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JEAN GOTTMANN

La
P O L I TI Q U E
des États et leur
GÉOGRAPHIE

LIBRAIRIE ARMAND COLIN


103, Boulevard Saint-Michel, PARIS-V
1952
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
LIBBAIBIE ARMAND COLIN

COLLECTION «SCIENCES POLITIQUES»

Jean-Jacques CHEVALLIER — Les grandes œuvres poli­


tiques, de Machiavel à nos jours..................................................... 1 vol.

Herbert HEATON — Histoire économique de l’Europe :


I. — Des origines à 1750 ............................................................... 1 vol.
II. - - D e 1750 à nos jours ................................... ............................ 1 vol.

Jacques DRIENCOURT — La propagande, nouvelle force


politique........................................................... ................................. 1 vol.

Maurice DUYERGER — Les partis politiques......................................... 1 vol.

BU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

L’aménagement de l’espace : planification régionale et géogra­


phie (Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences
Politiques), 1952 ............................................................................... 1 vol.

CHEZ DIVERS ÉDITEURS

Le* relations commerciales de la France (Collection « France


Forever » J, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1942 ............................ 1 vol.

La Fédération française (en collaboration avec Jean de la


Roche), Montréal, Éditions de l’Arbre, 1945 ............................................. 1 vol.

L'Amérique (Collection « Les Cinq Parties du, Mond?»), Paris,


Hachette, 1949 .............................................................. .'................... 1vol.

A geegraphy of Europe, New York, Henry Holt and Co. 1950. 1 vol.
Une individualité géographique ne résulte pas
de simples considérations de géologie et de climat.
Ce n’est pas une chose donnée d’avance par la
nature. Il faut partir de cette idée qu’une contrée
est un réservoir où dorment des énergies dont la
nature a déposé le germe, mais dont l’emploi
dépend de l’homme. C’est lui qui, en la pliant à
son usage, met en lumière son individualité. Il
établit une connexion entre des traits épars;
aux effets incohérents de circonstances locales il
substitue un concours systématique de forces. C’est
alors qu’une contrée se précise et se différencie,
et qu’elle devient à la longue comme une médaille
frappée à l’effigie d’un peuple.

Paul Vidal de la Blache,


Tableau de la Géographie de la France (1903).
AVANT-PROPOS

Les hommes se sont penchés de tous temps sur les sources de la


puissance et de la richesse des nations. Durant des millénaires ils
se sont efforcés d’évaluer les données sur lesquelles on pouvait bâtir
une politique, puis s’engager dans l’exécution de celle-ci. Parmi
ces données, l’importance des facteurs que la géographie moderne
recense, est quasiment proverbiale. « La politique des États, a-t-on
dit, est dans leur géographie. » Ce postulat a-t-il jamais été démontré,
transformé en principes, ou fut-il accepté en tant que postulat,
parce qu’il était indispensable au développement des opérations ?
Le manuel le plus élémentaire de géographie décrit ce qui se trouve
situé à l’intérieur des frontières des différents pays. L’atlas figure
sur des cartes la répartition des faits ainsi recensés les uns par
rapport aux autres. Sur ces données et sur ces cartes, le politique,
qu’il soit civil ou militaire, bâtit un plan d’action.
Il faut savoir sans doute où se trouvent les hommes et les choses,
pour en tirer des conséquences quant à ce qu’un pays peut faire.
Un pays ne vit pourtant jamais dans le vide, isolé en vase clos.
Une politique nationale s’établit non seulement en fonction de ce
qui existe ou n’existe pas à l’intérieur des frontières de la nation,
mais encore et même bien plus en fonction de ce qui existe ou non
chez les autres nations avec lesquelles la première entretient des
relations. La méthode géographique est certes, nul ne le niera, une
méthode comparative : elle s’efforce d’établir non seulement la loca­
lisation des faits mais aussi les rapports existant entre les faits
qui l’intéressent, rapports de distance, rapports de quantité, rap­
ports de qualité. Depuis longtemps les géographes ont cherché des
principes de classification des divers pays et des régions du globe :
VIII POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

ils ont rarement trouvé des principes qui fussent généralement


applicables et acceptables ; ils ont pourtant dû s’essayer à des sys­
tèmes de classement. Il y a ainsi parmi les formes du terrain des
plaines, des plateaux et des montagnes. On a bien du mal à dis­
tinguer en certains cas plaine et plateau, en d’autres plateau et
montagne. La nature comporte tant de formes diverses, tant de
subtiles transitions, tant de variété ! Il en est de même pour les
climats : on peut encore s’entendre, non sans mal, sur la définition
de ce qu’est un climat froid et un climat chaud, mais si l’on quitte
un instant le domaine assez simple de la température, il devient
bien plus difficile de dire ce qu’est un climat humide et où commence
et s’arrête le climat aride. Que l’on passe ensuite au domaine bien
plus complexe et plus nuancé de l’économie et de la politique, com­
ment pourra-t-on définir un État fort d’une part, un État faible
de l’autre ? une nation riche est-elle aisée à distinguer d’une nation
pauvre ? et quels degrés conviendrait-il de distinguer dans ces
notions de force et de richesse ? Travail d’Hercule, toile de Péné­
lope que ce genre de recherches. Et pourtant la chose existe. Les
États et les nations se différencient bien par des degrés de puis­
sance et de moyens économiques. Ces différences régissent même
les relations internationales et, en fonction de ces situations, que
la géographie contribue à décrire, on élabore les politiques.
L’absence de moyens d’appréciation des données locales quant
à leur valeur comparative n’a pas empêché les relations interna­
tionales de se développer, leur étude de prendre forme. L'histoire
s’est efforcée d’interpréter. L’étude de l’histoire montre que par­
fois elle se répète, que, pendant d’assez longues périodes, certaines
régions du globe conservent des qualités, positives ou négatives,
dont la stabilité, dans l’espace et dans le temps, constitue une don­
née fondamentale de la politique. On s’est alors efforcé de coordon­
ner l’évolution dans le temps et la répartition dans l’espace ; on a
voulu expliquer les courants les plus stables de l’histoire par des
« faits permanents » de la géographie, surtout de la géographie
physique. De nombreux systèmes, plus ou moins célèbres, se sont
ainsi efforcés d’interpréter l'histoire à l’aide de connaissances
géographiques qui étaient loin d’être parfaites, ou même très claires.
Pourtant la géographie existe ; elle change ; elle comporte des
éléments de stabilité ; elle est toujours là, présente dans le paysage,
dans les distances, dans les formes du terrain, dans le tracé des
frontières, dans la zone de rayonnement des marchés, dans les iti­
néraires que suivent les transports, dans les productions des dif-
AVANT-PROPOS IX

jérenles régions. Une politique raisonnable tient compte de tout


cela entre autres choses. Dans quelle mesure les faits de géographie
sont-ils déterminants pour la politique internationale ? La ques­
tion est importante. Entre les faits de géographie et les tendances,
aspects ou résultats des politiques, il existe sans doute des rapports
qu’il importerait de connaître. Seulement ces rapports ne sont pas
simples et il ne faut surtout pas s’imaginer qu’ils peuvent s’éta­
blir de façon directe et brutale. Que l’histoire serait donc facile,
que de répétitions quasi-automatiques elle aurait enregistrées si
les rapports de la politique et de la géographie avaient été directs !
Maintes fois on essaya de définir ces rapports, en partant de
quelques observations plus ou moins subtiles, mais toujours « mo­
nolithiques » : le climat, la topographie, la race, le chiffre de la
population, la fertilité du sol. Tous ces facteurs peuvent sans doute
être amenés à jouer, mais selon quelles règles ? Ce sont les règles
du jeu de tous les facteurs géographiques qu’il serait intéressant
de connaître. L’étude de la politique nous fera observer sans doute
l'existence de facteurs autres que géographiques, qui agissent en
même temps, dans l’intimité des mêmes faits. Ignorer les facteurs
non-géographiques sous le prétexte d’être géographe, nous paraî­
trait la pire trahison possible envers la discipline géographique.
Il n’est pas de méthode scientifique qui accepte délibérément d’igno­
rer les observations sortant de « la compétence » du spécialiste qui
se livre à la recherche. Pendant cette recherche, tout ce qui est obser­
vable dans le champ de l’étude est important. Le chirurgien ignore-
t-il les dangers de l’infection ou l’usage des anti-biotiques sous
prétexte qu’il n’est pas bactériologue ? La géographie est née du
besoin de jeter un pont entre les sciences naturelles et les sciences
humaines. C’est en vertu de cette préoccupation majeure chez eux
que les géographes ont tenté d’interpréter l’histoire et d’expliquer
les faits politiques. Moins que tous autres, ont-ils le droit d’écarter
une catégorie de considérations ou de facteurs parce qu’elle peut
paraître compliquer démesurément leur travail ?
Nous entreprîmes cet ouvrage dans l’espoir de contribuer un peu
à éclairer une série de dilemmes passionnants et que les passions
n’ont pas peu contribué à obscurcir. On ne peut en effet toucher à
la question de méthode, à la raison d’être des rapports de la géo­
graphie et de la politique sans effleurer tout de suite le sanctuaire
du déterminisme matérialiste. Il n’ij a là pourtant qu’un faux pro­
blème de méthode. Les spécialistes de sciences sociales se penchent
encore trop souvent vers les faits établis par lés sciences naturelles
X POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

avec les méthodes dites « déterministes » du XVIIIe siècle. En


partant de ces principes, les sciences physiques en sont venues à
des principes beaucoup moins déterministes, puisque l’un s'appelle
même principe d'indéterminisme. La physique moderne n’en est
pas moins allée très loin ; elle a avancé sans doute plus vite que la
plupart des autres sciences, résolvant beaucoup des problèmes de
la matière et de l’énergie. Des groupes d’études se sont réunis plu­
sieurs fois sur ce problème de méthode : pourrait-on appliquer
aux sciences dites humaines les méthodes des sciences physiques,
qui leur ont si bien réussi? Au lendemain de l’une de ces réunions,
nous discutions du problème avec le grand physicien Robert Op-
penheimer, directeur de l’Institute for Advanced Study, à. Prin­
ceton. Comme nous faisions remarquer que, si les géographes
avaient plus de connaissances des méthodes de la physique théo­
rique ils pourraient peut-être aller plus profond dans leurs re­
cherches et arriver à des résultats plus précis, M. Oppenheimer
nous interrompit avec cette observation : « Notre expérience dans
les sciences physiques a été jusqu’ici que plus on est précis, moins
l’on va profond ». Venant de l’un des maîtres qui ont pénétré le
plus profond dans les secrets de la nature, une telle formule est bien
significative. Selon la meilleure tradition cartésienne, un tel aver­
tissement doit nous inciter à douter des relations trop simples, éta­
blies d’habitude en constatant la coïncidence de quelques faits sur
des cartes. Si telle était la méthode géographique elle n’aurait d’uti­
lité que pour chercher à induire en erreur quelque auditoire. La
politique peut parfois souhaiter que l’opinion soit ainsi influencée.
Ce serait abandonner la géographie scientifique et la convertir en
matériel de publicité que se laisser entraîner dans une telle voie.
Ce volume présente, revu et augmenté, le texte d’un cours pro­
fessé à l’institut d’Études politiques de l'Université de Paris en
1951 sous le titre : « Les facteurs géographiques dans les relations
internationales ». Divers aspects de ces mêmes problèmes avaient
fait auparavant le sujet de conférences à l’institut Universitaire
des Hautes Études internationales de Genève, à l’institut Suisse
de Recherches et Relations internationales de Zurich, à VUniver­
sité Hébraïque de Jérusalem, à Johns Hopkins University (Bal­
timore, États-Unis), à la Graduate School of Geography de Clark
University (Worcester, États-Unis), enfin à l’institut géographique
de l’Université d'Utrecht. A nos amis de Princeton, particulière­
ment aux professeurs Jacob Viner et Edward M. Earle, nous
devons de nous avoir incité à. rédiger un premier article sur les rap­
AVANT-PROPOS XI

ports de la géographie et des relations internationales \ Enfin,


c’est à la Fondation nationale des Sciences politiques que nous
voudrions exprimer notre vive gratitude pour avoir approuvé l’idée
et le plan du cours d’abord, et pour en avoir encouragé la publica­
tion sous cette forme ensuite. A chacune de ces occasions, les ques­
tions qui nous préoccupaient en ce domaine ont pu être discutées,
les réponses que nous pensions pouvoir formuler affinées. L’état
présent de nos réflexions sur des sujets aussi subtils qu'embarras­
sants est sans doute encore imparfait, susceptible de bien des amé­
liorations. Il nous semble être parvenu cependant à un stade où il
importe d’exposer l’ensemble acquis à un public plus large, pour
servir de base de discussion d’abord, et peut-être aussi pour ser­
vir à quelques applications pratiques.
1. J. Gottmann, « Geography and International Relations », in World Poli-
tics, New Haven (États-Unis), vol. III, 2, janvier 1951.
CHAPITRE PREMIER

LE CLOISONNEMENT DU MONDE

La « boule ronde » sur laquelle se déroule le jeu de la politique


internationale, peut s’enorgueillir d’une surface très variée
Cette variété de la surface de la Terre constitue un phénomène
fondamental exigeant quelque réflexion. Si notre globe était
une boule bien ronde, uniforme, polie, d’une consistance homo­
gène, comme une boule de billard, les problèmes qui se posent
à sa surface seraient bien différents. Il est probable qu’il n’y
aurait guère de différences régionales et que les sources de pro­
duction, la population, seraient également réparties partout.
La forme du globe et sa position par rapport au soleil impose­
raient bien des différences climatiques des pôles à l’équateur et
ces différences pourraient apparaître dans les zones de végétation,
la répartition des animaux et peut-être même les genres de
vie des hommes. Les communications étant cependant égale­
ment aisées sur toute la surface terrestre, il est probable que
par un brassage général, une grande uniformité se serait établie
au bout d’une évolution biologique comportant des adaptations
variées. Il y aurait sans doute matière à étudier la climatologie,
la biologie, la géologie, comme aussi la démographie et les fi­
nances publiques, mais l’uniformité des problèmes n’aurait guère
nécessité d’étude poussée des inter-relations possibles et de leurs
variétés régionales. Il n’y aurait donc pas eu de géographie, car
la variété des régions, les raisons et les conséquences de cette
variété sont la raison d’être de la géographie.
On peut se demander si l’humanité habitant une « boule de
billard » aurait été divisée en autant de groupements différents
que les États de notre planète. Il semble probable que, si des rela­
tions internationales avaient existé entre des unités territo­
riales disposant des mêmes ressources, ayant toujours communi­
qué entre elles de manière égale, elles ne poseraient guère de pro-
2 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

blêmes. On s’aperçoit alors que relations internationales et géo­


graphie ont une même et unique raison d’être : la variété de
l’espace qui sert d’habitat à l’humanité.
Le caractère le plus frappant des relations internationales
est leur fluidité ; ces relations consistent en d’incessantes fluc­
tuations politiques, économiques, sociales, que les historiens
enregistrent et que les politiques essayent de diriger ou tout au
moins d’orienter. Au milieu de cette fluidité de relations, on a
pourtant observé la stabilité de certaines composantes, de cer­
tains éléments. Or les plus stables parmi ces éléments sont bien
ceux que la géographie met au premier plan de ses préoccupa­
tions : la répartition des terres et des mers, le relief, le climat,
l’hydrographie et la végétation des continents. 11 arrive sans
doute que ces caractères physiques changent aussi, mais ce ne
sont là que des changements très rares, très lents et qui affectent
plutôt des faits locaux que de vastes espaces. La distribution
de la population elle-même, si elle témoigne de bien plus de flui­
dité, maintient des densités faibles dans l’ensemble en certaines
régions et au contraire des agglomérations massives dans d’autres.
Cette stabilité dans la variété est un caractère fort attirant de
la matière géographique : la: fluidité des relations internatio­
nales anime la scène dont la géographie fait valoir la stabilité.
Le rapport entre les fluidités d’une part et les faits plus ou
moins constants observés dans le même espace d’autre part,
a de tous temps excité la curiosité intellectuelle des hommes,
surtout des ambitieux espérant découvrir un jour la clef du gou­
vernement des choses et des gens. Dans toute tentative d’ana­
lyse il est bien plus commode de partir de quelques éléments
fixes afin d’isoler les variables ; des courbes ne peuvent être
établies qu’en fonction de coordonnées constantes.
Pour analyser l’histoire, si mouvementée, si turbulente, il
n’est rien de tel pour « garder les pieds sur terre », semble-t-il,
que de s’accrocher aux faits de géographie. Les continents et les
océans sont plus ou moins à leur place à travers l’histoire, les
montagnes ne bougent guère ; les fleuves bougent, certes, mais
selon des itinéraires qui varient peu ; même la géographie hu­
maine s’accorde avec l’histoire pour constater l’existence, depuis
des millénaires, de villes à certaines places qui apparaissent pré­
destinées, et aussi de grandes zones de civilisations dont l’aire
demeure plutôt constante : ainsi il y a depuis longtemps en
Extrême-Orient une civilisation chinoise, une autre civilisation
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 3
dans la péninsule de l’Inde et une troisième autour de la mer
Méditerranée. Voilà des ancres solides auxquelles amarrer l’ana­
lyse des relations changeantes entre ces compartiments natio­
naux constamment modifiés qui se partagent les continents.
Les données de la géographie sont sans doute arbitraires, donc
commodes, alors que le cerveau humain ne se lasse point de
rechercher les raisons des politiques : l’exercice de la puissance
rationnelle de l’humanité exige pour tremplin quelques données
arbitraires, indiscutables.
La politique d’un État doit donc tenir compte de la géogra­
phie, d’abord pour des raisons de méthode, mais encore parce
que la géographie enseigne à connaître dans un univers varié
les données matérielles de la nature, de la répartition des hommes,
de leurs activités. Le géographe se flatte d’être l’homme du
concret. C’est sur ce concret, aussi stable que possible, que les
responsables d’une politique entendent se fonder pour élaborer
leur plan d’action. Ce plan a toujours pour but d’apporter
quelques modifications à une situation existante ; il ne vise
jamais à tout stabiliser parce qu’il sait avoir affaire à un monde
constamment mouvant ; tout au plus une politique particulière­
ment conservatrice peut-elle prendre pour but de stabiliser les
directions et les mécanismes de la fluidité existante sous les
formes qu’elle leur connaît. Un tel conservatisme a existé, on
le sait, en politique intérieure dans certains États. Il serait bien
difficile à concevoir dans la politique internationale : il faudrait
supposer un accord parfait entre toutes les nations pour le main­
tien du statu quo, politique comme économique, de par le monde.
A ce moment la fonction des États nationaux deviendrait en
somme bien superflue et l’humanité serait mûre pour l’établis­
sement d’un gouvernement universel. L’histoire n’a jamais
connu de telle situation dans les relations internationales. La
fonction de l’État dans ces relations est d’avoir une politique
active, qui vise à obtenir certains changements et à en prévenir
d’autres. La politique des États assure donc une fluidité per­
manente et des transformations fréquentes qui affectent les
cartes et ne peuvent laisser la géographie concrète insensible.
Non seulement la géographie humaine en est constamment affec­
tée, mais la géographie physique elle-même peut être, en des
détails au moins, touchée par les effets d’une politique qui abou­
tit à des transformations du tapis végétal, de la puissance de
l’érosion, du processus de sédimentation, de la capacité de pro-
4 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

duction d’un sol, etc. Il y a donc symbiose entre la politique des


États et la géographie des espaces occupés par ces États.

Il n’est sans doute pas de meilleure manière d’envisager cette


symbiose que de la prendre sous la forme majeure des préoccu­
pations communes au politique et au géographe : l’espace. Dans
les relations internationales, des considérations diverses inter­
viennent constamment : des considérations de principe, juri­
diques et philosophiques ; des considérations économiques et
sociales qui se ramènent également à quelques principes ; des
considérations spatiales qui ne sont guère réductibles et qui
constituent donc les fondations concrètes par excellence de l’art
politique. La politique des États s’inscrit dans l’espace géogra­
phique, c’est-à-dire dans l’espace accessible aux hommes. Il y a
une géographie des mers depuis que les hommes savent navi­
guer ; et, depuis qu’ils savent voler, on voit s’élaborer une géo­
graphie de l’air. Le jour où ils iront coloniser la Lune ou d’autres
planètes, il faudra bien que la géographie s’étende à ces espaces
qui sont encore le domaine de l’astronomie. Il existe également
une géographie des ressources minérales qui dispute à la géo­
logie l’aire souterraine accessible aux techniques extractives
de l’époque. Il n’est pas question de politique en des espaces
auxquels les hommes n’ont pas et ne s’attendent pas à obtenir
accès.
Cet espace géographique est bien entendu varié, encore que
cette « variété » soit difficile à définir pour certaines zones très
vastes : dans quelle mesure la haute mer est-elle variée dans les
climats chauds ? Un navigateur abandonné sur un esquif, hors
de vue des côtes, en plein Océan Pacifique ou Atlantique, pour­
ra-t-il constater la variété des zones que l’esquif pourrait tra­
verser sous la poussée des vents et des courants ? Dans quelle
mesure peut-on parler encore de la variété de l’air ? Il existe
bien entendu des masses d’air différentes par leurs caractères
physiques, mais qui se meuvent fort librement à travers l’atmo­
sphère sans se laisser influencer jusqu’ici par les politiques des
États, encore que les progrès de la physique moderne pourraient
un jour les soumettre à des influences politiques. Variété est un
caractère important, il ne nous paraît pas être un qualificatif
satisfaisant de l’espace géographique.
LE CLOISONNEMENT DU MONDE

Cette variété est importante en ce qu’elle traduit les diffé­


rences entre les différentes régions. Or il y a des facteurs nom­
breux de différenciation qui sont tous du domaine de la géo­
graphie ou du domaine de la politique. L’espace géographique
a été différencié d’abord physiquement, parce qu’il y a des océans
et des mers, des continents et des îles, tous de superficie et de
dessin différents. La topographie des terres émergées est aussi
très inégale ; les climats diffèrent d’un coin du continent à l’autre,
en partie à cause de l’inégale répartition des terres et des mers
comme aussi des altitudes, et cette différenciation climatique
entraîne celle de la flore et de la faune. Tous les caractères natu­
rels rendent l’espace différencié. L’homme vient ajouter à ces
différences ; bien plus, par ses instincts d’organisation sociale
et son besoin de logique, il cherche constamment à mettre de
l’ordre dans cette différenciation que la nature avait laissée
complexe, toute en nuances et en transitions. Il en est résulté
la division de l’espace qui lui était accessible en compartiments.
Les États nationaux modernes sont sans doute le type le plus
net, le plus parfait de ces compartiments, témoignant d’une évo­
lution qui semble arriver à maturité. Mais il a existé bien d’autres
cloisons avant les frontières nationales d’aujourd’hui : limes
romain ou grande muraille de Chine pour des empires, fortifi­
cations de villes, limites d’évêchés, de paroisses, de fiefs féo­
daux, de terrains de parcours pour les troupeaux, de zone de
nomadisme pour les tribus primitives, etc. On connaît des sys­
tèmes de compartiments qui se recouvrent, divisant en circons­
criptions qui ne coïncident pas nécessairement le même terri­
toire, mais à des fins différentes : découpages administratif,
économique, judiciaire, universitaire, etc. Les définitions de ces
divers compartiments ont beaucoup varié selon les époques ;
leurs limites ont souvent aussi vu leur tracé modifié, parfois
effacé entièrement, pour un temps du moins. On peut concevoir
et retrouver dans la réalité vivante ce cloisonnement du monde
à toutes les échelles : division en continents, en grands « blocs
internationaux » ou en vastes empires ; division aussi en États
nationaux, en régions à l’intérieur des États, en « pays » à l’in­
térieur des régions, en agglomérations urbaines et districts
ruraux, en quartiers à l’intérieur d’une ville, en exploitations
agricoles à 1 intérieur d une commune. Notre monde est infini­
ment cloisonne, à 1 aide de cloisons de natures diverses, les unes
ayant une forme physique qui tranche dans le paysage, comme
Jean Gottmà.hn. La politique des Êtatê et leur géogra%>hie. 2
6 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

les rivières, les côtes, les crêtes, d’autres bien plus nombreuses,
et généralement plus importantes dans la pratique de la vie
quotidienne, qui sont abstraites dans leur existence, mais très
concrètes par leur signification matérielle.
Ce compartimentement des espaces accessibles à l’homme et la
fluidité des cloisons à travers l’histoire rendent la politique
extérieure nécessaire à toute unité d’espace désirant se diffé­
rencier des secteurs d’espace qui l’environnent. Ces mêmes phé­
nomènes n’ont cessé depuis longtemps de donner à l’espace
géographique son caractère différencié, et de varier presque à
l’infini les possibilités de différenciation. L’essence même du
phénomène politique avec toutes les notions de relations et
d’organisation qu’il comporte, ne saurait se comprendre sans ce
principe fondamental de la différenciation spatiale. Et ce principe
possède une valeur tout aussi universelle que l’habitat humain.
Il suffit en effet de se tourner vers le droit (et l’on vient de
constater qu’il en est de même de la géographie) pour voir les
espaces se différencier dès qu’ils deviennent accessibles aux
hommes : depuis que la haute mer est le lieu d’une navigation
active, des usages se sont établis, ont été codifiés, donnant nais­
sance à un droit maritime ; depuis que les hommes ont appris
à naviguer dans les airs, on s’est mis à discuter des principes sur
lesquels fonder un droit international public de l’air ; enfin,
comme l’importance des ressources du sous-sol augmentait, et
qu’avec des techniques améliorées les hommes fouillaient plus
profondément les entrailles de la Terre, toute une législation
complexe, variant selon les pays, fut élaborée pour réglementer
l’accès et l’usage de ces espaces souterrains.
La haute nur est pourtant un vaste espace bien uniforme :
nous notions la difficulté que l’on éprouve à en accuser la variété.
La notion même de « haute mer » distingue les vastes espaces
marins sur lesquels ne doit s’étendre l’autorité d’aucun État
particulier par opposition aux espaces côtiers soumis au con­
trôle des États riverains et désignés sous le nom des eaux terri­
toriales. La délimitation des eaux territoriales est d’ailleurs une
première difficulté à laquelle on peut se heurter en certains cas.
Mais il convient d’ajouter que la haute mer n’est guère acces­
sible aux hommes que lorsqu’ils se trouvent dans des vaisseaux ;
il est bien exceptionnel qu’un individu sorte à la nage des eaux
territoriales : s’il le fait, il est généralement accompagné de
quelque embarcation dont en somme le nageur dépend. Or,
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 7

tJut vaisseau, si petit soit-il, qui se trouve en haute mer cons­


titue un compartiment bien individualisé, étiqueté, relevant
d’autorités sises à terre et d’une législation bien définie. La
haute mer a pu d’autant plus aisément être réglementée selon
un principe de liberté des mers qu’elle ne saurait être une fin
en soi : les hommes n’y ont accès que dans des nefs différenciées,
réglementées selon des principes nationaux ; et ces vaisseaux
mêmes ne viennent en haute mer qu’afin de la parcourir pour
aboutir à un port, soit à terre, en un point où existent les cloi­
sonnements ordinaires des espaces terrestres. Il n’y a donc que
transit en haute mer et souvent selon des itinéraires assez pré­
cis. Ces routes maritimes sont elles-mêmes l’objet d’une organisa­
tion fort stricte. Certaines d’entre elles, reliant des ports de la
même nationalité, ne sont ouvertes qu’au trafic des navires
battant pavillon de cette nationalité : ainsi d’Alger à Marseille
ou du Havre à Bordeaux, de New York à San Francisco ou de
Naples à Palerme. Dans d’autres cas, sur des routes ouvertes à
la concurrence internationale, chaque nationalité peut avoir
préféré réserver le privilège de l’exploitation à une seule com­
pagnie navigant sous son pavillon. Ainsi la haute mer est bien
plus organisée qu’il ne semblerait à considérer les seuls prin­
cipes : les navires labourent la grande masse des eaux selon une
organisation différenciée. Lorsque des compagnies pétrolières
découvrirent des gisements de pétrole dans le sous-sol des pro­
fondeurs du Golfe du Mexique à des distances du littoral qui
écartaient toute juridiction des « eaux territoriales », on vit le
gouvernement des États-Unis réclamer néanmoins un droit de
contrôle de ces opérations.
Le droit aérien impose un cloisonnement encore plus strict
depuis que nous volons. Une grande vague d’inquiétude déferla
sur 1’A.ngleterre au lendemain du vol célèbre de Blériot par­
dessus la Manche. Depuis lors, le Gouvernement britannique
(it prévaloir dans les accords internationaux sa doctrine, étendant
la souveraineté nationale de l’État aussi haut que l’on puisse
aller au-dessus de son territoire. L’espace aérien à trois dimen­
sions se trouva ainsi compartimenté par des cloisons juridiques
élevées verticalement à partir de toutes les frontières politiques
existant sur la surface du globe. Les libertés de l’air adoptées à
la Conférence de Chicago en 1944 témoignent par leur multi­
plicité du fait que le dicton « libre comme l’air » est bien périmé.
On a songé maintes fois à limiter l’extension de la souveraineté
8 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

nationale dans le ciel en instituant un « air territorial » à l’image


des eaux territoriales ; ces propositions se sont heurtées aux lois
de la gravitation terrestre : un vaisseau ou un objet qui sombre
dans les eaux territoriales s’en va au fond et ne cause aucun pré­
judice par ce mouvement au territoire national riverain ; au
contraire, tout ce qui pourrait pénétrer dans la colonne d’air
au-dessus du territoire pourrait tomber sur ce territoire, en y
causant éventuellement des dommages considérables et il serait
fort difficile d’arrêter les effets de la pesanteur dans la traversée
de l’air territorial ; de même il serait difficile d’imaginer que la
couche territoriale de l’atmosphère puisse être rendue opaque
de façon à empêcher des avions étrangers d’observer d’au-des-
sus ce qui se passe sur le territoire national. Ce sont donc des
raisons de sécurité qui ont empêché d’écarter la solution de la
souveraineté verticale de l’air s’étendant théoriquement à l’infini.
A. la suite des progrès de la technique on peut imaginer qu’un
jour cette doctrine juridique devra être revisée ; aujourd’hui, en
effet, il faut bien admettre que la Lune, satellite de notre Terre,
change de souveraineté lorsqu’elle passe au-dessus d’une fron­
tière politique, du ciel d’un État à celui d’un autre. Cette ré­
flexion peut faire sourire : la souveraineté de la Lune n’a aucun
intérêt, autre que fabuleux, parce que les hommes n’y ont pas
accès. Le jour où les Terriens, réalisant une fois de plus des
« rêves » à la Jules Verne ou à la Wells, iraient coloniser la Lune,
le problème prendrait de l’importance ; il faudrait alors définir
sans doute des « airs planétaires » avec, entre eux, un espace
inter-planétaire qui serait l’équivalent de la haute mer. Vue du
sol, une telle réglementation consisterait à imposer un plafond
en altitude à la souveraineté nationale. Les techniques de con­
trôle de l’espace aérien auraient vraisemblablement atteint un
tel degré de perfectionnement à cette époque que les zones situées
au-dessus du « plafond » juridique seraient policées effectivement,
assurant un degré de sécurité raisonnable aux États situés à
terre. Le cas de la Lune n’est peut-être pas aussi éloigné que
nous pourrions le penser ; il pourrait être précédé par celui de
satellites artificiels, créés par l’homme et violant successivement
des ciels aux souverainetés diverses en tournant autour de la
Terre. Ces hypothèses ne sont pas seulement un petit jeu de l’ima­
gination ; elles nous aident à comprendre combien l’accessibi-
lité d’un espace aux hommes crée une nécessité de le différencier,
de le réglementer et de le cloisonner juridiquement. Le jour où
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 9

des hommes iraient sur la Lune, celle-ci susciterait des préoccu­


pations politiques nouvelles aux États de la Terre et la géo­
graphie de la Lune serait portée au programme des écoles.

Il ne suffit pas qu’un espace accessible soit différencié, il faut


encore qu’il soit organisé : la division en compartiments exige
la création de structures différentes à l’intérieur de chacune de
ces unités spatiales et l’établissement de relations entre ces uni­
tés, assurant l’intégration de cet ensemble qu’est le monde acces­
sible à l’humanité. L’organisation humaine s’exprime toujours
par une réglementation. Dès que l’homme peut pénétrer quelque
part, directement ou indirectement, que ce soit en envoyant des
projectiles dans l’air, en pompant des ressources sous terre, ou
en allant faire du commerce sur des marchés nouveaux, dans
chaque nouvelle activité une réglementation est vite rendue
nécessaire. Un droit doit s’établir qui règle selon quels principes,
par quels moyens, dans quelles conditions, on peut effectuer des
changements, procéder à des transmissions de propriété ou même
exercer une profession.
Sans avoir besoin d’aller sur la Lune, nous pouvons observer
que personne ne s’intéressait beaucoup au statut international
de l’Antarctique avant que l’on ne commençât d’y aller. Depuis
que l’on y va, que l’on peut pêcher dans les mers bordières du
continent antarctique, que l’on soupçonne la présence de gise­
ments minéraux sur ce continent, depuis ce moment-là on y
voit se poser des problèmes internationaux. Des pays, dont cer­
tains sont très proches de l’Antarctique comme l’Argentine ou
le Chili, dont d’autres sont fort lointains, mais qui ont joué un
rôle dans la découverte et l’exploration de ces régions, comme
la Grande-Bretagne, la Norvège ou les États-Unis, tous ces pays
ont réclamé pour leur souveraineté une portion du continent.
L’Antarctique n’avait heureusement pas de population autoch­
tone ; on pouvait le partager entre les États intéressés comme
un fromage et 1 on a abouti en effet à un découpage en « tranches
de Brie ». Depuis,lors, nous avons une géographie de l’Antarctique,
et des conférences internationales, des échanges de notes diplo­
matiques à son sujet. Cet espace étant cloisonné, on peut com­
mencer de 1 organiser ; l’organisation nécessite pourtant dans
1 espace considéré soit des établissements, permanents ou sai­
10 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

sonniers, soit une circulation active. Que l’une au moins de ces


deux conditions soit réalisée et l’étude des conditions géogra­
phiques va devenir importante.
Cette étude comporte deux aspects principaux : il faut voir
d’abord ce qu’est en lui-même le compartiment considéré ; il
faut voir ensuite comment il est placé et ce que sa position dans
l’espace implique. Le premier stade de l’étude peut être intitulé
la géographie « descriptive » ou « statistique ». Il s’agit de réunir
le plus de données possibles sur les caractéristiques propres au
compartiment étudié ; on prendra d’abord les caractéristiques
mesurables, pour lesquelles nous disposons d’unités générale­
ment admises. On pourra ainsi comparer notre compartiment à
d’autres. Les statistiques de superficie, d’altitude, de popula­
tion, de production, de consommation, pourront ainsi s’accumu­
ler, se coordonner. ^Nous leur ajouterons encore d’autres rensei­
gnements qui ne sont pas aussi aisément mesurables, mais qu’il
est facile de décrire : climat et relief, hydrographie et végéta­
tion, genres de vie, modes de peuplement, régimes politiques,
stratifications sociales, systèmes monétaires et bancaires, régimes
juridiques, etc. Pour ces différents domaines on dispose de termes
de classification et de description plus ou moins précis, plus ou
moins acceptés ; les définitions de ces différents termes peuvent
varier selon les pays ou les écoles scientifiques, rendant plus diffi­
cile d’estimer exactement la portée des termes et des faits que
ces termes décrivent.v Les comparaisons s’en trouvent un peu
obscurcies, parfois faussées. Il y a là une faiblesse inhérente à
beaucoup d’œuvres de l’homme. Plus nous accumulons de don­
nées sur les faits locaux, plus il devient difficile d’estimer le
poids et la valeur de ce bagage d’information quant à sa signifi­
cation pratique et géographique, c’est-à-dire la signification
qu’il convient de lui attacher en examinant le phénomène décrit
du dehors, dans ses contacts avec les autres phénomènes sem­
blables ou apparentés situés dans le même champ d’études.
Car en géographie comme en politique aucun phénomène ne se
produit en vase clos, ni isolé, aucun n’est entièrement indépen­
dant dans ses origines ni dans ses conséquences du milieu dans
lequel il se situe.
La notion de milieu a causé en géographie, et dans les sciences
naturelles en général, beaucoup de confusion. La pratique géné­
rale entend par « milieu géographique » l’ensemble des données
connues sur les conditions physiques d’un lieu donné. En fait, un
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 11

milieu n’est pas purement physique dès qu’il s’agit d’une por­
tion d’espace accessible à l’homme, et la géographie ne s’inté­
resse guère qu’à ce genre-là d’espace ; le fait d’être accessible
confère à cet espace ou au compartiment étudié une certaine
qualité d’accessibilité qui n’est jamais absolue, qui ne peut pas
l’ètre puisque la notion d’accès implique la possibilité de mou­
vement dans l’espace, de circulation. De plus, étant humanisé,
ce compartiment d’espace acquiert des caractères économiques,
puis sociaux, qui participent de la définition du milieu local,
des conditions ambiantes. Si l’on veut s’en tenir aux conditions
locales, il faut englober dans la notion de milieu les conditions
humaines, économiques, sociales, politiques, aussi bien que les
conditions physiques. Seulement, dès que l’on voudra se servir
de ce milieu local pour expliquer les phénomènes qui s’y passent,
sans faire intervenir des conditions et des facteurs extérieurs
au lieu donné, on.ne pourra le faire qu’après avoir démontré que
le phénomène en question est isolé de toute influence extérieure
de façon tout à fait étanche. Alors on pourra opérer in vitro. Il
se trouve seulement que ni la politique ni la géographie ne s’étu­
dient ni ne s’appliquent in vitro ; leur domaine est entièrement,
totalement in vivo. La notion de milieu géographique ne peut
donc pas se contenter des conditions locales.
La nécessité d’éviter le déterminisme des conditions locales
dans le raisonnement de la géographie politique apparaît avec
évidence dès que l’on tente de l’appliquer au domaine des rela­
tions internationales : un pays plus vaste, plus peuplé, disposant
d’un plus grand nombre et d’une plus grande variété de pro­
ductions devrait être plus puissant en politique internationale
qu’un pays plus petit, moins peuplé, disposant de moins de res­
sources. Comparons alors l’Inde et l’Angleterre vers 1900, le
Japon et la Chine vers 1935, l’Allemagne et l’alliance des deux
empires français et britanniques en 1940. Ce sont des relations
simples, basées sur des faits statistiques simples qui conduisent
aux pires erreurs, et l’histoire est pleine de démonstrations du
fait que depuis toujours ce n’est pas la masse qui fait la loi. La
Bible conte à ce sujet la célèbre histoire de Goliath et de David.
Il n’est pas d’époque où l’on ne puisse trouver quelque cas plus
ou moins frappant d’une inversion apparente de puissance. H
arrive certes que l’État qui a la masse pour lui, l’emporte ; on
trouve cela tout naturel et pourtant il n’est même pas certain
que ce fut vrai dans la majorité des conflits. Tout l’effort des
12 POLIT QUE ET GÉOGRAPHIE

juristes depuis des millénaires a porté sur un seul point : empê­


cher que la force brute ne fasse le droit. Il faut sans doute dis­
tinguer entre force brute et force politique : il n’y a pas toujours
de commune mesure entre les deux. Or le déterminisme des con­
ditions locales ne pourrait jouer que s’il y avait commune mesure,
et d’une façon invariable et simple.
Que peut-on alors entendre par milieu géographique ? Partons
des choses les plus élémentaires : qu’est-ce que la position géo­
graphique d’une localité ? Afin de la définir, on ne se contente
pas de dire que la localité est située sur une colline ou sur la rive
d’un méandre, ou au fond d’une calanque, ni d’ajouter son alti­
tude et ses moyennes de température et de pluviosité. Toutes ces
données locales pourront présenter leur intérêt dans le cours de
l’étude qui suivra, mais elles ne peuvent donner la position géo­
graphique du lieu. Cette position se donne, lorsqu’on veut être
précis, en indiquant la latitude et la longitude, ce qui permet de
situer le lieu sur toute carte. Or, que signifient ces coordonnées
géographiques ? Elles donnent la position par rapport à l’Équa-
teur, aux pôles et à une ligne imaginaire, et d’ailleurs variable
selon les écoles cartographiques, le méridien zéro. Ces coordon­
nées étant connues on peut situer la localité étudiée dans ses rela­
tions de distance et de position avec tout autre point du monde
à la vie duquel cette localité participe. C’est là une contribution
majeure de la géographie : permettre d’établir le tableau des
rapports dans l’espace de tout point donné ou de toute
région.
Nous sommes loin d’avoir usé toutes les ressources de la mé­
thode géographique en fixant la longitude et la latitude d’une
localité étudiée ; nous pouvons continuer à préciser sa position,
mais chaque fois ce sera en indiquant un rapport avec d’autres
phénomènes extérieurs à la localité. Ainsi, dire que telle région
est soumise à un régime de vents d’Ouest, signifie qu’elle se
trouve climatiquement sous l’influence prédominante des carac­
téristiques climatiques de régions situées à son couchant. En
France, le vent d’Ouest, provenant de l’Atlantique, est presque
toujours chargé d’humidité et de température modératrice. A
New York, le vent d’Ouest apporte souvent de l’air tropical
humide, en été, et au contraire de l’air polaire, froid et sec, en
hiver. A Denver, Colorado, le vent d’Ouest sera un vent du désert.
Voilà quelques variantes d’une notion qui peut paraître simple
d’abord : la prédominance du vent d’Ouest ; elle n’a de sens que
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 13

si l’on connaît le régime climatique des régions occidentales d’où


ce vent souffle.
Le vent ne souffle jamais, bien sûr, de l’endroit où on l’observe.
Il s’écoule d’un centre de hautes pressions vers un centre de basses
pressions. En fait tout le climat est dirigé à distance par les inter­
relations existant entre les grands « centres d’action de l’atmo­
sphère ». Le climat d’une région donnée ne se fabrique pas sur
place, mais à distance ; les services météorologiques observent
sans doute les instruments enregistreurs de la localité où ils se
trouvent, mais ils ne peuvent en estimer la signification quant
à la prévision du temps, qu’en les reportant sur une carte dressée
à l’aide des observations communiquées par de nombreuses autres
stations des régions environnantes. Le météorologiste parisien
devra être au courant du temps qu’il fait sur la Manche et sur
le golfe de Gascogne, sur les Alpes et en Méditerranée, peut-être
même sur l’Irlande et en Allemagne.
Le milieu physique est donc en bonne partie commandé à
distance. Le climat n’est pas seul dans ce cas : l’hydrographie
elle aussi est commandée à distance, et la topographie n’est pas
indépendante de la pente, de l’érosion. Il importe peu de savoir
qu’un fleuve traverse la région considérée si l’on ne sait d’où il
vient, où il va et quel est son profd ; le régime fluvial en un point
donné dépend donc des caractères topographiques, climatiques,
botaniques de l’amont et aussi de l’aval. La signification com­
merciale du fleuve dépend encore des caractères et des rapports
des régions que son cours réunit. Lorsque nous signalons à pro­
pos d’une ville qu’elle se trouve dans le fond d’une vallée, nous
la situons encore par rapport aux caractères topographiques des
zones environnantes. La langue anglaise traduit « milieu » par
« environment » que certains auteurs français ont voulu rendre
par le terme « environnement ». Il ne semble guère que nous
ayons besoin en géographie de distinctions aussi subtiles que la
différence entre « milieu » et « environnement ». En fait le terme
« milieu » nous paraît bien signifier la somme des relations exis­
tant entre un point ou une région donnés et tout le réseau de
coordonnées qui l’encadrent ou, si l’on veut, l’environnent. Le
terme d’environs indique bien que l’attention se déplace du lieu
dont on part vers ce qui l’entoure à l’extérieur. Le terme de
milieu indique tout aussi bien qu’il y a des distances, des extré­
mités, au centre desquelles est le milieu.
Ce qui est vrai du milieu physique l’est bien plus encore dans
14 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

le domaine des relations humaines ou économiques. La fluidité


des phénomènes sociaux est bien plus grande que celle des situa­
tions physiques. Les faits de civilisation font bien partie du
milieu géographique, surtout lorsqu’il s’agit de préciser grâce à
ces faits l’origine et l’extension d’un type de paysage, d’un mode
d’habitat, ou encore lorsqu’il s’agit de différencier les régions.
Or ces faits de civilisation sont différents dans une région par rap­
port aux mêmes faits d’une autre région parce que les commu­
nautés humaines de ces deux régions en ont ainsi disposé ; les
conditions naturelles pouvaient prédisposer à de telles différences;
les modes d’occupation, d’organisation de l’espace ont différé
pour des raisons relevant surtout du passé et du présent des
sociétés occupantes. Les différences de contacts extérieurs, et
partant les distances, peuvent avoir été décisives. Ainsi compa­
rons le Maroc et la Californie : il y a bien des similitudes de lati­
tude, de climat, de position sur le bord occidental d’un conti­
nent ; il y a aussi des différences physiques dans la disposition
des côtes, du relief, de certains caractères botaniques. Ces don­
nées physiques n’ont guère changé en Californie depuis le xvme
siècle, or la Californie a beaucoup changé. Il en est de même au
Maroc entre 1900 et 1950. Si l’on peut observer quelques traits
communs entre les paysages et les genres de vie marocains et
californiens, les similitudes physiques y sont pour quelque chose,
mais si ces ressemblances se sont accrues depuis 1900, par exemple,
c’est surtout parce qu’au xxe siècle les deux pays ont été le lieu
d’une colonisation de peuplement en provenance de pays de civi­
lisation occidentale. Quant aux différences qui demeurent entre
les deux pays, ce sont les systèmes de contacts extérieurs qui les
expliquent dans le passé et dans le présent et non pas les oppo­
sitions observables dans certaines conditions naturelles. La dif­
férenciation des espaces comme leur organisation sont donc oeuvre
de l’homme.
Il n’est pas deux régions du globe qui soient tout à fait iden­
tiques. Pourquoi cela ? Nous y voyons deux raisons, nécessaires
et suffisantes : d’abord le fait que sur la superficie du globe il
n’est pas deux points distincts, encore moins deux aires dis­
tinctes, qui soient dans les mêmes rapports de distance et de
contacts avec les autres points ou secteurs du globe ; ensuite
le caractère inhérent à la nature des communautés humaines
de rechercher leur unité, leur raison d’être dans des oppositions,
ou tout au moins des distinctions, d’avec les autres ccmmu-
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 15

nautés avec qui elles peuvent maintenir des relations. La seconde


raison est sans doute plus importante, plus opérante que la pre­
mière : la recherche de l’individualité du groupe humain qui veut
connaître ses limites et n’accepte pas d’être une particule parmi
beaucoup d’autres particules identiques ; la première raison,
celle de la localisation unique dans un espace clos au système de
coordonnées unique, apporte à l’individualité régionale l’appui
efficace du raisonnement mathématique.
On conçoit mieux ainsi pourquoi l’étude du milieu géogra­
phique consiste à sortir des données locales afin de mieux situer
chacune d’elles d’abord, et le tout régional ensuite. Le fait local
ne peut être évalué qu’en fonction de tout le réseau de relations
spatiales, donc extérieures à la localité, auxquelles ce fait parti­
cipe. Le rôle et les différents caractères d’une région, d’un État,
ne se définissent, et même ne se décrivent scientifiquement,
qu’en fonction des réseaux de relations qui les relient aux autres
parties du inonde.
C’est là qu’apparaît le rôle de la géographie. La météorologie
peut décrire les types de temps dans une région donnée, la géo­
logie peut y énumérer les strates du sous-sol et leurs teneurs
respectives en matériaux utilisables, les statistiques démogra­
phiques peuvent donner un tableau chiffré de la population, les
chiffres de production peuvent ajouter à ce tableau régional, les
bilans des banques et des grandes sociétés peuvent en préciser
des détails économiques, mais tout cela ne prendra de significa­
tion pratique que lorsque tous ces faits auront été situés à leur
place, avec les interconnexions qu’on leur connaît, dans le sys­
tème plus vaste dont l’espace considéré est une partie intégrante.
S’agissant d’un village, ce système peut être souvent régional ou
national ; s’agissant d’un État, le système sera plus vaste : con­
tinental ou plus fréquemment international, c’est-à-dire mon­
dial. L’établissement de ce tableau de relations, qui seul
permet de comprendre la place du rouage régional dans le
système général, telle est la fonction propre à l’étude géo­
graphique.
Le milieu géographique est un système de relations qui s’ins­
crivent dans 1 espace différencié et organisé accessible aux hommes.
Il ne peut donc y avoir en géographie de déterminisme que sous
la forme d un déterminisme de relations. Les faits géographiques
sont par leur nature même des faits relationnels. Ce sont des faits
de ce genre qui constituent la matière première de toute étude
16 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

politique ; c’est la modification ou la création de ce genre de faits


que s’assigne pour but l’action politique.
Bien souvent le politique comme le géographe considèrent un
compartiment d’espace avec des préoccupations assez voisines
de celles du médecin devant un organisme individuel. Ce n’est
pas par pur hasard que certains ont voulu emprunter à la bio­
logie la terminologie et la méthode utilisées en géographie, par­
ticulièrement en géographie politique. Comme en médecine, on
voudrait modifier, améliorer dans quelque sens, le fonctionne­
ment d’un rouage de la société ou de la grande machinerie poli­
tique universelle. Les motifs sont plus ou moins désintéressés
selon les cas, mais n’y a-t-il pas beaucoup de similitudes dans la
nature des problèmes ? La différence est sans doute fort consi­
dérable entre l’individuel et le collectif ; il serait trop complexe
d’en aborder déjà l’étude. Les méthodes de la médecine peuvent
pourtant nous être utiles par les difficultés qu’elles ont éprouvées
à résoudre, elles aussi, le problème du milieu. Claude Bernard
introduisit dans la médecine expérimentale une distinction bien
intéressante : il distingua deux milieux, l’un externe ou cos­
mique, et l’autre interne et propre à l’individu. Les rapports
qui s’établissaient entre les deux milieux, soit entre l’organisme
individuel, avec toutes ses humeurs et ses circuits internes, et
les conditions ambiantes, étaient de la plus grande importance
pour le médecin. L’homme ne peut guère modifier beaucoup
le milieu cosmique dans lequel il vit, mais il peut modifier les
rapports qu’il entretient avec les conditions ambiantes. Il y a
là un principe fondamental de toute expérimentation ou de toute
action concernant les hommes, qu’ils soient pris individuelle­
ment ou collectivement.
En ce sens les rapports qui unissent les phénomènes régio­
naux, localisés dans l’espace organisé, aux conditions ambiantes,
sont de trois sortes : les rapports avec les faits locaux, qui se
traduisent par des circuits internes ; les rapports avec les faits
extérieurs à la région, mais agissant sur elle ; enfin les relations
pouvant être établies entre ces deux réseaux de rapports. On
retrouve ainsi les deux milieux : l’interhe et l’externe, et tout le
système des relations entre les deux milieux. L’étude et le con­
trôle éventuel de ce système de relations est l’aboutissement
logique des travaux du géographe à l’échelle régionale, comme
aussi le but des responsables d’une politique à l’échelle des États.
Nous arrivons ainsi à mieux entrevoir ce qu’est le milieu géo-
LE CLOISONNEMENT DU MONDE 17

graphique, domaine de recherches où le géographe apporte véri­


tablement une méthode originale et nécessaire. Elle consiste à
étudier l’organisation existante de l’espace différencié accessible
au genre humain, en fonction des relations qui s’établissent
entre les différents compartiments de cet espace. Le cloisonne­
ment du monde, et les moyens de l’aménager, ce sont là des
préoccupations bien anciennes, mais qui ont rarement fait l’objet
de recherches de caractère scientifique. Jusqu’ici les diverses
branches de la science s’efforçaient de délimiter leur champ d’in­
térêt de la manière la plus stricte. Plus on avança sur ces chemins
que l’on voulait parallèles, plus on sentit le besoin de carrefours ;
depuis le milieu du xixe siècle, on a commencé d’abattre les
cloisons entre les disciplines. Physique, chimie, biologie sont de
plus en plus intimement reliées, et toutes sont dans une dépen­
dance étroite des mathématiques. Le besoin s’est fait sentir
de mieux concevoir l’espace : non seulement l’espace net et uni
des géomètres, mais encore l’espace de qualité, différencié et
organisé, avons-nous dit, qui'est celui des activités de l’homme.
La géographie est née de ce besoin d’interpénétration des sciences
de l’homme et de la nature. Elle est partie d’un carrefour. Elle
s’est développée parce que les hommes, espèce organisée et poli­
tique, voulaient mieux comprendre les moyens dont ils pou­
vaient disposer pour prendre un meilleur chemin à partir du
carrefour auquel, à un moment donné, ils se trouvaient.
Toute action politique est localisée quelque part à la surface
du globe et se développe en fonction de conditions inhérentes à
cette localisation dans l’espace. Tandis que la géographie étudie
essentiellement l’organisation de l’espace terrestre, la politique
cherche à imprimer à cette organisation des formes nouvelles ou
à préserver les anciennes. La politique des États sera donc déter­
minée très largement par le système de relations que la géogra­
phie enseignera aux responsables de cette politique. L’applica­
tion d’une politique ainsi conçue se heurtera dans la réalité aux
difficultés que pourra lui faire éprouver la différence existant
entre le système réel et celui que les géographes auront ensei­
gné. Sans doute, comme l’a dit Claude Bernard, «le fait juge
l’idée ». Mais l’idée, selon cette formule même, précède et sug­
gère le fait. Ce sont là des raisons puissantes qui militent pour
une grande modération et beaucoup d’humilité de la part du
géographe. Il n’en a pas toujours fait preuve.
Il serait bon de voir quelles idées ont été exposées jusqu’ici
20 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

donné d’une puissance politique considérable au cœur d’un con­


tinent peut la porter à réclamer la domination de tout ce conti­
nent comme une chose qui est « dans l’ordre de la nature ». La
nature aurait-elle en effet donné de tels avantages à un pays de ce
continent sur les autres, l’aurait-elle situé au centre d’un conti­
nent, et surtout aurait-elle donné à ce continent une forme aussi
spéciale, celle d’un ensemble de terres si distinct des autres par­
ties du monde, si elle n’avait prédestiné cette unité territoriale
à une unité politique ? et la puissance centrale n’est-elle pas des­
tinée à réaliser cette unité naturelle ? Les hommes aiment les
choses simples et les foules obéissent volontiers à des slogans
partis d’une base concrète. L’idée que l’ordre de la nature, tel
que la géographie physique l’a porté sur les cartes, n’est que la
préfiguration d’un ordre politique normal et souhaitable, est une
illusion commune. Pourquoi faudrait-il que les desseins de la
Providence ne fussent pas inscrits de façon évidente dans le
relief même du sol ? Si cette prédestination ne s’observe pas pour
tout un continent, une nation ambitieuse se croit en droit de se
demander s’il n’en serait pas ainsi pour tout le bassin du fleuve
qui passe sur son territoire, ou le bassin de la mer sur laquelle
elle se trouve occuper une position avantageuse.
Quel ordre serait plus logique que celui de la nature ? La
psychologie populaire s’est rarement tout à fait débarrassée,
même dans les pays les plus cultivés, des habitudes ataviques
de confusion entre le phénomène physique, naturel, et la volonté
divine. On voit dans l’un l’expression de l’autre. Le passé eut
beau apporter des démentis aussi nombreux qu’éclatants, bien
des hommes préféreraient croire encore que les voies de la Pro­
vidence ne sont pas plus complexes. N’a-t-on pas vu d’ailleurs
certains empires réaliser, pour un temps, l’unité de territoires
aux limites naturelles bien nettes ? On ne saurait accepter aisé­
ment l’idée qu’il n’y a aucun rapport entre le cours de l’histoire
et les lois qui régissent l’Univers physique. Si l’on admettait
l’existence de tels rapports, ne pourrait-on croire au bien-fondé
de telles transpositions, surtout lorsqu’elles exauceraient le vœu
formé avec ardeur par toute une commuauté, parfois tout un
peuple. Il y a là un état d’esprit très important, que l’on aurait
tort de négliger ou de tourner en dérision. De vieilles croyances
dans la liaison de la Nature et de Dieu, de l’homme et du sol
sur lequel il vit, surgissent ainsi et s’organisent en toute une foi
nationale et politique qui peut mener loin ceux qu’elle anime.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 21

Maintes fois la carte politique fut ainsi remodelée à l’aide de


formules géographiques simples, adoptées par des peuples cou­
rageux.
Les droits dits historiques résultent d’une transposition sem­
blable, mais qui évoque des souvenirs du passé au lieu de la
carte physique. C’est un grand géographe, Émile-Félix Gautier,
qui a écrit : « L’humanité ne porte pas à son passé historique
un simple intérêt de curiosité. Elle ne se passionne pour lui que
parce qu’elle espère y entrevoir dans les grandes lignes une anti­
cipation de l’avenir. Connaître ce qui a été, c’est après tout la
seule possibilité approximative que nous ayons d’imaginer ce
qui sera ». Un peuple qui se sent un regain de vitalité, éprouve
une propension naturelle à revendiquer les portions d’espace
qu’il a pu jadis occuper eu dominer. L’époque a pu changer,
les conditions nouvelles peuvent rendre un tel retour parfai­
tement illogique ou injuste. Le peuple revendicateur n’a cure
de cette logique ni de considérations juridiques qui ne lui se­
raient pas favorables. S’il a foi dans les liens qui l’unissent aux
espaces qu’il revendique, et dans ses chances de succès, il pourra
fort bien sur la base de tels « droits historiques » déclencher une
action politique dont on ne saurait garantir qu’elle n’aboutira
pas à modifier la carte.
Une doctrine de cette sorte, quelles que soient ses origines,
peut devenir un élément important en politique lorsque des
gens se mettent à y croire. Il n’est pas nécessaire que les fonda­
teurs de la doctrine aient dès l’origine une qualité officielle.
Parfois il suffira de quelques intellectuels, de quelques profes­
seurs pour répandre un enseignement qui finira par être adopté
par un ou plusieurs États. A propos des débuts de la colonisation
française en Algérie, le même É.-F. Gautier a ainsi défini le rôle
des groupements dont l’attachement au nouveau sol qu’ils
étaient venus occuper, contribua tant à fixer un grand foyer
d’intérêts français en Afrique du Nord : « Mais qui étaient-ils ?
Assurément il y avait quelques enthousiastes sans responsa­
bilités officielles, qui faisaient un peu sourire, même lorsqu’on
les respectait. Avant la réussite, cela s’appelle des rêveurs. C’est
un élément très important ; il faut se garder d’oublier les hommes
qui ont la foi, c’est le ferment qui soulève la masse... »
Il y eut ainsi à diverses époques et dans des pays divers des
doctrinaires pour formuler des théories interprétant le passé
et l’avenir politique en fonction d’un rapport entre l’organisa-
Jean Gottmann. — La politique des États et leurs géographie. 3
22 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tion politique et l’organisation géographique des espaces auxquels


ils s’intéressaient. Ces théories ont évolué avec les changements
intervenant dans les grandes conceptions de la pensée scienti­
fique et aussi sous l’empire de développements historiques. Il
importe de les passer en revue et de voir comment elles se sont
enchaînées ou opposées, car leur action sur la politique a pu se
faire sentir soit immédiatement, soit à retardement, mais il
n’en est guère qui n’ait exercé quelque influence sur les rela­
tions internationales.

Le fond du problème est dans le sentiment répandu dans les


foules d’une liaison profonde entre la communauté et l’espace
qui lui est dévolu. On éprouve une grande difficulté à formuler
avec précision la nature et la texture de ce sentiment : l’essentiel
est qu’il y a Maison entre un groupe humain et une portion d’es­
pace. En Occident on semble avoir parlé depuis très longtemps
du sol des ancêtres ; en Moyen-Orient il put y avoir des droits
de parcours sur certains territoires ou le droit des descendants
de certaines tribus conquérantes à dominer l’espace occupé par
les descendants des peuples conquis. A travers toute une variété
de nuances, le fait demeure du droit de certains à contrôler tel
espace à l’organisation duquel ils ont pris une part qu’ils estiment
décisive. On se tromperait à supposer qu’il suffit d’occuper un
territoire : la jurisprudence des civilisations les plus avancées
comme celle des tribus les plus primitives est bien plus complexe.
On se résumerait en une formule un peu trop populaire peut-être
en disant qu’il y a « les gens du cru » d’une part et les étrangers
de l’autre. Cette liaison entre une position géographique et le
groupe qui s’en réclame a existé depuis très longtemps : elle a
été symbolisée en particulier par les péages et autres droits de
passage perçus par les « gens en place » sur ceux qui passaient.
Ces anciens usages ont contribué à faire de la position géogra­
phique un excellent investissement. L’autorité détentrice de ces
droits « géographiques » fut souvent spirituelle à l’origine : on
payait tribut à la divinité du cru, ou plutôt à ses représentants.
Les représentants prirent de bonne heure dans les formations
politiques bien constituées figure d’empereurs, de Pharaons et
de Césars, toutes personnalités vite revêtues de prérogatives
divines. Au moyen âge, l’Église prit en main la direction de la
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 23

jurisprudence en Occident et en délégua l’exercice soit à la hiérar­


chie ecclésiastique, soit aux grands féodaux. L’association di­
recte entre le peuple et le pays ne semble avoir été une doctrine
répandue en Occident qu’avec la Renaissance.
Là encore il ne s’agissait peut-être que de la renaissance d’idées
anciennes, mais peu répandues dans le monde des théocraties
et des aristocraties. Pourtant dans l’Ancien Testament déjà,
la Terre Promise le fut par l’Éternel au Peuple élu et non à Moïse
ou à un autre prophète chargé d’y conduire le peuple. La dé­
fense faite à Moïse de pénétrer personnellement à la tête des
Hébreux en Canaan, ne devait-elle pas souligner comme un
symbole la dissociation, nouvelle à l’époque, des droits du peuple
et de l’autorité de son chef spirituel ? Les cités de la Grèce antique
semblent, elles aussi, avoir investi leurs communautés, plutôt
que les chefs, couronnés ou non, de leurs droits territoriaux. Ce
fut bien encore le cas du peuple de Rome au temps de la répu­
blique. De tels cas furent pourtant assez rares dans les civili­
sations bien constituées dont l’iiistoire nous a été transmise :
les droits territoriaux étaient bien plus souvent investis en la
personne du souverain ; la tradition démocratique ne dura ni
à Jérusalem ni à Rome ; de nos jours le lien juridique essentiel
unissant les pays du Commonwealth britannique est l’allégeance
au roi d’Angleterre, avec l’exception récente de la Constitution
républicaine de l’Inde.
Tel était bien, à peu d’exceptions près, la pratique générale
des États à l’époque de la Renaissance. Deux facteurs essentiels
allaient pourtant remettre en jeu les rapports des peuples et de
leurs espaces : les Grandes Découvertes d’abord, qui mirent des
espaces nouvellement rendus accessibles en discussion, puis la
Réforme, qui remit en question les relations à établir et à res­
pecter entre peuple, pays et religion. Les conflits internationaux
cessèrent d’être simplement des « jeux de princes » ; les intérêts
en jeu étaient trop profonds ou trop vastes : ils s’étendaient aux
consciences ou à des continents entiers. Déjà l’intervention de
Jeanne d’Arc dans la guerre de Cent ans avait donné un carac­
tère de croisade populaire à un conflit qui n’avait vraiment été
qu’un « jeu de princes » jusque là. La conscience nationale de
la France ne l’a pas prise en vain pour symbole.
Les grands auteurs politiques de la Renaissance ne furent pas
intéressés en général par les facteurs géographiques. Machiavel
en parle à peine. Quelque attention est accordée par Jean Bodin
24 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

aux liens du sol et de la nation. Il faut en arriver aux Grands


Desseins et aux grands traités du xvue siècle pour voir le terri­
toire jouer un rôle de premier plan dans la conception même de
la politique. Les géographes de la Renaissance ont cependant
appris aux savants de l’époque à considérer l’espace d’une façon
méthodique. Les progrès de la cartographie ont familiarisé l’opi­
nion responsable à partir du xvie siècle avec la configuration
des terres et des mers et avec toute une terminologie géogra­
phique nouvelle. La politique commence à compter avec des
conceptions spatiales plus précises, plus différenciées. C’est ainsi
que la politique de Richelieu peut envisager les « frontières na­
turelles » de la France.
En 1648, les traités de Westphalie terminent la guerre de
Trente ans et s’efforcent de mettre un terme aux conflits reli­
gieux qui venaient de ravager l’Europe, en établissant un prin­
cipe de droit international important : Cujus regio, efus religio.
Il faut traduire : « De tel pays, de telle religion », ou encore :
« Tel souverain, telle religion », car la région politique ou le pays
se définissaient au xvne siècle par le souverain. La religion de
celui-ci acquerrait ainsi une valeur territoriale : elle devenait
la religion officielle obligatoire dans les États du prince pour
tous ses sujets. En une époque où les nations modernes d’Europe
étaient en voie de formation, la région et la religion venaient
coïncider en vertu d’un accord international. Si le motif spiri­
tuel avait été à l’origine de beaucoup des grands conflits récents,
des Croisades à la guerre de Trente ans, le traité de Westphalie
permettait au territoire de s’identifier avec une religion, celle
du souverain. Le cloisonnement politique allait coïncider de
droit comme de fait avec le cloisonnement religieux. Le motif
territorial allait pouvoir l’emporter officiellement dans le jeu
politique : on n’aurait plus besoin d’invoquer la lutte contre
les Infidèles ou les hérétiques pour entreprendre une expansion
politique.
Richelieu n’hésitait pas en pleines guerres de religion à s’en­
tendre avec des princes protestants allemands contre l’Empe-
reur catholique d’Allemagne, lorsqu’il le trouvait opportun ;
en fait, le motif spirituel n’était plus aussi important en poli­
tique étrangère qu’il pouvait l’être en politique intérieure. Ren­
forcer le pouvoir de l’État et atteindre les frontières « naturelles »,
étaient des objectifs plus immédiats et plus permanents que le
soutien de la bonne cause religieuse. Est-ce le début d’un maté­
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 25
rialisme géographique ? Il ne faudrait pas se hâter de conclure
en ce sens. Pourtant c’est au xvne siècle que les grandes entre­
prises de colonisation des grandes Puissances occidentales se
développent, que le commerce commence d’apparaître comme
l’un des facteurs essentiels des relations internationales, un
commerce étroitement réglementé par les pouvoirs publics,
que ce soit au temps de Colbert à Versailles, lors des Naviga­
tion Acts à Londres ou des privilèges distribués â la Cour d’Es­
pagne.
A voir les règlements régionaux qui distribuent, par exemple,
les côtes atlantiques de l’Amérique du Nord aux Anglais, Fran­
çais, Hollandais et Espagnols, on se sent loin de la procédure
du xve siècle soumettant à l’arbitrage du Saint-Siège un conflit
territorial hispano-portugais. Vers la fin du xvne siècle, le ma­
térialisme semble bien être de rigueur dans les règlements inter­
nationaux et c’est en 1707 que paraît, distribué d’abord sous le
manteau, un ouvrage qui mériterait d’être considéré comme
l’ancêtre de la géographie politique et économique moderne,
le Projet d’une Dîme Royale de Vauban.
Le maréchal de Vauban s’est acquis à bon droit de solides
positions dans l’histoire de France par ses grands travaux de
Génie militaire, et aùssi dans l’histoire des idées économiques.
Par le réseau de places fortes qu’il construisit, par les ports de
Dunkerque et de Sète et divers autres travaux publics, Vauban
organisa la défense du territoire et améliora des aspects régio­
naux de son économie pour plusieurs générations après 1700.
Dans sa Dîme Royale, il soumit à Louis XIV un projet, fort en
avance sur son temps, d’impôt général sur le revenu qui le classe
parmi les ancêtres de la pensée économique moderne. C’est un
travail bien intéressant que de suivre chez Vauban la croissance
du sentiment de l’importance de la connaissance géographique
précise. Lorsqu’il doit bâtir un canal en Languedoc, un port dans
les Flandres, le grand ingénieur se livre à une étude régionale
détaillée et précise où les données topographiques et hydro­
graphiques vont de pair avec celles de la démographie, des apti­
tudes de la main-d’œuvre, des possibilités de mise en valeur
de ressources régionales, etc. L’une des premières bonnes mono­
graphies régionales sur une province de France fut l’étude préparée
par Vauban lors de la planification du canal dit des Deux Mers
en Languedoc.
La Dîme Royale, écrite vers la fin de sa vie, rassemble les
26 rOLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

conclusions d’une longue et riche expérience dans l’exécution


d’une politique de grandeur et de puissance. Ce n’est pas seule­
ment par un vif sentiment de solidarité humaine que Vauban,
né pauvre gentilhomme, en vint à proposer au Roi-Soleil, qui
commençait d’éprouver de sérieuses difficultés politiques comme
financières, l’égalité devant l’impôt de tous les sujets et, pour
parler en termes modernes, une plus large redistribution du
revenu national par la fiscalité. L’accent qui domine dans la
Dîme Royale n’est pas celui d’un apôtre de réformes sociales,
mais bien l’anxiété d’un grand commis de l’État qui sait qu’une
grande politique extérieure coûte cher et ne peut être menée à
bien qu’appuyée sur une trésorerie solide. Vers 1700, les diffi­
cultés financières de l’État ne faisaient pas de doute et c’est
une solution raisonnable de ces difficultés que Vauban suggère
afin d’assurer à l’avenir la possibilité d’une politique de grands
travaux et de puissance.
Or, que faut-il pour assurer au Trésor royal les ressources dont
il a besoin ? Une fiscalité juste, encourageant une économie
saine à fonctionner à plein rendement. Dès l’abord, Vauban
rappelle que la véritable richesse, celle qui fait la puissance poli­
tique, ne réside pas dans une abondance de métaux précieux,
comme le montrent les situations du Pérou et des Indes, mais
dans l’abondance des biens de consommation. Son projet fiscal
est destiné à stimuler l’économie française, à encourager l’ex­
pansion de la production, tout en assurant aux finances publiques
le plus grand bénéfice possible par suite de ce développement.
Une telle fiscalité doit reposer sur deux bases solides : d’abord
des principes moraux de justice et d’équité afin de donner à tous
du cœur à l’ouvrage ; ensuite une bonne connaissance de la géo­
graphie économique, sociale, du pays, indispensable à une bonne
assiette de l’impôt, à un usage judicieux de la politique fiscale,
à une prévision raisonnable des ressources qui pourront être
mises au service de la politique du Roi, de ses entreprises guer­
rières comme de ses entreprises de construction.
L’opposition de la Cour se manifesta à l’égard des principes
moraux : le grand honnête homme qu’était Vauban les avait
clairement et nettement exposés, non pas tant pour défendre
le petit peuple que pour assurer à tout son projet un maximum
d’efficacité. Vauban fut disgracié. A.près sa mort, son nom resta
attaché à l’esprit des réformes sociales qu’il n’avait pas craint
de préconiser. On n’accorda guère d’attention au rôle que, dans
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 27
sa méthode, il assignait au facteur « géographie ». S’il ne l’a
pas appelée par son nom, Vauban n’en propose pas moins au
Roi de faire dresser un Allas de la France, où tous les traits phy­
siques et humains recensables se trouveraient figurés à leur place
exacte et dans leurs rapports spatiaux, les uns par rapport aux
autres. Il fallut attendre longtemps pour voir se réaliser la grande
carte d’Ëtat-Major d’abord, et l’Atlas de France du Comité
National de Géographie, bien plus longtemps que pour voir
mis en pratique certains des principes fiscaux de Vauban. Encore
ne saurait-on être bien certain que les cartes économiques de
l’Atlas de France soient aussi bien tenues à jour que Vauban
l’avait souhaité, il y a quelque deux cent cinquante ans.
Par 1*intermédiaire de l’administration des finances, Vauban
établit une liaison très nette entre les recherches de géographie
et l’élaboration de la politique extérieure. Il montre comment
il importe de tenir compte de la géographie régionale d’un État
pour évaluer ses possibilités internationales. Joignant à sa théo­
rie des leçons de méthode, il s’efforce de calculer le chiffre de la
population du royaume (et ces pages resteront le plus ancien
effort semi-officiel de recensement de la population en France) ;
il s’intéresse aussi à la répartition des habitants selon les géné­
ralités et à leurs moyens d’existence, à leurs niveaux de vie dans
ces différentes régions. A titre d’exemples il étudie la très riche
généralité de Rouen et celle, bien plus pauvre, de Vézelay, indi­
quant en même temps comment faire un plan d’enquête, un ques­
tionnaire pour monographie régionale. Il semble bien que la
méthode de la Dîme Royale devait inspirer les plans et question­
naires de monographie régionale d’Albert Demangeon au xxe
siècle, créant ainsi l’unité de la tradition française en ces études \
Voilà donc vers 1700 (le mémoire au Roi sur la Dime Royale
fut soumis une première fois en 1699), un ouvrage important qui
apporte une méthode d’utilisation de la géographie, sauf le terme,
pour l’élaboration d’une politique. La Dime Royale, quoique
condamnée à Versailles, ne passa pas inaperçue ; quelques
années après avoir circulé à Paris sous le manteau, elle fut tra­
duite en anglais, publiée à Londres et même soumise à la Chambre
des Communes. Elle nous paraît avoir une importance consi­
dérable dans l’histoire de la science politique parce qu’elle jus-

1. Voir à ce sujet nos articles : Vauban and Modem Geography, dans Geo­
graphical Review, New York, 1944, p. 120-128; et De l’organisation de l’espace,
«tels Revue Économique, Paris, mai 1950, p. 60-71.
28 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tifiait en somme scientifiquement un certain « matérialisme


géographique », tout en soulignant que la pratique en dépendait
de la reconnaissance de principes moraux et sociaux ; ce n’était
donc pas du « matérialisme » pur ni simple. Il est encore signi­
ficatif que cet ouvrage ait paru au tournant du Grand Siècle,
alors qu’au xvme nous entrons dans un siècle raisonneur et
inquiet où vont prendre forme les grands débats politiques mo­
dernes.

La connaissance géographique du monde se développe rapi­


dement au cours du xvme siècle. Le terme de « géographie »
est encore peu usité et la plus grande partie du travail d’obser­
vation et de classification régionale est faite par les naturalistes.
Le recensement du monde commence de se faire systématique­
ment, région par région, et aux observations sur les conditions
physiques et biologiques viennent s’ajouter des observations
sur les modes de vie, les régimes, les mœurs et les coutumes.
Vers le milieu du siècle, l’élite européenne est mûre pour accueil­
lir avec enthousiasme un ouvrage général de science politique :
L’Esprit des Lois de Montesquieu.
En étudiant les systèmes juridiques, Montesquieu ne se livre
pas seulement à une recherche descriptive de droit comparé ;
il veut comprendre et expliquer les relations entre les choses,
les lois, et les capacités politiques des divers peuples du monde.
En concentrant son attention sur les lois, Montesquieu frappe
au cœur même du problème du cloisonnement du monde, de la
différenciation de l’espace. L’Esprit des Lois (1748) avait été
précédé des Lettres Persanes (1721) et des Considérations sur la
Grandeur et la Décadence des Romains (1734) ; ces deux ouvrages
avaient préparé l’auteur à sentir profondément la différenciation
des espaces et les problèmes de leur organisation. Les Lettres
Persanes ne semblent-elles pas destinées à faire observer toutes
les cloisons qui existent entre des nations vivant loin l’une de
l’autre, dans les esprits des gens les plus cultivés (« Comment
peut-on être Persan ? ») alors qu’il y a tant de similitudes, de
problèmes et de traditions comparables dans les deux sociétés.
On pourrait glaner bien des remarques intéressantes pour la
philosophie de la géographie humaine dans la correspondance
de ce Persan. En reconstruisant à sa façon l’histoire romaine,
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 29

Montesquieu suivait sur les cartes la stratégie romaine, en admi­


rait l’habileté, mais aussi en mesurait les faiblesses croissant
avec l’expansion territoriale. S’il avait traité ces sujets dans un
esprit aussi géographique, c’est qu’en 1717 déjà, à l’âge de vingt-
huit ans, il avait rédigé une première version d’un Essai sur la
Différence des Gmies qu’il voulut reprendre plus tard pour en
faire un Essai sur les Causes qui peuvent affecter les Esprits et les
Caractères, dont la plus grande partie sera finalement incorporée
dans L’Esprit des Lois. En 1719, il forme le projet d’une Histoire
physique de la Terre, qui ne vit pas le jour; et en 1723, il intitule
un opuscule De la Politique. Les rapports entre la différencia­
tion physique et la variété des caractères et de l’organisation
politique à la surface du globe semblent bien avoir préoccupé
Montesquieu toute sa vie. Dans L’Esprit des Lois, il apporte le
résultat de ses recherches et méditations en la matière ; les fac­
teurs géographiques tiennent dans son ouvrage une place sub­
stantielle. « J’ai d’abord examiné les hommes, dit Montesquieu
dans sa préface, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de
lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs
fantaisies... et j’ai vu... chaque loi particulière liée avec une autre
loi, ou dépendre d’une autre plus générale. »
Montesquieu a la réputation d’avoir accordé beaucoup trop
de crédit aux influences du milieu local physique, surtout du
climat, comme déterminant le comportement des peuples.
Divers passages des livres XIV à XVII de l’ouvrage sont fré­
quemment cités à cet effet et ils peuvent parfois nous faire sou­
rire aujourd’hui. La tendance la plus nette et la plus facilement
criticable dans cet ordre d’idées est la distinction faite entre les
climats du Nord et ceux du Sud : dans les pays chauds, les peuples
sont sensibles, charmants mais faibles ; dans les pays froids,
les hommes sont plus lourds, plus durs, mais plus sains et plus
forts. Montesquieu dira même : « Dans les pays froids on aura
peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les
pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême... il est
évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples
du Nord sont moins capables de dérangement que les fibres
délicates des peuples des pays chauds : l’âme y est donc moins
sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui don­
ner du sentiment ». (Livre XIV, chapitre ii.) Pourtant Montes­
quieu observe des contradictions dans les caractères de cer­
tains peuples du midi (chapitre m) : il n’oublie pas la grandeur
30 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

passée des Romains ; il sait que les peuples peuvent réagir contre
les défauts du climat et expose que les mauvais législateurs sont
ceux qui favorisent les vices du climat, et les bons sont
ceux qui s’y opposent (chapitre v). La prudence naturelle à
l’époque à un réformateur hardi, qui ne tient pourtant pas à
trop se compromettre, a pu causer quelques contradictions, du
moins en apparence. Ainsi au livre XV, consacré aux rapports
des lois de l’esclavage civil avec la nature du climat, Montes­
quieu dit bien : « Il y a des pays oü la chaleur énerve le corps,
et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à
un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage
y choque donc moins la raison comme tous les hommes
naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature,
quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison natu­
relle » (chapitre vu), mais ce sera pour conclure (chapitre vin) :
« Il n'y a peut-être pas de climat sur terre où l’on ne pût engager
au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal
faites, on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes
étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage. » C’est donc
bien le système juridique et non le climat qui paraît à l’auteur
déterminant.
Enfin le livre XVII contient des passages célèbres où la répar­
tition des climats sur les deux continents semble expliquer les
différences de régimes, la liberté de l’Europe et la servitude de
l’Asie. Le climat n’est d’ailleurs pas en l’occurence la seule cause
indiquée par Montesquieu, dont la méthode suppose presque
toujours une multiplicité de raisons : ainsi (chapitre vi) la dis­
position du relief lui paraît également importante ; la massivité
de l’Asie, l’uniformité du relief sur de vastes espaces semblent
avoir contribué à l’établissement de grands empires alors que le
relief fouillé de l’Europe aurait causé également une division
en un grand nombre d’unités politiques de médiocre étendue.
Dès sa préface, Montesquieu avait demandé au lecteur « d’ap­
prouver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques
phrases ». Or, il est loin de chercher toutes ses explications dans
le milieu physique. En d’autres parties de L’Esprit des Lois, la
répartition des lois est étudiée dans ses rapports avec les reli­
gions des divers pays, avec les principes qui forment l’esprit
général, les moeurs et manières d’une nation, avec les principes
du gouvernement, avec le nombre des habitants et avec le com­
merce. Si le milieu géographique, bien compris, intervenait dans
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 31

les idées de Montesquieu, ce serait surtout par le commerce,


expression du réseau de relations externes d’un pays : « L effet
naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui
négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes ».
(Livre XX, chapitre u.) Il faut surtout rendre cette justice à
Montesquieu qu’il a admirablement compris la fragilité et la
relativité des situations politiques :
Toute grandeur, toute force, toute puissance est relative. Il
faut bien prendre garde qu’en cherchant à augmenter la grandeur
réelle on ne diminue la grandeur relative. [Ou encore] : Lorsqu’on
a pour voisin un État qui est dans sa décadence, on doit bien se
garder de hâter sa ruine, parce qu’on est à cet égard dans la situa­
tion la plus heureuse où l’on puisse être, n’y ayant rien de si com­
mode pour un prince que d’être auprès d’un autre qui reçoit pour
lui tous les coups et tous les outrages de la fortune. (Livre IX,
chap. 9 et 10.)
Si l’on peut parler de « déterminisme géographique » dans
VEsprit des Lois, ce ne serait donc pas tant pour quelques pas­
sages accordant trop de poids à des facteurs climatiques ou topo­
graphiques, que dans le meilleur sens du mot « géographique » :
Montesquieu a la préoccupation philosophique des conditions
spatiales, de la position par rapport aux autres parties du monde
dont on participe, de la grande variété des espaces habités et de
la complexité des relations qui peuvent déterminer cette variété.
Il conviendrait presque de s’étonner que, au milieu du xvme
siècle, il n’ait pas plus insisté sur les lois de la nature que l’on
commençait à découvrir et à énoncer, et qu’il n’ait pas plus pro­
clamé la supériorité des peuples du Nord. Le siècle venait de voir
les plus grandes Puissances du moment se dresser plus au Nord
que Paris : l’Angleterre, la Hollande, la Suède, la Prusse et sur­
tout la Russie. Les grands empires d’outre-mer venaient de
s’étendre sur divers continents, surtout dans des pays aux cli­
mats chauds ou, du moins, plus chauds que dans les pays con­
quérants. Il fallait bien accorder quelque place à la grande idée
qui se répandait de la supériorité des climats froids et des races
nordiques. En fait, Montesquieu se montre encore fort réservé
sur ce chapitre et préfère expliquer môme l’esclavage des pays
tropicaux par un système de relations complexes où inter­
viennent des facteurs d’histoire et de régime politique. C’est en
vérité 1 esprit des lois qui lui paraît décisif pour le comporte­
ment d’un peuple.
La méthode de Montesquieu a dû faire réfléchir beaucoup de
32 POLITIQUE ET GÉOGRAriIIE

gens dès la publication de L'Esprit des Lois. Nous savons que le


succès de l’ouvrage fut grand, en particulier à Paris. Il serait
donc difficile d’assurer qu’entre sa publication en 1748 et la
préparation deux ans plus tard, en 1750, d’un plan d’étude inti­
tulé «géographie politique» par un jeune et brillant étudiant
en Sorbonne, il n’y aurait que pure coïncidence et non relation
de cause à effet. Le fait de la rédaction d’un ouvrage sur La
Géographie politique, termes peu communs à l’époque, serait
déjà remarquable en soi ; il gagne encore en importance du
fait de son auteur, qui était le jeune Turgot. Il s’agit là d’un
petit travail qui n’occupe qu’une dizaine de pages dans le second
volume des oeuvres complètes de Turgot \ On y trouve surtout
l’ébauche inachevée du plan d’un grand ouvrage. Ce travail
serait passé tout à fait inaperçu sans doute si son auteur ne
s’était illustré par la suite de diverses façons.
Agé de vingt-trois ans en 1750, terminant ses études, Turgot
venait d’écrire ce Discours sur l’Histoire universelle qui fut son
premier grand succès et qui est souvent cité. Il s’était efforcé
d’y résumer les grandes lignes de l’évolution passée du monde ;
aussitôt il semble s’être posé la question des facteurs qui peuvent
diriger ou orienter cette Histoire, des constantes qui peuvent
expliquer l’évolution. Les œuvres de Montesquieu avaient pu
lui donner la préoccupation de la différenciation spatiale et de ses
raisons. La Géographie politique offre un plan de travail assez
confus et très ambitieux, ce qui paraît normal pour ce stade
de l’évolution intellectuelle de son auteur. Il semble que ses
maîtres en Sorbonne aient déconseillé à Turgot de se lancer dans
une voie aussi nouvelle et aussi touffue ; peut-être fut-il lui-
même un peu découragé par la complexité du sujet qu’il décou­
vrait, par les dangers que devait recéler cette voie qui s’annon-
çait couverte de fourrés et d’épines. On peut regretter cependant
qu’il ait préféré se tourner alors vers les horizons plus déblayés
de l’économie politique ; il aurait sans doute grandement avancé
les études de géographie politique s’il avait persévéré dans cette
direction.
Le projet de Turgot est remarquable tout d’abord par l’am­
pleur de la conception. Toute la méthode géographique d’inter-
relations entre les disciplines diverses des sciences naturelles
et humaines s’y trouve bien esquissée. Il s’agit d’étudier la répar-
1. On trouve La Géographie politique dans les Œuvres de Turgot, éd. de 1844,
Paris, annotée par Dupont de Nemours, vol. 2, p. 611-626.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 33
tition des phénomènes politiques sur le globe en passant en revue
tous les faits qu’il peut être utile de connaître pour une bonne
compréhension de la situation existante. On commencera donc
par les données des sciences naturelles, on continuera par les
données de l’histoire, puis par celles de l’économie et de la poli­
tique. Au cours de cette étude on s’efforcera d’établir le plus
de relations possibles entre ces divers faits. La géographie
politique doit donner une « coupe de l’histoire ». Ce plan est
fort acceptable aux géographes modernes qui ne font pas autre
chose, surtout en France, en enseignant une géographie physique
suivie d’une géographie humaine qui, des faits de population et
d'habitat, en vient à ceux de l’économie et finalement de l’orga-
misation politique ; le tout étant étroitement associé aux études
historiques. Turgot pourtant, avec l’audace de la jeunesse, allait
plus loin. Il envisageait un grand ouvrage en trois parties, la
première étant consacrée à l’histoire universelle, la seconde à sa
géographie politique, aboutissement momentané de l’évolution
historique ; la troisième partie étant dévolue à ce qu’il préten­
dait appeler « la théorie de la géographie politique » ou « un traité
du gouvernement ». Cette théorie de la géographie politique,
soit les principes de gouvernement qui pourraient se dégager
d’une solide étude des facteurs géographiques en politique, pou­
vait bien avoir été inspirée par Montesquieu ou puisée aux mêmes
sources. Elle est demeurée jusqu’à nos jours une ambition des
géographes que bien peu d’entre eux ont avouée; encore moins
nombreux sont ceux qui tentèrent de la réaliser.
La préoccupation commençait donc de se répandre vers 1750
des rapports entre les conditions physiques ou naturelles d’un
pays et son comportement politique. Les grandes découvertes
et les connaissances accrues de régions exotiques, que ce fut aux
Indes ou en Moscovie, excitaient les esprits sur la question de la
différenciation des secteurs de la surface du globe. La découverte
des grandes lois de la nature pousse à classer, à systématiser
les observations, à établir des rapports entre l’histoire politique,
que l’on commence d’écrire avec quelque liberté, et l’histoire
naturelle, que l’on commence d’ériger en chapitre indispensable
de la culture générale en Occident. Le premier volume de l’His­
toire naturelle de Buffon ne parut qu’en 1749. Il était encore trop
récent pour avoir pu influencer très profondément Turgot en
1750. Mais l’influence des naturalistes sera bien plus grande
une vingtaine d’années plus tard. Ces naturalistes n’hésiteront
34 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

pas d’ailleurs à suggérer ou à approuver des raisonnements attri­


buant à leurs travaux la qualité de clef des faits politiques :
d’abord parce que cela leur paraissait bien logique, ensuite parce
que c’était flatteur, enfin parce qu’il semblait bien nécessaire
d’intégrer, en un monde qui était unique, les trois éléments que
la pensée s’est toujours efforcée de coordonner, à savoir, les phé­
nomènes de la nature, les activités humaines et les intentions
de la Providence. Il ne faut pas oublier que depuis plus d’un
siècle déjà juristes et savants avaient discuté des droits naturels
et des lois naturelles ; le naturel signifiant en l’occurence le logique,
l’évident, le certain. Il était difficile d’éviter que les esprits ne
penchent au xviii® siècle vers une confusion des lois de la nature
et du droit naturel. Bien entendu il se trouva des sages pour dis­
tinguer les lois naturelles et les lois rationnelles, ces dernières
étant celles de l’histoire naturelle. On admettra pourtant que
les termes prêtaient à confusion et que, en confondant les deux,
l’esprit satisfaisait son penchant atavique à identifier les phé­
nomènes de la nature avec l’action divine. Les progrès des sciences
naturelles devenaient ainsi plus acceptables à tous : les croyants
y trouvant des indications sur la volonté divine ; ceux qui ne
croyaient pas y trouvant une explication rationnelle pour des
questions auxquelles on n’avait pu répondre jusqu’ici qu’en
invoquant la Providence.
Vers la fin du xvme siècle, le déterminisme géographique
avait fait des progrès considérables et on expliquait de plus en
plus par leurs rapports avec les données de l’histoire naturelle
des lieux le comportement des peuples et leur politique. Le cas
est typique de la discussion sur la capacité de peuplement de
l’Amérique du Nord, problème auquel l’indépendance des États-
Unis conféra une grande actualité vers la fin du siècle. Les phi­
losophes européens témoignèrent d’un grand pessimisme à l’égard
des possibilités d’établissement des Européens au Nouveau
Monde. Buffon tout le premier exprima des doutes sur la possi­
bilité de mettre en valeur de façon intéressante un milieu phy­
sique qui lui paraissait frappé de « contraction » : les plantes
et les animaux envoyés en Amérique n’y donnaient que des reje­
tons inférieurs à ce que l’on trouvait en Europe. Les Indiens
mêmes paraissaient une race dépourvue de véritable vitalité.
Le climat et le sol étaient mauvais, ne pouvaient fournir la base
d’une richesse suffisante pour un peuplement important. L’abbé
Raynal dans son Histoire philosophique et politique des Établis­
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 35

sements et du Commerce des Européens dans les deux Indes pro­


nonça le mot de dégénérescence : les hommes libres qui s’éta­
blissaient en Amérique du Nord, ne tardaient pas à dégénérer
sous l’influence du milieu physique local.
Une telle condamnation de leur pays par les experts européens,
qui furent nombreux à tomber d’accord sur la question, ne pou­
vait être du goût des Nord-Américains. Ils protestèrent et, vers
la fin du siècle, les discussions de la Société Américaine de Phi­
losophie, à Philadelphie, traduisent les résolutions prises 1 : le
milieu physique pouvait fort bien être hostile, et même foncière­
ment mauvais, mais les Américains allaient raser toute cette
nature, supprimer ses manifestations hostiles y compris les Indiens
s’il le fallait ; puis, ayant réduit la nature à ses données brutes,
ayant appris à la modeler grâce aux progrès de la science et aux
machines, ils allaient refaire le continent et se constituer un pays
à leur usage, approprié et commode. En remodelant ainsi le pays,
les Américains apprendraient à dompter la nature, ils en appren­
draient les lois profondes et ils accompliraient ainsi une œuvre
non seulement utile, mais encore pieuse, puisqu’elle les rappro­
cherait encore du Créateur. Il faut voir là certainement un état
d’esprit qui a modelé les méthodes américaines et a imprégné
l’éducation aux États-Unis jusqu’à présent. Il résulte d’une
alliance, logique à l’époque en ce pays, du puritanisme calvi­
niste et du rationalisme du xviii® siècle. On sait les fruits qui
s’ensuivirent. On retrouve là une démonstration de l’idée dif­
fuse dans les œuvres de Montesquieu que l’esprit des lois déter­
mine l’usage qu’un peuple fait du milieu qu’il occupe.
Il n’en demeure pas moins que l’élite de l’Europe occidentale
hérita pour longtemps des philosophes du xvme siècle un grand
scepticisme à l’égard des possibilités de l’Amérique, et en géné­
ral des continents autres que l’Europe, aux climats étranges.
Le grand développement scientifique qui posa les fondations de
la pensée moderne, se produisit en Europe après la Renaissance ;
cela obligea pour longtemps à prendre pour unités de mesure
et de valeur les observations faites en Europe : celles-ci étaient
« normales », les autres étaient extraordinaires si elles s’écar­
taient des normes européennes. Il n’est donc pas surprenant de
voir la fin du xviii6 siècle, agitée par l’orage de la Révolution
française, amener une confusion croissante du « rationnel » et

!• Voir Gilbert Chinard, L’Homme contre la Nature, Paris, 1949.


36 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

du « naturel », donc des doctrines politiques et des observations


de géographie physique.
En France même, pendant la période révolutionnaire, les grands
idéaux dominaient trop complètement la scène politique pour
que l’on accordât beaucoup d’attention aux facteurs matériels
ou géographiques. Issu de cette période, Napoléon sembla atta­
cher aux questions de personnel militaire et politique et à la
psychologie collective bien plus d’importance qu’au terrain ou
aux ressources, aspects tout à fait secondaires de l’art politique
et militaire. Si la Révolution aspira aux frontières « naturelles »,
il ne pouvait guère en être encore question sous l’Empire qui en
était largement sorti. On peut citer de Napoléon ces remarques,
prudentes quoique teintées de déterminisme au début :
La géographie, soit naturelle, soit politique, a plusieurs des
caractères qui constituent les sciences exactes ; les faits sont nom­
breux, les points de contestation multipliés, les changements
fréquents ; son domaine s’accroît à mesure que celui de l’esprit
humain s’étend.... Si, dans un point central, il existait plusieurs
professeurs de géographie qui pussent rassembler les connaissances
éparses, les comparer, les épurer, qu’on fût dans le cas de les con­
sulter avec sécurité pour être mieux instruit des faits et des choses,
ce serait une bonne et utile institution ».

Travail de documentation donc, mais non point de doctrine


politique ni même stratégique, tel est le rôle que Napoléon assi­
gnait aux géographes.
C’est en Allemagne qu’il faut aller chercher les discussions les
plus ardentes sur les rapports de la géographie et de l’organisa­
tion politique à la fin du xvme siècle. Champ de bataille entre
les armées françaises et les coalitions monarchiques, déchirée
entre les idéaux nouveaux et les formules anciennes qu’avaient
ravivées les souverains prussiens du xvme, l’Allemagne cher­
chait sa voie, son organisation politique et territoriale étant loin
d’y satisfaire les esprits. La philosophie de Kant avait éveillé
aussi des échos locaux et les intellectuels allemands ne négli­
geaient pas l’héritage des géographes que leur pays produisit
lors de la Renaissance. A l’instar de la doctrine française des
limites naturelles, l’Allemagne cherchait sur la carte compliquée
de l’Europe centrale les points d’appui d’une doctrine nationale.
Fichte réclamait pour les peuples un droit naturel à certains
espaces. Les frontières de la Prusse avaient été fort nomades
1. Cité par la Revue de Géographie de Lyon, 1947-1948.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 37
pendant la seconde moitié du siècle, et Voltaire avait pu quali­
fier Frédéric le Grand de « roi des lisières ». La dissociation de
l’Allemagne et de la couronne impériale d’Autriche après Aus-
terlitz allait rendre la désorganisation politique de toute cette
région, qui se souvenait d’avoir été le Saint-Empire romain
germanique, encore plus confuse.
Il n’est pas surprenant qu’en 1797, Novalis ait publié un
pamphlet intitulé Christenheit oder Europa ; le dilemme en pleine
époque révolutionnaire se posait : fallait-il organiser l’Europe
ou préférer une vaste région chrétienne qui devrait son unité
à l’autorité spirituelle ? Avec la période du blocus continental,
l’Europe prend conscience de son unité et de sa séparation d’autres
continents ; elle ressent aussi l’utilité de tous les liens qui l’unissent
aux autres continents. En réveillant les aspirations nationales,
la Révolution française fait souhaiter une nouvelle répartition
du cloisonnement politique ; en même temps, en abolissant tant
de péages et de banalités, elle fait espérer plus de liberté écono­
mique. Contre la soif d’espace de Napoléon, une coalition nou­
velle se dressera qui s’appellera la Sainte-Alliance et préférera
la Chrétienté à l’Europe.
Le début du xix® siècle va donc mettre l’accent sur les aspira­
tions populaires : nationales en politique extérieure, sociales en
politique intérieure. C’est vraiment l’esprit qui triomphe sur
la matière, en politique et en jurisprudence, avec les guerres
d’indépendance des pays latino-américains, de la Grèce, ou la
sécession de la Belgique. Pourtant à la base de toutes ces reven­
dications on retrouve le lien du sol et de l’État, du territoire et
de la volonté nationale. C’est à ce moment la volonté nationale
qui l’emporte dans l’organisation politique des territoires. Ainsi
Schopenhauer peut édifier en Allemagne sa philosophie qui
pousse à ses extrêmes le doute cartésien, et considère que le
milieu ne vaut que par la représentation que nous voulons en
avoir. Il est certain que l’époque romantique ne devait pas atta­
cher de valeur aux facteurs matériels dont se préoccupe la géo­
graphie.

La pensée européenne du xixe siècle a comporté aussi d’autres


courants. Dans sa philosophie positive, Auguste Comte indique
comment l’esprit humain doit passer de la croyance en l’action
JïAN Gottmaxn. — La politique des États et leur géographie. 4
38 POLITIQUE ET GEOGRAPHIE

déterminante d’agents surnaturels, à la croyance en des forces


abstraites, pour aboutir, dans ce qu’il appelle « l’état positif »,
à reconnaître «l’impossibilité d’obtenir des notions absolues,
renoncer à chercher l’origine et la destination de l’univers et à
connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher
uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raison­
nement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs
relations invariables de succession et de similitude ». C’est encore
à un déterminisme de relations que conclut Hegel en Allemagne.
Verra-t-on à ce moment le déterminisme géographique évoluer
vers un système de relations dans l’espace ?
Les grands géographes de cette époque sont des voyageurs
curieux et savants qui accumulent des observations sur les pays
qu’ils visitent. Les phénomènes qu’ils observent leur apparaissent
comme relevant de l’histoire naturelle. Ce sont donc des natu­
ralistes avant tout et Humboldt est le plus célèbre d’entre eux.
Peut-être aurions-nous pu classer parmi eux Darwin s’il n’avai}
apporté sa grande théorie de l’évolution, bouleversant toute la
science biologique et ouvrant de nouveaux horizons aux recherches
sur les rapports de la matière et de la vie, du genre humain et du
règne animal. De là à concevoir l’unité de l’univers avec des
relations constantes entre la matière, dont les hommes sont
faits, et leur esprit, il n’y a qu’un pas qui fut vite franchi. Le
darwinisme n’aurait pas vu le jour si les philosophes n’avaient
depuis la Renaissance préparé le terrain. Il fit accomplir un bond
en avant considérable aux doctrines qui reliaient les phénomènes
biologiques, donc humains, directement aux conditions am­
biantes. L’adaptation des formes de l’organisme végétal ou ani­
mal aux conditions du climat et du sol, fut bien élaborée par les
naturalistes, à commencer par Lamarck ; elle devait amener les
premiers géographes, préoccupés des rapports des sciences natu­
relles avec les phénomènes humains, à adopter une méthode
inspirée des théories de la biologie en matière d’évolution et
d'adaptation. La réaction de l’homme fut assimilée à celle de
tout organisme vivant ; le comportement des nations fut assi­
milé à celui des individus humains. Cette méthode simplifiée
devait permettre le succès, vers la fin du xixe siècle, d’un déter­
minisme physique en géographie politique où la politique inter­
nationale allait être ramenée aux rapports entre des associa­
tions végétales ou des êtres humains primitifs isolés. On allait
s’appuyer encore sur des formules mal comprises, lancées par
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 39

certains philosophes, ainsi l'entité que Hegel avait appelée la


a aation-individualité » dans sa Philosophie der Weltgeschichte.
L’esprit semblait éprouver une véritable volupté à ramener à
des formules simples, obéissant à des recettes de biologie, la cau­
salité infiniment complexe des phénomènes politiques.
Un autre courant de la pensée du xixe siècle est venu complé­
ter la formation de la philosophie géographique déterministe :
il avait ses racines dans des tendances et des doctrines écono­
miques. Le xixe siècle fut celui de la révolution industrielle,
mais aussi de la grande expansion économique de l'Europe. Une
véritable explosion des échanges, une mise en valeur accélérée
grâce aux moyens accrus de transport et de production, vinrent
accroître d’abord les différences économiques entre les divers
pays en spécialisant les régions du monde dans certains genres
d'activités. L'inégalité des ressources entre les nations devint
particulièrement évidente. On vit certaines ressources s'épuiser
dans certaines régions. On vit, par exemple, des pays qui avaient
été des producteurs importants de minerai de fer perdre cette
qualité, soit parce qu’on avait utilisé entièrement le minerai
accessible, soit parce que des sources nouvelles, dont l’exploi­
tation et l’accès étaient plus avantageux supplantaient les an­
ciennes. Ainsi le minerai lorrain put remplacer celui du Sieger-
land ou d’autres petits gisements allemands pour les besoins de
la Ruhr, tandis que les petites mines de fer au pied des Monts Appa-
laches, dans l’Est des États-Unis, étaient abandonnées en faveur
de gisements bien plus importants dans l’intérieur du continent.
L'Australie et l'Argentine-remplacèrent l’Espagne, l'Angleterre
et d’autres pays d’Europe comme gros producteurs de laine.
L’économie internationale s’étendit et se compliqua, tandis que
les progrès rapides des techniques accroissaient constamment
les quantités et la variété des produits échangés. Le facteur éco­
nomique joua de façon évidente un rôle accru dans la politique
internationale. Chaque État craignit de voir épuiser les res­
sources sur lesquelles il fondait sa puissance politique et la pros­
périté de ses habitants. De plus en plus, avec l’influence du
matérialisme historique, on voulut évaluer par les ressources,
par des aptitudes, encore une fois «naturelles », à produire,
la force des pays. En même temps le souci naquit de conserver
les ressources existantes, de protéger l’exploitation de la nature
afin d’empêcher que telle ressource ne s’épuise, que le sol en par­
ticulier ne soit détérioré par des pratiques agricoles imprudentes.
40 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

On entendit alors dans des pays aussi différents que la France


et les États-Unis des voix demander, par exemple, la reconstruc­
tion des terrains dévastés en montagne par l’érosion des torrents
ou une réglementation protectrice des forêts, que l’on abattait
trop vite, des pâturages que l’on surchargeait. Dès le milieu du
siècle des auteurs américains soulevèrent dans un pays à l’éco­
nomie pourtant très jeune et en plein essor, les problèmes de la
conservation des ressources (tels Marsh et Shaler, ancêtres de
tendances économiques toutes modernes).
Ainsi, dans trois champs d’études différents, le biologique,
l’économique et le politique, des préoccupations diverses par
leurs natures convergeaient vers le vœu d’une explication unique.
Il s’agissait de coordonner beaucoup de faits divers et, ce fai­
sant, de les expliquer mutuellement. Ainsi naquit la géographie
moderne, humaine et politique autant que physique, cherchant
à expliquer tout en décrivant, à classer tout en comparant. Quatre
écoles géographiques s’organisèrent presque simultanément,
entre 1890 et 1914, sous la conduite de quatre grands maîtres
dans les quatre grands pays de civilisation occidentale : ces
quatre fondateurs furent Halford Mackinder en Grande-Bre-
tagne, Paul Vidal de la Blache en France, Friedrich Ratzel en
Allemagne et William Morris Davis aux États-Unis. Ce furent
de grands brasseurs d’idées qui ont formulé l’essentiel de l’héri­
tage théorique que deux générations de géographes se sont depuis
lors transmis.
W. M. Davis, qui enseigna à Harvard, apporta une contribu­
tion capitale à la théorie générale de la géographie physique ;
les trois maîtres européens s’intéressèrent surtout à la géographie
humaine et aux problèmes politiques. L’Allemand Ratzel fut le
seul d’entre eux à publier un ouvrage intitulé Géographie poli­
tique. La contribution de Mackinder et de Vidal de la Blache ne
fut pas moindre, quoiqu’elle ne prît pas la même forme d’un ou­
vrage de théorie générale avouée ; il faut chercher leurs idées
générales éparses dans leurs œuvres. L’esprit systématique de
l’Allemand le poussa sans doute à constituer ses idées en doc­
trine, mais il faut aussi observer que la prudence du Français
et du Britannique s’expliquent par le souci de rester plus direc­
tement au contact de la réalité historique.
L’œuvre de Ratzel porte la double empreinte des influences
des naturalistes du xixe siècle, et des influences des grands phi­
losophes allemands. Dans le pays de Humboldt et de Ritter on
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 41
ne pouvait être géographe sans une solide formation de sciences
naturelles, particulièrement en botanique ; dans le pays de
Kaut, Fichte, Hegel et Schopenhauer, on ne pouvait considérer
qu’une culture générale était complète sans une bonne connais­
sance de ces doctrines philosophiques. Cette double empreinte
se reflète inévitablement dans l’œuvre de Ratzel : elle explique
sans doute que Ratzel ait ressenti le besoin d’en arriver à une
théorie générale du comportement des hommes, organisés en
puissance politique, en fonction du milieu physique. Avant sa
Politische Geographie, qui parut en 1897, Ratzel avait fait des
travaux de géographie humaine ; il avait publié sous le titre
d’Anthropo-géographie, un ouvrage fort important sur la répar­
tition des hommes, des races dans le monde. Il en vint à for­
muler les deux coordonnées essentielles que la géographie apporte
à l’étude des phénomènes politiques : ce sont l’espace (Raum)
et la position (Lage). Pourtant Ratzel sent bien que dans le passé
historique comme dans la politique de son époque, la quantité
d’espace et les avantages de position dont dispose une nation
ne suffisent pas à déterminer sa politique ni même son potentiel
de puissance politique. Il se croit donc obligé d’ajouter un troi­
sième facteur, le Raumsinn, le sens de l’espace, que les peuples
possèdent à des degrés divers, et qui rend certains d’entre eux
particulièrement aptes à l’expansion et d’autres inaptes. L’image
biologique évoquée par l’expression de « sens de l’espace » n’est
d’ailleurs pas éloignée des idées de bien des anthropologues qui
déterminaient alors les qualités et défauts psychologiques inhé­
rents à chaque race. Le sens de l’espace serait quelque chose
d’inné chez les hommes, comme la vue ou l’ouïe. Il y aurait des
nations prédisposées à dominer de vastes espaces et d’autres
qui le seraient moins, comme il y a des personnes ayant l’oreille
line et d’autres l’oreille dure. Ces qualités innées peuvent évo­
luer par suite de modifications physiques de l’organisme, vieil­
lissement ou maladie.
Il y a là un biais commode pour éviter d’étudier à fond le
sens pratique en politique des notions d’espace et de position.
On expliquera par conséquent par une « pathologie historique »
la grandeur et la décadence des peuples. Il y aura un détermi­
nisme quasi-biologique qui permettra de prévoir commodément
les événements politiques. En assimilant ainsi l’Ëtat à un phé­
nomène biologique, Ratzel était tout à fait dans la note de la
pensée scientifique de l’époque. Il s’était plus intéressé à la répar-
42 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tition des associations végétales, qui se disputent constamment


les espaces qui leur sont accessibles, et dont certaines ont plus
de faculté d’expansion dans l’espace ou d’adaptation au milieu
que d’autres, qu’il n’avait étudié les causes de l’édification et du
déclin des empires, ni l’évolution de la structure interne des
nations. La contribution positive de la méthode ratzélienne est
d’avoir insisté sur la dualité de l’analyse géographique : l’es­
pace d’abord, sa forme, sa texture, son étendue ; puis la position
qui permet de situer les éléments du milieu local dans leurs rela­
tions avec le milieu cosmique environnant. L’erreur fut de vou­
loir expliquer la valeur réelle, c’est-à-dire relative et relationnelle
de ces données (pour suivre le positivisme de Comte ou même le
déterminisme hegelien), par l’invention d’un sens de l’espace,
donnée brute, physiologique et métaphysique à la fois. Le trans­
fert de méthodes biologiques assez grossières en géographie
politique allait inciter d’autres esprits, moins rigoureux que
celui de Ratzel, à des constructions pseudo-scientifiques souvent
regrettables.
Il faut pourtant bien évaluer Ratzel en fonction de son époque
et de son milieu national. Dans les dernières années du xix9
siècle, l’Allemagne venait de connaître l’une des grandes époques
de son histoire avec Bismarck. Cet empire, rajeuni par la récente
réunion des pays allemands sous le sceptre du roi de Prusse, se
sentait en pleine ascension dans la hiérarchie des Grandes Puis­
sances, mais un peu à l’étroit dans ses frontières. Les additions
récentes de territoire acquises aux dépens du Danemark et de
la France ne satisfaisaient pas son appétit. Or, sa position cen­
trale en Europe et la grande autorité acquise personnellement
par Bismarck lui avaient permis d’arbitrer récemment des par­
tages de territoires. Des conférences récentes tenues à Berlin
avaient refait les frontières balkaniques (1878) et partagé l’in­
térieur du continent africain (1885). Les Allemands ressentaient
donc profondément la malléabilité politique de l’espace, les avan­
tages de leur position au cœur de l’Europe, et ils étaient un peu
grisés de leurs succès récents, de la conscience, nouvellement
acquise, de leur capacité politique. C’est cette griserie, que tant
de nations avaient à diverses époques éprouvée avant eux, que
Ratzel exprimait par son Raumsinn : il lui donnait une allure
scientifique, simple, qui devait plaire aux amateurs d’opti­
misme agressif à bon marché. Il est fort possible qu’il ne se ren­
dît pas compte, comme la plupart des théoriciens, de la portée
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 43

de ses idées. Il ne pouvait s’empêcher cependant de marcher


avec son temps. Très vite après sa Politische Geographie, il la
compléta par une brochure sur le rôle de la mer en tant que source
de puissance politique (Das Meer als Quelle dcr VOlkergrôsse,
1898), insistant sur l’importance de l’arme navale ; par là encore
l’œuvre de Ratzel reflète l’actualité allemande : l’expansion sur
les océans était une préoccupation nouvelle, mais aiguë, quelques
années avant que Guillaume II, rencontrant en mer le tzar Nico­
las II, lui proposât un partage des espaces maritimes, le kaiser
prenant le titre d’amiral de l’Atlantique et offrant au tzar celui
d’amiral du Pacifique. La fin du xixe siècle fut d’ailleurs une
époque de recherches et de discussions très actives en matière
de stratégie navale, alors que Mahan publiait ses travaux aux
États-Unis et que la « jeune école » élaborait en France des théo­
ries stratégiques nouvelles. La voix de Ratzel, proclamant
l’importance du facteur maritime en géographie politique, fai­
sait simplement écho aux travaux multiples commencés vers la
même époque.
Il appartenait à un géographe britannique d’introduire dans
la géographie politique le facteur maritime ; selon la bonne ma­
nière anglo-saxonne qui répugne à demeurer longtemps dans le
domaine des idées générales, sir Halford Mackinder s’attaqua
tout d’abord à des cas régionaux particuliers. Son premier grand
ouvrage fut une géographie des îles Britanniques intitulée de
façon significative : Britain and the British seas (la Grande-Bre­
tagne et les mers britanniques). C’était bien la géographie d’une
puissance insulaire, mais qui devait sa prospérité et sa grandeur
à son organisation maritime, à la garde qu’elle montait sur les
mers. Cette garde, il fallait y veiller, il fallait un effort et une
attention soutenus pour maintenir les avantages qu’elle avait
donnés à la puissance britannique. Le livre de Mackinder rap­
pelle abondamment aux Anglais qu’il ne suffit pas d’occuper
une position insulaire, même très avantageusement située, pour
dominer les mers et tirer du commerce maritime de grandes
richesses. On pourrait dire que Mackinder, dont la grande voix
devait se faire entendre pendant près d’un demi-siècle à Londres,
fut presque une contre-partie scientifique de Kipling, et aussi
que son ouvrage de géographie régionale venait corriger le déter­
minisme excessif de la phrase célèbre de Michelet : « L’Angle­
terre est une île : vous en savez autant que moi sur son histoire ».
Pourtant Mackinder avait attiré encore plus l’attention
44 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

quelques années après son grand livre, par une interprétation


assez hardie de l’histoire politique dans un article devenu célèbre :
The geographical pivot of history (publié dans le Geographical
Journal, de la Société Royale de Géographie de Londres en 1907).
Cet article annonçait la théorie exposée plus complètement dans
son livre Démocratie Ideals and Reality (1919). L’idée princi­
pale consiste à distinguer parmi les États les puissances mari­
times et les puissances continentales ; les armes dont disposent
ces deux catégories de nations pour assurer leur sécurité ou
étendre leur influence sont de natures différentes : armées de
terre ou forces navales. Si une puissance pouvait s’assurer une
base suffisamment forte à la fois sur mer et sur le continent,
l’équilibre entre les deux catégories serait rompu et cette puis­
sance amphibie ou ambivalente l’emporterait sur toutes les
autres. Or, la grande puissance continentale par excellence étant
la Russie, sa politique fut de s’assurer des bases maritimes en
s’étendant sur l’Europe orientale. Les puissances maritimes ont
cherché à l’écarter des rivages maritimes afin d’éviter d’avoir
affaire à une force formidable, qui pourrait se replier à l’intérieur
des terres pour rester hors d’atteinte des forces basées sur mer,
et pourrait à son heure constituer une force navale, qui viendrait
disputer le contrôle des routes océaniques aux puissances mari­
times, alors qu’il ne resterait plus de zone de. repli possible à ces
dernières. La répartition des terres et des mers faisait donc que
la moitié orientale de l’Europe était la région-pivot de l’histoire
dans la rivalité des forces terrestres et navales. Mackinder for­
mulait ainsi en termes géographiques la vieille rivalité histo­
rique de l’Angleterre et de la Russie.
En 1919, alors que de nouveaux traités refaisaient la carte
politique de l’Europe, et que la puissance russe, désorganisée
par la Révolution, se repliait à l’intérieur du continent, Mac­
kinder fut Haut-Commissaire britannique en Ukraine occupée.
La même année, dans son livre sur « les idéaux démocratiques
et la réalité », il développait la grande idée de son article sur le
pivot de l’histoire. Il simplifie la lecture du planisphère : il n’y
a pour lui qu’une grande masse de terres entourée d’océans ;
cette masse continentale, formée de l’ensemble Europe-Asie-
Afrique, est pour lui l’île du Monde (the World Island) qui com­
prend sur son pourtour des pays maritimes très peuplés, bien
mis en valeur, grâce à la navigation maritime, et, à l’intérieur,
des pays vides et moins civilisés. Le cœur de cette masse con­
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 45

tinentale, le grand pays intérieur, est le Heartland. Sur les cartes


de Mackinder le Heartland coïncide d’assez près avec le terri­
toire russe.
La terminologie étant ainsi définie, Mackinder déduit de ses
théories de la région-pivot et de la région-intérieure la formule
suivante, qui devait être citée fréquemment, et avec des inten­
tions bien différentes, durant les années 1930-1950 : « Celui qui
tient l’Europe Orientale commande au Heartland ; celui qui
tient le Heartland commande à l’île du monde ; celui qui tient
l’île du monde commande au monde. » Formule frappante et
qui résumait en vérité toute une interprétation géographique
de l’histoire et toute une stratégie politique à l’usage des puis­
sances maritimes. Publiée en 1919, elle semblait valoir plus
pour le passé que pour l’avenir, car elle reposait sur une analyse
de l’histoire à des époques où l’Amérique ne jouait qu’un rôle
marginal, et où forces terrestres et navales s’opposaient sans
s’entre-pénétrer comme elles purent commencer à le faire avec
le développement de l’aviation. Mackinder, d’ailleurs, eut le temps
d’amender sa théorie en la matière avant de mourir. Son livre
sur les idéaux démocratiques et la réalité apportait cependant
encore une autre contribution à la théorie politique. Le titre
en était déjà significatif : les idéaux démocratiques, disait Mackin­
der, sont une bien belle chose ; ils n’ont pourtant pas eu dans
le passé d’aqtorité s’ils ne s’appuyaient sur une force réelle.
Lorsque les nouveaux traités veulent mettre en pratique d’excel­
lents principes moraux (il s’agissait évidemment de la doctrine
de Wilson), il faut bien veiller à étayer le règlement politique
sur des rapports de force qui assurent aux puissances dévouées
à ces idéaux le contrôle de la situation.
Voilà donc posé une fois de plus le problème idéaux-rapports
de force dans les règlements territoriaux. Mackinder a sans doute
eu le tort de ne pas fournir une définition des termes qu’il emploie.
Qu’est-ce que la réalité qu’il oppose aux idéaux ? qu’est-ce que
la force politique ? Il souligne l’importance de la répartition
des terres et des mers, mais il est le premier à indiquer que la
valeur politique et stratégique des mers n’est pas intrinsèque,
qu'elle dépend de l’organisation des forces existantes sur les
mers comme sur les continents et en particulier de l’organisa­
tion dans les zones de contact. Cette organisation, il ne l’oublie
point, dépend de l’état d’esprit des hommes d’État qui en ont
la charge.
46 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Mackinder ne fut pas seulement au cours de sa longue car­


rière un universitaire, mais aussi un homme d’Ëtat et un parle­
mentaire. Il sait que la politique pétrit la matière brute fournie
par les données matérielles de la répartition des terres et des
mers, des hommes et des choses. La politique est un art : l’ar­
tiste réussira d’autant mieux pourtant son œuvre, qu’il con­
naîtra mieux les possibilités de la matière et de l’outillage qu’il
manie. Mackinder définira vers la fin de ses jours la géographie
comme étant « un art et une philosophie ». En géographie comme
en politique il aura laissé une trace profonde, mais elle n’aura
pas été plus profonde et n’aura pas plus affecté la pensée poli­
tique ou philosophique de l’époque, parce qu’il aura, certes,
posé des problèmes, donné des recettes utiles, mais sans tenter
de formuler les règles de cet art auquel il a voulu se consacrer.
Mackinder était sans doute trop un homme d’action, de son
temps, de son pays, pour s’attacher à abstraire les problèmes
fondamentaux du dilemme de la force et du droit autour duquel
il a tourné. Il a vu beaucoup de mécanismes complexes et
curieux ; il en a démonté certains avec beaucoup de maîtrise,
ceux qui lui paraissaient les plus importants du moment.
A travers son œuvre circulent pourtant quelques idées géné­
rales qu’il peut être utile de dégager, même s’il n’eût pas approu­
vé lui-même de les voir exposées dans une telle nudité : la ré­
partition des terres et des mers en tant que facteur essentiel
de l’histoire politique et culturelle ; l’importance des techniques
de transport et surtout de la navigation maritime dans l’his­
toire des civilisations et la politique des États ; l’organisation
judicieuse des espaces assurant l’essentiel de la force politique ;
l’efficacité politique étant une organisation fondée sur une com­
munauté d’idéaux et d’intérêts (il a employé l’expression de
going concern qui semble bien évoquer une organisation, efficace
par la technique comme par l’esprit).
L’interprétation des mécanismes profonds et permanents
de l’histoire exige un détachement réel à l’égard de l’actualité ;
et il n’est peut-être pas surprenant que ce soit un pur univer­
sitaire, parti de l’archéologie grecque, qui soit allé le plus loin
dans cette voie au début du xxe siècle. Vidal de la Blache n’a
peut-être pas connu, en dehors de l’école qu’il forma, une noto­
riété comparable à celles de Ratzel ou de Mackinder, car il resta
toujours détaché de l’actualité dans ses écrits, et qu’il disparut
en 1917 avant d’avoir achevé l’ouvrage général de géographie
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 47

qu’il préparait. Il faut chercher ses idées dans une foule d’ar-
ticles, de comptes rendus et aussi d’ouvrages régionaux. On y
trouve beaucoup de formules importantes qui font vivement
regretter que Vidal de la Blache n’ait pu songer à rassembler
ses idées en un système ; il est encore possible que son esprit
fût surtout porté vers l’analyse et vers les besoins immédiats
de l’enseignement supérieur qui ne cherchait, ni en Sorbonne
ni à l’École Normale Supérieure, à former des politiques. Nourri
de classiques grecs, pénétré de méthode historique, Vidal sen­
tait profondément la fluidité et la complexité des faits humains.
« L’examen d’une question, n’hésitera-t-il pas à écrire, soulève
plus de questions qu’il n’en résoud. » Mais l’explication doit
toujours pour lui accompagner et supporter la description des
phénomènes ; c’est par là qu’il mérite bien d’être qualifié de
fondateur de la géographie scientifique en France, rompant
avec la tradition d’Élysée Reclus. Sa méthode d’analyse com­
porte deux coordonnées essentielles : les rapports du phénomène
étudié dans le temps et les rapports dans l’espace avec tout ce
qui est extérieur au dit phénomène, mais en relation avec lui.
Vidal ne perd à aucun moment le sentiment de la fluidité des
phénomènes géographiques. Il voit comment ce qui est inscrit
sur la carte immobile s’inscrit aussi constamment sur les courbes
du temps. Dans toute cette fluidité il observe la persistance dans
certaines régions de certains traits. Faut-il en conclure que les
conditions physiques inhérentes à ces régions causent ces traits
permanents ? Vidal repousse une solution aussi grossière. On
n’observe ni partout ni toujours de telles obstinations dans
l’histoire des peuples. La nature propose, selon Vidal, aux hommes
dans toutes les situations toute une gamme de possibilités d’ac­
tion ; parmi toutes ces possibilités, l’homme choisit sa voie.
On constate sans doute dans le choix qui est fait par les peuples
des « préférences tenaces » ; mais ce sont là des faits de civilisa­
tion et non des impératifs de la nature locale. Dans toute la
fluidité des faits successifs recensés par l’histoire, les éléments
les plus stables ne sont donc pas les conditions du choix propo­
sées par la nature, mais les principes de civilisation qui orientent
le choix dans un certain sens. La civilisation, d’ailleurs, est a te­
nace », mais non pas immuable ; on voit parfois les « préférences »
évoluer.
Voilà donc posé un autre problème, celui des zones de civili­
sation, de ce cloisonnement culturel du monde qui apparaît dans
48 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

toute l’œuvre de Vidal bien plus important et plus décisif pour


les activités humaines que tout cloisonnement que l’on puisse
observer dans la nature. Le déterminisme matérialiste de certains
géographes est donc écarté par le fait même du choix possible.
Ce choix s’opérera selon des traditions et des raisonnements,
mais non pas selon des impulsions physiologiques, des instincts
ataviques, comme Ratzel semblait le suggérer. Le débat s’ouvrit
ainsi entre deux théoriciens qui partaient l’un d’une formation
de naturaliste et l’autre d’une formation d’historien. Les deux
écoles issues des enseignements de Ratzel et de Vidal devaient
continuer ce débat et le porter dans tous les recoins de la géogra­
phie humaine. On ne saurait s’empêcher d’y retrouver une dis­
pute métaphysique fort ancienne : celle de la prédestination et
du libre-arbitre ; si le Raumsinn ratzelien écarte la possibilité
du libre-arbitre, le « choix vidalien » n’est pas nécessairement
libre et obéit souvent aux « préférences » dont les raisons de­
meurent obscures.
Vidal ne s’est pas contenté d’évoquer la possibilité du choix ;
il a aussi cherché, soit en étudiant des cas régionaux, soit dans
des esquisses plus générales, à décrire le processus par lequel
ce choix s’effectuait. Il en vint ainsi à mettre en valeur dans
presque toutes ses œuvres le facteur de civilisation et d’évolu­
tion qu’est la circulation. Vidal rejoignait un peu par là le grand
souci de Mackinder, qui était d’opposer la navigation maritime
aux autres moyens de transport ; mais en étudiant les effets
de la circulation dans son ensemble, en tant que facteur de trans­
formation de la répartition, on ébauchait la base d’une théorie
générale. Cette théorie, Vidal ne l’a jamais formulée à notre
connaissance. Il laissa inachevé, il est vrai, le volume des Prin-
ripes d; Géographie Humaine, publiés par fragments de 1890
à 1915, rassemblés en une oeuvre posthume en 1921 par son
gendre et successeur Emmanuel de Martonne. Pourtant bien
des phrases annoncent dans ce livre une explication de la variété
des genres de vie par la circulation. Dans son magistral Tableau
Géographique de la France, qui servit d’introduction à l’His­
toire de France monumentale de Lavisse, Vidal explique par le
présent et le passé de la circulation la personnalité de la France
à travers l’histoire et le cloisonnement en provinces et pays à
l’intérieur du territoire national. Les influences de l’extérieur
jouent pour lui un rôle décisif dans la formation et l’évolution
d’une région et même d’une civilisation. Vidal comparera la
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 49

civilisation à une horloge qui a besoin d’une action de l’extérieur


pour la remonter afin qu’elle ne retarde pas et montre l’heure
juste. Les pays isolés sont des pays arriérés. Il n’est pas, pour
Vidal, de phénomène plus important en géographie politique
que de suivre comment des éléments de vie générale viennent
s’infiltrer dans la diversité des faits locaux.
Cette importance de la circulation amène Vidal de la Blache
à porter un très vif intérêt aux villes, foyers des échanges et des
communications. A propos d’un ouvrage sur la Normandie, il
écrivit : « On doit remarquer combien la solidarité entre pays
différents et contigus a favorisé les formations historiques ;
d’où l’on pourrait conclure qu’il conviendrait de s’en inspirer
quand, par une préoccupation fort légitime, on cherche des grou­
pements administratifs plus adaptés que les départements aux
conditions actuelles. L’agent le plus actif de cette solidarité,
et ce qu’on pourrait appeler le pôle de cristallisation, c’est la
ville. La proximité de grands marchés urbains ne manqua point
à ces pays échelonnés de Paris à Rouen, le long de la Seine. Elle
exerça sur la vie rurale une répercussion analogue à celle que j’ai
eu l’occasion de noter à propos de la Flandre ; c’est sur les be­
soins des villes que se régla la production des campagnes. 1 »
Cette double remarque est fort importante : les villes, nœuds
de relations entre pays différents, organisent la vie régionale,
y compris la production agricole en particulier. Ainsi l’usage du
sol même apparaît déterminé par toute une vie de relations
extérieures que la circulation matérialise, et non pas par les
caractères géologiques, pédologiques ou botaniques locaux. La
valeur de l’espace sera fort différente chez Vidal de ce qu’elle
pouvait être chez Ratzel. Les méthodes des deux écoles, la fran­
çaise et l’allemande, vont diverger par la philosophie comme
par les méthodes.

Constituée au début de ce siècle, la géographie moderne a accu­


mulé une masse imposante d’études et de documents. Il y eut
un bon nombre d’ouvrages de géographie politique, la plupart
se contentant de traiter de cas régionaux ou de problèmes parti­
1. P. Vidal de la B]ache, Compte rendu de l’ouvrage de Jules Sion, Les
Paysans de la Normandie Orientale, in Annales de Géographie, Paris, 1909,
p. 177-181.
50 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

culiers. Un petit nombre d’apports seulement essayèrent d’ajou­


ter aux idées générales ou de perfectionner la méthode. En France
même il faut noter les travaux, dans l’école de Vidal de la Blache,
de Camille Vallaux et Jean Bruhnes, ceux d’Albert Demangeon,
puis de Jacques Ancel, ainsi que toute l’œuvre d’un caractère
plus original d’André Siegfried sur les personnalités des États
et sur l’analyse géographique des partis politiques. Pour la
France d’outre-mer, toute une section de l’École française, ayant
à sa tête Émile-Félix Gautier, se préoccupa parfois de problèmes
politiques. A l’étranger, il faut noter surtout l’explosion de la
Geopolitik allemande et la doctrine ultra-déterministe d’Ells-
worth Huntington aux États-Unis.
Comme on pouvait s’y attendre, l’école française issue de
l’enseignement de Vidal de la Blache témoigna beaucoup de
prudence en géographie politique. Il semblerait presque que les
réserves et les nuances du maître découragèrent beaucoup de
ses disciples à s’engager dans cette voie. Le premier qui s’y soit
risqué, dès les premières années du xxe siècle, fut Camille Val­
laux, un Breton passionné des choses de la mer. De bonne heure
il se pencha sur le problème de 1* État et de son sol, puis sur celui
de la mer, sans produire cependant de doctrine personnelle.
On aurait pu s’attendre à voir exposer un système de géographie
politique au lendemain de la Grande Guerre de 1914-1918. La
plupart des grands géographes français avaient participé à titre
d’experts à l’élaboration de la stratégie politique du temps de
guerre et à la préparation des traités de 1919. Un grand nombre
d’ouvrages parurent dans les années 1918-1923, parmi lesquels
une Géographie de V Histoire par Camille Vallaux et Jean Bruhnes,
le second étant encore vers la même époque l’auteur d’une Géo­
graphie Humaine, ouvrage suggestif, mais plus descriptif et
systématique que philosophique. Dans les deux ouvrages auxquels
travailla Jean Bruhnes à cette époque, les rapports de l’homme
avec son milieu physique local sont une préoccupation centrale.
Le choix vidalien semble être apparu comme apportant trop de
confusion aux deux auteurs. Dans la Géographie de l’Histoire,
l’idée prédomine qu’il y eut toujours « une géographie qui pré­
céda l’histoire » et créa donc des prédispositions. Ce raisonnement
amène à rechercher les constantes physiques et à négliger les
constantes humaines, ou les facteurs économiques, politiques
et sociaux, gouvernant les rapports entre constantes physiques
et constantes humaines. Que peut signifier d’ailleurs une géo­
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 51
graphie antérieure à l’histoire ? Ce ne pourrait être qu’une géo­
graphie physique sans les hommes, surtout sans organisation
politique des hommes : le fait qu'elle préexistait à cette organisa­
tion ne signifie nullement que ses caractères ont exercé une
influence constante sur l’organisation de l’espace par l’homme.
Il n’est d’ailleurs que de relire une histoire tant soit peu rapide
des civilisations ou des empires pour s’en convaincre.
Ces deux ouvrages de géographie générale témoignent d’un
double pli que tendait à prendre la recherche géographique :
d’une part, concentrer l’attention sur les études régionales en
concevant la géographie générale comme une classification de
cas régionaux recensés ; d’autre part, multiplier les études des
rapports entre les phénomènes humains et les phénomènes phy­
siques, afin de tirer des coïncidences observées dans l’espace des
conclusions générales. On en vint ainsi à concevoir le milieu
géographique comme l’équivalent du milieu physique local,
le déterminisme géographique comme l’ensemble des rapports
où un caractère physique déterminait à proximité des effets
gociaux, économiques ou politiques, ou tout au moins semblait
les déterminer. Et la méthode géographique tendit à se confondre
avec la méthode cartographique. On en viendra à considérer
qu’un fait cartographiable seul est géographique, et l’on négli­
gera de se demander si des rapports qui n’apparaissent pas sur
les cartes ont quelque intérêt.
La géographie physique et la représentation cartographique
avaient, il est vrai, fait des progrès très rapides depuis la fin du
xixe siècle. Dans la géographie du climat et dans l’étude des
formes du relief, des classifications et des théories générales
avaient été édifiées. Les résultats acquis semblaient acquérir
une valeur scientifique que n’avaient pas encore les observations
accumulées en géographie humaine, ni dans le domaine des
sciences historiques. La géographie humaine s’était encore heurtée
à la concurrence dans l’étude des phénomènes sociaux de la
sociologie : Lucien Febvre a consacré dans son ouvrage La Terre
et VÉvolution de I Humanité (Paris, 1922) des pages très vivantes
à cette dispute entre géographie et sociologie, en particulier
entre Albert Demangeon et François Simiand. En fidèle con­
tinuateur de la tradition vidahenne, Febvre a insisté sur le choix
ouvert aux civilisations : « Il n’y a plus rien de « donné tout
fait » à l’homme par la nature, d’imposé à la politique par la
géographie. Il y a adaptation de l’homme à des possibilités seu­
52 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

lement... ». Le terme « adaptation » en ce texte n’était peut-être


pas heureux. Mais on mesure déjà en cette phrase le fossé qui
sépare l’interprétation de l’histoire par Febvre, un historien,
et des géographes comme Bruhnes et Vallaux, qui croyaient
devoir insister dans les sciences humaines sur la puissance de la
nature, un peu parce qu’ils avaient eu pour justifier de leur
qualité de géographes à étudier les sciences naturelles bien plus
qu’historiens ou sociologues n’avaient eu à le faire. Et Febvre
d’insister : « L’État n’est jamais donné, il est toujours forgé ».
Il devait s’entendre fort bien sur l’interprétation de l’histoire
avec Albert Demangeon qui, de tous les élèves directs de Vidal,
apporta la plus grosse contribution à la géographie politique.
Le premier ouvrage d’Albert Demangeon, qui établit sa répu­
tation en France, fut une monographie régionale de la Plaine
Picarde, le prototype, peut-on dire, de la grande série française
de monographies régionales. Dans cette étude de la Picardie,
tout en accordant beaucoup d’attention au milieu physique
local, Demangeon attribue le rôle décisif aux relations extérieures
de cette région rurale, relations qui déterminèrent les variations
de sa vie rurale au cours des siècles. Demangeon mit l’accent
encore sur la circulation comme aussi sur l’étude des archives.
Ses études régionales sont restées classiques, qu’il s’agisse de la
Picardie, de la Région Parisienne, des Iles Britanniques, de la
Belgique ou des Pays-Bas. Dans toutes ces régions d’Europe
occidentale, Demangeon eut l’occasion de citer maints exemples
de régions entièrement modelées par les hommes : la Zélande,
qu’il appellera un « chef-d’œuvre de maçonnerie », ou l’économie
britannique, dont il commence l’étude en ces termes :
Depuis plusieurs siècles, il circule dans l'économie britannique
un principe de vie qui règle les formes de travail, oriente la pro­
duction et façonne les groupes humains : c’est l’esprit commercial.
Tous les genres de vie du peuple britannique portent son empreinte ;
il a véritablement déterminé l’évolution de l’agriculture et l’évo­
lution de l’industrie. Procédés de culture, produits du sol, pay­
sages ruraux, condition des classes agricoles, rien n’est plus la
pure émanation de la terre ; tout a subi l’influence de causes exté­
rieures au pays 1.
La colonisation par les Britanniques de territoires lointains
et divers a porté récemment « l’influence de causes extérieures »
en bien d’autres pays. Dès 1923, Demangeon avait consacré
1. Albert Demangeon, Les Iles Britanniques (vol. I de la Géographie Uni­
verselle), Paris, Armand Colin, 1927, citation, p. 259.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 53

un excellent petit livre à L’Empire britannique. Étude de Géo­


graphie coloniale, où il montre les conséquences géographiques
de l’organisation par la puissance britannique des espaces océa­
niques d’abord, et d’espaces continentaux ensuite à partir des
rivages. Dès 1920, ému par les pages célèbres de Paul Valéry
sur la crise de l’Europe : « Nous autres civilisations, nous savons
maintenant que nous sommes mortelles... »1. Demangeon avait
résumé les dossiers réunis pendant la guerre et la Conférence
de la paix à Paris en un autre petit volume de conclusions et de
réflexions intitulé : le Déclin de l’Europe (Paris, 1920) qui attira
beaucoup l’attention. C’est là, certes, un travail de géographie
politique comme l’entendait, par exemple, Turgot, donnant un
« profil de l’histoire ». Demangeon voit la position mondiale de
l’Europe profondément ébranlée. Des puissances plus jeunes
et qui ne sont plus européennes, arrivent au premier plan de
la scène politique, comme les États-Unis, ou s’en rapprochent
rapidement, comme le Japon et le Brésil.
Une note de profond pessimisme résonne dans ce livre, expri­
mant un sentiment fort répandu en 1920, mais il s’agit encore,
comme il se devait en géographie, d’un pessimisme relatif. Si
d’autres pays ou continents conquéraient les premières places,
les pays d’Europe pouvaient conserver encore un bon rang et
une prospérité enviable ; mais il fallait, dès lors, réaliser une réa­
daptation aux conditions nouvelles que l’Europe avait peut-être
suscitées, mais qui se développaient désormais en bonne partie
en dehors de son action propre. Le dernier chapitre de ce livre
se demande ce qu’il faudrait faire en France afin de conserver
au pays sa place dans le monde. On sent dans ces pages le géo­
graphe et le patriote s’inquiéter : « il faut que la France retourne
à la mer » est l’un des conseils de Demangeon. Tout ce livre est
pénétré d’actualité. Sur des problèmes généraux de géographie
politique ou humaine, Demangeon n’a laissé que quelques articles
épars, dont celui qui étudie le surpeuplement et celui qui cri­
tique vivement et justement la Geopolitik allemande, sont sans
doute les plus caractéristiques. Il laissa une contribution consi­
dérable dans le domaine des études d’habitat et des types de
peuplement. Il disparut trop tôt, comme Vidal de la Blache, sans
avoir pu achever les travaux de géographie générale dont il se
proposait de couronner son œuvre 2.
1. Paul Valéry, Variété I, voir surtout les premiers chapitres.
2. La rédaction de cet ouvrage ne semble pas avoir dépassé le chapitre d’in-
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 5
54 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Dans la même génération de géographes français, il faut classer


deux autres novateurs, qui créèrent chacun un « genre » nouveau
dans les études de géographie et ne perdirent jamais de vue les
inter-relations de ces études avec celles des règles de la politique.
Le plus important fut André Siegfried, qui reprend la tradition
des études politiques de certaines nations, selon Alexis de Toc-
queville et le marquis de Custine ; cette tradition n’avait guère
été maintenue en France dans la seconde moitié du xixe siècle
et, enrichie par tout l’équipement d’information et d’analyse
du xxe siècle, elle atteint avec André Siegfried à une sorte de
perfection. Ce sont les monographies de géographie politique
sur la démocratie en Nouvelle-Zélande, sur le Canada, les États-
Unis, la Suisse ; ce sont des synthèses au cadre plus large comme
l’Amérique latine, la crise de l’Europe ou encore la Méditerranée.
Une méthode d’analyse toute nouvelle de la géographie des
partis politiques apparaît dans le Tableau de la France de VOuest
sous la Troisième République, que Siegfried trace, vers 1911,
dans un volume demeuré classique.
Après avoir tâté lui-même de l’action politique dans sa jeu­
nesse et en avoir été déçu, André Siegfried, comme il le dit dans
la préface de son petit livre sur les Partis politiques en France
(1929), préféra se consacrer à l’étude des phénomènes et du
processus de la politique, dans l’espoir d’en comprendre et d’en
dégager les lois. Ici encore, comme pour Vidal de la Blache et
Demangeon, il faut constater et regretter que les cas régionaux
aient primé la théorie générale au point presque de l’écarter.
Ni dans ses ouvrages publiés, ni dans ses cours, il ne semble
qu’André Siegfried ait formulé une doctrine exposant s les lois
de la politique » : serait-ce une prudence inhérente aux scrupules
de méthode des savants français ? ou bien serait-ce que le sujet
refusa de se plier à une mise en forme de système ?
L’autre « genre » créé par un géographe contemporain de De­
mangeon et de Siegfried, fut celui des études de géographie co­
loniale : ce ne sont pas simplement des monographies régionales
comme les autres, mais elles sont centrées sur le fait de colo­
nisation, et donc sur le complexe de relations que ce fait signifie.
Émile-Félix Gautier, qui créa ce genre, avait commencé par
être un linguiste, puis un administrateur à Madagascar, avant
troduction. Quelques-uns des articles importants de Demangeon sont réunis
dans le volume posthume, Problèmes de Géographie humaine, Paris, Armand
Colin, 1942.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 55

de consacrer plusieurs ouvrages à l’analyse du phénomène po­


litique. Plusieurs de ses ouvrages sont des chefs-d’œuvre quasi
inimitables en leur genre, où l’histoire politique, la psychologie
des hommes et des peuples, la géographie physique et les données
économiques viennent s’intégrer en un tableau d’une grande
finesse et d’une grande persuasion. La Conquête du Sahara, Essai
de Psychologie politique illustre magnifiquement dès 1910 la
méthode d’analyse où le seul déterminisme que l’on puisse invo­
quer est celui de la psychologie et aussi celui des relations dans
l’espace comme dans la civilisation. Quatre autres volumes,
parmi nombre d’autres, ont apporté des pages fort utiles à la com­
préhension du phénomène colonial, de la géographie politique
de FOrient et de l’Afrique, enfin à la mise en valeur des pays
arriérés : il faut citer à cet égard Le passé de l’Afrique du Nord :
Les Siècles obscurs (1937), Mœurs et Coutumes des Musulmans
(1932), Un Siècle de Colonisation : Études au microscope (Collec­
tion du Centenaire de l’Algérie, 1930), et L’Afrique blanche (1939).
Enfin, dans un mémoire qui demeure non signé, mais que l’on
sait être de sa plume, mémoire couronné par l’Académie des
Sciences Coloniales à Paris, Gautier a répondu à la question de
la possibilité de mise en valeur du Sahara.
Il est peu de meilleures illustrations pratiques de la théorie
du choix vidalien que cette dissertation écrite par un homme
de grand bon sens, qui connaissait fort bien à la fois le grand
désert et les voies tortueuses de toute politique. Il serait bien
difficile de définir la méthode originale de Gautier : sans cesser
d’être scientifique, son art est celui d’un impressionniste. Il n’a
pas formé d’école à proprement parler, mais il a beaucoup mar­
qué les géographes français qui ont après lui travaillé en Mé­
diterranée et au Sahara, en particulier R. Capot-Rey, Jean
Despois et le regretté Jacques Weulersse. Comme Demangeon
et Siegfried, Gautier ne cessera de souligner l’importance des
facteurs humains dans l’interprétation des données physiques.
Tous trois insisteront encore sur l’importance dans la compréhen­
sion du milieu des actions provenant de l’extérieur ou s’y exerçant.
Un certain nombre d’ouvrages d’auteurs différents parurent
en France sur des problèmes de géographie politique pendant
la première moitié du xxe siècle. Ainsi le livre de Roger Dion
sur les Frontières de la France ; ainsi les ouvrages de Jacques
Ancel sur la géopolitique, la géographie des frontières et la géo­
graphie politique de l’Europe. Bon nombre de passages inté-
56 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

ressauts se trouvent dans les travaux de divers autres géographes :


d’Emmanuel de Martonne (surtout dans son Europe Centrale)
à Le Lannou (dans sa Géographie Humaine et ses articles sur la
frontière italo-yougoslave). Ce sont encore des cas particuliers
et non des essais de doctrine ou même des réformes de méthode
en géographie politique. Le cas d’Ancel pourrait peut-être faire
exception ; encore ne saurait-on qualifier de doctrine un essai
malheureux de compromis entre les méthodes françaises et
allemandes.

ÿ îJî

Si la théorie de la géographie politique française se trouve


dispersée dans maints ouvrages et qu’il faille la reconstituer
par bribes et par morceaux, il n’en est pas de même en Allemagne.
Entre les deux grandes guerres, une école de Geopolitik apporta
une démonstration éclatante de la liaison qui s’établit si faci­
lement entre desseins politiques et données géographiques, et
aussi des dangers de la chose lorsqu’on substitue dans la méthode
pratiquée des aspirations nationales aux principes scientifiques.
Pendant la guerre de 1914-1918, un Suédois germanophile, R.Kjel-
len, créa le terme de geopolitik pour désigner l’ensemble de prin­
cipes et de rapports qui s’établissent entre les États, leurs poli­
tiques et les lois de la nature, ces dernières déterminant les autres.
S’inspirant de Ratzel et d’une mauvaise compréhension des
philosophes allemands du siècle précédent, dont sans doute
Hegel et sa notion de « nation-individualité », Kjellen exposa
comment les Puissances Centrales allaient gagner la guerre en
vertu de lois de la nature : de leur position géographique, de leur
dynamisme, des qualités de leur race. Il ne se contenta pas seu­
lement de reprendre la vieille image des géographes « natura­
lisants » : la lutte des espèces pour l’espace ; il compara encore
l’État à des individus. Le titre même de l’ouvrage de Kjellen,
Staten soin Lifsform (1916), traduisait son inspiration de source
biologique. Il considérait que « les États sont des êtres conscients
et raisonnables comme les hommes ». Il croyait que les États se
conduisaient donc les uns à l’égard des autres exactement comme
le font les individus. Il était encore influencé, comme le seront
les géographes allemands, par les travaux des historiens d’Alle­
magne et d’autres pays de langue germanique, qui voyaient
dans les peuples germaniques conquérants de l’Europe occi­
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 57

dentale au moyen âge, une « espèce humaine » supérieure. La


vieille croyance dans la supériorité des gens du Nord, résultant
de leur climat, répandue encore comme nous l’avons vu au xvmf
siècle, venait étayer la théorie qui, se basant sur de récentes
formules de biologistes et les classifications de linguistes, affir­
mait la supériorité des races du Nord. Les Scandinaves ont sou­
vent montré une tendance naturelle à avoir confiance en cette
théorie. Il était ainsi facile aux travaux de Kjellen d’obtenir
un vif succès en Allemagne et de convaincre certains esprits
que la victoire des Alliés en 1918 n’était qu’un malentendu,
un accident contre-nature, qu’il fallait réparer afin de rendre
à la race germanique la situation supérieure à laquelle elle avait
« naturellement » droit !
Toutes les sciences humaines en Allemagne avaient un peu
subi l’empreinte de cette interprétation nationaliste de certaines
données ou croyances anciennes. En somme, l’Allemagne avait
perdu la guerre parce qu’elle n’avait pas assez étudié la géogra­
phie politique qui lui donnait logiquement gain de cause, et qui
pouvait encore lui permettre de se redresser. Il suffirait d’un plan
d’action mieux étayé par de bonnes connaissances « scienti­
fiques ». Une école enthousiaste entreprit de travailler à cette
grande œuvre sous la direction du général Karl Haushofer,
professeur à l’Université de Munich, où il dirigeait YInstilut
jür Geopolitik. Le grand succès de Haushofer fut de convaincre
de l’utilité pratique de ses idées les dirigeants du parti national-
socialiste, Rudolf Hess, puis Adolf Hitler. Il devait devenir auprès
du gouvernement hitlérien et pour sa politique générale un con­
seiller précieux et écouté.
Comme le font beaucoup de doctrinaires astucieux, Hausho­
fer ne prétendit pas avoir découvert lui-même les principes fon­
damentaux de sa Geopolitik. Il fit valoir au contraire que, s’il
puisait dans les travaux de quelques grands savants allemands,
dont Ratzel, il prenait plus encore dans des travaux étrangers
qui ne pouvaient être soupçonnés d’aveugle nationalisme alle­
mand : si ces travaux démontraient les avantages dont disposait
l’Allemagne, il faudrait de la part des responsables de la poli­
tique allemande un aveuglement aussi sot que criminel pour
ne pas en tirer parti. Quels étaient ces travaux étrangers ? Ceux
de Kjellen tout d’abord et tout naturellement, mais aussi, et
d’une façon plus utile, ceux de sir Halford Mackinder, ce grand
homme d’État britannique. On n’oubliera pas l’admiration un
58 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

peu jalouse avec laquelle l’Allemagne considérait depuis près


d’un siècle la réussite politique et économique de la puissance
britannique dans le monde. La politique d’Hitler et les actes de
Rudolf Hess témoignèrent de sentiments à l’égard de la Grande-
Bretagne que les Allemands ne semblent pas avoir éprouvé à
l’égard d’autres puissances.
Or, qu’apportait Mackinder à la doctrine que Haushofer édi­
fiait et qu’il enseignait au haut commandement nazi ? D’abord
la théorie du pivot géographique de l’histoire ; il avait placé
ce pivot en « Europe orientale » ; il n’entendait pas le mettre
cependant en Moscovie ; il s’agissait en bonne logique de ces ré­
gions, généralement dénommées « Europe centrale » dans la
géographie moderne, qui s’étendent entre les puissances mari­
times d’Occident et la Russie, grande puissance du Heartland.
On ne déplaçait pas beaucoup le pivot de Mackinder en l’appelant
Caxe Rome-Berlin. C’était d’ailleurs une formation politiquement
bien commode, puisqu’elle unissait les capitales des deux grandes
puissances surpeuplées, insatisfaites et fascistes après 1933.
Ensuite Mackinder fournissait- avec sa formule : « Celui qui com­
mande à l’Europe orientale... commande au monde », une orien­
tation logique à la politique allemande qui devait obtenir « les
mains libres à l’Est ». Il fallait avant tout convaincre l’Angleterre
et aussi la France de laisser la politique allemande faire le travail
« pour elles » vers l’Est. Puis, la domination du Heartland assurée,
l’Allemagne se trouverait être, ce que Mackinder avait voulu
prévenir avant tout, une grande puissance continentale ayant
cependant un large accès sur la mer libre de glace et pouvant
attaquer les puissances uniquement maritimes sur les océans.
Ainsi la domination du monde serait assurée à l’Allemagne,
qui d’ailleurs n’oubliait pas que toute politique, quelle que soit
la qualité des principes sur lesquels elle se fonde, devait aussi
tenir compte des « réalités » de l’heure, organiser en conséquence
ses force dans leurs rapports avec les autres forces environnantes.
Ainsi toutes les formules de Mackinder, élaborées par un grand
patriote pour servir son pays, étaient mises à profit pour les grands
desseins d’un autre et en fait surtout contre le pays de Mackin­
der. C’est là le danger de toute doctrine. Comme tout créateur
d’idées générales nouvelles, Mackinder ne fut qu’un apprenti
sorcier, incapable de contrôler l’usage que d’autres esprits pour­
raient en faire.
Il est évident que la plupart de ces interprétations simples
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 59

ou simplifiées des formules de Mackiuder sur les oppositions des


puissances maritimes et continentales furent adoptées avec
enthousiasme par les nouveaux leaders du pangermanisme
national-socialiste parce qu’on pouvait ensuite faire épouser très
facilement d’autres idées, sans aucun rapport avec les idées
du Britannique, mais familières à l’éducation allemande de la
fin du xixe siècle : la supériorité germanique due à sa position
centrale et au Raumsinn du peuple ; le droit naturel à l’espace
de ceux qui croyaient en manquer ; la poussée vers l’Est,ou
Drang nach Osten ; il était bien commode de s’attribuer des
« ancêtres » intellectuels neutres ou même britanniques. Il s’agis­
sait de bâtir simplement un beau plan d’expansion pour l’Alle­
magne avec le plus de méthode et le moins de scrupules possible.
Il fallait aussi le rendre assez simple pour qu’il soit convaincant
pour les politiciens et les foules du pays.
Le général Karl Haushofer unissait des titres universitaires
à une sérieuse expérience militaire. Ses ouvrages personnels les
plus importants portèrent sur la géographie des frontières, sur­
tout la malléabilité de celles-ci, et sur les problèmes du Pacifique.
Dans sa manière d’envisager la carte du monde, on pouvait
apercevoir déjà l’ébauche de « la sphère de co-prospérité asia­
tique » qui devait tant plaire au gouvernement japonais. S’il
fut la figure politique dominante de l’école de Geopolitik, Hausho­
fer utilisa largement l’aide de savants et de purs universitaires
qui fournirent de la documentation, quelques idées, et contri­
buèrent à répandre l’enseignement à travers le monde de langue
allemande. Parmi ceux-ci, il faut placer au premier rang le pro­
fesseur Otto Maull, qui enseignait à l’Université de Gratz (Au­
triche), et dont la Politische Geo graphie (1925) reprend, met à
jour, développe et accentue Ratzel. Maull donne une classifica­
tion confuse et complexe des diverses formes d’États, mais son
principe essentiel, se rattachant au Raumsinn, repose sur le
potentiel physique et la volonté d’expansion. Il voit des « lois »
gouvernant la formation et la croissance des États toujours
dans un même sens. Les États homogènes, dont l’Allemagne
lui paraît être le type, s’étendent « aux dépens de contrastes
ethniques et sociaux ».
L’école de Geopolitik eut beaucoup de membres pendant son
apogée, soit de 1934 à 1942 ; les universitaires y côtoyèrent des
techniciens, des militaires, des politiciens. On trouve un peu
de tout dans les publications de la Geopolitik, de la philosophie
60 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

la plus métaphysique jusqu’aux règlements militaires les plus


ordinaires. C’était un système dans le sens le plus large du terme,
prêt à absorber toute la science politique, toutes les sciences
sociales. Parmi les géopoliticiens, le déterminisme géographique
fleurit facilement ; ainsi en témoigne, par exemple, la. formule
de l’un d’eux déclarant : « Un peuple ne peut pas plus se passer
des embouchures de ses fleuves que le maître de maison ne peut
se passer de la clef de sa porte. » La personnification des collec­
tivités simplifie bien des choses et peut mener fort loin. Selon
ce « principe des embouchures fiuviales », l’Allemagne pouvait
réclamer les bouches du Rhin et les bouches du Danube, tout
autant que la Pologne celles de la Vistule, c’est-à-dire Dantzig.
Que les Nazis aient commencé par s’emparer de Dantzig au nom
de l’unité du « sang allemand » n’est pas en contradiction avec
l’application de ce principe géopolitique : ils entendaient s’assu­
rer la clef de la maison polonaise avant de l’envahir. Ce qui
s’accorde moins avec cette théorie est que, détenant la clef de
l’embouchure, ils aient cru nécessaire d’aller chercher une autre
clef à Moscou, s’assurant par le pacte germano-soviétique la
bonne volonté de l’U. R. S. S. pour l’opération de Pologne. Ceci
prouve que les responsables de la politique extérieure du Troi­
sième Reich avaient assez de bon sens politique pour ne pas
appliquer aveuglément les préceptes d’un quelconque géopoli­
ticien, mais qu’ils entendaint agir selon les règles les plus anciennes
du jeu politique, divisant l’obstacle auquel on entend s’attaquer
afin de le dominer plus aisément par morceaux et d’éviter d’avoir
à lui faire face en bloc.
Les géopoliticiens ont souvent montré un étonnant cynisme à
proclamer leurs buts. Ewald Banse se délecte d’avance dans son
ouvrage Raum and Volk im Weltkriege du plaisir que les Alle­
mands auront à conquérir la Grande-Bretagne. Maull avoue
que la géographie politique, encore peu évoluée et peu compréhen­
sive qu’avait laissée Ratzel, « ne pouvait suffire aux désirs de
la politique pratique éveillés par l’ébranlement de la Grande
Guerre ». Son collègue Hennig sera encore plus franc : « La géo­
politique veut fournir des matériaux à l’action politique, elle
veut être un guide pour la vie pratique. Elle lui permet de
passer du savoir au pouvoir. Elle veut être la conscience géogra­
phique de l’État. »
On sait à quelle défaite, la plus totale de leur histoire, cette
politique, qui faisait usage de la géopolitique et de bien d’autres
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 61

ressources aussi, conduisit les Allemands. Pourtant, comme il


arrive souvent pour un grand dessein à ses débuts, l’expansion
allemande commença par de retentissants succès, qui impressio-
nèrent le reste du monde. La propagande faite autour de la Geo-
politik fit croire à certains que ces succès étaient dus au pouvoir
quasi magique de la « nouvelle science ». Les éditeurs des pays
alliés consacrèrent à la Geopolitik une bibliothèque entière,
parfois en mêlant au texte de véritables accents d’admiration.
De 1940 à 1944 on servit de la Geopolitik à toutes les sauces.
Un honnête géographe pouvait à peine décliner sa profession
dans un salon en Amérique à cette époque sans s’entendre de­
mander s’il était également un géopoliticien. Les géographes
connaissaient trop bien les ressources du métier pour se laisser
prendre facilement à la publicité de la Geopolitik. Dès 1934,
Albert Demangeon analysait et condamnait la Geopolitik dans
les Annales de Géographie, montrant qu’il s’agissait simplement
d’une « machine de guerre » destinée à servir les buts d’expansion
de l’Allemagne. En 1936, Jacques Ancel, qui avait été par mo­
ments séduit par certaines formules de Geopolitiker, disait que
« la géopolitique fournit ses armes à l’hitlérisme ». C’était vrai­
ment de la géographie appliquée à un dessein impérialiste. Vers
la même époque, d’ailleurs, une sorte de géopolitique italienne
élevait des fondations aux réclamations du régime fasciste, qui
reprenait la formule romaine du Mare nostrum pour revendiquer
l’empire de la Méditerranée. Le gouvernement du Mikado édifiait
la doctrine de l’espace vital japonais en Asie (Lebensraum, le
mot est allemand et plonge ses racines dans l’espace ratzélien).
La géopolitique sortit vite du domaine proprement géographique ;
elle envahit le champ de la théorie militaire pure et tendit à devenir
en général une « science » de préparation à la guerre. Elle appor­
tait aussi une divinisation de l’Ëtat, instrument de la nature et
de la Providence, défini pourtant comme un organisme biolo­
gique. Triste aboutissement philosophique d’une doctrine fon­
dée sur les seules notions d’espace et de force physique.
Comme toutes les modes, celle de la Geopolitik passa. Elle
laissa pourtant des traces assez sensibles aux États-Unis. Le
leader de la géographie aux États-Unis, Isaiah Bowman, devait
en pleine guerre contre l’Allemagne dénoncer la Geopolitik et
opposer dans un article très net la géographie politique authen­
tique à la contrefaçon allemande. Au lieu de la course à l’espace
et de la tendance au matérialisme, Bowman appelait les géo­
62 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

graphes à enseigner la nécessité de la compréhension mutuelle


entre peuples, de la bonne volonté internationale, de la sécurité
collective. Nombre d’autres géographes et de spécialistes de
sciences politiques comme Georges Kish, R. Weigert, Derwent
Whittlesey, Mattern, etc., condamnèrent aux États-Unis les
idées et les méthodes des géopoliticiens allemands. Mais en dehors
de la profession géographique, quelques spécialistes des rela­
tions internationales furent séduits aux États-Unis par le genre
d’interprétation du processus historique que les géopoliticiens
avaient vulgarisé en utilisant du Ratzel et du Mackinder déformés.
Ainsi, Nicholas J. Spykman, professeur à Yale University,
avait proposé dès 1942 une géopolitique à l’usage de la politique
américaine dans un volume intitulé : America's Strategy and World
Politics. Dans des publications ultérieures, il s’efforça de trans­
former les théories de Mackinder, plaçant au centre de la carte
du monde non plus la masse de terre du Vieux Monde, mais
bien celle du Nouveau. Il opposait au Heartland le tei'me de
Rimland, signifiant la bordure maritime du Vieux Monde qui
semble évidemment encercler l’île qu’est le Nouveau Monde
figuré au centre de la carte. C’était là une invitation aux États-
Unis à s’efforcer de dominer et renforcer ces régions de la péri­
phérie océanique afin d’empêcher la puissance russe de s’en
emparer. Il n’y a pas là une vue nouvelle des choses, mais uni­
quement une répétition de Mackinder en l’accommodant à une
cartographie centrée sur l’Amérique. Dans ses ouvrages, Spykman
emprunta bien plus aux écrits de la Geopolitik et à l’esprit « ma­
chiavélique » de Mein Kampf. Dans un compte rendu de son
premier ouvrage, le professeur Edward M. Earle, de Princeton,
a montré tout ce que Spykman devait à la conception hitlé­
rienne des relations internationales. Plus tard, l’intérêt à l’égard
de la Geopolitik fut entretenu par l’attention que ne cesse, semble-
t-il, de lui porter le Révérend Père Edmund A. Walsh, directeur
de la School of Foreign Service de l’Université de Georgetown
Pourtant les géographes allemands ont insisté après 1945 sur
le caractère anti-scientifique des travaux de la Geopolitik et
sur une séparation constante qu’ils se seraient efforcés de main­
tenir sous le régime nazi entre géographie et Geopolitik dans
les universités allemandes. Comme beaucoup de doctrines de
ce genre, celle de la géopolitique a fait son temps, le temps de
la préparation allemande à une grande guerre mondiale. On ne
conçoit guère une école de ce genre formée dans un pays dont
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 63

la politique du moment ne souffrirait pas d’un violent


accès d’impérialisme.
La contribution de l’école géographique américaine à la dis­
cussion des facteurs politiques consista surtout en deux apports
principaux : ceux de Bowman et d’E. Huntington. Bowman,
qui avait commencé par des travaux de géographie physique,
se spécialisa en des travaux de géographie humaine et politique.
Pendant les deux guerres mondiales et au cours des conférences
qui réglèrent ensuite les problèmes territoriaux, il fut l’un des
conseillers les plus écoutés du gouvernement américain. La
pratique de l’action diplomatique l’éloigna rapidement de tout
déterminisme. En définissant la géographie en 1945, il insistait
sur la nécessité d’étudier la structure sociale, religieuse et éco­
nomique d’un pays pour l’apprécier à sa juste valeur non seu­
lement en morale, mais aussi bien en politique. C’est là, disait-il,
« la source d’énergie essentielle du pays ».
Dans plusieurs ouvrages, Bowman fit de la géographie poli­
tique, mais plus descriptive et plus analytique que philosophique.
Son tempérament n’était d’ailleurs pas celui d’un philosophe.
S’il avait été formé aux idées générales, il avait aussi appris
que c’est de l’observation d’un petit détail que part la grande
pensée réformatrice du scientifique. Il a souvent insisté sur des
faits qui lui paraissaient curieux, qui posaient des problèmes ;
il a rédigé deux ouvrages où la géographie politique s’étale en
long et en large: le New World (1921), donne le tableau du par­
tage du monde issu de la Grande Guerre, des traités et secousses
qui la clôturèrent. Demangeon écrivit sur ce livre : « Cette suc­
cession de tableaux n’aboutit pas à une impression de morcel­
lement. Un même esprit, une même idée les anime ; l’idée que,
si la paix du monde, avec tant de frontières enchevêtrées et tant
d’aspirations déçues, demeure encore vacillante et précaire,
c’est que presque partout on voit encore des États dominer des
groupes d’hommes différents d’eux par leurs intérêts matériels,
leurs modes de vie, leur race, leur religion, leur civilisation... »
Cette idée était bien wilsonienne ; en 1945, Bowman plaidera
la sécurité collective selon Franklin Roosevelt ; il fut un type
idéal du grand expert qui laissait aux hommes d’État, aux chefs
de gouvernement le soin de l’orientation générale de la politique.
Dans un autre volume, Bowman résume son expérience des
rapports de la géographie avec les autres sciences sociales :
Geography in relation to the social sciences (1934) est une disser­
64 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tation prudente qui résume plus les travaux des autres qu’elle
n’oriente vers des sentiers non encore défrichés. Une direction
pourtant mérite d’être retenue : « le monde n’est pas seulement
une collection de “facteurs”, soit de conditions et de lois, dit
Bowman, mais c’est encore une série de processus... Ce n’est
qu’en regardant comment la vie s’écoule qu’on peut voir la vie. »
Ce sentiment profond du mouvement perpétuel qui anime le
monde vivant et qui rend si constamment fluides les phénomènes
géographiques, Bowman l’a certes eu toute sa vie. Jeune uni­
versitaire débutant dans l’enseignement supérieur à Yale, il y
avait connu la grande époque du physicien Gibbs, dont les
principes devaient, comme la loi des phases, par exemple, de­
meurer parmi les fondements de la thermodynamique moderne.
On devine l’intérêt passionné que pouvait susciter chez un jeune
géographe américain vers 1910 des lois gouvernant le compor­
tement d’un mélange de gaz hétérogènes enfermés en vase clos.
De semblables méthodes ne pourraient-elles s’appliquer à la
recherche des principes du comportement des éléments dispa­
rates dont l’amalgame constitue les sociétés et les nations ?
Cette audacieuse conception d’une « thermodynamique sociale »
ne fut pas mise alors à l’épreuve malgré la richesse du laboratoire
que constituaient les États-Unis du début du siècle.
Fluidité et dynamisme de la géographie humaine, Bowman
les constatait chaque jour sur son continent en voie de peuple­
ment et d’organisation. Il n’est que de suivre un peu l’histoire
nord-américaine pour voir combien l’espace différencié, considéré
à l’état brut, n’a aucune valeur ni signification stables ; ce n’est
que l’organisation de cet espace qui lui confère une valeur esti­
mable. Le phénomène du front de colonisation qui avance contre
le vide ou la barbarie attira vivement Bowman : l’importance
du pionnier et du contact civilisation-barbarie aux États-Unis
avaient déjà frappé Tocqueville un siècle plus tôt. On retrouve
le processus, transformé, étendu, au xxe siècle; et, vers 1920, le
grand historien américain Frédéric J. Turner avait, dans un
ouvrage célèbre, The Frontier in American History, mis le fait
du front de peuplement à la base de tout l’américanisme. En
trois ouvrages importants, dont il écrit le premier et dont, pour
les deux autres, il dirige la composition (The Pioneer Fringe,
1931 ; Pioneer Seulement, 1934 ; Limits of Land Seulement, 1937),
Bowman pose le problème de l’extension et de la variété de ces
fronts de peuplement et de colonisation dans le monde. « C’est
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 65
à la limite des terres habitées que nous avons depuis longtemps
saisi le plus clairement le défi que l’humanité lance à la nature.
L'homme pose désormais et de plus en plus des problèmes que
la nature seule ne peut résoudre, car ces problèmes sont en rap­
port avec la qualité de la civilisation dont cet homme jouit ou
souffre, et qu’il y a là une question de loi économique non moins
qu’une question de la nature et de l’esprit. 1 » La complexité
du problème régional, de l’usage qu’une organisation humaine
fait d’un compartiment donné d’espace, apparut à Bowman
de bonne heure. Il nous disait une fois en conversation parti­
culière, vers la fin de sa carrière : « Toute ma vie durant, j’ai
livré un long combat pour expliquer aux gens que le milieu na­
turel ne signifiait pour eux que ce qu’ils voulaient bien y voir »,
Le politique, l’homme d’action revenait ainsi aux différenciations
culturelles qui contribuent tant à différencier l’espace et à varier
son organisation.
A l’époque où travailla Bowman, l’un de ses anciens collègues
de Yale répandait aux États-Unis, et dans une certaine mesure
à travers le monde, une tout autre conception de l’interpréta­
tion de l’histoire politique par la géographie. Le professeur Ells-
worth Huntington, qui publia quelque dix-huit volumes au cours
d’une carrière fort active, restera sans doute dans la littérature
géographique comme le champion le plus extrême du déter­
minisme climatique en politique. Huntington s’était spécialisé
d’abord dans l’exploration et l’étude des déserts d’Asie. Le passé
éclatant des civilisations d’Asie centrale et sud-occidentale,
comparé à la misère de ces mêmes régions au début de ce siècle
lui inspirèrent l’idée d’un dessèchement qui avait ruiné la ri­
chesse et la puissance des États d’antan. Concevant à partir
de là une théorie générale, Huntington avait décidé que l’on
pourrait expliquer toute la variété de l’histoire par des varia­
tions climatiques.
A un dessèchement subit, dont il aurait fallu trouver le contre­
coup en d’autres régions du globe, Huntington préféra un des­
sèchement progressif ou encore « pulsatile ». Dans une série d’études
fort attachantes, il expliqua par des alternances de périodes
sèches et humides, amenant des progrès de la sécheresse à la
longue, les « pulsations » de l’histoire en Asie et même en Europe.
1. Isaiah Bowman, The Pioneer Fringe, Foreign Affairs, vol. 6, p. 49-66.__________
Sur l’ensemble de l’œuvre de Bowman et sa biographie, voir surtout « Isaiah
Bowman •, par Gladys M. Wrigley, Geographical Review, janvier 1951, p. 7_65_
66 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Avec une grande ingéniosité, il peignit, lors des périodes sèches,


les poussées des nomades vers les zones mieux arrosées du pour­
tour, provoquant un recul des sédentaires, élargissant le désert.
D’abondantes observations de géographie physique venaient
appuyer les faits historiques cités. Huntington expliqua la Bible
en termes de pulsations climatiques, les Hébreux s’en allant
d’Ëgypte dans le désert pendant une période humide et poussant
vers la bordure méditerranéenne en Canaan pendant une pé­
riode plus sèche. Les grandes invasions barbares en Europe, les
expansions des empires mongols n’auraient été de même que
des conséquences directes du dessèchement de l’Asie intérieure \
Le dessèchement une fois acquis, il devenait irréversible.
Huntington le voyait se propageant avec une migration des
climats vers l’Ouest. La meilleure preuve en était sans doute la
migration dans cette direction, vers l’Ouest-Nord-Ouest, des
grands foyers de civilisation et de puissance politique au cours
de l’histoire : de l’Égypte et de Babylone vers la Grèce, puis
Rome, ensuite vers la France et l’Angleterre... L’opinion améri­
caine devait tout naturellement accueillir avec faveur une théorie
qui aboutissait à l’arrivée du climat humide et modéré, déter­
minant l’épanouissement de la civilisation, en Nouvelle-Angle­
terre, au voisinage de Yale ; et l’évolution future laissait aux
États-Unis tout le temps que ce climat optimum mettrait à
traverser le continent nord-américain. Pendant la guerre de
1939-1945, Huntington poussa la suite dans les idées jusqu’à
faire observer que l’Allemagne n’avait eu aucune difficulté à
s’étendre vers 1’ Est et le Sud-Est, la Tchécoslovaquie, la Pologne,
la Yougoslavie se trouvant dans des climats « politiquement
plus faibles » que le climat allemand. Cette interprétation en
somme biologique du passé et donc du présent eut la malchance
d’être immédiatement démentie par les archéologues, qui appor­
tèrent la preuve de la stabilité du climat dans les régions invo­
quées depuis l’aube de l’histoire, et par les biologistes, qui re­
poussaient justement la possibilité d’une transformation des
caractères fondamentaux des hommes sous l’action du climat
ambiant. Dans l’un de ses derniers ouvrages, Huntington mo­
dernisa un peu sa théorie : dans Mainsprings o) Civilization
(1945), il accorde une grosse influence à l’hérédité, soit à la race.
1. Voir Ellsworth Huntington, The Puise of Asia (1907), et Palestine and
its transformation (1911). Nous en fîmes la critique dans L’homme, la route et
l’eau en Asie sud-occidentale, Ann. de Géogr., 1938, p. 575-601.
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 67

On en reste à un déterminisme biologique, à traiter les civili­


sations et les États comme des organismes individuels. La doc­
trine de Huntington appartient à la même famille spirituelle
que celles de Ratzel et même des géopoliticiens, tout en étant
moins agressive et moins absolue. Elle a beaucoup contribué à
créer dans le public cultivé une défiance des possibilités de mise
en valeur des régions arides, « irrévocablement desséchées ».
Elle a aussi entraîné le développement de toute une école de
« déterminisme géographique » dans les pays de langue anglaise.
L’Australien Griffith Taylor, qui enseigna longtemps à Chicago,
puis à Toronto, fut l’un des continuateurs les plus connus de
cette tradition, n’hésitant pas en décembre 1941 à attribuer,
par exemple, aux crêtes alpestres le rôle de limite naturelle d’une
unité italienne immuable, et même d’expliquer la défaite de la
France par les armées allemandes en 1940 par la supériorité
des géographes allemands, qui connaissaient l’influence déci­
sive du milieu physique, sur leurs collègues français qui niaient
cette influence I Tous les rapprochements paraissent dignes de
la méthode scientifique dès que l’on observe une coïncidence
dans l’espace, fût-elle momentanée. Dans quelques-uns des tra­
vaux récents de géographie politique de Huntington, son exclu­
sivisme « déterministe » fut un peu atténué par sa collaboration
avec S. Van Valkenburg dont les antécédents hollandais ne
pouvaient s’accommoder d’une toute-puissance des données
de la nature.

Telles furent les idées en matière d’interprétation géographique


des phénomènes politiques des « spécialistes » au cours de la
première moitié du xxe siècle. Elles ont ajouté peu de chose aux
vues fondamentales exposées par les premiers chefs d’écoles.
Des contributions comme celles de Siegfried, de Demangeon,
de Gautier, de Bowman, ont grandement enrichi les matériaux
dont le géographe peut se servir et elles ont aussi amélioré et
réformé sa méthode. Aucun de ces maîtres n’a pourtant formulé
une doctrine en rassemblant ses principales idées en un texte
unique. De tous ces enseignements nous pourrons déduire pour­
tant deux principes, qui nous paraissent être communs à tous
ceux qui ont échappé dans leur étude des faits politiques à un
« naturalisme » aveugle : d’abord que le facteur psychologique
68 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

est essentiel pour la compréhension du compartimente ment du


monde, les cloisons étant bien plus dans les esprits que dans la
nature ; ensuite que la circulation est un facteur puissant, per­
manent et omniprésent, modelant et re-modelant constamment
toutes les répartitions, y compris la répartition des cloisons
matérielles ou spirituelles.
Cette rapide revue de l’évolution des idées et des conflits
d’opinions en matière de géographie politique nous a menés au
lendemain de la grande conflagration mondiale de 1939-1945.
Plus que jamais l’homme sent profondément la malléabilité de
la nature entre ses mains, plus que jamais il s’attache aussi à
des idéaux afin de déterminer sa conduite. Ce sentiment de sa
puissance, de ses possibilités n’a guère rempli les esprits d’op­
timisme. C’est au contraire d’un pessimisme profond et assez
général que l’époque paraît frappée. On dirait que les progrès
de la civilisation ne font qu’inspirer plus fortement aux hommes
une nostalgie de n’être pas plus complètement, plus absolument
conduits par la nature, qui ainsi assumerait les responsabilités,
éviterait la nécessité constante de faire un choix. Ce qu’il ne
peut plus attribuer raisonnablement aux influences cosmiques
qui l’environnent, l’homme le demande à sa vie intérieure et
transforme le problème scientifique en un problème religieux.
Serait-ce là une nécessité humaine ? inhérente à la nature
humaine ? Formules dangereuses et pourtant inévitables qui
posent la question métaphysique du degré d’appartenance de
l’humanité à la nature. Question qui diffère pourtant du pro­
blème politique, car les relations de l’individu isolé avec la tem­
pérature, les plantes et les animaux diffèrent entièrement des
relations de la communauté humaine organisée avec ces mêmes
phénomènes. Si la société humaine joue un rôle aussi unique
dans la nature terrestre, c’est qu’elle ne constitue point simple­
ment une somme d’unités dans les mêmes conditions qu’un
troupeau de lions, de loups ou de hannetons. C’est le propre
de la société de donner à chacun des individus participants une
valeur toute spéciale, qu’il ne peut acquérir de la même façon
dans une société différente.
La politique ne commence qu’avec un groupement d’indivi­
dus. La géographie ne s’intéresse qu’à des groupements, puisque
c’est la répartition dans l’espace et les préoccupations des faits
régionaux qui l’ont fait naître. Or, la communauté commence
par enseigner aux individus qu’elle englobe à écraser leurs ins-
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES 69
tinets, donc à s’écarter des impulsions naturelles. Plus un homme
est civilisé, plus la communauté est socialement intégrée, plus
grandes sont les oppositions obligatoires entre son comporte­
ment et ce que serait, dans les mêmes conditions naturelles, le
comportement d’un animal doué d’un organisme semblable à
celui de l’homme. Tout le processus de l’éducation, de la vie en
société, du jeu politique sont autant de forces arrachant l’homme
à la nature. Il serait invraisemblable, parce que contraire à la
logique la plus élémentaire, que la méthode scientifique fît abs­
traction de toutes ces forces, auxquelles la science et la méthode
doivent leur existence et leur utilité.
Cette revue des idées étant terminée, il nous faut passer à
l’examen des faits, tels qu’ils semblent se présenter aujourd’hui
à l’observateur. Nous n’oublierons pas, tout au long des chapitres
qui vont suivre, que les idées suggèrent et organisent les faits
tout autant que les faits jugent les idées, et aussi que les idées
en politique et en géographie n’ont de valeur que par la réaction
communautaire. Dans l’espace différencié et organisé, c’est
l’homme organisé qui compte.

Jean Gottmann. — La politique des Étals et leur géographie. G


CHAPITRE III

LE TERRITOIRE EN POLITIQÜE

Dans le monde cloisonné de la géographie, l’unité politique,


c’est le territoire. Que ce soit l’ensemble du territoire national
d’un État, ou bien l’ensemble des terres groupées en une unité
qui dépend d’une autorité commune et jouit d’un régime donné,
le territoire est un compartiment d’espace politiquement dis­
tinct de ceux qui l’entourent. Qu’il s’agisse d’un État souverain
ou d’un pays dépendant, le territoire définit l’existence physique
de cette entité juridique, administrative et politique. Cette exis­
tence physique se manifeste sur le plan géométrique par la super­
ficie, puis sur d’autres plans par les caractères physiques locaux :
relief du sol, climat, hydrographie, pédologie, géologie, flore et
faune, et aussi par un caractère physique plus complexe, parce
que déjà relationnel, la position géographique.
La position géographique fait intervenir toute une série de
considérations locales, mais bien plus encore de considérations
extra-régionales. Considérations locales que la continentalité
ou la position côtière, péninsulaire ou insulaire ; considérations
extra-régionales que la position sur un détroit (entre quelles
mers, baignant quelles régions ?) ou la position au large d’un
continent (au large de quel rivage ? à quelle distance ? dans quels
rapports avec les autres rivages de la mer ou de l’océan où se
trouve cette île ?). Le territoire ne fait qu’un avec sa position
et on ne peut les abstraire l’un de l’autre. Tout au plus pour­
rait-on essayer d’abstraire les divers caractères inhérents à ce
territoire. Dans ce cas, l’étendue du territoire, d’une part, et sa
position, de l’autre, formeraient les deux caractéristiques géo­
graphiques fondamentales. On pourrait les compléter par les
caractères secondaires mais importants qui décrivent la nature
interne du territoire. Comment chacun de ces caractères peut-il
affecter la politique de l’État ayant son siège dans ce territoire
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 71

ou en disposant : c’est là le thème général que nous voudrions


considérer.
Les disputes territoriales sont sans doute l’un des phénomènes
politiques les plus anciens et les plus fréquents qui soient. On
ne conçoit pas un État, une institution politique, sans sa défini­
tion spatiale, donc territoriale. Au cours du xxe siècle nous avons
beaucoup entendu parler du droit des peuples à l’espace, des
revendications « d’espace vital », signifiant le droit au contrôle
de territoires. L’histoire récente a fini par prouver que ce droit
de certains peuples à l’espace n’était que l’émanation impéria­
liste d’une terminologie du siècle précédent où le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes, capacité essentielle en principe, exi­
geait, comme condition nécessaire et suffisante, le droit des
peuples à contrôler le territoire qu’ils occupaient. Ainsi nous
retrouvons la liaison bien plus ancienne du peuple et de « sa
terre », sans laquelle l’État ne se conçoit pas sous la forme que
nous lui connaissons.
L’histoire des idées fait parfois remonter l’étude des querelles
territoriales à la formule de « la place au soleil » dont Pascal
serait le père. Ne trouve-t-on pas chez lui cette pensée curieuse­
ment rédigée : « Mien, tien ; ce chien est à moi, disaient ces
pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil. — Voilà le commen­
cement et l’image de l’usurpation de toute la terré. » Les com­
mentateurs des Pensées ont souvent trouvé ce texte assez incohé­
rent. Il se comprend mieux si l’on admet, avec des recherches
récentes, que le verbe usurper n’avait pas toujours le sens péjo­
ratif qu’on lui connaît aujourd’hui, et qu’aux xvne et xvme
siècles « usurper » pouvait aussi signifier « employer, faire usage
de » \ Pascal aurait donc voulu dire que le sentiment de la pro­
priété, si propre à la nature humaine qu’on le trouve même
chez les enfants les plus simples, fut à l’origine de l’organisation
du monde en compartiments politiques distincts. L’expression
de « ma place au soleil » comporte beaucoup plus que le rappel
de la simple soif d’espace des hommes et des peuples, elle sou­
ligne déjà la position de l’espace en litige ; « au soleil », situation
climatique si l’on s’en tient au sens propre du mot, situation
avantageuse d’une manière générale si l’on songe au sens figuré,
comme vraisemblablement le fit Pascal. L’étendue et la position
1. Voir Gilbert Chinard, En lisarü Pascal, Genève, 1948. La discussion de
cette Pensée par M. Chinard éclaircit les hésitations manifestées auparavant
à son sujet par Léon Brunschvicg et Jacques Chevalier.
%
72 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

apparaissent ainsi tout de suite liées : n’aura-t-on pas plus de


soleil en prenant plus de place ?

L’expansion territoriale semble toujours avoir été l’ambition


la plus commune de tous les princes, de tous les États. C’est même
l’enjeu de la concurrence entre autorités politiques ; son succès
est la preuve de la réussite d’une politique. Les nations obéissent-
elles par là à une impulsion irraisonnée, une soif instinctive d’es­
pace, ou recherchent-elles ainsi une amélioration de leur pros­
périté, de leur sécurité, de leur puissance ? On peut commencer
de répondre à cette question en examinant les avantages et les
inconvénients que des superficies différentes apportent aux États.
Au cours de l’histoire, les grandes puissances ont contrôlé
en général de vastes territoires. A civilisation égale on peut dire
qu’un État disposant des plus grandes étendues de territoire
l’emporte en puissance, en moyens d’action de toutes sortes,
sur l’État au territoire moins étendu. Pourtant, en signalant
qu’une certaine équivalence dans le degré d’avancement de la
civilisation était une condition préalable à l’énoncé de notre
postulat, nous transformions déjà l’espace d’une donnée brute
en une donnée quasi-qualitative ; car avancement en civilisa­
tion signifie meilleure organisation de l’espace. Ramené aux
seules données brutes, le territoire n’est que pure superficie,
soit distances. Or, de plus grandes dimensions spatiales com­
portent, selon la logique la plus formelle et les probabilités les
plus simples, de plus grandes possibilités matérielles. Il est pro­
bable que sur un territoire plus vaste se trouveront plus de maté­
riaux, en plus grande quantité et d’une plus grande variété. Il
doit en résulter une source de plus grande richesse dans le domaine
civil et de plus grande force dans le domaine militaire. S’il y a
source, l’utilisation exige encore qu’il y ait accès. Or, dans le
domaine des transports et communications, les distances ne sont
pas toujours un avantage : c’est même l’obstacle le plus brut
et le plus permanent que l’espace oppose aux hommes. L’accès
aux diverses possibilités d’un plus grand espace ne sera-t-il pas
limité par l’obstacle des distances ? Transporter plus, sur de
plus grandes distances, est moins facile, plus coûteux, parfois
plus aléatoire. La plus grande distance en temps de paix est un
obstacle à vaincre ; une fois vaincue, organisée, la distance peut,
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 73

il est vrai, devenir une source de revenu, donc de richesse.


En temps de guerre, la distance, est un grand désavantage :
pour l’État à plus grand territoire, il y aura toujours plus de
frontières à garder, plus de points stratégiquement faibles à
surveiller, plus de transports à faire à l’arrière de ses troupes.
Mais l’ennemi de ce vaste État aura lui aussi à vaincre la dis­
tance : celle-ci permettant une défense en profondeur, l’ennemi
pourra s’user avant d’avoir porté les coups décisifs. Sur un vaste
territoire, la dispersion naturelle des ressources, des grands foyers
de la vie nationale, est plus facile que sur un territoire plus petit.
Il sera donc plus difficile d’abattre la puissance militaire et éco­
nomique d’un État plus étendu : plus la superficie est grande,
plus de coups il faudra porter, à moins, bien entendu, que la puis­
sance de l’État ne soit très fortement concentrée sur une por­
tion exiguë du territoire. L’Empire britannique était très vaste
en 1914 ; mais tout le suc de ses forces était alors si bien con­
centré en Grande-Bretagne, qu’une attaque, qui aurait conquis
ou détruit cette île, aurait porté à la domination de tous les ter­
ritoires de l’Empire un coup plus décisif qu’on n’aurait pu le
faire en 1950, lorsque l’empire était à divers égards moins cen­
tralisé, au point de s’appeler même un Commonwealth.
La puissance militaire et économique d’un pays n’est donc
proportionnelle à sa superficie que si les comparaisons sont faites
entre pays également bien organisés ; ce qui est fort difficile à
réaliser, car il existe toujours entre pays des différences substan­
tielles dans le mode d’organisation. De ce qui précède, on ne
peut guère déduire qu’une formule à portée très limitée : il est
plus facile en temps de guerre de porter des coups décisifs et
même de détruire un pays exigu qu’un pays plus vaste, mais
il est plus difficile d’organiser des espaces très vastes que des
étendues moindres. En définitive, l’espace est un avantage sur­
tout défensif en temps de guerre : une puissance assaillante ne
déclenchera son attaque qu’au moment où l’organisation de son
territoire lui paraîtra adéquate ; tandis qu’une puissance attaquée
pourra gagner du temps, user l’adversaire par une retraite lente,
l’obliger à étendre démesurément ses lignes de communications
en terrain non préparé à cet effet, à condition de disposer d’assez
d’espace. On sait comment la stratégie russe a su utiliser effi­
cacement ses vastes espaces pour sa défense au cours des siècles.
La Chine fit de même à l’égard du Japon. La défense d’un petit
espace est toujours difficile: un petit pays pourra toujours être
74 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

détruit plus facilement que s’il était plus étendu, toutes ses ins­
tallations militaires ou industrielles étant plus à portée et moins
dispersées devant les attaques d’un adversaire dont la puissance
offensive sera toujours, en principe, proportionnée aux moyens
de défense connus du petit pays.
En temps de paix, une politique poursuivant des fins civiles
ne trouvera pas forcément avantage à se fonder sur un territoire
plus étendu. On pourra remarquer seulement qu’un territoire
plus vaste devrait signifier un plus grand marché intérieur, donc
des prix de revient moins élevés en moyenne, mais le marché est
rarement proportionnel à l’espace : jusqu’à une époque récente,
le marché intérieur de la petite Angleterre était plus important,
par la consommation intérieure de la plupart des produits, que
le marché intérieur de l’immense Russie ; aujourd’hui encore il
n’y a guère de commune mesure entre la consommation natio­
nale des États-Unis et celle de l’U. R. S. S. pourtant beaucoup
plus étendue.
Il y aurait cependant un aspect négatif, mais important, de
l’étendue du territoire qui constituerait un avantage pour la
guerre comme pour la paix : c’est la faculté juridique de l’État
d’interdire à tout autre État en vertu de sa souveraineté l’usage
ou le passage des espaces soumis à son autorité. L’accès au ter­
ritoire est négociable : l’État qui dispose de cet accès ne l’accor­
dera donc qu’en en retirant une contre-partie. L’illustration
la plus récente et la plus évidente de ces avantages résultant
d’une plus grande étendue est fournie par les relations anglo-
américaines depuis 1940. La puissance britannique contrôle
de par le monde bien plus d’espace que la puissance américaine ;
cette dernière dispose indiscutablement de moyens militaires
et économiques désormais très supérieurs à ceux du Royaume-
Uni ou même de tout le Commonwealth. Néanmoins, le Royaume-
Uni a pu obtenir divers avantages en cédant aux États-Unis
des bases dans ses possessions antillaises d’abord, et ailleurs
aussi ensuite ; aux bases militaires s’ajoute en temps de paix,
pour les besoins civils, le droit de survol et d’escale pour lignes
aériennes. L’étendue des teri'itoires britanniques a permis aux
délégués du Royaume-Uni d’exercer une pression considérable
sur les accords internationaux en matière d’aviation commer­
ciale, en particulier quant aux prix du transport. Il suffit, par
exemple, aux autorités britanniques d’annuler ou de refuser le
droit d’escale à tel ou tel point sur territoire britannique à une
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 75

grande compagnie de navigation aérienne étrangère dont les


vues sur la politique des prix ne s’accordent pas avec les intérêts
britanniques en la matière, pour amener cette compagnie, fût-
elle la plus puissante des grandes compagnies américaines, à
modifier ses vues dans le sens favorable à celles du Royaume-
Uni. De telles situations se sont présentées depuis 1945. La
France est, à cet égard, fort bien placée elle aussi, grâce à la vaste
étendue de territoires sur lesquels s’étend sa souveraineté, en
particulier en Afrique. Cet avantage net d’une plus grande éten­
due de territoire ne se limite pas aux lignes aériennes ou aux
bases militaires : plus on contrôle d’étendue, plus on a de chances
d’être sollicité d’accorder le droit d’accès ou de transit sur quelque
secteur de cette étendue.
La valeur du territoire varie d’ailleurs à cet égard, non seu­
lement avec son extension, mais bien plus encore avec sa posi­
tion, et aussi avec son organisation. Des étrangers s’intéresse­
ront plus souvent à l’accès d’un territoire où les communications
sont bien organisées ou bien dont les richesses minérales sont
déjà bien connues, qu’à l’accès d’un territoire encore quasi
vierge, où tout est à faire. La circulation sur de vastes espaces
peut être soumise à un contrôle efficace sans que la souveraineté
de l’État contrôleur dépasse des territoires exigus, mais bien
situés : ainsi l’Amirauté britannique a pu contrôler de vastes
espaces maritimes, militairement et commercialement, grâce
à des positions judicieusement prises sur les détroits : à Gibral­
tar, à Malte, qui est dans le détroit de Sicile, à Aden sur le Bab-
el-Mandeb, à Singapour, dans les détroits malais, etc. En tenant
des cols en montagne ou des isthmes unissant des masses conti­
nentales, une puissance peut aussi contrôler la circulation sur
les espaces terrestres desservis par les routes qui convergent
vers ces positions. La valeur véritable d’un territoire en poli­
tique tient donc bien peu à ses dimensions brutes. La position
et l’équipement paraissent plus décisifs pour donner au terri­
toire sa vraie signification politique. Le fait que des puissances
européennes à superficie réduite aient pu, pendant des siècles,
dominer toute la vie politique du monde et se tailler des empires
dont les dimensions dépassaient maintes fois celles des métro­
poles, ce fait fondamental de l’histoire suffit à démontrer toute
l’instabilité de la valeur de la superficie.
Cette valeur ne changerait-elle pas cependant avec les époques ?
La crise de l’Europe au xxe siècle et ce que l’on appela « la révolte
76 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

des continents massifs » ont fait réfléchir bien des gens. Paul
Valéry se fit dès 1919 l’interprète de ce sentiment en un passage
célèbre :
L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire
un petit cap du continent asiatique ?... La petite région européenne
figure en tête de la classification depuis des siècles. Malgré sa faible
étendue et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire,
elle domine le tableau. Par quel miracle ?... Mettez dans l’un des
plateaux d’une balance l’Empire des Indes ; dans l’autre le Royaume
Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche 1
voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses con­
séquences sont plus extraordinaires encore: elles vont nous faire
prévoir un changement progressif en sens inverse. (Variété I.)
Ce changement qui apparaît à Valéry comme propre au xxe
siècle tend à « rendre tout son poids à la masse ». L’idée s’est en
effet répandue qu’avec les progrès des techniques de transport
et de production, avec la fabrication en masse et en série, avec la
rapidité des communications, les petites quantités, les petites
dimensions perdent leur valeur. L’arrivée au premier plan de la
puissance politique d’Ëtats aussi étendus que les États-Unis
et l’Union Soviétique, auprès desquels les territoires de la France
ou de la Grande-Bretagne paraissent nains, tous ces changements
ont impressionné les esprits au point de faire couramment
admettre aujourd’hui que l’histoire a désormais changé d’échelle
et que la quantité l’emporte sur la qualité.
L’examen attentif du cloisonnement du monde au xxe siècle
conduit pourtant à des conclusions bien différentes ; on en vient
à se demander si Valéry, avec beaucoup d’autres, n’avait pas
accepté trop facilement des généralisations hâtives. Jamais
l’Europe, ce « petit cap », n’a été aussi divisée en compartiments
nationaux différents qu’à l’époque présente ; est-ce là un signe
de la décadence de l’Europe ? Ce n’est pas certain. L’Asie, qui
n’est certes pas sur son déclin politique, s’est, elle aussi, com­
partimentée politiquement plus que jamais en vertu de traités
récents. Certains ont voulu appeler notre époque celle des « par­
tages territoriaux » : n’a-t-on pas dépecé beaucoup de grands
empires comme l’empire austro-hongrois, l’empire ottoman,
puis l’empire des Indes et l’empire colonial néerlandais. Les par­
tages continuent jusqu’aux toutes dernières années : partage
de la région indienne entre Pakistan, Inde et Ceylan ; par­
tage de la Palestine (elle-même un fragment de l’ancien em­
pire ottoman) entre l’État d’Israël, la Transjordanie et l’Ëgypte ;
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 77

partage de la Corée en deux États du Nord et du Sud. Si la pous­


sée des nationalismes avait fragmenté les unités politiques de
l’Europe de 1800 à 1920, un processus semblable se développe
aujourd’hui en Asie. On ne saurait en tirer des conclusions quant
au poids de la « masse territoriale » dans la politique du jour.
Retournons-nous maintenant vers les États les plus puis­
sants du moment, ces vastes morceaux de continents massifs,
que l’on a parfois qualifié de « super-puissances », tant leurs
dimensions semblaient évoquer une catégorie d’États dépassant
les normes habituelles : les États-Unis sont pour l’heure le plus
puissant politiquement, l’Union soviétique est de beaucoup le
plus vaste. Pourtant ni l’un ni l’autre n’approchent par la super­
ficie le Commonwealth britannique. Ce dernier n’est guère qu’une
fédération d’États, dira-t-on ; mais la structure constitutionnelle
des États-Unis comme celle de l’U. R. S. S. sont également fédé­
ratives. En tout cas, aucune de ces « super-puissances » ne sau­
rait se comparer en superficie à ce que les empires britannique
et espagnol furent vers 1800, époque à laquelle l’autorité de ces
deux formations politiques était fortement centralisée à Londres
et à Madrid. A cette époque-là, ces deux immenses empires
tremblèrent devant la France napoléonienne, pourtant réduite
à sa superficie européenne, quoique augmentée de conquêtes
récentes. Et nous pouvons rappeler encore l’époque des grands
empires mongols et turcs, ou celle du traité de Tordesillas par­
tageant le monde extra-européen entre Portugais et Espagnols.
Les super-puissances territoriales ne sont pas une nouveauté ;
elles ont toujours existé et souvent à une échelle territoriale
bien supérieure à celle du milieu du xxe siècle. La nouveauté,
car il y en a une, résulte dans la continuité de la masse territo­
riale : un seul bloc, qui est métropole et empire à la fois, sur un
seul continent. C’est donc l’homogénéité territoriale et la con-
tinentalité de la métropole qui sont des caractères neufs, s’op­
posant aux empires thalassocratiques d’antan : changement de
structure sans doute, mais non point d’échelle. Si l’on s’en tient
à la lettre des constitutions nationales et à celle des usages du
droit international, la moyenne territoriale des unités politiques
est certainement inférieure à celle des siècles derniers, peut-être
la plus basse qui soit depuis que la féodalité avec ses cloisonne­
ments superposés est révolue. Le monde est-il en voie de se divi­
ser en deux blocs politiques ? c’est là une question bien diffé­
rente. Si même un jour un accord entre deux grandes puissances
78 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

pouvait revenir à un partage bipartite du genre du Traité de


Tordesillas, il semble bien douteux que les textes envisagent
une centralisation des pouvoirs semblable à celle qui fut en
usage à la Cour d’Espagne, ou encore à Rome au temps d’Au­
guste.
Il n’est donc point certain que l’évolution présente donne
plus de poids à la masse territoriale, mais il semblerait, à consi­
dérer les grandes puissances nouvelles, que ce soit l’homogé­
néité du territoire qui augmente son poids politique. S’il en était
vraiment ainsi, il faudrait en déduire que la masse territoriale
pèse plus lourd que la position : une seule masse ne peüt évi­
demment occuper autant de positions diverses, judicieusement
choisies sur le système complexe des relations internationales
du globe, que le ferait un empire dispersé aux quatre coins du
planisphère, comme ce fut le cas de l’Empire britannique, qui
semblait avoir réussi la meilleure collection de positions géo­
graphiques que l’histoire connaisse.

*❖*

La position est la caractéristique la plus géographique d’un


territoire. C’est aussi la caractéristique la plus importante en
politique, parce que la position définit le système de relations,
situant ce territoire, ce compartiment d’espace dans ses rapports
avec tous les autres compartiments avec lesquels il existe des
communications, directes ou non. La position est d’abord tou­
jours unique : dans un espace limité comme l’est le monde acces­
sible aux hommes, deux secteurs ou même deux points qui ne
coïncident pas, ne peuvent se trouver dans les mêmes relations
avec les autres secteurs ou points de cet espace. C’est là un prin­
cipe de géométrie fort probable. Il accroît dans des proportions
considérables la variété et la complexité du jeu politique dans
les relations internationales.
La même position aura des significations différentes chaque
fois que des modifications interviendront dans le réseau de rela­
tions dont elle participe. Or, il s’en produit constamment, dont
beaucoup pour des raisons échappant entièrement à l’influence
du territoire considéré. La fluidité est donc grande de ce que la
position peut souligner en pratique. Il est bien difficile d’en
définir l’état, sinon pour un moment donné, car, comme l’écri­
vit Henri Bergson : « Une définition parfaite ne s’applique qu’à
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 79

une réalité faite : or les propriétés vitales ne sont jamais entière­


ment réalisées, mais toujours en voie de réalisation ; ce sont
moins des états que des tendances ». (L’évolution créatrice, 1909.)
Certains caractères de la géographie physique peuvent avoir
pourtant une signification assez stable pour la valeur d’une posi­
tion. Ce seront les caractères qui affecteront les transports, car
la valeur d’une position physique dans un système de relations
change avec une évolution que la circulation des hommes, des
choses et des idées exprime et organise. Ôn peut donc s’attendre
à voir les conditions de circulation à travers un territoire donné
et autour de ce territoire influencer sérieusement la signification
de sa position. Il faut voir comment la répartition des terres et
des mers, la topographie, et aussi la répartition des climats et
l’organisation de l’hydrographie peuvent affecter la circulation
et, partant, la position elle-même.
L’importance de la répartition des terres et des mers, et tout
d’abord du fait même de l’accès à une côte sur une mer ouverte
à la navigation et communiquant avec les vastes espaces océa­
niques, fut un facteur mis en valeur depuis fort longtemps. On
sait comment sir Halford Mackinder et, dans une moindre me­
sure, Ratzel ont bâti là-dessus une grande partie de leurs doc­
trines de géographie politique. La mer semble avoir exercé une
vive attraction sur les esprits depuis les époques les plus reculées.
Dans l’histoire antique du Moyen-Orient on retrouve de bonne
heure la crainte des Peuples de la Mer dont les incursions étaient
redoutables pour des puissances terriennes. Les premières grandes
civilisations ont essayé assez vite d’avoir des marines, y com­
pris les Égyptiens. Il semble presque nécessaire d’avoir des acti­
vités maritimes pour créer une civilisation puissante et qui laisse
une forte marque en histoire : ainsi les Phéniciens, les Grecs,
les Romains. Un peuple terrien comme les Hébreux cherche, à
l’époque d’une politique extérieure de prestige d’expansion,
comme l’époque du roi Salomon, à développer ses moyens de
contact et d’action sur mer, soit par une alliance avec Hiram de
Tyr, souverain phénicien, soit directement en bâtissant un port
à Etzion-Guéber sur le golfe d’Akaba et en envoyant de là une
flotte au pays d’Ophir (dont la localisation demeure encore dis­
cutée). La hantise de la mer, de la puissance navale, devient
l’un des fondements de la politique russe à partir de Pierre le
Grand. Le développement de la puissance navale sera encore
l’un des axiomes fondamentaux de la politique allemande à
80 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

partir de Bismarck. Dans son livre sur le Déclin de l’Europe, le


géographe Demangeon s’exclamait que, si la France voulait res­
ter une très grande puissance, il lui fallait « retourner à la mer ».
La première différence qui existe entre transports terrestres
et maritimes réside dans la propriété de l’eau de porter des vais­
seaux, bâtis de façon adéquate. Les hommes ont connu très tôt
l’art de faire des radeaux et même des nefs plus complexes, aux
fermes mieux adaptées au mouvement sur l’eau. La mer fournit
la route : il suffit de quelques installations portuaires aux extré­
mités de la route. Sur cette route on put transporter très tôt des
charges plus considérables que ne pouvait en porter un homme,
un mulet ou même un chariot. La route maritime allait d’ail­
leurs un peu partout, grâce aux fleuves qui débouchaient dans la
mer, elle remontait assez haut à l’intérieur des terres sans qu’une
rupture de charge fût nécessaire. Enfin la mer effaçait très vite
la trace du vaisseau qui la sillonnait : cela assurait au com­
merce de mer une plus grande liberté. Tandis que les transports
continentaux, qu’ils se fassent sur route ou sur les cours d’eau
navigables, étaient aisés à policer et furent un peu partout jalon­
nés de péages, de contrôles, de frontières, la haute mer était
libre ; elle abritait la navigation à la fois contre des exactions
multiples et contre des indiscrétions professionnelles quant à
ses mouvements. Maintes fois on a pu se demander pourquoi
la philosophie politique des grands peuples navigateurs semble
avoir été moins absolutiste que celle des peuples essentiellement
continentaux. Il faut peut-être en voir la raison dans cette plus
grande liberté de circulation qu’a toujours offerte la haute mer :
l’évasion possible derrière la ligne gris-vert de l’horizon où les
cieux rejoignent les flots, sans laisser de trace.
Une autre caractéristique curieuse des relations par mer était
qu’elles pouvaient se nouer directement entre pays de climats
et de civilisations tout à fait différents. Le peuple habitant un
territoire entouré de terres ne pouvait, jusqu’à la découverte
de l’avion, communiquer avec d’autres peuples qu’en passant
par les territoires voisins. Les relations extérieures d’un pays
continental ont donc été plus fréquentes avec ses voisins qu’avec
d’autres peuples. Or les peuples voisins se ressemblent plus,
ont évidemment plus en commun que des peuples sis dans des
régions du monde éloignées l’une de l’autre. L’accès direct à la
mer ouverte permettait de communiquer sans autre transit que
sur ces flots anonymes avec des pays fort exotiques, avec les
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 81

antipodes, avec des civilisations si différentes et, partant, si sus­


ceptibles de fournir des produits que l’on ne pouvait produire
chez soi. Que de possibilités d’échanges furent ainsi créées, que
de nouvelles idées et de nouvelles techniques furent ainsi suggé­
rées à divers peuples, répandues à travers le monde ! Le com­
merce maritime réservait ainsi aux peuples navigateurs des
avantages difficilement accessibles à ceux qui n’avaient pas
d’accès direct aux espaces marins.
Si les relations maritimes étaient si profitables à divers égards,
par les quantités transportées, la variété des produits et par les
stimulants culturels et économiques transmis, le contrôle de
ces relations maritimes n’en devenait que plus attirant pour les
puissances qui pouvaient y prétendre. Pour établir ce contrôle
et l’exercer, il ne suffit pas d’un grand nombre de vaisseaux :
ils ont tous un rayon d’action limité et ne sauraient couvrir les
vastes espaces maritimes ; il faut surtout un réseau de bases
judicieusement disposées d’où il serait aisé à une flotte de surveiller
les grandes routes maritimes. Or les grandes routes maritimes
passent par certains points déterminés par les contours des con­
tinents : ce sont les détroits entre les mers. Il y aura donc toute
une stratégie du contrôle des détroits. L’établissement sur les
détroits de bases navales, doublées d’emporia, assurera à la puis­
sance contrôlant ces établissements-un contrôle, sinon parfait
du moins efficace, sur une grande partie des relations maritimes
dans cette région. Nul n’a mieux réussi à asseoir une puissance
impériale sur le contrôle des détroits que l’Empire britannique
au xixe siècle avec Gibraltar, Malte, Aden, Singapour, etc. La
politique britannique tendit constamment à interdire à de grandes
puissances continentales, qui aspiraient à jouer un plus grand
rôle sur les mers, le contrôle des détroits voisins de leurs terri­
toires : ainsi, les efforts constants de cette politique pour em­
pêcher la Russie d’imposer d’une manière ou de l’autre sa volonté
dans la zone des Détroits (Bosphore et Dardanelles) reliant la
mer Noire à la Méditerranée, comme aussi dans la zone des
détroits danois, à l’entrée de la Baltique ; de même les efforts de
la Grande-Bretagne visant à écarter une position territoriale
de la France sur le détroit de Gibraltar : en particulier par la
reconnaissance de la souveraineté espagnole sur le Riff et par
l’internationalisation de Tanger qui fait face à Gibraltar sur le
détroit même.
Les isthmes où les terres se rétrécissent n’opposent que l’cb-
82 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

stacle d’un bref portage à la continuité des routes maritimes


traversant cette région. Les isthmes canalisent aussi les trans­
ports par voie de terre dans la zone où ils se trouvent. Ils cons­
tituent donc des nœuds importants de communications. Victor
Bérard a dégagé une loi des isthmes de l’étude des relations poli­
tiques et commerciales en Méditerranée 1 ; toutes les grandes
villes de l’antiquité méditerranéenne dans les pays maritimes
lui paraissent avoir contrôlé des routes isthmiques : Mycènes et
Corinthe, Athènes et Thèbes, ainsi que Troie. « A quoi servi­
raient les imprenables remparts de Mycènes et d’où viendraient
les richesses accumulées dans ses tombeaux, si la route du bas
n’avait pas été fréquentée par de riches caravanes, si à cette
étape, près de cette source, une « douane » n’avait pas rançonné
un trafic régulier entre les deux mers du Levant et du Couchant,
les deux Grèces du Nord et du Sud ? »
L’isthme bien plus important d’entre Méditerranée et mer
Rouge nécessita beaucoup plus qu’une simple douane : « Les
marins de Tyr sous le règne de Hiram et les terriens de Jérusa­
lem, sous le règne de David et de Salomon, avaient conclu jadis
une pareille alliance pour l’exploitation de la route isthmique
entre les ports phéniciens de la Méditerranée et les ports édo-
mites de la mer Rouge : de Tyr à Esion-Guéber, 450 kilomètres
à vol d’oiseau. Cette alliance fit la fortune des deux dynasties
qui équipèrent à frais communs une flotte et l’envoyèrent tra­
fiquer au loin, vers les rivages d’Ophir. Elle fit surtout la fortune
de Jérusalem, qui, de simple village, devient non seulement la
capitale de l’hinterland et le siège d’une fastueuse royauté, mais
encore la source de cultes mondiaux... » Toutes les grandes cités
ne sont pas sur une route isthmique, ainsi Rome. Mais on peut
étendre bien au delà de la Méditerranée l’observation, qui, sans
avoir l’absolu d’une loi, est fort juste, de l’importance commer­
ciale et stratégique des isthmes : Panama était depuis les débuts
de la colonisation espagnole au Nouveau Monde, et peut-être
même bien avant, une étape très importante des communica­
tions ; cependant pour jouer un rôle politique, l’isthme doit se
situer dans une zone où les trafics maritimes et terrestres sont
actifs : ainsi l’isthme par lequel la grande péninsule du Kamt­
chatka se rattache à la masse continentale de l’Asie n’a jamais
joué jusqu’ici de rôle intéressant. En revanche on pourrait remar-

1. Victor Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée, Paris, Armand Colin, 1927, 2 vol.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 83

quer que le port de Mourmansk, qui eut un rôle important dans


les communications extérieures de la Russie pendant les deux
guerres mondiales, se situe sur l’isthme rattachant la pénin­
sule de Kola au continent européen. Néanmoins cet isthme de
Mourmansk n’a pas eu et n’aura sans doute jamais un éclat his­
torique comparable à celui de l’isthme Suez-Sinaï.
Lorsqu’un trafic maritime très intense environne l’isthme,
il n’est pas rare que les hommes aient entrepris de le percer par
un canal ouvert à la navigation océanique, ce qui permettait
de maintenir cette navigation sans discontinuité ; le canal pré­
levait alors un droit de péage pour compenser l’absence de rup­
ture de charge. Suez, Panama et le canal de Kiel sont les trois
cas les plus classiques du genre. Kiel est évidemment avant tout
un canal allemand et le détour qu’il évite, celui de passer par les
détroits danois, n’est pas assez grand pour avoir causé beaucoup
de conflits. Suez et Panama au contraire ont été l’objet de com­
plications internationales variées. Les deux canaux interocéa­
niques furent conçus par Ferdinand de Lesseps et commencés
par lui à l’aide de capitaux et de techniciens français. Suez est
resté propriété d’une compagnie internationale, mais son ter­
ritoire a été occupé par des forces britanniques ; Panama fut
acheté et achevé par les États-Unis. On pourrait dire encore que
le canal Staline de la Baltique à la mer Blanche perce un isthme,
quoique fort large, du Nord-Est de l’Europe ; ce n’est qu’un
canal national, qui ne peut guère intéresser que les puissances
régionales, le trafic avec l’océan Glacial étant fort réduit.
Dans d’autres cas, il arrive que des isthmes aient été coupés
par des détroits naturels. Tel est bien le cas en particulier pour
les Détroits d’entre Méditerranée et mer Noire : les Dardanelles,
la petite mer de Marmara et .le Bosphore sont en somme un sys­
tème de détroits coupant l’isthme double qui relie les Balkans
à l’Asie mineure. Cette région des Détroits semble avoir toujours
été fort disputée et toujours le siège aussi de grandes villes puis­
santes : comme le rappelle Victor Bérard, la Chalcédoine des
Mégariens, l’Ilion (Troie) des Hellènes ont précédé sur les détroits
Constantinople. Celle-ci fut, sous ce nom ou ceux de Byzance
et d’Istanbul, une grande métropole pendant fort longtemps.
En fait Constantinople fut pratiquement sans interruption la
capitale de vastes empires de l’empereur Constantin à Kemal
Ataturk, soit pendant seize siècles. C’est là un record historique
qui n’est pas encore prêt d’être battu. Il ne faudrait pas en déduire
84 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

qu’une capitale impériale a besoin pour durer d’être sur un


détroit perçant un isthme, mais il n’est pas douteux que la pos­
session d’une position aussi avantageuse constitue entre les
mains de l’autorité politique qui en dispose un atout permanent
et précieux.
L’isthme peut se concevoir à une échelle territoriale plus vaste
que celle envisagée dans les exemples cités. Ainsi l’on peut con­
cevoir l’ensemble du Moyen-Orient, ce carrefour des continents,
comme une région isthmique à grande échelle. Le rétrécisse­
ment des zones ouvertes à la circulation terrestre y est d’autant
plus sensible que la plus grande partie de la vaste péninsule
arabique et la plus grande partie de la région avoisinante d’Afrique
sont des déserts où le climat et des océans de dunes de sable
(comme le grand erg de Libye et le Rub al Khali arabique) res­
treignent encore les zones « utiles à la circulation ». Ainsi c’est
un couloir très fréquenté qui conduira des rives de la Méditerranée
orientale et de la mer Noire à celles du golfe Persique et de la
mer Rouge. La fonction isthmique d’entre mers et déserts n’est
sans doute pas étrangère à la richesse antique ni à la rapidité
des progrès culturels de jadis de cette zone que l’archéologue
américain Breasted appela « le croissant fertile ». La fertilité
est un avantage, mais c’est la position qui fit de cette région,
moins fertile que d’autres, l’une des plus éclatantes et l’une des
plus disputées du monde.
Bien d’autres historiens et géographes ont, avec Victor Bérard,
attaché une grande importance à l’histoire biblique de l’expédition
par Salomon de navires vers le pays d’Ophir. Quel que soit l’em­
placement réel d’Ophir, au Sud de l’Arabie ou à l’Ouest du Dek-
kan, il s’agissait de doubler par la mer Rouge la route carava-
nière qui traversait la péninsule d’Arabie, La conséquence immé­
diate du succès de cette expédition semble bien être la visite à
Jérusalem de la reine de Saba, reine de caravaniers que l’on ima­
gine fort bien avoir été déléguée par un puissant syndicat de
transporteurs pour négocier un traité de commerce. Le récit
biblique emmêle d’une manière bizarre et suggestive cette visite
avec l’énumération des richesses rapportées de l’expédition
d’Ophir. « Le roi Salomon, donna à la reine de Saba tout ce qu’elle
désira » et, après sa visite, « le poids de l’or qui arrivait à Salo­
mon chaque année était de 666 talents d’or, outre ce qu’il reti­
rait des négociants et du trafic des marchands, de tous les rois
d’Arabie et des gouverneurs du pays ». (Rois, 8, 13-15.) Les his­
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 85

toriens n’ont peut-être pas accordé à ce traité de commerce


judéo-sabéen toute l’attention qu’il mérite : Salomon avait-il
renoncé à ses expéditions maritimes ? En tout cas il semble avoir
obtenu une sorte de monopole du transit des caravanes vers les
ports phéniciens, surtout vers Tyr. L’expédition militaire qui
asservit Damas à Salomon parachève le traité en éliminant la
possibilité d’une concurrence ; en voulant étendre sa domina­
tion jusqu’à l’Euphrate d’une part, en épousant une princesse
égyptienne de l’autre, le roi de Jérusalem ne voulait-il pas s’assu­
rer le contrôle de toute la partie centrale de cet isthme complexe
qui réunit l’Asie à l’Afrique ? On conçoit que la hardiesse du
projet pour l’époque ait frappé les esprits et légué à la postérité
la grande réputation de sagesse du roi Salomon. Le Moyen-
Orient cessa d’avoir l’importance que pouvait lui conférer sa
position isthmique lorsque l’intolérance des sultans d’une part
et le développement de la navigation océanique et circum-con-
tinentale de l’autre déplacèrent les itinéraires des grandes routes
internationales. On y revint au xixe siècle, et, prenant une re­
vanche définitive sur la reine de Saba et ses caravaniers, l’im­
pératrice Eugénie, venue elle d’Occident, inaugura en 1869 le
canal de Suez.
L’évolution des moyens de transports ne localisa cependant
que pour moins d’un siècle la route isthmique à Suez. Au milieu
du xxe siècle, l’émir Abdallah, roi hachémite de Transjordanie,
pouvait rêver d’une « grande Syrie » qui réunirait les territoires
de Syrie et d’Irak à ses États, réalisant à nouveau l’unité poli­
tique de la partie centrale de ce carrefour des continents, à l’époque
oü les pipe-lines de pétrole et les lignes de navigation aérienne
trouvaient avantage à passer par cette région isthmique. Un tel
projet ne pouvait s’édifier bien entendu qu’avec l’aide et l’al­
liance d’une grande puissance commerçante et maritime ; ce fut
la Grande-Bretagne. Par moments l’histoire semble se répéter.
Le M jyen-Orient n’est pas le seul territoire qui peut être ainsi
envisagé comme un isthme à grande échelle. La plus grande par­
tie de l’Europe à l’Ouest de la Russie peut être conçue comme
une série d’isthmes et de péninsules. L’interpénétration des
terres et des mers n’atteint sans doute nulle part dans le monde
une telle intimité, une telle complexité : il a pu en résulter une
certaine prédisposition à des échanges actifs, à une circulation
qui pouvait être génératrice de richesse et de civilisation, par suite
de puissance. L’origine de la nation et de l’État russe est souvent
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 7
86 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

liée à la route isthmique de la Baltique à la mer Noire en suivant


des fleuves, en particulier la Dvina occidentale et puis le Dniepr ;
le long de cette route, jalonnée par Kiev et Novgorod, les
influences grecques et scandinaves ont pu se rencontrer de bonne
heure. Un autre isthme du même genre se dessine du fond de
l’Adriatique à la Baltique ou à la mer du Nord, menant de Ve­
nise ou de Trieste à Lübeck, à Hambourg, à Amsterdam. Et, si
l’on continue vers l’Ouest, on trouve trois routes isthmiques
parallèles et par moments entrelacées, qui mènent de Gênes
à Anvers, de Marseille au Havre, de Sète à Bordeaux. Ces trois
routes donnent la charpente du territoire français.
Tout récemment, un érudit, qui sait travailler sur le terrain
et sur la carte aussi bien que sur les textes, André Varagnac, a
esquissé une interprétation de l’histoire de France comme l’his­
toire d’un isthme : « Le continent européen a joué un double
rôle vis-à-vis des populations très diverses qui y vécurent : d’une
part, il est un boulevard commode pour de longues migrations,
en ce que ses plaines méridionales de loess le font communiquer
sans trop d’obstacle avec la Russie, et même avec la Sibérie et
l’Asie Centrale ; d’autre part il est un isthme, dont les fleuves
ont toujours tracé diverses voies de transit entre les mers qui
le baignent... Le plus étroit et le plus commode de ces isthmes
est celui de Gaule, de France. C’est donc en France que l’interac­
tion de ces deux axes devait provoquer les plus durables consé­
quences... L’axe de traversée de l’isthme gaulois est multiple
et ne pouvait suffire à désigner Paris. Dès le temps des bâtis­
seurs de mégalithes, cette multiplicité s’affirme 1 ». Puis on
retrouve la multiplicité des routes de traversée dans les conflits
entre Croisés, nous dit M. Varagnac : « le Croisé favorisant sa
route ; les itinéraires des départs pour la Croisade révélant ainsi
les tracés des routes commerciales du moyen âge *. » Sur une
section fort importante des routes d’entre Méditerranée et Manche,
sur la section d’entre Loire et Seine, d’Orléans à Mantes, on
trouve établi au milieu du xne siècle, un grand seigneur qui
contrôle bien des péages, Simon de Montfort. Grâce à ses fiefs
et à son mariage avec une Montmorency, Simon de Montfort
tient l’arc de forêts à l’Ouest et au Sud-Ouest de Paris. Les mar­

1. André Varagnac, Genèse et Avenir de Paris, L’Age Nouveau, n° 62, juin


1951.
2. André Varagnac, Pourquoi Simon de Montfort s’en alla défaire les Albi­
geois, Annales, Paris, A. Colin, 1946, n° 3, p. 209-218.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 87

chands qui veulent éviter les gros frais du passage par Paris,
et qui arrivent par la Basse Seine ou de la Loire se dirigent vers
ce fleuve, doivent payer tribut à Simon de Montfort, qui fait
face à la Normandie. Par sa mère ce haut baron avait des atta­
ches en Angleterre, étant petit-fils du comte Robert de Leicester.
Or, Henri Plantagenet, roi d’Angleterre et duc de Normandie,
par son mariage avec Éléonore d’Aquitaine, acquiert les pays
de la Basse Garonne. Si la route de la Méditerranée était barrée
au Plantagenet à partir de la Seine par Simon de Montfort et
le roi de France, voici que l’accès d’une autre route isthmique
lui devient possible par le Languedoc : afin de lui barrer cette
route, Simon de Montfort s’en alla défaire les Albigeois et con­
quérir le Languedoc. Lorsque ce dernier sera annexé au domaine
royal de France par Philippe-Auguste, le roi de France se trou­
vera barrer solidement la route de la Méditerranée au roi normand
d’Angleterre. C’est ainsi que, pour A. Varagnac, les conditions
génératrices de la guerre de Cent ans seront réalisées. « La fin de
la guerre de Cent ans s’explique à son tour : d’autres faits de
civilisation apparurent au début du xve siècle, qui changèrent
les destins. En 1408, petit signe avant-coureur, — le Normand
Jean de Béthencourt s’installe aux Canaries, malgré une escadre
anglaise qui devant la Corogne tentait de l’intercepter : l’ère
s’annonce des grandes découvertes. Elles deviendront vite indis­
pensables. Si en 1429, Jeanne d’Arc sauve Orléans, en 1430, à
l’autre bout de la route vénitienne, le sultan Mourad II enlève
Salonique. Dès lors, les assauts contre Constantinople se succé­
deront jusqu’à sa chute en 1453 : fermant la Méditerranée orien­
tale, les Turcs ont obligé le commerce occidental à chercher
d’autres voies que les fleuves et les routes de France. Mais les
jeunes nations, lentement mûries le long de ces voies ancestrales,
seront bientôt prêtes à engager entre elles la course aux colonies,
aux empires. En tout état de cause, du jour où le transit se fait
par longs-courriers, l’Angleterre perd toute raison de conquérir
la France : leurs champs de bataille sont ailleurs.1 »
On peut compléter cette vue de l’histoire de l’isthme français
par une autre remarque : le traité de Verdun de 843 partageant
l’empire de Charlemagne avait créé trois royaumes qui tous
s’étendaient de la mer du Nord à la Méditerranée ; Lothaire
avait pris pour lui la grande route, celle du Rhin et du Rhône,
avec les grands cols des Alpes. Louis le Germanique gardait
1. A. Varagnac, ibid.
88 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

un accès au fond de l’Adriatique. La lutte de la France et de


l’Allemagne s’est faite ainsi pendant longtemps pour le con­
trôle non seulement de zones culturelles de transition, ni seule­
ment de positions stratégiques, mais aussi d’une grande route
isthmique. Les Empereurs germaniques contrôlèrent d’abcrd
la quasi totalité de cette route. L’acquisition du Languedoc
par Philippe-Auguste, puis celle du Dauphiné, enfin celles de la
Franche-Comté et de l’Alsace permirent au royaume de France
de tenir l’isthme dans son ensemble. On comprend mieux ainsi
la vieille doctrine des « limites naturelles » du royaume. L’isthme
français eut ainsi à se garder contre la pression des Normands,
peuples de la mer, basés en Angleterre à partir du xie siècle,
et la pression des Germaniques basés sur le continent. Entre
les deux, l’isthme sut organiser son indépendance et sa grandeur.
Comme Constantinople vit son sort lié à celui des Détroits,
Paris est la capitale d’un isthme. Le carrefour isthmique de Paris
garde son importance à l’époque actuelle : son aéroport est une
plaque tournante européenne des relations aériennes ; et Paris
garde toujours la grande route du Havre à Marseille.

**Hî

En dehors des détroits et des isthmes, les positions insulaires


peuvent servir à contrôler des routes maritimes. Des îles isolées
au milieu de vastes espaces océaniques seront des bases commodes
car elles fourniront soit des lieux d’étapes soit des foyers de
rayonnement. De nos jours le second rôle est de beaucoup le
plus important : un navire possède, en effet, un rayon d’action
autonome suffisant pour la traversée la plus longue, mais, lorsque
l’on désire faire la police d’un secteur de l’océan, il est bien com­
mode de posséder une base territoriale dans ce secteur afin que
les bâtiments, chargés de la surveillance puissent en rayonner,
s’y ravitailler, etc. Ces mêmes îles peuvent servir aussi de bases
aériennes, militaires ou commerciales. Les Açores et les Ber­
mudes ont joué ce rôle maintes fois au cours de l’histoire et encore
pendant la guerre de 1939-1945. Plus frappant encore est le cas
de la petite île volcanique d’Ascension au milieu de l’Atlantique
tropical, convertie en relais aérien par des travaux gigantesques
de l’aviation américaine en 1942. Dans le Pacifique plus vaste,
bon nombre d’îles dont la position stratégique a été bien mise
en valeur depuis 1941 jouent un tel rôle, en particulier les îles
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 89

américaines Midway, au nom significatif, Wake, Guam, Yap,


Bonin, Okinawa, etc. Les trois premières jalonnaient la grande
route transpacifique des relations américaines ; les trois der­
nières sont passées sous contrôle américain après avoir jalonné
la route du Japon vers le Sud-Est de l’Asie. Des îles ainsi placées
sont surtout convoitées par des puissances thalassocratiques :
lorsqu’elles appartiennent à des pays de moindre poids en ma­
tière navale, elles peuvent servir d’enjeu pour des négociations
complexes, rapportant au pays qui s’y trouve établi soit quelques
avantages soit des difficultés diplomatiques.
Plus fréquent et plus important en politique est le cas des
îles situées au large, mais à faible distance des rivages continen­
taux. Quelquefois il s’agit d’îles isolées, comme le long de la côte
atlantique d’Afrique (Madère, Sao Thomé qui sont portugaises,
Sainte-Hélène qui est anglaise), mais plus souvent il s’agit d’ar­
chipels, qui à l’Est des masses continentales se disposent faci­
lement en forme d’arcs (les Antilles à l’Est de l’Amérique cen­
trale, le Japon, les Philippines, TIndonésie à l’Est de l’Asie).
Quelle que soit la disposition topographique, la présence de
terres insulaires au large des côtes d’un État crée un problème :
si ces terres appartiennent à la même souveraineté que les rivages
voisins, elles serviront d’avant-postes maritimes et la puissance
en question devra, pour maintenir la liaison, développer ses
activités maritimes ; mais si ces terres au large des côtes appar­
tiennent à une autre souveraineté que le territoire côtier, une
opposition des deux souverainetés peut se former ; la puissance
disposant des îles aura sans doute tendance à prendre à son
compte une partie au moins des activités maritimes régionales.
En cas d’hostilités ouvertes, les îles au large des côtes peuvent
servir de bases de surveillance des activités littorales du conti­
nent d’abord, de bases de blocus et enfin de bases d’invasion.
Pour une puissance qui est plus forte sur mer que la puissance
occupant les rives du continent, c’est un grand avantage que de
disposer des îles en face de ces rives : elle peut ainsi exercer sur
le commerce et la politique de ce voisin, par delà le bras de mer,
une pression constante et efficace.
Les expansions thalassocratiques ont souvent préféré s’éta­
blir sur des îlots, au large du continent sur lequel elles désiraient
exercer leur influence : la position était facile à défendre contre
des entreprises venant de la terre, et elle constituait une base
de départ commode ; c’était en somme le château-fort entouré
90 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

de fossés fournis par la nature elle-même. Lorsque l’emprise


sur la terre voisine s’étend en superficie et en profondeur, la
position insulaire devient généralement insuffisante et le quartier
général a tendance à se transporter sur la terre principale, l’île
du début pouvant servir de point de repli. De telles installations
furent fréquentes chez les Phéniciens, les Grecs, les Portugais,
les Britanniques. De leur ancien empire circum-africain il reste
aux Portugais quelques îles au large du continent comme Madère,
les îles du Cap Vert, Sao Thomé. Les puissances coloniales d’Eu­
rope conservent encore une bonne partie des petites Antilles au
large du continent américain. Cuba, qui tenait le détroit fermant
le golfe du Mexique, entre les péninsules de Floride et du Yucatan,
fut bien entendu une merveilleuse position pour l’Empire espa­
gnol jusqu’au moment où les États-Unis la rendirent indépen­
dante, mais en la surveillant fort jalousement.
Il est curieux d’étudier le cas de la petite île de la Tortue»
située au large de la côte septentrionale de la grande île d’Haïti
et tout près de la sortie du déiroit d’entre Haïti et Cuba. Ce fut
une belle position, d’où les flibustiers d’antan, les légendaires
Frères de la Côte, purent harceler les communications de l’Empire
espagnol. De la Tortue d’ailleurs, les établissements des flibus­
tiers essaimèrent vers la grande île et conquirent cette terre
pour la France. L’ancienne colonie de Saint-Domingue, devenue
la République d’Haïti depuis 1802, est restée de langue française.
Le choix judicieux de la Tortue pour les besoins de la guerre
de course a eu ainsi des conséquences lointaines. D’une autre
manière, la petite île aride de Curaçao, au large de la côte véné­
zuélienne, enlevée aux Portugais par les Hollandais, fut un
grand entrepôt drainant une bonne partie du commerce de la
« côte ferme », comme les navigateurs de jadis appelaient le littoral
du continent en cette région où il convenait de distinguer entre
les côtes des îles et celle, dite ferme, du continent proprement
dit. Curaçao a su mettre à profit jusqu’à nos jours les avantages
de sa position insulaire. Lorsque le Vénézuela devint un gros
producteur de pétrole, de puissantes raffineries furent établies
à Curaçao par les grandes compagnies anglo-hollandaises ou
américaines qui exploitaient ce pétrole. Le centre de raffinage
de Curaçao, qui fut longtemps l’un des plus puissants du monde,
se trouvait être à l’abri des secousses politiques que pouvaient
causer des révolutions en Vénézuela. On pouvait y raffiner du
pétrole vénézuélien, colombien ou de toute autre provenance
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 91
sans avoir à donner la préférence à l’une ou l’autre de ces na­
tionalités.
Il n’est pas nécessaire d’être sur une île pour jouir de tels
avantages commerciaux. Un petit territoire assez bien isolé de
l’intérieur, doté d’un bon port, peut remplir ces mêmes fonctions
commerciales s’il est bien indépendant de la souveraineté du
territoire environnant : ainsi le réseau des emporia britanniques
de par le monde n’est pas toujours sur des îlots ; Hong-Kong,
Singapour, Aden, sont pourtant bien défendus du côté de la
terre ; mais la protection n’est efficace que tant que la puissance
britannique est très supérieure à la puissance qui domine les
régions voisine s sur terre et sur mer. On le vit bien pour Singapour
en 1941. Hong-Kong ne peut guère continuer à fonctionner uti­
lement que tant que la puissance chinoise n’y voit pas d’incon­
vénients majeurs, mais plutôt des avantages. Les rapports de
forces et d’intérêts entre les puissances établies en marge et celles
de la côte ferme sont donc déterminants pour la valeur pratique
de ces positions marginales, qu’elles soient insulaires ou littorales.
Quand les rapports de force s’égalisent, on ne peut guère tenir
une position littorale, si ce n’est par une combinaison d’intérêts :
on le voit bien dans l’histoire récente des Établissements français
dans l’Inde, comme aussi dans le succès portugais à Macao,
à côté de Hong-Kong, au seuil de la Chine méridionale. Une
position insulaire est pourtant militairement et juridiquement
plus solide qu’une position marginale sur la côte : un large bras
de mer est une bonne frontière. Cette position est d’ailleurs
d’autant plus solide que l’île est grande : ainsi Ceylan aux portes
de l’Inde, et plus encore le Japon face au continent asiatique.
Ceylan est cependant une dépendance britannique et un jour
la position des Anglais pourrait s’y trouver menacée de l’inté­
rieur, justement parce que l’île est vaste et fort peuplée ; cela
ne se produirait pas sur un atoll, où la volonté populaire indigène
serait politiquement négligeable. Le cas le plus curieux et le
plus important à étudier parmi les diverses positions insulaires
est celui de la puissance indépendante originaire d’une île ou
d’un archipel et dont le territoire national est essentiellement
constitué par des terres insulaires.
92 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

***

Une telle puissance insulaire devrait, semble-t-il, prendre à


l’égard de la mer comme à l’égard du continent des attitudes
spéciales. Le fait de se sentir entourée de toutes parts d’espaces
marins, confère-t-il à une nation un génie particulier ? La ques­
tion a été posée d’autant plus souvent que quelques-uns des
empires contemporains les plus impressionnants furent édifiés
par des nations insulaires, ainsi le britannique et le japonais.
On a voulu voir dans les races insulaires des genres d’hommes
particuliers. Il ne faut certes pas perdre de vue que les peuples
insulaires ont eu des destins très divers : les Irlandais ont pu
connaître une période d’expansion, surtout culturelle, au moyen
âge, mais ils n’ont jamais été une thalassocratie ni même un
grand peuple commerçant. Leurs voisins britanniques ont été
de même peu attirés par les horizons marins jusqu’à ce que les
Normands, après les avoir conquis, leur donnent le goût des
aventures outre-mer. Les Londoniens passeront par l’école des
Hanséates venus de la Baltique avant de se mettre à faire eux-
mêmes du grand commerce. Les Japonais resteront isolés dans
leur archipel et ils se seront défendu d’en sortir, jusqu’à ce que
les canons de la marine américaine viennent les forcer à sortir
de cette tour d’ivoire et à s’engager dans l’une des aventures
navales et impériales les plus éclatantes des temps modernes.
Les Indonésiens, autre peuple de la mer, quoique appartenant
à une race de grands navigateurs, les Malais, semblent au début
de leur existence indépendante une nation bien plus terrienne
que maritime. Être insulaire n’est certes pas être prédestiné
à une grande activité maritime. Le cas est même bien plus fréquent
de thalassocraties établies par des peuples de la côte ferme que
par des peuples insulaires ; il reste l’exception fort extraordinaire
de la Grande-Bretagne. Quelles influences spécifiquement insu­
laires peut-on déceler dans la politique britannique ?
L’Angleterre se comporte d’abord en île voisine du continent
et ouverte aux incursions et conquêtes de divers peuples qui
franchissent la Manche ou la Mer du Nord : Romains, Danois,
Normands. Les États de Guillaume le Conquérant étant à cheval
sur la Manche, le peuple anglais va, sous la direction normande,
commencer de guerroyer sur le continent et en Méditerranée :
les Croisades, la guerre de Cent ans ; avec les grandes découvertes,
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 93

il se tournera vers les grands horizons océaniques ; il aura passé


par l’école de continentaux : Normands et Hanséates. Pendant
longtemps le port de Londres à ses débuts sera un port hanséa-
tique et les marchands anglais de la Cité devront mener une
longue lutte contre le monopole étranger avant de pouvoir se
lancer indépendamment sur les grandes routes commerciales
du monde. Jusqu’au xvie siècle, rien de spécial ne distingue l’his­
toire d’Angleterre de celle d’autres régions littorales d’Europe
occidentale et septentrionale. La grande expansion anglaise
s’ouvre sous le règne de la reine Elisabeth, alors même qu’avec
la reprise de Calais par les Français, l’Angleterre perd sa der­
nière position sur le continent. Elle devient alors vraiment une
puissance insulaire. Vers la même époque elle s’est sentie menacée
par la Grande Armada, c’est-à-dire par la grande thalassocratie.
Elle prend conscience de sa qualité insulaire en comprenant
que sa sécurité et ses possibilités dépendent de la maîtrise de
la mer.
Dès le milieu du xvii® siècle, l’Angleterre commence de ressentir
sur les grandes routes de l’Atlantique la concurrence commerciale
des marines de ses colonies, surtout des colonies nord-américaines.
Les Lois de Navigation, version anglaise du Pacte colonial fran­
çais, vont limiter le droit des coloniaux aux relations commer­
ciales et maritimes avec les pays étrangers. Cette politique con­
duira les États-Unis à leur guerre d’indépendance. La Révolution
américaine s’ouvrira en 1773 avec la tea party de Boston, où ce
grand port se révoltera contre le monopole, réservé aux bateaux
de la métropole, du commerce du thé de Chine. Là encore il n’y
a cependant rien de spécifiquement insulaire ; d’autres puis­
sances coloniales éprouveront les mêmes difficultés à imposer
des monopoles trop stricts en faveur de la métropole. Le grand
danger que peut craindre la Grande-Bretagne dans la voie de
l’édification de son empire et de sa puissance navale, c’est la
formation sur le continent d’Europe d’une très grande puissance,
trop forte sur terre pour avoir à craindre les armées britanniques
et assez forte sur mer pour se faire craindre des flottes des insu­
laires, capable même éventuellement d’une tentative d’invasion
de l’île. Telle avait été la puissance espagnole sous Philippe II
par exemple. Telle avait menacé d’être la puissance française
sous Louis XIV. L’Angleterre avait senti dès le xvne siècle com­
bien il lui était utile d’avoir des alliés terriens sur le continent,
des alliés qui ne soient pas trop puissants, donc de veiller à la
94 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

division politique et militaire du continent. Ainsi se forma la


doctrine anglaise de Véquilibre européen.
S’il existait une opposition de forces sur le continent qui se
faisaient à peu près équilibre, l’Angleterre n’avait pas à craindre
d’attaques de ce côté : si l’un des deux clans essayait de l’atta­
quer, elle pourrait toujours compter sur l’autre pour une alliance ;
quand les deux clans de forces à peu près égales s’affrontaient,
l’intervention britannique pouvait en intervenant faire pencher
la balance du côté qu’il lui plairait de favoriser. Cet équilibre
européen semble bien avoir été le grand principe de la politique
britannique au xvme siècle, pendant toute la période que d’émi-
nents historiens ont qualifiée de période de prépondérance bri­
tannique.
Un système politique consistant à opposer deux blocs égaux
et s’e forçant de maintenir cette égalité, afin de pouvoir arbitrer
les conflits tout en y participant le moins possible, pourrait
avoir été inventé par toute puissance continentale. Sa mise en
œuvre par une puissance insulaire située en dehors de la zone
continentale des opérations éventuelles était d’une efficacité
particulière. On restait soi-même à l’abri d’un espace marin
contrôlé par des forces navales supérieures et on n’intervenait
sur le continent que dans la mesure et au moment jugés opportuns.
Si l’on veut arbitrer, il ne faut pas se trouver entre les combat­
tants, mais à l’écart ; c’était précisément la position que sa qua­
lité insulaire assurait à la Grande-Bretagne.
Au cours de la guerre d’indépendance américaine, la Grande-
Bretagne se vit dominée par l’alliance des forces des Insurgents
avec celles de la France. Dans la période qui suivit, de 1792 à
1814, elle se vit menacée de mort alors que tout le continent
européen était dominé par la prépondérance française. L’im­
puissance de Napoléon à se créer des forces navales assez grandes
et les divisions entre les puissances continentales, surtout l’oppo­
sition de la Russie au Blocus continental décrété par Napoléon,
furent les grandes chances qui permirent aux Britanniques d’évi­
ter la défaite pendant cette période. Au lendemain de Waterloo,
si le danger français paraissait écarté, l’Europe n’était plus aussi
divisée qu’au siècle précédent ; elle était même dominée par
le concert international qu’était la Sainte-Alliance, dirigée par
le tsar Alexandre Ier. Si une t'elle situation durait, elle aurait
recélé une menace sérieuse pour un retour de la prépondérance
britannique. La menace se précisa lorsque les colonies américaines
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 95

de l’Espagne se révoltèrent, et que la Sainte-Alliance envisagea


d’intervenir dans le Nouveau Monde, donc outre-mer, pour
maintenir l’ordre et l’autorité de la monarchie espagnole. L’An­
gleterre pourrait-elle maintenir une maitrise des océans, si des
flottes de la Sainte-Alliance se mettaient à silloner les routes
maritimes?
C’est alors que le ministre britannique Canning semble avoir
formulé les deux principes fondamentaux de la politique bri­
tannique : en 1823 il suggère au gouvernement des États-Unis
de prendre position contre toute intervention des Puissances du
concert européen dans le Nouveau Monde, attitude qui deviendra
la célèbre doctrine de Monroe ; puis par sa politique, dite libé­
rale, sur le continent européen, de 1822 à 1827, Canning commen­
cera d’encourager tous les mouvements de libération nationale,
contribuant à mieux diviser ainsi politiquement le continent.
La doctrine de Monroe et ce qu’on appela plus tard « la balka­
nisation de l’Europe » deviendront deux axiomes essentiels de
la politique britannique, améliorant la mise en œuvre de l’équi­
libre européen du siècle précédent.
La doctrine de Monroe est citée fréquemment en géographie
politique comme une marque du déterminisme des grands traits
du relief de l’écorce terrestre sur la pensée politique : ce serait
une prise de conscience d’un continent, car la déclaration du
président James Monroe met en valeur la différence existant
entre les systèmes politiques de l’Europe et de l’Amérique, et
les proclame indépendants l’un de l’autre. Pourtant cette prise
de position américaine fut faite à la suite d’une suggestion de
Londres : Canning l’avait suggérée à Washington où Monroe
et son secrétaire d’État John Quincy Adams se livrèrent à une
étude approfondie de la question avant de formuler la fameuse
doctrine. Monroe jugea bon de consulter à ce sujet ses deux
prédécesseurs à la Maison Blanche qui étaient encore en vie,
Thomas Jefïerson et Madison. Il est peu de documents aussi
pleins d’enseignements en géographie politique que la lettre de
Jefïerson commentant le projet de déclaration de Monroe et
il nous paraît utile de la citer ici presque en entier 1 :

1. Lettre traduite par nos soins sur le texte de The Writings of Thomas Jef­
ferson, collected and edited by Paul Leicester Ford, édition de 1899, vol. X,
p. 277-279, « To James Monroe ».
96 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Monticello, le 23 octobre 1823.

Cher Monsieur,

La question présentée dans les lettres que vous m’avez envoyées,


est la plus essentielle qui ait été offerte à ma méditation depuis
celle de l’indépendance. Celle-ci fit de nous une nation, celle-là
oriente notre boussole et fixe la direction que nous suivrons dans
l’océan de temps qui s’ouvre devant nous. Jamais nous ne pour­
rions nous embarquer sous de meilleures auspices. Notre première
maxime fondamentale devrait être de ne jamais nous mêler des
querelles de l’Europe. Notre seconde maxime, de ne jamais souf­
frir que l’Europe intervienne dans les affaires cisatlantiques.
L’Amérique, Nord et Sud, a son jeu d’intérêts distinct de celui
de l’Europe et qui lui est propre. Elle devrait donc avoir un sys­
tème qui lui serait propre, et séparé de celui de l’Europe. Tandis
que cette dernière tend à devenir le domicile du despotisme, nous
devrions certes nous efforcer à faire de notre hémisphère celui de
la liberté. Une nation, plus que toutes, pourrait nous troubler
dans la poursuite de ce but ; elle offre maintenant de nous con­
duire, de nous aider et de nous accompagner sur cette voie. En
accédant à sa proposition, nous la détachons du groupe, nous
transférons tout son poids dans le plateau du gouvernement libre
et nous émancipons d’un seul coup un continent qui pourrait
autrement demeurer longtemps dans le doute et la difficulté. La
Grande-Bretagne est la nation, de toutes celles du monde, qui peut
nous faire le plus de mal ; avec elle à nos côtés, nous n’avons plus
à craindre le monde entier. Avec elle, nous devrions cultiver avec
assiduité une cordiale amitié ; et rien ne tendrait plus à lier nos
affections que de lutter une fois de plus, côte à côte, pour la même
cause. Non pas que je voudrais acheter son amitié au prix de par­
ticiper dans ses guerres. Mais la guerre dans laquelle la présente
proposition pourrait nous engager, si elle en était la conséquence,
ne serait pas sa guerre, mais la nôtre. Son objet est d’annoncer
et d’établir le système américain, d’interdire notre terre à toutes
puissances étrangères, de ne jamais permettre aux puissances
d’Europe d’intervenir dans les affaires de nos nations. Il s’agit
de maintenir notre principe propre et non de nous en écarter. Et
si, pour faciliter la chose, nous pouvions provoquer une division
dans le corps des puissances européennes, et attirer de notre côté
son membre le plus puissant, nous devrions sûrement le faire.
Mais je suis tout à fait de l’opinion de M. Canning que cela pré­
viendrait la guerre au lieu de la provoquer. La Grande-Bretagne
ayant été retirée de son plateau et transférée dans celui de notre
double continent, toute l’Europe réunie n’entreprendrait pas une
telle guerre. Car comment pourraient-ils se proposer d’atteindre
l’un de leurs ennemis sans disposer de flottes supérieures ? Et
l’occasion ne devrait pas être négligée, que cette proposition nous
offre, de déclarer notre protestation contre les atroces violations
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 97

des droits des nations, par suite des interventions des unes dans
les affaires intérieures des autres, qui avaient été commencées d’une
façon si criminelle par Bonaparte, et que continue maintenant
la non moins illégitime Alliance, qui se qualifie de Sainte,
Mais nous devons d’abord nous poser une question à nous-mêmes*
Désirons-nous acquérir pour notre confédération l’une ou plu­
sieurs des provinces espagnoles ? Je confesse candidement avoir
toujours regardé Cuba comme l’addition la plus intéressante qui
puisse jamais être faite à notre système d’États. Le contrôle que
cette île, avec la péninsule de Floride, nous assurerait sur le golfe
du Mexique ainsi que sur les contrées et les isthmes qui le bordent,
compléterait à la perfection notre confort politique. Cependant,
je comprends que cecine pourrait jamais être atteint, même avec son
consentement, que par la guerre ; et comme son indépendance»
qui serait notre second choix (et surtout son indépendance par
rapport à l’Angleterre), pourrait être obtenue sans guerre, je n’é­
prouve aucune hésitation à abandonner mon premier vœu de
possibilités futures, et à accepter son indépendance, avec la paix
et l’amitié de l’Angleterre, plutôt que son agrégation au prix d’une
guerre et de l’hostilité britannique.
Je pourrais donc adjoindre honnêtement à la déclaration pro­
posée que nous ne voulons acquérir aucune de ces possessions,
que nous ne nous opposerons à aucun arrangement à l’amiable
entre elles et leur mère-patrie, mais que nous nous opposerons
par tous les moyens à toute intervention par la force de toute
autre puissance, que ce soit en tant qu’auxiliaire, mercenaire, ou
sous toute autre forme ou prétexte, et tout spécialement à leur
transfert à quelque puissance par conquête, cession, ou acquisition
ou par toute autre voie. Il me semblerait donc opportun que l’Exé-
cutif encourageât le gouvernement britannique à poursuivre dans
les dispositions indiquées en ces lettres par des assurances de son
concours aussi loin que son autorité puisse aller ; et, comme cela
pourrait nous entraîner à la guerre, dont la déclaration exige un
acte du Congrès, l’affaire devrait être exposée devant celui-ci et
considérée à sa première séance sous l’aspect raisonnable sous
lequel elle est envisagée.

Cet admirable document présente un intérêt multiple : l’avis,


du sage de Monticello a exercé une influence certaine sur la ré­
daction, par le secrétaire d’État Adams, du message présiden­
tiel au Congrès du 2 décembre 1823, message qui passa à la pos­
térité sous l’étiquette de « déclaration de la doctrine de Monroe » t
la discussion des suggestions de Canning met bien en valeur le
fait que les États-Unis se sentaient déjà au début du xixe siècle
prêts à hériter de l’Angleterre le principe de l’équilibre européen
obtenu par la division entre les États de l’Europe. Seulement,,
si pour le gouvernement britannique la Grande-Bretagne ne
98 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

faisait pas partie de l’Europe, pour le gouvernement américain


elle en faisait bien partie, et c’était aux États-Unis de jouer
le rôle du grand État « au large » du continent. Cette psychologie
est demeurée dans la terminologie américaine où l’on entend
l’Europe continentale par l’expression de « continent », quoique
l’Amérique du Nord soit elle-même un continent plus vaste et
bien plus massif que l’Europe.
La lettre de Jefferson est encore significative par son examen
du problème de Cuba, vu par un homme d’État américain. La
position de cette île lui confère une qualité toute particulière
pour la politique nord-américaine. Cependant cette position
ne peut s’évaluer que dans le cadre de tout le réseau de relations
de la situation diplomatique générale. C’est l’équilibre des forces
en Europe et sur l’Atlantique bien plus que la situation dans la
région des Antilles qui détermine l’attitude américaine à l’égard
de Cuba. Les États-Unis souhaitent écarter toute puissance
européenne, et surtout la grande puissance navale, de tout con­
trôle sur une terre située si stratégiquement à proximité du
territoire national. On voit mieux le fil qui mène à l’octroi par
le Royaume-Uni de bases aériennes et navales aux États-Unis
dans les Antilles britanniques en 1940.
Enfin Jefferson envisage d’une façon bien suggestive l’avenir
des rapports anglo-américains. Il y a là le désir d’asseoir la sécu­
rité des États-Unis et ses possibilités d’expansion dans le cadre
du Nouveau Monde grâce à un accord fondamental avec la grande
puissance navale. La guerre alors encore toute fraîche de 1812-
1815 avait démontré que les États-Unis étaient eux-mêmes une
puissance navale de grande stature et que la Grande-Bretagne
ne pouvait plus conserver l’illusion de reconquérir simplement
ses colonies révoltées. L’union des deux grandes puissances na­
vales suffirait à assurer une maîtrise efficace des mers et à écarter
tout danger d’une expansion de l’Europe continentale sur les
mers et au delà, expansion qui aurait pu menacer soit le libre
développement des États américains, soit la floraison de l’Empire
britannique, soit la suprématie anglo-américaine sur les mers,
qui sera d’ailleurs de 1860 à 1917 essentiellement une suprématie
britannique.
Il est curieux de remarquer que le réaliste J. Q. Adams s’était
rendu pleinement compte de l’inutilité pratique de la déclaration
à l’égard de la Sainte-Alliance, car il était convaincu, comme
le remarque l’historien anglais sir Charles Webster, de l’incapa-
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 99
cité des puissances européennes à reconquérir les colonies espa­
gnoles si la tentative en était faite, mais, dans son esprit, la dé­
claration américaine lierait la Grande-Bretagne en l’obligeant
à protéger le Nouveau Monde, à intervenir à cet effet *. C’était
donc briser le concert européen, établir une situation de fait où
la Grande-Bretagne devenait un avant-poste de la défense des
Amériques, et c’était aussi obliger la Grande-Bretagne à se lier
avec une politique américaine limitant les possibilités d’expansion
de toutes les puissances non-américaines dans le Nouveau Monde,
donc l’expansion éventuelle des Britanniques eux-mêmes.
C’est pourquoi, au lieu d’un accord bilatéral, les Américains
préférèrent une déclaration unilatérale qui reprenait à peu de
chose près les propositions du ministre britannique des Affaires
Étrangères. Comment Canning jugea-t-il bon d’accepter la situa­
tion ainsi créée ? Sans doute préférait-il aussi n’avoir pas à
s’opposer ouvertement et directement à la Sainte-Alliance dont
l’Angleterre avait fait partie, ce qu’il aurait dû faire en signant
une alliance avec les États-Unis. Mais il voyait encore un autre
avantage à la situation nouvelle ; il l’exprima, en défendant
sa politique américaine, dans le discours, si fréquemment cité,
du 12 décembre 1826 : « Je décidais que, si la France devait
avoir l’Espagne, ce serait l’Espagne sans les Indes. Je provo­
quais l’existence du Nouveau Monde afin de redresser la balance
du Vieux. » Canning entendait certes qu’il amena le Nouveau
Monde à une existence politique dans l’arène internationale,
surtout européenne, dont jusqu’alors les États-Unis avaient été
en somme absents. Et ce qui l’avait préoccupé à l’époque avait
été la difficulté de « redresser la balance » ou plutôt l’équilibre,
ce célèbre équilibre des puissances (balance of power) qu’il ne
convient plus d’appeler équilibre européen à partir de 1823,
puisque l’Amérique s’y trouve introduite afin d’assurer la possi­
bilité d’un équilibre. En somme, après les expériences du début
du siècle où toute l’Europe avait été dominée par la France de
Napoléon d’abord et la Russie d’Alexandre Ier ensuite, Canning
abandonnait le système périmé d’une division de l’Europe en
deux clans égaux et recherchait un équilibre du jeu politique
en dehors de l’Europe, un équilibre entre continents, opposant
l’Amérique à l’Europe, toujours avec l’intention de l’arbitrer

1. Voir la préface de Sir Charles Webster à son volume Britain and the Inde-
pendence of Latin America, collection de documents diplomatiques du Foreign
Office, et aussi l’ouvrage de H. Temperley, The Foreign Poiicy of Canning.
100 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

en cas de conflit ; car la puissance insulaire se sentait à l’écart,


n’appartenant à aucun continent et dominant les mers, en par­
ticulier l’océan Atlantique, grâce à sa flotte et à son réseau de
bases.
La doctrine de Monroe était ainsi loin d’être, malgré les appa­
rences, la simple affirmation unilatérale d’un nationalisme jeune
qui entend se réserver une zone d’influence, ni même l’expression
d’une solidarité continentale naissante. C’était la déclaration
de l’entrée officielle dans l’arène internationale d’un partenaire
nouveau, les États-Unis, qui entendaient être suivis de toute
la théorie des autres républiques américaines ; c’était aussi
l’annonce d’un nouveau système de relations internationales,
où l’Europe allait rencontrer en sortant de son continent le nouveau
concert d’intérêts anglo-américain, une sorte d’alliance océa­
nique de l’Atlantique Nord.
On verra, en effet, l’Angleterre s’opposer à toute intervention
européenne au Nouveau Monde, sauf lors de la malheureuse
expédition de Maximilien au Mexique ; mais à ce moment les
États-Unis étaient déchirés par la guerre de Sécession et inca­
pables d’une action au dehors. Plusieurs fois le problème des
îles des Antilles, où l’Amérique sent une menace latente, re­
viendra dans les rapports anglo-américains : le traité Clayton-
Bulwer de 1850 confirmera un statu quo de l’Amérique centrale
et finalement une Commission anglo-américaine des Caraïbes
prendra en main la défense et l’organisation de la région antil­
laise en 1941-1944. Un triangle nord-atlantique se dessinera
au xixe siècle et se précisera au xxe avec la participation auto­
nome du Canada *. Lorsque l’équilibre mondial risquera d’être
rompu par l’expansion trop grande d’une seule puissance sur
le continent européen, les États-Unis interviendront : à propos
du Maroc, d’abord, dans la guerre européenne en 1917-1918 et
de nouveau en 1941-1945.
Déclaration unilatérale, la doctrine de Monroe ne peut être
un texte de droit international public et cependant elle a presque
été considérée comme si elle en était un depuis plus d’un siècle.
Il faut y voir le reflet le plus éclatant et le plus significatif de la
politique de division du monde poursuivie, afin de maintenir
son avantage, par une très grande puissance dont le territoire
n’était qu’une petite île. La suggestion de Canning qui provoqua
1. Voir le remarquable ouvrage de Brebner, The North Atlantic triangle,
New Haven, 1944.

BiBLIOTECA I
un DFFIIIllïmS GE gegciifim
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 101

la doctrine de Monroe est dans la ligne de l’appui accordé par


ce grand homme d’État libéral aux efforts de libération de tous
les peuples dominés par de grands empires. Il ne suffisait pas
de les libérer, d’ailleurs, ces peuples, il fallait aussi les organiser
en groupements locaux, afin de n’avoir pas un éparpillement
de forces qui fît trop facilement l’objet de convoitises impéria­
listes : le groupement américain fut suggéré et formé dès 1823 ;
il y en eut bien d’autres et la Ligue des États arabes en est sans
doute le cas le plus récent, qui doit, lui aussi, son existence à des
suggestions et des conseils britanniques.
Une petite île ne peut ainsi maintenir une thalassocratie qu’avec
beaucoup de peine, peut-être parce que sa base territoriale
est si exiguë. Le rôle de l’Angleterre dans le système atlantique,
— car c’en était un, — ébauché en 1823 s’est beaucoup trans­
formé. En 1943, dans un article important publié aux États-
Unis, le grand géographe sir Halford Mackinder revenait sur ses
conceptions de la géographie politique générale en signalant
l’avènement de ce qu’il appelait une communauté nord-atlan­
tique dont les États d’Europe occidentale étaient un boulevard
avancé, la Grande-Bretagne un « aérodrome entouré de fossés »,
et l’Amérique du Nord le grand donjon et l’arsenal \ Mackinder
était loin de sa conception de Britain and the British seas, mais
il annonçait l’évolution normale à laquelle devait mener la po­
litique Canning-Monroe et qu’est venu concrétiser le Pacte
atlantique en 1950.
Il est curieux de rappeler que la Sainte-Alliance, contre laquelle
se fit la première entente atlantique en 1823, était alors dirigée
de Saint-Pétersbourg, et ce ne fut peut-être pas uniquement
une coïncidence que le rappel, dans le message au Congrès du
président Monroe, du conflit qui opposait déjà en 1823 les États-
Unis à la Russie à propos des pêcheries au large de l’Alaska.
Canning semblait dans son discours de 1826 craindre surtout
un retour offensif de la France en Europe et hors d’Europe, mais
la poussée du géant russe n’était-elle pas aussi présente dans sa
pensée ? Les années suivantes virent les Anglais surveiller
avec anxiété les poussées russes vers les Détroits. La crainte

1. Sir Halford Mackinder, The Atlantic Commonwealth, Foreign Affairs,


New York, juillet 1943. — Sur la politique américaine aux xix' et xx’
siècles les deux principaux ouvrages sont Samuel F. Bemis, A diplomatie history
of the United States, New York, 1936, et Walter Lippmaii, United States Foreiqn
Policy, New York, 1938.
Jeait Gottmani», — La politique des États et leur géographie. g
102 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

d'une expansion maritime du Heartland ne date pas de Mackin-


der, qui ne fit que la formuler à l’usage de l’enseignement.
L’essor des deux grandes puissances américaine et russe semble
avoir été bien observé et compris par certains dès l’époque de
Monroe. Dans un volume publié à Paris en 1835, Alexis de Toc-
queville n’écrivait-il pas : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux
grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avan­
cer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.
Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards
des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à
coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque
en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres
peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’à tra­
cées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en
croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec
mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans
une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne...
Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ;
néanmoins chacun d’eux semble appelé par un dessein secret
de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées
de la moitié du monde 1 ». Le xxe siècle était vraiment en ges­
tation vers 1830. Certains Français pouvaient avoir un senti­
ment qu’un siècle plus tard on verra formuler dans la phrase :
« La France entre deux monstres. » Il ne semble pas pourtant
que les Anglais aient encore eu en 1950 un sentiment de ce genre.
Il est bien possible que leur insularité en soit une raison : ils
craignent moins le choc des masses continentales, étant en dehors
de ces continents. Une autre raison, plus opérante peut-être,
est que la situation ne leur paraît pas si neuve : une fois de plus
ils voient les deux plateaux de la balance s’égaliser et osciller ;
une fois de plus ils éprouvent la confiance que donnent les liens
culturels, historiques et aussi les liens du sang existant entre
Britanniques et Nord-Américains. Il n’en demeure pas moins
que la Grande-Bretagne n’est plus qu’une base avancée, quoique
très forte, et, qu’avec le développement de l’arme aérienne, elle
se trouve située dans l’espace juste entre les deux grandes puis­
sances rivales. Cette position centrale rend l’arbitrage de l’équi-

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, lr® édition


1835 ; édition définitive (Œuvres complètes, tome I), Paris, 1951 ; citation
eu conclusion du premier volume.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 103

libre plus difficile que lorsqu’on était une île en dehors du con­
tinent.
La position stratégique des îles apparaît ainsi comme un fac­
teur important sans doute, mais non pas décisif. Le sort des
luttes politiques se joue sur les continents ou sur les océans plutôt
que dans les îles. Tant de généralisations que l’on pourrait vou­
loir déduire du cas britannique sont démenties par le cas japo­
nais, et vice versa. Certains ont voulu voir dans le fait que les
Alliés de 1942 contrôlaient les terres de l’Europe la raison de
leur victoire sur l’Allemagne hitlérienne qui avait presque réalisé
l’unité européenne ; cette théorie repose sur le fait que la Grande-
Bretagne et l’Afrique du Nord ont servi de bases aux débar­
quements alliés. Ces débarquements n’ont été possibles pour­
tant que grâce à toute la masse de la puissance américaine qui
permit à ces bases de se maintenir, puis de s’organiser pour
l’action offensive. Ils furent facilités par l’existence du front
oriental qui retenait et usait une grande partie des forces alle­
mandes. La position insulaire ne vaut encore une fois que par
le système de relations auquel elle participe.
En dernière analyse, la position insulaire n’offre qu’un seul
avantage permanent au peuple habitant l’île : une plus grande
liberté dans le choix des relations sur lesquelles il fonde sa po­
litique ; le territoire n’ayant pas de voisins immédiats par terre,
échappe aux servitudes habituelles de ce genre de voisinage.
Certaines terres sont pourtant plus proches que d’autres de
l’île ; certaines puissances, du fait de leurs forces navales supé­
rieures, ont plus de moyens que d’autres pour agir sur l’île. La
nation insulaire n’échappera à une influence dominante, soit
de voisins continentaux, soit de thalassocraties en expansion,
que par un effort constant, une attention soutenue, une politique
qui tentera souvent d’opposer les autres puissances les unes
aux autres.

*
* *

L'idée de « diviser pour arbitrer », version prudente de la for­


mule romaine « diviser pour régner », serait-elle d’origine insu­
laire ? On ne saurait en être certain. Toute nation qui se croit
dans une position centrale, où elle est en rapports avec des puis­
sances dont elle peut opposer et équilibrer les forces, essaie tout
naturellement de jouer sur cette opposition et de maintenir
104 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

l’équilibre afin de pouvoir toujours le rompre à son gré et à son


profit. Ce genre de politique peut être appliqué par n’importe
quelle puissance, mais requiert beaucoup d’astuce pour réussir.
La position marginale d’une île permet de limiter les dégâts
des conséquences malheureuses éventuelles d’une telle politique
d’équilibre tant que les États que l’on oppose n’ont pas de forces
maritimes suffisantes pour attaquer une île. La même idée peut
venir pourtant très facilement à un État situé en plein continent,
mais entre deux nations dont les intérêts s’opposent et les forces
se valent : la puissance située au centre d’une zone disputée
peut espérer pouvoir décider du sort de la lutte en portant tout
son poids dans l’un des plateaux de la balance. Encore faudrait-il
qu’aucun autre poids, extérieur à la région, ne puisse intervenir
lors de l’ultime pesée et que les forces des partenaires aient été
très exactement estimées. Les pays de l’Europe centrale ont eu
fréquemment le sentiment de pouvoir ainsi arbitrer grâce à leur
position centrale. Ils ont été le théâtre de tant de combats décisifs
que la théorie, liant les phénomènes politiques aux lieux où ils
se produisent, devait conférer à ces pays centraux un caractère
décisif pour les destinées politiques de l’Europe. Lorsque Mackin-
der, dans sa théorie du « pivot géographique de l’histoire », mit
en valeur le rôle de l’Europe centrale, il le faisait en représentant
d’un point de vue extérieur, celui de la puissance océanique.
Il lui sembla que le contrôle de l’Europe centrale pouvait appor­
ter la prépondérance mondiale à la puissance soit maritime,
soit continentale qui l’obtiendrait. Il n’a certes pas voulu dire
que le contrôle de l’Europe centrale ou de sa plus grande partie
suffirait à assurer une prépondérance. Le passé prouve même
que l’édification d’un État très puissant au centre d’un continent
crée souvent l’union contre lui des voisins périphériques.
L’Europe centrale, ce domaine des Germains, fut pendant
près de deux millénaires déjà une sorte de « laisse de basse mer »
historique, tantôt submergée par les marées lorsque la mer était
haute, tantôt abandonnée par le reflux des eaux. Ces marées de
peuples ou d’armées sont venues de directions différentes selon
les périodes. Lorsqu’une puissance centrale crut pouvoir arbitrer
à son profit, elle ne jouit pas longtemps de ce qu’elle croyait
être un avantage inhérent à sa position. Ainsi en témoignent
les partages de la Pologne ; ainsi le montrent encore, avec plus
d’éclat, les vicissitudes de l’histoire allemande, de ce vaste pays
disséqué tant de fois par les armes de divers pays de la périphérie
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 105
européenne : Rome, l’Espagne, la France, la Suède, la Russie.
Lorsque la Prusse organisa, grâce à des victoires successives
sur l’Autriche, le Danemark, la France, l’unité allemande, Bis­
marck crut pouvoir arbitrer les relations internationales : on
partagea à Berlin l’Afrique et les Balkans. Déjà l’entente se
nouait cependant entre les trois grandes puissances de l’Ouest
et de l’Est, France, Grande-Bretagne, Russie, contre la trop forte
position acquise par la région centrale. L’Allemagne voulant
aller trop loin, elle fut en 1918 battue et on lui rogna les ailes.
En 1938 elle voulut reprendre son essor et, ayant unifié l’Europe
centrale, s’étendre au delà ; et ce fut, à l’issue de la seconde
guerre mondiale, la capitulation sans conditions de 1945 et le
partage du territoire allemand.
L’axe Rome-Berlin n’avait pu, malgré son alliance avec Tokio,
servir de pivot décisif de l’histoire. Le mouvement rotatoire
autour d’un axe est imprimé en général par une force extérieure
à l’axe. On peut changer de pivot ; on ne peut se passer de cette
poussée extérieure. En réclamant pour eux toute la responsabi­
lité de l’axe, les Etats sis en des positions centrales ne récoltent
le plus souvent que le sort des tampons. L’Étal tampon est en
effet la version habituelle de la position entre deux grandes
puissances. Pour servir de « tampon » encore faut-il qu’un État
soit nettement plus faible, et généralement plus petit, que les
États qui l’encadrent. Le sort du tampon est rarement enviable
pour une longue durée : chacun de ses grands voisins désire,
bien entendu, l’attirer à soi ; il suffit pourtant que les relations
entre les grands se tendent pour que les pressions se fassent
sentir sur le tampon, l’écrasant et le partageant de temps en
temps. La Pologne a été ainsi un État-tampon ; la Finlande
aussi ; la Roumanie au xixe siècle ; les territoires mongols et
turkmènes en Asie centrale, entre Russie et Chine. La Russie
semble avoir eu la spécialité de s’entourer d’États-tampons
qu’elle a plus ou moins vassalisés selon les cas et les époques.
Cela semble un trait permanent de la politique russe que de
fractionner les États à sa périphérie ; désir bien compréhensible
et que l’on peut rapprocher de la politique britannique au xixe
siècle, tendant à fractionner la périphérie du continent européen.
Il vaut donc mieux de ne pas parler de position « axiale » ou
« pivotale » ; la valeur de cette notion est trop instable ; tout au
plus peut-on parler d’une position centrale dont les propriétés
semblent surtout tendre à restreindre le choix offert aux poli­
106 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tiques, à l'encontre de la position insulaire qui tendrait à l’élar­


gir. Parmi les positions centrales, il en est qui furent organisées
avec beaucoup d’art et de profit : la Suisse en est le cas typique.
C’est cependant une réussite bien extraordinaire que l’helvé­
tique et dont le prototype reste bien seul. Peut-être, sur le plan
d’une civilisation contemplative, le Tibet est-il en Asie un autre
cas d’exploitation réussie de la position centrale. Les deux pays
sont pourtant si dissemblables que l’on n’ose guère comparer.
Si l’on voulait poursuivre cette idée de « pivot » lancée par
Mackinder, ce serait plutôt, nous semble-t-il, dans les régions
littorales qu’il faudrait rechercher de tels mécanismes. Dans un
schéma de la circulation internationale, il y a bien des positions
qui ont servi de pivot, ainsi les isthmes les plus importants. On
peut observer encore dans certaines régions littorales une inter­
pénétration des activités terrestres et maritimes. On comprend
fort bien que M. André Siegfried ait baptisé pays « de l’arti­
culation » le monde méditerranéen tout en péninsules, en isthmes,
en îles et en détroits. C’est encore sur son conseil que nous avons
adopté le terme de « région-charnière » pour des régions litto­
rales qui ont montré une capacité remarquable à articuler re­
lations continentales et océaniques. L’exemple le plus frappant
en est l’extraordinaire agglomération de villes, soit de popula­
tions, d’industries, de ports et de richesse, de la côte atlantique
des États-Unis, de Boston à Washington. Il y a là une immense
agglomération urbaine quasi continue sur quelques 600 kilo­
mètres de long, groupant près de 30 millions d’âmes. Il n’est
nul besoin aujourd’hui d’insister sur l’accumulation de richesses
en ce coin du monde. Un tel édifice peut-il être élevé n’importe
où ? N’aurait-il pas bénéficié de conditions de position extraor­
dinairement favorables ? L’exemple de la région Boston-New
York-Washington est d’autant plus commode à commenter
que nous savons depuis quand cette région jouit de tels avan­
tages : il n’y a pas très longtemps, et l’importance même en Amé­
rique de ce secteur du littoral ne date guère que du xvme siècle.
Ce n’est donc pas tant la position que la manière de l’utiliser
qui a donné de tels fruits. Or, l’usage qui en fut fait indique
une oscillation curieuse du centre de gravité des intérêts régio­
naux tantôt vers les entreprises maritimes et tantôt vers la mise
en valeur de l’intérieur du continent. Les périodes où l’emportent
les intérêts d’expansion sur les mers et au delà alternent avec
les périodes où les intérêts se concentrent sur la colonisation
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 107

du continent. A toute époque bien entendu les deux co-existent,


mais l’accent est mis alternativement sur l’un ou l’autre. Il semble
bien que l’ensemble de l’économie américaine ait suivi ce mou­
vement tantôt s’ouvrant vers l’extérieur et tantôt se repliant
sur son territoire. La région littorale, puissamment organisée
dès les origines de la colonisation entre Boston et Washington,
profitait successivement des deux possibilités. Son essor n’a
donc connu que de très brèves dépressions. Selon la conjoncture
internationale, que la porte de l’économie américaine s’ouvrît
ou se fermât, le mouvement tournait sur des gonds qui s’appe­
laient Boston, New York, Philadelphie, Baltimore, Washington ;
l’ensemble de cette région, une métropole continentale autant
qu’une grande façade maritime, servait de charnière à l’économie,
et souvent aussi à la politique nationales 1.
Toutes les façades maritimes n’ont pas eu ce rôle de charnière.
Mais la côte nord-atlantique des États-Unis n’est pas seule à
en avoir une. La célèbre façade européenne sur la mer du Nord
et la partie étroite de la Manche, ces grands pays commerçants
et industrieux de Hollande, de Flandre, de Normandie, n’ont-ils
pas formé une charnière nord-atlantique de l’Europe s’associant
plus étroitement à certaines époques aux destinées des pays de
l’intérieur et se lançant à d’autres époques dans de grandes
entreprises maritimes. De Boulogne à Amsterdam, d’ailleurs,
la densité des villes, des populations, des usines, rappelle un peu
la « charnière » américaine. Qu’il y ait ou non continuité urbaine,
il paraît nécessaire d’étendre ce mécanisme aux ports de Dieppe,
du Havre et peut-être même à l’agglomération parisienne. Paris
n’est-il pas l’ancre méridionale de cette charnière atlantique
européenne et l’articulation de cette région-charnière avec l’isthme
d’entre Atlantique et Méditerranée qu’est le territoire français ?
Ce fut une autre charnière que la côte orientale de la Méditer-
née : cette région du Levant où, de Constantinople à Alexandrie,
les routes d’Asie et d’une partie de l’Afrique viennent à la ren­
contre des marins venus du Couchant. Plus morcelée, coupée
en deux, il exista une charnière sur les rivages du Nord de l’Ita­
lie, jusqu’à la Renaissance au moins. La grandeur de Venise et
de Gênes, de Pise et de Ravenne, la concentration en cette région
de tant de grand centres commerciaux à la même époque, s’ex­
pliquent mieux ainsi et l’on peut aller jusqu’à concevoir la place
1. Jean Gottmann, La région charnière de l’économie américaine, Revue
de la Porte Octant, Le Havre,
n°" 71-72, mars et avril 1951.
108 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Saint-Marc et le Palais des Doges à Venise comme un Rocke-


feller Center du xve siècle 1 ! Sans doute Arles et Marseille vers
l’Ouest, Trieste et Fiume vers l’Est appartiennent-ils tous à
cette région-charnière méditerranéenne de l’Europe dont le
sort suivit les vicissitudes de la mer qu’elle borde. On pourrait
donc distinguer parmi les façades maritimes des « charnières »
aux activités particulièrement intenses, des régions entièrement
adonnées à la mer, comme le sont les côtes de la Grande-Bre­
tagne par exemple, et des secteurs de caractère plus continental,
réduisant au minimum la vie maritime. Le dessin des côtes et
la configuration du relief peuvent être de quelque importance,
mais ces caractères physiques ne décident jamais rien, puisque
tel delta ou telle péninsule peuvent avoir passé par les diverses
catégories de cette classification successivement, sans aucune
transformation de leur structure physique.
Ce qui importe, c’est le système d’activités que la population
choisit, système variant avec des changements de civilisation,
et obéissant parfois à des impulsions nouvelles. Il est curieux
d’observer que les impulsions ouvrant une côte à une vie maritime
plus active viennent presque toujours par mer et non de l’inté­
rieur. Les rivages sont animés d’une vie de relations en vérité
plus variée et plus changeante que sa contre-partie du continent
ne pourrait être sans elle. Un grand spécialiste de l’économie
portuaire, M. J. Lemierre, a pu ainsi écrire que « les transports
terrestres prolongeaient les transports maritimes ». C’est là un
avantage permanent et essentiel de la position maritime *.
La mer est en vérité bien utile au développement de la poli­
tique des États. On conçoit que Pierre le Grand ait assigné à
la politique impériale russe pour objectif une « fenêtre sur la
mer ». Pourtant au xxe siècle les plans quinquennaux se sont
promis de faire de Moscou, capitale de l’Union Soviétique, un
« port des cinq mers ». Serait-ce qu’au lieu d’aller chercher la
mer là où elle est, on ait décidée de l’amener au cœur de la Russie ?
Pour creuser des canaux ou améliorer la navigabilité des fleuves
de manière à faire de Moscou un grand port intérieur, il faut
encore avoir accès sur les cinq mers en question. Cet accès, phy­
siquement l’Union Soviétique en dispose, mais sans doute ses
hommes d’État ont-ils trouvé que pour en disposer dans la pra­
tique, il ne suffisait pas d’un rivage, il fallait encore l’organiser,
1. J. Gottmann, Mer et Terre, Annales, IV, 1, janvier 1949, p. 10-22.
2. M. J. Lemierre, dans La Revue de la Porte Océane, juillet 1951.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 109*

en le reliant adéquatement aux autres positions qui doivent


dans la politique russe l’encadrer. Là encore la valeur d’une posi­
tion apparaît en fonction de ses liaisons, de ses relations.

***

L’étendue et la position sont sans doute les données physiques


essentielles d’un territoire. La topographie, le climat et l’hydro­
graphie peuvent déterminer certains aspects du genre de vie ;
il est bien rare que l’un de ces caractères affecte beaucoup la -
politique d’un État. La topographie est celui des trois caractères
qui a le moins inspiré les doctrinaires. On n’a guère entendu dire
que les peuples de hautes altitudes devaient dominer aussi po­
litiquement ceux qui vivent à des altitudes inférieures. Si un
auteur a pu lancer l’hypothèse amusante que les gens nés dans
la haute montagne allaient voyager ou s’établir plus loin que
les gens originaires de pays plats, parce que les premiers étaient
entraînés plus loin par la pente originelle, il ne semble pas utile
de creuser ce genre de considérations si l’on préfère rester sérieux.
La topographie joue pourtant un rôle important en stratégie
militaire et aussi dans la planification des grandes voies de com­
munication. C’est donc par son influence sur la circulation que
la topographie affecte le plus directement et le plus constamment
la politique. Les routes suivront les itinéraires topographiquement
les plus commodes entre deux régions qui sont en rapport. Comme
la circulation préfère passer par des cols plutôt que de franchir
des crêtes en montagne, la topographie montagneuse va donner
une valeur de position particulièrement intéressante à des points
commandant les itinéraires les plus faciles. La politique exté­
rieure d’un État ne se préoccupe beaucoup de cet aspect de son
territoire que sur sa périphérie, dans les régions frontalières ;
toute puissance s’efforcera toujours de s’assurer les positions
de passage les plus avantageuses pour son commerce, et les
positions aussi qui commandent de haut les routes pour mieux
organiser son dispositif militaire de surveillance, de défense ou
d’attaque selon les cas. La topographie sera donc un facteur
important dans les discussions de frontières, aux conférences
préparant les traités de paix.
Dans la personnalité ordinaire d’un État, est-il besoin de
signaler les traits de son relief ? Le fait peut-être important
dans le cas d’une topographie extrême : ainsi des États situés
110 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

en haute montagne pour la totalité ou la plus grande part de


leur territoire seront d’habitude des États d’accès difficile, isolés,
et leur système de relations extérieures, partant leur influence
dans le monde, en sera réduite. Ainsi le Tibet, ainsi la Bolivie.
Cette remarque ne s’applique pourtant pas à la Suisse, qui a
su utiliser ses hautes montagnes à des fins diverses : pour le
tourisme international, pour la production d’énergie hydro­
électrique, et surtout pour en faire un nœud de circulation par
ses cols et ses tunnels. Seulement il se trouve que la montagne
suisse est très ouverte, puissamment sculptée par les glaciers
quaternaires, dotée donc de larges vallées et de cols assez bas,
favorisant la circulation. Cette circulation fut d’autant plus
active que les pays environnant la Suisse étaient habités par des
peuples de haute civilisation, actifs, commerçants, et aussi que
les Suisses surent organiser techniquement et politiquement
leur montagne de manière à en faire une plaque tournante des
communications intérieures de l’Europe. Si la Suisse avait été
encadrée non par la France, l’Allemagne et l’Italie, mais par la
forêt amazonienne et le désert d’Atacama, comme l’est la Bo­
livie, ses cols n’auraient pas eu la même valeur et n’auraient
pas mérité le même aménagement.
La politique d’un État sera sans doute affectée par le désir
d’atteindre certaines limites que la topographie rend plus aisées
à défendre et que l’on appellera facilement les « limites natu­
relles » ; mais cela nous ramène au problème des frontières. A
l’intérieur, la nation souhaitera souvent, pour des raisons écono­
miques, varier sa topographie pour varier ses ressources. Le
pays de plaines se sentira en posture d’infériorité parce qu’il
lui « manquera des montagnes » avec les alpages, la houille blanche
que celles-ci pourraient lui apporter. Inversement le pays mon­
tagneux enviera le peuple de pays plat où la terre est plus riche,
ne glisse pas sur les pentes, où la circulation est plus commode
partout, où en somme la vie est plus facile. On préfère toujours
avoir la plus grande variété de paysages possibles, afin d’avoir
une plus grande gamme de ressources. A cet égard le relief ne
fait que varier plus vite les climats sur une petite étendue.
Le facteur climatique a eu bien plus souvent l’attention des
hommes d’État que le facteur topographique. Le climat ne varie
pas seulement les ressources par son effet sur la production agri­
cole, mais il agit sur les réflexes humains. De Montesquieu à
Huntington nous avons suivi l’évolution des idées sur la ques­
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 111
tion 1 : en reprenant le cours de l’histoire on retrouve à diverses
époques des centres de grande puissance et de richesse sous les
climats les plus divers. Il n’a jamais existé il est vrai de puis­
sance importante dont le territoire se trouvât entièrement en
climat très froid. Mais la prédominance du climat froid sur la
plus grande partie de leurs territoires n’a empêché ni la Suède,
ni la Russie, ni le Canada de tenir à certaines époques un rôle
enviable dans l’arène internationale, ni d’assembler des richesses.
On a connu pendant quelque temps un grand engouement pour
les tropiques pour décider ensuite qu’ils ne valaient pas cher ’.
Là encore il est peu d’États dont le territoire soit pays tropical,
humide et chaud toute l’année. L’Inde, le Brésil et même la petite
république de Panama n’ont pas été dépréciés de façon irrémé­
diable par la chaleur et l’humidité de leur climat. La valeur
d’un territoire est faite en vérité de trop d’influences extérieures
pour que le climat local soit bien important. La recherche de
la variété des climats sera bien entendu un objectif économique
de la politique de toute grande puissance.
C’est sans doute à la stérilité du sol, à la faiblesse de la densité
de population et aux grands travaux requis pour l’aménager,
que le désert doit depuis longtemps la défiance des hommes
d’État. Les théories de Huntington, expliquant la décadence
des empires et des civilisations par le dessèchement, ont con­
tribué à répandre la défaveur du désert au xxe siècle. Il est ra­
fraîchissant de lire ce que vers la fin d’une longue et laborieuse
carrière passée en grande partie dans les déserts de l’Asie cen­
trale, l’éminent archéologue sir Aurel Stein disait du dessèche­
ment de l’Asie *. S’il avait été un peu attiré au début par les
premiers ouvrages d’Ellsworth Huntington, il avait pu s’assurer
sur le terrain de toutes leurs erreurs. C’est la situation politique
qui déterminait, à son avis, l’extension ou la rétraction des cul­
tures dans les oasis du Tarim, surtout au Khotan. Au me siècle,
par exemple, le recul du peuplement s’explique fort bien par la
période de désorganisation politique et économique qui suivit
la chute de la dynastie de Han. Un de ses amis, géographe hongrois,
nous dit Stein, fait prisonnier de guerre par les Russes se trouva
1. Voir ci-dessus, chapitre II, particulièrement pages 30-67.
2. Voir en particulier les ouvrages empreints d’un grand pessimisme tropical
de Pierre Gourou, surtout Les Pays Tropicaux, Paris, 1947.
3. Sir Aurel Stein, Dessication in Asia : a geographicàl question in the light
of history, in The Hungarian Quarterly, Budapest, IV, 4, Winter issue, 1938-
1939.
112 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

en Turkestan russe en 1917 ; il observa lors de la Révolution


bolchevique l’impossibilité d’irriguer les terres auparavant arro­
sées dans la vallée du Zarafchan en aval, parce que, le pouvoir
n’étant plus stable, les cultivateurs de l’amont ne jugeaient plus
nécessaire de se plier aux règlements et se servaient si largement
en eau qu’il n’en restait plus pour les terres de l’aval. Par un
raisonnement à la Huntington, on pourrait en déduire que la
révolution russe résulta d’un changement climatique, d’une,
accentuation du dessèchement indiquée par le périmètre irri­
gué 1 De même une période d’anarchie au Cachemire suffit pour
vider de ses habitants la région de Rajatarangini et la faire envahir
par la forêt. Sir Aurel Stein le montre clairement, il dépend de.
la politique qu’un peuple fasse bon ou mauvais usage du climat
dans lequel il se trouve.
Tout au plus pourrait-on dire que, dans les climats extrêmes,
qu’ils soient polaires, équatoriaux ou désertiques, l’instabilité
politique désorganise plus profondément les bases de la vie
économique, et donc du peuplement, que ce n’est le cas en
climat tempéré ou modéré. La responsabilité de l’homme est
ainsi plus forte ou moindre, selon qu’on veuille l’encourager
ou la dégager, dans un climat extrême où l’action organisée
de la communauté régionale et souvent nationale est plus
nécessaire au bien-être de l’individu. En pays aride on a
souvent vu à l’époque moderne de grands travaux d’irrigation
résoudre le problème climatique local. Soumis jusqu’alors aux
caprices de la météorologie, ce pays passait ainsi sous la dépen­
dance du marché consommateur qui était rarement le marché
intérieur national ; dans ce cas, des caprices du ciel on tombait
sous la coupe des caprices de quelque Bourse lointaine. C’était
aller de Charybde en Scylla bien souvent et avoir plus besoin
que jamais d’une autorité protectrice capable de faire des stocks
et d’ouvrir des crédits. La difficulté est donc en de tels cas
dans l’organisation du marché tout autant que dans le climat.
Si la politique territoriale des États recherche la variété des
climats afin de réunir la plus grande gamme possible de produc­
tions, il est rare qu’une politique s’attache à dominer un désert,
si ce n’est pour établir une continuité territoriale dans laquelle
ce désert vient s’insérer. Tel fut le cas de la pénétration fran­
çaise au Sahara où il s’agissait à la fois d’établir la continuité
des territoires français d’Alger à Dakar et au Tchad et d’assu­
rer la police des arrières des possessions d’Afrique du Nord comme
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 113

d'Afrique occidentale. Mussolini, dictateur italien, protesta


plusieurs fois du sort fait à l’Italie qui, jusqu’à la conquête de
l’Éthiopie, n’avait que des régions désertiques pour colonies. Le
même dictateur songea à reboiser toute l’Italie dans la mesure
du possible afin d’en adoucir le climat et de rendre par là le
peuple italien plus guerrier ! Les idées sur le dessèchement cli­
matique et ses effets politiques étaient allés fort loin au xxe
siècle, tout comme les idées sur la supériorité des peuples origi­
naires de climats froids au temps de Montesquieu.

❖**

Bien plus importante que le climat et la topographie, l’hydro­


graphie intervient souvent dans les relations internationales. Elle
pose en effet des problèmes plus immédiats, plus pratiques,
parce que les hommes ont plus de possibilité d’action et de moyens
d’utilisation dans ce domaine. Un cours d’eau peut servir
à des fins diverses : il peut être voie navigable, source d’éner­
gie par la houille blanche, source de fertilité par irrigation de
cultures, source d’eau pour les usages urbains et industriels ;
il peut être aussi une source de calamités en inondant les terri­
toires riverains lors des crues, en causant de l’érosion dans son
bassin, en entretenant des marécages sur ses bords. Le méca­
nisme hydrographique d’un bassin fluvial est un tout : l’écoule­
ment obéissant à la gravité, on ne peut modifier le niveau ou le
débit du cours d’eau en un point donné sans causer des réper­
cussions tout le long de son cours et de ceux des affluents. La
politique des eaux est toujours un domaine difficile, qui touche
à beaucoup d’intérêts divers, répartis dans l’espace drainé par
ce cours d’eau, et les autorités nationales ont souvent bien du
mal à trouver une ligne de conduite et élaborer une législation
qui ne crée ni trop de problèmes ni trop d’opposition. Les inté­
rêts centrés sur ces questions d’hydraulique sont particulière­
ment complexes en pays de climat aride, où l’irrigation est néces­
saire à la régularité et à l’abondance des récoltes. Si telle est la
situation lorsque tous les usagers appartiennent à la même
nationalité, ainsi sur les grands fleuves des États-Unis comme le
Mississipi et ses affluents, ou le Colorado, les problèmes des
fleuves acquièrent un caractère bien plus délicat lorsque les usa­
gers relèvent de souverainetés différentes. Un État à intentions
d’expansion convoitera tout spécialement les embouchures des
114 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

fleuves navigables qui peuvent traverser son territoire, ou le


cours supérieur des rivières dont il peut utiliser les eaux sur son
territoire. Les cas les plus classiques de telles politiques sont
ceux de l’Allemagne à l’égard du Rhin, et de l’Égypte à l’égard
du Haut-Nil.
La politique extérieure d’un État est rarement affectée par
la présence sur son territoire d’un grand bassin luvial ou de plu­
sieurs petits bassins s’ils sont entièrement compris dans ses
frontières. L’orientation des vallées peut aider ou non à cana­
liser la circulation ; c’est là un trait plutôt topograpliique et
sans grande portée politique. Les problèmes politiques surgissent
lorsque le territoire national comprend un secteur seulement
d’un grand bassin luvial. Il existe une infinité de situations
possibles soulevant des questions toutes fort délicates entre
États. Le cas le plus simple est encore celui de la navigation sur
des fleuves servant de frontière internationale sur tout ou partie
de leur cours. Tant que le droit de passage seul est en discussion,
celle-ci revient à l’interprétation des textes pouvant exister
entre les parties ou dans le droit international public sur la navi­
gation en de tels cas. Les fleuves ont été dans certains cas, lors­
qu’ils sont des voies de pénétration importantes de la mer vers
l’intérieur du continent, assimilés à des bras de mer. La naviga­
tion devrait donc y être libre comme en haute mer. La pratique
est déjà plus complexe : le fleuve a rarement une largeur telle
que les « eaux territoriales » comptées à partir des deux rives
en recouvrent la totalité. Les États riverains pourront donc
réclamer certains droits de contrôle ou de regard sur la navi­
gation. Le Rhin a connu ainsi une histoire diplomatique mouve­
mentée. Il a été, pendant quelques périodes de l’histoire récente,
administré par des autorités internationales. L’internationalisa­
tion des fleuves qui traversent des territoires soumis à des sou­
verainetés différentes est un grand espoir des juristes et des
diplomates. Cette internationalisation n’est pas aisée à établir :
sur la Commission internationale qui contrôle la navigation sur
le Danube par exemple, on verra sans doute représenté les gou­
vernements des États riverains, mais admettra-t-on aussi les
représentants de gouvernements non riverains qui ont pour­
tant des intérêts importants dans le bassin du fleuve ? La parti­
cipation de la France et de la Grande-Bretagne à la Commis­
sion du Danube, acceptée avant 1940, fut repoussée par un nou­
veau riverain, l’U. R. S. S., après 1945.
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 115
S’il existe quelques précédents, quelques principes internatio­
nalement admis quant à ce que la liberté de navigation sur les
grands fleuves internationaux devrait être, l’on arrive sur un
terrain bien plus ardu dès qu’il faut toucher au corps physique
du fleuve, c’est-à-dire à l’eau qui s’y écoule, aux berges ou au
chenal. Or c’est ce qui se produit lorsqu’il faut effectuer de grands
travaux soit de canalisation, soit de captation pour irrigation
ou pour production d’énergie ; satisfaire tous les intérêts rive­
rains à la fois et de façon égale ne se révèle possible que si la
bonne volonté internationale prévaut.
On peut certes s’entendre sur la répartition des eaux tant que
la confiance règne entre puissances riveraines. Lorsque la défiance
s’en mêle, il arrive que de fortes pressions diplomatiques et par­
fois même militaires soient nécessaires. Les États-Unis ont eu
des périodes de tension avec le Mexique à cause de la répartition
des eaux du Rio Grande qui sert de frontière entre les deux pays
dans son cours inférieur et qui est utilisé de part et d’autre à
l’irrigation. Nombre de considérations peuvent alors intervenir :
superficies des parties du bassin situées dans les États riverains,
part de chacune de ces parties dans l’alimentation du fleuve en
eau, répartition même de ces fournitures d’eau dans l’année, etc.
Voici donc la géographie physique débattue dans ses moindres
détails entre les chancelleries. Des discussions du même genre
peuvent se dérouler lorsqu’un fleuve servant de frontière doit
être barré afin de livrer de l’énergie. Le cas est classique des
chutes du Niagara à la frontière américano-canadienne, pro­
duisant des quantités considérables de kilowatt-heures, dont la
propriété est répartie entre intérêts canadiens et américains
participant à l’exploitation selon un accord bi-parti. Lorsque
de grands travaux doivent être ainsi entrepris, les sources de
l’alimentation en eau de la chute ne sont pas seules à entrer en
ligne de compte : il faut considérer aussi les sources du finance­
ment des travaux. Si l’entente des deux puissances riveraines
n’avait pas posé trop de problèmes politiques dans le cas des
chutes du Niagara, ces deux mêmes puissances éprouvent bien
plus de difficultés à s’entendre pour approuver le principe même
de la Voie maritime du Saint-Laurent. Le fleuve Saint-Laurent
est en effet accessible à la navigation des navires de mer jusqu’à
Montréal, le grand port canadien. Plus en amont, entre Mont­
réal et le lac Ontario, il est coupé de quelques rapides que seuls
de petits bateaux, de construction Scandinave, arrivent à « sau­
11(3 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

ter ». Si l’on veut permettre à la navigation maritime de remon­


ter tout le Saint-Laurent et de pénétrer ainsi dans les Grands
Lacs, il faut faire des travaux, barrer le fleuve, construire quelques
grandes écluses, approfondir le chenal ; ce faisant on capterait
d’ailleurs de la houille blanche en quantité appréciable. La Voie
maritime du Saint-Laurent ouvrirait les Grands Lacs à la navi­
gation de haute mer. Toronto, Detroit, Chicago et bien d’autres
villes des Lacs deviendraient ports de mer. Ces grands centres
industriels, qui avaient crû facilement pendant toute la période
de mise en valeur et d’équipement de l’intérieur du continent,
commencent de se sentir en posture d’infériorité devant les
grandes cités portuaires de la côte atlantique pour les échanges
avec les pays d’outre-mer qui prennent dans l’économie nord-
américaine une importance croissante. Du côté canadien déjà,
Montréal avait hésité à approuver un projet qui semblait favo­
riser surtout Toronto ; la province de Québec s’était demandé
si la province d’Ontario ne perdrait pas en importance relative
en demeurant coupée de la haute mer.
Le sentiment de la solidarité canadienne a prévalu ; Montréal
avait compris qu’elle gagnerait encore plus que Toronto à se
trouver sur la grande voie maritime du Middle-West des États-
Unis. Le besoin de la grande sidérurgie américaine des Grands
Lacs d’importer désormais du dehors une part croissante de son
minerai de fer, dont une grande partie pourrait venir de Québec
et du Labrador, décidèrent la province de Québec et le gouver­
nement d’Ottawa à pousser la réalisation de la chose. Mais, à
Washington, le Congrès hésite : les États du Middle-West lacustre
sont certes fort en faveur de la Voie maritime, mais les ports
de l’Est, ceux de la « région charnière » et même ceux du golfe
du Mexique, ne veulent pas voir l’ouverture de cette nouvelle
voie leur créer de la concurrence, détourner vers le Saint-Lau­
rent une partie du trafic qui autrement serait bien obligé de pas­
ser par eux. Voilà donc deux grands groupes d’intérêts régio­
naux qui s’opposent : les pays de la périphérie maritime contre
les pays des Grands Lacs. La Nouvelle-Angleterre, qui appar­
tient à la périphérie, a pourtant bien besoin d’énergie électrique
à bon marché ; l’équipement du Saint-Laurent pourrait juste­
ment lui en fournir ; mais jusqu’ici elle a préféré la solidarité
des pays maritimes. Cette périphérie maritime aux États-Unis
compte plus d’États que la région lacustre : elle l’emporte done
au Sénat ; elle est aussi plus peuplée et l’emporte donc à la Chambre
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE 117
des Représentants. Quoiqu’il soit préparé techniquement depuis
plus d’un quart de siècle, le projet de la Voie maritime du Saint-
Laurent dort encore dans les dossiers. Le Canada ne peut guère
entreprendre lui-même les travaux qui sont fort coûteux et qui
exigent l’accord des États-Unis, puisque cette section du Saint-
Laurent sert de frontière entre les deux puissances.
Ce cas du haut Saint-Laurent montre comment peuvent s’op­
poser les intérêts et les politiques de nations qui se font face le
long d’un fleuve. Des protestations allemandes à l’égard de tra­
vaux entrepris par la France le long du Rhin entre Bâle et Stras­
bourg peuvent entrer dans la même catégorie. Une opposition
bien plus aiguë peut se dessiner lorsque les États riverains se
disposent de l’aval vers l’amont, l’un occupant le cours supé­
rieur, l’autre le cours inférieur. Le Nil illustre parfaitement cette
situation : l’Ëgypte, qui en occupe le cours inférieur, attache
à son contrôle une anxiété d’autant plus compréhensible que
l’eau du Nil rend sa vallée apte au peuplement sédentaire ;
l’Égypte, a-t-on dit maintes fois, est « un don du Nil » ; si ce
n’est plus entièrement vrai, car le labeur humain a beaucoup
amélioré les conditions du « don » naturel, il n’en demeure pas
moins que sans le Nil on ne conçoit plus en Égypte de popula­
tion nombreuse. Il suffirait d’une variation dans le débit du
fleuve pour troubler profondément tout le mécanisme délicat
de la vie économique de l’Égypte. Or le Nil entre en Égypte tout
fait, composé au Soudan anglo-égyptien de l’Union du Nil blanc
et du Nil bleu, la plus grande partie du bassin supérieur étant
sous souveraineté britannique, alors que la grande masse des
eaux viennent d’Éthiopie. Dans ce dernier pays le lac Tana cons­
titue le grand réservoir alimentant le fleuve. Voici donc une
menace qui pèse toujours sur les destinées de l’Égypte : que les
eaux soient utilisées en amont de sorte qu’il n’en arrive plus assez
dans le chenal d’aval, et l’Égypte ne pourrait plus vivre. En se
voyant privée du contrôle de l’amont, l’Égypte laisse entre les
mains d’autres nations, en l’occurernce de la Grande-Bretagne
et de l’Éthiopie, la source dont elle vit. On comprend que le
statut du Soudan soit une des préoccupations capitales de la
politique égyptienne. On s’étonne même qu’elle ne s’en soit pas
émue plus souvent. L’enjeu est cependant si gros : toute l’éco­
nomie d’une nation de 20 millions d’habitants, que la conscience
internationale s’en émouvrait et ne permettrait pas que l’on
porte atteinte de loin à ce peuple par quelques travaux d’hydrau-
Xbaiî Gottmahn. — La politique des États et leur géographie. 9
118 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

lique. Encore faudrait-il que les besoins légitimes de l’amont ne


croissent pas trop vite. Il est peu de pays aussi intéressés à l’éta­
blissement d’une réelle solidarité internationale que l’est l’Égypte.
Sa position sur l’isthme de Suez est sans doute en contre-partie
un gros atout. C’est aussi une position internationale bien enviable
qui peut être, selon ce que la politique du pays saura en faire,
soit une source de richesse et de prestige, soit une source de
troubles et de faiblesse.
L’amont et l’aval s’opposent avec moins d’âpreté en pays
moins aride. Les observations rapportées par Sir Aurel Stein
sur le cas du Zarafchan en 1917 suggèrent les pressions que les
montagnards des hautes vallées du Pamir ou de l’Himalaya pour­
raient exercer sur les habitants des terres basses et arides au
pied de ces montagnes. Les Suisses, qui tiennent le château d’eau
de l’Europe occidentale au massif du Saint-Gothard, n’émettent
pas de prétentions sur les eaux qui s’écoulent de leurs montagnes
en fleuves puissants à travers la France, l’Allemagne, l’Italie et
d’autres pays. Lorsque la France a construit sur le Rhône, un
peu en aval de Genève, à Génissiat, un grand barrage, elle a
relevé un peu le niveau du fleuve en amont. Heureusement le
vaste lac Léman agit en réservoir régulateur du Rhône justement
en amont ; s’il n’eût été là, et que le Rhône eût passé à Genève
comme un fougueux torrent alpestre, les plans de Génissiat au­
raient eu à tenir compte des intérêts suisses en la matière. Voilà
donc que des détails de l’hydrographie peuvent causer des préoc­
cupations politiques.
Celles-ci ne sont vraiment graves qu’en climat aride ou au cas
d’opposition d’intérêts ou encore de tension politique entre les
pays intéressés. Avant la guerre d’indépendance d’Israël en
1948 une grande centrale hydro-électrique put fonctionner sur
le Jourdain, à son confluent avec le Yarmouk, à peu près sur la
frontière de la Palestine et de la Transjordanie, en utilisant des
eaux dont une partie venait du territoire syrien. Depuis que l’état
de guerre s’établit entre le nouvel État d’Israël et ses voisins
arabes, il n’est plus question d’utiliser en commun des ressources
en eau. Malgré l’état d’armistice qui régnait en 1951, la Syrie
prit ombrage de travaux de drainage effectués par les Israéliens
le long de la frontière dans la région de Houleh ; des incidents
militaires se greffèrent sur cette question ; le Conseil de Sécurité
de l’O. N. U. demanda à Israël d’arrêter ces travaux. Le tracé
du réseau hydrographique possède donc une valeur politique qui
LE TERRITÔIRE EN POLITIQUE 119
varie beaucoup selon l’état des relations diplomatiques entre les
puissances se partageant un bassin donné. Parfois la politique
intérieure de l’une de ces puissances intervient dans le débat
comme c’est le cas pour la Voie maritime du Saint-Laurent. Par­
fois, le climat désertique accentue l’âpreté des disputes. Les plus
anciennes lois connues sont celles de la répartition de l’eau dans
les pays arides d’Orient. L’hydrographie offre donc, souvent de
bons prétextes. Il appartient à la politique d’en faire l’objet de
troubles internationaux ou de règlements pacifiques.
Le dernier caractère physique des territoires qui mérite men­
tion est le tapis végétal. Il résulte surtout du climat et cause rare­
ment des problèmes politiques. Il appartient aussi aux habi­
tants de le transformer ou de le conserver, de le varier ou de l’uni­
formiser. Ici encore la circulation intervient ; le tapis végétal
peut opposer des obstacles à la circulation, surtout sous la forme
de forêts denses. Jadis les grandes zones forestières d’Europe
furent les obstacles les plus efficaces aux grands courants de cir­
culation, jusqu’à ce que le déboisement ou le percement de trouées
y dessinent des itinéraires dès lors fréquentés. La possession de
certaines de ces forêts donnait au seigneur à l’époque médiévale
une grosse source de revenus du fait des péages que sur les percées
forestières on pouvait prélever. De nos jours seules les grandes
forêts équatoriales ou subarctiques, en Amazonie, en Sibérie,
au Canada, opposent encore des zones difficiles à la circulation.
Comme des montagnes hautes et massives, elles créent des con­
ditions régionales particulières. L’extension de telles forêts sur
une très grande partie du territoire national n’est certes pas une
source de richesse ni de puissance. L’on entre là pourtant dans
le domaine des ressources et des populations, car de telles forêts
sont faiblement peuplées et peu exploitées. On n’en trouve guère
plus que dans des États dont le territoire est assez vaste pour
contenir bien autre chose.

***

De tous les caractères du territoire, il semble que le plus im­


portant soit la position. C’est aussi le plus difficile à définir,
le plus complexe, parce qu’il exprime le rôle dudit territoire
dans le système de relations qui détermine sa personnalité poli­
tique aussi bien que sa situation géographique. Ce qui permet
de définir la position et aussi de suivre l’évolution de la défini­
120 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tion, c’est la circulation. L’ensemble des mouvements, des trans­


ports, des échanges d’hommes, de choses, d’idées à travers le
monde, c’est ce qui en détermine le compartimentement, la signi­
fication de chaque compartiment par rapport aux autres et donc,
en grande partie, ce que le peuple peut faire de son territoire. Le
fait fondamental de notre univers est qu’il bouge, que tout y est
mouvement, fluidité : l’atmosphère, les eaux, les hommes, la
pensée. C’est pourquoi la circulation est h la base de toute, géo­
graphie et de toute politique.
Les caractères dont la géographie physique pare un territoire
sont donc importants en fonction de leur influence sur la cir­
culation. Le plus essentiel de ces caractères sera la répartition
des terres et des mers parce que terre et mer sont des milieux
différents pour le transport et les échanges. L’avènement d’un
nouveau moyen de transport, la navigation aérienne, est sans
doute le changement qui peut reviser le plus profondément la
valeur réelle des positions et des territoires : l’avion franchit
presque indifféremment océans et continents. Seulement l’espace
dans lequel est venue s’inscrire la circulation aérienne était un
espace déjà fortement organisé, organisé non seulement par la
nature, mais par la politique, qui l’a cloisonné au moyen de fron­
tières, par la variété des populations, par les systèmes écono­
miques, la distribution des ressources. Il nous faut donc exami­
ner, après le territoire, les frontières, les populations et les res­
sources en tant que facteurs géographiques dans la vie poli­
tique, avant d’en venir à l’organisation proprement dite du
monde.
Nous retrouverons, au cours de cet examen, la fluidité omni­
présente de l’histoire. On la ressent avec une acuité toute spéciale
à une époque où l’usage de l’avion vient bouleverser les habitudes
anciennes des transports. La signification pratique de la distance,
des obstacles naturels à la circulation est en train de changer. Elle
évolue très vite avec les progrès de la construction aéronautique
et de la navigation aérienne. Il est encore trop tôt pour juger des
changements à venir ; il faut attendre que les techniques de l’avia­
tion soient un peu plus stabilisées. En intensifiant les relations
dans l’espace, l’avion provoque cependant un raidissement des
intérêts nationaux, car il entre en lutte avec le réseau de cloi­
sonnements existant.
CHAPITRE IV

LES FRONTIÈRES ET LES MARCHES

La frontière est une ligne ; elle limite l’espace sur lequel s’étend
une souveraineté nationale. Le long de la frontière deux souve­
rainetés entrent en contact et s’opposent : de part et d’autre de
cette ligne, tracée d’abord sur une carte, démarquée ensuite sur
le terrain, les autorités ne sont pas les mêmes, les lois ne sont pas
les mêmes ; donc, l’organisation des sociétés diffère. A tous égards,
la frontière est donc une ligne tracée par et pour les hommes ;
lorsqu’on la déplace, les conditions de la vie pour les hommes
changent dans le secteur d’espace qui a changé de côté. Les carac­
téristiques physiques demeurent indifférentes au tracé de la
frontière ; chacune d’elle continue d’être ce qu’elle était, où elle
était, même si un changement de frontière la fait passer d’un
côté à l’autre. Devant cette indifférence de la nature à ce cloi­
sonnement qui passionne tant les hommes, il est permis de se
demander pourquoi tant de salive, d’encre, et aussi hélas, de
sueur et de sang ont pu couler pour les « frontières naturelles ».
Pourquoi les hommes d’Ëtat attachent-ils encore de nos jours
tant d’importance au passage d’une frontière le long de telle crête
ou de telle rivière ?
Il faut sans doute expliquer largement ces attitudes par des
considérations stratégiques. La préoccupation la plus grave et
la plus commune des autorités responsables du tracé des fron­
tières nationales est le degré de sécurité militaire que ce tracé
assure ; les militaires ont ainsi la possibilité et même le devoir
de faire valoir en toute première ligne des considérations tac­
tiques. Pendant longtemps une rivière, une crête, furent des
obstacles à la circulation des armées comme des marchandises.
Il était plus facile de surveiller une frontière qui ne se franchit
facilement qu en quelques points (cols en montagne, ponts ou
gués sur un cours d’eau), qu’une ligne passant en rase campagn«
122 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

à travers champs. Que ce soit pour la défense militaire en période


d’hostilités ou pour la police ordinaire et la douane en temps de
paix, les autorités nationales préfèrent des frontières que l’on
ne peut passer n’importe où. L’Empire romain a la réputation
d’avoir souvent fixé ses frontières à des fleuves : le Rhin, le
Danube... pourtant le limes romain était souvent établi en avant
du fleuve frontalier. Les positions romaines ont débordé à l’Est
du Rhin en Allemagne, au Nord du Danube en Roumanie par
exemple, au Nord de la Tyne en Northumberland. Le fleuve
semblait être plutôt une position commode de repli derrière les
positions avancées de l’Empire ; et, tant que le territoire impé­
rial n’était pas là menacé, le fleuve était une excellente route,
animant la vie économique de la province, facilitant les commu­
nications civiles comme militaires à l’arrière immédiat de la
frontière.
L’organisation en profondeur des positions limitrophes était
certainement un principe de la stratégie romaine de défense
impériale. Ce fut aussi un principe de la stratégie française sous
Louis XIV lorsque Vauban établit des ceintures concentriques
de villes fortifiées protégeant le royaume surtout vers le Nord
et l’Est. Ce pouvait fort bien être encore un principe de toute
stratégie appuyée d’une politique expansionniste, puisque toute
bonne ligne d’obstacles naturels renforce la défense nationale,
mais se renforce encore mieux par la juxtaposition d’une autre
ligne, garnie d’obstacles naturels aussi, si possible, mais surtout
plus avancée. C’est là l’avantage d’avoir plus d’espace à l’inté­
rieur de ses frontières, avantage contre-balancé par la nécessité
d’organiser et de défendre tous ces espaces.
Si juridiquement la frontière est une ligne, géographiquement
et politiquement c’est une zone, une bande de territoire limi­
trophe. Telle était bien en fait la signification du limes romain ;
tel était encore le sens de ces « marches » des empires et des
royaumes du moyen âge, ou encore des frontiers nord-améri­
caines, zones de contact de la civilisation et de la sauvagerie que
les Américains distinguent des frontières linéaires appelées boun­
daries. S’il est une frontière linéaire fixée par la nature, dira-t-on,
c’est bien le rivage de la mer, la ligne de contact des flots et de
la terre ferme ; et pourtant, même là, quoique l’État côtier n’eût
rien à craindre d’un contact avec le voisin immédiat qui n’était
que le vide marin, il a tenu à prendre ses distances, à donner à
cette limite naturelle de la profondeur, en instituant les eaux
LES FRONTIÈRES 123

territoriales. En vérité la frontière est partout une zone d’une


certaine largeur, avec des no man's land, des régimes juridiques
spéciaux pour les populations frontalières, des problèmes locaux
inhérents à sa nature de lieu de séparation et de contacts à la
fois. Le cas est presque unique de la Grande Muraille de Chine,
concrétisant par un immense ouvrage d’art la conception juri­
dique de la cloison politique linéaire.
En ébauchant une théorie du cloisonnement de l’espace, il
importe de voir ce que sont les cloisons, ce que signifie la ligne
théorique d’abord, ce qu’est la pratique de la région frontière ou
des « marches » ensuite. La géographie des frontières se com­
prend mieux si l’on connaît les aspirations que ces tracés cherchent
à satisfaire et par quelles techniques on peut les établir et les
modifier.
*
* *
La technique des tracés de frontières a été étudiée très soi­
gneusement à une époque récente dans deux ouvrages améri­
cains qui se complètent par MM. Samuel W. Boggs et Stephen
Jones1. Ce sont là en vérité des œuvres de praticiens et non de
doctrinaires ; le premier étudie surtout les tracés et les problèmes
qu’ils ont posés ; le second concentre son attention sur les mé­
thodes d’établissement de ces tracés. Tous deux ont eu connais­
sance et ont usé de l’important ouvrage français de M. P. de
Lapradelle qui est bien antérieur *. Sans doute les deux auteurs
américains suivent-ils une tradition indiquée déjà par P. de
Lapradelle en ces termes : « Les manifestations de frontière ont
été étudiées principalement par les géographes. Un examen rapide
de la théorie générale de la frontière, telle qu’elle est présentée
par eux, conduit à la conclusion que le véritable élément de la
frontière spatiale est son caractère politique. Partis d’une concep­
tion géographique pure de la frontière, les géographes ont abouti
au cours des étapes successives de leur science, à une notion poli­
tique de la frontière. » Il est vrai, mais la lecture des ouvrages
américains attire l’attention sur une infinité de détails qui relèvent
soit de la pure géographie physique, soit de la répartition de res-
1. Voir S. Whittemore Boggs, International Boundaries : a study of boundary
fonctions and problems, New York, Columbia University Press, 1940 ; et Stephen
B. Jones, Boundary Making : a handbook for statesmen, treaty editors and boun­
dary commissioners, Washington, Carnegie Endowment, 1945.
2. P. de Lapradelle, La Frontière, Paris, 1927.
124 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

sources ou de caractères sociaux et culturels. La géographie


physique et humaine fournit d’abondantes explications du détail
des tracés et elle affecte constamment dans le détail local les
relations entre autorités et populations de part et d’autre de
la frontière. Le fait politique du changement de souveraineté
affecte certes les caractéristiques des terres divisées par une fron­
tière, mais la mise en œuvre des prérogatives de cette souverai­
neté comme aussi la pratique des relations entre les autorités
de part et d’autre sont constamment affectées à leur tour par
les faits de la géographie locale aussi bien que par les faits de
relations générales résultant de la position géographique.
Les géographes furent lancés dans ce champ d’études par un
éminent homme d’État britannique, lord Curzon, qui, au soir
d’une brillante carrière de diplomate et d’administrateur sur­
tout en Asie, choisit comme sujet d’une conférence à l’Univer-
sité d’Oxford, la géographie des frontières ; ce domaine lui parais­
sait en effet avoir été négligé, alors que dans la pratique de sa
profession lord Curzon avait trouvé les problèmes de frontières
et de la géographie des régions frontalières singulièrement im­
portants et absorbants *. Si telle est l’importance dans le détail
des faits de géographie le long des frontières, nous ne pouvons
que renvoyer le lecteur aux nombreux ouvrages qui en traitent
et que nous ne saurions résumer ici, et particulièrement aux deux
ouvrages américains cités. Une excellente illustration des appli­
cations de la géographie physique dans la politique des frontières
a été dernièrement fournie encore par M. S. W. Boggs dans un
savant article sur les eaux territoriales 2.
Les eaux territoriales ne sont pas en effet seulement en com­
munication avec la haute mer. Au voisinage des points où les
frontières atteignent le littoral, les flots des eaux territoriales
entrent en contact. Or, si cela se produit dans le fond d’une baie
ou autre endroit resserré entre des côtes voisines, les eaux ter­
ritoriales de l’une des puissances voisines pourront s’étendre,
à son avis, sur un espace qui de l’avis de l’autre appartient au
contraire à ses eaux territoriales à elle. La largeur des eaux ter­
ritoriales réclamées par les divers États pour leur souveraineté

1. Lord Curzon, Frontiers, Oxford, Clarendon Press, 1908.


2. S. Whittemore Boggs, National Claims in adjacent Sea.s, in Geographical
Review, New York, avril 1951, p. 185-209 ; pour les aspects purement juri­
diques l’auteur renvoit aux travaux de M. Gilbert Gidel sur le droit interna­
tional public de la mer.
LES FRONTIÈRES 125
est fort variable, allant de trois à douze milles marins. Certains
États, tels la Chine, l’Albanie et l’Irak, n’ont pas spécifié offi­
ciellement leur règlement de la question. En admettant même
le minimum de trois milles marins, on peut imaginer les diffi­
cultés qui peuvent surgir lorsque des rivages appartenant à des
souverainetés différentes voisinent dans une baie ou sur un détroit
dont la largeur d’une côte à l’autre n’atteint pas six milles marins.
Il existe un cas où la géographie des frontières est particulière­
ment complexe et pourrait être particulièrement fertile en inci­
dents : dans le fond du golfe d’Akaba, au Nord de la mer Rouge,
viennent aboutir trois frontières différentes ; cela signifie que
quatre territoires nationaux différents poussent des coins fort
étroits jusqu’à la mer, dans le fond, lui-même en pointe, du golfe :
des quatre États qui sont l’Égypte, Israël, la Jordanie et l’Arabie
Séoudite, le premier et le dernier réclament 6 milles marins cha­
cun pour largeur de leurs eaux territoriales; ensemble, ils pour­
raient, là où la largeur du golfe ne dépasse pas 18 milles à marée
basse, bloquer l’accès des ports d’Akaba en Jordanie et d’Eilath
en Israël. Entre ces deux derniers États une certaine interpéné­
tration des eaux territoriales est quasiment inévitable. Chacune
des bourgades portuaires de ces deux États possède un terrain
d’aviation. Lorsqu’un avion décrit son cercle en se posant sur
l’un des deux terrains, il ne peut guère éviter de survoler soit le
territoire soit les eaux territoriales du voisin. Voici donc une
situation qui, pour se maintenir, demande de la tolérance de la
part des intéressés.
Le cas des eaux territoriales se complique encore dans les mers
étroites du fait des droits que les États riverains réclament au
delà de ces eaux dans des zones dites « adjacentes » ou « conti-
guës » où l’on entend faire respecter certains règlements mili­
taires ou douaniers ou encore des droits de pêche. Les droits ou
concessions de pêche dans les mers bordières ont été la source
de maints conflits ; il y en eut sur les bancs de Terre-Neuve ; il
y en eut sur la côte de l’Alaska au début du xix® siècle et le célèbre
message au Congrès du président Monroe en 1823 cite en exemple
la décision de la Russie, à qui appartenait alors le territoire de
l’Alaska, d’interdire aux pêcheurs étrangers l’accès des eaux
poissonneuses au large de ces côtes. Plus récemment, le Japon
eut avec la Russie de longues discussions au sujet des pêcheries
d’Extrême-Orient au voisinage du littoral sibérien ; tout récem­
ment un conflit de pêcheurs opposa la Norvège à la Grande-Bre­
126 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tagne. S’il existe quelques principes de droit public admis en ce


qui concerne la haute mer, les usages des États riverains dans
les mers bordières, les mers étroites, les détroits, offrent de par
le monde un tableau assez chaotique et l’Organisation des Nations
Unies a trouvé utile de recommander dès 1948 une codification
des règlements et des usages existants. Là encore la géographie
peut compliquer ou simplifier dans les détails l’application d’une
politique ou le travail des juristes. C’est pourtant l’esprit dans
lequel ces questions sont abordées qui rend ces détails importants
ou négligeables.
Il apparaît ainsi que même la frontière la plus nette, la moins
discutable que l’on puisse trouver dans la nature, c’est-à-dire
la ligne du rivage océanique, n’est ni acceptée comme une simple
ligne ni même considérée comme limitant strictement l’extension
dans l’espace de l’autorité de l’État. Il faut voir encore ce qu’il
en est d’autres « limites naturelles », lorsqu’elles sont dotées des
capacités politiques de la frontière, en particulier des cours d’eau
et des chaînes de montagnes.
Le cours d’eau est-il une frontière plutôt qu’un lien entre ses
riverains ? est-il surtout route ou surtout barrière ? La question
s’est souvent posée devant les géographes et, bien avant que
ceux-ci n’existent en tant que profession, devant tous ceux qui
eurent à diviser l’espace terrestre à des fins politiques ou admi­
nistratives. En France la question fut étudiée pendant la Révo­
lution lorsqu’on procéda au découpage du territoire en départe­
ments. Quoiqu’il ne se fût pas agi alors d’une frontière entre
nations, mais au contraire de limites administratives à l’inté­
rieur d’une nation « une et indivisible », il n’est pas sans intérêt
de jeter un coup d’œil sur le fascicule, imprimé par ordre de
l’Assemblée nationale, du Rapport sur le Décret général relatif
aux départements du royaume, fait au nom du Comité de Consti­
tution par Monsieur Dupont, député du Bailliage de Nemours, le
13 (ou 15) février 1790. Dupont de Nemours signale tout de suite
que « dans les démarcations qui vous ont été proposées... on a
pris autant qu’il a été possible pour bases les limites physiques... » ;
pourtant « un principe général a été adopté pour ces lignes con­
ventionnelles, c’est que les clochers emporteraient les paroisses
avec tout leur territoire ; que les chefs-lieux de communauté
entraîneraient avec eux tous les hameaux cotisés sur les mêmes
rôles d’imposition... la maxime de Lycurgue “ ne séparez pas les
amis ” lui a paru conforme à votre sagesse. » L’intérêt général
LES FRONTIÈRES 127

n'a donc pas toujours été de respecter ces limites physiques comme
on aurait pu le souhaiter au départ.
Quant aux rivières, continue Dupont de Nemours, qui en général
séparent, excepté vers la tête des ponts et vis-à-vis des bacs et
autres lieux de passage, les établissements civils et religieux, votre
Comité s’est attaché autant qu’il a dépendu de lui à en mettre le
vallon entier sous une même administration afin de pouvoir con­
tenir par une seule autorité, les tentatives que forment quelquefois
de part et d’autre les riverains pour augmenter leur territoire
par des alluvions et jeter la rivière sur leurs voisins. Il y a des ri­
vières dont il faut nécessairement défendre les rives, ou plutôt
il n’y en a pas qui n’exigent ce soin d’une manière plus ou moins
impérieuse ; mais il importe aux principes des sociétés qui veulent
que l'on conserve à chacun sa propriété que les travaux, souvent
indispensables sur les bords des rivières, soient dirigés avec l’im­
partialité la plus exacte, et que l’on ne puisse pas en ordonner
d'un côté sans en avoir combiné leur effet sur l’autre.
L’évolution technique des derniers cent soixante ans n’a fait
qu'accroître la portée des paroles de Dupont de Nemours quant
aux fleuves. La technique a accru le nombre des usages possibles
d’uu cours d’eau ; elle a accru également les moyens des usagers
et par conséquent les moyens de porter tort aux autres riverains.
Au milieu du xxe siècle les conflits opposant les peuples de part
et d’autre d’une rivière à cause du tort que les travaux de l’un
des riverains causent à un autre, ne sont pas rares. En sens con­
traire, la plupart des entreprises de planification régionale ébau­
chées ou réussies ont été conçues sur la base de l’unité du bassin
fluvial, le cas du Tennessee est le plus célèbre à cause du succès
de la reconstruction opérée par la T. V. A. (Tennessee Valley
Authority). On a pensé en diverses parties du globe à des orga­
nismes semblables, internationaux, ainsi l’on a parlé d’une «T. V.
A. sur le Danube » et d’une « T. V. A. sur le Jourdain », même
d'une T. V. A. sur l’Amazone. Ces ententes ce sont révélées
difficiles parce que le terrain politique ou économique ne s’y
prêtait point. En fait, lorsque le « climat » politique et économi­
que est favorable, le nécessaire est fait entre les États intéressés :
il le fut par exemple pour le Rhin ; s’il ne l’a pas été encore sur
le Saint-Laurent c’est à cause des profondes divisions politiques
que le projet de « voie maritime » cause entre diverses provinces
des États-Unis. La « T. V. A. » est sans doute nécessaire à l’inté­
rieur comme à l’extérieur des États lorsque la situation politique
ou économique n’est pas favorable à de tels travaux ; dans ce cas
l'autorité de l’État peut imposer une telle entreprise à l’intérieur
128 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

de son territoire ; il est un peu vain d’espérer qu’on puisse réussir


à la faire en dépit de la politique à l’échelle internationale qui
réclame des négociations politiques préalables.
La tendance générale est cependant plus vers la mise en com­
mun des ressources qui peuvent être retirées des fleuves pour
le plus grand bien de tout leur bassin que vers l’érection des cours
d’eau en cloisons, et cela malgré une certaine décadence de l’im­
portance relative des transports fluviaux. La frontière suivant
une rivière semble être plus une invitation à des relations actives
entre les pays ainsi séparés qu’une barrière efficace à de telles
relations. Avec l’importance acquise par la houille blanche on
ne peut même plus tenir pour efficace la barrière que constituait
jadis la vallée en gorge d’une rivière de montagne. Mais nous en
venons là à envisager le rôle de la topographie.
L’idée de faire suivre me crête à la ligne-frontière peut se relier
à celle du faîte de partage des eaux : cela peut être un bon moyen
de préserver l’unité politique des bassins-versants. Elle a rare­
ment été une considération majeure pour les « faiseurs de fron­
tières ». Bien plus souvent la crête était préférée pour sa valeur
stratégique et aussi parce qu’elle tranchait dans le paysage,
qu’elle était plus facile à déterminer. La politique française des
xvne-xixe siècles a considéré les deux chaînes des Pyrénées et
des Alpes comme étant ses « frontières naturelles ». Les Pyré­
nées sont en vérité une barrière haute, continue, massive. On ne
la passe aisément qu’à ses deux extrémités au voisinage de la
mer, où la topographie s’abaisse et se morcelle un peu : des pays
historiques, qui furent par moments des formations politiques,
ont existé à ces deux extrémités, enjambant les crêtes, ainsi la
Navarre, qui fut un royaume, le Pays Basque, la Catalogne. El
si l’on se tourne vers les Alpes, quelle variété dans les destinées
politiques des hautes crêtes offre cette chaîne profondément
burinée par glaciers et torrents, ouverte par de larges vallées
entre des massifs grandioses! Aujourd’hui la ligne de partage des
eaux des hautes crêtes alpines forme, de la Méditerranée au pied
du Mont Blanc, la frontière franco-italienne. Il n’en fut pas tou­
jours ainsi et la communauté alpestre, établie sur une solidarité
de vallées, de cols, de passé, a longtemps réuni en une seule unité
politique Savoie et Piémont. A l’Est du Mont Blanc, la frontière
de l’Italie suit sans doute encore des crêtes montagneuses la
séparant de la Suisse et de l’Autriche, mais la grande masse de
la chaîne demeure en deçà de cette frontière et constitue l’os­
LES FRONTIÈRES 129

sature des deux pays au Nord. Le cas de l’Autriche est complexe


par son passé, mais le cas de la Suisse démontre par l’évidence
même comment la solidarité des versants a favorisé la constitu­
tion d’une nation séparée de ses voisines, tenant les cols, contrô­
lant le commerce transalpin, opposant économie de montagne à
l’économie de plaine prédominante dans les nations voisines.
Ira-t-on chercher ailleurs sur la carte ? De belles lignes droites
de chaînes montagneuses comme l’Oural n’ont aucune fonction
politique ; la chaîne qui sépare Suède et Norvège est en effet
difficile à passer, mais les hauts plateaux semi-déserts de la Nor­
vège centrale, comme le Hardangervidda, auraient été des bar­
rières encore plus efficaces. Hautes sont les Pyrénées, sans doute,
et surtout parce que les peuples habitant de part et d’autre de
la chaîne l’ont ainsi voulu : les Français à l’époque de la pré­
pondérance espagnole, les Espagnols à l’époque de la prépon­
dérance française ; il n’est que de regarder l’écartement des rails
de chemin d; fer de part et d’autre de la frontière pour se sou­
venir que le relief n’est pas l’obstacle de circulation le plus insur­
montable entre France et Espagne. A cet égard crêtes monta­
gneuses et cours d’eau se valent : ils aident les habitants des deux
côtés à se distinguer les uns des autres lorsqu’ils le désirent, mais
l’obstacle dit naturel n’a jamais empêché des peuples qui vou­
laient unir leurs destinées politiques de le faire. La montagne
est d’ailleurs dans l’ensemble une barrière plus effective que le
cours d’eau parce qu’elle ne sert pas à trop d’usages différents
et surtout parce qu’elle oppose à la circulation une résistance
plus sérieuse, plus permanente.
Il n’y a donc nul besoin de suivre une ligne physique, une limite
qui marque dans le paysage, pour faire une frontière solide. On
pourrait s’amuser à calculer les longueurs totales des frontières
suivies, à une époque donnée, par un cours d’eau, une chaîne
de montagnes ou un rivage maritime ; on pourrait trouver aussi
quel pourcentage de chacun de ces cas représente dans le total
de la longueur des frontières entre nations : l’utilité de telles sta­
tistiques, qui ne seraient d’ailleurs pas commodes parfois à éta­
blir, ne dépasserait pas celle d’un jeu de société. Un grand nombre
de frontières ont toujours consisté en lignes tracées arbitraire­
ment à travers la nature, sans grande considération de celle-ci.
A notre époque on a souvent choisi des parallèles ou des méri­
diens pour délimiter de nouvelles formations politiques ou des
zones d’influences. Le cas est fréquent en Afrique, en Amérique.
130 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

L’une des frontières les plus stables qui soient depuis un siècle
est celle des États-Unis et du Canada qui suit pourtant à l’Ouest
des Grands Lacs un parallèle, le 49e degré. Le partage de la Corée
en deux États séparés arbitrairement par la frontière du 38e
degré ne peut être considéré en soi-même comme une « erreur
technique ». La frontière tiendra ou non selon que les peuples
occupant les espaces qu’elle divise, voudront ou non conserver
cette division. On peut considérer qu’il y eut une erreur de mé­
thode à créer deux entités politiques distinctes sans consulter
les peuples destinés à les former, mais la frontière tracée d’un
trait de plume, comme lors de l’arbitrage pontifical de 1496 entre
Portugal et Espagne, est une frontière aussi bonne qu’une autre.
Une cloison vaut plus par ce qui se passe dans les compartiments
qu’elle sépare que par la consistance de ses matériaux. Or dans
les compartiments que sont les États, il se passe toujours des
choses capables d’affecter les cloisons.

*
* *

Que faut-il donc pour donner de l’efficacité, c’est-à-dire de


la solidité à une frontière ? On est bien tenté de répondre qu’il
faut un équilibre entre les pressions s’exerçant des deux côtés.
Un géographe qui s’était consacré aux problèmes de géographie
politique, Jacques Ancel, a conclu un ouvrage sur La géographie
des frontières en définissant la frontière comme « une isobare poli­
tique ». L’expression n’était certes pas heureuse. L’isobare est
un terme de météorologie signifiant la ligne dont tous les points
ont la même pression au moment où la carte barométrique est
dressée. Les isobares sont en constante déformation sous l’in­
fluence des déplacements de masses d’air affectant la pression.
Celle-ci n’est jamais égale de part et d’autre de l’isobare : si nous
traçons par exemple l’isobare de 750 millimètres, dont tous les
points devront avoir en principe une pression barométrique de
750 millimètres, il est certain que les points situés d’un côté de
cette ligne s’écarteront de ce chiffre dans un même sens. Par
exemple, si notre isobare entoure un centre de basses pressions,
tous les points situés à l’intérieur de sa boucle auront une pres­
sion inférieure à 750 millimètres, tandis que les points situés
dans la zone immédiatement extérieure à la boucle auront une
pression supérieure à 750. En tout cas les pressions de part et
d’autre de l’isobare ne sauraient être égales, l’isobare étant en
LES FRONTIÈRES 131

somme une courbe de niveau sur une pente barométrique. Or


Jacques Ancel entendait justement par l’usage de ce terme baro­
métrique donner l’image d’une ligne établie à la suite d’une sorte
d’équilibre intervenant entre des pressions qui s’opposent.
Les comparaisons empruntées à la physique peuvent être aussi
dangereuses que celles empruntées à la biologie dans le domaine
des sciences humaines. Les forces physiques du type de celles
dont la pression barométrique résulte n’ont guère de rapports
avec les forces qui s’exercent dans le jeu des relations interna­
tionales. La politique d’un État ne se ramène guère à des équa­
tions simples qui peuvent s’appliquer en différents points de
l’espace géographique. La frontière n’est pas simplement main­
tenue en place parce que les forces politiques des deux compar­
timents qu’elle sépare, s’équilibrent en s’opposant. Une telle
théorie supposerait qu’il y a toujours opposition de part et d’autre
d’une frontière, que la politique de tout État digne de ce nom
tend toujours à un agrandissement territorial. Ancel avait un
peu subi l’influence des géographes allemands et des géopoliti­
ciens qu’il avait fréquentés. Il peut sembler paradoxal, même tra­
gique de faire une telle remarque à propos des idées d’un homme
qui succomba aux traitements qui lui furent infligés dans un
camp de concentration allemand. Et pourtant on n’aurait pas
songé à qualifier la frontière d’« isobare » si l’on n’avait com­
pris toute la fluidité de la politique internationale comme la
dynamique d’entités toujours en lutte, animés d’une propension
à l’expansion qui ne s’arrête que devant un obstacle physique­
ment insurmontable au moment donné. Bien entendu, dans un
bon nombre de ses autres œuvres, Ancel a montré qu’en élève
fidèle de l’école française il connaissait l’importance et la variété
de tant d’autres facteurs en politique. Nous serions bien surpris
si la tendance apparaissant dans les conclusions de son ouvrage
sur les frontières n’était pas influencée par le livre de Haushofer,
Grenzen, qui est tout en « dynamique historique ». Bien d’autres
géographes ont succombé à cette même tendance dans leurs ana­
lyses de géographie humaine : en s’efforçant à combiner éléments
physiques et humains on éprouve trop facilement l’envie d’ex­
pliquer le moins connu, soit l’humain, par le mieux établi, soit le
physique.
La comparaison de l’isobare témoigne d’une attitude d’esprit
fort ancienne. Montesquieu, dans L’Esprit des Lois, signalait
déjà que de grands empires s’établissent en Asie, alors que les
132 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

mêmes expansions sont plus difficiles en Europe, parce que sur


le premier continent les États sont opposés du fort au faible
alors que sur le second ils sont opposés a du fort au fort ». De
telles pensées comportent à leur arrière-plan une image de sta­
bilité de frontières résultant d’un parallélogramme des forces.
Les petits États ne pourraient-ils coexister avec des États beau­
coup plus forts dans la même région du monde ? La politique
serait-elle un monde où les instincts de proie régneraient sans
partage ? Tel n’est pas le sens du témoignage de l’histoire : il a
toujours co-existé des États de forces et de tailles fort diffé­
rentes. La soif d’espace n’est pas la seule qu’une communauté
nationale organisée puisse éprouver. Les périodes de stabilité
des partages territoriaux ne sont pas beaucoup plus rares que les
périodes de conflits ouverts. La loi, rappelons-le, n’a pas été
inventée pour servir de moyen à l’application de la force, mais
pour éviter l’usage trop fréquent de celle-ci. Ce ne sont pas là
considérations de pure philosophie ; il est frappant de retrouver
ces idées et ces principes débattus en long et en large dans les
pays dont l’influence politique est en croissance dans le monde.
Ne fut-ce pas le cas de l’Espagne des xvie et xvne siècles, de la
France des xvne et xvme, de l’Angleterre des xvne au xixe, des
États-Unis au xxe siècle, comme aussi de la Russie depuis au
moins le début du xixe ? Et la valse des frontières se calme ou
se reprend à tournoyer selon que tel ou tel principe prédomine
dans l’esprit des responsables de la politique des Grandes Puis­
sances. Nul n’a sans doute habillé d’autant de parures scienti­
fiques des principes d’expansion impérialiste que les militaires
et universitaires allemands, de Bismarck à Hitler. Mais de part
et d’autre d’une frontière il n’y a pas seulement des appétits
d’accroissements territoriaux ; il y a aussi et bien souvent des
soucis d’organisation interne, de développement de pacifiques
relations commerciales avec l’étranger, ou même des soucis de
conserver, d’éviter les changements.
En somme le problème de la frontière en politique extérieure
n’est pas dans une ligne à garantir, ni dans l’arrêt de l’exten­
sion spatiale de la souveraineté à cette ligne ou une autre ; le
problème est dans ce qui se passe au delà de la ligne, dans les
rapports existant entre ces phénomènes extérieurs au territoire
avec le processus en cours à l’intérieur du territoire. Le carac­
tère juridique, politique, militaire, économique de la frontière
peut alors exercer ou non quelque influence sur les relations entre
LES FRONTIÈRES 133
ces processus de compartiments différents et voisins. L’aspect
voisinage est là très important : la proximité est évidemment
un facteur géographique et elle vaut plus ou moins selon la poli­
tique frontalière. Ainsi une politique très stricte de cloison étanche
le long de la frontière peut affaiblir les effets de la proximité,
comme ce fut le cas pour la Muraille de Chine d’antan ou l’isole­
ment insulaire du Japon, comme c’est encore le cas des frontières
dites du « rideau de fer », séparant les pays alliés de l’Union
Soviétique de leurs voisins occidentaux en Europe. Au contraire
une politique frontalière plus libérale accroît la signification de
la proximité.
De plus en plus la frontière, qu’elle soit terrestre ou mari­
time, est un lieu de contacts avec l’extérieur, c’est-à-dire avec
des communautés politiques ayant une organisation différente
de celle du territoire dont on considère la situation. Cette orga­
nisation différente signifie un circuit de circulation un peu dif­
férent et des symboles différents dans le domaine des attributs
de l’État (drapeau, forces armées, monnaie, justice, etc.). La
frontière est un front de contacts : elle a une certaine profondeur ;
elle est plus étanche lorsque les obstacles soit juridiques soit
physiques à la circulation sont plus élevés. La mer n’est donc
pas un obstacle bien sérieux pour un peuple de navigateurs ;
pour eux elle sera plus une frontière ouverte qu’une frontière
fermée ; elle sera au contraire une frontière fermée pour la nation
rebelle aux relations de mer.
Les conditions juridiques du passage de la frontière sont fixées
par des règlements en conformité avec la politique. Les conditions
physiques sont fixées par la nature et par les techniques dont
disposent les frontaliers. Ainsi les marais et les forêts, zones de
passage difficile ont longtemps assuré de la stabilité à certaines
frontières. Ces barrières ont faibli lorsque les marais furent drai­
nés, les forêts essartées ou même quand des voies ferrées ou des
lignes d’aviation sont venues faciliter le franchissement de la
zone rebelle. Les forêts furent longtemps, jusque vers la fin du
moyen âge, des lieux d’épouvante, comme en témoignent les
folklores de maints peuples. La forêt hercynienne fut, bien plus
que les cols des Alpes, une barrière à l’expansion romaine vers
le Nord ; les forêts de Moscovie furent le meilleur bouclier de
ce pays contre les Mongols comme contre les Chevaliers Teu-
toniques et autres. Les marais, surtout boisés, étaient double­
ment efficaces. Que de siècles la zone de la présente frontière
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 10
134 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

germano-néerlandaise resta-t-elle une cloison efficace grâce aux


larges marais qui la caractérisaient... Il fallut que ces marais
fussent drainés, le sol amendé, pour que des relations normales
s’établissent en cette zone. Les fagnes tourbeuses des Ardennes
ont aussi gardé longtemps mauvaise réputation. Le cas est encore
plus célèbre et plus actuel des grands marais de Pinsk ou du
Pripet qui constituent entre Pologne et Russie blanche une bar­
rière efficace, traversée seulement le long de quelques itinéraires
bien jalonnés. Il y a eu aussi tout le rôle d’isolant que la grande
forêt tropicale, avec sa poussée exubérante, ses lianes et ses zones
marécageuses, a exercé pour les populations de l’Afrique noire
ou de l’Amérique inter-tropicale, jusqu’à l’arrivée des Euro­
péens mieux armés pour transporter même en de telles conditions.
Certains caractères physiques qui tendent à paralyser la cir­
culation favorisent donc l’efficacité des frontières jusqu’au jour
où les techniques à la disposition des populations locales per­
mettent d’en triompher ou d’en atténuer les effets. Un climat
mal connu et particulièrement sévère peut également faire office
de barrière efficace entre États : tel semble être encore le cas
du Grand Nord arctique, quoique le progrès technique, stimulé
par des inquiétudes de défense nationale en Amérique du Nord
comme en U. R. S. S., se soit vigoureusement attaqué à l’obstacle
depuis l’avènement de l’aviation. Dans tous ces cas, il faut
l’observer, il s’agit non d’obstacles linéaires, mais de barrières
se développant en profondeur.
La ligne étroite devient pourtant une nécessité à la fois juri­
dique et pratique lorsque la frontière doit séparer des populations
ne pouvant vivre ensemble. Ce fut le cas des partages intervenus
au milieu du xxe siècle en Asie et qui se firent largement en sui­
vant des différences religieuses : la frontière entre Pakistan et
Union indienne au Punjab, par exemple, trancha par-dessus
les crêtes et même, ce qui est plus grave en pays aride, par-dessus
les canaux d’irrigation, de façon à séparer le plus complètement
possible Hindous et Musulmans. De même pour les plans de. par­
tage préparés en 1947-1948 par l’O. N. U. pour séparer la Pa­
lestine juive de la Palestine arabe. Le découpage des deux empires
ottoman et austro-hongrois, à la suite de leur défaite par les
Alliés en 1918, suivit encore les grandes lignes de cartes linguis­
tiques ou ethniques ; au Moyen-Orient, il est vrai, les frontières
d’entre pays arabes furent tracées surtout en fonction des inté­
rêts des grandes puissances occidentales, désireuses de se réser­
LES FRONTIÈRES 135

ver des zones d’influence (ainsi les accords franco-britanniques


dits traité Sykes-Picot) ; certaines de ces frontières ont été dé­
finies comme délimitant des concessions pétrolières. La faible
organisation politique des pays de l’Orient arabe pouvait en
effet laisser le soin de la division territoriale entre les mains
d’intérêts extérieurs à la région.
En fait les critères essentiels auxquels obéissent les démar­
cations de frontières nouvelles ont varié selon les époques et les
régions. Il y a eu des modes : tantôt de frontières dites « natu­
relles » ou stratégiques ; puis de frontières linguistiques ; puis de
frontières religieuses ; il y eut aussi à l’époque féodale et, lors
de la monarchie absolue, à l’occidentale, des périodes de « jeux de
princes » où les questions dynastiques de succession ou de ma­
riage ont été les motifs prédominants des conflits et des règle­
ments territoriaux. Rarement d’ailleurs le « motif à la mode »
fut la raison profonde et unique gouvernant le tracé des frontières ;
mais, lorsqu’il s’agit de déterminer, par exemple, l’extension
dans l’espace d’une nation qui n’a jamais eu ou n’a plus eu depuis
quelques siècles d’existence indépendante, il faut bien adopter
quelque critère de démarcation qui soit aussi net, aussi peu
discutable que possible : la langue ou la religion peuvent être
de tels critères. Dans d’autres cas on aura recours à un plébiscite,
encore que celui-ci doive parfois être suivi d’échanges de popu­
lations afin de laisser le moins de mécontents possible de part
et d’autre du tracé adopté.
La démarcation qui veut suivre ces lignes de différenciation
humaine se heurte à maintes difficultés dans l’application sur
le terrain parce que les oppositions ne sont pas aussi marquées
que l’on pourrait le souhaiter ou même l’imaginer en regardant
les coloris nuancés des cartes. Prend-on des différences linguis­
tiques pour critère ? On trouvera des zones de transition bilingues
et il ne sera pas toujours aisé de débrouiller l’écheveau. Le fait
essentiel est que la frontière passe par définition dans une zone
de transition, de contacts, où les caractéristiques que l’on veut
séparer viennent précisément s’enchevêtrer. A moins que la
frontière ne demeure pendant longtemps un rideau très étanche,
ce qui est tout à fait exceptionnel, il y aura inter-pénétration
entre les populations frontalières, ne fût-ce que par le fait du
voisinage. La frontière est ainsi une zone marginale de transition,
un front de contacts et donc d’échanges. C’est là ce qu’on enten­
dait jadis en parlant des « marches » du royaume. Il convient de
136 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

voir rapidement ce que peuvent être les caractères et les pro­


blèmes de ces marches-frontières.

*
*sfc

Les marches ne peuvent manquer de s’opposer aux régions


intérieures d’un territoire à certains égards. Pendant les périodes
où des relations pacifiques régnent avec le voisin, la marche ne
peut manquer de ressentir plus que l’intérieur l’influence et l’in­
tensité de ces relations. En période de tension ou de conflit, la
marche, étant plus exposée à l’attaque, adoptera également
une attitude soit de zèle patriotique, soit au contraire de rési­
gnation plus prononcée, quel que soit le cas, que l’intérieur qui
éprouve moins d’insécurité immédiate. C’est ainsi que les popu­
lations frontalières ont une réputation tout à fait spéciale ;
dans certains pays il existe même un terme spécial pour les dési­
gner ( Grenzleute, dit-on en allemand). Pour les gens de l’intérieur
le frontalier est un cas complexe, dont on se défie souvent un
peu (n’a-t-il pas été marqué par les étrangers avec lesquels il
est en contact, n’a-t-il pas des attaches ou des intérêts de l’autre
côté ?), mais on le pare tout aussi volontiers de l’auréole d’un héros
(il veille sur les remparts de la nation) et un peu d’un aventurier
(toutes ces histoires de contrebande et autres activités illégales
possibles !). Vivre sur la marge du territoire semble un peu
vivre en marge de la loi. Il faut, en effet, consentir aux fronta­
liers toute une série de tolérances pour la circulation des hommes,
des troupeaux, de la main-d’œuvre qui peut avoir à vivre d’un
côté tout en travaillant de l’autre. Même le long de frontières
encore instables et nerveuses comme le sont, par exemple, celles
du jeune État d’Israël dans le désert du Négueb, on pouvait
voir quelques groupes bédouins, réputés « bon teint », franchir
les lignes d’armistice, autrement interdites à tout passage, entre
Israël et Jordanie ; nous y vîmes des chameaux appartenant à
des Jordaniens venir s’abreuver régulièrement à une source
qu’ils connaissaient depuis longtemps du côté israélien, sans
que les patrouilles de cette nationalité, tout en surveillant la
frontière, y mettent la moindre opposition. Si de telles tolérances
existent sur des frontières encore très disputées, il en est bien
plus sur des frontières plus anciennement établies et plus pa­
cifiques. Dans certains cas, comme sur la frontière franco-suisse,
on vit maintenir longtemps des « zones franches » dotées de pri­
LES MARCHES 137

vilèges douaniers particuliers. Plus un État souhaite encourager


le commerce extérieur, moins stricts seront les règlements fron­
taliers et moins de tolérances seront nécessaires à la vie des popu­
lations frontalières.
Les frontaliers ont eu souvent la réputation de gens de res­
source et aussi de grandes ambitions. On a voulu attribuer à
leurs origines marginales la politique de certains conquérants ou
dictateurs : ainsi Napoléon, ainsi Hitler. Il est certain que l’am­
biance des marches prédispose à plus d’intérêt à l’égard d’une
politique extérieure active et la position intermédiaire peut con­
duire, on s’en souvient, à des espoirs de jouer un rôle de « pivot ».
Il faut distinguer d’ailleurs la réputation et la psychologie des
populations des franges maritimes et celles des populations des
frontières terrestres ; si les premières ont en effet de vastes hori­
zons ouverts sur l’extérieur, les secondes seules méritent la qua­
lité de « gens des marches », étant seules en contact constant
avec les mêmes voisins et constamment exposées aux tentations
d’activités qui peuvent être fructueuses autant qu’illicites.
Les frontaliers auront eux aussi des complexes curieux à l’égard
des gens de l’intérieur. Ils détesteront généralement d’une façon
cordiale leurs voisins de l’autre côté de la ligne auxquels ils ne
pardonneront pas d’être à la fois si proches et pourtant différents.
Ce qui n’empêchera pas de comprendre fort bien de part et d’autre
les intérêts que l’on peut avoir en commun et de les mettre en
valeur d’un commun accord et de façon fort efficace. La fron­
tière a toujours été un lieu de péages, de douanes et donc aussi
d’évasion et de contrebande. Autorités locales et habitants s’en
sont toujours enrichis tout en continuant à se détester. Les
filles de Beaucaire peuvent considérer comme la pire des mésal­
liances un mariage avec un garçon de Tarascon, mais la foire de
Beaucaire a dû au pont unissant les deux villes et aux échanges
entre les deux rives une grande époque de prospérité. Le Rhône
fut jadis une grande frontière entre la France et l’Empire : il
en reste, des siècles plus tard, de tenaces souvenirs dans la vie
régionale. Il est encore plus curieux de les trouver, plus près
de Paris, dans la grande banlieue de la capitale, le long de l’Epte,
petit affluent de droite de la Seine qui servit pendant près de
trois siècles de frontière entre France et Normandie.
Dès qu’une frontière dure un peu, il s’établit de part et d’autres
des iconographies différentes, c’est-à-dire des systèmes différents
de symboles en lesquels on a foi. Ces symboles sont très divers :
138 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

drapeaux, croyances religieuses, grands souvenirs historiques,


tabous sociaux, techniques usuelles, etc. Ainsi se forment les
régionalismes et parfois les noyaux de nations nouvelles. Sou­
vent les marches donnent naissance à des États nouveaux dont
les destinées peuvent être brillantes : l’Autriche ne commença-
t-elle pas comme une marche orientale de l’Empire Germanique
pour devenir la région métropolitaine d’un vaste empire (de
YŒstermark à YŒsterreich). La marche de Brandebourg servit
de noyau à la Prusse. Ce furent des marches que la Serbie, l’Al­
banie, la Roumanie, etc.
Pour disposer de marches, un État doit avoir une assez grande
étendue territoriale. Autrement, il risque fort de devenir lui-
même un État-tampon. Dans ce cas son sort sera celui d’un
intermédiaire attaché à sa neutralité s’il peut la maintenir, ou
alors celui d’un vassal de l’un des puissants voisins, sinon suc­
cessivement des deux. Parmi ces États-tampons on peut citer
des succès, comme la Suisse ou la Belgique, cette dernière n’étant
devenue indépendante qu’au siècle dernier et ayant été envahie
deux fois lors de guerres entre ses voisins. Le cas est encore plus
tragique de la Pologne, qui demeure, quoique assez vaste, un État-
tampon entre la Russie et l’Allemagne. D’autres tampons, tout
petits et situés en dehors des grandes zones de passage, ont pu
mener une existence plus calme parce qu’ils attiraient moins
l’attention, ainsi l’Andorre dans les montagnes pyrénéennes.
Lord Curzon consacre des pages fort intéressantes à l’utilité des
États-tampons dans sa conférence sur les frontières. La diplo­
matie anglaise en Asie a en effet largement usé de ce procédé
et créé un grand nombre d’États frontaliers pas trop étendus
tout le long des frontières terrestres de son Empire des Indes
au début du siècle : telle fut bien la fonction d’États montagnards
comme le Népal, le Bhoutan, le Cachemire, mais aussi de puis­
sances plus importantes comme le Tibet, l’Afghanistan, le Siam.
Il n’est pas certain que les Britanniques aient inventé la méthode
d’États-tampons sur leurs frontières terrestres. La Russie semble
avoir pratiqué cette méthode depuis fort longtemps. De nos
jours, la frontière soviétique en Asie offre le plus bel exemple
que nous connaissions d’une chaîne de tampons, constamment
en réfection et présentant cependant dans l’ensemble une fort
grande stabilité.
Le cas de cette frontière russe en Asie est en effet unique :
cette frontière traverse de part en part le continent asiatique
LES MARCHES 139

dans sa plus grande largeur, des côtes du Pacifique à celles de


la mer Noire. C’est la plus longue frontière continentale du monde
et la seule à séparer une très grande puissance d’une foule d’États
beaucoup plus petits et beaucoup moins puissants. L’autre cas
comparable serait celui du Brésil, encore que l’écart entre le
Brésil d’une part et des pays comme la Colombie et le Pérou,
sans parler de l’Argentine, n’ait rien de commun avec l’écart
séparant l’échelle politique de l’U. R. S. S. de celle de la plupart
de ses limitrophes. La Russie a eu du mal d’ailleurs à maintenir
un tel fractionnement le long de sa frontière : pendant longtemps
elle compta parmi ses voisins le puissant Empire ottoman ; aujour­
d’hui même la puissance chinoise n’est pas un petit voisin alors
que Mao-Tse-Toung a rassemblé les terres qui ont été chinoises
à l’intérieur du continent, ainsi le Tibet, le Sinkiang, la Mand-
chourie, allongeant considérablement la frontière de contact
direct entre la Chine et l’U. R. S. S. Cette Chine communiste
est pourtant liée assez étroitement à l’U. R. S. S. et encore la
Russie s’est-elle assurée d’un statut spécial pour ses intérêts
au Sinkiang comme en Mandchourie. La frontière soviétique
en Europe est, elle aussi, suivie par une chaîne d’États-tampons,
chaîne double même, actuellement, entre la Baltique et le Pont
et ces tampons ont été vassalisés entre 1945 et 1950 : une pre­
mière chaîne de tampons est constituée par la Finlande, la Po-
loge, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie ; la seconde
chaîne qui n’a pu être vassalisée ou occupée militairement qu’en
partie serait constituée par la Bulgarie, la Yougoslavie, l’Autriche,
l’Allemagne et peut-être même la Suède dont la politique étran­
gère a beaucoup fait valoir la neutralité depuis 1945, un peu
à la manière helvétique. Seulement en Europe les problèmes
frontaliers russes ont toujours été ceux de la grande politique
internationale, tandis qu’en Asie les choses se sont passées dif­
féremment : en Asie la frontière russe fut et demeure une fron­
tière de civilisations où une grande puissance européenne, blanche,
entre en contact avec des civilisations orientales très différentes,
la chinoise, la persane, l’ottomane. C’est là un phénomène très
différent : le plan de contact de civilisations bien différenciées est
toujours un plan de difficultés et souvent, lorsque l’écart est
trop grand, c’est un plan de catastrophes, pour la civilisation la
plus faible du moins. La Russie a acquis dans cette technique de
l’organisation des contacts entre civilisations une expérience con­
sidérable, et l’histoire de sa frontière asiatique est passionnante.
MO POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE
*
Cette zone frontière de la Russie en Asie a été soigneusement
étudiée dans la théorie, dans les textes et sur le terrain par M. Owen
Lattimore, grand érudit américain qui a consacré à ces régions
d’Asie intérieure une grande partie de sa vie. Dans ses nombreux
ouvrages il a montré comment de la mer du Japon aux plaines
pontiques s’étend une vaste zone frontière constamment par­
courue par les marées politiques de l’histoire, zone de flux et
de reflux où le relief est heurté, les hautes chaînes fréquentes,
le climat aride rendant le peuplement instable, l’économie fragile.
Suivons la frontière de l’U. R. S. S. sur la carte de l’Asie du
littoral Pacifique, qu’elle quitte un peu au sud de Vladivostok
vers l’intérieur : un premier et bref secteur longe le territoire
de la Corée du Nord, État-tampon vassalisé, puis la frontière
contourne la Mandchourie devenue aujourd’hui une province
chinoise, puis on trouve de l’autre côté de la frontière la Répu­
blique Populaire de Mongolie extérieure, la Djoungarie, le Sin-
kiang, territoires à nouveau chinois (ceux que Owen Lattimore
a qualifiés récemment de « pivot de l’Asie »), puis la frontière
russe arrive aux grandes chaînes de l’Asie Centrale ; par les
Monts Tian-Shan elle arrive au Pamir, ce « Toit du Monde »
dont la majeure partie est en territoire soviétique, effleure le
Karakoram et l’Hindu-Kush et repart vers l’Ouest en longeant
l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie. Le nombre des États limi­
trophes de l’U. R. S. S. a varié fréquemment ; récemment encore
on avait pu voir apparaître, puis disparaître une république de
Tannu-Tuva ; le statut du Sinkiang a changé maintes fois depuis
vingt ans aussi bien que celui de la Mandchourie. Peu de régions
du monde ont eu une histoire des frontières aussi instable depuis
le début du siècle, mais, tandis que le détail évoluait, les grands
faits restaient presque immuables, ces grands centres d’action
politique et de civilisation qui s’appellent Russie, Chine, Japon,
Inde, Islam, et, au-delà, les grandes puissances occidentales sur­
tout la Grande-Bretagne et les États-Unis. Sans doute a-t-on
vu le Japon s’agrandir et s’effondrer, les liens de la Grande-
Bretagne avec les Indes et les pays d’Islam évoluer, la Chine
surtout changer de camp, mais sauf ce dernier événement qui
pourrait changer tout l’équilibre asiatique, les autres n’ont été
qu’épisodes dans l’oscillation des marées qui caractérise toute
l’histoire de ces pays.
X. Voir en particulier ses Iraier Asian Frontiers of China (1939) et Pivot of
Asia (1950), ainsi que ses nombreux articles sur ces pays.
LES MARCHES 141

On comprend ainsi l’utilité des zones intermédiaires organisées


en États-tampons le long des frontières des grands empires : la
Russie et la Grande-Bretagne ont su toutes deux mettre au point
une pratique efficace du système ; on peut effectuer de petits
changements, arranger les choses, déclencher des mouvements
nouveaux, avancer ou se replier en faisant manœuvrer les États-
tampons ou encore les gens et les choses à l’intérieur de l’un de
ces États limitrophes. Tout cela peut s’effectuer sans toucher
aux frontières proprement dites des grands empires, sans pro­
voquer de trop grosse conflagration politique si l’on n’en souhaite
point. La guerre de Corée, déclenchée par la Corée du Nord contre
la Corée du Sud en 1950, est un épisode important qui illustre
la méthode politique des États-tampons lorsque l’une des grandes
puissances qui l’encadrent veut se servir d’un tampon comme
d’une « marche extérieure. » Comme l’on comprend mieux ainsi
le rôle de l’Afghanistan, tampon typique entre les Empires russe
et britannique, aujourd’hui entre le Commonwealth et l’U. R. S. S.
Des deux côtés de ce pays musulman indépendant il existe des
marches frontières : la région de Peshawer, la célèbre frontière
du Nord-Ouest de l’Inde anglaise, d’une part ; la région monta­
gneuse du Turkestan russe de l’autre. Le système russe semble
avoir même toujours comporté la concentration dans les régions
de marches intérieures des éléments allogènes de la popu­
lation.
Le cas est déjà plus délicat d’un État intermédiaire de la taille
et de l’importance générale de l’Iran. On comprend mieux en
le plaçant dans son cadre géographique le traité anglo-russe de
1907, qui accordait à chacune des deux grandes Puissances une
zone d’influence dans ce pays : le long du golfe Persique pour
l’Angleterre, le long de la Caspienne pour la Russie. C’était pour
les deux parties contractantes un gage fort important de l’or­
ganisation de la paix en Asie : ce fut une des fondations de la
Triple Entente. Enfin le rôle de la Turquie depuis Ataturk s’ex­
plique fort bien : la Turquie a compris les dangers et aussi les
possibilités du rôle de tampon entre le grand pays continental
d’une part et la puissance prédominante en Méditerranée de
l’autre. Recherchant l’alliance anglaise, puis américaine, mais
sans se laisser entraîner à un conflit ouvert avec l’U. R. S. S.,
la Turquie se souvient surtout des dangers auxquels l’expose­
raient des faiblesses internes ; comme la Suisse, comme la Suède,
elle forme un bloc national solide et fortement armé. On ne peut

i
142 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

guère tenir une position « tampon » avec succès que dans des
conditions de ce genre.
Il conviendrait en somme de compléter Mackinder par Latti-
more et de concevoir deux grandes zones-pivots, qui sont des
zones de marches internationales, encadrant le territoire russe
en Europe et en Asie. C’est là sans doute l’organisation de l'es­
pace la plus efficace que l’on puisse concevoir pour les frontières
terrestres d’un vaste empire : limiter les responsabilités et ac­
croître la marge de sécurité par la création d’une ceinture de
marches extérieures.
La grande zone de marches de l’Europe centrale semble avoir
eu d’ailleurs à travers les siècles un rôle de « zone de barrage »
bien curieux pour beaucoup de grands mouvements de l’histoire.
Le professeur David Mitrany a fait observer que toutes les grandes
vagues qui agitèrent le passé européen vinrent en somme mourir
le long d’une ligne qui joignait le fond de l’Adriatique au rivage
méridional de la Baltique. Ceite ligne a pu se déplacer d’un tracé
oriental Léningrad-Fiume vers un tracé occidental Lübeck-Venise,
mais ce fut toujours dans le vaste triangle ainsi défini sur la carte
que s’arrêtèrent les grands mouvements dans leur expansion
territoriale continue. L’avance des Slaves, l’Empire ottoman,
l’Ëglise orthodoxe ne purent dépasser cette zone dans leurs expan­
sions vers l’Ouest ; l’Empire de Charlemagne, le Saint Empire
Romain Germanique, l’Église catholique romaine, la Réforme
protestante, la conquête napoléonienne, la révolution industrielle
du xixe siècle ne purent dépasser cette zone vers l’Est. Le rideau
de fer la traverse encore aujourd’hui. Il semblerait en vérité qu’au­
cune poussée venue de l’Est ou de l’Ouest ne peut s’avancer au
delà de ce triangle central sur le continent \ Comment expliquer
une telle puissance de résistance au passage des grands courants
de l’histoire ? Un coup d’œil sur la caite montre bien entendu
que c’est entre Baltique et Adriatique que la masse du continent
européen se morcelle et s’amincit le plus, se résolvant vers l’Ouest
en un système de péninsules et d’isthmes, tandis qu’elle gagne en
massivité au contraire vers 1 Est. Nous voici revenus à ce facteur
important qu’est la répartition des terres et des mers. Il semble
difficile pourtant d’en accepter l'explication. Il y a là un mystère
sur lequel on voudrait inviter les gé- graphes et les historiens à se
pencher.
1. Voir David Mitrany, Evôlution of the Middle Zone, Armais of the Ameri­
can Academy of Political and Social Science, Philadelphie, sept. 1950.
LES MARCHES 143

Ces vastes zones barrières ne sont pourtant pas imperméables


à la circulation. Pour des raisons qui nous échappent encore elles
servent de marches entre de grandes zones de civilisations. Il existe
de telles zones entre l'Est et l'Ouest en Europe, entre les civili­
sations des peuples de race jaune et les civilisations des peuples de
race blanche en Asie, entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche,
et peut-être encore en existe-t-il d’autres en d’autres parties du
monde. Ce sont des régions de marches douées d’une grande «résis­
tivité » à l’expansion des civilisations bordières. S’il est possible
d’incriminer en certains cas le dessin des côtes, en d’autres cas
on penserait au climat en apercevant des déserts sur la carte, ou
encore à la topographie en notant la présence de hautes chaînes.
L’étanchéité de telles cloisons peut tenir à l’incapacité des civi­
lisations à s’étendre au delà de certaines limites, bien plus qu’à
la géographie physique des lieux. Nous ne sommes pas près de
trancher la question, semble-t-il ; mais le problème est fort atti­
rant et mérite que l’on y médite.

*
* *

Les frontières de l’U. R. S. S. en Europe et en Asie illustrent


toute la variété des types économiques de frontières qui peuvent
exister ; il y en a deux catégories principales : celles qui passent
en terrain vide, peu peuplé, peu organisé (déserts, hautes mon­
tagnes, marais, forêts de type équatorial, etc.) et celles qui di­
visent au contraire des zones très peuplées, très intensément
mises en valeur. La première catégorie cause moins de problèmes
locaux ; la seconde est toujours plus complexe, mais peut être
une raison d’association plus que de conflits entre les nations
qui s’y rencontrent si dans les deux pays l’esprit de coopération
prévaut. Il en est ainsi pour la région de la frontière franco-
belge dans la riche Flandre et le long du bassin houiller qui ajouta
tant à la prospérité de cette région.
En divisant entre deux ou plusieurs États un territoire dis­
posant de richesses naturelles intéressantes, la frontière peut
aider à une mise en valeur plus active. Ce fut sans doute le cas
de la Silésie dont le bassin houiller, divisé après 1919 entre Alle­
magne, Pologne et Tchécoslovaquie, fut équipé et garni d’usines
à un rythme sans doute plus rapide que s’il n’avait participé
qu’à une seule économie nationale au lieu d’avoir à répondre aux
144 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

besoins de trois. De même le minerai de fer de Lorraine n’aurait


sans doute pas pris le développement minier et industriel que
l’on sait si le bassin ne s’était trouvé de 1871 à 1914 divisé entre
France, Allemagne et Luxembourg. Il peut arriver aussi que
le tracé de la frontière ait un effet inverse, si les intérêts écono­
miques des États qu’elle sépare ou leurs niveaux techniques
sont trop dissemblables. Il ne saurait s’agir de toute façon que
du degré d’exploitation de certaines ressources, surtout minérales.
Le tracé de la frontière n’a pas d’une manière générale d’influence
nette sur l’économie régionale : c’est la volonté des popula­
tions qui en décide bien plus et tout le système interne du
territoire.
Tels nous semblent être en définitive les principaux aspects
des rapports de la géographie des frontières avec la politique des
États. Le caractère régional de la frontière, qui résulte de son
indispensable structure en profondeur, accuse la différence qui
doit exister entre les États selon l’étendue de leur territoire.
Un État très exigu, aux frontières longues et sinueuses, laissant
peu d’épaisseur à l’intérieur, semble faire de l’ensemble du pays
une région-frontière, une marche. Le cas le plus évident de ce
genre est le nouvel État d’Israël dont on a pu dire qu’il ressem­
blait plus sur la carte à un dessin de Picasso qu’à un État
normalement constitué. De l’Est à l’Ouest la largeur du territoire
israélien atteint rarement 50 kilomètres et se réduit souvent,
et en plusieurs endroits, à moins de vingt. Ce chef-d’œuvre de
l’art de l’arbitrage international ne peut être qu’une marche
adossée à la mer, et ne peut connaître de sécurité que par un
constant effort militaire et donc financier sans rapport avec celui
de ses voisins, pays bien plus massifs. Il est normal qu’une nation
vivant entre de telles frontières développe tout entière une psy­
chologie de frontaliers, de peuple de marches.
D’autres cas, moins extrêmes que ceux d’Israël, peuvent être
cités où le rapport des frontières au territoire rend la défense
nationale quasi désespérée : ainsi le Liban, voisin d’Israël, le
Grand-Duché de Luxembourg, entièrement continental, le Da­
nemark, au contraire tout en îles et en péninsules (la grande
péninsule du Jut'and ayant d’ailleurs été isolée longtemps du
continent par une bande marécageuse à son pédoncule). Il faut
ajouter que les méthodes modernes de la technique militaire per­
mettent de surveiller de longues frontières ou de porter les opé­
rations chez l’ennemi bien plus aisément que jadis. La frontière,
LES MARCHES 145
ligne terrestre, a encore perdu de sa signification avec l’avène­
ment de l’aviation, de la T. S. F., du radar, etc. Les cloisons
valent par l’organisation interne des compartiments qu’elles
enferment. Et cette organisation est bien plus le fruit des œuvres
de la population que de tout autre facteur local.
CHAPITRE V

RÉPARTITION DE LA POPULATION
ET RELATIONS INTERNATIONALES

Il n’est pas de politique ni de géographie sans quelque popu­


lation, puisque nous avons défini l’espace accessible aux hommes
comme le champ de notre étude. En étudiant jusqu’ici le terri­
toire et ses frontières nous avons eu à constater maintes fois
que leur organisation et les systèmes de relations politiques
qui en résultaient dépendaient bien plus des caprices humains
et des lois humaines que des lois et caprices de la nature. Il nous
faut en venir ma::itenant aux populations en tant que facteur
géographique en politique internationale : c’est par la réparti­
tion dans l’espace que la population se présente avant tout en
géographie. Cette répartition, on le sait, est très variée : elle
l’est par les nombres et les densités d’abord, par la qualité des
hommes ensuite. De tous temps le nombre des hommes fut con­
sidéré comme étant un facteur essentiel de la force militaire et
du poids politique des nations. Pourtant, depuis bien longtemps
aussi, on tenait pour certain que le nombre ne faisait pas la valeur
des peuples. La célèbre histoire biblique de David et de Goliath
montre que les hommes se sont méfiés de leur propre masse depuis
des millénaires ; ce qui n’empêche point le déterminisme des
statistiques démographiques d’être plus à la mode que jamais
au xxe siècle. Voyons donc comment les statistiques de popu­
lations peuvent affecter les États et leur politique ; nous verrons
ensuite quels autres caractères de la répartition des populations
exercent sur les relations internationales des influences notables.

*
* *

L’humanité est répartie très inégalement sur les terres émergées.


L’inégale superficie des États a encore accru les inégalités des
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 147

populations de différents compartiments de l’espace. Ces iné­


galités statistiques peuvent s’envisager de trois manières dif­
férentes, que nous aborderons successivement : d’abord le chiffre
total de la population par États ; ensuite, les densités ou la po­
pulation en rapport avec la superficie ; enfin, les situations de
surpeuplement ou de sous-peuplement, soit la population en
rapport avec les ressources à sa disposition.
Dans l’histoire politique du monde on observe que les grandes
puissances ont toujours eu des populations très nombreuses
pour l’époque et pour la partie du monde considérées. Il y eut
jusqu’ici deux grandes zones de concentration de population
sur les continents : l’une se situe en Europe et déborde sur l’en­
semble du bassin méditerranéen ; l’autre se situe sur la bordure
méridionale et orientale de l’Asie, de l’Inde au Japon, en y englo­
bant les archipels indo-pacifiques voisins du continent. Ces
deux vastes régions furent aussi les sièges des grandes civili­
sations, des principales régions économiques du monde, ce qui
conféra l’importance que l’on sait à la circulation entre ces deux
zones, à travers le Moyen-Orient, des routes caravanières d’Ara­
bie au canal de Suez. Depuis environ deux siècles le peuplement
assez rapide d’autres régions, surtout des vastes plaines russes
et des latitudes moyennes de l’Amérique du Nord, a conféré à
ces régions jusqu’alors peu importantes un poids bien plus grand.
La puissance militaire et économique n’a pourtant jamais
été simplement proportionnelle au nombre des habitants d’un
État. La plupart des grands empires ont résulté de la conquête
par de petits groupes, parfois par des poignées de gens, de terri­
toires habités par des foules bien plus nombreuses ; on vit ainsi
les Britanniques, encore peu nombreux dans leur île, régner
*ur un empire dix fois plus peuplé que la métropole au xixe
siècle. Les grandes masses de population de l’Inde et de la Chine
n’ont pas été capables, depuis le xvie siècle jusqu’à une époque
très récente, de constituer une force politique qui puisse s’oppo­
ser, même sur leurs propres territoires, aux entreprises de na­
tions occidentales comme l’Angleterre, la France, ou les Pays-
Bas. Voilà donc qui écarte les statistiques de population comme
base de la puissance politique. Pourtant les historiens et les
économistes, sans parler des démographes, ont fait récemment
valoir l’importance des chiffres de population dans les conflits
à l’intérieur de l’Europe. Le nombre comptait sans doute moins,
a-t-on dit, dans des guerres entre peuples à niveaux de civilisa-
CHAPITRE V

RÉPARTITION DE LA POPULATION
ET RELATIONS INTERNATIONALES

Il n’est pas de politique ni de géographie sans quelque popu­


lation, puisque nous avons défini l’espace accessible aux hommes
comme le champ de notre étude. En étudiant jusqu’ici le terri­
toire et ses frontières nous avons eu à constater maintes fois
que leur organisation et les systèmes de relations politiques
qui en résultaient dépendaient bien plus des caprices humains
et des lois humaines que des lois et caprices de la nature. Il nous
faut en venir mai-tenant aux populations en tant que facteur
géographique en politique internationale : c’est par la réparti­
tion dans l’espace que la population se présente avant tout en
géographie. Cette répartition, on le sait, est très variée : elle
l’est par les nombres et les densités d’abord, par la qualité des
hommes ensuite. De tous temps le nombre des hommes fut con­
sidéré comme étant un facteur essentiel de la force militaire et
du poids politique des nations. Pourtant, depuis bien longtemps
aussi, on tenait pour certain que le nombre ne faisait pas la valeur
des peuples. La célèbre histoire biblique de David et de Goliath
montre que les hommes se sont méfiés de leur propre masse depuis
des millénaires ; ce qui n’empêche point le déterminisme des
statistiques démographiques d’être plus à la mode que jamais
au xxe siècle. Voyons donc comment les statistiques de popu­
lations peuvent affecter les États et leur politique ; nous verrons
ensuite quels autres caractères de la répartition des populations
exercent sur les relations internationales des influences notables.

*
* *

L’humanité est répartie très inégalement sur les terres émergées.


L’inégale superficie des États a encore accru les inégalités des
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 147
populations de différents compartiments de l’espace. Ces iné­
galités statistiques peuvent s’envisager de trois manières dif­
férentes, que nous aborderons successivement : d’abord le chiffre
total de la population par États ; ensuite, les densités ou la po­
pulation en rapport avec la superficie ; enfin, les situations de
surpeuplement ou de sous-peuplement, soit la population en
rapport avec les ressources à sa disposition.
Dans l’histoire politique du monde on observe que les grandes
puissances ont toujours eu des populations très nombreuses
pour l’époque et pour la partie du monde considérées. Il y eut
jusqu’ici deux grandes zones de concentration de population
sur les continents : l’une se situe en Europe et déborde sur l’en­
semble du bassin méditerranéen ; l’autre se situe sur la bordure
méridionale et orientale de l’Asie, de l’Inde au Japon, en y englo­
bant les archipels indo-pacifiques voisins du continent. Ces
deux vastes régions furent aussi les sièges des grandes civili­
sations, des principales régions économiques du monde, ce qui
conféra l’importance que l’on sait à la circulation entre ces deux
zones, à travers le Moyen-Orient, des routes caravanières d’Ara­
bie au canal de Suez. Depuis environ deux siècles le peuplement
assez rapide d’autres régions, surtout des vastes plaines russes
et des latitudes moyennes de l’Amérique du Nord, a conféré à
ces régions jusqu’alors peu importantes un poids bien plus grand.
La puissance militaire et économique n’a pourtant jamais
été simplement proportionnelle au nombre des habitants d’un
État. La plupart des grands empires ont résulté de la conquête
par de petits groupes, parfois par des poignées de gens, de terri­
toires habités par des foules bien plus nombreuses ; on vit ainsi
les Britanniques, encore peu nombreux dans leur île, régner
sur un empire dix fois plus peuplé que la métropole au xixe
. siècle. Les grandes masses de population de l’Inde et de la Chine
n'ont pas été capables, depuis le xvie siècle jusqu’à une époque
très récente, de constituer une force politique qui puisse s’oppo­
ser, même sur leurs propres territoires, aux entreprises de na­
tions occidentales comme l’Angleterre, la France, ou les Pays-
Bas. Voilà donc qui écarte les statistiques de population comme
base de la puissance politique. Pourtant les historiens et les
économistes, sans parler des démographes, ont fait récemment
valoir l’importance des chiffres de population dans les conflits
à l’intérieur de l’Europe. Le nombre comptait sans doute moins,
a-t-on dit, dans des guerres entre peuples à niveaux de civilisa­
148 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tion très différents : la supériorité de leurs techniques a pu per­


mettre à certains de l’emporter aisément sur la masse plus grande
d’autres ; on retrouve là la victoire de David sur Goliath grâce
à la fronde. Le chiffre de la population recommencerait à comp­
ter, et même de façon décisive, lorsque les États qui s’opposent
sont approximativement de même civilisation, comme c’est le
cas entre nations européennes par exemple. Des démographes
américains ont observé que la France a pu jouer au xvme siècle
un rôle directeur sur le continent européen alors que de tous
les États européens, sauf la Russie, elle avait le chiffre de po­
pulation le plus élevé, tant qu’il était difficile même à une coa­
lition de rassembler en Europe occidentale une population to­
tale comparable à celle de la France. Au cours du xixe siècle,
ces avantages statistiques ayant sensiblement diminué, la France
n’a pu continuer à tenir un rôle politique de la même importance
dans l’arène internationale.
Faut-il rappeler que souvent un pays remporte des avantages
sur des combinaisons politiques ou militaires supérieures en
nombre ? Ainsi l’Allemagne de 1939-1940 était certes moins peu­
plée que la France, la Grande-Bretagne et la Pologne réunies
à qui elle déclara la guerre ; on songe à bien d’autres cas sem­
blables de l’histoire d’Europe et aussi à la phrase célèbre du ma­
réchal Foch : « Depuis que j’ai commandé une armée de coalition,
mon admiration pour Napoléon a beaucoup diminué. » Les tech­
niques militaires et politiques ne tiennent pas seulement au degré
de civilisation, mais aussi à l’art des chefs ou des responsables ;
il est souvent des manœuvres qui valent à ces chefs des avantages,
des alliés, des victoires, des moyens économiques, auxquels la
seule répartition des effectifs ne prédisposait pas. Relisons à
cet effet La Dîme Royale où, vers 1700, Vauban exposait à Louis
XIV la nécessité de savoir combien étaient ses sujets, où et com­
ment ils vivaient, ce qu’ils faisaient, afin de pouvoir utiliser
toutes les ressources humaines du royaume à l’appui et au ser­
vice de la politique du Roi. Sinon, la coordination nécessaire
n’étant pas assurée entre politique et géographie humaine, celle-
ci ne se trouvait plus être utilisée effectivement par celle-là.
Voici donc que la méthode de gouvernement vient s’interposer
entre les statistiques de population et leur poids politique. Notre
époque n’a-t-elle pas amené cependant une liaison plus étroite,
plus immédiate entre ces deux catégories de données ? La France
de la Révolution a inventé et popularisé le principe de « la nation
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 149

armée » : les forces armées d’un État devinrent ainsi presque


directement proportionnées à sa population. Ces forces devaient
cependant être adéquatement équipées ; de la Révolution indus­
trielle en Europe occidentale jusqu’au système Taylor et son
application chez Ford, le dernier siècle a rendu la fabrication
en masse et en série nécessaire à la puissance politique, que ce
fût pour des fins militaires ou pour des fins économiques. Les
moyens de production se sont répandus à travers le monde,
mais ils n’ont pu être employés efficacement; et à grande échelle
qu’à condition que les marchés de consommation clients fussent
assez vastes pour justifier une production en série. Notre époque
voit donc le chiffre de la main-d’œuvre et le nombre des con­
sommateurs devenir à divers égards des éléments de la force
politique ; la capacité à consommer ne l’est pas moins d’ailleurs
que le nombre des consommateurs ; il est des pays de haut ni­
veau de vie, où chaque consommateur absorbe d’ordinaire autant
que plusieurs individus en d’autres pays : comparons, par exemple,
le niveau de vie moyen d’un Suisse et celui d’un Chinois. A notre
époque par conséquent le nombre des hommes n’est intéressant
qu’à condition de savoir de quels hommes il s’agit et de quels
moyens ils disposent. La mécanisation fait varier la faculté des
individus à manipuler la matière. Une fois de plus nous sommes
conduits à nous défier d’explications par des chiffres bruts.
La quantité des hommes constitue sans doute pour un État
un avantage potentiel. Le sentiment de posséder ce potentiel
peut inspirer à une nation des ambitions : on craint moins de
« gaspiller les hommes » lorsqu’on sait être nombreux ; on s’en­
gagera plus facilement peut-être alors dans une aventure. Mais
de telles conséquences politiques ne se conçoivent que pour une
nation solidement organisée et dotée d’un état d’esprit adéquat.
Le nombre seul n’a d’ailleurs de valeur que si la tendance démo­
graphique est au maintien, ou, mieux encore, à l’accroissement
de l’avantage numérique de la nation considérée sur ses voisines.
Une forte natalité est toujours un élément de confiance en soi
et de meilleure volonté pour prendre des risques. Une nation
en croissance numérique par la voie naturelle aura tendance à
avoir une politique extérieure plus active qu’une nation dont
la démographie reste stagnante ou régresse.
La démographie en expansion qui ne s’accompagne pas d’une
expansion territoriale cause une augmentation de la densité et
provoque facilement dans certains pays une insatisfaction terri-
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 11
150 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

tonale. La densité de la population est un chiffre important,


parce qu’elle donne sous une forme arithmétique simple la rela­
tion des hommes à l’espace. Ce serait certes fort précieux si les
deux données brutes avaient chacune une signification réelle ;
mais, en géographie politique, nous avons affaire à des espaces
organisés et différenciés, et à des communautés humaines orga­
nisées et différenciées elles aussi, l’un portant l’autre. L’unité
de mesure n’est pas le kilomètre carré, nous l’avons vu à propcs
du territoire, ni l’individu, qui est trop divers et dont le rende­
ment varie trop selon les conditions politiques, économiques,
sociales, où il se trouve placé. La densité, étant un rapport entre
des données sans valeur pratique pour nos fins, ne saurait en
avoir beaucoup non plus.
L’Annuaire statistique des Nations Unies, relayant celui de
la S. D. N., publie une liste des pays, États indépendants ou
territoires dépendants, avec leurs principales statistiques selon
les informations officielles. Consultons ses indications quant
aux chiffres de densité : les chiffres élevés y sont rares ; en Afrique,
les pays sont peu nombreux où l’on compte plus de 50 habitants
au kilomètre carré, et la plupart de ceux-là sont de petits terri­
toires, ainsi la Réunion, l’île Maurice, Zanzibar, Sao Thomé,
le Maroc espagnol, le mandat belge de Ruanda-Urundi. Il en
est de même au Nouveau Monde où les unités politiques peuplées
de densités supérieures à 50 se trouvent surtout dans les îles des
Antilles et à Salvador. En Asie le cas est plus fréquent : le Japon,
la Corée, l’Inde, le Pakistan ne sont plus de petits territoires,
quoique nous y revenions avec Israël et le Liban. La Chine pour­
tant arrive à peine à la densité 50, si l’on admet l’exactitude
des chiffres officiels.
C’est essentiellement en Europe, à l’Ouest de l’U. R. S. S.,
que l’on trouve un grand nombre d’États à peuplement dense,
et là, on ne peut se défendre de l’idée que ces fortes densités
ont beaucoup à expliquer dans le phénomène de l’expansion
européenne, expansion qui se fit par conquête et domination
politique sans doute, mais s’accompagna, sauf en Extrême-
Orient et en Afrique tropicale, de migrations vers les espaces
nouvellement ouverts. Sur ce petit continent, les densités de
plus de 50 deviennent la règle, alors qu’elles sont plutôt l’excep­
tion ailleurs, sauf sur de petites îles. Des pays danubiens, qui
ne sont pas parmi les plus peuplés, dépassent même ce chiffre :
63 pour la Bulgarie, 82 pour l’Autriche. La densité française
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 151
«

de 75 apparaît comme relativement faible. L’Allemagne, pour


l’ensemble des territoires compris dans ses frontières de 1945,
en est à 190 environ, le Royaume-Uni à 203, la Belgique à 276,
les Pays-Bas à 285 habitants au kilomètre carré \ ce qui cons­
titue le record du monde pour un État indépendant.
Les très fortes densités posent des problèmes graves pour les
gouvernements qui en ont la charge. Entre les années 1925 et
1940 on entendit certains peuples réclamer instamment plus
de place au soleil en se fondant sur des densités qu’ils jugeaient
trop fortes et une démographie qui promettait une augmentation
assez rapide de cette densité. Quelles furent les puissances qui
se rangèrent alors dans le clan des « insatisfaites » ? L’Allemagne,
l’Italie, le Japon. Du fait de leurs statistiques de population,
ces puissances réclamèrent des territoires coloniaux et un plus
large accès aux sources de matières premières. Ce n’était donc
pas simplement une question d’espace : au nom du gouvernement
italien qu’il dirigeait, Mussolini signifia à plusieurs reprises que
les terres vides, en grande partie désertiques, qui formaient
l’empire colonial italien (Libye, Érythrée, Somalie), n’étaient
pas capables de satisfaire la soif d’espace que le Duce découvrait
au peuple italien. Qu’on ne le prenne pas pour un « collectionneur
de déserts » 1 Ce que réclamaient les puissances insatisfaites,
c’étaient donc des territoires riches ou très prometteurs afin
d’améliorer les conditions de vie de leurs populations, et aussi,
ce fut dit parfois, afin d’accroître leur influence politique dans
le monde.
Que faisaient pendant ce temps des pays à population bien
plus dense que celle des « insatisfaits », comme les Pays-Bas et
la Belgique ? Ils disposaient il est vrai de vastes et riches empires
coloniaux ; mais ils s’attachaient aussi à accroître de leur mieux
la productivité des espaces inclus dans leurs frontières : les Néer­
landais avaient ainsi entrepris les travaux gigantesques de l’assè­
chement du Zuyder Zee ; les Belges avaient faits des efforts
pour mettre en valeur leur Campine, pour accroître le commerce
d’Anvers, la variété et le rayonnement de leurs industries. On
peut combattre les dangers économiques d’une forte densité
de diverses manières : non seulement par l’émigration ou une
politique d’expansion, mais aussi par une meilleure organisa­
tion interne de l’économie nationale ou par une expansion paci­
fique des relations commerciales.
1. Chiffres pour 1947 dans la majorité des cas.
152 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Il est plus facile pour un gouvernement de garder le pouvoir


et de se faire approuver par les foules en rejetant sur l'extérieur
la responsabilité de tous les maux dont souffre le peuple. La
géographie a bon dos et les gens d’au delà des frontières ne votent
jamais de ce côté-ci. On engage ainsi facilement une politique
extérieure aventureuse en arguant du surpeuplement de telle
région et de l’insuffisant développement des ressources en d’autres.
La phrase que nous venons d’écrire peut paraître très claire ;
elle emploie en fait des termes qui sont obscurs et remuent les
passions. Qu’est-ce que le surpeuplement? Bien des hommes
d’État, des économistes et des géographes ont débattu le terme
essayant d’en définir le sens.
Le pays qui a la population la plus dense d’Europe, les Pays-
Bas, se déclare-t-il surpeuplé ? Aujourd’hui on l’entend dire
en Hollande, mais en 1925 on ne le disait guère, et la politique
néerlandaise ne s’est certes pas jointe au clan « insatisfait » d’avant
1940. Que s’est-il passé qui ait pu déterminer le passage des
Pays-Bas du stade de population très dense au stade surpeuplé ?
La population n’a cessé d’augmenter et donc la densité, malgré
les nouvelles terres drainées et ajoutées au sol batave. Bien plus
que tout chiffre fatidique, des événements récents peuvent être
la cause de l’arrivée du surpeuplement : les destructions et l’ap­
pauvrissement résultant de la guerre de 1940-1945, puis la perte
du contrôle exercé auparavant sur l’Indonésie, furent des coups
très durs portés à l’économie néerlandaise, ébranlant toute sa
structure. Il faut y ajouter l’appauvrissement des grands marchés
voisins, clients traditionnels du commerce hollandais, l’Alle­
magne et la Grande-Bretagne. Appauvrie, voyant ses marchés
extérieurs se rétrécir, ses anciennes colonies s’émanciper alors
que sa population ne cesse de croître, la Hollande éprouve une
forte inquiétude, de plus en plus de gêne économique, et se déclare
désormais surpeuplée. Le surpeuplement se définit plus par la
conjoncture économique que par des chiffres de superficie et
de population. Il faut que le peuple se sente serré dans sa situa­
tion du moment. Cela se produit après un rétrécissement des
horizons économiques ou lorsque, en période d’expansion dé­
mographique et politique à la fois, une nation croit avoir des
droits à plus de ressources, à une meilleure vie que celle qu’elle a.
On voit ainsi intervenir la question économique et aussi la ques­
tion psychologique, celle des droits qu’une nation se croit. Il
nous faut, avant d’en venir aux ressources, envisager les qua­
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 153

lités des populations : celles qui peuvent être réellement des


facteurs de force et celles qui peuvent être des facteurs d’illu­
sions.

Les caractères des populations des divers États sont encore


plus variés que la répartition quantitative de ces populations.
Il est des caractères physiques, économiques et culturels, qu’il
convient de passer en revue. Les plus importants aux yeux de
la plupart des historiens sont indiscutablement les caractères
physiques ; maintes fois les « liens du sang » sont intervenus
parmi les considérations qui ont inspiré les attitudes politiques
des États.
Ce qui fait l’union des individus ou des communautés qui
forment une nation, c’est la vie en commun dans un compar­
timent donné d’espace où les gens de l’extérieur sont des étran­
gers. La vie en commun crée des intérêts nationaux, un concert
d’intérêts, des habitudes et des croyances communes. On parle
la même langue (sauf en quelques rares États où plusieurs langues
sont officiellement admises comme la Suisse et la Belgique).
On use à peu près des mêmes produits, puisque les circuits sont
ceux qu’organise, maintient et délimite l’économie nationale.
On croit aux mêmes gloires nationales, on adopte les mêmes
préjugés surtout à l’égard des gens d’autres pays. Au temps des
traités de Westphalie, il fut aussi convenu que tous les sujets
auraient la même religion, celle du prince. Cette règle fut rare­
ment maintenue d’une manière stricte, mais il demeure que, dans
la plupart des États, l’immense majorité des nationaux ont une
même religion. Dans tout ce patrimoine commun la plus grande
partie semble revenir à des traits culturels ou spirituels ; pour­
tant il existe souvent, au moins dans l’imagination des foules, un
« type » national et ceci ne serait-il pas logique pour un groupe­
ment humain ayant vécu dans les mêmes conditions, dans le
même climat, consommant en moyenne les mêmes aliments,
avec des unions se faisant presque exclusivement dans le cadre
national. Les mariages avec des étrangers sont longtemps restés
chose exceptionnelle et, généralement, le privilège de l’aris­
tocratie.
Les liens du sang ont ainsi acquis une importance toute par­
ticulière. Ils furent un moyen de s’y retrouver dans les périodes
154 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

d’organisation politique trouble, comme en cette époque mé­


diévale où la féodalité avait réduit l’État à une sorte d’état
« colloïdal ». Les origines des communautés humaines semblent
pouvoir se ramener ainsi avec simplicité soit à des origines géo­
graphiques par la naissance ou l’ascendance, soit simplement
à l’ascendance, en d’autres termes « la race ». Il n’est pas de
notre propos de reprendre ici la discussion déjà ancienne de la
classification des races, ni le débat, qui semble bien tranché
scientifiquement dans le sens négatif, de la pureté raciale des
nations. Il est nécessaire de rappeler en revanche l’usage assez
fréquent que fait la politique des liens du sang ou de la race.
Comme ces liens ne sont guère inscrits de façon indiscutable
sur la personne des individus, si ce n’est par la couleur de leur
peau, les mouvements politiques ont cherché des critères exté­
rieurs évidents ou officiellement connus, comme la langue et
la religion. La langue, étant déterminée généralement par l’édu­
cation familiale, est un assez bon critère, sauf dans les régions
de marches, qui sont fort polyglottes. La religion n’est pas sans
rapport avec les liens du sang, puisque l’on garde en général
celle de ses parents et que le mariage fut longtemps et demeure
en beaucoup de pays un acte exclusivement religieux.
Il suffit pourtant de songer un peu à toutes les migrations, toutes
les transformations culturelles, tous les fruits du commerce
et des échanges, aux conversions religieuses, enfin au ballet
des frontières et des empires, influençant et modifiant constam­
ment la carte linguistique et celle des religions, pour comprendre
tout ce qu’il y avait d’abusif à lier la race, qui n’aurait dû être
qu’un terme purement biologique, à des caractères culturels
ou spirituels. On ne pouvait interdire à certains gouvernements
de proclamer la pureté biologique de leur nation, les hautes qua­
lités de cette race, ses droits à vivre en de bonnes conditions et
à s’unir avec les autres peuples de même race ou apparentés.
Nul ne mit ce système plus « scientifiquement » ni plus énergi­
quement en jeu que les Allemands au xxe siècle. N’a-t-on pas
vu la Geopolitik réclamer comme Allemands tous ceux qui par­
laient une langue ou un dialecte germaniques, à l’exclusion,
il est vrai, de ceux qu’il leur paraissait à ce moment opportun
d’exclure de cette grande nation allemande. L’intérêt tout par­
ticulier que la Russie des tzars porta à la protection des autres
peuples slaves (c’est-à-dire parlant des langues de la famille
slave) s’explique peut-être par des considérations territoriales
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 155

ou de politique générale, mais on parlait beaucoup dans la Russie


de 1880-1914 des « petits frères » serbes, bulgares, tchèques et
slovaques. La linguistique impose ainsi souvent des directions
à suivre sur la carte à la politique extérieure des États. En d’autres
cas, une solidarité religieuse peut s’imposer : ainsi dans la for­
mation récente d’un mouvement panislamique. Dans les deux
cas, d’ailleurs, il y a des héritages culturels ou spirituels com­
muns. Seulement la politique glisse aussitôt sous cet héritage
un substratum matériel : le territoire occupé par les « apparen­
tés », avec toutes ses ressources. Lorsqu’on réclame la liberté
culturelle ou cultuelle pour de tels cousins en dehors de ses propres
frontières, on entend souvent libérer aussi le territoire des con­
trôles d’autrui. Le système des échanges de population écarte
parfois le transfert du territoire.
Il est classique encore, en faisant état de telles parentés, de
proclamer les qualités inégalables de la race et ses droits impres­
criptibles. Les doctrines de supériorité raciale n’ont pas été sou­
vent affirmées comme le firent les Allemands sous Hitler, mais
les théories expliquant les infériorités raciales de certains peuples,
ceux que l’on veut subjuguer, sont fréquentes. On les connaît
en particulier pour les peuples de couleur et on les retrouve parmi
les nations de même couleur. Cette tendance à se croire un peuple
supérieur, que ce soit par un décret de la Providence, ou par
suite de lois biologiques de la nature, semble être un besoin de
tout groupement humain solide, solidaire, actif. C’est certaine­
ment un signe de vitalité, mais qui n’a nul besoin de s’exprimer,
dans la majorité des cas, en une politique agressive. Il est utile
cependant à toute politique réclamant à un moment de danger
des mesures intérieures de stoïcisme.
On ne saurait pourtant négliger un aspect de la répartition
des caractères physiques des populations qui comporte des con­
séquences politiques considérables : c’est l’état sanitaire. Celui-ci
n’est pas simplement une arme psychologique et il ne résulte
pas d’une propagande. L’histoire méditerranéenne connaît des
peuples dont le rôle politique changea beaucoup à la suite de
modifications dans l’hygiène locale. Quelques maladies endé­
miques, comme la malaria ou la fièvre jaune, et diverses autres
maladies des pays chauds, ont un effet certain sur le comporte­
ment des gens qui en sont atteints. Les progrès de la malaria
à certaines époques expliquent l’affaiblissement économique,
militaire, culturel, et en définitive politique de pays méditer­
156 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

ranéens. Dans d’autres régions du monde, comme en Mongolie,


les maladies vénériennes ont eu des effets semblables. Selon les
observations de M. Lattimore, l’une des mesures les plus impor­
tantes mises en application par les autorités soviétiques, lors­
qu’elles prirent en charge l’organisation de la « république po­
pulaire » en Mongolie extérieure, fut de traiter toute la popula­
tion en masse contre la syphilis. Dans le cas de la malaria, le
traitement d’un pays est plus complexe ; il réclame un meilleur
contrôle des eaux pour lutter contre les moustiques, mais aussi
une bonne nourriture pour la population; comme le dit un pro­
verbe toscan : « le remède de la malaria est dans la marmite \ »
La manière de s’alimenter des populations est un autre fac­
teur essentiel de leur état physique. Un peuple sous-alimenté
est un peuple affaibli. On ne connaît guère de cas de nation qui
ait été sur-alimentée dans son ensemble, mais on constate gé­
néralement que les peuples qui ont eu des expansions fructueuses
étaient bien nourris. Albert Demangeon l’a remarqué à propos
des Britanniques et des Hollandais. On a connu dans l’Allemagne
nazie la théorie politique qui préférait les canons au beurre,
mais ce stoïcisme de commande ne fut accepté là, comme en
bien d’autre pays auparavant, que dans l’espoir qu’il serait de
courte durée, et permettrait d’obtenir en fin de compte plus de
beurre et de toutes les autres bonnes choses. La meilleure poli­
tique est celle qui sait concilier le beurre et les canons, étayer
le prestige politique à l’extérieur d’un haut niveau de vie à l'in­
térieur. Cela nous entraîne déjà dans le domaine économique,
celui des ressources des nations.
On en vient ainsi aux caractéristiques économiques et sociales
des populations, soit, pour employer le terme lancé par Vidal
de la Blache, aux genres de vie. Vidal concevait la nation comme
« une combinaison harmonieuse de genres de vie ». De ces har­
monies, il existe une large gamme. Les genres de vie peuvent
refléter dans quelque mesure les conditions physiques de la
région (transhumance des troupeaux dans les régions monta­
gneuses ou nomadisme dans les déserts), mais ils résultent bien
plus encore du type de civilisation auquel appartient le peuple
(ainsi les Nord-Américains ne sont pas devenus des éleveurs
nomades dans le Grand Désert américain et les Israéliens ne se
sont pas mués en Bédouins dans le Négueb). Les peuples n’em-
1. Voir M. Le Lannou, Le rôle géographique de la malaria, Anrt. de Géogr.,
Paris, 1935.
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 157

portent pas leur patrie à la semelle de leurs souliers, mais ils


emportent certainement en grande partie leur genre de vie dans
leurs bagages. Les Britanniques savent conserver leurs habi­
tudes et leur civilisation après des générations de vie au Canada,
en Australie et en Nouvelle-Zélande. Les Russes, partis de Mos-
covie, ne changent pas grand chose à leur manière de vivre qu’ils
soient à Astrakhan, à Tobolsk ou à Vladivostok. Les Chinois
conservent, tout en s’éparpillant en diverses parties du monde,
leurs modes de vie fondamentaux. D’autres peuples gardent
moins fermement leurs traditions et s’absorbent plus facilement
dans le sein de civilisations différentes.
Ces éléments particulièrement tenaces, que Vidal relevait en
beaucoup de genres de vie, ne sont pas toujours des éléments
de conservatisme, de frein. Ce sont seulement de tenaces atta­
chements à des symboles, parfois fort abstraits, dont l’ensemble
forme ce que nous appelions l'iconographie. La puissance de
l’iconographie est souvent une marque de vitalité de la civilisa­
tion ; elle est très variable. Comme l’a remarqué, dans le dernier
chapitre de son livre Mœurs et Coutumes des Musulmans, É.-F.
Gautier, la civilisation européenne occidentale a triomphé sans
grande résistance de leur part des civilisations diverses rencontrées
sur son chemin en Afrique, dans les Amériques, en Océanie ;
mais elle s’est heurtée à une résistance tenace en Asie de la part
de civilisations qui ne veulent ni se résorber ni se laisser absorber.
D’ailleurs, n’a-t-on pas trouvé souvent en Afrique noire qu’il
était de meilleure politique de ne pas trop balayer les icono­
graphies autochtones parce qu’il fallait de longues générations
pour les remplacer par des systèmes viables de souche occiden­
tale ? On a souvent considéré ainsi qu’en Afrique française une
politique d’association aurait été préférable à une politique d’assi­
milation. Ce fut l’une des grandes réformes souhaitées par le
Gouverneur général Êboué en A. É. F. ; ce fut aussi l’esprit de
la politique de Lyautey au Maroc. Une politique de ce genre
semble avoir été couronnée de succès dans plusieurs régions
culturelles évoluées des possessions britanniques en Afrique noire.
Le plan de contacts entre civilisations très différentes est tou­
jours un plan de difficultés ; il est particulièrement dangereux
de vouloir refaire de toutes pièces les iconographies, c’est-à-dire
les esprits.
Il arrive bien entendu que populations d’origines et de civi­
lisations différentes s’entre-pénètrent, créant un groupe humain
158 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

à faciès original ; Gautier a décrit ce qui s’est fait à cet égard


en Alger dans Un siècle de colonisation : études au microscope ;
tous les grands carrefours ont été le siège de la formation de tels
alliages nouveaux. Ces carrefours ont fait souvent la différence
si frappante, surtout dans les pays commerçants, entre les po­
pulations des grandes villes et celles des campagnes. De même
de grands creusets se sont organisés, produisant des nations
nouvelles, dans les pays récemment peuplés par des flots d’im­
migrants : ainsi les États-Unis, le Brésil, l’Argentine, l’Afrique
du Sud, Israël. Dans ces nations de récente constitution, une
curieuse stratification tend à s’opérer, établissant une hiérar­
chie sociale selon les origines ; le sommet est occupé par les gens
originaires ou descendants des pays dont l’iconographie l’em­
porte dans la tradition nationale. Ce sont en général les premiers
venus qui s’organisèrent dans le pays ; aux États-Unis, on
l’appelle la strate sociale du Magflower, le navire qui amena les
Pèlerins fondateurs de Boston et du Commonwealth de Massa-
chussetts l.
Les iconographies ne sont donc pas inamovibles ; elles se dé­
placent, tout en évoluant un peu à chaque transplantation,
avec les courants de migration et autres faits de circulation. Une
nation peut acquérir ainsi de solides alliés en de nouvelles nations
qui se créent en de toutes autres régions du monde, et qui peuvent
devenir politiquement indépendantes sans perdre pour cela
le sentiment d’un apparentement qui demeurera l’une des fon­
dations de leur politique extérieure. Ces liens, que l’on ramène
souvent à des « liens du sang », à un certain cousinage, sont par­
ticulièrement durables entre pays de même langue (ce qui maintient
plus de solidarité culturelle) et dont les politiques extérieures
ont pu parvenir de bonne heure à un accord tacite : rien n’il­
lustre mieux cette évolution que la situation présente de la
Grande-Bretagne, et ses rapports avec les Dominions d’une
part, avec les États-Unis de l’autre, Sans doute l’acceptation
britannique de la politique de Canning, et partant de la doctrine
de Monroe, reste-t-elle une cause importante de la solidité des
rapports anglo-américains que l’on se plaît à caractériser par le
« cousinage ».
Les caractères physiques des populations n’ont donc de portée
politique réelle que dans la mesure où ils participent de tout un
1. Voir Jean Gottmann, L’Amérique, Paris, Hachette, 1949, et aussi notre
article, Le creuset des populations en Israël, in Politique Étrangère, Paris, mai!951.
POPULATION ET RELATIONS INTERNATIONALES 159

système de relations ; il faut accorder une part importante dans


ce système aux composantes spirituelles, culturelles et écono­
miques, à tout le complexe de civilisation exprimé par l’icono­
graphie. Si nous disions que les véritables cloisons politiques
sont dans les esprits et non dans les formes du terrain, il faudrait
ajouter sans doute que les véritables parentés semblent encore
être celles de l’esprit, seul juge efficace des intérêts. Ce serait
donc une carte complexe, pleine de signes abstraits, ayant à
tenir compte d’une foule de rapports passés et de rapports pré­
sents, que celle de ce que l’on pourrait appeler les « alliances
naturelles », appliquant encore une fois l’adjectif « naturel » à
ce qui, dans la fluidité de la géographie politique, semble pré­
senter des garanties de durée. L’étude des minorités nationales
en beaucoup de pays a démontré que la différenciation de ces
groupes par rapport à la majorité était souvent d’ordre culturel
plutôt que racial.
La présence de groupes apparentés sur le territoire d’autres
puissances que celle qui se considère comme la souche maîtresse,
est susceptible d’orienter la politique extérieure de ladite puis­
sance, et de causer des troubles au sein des autres, qui ne pré­
senteraient pas une cohésion suffisante. Depuis les guerres de
Religion du xvie siècle, la cohésion est devenue la qualité ma­
jeure, la plus recherchée, des groupes nationaux d Occident ;
cette préoccupation s’est répandue de par le monde avec l’ère
des nationalismes et avec le principe du droit des peuples à dis­
poser librement d’eux-mêmes, et par conséquent du territoire
qu’ils occupent. L’histoire montre que la cohésion morale d’une
nation est le meilleur atout qu’elle puisse posséder en politique.
Cette cohésion même n’a pas besoin d’une continuité territo­
riale pour être forte, mais elle a certes besoin d’une grande foi
en l’iconographie officielle et aussi d’un sentiment de justice
sociale réalisée ou en voie de réalisation ; ce dernier sentiment
reste dans la dépendance étroite à la fois de l’iconographie et
de la structure économique du pays.
CHAPITRE VI

RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS

En étudiant le rôle politique du territoire, des frontières et des


populations, on revient souvent sur le facteur économique, sur
les ressources qui seraient suggestives ou restrictives, dit-on,
de telle ou telle politique. Que l’on évoque le surpeuplement à
la table d’une conférence politique et ce sera pour réclamer des
matières premières ou des participations dans l’exploitation de
ressources en dehors de son propre territoire. Que l’on discute
d’armements et on posera aussitôt la question des ressources
qui devront supporter une telle politique. Il semble bien que
les ressources locales soient considérées comme déterminant
la capacité politique d’un État. La répartition des ressources
déterminerait de même les moyens politiques des États.
Voici où le géographe semble enseigner à ceux que la politique
préoccupe leurs possibilités et leurs limites : ne donne-t-il pas
dans la géographie économique classique le tableau des ressources
des diverses régions du monde ? Ce devrait être le moyen d’éva­
luer le potentiel économique des puissances. D’ailleurs Vauban
ne conseillait-il pas à Louis XIV de faire un recensement
démographique et économique de la France, de le porter sur
des cartes qui constitueraient en un « atlas de la France » un
résumé commode des ressources du pays, naturelles comme
humaines ; sur cette connaissance précise on pourrait fonder
une politique solide, réaliste.
Il n’est certes pas dans nos intentions de contredire ces pages,
admirables de sagesse, de La Dîme Royale. Suivons pourtant
attentivement la pensée de Vauban : suffit-il d’indiquer les
ressources dites naturelles, les localisations des productions ?
Non pas ; dès le début de son mémoire Vauban est formel : un
pays pour être fort doit être prospère ; or la richesse d’un pays
ne réside point dans les quantités d’or et d’argent que l’on y
RÉPARTITION des ressources et besoins DES ÉTATS 161

trouve, comm3 en témoignait dès le xvne siècle le cas fabuleux


du Pérou ; elle réside plutôt dans l’abondance des biens de con­
sommation sur le marché national. Pour être puissant il faut
donc produire beaucoup ou avoir accès facilement à la produc­
tion d’autrui. La production n’est pas une fonction naturelle :
la nature ne produit pas, quoi qu’en disent les manuels de géo­
graphie ; la nature consiste plutôt en un système, dont nous
commençons seulement d’apercevoir la complexité, de cycles
de reproduction.
A mesure que de modernes Prométhées dévoilent les grands
secrets de l’univers, nous apprenons que la matière ne se perd
pas, ni l’énergie non plus, ou s’il s’en perd c’est fort peu, mais
que l’un peut se muer en l’autre. Nous entrevoyons la possibilité
de comprendre un jour les équivalences, non seulement de la
matière et de l’énergie, mais aussi de la matière et de l’espace,
de l’énergie et du temps ; et l’explication des phénomènes de la
vie viendrait s’encadrer dans toutes ces formules. Si la nature
que les hommes observent consiste en toutes ces transmuta­
tions, en tous ces circuits, comment pourrait-on dire qu’elle pro­
duit ? La production est un phénomène économique, à échelle
humaine ; elle consiste à mettre à portée des hommes et sous
une forme dont ils savent user, les choses dont on a besoin. L’idée
de besoin entraîne celle de consommation, de marché, d’offre
et de demande. Nous sommes en pleine matière sociale et éco­
nomique. Ce sont les hommes qui produisent, tandis que la nature,
immuable, reproduit.
Les cycles sont nombreux dans la nature et variés : il en est
de très brefs comme certains cycles de végétation ; il en est de
très longs comme les cycles géologiques où l’érosion use telle
roche pour en déposer ailleurs les débris qui reformeront une
roche après avoir été soumis à de fortes pressions pendant de
longues périodes ; il est des cycles complexes comme celui des
minéraux puisés dans le sol par les plantes, consommés par des
animaux herbivores, avant d’être restitués à la terre par les
cadavres de ces animaux. Or dans ces cycles les activités humaines
interviennent pour déplacer des éléments. La production et la
consommation des denrées, envisagées sous cet angle, n’est que
le déplacement de quantités assez faibles de matière ou d’éner­
gie en dehors de l’ordre prévu par le cycle naturel sans l’inter­
vention humaine. L’introduction de nombreux troupeaux sur des
pâturages qui n’auraient pas été ainsi fréquentés, puis l’utilisation
162 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

de ces troupeaux pour des industries variées déplace déjà des


minéraux, des graisses, des fécules qui auraient suivi un autre
chemin et n’auraient probablement pas parcouru autant d’es­
pace sans l'impulsion humaine. Le fer de Suède devient loco­
motives australiennes ou moteurs argentins. Le coton égyptien
se transforme en vêtement américain ou suisse. L’or du sol sud-
africain se retrouve dans les dents des New Yorkais ou les bijoux
des Parisiennes. Ne pourrait-on dire que ce qui est production
pour les hommes n’est que déplacement pour la nature ?
Il ne peut y avoir ressource que lorsqu’il y a possibilité connue
de production, soit de déplacement. Une strate de charbon n’est
pas une ressource tant qu’on ne sait pas comment l’exploiter.
S’il faut la brûler sur place, ce n’est qu’avec la mise au point du
procédé d’utilisation de l’énergie ainsi produite que cette houille
devient ressource. Il n’est guère de consommation finale sur
place sans un circuit : Robinson sur son île déserte peut décou­
vrir un immense trésor, mais il ne lui sera d’aucune ressource
s’il n’a pas des contacts avec d’autres hommes qui auront envie
des choses qui constituent ce trésor. Déplacement dans l’ordre
naturel, échange dans l’ordre social, l’idée de ressource dans
l’espace organisé et différencié exige du mouvement, de la cir­
culation.
Qu’est-ce donc qu’une ressource ? une fin ou un moyen ?
C’est tout d’abord la satisfaction d’un besoin. Il n’est pas de res­
sources sans besoins ; et la ressource est surtout le moyen de le
satisfaire. Lorsqu’une communauté est établie sur un sol de la
plus grande fertilité, elle n’en connaîtra la valeur qu’à condition
de pouvoir le cultiver. Tant que les pratiques culturales sont
inconnues, le sol n’est pas une ressource. Prenons le cas de la
■ vaste steppe ukrainienne : elle s’est présentée pendant des siècles
aux yeux des Russes, peuple sédentaire des forêts, comme un
lieu de terreur, une zone inutilisable et inhabitable, dévastée
par les nomades pillards qui la parcouraient. Il fallut l’organisa­
tion systématique par des paysans cosaques, le peuplement pla­
nifié sous Catherine la Grande et ses successeurs pour en faire
le grenier de Russie, le grand pays de la riche terre agricole par
excellence. Qu’est-ce que la vallée de la Mitidja, près d’Alger ?
Une terre d’enfer, désolée par les marais et les fièvres vers 1840,
mais l’une des plus riches régions agricoles d’Afrique du Nord
vers 1930, lorsqu’elle aura été adéquatement aménagée. A plus
forte raison encore parce que le sol agricole, le gisement minier ne
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 163

devient utile qu’en entrant dans le circuit industriel, lorsqu’il aura


été prospecté, équipé et que les techniques de transformation des
minéraux qu’il recèle en produit fini auront été mises au point.
Enfin une usine tout équipée et en parfait état de marche n’est
d’aucune utilité si ses machines ne fonctionnent qu’en vertu
de brevets dont on ne peut obtenir l’usage. Voilà donc beaucoup
de conditions pour qu’une chose soit une ressource. L’ensemble
des ressources dont dispose un Etat n’est donc pas tant déter­
miné par la texture du sol ou du sous-sol, par le climat ou la géo­
logie, que par l’ensemble de techniques et de moyens de mettre
en œuvre ces techniques dont il dispose.
Avec révolution des techniques la valeur pratique des mêmes
denrées change. Le pétrole est devenu une matière première capi­
tale avec l’invention du moteur à explosion, le charbon avec la
machine à vapeur ; le « tas de charbon » de l’Angleterre n’avait
pas grande valeur en 1700, mais il était considéré comme le fon­
dement le plus solide de la puissance britannique vers 1880. La
diffusion des techniques se faisant aisément à l’époque moderne
de pays à pays, un territoire donné voit sa dotation naturelle
en ressources revisée en pratique avec l’introduction de toute
technique nouvelle. Il faut à un État, pour conserver sa puis­
sance économique pendant un laps de temps prolongé, pouvoir
ajuster et réajuster constamment et parfois profondément les
aspects techniques et « naturels » de son économie. On comprend
ainsi l’eiïort des uns pour varier leurs ressources, l’effort des
autres pour acquérir les moyens d’échanges les plus permanents.
On comprend aussi que la puissance fondée sur le contrôle du
commerce, des routes, des positions de carrefour, des moyens de
communications, se soit révélée plus profitable et plus stable
que la puissance fondée sur l’exploitation d’une richesse natu­
relle du sol ou du sous-sol. On peut opposer facilement à un pro­
ducteur soit la concurrence d’un autre producteur, soit celle
d’un produit différent du sien. Il est beaucoup plus difficile et
plus révolutionnaire de déplacer une route, de détourner un cou­
rant de circulation. Depuis les temps les plus reculés, les posi­
tions bien placées sur les grands itinéraires ont été chaudement
disputées. Il fallut pour ruiner l’importance politique des pays
méditerranéens les grandes découvertes et le réajustement de
toute la circulation aux nouvelles grandes routes océaniques.
L’Angleterre devint alors l’un des pôles économiques et poli­
tiques des relations internationales. Nous avons vu l’importance
164 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

permanente en histoire des positions isthmiques. On peut se


demander si le développement de l’aviation, qui survole indiffé­
remment terres et mers ne sera pas un premier facteur de révision
de ce qui jusqu’ici pouvait sembler une « loi ».
Deux conclusions principales résultent de l’exposé théorique
qui précède : d’abord que le facteur politique et le facteur éco­
nomique n’ont jamais pu être dissociés en histoire, car ils étaient
amenés à coïncider sur les grandes lignes par leur intérêt com­
mun dans les faits de circulation ; en second lieu, que la valeur
politique d’un phénomène économique ne se comprend et ne
s’évalue qu’en fonction de tout le réseau de relations unissant
ledit phénomène aux circuits internationaux auxquels son pays
participe. Pendant longtemps les historiens ont pu se quereller
pour savoir si les grandes expansions politiques se sont faites
surtout pour des motifs économiques, afin de s’assurer le contrôle
de marchés fournisseurs ou consommateurs, ou bien si le motif
stratégique n’a pas été prédominant, les grandes puissances
cherchant surtout à occuper des positions bien situées afin de
protéger leurs communications ou d’interdire l’accès de leur ter­
ritoire à d’autres. En fait l’un de ces deux motifs entraîne iné­
vitablement l’autre : les positions stratégiques sont les mêmes
que les positions « économiques », car la circulation emprunte
les mêmes itinéraires, qu’il s’agisse d’armées en campagne, d’es­
cadres en mer ou de convois marchands. Lorsqu’on domine un
marché il est bien difficile de se désintéresser de la police des
routes qui y aboutissent. Lorsqu’on contrôle certaines route:,
on ne saurait manquer d’avoir de l’influence dans les pays que
ces routes relient. Ainsi le politique et l’économique s’enche­
vêtrent dans les engrenages de la circulation. Un État qui sait
garder un réseau de relations largement ouvert de différents
côtés, tout en en retirant les revenus du péager ou de l’intermé­
diaire, s’assure par là même les moyens d’accès qu’il peut souhai­
ter à toutes sources de ravitaillement ou marchés de consom­
mation qui pourraient lui être utiles. Un tel État n’a guère besoin
de s’intéresser beaucoup à des ressources locales ou localisées;
son art est dans l’organisation des relations ; sa sécurité exige
cependant d’aussi bons rapports que possible avec le plus de
pays possible : la Suisse est le prototype d’une économie de ce
genre, qui vit plus de relations internationales et de techniques
délicates que de ressources localisées.
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 165

*
* *

Les ressources situées à l’intérieur du territoire ne sont pour­


tant pas un facteur politique négligeable. Si l’on classe les acti­
vités économiques en trois catégories : la production de matières
brutes, la transformation en produits finis, et les services, c’est
certainement cette troisième catégorie des services qui est la
plus recherchée, parce qu’elle rapporte le plus, assure le niveau
de vie le plus élevé et, dans la vie politique, le plus d’influence.
C’est aussi l’édifice politiquement le plus fragile en lui-même, qui
requiert le contrôle d’un grand nombre de relations lointaines,
qui garde une grande sensibilité à l’égard de toute la conjoncture
internationale. Pour l’étayer il est bon de contrôler les activités
connexes : industries de transformation d’abord, sources de ma­
tières premières ensuite. Ce fut là l’histoire de bien des empires
en particulier celui de Venise, ville de commerce et de banque
qui finit par se bâtir tout un empire terrestre tant elle voulut
assurer le contrôle des routes, empêcher des concurrents de se
manifester. C’est encore l’histoire des Hollandais et plus encore
des Britanniques; ce fut aussi celle des deux empires coloniaux
français. On comprend ainsi que ce soit les grands États mar­
chands, ceux qui possèdent le plus de techniques et de capitaux
qui soient aussi amenés à s’étendre territorialement. Il est curieux
en effet que les grands marchés de l’argent, ce service universel,
ce « droit d’option sur presque tout », se trouvent localisés soit
dans les métropoles de grands empires (jadis Paris, puis Londres
et Amsterdam, maintenant New York), soit au contraire dans
de tout petits territoires, bien situés, mais aussi peu rattachés
que possible politiquement à de plus grands ensembles, ainsi la
Suisse, l’Uruguay, Tanger, Macao. Le marché de l’argent sera
en effet d’autant plus libre et les transactions ou les dépôts ris­
queront d’autant moins d’être soumis à des réglementations et
taxations désagréables, que les autorités locales auront moins
de propension à s’engager dans une politique de prestige ou d’ex­
pansion. De tout petits compartiments politiques, encadrés par
de plus grands chercheront plutôt à maintenir leur neutralité,
garante d’une certaine liberté. On aura donc confiance en de tels
organismes politiques et on saura que les intérêts mis en jeu par
un marché international de l’argent y seront très importants
et ne risqueront guère d’être sacrifiés à des intérêts nationaux
Jbau Gottmann. — La politique des Étals et leur géographie. 12
166 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

plus gros, puisque tout le reste des intérêts nationaux n’est pas
très considérable. Il suffira d’ajouter à de telles qualités, essen­
tiellement négatives, un accès commode et quelques garanties
de stabilité politique pour désigner la place à l’établissement
d’un gros centre d’afïaires.
La plupart des États ne sont pourtant ni de très vastes em­
pires ni de petits territoires-marchés. Les ressources de leur ter­
ritoire influencent donc beaucoup leur personnalité politique :
elles expliquent en général le commerce extérieur du pays, sa
manière de se présenter aux réunions internationales. Il est une
première distinction à faire entre pays spécialisés dans une ou
un petit nombre de productions et pays à l’économie plus variée.
L’économie étroitement spécialisée n’était pas rare au début
du siècle : le Brésil avec son café, l’Égypte avec son coton, la
Norvège avec ses bois peuvent en fournir des exemples. Un seul
produit, exporté en grandes quantités, formait la base de l’éco­
nomie nationale. Celle-ci dépendait donc en grande partie, pour
payer les importations surtout, de la vente dudit produit. Les
prix de ce produit sur les marchés internationaux et les quan­
tités consommées déterminaient la situation économique du
pays producteur. Tant que ce producteur était seul grand four­
nisseur de ce produit et que la demande se maintenait, tout allait
bien. Mais, dès que se faisait jour une concurrence sérieuse, soit
d’autres producteurs, soit d’autres produits, les revenus du pays
considéré baissaient, son gouvernement était amené à prendre
des mesures pour compenser à l’intérieur la crise qui se dessinait ;
on subventionnait la production ; on cherchait à maintenir les
prix en faisant, avec des fonds publics, du stockage de la mar­
chandise nationale qui ne s’écoulait plus aussi bien. C’était là
la politique que Joseph conseilla au Pharaon lors du défilé des
vaches maigres et des vaches grasses ; elle ne peut guère s’ap­
pliquer que si les théories de vaches de calibres différents alternent
fréquemment. Un trésor public qui est alimenté par les revenus
d’un pays n’ayant qu’une seule ressource importante, serait
vite vidé si la série des années maigres pour cette ressource se
prolongeait.
Une solution de politique extérieure astucieuse et parfois pra­
tiquée en des situations de ce genre consiste en une entente des
producteurs de plusieurs pays qui pourraient se faire concur­
rence, afin d’éliminer ce jeu et d’assurer à tous des prix élevés
et une vente de quantités équitablement réparties ; de tels accords
RÉPARTITION des ressources et besoins des états 167

ou cartels exigent, pour porter les fruits espérés, que tous les
producteurs y participent et qu’ils se conforment tous exacte­
ment au programme élaboré en commun, des quantités à mettre
sur le marché. Certains de ces cartels ont été efficaces, d’autres
le furent moins. Le cas est resté classique de l’échec de l’accord
dit « Plan Stevenson », adopté en 1925 par les représentants des
colonies britanniques et hollandaises grosses productrices de
caoutchouc naturel dans l’Asie du Sud-Est. Les autorités hol­
landaises à Java ne furent pas en mesure d’obliger les petits
planteurs indonésiens à respecter les limitations imposées à leur
production. Les récoltes javanaises de latex furent supérieures à
ce qui avait été convenu et l’application du plan s’effondra. Les
prix élevés du caoutchouc naturel sur les marchés internatio­
naux et la concentration de ces marchés aux mains d’un petit
nombre de puissances, surtout de la Grande-Bretagne, amena
des États qui tenaient à rendre leur économie indépendante des
rapports qu’elle pouvait avoir avec l’économie britannique, à
rechercher d’autres sources de ravitaillement pour ce produit
si nécessaire à la civilisation moderne. Ainsi l’Allemagne et la
Russie mirent chacune au point la fabrication de produits de
remplacement (ou ersatz) englobés dans la dénomination de
caoutchouc synthétique. La synthèse se faisait à partir de ma­
tières premières diverses : charbon ou lignite en Allemagne,
alcools produits avec des denrées végétales en U. R. S. S. Ainsi
commença la concurrence au caoutchouc naturel du caoutchouc
synthétique, qui prit des formes sérieuses lorsque les États-Unis,
principaux consommateurs de caoutchouc dans le monde, se
trouvèrent obligés d’abord en 1942-1945 à suppléer au ravitail­
lement (coupé par la conquête japonaise) des pays producteurs,
puis en 1950-1951 à pouvoir augmenter rapidement la produc­
tion afin de satisfaire l’accroissement des besoins gonflés par
la politique d’armement de l’Occident.
Un cas plus délicat et plus discuté sans doute fut celui du cartel
international de l’aluminium dans les années qui précédèrent
la guerre de 1939-1940. Lorsque ce cartel fut dissous en 1945 à
la suite d’une réunion tenue en Suisse, on s’aperçut que ses avoirs
consistaient surtout en des sommes importantes dues au cartel
par l’Allemagne au titre des pénalisations que ce pays avait eu à
payer pour avoir systématiquement dépassé dès avant 1939 les
limites assignées par le programme international de production
de ce métal ; le cartel avait fait crédit à l’Allemagne et n’avait
168 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

pas exigé le payement immédiat du montant de ces pénalisations.


De tels arrangements s’expliquent aisément : le cartel avait pour
but de maintenir les prix et d’empêcher une concurrence imprévue
de se manifester sur les marchés internationaux ; or, l’Allemagne
n’avait dépassé les chiffres qui avaient été fixés pour sa pro­
duction qu’afin de satisfaire les besoins de ses forces armées (sur­
tout pour les avions et les bombes) ; le circuit international ne
s’en trouvait nullement affecté, du moins jusqu’à ce qu’avions
et bombes n’entrassent en action. Préparant une grande entre­
prise d’expansion par la force, l’Allemagne avait besoin de s’as­
surer une base de ravitaillement sur son territoire, d’où le déve­
loppement d’industries de l’aluminium, malgré l’absence sur
le territoire de gisements importants de matière première ;
la bauxite était importée à l’état brut ou à l’état dégrossi
d’alumihe déshydratée, de France, de Hongrie et de Yougo­
slavie \
Les ententes internationales portant sur le contrôle du marché
pour certaines matières premières végétales ou minérales peuvent
améliorer pendant des périodes, qui sont rarement prolongées,
la stabilité des revenus des pays producteurs ; elles sont néan­
moins le champ de tant d’intérêts divergents, par suite des poli­
tiques variées des divers producteurs, qu’il serait difficile de leur
demander de durer. D’abord on n’a jamais vu un accord inter­
venir entre des pays qui soient tous producteurs de la même den­
rée pour les mêmes fins et attachant tous la même importance
à ce produit ; cela rend déjà l’accord ardu et son application
malaisée. Ensuite les producteurs ont trop souvent tendance à
mépriser les consommateurs et à ignorer les possibilités de ces
derniers pour trouver soit de nouvelles sources de ravitaille­
ment soit des produits de remplacement. L’organisation idéale
du marché serait bien entendu celle qui réunirait producteurs et
consommateurs, les ferait tomber d’accord sur les prix « rai­
sonnables » et les quantités à produire. De telles organisations
ont pu parfois fonctionner brièvement, et non sans à-coups, entre
Puissances alliées au cours d’une guerre dont l’effort nécessitait
la mise en commun des ressources. Elles n’ont jamais duré et
elles ont rarement donné satisfaction aux producteurs. Une orga­
nisation logique des relations économiques internationales semble
1. Il existe de nombreux ouvrages sur le cartel de l’aluminium qui a été dé­
fendu en France par son ancien président M. Marlio, et qui a été vivement cri-
t:qué aux États-Unis.
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 169

supposer plus de bonne volonté générale que l’on n’en trouve


de par le inonde.
Le cas d’un autre producteur de matière première qui a lieu
de se plaindre d’un accord intervenu et relativement respecté
à l’échelle internationale pour un produit fondamental à son éco­
nomie, c’est celui de l’Afrique du Sud, premier producteur et
exportateur d’or. Les accords de Bretton-Woods ont fixé un
prix international de l’or-métal par rapport au dollar et les pro­
ducteurs sud-africains se plaignent qu’à ce taux ils ne peuvent
plus guère produire le métal d’une façon rentable. Maintes fois
le gouvernement de l’Union sud-africaine a tenté de négocier,
avec l’appui britannique, une réévaluation du prix de l’or par
rapport au dollar, que les autorités américaines ont refusé en
1949 et en 1950. L’importance des réserves d’or des États-Unis,
enterrées à Fort-Knox, permettent à ce pays de dominer le mar­
ché mondial de ce métal précieux ; le rôle directeur des finances
américaines dans l’économie du monde occidental lui facilite la
direction de ce marché. L’importance de l’or en tant que sym­
bole monétaire dans le monde rend toute variation de son prix
officiel fort délicate, car elle entraîne des répercussions nom­
breuses, lointaines et profondes. A une époque où l’effort tend à
stabiliser la plupart des monnaies, des variations du prix inter­
national de l’or iraient à l’encontre d’une sage politique finan­
cière. Et l’économie sud-africaine doit supporter ces conséquences
du poids politique, à tous égards enviable, de la plus importante
des ressources de son sol.
Les États à production spécialisée ne prospèrent guère qu’en
période d’échanges internationaux très actifs et très libres ;
encore n’est-ce qu’à la condition de ne pas garder trop long­
temps la même spécialité. En période de dépression économique,
les grandes puissances économiques ont tendance à se replier
sur elles-mêmes et, comme une économie spécialisée ne peut
guère le faire, faute d’une diversité suffisante de ressources, elle
doit se lier étroitement à quelque économie plus large qu’elle
vient compléter harmonieusement, ou encore elle doit diversi­
fier sa propre base économique. Telle fut l’évolution générale
des années de crise économique mondiale 1930-1935 : on vit
alors des pays spécialisés dans la production d’un petit nombre
de denrées se trouver dans l’impossibilité d’écouler la plus grande
partie de leurs marchandises. Ils restreignirent la production
des unes, développèrent la transformation et donc la consom­
170 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

mation nationale des autres ; et ils cherchèrent à varier la gamme


de leurs ressources de diverses manières. Ce fut la période des
nationalismes économiques où chaque pays s’efforça de se suf­
fire à lui-même dans la plus large mesure possible. Quelques
grandes puissances commencèrent vers la même époque à orga­
niser leurs économies sur des bases autarciques afin de renforcer
une machine qui devait servir à faire bientôt une guerre d’ex­
pansion, ainsi l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Les grands em­
pires d’Occident comme le britannique et le français, organi­
sèrent en se repliant économiquement sur eux-mêmes des sys­
tèmes de préférence impériale. Dans une telle conjoncture, la
position de pays petits ou moyens, isolés dans un monde aux
horizons rétrécis, n’était pas enviable. Certains d’entre eux s’ef­
forcèrent de se lier à une grande puissance consommatrice de
leurs produits; c’est ainsi que de 1930à 1939 des liens commer­
ciaux étroits se formèrent entre l’Allemagne d’une part et les
pays danubiens producteurs de matières premières ou denrées
alimentaires (Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie) d’autre
part. Un grand exportateur de viande, de blé, de laine et de cuirs
comme l’Argentine commença de s’industrialiser, de même que
le Brésil. L’Uruguay, qui auparavant avait centré son économie
sur l’exportation de viande, éprouvait de grosses difficultés et
souhaitait se lier aussi étroitement que possible avec l’économie
britannique sur les marchés de laquelle il rencontrait pourtant
la concurrence, favorisée par la préférence impériale, des expor­
tations de viande australiennes, sud-africaines et canadiennes.
L’économie libérale du xixe siècle avait produit une division
du travail entre les différentes parties du monde qui ne résista
pas au temps, c’est-à-dire à l’évolution du xxe siècle. La grande
dépression économique, encadrée par deux longues guerres mon­
diales qui rompirent encore plus rudement les systèmes de com­
plémentarité d’antan, détermina une tout autre évolution : on
s’efforce désormais de diversifier les ressources, de ne pas trop
se spécialiser. Bien des pays ont envié la structure dite « équili­
brée » de l’économie française où la persistance d’une riche agri­
culture balançant une économie industrielle qui n’a pas pris
l’essor de celles d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de l’U. R. S. S.
ou des États-Unis, assure un circuit national comportant un mini­
mum d’ouvertures et donc de dépendance envers l’extérieur.
Une économie aussi bien équilibrée, dont l’image plaît à un
esprit ordonné,- est-elle vraiment un avantage politique ? La
\
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 171

France importe relativement peu, par rapport à sa consomma­


tion totale et par tête d’habitant, en temps normal, c’est-à-dire
lorsqu’elle n’est ni en guerre, ni en période de reconstruction,
ni en période de stockage. Depuis 1913, ces périodes dites nor­
males n’ont pas été bien prolongées, mais en admettant qu’elles
puissent l’être, elles comporteront pour la position française à
l’égard de l’étranger une double caractéristique : d’abord un
marché restreint, ce qui rend la France moins intéressante en
tant que cliente et diminue d’autant son influence parmi les pays
vendeurs ; ensuite un barème de prix intérieurs assez indépen­
dant des prix internationaux et qui ne tend pas à être plus bas,
puisque son indépendance signifie un minimum de concurrence.
Cette dernière caractéristique rend les exportations plus diffi­
ciles, si ce n’est pour quelques spécialités (telles que les produits
de parfumerie, les tissus de luxe, les automobiles, les vins de
qualité, etc.). Dans ces conditions l’influence économique exté­
rieure tend à échapper à une économie trop bien équilibrée ; cela
n’aurait sans doute pas d’importance pour une nation au terri­
toire peu étendu, aux responsabilités internationales très réduites,
qui chercherait en somme à se retirer dans une tour d’ivoire poli­
tique. Elle ne correspond guère au rôle qui était celui de la France
pendant la première moitié du xxe siècle. Il est fort possible
qu’une grande partie des difficultés politiques et économiques
que l’Ëtat éprouva depuis 1920 fussent dues en partie à l’équi­
libre si bien ordonné de l’économie française. L’expansion poli­
tique et économique de l’Allemagne le long du Danube et dans
les Balkans, qui se fit en grande partie aux dépens des intérêts éco­
nomiques, politiques et culturels français, fut certes facilitée par
les besoins de l’économie allemande, déséquilibrée par l’essor
de ses industries.
Un élément de déséquilibre général dans l’économie de tous
les États provient de la tendance du progrès économique et tech­
nique de varier les besoins des peuples. « Il est de la nature du
commerce, avait écrit Montesquieu en plein xvme siècle, de
rendre les choses superflues utiles et les utiles nécessaires. »
L’homme a toujours désiré avoir les caprices des autres. Un
caprice crée une mode et la mode des habitudes, donc des besoins
de consommation. Mode, invention et industrie sont proches
parentes. A mesure que les horizons des peuples s’élargissaient,
que les échanges entre les différentes parties du monde s’inten-
sifiaient, des idées nouvelles étaient constamment proposées,
172 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

des besoins nouveaux étaient toujours créés. Que de choses


diverses, de création toute récente, l’individu moderne ne doit-il
pas porter dans ses poches, posséder dans son logis ? Chaque
génération ajoute de ces objets qui sont proclamés indispensables
par l’opinion. Quelle est, par exemple, l’utilité de la cravate ?
Les Européens qui, comme les Américains, portent une cravate,
ne souffriraient pas plus des conditions ambiantes s’ils n’en por­
taient point. Sauf d’une certaine manière pourtant : paraître
en public sans cravate, et en certaines occasions sans certaines
formes spéciales de cravate, c’est un peu déchoir. Une habitude
acceptée par la société, provenant à l’origine d’un caprice, d’une
mode, fait que l’homme a besoin en Occident d’une ou même de
plusieurs cravates. Pour satisfaire ce besoin, toute une industrie,
tout un commerce se sont établis. Ceux qui connurent le dénue­
ment de l’Europe occupée par les Allemands en 1940-1945 ont
alors senti de combien de choses parfois peu utiles, mais toujours
bien agréables, était faite la civilisation matérielle de l’Occident,
comme toute civilisation d’ailleurs. L’homme n’a jamais été
longtemps heureux dans la simplicité. Le stoïcisme a été sans
doute un facteur de puissants bouleversements dans l’histoire,
mais justement parce que les nations peuvent passer seulement
par des accès de stoïcisme, à conditionne faire pendant ce temps-là
des efforts dont elles espèrent obtenir un âge d’or dans un ave­
nir pas trop éloigné. Le « brouet Spartiate » s’accompagne presque
toujours d’une politique de prestige appuyée par de fortes ambi­
tions nationales de tenir, de maintenir, de dominer. Or la pros­
périté signifie de plus en plus de besoins, des ressources de plus
en plus diverses.
Ni l’économie spécialisée ni l’économie équilibrée ne nous
semblent en définitive être de nature à promouvoir la puissance
d’un État dans le monde. La politique est un jeu tout de flui­
dité ; elle demande à être jouée en souplesse ; l’État qui peut
s’adapter à des situations constamment changeantes, qui pos­
sède une économie suffisamment souple, sera celui qui main­
tiendra le plus aisément ses positions. Or l’économie d’une grande
puissance doit pouvoir étendre ou réduire le champ et la nature
de son ravitaillement, sans jamais renoncer à une variété mini­
mum de denrées. Aucune puissance, même la plus vaste d’au­
jourd’hui, même l’immense Commonwealth britannique, ne
pourrait vivre en vase clos sans perdre de sa force. Cette écono­
mie de puissance a également tendance à s’étendre et à s’étoffer
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 173

jusqu’à ce que son poids dans les affaires internationales cor­


responde à ses ambitions. A ce moment par sa masse même,
l’édifice économique gagne en rigidité, perd en souplesse. Le
succès du jour devient ainsi un risque de détérioration pour le
lendemain. On comprend que les destinées des grandes puis­
sances aient eu tant de fragilité et que les empires qui parais­
saient les plus massifs et les plus solides sur la carte, n’aient pas
été les plus résistants à l’épreuve du temps, donc du changement.
Gomme Descartes se demandait, après avoir examiné l’univers
matériel qui l’entourait, si l’on pouvait être certain de l’exis­
tence de « choses autres qu’immatérielles », nous en venons après
ce premier coup d’œil sur la signification politique des ressources
et de leur répartition à nous demander s’il existe une valeur
durable à des ressources autres qu’ « organisationnelles ». Il
semble que l’organisation des plus grands empires a pu se fonder
au départ sur des ressources nationales, tantôt très grandes, tan­
tôt très réduites. Isaiah Bowman remarquait un jour que cer­
tains voyaient la cause de l’expansion mongole au moyen âge
dans des périodes de sécheresse en Asie centrale qui, en rédui­
sant fortement la capacité nutritive des pâturages de ces steppes,
aurait poussé les Mongols à aller chercher ailleurs un complé­
ment de pacages ; d’autres voyaient au contraire la cause du
même phénomène d’expansion politique mongole dans des pé­
riodes pluvieuses en Asie centrale qui, en accroissant les ressources
de ces steppes, auraient fourni la base d’un essor économique qui
permît aux Mongols de déborder leur cadre territorial habituel
et de pousser fort loin. Bowman en concluait avec philosophie
que des causes qui paraissent opposées peuvent ainsi avoir les
mêmes effets.
La réalité est qu’il ne saurait y avoir de relations de cause à
effet aussi simples dans la pratique : s’il en avait été ainsi, n’au­
rait-on pas vu des expansions mongoles continues causées par
toute période météorologique, qu’elle fût pluvieuse ou sèche ;
comme il est bien rare de trouver en climatologie des séries d’an­
nées sèches, on arrive en bonne logique à une expansion continue
et l’on se pose la question : « Pourquoi les Mongols et non pas
d’autres peuples de la steppe ? » La réponse ne saurait faire de
doute : parce qu’à un certain moment de l’histoire les Mongols
ont disposé d’un savoir-faire politique et militaire qui leur a per­
mis de s’assurer assez d’avantages sur beaucoup d’autres peuples
pour les dominer. Ce sont des facultés d’aménagement des res­
174 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

sources, d’organisation de l’espace qui sont les grandes sources


de la puissance économique comme politique. Pour s’en con­
vaincre, il n’est que de considérer l’usage que font de ce qu’on
appelle « leurs ressources naturelles » les grandes puissances de
notre temps.

*
* *

Le caractère le plus frappant de l’économie internationale


au milieu du xxe siècle est sans conteste le degré auquel elle se
trouve dominée par l’économie nationale d’un pays : les États-
Unis d’Amérique. Il est fréquent de voir le fait expliqué aux
États-Unis comme ailleurs par l’immensité et la variété des
ressources naturelles de leur territoire. Une grande partie de ce
territoire est pourtant assez stérile et mérite l’appellation de
« Grand Désert américain ». Une autre partie est couverte de
forêts dont les plus belles essences ont presque disparu, forêt
secondaire, d’ailleurs, et souvent chétive. L’érosion du sol a
causé des inquiétudes graves dans la plupart des régions de la
grande République, et même des migrations qui ont vidé quelques
pays comme ce fut le cas du Dust Bowl après 1936. Si la plus
grande partie des Grandes Plaines est recouverte de sols riches,
la grande culture céréalière qui y règne ne fournit que des ren­
dements peu élevés en moyenne à l’hectare, surtout si on les
compare aux rendements obtenus pour les mêmes céréales en
Europe occidentale ou centrale. Enfin après avoir été l’un des
plus gros exportateurs d’un bon nombre de matières premières
importantes comme le pétrole, le cuivre, les fers et aciers, voici
que les États-Unis deviennent importateurs de ces mêmes mar­
chandises. Nombre d’observateurs de l’extérieur n’ont pas man­
qué de voir dans tous ces signes des indications d’affaiblissement
de la puissance économique du pays par suite de l’épuisement
de tant de richesses naturelles gaspillées, et cela juste au moment
où par leur puissance et leur richesse les États-Unis accédaient
à une situation de primauté presque incontestée dans le monde,
et en tout cas en Occident.
Ces opinions fort répandues et souvent citées méritent que
l’on s’y arrête un peu. Il est certain que, depuis les débuts de la
colonisation européenne en Amérique du Nord, les ressources
matérielles mises en valeur sur ce continent ont été utilisées
largement, généreusement. Fût-ce un gaspillage ? il faudrait
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 175

savoir ce que c’est que gaspiller... Si ce gaspillage a permis la


prospérité des habitants et la puissance de la nation, il ne con­
viendrait peut-être pas de le qualifier ainsi. Il est certain que les
Américains ne seraient pas parvenus à un niveau de vie aussi
élevé et que tant de peuples leur envient aujourd’hui s’ils avaient
usé avec parcimonie des matières qui s’offraient à eux. Il n’existe
peut-être pas de liaison économique ou statistique entre les salaires
élevés des ouvriers américains et l’insouciance apparente avec
laquelle ce peuple a sacrifié ses plus belles forêts à des besoins
momentanés, mais il existe certainement un lien psychologique
entre ces deux phénomènes économiques. M. André Siegfried
l’a bien noté en écrivant dans la conclusion de son livre Les États-
Unis d'aujourd’hui (1927) :

Au point de vue économique l’Amérique est saine : sa prospé­


rité, en dépit de crises périodiques, repose sur une abondance
énorme de ressources naturelles, sur une efficacité hors de pair
de la production organisée... ; vue des États-Unis, l’Europe appa­
raît comme un pays de pauvres, l’Asie comme un continent de
misérables... L’Europe gaspille les hommes et épargne les choses,
l’Amérique gaspille les choses, mais épargne les hommes... Jamais
dans l’histoire pareille convergence de forces sociales n’avait été
réalisée, ni sur une pareille échelle, ni avec une telle intensité.
L’originalité est moins encore dans le volume de la richesse créée
que dans le puissant dynamisme humain qui d’un élan unanime
la fait jaillir.

Cette « convergence des forces sociales » pétrissant la matière


n’a pas été insensible aux conséquences de l’usure de certaines
ressources : dès les années 1860-1890, tout un mouvement de
pensée se dessinait dans les universités américaines en vue d’une
doctrine de « conservation des ressources » ; sous la présidence
de Théodore Roosevelt ces préoccupations gagnaient le gouver­
nement fédéral ; elles commençaient à y être mises en œuvre
lors des présidents Herbert Hoover et surtout Franklin D. Roo­
sevelt. Elle s’est accentuée depuis la guerre de 1941-1945, non
seulement par suite de l’épuisement de quelques gisements im­
portants, mais parce que les États-Unis se sont aperçus qu’ils
concentraient sur leur territoire trop de ressources par rapport
à ce dont disposait le reste du monde. Leur politique à l’égard
de certaines matières premières est tout à fait caractéristique à
cet égard. Ils ont préféré importer des minerais en grande masse
au lieu d’essayer de mettre en valeur d’autres gisements par­
faitement exploitables qu’ils connaissaient sur leur territoire
176 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

national, afin de ne pas se suffire à soi-même dans une trop forte


proportion. Au lendemain de la guerre, les États-Unis pouvaient
vraiment se proposer une économie fermée, assez bien équili­
brée avec un minimum d’ouvertures sur les circuits internatio­
naux. Les progrès de la chimie moderne leur avaient permis de
faire un peu de tout à partir de n’importe quoi : du caoutchouc
synthétique à partir du gaz naturel, du nylon et d’autres plas­
tiques, remplaçant des fibres textiles ou du fer blanc, à partir
du charbon, tout en développant les cultures du coton de type
égyptien, des arachides, de l’olivier, des graines de tung, du soja,
sur leurs terres. On se demandait ce que l’Amérique pourrait
bien trouver à acheter après la guerre à un monde qu’elle avait
en grande partie équipé et en partie nourri pendant les dernières
années de la guerre. L’Amérique, sachant que sa destinée n’était
pas de se retirer dans une tour d’ivoire, mais d’assumer de nou­
velles responsabilités, décida de réduire son indépendance éco­
nomique. Très vite, elle redevint une grande importatrice de
caoutchouc naturel, d’étain, de soie, de bois et pâte à papier,
d’oléagineux, de produits de luxe. Cela ne suffisait point à assu­
rer un commerce volumineux : il fallait donner d’autres moyens
aux pays étrangers de vendre aux États-Unis afin de leur pro­
curer des dollars avec lesquels ils achèteraient des produits amé­
ricains. On se mit à faire des plans pour importer encore, et en
grandes quantités, des minerais bien plus importants que l’étain
ou le nickel : ce fut le cas du cuivre, du fer, de bien d’autres.
Le cas du minerai de fer mérite examen. On voit arriver aujour­
d’hui presque à épuisement le magnifique gisement de minerai
de fer à haute teneur des Monts Mesabi, en Minnesota, qui four­
nissait ces trente dernières années la quasi totalité des minerais
absorbés par les hauts-fourneaux américains. Au cours des dix
dernières années, la consommation de la sidérurgie américaine
fut énorme, approchant, et certaines années dépassant, 100 mil­
lions de tonnes de ce minerai à très forte teneur. D’une manière
générale les États-Unis consomment des quantités énormes de
produits sidérurgiques : par le poids des masses manipulées, la
sidérurgie est de loin la plus grosse industrie américaine. Ainsi
la produotion annuelle de coke métallurgique se tient au voisi­
nage de 60 millions de tonnes ; celle de l’acier, après avoir oscillé
de 30 à 80 millions de tonnes de 1935 à 1945, approche de 100 mil­
lions de tonnes en 1951. On conçoit l’importance des intérêts
mis en jeu, le volume des transports à effectuer, d’autant plus
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 177

que la plupart des centres sidérurgiques se dispersent entre la


côte atlantique et les Grands Lacs, alors que le minerai vient
surtout de l’extrémité occidentale de ces Lacs. Changer de source
de ravitaillement en minerai signifiait dans ces conditions toute
une révolution économique. On avait bien vu se fonder quelques
foyers de sidérurgie indépendants des minerais du Mesabi : ceux de
Birmingham en Alabama, de Fontana en Californie, de Geneva
en Utah, et de Baltimore sur la côte atlantique, mais ce n’était
que de petites choses dans l’ensemble. L’épuisement menaçant
de l’hématite du Lac Supérieur posait une bien plus grave ques­
tion : où trouver du minerai en quantité et qualité appropriées
pour la remplacer ?
Il fallait que ce ne fût pas trop loin des grandes installations
métallurgiques du Middle-West des Lacs, car on ne déplace pas
aisément une sidérurgie de cette taille, il fallait aussi que ce fût
du minerai de haute qualité et dont la teneur en fer et autres
éléments n’obligeât pas à la refonte du système industriel. Les
États-Unis, comme d’ailleurs la Suède, l’U. B. S. S. et quelques
autres pays riches en minerai de fer de qualité, n’admettent pas
comme utilisables des minerais de faible teneur du type de la
minette lorraine. Ils possèdent bien en Minnesota et ailleurs
d’immenses gisements de tels minerais que bien des puissances
d’Europe occidentale pourraient leur envier, mais ils ne les uti­
lisent guère. D’ailleurs il faudrait, même si la technique de l’in­
dustrie n’en était pas autrement modifiée, concevoir des trans­
ports doubles ou triples de minerais vers les hauts fourneaux
pour produire les mêmes quantités de fonte et d'acier si l’on uti­
lisait ces minerais pauvres. La teneur différente en impuretés
causerait bien d’autres ennuis. Il apparut bien préférable de réa­
ménager le système pour importer des minerais de qualité de
l’étranger ; on découragea en pratique les efforts faits pour obtenir
un minerai national remplaçant celui du Mesabi épuisé.
Toute une politique de recherche de concessions et de mise en
valeur de gisements fut alors entreprise par les grandes sociétés
sidérurgiques américaines en Amérique latine. Dès avant la
guerre, le Chili avait ravitaillé les usines de la Bethlehem Steel
à Baltimore ; on équipa encore des gisements au Vénézuéla sur
l’Orénoque ; on s’intéressa à un vaste et riche gisement au La­
brador ; on importa aussi des minerais de. Suède et des posses­
sions françaises et anglaises d’Afrique occidentale. Un vaste
programme prévoit la construction de nouvelles usines sidérur­
178 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

giques sur la côte atlantique et le ravitaillement par eau ou par


fer des usines du Middle-West en minerais importés à partir des
rivages atlantiques. Il se dessine ainsi d’énormes courants de
commerce nouveaux qui transporteront sur l’Océan vraisem­
blablement des dizaines de millions de tonnes de riches mine­
rais d’ici peu d’années. On voit ainsi se créer de nouveaux centres
de commerce, toute une nouvelle flotte destinée à ces transports.
Une évolution semblable se dessine pour le cuivre qui est im­
porté déjà en quantités fort substantielles (jusqu’à un million
de tonnes) provenant du Canada, du Mexique, du Chili, mais
aussi d’Afrique. Il en est de même pour la bauxite, le plomb, le
zinc, le tungstène, le manganèse, et un grand nombre de mine­
rais utilisés en moindres quantités. Enfin le cas du pétrole est
fort bien connu. En tout cela l’économie américaine devient
de plus en plus dépendante de l’étranger pour son ravitaillement.
Il est possible qu’elle soit ainsi amenée à prendre un intérêt de
plus en plus actif dans la situation existant dans les régions où
elle se fournit. Ces régions étant de plus en plus nombreuses et
de plus en plus répandues de par le monde, la politique améri­
caine semble préférer aujourd’hui pouvoir jouer sur un clavier
aussi large que possible, plutôt que de se concentrer sur quelques
pays choisis. Elle préfère établir sa prospérité sur des relations
internationales aussi larges, aussi variées et aussi étendues que
possible, et non pas sur le contrôle de quelques territoires parti­
culièrement bien pourvus ou situés. On s’écarte ainsi du prin­
cipe du Pacte colonial ou des Navigation acts britanniques, pour
envisager une expansion, il est vrai planifiée ou au moins inspi­
rée, des échanges internationaux. Les règlements restrictifs de
la liberté du commerce que la Grande-Bretagne voulut, de West­
minster, imposer à ses colonies d’Amérique au xviii® siècle,
causèrent la guerre d’indépendance des États-Unis. Les mono­
poles de la Hanse causèrent les expansions maritimes hollandaise
et britannique. Les États-Unis ont grandi grâce et par l’appli­
cation d’une législation libérale quant aux échanges, et hostile
aux monopoles. Ils craignent les effets lointains des restrictions
aux libertés économiques. La politique économique interna­
tionale sous une telle direction peut prendre des formes assez
neuves.
L’expert aime juger sur précédents. Les économistes penchés
sur les grandes lignes de cette politique américaine, ont cherché
des situations similaires dans le passé d’autres États ; selon un
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 179

penchant compréhensible à étudier d’abord le cas britannique


parmi ceux de l’étranger, les Américains trouvèrent le cas de la
révolution industrielle en Angleterre avec ses Corn laws et la
libération des échanges extérieurs sous l’impulsion de Cobden
et de la doctrine de Manchester. Comme l’Angleterre d’alors,
les États-Unis d’aujourd’hui deviennent le grand foyer bancaire
et industriel du monde ; ils occupent dans les airs et sur les mers
une place qui rappelle celle de la marine britannique sur les
océans dans la première moitié du xixe siècle. Us s’aperçoivent
qu’il leur faut, à la fois parce que ce serait moins cher et parce
que ce serait de bonne politique, importer plus pour pouvoir
exporter plus. Ils ne peuvent réduire leur production agricole,
comme le firent alors les Britanniques : le farm block est trop puis­
sant au Congrès et les récoltes américaines sont si souvent excé­
dentaires par rapport à la consommation nationale qu’on sait
à peine où stocker les surplus. Mais on peut encourager les impor­
tations de minerais et de quelques matières végétales ; encore
ne faudrait-il pas que les fournisseurs en profitent pour extor­
quer des prix trop élevés ; on peut contrôler ces prix ou les con­
ditions de vente, soit en faisant pression à la source, soit en orga­
nisant des conditions de concurrence qui décourageront la hausse
des prix. Des deux solutions, les Américains préfèrent la seconde
et, pour encourager la multiplication des sources de production
de par le monde, ils n’hésitent pas à investir des capitaux con­
sidérables dans l’équipement des pays amis ou des territoires
encore peu développés. Si cette politique durait et réussissait,
on observerait en vérité une nouvelle révolution industrielle et
commerciale au xxe siècle.
La conservation des ressources n’est pas une conception pu­
rement limitative ; elle a provoqué dans le domaine agricole une
révision des techniques, et des changements fort intéressants
qui amenèrent d’autres pays à découvrir leur besoin de mesures
semblables, ainsi l’U. R. S. S. appliquant dans le bassin inférieur
de la Volga des mesures de conservation du sol et de boisement
de la steppe qui rappellent fort les pratiques des Grandes Plaines
semi-arides aux États-Unis. La conservation du sol, des eaux,
de la faune, appartient au domaine de la politique économique
intérieure, à la rééducation des populations rurales, et ne rejail­
lit guère sur les relations internationales. Elle fait partie cepen­
dant d’un tout psychologique, d’une certaine attitude des nations
à l’égard des ressources potentielles de leur territoire.
180 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

Si nous quittions maintenant les États-Unis, pour considérer


le cas de l’autre « super-puissance » du jour, l’Union Soviétique»
nous trouverions une politique économique bien différente.
La Russie n’avait pas participé beaucoup à l’industrialisation
européenne du xixe siècle ; elle était restée à l’écart des grands
systèmes commerciaux des puissances maritimes. Elle n’y avait
guère participé qu’en tant que terrain d’exploitation pour ces
dernières ; et elle en avait conçu quelque rancœur. La Révolution
bolchévique avait été dans une certaine mesure un geste de ré­
volte contre l’Occident dans le dessein de se débarrasser de ces
ingérences de l’extérieur, de ces exploitants étrangers, et de
refaire son économie en toute indépendance. Le Gouvernement
soviétique a donc tenté de faire rattraper à l’U. R. S. S. le temps
perdu en lui faisant chausser les bottes de sept lieues de l’indus­
trialisation, qui s’appelèrent les plans quinquennaux. Malgré
les destructions subies du fait de la guerre de 1941 à 1944, de
grands progrès furent accomplis.
La tension politique actuelle ne permet plus aux Soviets de
reprendre les slogans si souvent répétés lors du premier plan
quinquennal dans la presse et dans les manifestations sovié­
tiques : « Égalons l’Amérique ! Dépassons l’Amérique ! » mais le
but de la course demeure bien celui-là. Pourtant, selon les sta­
tistiques de 1950 qui lui sont les plus favorables, l’U. R. S. S.
était encore loin de pouvoir s’égaler aux États-Unis dans le
domaine industriel. Disposant de territoires plus vastes et non
moins variés, d’une population plus nombreuse et moins entraî­
née au travail industriel, mais en revanche bien plus frugale,
l’U. R. S. S. ne pourrait sans doute compenser le retard pris
entre 1620 et 1920 que si, un jour, l’effort américain se ralen­
tissait, si le dynamisme insufflé par la foi soviétique aux popu­
lations de l’Union dépassait en intensité et en efficacité la « con­
vergence des forces sociales » aux États-Unis.
Nous en venons ainsi à ne pouvoir estimer les ressources, qu’elles
soient espace territorial, fertilité du sol, chiffre de la main-d’œuvre,
masse et variété des gisements minéraux, qu’à travers les struc­
tures sociales des nations qui en disposent. Nous retrouvons là
l’importance de l’iconographie, de la cohésion morale, de l’or­
ganisation politique sous les chiffres et les faits de la soi-disant
étude économique. De tout petits peuples ont pu ainsi bâtir,
en partant de presque rien, de grands empires, des métropoles
économiques. Il n’est sans doute pas de meilleur exemple dans
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 181

le monde et dans l’histoire que le sort de la Hollande, ce marais


qui n’est même pas très vaste mais qui est assez bien situé au
débouché du Rhin. On a pu dire que son sol, plus que de sable
et d’argile, était fait du sang et de la sueur de ses habitants, de
leur matière grise aussi, de leur ténacité. La Zélande a été définie
« un chef-d’œuvre de maçonnerie ». Le travail se poursuit : on
assèche le Zuyder Zee, on pompe dans des lacs situés assez loin
le sable dont on fait le soubassement des faubourgs d’Amsterdam,
on importe des Ardennes ou de Norvège des pavés, on reconstruit
artificiellement tout le territoire national; jadis on acheta des
forêts entières d’Allemagne pour en étayer les fondations des
maisons d’Amsterdam. Et d’où vient cette richesse ? De la vente
de harengs savamment salés à travers l’Europe, du commerce
sur le Rhin, du commerce des épices, de la navigation circum-
africaine, du raffinage du pétrole à Curaçao, de l’exportation
de techniques diverses, depuis celles du drainage et du contrôle
des eaux jusqu’à celles des appareils électriques, enfin de la mise
en valeur de l’archipel indonésien.
Allons en d’autres pays d’Europe à niveau de vie élevé : en
Suède ou en Suisse, nous les trouverons plus préoccupés de la
législation internationale des brevets et autres formes de « pro­
priété immatérielle » que des prix du charbon, du coton ou de
l’acier. La prospérité des nations semble de moins en moins liée
à la possession directe de territoires aux riches sols agricoles ou
aux gros dépôts de charbon ou de minerais.

*
* *

Il n’y a pas bien longtemps pourtant que la querelle des ma­


tières premières fit couler beaucoup d’encre et même, semble-t-il,
de sang. Aujourd’hui encore, en 1951, de graves inquiétudes
assaillent les chancelleries et les esprits avertis lorsque des dif­
ficultés se produisent dans les pays gros producteurs de pétrole.
Puisqu’il faut examiner le cas des matières premières en poli­
tique générale, prenons la plus politique de toutes, le pétrole,
dont on a dit qu’elle avait causé bien des guerres et des révo­
lutions.
De toutes les matières premières, le pétrole est la plus liée au
territoire qui la recèle, parce qu’il n’est guère possible à une
grande puissance de faire des stocks adéquats de pétrole autre­
ment qu’en obtenant la garantie de pouvoir puiser dans des
Jean Gottmànn. — La politique des États et leur géographie. 13
182 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

poches souterraines qui en contiennent. La consommation d’une


grande puissance d’aujourd’hui en produits pétroliers se chiffre
en dizaines de millions de tonnes par an : la France, qui n’en
utilise relativement pas énormément, a besoin de plus de 15 mil­
lions de tonnes par an et voit le chiffre croître chaque année.
Pour l’U. R. S. S., il faut bien 40 à 50 millions de tonnes, pour
les États-Unis, près de 300 millions de tonnes par an. Le pétrole
étant un liquide léger, ne peut être gardé que dans des récipients
étanches que l’on préfère ne pas faire trop grands, de façon à
limiter les dégâts éventuels du feu pour un liquide très facile­
ment inflammable. L’immensité des réservoirs à construire et
à entretenir pour mettre en stock ne fût-ce qu’une année des
besoins en pétrole des États-Unis suffirait à faire dresser les
cheveux sur la tête de tout constructeur, de tout financier, de
tout homme d’État. L’utilisation du pétrole exige une circula­
tion constante, un écoulement bien organisé du puits producteur
au consommateur qui le brûle, avec seulement quelques réser­
voirs en route pour assurer la régularité du débit. On n’imagine
pas une grande puissance privée de pétrole pendant quelques
années. Le pétrole est devenu le carburant essentiel des trans­
ports sur route, sur mer et dans les airs. La pénurie de pétrole
dans l’empire d’Hitler fut une de ses principales faiblesses,
malgré les immenses stocks trouvés en Europe occidentale en
1940, malgré le rationnement strict de la consommation, mal­
gré une production de pétrole naturel en Europe centrale (sur­
tout en Roumanie) et de pétrole synthétique en Allemagne,
malgré une circulation terrestre fondée sur l’utilisation de la
houille; une situation semblable affecta l’empire japonais de
1942 à 1945.
L’un des meilleurs connaisseurs de la géographie et de la po­
litique du pétrole dans le monde, M, Herbert Feis, du Départe­
ment d’État, a écrit que « le Japon hésita longtemps à se ris­
quer à entrer en guerre, parce qu’il n’était pas certain de pouvoir
se procurer du pétrole en suffisance... L’embargo américano-
britanno-hollandais imposé en 1941 l’obligea à choisir entre
la retraite ou une rapide attaque, avant que les réserves soigneu­
sement accumulées n’aient été grandement réduites » *. La
nécessité d’économiser les produits pétroliers influença aussi,
remarque le même auteur, toute la stratégie des Puissances de
1. Voir le' recueil World Geography of Petroleum, publié par l’American
Geographical Society, New York, 1950, p. 392-404.
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 183

l’Axe : elle obligea souvent à garder au port des escadres qui en


consommaient beaucoup, et surtout elle poussa l’Allemagne à
étendre démesurément son front oriental dans son effort d’at­
teindre les champs pétroliers du Caucase, et de même le Japon
fut poussé dès le début à s’emparer des champs pétroliers
d’Indonésie. La capacité des Alliés d’être partout bien ravitaillés
en produits pétroliers et même de couper les fournitures éven­
tuellement à des puissances qui ne leur étaient pas assez favo­
rables, fut un grand facteur de succès. La menace de couper le
pétrole à l’Espagne par un accord anglo-américain influença
en 1940 la décision prise à Madrid de ne pas entrer en guerre
aux côtés de l’Allemagne. Le contrôle de la distribution du pé­
trole dans le monde est donc une arme politique efficace.
Or, le gros de la production pétrolière est localisé dans deux
régions du monde : autour de la Méditerranée américaine (golfe
du Mexique et mer des Antilles) d’une part, au Moyen-Orient
(de la région caucasienne à la mer Rouge) d’autre part. En dehors
de ces deux régions il n’est que quelques gros centres aux États-
Unis (Californie en particulier) et une poussière de régions pro­
ductrices, de l’Arctique canadien à Bornéo et de la Patagonie
à Sakhaline. Très peu de pays produisent sur leur territoire
tout le pétrole dont ils ont besoin : les États-Unis, le Mexique,
le Vénézuela, la Colombie, le Pérou et quelques autres pays
d’Amérique latine, puis l’U. R. S. S., la Roumanie, la Hongrie,
l’Iran, quelques pays arabes, l’Indonésie et Bornéo. Tous les
autres doivent importer la plus grande partie et souvent la tota­
lité de leurs besoins. Or, en dehors de l’orbite soviétique, la quasi
totalité de la distribution internationale est assurée par un petit
nombre de grandes sociétés américaines et britanniques, avec
dans quelques cas une participation hollandaise ou française.
Le ravitaillement de la plus grande partie du monde est donc
assuré par un concert anglo-américain.
Le système de ravitaillement consiste surtout dans l’outillage
assurant l’écoulement : pipe-lines, navires-citernes, réservoirs,
raffineries, réseaux de distribution aux consommateurs, plus
encore que dans les concessions de champs pétroliers et la pro­
priété des puits. Pourtant, pour forer ceux-ci, il faut disposer
de techniciens compétents et d’une grande quantité d’un outil­
lage très spécial. Si ces deux éléments manquent, il est bien dif­
ficile de mettre en valeur un gisement. La politique du matériel
de forage, des techniciens, des pipe-lines et des raffineries déter­
184 politique et géographie

mine l’écoulement du pétrole. Monter tout un tel système se


révèle à l’expérience bien plus difficile que de trouver un gise­
ment. En dehors des États-Unis, les compagnies de pétrole ont
pu choisir leurs sources de ravitaillement. Lorsqu’un pays refu­
sait des conditions d’exploitation sur son territoire que les com­
pagnies jugeaient convenables, on allait ailleurs. On a cru long­
temps que le pétrole était rare et ne se trouvait qu’en quelques
rares endroits du globe. Les sources de pétrole se sont multi­
pliées de par le monde ; la richesse des gisements est certes fort
inégale, mais il est toujours difficile d’en juger tant il entre d’élé­
ments techniques complexes, qui peuvent s’orienter selon la
politique des grands distributeurs, dans son exploitation. Il fut
admis à certaine époque que les gisements mexicains s’épui­
saient tant leur débit baissait ; on sait aujourd’hui que cette
baisse de la production fut voulue par les compagnies mécon­
tentes de la politique du Gouvernement mexicain à leur égard.
On en vint à voir le président Cardenas nationaliser les champs
de pétrole et ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la
production put se mettre à remonter sensiblement. Entre tant
le Vénézuela avait remplacé le Mexique et pris un développement
énorme. Si des difficultés graves se faisaient jour au Vénézuela,
ce qui ne paraît guère probable, sans doute verrait-on la Colom­
bie ou peut-être le Canada venir le relayer.
La nationalisation par l’Iran des installations de l’Anglo-Iranian
Company en ce pays causa en 1951 une tension grave. Le cas de
l’Iran présente des difficultés plus aiguës que celui du Mexique : la
nationalisation se produisit à un moment où la production de
l’Iran était en pleine expansion et l’une des premières du monde,
alors qu’au Mexique la nationalisation n’intervint qu’à un moment
où les compagnies avaient pris la précaution de la faire fortement
baisser ; le coup fut donc plus imprévu ; mais surtout le fait se
produisait dans l’un des États-clés de la célèbre zone de marches
qui borde en Asit la frontière de l’U. R. S. S.; l’Iran pouvait
utiliser sa position’géographique pour causer un choc des deux
grands clans politiques de l’époque. L’U. R. S. S. avait convoité
une participation aux richesses pétrolières de l’Iran depuis
longtemps. Si la nationalisation ne donna pas lieu à un conflit
plus ouvert, ce fut sans doute que les Grandes Puissances
ne souhaitaient pas se servir à ce moment du prétexte qui
s’ofïrait. Le moment fut peut-être fort astucieusement choisi
par les autorités iraniennes pour obtenir le maximum
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 185

d’avantages avec un minimum de risques dans les négociations.


Les grandes sociétés américaines et anglaises de pétrole sont
devenues, en raison du semi-monopole qu’elles détiennent sur
la distribution d’une denrée nécessaire, des sortes de puissances
politiques ; ou plutôt, elles se sont trouvées associées de plus
en plus étroitement à la politique de leurs gouvernements, pour
lesquels elles sont un outil précieux et sans lesquels ces sociétés
se seraient trouvées dans une situation vulnérable. Le pétrole
semble bien être au xxe siècle pour la puissance américaine ce
que le charbon fut à la Grande-Bretagne au xixe. Mais il importe
d’observer que cette puissance réside moins dans l’abondance
du produit sous le territoire américain que dans le réseau de
distribution organisé en dehors des frontières. De même il est
permis de suggérer que le charbon ne fut un atout aussi puissant
aux mains des Britanniques du siècle dernier que parce que l’équi­
pement de leurs mines se produisit au moment où, pendant
les guerres de la Révolution et de l’Empire, la Grande-Bretagne
avait mis au point un réseau de positions outre-mer, de contacts
commerciaux, de surveillance des routes océaniques, qui lui
assura tout de suite un semi-monopole de distribution du charbon
à travers le monde. Plus tard d’autres centres d’extraction appa­
rurent, se multiplièrent et se dispersèrent sur les continents,
mais il fallut longtemps avant qu’une concurrence fortement
organisée, l’allemande, ne vint troubler le système britannique
de répartition.
Le pétrole a pu être la raison d’un certain nombre de petits
conflits locaux. On a pu prétendre que les rectifications de fron­
tières entre le Pérou et l’Équateur, par exemple, se firent surtout
à l’avantage du premier État parce que la compagnie pétro­
lière qui y fonctionnait était plus influente que celle qui domi­
nait le marché équatorien. On peut voir encore des « limites
de concessions pétrolières » dans le tracé de certaines frontières
entre les pays arabes ; on peut soupçonner des projets de pipe­
lines et des rivalités de compagnies à l’arrière-plan de certains
événements politiques du Moyen-Orient. Tout cela ne donne
pas au pétrole en tant que matière première inerte un rôle fatal
dans les grands courants des relations internationales. Il est
probable que les pays arabes du Moyen-Orient doivent à leur
richesse en pétrole l’intérêt que leur portent les Puissances anglo-
saxonnes. Mais elles doivent encore plus cet intérêt à leur situa­
tion géographique générale à une convergence de continents, à
186 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

leur voisinage avec l’U. R. S. S., à leur structure politique et


sociale qui paraissait jusqu’ici simpliste et aisément orientable,
faisant croire que les exploitations de leurs richesses géologiques
causeraient moins de problèmes locaux qu’en des pays évolués.
Il n’est pas certain qu’à la longue ces richesses bien utiles à
d’autres pays, profitent à l’indépendance politique des pays
arabes ni à la puissance des dynasties ou des partis qui crurent
pouvoir les utiliser facilement. Au Venezuela, qui est le second
producteur et le premier exportateur de pétrole du monde (quelque
70 millions de tonnes par an presque entièrement exportées),
on parle souvent de « la malédiction du pétrole » : cette immense
richesse a ruiné toutes autres activités économiques dans le
pays, son agriculture, son élevage, jadis prospères ; l’évolution
a accru le paupérisme, l’instabilité dans les masses populaires,
si bien que les Américains s’en sont émus et ont élaboré des pro­
grammes pour reconstituer dans ce pays, où la richesse coule
à flot et où le gouvernement ne sait que faire de tous les revenus
que lui procure le pétrole, des genres de vie convenables pour
la population.
Telle est la position actuelle du pétrole ; c’est une situation
assez exceptionnelle, qui existe par périodes dans l’histoire pour
quelques matières premières. Lorsque d’autres sources d’énergie
auront remplacé ou complété le pétrole dans ses usages actuels,
surtout dans les transports, on verra peut-être les sources de
l’énergie nouvelle, atomique ou autre, servir à leur tour d’arme
politique, à condition que leur distribution ou les techniques
d’utilisation soie.'t également concentrées aux mains d’un petit
nombre de puissances.
Il reste à nous demander si, en dehors des sources d’énergie,
une autre matière première pourrait servir de moyen de contrôle
ou de pression politique. On aurait pu penser au fer, mais les
minerais sont trop communs, trop répandus dans le monde, et
les techniques trop bien connues. Le manganèse a pu être envisagé,
parce que les gisements importants de ce minerai sont assez
peu nombreux et que la distribution pourrait en être assez aisé­
ment organisée : or, le manganèse est une composante quasi
essentielle de la grande masse des aciers de qualité. Sans ces
aciers, on conçoit mal la possibilité d’armements importants.
Mais le manganèse peut se remplacer dans ce rôle par de nom­
breux autres métaux ferreux dont on n’utilise encore que des
quantités plus faibles tant que le manganèse s’obtient facilement.
répartition des ressources et besoins des états 187

Il semble vraiment que pour servir à une pression politique de


façon efficace, une matière première doit agir sur les moyens
de circulation. Nous retrouvons là un refrain déjà familier.

Les ressources exercent donc une influence sur la politique


par la manière dont elles sont réparties. La puissance politique
d’une nation dépendra ainsi des facultés de déplacement dans
l’espace et de déplacement à l’intérieur des cycles naturels dont
elle disposera. Ces facultés se ramèneront en grande partie, en
termes concrets, à l’organisation de la circulation (ce qui fera
de la ^position du territoire une ressource importante entre
toutes pour qui saura la mettre en valeur) et aux techniques
en général.
Les techniques sont l’ensemble de moyens dont une commu­
nauté peut disposer pour échapper aux conditions physiques
du milieu local. Il est beaucoup de techniques et il ne semble
pas qu’elles soient toutes outillage matériel ni brevets définis­
sables. L’historien anglais Arnold Toynbee, dans ses travaux
d’interprétation de l’histoire, définit les civilisations et les classes
selon leur bagage de techniques. C’est là en histoire et plus encore
en archéologie un critère commode. Il ne se justifierait pleine­
ment, nous semble-t-il, qu’en englobant dans les techniques
aussi les méthodes d’organisation économique, politique et so­
ciale. On pourrait alors considérer que la technique des investis­
sements, de la réglementation des échanges, de la réglementation
du travail, de l’organisation de la société, de l’enseignement,
ont été tout aussi importantes dans le destin et les formes d’une
civilisation que les méthodes de cultiver le sol ou de confection­
ner les vêtements. A la base des techniques ainsi largement conçues,
on trouverait les symboles originaux de la communauté, ce qui
évolue le moins, l’iconographie en somme. Ce serait peut-être
une façon de lier les conclusions spiritualistes de M. Toynbee
à sa méthode de classer les civilisations par les techniques. Puisque
l’ensemble de ces techniques est si important qu’il constitue
tout l’essentiel des civilisations, et si le but en est d’échapper
à l’emprise du milieu local, il apparaît que l’eiïort de l’homme
depuis les temps préhistoriques aurait porté vers une éternelle
tentative d’évasion. En s’efforçant d’aller plus loin, plus haut,
l’homme n’a pu faire qu’intensifier les circuits à l’intérieur de
1S8 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

l’espace qui lui était accessible, espace qu’il a ainsi organisé,


différencié, compartimenté. Tout ce qui peut servir cet instinct
de déplacement, d’évasion, d’aventure est ressource. Cette der­
nière notion est donc, elle aussi, d’une grande fluidité.
L’importance de l’espace dans l'effort de déplacement a pu
créer le sentiment qu’en possédant plus de « place au soleil »,
on était plus puissant, on pouvait aller plus loin, on pouvait
dominer les autres. Les contacts avec d’autres communautés
que celle dont on était originaire créaient des besoins nouveaux.
A cet égard, les États, menés par des hommes, réagissent selon
la psychologie des individus : les gouvernants veulent assurer
à leur État ce que celui-ci n’a pas, mais que l’on sait exister
chez les autres. De là la fécondité des contacts, des échanges,
mais aussi la virulence des convoitises et des jalousies. Celles-ci
ne se tempèrent guère que sous l’effet de certaines forces morales
enracinées dans l’iconographie nationale ou religieuse des
peuples.
La répartition des ressources est peut-être le but le plus cons­
tant, le plus certain, de la politique internationale. L’organisation
du monde compartimenté qui nous préoccupe n’exige-t-elle pas
une répartition équitable des moyens d’existence entre les divers
compartiments ? Sa>;s doute ; mais la politique serait chose
bien simple si la phrase qui précède était aussi claire qu’elle
peut sembler. Qu’est-ce qu’un moyen d’existence ? La possi­
bilité d’exister, c’est-à-dire de survivre ? Certes non ; adopter
une telle attitude serait renoncer à la civilisation, au progrès,
ramener l’humanité à la condition d’une espèce animale quel­
conque. De cette condition les hommes n’ont cessé de s’évader,
de s’éloigner. Mais alors quelle serait pour une communauté
humaine le genre de vie équitable ? le sien d’abord, mais orga­
nisé de manière à n’avoir rien à envier aux autres. On conçoit
ainsi que le progrès soit le résultat d’une faim insatiable et que
les nations aient tendance à s’endormir ou à se contenter de
veiller sur leur lauriers lorsqu’elles parviennent à distancer les
autres dans cette course dont on n’aperçoit guère le terme. Or,
quiconque s’attache à poursuivre celui qui l’a dépassé avance
plus vite d’ordinaire que celui qui ne voit personne en avant de
lui. Cette psychologie assez simple de la compétition se retrouve
dans les rivalités entre nations sous une forme sans doute plus
complexe, mais elle permet encore de comprendre pourquoi les
contacts entre nations sont un facteur de progrès, pourquoi dans
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS 189

l’isolement un peuple a tendance à s’endormir et aussi pourquoi


« qui n’avance pas recule ».
Comment répartir alors également, dans un monde différencié
et inégal au départ, les ressources utiles de façon équitable ?
Comment faire admettre comme équitable un partage quel qu’il
soit, puisque toute communauté crée des ressources par ses fa­
cultés d'organisation et que celles-ci varient d’une nation à l’autre,
d’une époque à l’autre et ne sont ni aisément transmissibles ni,
encore moins, partageables en vertu d’un accord. C’est à la fois
dans la psychologie humaine, dans la nature même des res­
sources et dans l’organisation spatiale de l’univers que résident
les trois facteurs d’inégalité et même, selon la théorie morale,
d’injustice entre les peuples. Injustice ou justice au contraire ?
chaque peuple obtenant ce qu’il mérite selon ses vertus d’or­
ganisation, ses positions acquises par des efforts passés. On sort
là de la morale politique pour entrer dans la métaphysique. La
morale internationale consiste à permettre le changement, à
empêcher qu’en vertu de positions acquises un peuple ne s’assure
trop d’avantages sur d’autres ; mais elle exige aussi que l’on
assure à chaque État la possibilité de conserver ce que dans le
passé il a pu acquérir. Jusqu’ici le grand effort de la jurispru­
dence internationale a porté sur un seul aspect du problème :
éviter dans la mesure du possible l’emploi de la violence. Ce que
nous venons de dire de l’inégalité entre États inscrite dans la
nature même de l’habitat humain, et d’une inégalité en perpé­
tuelle évolution, suffit à indiquer les difficultés de 'l’organisation
internationale.
CHAPITRE VII

ORGANISATION INTERNATIONALE ET GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

En quelques regards jetés sur les fonctions politiques du terri­


toire, des frontières et des marches, de la répartition des popula­
tions et des ressources, nous avons pu apprécier toutes les dif­
ficultés de l’organisation internationale. Il est peu de domaines
aussi confus, aussi riihes en contradictions ; et proposés à la
réflexion de quelques individus, les problèmes de l’organisation
internationale sont quotidiennement dépouillés de toute cette
complexité, de cette confusion qui est leur nature même, réduits
à quelques éléments simples, qui s’ordonnent plus ou moins
logiquement, selon les capacités des responsables. Entre la po-
tique et la réalité se creuse l’abîme de l’ignorance et de la logique
des hommes.
Les efforts d’organisation internationale se heurtent au cloi­
sonnement des espaces géographiques. Ces espaces sont pour­
tant organisés ; mais ils l’ont été pour se différencier. Il y aurait
un grand danger pour toute organisation internationale à cher­
cher à uniformiser l’espace : elle se heurterait là non plus seule­
ment à des cloisons, mais au fonctionnement même des sociétés
qui exige des différences de communauté à communauté, de
région à région.
On ne peut s’empêcher d’être frappé par une loi constante
en histoire : aucune unité politique qui s’est étendue sur de vastes
espaces n’a duré longtemps sans laisser s’opérer quelque décen­
tralisation permettant aux espaces ainsi groupés de se diffé­
rencier, même dans leurs aspects politiques. Ce fut, on le sait,
assez rapidement l’histoire de tous les grands empires d’antan :
ils n’ont duré qu’en adoptant une forme fédérative, en admettant
une hiérarchisation des autorités politiques, mais avec un degré,
de plus en plus substantiel avec la durée, d’autonomie régionale.
Ce fut même le cas des empires qui mirent le principe d’auto-
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 191

cratie à la base de leur constitution, ainsi les empires romain,


arabe et turc. De nos jours, toutes les grandes formations po­
litiques évoluent vers un statut fédéral plus ou moins strict,
plus ou moins rigide : les États-Unis et l’U. R. S. S. sont des
fédérations ; le Canada et le Brésil ont également des consti­
tutions de ce genre, ainsi que l’Australie et l’Afrique du Sud ;
le Commonwealth britannique est une grande confédération
internationale et l’Union française commence également à se
décentraliser. L’espace différencié sait se défendre contre les
tentatives d’organisation trop uniformisantes.
Afin de pouvoir les respecter, l’organisation internationale
a tout intérêt à connaître l’aménagement de ces compartiments :
n’a-t-elle pas pour but d’assouplir le fonctionnement des rela­
tions entre les compartiments et, en réorganisant un peu ces
relations, de provoquer des améliorations dans les aménagements
intérieurs, dont les défauts et les inégalités encouragent les ten­
sions internationales. L’étude de ces compartiments, de leurs
divers aspects et de leurs problèmes paraît donc devoir être fort
utile à l’élaboration d’une politique d’organisation. Cette étude
ne se contentera certes pas des données physiques, ni des données
économiques et sociales ; elle s’attachera à mettre en valeur
les rapports entre tous ces faits et toutes ces tendances, afin de
dégager la personnalité géographique des États ou des régions
en cause.
Il n’est rien de plus instructif pour un géographe que de suivre
tout au long les débats, généralement fort ennuyeux, d’une grande
conférence internationale, d’une session par exemple de l’un
des organismes importants des Nations Unies. Il lui apparaîtra
très vite que la géographie siège véritablement à la table de la
conférence, qu’elle emplit le débat. Avant même que les délé­
gués ne viennent occuper leurs sièges, la table est marquée d’éti­
quettes géographiques : les noms des États participants. A peine
la discussion ouverte, on voit se dessiner les positions, on entend
les représentants des parties en présence affirmer leurs intérêts
régionaux, rappeler des gloires ou des traditions nationales, s’iden­
tifier avec la position géographique, les us et cputumes, les res­
sources du territoire qu’ils représentent ; les principes juridiques
sont certes importants dans l’exposé, mais tout habillés de ma­
tière géographique. Petit à petit les solidarités s’ébauchent, évo­
quant les liens créés par la cohabitation dans la même région
du inonde, par l’appartenance à la même zone de civilisation
192 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

ou encore des combinaisons d’intérêts complexes, semblant


émancipés de la carte, mais poussant toujours leurs racines dans
le système de relation? générales qui a fait réunir cette conférence.
Les positions étant prises, la parole passe aux conciliateurs et
on les entend invoquer de grands principes, mais insinuer tou­
jours, et surtout en conclusion, les connaissances qu’ils possèdent
de la situation dans le pays de l’un au moins des opposants,
invoquer les intérêts locaux, les traditions, jusqu’au folklore
de ceux-ci. Il n’est rien de tel pour une délégation qui veut pa­
raître pratique, réaliste, que de faire étalage de connaissances
géographiques.
Le jeu politique a toujours comporté dans l’arène interna­
tionale l’établissement d’alliances et de coalitions, des organi­
sations aux échelles et aux motifs divers. Dans quelle mesure
le jeu de ces combinaisons reflétait-il ou s’opposait-il aux don­
nées de la géographie régionale ? A l’époque où se développe
un des grands efforts d’organisation internationale de l’histoire,
il peut être utile et opportun de poser la question.

*
* *

L’organisation internationale suppose à son origine une so­


lidarité. La plus vaste est sans doute la solidarité humaine, celle
de toutes les nations dans un monde inter-dépendant et que
les progrès des techniques de transport et de communications
rendent chaque jour plus étroitement organisé par les faits sinon
par les textes. Le fait fondamental est celui de la cohabitation
dans le même espace qui demeure limité. A cette cohabitation
il est des degrés qui s’expriment dans les distances et dans les
contours des continents. La cohabitation étant à la base de la
solidarité imposée, celle-ci connaîtra donc également des nuancés
selon la proximité et la position dans l’espace.
Quelle communauté d’intérêts doit-il dériver de la proxi­
mité géographique ? D’abord la fréquence des contacts fait
souhaiter que ces rapports entre voisins ne soient pas désagréables.
Ensuite la proximité entraîne des probabilités de caractères
communs de l’agriculture, de similarités dans les systèmes de
relations extérieures. Pourtant la solidarité ne se manifestera
souvent entre voisins qu’avec beaucoup d’hésitations pour les
affaires économiques. On se connaît trop bien entre voisins gé­
néralement, on a eu trop de querelles jadis pour ne pas se soup-
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 193

çonner, s’épier et se méfier l’un de l’autre. Les querelles entre


cousins, les jalousies de famille ne sont pas les moins aiguës.
La solidarité régionale, lorsqu’on cherche à l’établir sur une
base territoriale assez restreinte, est l’une des plus difficiles à
organiser.
Le milieu du xxe siècle vient de voir plusieurs expériences de
ce genre mises en train. On semble avoir cherché à grouper jus­
tement en des régions assez peu étendues et présentant une
certaine unité historique et économique des États qui deman­
daient à élargir leurs horizons : Bénélux, Bloc Scandinave, Fri-
talux ou Finibel, Ligue arabe, Uniscan furent les noms de ces
tentatives. Certaines de ces organisations régionales ont donné
quelques résultats ; aucune n’a obtenu que les pays participants
acceptent de s’absorber dans la nouvelle « personne régionale »
créée. Les cas de coopération les plus nets se sont manifestés
lorsqu’il s’est agi de défendre en commun certaines positions,
mais on fut beaucoup plus défiant et réservé lorsqu’il fut ques­
tion de se partager quelque ressource ou même d’éliminer quelques
règlements restrictifs. Chaque État semble craindre tout parti­
culièrement d’abdiquer une parcelle de sa souveraineté aux mains
d’une autorité où des voisins sont très influents. Il préfère cer­
tainement avoir affaire à un concert d’États plus large, où les
intérêts en jeu sont plus divers, où les aspects régionaux ne pré­
dominent pas, où la démocratie peut jouer éventuellement et
où, sur une question pour laquelle il ne sera pas de l’avis de ses
voisins, il pourrait faire alliance contre eux avec des États d’une
autre partie du monde. Ainsi la Norvège préférera consentir
à l’Organisation Européenne de Coopération Économique (0. E.
C. É.) des prérogatives et une compétence qu’elle n’accordera
guère au seul conseil des quatre pays scandinaves, quoiqu’elle
soit en proportion une partie plus importante de ce dernier.
Le cadre continental paraît donc déjà plus favorable que le
cadre purement régional à une organisation des États. Il existe
certainement un sentiment de patriotisme continental un peu
partout, mais il ne faudrait pas toujours se fier aux contours
des rivages océaniques pour interpréter l’extension de la « soli­
darité continentale ». Ce terme revient bien souvent sur les lèvres
des orateurs aux divers congrès panaméricains, mais on sent dans
le cas de l’Union Panaméricaine que cette solidarité correspond
à certains intérêts et certains points de vue communs. Parmi
ceux-ci il faut mettre sans doute en première ligne la crainte
194 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

d'une intervention, dans les affaires intérieures d’une Répu­


blique américaine, de quelque puissance du Vieux Monde ; ce
n’est plus seulement aujourd’hui la crainte de l’Europe con­
tinentale, comme lors de la déclaration de Monroe, c’est aussi
celle du Japon, de la Chine, de tout pays étranger au concert
américain, qui ne sait pas ou n’approuve pas les règles du jeu que
les républiques américaines estiment nécessaires à de^s relations
internationales décentes. Il y a aussi la crainte de toute thalasso-
cratie ou encore aujourd’hui d’une flotte aérienne, qui romprait
la qualité protectrice des deux grands océans. Il y a enfin une
communauté de civilisation qui résulte de la formation de ces
nations à une époque moderne, par des mélanges de population,
par des éléments humains peu nombreux par rapport aux
vastes espaces qu’il leur fallait contrôler. Le sentiment du sur­
peuplement est foncièrement étranger au monde américain.
Enfin la tradition exige des attitudes anti-colonialistes et anti­
monarchiques. Tout cela constitue un bagage commun impor­
tant, une zone de civilisation dont on ne dira certes pas qu’elle
est unie, qui même est certainement double par suite des oppo­
sitions si nombreuses entre États-Unis et pays latins, mais qui
demeure un ensemble ayant de bonnes raisons de maintenir
une solidarité de fond.
Les autres continents n’ont pas autant de points communs. Le
cas de l’Europe est l’un des plus difficiles. Le proche avenir
montrera si le rapprochement en cours entre pays d’Europe
occidentale d’une part et le rapprochement entre les pays d’Eu­
rope orientale de l’autre ira jusqu’à des organisations solides,
capables de se maintenir sans une pression venue d’ailleurs, de
quelque très grande Puissance amie. La communauté d’intérêts
maritimes des nations de la façade atlantique comporte une
lourde contre-partie : tous les contacts d’outre-mer et, pour la
plupart de ces nations, tous leurs territoires dépendants, ne con­
tribuent pas à leur faire sentir la solidarité européenne. C’est en
Suisse, pourtant pays continental par sa position physique, et
des plus exigus par son territoire, que l’on peut rencontrer l’in­
compréhension la plus délibérée de la notion européenne : « Qu’est-
ce que l’Europe ? » nous disait, voici trois ans, l’un des représen­
tants les plus qualifiés de la pensée politique helvétique, « com­
ment puis-je me dire européen ? Je me sens à certains égards
plus proche de l’Australie que, par exemple, de la Hongrie. »
État exceptionnel, qui a su faire un grand succès de sa position
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 195

de tampon, la Confédération Helvétique vit d’un réseau d’in­


térêts mondiaux, le plus complexe et le plus intense sans doute
qui soit sur le petit continent. Puis, circonstance grave par ses
conséquences psychologiques, elle eut la très grande chance
et aussi la suprême habileté de demeurer en dehors des deux
guerres qui ont ravagé la majeure partie de l’Europe. La même
génération, celle des gens nés entre 1885 et 1905, a vu ces deux
conflits qui durèrent plus de quatre ans chacun et causèrent
plus de souffrances que bien des guerres précédentes. Le senti­
ment s’est répandu de la nécessité impérieuse d’éviter que cela
recommence, de régler coûte que coûte les problèmes les plus
litigieux. Enfin la cohabitation sous la même autorité politique,
quelque effroyable qu’elle soit, semble rapprocher par des sou­
venirs communs et peut-être aussi par le sentiment que la vie
est ainsi possible, beaucoup de ceux qui survivent. La domina- ,
tion nazie sur la plus grande partie du continent d’Europe pen­
dant quatre ans semble avoir causé à la longue un sentiment de
ce genre. On semblait haïr en pays libéré le mot même d’Europe
en 1945-1947 et puis, avec le temps, avec la reconstruction, avec
l’apparition de menaces nouvelles, on a paru se résigner très
facilement à le voir repris, même s’il englobait l’Allemagne.
L’Europe occidentale se regroupe au milieu du siècle, mais
en grande partie à cause d’un sentiment profond d’insécurité
commun à toutes ces nations. Le groupement régional semble
devoir reposer sur une organisation en commun de la sécurité
régionale, contre une menace venant de l’extérieur, ou contre
une domination venue jadis et dont il reste des influences. Ce
second cas est celui de l'Afrique et de la plus grande partie de
l’Asie.
Nous entendions un dimanche à Genève, en la cathédrale
Saint-Pierre, un sermon sur les missions, au cours duquel il fut
donné lecture d’une très belle lettre écrite en Afrique par un mis­
sionnaire noir; cette missive comportait une phrase curieuse qui
traduisait un doute chez son auteur : elle exprimait le senti­
ment que les activités de cette Mission n’étaient certainement pas
incompatibles avec sa qualité d’Africain. Le doute, si léger qu’il
fût, s’était infiltré par cette brèche : le christianisme n’était
pas à l’origine une religion africaine. Entre l’iconographie pre­
mière de ce continent et la foi du missionnaire, il y avait une
différenciation qui lui faisait se demander s’il n’avait pas franchi
une cloison qui pouvait le séparer de son continent. Le cas afri-
196 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

cain est d’autant plus délicat que tout ce continent a connu-


à des périodes et à des degrés divers, une subordination à l’égard
des Blancs européens et qu’un fossé entre Noirs et Blancs n’a
pu manquer de se creuser, qu’il n’est pas toujours aisé de combler,
surtout dans la région même. Il m’est arrivé, interrogeant au
baccalauréat dans les Antilles françaises, de poser à des candidats
noirs qui se destinaient à une carrière de fonctionnaires français
cette question : « l’expansion coloniale française en Afrique ».
La réaction était toujours immédiate, aussitôt étouffée, car elle
comportait du ressentiment. On ne supprime pas le passé. Il
serait sans doute plus facile de créer une fédération antillaise
de Cuba à la Trinité contre l’Europe que sous l’égide des Puis­
sances coloniales d’Europe. Il serait plus facile d’organiser les
Africains pour les opposer à de nouveaux contrôles ou à des
ingérences de l’extérieur que sous des autorités de l’extérieur.
La solution du problème de l’Afrique n’est d’ailleurs pas urgente
et elle serait d’autant plus complexe que les pays musulmans
de la bordure méditerranéenne se sentent plus proches, pour des
raisons culturelles et religieuses, de l’Arabie que du Congo. Le
problème asiatique a une autre actualité.
S’il est un continent massif qui se soit révolté contre l’Europe,
ce fut bien l’Asie et d’une étrange façon, car les États d’Asie,
à l’exception de la Turquie et de l’Iran, n’ont guère pris figure
politique qu’avec l’aide plus ou moins bénévole de quelque puis­
sance d’Occident. La situation est encore compliquée par la
dualité de la Russie, européenne et asiatique à la fois, annexant
d’une part à l’Europe près de la moitié de l’Asie, rejetant à d’autres
égards vers l’Asie près d’une moitié de l’Europe. De quoi s’agit-il
en cette partie du monde ? M. André Siegfried définit le mou­
vement dans un récent article comme « la révolte contre le sys­
tème d’hier ». Et il la décrit en ces termes :
Partout se dressent, s’affirment des nationalismes, naguère
endormis, celui de l’Inde, de la Chine, du Viêt-Nam, de l’Indonésie,
cependant qu’un phénomène plus général se dessine dans la nais­
sance d’une conscience nationale asiatique, opposant l’Asie à
l’Europe, l’Orient et l’Extrême-Orient à l’Occident. Réveillée
par le contact de l’Europe, l’Asie entreprend maintenant de se
moderniser par ses propres moyens, sans nous et au fond contre
nous. L’œuvre accomplie par l’Occident dans ces régions du monde
nous échappe et passe en d’autres mains... Il n’y avait cependant
pas encore là les éléments d’une révolte efficace contre la domi­
nation occidentale. Ces éléments, c’est la Russie qui les a fournis.
La Russie, qui n’est pas une puissance de l’Occident, encore qu’elle
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 197
soit toute proche de la vie européenne, a voulu, en 1917, non seu­
lement faire une révolution sociale, mais tout autant se libérer
de l’emprise occidentale en modernisant l’économie tsariste

Le système d’hier avait été une emprise de l’Occident, emprise


totale dans le domaine économique, se faisant jour à des degrés
divers sur le plan politique. Qu’il y eut ou non colonisation, la
Chine et même le Japon avaient été réveillés de façon fort auto­
ritaire par les puissances venues par mer. Elles étaient toutes
européennes, sauf les États-Unis, dont le rôle avait été impor­
tant au xixe siècle en Chine comme au Japon ; ce furent surtout
la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, le Portugal, un
peu aussi, très peu, l’Allemagne. Ces puissances disposaient de
forces militaires irrésistibles, de capitaux abondants, de techni­
ciens nombreux et compétents, d’administrateurs habiles et
disciplinés.
Qu’il y eut colonisation officielle ou seulement pénétration
économique, les Occidentaux établirent sur ces pays de la péri­
phérie océanique de l’Asie une emprise qui n’était pas moins
efficace que leur colonisation en Afrique, plus avantageuse à
maints égards, car les foules d’Asie, laborieuses et frugales, don­
nèrent la possibilité d’une mise en valeur bien plus brillante et
rapportant plus. Ces populations asiatiques, rééduquées elles-
mêmes, ne fût-ce que sommairement, au contact des influences
et des activités occidentales, sentirent l’humiliation de l’ex­
ploitation par l’étranger et la jalousie de l’opprimé, du faible,
à l’égard des puissants dominateurs. Petit à petit les Asiatiques
apprirent les rudiments de cette faculté d’organiser, de mettre
en valeur, qui faisait la force des Occidentaux ; les techniques
se transmettent vite ; les capitaux s’amassent plus lentement.
Les Occidentaux cependant s’affaiblissaient dans les guerres
européennes, dans les divisions intestines. Un premier exemple
frappa les esprits : la réussite brillante du Japon à s’imposer
parmi les plus grandes puissances économiques et politiques du
monde, un demi-siècle après son réveil par les Américains. Un
second cas fit réfléchir : celui du voisin russe, qui avait lui aussi
rejeté l’emprise occidentale, et qui croyait avoir trouvé une for­
mule permettant par le labeur des masses de se passer des capi-
1. Voir André Siegfried, Les nationalismes asiatiques et l’Occident, dans la
Revue française de Science Politique, I, 1-2, janvier-juin 1951, p. 9-25. Voir
également Owen Lattimore, Solution in Asia, New York, 1948, et W. G. East
et O. H. K. Spate, The Changing map of Asia, Londres, 1951.
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 14
198 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

taux, cet outil indispensable jusque là et qui manquait plus que


tout autre à toutes les nations ne faisant pas partie du concert
occidental. L’explosion des nationalismes asiatiques ne saurait
donc surprendre. A cause de la masse de peuples et de richesses
que l’Asie représente à la suite du succès de sa mise en valeur par
l’Occident, cette explosion régionale a impressionné les Occiden­
taux de façon particulière. Ils ont voulu y voir une « doctrine
de Monroe » asiatique. La réalité pourrait bien être plus nuancée.
Les Puissances occidentales d’Europe ont, à partir de la Re­
naissance et des grandes découvertes maritimes, établi un sys­
tème économique et politique qui pratiquement leur a asservi
tout le reste du monde. Cette œuvre fut parachevée à la fin du
xixe siècle. On ne peut s’y tromper. En cette fin de siècle dont
on parle tant encore en Occident comme d’un véritable âge d’or,
le monde était organisé. Il y avait une autorité internationale
tacite, qui se passait de textes constitutionnels et siégeait quelque
part entre Londres, Paris et Amsterdam, plutôt à Londres,
d’ailleurs, qu’en tout autre lieu. Deux congrès importants ve­
naient d’avoir lieu pour partager l’intérieur de l’Afrique et une,
partie des Balkans à Berlin : ce n’était qu’un hasard dû à la per-
sonalité de Bismarck et auquel l’Allemagne aurait mieux fait
de ne pas se méprendre. Ce fut sans doute l’apogée de l’ère libé­
rale, dominée par la politique britannique qui appliquait les
préceptes fixés par Canning en politique et par l’école de Man­
chester dans l’économique. Le libéralisme politique réclamait
le réveil des peuples, leur suggérait le droit de disposer librement
d’eux-mêmes dès qu’ils s’en sentaient capables ; la politique
britannique, soutenue par l’américaine, encourageait l’éveil des
nationalismes en Europe comme ailleurs, ajoutait au cloisonne­
ment du monde. La politique économique s’appliquait sans trop
de difficultés grâce à la prédominance financière indiscutable
et indiscutée de la place de Londres et de sa livre sterling. A
peine quelques nuages paraissaient-ils à l’horizon avec la crois­
sance de la puissance japonaise, avec l’expansion commerciale
et maritime de l’Allemagne.
Vers cette époque, il serait sans doute juste de le reconnaître,
la plus grande partie du continent européen ne faisait pas partie
de la direction mondiale ; politiquement elle était tenue un peu
à l’écart ; économiquement elle était en grande partie exploitée
comme d’autres parties du monde : la Roumanie de 1910 était
économiquement une dépendance des économies française et
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 199
anglaise ; l’indépendance de l’Italie dans ce domaine était encore
toute relative. Turcs, Italiens et Russes venaient solliciter des
fonds à Paris et à Londres, tout comme les Argentins, les Japo­
nais et les Égyptiens. De grandes nations qui avaient pris con­
science de leur unité et de leur force ne pouvaient manquer
d’éprouver quelque ressentiment d’une certaine subordination.
Guillaume II aurait-il proposé à son cousin Nicolas II de se par­
tager les titres d’amiral de l’Atlantique et d’amiral du Pacifique
s’il s’était senti véritablement associé à l’administration générale
des affaires du monde et s’il avait pensé que le tzar pouvait, lui,
s’y sentir associé ! Il y avait trop d’oppositions foncières entre
Allemagne et Russie pour qu’une telle manœuvre réussît à l’é­
poque. Mais le ressentiment contre l’Occident couvait et, lors­
qu’on s’aperçut en 1914-1918 que l’alliance franco-anglaise n’était
plus irrésistible, que les pays d’Occident paraissaient fatigués,
il se fit jour. On sait le reste. Il importe d’observer cependant
que les mouvements totalitaires, concentrant tout l’effort de
grandes nations vers une libération des emprises occidentales,
ne sont que des formes de nationalismes en quelque partie du
monde que ce soit : le national-socialisme allemand, le fascisme
italien, le communisme soviétique, le communisme chinois, le
peronisme argentin, le Meiji nippon, le wafdisme égyptien, et
même les mouvements de libération nationale de l’Inde, de l’In­
donésie et d’ailleurs, sont de la même famille. Il s’agit d’une
révolte contre ce système d’hier au pouvoir trop concentré ;
et le seul grand État en dehors de l’Europe occidentale qui ne
s’y soit pas joint, est venu soutenir au contraire les Européens
défaillants, empêchant qu’ils ne soient submergés par la vague :
les États-Unis d’Amérique, qui avaient été associés de bonne
heure au système de direction du monde par l’Occident. On
est en droit de se demander si la déclaration de Monroe, loin
d’être à l’origine des nationalismes anti-européens, ne fut pas
la bouée de sauvetage de l’Occident, assez inconsciemment pré­
parée par Canning.
Les attitudes régionales ne sont donc pas tant dictées par la
position des États sur tel ou tel continent que par les systèmes
politiques et économiques présents et passés dont ces États
firent partie. Tout au plus peut-on dire que la position en une
partie du monde fait partie de l’iconographiè régionale ; mais
le facteur religieux ou culturel, les ressentiments à l’égard d’an­
ciens colonisateurs ou les amitiés envers des nations aux pro­
200 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

blêmes similaires sont bien plus puissants dans cette iconographie.


La « politique de bon voisinage », annoncée par le président
Franklin Roosevelt avec son attitude à l’égard des pays de l’Amé­
rique latine, n’est pas une règle générale ; la cohabitation n’est
pas un ciment politique bien efficace ni solide ; s’il en avait été
ainsi, combien le cloisonnement du monde n’aurait-il pas été
simplifié ! La cohabitation établit sans doute quelques liens,
souvent un air de famille ; dans la pratique politique il n’est pas
de querelles plus graves ni plus tenaces qu’entre voisins.

** *

Quelles autres solidarités d’intérêts peut-on observer sur les


cartes politiques changeantes du globe ? Il a été souvent ques­
tion de « complémentarité » : la tendance à s’entendre de puis­
sances aux ressources complémentaires et aux intérêts complé­
mentaires. Ainsi l’entente franco-anglaise vers 1904 pouvait
sembler complémentaire, parce qu’elle rapprochait la grande
puissance navale de la grande puissance militaire continentale,
les forces armées des deux États se complétant, leurs territoires
se complétant aussi fort bien pour couvrir la plus grande partie
de l’Afrique, une bonne partie des Antilles et de l’Asie du Sud-
Est. De même on a pu dire que les pays producteurs de matières
premières étaient complémentaires des pays industrialisés pro­
ducteurs de produits finis. Les grands exportateurs de denrées
alimentaires sont donc complémentaires des pays surpeuplés
qui importent de ces denrées. Les États fournisseurs de produits
tropicaux et ceux qui fournissent les produits de l’agriculture
tempérée sont encore complémentaires. L’union d’États com­
plémentaires constitue en somme un ensemble « équilibré ».
Ces formules peuvent avoir plusieurs sens politiques : la com­
plémentarité a été d’abord le principe à la base du Pacte colo­
nial, qui imposait une division du travail, un monopole des
échanges et une répartition des marchés entre métropole et colo­
nies, essentiellement à l’avantage de la métropole ; la « complé­
mentarité » fut par suite souvent interprétée comme signe d’un
impérialisme naissant, du moins sur le plan économique. Sur
un plan plus élevé, la complémentarité du type de la France et
de la Grande-Bretagne de l’Entente cordiale ne signifie guère
qu’une combinaison politique avantageuse, comportant une
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 201

division du travail militaire entre les participants. On sait que


cette complémentarité eut encore besoin du complément de l’al­
liance russe, afin de pouvoir prendre les Puissances centrales
entre deux fronts. Enfin les complémentarités de type climatique
n’ont rien d’obligatoire ni de systématique : l’économie afri­
caine dans son ensemble pourrait être considérée comme étant
justement complémentaire de l’économie européenne, selon l’idée
avancée par M. Guernier d’un « fuseau eurafricain » ; l’ensemble
grouperait des climats de presque tous les types existants, des
pays surpeuplés et sous-peuplés, d’économie vieille et d’économie
jeune, etc. Mais on trouverait aussi que les surplus de popula­
tion européenne auraient bien du mal à peupler les régions vides
d’Afrique, que les marchés de consommation africains sont loin
de répondre aux besoins de l’exportation européenne, etc. On
imagine encore l’Europe occidentale survivant à la perte de mar­
chés africains, mais on ne peut plus imaginer son niveau de vie
résistant à la perte du marché nord-américain. L’Europe serait-
elle plus complémentaire de l’Amérique du Nord que de l’Afrique ?
Cela pourrait se défendre sans vouloir dire plus que le fait d’une
solidarité économique et culturelle de toute la grande zone de
civilisation occidentale.
La complémentarité peut pourtant se renforcer par des poli­
tiques soigneusement élaborées à cet effet. Il n’est pas douteux
par exemple que l’application de la doctrine du président Tru-
man, dite du Point IV, à l’Afrique pourrait accroître le degré
de complémentarité de cette dernière à l’égard à la fois de l’Eu­
rope et de l’Amérique du Nord. Il faudrait pour cela équiper les
terres africaines adéquatement, c’est-à-dire mécaniquement.
Or les populations africaines savent rarement user convenable­
ment des machines aux automatismes compliqués de l’Occi-
dent. Avant de mettre le tracteur en Afrique, on s’aperçut qu’il
fallait élever l’Africain au niveau du tracteur par toute une édu­
cation spéciale qui comporte le sentiment de la responsabilité
envers l’outillage. De tels sentiments ne s’acquièrent qu’avec
un niveau de vie décent. L’introduction des machines en Afrique
semble devoir commencer par une élévation du niveau de vie
des populations intéressées, en particulier une amélioration de
leur nutrition. Il faut presque rapprocher les structures sociales
pour assurer une complémentarité politique et économique
solide.
Les structures sociales reflètent souvent les zones de civili­
202 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

sations. On peut considérer que États-Unis et Commonwealth


britannique sont à bien des égards complémentaires, parce qu’ils
sont issus de la même source culturelle et que les évolutions
sociales des États-Unis d’une part, du Royaume-Uni de l’autre
et des Dominions en dernier lieu, tout en étant sensiblement
différentes, ne l’étaient pas trop. Les zones de civilisation ne
sont pas seulement par leur côté sentimental, mais encore par
les similarités économiques et sociales, des régions de solidarité
politique assez accusée dans les faits. La proximité territoriale
n’est là qu’un élément secondaire et parfois troublant. Ainsi la
grande zone de civilisation latine qui fait pendant à l’anglo-
saxonne, en donne quelques bons exemples : le sentiment de
solidarité générale est sans doute plus fort entre la France et
plusieurs des États de l’Amérique hispanique qu’entre la France
et l’Espagne.
Les blocs formés à l’intérieur des organisations internationales
modernes témoignent de la vivacité de ces solidarités de civili­
sations. Il existe donc toute une série de ces solidarités géogra­
phiques possibles : il en est de plus ou moins vivaces, de plus ou
moins stables. Chaque État entend cependant dans les activités
de l’organisation défendre au mieux ses intérêts, et l’on en trou­
vera peu qui aient adhéré systématiquement à un seul bloc ayant
une consistance géographique. S’il en est qui firent ainsi, c’est
que bien peu d’intérêts les concernant furent mis en jeu ; pour
parler franc, il fallait que les intérêts nationaux de ces États
fussent bien réduits et bien localisés.

Un autre aspect des relations de la géographie avec l’orga­


nisation internationale nous paraît mériter un coup d’œil : Fin-
fluence que la géographie régionale peut avoir sur l’orientation
de la politique extérieure d’un État. Par géographie régionale,
il faut entendre la disposition des régions à l’intérieur du terri­
toire. Cette disposition peut avoir une importance minime lorsque
la population et les ressources sont réparties d’une façon égale
sur les différentes sections du territoire, ce qui ne se produit que
tout à fait exceptionnellement. Le territoire de l’Ëtat peut éga­
lement être très petit, ce qui réduirait les différences régionales.
Pourtant, même en de tels cas, les différenciations affectent les
politiques extérieures : l’un des plus petits États d’Europe, le
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 203

Grand-Duché de Luxembourg, est assez homogène à cet égard,


non qu’il n’y ait dans le paysage et la répartition de la popula­
tion et des activités de sensibles différences ; mais l’ensemble
du territoire est une marche, dont les intérêts généraux sont un
peu les mêmes en politique extérieure, et la principale indus­
trie, la sidérurgie, dépasse de si loin en importance toutes les
autres, que la politique extérieure sera surtout influencée par
des considérations relatives aux intérêts de cette industrie. Plus
typique encore serait un pays à structure « monolithique », comme
l’Arabie Séoudite, dont le très vaste territoire est entièrement
désert avec un semis d’oasis ; en politique extérieure, l’Arabie
Séoudite aurait cependant deux catégories de préoccupations
résultant de la localisation, en deux de ces régions, des deux seuls
gros intérêts économiques qu’elle possède : d’une part, les préoc­
cupations religieuses afférentes au pèlerinage de La Mecque et à
tout ce qui s’y rattache ; d’autre part, le marché du pétrole,
dont elle est grosse productrice, et les rapports avec les États-
Unis, car son pétrole est extrait par l’Arabian-American Oil Com­
pany (Aramco). Cette dualité affecte déjà la politique extérieure
de l’Arabie Séoudite : avant que les expéditions de pétrole ne
prissent de l’ampleur, on entendait son souverain Ibn Seoud se
préoccuper beaucoup du califat que la possession de La Mecque
pouvait lui rapporter ; depuis que les droits versés par l’Aramco
s’élèvent à des sommes croissantes et très considérables, tout ce
qui concerne le pèlerinage et La Mecque semble avoir perdu de
l’importance, et Ibn Seoud s’attache à conserver de bons rap­
ports avec ses voisins arabes, afin qu’ils ne s’opposent point au
transport sur leurs territoires de son pétrole par pipe-line ou
tanker vers les marchés d’Occident.
Le cas de l’Arabie Séoudite est encore simple, parce que le
gouvernement en est assuré par un souverain absolu. Le fonc­
tionnement d’un régime démocratique donne plus d’importance
à la distribution géographique des intérêts du corps électoral.
Lorsque cette distribution est très inégale par suite de la con­
centration du gros de la population et de la richesse dans un seul
secteur, il arrive que les autres régions refusent de se laisser gou­
verner par celui-là : d’où luttes intestines, possibilité de dicta­
ture ou de sécession. Des républiques d’Amérique latine ont
connu de telles vicissitudes. La lutte interne au Brésil entre l’État
de Sao Paulo, le plus riche et le plus peuplé, contre la plupart
des autres, dura assez longtemps, causant une guerre civile, in­
I

201 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

fluant sur la politique extérieure que la situation du marché du


café influence encore. La base économique du Brésil s’est pour­
tant beaucoup étendue et diversifiée, surtout depuis vingt ans :
les attitudes de politique extérieure sont de plus en plus des
résultantes d’intérêts régionaux variés.
Le Vénézuéla eut une histoire plus curieuse, souvent dominée
par une seule région : au milieu du xixe siècle, ce furent les llanos,
magnifiques pâturages où l’élevage des bovins prospérait ; les
cavaliers nombreux et hardis des llanos dominaient la machine
politique de l’État ; leurs animaux fournissaient le plus gros des
exportations vénézuéliennes. La politique extérieure du gou­
vernement de Caracas, qui fut d’ailleurs souvent autoritaire,
devait tenir le plus grand compte de l’état d’esprit des llaneros.
L’économie se diversifia, on fit du café et d’autres exportations,
puis vint la découverte et le grand essor du pétrole. Vers 1946,
les deux grandes régions pétrolières et la région métropolitaine
de Caracas, qui vivait de ce pétrole, formaient un bloc écono­
mique solide, ne comptant guère en politique extérieure qu’avec
le marché du pétrole et les États-Unis qui le dominaient et assu­
raient la défense de la région caraïbe. Les llanos étaient ruinés
et l’on faisait des projets pour les remettre en valeur. Les récents
intérêts pris par les grandes compagnies sidérurgiques améri­
caines dans les gisements de minerai de fer de la vallée de l’Oré-
noque peuvent diversifier un peu cette base économique trop
exclusivement orientée vers le problème du pétrole. Le fer sui­
vra d’ailleurs des directions politiques semblables à celles du
pétrole : celle de la grande politique économique américaine.
Le régime parlementaire au Vénézuéla est bien souvent inter­
rompu par des régimes d’autorité : la répartition régionale des
votes entre bien peu en ligne de compte.
Un pays à l’économie très étroitement spécialisée peut être
entraîné à polariser sur un seul problème, —- celui des marchés
d’exportation, — ses intérêts extérieurs. Il est alors aisément
inféodé à quelque grande puissance économique capable d’ab­
sorber ses exportations ou de lui faciliter l’accès d’autres marchés.
Pendant une partie de son existence indépendante, l’Argentine
fut ainsi orientée vers l’Angleterre, principal client, consomma­
teur ou redistributeur de ses blés, viandes, laines et peaux. Elle
est devenue beaucoup moins dépendante de ses relations avec la
Grande-Bretagne depuis son industrialisation, la diversification
de son économie, l’extension de ses échanges avec les autres pays
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 205

d’Amérique, Nord et Sud. Pendant cette période cependant la


région riveraine de la Plata a concentré une fraction croissante
et quasi-prédominante de la population et de la richesse natio­
nale. La région de Buenos-Aires s’est mise à dominer de plus en
plus la politique intérieure, en particulier grâce à l’organisation
des ouvriers des villes en puissants syndicats. En s’appuyant
sur ces populations urbaines, le gouvernement Peron a pu avoir
une politique extérieure de prestige plus indépendante des pres­
sions que pouvaient exercer les puissances clientes des matières
premières produites par la campagne, à l’époque où la nation
argentine était surtout paysanne.
La structure économique et sociale joue donc un rôle plus
important en politique étrangère dans la plupart des États que
la disposition régionale de la population et des ressources. Ce
n’est qu’en quelques cas extrêmes, où une structure sociale simple
se retrouve dans une structure régionale également simplifiée,
que l’on peut définir des rapports clairs entre les attitudes de
politique étrangère et la géographie régionale interne. Dans ces
cas d’ailleurs les intérêts régionaux agissent par les chenaux
économiques. Il peut arriver, mais bien plus rarement, que des
différences de religion dominante de région à région influencent
encore la politique extérieure : de telles tendances s’observent
parfois, sans durer longtemps, dans les pays musulmans. Des
considérations de ce genre peuvent se faire jour encore parfois
dans la politique néerlandaise : les Pays-Bas furent un pays
protestant par excellence où les éléments catholiques, prédomi­
nants dans le Sud, gagnent en nombre et en influence politique.
L’influence des régions sur la politique de l’État dépend beau­
coup, on l’a bien vu, du régime politique : une constitution démo­
cratique devrait l’accroître, un régime autoritaire la diminuer.
Parmi les grandes puissances démocratiques, le rôle des régions
dans la détermination de la politique varie beaucoup. Les États-
Unis, ayant eu à vaincre, dès l’origine, la dispersion des habitants
sur de vastes espaces, ont garanti dans ieur constitution une
représentation égale au Sénat de tout État de la Fédération,
quelle que soit sa population ou sa richesse. Avec 150 000 habi­
tants aujourd’hui, l’État désertique de Nevada élit deux séna­
teurs tout comme l’État de New York cent fois plus peuplé. Or
le Sénat a été doté de pouvoirs considérables, en particulier en
politique étrangère. Toute région peut donc défendre ses intérêts
ou ses points de vue au Congrès. Elle ne pourra pas cependant
206 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

faire approuver ses suggestions si des régions aux États plus nom­
breux s’y opposent : on l’a bien vu dans le cas de la Voie mari­
time du Saint-Laurent et dans un grand nombre d’autres cas.
Il peut se former alors des coalitions parlementaires d’intérêts
dont la puissance dépendra du nombre d’Ëtats qu’elles repré­
senteront. Le farm-block, groupant les intérêts des producteurs
agricoles, a pu dominer les débats et déterminer les décisions en
certaines occurences : le fermier tient l’espace, quoique les effec­
tifs des populations agricoles soient bien inférieurs à ceux des
populations urbaines concentrées dans l’espace. Le rôle inter­
national des États-Unis a pris pourtant une telle importance,
pour le monde comme pour l’ensemble de la nation américaine,
que les intérêts particuliers de certains secteurs économiques
jouent de moins en moins dans la détermination de la politique
générale.
En Europe, aux constitutions moins stables que dans les pays
anglo-saxons, on peut se demander si les régimes êledoraux ne
s’interposent pas entre influences régionales et politique exté­
rieure ? Un système de représentation proportionnelle paraît
éliminer bien plus de considérations régionales lors du vote que
le système du scrutin uninominal par petites circonscriptions.
La pratique de la politique est cependant trop complexe pour
que des propositions aussi simples, aussi logiques en apparence,
soient tout à fait vraies.
Depuis la IIIe République, la France a été surtout gouvernée
par les partis du centre ou de gauche, s’appuyant lors des élec­
tions sur des régions rurales qui ne sont ni très peuplées, ni très
riches, dont la part dans l’économie française est assez réduite.
Or ces régions rurales ne s’intéressent qu’à certaines catégories
de problèmes ; elles ne s’intéressent guère par exemple aux pro­
blèmes essentiels des agglomérations urbaines : la politique des
gouvernements français en matière de logement en témoigne
avec éloquence. Il est inévitable que l’état d’esprit prédominant
en ces régions rurales se fasse aussi sentir en politique étrangère,
ou encore que l’influence politique de ces régions neutralise celle
(qui pourrait autrement faire pression sur le gouvernement)
d’autres régions qui prennent plus d’intérêt aux relations avec
l’étranger. Seulement il faut bien reconnaître que l’influence
acquise par ces régions rurales ne résulte pas du régime électoral
et ne suit guère les modifications affectant ce régime ; leur in­
fluence résulte du jeu parlementaire et du découpage des cir­
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 207

conscriptions. L’arbitraire des combinaisons politiques déter­


mine donc souvent en démocratie le poids réel de la géographie
régionale ou de la structure sociale \
Il semblerait que la meilleure manière de représenter efficace­
ment au Parlement la géographie régionale du pays serait de
délimiter de façon égale les circonscriptions électorales ; le meil­
leur critère à cette fin serait le chiffre de population. Il est fort
peu de pays où la carte des circonscriptions ait toujours été faite
selon un critère arithmétique, sans souci de l’effet que celui-ci
pourrait produire sur la position des partis. Tel est pourtant le
cas extraordinaire de la Grande-Bretagne, où le parti au pouvoir
remanie honnêtement les circonscriptions, même lorsqu’il sait
que ce doit être à ses propres dépens.
Le régime électoral ou le jeu parlementaire peuvent donc créer
une majorité indépendante des grandes masses nationales, de
la structure économique véritable du pays. La politique n’y cor­
respond plus alors à la géographie régionale, ni à la position éco­
nomique de ce pays dans le monde. L’État ainsi administré aura
un plus grand mal à adapter sa politique à l’évolution générale
de la vie internationale. Ce divorce entre la politique et la géo­
graphie constitue donc un élément d'affaiblissement probable ;
l’État qui en est atteint éprouvera une peine croissante à assu­
mer les responsabilités qu’il aurait pu endosser en d’autres cir­
constances parlementaires.
La structure géographique interne des États est donc impor­
tante pour la part qui peut revenir à chacun d’entre eux dans
l’organisation internationale. Nous venons de voir par une série
d’exemples que les relations entre ces deux catégories de phé­
nomènes ne doivent pas être établies directement, mais seule­
ment par l’intermédiaire du système gouvernemental et parle­
mentaire fonctionnant dans chacun de ces États. Les variations
de la politique extérieure pouvant suivre des changements dans
le régime politique dépendent donc en partie des rapports entre ces
régimes et la structure économique ou régionale.

*
* *

L organisation internationale gagne aujourd’hui en importance


dans la vie des divers États, parce que les relations entre compar-
1. Nous renvoyons pour des recherches approfondies sur ces questions aux
travaux, qui font autorité, de M. François Gognel.
20 S POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

timsnts politiques étaient devenues plus difficiles du fait de la


concentration trop grande des moyens de. production et des
moyens de financement dans un petit nombre de ces comparti­
ments. Des États qui n’étaient pas parmi les plus fortunés ont
dû se grouper pour répartir les ressources mises à leur disposition
par les plus fortunés et pour aplanir les difficultés des relations
entre nations obsédées par les mêmes problèmes ou situées dans
la même région.
Un grand nombre d’organisations qui se chevauchent ont ainsi
été créées, particulièrement pour les États d’Europe, les plus
assaillis de problèmes. Le nombre d’organisations de ce genre
auxquelles participe en 1951, par exemple, un État comme la
France est considérable : sur le plan mondial, l’O. N. U. et ses
diverses institutions spécialisées (celles-ci étant déjà près d’une
dizaine) ; sur le plan régional, les organes de l’alliance nord-
atlantique, une demi-douzaine d’organismes européens ; on pour­
rait y adjoindre les différentes institutions de l’Union française,
susceptible à certains égards, d’être qualifiée également de sys­
tème international, quoiqu’elle demeure encore fort centralisée.
Cette organisation du monde aux facettes multiples s’efforce
d’établir un équilibre difficile et précaire entre une centralisa­
tion de fait et une décentralisation de droit.
Une bonne connaissance de la géographie semble devoir être
bien utile aux responsables comme aux fonctionnaires de ces
organisations internationales. Les accords et règlements que ces
organisations élaborent et à l’application desquels elles doivent
veiller s’appliquent à des phénomènes sis dans l’espace que la
géographie décrit et étudie. Les relations entre les États ne sont
pas, nous l’avons vu à maintes reprises dans les pages qui pré­
cèdent, dans une dépendance directe d’un fait isolé de géogra­
phie ; elles viennent s’imbriquer cependant partout et chaque
jour dans les réseaux de relations géographiques dont elles ne
sont pas indépendantes.
Afin de comprendre tous ces réseaux de relations, les orga­
nismes internationaux se sont penchés de bonne heure sur les
phénomènes de répartition. Les aspects quantitatifs de cette
répartition furent les premiers étudiés : l’œuvre technique la
plus remarquable de la Société des Nations fut sans doute la
réunion et la publication des statistiques. Cette œuvre fut l’une
des premières reprises, continuées, amplifiées par les Nations
Unies. Ces statistiques furent complétées par des rapports éco­
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 209

nomiques et financiers dont beaucoup suivent un plan géogra­


phique, exposant les données par grandes régions, par pays.
Il ne suffit pourtant pas d’énumérer pour instruire : il faut
aussi interpréter les chiffres et les faits bruts. La nature même
des organisations internationales d’aujourd’hui ne permet pas à
leurs services un travail d’interprétation poussée. L’interpréta­
tion ne doit-elle pas d’ailleurs poursuivre un but ? Or, le but
premier des services de la plupart de ces organisations est de
durer ; pour ce faire il importe de causer le moins d’objets de
mécontentement possible aux gouvernements des États membres.
Quiconque est familier avec les voies tortueuses et sombres par
lesquelles toute bureaucratie nationale s’efforce d’éviter le mécon­
tentement des politiciens de son pays ne saurait s’étonner de la
prudence extrême d’une bureaucratie qui s’acharne à satisfaire
les bureaucraties et les politiques d’une soixantaine d’Ëtats.
Les interprétations fournies par les services internationaux s’ef­
forceront donc de ne pas s’écarter, dans toute la mesure du pos­
sible, de celles qui auront été proposées ou approuvées par les
représentants qualifiés des États intéressés.
Une publication, dont la fonction la plus intéressante aurait
été de montrer une situation régionale ou nationale vue du dehors,
la décrira telle qu’elle est vue du dedans par les sources offi­
cielles. Pleine liberté sera ainsi laissée au lecteur d’en faire, en se
livrant à la méthode comparative ou à tous autres exercices qui
lui plairaient, l’interprétation utile à la définition de sa propre
politique. L’organisation internationale empiète ainsi au mini­
mum sur les souverainetés nationales de ses membres. Elle ne
gêne en rien le travail des services compétents dans les États
qui en possèdent ; elle n’aide pas beaucoup les États qui ne pos­
sèdent pas de tels services nationaux.
En dehors du recensement quantitatif auquel se livre l’orga­
nisation internationale par ses travaux statistiques, il paraîtrait
utile et opportun de songer à un recensement spatial d’un monde
dont les différentes parties se découvrent de plus en plus inter­
dépendantes. Une telle entreprise comporterait plusieurs aspects :
il faudrait d’abord posséder des cartes topographiques également
précises et tenues à jour de toutes les terres ; il* faudrait ensuite
pouvoir suivre sur des jeux de cartes l’évolution des phénomènes
physiques, en particulier climatiques, affectant le bien-être des
populations du globe ; il faudrait ensuite reporter sur des cartes
adéquates et aussi détaillées que possible les statistiques rassem­
210 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

blées par les services chargés des chiffres, particulièrement pour


tout ce qui concerne la démographie, les ressources, l’état sani­
taire, les mouvements des hommes, des marchandises et des capi­
taux. Une première description acquise, qui donnerait en somme
une photographie cartographique de la géographie régionale du
monde, il importerait d’éclairer un peu le jugement des respon­
sables de la politique internationale par des cartes figurant les
inter-relations entre les divers phénomènes relevés, recensés et
mesurés. On verrait ainsi la formation d’un Atlas du Monde aussi
complet que possible et qu’il faudrait tenir à jour ; un atlas com­
portant deux parties : l’une purement descriptive, figurant des
mesures ; l’autre purement relationnelle, figurant des inter-rela­
tions spatiales, des coïncidences.
Il serait possible de réaliser une telle œuvre sans entrer dans
le domaine scabreux de l’interprétation : entre les faits situés
dans l’espace et les relations spatiales figurées, on ne suggére­
rait aucun enchaînement, aucun rapport de cause à effet. Il
appartiendrait au spécialiste des services nationaux de déter­
miner sous sa responsabilité propre s’il existait de tels rapports,
et lesquels. Une telle œuvre serait-elle au-dessus des forces de
l’organisation internationale ? Il ne semble pas. Le travail, réparti
entre diverses institutions qualifiées, centralisé de façon effi­
cace, n’aurait rien d’herculéen. N’a-t-on pas vu d’excellents atlas
produits par des maisons d’éditions dont les moyens techniques
et financiers feraient sourire si on les comparait aux moyens dont
disposent les organisations internationales. Aujourd’hui la publi­
cation d’un bon atlas national exige le soutien financier de
l’État dans la plupart des pays qui disposent des possibilités
techniques. Une telle œuvre accomplie par les Nations Unies
bénéficierait de deux avantages considérables : celui de la con­
tinuité, d’autant plus important qu’à notre époque les choses
changent vite, et celui de l’impartialité, garantie rendue indis­
pensable par les conditions de travail de l’institution interna­
tionale.
Deux siècles et demi sont écoulés depuis que Vauban proposa
à Louis XIV une entreprise de ce genre à l’échelle du royaume
de France. Il est à peine besoin d’ajouter qu’un Atlas du Monde
adéquatement conçu deviendrait un outil de la plus grande uti­
lité pour tous les participants des assemblées internationales,
pour tous ceux qui préparent dans les chancelleries ou ailleurs
une politique qui s’appliquera dans le cadre des relations inter-
ORGANISATION INTERNATIONALE ET RÉGIONS 211

nationales. L’étude sur le terrain, la mise en place du système


de relations d’un territoire, sont nécessaires aujourd’hui à l’action
de tous les États. Comme jadis les militaires devaient connaître
le terrain et piquer des drapeaux sur la carte, les politiques les
plus pacifiques d’aujourd’hui doivent faire de même. On voit
circuler de par le monde des missions et des commissions enquê­
tant sur les besoins et les ressources de tel État, de telle région.
Le maintien de la paix exige désormais une action internatio­
nale dans le domaine non seulement de l’aide militaire, mais
encore de l’assistance économique, financière, technique. Com­
ment cette assistance d’un pays à un autre pourrait-elle avoir
de l’efficacité, éviter des conséquences qu’elle pourrait avoir à
regretter, si elle ne tenait pas un compte constant et précis des
relations spatiales, des différenciations régionales ? Lyautey
disait que l’action des armées en campagne devait se développer
telle « une organisation qui marche », déposant sur le terrain con­
quis une couche nouvelle « préparée à l’avance ». L’organisation
pacifique du monde doit elle aussi marcher dans l’espace. Si les
connaissances géographiques progressèrent surtout jadis au ser­
vice des états-majors, le temps semble venu où elles doivent être
mises au service de la politique des États sous tous ses aspects
et se compléter graduellement selon les besoins des politiques.
Dans la formation classique du spécialiste des relations inter­
nationales le droit et l’histoire tenaient d’ordinaire et depuis
longtemps les premières places. La géographie était réduite à
peu de chose : elle intervenait surtout au moment des règlements
territoriaux, pour le tracé des frontières. Les histoires abondent
qui content l’ignorance des hommes d’État en matière de géo­
graphie ; ne vit-on pas de grands hommes tomber d’accord en
arbitrant un nouveau tracé de frontières sur deux cartes sans
noter que chacune de celles-ci portait pour la ligne litigieuse un
tracé différent 1 De telles anecdotes témoignent de la désinvol­
ture avec laquelle on pouvait, à l’époque des « jeux de princes »,
traiter la matière spatiale.
Le cloisonnement du monde est pourtant un phénomène pri­
mordial, agissant quotidiennement sur les destinées humaines,
évoluant aussi avec rapidité. Le droit enseigne la réglementation
du cloisonnement ; l’histoire enregistre les règlements du passé
et met en valeur les ambitions des hommes et des nations. Pour
l'organisation internationale, ces deux éléments, réglementa­
tions et ambitions, sont importants à connaître, mais ce sont
212 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

eu somme surtout des éléments négatifs. Pour apprendre à cons­


truire dans le domaine des relations internationales, il faudrait
étudier de plus près la genèse et la nature de ce cloisonnement
du monde, de cette différenciation de l’espace géographique.

V
CHAPITRE VIII

GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES

Nous avons étudié dans les précédents chapitres l’organisation


de l’espace différencié dans ses rapports avec la politique des
États. Entre la géographie d’un État et sa politique nous avons
constaté des affinités, nous nous sommes efforcés de formuler
des rapports. Ces rapports sont souvent instables, presque tou­
jours nuancés. Il convient de ne pas se laisser entraîner à des
enchaînements de cause à effet dont la simplicité et la logique
sont bien attirantes.
Dans l’intimité des relations entre les faits de la géographie
et les tendances de la politique, on rencontre bien d’autres fac­
teurs de nature variée. Trop de théoriciens ont voulu jadis, et
récemment encore, ramener tous ces engrenages à des idées simples.
Ils ont parfois réussi à influencer un moment par là le déroule­
ment des événements politiques ; ils n’ont pu faire obéir la réa­
lité. Cela ne saurait décourager la recherche désintéressée des
relations profondes. L’examen des faits auquel nous venons de
procéder n’a peut-être pas livré beaucoup de ces relations ; il
nous a permis cependant de discerner les importances relatives
des facteurs, de comprendre les règles du jeu. Il n’est pas surpre­
nant que les auteurs qui se penchèrent tant de fois sur les lois
de la politique aient accordé fort peu d’attention aux facteurs
géographiques : les apparences sont trompeuses, induisent faci­
lement en erreur ; et ces erreurs ont rebuté bien des recherches.
Le fait fondamental de la géographie politique est bien entendu
le cloisonnement du monde habité. Nous l’avons expliqué par
la différenciation des espaces accessibles aux hommes, résultant
de la constitution de l’humanité en sociétés et communautés
individualisées. Nous avons essayé d’analyser ensuite dans ses
rapports avec la politique la structure géographique de l’État :
Jean Gottmann. — La politique des États et leur géographie. 15
214 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

sou territoire, ses frontières, la répartition des populations, celle


des ressources, enfin l’influence de la disposition des régions à
l’intérieur du territoire. Quelles conclusions pourrions-nous en
tirer ?
Le travail ainsi accompli ne nous paraîtrait pas inutile si les
conclusions éclairaient un peu la formation de ce cloisonnement
du monde dont l’étude est la raison d’être commune de la géo­
graphie politique et de l’art des relations internationales. On
peut fort bien comprendre par la psychologie, la sociologie et
l’histoire, pourquoi l’humanité s’est ainsi cloisonnée, comparti­
mentant eh conséquence l’espace où ses activités se situent. On
voit moins bien comment se produit et évolue le compartiment
ou la cloison, comment naît une région nouvelle. Vidal de la Blache
croyait qu’il n’était pas de problème plus important pour la géo­
graphie politique que de déceler et de suivre l’éveil à une vie
générale de localités isolées ; encore faudrait-il savoir pourquoi
et comment ces isolements sont apparus, ces localités se sont
écartées de circuits sous lesquels, à moins d’admettre des cas de
génération spontanée, elles n’auraient pu se former et vivre.
C’est donc à la genèse des régionalismes que nous voudrions
nous attaquer, en entendant par « régionalisme » la tendance à
s’individualiser d’un secteur de l’espace habité : lorsqu’il prend
une forme politique, le régionalisme transforme les régions en
États ou autres unités administratives.
L’examen des rapports entre la géographie et la politique de
ces régions politiques dites États nous fit observer à maintes
reprises l’importance fondamentale de systèmes de mouvement
et de systèmes de résistance au mouvement : les systèmes de
mouvement forment tout ce que l’on appelle la circulation dans
l’espace ; les systèmes de résistance au mouvement sont plus
abstraits que matériels, ils consistent en nombre de symboles,
nous les avons appelés les iconographies. Pour conclure cette
étude, notre propos en vient donc à esquisser le rôle dans la genèse
des régionalismes de la circulation et des iconographies. Ces deux
notions paraissent fort éloignées l’une de l’autre : il n’en serait
que plus intéressant de les associer.

La circulation est tout naturellement créatrice de change­


ment dans l’ordre établi dans l’espace : elle consiste à déplacer.
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 215
Dans l’ordre politique, elle déplace les hommes, les armées et les
idées ; dans l’ordre économique, elle déplace les marchandises,
les techniques, les capitaux et les marchés ; dans l’ordre cultu­
rel, elle déplace les idées, brasse les hommes. Elle consiste tan­
tôt en circuits d’échanges et tantôt en transferts à sens unique.
Du fait de l’unité du monde accessible aux hommes, elle forme
un tout, infiniment fluide, infiniment ramifié. Localiser dans
l’espace les phénomènes consiste à les placer dans les systèmes de
relations que la circulation anime. La position géographique
d’un lieu ou d’un territoire, caractère capital par ses conséquences
politiques, résulte d’un certain état de la circulation. Il n’est
pas surprenant que l’examen des facteurs physiques en géogra­
phie politique nous ait conduit à conclure que le plus souvent ces
caractères agissaient par leur effet sur la circulation. S’il est
admis qu’un déterminisme de relations spatiales existe, il faut
classer la circulation au premier rang des facteurs déterminants.
La circulation permet donc d’organiser l’espace, et c’est au
cours de ce processus que l’espace se différencie. Les mécanismes
de ce processus se démontent facilement, en suivant les grandes
routes de la circulation et en s’arrêtant aux carrefours où ces
routes se croisent. La circulation des hommes et de leurs pro­
duits, c’est la grande dynamique humaine qui rend si passion­
nantes les études de peuplement et qui renouvelle constamment
la géographie. La circulation constante des foules qui se déplacent
de continent à continent, de pays à pays, de campagne à ville
et de ville à ville n’apparaît pas comme chaotique : elle est orga­
nisée par un réseau d’itinéraires, par des systèmes de moyens
de transport. Ces itinéraires sont assez stables ; ils se modifient
cependant avec le progrès des techniques de transport, avec les
déplacements des centres d’activités humaines.
Une charrette chargée de la récolte d’un champ porte cette
production à une grange ou encore à un magasin ; de là, les den­
rées gagneront une usine qui les traitera, un marché qui les redis­
tribuera ou un port qui les exportera. Du choix que le fermier
fera parmi les routes et les débouchés qui s’offrent à lui dépen­
dra le revenu qu’il tirera de sa récolte ; ce choix ne lui demandera
sans doute pas beaucoup d’hésitations, car ilTaura fait déjà le
plus souvent avant de semer les graines dont il escompte, dans
le circuit choisi, le meilleur rapport. Les campagnes prospèrent
ou végètent selon que les courants de circulation qui les tra­
versent sont plus ou moins fécondants. Les économies régionales
216 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

se développent ou déclinent selon que leurs horizons sont lar­


gement ouverts ou étroitement resserrés. Cette circulation dépend
beaucoup de ce qui se fait au carrefour : les villes naissent d’un
carrefour et ont pour fonction d’être des lieux de contacts,
d’échanges et de transformation.
Reprenons les écrits classiques de Vidal de la Blache : « Quand
on étudie dans le passé la genèse des villes, on trouve que ce qui
a fait éclore le germe, ce qui en a assuré le développement, c’est
généralement la présence d’un obstacle. Aux débouchés des
montagnes, aux passages des fleuves, au seuil des déserts, au
contact des côtes, partout où il faut s’arrêter, aviser à de nou­
veaux moyens de transport, il y a chance pour qu’une ville se
forme »1 ; et encore ailleurs : « on doit remarquer combien la
solidarité entre pays différents et contigus a favorisé les forma­
tions historiques... L’agent le plus actif de cette solidarité, et ce
qu’on pourrait appeler le pôle de cristallisation, c’est la ville...
c’est sur les besoins des villes que se régla la production des cam­
pagnes » *.
Les géographes ont toujours accordé une importance considé­
rable aux études de ports, de canaux, de voies ferrées, même de
gares et d’aéroports. Ils ont défini beaucoup de régions géo­
graphiques par les carrefours sur lesquels la structure et la per­
sonnalité des pays se sont établies. Ainsi la Bourgogne s’explique
comme carrefour ; de même la région parisienne, de même la
Suisse et bien d’autres pays. La personnalité de la France elle-
même ne fut-elle pas définie par Vidal de la Blache comme résul­
tant du croisement des éléments continental et méditerranéen ?
Si son Tableau de la géographie de la France (1903) avait été écrit
vers le milieu du xxe siècle, il aurait sans doute parlé de trois
éléments, le troisième étant l’élément atlantique, qui a gagné
en importance depuis les incursions normandes. Nous avons
montré aussi tout ce que l’on pouvait tirer de l’interprétation
de l’histoire de France vue comme celle d’un isthme, proposée
déjà par Vidal et reprise par A. Varagnac.
Des États plus vastes encore que la France peuvent fort bien
se définir de même par leurs systèmes de carrefours : l’histoire de
Russie est caractéristique à cet égard, qui part de Kiev, la capi­
tale de la navigation sur le Dniepr et ses affluents, pour conti-
1. Principes de Géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1921, p. 292.
2. Dans le compte rendu de l’ouvrage Les Paysans de la Normandie Orientale,
par Jules Sion, in Annales de Géographie, 1909, p. 177-181.
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 217

nuer par un réseau de grandes villes de foires comme Novgo-


rod-la-Vieille et Nijni-Novgorod, se concentrer vers Saint-
Pétersbourg, cette fenêtre sur la mer, et enfin vers Moscou,
« port de cinq mers », tandis que la colonisation de la Sibérie
et de l’Asie centrale suit d’abord les pistes caravanières, puis
les voies ferrées, pour s’éparpiller aujourd’hui au gré du réseau
aérien.
Tout l’Orient méditerranéen n’apparaît que comme un tissu
de cités caravanières ; les empires coloniaux sont unis par leurs
réseaux de communications, enfin toute l’Amérique se peupla
et se construisit selon les criques, les fleuves, les portages et plus
tard les voies de terre et d’air ; tout centre important ne le devint
qu’en tant que carrefour. Une ville ou un pays ne restent d’ail­
leurs bien vivants que par leurs contacts avec l’extérieur. Vidal
de la Blache comparait une civilisation à une horloge qui a besoin
d’un « choc venu du dehors » pour la remonter et assurer le
fonctionnement.
Ainsi, de la croisée des chemins ruraux, où se décide le chemin
que prend une récolte et dont dépend le mode de vie de la ferme
voisine, jusqu’à la combinaison des éléments qui créent de grands
États et des civilisations nouvelles, court un fil ténu, mais con­
tinu, qui est une chaîne de carrefours réunis par des courants
de circulation. Le mélange qui se produit au carrefour est bien
complexe, et nous n’avons pas encore de méthode généralement
acceptée pour l’analyser. Mais le carrefour, bien fixé dans l’es­
pace, mécanisme concret auquel on peut donner un nom, des
coordonnées et l’étendue que l’on veut, est aisé à manier. Ce
pourrait être un instrument commode d’analyse régionale ; c’est
aussi un élément de fixation des solidarités régionales et des opi­
nions politiques. On peut comparer le carrefour à un être vivant,
doué de personnalité, qui déplace ses contacts, varie l’allonge­
ment et la portée de ses tentacules, modifie sa structure interne,
naît, grandit ou s’éteint. Il demeure cartographiable et nous
savons inventer des artifices pour suivre ses mutations et sa vie
intérieure. Centre de réactions, le carrefour peut être qualifié
de noyau ou d’atome, selon les préférences, comme une région
géographique pourrait se définir par son réseau ou tissu de car­
refours. Peut-être arriverons-nous un jour à mettre en formule,
à représenter une région, dans son fonctionnement économique
et social, par un « être mathématique » aux contours étranges.
Sans aller encore aussi loin, nous pouvons déjà parler d’analyse
218 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

par carrefours et même de réactions en chaîne se propageant par


leur réseau.
Carrefour, dira-t-on, est pourtant une notion bien vague : tan­
tôt un bâtiment (gare, bourse, entrepôt), tantôt tout un méca­
nisme complet (comme un port), tantôt une vaste étendue, par­
fois même tout un pays. Dans tous ces cas, le carrefour a une
fonction bien intéressante, celle de centraliser. Autour de lui se
dessine une orbite, une circonscription. On voit ainsi comment
les orbites des carrefours ont pu influencer la différenciation
de l’espace. La circulation tissait alentour la trame organisant
cet espace. En éternelle Pénélope, la circulation ne se lasse pas
de défaire le tissu afin de recommencer : elle est infiniment sen­
sible à tout ce qui se produit sur ses réseaux, fut-ce à grande dis­
tance. C’est ainsi que, malgré la stabilité apparente des carre­
fours, la circulation ne cesse de modifier l’organisation et donc
les possibilités de différenciation de l’espace. Elle ne cesse d’ap­
porter des raisons nouvelles d’opérer des modifications de toutes
sortes aux communautés qu’elle touche. On verra donc les car­
refours modifier leurs contacts et changer en importance rela­
tive à moins qu’une politique de stabilisation n’intervienne.
Les géographes n’ont pas été les seuls à reconnaître de bonne
heure l’importance de la circulation. De plus en plus les histo­
riens accordent à l’étude des routes, des péages, des ports et des
marchés une part croissante dans leurs explications des phéno­
mènes politiques. Il n’est nullement indispensable d’être « maté­
rialiste » pour rendre à la circulation ce qui lui revient : le rôle
de convoyeuse des contacts, des hommes, des idées, des nouvelles
et des techniques, aussi bien que celui de réseau commercial.
Les économistes à leur tour en viennent, en des pays différents,
à rendre son dû à cette circulation longtemps négligée par les
théoriciens. Elle permet de mieux comprendre les interdépen­
dances des diverses parties du monde à une époque où bien peu
de phénomènes économiques s’alimentent d’une façon pure­
ment locale. On s’aperçoit qu’il faut renoncer même à concevoir
les activités d’un grand port, phénomène économique s’il en est,
comme dérivant de l’économie de la région environnante, qu’on
appelait jadis l’arrière-pays. Les travaux d’une équipe de spé­
cialistes en économie portuaire ont démoli, dans La Revue de
la Porte Océane, la conception de l’arrière-pays qui ne peut guère
se définir ni en géographie ni en économie. M. J. Lemierre y
écrivait : « A la notion dépassée d’arrière-pays, nous devons sub­
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 219

stituer celle d’un espace organisé, d’un espace qui ne se déduit


pas de la configuration de la Terre, où la circulation ne se fait
pas suivant les lois qu’impose le milieu physique;.. Mieux l’es­
pace continental est organisé en vue des transports maritimes,
moins il a de rapports avec la figure de la Terre. 1 »
Les ports ont toujours essayé d’être aussi indépendants que
possible de la terre qui les environnait. Jadis, ils s’entouraient
de remparts doublés de fossés et, chaque soir, on levait les pont-
levis ou l’on fermait les lourdes portes, afin de rester chez soi,
dans un monde spécial, tout plein d’effluves amenés de loin,
mélangeant les arômes d’outre-mer à ceux des campagnes voi­
sines. Il en était de même pour les grandes villes de foires et de
marchés, pour les cités caravanières aux portes du désert. Ce
fut l’une des grandes préoccupations de la puissance politique
que de soumettre ces grands carrefours, ces créations de la cir­
culation, à une autorité stable, enracinée dans le pays ; on accor­
dait souvent à ces ports ou ces marchés des franchises diverses,
mais on les rivait politiquement à un compartiment d’espace
dont la circulation paraissait les pousser à s’évader. Il y a donc
eu entre la circulation, qui est tout mouvement, et la rigidité,
fût-elle de brève durée, de l’organisation politique une certaine
hostilité, une opposition de nature.

Si la circulation avait été maîtresse sans partage de la scène


politique, elle aurait sans doute abouti à un éparpillement de
l’autorité presque à l’infini, chaque carrefour, chaque ville agis­
sant à sa guise, établissant ses propres règlements. Tel était bien
le spectacle de l’organisation « colloïdale », a-t-on dit, de l’Eu­
rope en plein moyen âge. L’autorité politique semblait avoir été
dissoute et être tenue en suspension dans le vaste espace de l’Eu­
rope chrétienne. Car cet espace avait des limites : à peine appro­
chait-on des territoires musulmans que l’on rencontrait un rideau
de fer ; il était interdit aux Chrétiens d’entrer en pays d’Islam.
La grande liberté d’organisation politique dans l’espace chré­
tien était bien due en cette époque médiévale à l’unité de la foi,
à une uniformisation de la civilisation dont toute l’iconographie
à l’époque était pratiquement religieuse. Il fallut pour morceler
1. L’étude des ports et la géographie, Revue de la Porte Océane, Le Havre,
juillet 1951, p. 7-8.
220 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

l’espace et arriver à un cloisonnement politique tout différent


les guerres de religion et la victoire de la maxime Cujus regio,
ejus religio. Ce bref rappel de quelques siècles d’histoire euro­
péenne illustre cependant ce fait que les cloisons les plus étanches,
qui morcellent les espaces dont la circulation tisse l’unité et
assure la fluidité, sont les cloisons spirituelles.
Il faut en effet qu’un ciment solide lie les membres de la com­
munauté qui acceptent la cohabitation sous la même autorité
politique. Il n’est pas, nous l’avons vu, de frontière inscrite dans
la nature des choses qui sépare deux peuples de façon tout à fait
efficace. Il y a en revanche toute la vie de circulation qui unit
les différentes régions du monde entre elles. Comment faire que
dans ce cas la cohabitation ne comporte pas les mêmes consé­
quences d’unification pour tous les hommes dans tout l’espace
qui leur est accessible ? Il faut leur inculquer des principes abs­
traits, des symboles en quoi ils auront foi, et qui seront ignorés
ou niés par les hommes d’autres communautés. C’est ainsi que
les cloisons les plus importantes sont dans les esprits. C’est pour­
quoi l’iconographie est le nœud gordien de la communauté natio­
nale : au moyen âge, les formations politiques ont coïncidé quelque
temps avec les formations religieuses ; lorsque cette coïncidence
se trouva rompue en Europe par la Réforme, les traités de West-
phalie s’efforcèrent de la reconstituer, en l’adaptant à la répar­
tition nouvelle des iconographies et des autorités.
Une iconographie nationale n’est pas toujours religieuse. Elle
peut dans certains cas avoir pris des formes religieuses en par­
tant de grands souvenirs politiques disparus : É.-F. Gautier
signale que les Mozabites, secte islamique d’Afrique du Nord,
isolés dans leurs oasis au Sahara, pourraient bien n’être qu’un
résidu de l’ancien empire ibadite qui connut ses heures de gran­
deur et de puissance en ces régions. Beaucoup des sectes qui se
partagent les populations du Levant peuvent ainsi rattacher
leurs origines à des pages de gloire politique ou militaire révolue.
Il y a eu chez les peuples une symbiose entre trois éléments essen­
tiels constitutifs de toute société et de toute iconographie ré­
gionale : la religion, le passé politique et l’organisation sociale.
Ces trois catégories de symboles constituent une iconographie
souvent complexe, mais toujours efficace. Il n’est guère deux
peuples qui puissent avoir les mêmes. Il faut un brassage éner­
gique et souvent un transfert dans une région neuve, pour créer
un creuset où les éléments d’iconographies variées se fondent
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 221

en un alliage nouveau. Les États-Unis sont un exemple de ce


processus : encore leur iconographie nationale porte-t-elle une
empreinte particulièrement visible d’origine britannique, car
la construction du pays commença dans le cadre de l’Émpire
britannique.
L’iconographie détermine souvent des attitudes à l’égard
du milieu physique : les religions ont toujours établi des « ta­
bous », favorisé certaines utilisations. L’iconographie facilite
aussi le maintien de certaines structures sociales. C’est ainsi
que souvent l’influence du milieu physique local ne se fait sentir
sur les peuples qu’à travers des structures sociales. L’iconographie
tend à écarter de la nation dont elle fait l’unité et l’originalité
les étrangers et mêmes les influences étrangères. Elle exerce
une action limitative des contacts, donc de la circulation. On
conçoit ainsi qu’elle soit dans la grande dynamique humaine
la fondation des cloisons spirituelles et politiques. On n’imagine
guère l’humanité politiquement unifiée, si ce n’est par la fusion
en une seule de toutes les grandes iconographies existantes. Or,
la circulation des idées tend à rapprocher les symboles ; elle ne
les fait évoluer pourtant que lentement. Les iconographies se
transmettent dans la famille et à l’école : elles s’impriment for­
tement sur les esprits encore malléables des enfants et des adoles­
cents. L’organisation internationale ne peut réussir qu’à con­
dition de ne pas heurter toutes ces croyances ; chaque peuple
est bien persuadé que sa foi religieuse, son drapeau, son orga­
nisation sociale, ses techniques, son pays sont les meilleurs qui
puissent être. Comment y croirait-il autrement ?
Pour fixer les hommes à l’espace qu’ils occupent, pour leur
donner le sentiment des liens qui unissent la nation et le terri­
toire, il est indispensable de faire entrer la géographie régionale
dans l’iconographie. C’est ainsi que l’iconographie devient en
géographie un môle de résistance au mouvement, un facteur
de stabilisation politique.

*
* *

La circulation, principe de mouvement, et l’iconographie,


principe de stabilité, sont-elles en si constante opposition dans
les faits? S’il en était ainsi quelles difficultés les hommes n’au­
raient-ils pas eues à organiser l’espace, à créer toutes les diffé­
renciations que nous connaissons. Nous ne croyons pas que l’op­
222 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

position des fonctions ait empêché une coordination de se faire


et depuis fort longtemps. Cette coordination a assuré la diffé­
renciation rapide et efficace de la surface du globe ; elle a per­
mis l’organisation politique et la solidité de celle-ci, tout en lui
assurant de la fluidité.
La manière dont circulation et iconographie s’accordent, est
très facile à comprendre. Quel est le nœud essentiel, organisa­
teur de la circulation ? Le carrefour. Où rencontre-t-on le plus
souvent les grands monuments religieux ? Aux carrefours. Le
calvaire à la croisée des chemins est un symbole des plus signi­
ficatifs. Pourquoi les hommes ont-ils mis tant de ténacité et de
méthode à élever aux croisements des routes qu’ils fréquentaient
des monuments religieux ? Parce que la circulation comporte
des risques et que la crainte de les courir faisait souhaiter cons­
tamment le recours à la protection de la Providence.
On s’est longtemps posé la question de l’origine des routes.
Les spécialistes sont en général d’accord que l’homme primitif,
craignant d’être poursuivi, chassé comme un animal, s’efforce
d’effacer sa trace. Il en vint pourtant à suivre des itinéraires
définis lorsqu’il se trouva en territoire inconnu, et là s’offraient
à lui les pistes suivies par les animaux. Il les adopta donc pour
ses routes. Cette explication semble satisfaisante pour l’esprit.
Elle explique aussi la crainte du carrefour, l’une des plus anciennes,
que l’on retrouve dans bien des folklores différents : l’homme
savait de quels animaux il suivait la piste, mais lorsque celle-ci
en croisait une autre, on ne pouvait prévoir avec qui ou avec
quoi on se trouverait face à face. Serait-ce quelque animal ef­
frayant, sauvage et sanguinaire ? Ou quelque autre homme
plein de mauvais instincts ? Les carrefours ont suggéré bien des
peurs et des légendes. Il en reste encore quelque chose au fond
du cœur des hommes.
En arrivant au carrefour on a donc toujours souhaité être
protégé. Les primitifs ont divinisé des arbres qui s’y trouvaient,
orné ces arbres d’amulettes diverses. Plus tard on marqua ces
carrefours de pierres, blanches ou noires selon les goûts ou plutôt
selon les iconographies. La Kaaba, de La Mecque, ce grand
centre de pèlerinage qui fut avant l’hégire une grande ville ca-
ravanière, est une grande pierre noire. On retrouvera longtemps
des jeux de pierres blanches et noires dans les architectures des
basiliques. Ces pierres au carrefour ne devinrent que bien plus
tard des bornes indicatrices ; pourtant au voyageur d’antan
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 223

la couleur ou la taille de la pierre indiquait déjà s’il se trouvait


en pays ami ou non, selon son iconographie.
Les religions ont toujours multiplié les monuments, les expres­
sions de piété aux carrefours : les calvaires et les chapelles, les
marabouts et les basiliques, les sanctuaires de toutes sortes, de
toutes croyances. Cela fut une protection suffisante tant qu’on
n’eut pas mieux pour assurer la police de la route. Mais avec les
progrès de l’organisation sociale, on vit des puissants du jour,
militaires, civils et clercs, prendre en main la protection du com­
merce et de la circulation d’une façon plus efficace : on créa une
police qui s’établit, tout naturellement, aux carrefours et fit
payer les usagers des routes pour la sécurité qu’elle leur garan­
tissait. A l’ombre d’un château-fort ou d’une cathédrale, les
marchés s’établirent et prospérèrent. Ils fournirent à l’autorité
locale et aux indigènes des revenus appréciables. Ces mécanismes
transformèrent les bonnes positions de carrefours en investisse­
ments, en intérêts dont les populations locales devaient main­
tenir le rayonnement et la richesse. Les revenus ainsi obtenus
permirent à la police de mieux s’armer, au système de sécurité
de s’étendre, à l’État de s’édifier.
Au carrefour nous avons donc trouvé la réunion de la circula­
tion, de l’iconographie et de la police, cette dernière symbolisant
l’organisation politique et, de nos jours, l’État. Cette triple asso­
ciation fut fructueuse. Elle explique la différenciation de l’es­
pace et son organisation. Elle permet de comprendre que le
cloisonnement du monde tient plus aux barrières qui sont dans
les esprits et aux orbites de rayonnement des carrefours qu’à
tou es caractéristiques physiques inscrites dans l’espace. Les
symboles de l’iconographie ne sont d’ailleurs pas rivés au sol. Ils
circulent avec la diffusion des idées et les mouvements des hommes.
Cette circulation des iconographies accroît encore la fluidité de
la carte politique.
En y pensant selon ce schéma, on voit tout le passé et tout
le présent de la politique s’animer et, bien souvent, s’éclairer.
Les archéologues se sont penchés depuis longtemps sur les villes
caravanières parce qu’elles étaient pleines de temples ; il est à
peine besoin de les énumérer : Le Caire, La Mecque, Damas,
Pétra, pour n’en mentionner que quelques-unes dans la même
région du monde. Mais on vit aussi les villes de grand commerce
devenir des capitales religieuses lorsque leur rôle de carrefour,
pour quelque raison, se perdit. Ainsi les marchands de La Mecque
224 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

et de Médine encouragèrent-ils l’expansion vers l’Occident de


la foi musulmane parce que leurs relations dans cette direction
avaient été désorganisées depuis quelques siècles. Le déclin de
l’Empire romain avait jeté dans l’anarchie le monde méditer­
ranéen. Il n’y avait plus d’ordre en Orient, plus de. police, plus
de circulation possible ; les caravaniers arabes vinrent remettre
de l’ordre, à leur profit. Pour assurer à La Mecque un trafic et
un revenu réguliers, ils établirent le célèbre pèlerinage.
L’association entre les marchands et les temples est bien ancien­
ne et bien difficile à rompre. Lorsqu’un clivage se produit dans
cette association, il s’ensuivra toujours de grandes réformes
religieuses qui entraîneront de grands changements politiques.
Du plus humble sanctuaire d’une croisée des chemins à l’au­
guste puissance des plus grands empires, une chaîne d’or est ainsi
tendue signifiant tous les obstacles que l’humanité a trouvés sur
sa voie dans l’espace géographique, obstacles venant de la nature
et plus encore obstacles venant de l’organisation humaine. Au
pied de la colline sur laquelle depuis plus de sept siècles se dressent
fièrement les murailles du Château-Gaillard que bâtit Richard
Cœur de Lion, la petite ville des Andelys tient un péage. Jus­
qu’au xvme siècle, la Seine y fut barrée par une grande chaîne :
pour franchir cet obstacle, les bateliers devaient acquitter un
droit ; et ce péage rapporta tant d’argent qu’on l’appela « la
chaîne d’or ». De nos jours il ne demeure de tous ces fastes et
de toutes ces servitudes que des souvenirs, mais qui font encore
affluer des touristes qui visitent les ruines de Château-Gaillard
et les belles églises des Andelys. La localisation des intérêts et
des ressources a de ces survivances tenaces. Celle des Andelys
est l’une des plus modestes. Ailleurs les survivances, passant
du politique au spirituel et du spirituel au temporel, conservent
plus d’ampleur.
Le cloisonnement du monde résulte donc d’une organisation
complexe ; dans le même espace se sont accumulées tant de
strates successives d’organisations différentes, que les compar­
timents, pour conserver une âme, ont bien dû l’enraciner au sol.
Les souvenirs sont la fondation la plus sûre d’une communauté :
ils ne valent vraiment pour la plupart des hommes qu’à condition
d’être partagés par d’autres.
La géographie ne doit pas chercher à être matérialiste dans
les écoles : elle ne l’est point dans la réalité vivante et quoti­
dienne. La politique des États est sans doute matérialiste dans
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES 225

ses buts : elle doit puiser dans la géographie quelques éléments


qui la libéreront de cette emprise. Les grands succès de la poli­
tique n’ont jamais été acquis par la force armée, mais par la
conversion des esprits.
Le cloisonnement du monde a bien des effets regrettables ;
dans une certaine mesure, il est inévitable ; on pourrait écarter
ses effets les moins désirables si l’on comprenait mieux les rai­
sons et la genèse du cloisonnement. Avoir tenté d’en esquisser
une explication suffit à notre propos.
1

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos. p. VII

CHAPITRE PREMIER
LE CLOISONNEMENT DU MONDE
Fluidité et stabilité de la carte politique, p. 2. — L’espace géographique diffé­
rencié et organisé, p. 4. — La notion de milieu géographique, p. 10. —
Un déterminisme de relations dans l’espace, p. 15.

CHAPITRE II
LES DOCTRINES GÉOGRAPHIQUES DES RELATIONS
INTERNATIONALES

Les Grands Desseins sur la carte, p. 19. — Les droits historiques, p. 21. —
Vauban et la Dime Royale, p. 25. — Montesquieu et L’Esprit des Lois,
p. 28. — Turgot, Buffon et les philosophes, p. 32. — La Révolution et l’Em-
pire, p. 36. — Le xix° siècle et la formation de la géographie moderne,
p. 37. — Mackinder, p. 43. — Vidal de la Blache, p. 46. — L’école fran­
çaise : Bruhnes, Demaugeon, Siegfried, Gautier, p. 50. — La Geopolitik
allemande, p. 56. — Contributions américaines : I. Bowman et E. Hun­
tington, p. 63. — L’organisation humaine, p. 67.

CHAPITRE III
LE TERRITOIRE EN POLITIQUE

La place au soleil, p. 71. — L’étendue du territoire, p. 72. — Importance de


la position, p. 78. — Les positions maritimes, p. 79. — Les isthmes, p. 81.
— Les positions insulaires, p. 88. — Une puissance insulaire et les con­
tinents : la politique britannique et la doctrine de Monroe, p. 92. — Les
positions centrales : pivots et charnières, p. 103. — Le facteur topogra­
phique, p. 109. — Le facteur climatique, p. 110. — Le facteur hydrogra­
phique, p. 113. — Importance de la circulation, p! 119.

CHAPITRE IV
LES FRONTIÈRES ET LES MARCHES
Les cloisons sont-elles lignes ou zones ? p. 121. — Les tracés des frontières,
p. 123. — La solidité des frontières, p. 130. — Les marches et les zones-
tampons, p. 136. — Variété et valeur des cloisons internationales, p. 143.
228 POLITIQUE ET GÉOGRAPHIE

CHAPITRE Y
RÉPARTITION DE LA POPULATION ET RELATIONS
INTERNATIONALES

Le nombre et ses exigences, p. 146. — Densité et surpeuplement, p. 150. —


La cohabitation et les liens du sang, p. 153. — Les genres de vie, p. 156. —
Importance de l’iconographie, p. 157.

CHAPITRE VI
RÉPARTITION DES RESSOURCES ET BESOINS DES ÉTATS

Qu’est-ce qu’une ressource ? p. 161. — Les ressources du territoire et l’orga­


nisation des marchés, p. 165. — Concentration des ressources : le cas des
États-Unis, p. 174. — La querelle des matières premières ; le cas du pé­
trole, p. 181. — Le progrès et la notion de ressource, p. 187.

CHAPITRE VII
ORGANISATION INTERNATIONALE
ET GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

Cloisonnement et organisation, p. 190. — Les solidarités régionales, p. 192. —


L’opposition à l’Occident, p. 197. — Problèmes de complémentarité,
p. 200. — Les régions d’un État et sa politique extérieure, p. 202. — Les
tâches de l’organisation internationale, p. 207.

CHAPITRE V I I I
GENÈSE ET ÉVOLUTION DES RÉGIONALISMES

Essai d’une théorie générale du cloisonnement, p. 213. — La circulation, fac­


teur de changement, p. 214. — L’iconographie, facteur de résistance au
changement, p. 219. — Circulation et iconographie associées dans la for.
mation de l’autorité politique, p. 221.

Imprimé en France à l’Imp. Willaume-Eoret à Saint-Germain-lès-Corbeil


en janvier 1952. — O. P. I. A. C. L. 31.1152.
Dépôt légal effectué dans le 1" trimestre 1952.
N» d’ordre dans les travaux de la Librairie Armand Colin : 1 018.
N° d’ordre dans les travaux de l’Imp. Willaumk-Eg iîkt : 693.

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