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LA CONSTITUTION DU SOCIAL
SELON GABRIEL TARDE
José García Molina
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Abstract : The present article has two aims. The first is to present the philosophical system
of Gabriel Tarde schematically. His ontology of having (avoir), based on universal psycho-
morphism and sociomorphism, represents an original mapping of the emergence of societ-
ies. Bergson considered that she drives us to find in individuals initiatives, and her
radiation, the real cause of social and the whole world. Secondly, we will pursue some
insights into the uses and abuses of Tarde. “The return of Tarde” need clear analyses and
detachment from easy hagiographies, abusive appropriations or rejections and other com-
mon dangers when exhuming a buried corpus.
Keywords : Gabriel Tarde, ontology, neo-monadology, imitation, society.
Introduction
Il y a à peu près une décade que le nom et l’œuvre de Gabriel Tarde sont entrés
dans les circuits de la connaissance philosophique, sociologique et scientifique. De
nos jours, il n’est plus insolite de trouver certains de ses textes placés sur les étagè-
res des librairies ; on rencontre aussi de plus en plus d’articles consacrés à ses idées
et l’on entend parfois son nom dans des conférences et débats. Néanmoins, pen-
dant plus de demi-siècle, Tarde est resté pratiquement inconnu, même pour les
intellectuels français, et il reste encore aujourd’hui un penseur presque ignoré dans
les cours universitaires de philosophie et de sociologie. La méconnaissance géné-
rale de son œuvre est surtout déconcertante si l’on prend conscience du succès
dont il jouit tout au long sa vie et de l’étendue de son œuvre. Notre auteur exerça
la fonction de juge pendant vingt-cinq ans, alors qu’il pensait en philosophe, socio-
logue ou criminaliste et qu’il écrivait comme un romancier ou un poète. Tarde par-
2. Pour H. Bergson (1972 [1909], p. 799), « [sa philosophie] nous conduit, par mille che-
mins différents, à voir, dans des initiatives individuelles et dans le rayonnement de ces ini-
tiatives tout autour d’elles, la vraie cause de ce qui se fait dans une société et même de ce
qui se passe dans le monde ».
3. Concernant l’élaboration de ce chapitre, il faut souligner notre dette envers l’étude de
Jean Milet (1970).
« ces éléments derniers auxquels aboutit toute science, l’individu social, la cellule
vivante, l’atome chimique, ne sont derniers qu’au regard de la science particulière.
Eux-mêmes sont composés… » (Tarde, 1999, p. 36). Par conséquent, l’essentiel à
considérer n’est pas l’individualité elle-même (l’enveloppe des entités) mais le
foyer, le noyau ou la source centrale dont l’être est indéfiniment irradié jusqu’à ce
que les obstacles extérieurs l’obligent à s’arrêter. Tarde nous invite à penser les for-
ces et leur mouvement perpétuel ; mouvement ponctuellement stabilisé en formant
une individuation singulière (individuelle ou collective). Le fini peut être expliqué
comme résultat d’une stabilisation momentanée de durée variable. Ce qui dans la
vie sociale nous paraît déterminé n’est pas la résultante d’une fatalité naturelle ou
historique, mais le fruit temporairement déposé de l’action de l’imitation des inven-
tions qui sont devenues coutume. Comme l’a noté Isaac Joseph, « le principe
d’intégration de l’infini dans le fini est l’opérateur d’une rupture avec toutes les
théories qui tendent à donner une image divisible de la réalité – individu, cellule,
atome » (Joseph, 1999, p. 14).
tions mutuelles, et non seulement par les faits eux-mêmes, on y découvre en même
temps les sources des existences réelles et conditionnelles. Nous ne pouvons pas
affirmer la nécessité effective des faits résultant de leur mise en relation sans affir-
mer également l’existence d’autres faits qui peut-être n’ont jamais été, ni ne le
seront, mais qui auraient pu être si d’autres rencontres avaient eu lieu. Tarde dis-
pose un territoire pour la pensée du si (conditionnel). Sans cette formule, sans
notre faculté à nous interroger à propos du si, aucune loi n’aurait été découverte.
Dire si est donc être capable de concevoir le non-existant ; c’est l’élan audacieux
de l’esprit, son émancipation hors le réel du temps (présent, passé ou futur) pour
plonger dans le rationnel et l’intelligible : « Toute la métaphysique est en germe en
cette monosyllabe. Je dirai plus. Ces certitudes dont je parle constituent la Science
proprement dite » (Tarde, 1904, p. 11).
Concevoir un monde à partir des simples faits, voilà la falsification moderne
qui essaye de réduire la puissance à l’acte et de déposséder ainsi l’esprit humain
un excès de puissance sur l’acte. Toute réalité qui advient au monde – invention,
événement, découverte ou loi scientifique – porte avec elle un rayonnement de
multiplicités possibles. Le réel est la consommation, la dépense et l’actualisation
d’une portion du possible.
Or tous les possibles ne peuvent pas devenir réels. Cette condition stimule la
compétence des forces et l’avidité des germes luttant constamment pour émerger
au plan du réel. Cette lutte implique l’avortement de quelques possibles dans le
développement des êtres : « Le développement d’un être est acheté au prix de son
avortement partiel ou de l’avortement de quelque chose dont il prend la place, ou
des deux à la fois. […] Nous ne faisons pas un mouvement, soit corporel, soit men-
tal, sans écraser des milliers de germes, soit d’êtres vivants, soit d’idées, sans
anéantir des mondes de possibles » (Tarde, 1904, pp. 27-28). La réalisation de
tous les possibles impliquerait l’infinitude du monde ; cependant, un monde infini
empêcherait le changement.
La croyance et le désir
La question qui se pose, dès lors, est de savoir quelle est la force qui anime l’uni-
vers. Selon Tarde, la croyance et le désir constituent les deux racines de la vie psy-
chique, l’aspect intellectuel et l’aspect volitif de la force affective que l’on rencontre
chez tous les êtres. Le désir infini d’appropriation et d’émergence repose, à son tour,
sur la limitation statique des croyances. Le ritornello tardien nous rappelle que « toute
chose est une société, tout phénomène est un fait social » (Tarde, 1999, p. 58), y
compris un atome ou un individu, parce que dans l’univers tout est appropriation
et association (par imitation) de croyances et de désirs. Le psychomorphisme uni-
mentations ou diminutions des croyances et des désirs dans une collectivité. Afin
de comprendre la constitution des sociétés et de ne pas les concevoir préalable-
ment à l’action des individus, il faudra étudier la nature contagieuse des croyances
et des désirs. Ceux-ci sautent d’un individu à un autre sans jamais passer, point
essentiel, par l’intermédiaire d’un contexte ou d’une structure sociale. L’entrecroi-
sement des vecteurs de croyance et de désir, leurs intensités et leurs quantités,
constituent la matérialité (invisible) de la vie sociale : « Il n’y a donc dans les fluc-
tuations ondoyantes de l’histoire que des additions ou des soustractions perpétuel-
les de quantités de foi ou de quantités de désir qui, soulevée par des découvertes
s’ajoutent ou se neutralisent, comme des ondes qui interfèrent » (Tarde, 1890,
pp. 76-77).
relations de relations ; des forces dynamiques incitées par une avidité qui tend vers
tout ce qu’elle peut ; la célébration du perpétuel devenir de l’univers physique,
vivant et social. Le psychomorphisme universel ouvre les monades – les rend
« sociales » – et devient la clé de la compréhension de la constitution du collectif,
du semblable, des sociétés. La pulvérisation et la spiritualisation de l’univers, la
multiplication et l’animation des agents et leurs relations sont sa grande contribu-
tion à la philosophie et, par extension, à une sociologie des associations.
La néo-monadologie tentée par Tarde renverse la perspective leibnizienne, le
problème philosophique et sociologique de la relation du tout à la partie, de
l’homogène à l’hétérogène, du continu au discontinu. Là où Leibniz pose le pro-
blème de la représentation et de l’expression de la monade (expression de Dieu) ;
là où certains sociologues avaient compris le social comme organisme supérieur
(en occupant l’ancien lieu de transcendance de la divinité) qui s’exprime dans les
individus, Tarde introduit le problème de la constitution du réel, du stable, du col-
l’épiphanie d’une pensée relationnelle. Les individus deviennent des agents infini-
tésimaux, opérateurs et créateurs dans un espace interstitiel d’inventions et d’imi-
tations constituant ces effets de stabilisation partielle qu’on peut appeler sociétés.
Révolution qui annonce le passage définitif d’une ontologie de l’être à une ontolo-
gie de l’avoir capable de penser et d’expliquer les sociétés statu nascendi. Possibi-
lité, en dernier terme, de penser le discontinu sur un mode continu de pensée qui
ne constitue pas des totalités stables, mais des tout dynamiques.
La triade tardienne qui vise à expliquer la constitution du social (imitation-
opposition-adaptation) s’éloigne de n’importe quelle logique de totalisation et con-
çoit une philosophie de l’histoire non finaliste, tout à fait différente des versions
hégélienne, marxiste ou cournotienne. Sa sociologie ne sera pas « l’analyse des
systèmes de représentations sociales comme le voulait Durkheim, mais l’étude des
courants de croyances (logique sociale) dans les langues, les mythes, les religions,
les sciences et la philosophie, et l’étude des courants de désirs (téléologie sociale)
dans les lois, les coutumes, les institutions et les industries » (Joseph, 1999, p. 25).
Elle est, avant tout, une sociologie des additions, des appropriations, des conta-
gions et des communications, des prêts et des interactions ; une sociologie qui
transforme le problème classique de la représentation ou de l’expression du social
en une pensée qui atteint la constitution des associations, une pensée ouverte à
l’indétermination du possible sans nier la rationalité du probable. La constitution
contingente de certains styles de totalités fragmentaires devient le véritable pro-
blème sociologique.
Or la société est dans la conscience des individus et non en dehors d’eux. La
société émerge et se reproduit grâce à l’action d’un esprit sur un autre. Il est donc
impossible, selon Tarde, de séparer la sociologie de la psychologie (en tant qu’étude
Finir en recommençant…
L’exclusion et l’oubli de la pensée tardienne dans le domaine de la sociologie au
tournant du siècle coïncident avec le plein triomphe d’Émile Durkheim et de l’école
durkheimienne. Néanmoins, sa redécouverte ouvre la polémique autour des usa-
ges et des excès que l’on peut faire de son œuvre. À quoi doit-on cette Tardomania
(Mucchielli, 2003) ? S’agit-il d’une mode qui reprend des vieux discours dépassés
pour les consommer sous prétexte de l’épuisement des paradigmes classiques ?
S’agit-il, au contraire, d’un exercice de mémoire et de restitution de savoirs oubliés
mais toujours utiles pour penser le présent ? Sommes-nous, paraphrasant Michel
Foucault, face à l’insurrection d’un « savoir soumis » ? À qui et à quoi sert la renais-
(Lazzarato, in Tarde, 1999, p. 77), ne faudrait-il pas repenser les démarches tota-
lisantes de la pensée sociologique et politique ? Si la socialité mécanique de l’idéal
démocratique moderne semble transmuter en solidarité organique de l’idéal com-
munautaire postmoderne et en cycle de la civilité (Maffesoli, 2007), est-ce que
notre époque est caractérisée par la relevance des publics rationnels ou par le syn-
crétisme des croyances propres aux tribus (cf. Maffesoli, 1988), dont l’affection et la
copropriété multiple deviennent les notes prédominantes de la polyphonie sociale ?
Il est nécessaire d’entamer des recherches plus étendues et approfondies sur
l’œuvre et la pensée de Tarde. Il est également temps de surmonter les appropria-
tions partielles et partialisées de ses idées. Nous avons besoin de recherches capables
de restituer la pensée tardienne dans son contexte historique, politique, philosophi-
que et scientifique. Alors seulement nous pourrons comprendre les virtualités
qu’elle présente pour penser notre temps.
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