet, mais une
simple réception, une réception pure » (35).
Nous voici loin, semble-t-il, de la connaissance-activité ! Nous
sommes, en tout cas, aux antipodes de l'idéalisme. Pour celui-ci,
l'activité subjective ne déforme pas son objet, précisément parce
qu'elle le constitue. Si le réel est « construit » par la connaissance,
il est absurde de désirer le « voir » indépendamment de cette con
struction : ce serait vouloir le connaître sans le connaître. Et cela
n'a aucun sens de définir la connaissance par une réception active,
si l'acte de recevoir consiste à ne rien faire. Si connaître est rece
voir, c'est recevoir « ad modum recipientis » ; l'idéaliste dira même
que l'objectivité est d'autant plus grande que le sujet y met plus
du sien.
Mais le P. de Tonquédec conçoit l'activité subjective sur le
plan psychologique. L'a priori est source de déformation l36) ; en
ôtant les « verres colorés et déformants » des catégories kantiennes,
on écarte tout simplement des influences d'ordre psychologique,
étrangères à la connaissance considérée dans sa pure essence. Sans
doute, « l'acte de connaître porte, et ne peut pas ne pas porter,
la marque du sujet qui l'accomplit » '") ; mais que fait le sujet ?
« Son action se restreindra aux limites de son être et portera les
traits de son essence. Le sujet perçoit la réalité, de son point de
vue, dans la mesure de sa capacité de connaître » (3" : le « modus
recipientis » est donc invoqué ici pour expliquer les tares de la con
naissance humaine, et non pas pour rendre compte de sa valeur.
On aura remarqué combien cette conception de la connaissance
est antiblondélienne. Elle donnera naissance à une épistémologie
bien différente de celle du P. Maréchal, car, dans les deux sys-

(") tbid., p. 12. (**) Ibid., p. 13.


("1 L'auteur cite comme des synonymes : « nulle déformation, nulle déter
mination a priori » (Critique, p. 15).
(") Critique, p. 15. (**) Ibid.. p. 14.
JOSEPH DE TONQUEDEC 323

tèmes, la définition du connaître, en fonction des idées d'activité


et de passivité, est centrale. « Cette pure notion de l'acte de con
naître, dit le P. de Tonquédec, maintenu irréductible, isolé dans
sa singularité, dégagé des liens factices établis entre lui et d'autres
actes, est, à notre avis, la clef de la critériologie thomiste » ,3•).
Si connaître, c'est voir, et rien d'autre, « une très grosse con
séquence s'ensuit. C'est que la connaissance ne saurait être vide
ou vaine, faute d'objet. Simple preneuse d'être, elle n'existe pas
si elle n'en prend pas, elle n'existe que dans la mesure où elle en
prend. On ne connaît pas rien, on n'étreint pas le néant » (40). Pas
de connaissance sans objet, pas de saisie sans terme saisi. « Inté
rieur ou extérieur, appartenant à l'ordre des essences ou à celui
des existences, réel comme une copie ou comme un original, ce
terme est nécessairement donné, et la connaissance ne fait que s'y
appliquer. Du moment qu'elle se réalise, ce ne peut être qu'en
saisissant ce qui lui est présenté » (41).
Cette conclusion est importante, car elle permet de trancher
le problème du scepticisme et le problème de l'idéalisme.
Le scepticisme est absurde, puisqu'il y a de l'être et que nous
l'atteignons certainement. Les sceptiques jouissent, eux aussi, de
cette évidence ; ils ne peuvent s'y soustraire qu'en paroles. El la
nécessité d'affirmer le réel ou les premiers principes n'est point
une nécessité aveugle, « ce n'est pas une simple nécessité " sub
jective " ou "de nature ", encore moins un " postulat de l'ac
tion " » ("). C'est la nécessité d'une évidence : on affirme parce
qu'on voit.
Le problème du réel, que posent les modernes, ne peut ni ne
doit se poser. Sans doute, « si l'on atteint d'abord la connaissance
sans l'être, on peut, en supposant la connaissance acquise, poser
encore le problème du réel. Mais si la connaissance implique le
réel, si elle est vraiment preneuse d'être, on ne peut séparer le
problème du réel de celui de la connaissance : par le fait même
que l'on admet la connaissance, on admet l'être, comme son terme
nécessaire. Si tout homme accomplit à chaque instant cet acte qui
consiste à saisir le réel, il est bien vain de lui prouver qu'il le saisit,

("i Ibid.. p. 33. (") Ibid., p. 17.


i") Ibid.. p. 19. (**) Ibid.. p. 21.
324 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

même s'il prétend le contraire. Cet acte est direct, immédiat ; on


ne peut glisser entre lui et son terme l'armature d'aucun raisonne
ment. On peut seulement, par une réduction à l'absurde, trouver
les moyens pratiques d'y ramener une conscience qui s'égare » ( ).
Aux yeux des idéalistes, cet argument paraîtra reposer sur une
équivoque : on confond sans cesse, diront-ils, les idées d'être et
de réalité avec celles d'objet ou de terme de la connaissance. Que
toute connaissance ait un objet, bien sot qui le conteste. Mais cet
objet, « ce n'est pas nécessairement l'être réel, c'est le phénomène,
ombre ou reflet sans solidité ni consistance, apparence a laquelle
peut-être la réalité ne correspond point » ,4'".
Mais non, répond le P. de Tonquédec, nous ne confondons
rien. C'est vous, idéalistes, qui parlez de manière inexacte. Vous
identifiez arbitrairement l'être et l'absolu. La connaissance est rela
tive au sujet connaissant, dites-vous ; elle est imparfaite, inadé
quate, superficielle. Et de là vous concluez : Donc, « ce que nous
voyons ne coïncide pas avec le réel : ce n'en est que l'apparence.
Celui-là seul connaîtrait vraiment l'être qui en posséderait la pleine
compréhension » l45). L'équivoque est ici évidente ; c'est l'équivoque
dont Blondel a joué avec tant d'habileté et qu'il faut démasquer
non pas une fois, mais cent : « on réserve le nom de connaissance
à la connaissance absolue, sans restriction ni limite, et pareillement,
le nom d'être à l'être dans son absolu et sa plénitude ». Or, « atteint
inadéquatement, le réel ne laisse pas d'être encore le réel », et
« voir la réalité sous un certain aspect, c'est la voir elle-même :
bien que n'étant pas pleinement embrassée ni possédée jusqu'au
fond, elle est du moins atteinte et touchée... Le degré selon lequel
on atteint le réel ne le change pas en autre chose, ne le méta
morphose pas en ombre inconsistante, ne le fait pas s'évanouir » ,4*1.
On trouve encore l'objection idéaliste sous d'autres formes.
L'idéaliste dira, par exemple : le phénomène « est variable, chan
geant, éphémère, dépendant de mille conditions. C'est à lui qu'abou
tit la connaissance. Mais l'être véritable est au delà : il dure, stable
et constant, solidement assis en lui-même » ,47) Cette fois, répond

(") Ibid., p. 22. i**i Ibid., pp. 23-24.


(") Ibid.. p. 24. (**) Ibid., pp. 24-25.
(") Ibid., p. 25.

»
JOSEPH DE TONQUÉDEC 325

le P. de Tonquédec, on confond l'être et la substance. Or, si pré


caire soit-il, l'accident, quand il se réalise, est du réel : le connaître,
c est donc saisir une réalité.
On objectera encore : le sujet « n'atteint l'être véritable que
quand il comprend parfaitement et s'explique son objet ». Ici, dit
1 auteur, on identifie réalité et intelligibilité totale ou nécessité. Or
« voir, appréhender l'être, n'est pas toujours le comprendre » (4" :
1 inexplicable peut très bien être le terme d'une connaissance, —
d une connaissance imparfaite, mais indiscutable.
La réfutation de l'idéalisme, telle que le P. de Tonquédec nous
la présente, revient en définitive, nous semble-t-il, à chercher, non
dans l'essence spécifique, mais dans l'existence concrète, la raison
profonde du caractère absolu des objets. L'idéalisme ne voit pas
de connaissance au sens strict, c'est-à-dire de connaissance absolue,
dans la saisie des réalités passagères, superficielles, contingentes,
parce qu'il veut trouver des essences stables, nécessaires et incon
ditionnées, des « natures » cartésiennes, des « objets » kantiens (49).
Le réalisme découvre de l'absolu dans tout ce qui existe, car toute
existence donnée est catégoriquement afrîrmable. Qu'on nous per
mette de citer encore deux textes du P. de Tonquédec, pour jus
tifier cette remarque.
L'être se réalise selon des modes divers, dit l'auteur. « Mais,
à propos de chacune de ces formes de l'être, on peut poser le
dilemme qui ne laisse point d'échappatoire : Est-ce ou n'est-ce pas ?
Néant ou réalité ? Si les modes d'existence sont variés et gradués,
le fait d'exister lui-même est indivisible et il ne souffre point de
partage avec sa contradiction. C'est ou ce n'est pas. Une donnée
" irréelle ", une réalité " illusoire ", une existence " fausse " et
n'ayant que " l'apparence " d'exister : ces mots assemblés n'offrent
aucun sens, la signification des uns détruit la signification des autres.
Parler d'une existence fausse équivaut à parler d'une réalité irréelle.
Pas de milieu : cela est ou cela n'est pas ; cela est saisi comme
étant de façon ou d'autre, ou n'est saisi en aucune façon » (50).

(") Ibid.. p. 26.


(*9) C'est le même but que se propose le P. Maréchal, en métaphysique.
Qu'on se souvienne de la définition qu'il donne de l'c objet métaphysique >.
Vide supra, pp. 276-277.
(") Critique, p. 27.
326 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

Ce premier texte est fort clair. La réponse de l'auteur au scep


ticisme antique l'est davantage encore. Nous sommes, disaient les
sceptiques, « en face d'apparences contradictoires, aussi justifiées
les unes que les autres. Tout est vrai ou rien n'est vrai. Nous
n'atteignons pas l'être : il n'y a pas d'être véritable ». — « Sans
discuter l'opinion fondamentale qui s'exprime ici et qui conclut
à un relativisme universel, on peut faire observer, dit le P. de Ton-
quédec, que rien ne s'ensuit contre l'objectivité de la connaissance.
Quand bien même tout se réduirait à ce qui apparaît à chacun,
quand bien même rien n'existerait que cet être relatif, constitué
par une coopération du sujet et d'une donnée étrangère, ou même
par le sujet seul, la connaissance aurait encore un objet, et il y
aurait encore de l'être, ïégi par les principes d'identité et de non-
contradiction ; seulement, ce serait de l'être relatif. La relation,
qui est, selon Aristote, l'une des catégories de l'être réel, en de
viendrait la catégorie unique » ,31). Si l'objectivisme demeure, alors
que tous les modes d'être ou toutes les essences spécifiques perdent
leur objectivité, c'est, nous semble-t-il, parce que l' existence con
crèfe des « apparences contradictoires » doit, malgré tout, entraîner
une affirmation absolue. Créer l'objet dans ses notes constitutives,
ce n'est pas contradictoire, bien que l'on prive ainsi de leur fonde
ment objectif toutes les sciences particulières ; mais créer l'objet
dans son existence, non, cela l'homme ne le peut : une science de
meure, même si toutes les autres venaient à disparaître : la science
de l'existant en tant que tel.

Si l'auteur met la saisie de l'existence à la base de toute con


naissance, on se doute déjà de l'importance capitale que va prendre,
dans sa Critique, l'étude de la sensation ; on imagine aussi com
ment il va concevoir le processus abstractif.
Le P. de Tonquédec traite longuement de la portée et de la
valeur de la connaissance sensible. Dans l'ensemble, il reprend les
explications du P. Gény et de Mgr Farges ; on pourrait dénommer
sa théorie un « objectivisme intégral ».
m Le sens, dit-il, ne crée ni ne modifie son objet ; il se borne
à le percevoir, à le saisir. L'objet sensible existe en lui-même, avec

(") Ibid., p. 25. note I.


JOSEPH DE TONQUÉDEC 327

tous ses caractères, avant la sensation et qu'elle se produise ou


non » (52). La sensation réalise donc bien la notion de connaissance ;
en elle, aucune substitution, aucune déformation de l'objet, aucune
médiation entre le sujet et la réalité : c'est un cas d'« intuitio-
nisme... radical » |55).
L'objectivité de la sensation est étudiée en détail. Bornons-
nous ici à l'essentiel. D'après l'auteur, seule l' appréhension sen
sible est infaillible, et encore faut-il qu'elle porte sur son objet
propre. Or, dans la vie courante, nous sommes en face d'un en
semble extrêmement compliqué où s'unissent l'image, le souvenir,
l'appréciation instinctive, le jugement intellectuel, d'une part, et
de l'autre, l'intuition sensible. Aussi, une critique intellectuelle des
opérations du sens est indispensable. Cette critique « consiste, non
pas à juger directement des sensibles, à admettre l'un et à rejeter
l'autre, — ce qui serait faire prononcer la raison sur une matière
qu'elle ignore, — mais à s'assurer des cas où il y a vraiment sen
sation, à distinguer la sensation externe de la sensation interne, à
empêcher les confusions entre elles, à discerner, par une analyse
sévère, les informations qu'elles apportent, à les dégager de tous
les accompagnements imaginatifs ou intellectuels qui peuvent s'y
joindre et parfois en altérer l'aspect. Mais dès que le témoignage
des sens est établi en sa teneur authentique, de façon indubitable,
la raison a fini sa tâche ; sa portée et sa juridiction ne s'étendent
pas plus loin : les sensibles eux-mêmes sont hors de ses prises.
L'enquête est close, et il ne reste plus qu'à enregistrer docilement
ses résultats » (").
On peut difficilement, croyons-nous, défendre la valeur de la
sensation mieux que ne l'a fait le P. de Tonquédec. Quant à la
thèse proposée, elle demeure dans la tradition du XIXe siècle ; ici
comme ailleurs, on est loin du Sentiment de présence du P. Ma
réchal ; aucune concession n'a été consentie aux théories subjec-
tivistes : la sensation et l'hallucination sont différentes de nature,
l'objet du sens est l'objet réel, extérieur, tel qu il est indépendam
ment de l'acte de sentir, et il est saisi dans son extériorité même.
C'est à partir des sensations que l'esprit obtient des idées,

(") Ibid., p. 46. (") Ibid.. p. 4ê.


(") Ibid., p. 79.
328 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

« c est-à-dire des connaissances qui n'ont point pour objet, au moins


direct et premier, l'existence des êtres, les événements qui se
passent, les actes qui s'accomplissent, mais leurs caractères, leur
essence, leur définition : ce qu'ils sont (quid sint), supposé qu'ils
soient (quod sint) » (").
Deux questions se posent à leur sujet : où l'esprit les rencon-
tre-t-il et comment leur saisie vérifie-t-elle la définition de la con
naissance ?
La sensation fournit les matériaux de l'idée : telle est la ré
ponse d'Aristote à la première de ces questions. Le P. de Ton-
quédec accepte cette sentence du Maître, mais il tient à l'éclaircir.
Sa méthode le force d'abord à demander : « Est-ce là une
théorie ou une simple constatation ? » Et prudemment il répond :
« Il semble difficile de ne pas admettre la seconde alternative » (36).
Les notions des choses matérielles dérivent de la sensation. En
effet, « l'aveugle-né n'a pas l'idée de couleur » ("). De plus, « les
mêmes caractères qui se retrouvent, de façon abstraite, dans le
concept, apparaissent matérialisés, incarnés dans l'objet sensible.
Il serait paradoxal d'expliquer cette similitude autrement que par
un rapport d'origine. Quelle que soit la raison profonde du fait,
l'esprit a conscience d'utiliser des matériaux fournis par la sensa
tion, et il se reporte incessamment à elle, comme à un modèle,
pour vérifier et corriger ses concepts des objets sensibles' » ,s*1.
D'autre part, les caractères des choses spirituelles se résolvent tous
en notions empruntées aux concepts des choses matérielles. Ainsi,
« le devoir est conçu comme un lien qui enchaîne. On parle des
mouvements de l'âme, de ses inclinations, de ses penchants, de
ses ascensions, de son vol, etc... tous concepts qui portent l'em
preinte évidente des images sensibles, où leurs éléments ont été
puisés. Derrière eux on voit transparaître la réalité physique sur
laquelle et de laquelle ils sont nés » (5•).
C'est donc bien vers les choses matérielles qu'il faut se tourner.
Mais une nouvelle difficulté doit être levée. Admettons que les
essences soient là, attendant notre pensée : comment l'intelligence

(") Ibid., p. 134. (") Ibid., p. 134.


(") Ibid., p. 134. (") Ibid.. p. 135.
(**) Ibid., p. 135.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 329

va-t-elle les saisir ? Le P. de Tonquédec reprend une explication


de saint Thomas, selon laquelle le sens atteindrait proprement le
singulier, mais aussi, en quelque façon, à l'état enveloppé, l'uni
versel ; s'appuyant sur le fait constaté de la dépendance des idées
à l'égard des sensations, saint Thomas « conclut que, puisque l'esprit
dégage du sensible l'essence, il faut bien qu'elle y fût contenue » ("".
L auteur résout donc la difficile question du lien entre l'intelligence
et les choses en étendant le domaine des sens « en quelque façon »
jusqu'à celui de l'intelligence (61). Celle-ci atteindra l'universel par
une abstraction intuitive.
Comment l'abstraction intuitive est-elle une vraie connaissance ?
C est la seconde question que nous avions posée. Le P. de Ton
quédec répond : par son caractère intuitif, et nullement par son
aspect abstractif.
L'abstraction, explique-t-il, est une opération purement néga
tive ; elle consiste à mettre l'objet en état d'être perçu. « Elle ne
le crée pas : il est déjà là, offert par la sensation. Elle n'y ajoute
même, à proprement parler, — qu'on veuille bien faire attention
à cette remarque d'apparence paradoxale — aucun caractère nou
veau. Elle ne l'habille point positivement de généralité ou d'uni-
versalité. Elle rend simplement possible, et non pas même néces
saire, l'établissement de ces rapports qui seront postérieurs à l'acte
de connaître. Elle se borne à laisser dans l'ombre quelques-uns des
caractères possédés par l'objet : les caractères individuels, et par
fois certains caractères spécifiques. Donc, elle ne lui apporte rien ;
elle se contente de ne pas accepter tout ce qu'il apportait » (").
Dans cette théorie de l'abstraction, l'auteur ne pouvait prendre
plus nettement le contre-pied de la position du P. Maréchal. Cela
lui était d'ailleurs imposé par sa définition du connaître. Puisque

"*) Ibid., p. 140.


1*1) Nous verrons que Mgr Noël s'est beaucoup préoccupé de cette question:
il l'a résolue en insistant sur l'unité de la conscience humaine. Comme nous le
dirons à l'article suivant, le P. Garrigou-Lagrange et M. Maritain centrent toute
ieur théorie sur l'intuition abstractive ; mais pour eux, semble-t-il, il va de soi
que l'essence est c dans » la chose ; c'est la chose elle-même qui fait le pont, si
l'on peut dire, entre les deux aspects, sensible et intelligible, sous lesquels elle
s'offre à nous.
i") Critique, p. 141.
330 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIEZ NOUVELLES

connaître n'est pas agir, l'intellect agent ne peut être une faculté
cognitive. Et puisque la réalité elle-même doit être connue, telle
qu'elle est, l'intellect agent ne peut modifier les données sur les
quelles il « agit », il ne peut rien construire, mais uniquement « isoler
ou abstraire les éléments intelligibles que le sensible portait en
soi » (").
Après l'abstraction seulement, commence la véritable connais
sance intellectuelle ; elle est une intuition de l'objet élaboré, mais
non déformé, par l'intellect agent. « Acte direct, immédiat, simple,
" indivisible ", qui n'admet aucun intermédiaire logique entre lui
et son terme » ,64), cette appréhension intellectuelle, comme l'appré
hension sensible, ressemble à un « toucher », à une « vue », à une
« lecture de l'intérieur » (65). Elle ne déforme rien, elle ne mutile
rien, car, encore une fois, l'incomplet ou l'inadéquat n'est pas le
faux.
On le voit, la définition du connaître et la critique du blondé-
lisme sont les deux « clefs » de la théorie de l'abstraction intuitive.
Il nous reste à étudier maintenant comment elles expliquent aussi
la doctrine du jugement.
Qu'est le jugement ? En quoi consiste-t-il ?
Précisons d'abord de quelle sorte de jugement il s'agit ici, car
il y en a de plusieurs espèces : « le jugement qui repose sur les
actes intellectuels accomplis par l'individu lui-même (appréhensions,
raisonnements, jugements antérieurs), et le jugement de croyance,
qui a pour fondement un témoignage étranger ; — le jugement
certain et le jugement probable où se formule une simple opinion ;
enfin le jugement vrai et le jugement faux » (**). Comme matière
de son analyse, l'auteur prend le jugement vrai et certain, où le
sujet ne relève que de lui-même ; il l'appelle le jugement de science.
Le jugement de science a deux fonctions bien distinctes. La
première, c'est, « pour ainsi dire, de réfracter la pensée simple,
de la décomposer, puis de la fixer en une forme analytique. Il
doit 1'" interpréter ", sans la dépasser, ni rien lui ajouter. Il n'a pas
à l'étendre ou à la compléter, à y faire pénétrer un supplément
d'information, mais simplement à la développer, à en expliciter le

(") Ibid., p. 14, note 4. ("i Mi., p. 143.


(") Ibid., p. 144. (") Ibid.. p. 179.

->
JOSEPH DE TONQUÉDEC 331

contenu, à exclure ce qu'elle ne contient pas » "7). Traduction d'une


appréhension, expression complexe d'un indivisible, voilà ce qu est
d'abord le jugement. Il est essentiellement une analyse, et non une
synthèse, car à quel titre ferait-il l'unité entre des éléments divers ?
Loin de présupposer des concepts simples et d'en opérer l'union,
le jugement part d'un concept d'ensemble et en fait l'analyse. Ainsi,
par exemple, l'esprit appréhende d'abcrd « Socrate courant » ; puis
il juge : il brise cette unité synthétique de l'appréhension, en met
tant d'un côté le sujet « Socrate », de l'autre, l'attribut « courant » ;
d'un concept, il en forme deux u et s'il refait avec eux, à sa manière,
une synthèse, celle-ci laisse bien apparente leur diversité, puisqu'elle
consiste précisément à affirmer leur convenance, à attribuer la
forme au sujet » "*).
Si le jugement de science comprend deux éléments, une intui
tion simple et son expression complexe, il est cependant capital
de remarquer que celle-ci seule appartient au jugement comme tel.
L'intuition originelle, en effet, peut être absente, comme elle l'est,
par exemple, dans les jugements de croyance et d'opinion, ou dans
les jugements erronés ; dans ces jugements, ce qui est offert à
l'adhésion de l'esprit, « c'est directement une proposition, où le
rapport des termes n'est point perçu, mais seulement garanti du
dehors, de façon valable ou non » (**).

(*" Ibid.. p. 186.


|") Ibid., p. 185. On se souvient que Balmès avait imaginé une théorie sem
blable, au moins pour les jugements idéaux.
Remarquons que le P. de Tonquédec affirme, en réponse a Kant. que tous
les jugements de science sont analytiques et tous à postériori. Ils sont à postériori,
dit l'auteur, car t tous reposent immédiatement ou médiatement sur l'expérience.
Les jugements existentiels naissent spontanément des expériences concrètes. Les
jugements essentiels, de l'analyse des essences, abstraites elles-mêmes de l'expé
rience. Celles-ci fournissent à ces jugements l'étoffe universelle et nécessaire où
ils se découpent» (Crifique, p. 192). Les jugements sont analytiques. La chose
est claire pour les jugements en matière contingente. « Quant aux liaisons (ou
exclusions) nécessaires, elles sont toutes saisies par l'intuition intellectuelle des
essences. Or une essence peut laisser voir en elle, non seulement des caractères
absolus (c'est-à-dire: qui ne regardent qu'elle), mais aussi des caractères relatifs
[relatio transcendentalis) » (ibid.. p. 191). Ainsi l'essence de ce qui commence à
exister inclut le besoin essentiel d'une cause, et non l'essence même de cette
cause.
(") Critique, p. 194.
332 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

Outre sa première fonction, qui est d'énoncer une proposition.


le jugement en a une seconde : il est un assentiment. La propo
sition, en effet, n'est pas le tout du jugement. Pour qu'elle se dis
tingue de l'interrogation, elle doit être « admise ».
Quelle est la nature de l'assentiment ? Les anciens traités po
saient une question semblable, quand ils se demandaient quel est
le motif du jugement ; s'ils répondaient tous que c'est l'évidence
objective, certains ajoutaient que, dans quelques cas, ce pouvait
être l'évidence de crédibilité. Le P. de Tonquédec reprend cette
réponse, nous semble-t-il, au moins dans ses grandes lignes.
En présence d'un rapport de termes, dit-il, l'esprit peut le per
cevoir. Dans cette perception, la lumière de l'appréhension initiale
se retrouve, « divisée et répandue dans les cadres que la propo
sition lui a préparés. Mais ainsi canalisée, elle prend un aspect
nouveau. Ce qui est alors présent à l'esprit, ce n'est plus un objet
unique, où tous les éléments seraient fondus dans une indivisible
synthèse ; c'est une donnée complexe, exprimée en une proposition
dont les termes s'opposent » ,70).
Si cette perception a lieu, l'esprit y adhère nécessairement.
L'assentiment diffère cependant de la perception du rapport. En
effet, alors que « l'appréhension est encore quelque chose de rela
tivement passif » ,71), l'assentiment suppose une activité bien plus
grande de la part du sujet. « En adhérant, je prends parti, je me
prononce : pour moi la cause est entendue, l'affaire est réglée, il
est acquis que les choses sont telles. Ce n'est plus le regard pares
seux, devant lequel flottent des visions, et qui ne fait rien que les
suivre ; c'est le mouvement de quelqu'un qui se lève pour les enre
gistrer. Celui qui adhère n'est pas un pur spectateur, un témoin
indifférent, c'est un critique et un juge ; il affirme, il nie, il dit :
ceci est et cela n'est pas. Il s'engage sur un point de fait, il y risque
sa responsabilité et son autorité : il accomplit un acte éminemment
personnel. Et il a la prétention de statuer pour l'ordre objectif.
L'acte si personnel qu'il accomplit n'exprime pas une vue subjec
tive, un sentiment privé » (72). Entre l'appréhension et l'assentiment,
il y a environ la même différence qu'entre l'intelligence et la vo-

(")) Ibid., pp. 192-193. (") Ibid.. p. 1%.


(") Ibid.. p. 197.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 333

ionté : la première amène les choses à soi, le second se porte vers


elles.
L'assentiment ne se confond donc pas avec la perception judi-
cative. Bien plus, il peut exister sans elle. On peut tenir une pro
position qu'on ne voit pas : la foi, l'opinion, l'erreur, ne sont pas
déterminées par l'évidence de l'objet. Aussi, pas plus que l'appré
hension initiale d'une unité synthétique, la perception du rapport
des termes du jugement ne constitue un élément essentiel du juge
ment. Celui-ci n'a donc que deux parties constitutives : « la pro
position, la pensée " complexe ", qui est comme sa matière, son
corps étendu ; — et l'assentiment, âme simple qui rassemble cette
matière dans l'unité d'un même acte » (").
Si l'on met le jugement en regard de la définition de la con
naissance, on arrive à une étrange constatation : aucun de ses deux
éléments essentiels n'est une véritable connaissance. La proposition,
en effet, est, de toute évidence, une construction, et connaître n'est
pas construire ; d'autre part, l'assentiment est une activité, une dé
cision, et connaître n'est pas agir ni vouloir. Par lui-même, le
jugement n'est donc pas preneur d'être ; l'intuition, — sensible ou
abstractive, — réalise seule la pure notion de connaître. Cette con
clusion montre sur le vif l'antiblondélisme du P. de Tonquédec.
Nous nous en rendons compte, si nous comparons sa théorie du
jugement avec celle du P. Maréchal. De part et d'autre, on admet
les mêmes données d'expérience : d'après les deux auteurs, l'acte
d'affirmation se distingue de la composition mentale et inclut une
attitude dynamique. Les différences apparaissent quant au fonde
ment de l'affirmation. Le P. de Tonquédec fait de l'assentiment
un acte personnel du genre des décisions volontaires ; pour le ga
rantir, dans le jugement de science, il le double d'une vue intel
lectuelle : la perception du rapport des termes ; on se demande
toutefois ce que devient alors l'unité de l'acte judicatif. Le P. Ma
réchal fait de l'affirmation un acte intellectuel ; il la fende en con
sidérant l'intelligence elle-même comme un appétit ; l'unité du juge
ment est sauve, mais la part de l'intuition est restreinte. On le voit,
ce qui est en cause dans ce différend, c'est le blondélisme, c'est
la question des rapports entre la connaissance et l'action : d'un

f) Ibid., p. 195.
334 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES

côté, on oppose celles-ci en leur attribuant des propriétés nettement


contraires, de l'autre, on les rapproche au risque de les confondre.

La question de la vérité est, dans la position du P. de Ton-


quédec, une question cruciale l74). D'après saint Thomas, en effet,
c'est le propre du jugement de saisir la vérité ; or, selon l'auteur,
le jugement n'est pas une connaissance : il ne prend rien. Comment
sortir de cette impasse ?
L'exposé de l'auteur est assez confus ; nous avons essayé de
le tirer au clair, mais nous n'avons pas réussi à en supprimer cer
taine apparence de contradiction...
Propriété de la connaissance, la vérité est aussi une propriété
de l'être : ainsi s'amorce un premier essai de solution. La con
naissance peut être vraie, parce qu'« elle est un être parmi les
êtres, et elle est cet être spécial qui s'appelle une connaissance » |").
La sensation, l'intuition des essences, le jugement, tous ces actes
sont des connaissances vraies s'ils correspondent à leur type, s'ils
sont ce qu'ils doivent être : la vérité réside en eux ut in quadam
re vera. On néglige généralement de considérer cette vérité, dit le
P. de Tonquédec ; « on sépare souvent beaucoup trop la vérité de
la connaissance de la vérité de l'être : la première n'est qu'un cas
particulier de la seconde » ,76).
Cependant, remarque l'auteur, ce n'est pas de cette vérité
« ontologique » de la connaissance qu'il s'agit ici. Autre chose est
une conformité établie par le fait de la connaissance et une con
formité aperçue par la connaissance ; autre chose est de dire : « ce
triangle a trois côtés », et de dire : « le jugement : ce triangle a
trois côtés, est vrai ». Une connaissance vraie n'est pas nécessaire
ment une connaissance de la vérité. Jamais d'ailleurs une connais
sance n'appréhende le rapport particulier où elle entrerait elle-
même : la vérité d'un jugement doit être prononcée par un second

(7*) L'auteur l'appelle lui-même une question « secondaire à l'égard des pré
cédentes » (Critique, p. 219), mais d'un point de vue bien précis. Dans les cHa-
pitres antérieurs de son ouvrage, il a évidemment montré la valeur de la con
naissance ; aussi, la question de l'existence de la vérité, question capitale dans
les anciens traités, n'est plus à envisager ici. 11 ne reste plus qu'à indiquer où
se trouve la vérité, dans quel acte nous l'atteignons proprement.
(1*) Critique, p. 230. (1*) Ibid., p. 231.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 335

jugement, la vérité de celui-ci par un troisième, et ainsi de suite.


Est-ce donc l'acte réflexe qui a le privilège de connaître la vérité }
C'est impossible, car les actes réflexes s'occupent de la vérité des
autres connaissances, non de la leur propre ; « ils constatent, con
çoivent ou énoncent que la vérité se trouve ici ou là, en dehors
d'eux, que telle connaissance la possède, pour son compte à elle.
Or ceci n'est pas l'appréhender directement. C'est la savoir pré
sente quelque part, connaître son existence comme celle d'une pro
priété attachée à