Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La
P O L I TI Q U E
des États et leur
GÉOGRAPHIE
BU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
A geegraphy of Europe, New York, Henry Holt and Co. 1950. 1 vol.
Une individualité géographique ne résulte pas
de simples considérations de géologie et de climat.
Ce n’est pas une chose donnée d’avance par la
nature. Il faut partir de cette idée qu’une contrée
est un réservoir où dorment des énergies dont la
nature a déposé le germe, mais dont l’emploi
dépend de l’homme. C’est lui qui, en la pliant à
son usage, met en lumière son individualité. Il
établit une connexion entre des traits épars;
aux effets incohérents de circonstances locales il
substitue un concours systématique de forces. C’est
alors qu’une contrée se précise et se différencie,
et qu’elle devient à la longue comme une médaille
frappée à l’effigie d’un peuple.
LE CLOISONNEMENT DU MONDE
les rivières, les côtes, les crêtes, d’autres bien plus nombreuses,
et généralement plus importantes dans la pratique de la vie
quotidienne, qui sont abstraites dans leur existence, mais très
concrètes par leur signification matérielle.
Ce compartimentement des espaces accessibles à l’homme et la
fluidité des cloisons à travers l’histoire rendent la politique
extérieure nécessaire à toute unité d’espace désirant se diffé
rencier des secteurs d’espace qui l’environnent. Ces mêmes phé
nomènes n’ont cessé depuis longtemps de donner à l’espace
géographique son caractère différencié, et de varier presque à
l’infini les possibilités de différenciation. L’essence même du
phénomène politique avec toutes les notions de relations et
d’organisation qu’il comporte, ne saurait se comprendre sans ce
principe fondamental de la différenciation spatiale. Et ce principe
possède une valeur tout aussi universelle que l’habitat humain.
Il suffit en effet de se tourner vers le droit (et l’on vient de
constater qu’il en est de même de la géographie) pour voir les
espaces se différencier dès qu’ils deviennent accessibles aux
hommes : depuis que la haute mer est le lieu d’une navigation
active, des usages se sont établis, ont été codifiés, donnant nais
sance à un droit maritime ; depuis que les hommes ont appris
à naviguer dans les airs, on s’est mis à discuter des principes sur
lesquels fonder un droit international public de l’air ; enfin,
comme l’importance des ressources du sous-sol augmentait, et
qu’avec des techniques améliorées les hommes fouillaient plus
profondément les entrailles de la Terre, toute une législation
complexe, variant selon les pays, fut élaborée pour réglementer
l’accès et l’usage de ces espaces souterrains.
La haute nur est pourtant un vaste espace bien uniforme :
nous notions la difficulté que l’on éprouve à en accuser la variété.
La notion même de « haute mer » distingue les vastes espaces
marins sur lesquels ne doit s’étendre l’autorité d’aucun État
particulier par opposition aux espaces côtiers soumis au con
trôle des États riverains et désignés sous le nom des eaux terri
toriales. La délimitation des eaux territoriales est d’ailleurs une
première difficulté à laquelle on peut se heurter en certains cas.
Mais il convient d’ajouter que la haute mer n’est guère acces
sible aux hommes que lorsqu’ils se trouvent dans des vaisseaux ;
il est bien exceptionnel qu’un individu sorte à la nage des eaux
territoriales : s’il le fait, il est généralement accompagné de
quelque embarcation dont en somme le nageur dépend. Or,
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 7
milieu n’est pas purement physique dès qu’il s’agit d’une por
tion d’espace accessible à l’homme, et la géographie ne s’inté
resse guère qu’à ce genre-là d’espace ; le fait d’être accessible
confère à cet espace ou au compartiment étudié une certaine
qualité d’accessibilité qui n’est jamais absolue, qui ne peut pas
l’ètre puisque la notion d’accès implique la possibilité de mou
vement dans l’espace, de circulation. De plus, étant humanisé,
ce compartiment d’espace acquiert des caractères économiques,
puis sociaux, qui participent de la définition du milieu local,
des conditions ambiantes. Si l’on veut s’en tenir aux conditions
locales, il faut englober dans la notion de milieu les conditions
humaines, économiques, sociales, politiques, aussi bien que les
conditions physiques. Seulement, dès que l’on voudra se servir
de ce milieu local pour expliquer les phénomènes qui s’y passent,
sans faire intervenir des conditions et des facteurs extérieurs
au lieu donné, on.ne pourra le faire qu’après avoir démontré que
le phénomène en question est isolé de toute influence extérieure
de façon tout à fait étanche. Alors on pourra opérer in vitro. Il
se trouve seulement que ni la politique ni la géographie ne s’étu
dient ni ne s’appliquent in vitro ; leur domaine est entièrement,
totalement in vivo. La notion de milieu géographique ne peut
donc pas se contenter des conditions locales.
La nécessité d’éviter le déterminisme des conditions locales
dans le raisonnement de la géographie politique apparaît avec
évidence dès que l’on tente de l’appliquer au domaine des rela
tions internationales : un pays plus vaste, plus peuplé, disposant
d’un plus grand nombre et d’une plus grande variété de pro
ductions devrait être plus puissant en politique internationale
qu’un pays plus petit, moins peuplé, disposant de moins de res
sources. Comparons alors l’Inde et l’Angleterre vers 1900, le
Japon et la Chine vers 1935, l’Allemagne et l’alliance des deux
empires français et britanniques en 1940. Ce sont des relations
simples, basées sur des faits statistiques simples qui conduisent
aux pires erreurs, et l’histoire est pleine de démonstrations du
fait que depuis toujours ce n’est pas la masse qui fait la loi. La
Bible conte à ce sujet la célèbre histoire de Goliath et de David.
Il n’est pas d’époque où l’on ne puisse trouver quelque cas plus
ou moins frappant d’une inversion apparente de puissance. H
arrive certes que l’État qui a la masse pour lui, l’emporte ; on
trouve cela tout naturel et pourtant il n’est même pas certain
que ce fut vrai dans la majorité des conflits. Tout l’effort des
12 POLIT QUE ET GÉOGRAPHIE
1. Voir à ce sujet nos articles : Vauban and Modem Geography, dans Geo
graphical Review, New York, 1944, p. 120-128; et De l’organisation de l’espace,
«tels Revue Économique, Paris, mai 1950, p. 60-71.
28 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
passée des Romains ; il sait que les peuples peuvent réagir contre
les défauts du climat et expose que les mauvais législateurs sont
ceux qui favorisent les vices du climat, et les bons sont
ceux qui s’y opposent (chapitre v). La prudence naturelle à
l’époque à un réformateur hardi, qui ne tient pourtant pas à
trop se compromettre, a pu causer quelques contradictions, du
moins en apparence. Ainsi au livre XV, consacré aux rapports
des lois de l’esclavage civil avec la nature du climat, Montes
quieu dit bien : « Il y a des pays oü la chaleur énerve le corps,
et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à
un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage
y choque donc moins la raison comme tous les hommes
naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature,
quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison natu
relle » (chapitre vu), mais ce sera pour conclure (chapitre vin) :
« Il n'y a peut-être pas de climat sur terre où l’on ne pût engager
au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal
faites, on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes
étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage. » C’est donc
bien le système juridique et non le climat qui paraît à l’auteur
déterminant.
Enfin le livre XVII contient des passages célèbres où la répar
tition des climats sur les deux continents semble expliquer les
différences de régimes, la liberté de l’Europe et la servitude de
l’Asie. Le climat n’est d’ailleurs pas en l’occurence la seule cause
indiquée par Montesquieu, dont la méthode suppose presque
toujours une multiplicité de raisons : ainsi (chapitre vi) la dis
position du relief lui paraît également importante ; la massivité
de l’Asie, l’uniformité du relief sur de vastes espaces semblent
avoir contribué à l’établissement de grands empires alors que le
relief fouillé de l’Europe aurait causé également une division
en un grand nombre d’unités politiques de médiocre étendue.
Dès sa préface, Montesquieu avait demandé au lecteur « d’ap
prouver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques
phrases ». Or, il est loin de chercher toutes ses explications dans
le milieu physique. En d’autres parties de L’Esprit des Lois, la
répartition des lois est étudiée dans ses rapports avec les reli
gions des divers pays, avec les principes qui forment l’esprit
général, les moeurs et manières d’une nation, avec les principes
du gouvernement, avec le nombre des habitants et avec le com
merce. Si le milieu géographique, bien compris, intervenait dans
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 31
qu’il préparait. Il faut chercher ses idées dans une foule d’ar-
ticles, de comptes rendus et aussi d’ouvrages régionaux. On y
trouve beaucoup de formules importantes qui font vivement
regretter que Vidal de la Blache n’ait pu songer à rassembler
ses idées en un système ; il est encore possible que son esprit
fût surtout porté vers l’analyse et vers les besoins immédiats
de l’enseignement supérieur qui ne cherchait, ni en Sorbonne
ni à l’École Normale Supérieure, à former des politiques. Nourri
de classiques grecs, pénétré de méthode historique, Vidal sen
tait profondément la fluidité et la complexité des faits humains.
« L’examen d’une question, n’hésitera-t-il pas à écrire, soulève
plus de questions qu’il n’en résoud. » Mais l’explication doit
toujours pour lui accompagner et supporter la description des
phénomènes ; c’est par là qu’il mérite bien d’être qualifié de
fondateur de la géographie scientifique en France, rompant
avec la tradition d’Élysée Reclus. Sa méthode d’analyse com
porte deux coordonnées essentielles : les rapports du phénomène
étudié dans le temps et les rapports dans l’espace avec tout ce
qui est extérieur au dit phénomène, mais en relation avec lui.
Vidal ne perd à aucun moment le sentiment de la fluidité des
phénomènes géographiques. Il voit comment ce qui est inscrit
sur la carte immobile s’inscrit aussi constamment sur les courbes
du temps. Dans toute cette fluidité il observe la persistance dans
certaines régions de certains traits. Faut-il en conclure que les
conditions physiques inhérentes à ces régions causent ces traits
permanents ? Vidal repousse une solution aussi grossière. On
n’observe ni partout ni toujours de telles obstinations dans
l’histoire des peuples. La nature propose, selon Vidal, aux hommes
dans toutes les situations toute une gamme de possibilités d’ac
tion ; parmi toutes ces possibilités, l’homme choisit sa voie.
On constate sans doute dans le choix qui est fait par les peuples
des « préférences tenaces » ; mais ce sont là des faits de civilisa
tion et non des impératifs de la nature locale. Dans toute la
fluidité des faits successifs recensés par l’histoire, les éléments
les plus stables ne sont donc pas les conditions du choix propo
sées par la nature, mais les principes de civilisation qui orientent
le choix dans un certain sens. La civilisation, d’ailleurs, est a te
nace », mais non pas immuable ; on voit parfois les « préférences »
évoluer.
Voilà donc posé un autre problème, celui des zones de civili
sation, de ce cloisonnement culturel du monde qui apparaît dans
48 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
ÿ îJî
tation prudente qui résume plus les travaux des autres qu’elle
n’oriente vers des sentiers non encore défrichés. Une direction
pourtant mérite d’être retenue : « le monde n’est pas seulement
une collection de “facteurs”, soit de conditions et de lois, dit
Bowman, mais c’est encore une série de processus... Ce n’est
qu’en regardant comment la vie s’écoule qu’on peut voir la vie. »
Ce sentiment profond du mouvement perpétuel qui anime le
monde vivant et qui rend si constamment fluides les phénomènes
géographiques, Bowman l’a certes eu toute sa vie. Jeune uni
versitaire débutant dans l’enseignement supérieur à Yale, il y
avait connu la grande époque du physicien Gibbs, dont les
principes devaient, comme la loi des phases, par exemple, de
meurer parmi les fondements de la thermodynamique moderne.
On devine l’intérêt passionné que pouvait susciter chez un jeune
géographe américain vers 1910 des lois gouvernant le compor
tement d’un mélange de gaz hétérogènes enfermés en vase clos.
De semblables méthodes ne pourraient-elles s’appliquer à la
recherche des principes du comportement des éléments dispa
rates dont l’amalgame constitue les sociétés et les nations ?
Cette audacieuse conception d’une « thermodynamique sociale »
ne fut pas mise alors à l’épreuve malgré la richesse du laboratoire
que constituaient les États-Unis du début du siècle.
Fluidité et dynamisme de la géographie humaine, Bowman
les constatait chaque jour sur son continent en voie de peuple
ment et d’organisation. Il n’est que de suivre un peu l’histoire
nord-américaine pour voir combien l’espace différencié, considéré
à l’état brut, n’a aucune valeur ni signification stables ; ce n’est
que l’organisation de cet espace qui lui confère une valeur esti
mable. Le phénomène du front de colonisation qui avance contre
le vide ou la barbarie attira vivement Bowman : l’importance
du pionnier et du contact civilisation-barbarie aux États-Unis
avaient déjà frappé Tocqueville un siècle plus tôt. On retrouve
le processus, transformé, étendu, au xxe siècle; et, vers 1920, le
grand historien américain Frédéric J. Turner avait, dans un
ouvrage célèbre, The Frontier in American History, mis le fait
du front de peuplement à la base de tout l’américanisme. En
trois ouvrages importants, dont il écrit le premier et dont, pour
les deux autres, il dirige la composition (The Pioneer Fringe,
1931 ; Pioneer Seulement, 1934 ; Limits of Land Seulement, 1937),
Bowman pose le problème de l’extension et de la variété de ces
fronts de peuplement et de colonisation dans le monde. « C’est
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 65
à la limite des terres habitées que nous avons depuis longtemps
saisi le plus clairement le défi que l’humanité lance à la nature.
L'homme pose désormais et de plus en plus des problèmes que
la nature seule ne peut résoudre, car ces problèmes sont en rap
port avec la qualité de la civilisation dont cet homme jouit ou
souffre, et qu’il y a là une question de loi économique non moins
qu’une question de la nature et de l’esprit. 1 » La complexité
du problème régional, de l’usage qu’une organisation humaine
fait d’un compartiment donné d’espace, apparut à Bowman
de bonne heure. Il nous disait une fois en conversation parti
culière, vers la fin de sa carrière : « Toute ma vie durant, j’ai
livré un long combat pour expliquer aux gens que le milieu na
turel ne signifiait pour eux que ce qu’ils voulaient bien y voir »,
Le politique, l’homme d’action revenait ainsi aux différenciations
culturelles qui contribuent tant à différencier l’espace et à varier
son organisation.
A l’époque où travailla Bowman, l’un de ses anciens collègues
de Yale répandait aux États-Unis, et dans une certaine mesure
à travers le monde, une tout autre conception de l’interpréta
tion de l’histoire politique par la géographie. Le professeur Ells-
worth Huntington, qui publia quelque dix-huit volumes au cours
d’une carrière fort active, restera sans doute dans la littérature
géographique comme le champion le plus extrême du déter
minisme climatique en politique. Huntington s’était spécialisé
d’abord dans l’exploration et l’étude des déserts d’Asie. Le passé
éclatant des civilisations d’Asie centrale et sud-occidentale,
comparé à la misère de ces mêmes régions au début de ce siècle
lui inspirèrent l’idée d’un dessèchement qui avait ruiné la ri
chesse et la puissance des États d’antan. Concevant à partir
de là une théorie générale, Huntington avait décidé que l’on
pourrait expliquer toute la variété de l’histoire par des varia
tions climatiques.
A un dessèchement subit, dont il aurait fallu trouver le contre
coup en d’autres régions du globe, Huntington préféra un des
sèchement progressif ou encore « pulsatile ». Dans une série d’études
fort attachantes, il expliqua par des alternances de périodes
sèches et humides, amenant des progrès de la sécheresse à la
longue, les « pulsations » de l’histoire en Asie et même en Europe.
1. Isaiah Bowman, The Pioneer Fringe, Foreign Affairs, vol. 6, p. 49-66.__________
Sur l’ensemble de l’œuvre de Bowman et sa biographie, voir surtout « Isaiah
Bowman •, par Gladys M. Wrigley, Geographical Review, janvier 1951, p. 7_65_
66 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
LE TERRITOIRE EN POLITIQÜE
détruit plus facilement que s’il était plus étendu, toutes ses ins
tallations militaires ou industrielles étant plus à portée et moins
dispersées devant les attaques d’un adversaire dont la puissance
offensive sera toujours, en principe, proportionnée aux moyens
de défense connus du petit pays.
En temps de paix, une politique poursuivant des fins civiles
ne trouvera pas forcément avantage à se fonder sur un territoire
plus étendu. On pourra remarquer seulement qu’un territoire
plus vaste devrait signifier un plus grand marché intérieur, donc
des prix de revient moins élevés en moyenne, mais le marché est
rarement proportionnel à l’espace : jusqu’à une époque récente,
le marché intérieur de la petite Angleterre était plus important,
par la consommation intérieure de la plupart des produits, que
le marché intérieur de l’immense Russie ; aujourd’hui encore il
n’y a guère de commune mesure entre la consommation natio
nale des États-Unis et celle de l’U. R. S. S. pourtant beaucoup
plus étendue.
Il y aurait cependant un aspect négatif, mais important, de
l’étendue du territoire qui constituerait un avantage pour la
guerre comme pour la paix : c’est la faculté juridique de l’État
d’interdire à tout autre État en vertu de sa souveraineté l’usage
ou le passage des espaces soumis à son autorité. L’accès au ter
ritoire est négociable : l’État qui dispose de cet accès ne l’accor
dera donc qu’en en retirant une contre-partie. L’illustration
la plus récente et la plus évidente de ces avantages résultant
d’une plus grande étendue est fournie par les relations anglo-
américaines depuis 1940. La puissance britannique contrôle
de par le monde bien plus d’espace que la puissance américaine ;
cette dernière dispose indiscutablement de moyens militaires
et économiques désormais très supérieurs à ceux du Royaume-
Uni ou même de tout le Commonwealth. Néanmoins, le Royaume-
Uni a pu obtenir divers avantages en cédant aux États-Unis
des bases dans ses possessions antillaises d’abord, et ailleurs
aussi ensuite ; aux bases militaires s’ajoute en temps de paix,
pour les besoins civils, le droit de survol et d’escale pour lignes
aériennes. L’étendue des teri'itoires britanniques a permis aux
délégués du Royaume-Uni d’exercer une pression considérable
sur les accords internationaux en matière d’aviation commer
ciale, en particulier quant aux prix du transport. Il suffit, par
exemple, aux autorités britanniques d’annuler ou de refuser le
droit d’escale à tel ou tel point sur territoire britannique à une
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 75
des continents massifs » ont fait réfléchir bien des gens. Paul
Valéry se fit dès 1919 l’interprète de ce sentiment en un passage
célèbre :
L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire
un petit cap du continent asiatique ?... La petite région européenne
figure en tête de la classification depuis des siècles. Malgré sa faible
étendue et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire,
elle domine le tableau. Par quel miracle ?... Mettez dans l’un des
plateaux d’une balance l’Empire des Indes ; dans l’autre le Royaume
Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche 1
voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses con
séquences sont plus extraordinaires encore: elles vont nous faire
prévoir un changement progressif en sens inverse. (Variété I.)
Ce changement qui apparaît à Valéry comme propre au xxe
siècle tend à « rendre tout son poids à la masse ». L’idée s’est en
effet répandue qu’avec les progrès des techniques de transport
et de production, avec la fabrication en masse et en série, avec la
rapidité des communications, les petites quantités, les petites
dimensions perdent leur valeur. L’arrivée au premier plan de la
puissance politique d’Ëtats aussi étendus que les États-Unis
et l’Union Soviétique, auprès desquels les territoires de la France
ou de la Grande-Bretagne paraissent nains, tous ces changements
ont impressionné les esprits au point de faire couramment
admettre aujourd’hui que l’histoire a désormais changé d’échelle
et que la quantité l’emporte sur la qualité.
L’examen attentif du cloisonnement du monde au xxe siècle
conduit pourtant à des conclusions bien différentes ; on en vient
à se demander si Valéry, avec beaucoup d’autres, n’avait pas
accepté trop facilement des généralisations hâtives. Jamais
l’Europe, ce « petit cap », n’a été aussi divisée en compartiments
nationaux différents qu’à l’époque présente ; est-ce là un signe
de la décadence de l’Europe ? Ce n’est pas certain. L’Asie, qui
n’est certes pas sur son déclin politique, s’est, elle aussi, com
partimentée politiquement plus que jamais en vertu de traités
récents. Certains ont voulu appeler notre époque celle des « par
tages territoriaux » : n’a-t-on pas dépecé beaucoup de grands
empires comme l’empire austro-hongrois, l’empire ottoman,
puis l’empire des Indes et l’empire colonial néerlandais. Les par
tages continuent jusqu’aux toutes dernières années : partage
de la région indienne entre Pakistan, Inde et Ceylan ; par
tage de la Palestine (elle-même un fragment de l’ancien em
pire ottoman) entre l’État d’Israël, la Transjordanie et l’Ëgypte ;
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 77
*❖*
1. Victor Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée, Paris, Armand Colin, 1927, 2 vol.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 83
chands qui veulent éviter les gros frais du passage par Paris,
et qui arrivent par la Basse Seine ou de la Loire se dirigent vers
ce fleuve, doivent payer tribut à Simon de Montfort, qui fait
face à la Normandie. Par sa mère ce haut baron avait des atta
ches en Angleterre, étant petit-fils du comte Robert de Leicester.
Or, Henri Plantagenet, roi d’Angleterre et duc de Normandie,
par son mariage avec Éléonore d’Aquitaine, acquiert les pays
de la Basse Garonne. Si la route de la Méditerranée était barrée
au Plantagenet à partir de la Seine par Simon de Montfort et
le roi de France, voici que l’accès d’une autre route isthmique
lui devient possible par le Languedoc : afin de lui barrer cette
route, Simon de Montfort s’en alla défaire les Albigeois et con
quérir le Languedoc. Lorsque ce dernier sera annexé au domaine
royal de France par Philippe-Auguste, le roi de France se trou
vera barrer solidement la route de la Méditerranée au roi normand
d’Angleterre. C’est ainsi que, pour A. Varagnac, les conditions
génératrices de la guerre de Cent ans seront réalisées. « La fin de
la guerre de Cent ans s’explique à son tour : d’autres faits de
civilisation apparurent au début du xve siècle, qui changèrent
les destins. En 1408, petit signe avant-coureur, — le Normand
Jean de Béthencourt s’installe aux Canaries, malgré une escadre
anglaise qui devant la Corogne tentait de l’intercepter : l’ère
s’annonce des grandes découvertes. Elles deviendront vite indis
pensables. Si en 1429, Jeanne d’Arc sauve Orléans, en 1430, à
l’autre bout de la route vénitienne, le sultan Mourad II enlève
Salonique. Dès lors, les assauts contre Constantinople se succé
deront jusqu’à sa chute en 1453 : fermant la Méditerranée orien
tale, les Turcs ont obligé le commerce occidental à chercher
d’autres voies que les fleuves et les routes de France. Mais les
jeunes nations, lentement mûries le long de ces voies ancestrales,
seront bientôt prêtes à engager entre elles la course aux colonies,
aux empires. En tout état de cause, du jour où le transit se fait
par longs-courriers, l’Angleterre perd toute raison de conquérir
la France : leurs champs de bataille sont ailleurs.1 »
On peut compléter cette vue de l’histoire de l’isthme français
par une autre remarque : le traité de Verdun de 843 partageant
l’empire de Charlemagne avait créé trois royaumes qui tous
s’étendaient de la mer du Nord à la Méditerranée ; Lothaire
avait pris pour lui la grande route, celle du Rhin et du Rhône,
avec les grands cols des Alpes. Louis le Germanique gardait
1. A. Varagnac, ibid.
88 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
**Hî
***
1. Lettre traduite par nos soins sur le texte de The Writings of Thomas Jef
ferson, collected and edited by Paul Leicester Ford, édition de 1899, vol. X,
p. 277-279, « To James Monroe ».
96 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
Cher Monsieur,
des droits des nations, par suite des interventions des unes dans
les affaires intérieures des autres, qui avaient été commencées d’une
façon si criminelle par Bonaparte, et que continue maintenant
la non moins illégitime Alliance, qui se qualifie de Sainte,
Mais nous devons d’abord nous poser une question à nous-mêmes*
Désirons-nous acquérir pour notre confédération l’une ou plu
sieurs des provinces espagnoles ? Je confesse candidement avoir
toujours regardé Cuba comme l’addition la plus intéressante qui
puisse jamais être faite à notre système d’États. Le contrôle que
cette île, avec la péninsule de Floride, nous assurerait sur le golfe
du Mexique ainsi que sur les contrées et les isthmes qui le bordent,
compléterait à la perfection notre confort politique. Cependant,
je comprends que cecine pourrait jamais être atteint, même avec son
consentement, que par la guerre ; et comme son indépendance»
qui serait notre second choix (et surtout son indépendance par
rapport à l’Angleterre), pourrait être obtenue sans guerre, je n’é
prouve aucune hésitation à abandonner mon premier vœu de
possibilités futures, et à accepter son indépendance, avec la paix
et l’amitié de l’Angleterre, plutôt que son agrégation au prix d’une
guerre et de l’hostilité britannique.
Je pourrais donc adjoindre honnêtement à la déclaration pro
posée que nous ne voulons acquérir aucune de ces possessions,
que nous ne nous opposerons à aucun arrangement à l’amiable
entre elles et leur mère-patrie, mais que nous nous opposerons
par tous les moyens à toute intervention par la force de toute
autre puissance, que ce soit en tant qu’auxiliaire, mercenaire, ou
sous toute autre forme ou prétexte, et tout spécialement à leur
transfert à quelque puissance par conquête, cession, ou acquisition
ou par toute autre voie. Il me semblerait donc opportun que l’Exé-
cutif encourageât le gouvernement britannique à poursuivre dans
les dispositions indiquées en ces lettres par des assurances de son
concours aussi loin que son autorité puisse aller ; et, comme cela
pourrait nous entraîner à la guerre, dont la déclaration exige un
acte du Congrès, l’affaire devrait être exposée devant celui-ci et
considérée à sa première séance sous l’aspect raisonnable sous
lequel elle est envisagée.
1. Voir la préface de Sir Charles Webster à son volume Britain and the Inde-
pendence of Latin America, collection de documents diplomatiques du Foreign
Office, et aussi l’ouvrage de H. Temperley, The Foreign Poiicy of Canning.
100 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
BiBLIOTECA I
un DFFIIIllïmS GE gegciifim
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 101
libre plus difficile que lorsqu’on était une île en dehors du con
tinent.
La position stratégique des îles apparaît ainsi comme un fac
teur important sans doute, mais non pas décisif. Le sort des
luttes politiques se joue sur les continents ou sur les océans plutôt
que dans les îles. Tant de généralisations que l’on pourrait vou
loir déduire du cas britannique sont démenties par le cas japo
nais, et vice versa. Certains ont voulu voir dans le fait que les
Alliés de 1942 contrôlaient les terres de l’Europe la raison de
leur victoire sur l’Allemagne hitlérienne qui avait presque réalisé
l’unité européenne ; cette théorie repose sur le fait que la Grande-
Bretagne et l’Afrique du Nord ont servi de bases aux débar
quements alliés. Ces débarquements n’ont été possibles pour
tant que grâce à toute la masse de la puissance américaine qui
permit à ces bases de se maintenir, puis de s’organiser pour
l’action offensive. Ils furent facilités par l’existence du front
oriental qui retenait et usait une grande partie des forces alle
mandes. La position insulaire ne vaut encore une fois que par
le système de relations auquel elle participe.
En dernière analyse, la position insulaire n’offre qu’un seul
avantage permanent au peuple habitant l’île : une plus grande
liberté dans le choix des relations sur lesquelles il fonde sa po
litique ; le territoire n’ayant pas de voisins immédiats par terre,
échappe aux servitudes habituelles de ce genre de voisinage.
Certaines terres sont pourtant plus proches que d’autres de
l’île ; certaines puissances, du fait de leurs forces navales supé
rieures, ont plus de moyens que d’autres pour agir sur l’île. La
nation insulaire n’échappera à une influence dominante, soit
de voisins continentaux, soit de thalassocraties en expansion,
que par un effort constant, une attention soutenue, une politique
qui tentera souvent d’opposer les autres puissances les unes
aux autres.
*
* *
***
❖**
***
La frontière est une ligne ; elle limite l’espace sur lequel s’étend
une souveraineté nationale. Le long de la frontière deux souve
rainetés entrent en contact et s’opposent : de part et d’autre de
cette ligne, tracée d’abord sur une carte, démarquée ensuite sur
le terrain, les autorités ne sont pas les mêmes, les lois ne sont pas
les mêmes ; donc, l’organisation des sociétés diffère. A tous égards,
la frontière est donc une ligne tracée par et pour les hommes ;
lorsqu’on la déplace, les conditions de la vie pour les hommes
changent dans le secteur d’espace qui a changé de côté. Les carac
téristiques physiques demeurent indifférentes au tracé de la
frontière ; chacune d’elle continue d’être ce qu’elle était, où elle
était, même si un changement de frontière la fait passer d’un
côté à l’autre. Devant cette indifférence de la nature à ce cloi
sonnement qui passionne tant les hommes, il est permis de se
demander pourquoi tant de salive, d’encre, et aussi hélas, de
sueur et de sang ont pu couler pour les « frontières naturelles ».
Pourquoi les hommes d’Ëtat attachent-ils encore de nos jours
tant d’importance au passage d’une frontière le long de telle crête
ou de telle rivière ?
Il faut sans doute expliquer largement ces attitudes par des
considérations stratégiques. La préoccupation la plus grave et
la plus commune des autorités responsables du tracé des fron
tières nationales est le degré de sécurité militaire que ce tracé
assure ; les militaires ont ainsi la possibilité et même le devoir
de faire valoir en toute première ligne des considérations tac
tiques. Pendant longtemps une rivière, une crête, furent des
obstacles à la circulation des armées comme des marchandises.
Il était plus facile de surveiller une frontière qui ne se franchit
facilement qu en quelques points (cols en montagne, ponts ou
gués sur un cours d’eau), qu’une ligne passant en rase campagn«
122 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
n'a donc pas toujours été de respecter ces limites physiques comme
on aurait pu le souhaiter au départ.
Quant aux rivières, continue Dupont de Nemours, qui en général
séparent, excepté vers la tête des ponts et vis-à-vis des bacs et
autres lieux de passage, les établissements civils et religieux, votre
Comité s’est attaché autant qu’il a dépendu de lui à en mettre le
vallon entier sous une même administration afin de pouvoir con
tenir par une seule autorité, les tentatives que forment quelquefois
de part et d’autre les riverains pour augmenter leur territoire
par des alluvions et jeter la rivière sur leurs voisins. Il y a des ri
vières dont il faut nécessairement défendre les rives, ou plutôt
il n’y en a pas qui n’exigent ce soin d’une manière plus ou moins
impérieuse ; mais il importe aux principes des sociétés qui veulent
que l'on conserve à chacun sa propriété que les travaux, souvent
indispensables sur les bords des rivières, soient dirigés avec l’im
partialité la plus exacte, et que l’on ne puisse pas en ordonner
d'un côté sans en avoir combiné leur effet sur l’autre.
L’évolution technique des derniers cent soixante ans n’a fait
qu'accroître la portée des paroles de Dupont de Nemours quant
aux fleuves. La technique a accru le nombre des usages possibles
d’uu cours d’eau ; elle a accru également les moyens des usagers
et par conséquent les moyens de porter tort aux autres riverains.
Au milieu du xxe siècle les conflits opposant les peuples de part
et d’autre d’une rivière à cause du tort que les travaux de l’un
des riverains causent à un autre, ne sont pas rares. En sens con
traire, la plupart des entreprises de planification régionale ébau
chées ou réussies ont été conçues sur la base de l’unité du bassin
fluvial, le cas du Tennessee est le plus célèbre à cause du succès
de la reconstruction opérée par la T. V. A. (Tennessee Valley
Authority). On a pensé en diverses parties du globe à des orga
nismes semblables, internationaux, ainsi l’on a parlé d’une «T. V.
A. sur le Danube » et d’une « T. V. A. sur le Jourdain », même
d'une T. V. A. sur l’Amazone. Ces ententes ce sont révélées
difficiles parce que le terrain politique ou économique ne s’y
prêtait point. En fait, lorsque le « climat » politique et économi
que est favorable, le nécessaire est fait entre les États intéressés :
il le fut par exemple pour le Rhin ; s’il ne l’a pas été encore sur
le Saint-Laurent c’est à cause des profondes divisions politiques
que le projet de « voie maritime » cause entre diverses provinces
des États-Unis. La « T. V. A. » est sans doute nécessaire à l’inté
rieur comme à l’extérieur des États lorsque la situation politique
ou économique n’est pas favorable à de tels travaux ; dans ce cas
l'autorité de l’État peut imposer une telle entreprise à l’intérieur
128 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
L’une des frontières les plus stables qui soient depuis un siècle
est celle des États-Unis et du Canada qui suit pourtant à l’Ouest
des Grands Lacs un parallèle, le 49e degré. Le partage de la Corée
en deux États séparés arbitrairement par la frontière du 38e
degré ne peut être considéré en soi-même comme une « erreur
technique ». La frontière tiendra ou non selon que les peuples
occupant les espaces qu’elle divise, voudront ou non conserver
cette division. On peut considérer qu’il y eut une erreur de mé
thode à créer deux entités politiques distinctes sans consulter
les peuples destinés à les former, mais la frontière tracée d’un
trait de plume, comme lors de l’arbitrage pontifical de 1496 entre
Portugal et Espagne, est une frontière aussi bonne qu’une autre.
Une cloison vaut plus par ce qui se passe dans les compartiments
qu’elle sépare que par la consistance de ses matériaux. Or dans
les compartiments que sont les États, il se passe toujours des
choses capables d’affecter les cloisons.
*
* *
*
*sfc
i
142 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
guère tenir une position « tampon » avec succès que dans des
conditions de ce genre.
Il conviendrait en somme de compléter Mackinder par Latti-
more et de concevoir deux grandes zones-pivots, qui sont des
zones de marches internationales, encadrant le territoire russe
en Europe et en Asie. C’est là sans doute l’organisation de l'es
pace la plus efficace que l’on puisse concevoir pour les frontières
terrestres d’un vaste empire : limiter les responsabilités et ac
croître la marge de sécurité par la création d’une ceinture de
marches extérieures.
La grande zone de marches de l’Europe centrale semble avoir
eu d’ailleurs à travers les siècles un rôle de « zone de barrage »
bien curieux pour beaucoup de grands mouvements de l’histoire.
Le professeur David Mitrany a fait observer que toutes les grandes
vagues qui agitèrent le passé européen vinrent en somme mourir
le long d’une ligne qui joignait le fond de l’Adriatique au rivage
méridional de la Baltique. Ceite ligne a pu se déplacer d’un tracé
oriental Léningrad-Fiume vers un tracé occidental Lübeck-Venise,
mais ce fut toujours dans le vaste triangle ainsi défini sur la carte
que s’arrêtèrent les grands mouvements dans leur expansion
territoriale continue. L’avance des Slaves, l’Empire ottoman,
l’Ëglise orthodoxe ne purent dépasser cette zone dans leurs expan
sions vers l’Ouest ; l’Empire de Charlemagne, le Saint Empire
Romain Germanique, l’Église catholique romaine, la Réforme
protestante, la conquête napoléonienne, la révolution industrielle
du xixe siècle ne purent dépasser cette zone vers l’Est. Le rideau
de fer la traverse encore aujourd’hui. Il semblerait en vérité qu’au
cune poussée venue de l’Est ou de l’Ouest ne peut s’avancer au
delà de ce triangle central sur le continent \ Comment expliquer
une telle puissance de résistance au passage des grands courants
de l’histoire ? Un coup d’œil sur la caite montre bien entendu
que c’est entre Baltique et Adriatique que la masse du continent
européen se morcelle et s’amincit le plus, se résolvant vers l’Ouest
en un système de péninsules et d’isthmes, tandis qu’elle gagne en
massivité au contraire vers 1 Est. Nous voici revenus à ce facteur
important qu’est la répartition des terres et des mers. Il semble
difficile pourtant d’en accepter l'explication. Il y a là un mystère
sur lequel on voudrait inviter les gé- graphes et les historiens à se
pencher.
1. Voir David Mitrany, Evôlution of the Middle Zone, Armais of the Ameri
can Academy of Political and Social Science, Philadelphie, sept. 1950.
LES MARCHES 143
*
* *
RÉPARTITION DE LA POPULATION
ET RELATIONS INTERNATIONALES
*
* *
RÉPARTITION DE LA POPULATION
ET RELATIONS INTERNATIONALES
*
* *
*
* *
plus gros, puisque tout le reste des intérêts nationaux n’est pas
très considérable. Il suffira d’ajouter à de telles qualités, essen
tiellement négatives, un accès commode et quelques garanties
de stabilité politique pour désigner la place à l’établissement
d’un gros centre d’afïaires.
La plupart des États ne sont pourtant ni de très vastes em
pires ni de petits territoires-marchés. Les ressources de leur ter
ritoire influencent donc beaucoup leur personnalité politique :
elles expliquent en général le commerce extérieur du pays, sa
manière de se présenter aux réunions internationales. Il est une
première distinction à faire entre pays spécialisés dans une ou
un petit nombre de productions et pays à l’économie plus variée.
L’économie étroitement spécialisée n’était pas rare au début
du siècle : le Brésil avec son café, l’Égypte avec son coton, la
Norvège avec ses bois peuvent en fournir des exemples. Un seul
produit, exporté en grandes quantités, formait la base de l’éco
nomie nationale. Celle-ci dépendait donc en grande partie, pour
payer les importations surtout, de la vente dudit produit. Les
prix de ce produit sur les marchés internationaux et les quan
tités consommées déterminaient la situation économique du
pays producteur. Tant que ce producteur était seul grand four
nisseur de ce produit et que la demande se maintenait, tout allait
bien. Mais, dès que se faisait jour une concurrence sérieuse, soit
d’autres producteurs, soit d’autres produits, les revenus du pays
considéré baissaient, son gouvernement était amené à prendre
des mesures pour compenser à l’intérieur la crise qui se dessinait ;
on subventionnait la production ; on cherchait à maintenir les
prix en faisant, avec des fonds publics, du stockage de la mar
chandise nationale qui ne s’écoulait plus aussi bien. C’était là
la politique que Joseph conseilla au Pharaon lors du défilé des
vaches maigres et des vaches grasses ; elle ne peut guère s’ap
pliquer que si les théories de vaches de calibres différents alternent
fréquemment. Un trésor public qui est alimenté par les revenus
d’un pays n’ayant qu’une seule ressource importante, serait
vite vidé si la série des années maigres pour cette ressource se
prolongeait.
Une solution de politique extérieure astucieuse et parfois pra
tiquée en des situations de ce genre consiste en une entente des
producteurs de plusieurs pays qui pourraient se faire concur
rence, afin d’éliminer ce jeu et d’assurer à tous des prix élevés
et une vente de quantités équitablement réparties ; de tels accords
RÉPARTITION des ressources et besoins des états 167
ou cartels exigent, pour porter les fruits espérés, que tous les
producteurs y participent et qu’ils se conforment tous exacte
ment au programme élaboré en commun, des quantités à mettre
sur le marché. Certains de ces cartels ont été efficaces, d’autres
le furent moins. Le cas est resté classique de l’échec de l’accord
dit « Plan Stevenson », adopté en 1925 par les représentants des
colonies britanniques et hollandaises grosses productrices de
caoutchouc naturel dans l’Asie du Sud-Est. Les autorités hol
landaises à Java ne furent pas en mesure d’obliger les petits
planteurs indonésiens à respecter les limitations imposées à leur
production. Les récoltes javanaises de latex furent supérieures à
ce qui avait été convenu et l’application du plan s’effondra. Les
prix élevés du caoutchouc naturel sur les marchés internatio
naux et la concentration de ces marchés aux mains d’un petit
nombre de puissances, surtout de la Grande-Bretagne, amena
des États qui tenaient à rendre leur économie indépendante des
rapports qu’elle pouvait avoir avec l’économie britannique, à
rechercher d’autres sources de ravitaillement pour ce produit
si nécessaire à la civilisation moderne. Ainsi l’Allemagne et la
Russie mirent chacune au point la fabrication de produits de
remplacement (ou ersatz) englobés dans la dénomination de
caoutchouc synthétique. La synthèse se faisait à partir de ma
tières premières diverses : charbon ou lignite en Allemagne,
alcools produits avec des denrées végétales en U. R. S. S. Ainsi
commença la concurrence au caoutchouc naturel du caoutchouc
synthétique, qui prit des formes sérieuses lorsque les États-Unis,
principaux consommateurs de caoutchouc dans le monde, se
trouvèrent obligés d’abord en 1942-1945 à suppléer au ravitail
lement (coupé par la conquête japonaise) des pays producteurs,
puis en 1950-1951 à pouvoir augmenter rapidement la produc
tion afin de satisfaire l’accroissement des besoins gonflés par
la politique d’armement de l’Occident.
Un cas plus délicat et plus discuté sans doute fut celui du cartel
international de l’aluminium dans les années qui précédèrent
la guerre de 1939-1940. Lorsque ce cartel fut dissous en 1945 à
la suite d’une réunion tenue en Suisse, on s’aperçut que ses avoirs
consistaient surtout en des sommes importantes dues au cartel
par l’Allemagne au titre des pénalisations que ce pays avait eu à
payer pour avoir systématiquement dépassé dès avant 1939 les
limites assignées par le programme international de production
de ce métal ; le cartel avait fait crédit à l’Allemagne et n’avait
168 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
*
* *
*
* *
*
* *
** *
faire approuver ses suggestions si des régions aux États plus nom
breux s’y opposent : on l’a bien vu dans le cas de la Voie mari
time du Saint-Laurent et dans un grand nombre d’autres cas.
Il peut se former alors des coalitions parlementaires d’intérêts
dont la puissance dépendra du nombre d’Ëtats qu’elles repré
senteront. Le farm-block, groupant les intérêts des producteurs
agricoles, a pu dominer les débats et déterminer les décisions en
certaines occurences : le fermier tient l’espace, quoique les effec
tifs des populations agricoles soient bien inférieurs à ceux des
populations urbaines concentrées dans l’espace. Le rôle inter
national des États-Unis a pris pourtant une telle importance,
pour le monde comme pour l’ensemble de la nation américaine,
que les intérêts particuliers de certains secteurs économiques
jouent de moins en moins dans la détermination de la politique
générale.
En Europe, aux constitutions moins stables que dans les pays
anglo-saxons, on peut se demander si les régimes êledoraux ne
s’interposent pas entre influences régionales et politique exté
rieure ? Un système de représentation proportionnelle paraît
éliminer bien plus de considérations régionales lors du vote que
le système du scrutin uninominal par petites circonscriptions.
La pratique de la politique est cependant trop complexe pour
que des propositions aussi simples, aussi logiques en apparence,
soient tout à fait vraies.
Depuis la IIIe République, la France a été surtout gouvernée
par les partis du centre ou de gauche, s’appuyant lors des élec
tions sur des régions rurales qui ne sont ni très peuplées, ni très
riches, dont la part dans l’économie française est assez réduite.
Or ces régions rurales ne s’intéressent qu’à certaines catégories
de problèmes ; elles ne s’intéressent guère par exemple aux pro
blèmes essentiels des agglomérations urbaines : la politique des
gouvernements français en matière de logement en témoigne
avec éloquence. Il est inévitable que l’état d’esprit prédominant
en ces régions rurales se fasse aussi sentir en politique étrangère,
ou encore que l’influence politique de ces régions neutralise celle
(qui pourrait autrement faire pression sur le gouvernement)
d’autres régions qui prennent plus d’intérêt aux relations avec
l’étranger. Seulement il faut bien reconnaître que l’influence
acquise par ces régions rurales ne résulte pas du régime électoral
et ne suit guère les modifications affectant ce régime ; leur in
fluence résulte du jeu parlementaire et du découpage des cir
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 207
*
* *
V
CHAPITRE VIII
*
* *
Avant-propos. p. VII
CHAPITRE PREMIER
LE CLOISONNEMENT DU MONDE
Fluidité et stabilité de la carte politique, p. 2. — L’espace géographique diffé
rencié et organisé, p. 4. — La notion de milieu géographique, p. 10. —
Un déterminisme de relations dans l’espace, p. 15.
CHAPITRE II
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES DES RELATIONS
INTERNATIONALES
Les Grands Desseins sur la carte, p. 19. — Les droits historiques, p. 21. —
Vauban et la Dime Royale, p. 25. — Montesquieu et L’Esprit des Lois,
p. 28. — Turgot, Buffon et les philosophes, p. 32. — La Révolution et l’Em-
pire, p. 36. — Le xix° siècle et la formation de la géographie moderne,
p. 37. — Mackinder, p. 43. — Vidal de la Blache, p. 46. — L’école fran
çaise : Bruhnes, Demaugeon, Siegfried, Gautier, p. 50. — La Geopolitik
allemande, p. 56. — Contributions américaines : I. Bowman et E. Hun
tington, p. 63. — L’organisation humaine, p. 67.
CHAPITRE III
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE
CHAPITRE IV
LES FRONTIÈRES ET LES MARCHES
Les cloisons sont-elles lignes ou zones ? p. 121. — Les tracés des frontières,
p. 123. — La solidité des frontières, p. 130. — Les marches et les zones-
tampons, p. 136. — Variété et valeur des cloisons internationales, p. 143.
228 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
CHAPITRE Y
RÉPARTITION DE LA POPULATION ET RELATIONS
INTERNATIONALES
CHAPITRE VI
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS
CHAPITRE VII
ORGANISATION INTERNATIONALE
ET GÉOGRAPHIE RÉGIONALE
CHAPITRE V I I I
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES