3
G. VAN RIET / L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE
1;,
*]
/ C (,
B5 <2
V. 2
IMPRIMATUR
De mandato,
H. VAN WAEYENBERCH.
Rect. Univ., deleg.
STANFORD LIBRARIES
L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE
RECHERCHES SUR LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE
DANS L'ÉCOLE THOMISTE CONTEMPORAINE
PAR
Georges VAN RI ET
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
LICENCIÉ EN PHILOSOPHIE ET LETTRES
LOUVAIN
ÉDITIONS DE L'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
PLACE CARDINAL MERCIER, 2
1946
AVANT-PROPOS
que les choses sont, et savoir ce qu'elles sont ; c'est en saisir l'exis
tence et en pénétrer l'essence. Connaître, c'est d'abord constater.
La constatation implique, du côté du sujet, une certaine passivité,
une réceptivité à l'égard de quelque chose d'extérieur, l'acceptation
d'un donné, une part d'expérience : à cet ordre appartiennent
l'existence concrète, la contingence, les liaisons de fait, les expli
cations quia. Mais connaître, c'est également comprendre, ramener
à l'unité la diversité du donné, l'intérioriser, en trouver la loi, la
raison, la cause, le propter quid. Par opposition à la constatation,
la compréhension connote de la part de l'esprit, une attitude sur
tout active et spontanée et, dans l'objet, les attributs d'universalité
et de nécessité que recherche la « science ».
Comment concilier les deux aspects opposés que présente la
connaissance humaine ? C'est là un problème fondamental auquel
l'épistémologie thomiste, pas plus que les autres théories de la con
naissance, n'a pu se soustraire. L'empirisme l'a résolu en mécon
naissant le rôle de la pensée et l'idéalisme en négligeant le rôle du
donné ; nous verrons que, sans tomber dans ces excès, les solutions
thomistes se groupent cependant d'après l'importance respective
qu'elles attribuent à l'un ou à l'autre des deux aspects de la con
naissance. Notre but n'est pas précisément de vérifier cette idée
dans l'histoire de l'épistémologie thomiste, mais nous croyons qu'elle
peut utilement nous servir de fil conducteur.
ARTICLE PREMIER
ne peut en engendrer une autre, car, par hypothèse, elle est l'ex.
pression d'un fait particulier et contingent. Le fait le plus incon.
testé demeure stérile pour la science s'il n'est fécondé par un prir»
cipe d ordre idéal, mais, à supposer même qu'il existe un fait pri
mitif, tel que l'univers n'en soit qu'un simple développement, c«
fait ne nous apprendrait rien du monde possible, infiniment plu:
étendu que le monde des existences finies (21).
C'est ce qui explique l'échec des philosophies sensualiste e
idéaliste du XVlir siècle.
Condillac veut tirer « d'une seule sensation l'ensemble des con
naissances humaines » (22). Une double erreur ruine son système
par la base : nos sensations sont irréductibles, elles ne peuvent se
ramener à une seule d'entre elles et, même si elles le pouvaient,
elles ne créeraient pas la pensée, elles demeureraient impuissantes
à rien fonder dans l'ordre idéal (").
Fichte commet la même erreur en déduisant toute science du
simple fait de conscience, du moi psychologique et subjectif. « La
conscience est une ancre, elle n'est point un phare » (") ; elle offre
à notre observation des faits particuliers ; pour acquérir une valeui
scientifique, ces faits doivent être imprégnés par l'esprit, de la lu
mière qu'il emprunte aux vérités nécessaires. Dira-t-on que le mo;
n'est, chez Fichte, qu'une modalité de la Raison unique et absolue :
Le moi est alors source de toute vérité, c'est évident ; mais la
conscience proteste contre une telle déification : « loin de prétendre
à établir les lois nécessaires ou à les créer, elle les reconnaît, elle
les confesse indépendantes d'elle-même » (2s).
Pour ramener la science à l'unité, Schelling affirme l'identité
universelle. La philosophie débute, selon lui, par une intuition in
tellectuelle de l'absolu et cet absolu n'est ni sujet ni objet, il n'est
pas une synthèse de l'être et du connaître, parce qu'il est l'identité
des opposés (26). Pour réfuter Schelling, Balmès en appelle une
dogmatisme, précisément sur les objets les plu» contestables, les plus accessibles
10 doute.
« Pour eux, le monde extérieur n'est que pures apparences, ou du moins une
réalité tout autre qu'elle n'apparaît au genre humain ; l'év'dence, le sens com-
~-n. le témoignage des sens, sont des criterium sans valeur, bons tout au plus
pour le vulgaire. On ne satisfait pas a si peu de frais aux exigences de leur phi-
"-■phie. Chose étrange! ce philosophe, qui traite la réalité d'apparences trom
peuses, qui n'aperçoit que ténèbres là où le genre humain voit clairement la
réalité, à peine est-il sorti du monde des phénomènes, à peine a-t-il atteint les
régions de l'absolu, il se trouve éclairé d'une lumière mystérieuse: nul besoin
Je raisonner ; grâce à l'intuition la plus vive, la plus parfaite, il aperçoit l'in
conditionnel, l'infini, l'unique, dans lequel toute multiplicité se résume ; il pos
sède la grande réalité, fondement de tous les phénomènes, le grand tout, dont
le vaste sein réunit, absorbe, dans l'identité la plus parfaite, la variété infinie
de» existences. L'oeil fixé sur ce foyer de lumière et de vie, le philosophe voit
k dérouler, en vagues innombrables, l'immense océan de l'être. Ainsi, il ex
plique la variété par l'unité, ce qui est composé par ce qui est simple, le fini
pu l'infini. Pour réaliser ce prodige, nul besoin de sortir de lui-même ; il lui
Mitfit d'anéantir tout fait empirique, et de s'élever jusqu'à l'acte pur par des
sentiers connus de lui seul. Ce moi, qui se considérait peut-être comme une exis
tence dépendante, fugitive, s'étonne de la grandeur qu'il découvre en lui. Ori
gine de tous les êtres, ou pour mieux dire, être unique dont tous les autres ne
sent que les modifications phénoménales, voilà ce qu'est le moi. Que dis-je ?
! est l'univers même, l'univers arrivé, par un développement successif, à la
conscience de son être. Tout ce qu'il voit hors de lui, et qu'il croit distinct de
lui, n'est autre chose que lui-même; qu'un reflet de lui-même, se déployant à
ses propres yeux sous mille formes diverses, comme un magnifique panorama.
c Le lecteur pourrait croire que j'imagine un système pour avoir le plaisir de
le combattre; il n'en est point ainsi. La doctrine que nous venons d'exposer
appartient à Schelling » (Ibid., n° 87).
(") Ibid., n» 91. (") Ibid.. n» 92.
(") Ibid., n» 99.
12 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE
(*1) Ibid., n° 151. Ce qui ne signifie pas que, pour Balmès, la conscience
soit purement sensible ; comme nous le verrons, l'auteur admet des intuitions
intellectuelles. Mais ce qu'il veut exclure de la conscience, c'est la réflexion. Tel
est, à notre avis, le sens de la comparaison avec la conscience animale.
(") Ibid., n° 173. (**) Ibid., n» 175.
(") Ibid., n° 177. (") Ibid., n° 169.
JACQUES BALMES 15
abstraction faite de leur objet (50). Selon Balmès, c'est là une erreur
le principe de contradiction, dit-il. s'étend aux cas où le verb<
être est substantif comme à ceux où il est copulatif (51). S'il s'ap
pliquait aux seuls jugements analytiques, on comprendrait que 11
condition de simultanéité n'y soit pas exprimée ; mais, comme c«
principe est le guide nécessaire de tous nos jugements, la formule
générale ne peut négliger une condition presque toujours indispen
sable i52\
Puisque le principe de contradiction se trouve à la base de
toutes les vérités d'intelligence, on ébranle toute certitude d'ordre
intellectuel en le niant. La certitude des faits de conscience de
meure, car les simples faits, étant purement individuels, sont étran
gers à l'ordre des intelligences ou des vérités (531.
Comme on le voit, c'est la distinction de ces deux ordres —
ordre des faits et ordre des vérités idéales — qui justifie le titre
de « premier principe » décerné par les écoles philosophiques tan
tôt au Cogito de Descartes, tantôt au principe de contradiction.
Il reste à fonder un troisième ordre de vérités, celles qui onl
trait au monde objectif. Les faits de conscience et l'évidence, en
effet, portent sur du subjectif, sur ce que je sens ou sur ce qui
m' apparaît. Il faut maintenant justifier le passage des conditions sub
jectives aux conditions objectives, la transition de l'idée à l'objet
de l'idée. C'est là, d'après Balmès, « le problème le plus transcen-
dental, le plus difficile, le plus obscur de la philosophie » (54). Evi
dence et vérité sont deux qualités hétérogènes dont aucune ne con
tient l'autre ; il faut, dès lors, pour assurer la vérité de nos con
naissances, faire appel à un nouveau principe, qui sera « premier »
dans son ordre : le principe des cartésiens : « Ce qui est évident
est vrai » ou : « L'évidence est un criterium de vérité » (55).
Principe de Descartes, principe de contradiction, principe des
cartésiens : autant de principes premiers. Il faut donc conclure à
la pluralité des vérités-fondements de toutes les autres : nos con
naissances reposent sur trois points d'appui irréductibles, quoique
inséparables.
n Ibid.. n» 235.
,"] Ibid., n° 225: « Il constate, non ce qui est, mais ce que nous éprouvons;
i nous fait percevoir le phénomène, non la réalité, nous autorisant à dire: Il
se semble; mais non: Telle chose est ou n'est pas ,, .
1") Ibid., n° 231. (") Ibid., n° 233.
*0) Ibid., n» 242. (") Ibid., n° 241.
18 l'épistémologie thomiste au xix° siècle
(") Dan» «on cour» élémentaire, Balmès fait garantir par l'instinct c notre
aptitude au vrai », t nostrarum facultatum veracitas » (Idéol. éd. 1859, p. 122).
|", Philosophie fondamentale. Livre premier, n° 251.
(") Cfr J. ZaraguëTa, La philosophie de Jaime Balmès, dans Revue nêosco-
aoone de Philosophie, t. 17 (1910). p. 566.
22 l'épistémologie THOMISTE AU XIX" SIÈCLE
poser silence, jusqu'à ce qu'enfin les lumières d'une autre vie viennent éclaire
le mystcre ; la raison ne voit point comment les anneaux de la chaîne se ra
tachent l'un à l'autre ; la nature sent leur liaison intime, indissoluble ; elle éproin
leur force et s'y confie ».
(") Ibid., n° 31.
(,•) Philosophie fondamentale, Livre premier, n° 322.
(") Ibid., n° 249.
JACQUES BALMÈS 25
(") Ibid., n" 329. Balmès insiste sur le fait que cette dernière condition est
une conséquence de la précédente ; l'erreur de Lamennais, dit-il, est d'en avoir
fait le critère unique de certitude.
JACQUES BALMES 27
l"*) Ibid.. n° 78. Cfr aussi le cours de philosophie, Idêol., chap. IV.
("*) Voici la classification des idées dans la théorie de Balmès:
Idée particulière ou intuitive
a) intellectuelle pure (p. ex. un acte de ma volonté)
b) géométrique (p. ex. la perception intellectuelle de tel triangle)
Idée générale ou concept
a) déterminée, c'est-à-dire représentant une essence possible
1) intellectuelle pure (p. ex. la volonté en général)
2) géométrique (p. ex. le triangle en général)
b) indéterminée (p. ex. l'être, la substance).
(1**) Ibid., n° 30. ("*) Ibid., n° 44.
30 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE
ARTICLE II
Les initiateurs
Mathieu Liberatore
(º) Le P. Curci, entré chez les jésuites en 1826, décrit ainsi la situation doc
trinale du Collège Romain : « Io deplorava la babilonia, che mi pareva divenuto
per tale rispetto il Collegio Romano; nel quale, in fatto di filosofia, ognuno
poteva insegnare quel che voleva, a patto solo di detestare e di schernire non
so che Peripato, di cui nessuno fino allora ci avea detto mai che roba fosse e
pretendesse » (Memorie del Padre Curci, Florence, 1891, p. 57; cité par A. PELzER,
Les initiateurs, p. 233).
(º) Cfr A. PELZER, art. cit., p. 234. L'action du P. Taparelli, à Rome, fut
extrêmement discrète. En tenant compte de cette remarque, on lira avec intérêt
cette appréciation du P. Sertillanges : « En Italie, le P. Taparelli d'Azeglio,
recteur de l'Université grégorienne, introduit le thomisme dans cette institution
et par là sans doute prépare de loin l'initiative de Léon XIII, qui, sous le nom
de Joachim Pecci, figure alors parmi ses disciples » (Le Christianisme et les Phi
losophies, t. II, Paris, Aubier, 1941, p. 553).
(') Parmi eux se trouvent le P. Curci et le P. Marchetti ; après 1847, le P. Cal
vetti et le P. Kleutgen formeront avec ces derniers un groupe d'amis inséparables.
MATHIEU L1BERATORE 35
º) Ed. de Naples, 1842, pp. 19-20: « quae cum ita sint, caute nimis... methodo
non nomine tantum sed re etiam eclectica procedendum » (Cité par A. PELZER,
Les initiateurs, p. 240).
Ed. de Turin, 1845, pp. 15-16: « Quae cum ita sint, caute nimis in re adeo
gravi, qualis est philosophia, prudenterque agendum est, et mens ab erroribus
arcenda, verisque naturae imbuenda praeceptis ; atque methodo non nomine tan
tum, sed re etiam eclectica, e dissidentium philosophorum placitis, quid veritati
congruat videndum ».
(") DMOwsKI, lnstitutiones philosophicae, Rome, 1840.
º) TAPARELLI, Saggio teoretico di Diritto naturale, Palerme, 1839.
º*) Cfr A. MASNovo, Il neo-tomismo, p. 43, note.
" Il n'accepte cependant pas certaines thèses spécifiquement thomistes : il
rejette, par exemple, la composition hylémorphique et, chez l'homme, l'union
substantielle de l'âme et du corps.
º « lo penso non essere oggimai lontana quelle stagione in cui la filosofia
si consigli di ritornare alla Fede, non quale schiava, ma come suddita volen
terosa. Imperocchè di tutti le posizioni possibili questa sola rimane ad avverarsi »
(Elementi, p. 23, éd. Modène, l85l) (Cité par A. MAsNovo, Il neo-tomismo,
pp. 46-47).
MATHIEU LIBERATORE 37
(") De/ progresso filosofico possibile ne/ tempo presente, Série II. vol. 3
(1853). pp. 265-287.
(") A notre avis, la cause prochaine du thomisme de Liberatore est l'influence
du comité de la Cioiltà; la cause éloignée en est la nécessité d'une philosophie
systématique d'inspiration chrétienne.
Mgr Pelzer et Mgr Masnovo semblent n'attacher aucune importance à la pré
sence à Rome de Liberatore. Résumant l'évolution de Liberatore, Mgr Pelzer
conclut: « A ce changement définitif auront concouru le souvenir des gloire»
nationales, la faveur grandissante de Dante, les aspirations toujours plus fortes
vers une philosophie à la (ois nationale et traditionnelle, l'influence de l'éclec
tisme français, des souvenirs de la formation philosophique et théologique de
l'auteur, mais surtout l'examen critique des systèmes modernes de philosophie,
notamment au chapitre de la connaissance > (Les initiateurs, p. 240).
Tous ces facteurs n'expliquent pas un changement brusque d'attitude, après
vingt ans de réflexion philosophique, nous semble-t-il.
Nous voudrions citer, à l'appui de notre interprétation, la préface a l'édition
de 1881 des Institutiones. Le P. Liberatore y affirme, sans doute, qu'il n'y eut
pas d'évolution dans sa pensée, mais seulement une hardiesse croissante dans
l'expression de cette pensée. Cette affirmation ne fait pas difficulté : on comprend
qu'au lendemain de l'encyclique Aeterni Patris, un auteur qui a trente années
de thomisme derrière lui, n'assombrisse pas volontairement son juste mérite.
Mais il est étrange de constater que Liberatore tienne à reconnaître l'importance
capitale de l'année 1853. Voici d'ailleurs les passages principaux de la préface:
« Cum primum meas Philosophicas Institutiones in lucem prodidi, ab hinc annos
jam quadraginta, nemo profecto suspicaturus fuisset hanc rerum conversionem,
cui, Deo favente, vivi adsumus. Ea enim tempestate, philosophia S. Thomae
Aquinatis sic humi iacebat, ut non pauci, e bonis etiam, me insanum dicerent,
quod eam in pristinum honorem restitui posse arbitrarer... In arenam descendens.
ea temporum improbitate, quam superius memoravi, mihi cautionem constitui
progrediendi sensim ac pedetentim, ne aggressionis violentia adversarii nimium
commoverentur, qui multi erant et potentissimi (allusion aux événements de
1833)... Hinc Institutiones, quas vulgabam, sic doctrina S. Doctoris informavi, ut
paene capitalibus tantum principiis me concluderem ; ceteris, quae minus intere-
rant (la composition hylémorphique ?). aut omissis sut leviter delibatis; eaque
placitis praestantiorum inter recentes vel consentire vel saltem non multum ab eis
abhorrere conatus sum ostendere... Hoc temperamento consequutus sum ut lucu-
bratio mea non ingrata prorsus accideret, et doctrina S. Thomae, quam paullatim
in singulis renovandis editionibus expressius et largius propinabam, satis benigne
exciperetur.
« Verum conatus adeo tenues et lenti exiguum valde fructum parituri fuissent.
MATHIEU LIBERATORE 39
nisi duo magna adiumenta accessissent. Primum fuit Opus periodicum, cui
nomen Civilitas Catholica, quae anno 1853 palam professa est instaurandam esse
philosophiam S. Thomae Aquinatis, veluti unicum scientiarum malis remedium.
Hanc egregiam opportunitatem nactus, statim in eo Opere explicandam ac tuen
dam sumpsi doctrinam ideologicam et anthropologicam S. Doctoris... »
Si notre interprétation est exacte, le P. Séraphin Sordi, en agissant sur Libe
ratore, a bien mérité du néothomisme. D'après Mgr Masnovo, il a influencé égale
ment son confrère, le P. Joseph Pecci. Ce dernier quitta la Compagnie et, vers
1850, enseigna la philosophie au Séminaire de Pérouse. A cette même époque,
son frère, Joachim Pecci, était archevêque de Pérouse, avant de devenir le Pape
Léon XIII (cfr A. MAsNovo, Il neo-tomismo, p. 130).
º Della conoscenza intellettuale, 2 t., Rome, 1857-1858. Le second tome fut
traduit en français sous les titres Théorie de la connaissance intellectuelle d'après
Saint Thomas, Paris, Lethielleux, — Leipzig, Kittler, — Tournai, Casterman, 1863,
et Traité de la connaissance intellectuelle d'après Saint Thomas, traduit de
l'italien par l'abbé F. DESHAYEs, Paris, Berche et Tralin, 1885. Il existe égale
ment une traduction allemande : Die Erkenntnislehre des hl. Thomas von Aquin,
aus dem italienischen von E. FRANZ, Mayence, 1861.
º « Rimessa oggimai in onore la vera metafisica, è mestieri porre in armonia
con esse la scienza fisica » (Civiltà cattolica, série IX, vol. VIIl (1875), p. 318).
*) Mgr Ferré, évêque de Montferrat, a publié, de 1880 à 1886, onze volumes
sous le titre général Degli universali secondo la teoria rosminiana confrontata
con la dottrina di San Tommaso d'Aquino e con quella di parecchi tomisti e
filosofi moderni.
40 L'ÉPISliMOLOGlE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE
(**) Nous étudierons les éditions de 1845 et de 1860. Celle de 1845 ne diffère
pas de l'édition de Naples de 1842. c Le edizioni di Torino 1845 e di Milano 1846
si accordano in tutto con la sopra citata edizione napoletana », affirme Mgr Mas-
novo, qui a eu l'avantage de pouvoir établir par lui-même une comparaison (Il
neo-tomi»mo, p. 44, note I).
(**) Nous indiquerons, dans chaque cas, de quel traité proviennent les élé
ments que nous coordonnons, afin qu'on puisse juger du lien que Libeiatore
lui-même établissait entre eux.
MATHIEU LIBERATORE 41
••*
Nous pouvons aborder maintenant la partie proprement épis-
iémologique de l'oeuvre de Liberatore, à savoir la logique spéciale.
L'auteur y groupe trois séries de questions que nous retrouverons,
à quelques exceptions près, dans tous les traités du XIXe siècle. Il
recherche d'abord ce qu'est la vérité et dans quels états l'esprit
peut se trouver en face d'elle ; il se demande ensuite quels sont
'es moyens dont nous disposons pour acquérir la vérité ; il examine
enfin d'où part et comment procède la philosophie, et de quel
critère l'on dispose pour discerner le vrai du faux. Chacune de
ces trois séries de questions fait l'objet d'un chapitre de la logique
spéciale.
La vérité dont il s'agit est la vérité logique. Est logiquement
,Taie une pensée (cogitatio) conforme à son objet ; par exemple,
celui qui conçoit le soleil comme un corps d'une immense grandeur.
;st dans le vrai, car l'objet est de fait tel qu'il est « connu ». Si
a vérité se définit par la conformité des concepts avec leurs objets,
il faut cependant remarquer qu'elle appartient principalement et
de façon parfaite au jugement : étant une ressemblance de l'esprit
avec l'objet, elle qualifie avant tout la connaissance achevée où
", Ibid., pp. 90-94. « Cogncscendi enim facilitates per se non falli. princi-
prara quoddam est per se notum, quod terminos consideranti evidenter apparat.
Si enim contrarium fingitur, in apertam conceptuum pugnam fit lapsus, ipsaque
cognoscitivae facultatis notio obliteratur » (p. 92).
46 l'épistémologie THOMISTE AU XIXe SIECLE
# * *
(") Ibid., pp. 104-106. Pour prévenir toute équivoque, notons que le mo
c dogmatisme » a, chez les thomistes du XIX" siecle, le même sens que dam
l'antiquité: il s'oppose à c scepticisme »; chez Kant, il a pris une nouvelle sign:
fication : il s'oppose à ce qui est «critique », et désigne une philosophie qui n't
pas souci de justifier ses fondements.
MATHIEU LIBERATORE 51
Gaétan Sanseverino
") A. PELZER, Le» imitateur»..., p. 245. L'éminent historien traduit une page
de Sanseverino, publiée dan» la revue en 1852 (vol. XXIV, p. 95) et qui vaut
la peine d'être citée. * Quant à nous, dit Sanseverino, notre travail, depuis douze
ans, revient a combattre les erreurs multiples et variées du panthéisme, du progrès
et du rationalisme, cette triple hérésie selon le mot de Bautain. qui ont influencé
les sciences ainsi que les lettres sacrées et profanes. Dans cette oeuvre que deux
papes ont louée, la revue est d'accord avec les cours philosophiques de Dmowski,
ie Pacetti, de Liberatore et de Bonelli, qui sont employés également dans les
écoles de Rome ; avec les traités d'Ubaghs. de Cock, de Peemans en usage à
l'Université de Louvain ; avec les opuscules des louvanistes Tits. Moeller, Laforêt ;
avec les cours de Mgr Bouvier, de Lacoudre, de Lequeux, de Gabelle, de Bla-
terou en usage dans divers séminaires de France; avec le cours de Rothenflue
jadis employé au Collège, aujourd'hui dissous, de Fribourg ; enfin avec le cours
élémentaire que Balmès a écrit pour l'Espagne » (p. 247).
58 l'épistémologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE
(*) Cet examen portait sur les rapports des sciences profanes avec la religion
catholique. Le Conseil de l'Instruction publique publia une liste détaillée de
questions: 35 se rapportent à la logique et à la métaphysique, 23 au droit naturel,
22 à la jurisprudence, 18 à la physique et a l'histoire naturelle, 32 à la médecine.
On en trouve le texte dans A. MaSNOVO, // neo-tomismo. . . , pp. 227-236. San
severino répondit aux onze premières questions de logique et de métaphysique.
,''' Une seconde édition, considérablement augmentée, parut en 1858.
i*l Sanseverino écrit lui-même: « Has Institutionet quas an. 1851 evulgare
incepimus, haud continuavimus, quia, cum tertiam partem scriberemus, ad phi-
losophiam scholasticam omnino redeundum nobis esse animadvertimus ; unde
GAÉTAN SANSEVERINO 59
Philosophiae Christianae. rujus jam sex volumina edita sunt, concinnandae ma-
nom admovimus » (Elemcnta Philosophiae, t. I, 2" éd., 1873, p. 517, en note).
Ce texte nous apprend que les Institutiones furent mises sous presse en
1851 ; il ne nous dit pas à quelle date elles furent livrées au public. Un seul
tome a paru ; il contient les deux premières parties de la logique (cfr La Scienza
e la Fede. t. LX (1866), p. XTV) et porte la date de MDCCCLI. Mgr Pelzer croit
à une erreur typographique ; d'après lui, il faudrait lire MDCCCLVI (Les initia
teurs, p. 248, note). La date de 1856 correspond aux conclusions d'une enquête
xenée par la Ciuiltà cattolica (Série XIV, vol. X (1891), p. 591. note 1). Le
terminus ad quem, dit la Civiltà, est 1858, car, d'après le témoignage de La
Scienza e la Fede, on fit, en 1858, l'éloge des Institutiones. Quant au terminus
a qao, la Civiltà relève une série d'articles et d'ouvrages, parus en 1852 et 1853,
qui jouissent d'une citation dans les Institutiones; en octobre 1852, La Scienza
e la Fede annonce que l'ouvrage est sur le point d'être publié et, en septembre
1853, elle dit que les Institutiones sont « già pubblicate in parte ed a cui tuttodi
lavora [il Sanseverino] ». Le terminus a quo est-il donc 1853 ? Non, car l'ouvrage
cite quelques tomes des Annales de philosophie chrétienne, le tome VII «et
praesertim t. XII sqq. passim » ; or le tome VII est de janvier-juin 1853, le
tome XII est de juillet-décembre 1855. Donc, conclut la Civiltà. les Institufiones
ont dû paraître entre la fin 1855 (ou le début 1856) et la fin 1858.
Nous hésitons à intervenir dans ce débat, parce que nous n'avons pas pu
consulter les Institutiones qu'il s'agit de dater. Nous ne croyons cependant pas
s une erreur typographique: l'ouvrage porte 1851, et Sanseverino témoigne lui-
même qu'on en a commencé l'impression a cette date. Nous sommes enclin à
penser que les Institutiones sortirent de presse vers le milieu de l'année 1853, car
les arguments invoqués par la Civiltà pour reculer cette date jusqu'en 1855-1856
nous semblent peu probants. Pendant l'impression de son ouvrage, Sanseverino a,
jusqu'au dernier moment, ajouté des citations de travaux qui venaient de paraître ;
n'est-il pas étrange qu'il n'ait mentionné aucune publication de 1854 ? Quant à
,i citation des Annales de philosophie chrétienne, « praesertim t. XII sqq.
passim », elle est extrêmement vague. Et puis, nous renvoie-t-elle aux années
1855-1856 ? Pas nécessairement, à moins d'être précisée. En effet, les Annales,
(ondées en 1830, comprennent deux tomes par an, et la numérotation en est
double ; l'une est continue, l'autre se renouvelle à l'intérieur d'une série, et une
série s'étend généralement sur dix ans (de 1830 à 1840, on trouve cependant
deux séries). Ce qui fait que le 12e volume de la collection (janvier-juin 1836),
le 31e (juillet-décembre 1845) et le 51e (juillet-décembre 1855) sont tous trois des
,tome XII *; ils appartiennent respectivement à la 1", à la 3° et & la 4° série.
Ajoutons que le tome XII de la première série (1836) fut réédité en 1849, et était
donc récent lors de l'impression des Institutiones. Si la citation des « t. XII sqq. »
60 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE
ne désigne pas les Annales de 1855-1856, rien n'empêche de croire que les Insti-
tutiones sortirent de presse en 1853. En septembre 1853, La Scienza e la Fede
déclare que les Institutiones sont déjà partiellement publiées et que Sanseverino
travaille à leur achèvement ; cela pourrait signifier qu'un premier volume a paru
ec qu'un second est en préparation. Le texte des Elementa, cité au début de
cette note, explique pourquoi ce second volume n'a jamais vu le jour.
Quoi qu'il en soit de la date exacte des Institutiones, il est certain que San
severino consacra de nombreuses années a l'étude avant de chercher son inspi
ration chez les anciens. Il avoue, en 1862 : « me pluribus abhinc annis totum
Philosophicis studiis deditum in eam denique sententi&m venisse, philosophiam...
restitui non aliter posse, nisi ad eam, quae a ss. Ecclesiae Patribus tradita. ...
disciplinam revocetur » (Philosophia Christiana, t. I, p. 3).
,5) Le premier tome parut en 1864, le deuxième en 1865; le troisième, dû à
Signoriello, comprend deux parties publiées, l'une en 1868, l'autre en 1870.
,"' Logica, vol. I, p. 150. Ces deux disciples de Sanseverino se firent un nom
dans le néothomisme. On trouve la liste de leurs oeuvres personnelles dans
A. Pf.lzer, Le» initiateurs, pp. 250-251.
GAÉTAN SANSEVERINO 61
méritent d'être rappelés par l'historien, à meilleur titre que les dis
eussions tardives et parfois partisanes sur la priorité de Liberaton
ou de Sanseverino lll).
La philosophie de Sanseverino se divise en deux grandes par
ties ; l'une étudie l'âme, en tant qu'elle est sujet de la connais
sance : c'est la philosophie subjective ; l'autre, la philosophie ob
jective, étudie les choses et l'esprit humain, considéré cette foii
comme objet de connaissance. La philosophie subjective comprenc
quatre traités : la logique, la dynamilogie ou l'étude des facultés
l'idéalogie et la critériologie. La philosophie objective se divise er
théologie naturelle, cosmologie, anthropologie et éthique (1U).
A l'état « achevé », c'est-à-dire en comptant les deux tome*
ajoutés par Signoriello, la Philosophia Christiana totalise 3080 pages
et pourtant seules la logique et une partie de la dynamilogie >
sont exposées. Aussi, pour connaître l'épistémologie de Sanse
verino, ce monumental ouvrage ne nous est guère utile ; nous
avons dû recourir aux Elementa, qui exposent une philosophie
complète, mais dans des cadres plus réduits ,12).
sensible résulte d'une action exercée par la chose sur nos organes ;
dès lors, elle est objective par nature, elle nous manifeste la réalité
de la chose perçue (ai). L'idéalisme fait fausse route, continue San-
severino, parce qu'il part d'une description de la sensation qui
n'est pas conforme à l'expérience et qui ne tient pas compte de
son interprétation métaphysique : si l'on ignore tout des species,
on peut évidemment objecter au réalisme aristotélicien qu'une con
naissance des choses suppose un sujet de même nature corporelle
qu'elles, ou encore qu'elle entraînerait une impossible action ad
extra du sujet connaissant. De plus, le fait interne de la sensation
confond l'idéaliste subjectif : la sensation n'est-elle pas un phéno
mène indépendant de notre volonté au point que l'âme n'en puisse
être dite la cause suffisante ? Et d'autre part, nous savons que l'état
de nos organes influence la perception : comment soutenir alors,
avec l'idéaliste objectif, que Dieu, auquel rien ne résiste, soit la
cause de nos sensations ? Quant à l'idéalisme transcendental, il ne
peut expliquer ni la réalité, ni la représentation réelle, car il se
cantonne dans l'ordre des principes abstraits. Le réalisme hypo
thétique d'un Cousin conclut, à partir de phénomènes internes sur
lesquels se greffe le principe de causalité, à une cause extérieure
de ces phénomènes ; mais il n'aboutit pas à un réalisme intégral,
car la cause explicative pourrait être l'âme ou Dieu aussi bien
que les corps (221. La seule position tenable est donc bien celle
d'Aristote : l'existence du monde sensible est une vérité « primitive
de fait » ; nos perceptions nous la manifestent de façon immédiate.
Si nos jugements d'existence sont vrais, en est-il de même de
nos jugements de nature ? Ces jugements sont de deux sortes :
ils ressortissent aux sens, ou à l'intelligence informée par eux. Au
sujet des « jugements des sens », saint Thomas est formel : les
sens ne se trompent jamais par rapport à leur objet propre ; on
évitera les erreurs possibles dans les sensibles communs et dans
les sensibles per accidens, en contrôlant un sens par un autre. Quant
aux jugements intellectuels, ils sont vrais, car si l'intelligence affirme
des choses ce que les sens lui en ont fait savoir, elle ne peut
errer, puisqu'elle traduit ce qui est ; et si l'intelligence juge de
la nature des choses, en se basant sur les indications des sens, ses
jugements seront vrais, parce que les notions qui interviennent dans
de tels jugements sont abstraites des phantasmes et douées de
réalité objective (23).
Après avoir justifié la conscience et les sens externes, Sanse-
verino passe au troisième critère, la raison. La raison est, nous
1 avons vu, intuitive, inductive ou déductive. Dans sa première
fonction, l'intelligence joint entre elles, par une vue immédiate,
deux, idées qui s'impliquent. Les axiomes ou jugements premiers
•ont immédiatement évidents et nulle impossible démonstration
a ajouterait à leur certitude. Leur rôle n'est pas d'établir une exis
tence objective ; rapportés au monde réel, ils sont hypothétiques.
L'induction incomplète n'entraîne qu'une conclusion probable, au
cire de Leibniz, de Wolff et de Locke ; aux yeux de Hume, elle
n'a aucune valeur. Ces philosophes font erreur, déclare Sanseverino.
,Ce que nous découvrons réalisé en plusieurs individus, nous l'attri
buons légitimement à la nature des choses ; aussi la question de
la valeur de l'induction se ramène-t-elle à celle-ci : l'ordre naturel
est-il stable ? Et la réponse ne fait pas difficulté : les choses étant
déterminées, elles doivent nécessairement agir de façon identique
dans des circonstances répétées. Leibniz objecte cependant : pour
qu'une proposition soit certaine, il faut que sa contradictoire soit
impossible. D'après Sanseverino, J.a définition leibnizienne est trop
étroite ; une impossibilité hypothétique, c'est-à-dire celle qui sup
pose la stabilité de l'ordre naturel, suffit pour que sa contradictoire
soit physiquement certaine. Le syllogisme, enfin, n'a pas la stérilité
dont le frappent les sensualistes ; il comporte la vue du lien entre
.es prémisses et cette vue est nouvelle i24).
Les deux derniers critères sont la mémoire et l'autorité. Pour
celle-ci, Sanseverino énonce quelques règles aujourd'hui courantes
de critique historique ; quant à celle-là, il règle son sort en deux
phrases : la mémoire consiste à rappeler des perceptions que nous
avons eues auparavant ; elle nous trompe, lorsqu'elle nous présente
des perceptions que nous n'avons jamais eues. Mais qui ne voit
que ce rôle serait contraire à sa définition même ? Sa véracité est
donc indubitable (25).
(**) Ibid., pp. 625-628. « Et sane, cum de criterio agitur, non id quaeri
quo humana mens errons immunis efficiatur... Ad hanc [scil. ad certitudin<
adipiscendam tota de criterio veri inquisitio spectat » (p. 628).
JOSEPH KLEUTGEN 69
Joseph Kleutgen
,2) Sur Kleutgen, voir F. LaKNER, Kleutgen und die Itfrchliche Wissenachai
Deutschland» im XIX. Jahrhundert, dans Zeitschrift fiir Içatholische Theologit
t. 57 (1933). pp. 161-214.
(•) La filosofia antica eiposta e difeso. 5 vol., Rome, 1866-1867. La philosophi
scolastique exposée et défendue, 4 vol., Paris, Gaume et Duprey, 1868-1870. Cet
aux pages de cette dernière traduction que renvoient les notes de notre texte
(4) Au dire de certains, Kleutgen aurait lui-même rédigé l'encyclique Aetem
Pains. Cfr LaKNER, Kleutgen, p. 199.
JOSEPH KLEUTGEN 71
porter aussi notre pensée sur ces autres aspects que l'objet présente,
ou en les en séparant » (10).
L'intelligible est aussi un universel. Mais ce second caractère
doit être bien compris. D'après Locke, l'intelligence, portant son
regard sur les représentations sensibles, élimine les différences
qu'elles présentent pour n'en retenir que les caractères communs :
l'abstraction serait formellement universalisante, et ferait suite à
une comparaison ; des abstractions successives donneraient lieu à
des concepts de plus en plus universels. D'après les scolastiques,
au contraire, les concepts abstraits ne résultent pas de la compa
raison de plusieurs objets individuels, et les concepts les plus ab
straits sont les premiers par lesquels l'intelligence pense chacun
des objets qui lui sont présentés. Laissant de côté les accidents
sensibles, ils sont aptes à exprimer plusieurs objets particuliers.
« Néanmoins il ne s'ensuit pas que nous connaissions l'universel
comme tel, toutes les fois que nous pensons les choses par des
concepts universels. Autre chose est, en effet, connaître par des
représentations universelles, autre chose connaître distinctement
l'universalité de ces concepts. Autre chose est percevoir dans un
objet uniquement ce qui lui est commun avec d'autres, autre chose
savoir en même temps que ce que nous en pensons lui est commun
avec beaucoup d'autres objets » ,1". Bref, l'intelligence saisit l'es
sence des choses, au delà des phénomènes extérieurs ; si l'on dit
également qu'elle saisit l'universel, et non le singulier, c'est « parce
qu'il n'y a d'universel dans les choses que ce qui leur est essentiel,
et non ce qui leur est accidentel » (12).
On voit quel est le rapport de l'intelligible et du sensible. Il
est important d'ajouter que, d'après Kleutgen, un rapport analogue
existe entre l'essence et l'existence actuelle. On arrive ainsi à énoncer
un troisième caractère de l'intelligible : l'intelligible est de l'être
idéal ou du possible. Ce caractère doit être souligné si l'on veut
triompher du kantisme. D'après Kant, en effet, la pensée « for
melle » se distingue de la pensée « réelle » et, pour avoir une
valeur « réelle », l'intelligence doit s'appuyer sur la sensibilité. Dans
cette terminologie, le réel, en tant qu'on l'oppose au formel, signifie
%
JOSEPH KLEUTGEN 73
par cela seul que Dieu les pense ; elles ne sont produites que s
la volonté de Dieu vient se joindre à sa science » ,1". Or « la scieno
que Dieu avait du monde avant de le créer n'avait-elle aucun*
vérité ni aucune valeur ? N'existerait-elle pas en Dieu, si Dieu n'avai
jamais réalisé son idée du monde, s'il n'avait pas créé ? La grand*
affaire de la science consiste précisément à trouver cette pensé*
et à comprendre les choses mobiles du monde réel par les idée:
éternelles. Cette science, nous devons sans doute l'acquérir pa
l'étude des choses existantes, parce que nous ne percevons pa:
l'essence des choses dans les idées éternelles, et que les concepti
ne nous sont pas innés. Mais, si l'acquisition de notre science dépenc
de l'existence des choses, nous ne pouvons pas en dire autant de sor
objet et de sa véri1.é. Les concepts que nous formons à la vue
des choses restent éternellement vrais, encore que celles-ci cessenl
d'exister, et c'est sur la perception de cette vérité intrinsèque de
nos concepts que repose notre science » ,19). Et la conclusion de
Kleutgen est catégorique : « C'est donc incontestablement la doc
trine des scolastiques, que nos pensées ont une vérité objective,
même abstraction faite de la réalité des choses sensibles, à l'occa
sion desquelles ces pensées naissent dans notre intelligence » (201.
Sachant ce que Kleutgen entend par intelligible, nous pouvons
aborder maintenant, à sa suite, la question de la certitude. Ici
encore, nous retrouvons des idées chères à Balmès.
Le premier problème est celui-ci : pour atteindre la certitude
scientifique, faut-il commencer par douter réellement de tout, ou
suffit-il de douter méthodiquement ou fictivement ?
Il n'est ni permis ni commandé de douter réellement de toutes
les vérités qui n'ont pas encore été reconnues comme vraies par
le philosophe. Un pareil doute, dit Kleutgen, doit être rejeté comme
immoral l211. Ecoutons l'auteur : « Qu'en général il existe une vérité,
ou qu'au-dessus de ce monde sensible il y ait une réalité que les
sens ne peuvent atteindre, qu'il existe une différence essentielle
entre le bien et le mal moral, que l'homme puisse espérer avec
certitude de parvenir, par la charité et les bonnes oeuvres, à la
félicité dont il a soif, qu'il y ait une cause suprême de toutes
ARTICLE III
réorganisa les études et agrandit les locaux du Collège Romain fondé en 1551 par
saint Ignace. Après l'invasion des Etats pontificaux, le gouvernement italien
établit au Collège Romain diverses écoles ainsi que la bibliothèque Victor-Emma
nuel; les jésuites reprirent leur enseignement au Palazzo Borromeo et, en 1930.
dans de nouveaux locaux, Piazza delia Pilotta. Ainsi s'explique que, de 1582
à 1870, l'école philosophique et théologique des jésuites romains s'appelle équi-
valemment « Université grégorienne > ou « Collège Romain ». mais que, depuis
1670, le nom d'« Université grégorienne » lui convient seul.
(2) Cfr P. Dezza, Aile origini del neotomismo, p. 38.
,') Salvatore Tongiorgi (1820-1865) enseigna la rhétorique à Reggio (Emilie)
et les humanités à Forli, avant d'être nommé au Collège Romain.
(4) Dominique Palmieri (1829-1909) enseigna la philosophie probablement de
1863 à 1869 au Collège Romain: il professa le dogme jusqu'en 1878. 11 passa alors
à Maastricht, où il donna des leçons d'exégèse. En 1894, il revint à Rome comme
pénitencier et consulteur de diverses Congrégations. On ne sait pas avec certitude
entre quelles dates se situe l'enseignement philosophique de Palmieri. H. HuRTER
(JVomenc/afor literarius, 3" éd., Innsbruck. 1913, t. V, col. 1910) le place entre
1861 et 1867. L. KOCH Uemiten-Lexikpn, Die Getellschaft ]eau einst une! jcizt,
Paderborn, 1934, col. 1363-1364) donne les mêmes dates. D'autre part, dans la
préface de ses Institutiones, parues en 1874, Palmieri écrit: * Institutiones phi-
losophicas edo, quas nono ab hinc anno auditoribus meis in Romano Collegio
tradere caeperam » ; d'après son propre témoignage, Palmieri aurait donc com
mencé son enseignement en 1866. Nous prenons comme dates 1863 et 1869, en
nous fiant aux indications fournies dans L'Université Gregoriana del Collegio
Komano nel primo secolo dalla rettituzione, Rome, 1925, pp. 139-141.
(5) Ludwig KOCH, JesuHen-Lexikon, 1. c. et IZQUIERDO Alberto Gômez, Hi»-
toria de la filosofia del »iglo XIX, Saragosse. 1903, p. 429.
» SALVATORE TONGtORGI 83
** *
"l Voici, d'après L'Univertità Gregoriana del Collegio Romano nel primo
ucolo dalla restitazione, Rome, 1925, p. 139. la liste des professeurs qui donnèrent
.; cours de c logique et métaphysique », depuis 1851 jusqu'en 1925:
1851-52. C. Mearini; 1853-59. S. Tongiorgi; 1860, 62, 69, A. Caretti; 1861.
M. 67. P. Tedeschini; 1863, 66, D. Palmieri; 1865, N. Valente ; 1868. 70, 73,
J. Egidi; 1871-72, 74-78. F. de Melis; 1879, 82, 85. J. Urraburu; 1880, 83. 86. 90, 93,
M. de Maria: 1881. 84, S. Schiffini; 1887, 89, 92, V. Remer; 1888, 91, 94. P. de
Mandato: 1895, A. M. Verstraeten; 18%, 97. J. Madureira ; 1898, 1900, G. Starace ;
1399. 1901. C Vivarelli; 1902. 04, H. Schaaf; 1903. 06-07, J. B. Natalini; 1905.
16, 19. N. Monaco; 1908, 13, 17, R. Loinaz; 1909-10, D. Gori; 1911. 14, 20, 25.
P. Gény: 1912, J. B. Sciolla; 1915, 18, 21-22, A. Munzi; 1923-24, C. Boyer.
84 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe. siècle
N
SALVATORE TONGIORGI 87
^
SALVATORE TONGIORGI 89
nom à la réflexion qui s'exerce sur les faits perçus (1". En psy
chologie, il parle d'une connaissance particulière au sens intime,
la connaissance de soi. Un « sens actuel de soi », dit-il, est essentiel
à l'âme, c'est-à-dire que nous nous savons toujours présents à nous-
mêmes, nous nous vivons, tels que nous sommes, avec toutes nos
déterminations, tous nos états psychologiques. Ce « sens de soi »
est la racine du sens intime — la chose est évidente — ; il est
également à la base des sens externes : les sensations possèdent
un aspect subjectif, elles affectent le sujet ; enfin, il est supposé
par l'intelligence, car le travail intellectuel consiste à se dire à soi
ce que sont les choses : pour parler à quelqu'un, il faut savoir qu'il
existe ,20).
Les idées constituent une source de connaissance, en tant
qu'elles entrent dans des jugements analytiques immédiats. Ceux-ci
sont absolument certains ; leur nécessité s'appuie immédiatement
sur le principe de contradiction ; ils sont vrais indépendamment
de toute existence réelle. La convenance ou l'opposition des idées
est perçue par l'« intelligence » (l'« évidence » de Balmès) (21). Mais
leur objectivité réelle est indémontrable. Nous retrouvons la thèse
centrale de Balmès, ainsi que sa preuve indirecte à l'usage des
sceptiques. Tongiorgi met en pleine lumière le point crucial du
problème qui lui est imposé, nous l'avons vu, par sa théorie de
l'idée : affirmer la réelle objectivité des idées, dit-il, revient à affirmer
la réalité objective de l'idée d'être, ou à admettre que les choses
possèdent une raison d'être, ou encore que l'objet offert à l'intelli
gence est l'être (22). Tongiorgi justifie l'objectivité des idées en re
courant à la « condition première », l'aptitude au vrai, qui s'iden
tifie à l'instinct intellectuel admis par Balmès. Il avance aussi une
preuve indirecte : douter de l'objectivité réelle des idées, n'est-ce
pas douter des premiers principes dans lesquels ces idées se dé
veloppent, des faits internes tels que la réflexion les appréhende
(c'est-à-dire en les faisant passer dans l'ordre idéal), de l'existence
du sujet, de tout jugement et de tout raisonnement ?
Distincte de la question des sources de la vérité, se pose celle
* **
iam tuum sit, tibique potiore jure quam mihi sit asserendum. Tuo enim usus
magisterio his studiis operam dedi, tuamque in disciplinam iam ab initio stu
diotum meorum traditus, te auctore ac duce asperum illud iter prosecutus su m,
quo confidimu» fore ut ad veritatis contemplationem perveniamus. Ad te ergo
redit quod a te profectum est, quamvis non taie sit quale adeo excellents originis
dignitas postularet; sed id tum exiguitate ingenii mei, tum magnitudine sapientiae
tuae factum est: mihique summopere gratulabor, si ex tam divite vena sincerum
rivulum in meos hortos derivaverim. Accipe igitur, Angelice Doctor, munusculum
istud pauperis quidem ingenii, at devotissimi animi mei, et, s: quid valet, effice
ut ad eorum conferat utilitatem quibus est destinatum... »
("l /nsnfutiones, t. II, pp. 452-455 (Psychologie).
s
DOMINIQUE PALM1ER1 95
'", Ibid., pp. 477-479 (Psychologie). Palmieri écrit, p. 477: « Intellectus non
débet «pectari ut aliquod agens separatum a sensu, sed est reapse ipsa anima
*rntiens >.
§6 l'épistêmologie THOMISTE AU XIXe SIÈCLE
mative. Ils reprennent ainsi l'affirmation que nous avons lue chez
Liberatore : « Il est absurde de dire qu'une faculté de connaissance
puisse, de soi, mener à l'erreur ». Mais ce qui n'était qu'une affir
mation isolée chez Liberatore prend maintenant de plus en plus
d'importance ; et, du même coup, l'étude détaillée de nos diverses
facultés cognitives en garde de mo'ns en moins. Chez Schiffini,
une thèse s'énonce : « Les facultés de connaissance que l'homme
possède naturellement ne peuvent être trompées dans la découverte
de leurs objets propres ; aussi, dans les conditions requises par
chacune d'elles, elles sont des moyens aptes à procurer la certi
tude ». Comme simple corollaire de cette thèse, vient ensuite la
preuve de la « véracité » des sens, de la conscience, des premiers
principes intellectuels et du raisonnement ,411. Même chose chez
Urraburu (42). Quant à Remer, il note que les épistémologues ré
cents se fatiguent inutilement à justifier la véracité de chacune de
nos facultés, car cela suppose un examen judicieux de la nature
de chaque faculté, examen dont la place se trouve en psychologie,
non en logique. Toutefois, pour ne pas s'opposer trop brutale
ment à un usage vénérable, l'auteur énonce la thèse générale de
l'évidente véracité de toutes nos facultés (43). Avec Remer, l'étude
de chaque faculté disparaît donc du traité d'épistémologie. Le plan
du traité n'en devient guère plus harmonieux, car il faut garder une
place à la justification de deux moyens de connaissance qui ne
sont pas des facultés : le sens commun et l'autorité. L'orthodoxie
thomiste gagne-t-elle au changement ? Ce n'est pas sûr ; la véracité
de nos facultés semble, en effet, être une extension de l'instinct
intellectuel de Balmès ou de l'aptitude au vrai de Tongiorgi : au
lieu de garantir l'objectivité des idées et des principes, elle garantit
toutes nos facultés.
(") Ibid., 1860, t. I. pp. 233-234. (") Ibid., 1881, t. I, pp. 186-188.
I
SCHIFFINI, URRABURU, DE MARIA, REMER 103
proposition soit per se nota, faut-il exclure les deux sortes d'inter
médiaires ? D'après certains, la seconde seule doit être écartée :
dans ce cas, les propositions « Pierre existe » ou « Ce papier est
blanc », étant d'expérience immédiate, seront dites per se notae,
bien que nous ne voyions pas pourquoi, ontologiquement, l'exis
tence appartient à Pierre, ou la blancheur à ce papier. Mais l'usage
réserve l'appellation per se notae aux propositions qui excluent tout
intermédiaire, comme, par exemple, « Le tout est plus grand que
la partie ». C'est aussi l'opinion la plus probable, dit Urraburu, car
l'expérience sensible, aussi claire et intuitive qu'on la suppose,
demeure toujours extrinsèque à l'énoncé lui-même ; si un énoncé
n'est affirmé qu'en vertu de l'expérience, il n'est donc pas connu
par lui-même, mais par quelque chose qui lui est étranger (46).
Le jugement empirique n'étant pas une proposition per se nota,
il est intéressant de rechercher s'il est doué de vraie certitude et,
dans l'affirmative, comment il peut l'être. D'après Urraburu, la
certitude objective exige la nécessité de l'énoncé auquel on adhère.
Mais il y a plusieurs sortes de nécessités : la nécessité est méta
physique, physique ou morale ; d'un autre point de vue, elle est
absolue ou hypothétique. Une proposition contingente peut être
certaine, en tant qu'elle est douée de nécessité hypothétique. Ainsi,
je pourrais, pour l'instant, ne pas écrire ; mais, puisque, de fait,
j'écris, je ne puis plus ne pas écrire hic et nunc : il est nécessaire
que j'écrive, lorsque j'écris (49). On reconnaît ici l'argumentation
de Tongiorgi, dépouillée de toute arrière-pensée subjectiviste. On
aimerait savoir toutefois ce qui est certain dans une affirmation
hypothétiquement nécessaire : est-ce l'hypothèse ou la nécessité, le
fait ou la proposition idéale appliquée à ce fait ? Urraburu n'en
visage pas cette question ; il échappe mieux que ses contempo
rains à la tendance générale qui ramène la certitude à une affaire
de pure « intelligence », c'est-à-dire qui la cantonne dans le do
maine des vérités per se notae et des nécessités absolues.
Le souci de ménager une place aux jugements empiriques
semble absent chez de Maria et Remer. Comme Liberatore en
tantôt celle d'une vérité abstraite, tantôt celle d'un fait concret ;
Fauteur montre aisément que l'évidence, conçue de façon aussi
souple, est critère universel de vérité. Mais, en 1881, Liberatore
se demande quel est, sur ce point, l'opinion de saint Thomas.
Celui-ci, remarque-t-il, ne peut fournir que des principes de solution,
car la question posée date de Descartes. Ces principes sont les
suivants : ni l'appréhension, ni les premiers principes ne peuvent
être entachés d'erreur ; en outre, la résolution des jugements se
fait dans l'appréhension. Liberatore en conclut que, pour saint Tho
mas, le critère de vérité est l'évidence objective ou ontologique,
puisque celle-ci exprime l'être même de la chose : le fondement
dernier de nos jugements et la règle qui nous permet de distinguer
!e vrai du faux est donc l'intuition d'une quiddité. Et de fait, ajoute
.auteur, c'est bien là ce qui fonde les vérités rationnelles; quant
à la perception concrète des faits, il est clair que le même critère
joue, car le motif pour lequel nous sommes certains de notre exis
tence ou de celle des choses corporelles, c'est qu'elles témoignent
avec évidence d'elles-mêmes "2). Nous avouons ne pas apercevoir
comment l'intuition d'une quiddité peut nous rendre certains de
l'existence d'une réalité ; mais la question n'est pas de savoir si
liberatore a raison ou tort de considérer la vue d'une quiddité
comme critère général de vérité, mais de savoir quel est, d'après
lui, ce critère. Or sa pensée manifeste sur ce point une évolution ;
, évidence qu'il admet en 1881 est plus « abstraite » que celle qu'il
admettait auparavant ; elle se rapproche davantage de l'évidence
ttalmésienne ou de l'évidence du principe de contradiction. Et cette
évolution est due à l'influence conjuguée des écrits de saint Thomas
et de ceux de Tongiorgi.
Parmi le3 professeurs de l'Université grégorienne, Urraburu seul
défend encore l'évidence au sens large. A son compatriote, Balmès,
qui prétend que le principe d'évidence (« Ce qui est évident, est
vrai ») n'est lui-même pas évident, parce que le prédicat n'est pas
inclus dans le sujet, Urraburu répond : Balmès se fait une idée
trop étroite de l'évidence, qui vaut uniquement pour les proposi
tions en matière nécessaire ; mais, à côté de celles-ci, il y a des
propositions en matière contingente, et elles sont parfaitement évi-
i
ARTICLE IV
' S
110 l'épistémologie THOMISTE AU XIX" SIECLE
"* Ibid., pp. 140-142, 147. (") Ibid., pp. 148-149, 198-199.
i'*l La Logica critica comprend une réfutation du scepticisme (I), une étude
de» moyens d'atteindre la vérité ou des critères (II). une étude du critère suprême
de la vérité et de la coordination des sciences (111). Dans la 12" édition, elle
occupe les pages 181-305 du premier tome.
^ V
112 l'épistemologie THOMISTE AU XIX0 SIECLE
!"l La critique de la raison pure, pp. 133-134; cfr aussi ibid., pp. 99-100
103; Elementa philotophiae, l. 1, p. 95. note, et pp. 114-115, 341. 383.
" Summa philotophica, préface.
JOHN RICKABY 115
cartes et Kant ont insisté sur cet aspect : tout jugement est accom
pagné d'un Cogito, d'un Ich dcniée, d'un / know ; or, c'est pré
cisément cette conscience qui rend le jugement si catégorique et
si impérieux : il porte en lui sa propre justification, il implique une
réflexion critique, un verdict porté sur la rectitude d'une attribu
tion ; en un mot, il est le siège de la vérité (22). A la suite de
Kleutgen, Rickaby souligne donc le caractère conscient de la con
naissance ; de ce caractère, il conclut que tout jugement doit être
motivé, sous peine de n'être plus un acte intellectuel ,2s).
On voit immédiatement l'importance des deux thèses liminaires
que nous venons de rappeler. Abordant la question critique :
« quelle est la valeur de la connaissance humaine ? », Rickaby s'em
presse d'affirmer, à la suite de Balmès, le caractère purement spé
culatif de cette question. Et, de fait, la seconde thèse n'implique-
t-elle pas la validité de la connaissance spontanée ? Les connais
sances vulgaires, les théories scientifiques, le sens commun, tout
cela n'est pas aveugle : l'esprit observe, raisonne, réfléchit ; il per
çoit, dans l'exercice de ses facultés, la valeur de ses actes ; il se
convainc à chaque pas qu'il est sur la bonne voie. Le philosophe
ne peut détruire la raison naturelle ni mettre en doute les évidences
propres de cette raison ; il ne se crée pas un nouvel intellect, lors
qu'il se met à philosopher : c'est avec le même esprit qu'il pense
et qu'il réfléchit sur sa pensée, qu'il fait de la science et de la
philosophie. En critique, le philosophe ne vise donc pas à une nou
velle sorte de connaissance, mais à une élévation de la connaissance
vulgaire : il tend à découvrir par ses propres lumières ses propres
principes d'action. Dès lors, une épistémologie ne peut se construire
comme un traité d'Euclide ; on y discute la valeur de principes el
de facultés, à l'aide de ces mêmes principes et facultés ; on n'j
peut faire un pas sans supposer acquises les conclusions de tou:
le traité ; tout est dans tout ; il y a une perpétuelle interactior
de toutes les parties (24).
Au seuil de la recherche critique, Rickaby réfute le scepticisme
et le doute universel cartésien. Par là, il confirme sa conviction que
les jugements spontanés doivent être maintenus, non dans l'illusior
'"', Par exemple, ibid., pp. 185-186: « We cannot carry on such an inquiry,
without talpng for granted the trustworthiness of our intelligence >.
w Ibid., pp. 165-175.
1 18 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIX" SIÈCLE
1") Dans les Institationet logicales, 1888-1890, la Logica critica comprend les
pages 53-427 du tome 11 (paru en 1889). Nous visons ici le n" 794.
1") Dans les Elementa philosophiae, la Logica major s'étend de la p. 77 à la
p. 155. Nous nous référons ici à la p. 99.
(") Ibid., pp. 109-110.
122 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIECLE
* * *
^
124 L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE AU XIXe SIÈCLE
Conclusion
ARTICLE PREMIER
I
136 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
(9) « Probatio indirects affertur ab Auctore, cxinde petits quod secus et vitae
practicae et physicis scientiis valedicere oporteret. Solutio directs sequenti modo
proponi posse videtur. Teste conscientia, dsntur in nobi» repraesentationes sen
sibiles quas patimur, nedum illas ad nutum nostrum efSciamus. Atqui omnis
passio supponit actum cujusdam agentis. Ergo: I) menti evidens et metaphysice
certum est aliquid distinctum a nobis existere, causam nempe proportionatam,
conscientiae extrinsecam, a quo perceptiones sensibiles determinentur ; 2) in sin-
gulis casibus particularibus physica et hypothetica certitudine constat perceptiones
sensibiles ab ipsis corporibus quae sensibus apparent determinari » (Notes de
F. Van Olmen. p. 44).
(") Notes de F. Van Olmen, pp. 46-47.
DÉSIRÉ MERCIER 141
I
146 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME
(") Ibid., p. 118. On remarquera que Mgr Mercier cite deux sortes de juge
ments immédiats, les uns d'ordre idéal, les autres d'ordre réel ; en fait, les juge
ments immédiats d'ordre idéal retiennent spécialement son attention. Leur exis
tence s'établit par le fait que tout ne peut être démontré. Comme nous le verrons
en détail par la suite, Mgr Mercier n'est jamais parvenu à légitimer la certitude
des jugements d'expérience, aussi les passe-t-il aisément sous silence. Critiquant
le doute universel, il écrit: Faut-il regarder comme douteuses les propositions
immédiatement évidentes ? Nous distinguons: « s'il y a un moment où les termes
de la proposition peuvent être appréhendés l'un et l'autre par l'esprit sans que
le lien qui les unit lui apparaisse du même coup, nous l'accordons; si les deux
termes ne peuvent être simultanément présents à l'esprit sans que leur rapport
objectif lui apparaisse du même coup, nous le nions » (éd. 1899, p. 86). On le
voit, seules sont évidentes les propositions per se notae au sens strict, les pro
positions analytiques.
(") Ibid., pp. 102-106. i") Ibid., p. 115.
DÉSIRÉ MERCIER 147
ion » ,i5), c'en serait fait de la certitude. Mais l'effort pour douter
est condamné à un échec final. L'état initia! de la raison, dans
Tordre de la réflexion, c'est la certitude. « Cette vérité, ajoute im
médiatement l'auteur, se dégagera du Livre 111, que le moment est
venu d'aborder » (2*1. Nous croyons que cette réponse de Mgr Mer
cier trahit une concession dans la forme, sinon dans le fond (27),
aux anciens dogmatismes : en acceptant de considérer la certitude
comme l'état primordial de l'intelligence dans l'ordre de la réflexion,
l'auteur risque de supprimer la distinction fondamentale qu'il avait
établie entre la certitude spontanée et la certitude réfléchie et il
s expose à réduire le problème critique aux modestes proportions
dans lesquelles l'avaient maintenu beaucoup d'épistémologues au
XDC siècle (").
On aura remarqué que Mgr Mercier qualifie différemment nos
états d'esprit en face des trois sortes de vérités sur lesquelles porte
la réflexion. Devant l'affirmation ou la négation de l'aptitude au
viai, il s'abstient ; devant les conclusions syllogistiques, il doute
positivement ; devant les jugements immédiats, il tente de douter,
mais finalement il est certain. L'obscurité dont est enveloppée la
notion de doute explique, du moins partiellement, cette variété d'ap-
r
148 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
(**) Voir, par exemple, Onto/ogie, éd. 1905, pp. 30, 33-42.
(**) € Quelle est la différence essentielle entre un jugement certain d'ordre
idéal et un jugement certain d'expérience ? Elle tient originairement à la diver
sité dea conditions dans lesquelles s'offre à l'esprit le substrat sensible du sujet
du jugement. Lorsque c'est l'imagination qui construit le symbole sensible où
l'intelligence découvre son concept-sujet, le jugement est dit d'ordre idéal.
Lorsque, au contraire, c'est une perception qui fournit la matière du concept-
sujet, le jugement est dit d'ordre réel ou d'expérience » (D. MERCIER, La notion
de vérité, Revue néo-scolattique, 1900, p. 202).
152 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
tout à la fois le» phénomène» contingent» que nous considérons. Donc le principe
de causalité se trouve avoir une objectivité réelle.
«Ce principe établi, nous pouvons poursuivre la série de nos déductions:
» Nous nous sentons passifs dans nos sensations ; lorsque nous avona une
sensation, il se passe en nous quelque chose qui n'est pas de nous.
» Donc il existe, en dehors de nous, une ou plusieurs causes des phénomènes
passifs de sensibilité dont notre nature est le sujet sans en être le principe.
» Donc enfin, nos sensations sont réellement objectives et il nous est permis
de conclure que nos concepts abstraits et universels le sont également » (pp. 147-
149).
(") Ibid., p. 154. . (") Ibid., p. 216.
DÉSIRÉ MERCIER 157
* * *
(*») « L'objectivité réelle de nos sensations est un fait qui n'est pas sincère-
DÉSIRÉ MERCIER 175
ment contestable > (éd. 1885, p. 147; éd. 1889, p. 145); autrement dit: cNous
l'on» l'intuition sensible directe des choses extérieures * (éd. 1906, p. 386).
(**) Ed. 1885. pp. 148-149 et pp. 275-285; éd. 1889. pp. 145-149 et pp. 264-267;
éd. 1899. pp. 335-339; éd. 1900. pp. 341-344; Vérité II, p. 195; éd. 1906. pp. 384-
-$9. Rappelons que cette seconde proposition se lit déjà dans le cours que Mgr
Mercier donna, en 1878-1879, au Séminaire de Malines.
(") Vérité II, pp. 195-1%.
'"1 Cette question a fait l'objet d'une discussion entre divers auteurs. Cfr
L Noël. La personnalité et la philosophie du cardinal Mercier. Le psychologue
et le logicien, dans Reoue néo-scolastique de philosophie, 1926, pp. 137-145;
Le réalisme immédiat, Louvain, 1938, pp. 120-134; Encore ï t illationisme » du
cardinal Mercier, dans Reune néoscolastique de philosophie, 1939, pp. 585-590 ;
R. JOUVET, Le thomisme et la critique de la connaissance, Paris, 1933, pp. 71-89;
E. GlLSON, Le réalisme méthodique, Paris, s. d.. pp. 18-39; Réalisme thomiste
et critique de la connaissance, Paris, 1939, pp. 11-12. en note.
176 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME
***
ARTICLE II
Charles Sentroul
du doute fictif, nous fait passer d'une opinion à une autre. S'il se
présente « sous forme de simple question, et comme un commen
cement absolu d'une série éventuelle et indéterminée de connais
sances » (11), il dissipe l'ignorance. Mais, l'histoire le montre, quand
on met réellement en doute une opinion tenue jusqu'alors pour
vraie, on désavoue presque toujours sa première conviction ; et
quand on cherche à faire disparaître une ignorance réelle, la pre
mière réponse qu'on trouve est rarement la bonne. Tout doute
réel n'est donc pas utile. Il est avantageux « dans le premier cas,
si l'opinion dont on part est l'erreur ; et dans le second cas, si
l'ignorance se trouve dirigée dans la recherche d'une conviction
rationnelle, par une certaine vue anticipée de la réponse vraie » (l2).
De toute façon, ce qui fait la valeur du doute réel, c'est son orien
tation vers le vrai.
Appliquant cette conclusion au doute fictif méthodique, on
voit aisément que, pour être positivement utile à la formation intel
lectuelle, le doute méthodique doit être, « par fiction, semblable
au doute réel qui serait utile. Comme le doute réel utile, le doute
fictif méthodique oblige l'esprit à la rigueur et peut mener au vrai.
Sur le doute réel il a l'avantage de supprimer les tâtonnements
inutiles et les essais inopérants. Mieux que le doute réel, le doute
fictif oriente l'esprit vers le vrai, car l'effet propre de la fiction est
de souffler " officieusement ", à qui doute " officiellement ", le ré
sultat, certain par ailleurs, d'une enquête qui sera rigoureusement
menée » (l3).
Alors que le doute méthodique qui porte sur des questions
particulières est un doute fictif, le doute méthodique qui met en
question toute certitude est nécessairement réel. Le doute métho
dique fictif, en effet, suppose un dédoublement psychologique entre
l'homme qui doute réellement et l'homme qui est certain ; or, dans
le cas d'un doute sur la vérité en général, un tel dédoublement
est, sinon impossible psychologiquement, au moins illégitime logi
quement : « Il n'y a pas, légitimement, en dehors du critériologue
officiel qui doute de tout, un critériologue " humain " qui, sûr de
tout, vient rassurer subrepticement le premier ». Sur ce point précis,
Mgr Sentroul est donc d'accord avec Mgr Mercier ; mais il s'écarte
,14) IbicL, pp. 444-445. Les lignes suivantes semblent bien viser Mgr Mercier.
pour qui, on se le rappelle, l'esprit tente de douter de tout, mais, constatant
l'échec de cette tentative, est certain des vérités idéales, dès l'entrée de la crité
riologie : « Ce qui donne à ce doute réel du critériologue une apparence de
fiction, écrit spirituellement Mgr Sentroul, c'est que la même intelligence qui le
produit, s'en dégage presque immédiatement et sans intervalle perceptible, pour
se reposer dans la certitude absolue des axiomes les plus généraux ou de toute
autre proposition immédiatement évidente * (p. 446).
("i Ibid.. p. 434.
CHARLES SENTROUL 183
(") Ibid ., p. 33. Cfr Kant et Aristote, pp. 87-88; Encore le néo-dogmatisme.
pp. 224 et 234. Notons que l'équivalence entre contenu de pensée et possible ne
se vérifie immédiatement que pour les concepts simples ; les concepts complexes
sont en réalité des jugements, * car ne mettre que deux notes dans un concept,
c'est déjà juger de leur compatibilité. Si donc ces concepts complexes sont vrais,
ils le sont en tant que jugements » (Vrai thomisme contre vrai kantisme, p. 180).
(") L'objet de la métaphysique, p. 28: « La vérité ontologique, en toute hy
pothèse, consiste ainsi dans la conformité, métaphysiquement nécessaire, entre
une chose conçue comme actuelle (au moins hypothétiquement) et présente a
l'esprit sous un premier aspect, et, d'autre part, le concept représentant ce qu'est
cette chose ».
(**) D. MEROXR, Critériologie générale, 1906, p. 23.
(") L'objet de la métaphysique, p. 27.
(**) La vérité et le progrès du savoir, p. 324.
186 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
tous par analyse... ; et tous par analyse du réel. C'est ce qui les
fait tous être la reconstitution du réel » (2*).
Mais comment un concept exprimant une quiddité peut-il être
déclaré identique à un sujet dont il ne représente qu'une partie ?
Le tout n'est pas identique à la partie, s'objectait à lui-même, en
1906, Mgr Mercier ; et il résolvait la difficulté par une nouvelle
théorie du jugement. Dans tous les jugements, disait-il, la copule
exprime une identité logique ; dans les propositions convertibles,
elle exprime en outre une identité réelle ; mais elle peut parfois
n'exprimer qu'un rapport d'appartenance. D'après Mgr Sentroul,
l'identité et l'appartenance sont exprimées, non par la copule, mais
par le prédicat. Dans le jugement : 2 + 2 = 4, le prédicat « égal à 4 »
traduit l'identité ; dans le jugement : « le soleil est brillant », le
prédicat « brillant » signifie « un être qui possède la qualité de
briller » ; toujours, le prédicat est réellement identique au sujet.
Et ce qui rend possible cette identité du tout et de la partie, c'est
que, dans le jugement, le prédicat est sous-tendu par la notion
d'être ; il y acquiert une signification qui dépasse sa compréhen
sion ; il y représente le sujet « totum sed non totaliter ». Il n'est
donc pas « dans le jugement ce qu'il est en dehors du jugement :
en dehors du jugement il exprime une quiddité ; dans le jugement
il exprime toute une réalité sous l'aspect partiel de cette quid
dité » (271.
La solution du premier problème critériologique constitue une
réponse partielle au problème général du vrai ; les jugements idéaux,
jugements de talité à sujet abstrait, sont conformes à la vérité ob
jective ; ce sont des identifications correspondant à des identités
réelles. Cette réponse, quoique partielle, se surfit à elle-même ;
comme Mgr Mercier, Mgr Sentroul taxe de positivisme ceux qui
font dépendre la valeur des principes d'une vérification expérimen
tale : « Les principes sont absolus ou ils ne sont rien » (2*). Cepen
dant, si au terme de la première étape les deux auteurs énoncent
des conclusions identiques, il importe de se souvenir de la diffé
rence des positions initiales. Mgr Sentroul s'accorde au point de
départ ce que Mgr Mercier juge nécessaire de démontrer dans sa
seconde étape, à savoir que l'objet de pensée n"est pas une fiction
mentale, mais bien une essence intrinsèquement possible, valable
pour l'existant. « La vérité des principes, établie d'une façon idéale,
peut donc dire Mgr Sentroul, c'est de la vérité tout court, et la
même chose que leur applicabilité aux réalités existantes — quand
il y en aura ; ou, si l'on tient à ce mot, c'est la réalité hypothé
tique des principes » (29). Comme l'existant est, pour lui, le réel
au sens complet du mot, on comprend qu'une vérité valable pour
l'ordre du possible — ou du réel, au sens incomplet du mot — ne
puisse pas ne pas valoir pour l'ordre du réel actuel : le possible
est véritablement ce qui peut être.
Le second problème critériologique a pour objet l'existence du
sujet abstrait d'un jugement idéal. L'auteur note avec insistance
que, dans cette seconde étape tout comme dans la première, il
s'agit de reconnaître la vérité d'un jugement, à savoir du jugement
qui a comme prédicat le mot réel, ce mot étant pris dans le sens
d'actualité, d'existence (30) ; il s'agit, par exemple, de justifier le
jugement : « le triangle existe ».
Le prédicat du jugement en question n'est pas la « notion ab
straite de ce qu'est être réel », c'est l'existence même ; le simple
concept d'une chose ne pouvant contenir le caractère existentiel,
le jugement d'existence n'est pas analytique. Son fondement ne
peut donc pas être celui du jugement idéal, à savoir la conformité
à la vérité ontologique ; il faut que, « d'une façon ou d'une autre,
le prédicat réel appartienne [au] sujet immédiatement, sans juge
ment préalable » : il faudra donc qu'on saisisse quelque part de
manière intuitive une existence, « une réalité qui contient une no
tion ». Le jugement d'existence se fonde sur la saisie d'un concret
dont on tirera par analyse les deux termes du jugement. D'après
Mgr Sentroul, il n'y a qu'une seule réalité de ce genre, « la réalité
des faits de conscience, celle plus spécialement des sensations su
bies » ; en effet, dit-il, pour affirmer, par exemple, « le triangle
est là », l'esprit a dû penser d'abord : « cette réalité est un triangle »,
1"1 Ibid., p. 257. Parlant des principes, l'auteur écrit plus loin: t Leur vérité,
dans l'ordre idéal, est identique avec leur applicabilité a l'ordre réel; les prin
cipes se prononcent a priori sur un réel possible, mais jamais sur tel réel » (p. 259).
(**) L'objet de la métaphysique, pp. 32-33.
188 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME
(") En néerlandais: « een denk- of «en feenwaarde » (ibid., pp. 20, 91).
("1 Ibid., pp. 93-94. (") Ibid.. p. 60.
(") Ibid., p. 101. (") Ibid., pp. 129. 151.
JOSEPH BEYSENS 193
•**
Paul Gény
ment qu'il n'exigeait pas. A" lieu d'y voir le point central de
l'épisiémologie, dit-il, « nous y verrions, nous, plutôt un simple
Praenotandum, une observation préliminaire. Elle est nécessaire
dès le début, parce que, sans elle, on ne peut rien démontrer ni
montrer. D'ailleurs que gagne-t-on à la reculer ? Qui n'est pas dis
posé à l'admettre en commençant, n'y sera pas davantage incliné
plus tard » ,15).
Le vrai problème critique est plus loin. Il concerne la valew
ontologique de l'objet appréhendé : nous savons que l'objet est in
dépendant de l'acte de connaître ; est-il aussi indépendant du con
naissant lui-même et quel est le degré de cette indépendance ?
« Cette question se dédouble, quand on prend soin de distinguer
les connaissances de l'ordre idéal et celles de l'ordre réel, ou, pour
parler plus simplement, l'abstrait et le concret. On peut se de
mander si les " choses " que nous voyons et touchons, avec les
qualités qui nous les rendent perceptibles, ont une existence indé
pendante de la nôtre et du travail de notre esprit, ou si elles sont
constituées comme objets de nos intuitions sensibles par notre propre
activité. On peut poser la même question au sujet des idées uni
verselles que nous concevons à leur occasion, et surtout des rap
ports que nous percevons entre ces idées » (1". Problème des uni-
versaux et problème de l'existence du monde extérieur, — ces deux
problèmes correspondent à la seconde étape de la Critériologie de
Louvain. Avec une différence capitale, cependant, en ce qui con
cerne le rapport des deux étapes. Chez Mgr Mercier, l'objectivité
des principes, garantie par leur conformité à l'appréhension com
parative, n'est en aucune façon accrue par la preuve de la réalité
de leurs termes. Ici, au contraire, cette preuve fonde l'objectivité
des principes. La relation idéale possède, en effet, au dire du
P. Gény, exactement la même objectivité que celle des idées qu'elle
unit ; les idées, à leur tour, participent à l'objectivité des sensations
dont elles sont « simplement » abstraites ; ainsi, toute la question
critique se joue sur le terrain de la perception sensible (20) et elle
(") Ibid-, p. 677. Plus tard, l'auteur appellera réalisme immédiat la théorie
dans laquelle on affirme avoir conscience du réel et non d'un substitut; il l'op
posera au réalisme indirect ou médiat, d'après lequel la conscience se termine a
un substitut d'où l'on cherche à démontrer l'existence du réel.
(") Ibid., p. 677. (") Ibid., p. 678.
210 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME
les phénomènes « non seulement traduisent une chose, ils sont tout
simplement cette chose, non pas dans son entièreté, non pas sous
tous ses aspects, mais sous un aspect qui est bien à elle néan
moins et qu'il ne faut pas en séparer » (13). Etablir en détail dans
quelle mesure la réalité se distingue du phénomène qui la révèle,
ce n'est plus la tâche de l'épistémologie qui précède toute science
et toute philosophie, c'est la tâche d'une « critique » qui accom
pagne le travail de la science et de la philosophie. Au terme de
ce travail, la notion de vérité s'élargit une nouvelle fois car, au
delà de l'objectivité et de la réalité, on découvre la vérité divine :
k De cette vérité, les choses sont le décalque, et notre esprit, guidé
par la lumière divine qui est en lui, est fait pour les comprendre
et pour y retrouver le reflet de la Vérité première » (U). A ce mo
ment, on saisit le sens des derniers mots du texte dans lequel saint
Thomas nous invite à réfléchir pour atteindre le vrai : nattera prin-
cipii intellectivi, in cujus natura est ut rcbus conformetur (15).
ARTICLE III
(*) L'abbé Charles Denis devint, en avril 1895, directeur des Annales. « Quel
ques-uns de leurs anciens collaborateurs, écrit-il, affichèrent vis-a-vis de la nou
velle direction un dédain qui n'a fait que s'accentuer sous des formes occultes
et publiques, mais de moins en moins charitables. Je cherchai tout simplement
de nouveaux collaborateurs... Au mois de janvier 1900, je fus presque sommé,
avec menaces expresses, que si je refusais on me susciterait des difficulté» graves,
de vendre les Annale» à un groupe qu'il est facile de reconnaître » (Situation
du clergé français, dans Annale» de phil. chrét., t. 46 (1902), pp. 517 et 579,
note 1). En décembre 1900, paraissait pour la première fois la Revue de philo-
tophie du P. Peillaube.
(*) Le comte Edmond-Charles-Eugène Domet de Vorges vécut de 1829 a 1910.
214 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
culté» » ("). Elle comprend une notion, qui, de soi, est universelle
et relève de l'intelligence ; mais elle comprend en outre des cir
constances individuantes, qui forment l'objet propre des sens. La
réunion de ces deux objets « est perçue par le concours des deux
(acuités, par une sorte de compost de l'intelligence et de la sen
sibilité n ll4). La perception de l'être concret et individuel est donc
le fait de l'intellect appuyé sur la sensibilité ; elle ne s'explique
pas si l'on en fait l'objet exclusif des sens, car ce qui différencie
i homme de l'animal, c'est précisément que sa perception est hu
maine, qu'elle saisit l'existence, qu'elle se traduit par le jugement :
ceci est.
Mais ici bien des auteurs se récrient et prétendent qu'on a
confondu l'idée d'être et le fait actuel d'exister, et celui-ci, disent-
ils, relève du sens ; le fait actuel d'exister est contingent, tandis
que l'idée d'être implique une nécessité : ils sont distincts, comme
le fait et l'idéal. Ces reproches, Mgr Mercier les adressait au comte
de Vorges en recensant son ouvrage ,15). L'auteur répond : il s'agit
les deux fois de la même idée d'être, mais tantôt elle est perçue
concrètement dans les données sensibles, tantôt elle est abstraite
de ces données. Concrétée, l'existence est contingente : son union
avec les déterminations individuelles n'est pas imposée par la nature
des choses ; au contraire, abstraite de ces déterminations, elle appa
raît comme nécessaire. Mais de quelle nécessité s'agit-il ? De celle
qui est impliquée dans une donnée empirique ; en effet, « toutes
les nécessités que nous connaissons directement impliquent une
supposition ; elles sont toutes relatives à quelque chose. La seule
différence consiste en ce que certaines données s'appliquent d'une
manière plus étendue, parce qu'elles ont rapport à quelque chose
de plus général. Les nécessités mathématiques supposent le nombre
et l'étendue, et s'appliquent, par suite, à tout ce qui est nombrable
et mesurable. Les nécessités métaphysiques supposent l'être et dé
veloppent les conditions de l'être ; par suite, elles s'appliquent à
tout, parce que tout ce qu'on peut considérer est de l'être ou est
conçu sous la forme de l'être... Que l'idée d'être apparaisse comme
v
une source de concepts nécessaires, ce n'est donc nullement une
preuve qu'elle soit différente de celle d'existence actuelle, que
nous trouvons dans l'expérience, ni qu'elle ait une autre origine » (1*).
D'ailleurs, si les deux idées d'être et d'existence actuelle ne s'im
pliquaient pas mutuellement, « il faudrait en conclure qu'on peut
connaître l'existence actuelle sans savoir ce que c'est, car on ne
peut la définir autrement que par l'être » (17).
Mais, du moins, l'essence et l'existence n'offrent-elles pas des
contenus notionnels hétérogènes ? Nullement, répond le comte de
Vorges ; la notion d'essence dérive de la notion d'être ; elle désigne
le fond de l'être, mais comme nous ne savons rien de ce fond, sinon
qu'il est, nous appelons l'essence de la chose son « être ». Voir
la chose en soi, la vorr dans son essence, la savoir existante, ces
est» (dans Rev. des Quett. scient., octobre 1892, pp. 629-630; tiré à part, pp. 8-9).
Le désaccord entre Domet de Vorges et Mercier devait être assez grave,
puisqu'en insérant dans la Revue néo-scolastique l'article du philosophe français
sur L'objectivité de la connaissance intellectuelle. Mercier a jugé nécessaire de
prévenir les lecteurs que cet article exprimait des vues différentes des siennes
(t. 3 (1896), p. 24, en note).
i") La perception et la psychologie thomiste, p. 105.
(") Ibid., p. 106.
EDMOND DOMET DE VORGES 219
d'être. Cet être n'est pas, comme chez Mgr Mercier, celui de la
copule ; c'est avant tout l'être réel des choses sensibles. Et qu'on
objecte tant qu'on voudra les erreurs des sens ou la subjectivité
foncière de la sensation ; à toutes les difficultés de cet ordre, le
comte de Vorges répond qu'à son avis, elles sont insolubles, mais
il ajoute : « cela m'est égal ; les preuves données ne valent rien
contre la perception intellectuelle qui atteint l'être en lui-même » (ï1).
Ce qui fait la valeur de la perception humaine, c'est qu'elle est
imprégnée d'intellection.
Comme nous le disions en commençant, l'auteur a dépassé à
la fois l'empirisme et le rationalisme, en rappelant la doctrine
trop méconnue de saint Thomas, touchant l'unité de la conscience
humaine. Cette doctrine, il la résume comme suit : « Toutes nos
connaissances viennent des sens, parce que l'intellect n'agit que
sur des données sensibles et ne voit que ce qui est présenté dans
ces données ; mais l'intelligence voit dans ces données bien des
choses que les sens n'y auraient pas vues. Il est difficile, croyons-
nous, d'établir une distinction plus nette entre l'intelligence et les
sens, et en même temps un rapprochement plus intime. Les deux
facultés se compénètrent comme l'âme et le corps se compénètrent.
Il n'est rien dans la perception humaine qui ne soit à la fois intel
lectuel et sensible, comme il n'est point dans l'être vivant une
seule fonction qui ne tienne à la fois du corps et de l'âme, bien
que l'un et l'autre de ces principes ait sa vertu propre et dis
tincte » (22).
Emile Peillaube
(") Théorie des concepts; existence, origine, valeur, Paris, Lethielleux, 1895.
En 1910, l'auteur publia un second ouv7age de psychologie. Les images.
(**) Théorie des concepts, p. 373: «Notre dessein n'est pas de démontrer
l'existence des objets extérieurs, ni l'objectivité des sensations. Nous cherchons
simplement si la conscience, lorsque nous concevons l'être, est enfermée dans
le moi comme dans une prison, ou bien si au contraire elle s'ouvre un passage
vers le non-moi >.
222 LA DISCUSSION DE L* ANCIEN DOGMATISME
avec l'acte ou concept qui les unit une seule réalité à deux
faces » ,2".
Mais qu'on y prenne garde : le non-moi dont nous avons l'in
tuition n'est pas la chose du sens commun. « Avoir conscience du
non-moi dans le moi, explique le P. Peillaube, de l'objet connu
dans le sujet connaissant, ne signifie nullement que nous avons
conscience des êtres extérieurs, physiques et concrets ; cela veut
simplement dire que nous avons conscience d'une réalité mentale
appelée concept, laquelle implique un rapport transcendantal avec
certaines choses en dehors de nous » (").
On se demandera, peut-être, quel est en définitive le terme de
notre intuition. Est-ce le concept, ou est-ce la chose représentée ?
Le P. Peillaube répond que c'est les deux : c'est la chose, mais
vue dans le concept, et c'est le concept, mais comme substitut
d'une chose. Que nos concepts soient représentatifs, « c'est un fait
que nous mettons au dessus de toute théorie » (301. Par le même
mouvement, l'esprit embrasse tout ensemble le signe et la chose
signifiée, le miroir et l'image qu'il reflète, la statue et la personne
qu'elle représente ; par la même intuition, il saisit à la fois le con
cept et la chose conçue l31).
Ainsi, l'objectivité des concepts est un fait que nous pouvons
constater ; elle est tellement évidente qu'elle frappe de contradic
tion quiconque tente de la nier ou de la prouver ; ne fût-ce que
pour en parler, il faut déjà l'accorder. C'est dire que le problème
de la valeur des concepts ne se pose pas ; douter de cette valeur,
c'est professer le scepticisme radical. Le P. Peillaube le montre
par deux arguments : « Si la raison d'être que je connais par mon
concept n'existe pas en dehors de mon esprit, dit-il, si l'être réel
n'est pas dans les choses tel que je le conçois, il n'y a ni corres
pondance ni conformité de connaissance entre le sujet et l'objet ;
nos facultés n'ont pas reçu une conformation ou aptitude native
pour saisir les réalités objectives, c'est-à-dire la vérité des choses.
On dirait en termes logiques que la raison n'est pas apte à perce
voir le vrai, ou bien que le vrai évident n'est pas apte à déter
miner l'intelligence ; c'est la négation du principe d'évidence.
Albert Farges
(") Comment il faut réfuter Kant, dans Rev. Hum., 1907. p. 360.
(") Ibid., p. 359.
(") Réponse de M. l'abbé Farges à M. l'abbé Sentroul, p. 681.
228 LA DISCUSSION DE L'ANCIEN DOGMATISME
sens, nous pouvons dire, après saint Thomas, que les images et
les idées sont vraies ou fausses : Et ideo bene invenitur quod sensus
est verus de aiiqua re, vel intellectus cognoscendo quod quid est.
Veritas quidem igitur potest esse in sensu, vel in intellectu cognos-
cente quod quid est » (*3).
Ainsi, c'est à la perception sensible qu'on est ramené, lors
qu'on cherche le point de dissension entre l'objectivisme et le sub-
jectivisme : celui-ci prétend que nous ne dépassons pas nos modi
fications internes, celui-là affirme que nous communiquons immé
diatement avec un non-moi. Comment trancher le débat sur le
terrain de la sensation ?
L'objectivisme constate un fait : nous avons une intuition im
médiate du réel concret. « Lorsque je revois un ami après une
longue absence ; que je presse ses mains dans mes mains avec
émotion ; que je l'embrasse dans une étreinte mutuelle ; que je
contemple ses traits altérés par la maladie ou le voyage ; que je
l'interroge sur ce qui lui est arrivé, et qu'il me répond par une
narration qui me captive pendant des heures entières, — n'est-il
pas évident qu'il y a alors une vraie communication entre lui et
moi, entre le sujet sentant et l'objet senti ? Je donne et je reçois ;
(**i Comment il faut réfuter Kant, p. 360. A quoi Mgr Sentroul répond :
c En faisant remarquer que M. Farges aurait dû mettre des points de sus
pension entre les mots quod quid est et le premier mot de la phrase suivante :
Veritas...
■ Ensuite, en remplaçant le point final de cette citation par la virgule qui
s'y trouve en effet, et en ajoutant ce qui suit immédiatement jusqu'à la fin d«
l'article: « , ut in quadam re Oera, non autem ut cognitum in cognoscente ; quod
importât nomen veri. Perfectio enim intellectus est verum ut cognitum. Et ideo,
PROPRIE LOQUENDO, veritas est in intellectu componente et dividente ; NON aUTEM
IN SENSU NEQUE IN INTELLECTU COGNOSCENTE QUOD QUID EST. Et per hoc patc!
solutio ad objecta ».
« Et les objections auxquelles saint Thomas fait allusion dans sa dernière
phrase sont tout juste celles de M. Farges. Voilà ce que saint Thomas a " fine
ment observé " » (Le subjectivisme kantien, p. 500).
Mgr Farges, peu satisfait de ce reproche de mutilation de texte, répond que
« ce reproche n'est pas sérieux ». La mutilation de sens est plus grave que l'abré
viation d'une citation ; or la vérité du jugement « n'est pas la seule qui existe et
qui puisse être ainsi nommée, au sens large, ni la seule qui importe au critique,
d'autant que dans tout acte d'intuition il y a jugement implicite d'existence ou
de possibilité » (Réponse de M. l'abbé Farges, p. 678, note).
ALBERT FARGES 229
(") Ibid., p. 353. C'est ainsi, croyons-nous, qu'est cité Mgr Mercier. Pour
mentionner la discussion que Mgr Mercier soutint avec le P. Potvain, au sujet
de la théorie des trois vérités primitives, en 1896-1897, l'auteur cite le P. Potvain.
et anonymement t la réponse Revue néo-scolaslique, févr. 1897 » (La crise de la
certitude, p. 354, note).
(") La crise de la certitude, pp. 352-353.
L'INFLUENCE DE MGR MERCIER EN ITALIE 235
ARTICLE IV
Conclusion
L'ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE
DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
A L'AUBE DU XXe SIÈCLE
ARTICLE PREMIER
1'1 Le» exigences objectives de l'action, Rev. thom., t. 6 (1898), pp. 125-138,
269-294; L'action: ses ressources subjectives, ibid., t. 7 (1899), pp. 23-39; Les
ressources du vouloir, ibid., t. 7 (1899), pp. 447-461 ; Les ressources de la raison
pratique, ibid., t. 8 (1900). pp. 377-399; Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme,
ibid.. t. 8 (1900), pp. 531-550, 648-665; t. 9 (1901). pp. 407-443.
(:) De la méthode dans le problème du réel, dans R. des sciences..., t. 28
(1939), pp. 173-203. Cet article est précédé d'une introduction par le P. H.-D. GaR-
XSL sur La construction épistémologique du P. Ambroise Gardeil, ibid., pp. 173-
178. — Pour les autres études du P. Gardeil, parmi lesquelles certaines ont quelque
rapport avec le problème de la connaissance (par exemple, les études sur la phi
losophie kantienne et sur la certitude probable), voir la bibliographie complète
de l'auteur dans le Bulletin thomiste, octobre 1931, Notes et Communications,
pp. 78»-92».
(') Flavigny fut fondé en 1865. Pour obtenir le rang de studium generale,
le jeune institut dut faire appel à des maîtres étrangers. C'est Lepidi, alors pro
fesseur au couvent de Louvain, qui fut chargé d'y organiser les études; il y sé
journa pendant cinq ans, de 1868 à 1873. Etant donné la mission dont il était
revêtu, Lepidi dut exercer une profonde influence sur ses disciples. Il semble
que cette influence se maintint à Flavigny et qu'elle s'étendit au P. Gardeil, car
le premier gradué de la nouvelle faculté, le P. Reg. Beaudoin, promu licencié
en 1869, demeura à Flavigny comme professeur, puis comme régent des études;
on le cite généralement comme le maître du P. Gardeil.
246 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES
ment celle-là, car, si tout être qui se présente comme fin d'activité
est objet de connaissance, on ne peut dire que, réciproquement,
tout être présenté à la connaissance est fin du vouloir. « Par
exemple, les choses naturelles, objet de la physique, ne sont en
aucune façon l'objet du vouloir de l'homme » : pour regarder direc
tement la volonté, l'être doit « être considéré comme bonté, comme
fin, et ces considérations ne conviennent qu'à certains êtres, les
quelles (sic) intéressent par là les virtualités internes de la volonté
qu'ils concernent... Pour regarder directement l'intelligence, au con
traire, l'être n'a qu'à lui devenir présent » (2*).
Mais le réel peut-il devenir présent à l'intelligence ? C'est sur
ce point d'interrogation que se terminent les articles consacrés à
l'action.
de sortir de mon doute est-il suspendu a lui, et se répète-t-il sur lui pour pro
gresser. Au sein de mon immanence, je ne puis échapper a la maîtrise de ce
qui est. C'est l'indivisible point de mire de ma pensée » (p. 191).
" Ce qu'il y a de vrai dan» le néo-scotitme 0901), p. 413.
(*") Le donné révélé, p. 13.
258 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPH1ES NOUVELLES
(") Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotisme (1901), pp. 429-430. Le» ques-
tions que nous soulevions tout à l'heure à propos de l'être, se posent maintenant
au sujet de l'existence en général: où et comment cette existence est-elle saisie ?
l") Le donné révélé, p. 20.
(") Ce qu'il y a de vrai dans le néo-scotitme (1901), p. 415.
AMBROISE GARDEIL 261
ARTICLE II
L'influence du blondélisme
Parmi ceux qui ont le mieux compris Blondel parce qu'ils l'ont
jugé avec sympathie, l'épistémologie néothomiste retient les noms
de deux auteurs qui réussirent à incorporer la pensée blondélienne
dans l'ancienne tradition ou. suivant la formule reçue, qui décou
vrirent chez saint Thomas les idées heureuses de Blondel. Ce sont
le P. Maréchal et le P. Rousselot.
On ne s'étonnera point si les synthèses de ces deux philosophes
offrent de frappantes analogies. Pour éviter les redites, nous nous
attacherons spécialement à l'aspect positif de leur doctrine, nous
contentant de signaler, par mode de conclusion, les rapprochements
qu'on peut faire avec la pensée de Blondel.
Joseph Maréchal
chez les profanes et les mystiques, dans Etudes sur la psychologie des mystiques,
t. 1 (Ie éd., Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1924, pp. 69-179; 2» éd.. Bruxelles,
L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1938, pp. 63-168).
(*) Cet ouvrage comporte six Cahiers. Cahier I: De l'antiquité à la fin du
moyen âge: la critique ancienne de la connaissance (Ie éd., Bruges, Beyaert —
Paris, Alcan. 1922; 2" éd., Louvain, Museum Lessianum — Paris, Alcan, 1927;
3e éd., Bruxelles, L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1944). Ca
hier Il : Le conflit du rationalisme et de l'empirisme dans la philosophie moderne,
avant Kant (1° éd. Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1923; 2" éd. Bruxelles, L'Edi
tion Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1942; 3» éd. ibid., 1944). Ca
hier 111: La critique de Kant (Ie éd., Bruges, Beyaert — Paris, Alcan, 1923; 2" éd.
Bruxelles, L'Edition Universelle — Paris, Desclée De Brouwer, 1942; 3" éd. ibid.,
1944). Cahier IV: Par delà le kantisme: Vers l'idéalisme absolu (n'a pas paru).
Cahier V : Le thomisme devant la philosophie critique (Louvain, Museum Lessia
num — Paris, Alcan, 1926). Cahier VI: Les épistémologies contemporaines (n'a
pas paru). Tous les Cahiers parus ont été rédigés entre le mois d'octobre 1915 et
le mois de novembre 1917; pour le Cahier V, notons, avec le P. Maréchal, qu'il
était « écrit depuis 1917 et prêt à l'impression depuis le commencement de dé
cembre 1923. (Reo. thom., 1924. p. 417).
C) Dans Rev. néo-scol. de phil, t. 29 (1927), pp. 137-165. Nous le citerons
en abrégé : Dynamisme.
(*) Dans Reo. néo-scol. de phil. t. 31 (1929), pp. 27-52, 121-147. 309-342. En
abrégé : A bstraction .
(*) Dans Reo. néoscol. de phil., t. 42 (1939), pp. 341-384.
JOSEPH MARÉCHAL 265
ment ne doit plus seulement être expliqué, il doit être fondé. Dans Le tenBment
de présence, le P. Maréchal n'avait évidemment pas à tenir compte de ce nouveau
problème; aussi le terme « postulat » dont nous nous servons n'a ici aucun carac
tère péjoratif: il vise simplement à souligner le point de vue propre de la justi
fication critique.
JOSEPH MARÉCHAL 271
(") Cahier V, p. X.
JOSEPH MARÉCHAL 273
^
JOSEPH MARÉCHAL 275
i
JOSEPH MARÉCHAL 277
à
r
290 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
(") Ibid., pp. 262, 270, 273, 291, 333, 345. 405. 406, 412. 424; Dynamitme,
p. 160.
(") Cahier V, p. 334.
296 LE THOMISME DEVANT LES PH1LOSOPHIES NOUVELLES
(") Pour prévenir toute équivoque, rappelons que la fin subjective adéquate
de notre dynamisme intellectuel consiste dans la possession de Dieu ; la fin
objective dernière est Dieu, objet de cette possession.
(") Cahier V, p. 336. (**) Dynamisme, p. 160.
JOSEPH MARÉCHAL 297
en quel sens il est vrai de dire que les deux critiques diffèrent
non par leur méthode, mais par leur point de départ.
* **
Pierre Rousselot
*
PIERRE ROUSSELOT 303
(") /bief., pp. 92, 108, 122. On rapprochera cette notion de l'objet intelligit>1s
de la définition proposée par le P. Maréchal, dans ses Cahiers. Seulement, pou:
celui-ci, on s'en souvient, le réel métaphysique peut être du possible aussi biei
que de l'actuel.
(") Amour spirituel et synthèse aperceptive, p. 225.
("i L'être et l'esprit, p. 568.
PIERRE ROUSSELOT 305
(**) Ibid., p. v.
(") Ibid., p. [XVI] : L. de Grandmaison. dans sa notice sur le P. Rousselot
(") Ibid., p. 59. (") Ibid., p. xvn, note 1.
PIERRE ROUSSELOT 309
("l Notons, avec A. MlLET (Le» « Cahiers » du P. Maréchal, p. 250, note 65),
ce texte du P. Rousselot: «L'immanence de la volition dans l'intellection est...
314 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
ARTICLE III
Joseph de Tonquédec
une des notions les plus nécessaires à éclaircir. C'est pourquoi j'ai essayé d'utiliser
certaines notions précieuses que la philosophie moderne a mises au jour touchant
la potentialité, l'appétivité, la volontariété de toute connaissance conceptuelle *
[Remarque» sur l'histoire de la notion de foi naturelle, dans Recherches de Science
Religieuse, t. 4 (1913), p. 36). Et signalons que « le P. Rousselot connaissait très
bien la " philosophie de l'action " et avait suivi attentivement, grâce à son ami
le R. P. Auguste Valensin, les diverses phases de son évolution ». D'après
E. MaRTY (Le témoignage de Pierre Rousselot, 2° éd., Paris. Beauchesne, 1940.
p. 259), il aurait même eu l'amhition de pousser l'oeuvre blondélienne à sa su
prême perfection en la rendant tout à fait thomiste.
111 Joseph de Tonquédec, S. J., naquit en 1868.
1*) Les articles sur E. Le Roy, publiés dans les Etudes (20 mars, 20 mai,
5 juillet et 5 août 1907), furent réédités en brochure: La notion de vérité dans la
« Philosophie nouvelle », Paris, Beauchesne, 1908. Les études sur H. Bergson:
Dieu dans « L'Evolution créatrice » (Etudes, 5 mars 1908 et 20 février 1912).
Bergsonisme et Scolastique (Revue critique des Idées et des Lettres, 25 décembre
1913), La clef des Deux sources (Etudes, 5 et 20 décembre 1932), Le confenu des
Deux sources (Etudes, 20 mars et 5 avril 1933) furent rééditées en un volume:
Sur la philosophie bergsonienne, Paris, Beauchesne, 1936.
i*) Paris, Beauchesne, 1913; les pp. 63-115 sont consacrées à la connaissance.
Cet ouvrage parut en 3" édition en 1933. Noua le citerons d'après la première
édition, par le mot Immanence.
(*) Le titre complet de l'ouvrage est: Deux études sur « La Pensée » de
JOSEPH DE TONQUÉDEC 315
(*) Ibid . p. 16. De son côté. Le Roy affirme que « la réalité n'est pas faite
de pièces distinctes juxtaposées ; tout est intérieur à tout ; dans le moindre détail
de la nature ou de la science, l'analyse retrouve toute la science et toute la
nature;... la pensée, en un mot, s'implique elle-même tout entière è chacun de
ses moments ou degrés. Bref, il n'y a jamais pour nous de donnée purement
externe... L'expérience elle-même n'est point du tout une acquisition de " choses "
qui nous seraient d'abord totalement étrangères; non, mais plutôt un passage de
l'implicite à l'explicite » (Dogme et Critique, pp. 9-10, cité dans Immanence,
pp. 6-7).
(9) Deux Etudes, p. 46. (") Immanence, p. 83.
|") Ibid., p. 26. (") Ibid., p. 67.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 317
l21) Remarquons que ceci est écrit six ans après Le problème critique fonda
mental du P. Picard, dans lequel la certitude de l'expérience interne joue un
rôle critique de premier plan.
|"1 Critique, p. U.
|**) L'esprit de la philosophie médiévale, I» série, Paris, Vrin, 1932, p. 319.
|*") Deux Etudes, p. 85. Cfr aussi Critique, pp. 146 note I, 150.
320 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
»
JOSEPH DE TONQUÉDEC 325
connaître n'est pas agir, l'intellect agent ne peut être une faculté
cognitive. Et puisque la réalité elle-même doit être connue, telle
qu'elle est, l'intellect agent ne peut modifier les données sur les
quelles il « agit », il ne peut rien construire, mais uniquement « isoler
ou abstraire les éléments intelligibles que le sensible portait en
soi » (").
Après l'abstraction seulement, commence la véritable connais
sance intellectuelle ; elle est une intuition de l'objet élaboré, mais
non déformé, par l'intellect agent. « Acte direct, immédiat, simple,
" indivisible ", qui n'admet aucun intermédiaire logique entre lui
et son terme » ,64), cette appréhension intellectuelle, comme l'appré
hension sensible, ressemble à un « toucher », à une « vue », à une
« lecture de l'intérieur » (65). Elle ne déforme rien, elle ne mutile
rien, car, encore une fois, l'incomplet ou l'inadéquat n'est pas le
faux.
On le voit, la définition du connaître et la critique du blondé-
lisme sont les deux « clefs » de la théorie de l'abstraction intuitive.
Il nous reste à étudier maintenant comment elles expliquent aussi
la doctrine du jugement.
Qu'est le jugement ? En quoi consiste-t-il ?
Précisons d'abord de quelle sorte de jugement il s'agit ici, car
il y en a de plusieurs espèces : « le jugement qui repose sur les
actes intellectuels accomplis par l'individu lui-même (appréhensions,
raisonnements, jugements antérieurs), et le jugement de croyance,
qui a pour fondement un témoignage étranger ; — le jugement
certain et le jugement probable où se formule une simple opinion ;
enfin le jugement vrai et le jugement faux » (**). Comme matière
de son analyse, l'auteur prend le jugement vrai et certain, où le
sujet ne relève que de lui-même ; il l'appelle le jugement de science.
Le jugement de science a deux fonctions bien distinctes. La
première, c'est, « pour ainsi dire, de réfracter la pensée simple,
de la décomposer, puis de la fixer en une forme analytique. Il
doit 1'" interpréter ", sans la dépasser, ni rien lui ajouter. Il n'a pas
à l'étendre ou à la compléter, à y faire pénétrer un supplément
d'information, mais simplement à la développer, à en expliciter le
->
JOSEPH DE TONQUÉDEC 331
f) Ibid., p. 195.
334 LE THOMISME DEVANT LES PHILOSOPHIES NOUVELLES
(7*) L'auteur l'appelle lui-même une question « secondaire à l'égard des pré
cédentes » (Critique, p. 219), mais d'un point de vue bien précis. Dans les cHa-
pitres antérieurs de son ouvrage, il a évidemment montré la valeur de la con
naissance ; aussi, la question de l'existence de la vérité, question capitale dans
les anciens traités, n'est plus à envisager ici. 11 ne reste plus qu'à indiquer où
se trouve la vérité, dans quel acte nous l'atteignons proprement.
(1*) Critique, p. 230. (1*) Ibid., p. 231.
JOSEPH DE TONQUÉDEC 335