Vous êtes sur la page 1sur 19

1

François BOUSQUET

LE SCANDALE DU MAL
Paris, Mame, 1987, 64 p.,
collection Première Bibliothèque de Connaissances Religieuses.

L'ÉPREUVE DU MAL : AFFRONTER LA QUESTION

REGARDER AUTOUR DE SOI

Le monde ne va pas bien... Ça crève les yeux. L'autre jour, j'ai posé la question à une douzaine
de garçons et filles : « Qu'est-ce que vous en pensez ? » Ils n'ont pas été longs à répondre : ça fusait de
partout. « Oui, hier, à la télévision, on montrait la guerre : des maisons qui flambaient, des morts, des
gens qui partaient sur une route...» « Et la famine dans le Tiers-Monde... » Une fille a parlé des
« enfants-bulle », ces enfants malades obligés de vivre dans une bulle de plastique pour ne pas attraper
de microbes. Un garçon a raconté s'être battu dans le souterrain de la gare, parce qu'un grand voulait le
forcer à donner son argent de poche. Un autre ne disait rien, mais moi je savais qu'il était un jour arrivé
en larmes de la maison parce que ses parents s'étaient disputés (d'ailleurs maintenant ils sont séparés).
J'allais oublier de dire aussi combien tout le groupe avait été saisi, en allant chanter un après-midi avant
Noël à la maison de retraite, par la solitude dont leur avait parlé les personnes âgées. Et au bout d'un
moment, pendant cette réunion qui me revient en mémoire, deux frères avaient fini par parler de leur
père au chômage. Le premier avait dit qu'il trouvait ça « pas juste », et le second qu'à la maison il y
avait des moments assez tristes.
Or, ce sur quoi nous échangions ce jour-là, c'était le problème du mal. Et aussitôt toutes les
questions étaient venues : en fait, qu'appelons nous «mal» dans ce monde qui est loin d'aller bien ?
Qu'est-ce qui nous touche le plus, et pourquoi ? Et quelles sont les différences entre le mal, la
souffrance, la faute, le péché ? Jésus, qu'est-ce que ça change ? Le salut, l'espérance, pour nous, c'est
quoi ? Y a-t-il un chemin pour nous à travers tout cela ? Ou, comme on dit de manière plus abstraite, y
a-t-il malgré tout un sens possible ? A quoi cela nous engage-t-il ? Que faut-il combattre, que faut-il
choisir ?
C'est à un moment de réflexion surtout cela que nous invitent les pages qui suivent. - Mais par
où commencer ? Un premier tour d'horizon nous le dira.

CE N'EST PAS SI SIMPLE

D'abord, ce n'est pas tout de dire que le monde est triste ou inquiétant - sinon parfois terrifiant.
Il faut arriver à voir plus précisément en tout cela où est le mal pour savoir ce que nous pouvons faire et
quelle attitude prendre.
Or ce n'est pas si simple, car il vient d'un peu partout : de nous, des autres, de ce qui est voulu,
de ce qui n'est pas fait exprès... D'abord, les choses sont étagées, ou emboîtées, du plus proche de nous
au plus loin. Nous savons bien que nous-mêmes sommes capables d'envie, d'orgueil, de paresse, de
colère ; nous savons qu'il nous arrive de tricher, de mentir, d'être injustes ou violents; et les autres de
leur côté peuvent être ainsi. Un cercle plus loin, mais nous sommes aussi dans ce cercle par la vie
quotidienne, les journaux ou la télévision, il y a la société ou le pays. Impossible par exemple de ne pas
être frappé par le chômage, ses ravages, ses conséquences pour ceux qui le subissent et leur famille.
Une situation économique précaire, l'impossibilité de trouver un premier ou un nouvel emploi, et tout
l'avenir se bouche. Ensuite, ce sont la recherche incessante par les petites annonces ou l'ANPE, la
déconvenue à chaque nouveau refus essuyé, le découragement qui s’installe, le sentiment d’échec et
d’inutilité. Autre exemple : chaque journal télévisé nous apporte son lot de déraillements de trains, de
2

crimes, d'inondations. On se prend à désirer parfois que les journalistes nous donnent quand même
quelques bonnes nouvelles. Nous ne savons pas si les malheurs qui se produisent sont plus nombreux
ou importants qu’avant, mais en tout cas il nous est impossible de les ignorer. Et c’est déjà là être de
plain-pied avec le cercle le plus vaste, celui de la planète tout entière, avec ses guerres, ses famines, ses
injustices, ses inquiétudes pour demain.
Ce qui n'est pas simple non plus, c'est que les responsabilités sont toujours partagées, et
inextricablement entremêlées. En nous, il y a une part d'hérédité, de caractère, d'éducation, et aussi les
circonstances, sans parler des autres avec qui nous nous trouvons vivre, ceux que nous avons choisis et
ceux que nous n'avons pas choisis. Il y a ce qui est de notre faute et ce qui n'est pas de notre faute, et les
frontières ne sont pas si claires. La même chose s'observe dans les cercles plus larges. Deux exemples.
Lors d'une éruption en Colombie, une coulée de boue a submergé un village et fait de nombreux morts.
Or, les gens venus au secours ont trouvé une petite fille qui vivait encore, mais avait les pieds pris de
telle façon qu’on n’arrivait pas à la dégager. Le soir même, la télévision diffusait dans le monde entier
les images de cette petite fille luttant pour survivre, la tête et les mains hors de l'eau. Hélas, on n'est pas
arrivé à la sauver, et elle est morte là. Que dire de ce drame ? Il y a la part de la catastrophe naturelle, il
y a celle des hommes, qui n'amènent pas de pompe et ne font pas ce qu'il faut. Mais là encore, ce n'est
pas non plus complètement leur faute: le pays est pauvre, on n'est pas équipé, c'est la panique partout.
Même chose d'ailleurs pour l'autre exemple : fuites de gaz toxique ici ou là dans le monde, accidents
survenus dans des centrales nucléaires. Les causes sont entremêlées: négligence, manque de prudence,
erreur humaine, concours de circonstances : il y a la part des hommes et la part des choses, mais dans la
part des hommes, il y a aussi ce qui n'est pas de leur faute, ce qu'ils n'ont pas voulu.
Ce qui n'est pas simple enfin, dans ce problème du mal, c'est que nous sommes des êtres à la
fois charnels et spirituels. Ce qui concerne le corps concerne toute la vie. Sans être grand philosophe,
on voit bien qu'un des problèmes de la maladie ou du handicap est qu'ils envahissent tout le champ de
l'attention : le malade est tout préoccupé par ce qu'il a. Mais aussi, il faut dire que les souffrances les
plus profondes sont celles qui atteignent le coeur même de notre personnalité, là où elle engage sa
liberté pour elle-même et avec d'autres. Bien des peines peuvent être endurées, physiquement (et le récit
de certains rescapés est parfois extraordinaire), mais ne pas être compris, ne pas être aimés, voilà une
souffrance d'un autre ordre, si intense qu'elle nous retire le goût de vivre.
Si le problème du mal n'est pas simple, c'est qu'il révèle ainsi, comme en négatif, tous les
paradoxes, les complexités, de notre condition humaine. Est-ce l'envers d'une chance, d'une richesse ?

UN CHEMIN POUR REFLECHIR

En regardant ce monde, notre vie, où joie et peine sont mêlées, nous voilà conduits à analyser
de plus près la réalité du mal: c'est ce sur quoi portera notre premier effort (chapitre 1, p. 11). Il faut
prendre le temps de décrire sous ses divers aspects cette expérience, parce qu'elle est profondément
humaine.
Aussitôt, il faut remarquer que, vécue par des hommes, elle est vécue par des croyants, ceux
dont il faut évoquer ici la mémoire vive, la présence: les croyants de la tradition juive, puis chrétienne.
C'est à un regard sur la manière dont ceux-ci ont vécu et traversé l'épreuve du mal que nous serons
conduits dans la seconde étape de notre démarche, au centre de laquelle il y a la personne du Christ
(chapitre 2, p. 33). Ce faisant, nous nous efforcerons de nous rendre attentifs à la « différence » des
croyants, à leur manière d'être originale, Cette différence ne doit pas être mise n'importe où. Pour
regarder cela, nous aurons à parcourir la Bible, mémoire du peuple de Dieu jusqu'à Jésus ; le Nouveau
Testament, témoignage des contemporains de Jésus, qui ont reconnu en lui le Sauveur; sans négliger
non plus la tradition chrétienne, la chaîne des témoins de la foi, de Jésus à aujourd'hui.
Affrontant la question du mal, il nous faudra aller jusqu'au coeur même de ce qui fonde notre
espérance active : le « mystère » de Jésus, de sa personne même, qui nous « sauve » (conclusion, p.
49). Il faudra réfléchir à ce que cela peut vouloir dire pour nous. En effet, ceux qui ne partagent pas la
foi ont vite fait d'objecter : « Qu'y a-t- il de vraiment changé dans le monde depuis le Christ ? N'y a-t-
il pas toujours des guerres, des famines et des catastrophes ? En sommes-nous moins mauvais ? »
3

Pour répondre à cela, il faut bien voir comment exactement la question se pose. Il faut voir ce qui a
saisi les contemporains de Jésus, avant et après sa mort. Il faut voir comment d'innombrables croyants
en ont vécu et en vivent depuis deux millénaires; et comment aujourd'hui encore, cela situe et peut
orienter chacun, face à sa vie, dans la lutte contre le mal, pour l'amour, vers un avenir qui s'ouvre...

1
L'EXPERIENCE HUMAINE DU MAL ET LES MOTS POUR LA DIRE

Notre premier effort portera donc sur la question qui est posée : de quoi parlons-nous quand
nous parlons du mal ? Nous procéderons en trois avancées successives : d'abord réfléchir à ce qui nous
arrive; puis nous rappeler comment d'autres hommes avant nous, et des penseurs dans l'histoire, se sont
confrontés à ce problème du mal ; enfin, mais rapidement, préciser un peu les mots qui dans le langage
courant nous servent à distinguer les divers aspects du problème. Bref, avant de partir, il faut bien
s'orienter.

AU CŒUR DU PROBLEME, LA VIE, ET LES HOMMES

Qu'est-ce qui est bien, qu'est-ce qui est mal ? Il est impossible de le déterminer sans remonter en
quelque sorte plus haut. En face de quelque chose, nous nous demandons d'abord: est-ce bon ou
mauvais ? Avant même toute qualification morale, nous pourrions dire que nos évaluations concernent
d'abord la vie : cette manière de faire un branchement électrique, bonne ou mauvaise ? Ces proportions
dans ma recette de cuisine, bonnes ou mauvaises ? Ce champignon que je trouve en forêt, bon ou
mauvais ? Cette direction que je prends pour rejoindre une adresse inconnue, bonne ou mauvaise ? Et
ainsi de suite. Au fond, avant même de me demander ce qui est bien ou mal dans mon rapport aux
autres, je me demande ce qui est bon ou mauvais dans les choses de la vie. Ainsi, le bon et le mauvais
s'évaluent dès la vie biologique la plus élémentaire : c'est bon, un peu de chaleur après le froid, ou un
peu d'ombre en pleine chaleur ; c'est bon, de l'eau vive pour la soif; c'est bon, de l'air très pur à respirer;
c'est bon aussi, un regard familier.
Cette dernière remarque nous conduit un peu plus loin: car la vie, ce n'est pas seulement l'air et
l'eau, mais aussi le regard. La vie est de tous les niveaux, quand il s'agit d'êtres humains. C'est la vie du
corps, c'est la vie de l'esprit, c'est aussi et plus encore la vie du « cœur », de la personnalité tout entière,
qui a besoin de devenir elle-même et qui a besoin des autres. Être homme, c'est devenir soi, et c'est
s'accomplir, se réaliser, grâce et avec d'autres. Ce qu'il faut ajouter aussitôt, c'est que la vie ainsi
comprise, avec tous ses niveaux, est l'affaire en même temps de la liberté et d'un ensemble de
conditions. Ce n'est pas tout de vouloir vivre bien, encore faut-il d'abord pouvoir s'abriter, se chauffer,
manger à sa faim, subvenir à ses besoins, survivre. Mais, pour autant, une fois cela assuré, pourra-t-on
bien vivre si l'on n'a pas de buts, pas de relations, si l'on reste dans la solitude de l'égoïste ou encore du
mal-aimé ? L'un des aspects peut-être parmi les plus profonds du bonheur, c'est de mettre en oeuvre nos
propres dons avec d'autres et pour d'autres; encore faut-il en avoir les moyens ou les conditions.
Proposons-nous d'examiner le problème du mal à partir de ces remarques très simples sur la
liberté et ses conditions.
Essayons d'abord de voir si le mal, ce ne serait pas manquer des conditions de la liberté. C'est-à-
dire premièrement les choses de la vie, et deuxièmement les autres, avec qui nous sommes en relation.
Nous nous demanderons ensuite si le mal, par ailleurs, ce ne serait pas manquer, non plus seulement de
ce qui permet la liberté, mais de la liberté elle-même, en sa source, avec son énergie et son dynamisme,
qui nous pousse à vivre et à nous réaliser.
4

LES CONDITIONS : LE NECESSAIRE, LE POSSIBLE, ET LES AUTRES

Regardons d'abord les conditions pour espérer bien vivre.


En premier lieu il ne faut manquer ni du nécessaire, ni de possibilités. Ce ne sont pas là des
mots abstraits, mais des réalités ordinaires.

NE PAS MANQUER DU NÉCESSAIRE


Le premier point : ne pas manquer du nécessaire, doit être souligné. Car souvent notre réaction
spontanée est de considérer les nécessités de la vie comme des contraintes. Tous les jours il faut dormir,
se nourrir, travailler... Or, ces nécessités en elles-mêmes sont bonnes. La meilleure preuve en est que si
elles viennent à manquer, ce peut être dramatique: c'est la faim, la perte du travail, la mauvaise santé
qui empêche d'avoir une vie normale. C'est si vrai qu'à l'échelle de la planète, les premières grandes
tâches, les plus urgentes, de l'humanité sont d'assurer l'accomplissement de ces nécessités. Il faut lutter
contre la faim, assurer la paix et la justice, soigner et guérir les hommes. Le premier réflexe à avoir,
c'est de regarder d'abord du côté des nécessités concrètes. Si bébé pleure, comme disait un sage,
cherche d'abord l'aiguille qui le pique, ou si le biberon n'est pas trop chaud.
Il faut insister encore. Les nécessités sont parfois dramatiques: si je traverse sans regarder, je
peux me faire tuer; si je double sans visibilité, je peux causer un accident. Mais un monde sans
nécessités nous rendrait parfaitement malheureux. Ce serait un mauvais rêve, où n'importe quoi suivrait
n'importe quoi. Croire que ce serait merveilleux d'obtenir ce que nous voulons sans effort, sans
résistance, ni contrainte, comme par magie, relève de l'illusion. Il y a des enfants élevés sans contrainte
d'aucune sorte qui sont angoissés. On ne récolte pas sans semer, on n'est pas en forme sans exercice, on
ne comprend pas sans s'appliquer, on ne s'aime pas sans s'apprivoiser.
Nous venons ainsi de repérer deux manières par lesquelles il nous arrive du mal parce qu'il nous
manque du nécessaire : soit parce que le nécessaire vital n'est pas assuré, soit parce qu'on le fuit dans un
monde imaginaire sans nécessités ni lois.

NE PAS MANQUER DE POSSIBILITÉS

Inversement, pour espérer bien vivre, il ne faut pas manquer non plus de possibilités, de projets,
d'ouvertures, d'avenir. Il suffit de penser au prisonnier dans sa cellule, avec la peine qu'il subit de voir
son champ de possibilités complètement réduit. Il suffit de penser aux handicapés de toute sorte qui ne
peuvent accomplir comme les autres telle ou telle action, au malade cloué dans son lit, aux personnes
âgées qui voient peu à peu se restreindre le nombre de choses qu'elles pouvaient encore faire. Il suffit
de penser en sens inverse à la joie de celui qui se découvre des dons variés, à la joie qui peut être celle
des jeunes devant les possibilités d'avenir (et comme c'est triste quand l'avenir est bouché ...) Il n'y a pas
de doute: il y a du mal pour nous quand nous manquons des possibilités qui devraient être les nôtres.

UNE CONDITION ESSENTIELLE : LES AUTRES

Deuxième élément, dans les conditions pour espérer bien vivre, après le nécessaire et le
possible: les autres, c'est-à-dire les personnes avec qui nous avons à vivre. Souvent nous réfléchissons
au problème du mal dans l'absolu, comme si chacun de nous était isolé, en imputant la faute aux choses
ou à Dieu, alors que nous sommes solidaires. L'homme, cet animal unique, parce qu'intelligent, capable
de liberté et d'amour, n'est pas pourvu face aux défis de la vie des réponses que procure l'automatisme
des instincts. L'animal sait très vite subvenir à ses besoins, tandis que le petit d'homme naît plus fragile
et vulnérable. Pourtant il a, en plus de la main et de la raison qui va s'éveiller, d'abord ceux qui
s'occupent de lui. Seulement, d'un côté ce n'est pas automatique, car il s'agit d'amour, et de l'autre, c'est
absolument indispensable. Sans cette solidarité foncière, qui commence par le soin que prennent de
nous nos parents, nous ne franchirions même pas le cap des premiers jours. Dès l'origine, donc, l'être
humain ne peut vivre que si d'autres désirent qu'il vive, et l'aiment avant même qu'il puisse répondre à
cet amour.
5

Cette condition n'est pas seulement indispensable au début, elle dure toute la vie, et elle est tout
à fait essentielle. Si l'être humain ne reçoit pas des autres, s'il ne donne pas aux autres, il ne peut espérer
bien vivre. Le drame, c'est que cela peut se détériorer. Si nous ne sommes pas aimés par d'autres, si
« l'enfer, c'est les autres », tout s'assombrit. Le mal, cette fois, ce sont toutes les manières possibles qu'a
le rapport aux autres de se dégrader : cela s'appelle: indifférence, orgueil, envie, jalousie, domination,
haine, et, au plan collectif, injustice, racisme, guerre, etc.

Pourquoi le mal ? En fait, deux questions

A ce point, retournons-nous pour envisager à partir de ce qui a été dit ce qu'il faut appeler mal,
et une grande part de ses raisons. Il ne s'agit absolument pas de vouloir « justifier » le mal. Il faut
seulement « rendre compte » de la manière dont il arrive, pour pouvoir lutter contre lui.
Cette distinction appelle commentaire. Justifier le mal, ce serait avoir un regard sur la vie où
après tout le mal n'est pas si grave puisqu'il serait d'une manière ou d'une autre nécessaire, et qu'au fond
tout finit toujours bien. Nous le verrons en faisant un peu d'histoire : plusieurs philosophes se sont
aventurés par là : au fond, le mal est dans l'harmonie du monde comme une simple dissonance, qui en
fait mieux ressortir la beauté. Ou encore on a dit: après tout souffrir n'a qu'un temps, c'est une épreuve à
laquelle il faut se résigner, et qui nous purifie. Ou encore : le mal d'à-présent n'est rien à côté du
bonheur de l'au-delà, etc. Ce n'est pas que telle ou telle de ces réflexions ne s'appuient sur quelque
chose de vrai. Mais le grand danger est de justifier l'injustifiable; de devenir insensible à ce qui
demeurera toujours révoltant, en particulier la souffrance de l'innocent. Impossible de transiger là-
dessus. On peut même affirmer très énergiquement ceci : il y a dans notre révolte contre l'injustifiable,
dans notre horreur de la souffrance de l'innocent, quelque chose qui révèle l'immense dignité de
l'homme.
Ceci dit, il importe d'être conscients que la question de l’origine du mal : « Alors, pourquoi le
mal ? » se pose à deux niveaux.
Nous ouvrons le journal, ou bien nous regardons ce qu'il nous est arrivé de faire nous-mêmes, et
nous voyons le mal à l'oeuvre. Bien sûr, il y a toujours, à un premier niveau, celui de la description, des
raisons: « parce que ceci », « et puis encore cela »... On peut les analyser. On attrape telle maladie parce
qu'il y a tel microbe ou tel virus, qui se développe dans telles conditions, se transmet de telle et telle
manière. Une catastrophe, éruption ou inondation, a lieu parce que la terre et le climat ont tel et tel
comportement. Une famine se produit parce qu'il y a sécheresse, mauvais circuits économiques,
destruction des cultures traditionnelles, conséquences d'injustices collectives passées ou présentes, etc.
Oui, là, il y a des raisons, qui nous indiquent, à condition que l'analyse ait été juste, la direction des
actions à entreprendre pour y remédier, ou, mieux encore, pour prévoir, et veiller à ce que cela ne se
renouvelle pas.
Mais il y a un deuxième niveau de raisons. Là, ce que nous appelons « raison», c'est ce qui a du
sens. Or, seul ce qui est positif a du sens, et ce qui est négatif est absurde. D'ailleurs, les anciens
disaient bien qu'il n'est même pas possible de vouloir quelque chose de mauvais, sinon en estimant
d'une manière ou d'une autre en faire un bien pour nous. La question « pourquoi ? » ne nous sert donc
pas ici à repérer comment le mal se produit, par quel enchaînement de causes, d'occasions, de hasards,
de décisions, d'habitudes, d'événements. Elle veut savoir pour quoi, vers quoi, dans quel but s'est
produit tel ou tel mal. Et s'il n'y a pas de réponse, alors nous nous exclamons: « il n'y a pas de raison ! »
pour dire que c'est absurde, que ça n'a pas de sens.
Cette protestation contre ce qui nous apparaît injuste ou mauvais est plus qu'un cri immédiat :
c'est une évaluation très profonde. « Il n'y a pas de raison ! » : sous-entendu : « il faut changer ça tout de
suite ». « Il n'y a pas de raison ! » : les effets nocifs, les conduites mauvaises, peuvent bien s'expliquer
autant qu'on voudra par ceci ou cela ; au fond, ils ne se justifient pas. Et s'exclamer « Il n'y a pas de
raison ! », engage à comprendre mieux, à agir plus, à lutter, en nous et autour de nous, pour que ce mal
laisse la place à la vie telle qu'elle doit être.
6

Ni pessimisme, ni optimisme, mais l'espérance

On risque fort d'être pessimiste si l'on ne voit la vie que sur fond de mal. Cela nous arrive
parfois dans des moments d'échec, de maladie longue, de fatigue ou de dépression. On peut être aussi
optimiste, et prendre les choses par où elles peu vent être portées, en ne voulant considérer le mal que
sur fond de vie. Mais plus solide que ce niveau psychologique du pessimisme et de l'optimisme, il y a
l'espérance, là où notre liberté est remise en route, ce qui ne se fait pas sans nous, car c'est en même
temps une tâche. Elle est ici particulièrement exigeante.
Prenons des exemples. Nicolas (trois ans) joue dans le jardin pendant que ses parents décapent
un meuble. Soudain, c'est l'accident : il boit à un bol dans lequel il y a du solvant. On l'emmène vite à
l'hôpital, où heureusement on arrive à le soigner. En y réfléchissant le mal n'est pas arrivé par fatalité,
mais par accident. Il est nécessaire que le solvant soit corrosif, sinon ce n'est plus un solvant. Le mal,
c'est que Nicolas - innocent, ignorant - n'ait pas été surveillé. Heureusement, il est resté la possibilité de
le traiter rapidement, grâce à l'intervention des autres : parents, médecins. Le positif sur lequel apparaît
ici le mal, c'est le fait pour des humains d'agir comme il faut dans la mesure du possible. C'est en ce
sens qu'il n'y a pas de fatalité. L'espérance doit être active.
Ou encore : le cancer. S'il est aussi tragique, c'est que quel que soit notre bon vouloir les uns
pour les autres, nous ne connaissons pas, et donc nous ne maîtrisons pas ses causes dernières. Nous ne
pouvons nous y résigner, et la recherche s'impose. Espérer ici, c'est agir pour qu'on favorise la
recherche fondamentale et non pas seulement celle qui vise le commerce des médicaments ; c'est être
attentif, pour soi et pour tous, à une meilleure hygiène de vie ; c'est, peut-être, se battre contre la folie
de la course aux armements qui engloutit un argent qui serait bien utile pour développer la recherche
médicale, etc. L'humanité jadis décimée par la peste et le choléra a bien fini par vaincre ces fléaux.

On pourrait parler encore de la lutte contre la faim, chez nous ou au Sahel. Ou de la prévision
des catastrophes naturelles. Il y a toujours des raisons pour que les maux arrivent. Il n'y a pas de raison
pour ne pas lutter contre, par la connaissance et par l'action, car nous sommes solidaires. Au fond,
l'opposition entre pessimisme et optimisme est une fausse alternative. Le pessimisme ne mène à rien, et
il y a plus profond qu’un optimisme un peu court : ce qui est décisif pour vivre, c’est l’espérance, et
l’espérance est don et tâche, elle est active.
Restent pourtant deux points. D’une part, le tragique demeure. L’accident bête, l’enfant écrasé
ou battu, la femme méprisée, les familles qui, se déchirent, les innocents détruits en masse, les guerres
et leur cortège de folies meurtrières, ceux qui meurent de faim et qu’on n’a pas aidés, les malades qu’on
ne sait pas guérir, tous ceux qui se suicident, ou qui disparaissent avant même d’avoir eu le temps de
vivre. Ces réalités-là ne doivent être ni oubliées, ni masquées.
Et puis, nous disions que le problème du mal est celui de la liberté et de ses conditions : il reste
le problèmes de notre liberté elle-même. On a supposé jusqu’ici que tout allait bien , en parlant des
conditions pour se réaliser : avoir le nécessaire, avoir des possibilités - et être aimé. Mais il faut bien
envisager à présent ce qui parfois, en notre personnalité profonde, nous empêche d'être libres. Pourquoi
donc, malgré tout, nous arrive-t-il d'être violents, injustes, lâches, tricheurs ou, d'une manière ou d'une
autre mauvais ? Ce problème non plus ne peut être évité. Qui nous remettra en route, pour devenir peu à
peu, libres de ces entraves-là ? Si vraiment nous le voulons, qui nous donnera de n'être pas divisés en
nous-mêmes, et de tenir vraiment au bien que nous voulons, à cette liberté que nous désirons ?
La liberté est un chemin. De même qu'on n’a jamais fini de connaître, de même on n'a jamais
fini de se libérer. Je peux bien être libéré d’un tas de choses, mais il me faut aussi être libéré des failles,
des fêlures de ma propre liberté, être libéré de ma faiblesse. L'espérance humaine va jusque-là. Mais il
faut savoir sur quoi elle s’appuie. Pour continuer notre enquête, un peu d'histoire nous sera utile : bien
des hommes avant nous ont réfléchi au problème du mal.

UN PEU D'HISTOIRE: DIVERSES ATTITUDES


7

Il n'est pas question de traverser systématiquement l'ensemble des courants culturels,


philosophiques ou religieux qui contribuent à façonner nos mentalités d'aujourd'hui. Par contre on peut
comparer quelques grands types d'attitudes face au problème du mal.
Regardons une première position, qui n'est pas sans faire penser à des religions orientales,
comme l'hindouisme * ou le bouddhisme *, qui ont un si grand sens de la souffrance, et qui insistent
tant sur la compassion, c'est-à-dire le respect pour tout ce qui vit, tout ce qui souffre. On pourrait
schématiser ainsi leur attitude spirituelle : l'univers où nous vivons est illusion, car la réalité qui y
domine, c'est la souffrance. Il faut s'en échapper en menant une vie droite, qui permettra, de
réincarnation en réincarnation, d'atteindre le nirvana *. Le monde réel, celui de l'absolu, n'est pas
l'univers; nous le portons au plus profond de nous-mêmes, en un point qui est au-delà de toute
souffrance.
La question qui nous est posée par cette tradition, c'est celle de la réalité du monde présent: le
temps, le corps, l'univers matériel sont-ils vraiment une bonne chose ou un mauvais rêve ? Si la
douceur, et le souci de ne pas faire souffrir, sont des qualités très importantes, l'action n'est-elle pas, elle
aussi, importante ? Est-ce que penser à la réincarnation ne va pas nous faire sous-estimer ce qu'a
d'unique notre vie présente ?

Une seconde attitude, en Occident cette fois, est bien représentée par une école philosophique
qu'on appelle le stoïcisme *. Face à la souffrance et au mal, il s'agit de devenir impassible, c'est-à-dire
de nous rendre insensibles à tout ce qui nous affecte. Ce qui est en mon pouvoir, je dois le maîtriser. Ce
qui n'est pas en mon pouvoir, je dois m'y faire, et l'ayant accepté, me tenir au-dessus. Que je sois
esclave ou empereur, rien ne doit pouvoir atteindre ma tranquillité d'âme.
En lui-même le stoïcisme est d'une grande noblesse. Il faut pourtant relever les questions qu'il
pose. Curieusement, face au mal, le stoïcisme peut mener à deux attitudes opposées. D'un côté, un
volontarisme, parfois orgueilleux, où l'on serre les dents, pour montrer que l'on est bien au-dessus de
toute souffrance ; d'un autre côté, parfois, une résignation un peu triste. En regardant les stoïciens, on
ne peut s'empêcher de penser : c'est vrai que le mal dépend pour une part de l'idée que je m'en fais, mais
suffit-il de vouloir se tenir au-dessus pour en être guéri ? Il faut ajouter, à propos de l'attitude stoïque
face au mal, un élément que l'on retrouve aussi par ailleurs dans l'hindouisme * : la pensée que, pour
une part, la racine du mal en nous est le désir. Nous serions délivrés de tout mal, si nous pouvions
éteindre en nous le désir. Ceci aussi pose question. Le désir en lui-même n'est pas autre chose que
l'expression de notre dynamisme profond : il est ce qui nous met en mouvement. Ne peut-on penser que
c'est plutôt la direction à prendre qu'il faut corriger : il ne s'agit pas d'éteindre le désir, mais de savoir
l'orienter. Le désir de se dépasser soi-même est bon, mais il peut s'orienter vers l'orgueil ; le désir de se
nourrir est sain, il peut tourner à la gourmandise ; le désir de voir et de s'informer est naturel, il peut
devenir curiosité mal placée. Au fond, il n'y a pas de vie sans désir : le mal n'est pas dans le désir, mais
il peut être dans les choix que nous faisons.

Dans la même ligne, mentionnons, brièvement, une autre grande position très connue par
rapport au problème du mal, toujours dans le monde de la philosophie grecque : celle de Socrate *, du
moins telle que nous la transmet son disciple Platon *. Pour ces deux penseurs, personne ne fait le mal
volontairement, et il s'agit plutôt d'une erreur ou d'une ignorance. Ils ne veulent d'ailleurs pas dire que
tout le monde est bon, mais que, si nous prenions suffisamment conscience de ce que le mal est mal,
nous ne pourrions plus le faire. Il y a là une part de vrai. Pourtant, aujourd'hui nous savons bien qu'il ne
suffit pas de connaître le bien pour le faire, ni le mal pour l'éviter. Cette énigme-là, nous aurons aussi à
y revenir.

Quatrième attitude, cette fois pour « expliquer » le mal: les grands dualismes qui ont fort
marqué la pensée religieuse autant que philosophique, et dont un excellent exemple serait le
manichéisme *, ou une de ses variantes très connues, le catharisme *. Peu importent l'histoire et les
détails de ces doctrines: l'essentiel des dualismes se ressemble toujours. On imagine deux principes
présidant à la création du monde: un dieu bon, source du bien, un dieu mauvais - de même rang et
8

puissance -, à l'origine du mal. Souvent, on mettra d'ailleurs du côté du mal le corps, la « chair » et ses
désirs.
Le dualisme est plein de conséquences, sur lesquelles il faut s'interroger. D'abord, de nouveau,
faut-il attribuer le mal au corps, au temps, au monde Ensuite, imaginer le combat entre le. bien et le
mal comme un combat de dieux au-dessus de nos têtes, dont notre sort dépendrait, finit par nous enlever
une réalité infiniment précieuse: notre responsabilité. Car, nous le savons, en fait ce combat nous
traverse nous-mêmes. Parce qu'elles sont simplistes, les solutions dualistes au problème du mal
finissent toujours par décevoir.

Mentionnons un dernier penseur célèbre, dans l'histoire de la philosophie, à propos du sujet qui
nous occupe : Leibniz *, qui vivait en Allemagne à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. C'est
sa fameuse formule: « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », qui a retenu
l'attention ; elle paraît optimiste, elle est en fait scandaleuse. Car elle « justifie » en fin de compte le
mal. Elle invente une « raison » du mal, qui serait de servir à la meilleure harmonie du monde définitif.
Vraiment, ce genre de discours ne « passe pas » pour qui a vraiment éprouvé dans sa vie le mal injuste
et inutile.

On le voit : les hommes affrontent avec courage et endurance le problème du mal. S'ils
cherchent des raisons, c'est surtout parce qu'ils veulent que les choses de la vie aient un sens. Les
« solutions » sont diverses, et surtout, elles butent toujours quelque part. Chemin faisant, cela nous
permet de clarifier un peu les niveaux de l'expérience du mal, que traduisent quelques mots-clés.

Des réalités à distinguer

En effet, le vocabulaire désignant ce qui est négatif pour nous est très riche : mal, souffrance,
peine, faute, péché, etc. Mais il faut être attentif aux différences : il y a mal et mal, souffrance et
souffrance, le malheur n'est pas la peine, et péché dit plus que faute.

1. LE MAL est un mot extrêmement général. Il recouvre tout. Quand on dit : « j'ai mal au
doigt », et « pourquoi le mal ? », on ne parle pas du tout de la même chose. Pour sortir de ce flou, on a
parfois distingué mal « physique » et mal « moral », ce qui est de l'ordre du vouloir humain. Mais nous
avons vu que chez l'homme tout se tient, et cette distinction doit être affinée. De même pour le
volontaire et l'involontaire. Peut-être, finalement, le mal absolu, injuste par excellence, serait-il le mal
pour lequel il n'y aurait plus d'espoir. En tout cas, dès qu'on parle du mal, il ne faut pas le faire en
général, mais dire très vite de quoi il s'agit, quelle est la réalité concrète et précise qui va mal.
Il faut faire mention aussi, dans la foulée du mot « mal », du mot MALHEUR, qui est bien sûr
le contraire du bonheur. Il signale souvent, d'une part ce qui arrive d'une manière imprévisible ou par
hasard - et qui donc est révoltant pour la liberté qui veut prévoir et agir ; et d'autre part ce qui touche
l'innocent, dans la mesure où le malheur n'est pas mérité. Le malheur nous choque encore plus quand
celui qui en est atteint n'est pas responsable. C'est dire l'importance pour nous, quand nous jugeons des
choses ou des événements, de la présence ou non de la responsabilité. Nous voulons savoir si et
comment quelqu'un est intervenu dans ce qui s'est passé. Nous ne supportons pas ce qui n'est pas mérité.
Devant l'énigme du malheur, nous ne pouvons nous empêcher de chercher malgré tout un responsable,
fût-ce la fatalité ou le créateur. Ce qui est dire d'une autre manière que nous ne trouvons du sens qu'à ce
qui est voulu librement d'une manière responsable.

2. LA SOUFFRANCE. Ce mot-là, qui fait peur, on doit aussi démêler ses différentes
significations. Au plan physique, en effet, la souffrance n'est pas d'abord un mal, mais un symptôme du
mal, ou un signal indiquant la présence du mal à éviter : si j'approche du feu, je vais sentir une brûlure
légère qui me fera reculer et m'évitera une brûlure plus importante. Par extension, nous appelons
souffrance le mal qui est perturbation, plus ou moins généralisée et douloureuse, du corps, du
psychisme, bref, de l'être humain dans ses dimensions multiples. De nouveau, pour bien identifier la
9

souffrance en sa source, et combattre celle-ci, il faut pouvoir la qualifier : qu'est-ce qui est atteint ?
L'organisme, le moral ? Moi-même ou le rapport à l'autre ? etc.

3. LA PEINE. Prendre de la peine, avoir de la peine, subir une peine. Ces différentes
expressions disent assez bien le double versant de cet aspect du mal. D'un côté, il y a l'effort, qui est
actif, qui rencontre de la résistance, qui « se donne du mal », comme le langage dit bien. Et ce n'est pas
mauvais, c'est la loi même de la vie responsable d'elle-même. De l'autre côté, il y a un aspect passif de
la peine, infligée à quelqu'un, et qui le fait souffrir, quand par exemple on est condamné à une peine, ou
quand quelqu'un nous fait de la peine. Le mot de « peine », en tout cas, dit bien tous les lieux où l'on
rencontre le problème du mal : la peine que l'on prend, dans la vie, avec les choses et avec les gens, soit
en agissant, soit en endurant, ce qui recouvre tantôt l'effort, tantôt la souffrance, et parfois même la
punition ou le châtiment.

4. LA FAUTE et LE PÉCHÉ. Ces deux dernières idées sont, elles aussi, fort riches, à la mesure
même de « l'épaisseur » de l'expérience humaine. On voudrait surtout, pour le moment, les distinguer.
La conscience de la faute naît du manquement à une loi, ou à un code, surtout moral ; la faute se dit
d'abord par rapport à des obligations ou commandements, quel que soit le code suivi : code de la route,
règles du jeu en sport, code de l'honneur, code moral, etc. Il s'agit d'être en règle. Le péché, au contraire,
est une notion religieuse : c'est-à-dire en rapport avec l'amour de Dieu dont il est question dans le
christianisme et le judaïsme. Le péché est d'abord le manquement à Quelqu'un, qui nous aime. Il s'agit
d'être en route, avec Lui. Les règles suivent : c'est d'abord parce qu'on se sait aimé qu'ensuite on ne peut
plus se comporter n'importe comment avec Lui et avec les autres, qui eux aussi sont aimés. Parler de
péché, c'est désigner dans la faute un manque d'amour, aussi bien envers Dieu qu'envers les autres.

Ces quelques mots sont loin d'épuiser le sujet. Mais il convenait de les clarifier un peu, au
terme de cette première investigation. Ce qui en ressort en tout cas, pour faire le point avant d'aller plus
loin, peut se dire en quelques formules que nous garderons en mémoire pour la suite de la recherche.
- Les hommes ont une expérience profonde du mal, qui se fait à tous les niveaux, et qui donc a à
voir avec les nécessités de leur vie, mais surtout avec leur désir de vie et de bonheur, donc avec leur
liberté.
- Cette expérience est, au sens propre, « déroutante ». Elle pose la question du sens de la vie, et
donc de la direction à prendre. En tout cas il semble bien que nous ne tolérons pas ce qui n'a pas de
sens, et dont nous disons que « c'est absurde ».

- Et enfin, dans ce problème du mal, quelque chose ne peut jamais être oublié : le lien entre
sens et responsabilité, dont il faudra reparler. En quelque sorte, s'il y a un sens, ou au contraire s'il y a
du non-sens, c'est toujours par rapport à quelqu'un : moi-même, les autres (un Autre ?). Tout le reste est
moyens, mais le plus profond dans le problème du mal, c'est ce qui touche aux rapports entre les êtres
humains. Quelles sont les possibilités de notre vie, et de notre vie ensemble, touchées par le mal, et,
face à cela, y a-t-il une issue, un « salut » possible ? Et si oui, comment ?

2
CROYANTS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI FACE AU MAL

Des croyants aujourd'hui, les chrétiens, font, comme les autres hommes, l'expérience du mal. Ils
la font sous toutes les formes que nous avons dites : ils connaissent la souffrance et subissent l'injustice,
sont touchés, eux ou leurs proches, par la maladie et la mort, apprennent par la télévision ou les
journaux ce qui arrive dans le monde et qui ne va pas. De même, eux aussi reconnaissent qu'ils
commettent le mal, et que leurs fautes peuvent abîmer la vie, compromettre l'avenir, diviser la
communauté des hommes, ou tout simplement gâcher la vie quotidienne. Pour autant, ces hommes et
ces femmes que sont les croyants se distinguent par deux traits positifs. D'une part, alors même qu'ils
10

reconnaissent leurs fautes, ils y voient le péché, c'est-à-dire un manque d'amour par rapport à quelqu'un
qui les aime, Dieu. D'autre part, et surtout, être croyants en fait des hommes et des femmes d'espérance,
une espérance qui ne parle pas d'après-demain, mais qui témoigne de ce que, dès maintenant, alors
même que nous traversons l'expérience du mal, il y a une issue, et que nous pouvons trouver un sens,
une direction à prendre.
Si l'espérance est évidemment quelque chose de positif, il faut dire en quoi le sens du péché l'est
aussi. Être pécheur n'est pas seulement se sentir « coupable d'une faute », et l'emploi d'un mot différent
veut le souligner. Si reconnaître que 'on est pécheur est positif, c'est parce que, dans la foi
chrétienne, nous n'en prenons la vraie mesure qu'en même temps que nous nous savons pardonnés. Se
découvrir pécheur devant Dieu, sans se savoir pardonné et réconcilié, ce serait désespérant; se savoir
pardonné sans se reconnaître pécheur, ce serait sans valeur, car nous n’aurions pas mesuré ce que le mal
détruit vraiment.
Deuxième trait distinctif des croyants: ils gardent l'espérance, qui est bien la chose la plus
extraordinaire qui soit. Espérer, au sens chrétien, ce n'est pas seulement attendre vaguement que les
choses tournent mieux, en se disant qu'après tout, même si on n'est pas très sûr de ce qu'on espère, en
tout cas ça aide à vivre. Espérer, c'est avoir la confiance bien fondée que les choses tournent déjà
comme Dieu l'a promis et comme il a déjà commencé de les réaliser. Or, l'espérance chrétienne porte
sur la transformation des différents aspects du mal : la mort elle-même sera vaincue; le péché qui nous
sépare de Dieu n'est pas comparable à la force de l'amour de Dieu pour nous, ni à sa volonté de faire
réussir l'humanité; le temps vient enfin, et déjà il commence, où Dieu veut « essuyer toute larme de nos
yeux ». Entre-temps, il travaille avec nous dans la tâche, la vocation, qui est celle des croyants d'œuvrer
avec tous les hommes à la guérison et à la remise en route du monde où nous vivons. Ce qu'il nous faut
regarder à présent, c'est comment cette espérance est apparue dans l'histoire des hommes, sur quoi elle
s'appuie, comment nous pouvons y reconnaître notre propre expérience. C'est une longue histoire, mais
dont les traces ne manquent pas.
La Bible, d'abord, mémoire vive du peuple d'Israël. Le Nouveau Testament ensuite, témoignage
des premiers chrétiens à propos de la vie de Jésus et de la vie nouvelle à laquelle Jésus appelle. La vie
des croyants enfin, depuis deux mille ans que le Christ est venu, et que des hommes et des femmes
montrent concrètement ce que change l'espérance face au mal, au péché et à la mort.

Les hommes de l'Ancien Testament et le mal

La Bible est d'abord et avant tout la mémoire d'un peuple particulier, le peuple juif, qui se
souvient, dans ce qui lui est arrivé, de l'expérience qu'il a fait de Dieu. Les événements qui sont
racontés, décrits, transmis, le sont de telle manière qu'en définitive c'est cet aspect-là, cette expérience
de Dieu dans leur histoire, qui est mise en valeur.
Si le livre (ou plutôt l'ensemble de livres, très différents les uns des autres) est gros, c'est que
l'histoire est longue : plus d'un millénaire. Les récits, les discours, les poèmes de la Bible nous
parviennent modifiés par les générations successives. Car chacune, reprenant telle tradition ou telle
prière, le faisait en l'appliquant à la situation qu'elle traversait, ce que nous aussi, aujourd'hui encore,
pouvons faire. Sans tout reprendre, ce qu'il faut retenir avant tout de l'expérience qu'ont eue les gens de
l'Ancien Testament dans l'affrontement avec le mal, c'est ce qui en a fait des croyants : il n'y a pas dans
la Bible d'expérience du mal qui ne soit expérience du salut, accompli ou attendu ; par ailleurs, quoi
qu'il arrive, leur espérance, fondée sur la Parole et la promesse de Dieu, est restée vivante.
Il faut nous y arrêter suffisamment, dans la mesure où c'est notre propre démarche qui peut être
éclairée par cette expérience.
Le peuple d'Israël sait bien que la condition des hommes est et demeure tragique. Lui-même
l'éprouve : à ses plus beaux moments, il reste petit et fragile. Les Psaumes *, ces prières en forme de
chant ou de poème, sont pleins de cris de détresse de malades ou de « justes » persécutés. En deux
grandes périodes, l'Exode * et l'Exil *, (on va y revenir), le peuple tout entier a eu besoin d'être sauvé.
Les « livres de sagesse * » réfléchissent à la misère, aux défauts des hommes, mais aussi à ce qu'ils
subissent sans l'avoir voulu. Des personnages importants sont confrontés au mal: des rois, et même un
11

« modèle » comme David, sont pécheurs, des prophètes sont parfois découragés. Bref, c'est bien un
peuple fait de gens comme nous, en chair et en os, et qui connaît la résistance qu'oppose le mal à notre
désir de vie pleine et heureuse.
Pourtant, il faut le montrer avec quelques exemples, la vision du monde et des hommes qui
nous apparaît en lisant l'ensemble de la Bible est optimiste. Non pas d'un optimisme béat, mais parce
que l'épreuve, telle est leur foi, peut être traversée grâce à Dieu et avec Dieu.
L'exemple le plus frappant est celui du livre de l'Exode *. Celui-ci raconte un événement dont la
signification a toujours été pour Israël comme le point de départ, la fondation même de son espérance à
toutes les époques postérieures, et surtout aux plus difficiles. Le récit lui-même fusionne plusieurs
traditions anciennes, concernant les divers groupes qui, réunis, ont constitué le peuple d'Israël. Les
historiens nous disent qu'au XIIIe siècle avant J.-C., un de ces groupes, les Hébreux, guidé par Moïse *,
a réussi à s'enfuir d'Égypte où il était esclave. Le récit met en valeur que c'est bien grâce à Dieu qu'il a
été sauvé, car il n'aurait pu l'être en comptant sur ses seules forces.
Ce récit, sans cesse repris, devient « fondateur », c'est-à-dire devient comme un modèle pour
l'itinéraire du peuple, ou même pour l'itinéraire de chacun dans la vie. Les Hébreux sont passés de
l'esclavage et du malheur à la liberté. Un chemin s'ouvre devant eux vers la Terre Promise. C'est Dieu
qui les conduit, et en même temps il les appelle à vivre, à se comporter entre eux, comme lui-même s'est
comporté avec eux. Le fait d'être sauvé de l'esclavage a été perçu comme une « grâce », un don gratuit
de Dieu. En même temps c'est un appel. Dieu fait alliance avec eux, avec nous; alors ce qui ouvre la
route, et qui permet de surmonter les obstacles, c'est la « Loi » : aimer. Il faut le redire : s'il y a
espérance, parce que Dieu nous aime, qu'à l'esclavage succède la liberté, au mal le salut, c'est parce que
le don que Dieu fait est en même temps un appel.

Voilà pour un premier aspect du mal, celui qui est subi sans qu'on l'ait voulu : Israël était
malheureux hors de chez lui à cause d'autres. Mais un second moment dans son histoire lui fait
rencontrer le mal voulu par lui : une fois installé dans sa terre, Israël découvre les dégâts que produit en
lui-même son propre péché.
Les prophètes, des hommes de Dieu, des hommes qui parlent au nom de Dieu, dénoncent le
mal. Ainsi Amos * par exemple : « Écoutez ceci, vous qui vous acharnez sur le pauvre, pour anéantir
les humbles du pays, vous qui dites : Quand donc pourrons-nous vendre du grain en douce à ceux qui en
ont besoin pour survivre, en diminuant la quantité tout en augmentant le prix, faussant des balances
menteuses, achetant des indigents pour de l'argent et un pauvre pour une paire de sandales ? », (selon
Amos 8,4-6).
Si les prophètes dénoncent l'injustice, c'est parce que, devant Dieu, il est impossible de tricher.
Le mal est mal, il apparaît comme tel, en pleine lumière. Et il nous faut apprendre à reconnaître qu'il
nous arrive de le commettre. On voit toujours la paille dans l'oeil du voisin et pas la poutre qu'on a dans
son oeil. Ainsi encore le prophète Natan * face au roi David *. David avait voulu prendre pour lui la
femme d'un de ses officiers, et avait envoyé celui-ci combattre aux premières lignes pour qu'il meure.
Le prophète vient trouver le roi, et lui raconte l'histoire de « deux hommes, dans une ville, un riche et
un pauvre. Le riche avait force moutons et boeufs. Le pauvre n'avait rien du tout, sauf une agnelle, une
seule petite, qu'i1 avait achetée » (2 Sam 12,1-2). Le riche, qui n'en avait pas besoin, a pris ce qui était
au pauvre. Entendant cela, David se fâche contre cette injustice. Alors Natan dit à David : « Cet
homme, c'est toi » (2 Sam 12,7). La première phase, donc, est de nous reconnaître pécheurs ; mais
aussitôt nous pouvons accueillir le pardon que Dieu nous donne, pour vivre ensuite autrement. Les
prophètes disent combien Dieu veut donner ce pardon, cette réconciliation, mais aussi ce que cela doit
changer dans le comportement personnel et collectif à l'intérieur du peuple de Dieu. Le don que Dieu
fait de la réconciliation appelle et engage à une vie différente.

Après l'Exode et l'esclavage subi, le temps des prophètes et le mal voulu : le péché, il y a un
troisième exemple de mal traversé par les hommes de la Bible : c'est le malheur qui semble, lui,
irrémédiable : l'Exil *. A David, roi vers l'an mil, avait succédé son fils Salomon *. Après celui-ci, à
partir de 933 av. J.-C., il y aura séparation en deux royaumes, Juda au sud, Israël au nord, dont la
capitale est Samarie*. Vers 750 les deux royaumes étaient encore puissants, mais l'Assyrie *,
12

envahisseur redoutable, prend Samarie en 721, et déporte une partie des habitants : c'est la fin du
royaume du Nord. A cette catastrophe en succédera une seconde, la chute du royaume de Juda, après
deux prises de Jérusalem en 597 et 587 av. J.-C., et la déportation à Babylone *, pays du nouveau
vainqueur. L'Exil à Babylone de 587 à 538 av. J.-C. est un grand malheur pour le peuple de Dieu. C'est
une épreuve qui n'est pas seulement matérielle, mais une épreuve pour la foi. Tout est perdu, et en
particulier des éléments concrets qui pour le peuple juif étaient le signe de la présence et de la fidélité
de Dieu : « la terre », c'est-à-dire le pays, qu'il lui avait promis d'occuper ; le Temple, où l'on célébrait
sa présence grâce au culte; le roi et sa descendance, garants de ce que Dieu donnerait toujours ses
bienfaits au peuple. Dans ces conditions, quelle foi pouvait-on avoir en Dieu, puisque tout cela avait
disparu ?
Or, l'extraordinaire dans cette expérience du malheur qu'ont faite les hommes de la Bible, c'est
qu'ils ont gardé l'espérance. Des prophètes, comme Ezéchiel *, des prêtres en exil avec eux, ont aidé les
juifs à reconnaître que l'amour de Dieu ne les avait pas abandonnés, et qu'une fois encore il les
sauverait et les ramènerait chez eux.
Cette fois, nous sommes au bout de l'expérience du mal faite par des hommes qui apprennent à
devenir croyants en espérant en Dieu contre toute espérance. Et c'est leur cheminement dont nous
devons garder les étapes en mémoire. Au début, ils ont cru, ils ont eu confiance. Puis, aussi bien à cause
de leurs propres péchés que du mal qu'ils ont subi de la part de plus puissants qu'eux, ils ont tout perdu.
Malgré cela, en ne s'appuyant plus sur des signes concrets (« quand tout va bien, je crois en Dieu;
quand rien ne va plus, je n'y crois plus »), ils ont maintenu l'espérance. Alors ils ont été sauvés, et ils
ont retrouvé la patrie de leur désir.
Ayant accompli tout ce chemin de la foi, ils ont encore compris deux choses qu'on se contentera
de mentionner. D'une part, c'est la création tout entière qui est bonne : si Dieu sauve et sauvera son
peuple comme il l'a déjà sauvé, c'est qu'il veut depuis l'origine que tout ce qui fait la vraie vie de
l'homme s'accomplisse, soit réussi. Et d'autre part, Dieu aime aussi les autres, et même les ennemis : les
juifs en exil ont compris que leur Dieu, le Dieu d'Israël, était aussi le Dieu des gens de Babylone.

JOB ET LA SOUFFRANCE DE L'INNOCENT

Il y a un livre dans la Bible auquel il faut nous arrêter pour lui-même, à propos du problème du
mal, c'est le livre de Job. C'est un vieux conte en prose, dans lequel on a inséré un long poème mettant
en scène le drame du mal qui arrive à un innocent. Voilà que la Bible elle-même pose la question de la
souffrance sans raison.
Job, homme juste et qui aime Dieu, perd tout ce qu'il avait, ses biens, ses enfants, et même la
santé. L'essentiel du poème est un dialogue entre Job et ses amis qui viennent le voir, avant que Dieu,
après un long silence, ne parle. Que va faire Job quand le malheur lui arrive ? Il cherche à comprendre.
Ses amis ne peuvent s'empêcher de trouver des explications. Ils ne conçoivent pas la justice autrement
que comme la distribution de récompenses ou de châtiments. « Si tu as tout perdu, c'est que tu as
péché... « Si tu es châtié, c'est que Dieu t'aime, c'est ainsi qu'on apprend la valeur de la vie... ».
C'est bien notre mouvement spontané : au moins, si le malheur était châtiment ou punition, il
cesserait d'être complètement absurde. Mais Job tient bon : non, il est innocents Et il crie vers Dieu : si
tu es Dieu, pourquoi cela ? Jamais peut-être la Bible n'a été aussi loin, avec ce livre de Job (et un
certain nombre de Psaumes), pour demander à Dieu de se montrer Dieu en sauvant du malheur. Ici,
Dieu donne raison à Job contre ses amis : il est bien innocent. Il ne faut donc pas interpréter
immédiatement le malheur comme châtiment. Pourtant, même si nous ne pouvons pas comprendre, si le
mal reste absurde, il ne faut pas perdre l'espérance. Dieu est Dieu, et il est avec nous pour traverser
l'épreuve. En jugeant les choses à simple vue d'homme, de fait nous risquons de perdre pied. Mais Dieu
est Père, et pas plus que nous ne maîtrisons notre origine, nous ne devons désespérer de la fin. Il nous
reste à nous remettre entre ses mains, confiants en sa Parole et en sa promesse de nous sauver.
13

JESUS CONFRONTÉ AU MAL

Jésus est au croisement de toutes les routes. Les hommes de l'Ancien Testament, au-delà de leur
expérience accomplie pendant l'Exode, le temps des prophètes et l'Exil, attendaient un Messie, c'est-à-
dire un envoyé de Dieu qui leur apporterait le salut. Quand parut Jésus, la question essentielle au vu de
ce qu'il disait et faisait, était celle-ci : celui-là est-il le Messie ? Jésus est-il le Christ attendu ? D'un
autre côté si la route de l'Ancien Testament mène à lui, Jésus est en même temps le point de départ de la
route des chrétiens. Depuis deux millénaires, des hommes vivent et luttent contre le mal en se réclamant
de lui. Nous devons dès lors regarder attentivement de quoi a été faite sa vie, puisqu'elle a tant
d'importance pour les croyants.
Que dit-il, que fait-il ? D'abord il est confronté au mal dans sa vie et jusqu'à sa mort: il est
vraiment homme. Ensuite, dans sa vie publique, où il accomplit la mission pour laquelle Dieu son Père
l'a envoyé, d'une part il annonce l'espérance, d'autre part il agit contre le mal.
Jésus est confronté au mal, de toutes les manières. Il connaît les difficultés de la vie
quotidienne : il a soif, il a faim, il est fatigué. Il est bouleversé par la mort, celle du fils unique d'une
veuve ou de son ami Lazare, qui le fait pleurer. Il est pris de pitié pour les foules qui ont faim ou qui
n'ont pas de « berger ». Il se met en colère contre les hypocrites et les trafiquants. Il ressent la solitude
quand l'heure de la souffrance approche, et que les disciples dorment au lieu de veiller avec lui. Il
souffre enfin dans sa Passion : trahi, accusé et condamné injustement, flagellé, cloué en croix, il meurt.
A travers tout cela, comment se comporte-t-il ? D'une part il annonce l'espérance, et c'est l'objet
de sa prédication. « Le Royaume est proche, convertissez-vous. » On le voit dans cette formule : ce qui
fait que l'espérance est bien fondée, est solide, c'est, comme dans l'Ancien Testament, que Dieu nous
aime et vient à nous pour nous sauver, et en même temps, que cela nous appelle et nous engage. La
grande nouveauté, c'est que cette fois cela passe par Jésus et sa personne. Ce n'est pas seulement une
parole, cela est lié à sa personne. C'est pourquoi d'autre part Jésus agit contre le mal.
D'abord, il oriente le regard de ceux qui viennent à lui vers les vraies difficultés. Lutter contre
le mal ne demande pas d'échapper aux conditions concrètes de la vie. « Qui d'entre vous peut par son
inquiétude prolonger tant soit peu son existence ? » (Lc 12,25). Ensuite, il faut arrêter de raisonner en
termes de châtiment: par exemple, à propos d'un aveugle de naissance, ses disciples demandent : «Qui a
péché, pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » (Jn 9,2). Jésus répond : « Ni lui, ni ses parents »,
puis il le guérit. On voit ce qui le pousse : avec la grâce, la force, l'amour de Dieu, guérir le monde.
Ses gestes montrent le but vers lequel Dieu nous dirige. Des gestes particuliers ont retenu
l'attention des témoins, ce sont les miracles. Au lieu de s'arrêter à ce qu'ils ont d'extraordinaire, il faut
comprendre de quoi ils sont signes : un monde où les malades sont guéris, où ceux qui ont faim sont
nourris, où les exclus retrouvent une vie normale avec les autres. Voyant Jésus accomplir des miracles,
les gens sont étonnés, mais sont amenés à se poser la question : est-ce par la puissance de Dieu qu'il fait
cela, ou par une puissance mauvaise pour avoir pouvoir sur les autres ? Or, cette puissance est bonne
car il ne la garde pas pour lui ; il envoie ses disciples à leur tour guérir, nourrir et redonner la vie aux
hommes. Les miracles ne sont pas tant des gestes extraordinaires que, dans le tunnel, l'ouverture de
lumière qui indique le pays vers lequel on va, l'horizon qui doit être celui de la vie quotidienne. Le
Royaume de Dieu qui vient avec Jésus doit nous faire changer les conditions de vie des hommes dès à
présent par des gestes ordinaires de partage. A la suite de Jésus, par tout ce qui est en notre pouvoir, par
tout ce que nous avons et ce que nous savons, il nous faut remettre le monde dans le bon sens.
Un aspect de la lutte de Jésus contre le mal est particulièrement important : il apporte au nom
de Dieu le pardon et la réconciliation. Un jour, des hommes lui amènent une femme prise en flagrant
délit d'adultère, et lui disent : « Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi,
qu'en dis-tu ? » La réponse de Jésus est simple : « Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la
première pierre. » Alors ils se retirent l'un après l'autre. Resté seul avec elle, il la réconcilie avec Dieu et
la remet en route : « Moi non plus, je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus» (Jn 8,1-12).
On reconnaît à ce geste et à cette parole la manière d'agir de Dieu: non pas condamner, mais appeler et
envoyer.
Enfin, Jésus ira jusqu'au bout de l'affrontement avec le mal lors de son arrestation, de son
procès et de sa mort. Il est l'innocent par excellence, saint et bon, et il est mis à mort de manière injuste.
14

On voit bien dans les évangiles comment arrive ce meurtre scandaleux. Les fautes des uns et des autres
se conjuguent: intérêts, jalousies, peurs, médiocrité des puissants et de la foule, lâcheté des disciples.
C'est triste. En face, Jésus ne veut qu'une chose: dire et faire ce qui donne sens à la vie, la volonté de
Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu et des autres. Il ne répond pas au mal par le mal, n'entre pas dans, le
cercle infernal de la violence, préfère souffrir, jusqu'à mourir dans la solitude en criant vers Dieu son
Père. En ne répondant pas par la violence à la violence qu'on lui fait, il veut permettre à l'autre, en face
de lui, de changer, de prendre le chemin qui lui est ainsi ouvert, et de vivre.
Jésus mort, il est arrivé aux disciples ce qui était arrivé aux juifs en Exil. Avec Jésus, ce sont
tous les signes de la présence de Dieu avec eux qui leur étaient retirés. Plus qu'une terre ou un temple,
Jésus lui-même leur est enlevé, et avec lui la bonté de Dieu et sa parole de vie. Et la question du livre de
Job se posait à nouveau : celle de la souffrance de l'innocent. Alors, Jésus mort, où était Dieu ? Le
dernier mot resterait-il une fois encore au mal, au péché et à la mort ?
Ici, nous devons nous tourner vers l'expérience de foi et d'espérance qui fut celle des apôtres.
Car le centre de la foi chrétienne, c'est la résurrection de Jésus. Ce Jésus, crucifié et mis à mort, comme
le dit l'apôtre Pierre dans le livre des Actes (2,32), « Dieu l'a ressuscité, nous en sommes tous témoins ».
Au-delà même de sa mort, il est vivant à jamais. Retourné à Dieu, il nous fait participer à sa vie; il nous
donne de vivre de l'Esprit d'amour, qui est l'échange de vie entre lui et son Père, et qui nous est offert.
C'est à partir de la résurrection de Jésus que toutes les générations de chrétiens jusqu'à nos jours ont
porté et transmis l'espérance dans la lutte contre le mal, le péché et la mort. C'est par elle, disent les
croyants, que le salut est ouvert et possible pour tous les hommes, que le dernier mot n'est pas à l'échec,
que nous pouvons affronter le problème du mal. Elle accomplissait l'espérance de l'Ancien Testament,
elle changeait tout pour la suite des siècles.
C'est cela qu'il faut à présent tenter de dire.

3
AUJOURD'HUI, JESUS-CHRIST, QU'EST-CE QUE ÇA CHANGE
DANS LE PROBLEME DU MAL ?

C'est toujours de la passion et de la résurrection du Christ qu'il faut partir pour jeter un peu de
lumière sur nos possibilités contre le mal. En particulier parce que cela nous fait sortir du cercle
angoissant où nous pouvons nous enfermer quand nous ne cessons de répéter : « Le mal est absurde, il
n'a pas de sens, alors pourquoi le mal ? Pourquoi le mal, s'il n'a pas de sens ? » etc. Voilà qu'à cause de
l'événement, vraiment survenu dans l'histoire des hommes, de la vie, de la mort, et de la résurrection de
Jésus, nous sommes invités à quelque chose que nous n'avons pas fini de comprendre, ni même de
réaliser. Jésus est un homme comme nous et il est le Fils de Dieu. Grâce à lui, il est possible de sortir de
ce cercle angoissant, et de continuer à faire changer de sens ce monde où le mal est absurde. Grâce à lui
le monde est remis à l'endroit et la vie reprend son sens. Le mal était un mur, il y a maintenant une
brèche. Elle doit s'élargir; et nous le ferons en nous attaquant d'abord au mal que nous commettons ou
qui nous échappe, puis au mal que tous ensemble nous n'avons pas encore réussi à maîtriser. Si c'est
grâce à Jésus que cela est rendu possible, il faut voir comment nous pouvons nous mettre à sa suite, et
vivre comme il a vécu. Un poète, Paul Claudel, imitant dans un de ses écrits la parole de Jésus dans
l'Évangile : « Je ne suis rien venu abolir, mais tout accomplir » lui fait dire : « Je ne suis rien venu
résoudre, mais tout remplir », ce qui est vrai, si l'on comprend bien cette expression « je ne suis rien
venu résoudre ». Elle ne signifie pas que Jésus n'est rien venu changer. Mais que ces changements, il ne
les fera pas sans notre liberté réelle, ni notre capacité de transformer la vie telle qu'elle est. Il ne nous
laisse pas rêver que cela pourrait se faire magiquement. Le Christ n'est pas venu nous transporter dans
l'illusion d'un monde où nous n'aurions plus à agir contre le mal. Par contre, il est venu « tout remplir » :
ce qui est dire que rien ne pourra jamais nous séparer de lui, quoi qu'il nous arrive. Ce qui est dire
qu'avec lui, à travers toutes les saisons de l'existence, les mauvaises comme les bonnes, notre espérance
est fondée et solide. Que l'absurde, clairement dénoncé comme absurde, en particulier la souffrance de
l'innocent et l'injustice entre les hommes, n'est pas destiné à durer toujours. Que cet absurde finira par
être renversé, pour laisser venir à nous le monde nouveau qui déjà commence, un monde où Dieu veut
15

qu'avec lui et en lui tous les hommes soient accomplis et heureux ensemble. Qu'est-ce qui permet aux
chrétiens d'affirmer que cette espérance folle qui les dynamise n'est pas un rêve, mais qu'elle est bien
fondée, qu'elle ouvre un chemin sûr ?

CE QUE ÇA CHANGE, LA RESURRECTION DE JESUS

Avant même de parler de la résurrection de Jésus, il faut d'abord parler de sa vie, et de sa mort.
Le sens de sa vie dépend de ce qu'il est: un homme comme nous, et en même temps le Fils de Dieu. Et
ce qu'il est se voit à ce qu'il fait. Sans revenir sur ce que l'on en a dit au chapitre précédent, il faut
maintenant en tirer les conséquences pour nous.
Si Jésus est le Fils de Dieu fait homme, cela doit nous amener à réaliser que Dieu n'est pas ce
que nous pensons spontanément. C'est - souvent la première difficulté quand on réfléchit au problème
du mal. Car l'image, mais ce n'est qu'une image, que nous nous faisons de Dieu tout-puissant nous fait
un peu peur. Dieu nous apparaît, même si nous ne nous l'avouons pas, comme une puissance dans l'au-
delà, assez redoutable, parce qu'il peut nous donner la mort aussi bien que la vie. Or si Dieu est comme
nous le montre Jésus, c'est tout autre chose. Sa puissance à lui, c'est que son Fils soit un enfant fragile
comme nous, dans les bras de Marie à Noël. Sa puissance à lui, c'est de ne pas être arrêté par le fait que
nous sommes limités et pécheurs, pour venir à notre rencontre.
De même, les idées que nous avons sur la vie éternelle font trop souvent appel à l'imaginaire.
Nous sommes révoltés dans notre vie difficile et parfois douloureuse, en imaginant que nous sommes
ici-bas séparés d'une autre vie, ailleurs, « au-delà », où Dieu serait heureux en étant lointain et
indifférent. Or, si le Fils de Dieu, éternel, se fait l'un de nous, cela veut dire que la vie éternelle, la vie
avec Dieu, n'est pas avant ou après le temps que nous vivons, mais qu'elle commence déjà maintenant.
Pour être belle et réussie, la vie ne doit pas rêver d'être ailleurs, ou s'évadant de ce qui fait la condition
humaine de tous les jours. Le mal n'est pas de faire partie de l'univers, de n'avoir qu'un temps et donc de
vieillir, d'être différents les uns des autres, et donc d'avoir plus ou moins de forces, d'intelligence, de
capacités. Retrouver dans notre vie la vie éternelle, la vie heureuse et réussie avec Dieu, cela dépend au
contraire de ce que nous ferons de ce que nous sommes - avec Jésus et en tâchant de vivre avec lui et
comme lui.
Prenons les choses par un autre aspect : Jésus, s'il est le Fils de Dieu, est aussi un homme. Il
nous montre ainsi comment vivre en homme, ou plutôt ce à quoi nous sommes appelés chacun et tous,
pour être des hommes et des femmes réussis selon Dieu. Cela nous permet de voir comment nous
pouvons vivre autrement et nous libérer du péché, comment tout ce qui défigure notre existence
pourrait être transformé en une vie ouverte et transparente à l'amour de Dieu et des autres.

La vie de Jésus nous apprend que Dieu nous aime et se lie à nous, et que nous lui ressemblons
en entrant dans le combat humain contre le mal. La mort de Jésus nous entraîne encore plus loin. Car la
manière dont il meurt accomplit sa vie.

D'un côté, la mort de Jésus nous montre jusqu'où Dieu s'identifie à nous en son Fils. Désormais,
on verra combien, en tout homme qui souffre, c'est Dieu fait homme qui souffre avec lui. Il n'y aura
plus jusqu'à la fin des temps un seul être humain, et surtout innocent, qui soit persécuté, torturé ou mis à
mort, sans que ce soit à Dieu lui-même que l'on touche, et sans que cet innocent soit habité, même dans
la peur et l'obscurité, par Dieu lui-même. Il n'y aura pas un seul malade sur son lit de douleurs, pas un
seul handicapé, pas une personne souffrant de dépression, de solitude ou de pauvreté, pas un peuple
opprimé, pas un enfant mal-aimé, qui ne doive savoir que Dieu est avec lui et en lui pour traverser
l'épreuve. Et c'est, à la lettre, inimaginable. Les mots ici ne servent pas à grand-chose, ils tombent
toujours un peu à côté. Celui qui a visité hôpitaux ou prisons, qui a tenu les mains de vieillards en train
de mourir, ou qui a pleuré un matin avec les parents d'un garçon de quinze ans mort de leucémie, sait
bien ce qui compte alors: un silence où l'on se tient les coudes, un silence où il faudra attendre un peu
avant qu'une prière intense et dépouillée ne monte aux lèvres.
16

D'un côté, donc, nous voyons la profondeur avec laquelle Dieu fait corps avec nous dans la
traversée de l'épreuve ; mais d'un autre côté nous voyons aussi comment nous pouvons nous comporter
comme êtres humains. En effet, que dit et que fait Jésus, en particulier en s'adressant à ceux qui le
mettent à mort injustement ? Il ne cède pas, il ramène chacun à sa responsabilité, et aux exigences de
l'amour de Dieu et des autres. Il prononce des paroles simples, droites et vraies. Mais surtout, à aucun
moment il n'en vient à haïr, ni n'entre à son tour dans la violence. Deux paroles le montrent bien, une
adressée à un homme qui le frappe : « Si j'ai mal parlé, montre en quoi ; si j'ai bien parlé, pourquoi me
frappes-tu ? » (Jn 18,23) ; et une adressée à Dieu son Père : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas
ce qu'ils font » (Lc 23,34). C'est d'abord par cette manière d'être face à ceux qui le frappent qu'est brisé
le cercle du mal et du péché. L'amour qui vient de Dieu et qui est vécu par un homme est plus grand que
l'injustice ; le pardon est plus grand que la haine ; la force même d'accueillir, de supporter, de vouloir
échanger avec l'autre, est plus puissante que l'enfermement dans la haine et la violence ; le regard qui va
au fond des choses, et reste exigeant sans jamais condamner, nous sauve de nos indignités.
On peut encore pousser la réflexion un peu plus loin, et faire un autre pas. Les premiers
chrétiens ont d'abord été repoussés par la croix, qui est un instrument de supplice. Il suffit de penser à
l’impression que nous fait une photo de guillotine. Mais, au fil des générations, ils se sont arrêté au
signe de la croix, avec sa verticale et son horizontale. Ils l'ont retenu parce qu'il indiquait bien en un
même geste les deux dimensions inséparables du sacrifice du Christ. En parlant de sacrifice, on veut
dire que Jésus fait de sa mort un acte où il prend sur lui une souffrance injuste pour que tous, et ses
bourreaux eux-mêmes, puissent s'ouvrir à une autre manière de vivre et, ce faisant, accomplir la volonté
de Dieu. La volonté de Dieu, ce n'est pas que Jésus meure, mais qu'il aille jusqu'à risquer sa vie en ne
répondant pas par la violence à ses bourreaux, ce qui est une manière de les respecter et de les aimer
malgré tout, dans leur dignité d'enfants de Dieu. Le signe de la croix est le signe de l'existence
chrétienne, parce qu'il ne sépare pas l'amour de Dieu de l'amour des autres, la verticale de l'amour de
Dieu de l'horizontale de l'amour des, autres, représentée par les bras ouverts de la croix.
Les chrétiens découvrent devant la croix de Jésus la profondeur de l'amour de Dieu, le lien de
Jésus à son Père, tous les deux vivant d'un même Esprit d'amour. Ils comprennent alors que la manière
d'exister qui est celle de Dieu, le Dieu unique, Père, Fils, et Esprit Saint, peut et doit devenir la leur,
pour transformer le monde et en éliminer le mal.
Il y a un seul Dieu en trois personnes. Il y a une seule manière d'aimer comme Dieu, et alors
trois gestes n'en font qu'un. Aimer, en un premier geste, c'est donner, comme le Père, tout entier
généreux, donne sans cesse. Aimer, en un second geste, c'est accueillir, comme le Fils sans cesse
accueille l'amour du Père et le lui rend. Et aimer, en un troisième geste, qui unit le premier et le second,
c'est partager; car partager c'est à la fois donner et accueillir, ce qui nous permet d'avoir comme une
idée de l'Esprit d'amour qui est en même temps l'Esprit du Père et du Fils.
Tout ce que nous pouvons saisir de l'amour de Dieu nous a été révélé à la croix, mais nous ne
pourrons pas vraiment le connaître tant que nous ne le vivrons pas, et nous n'aurons jamais fini de le
vivre et de le découvrir. Cet amour de Dieu nous rend fils, comme Jésus, d'un même Père, et il nous
rend tous frères. Là est le germe de l'espérance: en Jésus, Dieu nous a adoptés à jamais comme ses fils,
et cela ne pourra nous être retiré. Mais, par suite, nous avons à nous conduire en frères, sans y mettre de
limites. C'est ainsi que pourra grandir l'espérance, en luttant de toutes nos forces contre le péché, le mal
et la mort.
La mort de Jésus sur laquelle nous venons de réfléchir ne peut jamais être séparée de la
résurrection. Telle est la bonne nouvelle qui a saisi les apôtres au matin de Pâques : Jésus, qui a été
crucifié et mis à mort, est vivant ! Nous voyons dans les Évangiles les apôtres, les disciples, ne pas
comprendre, chercher, se poser des questions. Ce sont des hommes et des femmes comme nous, les
pieds sur terre, et nous ressemblons à Thomas ou Marie-Madeleine, qui veulent toucher Jésus. Il faut
remarquer la transformation qui est la leur, quand ils réalisent enfin ce qui s'est passé: ils n'ont plus
peur, ils sont joyeux, ils parlent, ils partent annoncer à tous la Bonne Nouvelle.
Quelle est cette Bonne Nouvelle (mot qui traduit ce que veut dire en grec « évangile ») ? C'est
la bonne nouvelle du salut pour tous, en Jésus-Christ. Jésus est ressuscité : c'est-à-dire il est vivant, il
est « le Seigneur », et il nous appelle à vivre.
17

Il est vivant. Donc le péché, qui peut mener à blesser la vie, à tuer le corps, n'a pas le dernier
mot. Si Dieu son Père a ressuscité Jésus qui a été crucifié et qui était mort, c'est qu'il lui donne raison
d'avoir vécu et affronté la mort comme il l'a fait. On pensait que le mal avait gagné ; les disciples eux-
mêmes ont vécu la mort de Jésus comme un échec, comme la destruction aussi de leur espérance. Dieu
voit autrement, et il établit une nouvelle création. Si la manière qu'a eue Jésus de vivre et de mourir
était la bonne, le chemin qu'il a pris est donc le bon ; il assure bien le passage de cette vie vers la vie
nouvelle, éternelle. Toute peur doit tomber, en particulier quant à l'avenir, au moment où nous
traversons l'épreuve. Si Jésus est vivant, avec lui nous vivrons.
Il est le Seigneur. Jusqu'à la résurrection, le fait que Jésus, un homme comme nous, soit le Fils
de Dieu, pouvait rester caché. Après la résurrection, cela apparaît aux croyants, et c'est plein de
conséquences. Si Jésus ressuscité, vivant, est « auprès de son Père » (ce que l’on fête par exemple le
jour de l'Ascension), le grand désir de, Dieu arrive enfin là à s'accomplir. Comme m'a dit , un jour un
jeune : « Si Jésus est venu chez nous, c'est pour que nous allions chez lui ». Parce que Jésus est bien un
homme, le premier d'entre nous, voilà que l'avenir de chacun de nous et de toute l'humanité est attendu,
s'accomplira en Dieu. Nous savons que Dieu est concerné en lui-même par tout ce qui nous arrive :
voilà qui change notre manière de voir. De même qu'il fallait apprendre à voir en Jésus durant sa vie le
Fils de Dieu parmi nous, de même maintenant, tous les jours jusqu'à la fin des temps, il faut apprendre à
voir en tout homme Dieu qui vient à notre rencontre. De même, il faut apprendre à voir ce qui n'est pas
encore visible: dans celui qui nous agresse, celui qui peut devenir meilleur ; dans le tout-petit, celui qui
va grandir ; dans le vieillard, celui pour qui l'avenir n'est pas terminé ; dans la personne handicapée,
celle qui peut avoir sa vie comme tout le monde ; dans l'exclu, celui qui a droit à sa place dans la
communauté des hommes ; en nous-mêmes, celui que Dieu appelle à un horizon toujours plus large, à
une fraternité et à un don de soi toujours plus ouverts... Jésus est Seigneur: parce qu'il est ressuscité,
nous recevons de pouvoir vivre selon cet Esprit d'amour, qu'il partage avec son Père, et qui multiplie la
vie.

CONTRE LE MAL, UNE VIE QUI RESSUSCITE

Un très beau verset de l’Epître aux Hébreux (2,18), dans le Nouveau Testament, dit ceci à
propos de Jésus : « Puisqu'il a souffert lui-même l'épreuve, il est en mesure de porter secours à ceux qui
sont éprouvés ». Regarder comment cela s'applique concrètement à tout ce que nous avons dit du
problème du mal sera maintenant notre tâche.
L'Exode avait été la traversée de l'épreuve pour le peuple d'Israël. Guidé et sauvé par Dieu, il
était resurgi de la mer Rouge pour marcher vers la Terre Promise, en recevant au désert la Loi qui lui
permettrait d'y entrer. La passion et la résurrection de Jésus sont la traversée du mal et de la mort pour
lui qui est l'un de nous en étant le Fils de Dieu; et il resurgit, ressuscité par son Père et notre Père,
comme le Vivant d'une vie qu'il veut nous donner en partage et à laquelle il nous appelle. Pour le
chrétien, le baptême dit en signes visibles (gestes, eau, paroles) comment toute notre existence humaine
peut être renouvelée en vivant en en aimant comme Jésus et à sa suite: sortir de tout ce qui nous rend
esclaves et, avec lui, marcher vers la vie, vers une terre de liberté, où l'humanité réconciliée partagera la
vie de Dieu. Jésus, homme comme nous et Fils de Dieu, parce qu'il a souffert l'épreuve, est pour nous
Christ, Messie, Sauveur: « Il est en mesure de porter secours à ceux qui sont éprouvés. »

Cela passe par nos mains et par nos regards, puisque nous voilà responsables et solidaires dans
ce don qui nous est fait. Cela va du verre d'eau donné à l'engagement actif dans les plus grandes causes,
comme cela passe par le secours matériel tout autant que par la prière. Mais aussi, celui qui est seul,
vieux ou malade, n'est pas laissé hors du mouvement. La parole du Ressuscité ne trompe pas : « Voici,
je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps... » (Mt 28,20). Saint Paul avait bien raison
d'écrire : « Oui, j'en ai l'assurance, ni la mort, ni la vie, (...) ni le présent ni l'avenir, (... ) ni aucune autre
créature, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur »
(Rom 8,38-38).
18

Quant au mal qui provient de nous, le péché, Jésus nous apporte la réconciliation. « Car si notre
coeur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3,20). Lui qui est allé, comme on l'a vu
avec et en Jésus, jusqu'à ne rien retenir pour lui de ce qui fait sa vie, pour que nous vivions, comment ne
serions-nous pas heureux que soit toujours ouverte la possibilité de nous réconcilier avec lui, avec nos
frères, avec nous-mêmes... En même temps, la Loi qui nous permet d'entrer dans cette liberté est
« l'évangile », c'est-à-dire la « bonne nouvelle » : « nous savons que nous sommes passés de la mort
dans la vie puisque nous aimons nos frères » (1 Jn 3,14). C'est en aimant nos frères que nous prenons le
chemin de la résurrection, celle de Jésus appelant la nôtre, pourvu que nous vivions comme lui en fils
de Dieu et frères des hommes.
Reste le malheur, toujours absurde. Il est en notre pouvoir de le faire reculer, même si nous ne
pouvons le supprimer totalement. Car là, beaucoup de possibilités sont entre nos mains : que d'accidents
pourraient être évités, que d'ignorances et de maladies combattues. Que d'efforts à faire, chacun et tous,
pour devenir toujours plus responsables et solidaires. Au-delà, devant l'absurde qui demeure, notre
force, c'est l'espérance, et notre espérance, c'est le Christ, hier, aujourd'hui, et à jamais.
Elle est belle, la prière toute simple de saint François d'Assise:
« Seigneur, faites de moi un instrument de votre paix.
Là où est la haine, que je mette l'amour.
Là où est l'offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l'union.
Là où est l'erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l'espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
Faites, Seigneur, que je ne cherche pas tant
d'être consolé que de consoler,
d'être compris que de comprendre,
d'être aimé que d'aimer.
Parce que c'est en donnant que l'on reçoit,
en s'oubliant soi-même que l'on se trouve soi-même,
en pardonnant que l'on obtient le pardon,
en mourant que l'on ressuscite à l'éternelle Vie.

Lexique

AMOS Premier prophète de l'Ancien Testament dont les paroles nous aient été conservées sous
la forme d'un livre ; paysan de Teqoa, à 10 km au sud de Bethléem, prophète vers 750.

ASSYRIE Royaume de Mésopotamie, qui eut pour capitale Assur et Ninive. En expansion
à partir du XIe s. av. J.-C., il devint un empire qui allait du Golfe Persique à Israël, et conquit Samarie
en 721. Cet empire tomba en 612, quand la capitale Ninive fut prise par les Babyloniens.

BABYLONE Capitale d'un royaume de Mésopotamie qui domina l'Orient ancien après la
chute de l'Assyrie. Sous Nabuchodonosor (605-562) eut lieu la prise de Jérusalem en 597 et 587, et la
déportation à Babylone d'une partie de la population juive.

BOUDDHISME Religion et doctrine spirituelle asiatique, liée à l'enseignement du


Bouddha, un ascète du nom de Sidharta Gautama, qui vécut en Inde au VIe siècle avant J.-C.

CATHARISME Doctrine des Cathares (du mot grec: catharos, pur). Ceux-ci se sont
répandus dans toute l'Europe aux Xle et XIIe siècles. Ils enseignaient l'existence de deux principes
éternels, le Bien et le Mal. On les trouve en France sous le nom d'Albigeois.
19

DAVID Fils de Jessé et successeur de Saül, roi du royaume uni de Juda et d'Israël (vers
1010-970 av. J.-C.), ancêtre du Christ.

EXODE Sortie d'Égypte du peuple des Hébreux, sous la conduite de Moïse, et marche
dans le désert vers la Terre Promise, Canaan. Dans la Bible, livre consacré à cet ensemble d'épisodes.
On place généralement l'Exode vers 1250 avant J.-C.

ÉZÉCHIEL Troisième grand prophète de l'Ancien Testament, déporté à Babylone par


Nabuchodonosor en 597.

HINDOUISME Religion, ou plutôt ensemble de croyances et d'institutions de l'Inde


traditionnelle. On dit aussi parfois : brahmanisme, dans la mesure où cette religion intègre un système
de castes hiérarchisées et héréditaires.

LEIBNIZ Philosophe et mathématicien allemand, né à Leipzig en 1646 et mort en 1716.

LIVRES DE SAGESSE Livres de la Bible qui traitent de la «sagesse», en particulier: le livre de


Job, les Proverbes, Qohelet, et le livre du Siracide.

MANICHÉISME Doctrine de Manès, qui vécut en Perse au 1111 siècle après J.-C. Il
expliquait la présence du mal dans le monde par l'existence de deux principes, l'un bon, l'autre mauvais,
en lutte l'un contre l'autre.

MOÏSE Figure importante de l'Ancien Testament, dont le souvenir était très vivant
surtout dans le royaume du Nord (Israël): prophète et guide du peuple, qu'il fit sortir d'Égypte lors de
l'Exode, il lui transmit la Loi de Dieu dans le désert.

NATAN Prophète qui n'a pas laissé d'écrits, mais a joué un rôle assez important auprès
de David, à Jérusalem, vers l'an mil.

NIRVÂNA But suprême proposé à l'homme par le Bouddha, et caractérisé par l'extinction
du désir et des passions, par la fin de la douleur et du cycle des réincarnations, et par l'absorption dans
l'absolu.

PLATON Philosophe grec d'Athènes (428-348 ou 347 av. J.-C.), disciple de Socrate et
maître d'Aristote; il présenta sa philosophie en écrivant des Dialogues.

PSAUMES Poèmes ou cantiques du. peuple juif, servant de chants liturgiques, au Temple
et dans les synagogues. Livre des Psaumes: dans la Bible, recueil de 10 Psaumes.

SALOMON Fils de Bethsabée et du roi David, successeur de celui-ci son règne s'étend de
970 à 933.

SAMARIE Capitale d'Israël, le royaume du Nord, entre 931 et 721. Au temps de Jésus,
nom de la province de Palestine située entre la Judée et la Galilée.

SOCRATE Philosophe grec d'Athènes, né vers 470 et mort en 399 av. J.-C.

STOÏCISME Morale et sagesse de vie de l'Antiquité gréco-romaine, qui tire son nom du
Portique (stoa, en grec) auprès duquel tenait école à Athènes Zénon de Citium au IIIe siècle av. J.-C.

Vous aimerez peut-être aussi