Vous êtes sur la page 1sur 11

SOCIÉTÉS STATUS NASCENDI.

LA CONSTITUTION DU SOCIAL
SELON GABRIEL TARDE
José García Molina

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2010/4 n°110 | pages 119 à 128


ISSN 0765-3697
ISBN 9782804161583
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


https://www.cairn.info/revue-societes-2010-4-page-119.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Marges

SOCIÉTÉS STATUS NASCENDI. LA CONSTITUTION


DU SOCIAL SELON GABRIEL TARDE
José García MOLINA *

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


Résumé : Cet article poursuit deux objectifs. Premièrement, il s’agit de présenter schéma-
tiquement le système philosophique de Gabriel Tarde. Son « ontologie de l’avoir », axée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

sur un psychomorphisme et un sociomorphisme universels, représente une cartographie


originelle à propos de l’émergence des sociétés. Bergson disait de la philosophie tardienne
qu’elle nous conduit à voir dans des initiatives individuelles et dans le rayonnement de ces
initiatives tout autour d’elles, la vraie cause de ce qui se fait dans une société et même de
ce qui se passe dans le monde. Deuxièmement, on s’interrogera sur les us et les abus de
Tarde. « Le retour de Tarde » exige des analyses éloignées de l’hagiographie facile, des
appropriations ou critiques abusives et d’autres périls habituels quand on exhume un cor-
pus enterré.
Mots clés : Gabriel Tarde, ontologie, néo-monadologie, imitation, société.

Abstract : The present article has two aims. The first is to present the philosophical system
of Gabriel Tarde schematically. His ontology of having (avoir), based on universal psycho-
morphism and sociomorphism, represents an original mapping of the emergence of societ-
ies. Bergson considered that she drives us to find in individuals initiatives, and her
radiation, the real cause of social and the whole world. Secondly, we will pursue some
insights into the uses and abuses of Tarde. “The return of Tarde” need clear analyses and
detachment from easy hagiographies, abusive appropriations or rejections and other com-
mon dangers when exhuming a buried corpus.
Keywords : Gabriel Tarde, ontology, neo-monadology, imitation, society.

* José García Molina est professeur de pédagogie sociale et de sociologie de l’éducation


à l’Université de Castilla-La Mancha, Toledo, Espagne.

DOI: 10.3917/soc.110.0119 Sociétés n° 110 — 2010/4


120 La constitution du social selon Gabriel Tarde

Introduction
Il y a à peu près une décade que le nom et l’œuvre de Gabriel Tarde sont entrés
dans les circuits de la connaissance philosophique, sociologique et scientifique. De
nos jours, il n’est plus insolite de trouver certains de ses textes placés sur les étagè-
res des librairies ; on rencontre aussi de plus en plus d’articles consacrés à ses idées
et l’on entend parfois son nom dans des conférences et débats. Néanmoins, pen-
dant plus de demi-siècle, Tarde est resté pratiquement inconnu, même pour les
intellectuels français, et il reste encore aujourd’hui un penseur presque ignoré dans
les cours universitaires de philosophie et de sociologie. La méconnaissance géné-
rale de son œuvre est surtout déconcertante si l’on prend conscience du succès
dont il jouit tout au long sa vie et de l’étendue de son œuvre. Notre auteur exerça
la fonction de juge pendant vingt-cinq ans, alors qu’il pensait en philosophe, socio-
logue ou criminaliste et qu’il écrivait comme un romancier ou un poète. Tarde par-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


ticipa aussi à des débats retentissants dans les domaines de la criminologie (le plus
célèbre fut livré contre Cesare Lombroso) et de la sociologie (notamment contre
Durkheim). Il le fit avec une remarquable notoriété qui lui apporta la reconnaissance
de ses contemporains, dans et hors de la France. On trouve, parmi les plus distin-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

gués de ses commentateurs, des penseurs illustres tels A. Espinas, E. Durkheim,


H. Lévy-Bruhl, G. Simmel ou W. James. On sait aussi que ses premières œuvres
furent rapidement traduites et publiées en Angleterre, en Italie, en Espagne, en
Russie et aux États-Unis.
Le juge de Sarlat fut certes plus connu comme criminaliste ou sociologue que
comme philosophe. Or, comme en témoignent quelques-uns de ses contempo-
rains, on peut affirmer qu’il y a chez Tarde une pensée philosophique propre 1. En
fait, la plupart des critiques faites par les « sociologues officialisés de l’époque »
visaient une œuvre originelle plus proche de la littérature philosophique et de la
métaphysique que de la prétention scientifique positive. Tarde dénonça la futilité
de l’établissement de frontières rigides entre effervescence philosophique et activité
scientifique : « La philosophie est ainsi, en quelque sorte, l’alpha et l’oméga de la
science. Il y a en toute science l’empreinte d’une philosophie de la veille et le germe
d’une philosophie du lendemain. Toute science se meut dans une atmosphère phi-
losophique qui la précède et qui l’enveloppe, qu’elle respire et qu’elle transforme
en substance solide. […] Et toute science recèle en son for intérieur une philoso-
phie qui sortira d’elle, qui sera cette science même dilatée, érigée en explication
universelle, tour à tour mathématique, physique, vitale, sociale de nos jours » (Tarde,
1900, pp. 4-8).
L’extension, la profondeur et la diversité de l’œuvre de Tarde ne peuvent être
abordée dans un bref article. Nous avons donc choisi de présenter ses idées les

1. Selon A. Bertrand (1904, p. 624), « l’abondance même de sa production psychologi-


que et sociologique témoignait d’une source profonde, inépuisable ; cette source, c’était sa
philosophie générale, une méditation ininterrompue des grands problèmes dont ses livres
n’étaient que des cas particuliers et, pour ainsi dire, des illustrations. »

Sociétés n° 110 — 2010/4


JOSÉ GARCÍA MOLINA 121

moins connues, ses idées philosophiques. À notre avis, la philosophie de la diffé-


rence tardienne propose un gai savoir qui se situe dans le droit fil de la ligne secrète
révélée par Gilles Deleuze, une ligne qui conduit de Lucrèce à Spinoza, de Hume
à Nietzsche, et que Bergson suivit. Tous critiquèrent le rationalisme abstrus, embras-
sèrent une culture de la joie et une pensée de l’extériorité des forces qui couronne
une ontologie des relations et des affections. Cette philosophie de la différence
forme la base de ses développements psychologiques, sociologiques et criminolo-
giques les plus originaux, des développements qui lui permirent d’obtenir recon-
naissance et prestige de son vivant et qui furent aussi utilisés par certains de ses
adversaires qui cherchèrent à exclure sa pensée du domaine de la sociologie scien-
tifique émergente.
Comme on vient de dire, nous nous limiterons en cette communication à mon-
trer la profondeur et la richesse des intuitions philosophiques de Gabriel Tarde,
tout en proposant au lecteur la tâche d’en tirer les conséquences pour la pensée

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


sociologique actuelle. Nonobstant, quelques questions font encore débat à propos
de l’appropriation de son œuvre par les contemporains. Nous ne voulons pas nous
empêcher de les souligner sans oser les résoudre.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

Vers une métaphysique de la nature


Selon Pierre Montebello (2003), Tarde appartient à ce courant de penseurs qui
embrassèrent une autre métaphysique qui tourna le dos à une idée trop rationna-
lisée, intellectualisée, artificielle et fictive de l’Être tout en affirmant que l’être est
relation en soi-même. Hétérogénéité et relation conforment le plan d’une nature
que ne serait point conçue comme un corrélat de notre conscience mais comme
processus de répétition de la différence, flux créateur des forces qui parcourent
tout : les choses, les êtres et les humains. Tout dans l’univers partage une même
nature qui s’exprime en degrés de différence qui sont explicables au travers de pro-
cessus singuliers d’individuation.
Dans ce contexte philosophique, le jeune Tarde avait rédigé – vers 1874 – un
manuscrit intitulé La Répétition et l’évolution des phénomènes. Dans ces pages,
sous la tutelle de Cournot et Leibniz, un apprenti penseur tente d’établir son pre-
mier territoire philosophique en imaginant une cosmogonie originale capable
d’expliquer la répétition et la variation dans l’univers. Le jeune Tarde développe
une métaphysique de la nature soutenue par trois principes de base : la différence
ontogénique des êtres, le caractère infinitésimal du réel et l’indétermination du réel.
La variation universelle, voilà le grand principe de sa philosophie de la nature.
Voulant expliquer la répétition et la similitude des phénomènes, Tarde cherche un
mécanisme capable de relier tous les éléments originalement différents et différen-
ciés. Sa première réponse s’attache à une sorte de causalité exemplaire qui consiste
en la reproduction par similitude de la cause dans l’effet et de l’effet dans la cause.
Casualité exemplaire, réciproque et universelle, qui devient le principe d’intelligi-
bilité de la formation d’associations dans le monde physique (ondulation), le vivant

Sociétés n° 110 — 2010/4


122 La constitution du social selon Gabriel Tarde

(génération) et le social (imitation). Voilà les trois formes de la répétition universelle


songées par Tarde ; voilà l’originalité de sa pensée analogique 2. La répétition n’est
pas seulement production conservatrice mais multiplication de transmissions qui se
répandent comme des ondes en créant de nouvelles variations. Dès lors, toute
homogénéité peut être expliquée comme un procès d’assimilation entamé par l’ini-
tiative d’un agent individuel (invention) et reproduite par répétition volontaire ou
forcée des autres (imitation). La variation et la répétition universelles sont ainsi
expliquées : « C’est de l’idéalisme encore si l’on veut, mais de l’idéalisme qui con-
siste à expliquer l’histoire par les idées de ses auteurs et non pas par celles de l’his-
torien » (Tarde, 1890, pp. 3-4).

Principes du système philosophique de Tarde 3

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


Exister, c’est différer
Tarde croyait fermement à l’inépuisable richesse ontologique de chaque être. La
nature constituait pour lui un univers infini d’êtres différenciés, fait démontré par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

la germination et la croissance permanente de nouveaux êtres. Pourquoi donc,


depuis Héraclite ou Empédocle, a-t-on tenté de méconnaître, de mépriser et d’effa-
cer cette vérité si évidente ? Pourquoi a-t-on voulu soumettre la diversité et la dif-
férence en la similitude et l’unité ? Le penseur trouve une première réponse : à
cause du renforcement que les mathématiques pythagoriciennes donnèrent aux
partisans de la prévalence de l’identité. Le prestige de cette science, faite de simili-
tudes et constantes, joua un rôle définitif en faveur de la prévalence de l’identité et
de l’homogénéité sur le divers ou le mouvant. Néanmoins, pense-t-il, paradoxale-
ment les mathématiques qui provoquèrent la chute de la différence renversent la
situation dans les derniers temps – grâce aux avancées dans le calcul infinitésimal
de Newton et Leibniz. Le calcul infinitésimal nous permet de ne plus penser les
valeurs mathématiques comme entités en soi mais comme passages à la limite. Le
fini, dans tous les domaines, n’est qu’un cas particulier de l’infini ; toute entité sta-
tique n’est qu’un moment déterminé dans un processus. Il ne faut plus privilégier,
dans l’ordre ontologique, la similitude face à la diversité, l’identité face à l’altérité
ou l’altération. L’identité n’est pas à l’origine ; elle n’est qu’un produit, un cas limite
de différenciation infiniment atténuée. D’après Tarde, la diversité est prête à rega-
gner le sillage privilégié qu’elle a toujours mérité face à l’homogénéité. L’ontologie
tardienne soutient que tous les êtres sont différents et n’arrivent à se ressembler que
dans des cas limites, dans l’intégrale de leurs différences. Voilà le grand principe

2. Pour H. Bergson (1972 [1909], p. 799), « [sa philosophie] nous conduit, par mille che-
mins différents, à voir, dans des initiatives individuelles et dans le rayonnement de ces ini-
tiatives tout autour d’elles, la vraie cause de ce qui se fait dans une société et même de ce
qui se passe dans le monde ».
3. Concernant l’élaboration de ce chapitre, il faut souligner notre dette envers l’étude de
Jean Milet (1970).

Sociétés n° 110 — 2010/4


JOSÉ GARCÍA MOLINA 123

de la philosophie tardienne : la différence est l’alpha et l’oméga de l’univers ; « la


différence se donne par but à elle-même » (Tarde, 1895, p. 391). Définitivement,
l’univers est plus riche et pittoresque, moins uniforme et moins ennuyeux, que celui
qu’ont jadis rêvé nos sages.

Exister, c’est intégrer l’infini dans le fini


Le deuxième grand principe affirme le caractère infinitésimal du réel. Les êtres que
nous voyons dans le monde, les individuations qui nous entourent, ne sont que des
intégrations d’une réalité infinie matérialisée dans des structures finies. Tout part
de l’infinitésimal et tout y retourne ; rien n’apparaît subitement dans la sphère du
fini ni ne s’y éteint. La philosophie classique est tombée dans l’erreur à cause des
pièges de l’identité des individuations, sûrement parce qu’il est plus facile de pen-
ser chaque être concret en le coupant du monde, en décrivant ses formes et parti-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


cularités préalablement arrachées à une réalité multiple. La schématisation du réel,
sa simplification, est l’effet d’un regard schématique propre aux sciences particu-
lières. Or, si la réalité est infinie, conséquemment, les individus (les individuations)
ne sont pas des éléments originels mais résultent d’un processus de composition :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

« ces éléments derniers auxquels aboutit toute science, l’individu social, la cellule
vivante, l’atome chimique, ne sont derniers qu’au regard de la science particulière.
Eux-mêmes sont composés… » (Tarde, 1999, p. 36). Par conséquent, l’essentiel à
considérer n’est pas l’individualité elle-même (l’enveloppe des entités) mais le
foyer, le noyau ou la source centrale dont l’être est indéfiniment irradié jusqu’à ce
que les obstacles extérieurs l’obligent à s’arrêter. Tarde nous invite à penser les for-
ces et leur mouvement perpétuel ; mouvement ponctuellement stabilisé en formant
une individuation singulière (individuelle ou collective). Le fini peut être expliqué
comme résultat d’une stabilisation momentanée de durée variable. Ce qui dans la
vie sociale nous paraît déterminé n’est pas la résultante d’une fatalité naturelle ou
historique, mais le fruit temporairement déposé de l’action de l’imitation des inven-
tions qui sont devenues coutume. Comme l’a noté Isaac Joseph, « le principe
d’intégration de l’infini dans le fini est l’opérateur d’une rupture avec toutes les
théories qui tendent à donner une image divisible de la réalité – individu, cellule,
atome » (Joseph, 1999, p. 14).

Exister, c’est passer du possible au réel


La question des possibles avait été largement étudiée par les classiques, la scholas-
tique et encore par la pensée de Leibniz, mais oubliée par les contemporains. Face
à la poussée du positivisme philosophique et de l’évolutionnisme social, notre auteur
se demande : comment donner à l’idée de possibilité un sens et une portée légiti-
mes si l’enchaînement rigoureux des faits proclame un avenir si inévitable que
l’ineffable passé ? Une nouvelle objectivation du concept du possible est néces-
saire. Tarde considère qu’en expliquant les faits par leurs propriétés, forces et rela-

Sociétés n° 110 — 2010/4


124 La constitution du social selon Gabriel Tarde

tions mutuelles, et non seulement par les faits eux-mêmes, on y découvre en même
temps les sources des existences réelles et conditionnelles. Nous ne pouvons pas
affirmer la nécessité effective des faits résultant de leur mise en relation sans affir-
mer également l’existence d’autres faits qui peut-être n’ont jamais été, ni ne le
seront, mais qui auraient pu être si d’autres rencontres avaient eu lieu. Tarde dis-
pose un territoire pour la pensée du si (conditionnel). Sans cette formule, sans
notre faculté à nous interroger à propos du si, aucune loi n’aurait été découverte.
Dire si est donc être capable de concevoir le non-existant ; c’est l’élan audacieux
de l’esprit, son émancipation hors le réel du temps (présent, passé ou futur) pour
plonger dans le rationnel et l’intelligible : « Toute la métaphysique est en germe en
cette monosyllabe. Je dirai plus. Ces certitudes dont je parle constituent la Science
proprement dite » (Tarde, 1904, p. 11).
Concevoir un monde à partir des simples faits, voilà la falsification moderne
qui essaye de réduire la puissance à l’acte et de déposséder ainsi l’esprit humain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


de l’idée métaphysique du possible. Le positivisme ne voit dans les faits que des
faits, écartant absolument l’idée de virtualité. Mais démontrer les faits exige d’affir-
mer quelque chose de différent d’eux-mêmes ; c’est arriver à leurs possibilités, réa-
lisables ou non, car la chose est en même temps fait et force. Toute réalité contient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

un excès de puissance sur l’acte. Toute réalité qui advient au monde – invention,
événement, découverte ou loi scientifique – porte avec elle un rayonnement de
multiplicités possibles. Le réel est la consommation, la dépense et l’actualisation
d’une portion du possible.
Or tous les possibles ne peuvent pas devenir réels. Cette condition stimule la
compétence des forces et l’avidité des germes luttant constamment pour émerger
au plan du réel. Cette lutte implique l’avortement de quelques possibles dans le
développement des êtres : « Le développement d’un être est acheté au prix de son
avortement partiel ou de l’avortement de quelque chose dont il prend la place, ou
des deux à la fois. […] Nous ne faisons pas un mouvement, soit corporel, soit men-
tal, sans écraser des milliers de germes, soit d’êtres vivants, soit d’idées, sans
anéantir des mondes de possibles » (Tarde, 1904, pp. 27-28). La réalisation de
tous les possibles impliquerait l’infinitude du monde ; cependant, un monde infini
empêcherait le changement.

La croyance et le désir
La question qui se pose, dès lors, est de savoir quelle est la force qui anime l’uni-
vers. Selon Tarde, la croyance et le désir constituent les deux racines de la vie psy-
chique, l’aspect intellectuel et l’aspect volitif de la force affective que l’on rencontre
chez tous les êtres. Le désir infini d’appropriation et d’émergence repose, à son tour,
sur la limitation statique des croyances. Le ritornello tardien nous rappelle que « toute
chose est une société, tout phénomène est un fait social » (Tarde, 1999, p. 58), y
compris un atome ou un individu, parce que dans l’univers tout est appropriation
et association (par imitation) de croyances et de désirs. Le psychomorphisme uni-

Sociétés n° 110 — 2010/4


JOSÉ GARCÍA MOLINA 125

versel atteint toute existence physique, biologique ou sociale. Psychomorphisme


(avidité) qui aboutit, par l’effet de l’appropriation et de l’association, à un socio-
morphisme universel. Rappelons-nous : si tout individu est un composé, alors toute
chose est une société.
On a voulu présenter Tarde comme un individualiste. Or, s’il est vrai que l’on
trouve chez lui un individualisme ontologique et méthodologique, l’individu est
renvoyé toujours à un cadre qui vise la formation d’ensembles et d’associations,
de relations génératrices de mutualités dans lesquelles l’individu montre ce qu’il y
a en lui de plus social : les contagions et les imitations de la croyance et le désir.
Ces rayonnements nous rapprochent des mesures subjectives données dans l’inte-
raction (inter-psychologiques/inter-subjectives). La conception tardienne des phé-
nomènes psychologiques ne renvoie jamais à un individu isolé ou à l’intériorité
d’un sujet. Il ne s’intéresse pas aux cadres intra-psychologiques (de la psychologie
individuelle). Loin de constituer des termes ou des domaines opposés, le psycho-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


logique et le social chez Tarde s’articulent dans une inter-psychologie capable, à
notre avis, d’expliquer non l’ontologie mais l’ontogenèse, non l’individu mais les
processus d’individuation (cf. Simondon, 2005). Les statistiques des pratiques et
des habitudes sociales, religieuses, politiques, etc., ne font que montrer les aug-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

mentations ou diminutions des croyances et des désirs dans une collectivité. Afin
de comprendre la constitution des sociétés et de ne pas les concevoir préalable-
ment à l’action des individus, il faudra étudier la nature contagieuse des croyances
et des désirs. Ceux-ci sautent d’un individu à un autre sans jamais passer, point
essentiel, par l’intermédiaire d’un contexte ou d’une structure sociale. L’entrecroi-
sement des vecteurs de croyance et de désir, leurs intensités et leurs quantités,
constituent la matérialité (invisible) de la vie sociale : « Il n’y a donc dans les fluc-
tuations ondoyantes de l’histoire que des additions ou des soustractions perpétuel-
les de quantités de foi ou de quantités de désir qui, soulevée par des découvertes
s’ajoutent ou se neutralisent, comme des ondes qui interfèrent » (Tarde, 1890,
pp. 76-77).

Néo-monadologie : d’une « ontologie de l’Être » à une « ontologie de l’Avoir »


Dans Monadologie et sociologie, « le plus métaphysique des textes du plus philo-
sophe des sociologues » (Alliez, 1999, p. 9), Tarde s’interrogea sur la condition de
possibilité d’un espace d’interrelation entre monades où « la capture du monde »
est en jeu. Sa réponse parcourt une cartographie d’élans qui veulent être exprimés ;
une féerie d’individualités éternellement avides ; le voyage du pur différer des
monades : compositions et constitutions… Voyage qui montre la multiplicité iné-
puisable du réel et qui reste interdit aux adorateurs de n’importe quelle sorte de
providence, divinité ou destin finaliste. Car les monades, chez Tarde, contraire-
ment à celles conçues par Leibniz, abandonnent le statut d’éléments individuels
isolés, sans portes ni fenêtres. La monade tardienne révèle un clinamen ; elle est
inclination. Bien plus qu’une chose ou qu’un élément, il y voit des relations ; des

Sociétés n° 110 — 2010/4


126 La constitution du social selon Gabriel Tarde

relations de relations ; des forces dynamiques incitées par une avidité qui tend vers
tout ce qu’elle peut ; la célébration du perpétuel devenir de l’univers physique,
vivant et social. Le psychomorphisme universel ouvre les monades – les rend
« sociales » – et devient la clé de la compréhension de la constitution du collectif,
du semblable, des sociétés. La pulvérisation et la spiritualisation de l’univers, la
multiplication et l’animation des agents et leurs relations sont sa grande contribu-
tion à la philosophie et, par extension, à une sociologie des associations.
La néo-monadologie tentée par Tarde renverse la perspective leibnizienne, le
problème philosophique et sociologique de la relation du tout à la partie, de
l’homogène à l’hétérogène, du continu au discontinu. Là où Leibniz pose le pro-
blème de la représentation et de l’expression de la monade (expression de Dieu) ;
là où certains sociologues avaient compris le social comme organisme supérieur
(en occupant l’ancien lieu de transcendance de la divinité) qui s’exprime dans les
individus, Tarde introduit le problème de la constitution du réel, du stable, du col-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


lectif, du social. La conformité ou la similitude mentale d’une multitude d’hommes
« n’est pas née ex abrupto ; comment s’est-elle produite ? Peu à peu, de proche en
proche, par voie d’imitation. C’est donc là toujours qu’il faut en venir » (Tarde,
1890, p. 67). Immanence des relations qui fonde une microsociologie et célèbre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

l’épiphanie d’une pensée relationnelle. Les individus deviennent des agents infini-
tésimaux, opérateurs et créateurs dans un espace interstitiel d’inventions et d’imi-
tations constituant ces effets de stabilisation partielle qu’on peut appeler sociétés.
Révolution qui annonce le passage définitif d’une ontologie de l’être à une ontolo-
gie de l’avoir capable de penser et d’expliquer les sociétés statu nascendi. Possibi-
lité, en dernier terme, de penser le discontinu sur un mode continu de pensée qui
ne constitue pas des totalités stables, mais des tout dynamiques.
La triade tardienne qui vise à expliquer la constitution du social (imitation-
opposition-adaptation) s’éloigne de n’importe quelle logique de totalisation et con-
çoit une philosophie de l’histoire non finaliste, tout à fait différente des versions
hégélienne, marxiste ou cournotienne. Sa sociologie ne sera pas « l’analyse des
systèmes de représentations sociales comme le voulait Durkheim, mais l’étude des
courants de croyances (logique sociale) dans les langues, les mythes, les religions,
les sciences et la philosophie, et l’étude des courants de désirs (téléologie sociale)
dans les lois, les coutumes, les institutions et les industries » (Joseph, 1999, p. 25).
Elle est, avant tout, une sociologie des additions, des appropriations, des conta-
gions et des communications, des prêts et des interactions ; une sociologie qui
transforme le problème classique de la représentation ou de l’expression du social
en une pensée qui atteint la constitution des associations, une pensée ouverte à
l’indétermination du possible sans nier la rationalité du probable. La constitution
contingente de certains styles de totalités fragmentaires devient le véritable pro-
blème sociologique.
Or la société est dans la conscience des individus et non en dehors d’eux. La
société émerge et se reproduit grâce à l’action d’un esprit sur un autre. Il est donc
impossible, selon Tarde, de séparer la sociologie de la psychologie (en tant qu’étude

Sociétés n° 110 — 2010/4


JOSÉ GARCÍA MOLINA 127

de l’inter-mental). La coprésence et la similitude d’idées et d’habitudes ne sont que


l’effet de la suggestion-imitation continue et réitérée entre les individus.

Finir en recommençant…
L’exclusion et l’oubli de la pensée tardienne dans le domaine de la sociologie au
tournant du siècle coïncident avec le plein triomphe d’Émile Durkheim et de l’école
durkheimienne. Néanmoins, sa redécouverte ouvre la polémique autour des usa-
ges et des excès que l’on peut faire de son œuvre. À quoi doit-on cette Tardomania
(Mucchielli, 2003) ? S’agit-il d’une mode qui reprend des vieux discours dépassés
pour les consommer sous prétexte de l’épuisement des paradigmes classiques ?
S’agit-il, au contraire, d’un exercice de mémoire et de restitution de savoirs oubliés
mais toujours utiles pour penser le présent ? Sommes-nous, paraphrasant Michel
Foucault, face à l’insurrection d’un « savoir soumis » ? À qui et à quoi sert la renais-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


sance de Tarde ? Si nous prenons au sérieux la multiplicité énoncée auparavant et
la virtualité des possibles, si notre monde est fait de fragments fragilement reliés,
pouvons-nous tenir encore la reductio ad unum mise en pratique par la moder-
nité ? Si la monadologie tardienne peut être conçue comme une nomadologie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

(Lazzarato, in Tarde, 1999, p. 77), ne faudrait-il pas repenser les démarches tota-
lisantes de la pensée sociologique et politique ? Si la socialité mécanique de l’idéal
démocratique moderne semble transmuter en solidarité organique de l’idéal com-
munautaire postmoderne et en cycle de la civilité (Maffesoli, 2007), est-ce que
notre époque est caractérisée par la relevance des publics rationnels ou par le syn-
crétisme des croyances propres aux tribus (cf. Maffesoli, 1988), dont l’affection et la
copropriété multiple deviennent les notes prédominantes de la polyphonie sociale ?
Il est nécessaire d’entamer des recherches plus étendues et approfondies sur
l’œuvre et la pensée de Tarde. Il est également temps de surmonter les appropria-
tions partielles et partialisées de ses idées. Nous avons besoin de recherches capables
de restituer la pensée tardienne dans son contexte historique, politique, philosophi-
que et scientifique. Alors seulement nous pourrons comprendre les virtualités
qu’elle présente pour penser notre temps.

Bibliographie
Alliez, Éric (1999). « Présentation. Tarde et le problème de la constitution », in G. Tarde,
Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo, pp. 9-32.
Bergson, Henri (1972 [1909]). « Discours sur Gabriel Tarde », in Mélanges. Paris, PUF,
pp. 799-801.
Bertrand, Alexis (1904). « Un essai de cosmologie sociale. Les thèses monadologiques de
Gabriel Tarde », Archives d´Anthropologie Criminelle, tome XIX, pp. 623-660.
Joseph, Isaac (1999). Gabriel Tarde : le monde comme féerie, in G. Tarde, Les lois socia-
les, Paris, Institut Synthélabo, pp. 9-36.
Lazzarato, Maurizio (1999). Postface. Gabriel Tarde : un vitalisme politique, in G. Tarde,
Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo, pp. 103-150.

Sociétés n° 110 — 2010/4


128 La constitution du social selon Gabriel Tarde

Maffesoli, Michel (1988). Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les socié-
tés de masses. Paris, Klincksieck.
Maffesoli, Michel (2007). Posmodernidad. México, Universidad de las Américas de Puebla.
Milet, Jean (1970). Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire. Paris, Vrin.
Montebello, Pierre (2003). L´autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et
Bergson. Paris, Desclée de Brouwer.
Mucchielli, Laurent (2003). Mythes et histoires des sciences humaines. Paris, La Décou-
verte.
Simondon, Gilbert (2005). L’individuation à la lumière des notions de forme et informa-
tion. Grenoble, Million.
Tarde, Gabriel (1880). « La croyance et le désir. La possibilité de leur mesure », Revue Phi-
losophique de la France et de l´étranger, tome X, pp 152-180 et 264-283.
Tarde, Gabriel (1890). Les lois de l´imitation. Paris, Alcan.
Tarde, Gabriel (1895). Essais et mélanges sociologiques. Lyon, Storck.
Tarde, Gabriel (1900). Leçon d´ouverture d´un cours de philosophie moderne. Paris, B.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur


Giard & E. Brière.
Tarde, Gabriel (1904). « Les possibles. Fragments d’un ouvrage de jeunesse inédit », Archi-
ves d’Anthropologie criminelle, tome XXV, pp. 8-41.
Tarde, Gabriel (1999). Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.22.61.126 - 06/01/2019 17h45. © De Boeck Supérieur

Sociétés n° 110 — 2010/4

Vous aimerez peut-être aussi