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IH a été tiré quarante exemplaires numérot6s

dleli340,
et quinze exemplaires justifiés de A à O
rherviis aux collaborateurs.
C h exemplaires constituent le tirage de tete
et sont accompagnés d'une eau-forte
de Josef Sima.
L’Herne
Cahiers publiés par
Dominique de Roux
2
L’Ecriture des vivants

Série dirigée et établie par


Pierre Bernard

Le Grand Jeu

Ce Cahier reproduit intégralement


les textes parus dans les trois numéros publiés
de la revue Le Grand Jeu,
et d’importants textes inédits rassemblés
par Marc Thivolet.
Copyrights :

L.es textes et illustrations parus dans Le Grand Jeu appartiennent aux auteurs
ou à leurs éditeurs,
soit pour René Daumal, R. Gilbert-Lecomte, Robert Desnos,
A. Rolland de Renéville, Georges Ribemont-Dessaignes et
Roger Vailland : Gallimard éd.
lextes de Marc Thivolet, Jacques Masui et Renée Boullier :
L'Herne éd.

clditions de l'Herne
Diffusion Minard : 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5.
Imprimé en France.
Nous tenons à remercier les collaborateurs du Grand leu ou leurs ayants droit, particu-
lièrement :

Monsieur Jack Daumal qui nous a remis des textes inédits de son frère, René Daumal,
Madame Paulette de Boully,
Mesdemoiselles Maryan Lams et Divine Saint-Pol-Roux,
Messieurs Arthur Harfaux, Maurice Henry. Georges Ribemont-Dessaignes, Joseph Sima
et Carlo Suarès

qui nous ont apporté une aide très efficace, soit en nous confiant des documents - souvent
inedits -, soit en nous permettant de surmonter les obstacles que la mise au point d’un
tel cahier ne pouvait manquer de susciter;

les éditions Gallimard qui nous ont autorisés à publier les textes de leurs auteurs;
et Monsieur Chapon, Conservateur du Fonds Jacques-Doucet, à la Bibliothèque Sainte-
Geneviève, qui a mis à notre disposition le numéro 1 du Grand Jeu.
Sommaire

MANIFESTES

17 Projet de présentation du Grand Jeu, paw René Daumal.


18 La circulaire du Grand Jeu.

INTRODUCTION

19 Présence du Grand Jeu, par Marc Thivolet.


NUMERO 1

38 Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu, par R. Gilbert-Lecomte.

Nécessité de la révolte :

40 1. Discours du révolté, par Maurice Henry.


44 2. La force des renoncements, par R. Gilbert-Lecomte.
48 3. Liberté sans espoir, par René Daumal.

Poèmes :

52 Nuit d’amour, par G. Ribemont-Dessaignes.


54 Ténèbres ! O ténèbres ! par Robert Desnos.
55 Au bout du monde, par Saint-Pol-Roux.
56 Le tableau frais, par J. Seifert.
57 Poèmes, par Pierre Minet.
58 Lettre, par Pierre Minet.
60 Retour aux campagnes, par Maurice Henry.
61 Poèmes, par A. Rolland de Renéville.
62 Combat dans la nuit, par Georgette Camille.

Textes :

63 Le domaine de Palmyre, par R. Gomez de la Serora.


65 Entrée des larves, par René Daumal.
66 Dans une coquille de moule, par Hendrik Cramer.

Chroniques :

71 L’âme primitive (de Lévy-Bruhl), par René Daumal.


72 La bestialité de Montherlant, par Roger Vailland.
73 La crise du monde moderne (de René Guénon), par R. Gilbert-Lecomte.
74 Essai sur l’introspection (de Jean Prévost), par René Daumal.
75 Puériculture, par R. Gilbert-Lecomte.
77 Science et intuition, par G.E. Monod-Herzen.
77 Colonisation, par Roger Vailland.
78 Tentation des volts, par Marianne Lams.
79 Correspondance.
NUMERO 2

82 Mise au point ou Casse-Dogme, par René Daumal.

85 Enquête.

86 Fragment inédit d’Arthur Rimbaud.


87 Lettre inédite d’Arthur Rimbaud.
88 Autographe d’Arthur Rimbaud.

Essais :

91 L’élaboration d’une Méthode, par A. Rolland de Renéville.


96 Arthur Rimbaud ou Guerre à l’homme1 par Roger Vailland.
1O1 Après Rimbaud la mort des Arts, par Roger Gilbert-Lecomte.

Textes et poèmes :

106 Acrobate, par Vitezslav Nezval.


1O 9 Chanson d’Esther, par Roger Vitrac.
110 Si rien n’est vain, André Gaillard.
111 Folklore, par Hendrik Kramer.
114 Rires jaunes, par René Daumal.
115 Le Prophète, par René Daumal.
116 Jeu d’Enfant, par René Daumal.
117 Feux à volonté, par René Daumal.
118 Le tambour des conquêtes, par Maurice Henry.
120 Au pied du mur, par Monny de Boully.
122 Moi et Moi, par R. Gilbert-Lecomte.
123 La foire aux bœufs, par R. Gilbert-Lecomte.

124 Politique, par G. Ribemont-Dessaignes.

Chroniques :

129 La critique des critiques, par R. Gilbert-Lecomte et René Daumal.


131 Chronique de la vie sexuelle.
133 Encore sur les livres de René Guénon, par René Daumal.
134 La genèse des monstres, par Monny de Boully.
135 Chez Victor Hugo, par René Daumal.
136 Elle chante, par Maurice Henry.
136 Pour combattre la vie chère.
137 Commentaire de M. lzambard à la lettre inédite de Rimbaud.
NUMERO 3

142 La Prophétie des Rois-Mages, par R. Gilbert-Lecomte.

Essais : L‘univers des mythes.

144 ...
1. L‘horrible révélation la seule, par R. Gilbert-Lecomte.
153 2. Nerval le Nyctalope, par René Daumal.
162 3. De certains soleils fixes, par André Delons.
169 La Parole, par A. Rolland de Renéville.

Poèmes :

117 Sérénade à quelques faussaires, par G. Ribemont-Dessaignes.


179 Aurore à l’aube, par Maurice Henry.
180 La Mer, par Maurice Henry.
181 Oublieuse, par Maurice Henry.
182 L’incantation du Grand Désastre, par André Delons.
183 Le Moyen de I’Etre, par Monny de Boully.
186 L‘enfui tourne court, par René Daumal.
187 La seule, par René Daumal.
189 Dormeuse-étoile ou les pillards de la mer, par Pierre Audard.
190 La rose noire, par Pierre Audard.

Lettre ouverte :

191 à André Breton, sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu,


par René Daumal.

Chroniques :

196 La critique des critiques, par R. Gilbert-Lecomte.


197 Protestation, par R. Gilbert-Lecomte.
198 A propos d’un jugement inédit...
199 Explications scientifiques.
200 E,nquête (réponses de René Crevel et Carlo Suarès).
201 Un document sur la sexualité infantile, par Michel Leiris.
TEXTES INEDITS DE RENE DAUMAL

206 L’Asphyxie ou l’expérience de l’absurde.


21O Hegel, le pseudo-matérialisme et E. Meyerson.
217 Recherche de la nourriture.
219 Les petites recettes du Grand Jeu.
222 Nadja m, d’André Breton.

AUTOUR DU GRAND JEU

226 Récit d’un témoin, par Pierre Minet.


234 René Daumal et la Révolte permanente, par Jacques Masui
237 Carlo Suarès ou I’anti-Faust, par Marc Thivolet.
242 Josef Sima, regard intérieur, par Renée Boullier.

245 CHRONOLOGIE DU GRAND JEU

250 BIBLIOGRAPHIE
Dessin d

Manifestes
Projet de présentation
du Grand Jeu Texte inédit

Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une
évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux
toute autre préoccupation.

Le Grand Jeu groupe des hommes qui n’ont qu’un Mot à dire, toujours le
même, inlassablement, en mille langages divers ; le même Mot qui fut
proféré par les Rishis védiques, les Rabbis cabalistes, les prophètes, les
mystiques, les grands hérétiques de tous les temps, et les Poètes, les vrais.

Le Grand Jeu veut mener une lutte sans répit, sans pitié, sur tous les
plans, contre ceux qui trahissent cette révélation au profit de l’égoïste
intérêt humain, individuel ou social : prêtres,
savants,
artistes.

Le Grand Jeu exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle


pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et
contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des
Etats impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes,
des Académies.

Le Grand Jeu ne reconnaît de connaissance que l’identification actuelle du


sujet à l’objet, de liberté que de libération par reconnaissance de l’uni-
verselle nécessité se déterminant 17
Pas de libre arbitre
Pas de caprice, de fantaisie
Pas de jolies choses
Le Grand leu est primitif, sauvage, antique, réaliste
René Daumal

L a circulaire du
Grand Jeu

Le Grand Jeu n’est pas une revue littéraire, artistique philosophique, ni


politique. Le Grand Jeu ne cherche que I’esseritiel. L’essentiel n’est rien
de ce qu’on peut imaginer : l’occident contemporain a oublié cette vérité
si simple, et pour la retrouver il faut braver pllusieurs dangers, dont les
plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort, celle de la
pierre ou de l’hydrogène, et non pas l’agréable inort, gorgée d’espérances
et ornée d’excitants remords, que l’on connaît trop) - la folie (la vraie
folie, lumineuse et impuissante comme le soleill éclairant une société de
magistrats, la folie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non
pas l’heureuse folie qui est le plus charmant moyen d’occuper la vie) -
la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion religieuse.
Non seulement ceux qui jouent le Grand Jeu sont à chaque instant pres
de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais ils risquent
sans cesse le supplice de l’homme qui, voulant se trancher les mains avec
une hache, se coupe d’abord la main gauche et ne sait plus comment
coupler la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation
un compromis.)
Dans cette marche vers la patrie commune dont le nom sera peut-être
révélé un jour, les membres du Grand Jeu font -- comme par hasard - un
certain nombre de découvertes qui peuvent intéresser, amuser, terrifier
QU faire rougir le public. Ils les lui donnent.
I I s’agit avant tout de faire désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la
socibté. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans
pitié : être éternel par refus de vouloir durer. Nos découvertes sont celles
de l’éclatement et de la dissolution de tout ce qui est organisé. Car toute
organisation périt lorsque les buts s’effacent à l’horizon de l’avenir, qui
n’est plus qu’une barre blanche posée sur le front.
Ainsi s’émietteront les idoles entre lesquelles les hommes partagent leur
adoration - ils ne savent pourquoi ni comment I I est inutile de les nom-
mer : elles empoisonnent l’air. Les goules que le Grand Jeu nourrit dans
des locaux réservés à cet usage savent se nourrir de ces cadavres -
car elles ne sont pas portées sur la bouche.
La Direction

N.B. Pour les personnes qui nous interrogent au sujet du Grand Jeu, nous
répondrons une fois pour toutes à n’importe quelle question : Oui et
non D. Nous sommes ainsi les premiers à faire servir la vanité du discours
à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à
ceux qui auraient le courage de nous interroger sans niaiseries ni restric-
18 tions mentales.
rresence
du Grand Jeu
Ce texte ne dissimule pas ses intentions agressives à I'6gard de ceux qui s'apprêtent à
régler l e sort du Grand Jeu au nom de l'histoire de la littérature, c'est-à-dire à l'enterrer
sous les louanges et les exégèses. C'est pourquoi il nous a semblé qu'une longue
familiarité avec les textes de ce mouvement, les relations que nous avons entretenues
ou que nous entretenons encore avec certaines personnes qui ont participé à l'aventure
du Grand Jeu et la certitude que notre via se joue à tous les instants, nous autorisait à
mettre à jour la motivation du groupe créé par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
par Marc Thivolet

Etablir une continuité, sinon de fait du moins d’intention, dans les évé-
nements, leur donner une succession dans le temps et parler d’histoire
tel semble être le rôle de l’essayiste qui étudie un mouvement politique
ou littéraire.
En réalité, écrire l’histoire c’est écrire l’histoire de manifestations dont les
mobiles sont - peut-être- dans l’insondable et l’aboutissement dans
I’immesurable ... ; c’est prendre le parti du continu contre le discontinu.
L’essayiste n’est pas autorisé à se reconnaître dans la matière qu’il traite.
On lui demande de mettre de l’ordre, de rendre logique une thèse, d’en-
dormir l’inquiétude que créent ces écrits épars, ces cris, ces tableaux,
ces traces ... d’en faire des objets de consommation pour calmer l’avidité
du public. Vite, il faut que les morts se confessent. N’est-ce pas que tout
cela est explicable, que le passé explique et justifie ce qui, précisément,
cherchait sa source dans l’impensable et qu’après tout, ce n’était pas si

8 précise n, plus -
terrible ?... Demain un autre fourrier du passé donnera une explication plus
juste = ( a Les derniers documents découverts remettent
en cause ... B), mais qu’importe ! L’essentiel est de faire entrer dans
I’histo ire ...
L‘essayiste croit s’exprimer, il ne fait que conjurer une peur ...
Si la fureur que met l’événement à durer dans notre mémoire n’était que la
négation de ce qui lui a donné naissance ... Et pourtant, malgré cette
volonté de survivre, les événements meurent ... Rien de plus triste que
ces piles de journaux jaunis tirés sur papier éphémère, avec leurs titres
que le temps - qui n’est pas fait de continuité mais d’une succession de
coups de grâce - a rendus dérisoires. 21
Et nous sommes étonnés, honteux d’avoir vécu, souvent intensément cela,
ii la façon des primitifs.
L’historien, certes, ravive l’événement. II lui donile un sens par rapport à
son temps. Mais l’image que l’on se fait de a son temps est déjà du
pass ii .
Les interprétations de l’histoire meurent, elles aussi, mais avec la noblesse
des films qui passent au ralenti.
L’historien, à son tour, entre dans l’histoire de l’histoire...
Réduire le Grand Jeu à une histoire, c’est exclure le possible qui a été sa
raisoii d’être pour lui substituer sa trace dans l’événement. Si nous écri-
vions cette histoire, nous écririons un pastiche. Ecrire l’histoire du Grand
Jeu, c’est trahir ce dernier. Maudit soit celui qui veut faire ici œuvre d’his-
torien ! La matière est ténue, certes, mais la rareté fait son prix. Maudit
soit celui qui cherche sa continuité en faisant du continu !
Relever dans le cheminement du Grand Jeu ce qui est trahison à l’égard
de lui-même, même si cette trahison se veut fiddité, à des hommes ou à
des ildées, c’est faire que le Grand Jeu soit replacé en son centre, là où il
se sait insondable, hors d’atteinte parce que entièrement vulnérable : au
sein de l’existant incompréhensible et immesurable.
Comrnent ! Vous me croyiez là ? et mon vent tournoyait dans le creux des
visages, dans l’envers des visages. Mais, vraiment, je vous en veux de
nn’avoir confondu avec des images.
L.e Grand leu ne peut être transformé en son histoire. II doit être, à chaque
pas, la réabsorption de ce qui le particularise, I’iconolâtrise dans le non-
tlemps qui est sa vie parce qu’elle est sa mort. Je veux le faire mourir pour
qu’il irevive. Sa vie n‘étant qu’au prix de cette mort. Qui vive ? Feu ! II ne
réporid jamais aux sommations. Plutôt que de tendre vers l’idéal d’une
logique dont la fin serait une explication satisfaisante m , cet essai, appro-
Q

fondissant sa démarche, explorera sa propre structure. II sera le Grand leu


lui-miime.

PRESENCE DE L‘ACTUEL ET ABSENCE DU PRElSENT

Le présent ne coïncide que très rarement avec l’actuel, car il reste tapi
dans l’obscurité où le psychisme, absorbé par l‘actualité, le tient. L‘actuel
fuit le présent dans des problèmes qui n’engagent pas la totalité de
l’individu.
Certains mythes qui prêtent à sourire tant ils ont été évoqués n’en déter-
minerit pas moins un grand nombre de comportements. Ainsi le mythe du
Paradis perdu entretient des nostalgies qui ne manquent pas d’engendrer
des projections illusoires dans la vie politique! et sociale. A certains
niveaux, dans les profondeurs de l’inconscient, Ides positions sont assu-
mées en fonction de tabous anciens. Et tel homme qui se prétend révolu-
tionnaire serait bien étonné d’apprendre qu’il est, en fait, entièrement
conditionné par ce qu’il nie.
L’actuel, par l’ignorance des mobiles qui l’agissent, devient, le plus sou-
vent, le miroir où s’inverse l’image d’un présent rnéconnu.
L’occulte, ce n’est pas, ce n’est plus ce qu’on entendait autrefois par ce
mot, c’est l‘état d‘ignorance où le psychisme se tient. Le présent est un
vide au cœur de nos contemporains. Et de ce vide à l’avidité pour l’actuel
il n’y a qu’un pas...
L’actuel triomphe par une perpétuelle séparation d’un commencement
-- cause imaginaire et lointaine - d’une fin toujours rejetée dans le futur,
voire dans l’éternité. L’actuel empêche la coïncidence du commencement
et de la fin dans l’impensable.
L’histoire du Grand Jeu n’est pas actuelle mais présente. Ce mouvement
22 qui, de 1928 à 1933, fit figure d’expérience marginale au surréalisme, fut la
manifestation passagère d’un Grand Jeu qui ne cesse de se jouer entre la C
O
conscience et l’existant (Le grand jeu est irrémédiable ; il ne se joue FJ
qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie.
O
R. Gilbert-Lecomte). Le Grand Jeu fut le miroir parfois fidèle, parfois défor- e
mant des questions essentielles que l’homme se pose quand, précisément,
il cesse d’être absorbé par l’actualité - cette actualité qui apparaît, le
-
U
C

plus souvent, comme un ajustement laborieux de nos automatismes aux


provocations du monde extérieur.
Le Grand Jeu commença, en 1924, par la formation, au lycée de Reims,
du groupe simpliste. Ce fut autour de Roger Gilbert-Lecomte et de René
Daumal, respectivement âgés de 17 et de 16 ans, qu’une petite commu-
nauté constituée en classe de seconde se donna une identité. L‘amitié
que se vouèrent dès leurs premières rencontres les deux adolescents fut
une relation vibrante établie sur une commune capacité de maintenir
intactes certaines questions que se pose tout individu au cours de sa
formation avant de se cristalliser dans de pseudo-certitudes. Ces ques-
tions obsédantes qui tournaient autour du moi, du sentiment d’identité, du
néant et de la mort furent à l’origine de certaines expériences dangereuses
auxquelles se livrèrent Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et certains
de leurs amis. Recréer la mort par des moyens artificiels (inhalation de
vapeurs de tétrachlorure de carbone, absorption de drogues), retrouver
dans les textes anciens - en particulier ceux des mystiques - le compte
rendu d’expériences semblables, créer une ascèse afin que les états
entrevus en un instant foudroyant devinssent habituels, critiquer la futilité
de la vie quotidienne, telles étaient les préoccupations du groupe simpliste.
Ce groupe comprenait, outre Lecomte et Daumal, Roger Vailland, Robert
Meyrat et Pierre Minet.
Entre René Daumal et Robert Meyrat se nouèrent des relations nocturnes
d’un genre inhabituel. Par un énorme effort de volonté, l’un et l’autre
parvenaient à se créer un double mental. Ce double menait une vie indé-
pendante du corps. Et sous cette forme = astrale 1~ les deux jeunes hommes
se retrouvaient pour de longues promenades nocturnes (... J’errais sans
effort- et avec la même facilité désespérante que ceux qui se souviennent
d’avoir été morts connaissent bien - je marchais et immobile je me voyais
en même temps marcher, dans des quartiers tout à fait inconnus, et Meyrat
marchait près de moi. René Daumal, Nerval le Nyctalope). Robert Meyrat,
la Stryge comme l’appelaient ses amis, ne vivait que pour ces rencontres.
Ne déclara-t-il pas un jour que si l’un des membres du groupe venait à
manquer au rendez-vous, il pourrait en mourir ? Attendit-il un jour en vain ?
II disparut de la vie des simplistes sans donner d’explication, et ceux-ci ne
cessèrent de s’interroger sur les raisons de sa fuite.

LE GRAND JEU ET LE SURREALISME

Ce fut à Paris - où René Daumal et Roger Vailland vinrent préparer, l’un


à Henri IV, l’autre à Louis-le-Grand, le concours d’entrée à I’Ecole normale
supérieure - que le Simplisme se transforma en Grand Jeu. Des contacts
furent pris avec différentes personnalités et avec les surréalistes. Aux
Rémoiç se joignirent le peintre tchèque Josef Sima, Monny de Boully,
transfuge du groupe surréaliste, Pierre Audard, Georgette Camille, André
Delons, Hendrick Cramer, Maryan Lams et Rolland de Renéville. Arthur
Adamov, qui appartenait au groupe Discontinuité, entretint des relations
personnelles avec René Daumal puis avec Roger Gilbert-Lecomte. Léon
Pierre-Quint, alors directeur des éditions Simon Kra, s’intéressa au groupe
naissant. André Gaillard, poète et critique de talent, ouvrit les Cahiers du
Sud au Grand Jeu : de cette collaboration naquit un numéro remarquable
sur la Poésie et la critique m. Enfin Georges Ribemont-Dessaignes permit 23
A Roger Gilbert-Lecomte, Georgette Camille et André Delons de publier
des textes dans sa revue Bifur.
Les seules manifestations de la vie parisienne capables de séduire les
Simplistes étaient celles du Surréalisme qui, en 1925, défrayait la chro-
nique. L‘année 1924 avait vu naître ce mouvement des a sommeils = de
Breton, Crevel, Desnos, Eluard et Aragon. Breton venait de publier le pre-
mier manifeste du Surréalisme. Au cours de l’année 1925, le groupe avait
fait une entrée fracassante dans la vie publique au cours d’un banquet
donné en l’honneur du poète Saint Pol Roux à lai Closerie des Lilas. Mais
ce furent surtout les activités du Bureau de recherches surréalistes et la
Révolution surréaliste, tous deux placés sous la direction d’Antonin Artaud,
qui retinrent l’attention des Simplistes.
Clans le numéro 3 de la Révolution surréaliste furent publiés plusieurs
textes particulièrement virulents : une lettre aux recteurs des universités
européennes, une adresse au Dalai-Lama, une adresse au Pape, une lettre
aux écoles du Bouddha et une lettre aux médecins chefs des asiles de fous.
Ces proclamations mettaient en relief un fait évident : la révolte dont faisait
état les surréalistes était, en réalité, une suite d’antithèses : blasphème
contre foi, Orient contre Occident, Allemagne contre France, aliénés contre
psychiatres, Dalai-Lama contre pape...
L’exploration de l’inconscient constituait, elle aussi, un défi au monde
social‘.
Les simplistes sentaient que = quelque chose n’allait pas dans le sur-
réalisme. L‘idée d’un manifeste simpliste fut lancée, dans lequel auraient
été précisées les différences s avec le surréalisme. Mais ce projet ne
vit pas le jour, sans doute parce que Roger Gilbert-Lecomte et René
Waumal ne parvinrent jamais à dégager leur position de l’équivoque qui
pesait sur les mots conscient, inconscient, dieu, esprit, mystique ...
Le surréalisme faisait siennes un certain nombre de contre-valeurs bien
faites pour scandaliser le monde bourgeois. Mais le vice était dans la
réaction elle-même. Au morcellement, au cloisonnement de l’activité
humaine d’où l’ordre établi puisait sa continuité (l’expression a diviser pour
rhgner s a un sens beaucoup plus profond qu’on ne l’imagine), le surréa-
lisme ne parvint pas à opposer une unité de comportement. II substitua
un certain nombre d’identifications nouvelles aux anciennes - ou, plus
précisément, il opposa le sousjacent aux règles (lu monde quotidien sans
percevoir que celui-là était le négatif de celui-ci, et inversement. L’incons-
cient ne manquait pas de fournir aux surréalistes l’aliment qui leur per-
mettait de s’affirmer à la source-même de l’inspiration : sommeils, rêveries
érotiqiues, jeu du Cadavre exquis, paranoïa-critique, écriture automatique ...
Ce perpétuel recours à l’image et à ses équivoques, cette connaissance
au jour le jour qui créait sa justification par un auto-engendrement perma-
nent n’était pas de nature à satisfaire le Grand Jeu.
L e s surréalistes ne voyaient pas sans irritation ni sans quelque condes-
cendance des a petits jeunes gens pénétrer dans un domaine qu’ils
avaierit tendance à considérer comme leur propriiété exclusive. Le Grand
Jeu n’(était pas à la recherche d’un mieux vivre, de satisfactions, fûssent-
elles oniriques : il cherchait un moyen de tirer l’homme de sa prison
mentale. Certes, André Breton avait dit sa coriviction qu’il existait un
point o ù le réel et l’imaginaire, le communicable 1st l’incommunicable ces-
saient d’être perçus contradictoirement. Ce n’était là qu’une conviction,
qu’une conséquence du système hégélien, une synthèse imaginaire. Mais
les membres du Grand Jeu étaient alles y voir d’un peu plus pres. Ils en
étaient revenus bouleversés, brûlés par une vérité indicible qui vidait les
mots de leurs sens et les réduisait à des analogies sonores (Mais parle au
moins dis quelque chose Et surtout tais-toi ne fais pas peur. R. Gilbert-
Leco rn te).
Les Simplistes devenus cc Grands joueurs m , après avoir traversé les
structures verbales de nos psychologies, de nos politiques, de nos reli-
24 gions, avaient vu que ces structures ne sont que des barrières de pro-
tection illusoires qui, en définitive, projettent l’individu vers une catastrophe E
O
- catastrophe toujours différée. Pour le Grand Jeu, la catastrophe avait F
eu lieu ; elle était à la racine de toute leur activité. Les portes de sortie S
D
inventées depuis des siècles, des millénaires par les philosophies n’étaient 2
pour eux que des peintures en trompe-l’œil sur des murs sans faille. L’im-
médiate perception de l’homme enfermé dans la prison de l’univers les
-
U
E

faisait hurler de terreur ! (L’espace est le tombeau universel. René Daumal).


Mais peut-être avaient-ils été touchés trop tôt par la révélation. Leurs
consciences, trop peu mûres, avaient été frappées de nullité avant même
d’avoir pu s’édifier. Le temps n’avait pas eu le temps de se percevoir en
eux pour ce qu’il était. Le fruit avait été cueilli trop vert. Ainsi leur vie
s’était trouvée coupée en deux : I I y avait la vie quotidienne vidée de sa
substance, frappée de dérision par la vision, entrevue en un éclair, d’un
monde si immédiat, si exigeant qu’il semblait nier toute existence. II ne
restait plus, comme portes de sortie, que la folie et la mort...
Allez vous étonner après cela de la tendance au canular des membres du
Grand Jeu, du mépris dans lequel ils tenaient littérature et peinture. Mais
le canular était d’essence tragique. Les mots se dérobaient comme des
trappes et jetaient l’esprit dans des oubliettes d’où il ne ressortait que par
sa capacité à recréer une illusion combien fragile (a amnbsie des param-
nésies m, a écrit Roger Gilbert-Lecomte).

MISE EN ACCUSATION D U GRAND JEU

Le groupe surréaliste se caractérisait par une attitude intransigeante à


l’égard de ceux qui, de près ou de loin, relevaient de son obédience. II
manifesta cette intransigeance à l’égard du Grand Jeu qu’il considérait
un peu comme un sous-groupe, faute d’avoir compris les mobiles de son
action. De son côté, le Grand leu ne parvenait pas à dissocier le caractère
expérimental de son action des manifestations de l’inconscient dont le
groupe surréaliste s’était fait le héraut.
Les surréalistes tenaient rigueur aux membres du Grand Jeu d’avoir
donné dans leurs admirations la préférence à Landru sur Sacco et Vanzetti,
d’employer constamment le mot dieu m. Enfin I’acusation majeure portée
contre eux concernait un texte signé par quatre-vingt-trois étudiants de
I’Ecole Normale supérieure contre la préparation militaire. Cette pétition
suscita dans la presse un tel concert de protestations que les signataires
renièrent leur texte, à l’exception d’une dizaine d’entre eux qui décidèrent
de mettre au point une déclaration plus virulente que la première. Mais le
dernier carré des élèves de I’Ecole Normale supérieure recula devant les
menaces du directeur de l’école qui s’opposa à la publication de tout écrit
n’ayant pas reçu son approbation. Les surréalistes proposèrent à Roger
Gilbert-Lecomte de passer outre et de publier le texte. Mais le directeur
du Grand Jeu ne se reconnut pas le droit de rendre public un manifeste
dont les auteurs ne voulaient plus endosser la responsabilité et refusa de
le confier aux surréalistes.
Les surréalistes se servirent dono du = prétexte Trotsky -
le mot est de
Georges Ribemont-Dessaignes - pour mettre en accusation le Grand Jeu.
On sait qu’au terme d’une longue lutte qui avait opposé, au sein du parti
communiste soviétique, les tenants de la construction du socialisme dans
un seul pays, conduits par Staline, et les partisans de la révolution per-
manente >, dirigés par Léon Trotsky, ce dernier avait été isolé au sein de
son propre parti, déporté à Alma-Ata, puis exilé sous la pression d’une
partie de l’opinion internationale. En 1929, il était à Istambul. Sous le
prétexte Trotsky ,, donc, les surréalistes lancèrent une convocation à un
certain nombre d’artistes et d’écrivains parmi lesquels il faut citer, outre 25
les amis d’André Breton et ceux de Roger Gilbert-Lecomte, des hommes
qui, par leur passé ou leurs activités présentes, furent ou étaient des
familiers du surréalisme. Dans le compte rendu rédigé plus tard par les
surréalistes et publié dans la revue Variétés, on pouvait lire : a II est
de fait que cette liste comportant les noms des principaux collaborateurs
de la revue le Grand Jeu sanctionnait moins la reconnaissance d’une acti-
vité intellectuelle éprouvée que des rapports personnels, des conversations
et une solidarité de hasard au cours de diverses manifestations dans des
cinémas et des théâtres, ce qui est assez pour que l’on désire apprécier
plus exactement les limites de gens très jeunes et encore assez indéter-
minés. Quand nous disons limites, nous pensons par expérience aux limites
de chacun. =
Après avoir évoqué l’affaire de I’Ecole Normale, le u tribunal mit en cause
I’activit6 de Roger Vailland au journal Paris Midi. II fut accusé d’avoir fait
l’éloge du Préfet de police Jean Chiappe.
Le problème que posait l’existence du Grand leu aux surréalistes fut
exposé par André Breton dans le Second manifeste du surréalisme. Dans

-
son manifeste André Breton semblait délibérément ignorer le groupe du
Grand Jeu et s’adressait directement à René Daumal : Je cherche autour
de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d’intelligence.
Peut-être sied-il, tout au plus, de faire observer à Daumal, qui ouvre dans
le Grand Jeu une intéressante enquête sur le diable, que rien ne nous
retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il signe seul
ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l’impression passablement désas-
treuse de sa faiblesse en une circonstance donnée. II est regrettable,
d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa position person-
nelle et, pour la part de responsabilité qu’il y prend, celle du Grand Jeu
à l’égard du surréalisme. On comprend mal que ce qui tout à coup vaut a
Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification
pure et simple. a L’incessante contemplation d’une évidence noire, gueule
absolue D, nous sommes d’accord, c’est bien à cela que nous sommes
condamnés. Pour quelles fins mesquines opposer, dès lors, un groupe B
un autre groupe? Pourquoi, sinon vainement pour se distinguer, faire
comme si l’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont? = Mais les
Grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le
voile gris du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l’un l’autre, et les
hommes les nomment absences. B (Daumal : a Feux à volonté D, le Grand
Jeu, printemps 1929). Celui qui parle ainsi en ayant le courage de dire
qu’il ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder de s’en
apercevoir, de se préférer à l’écart de nous. =
La réponse du Grand Jeu à André Breton ne se fit pas attendre. Dans le
numéro 3 de la revue, Daumal publia une a Lettre à André Breton sur les
rapports du surréalisme et du Grand Jeu. Ce texte était en quelque sorte
la publication différée du manifeste simpliste.
Dans ce texte, René Daumal définissait d’abord le Grand leu comme une
communauté de caractère initiatique D. Après avoir rappelé que les
membres du Grand leu avaient signé le manifeste de la revue Red, de
Prague, en faveur de l’œuvre de Lautréamont mise à l’index par la censure
de Tchécoslovaquie, Daumal en venait a la question essentielle : a Le Grand
Jeu (...) a-t-il des raisons de se préférer à l’écart du surréalisme ? (...) Pour
le moment laissez-moi mettre en balance, d’un côté, notre accord proclamé
avec vous dans une attitude qui est en gros : hégélianisme de gauche
rallié au marxisme et, par conséquent, aux principes de la Troisième inter-
nationale ; d’autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de
leur but primitif, entièrement dirigks, à propos de questions de personnes
que la nature de notre groupe nous obligeait à juger nous-mêmes, contre
l’unité du Grand Jeu ; j’ajoute dans le même plateau le compte rendu de
ces discussions dans Variétés (juin 1929), dont aucun d’entre nous ne
consent à reconnaître l’exactitude (puisqu’il fut rédigé sans vérifications,
28 par les surréalistes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et néces-
sairement tendancieux). ... Et dans l’ordre des recherches positives, C
O
qu’avez-vous fait, entourés d’un certain nombre d’individus dont la pré- ’E3
sence à vos côtés nous a toujours remplis de stupeur ? Les neuf dixièmes TI
de ceux qui se réclament ou se sont réclamés du titre de surréalistes n’ont 2
fait qu’appliquer une technique que vous aviez trouvée ; ce faisant, ils
n’ont su que créer des poncifs qui les rendent inutilisables. Si bien qu’au-
-c
U

jourd’hui j’irais vers vous pour me livrer à vos petits jeux de société, à
ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez impro-
prement le a surréel D ? Pour les trouvailles divertissantes du cc cadavre
exquis =, de l’écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout
l’appareil technique que le Grand leu travaille à construire et auquel
chacun de nous apporte sa part de ressources ? Nous avons, pour répondre
à votre science amusante, l’étude de tous les procédés de dépersonna-
lisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous
avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles)
des yogas indoues ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait
onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le
pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ... et ce n’est
pas fini. (...) Ainsi Rolland de Renéville travaille à établir les coordonnées
multiples de la création poétique (...) ; Roger Gilbert-Lecomte travaille a
une Vision par I’Epiphyse où il bâtit l’architecture de feu de la pensée
mystique et de l’esprit de participation (...) Idéalement donc, et en résumé,
je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate
qu’un accord de principe sur un programme minimum serait possible entre
nous, que même une collaboration serait souhaitable ; mais, d’une part, la
confusion que je vois régner dans le surréalisme, l’insuffisance de son
programme ; d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’il possède dès
maintenant un plan d’activité suffisamment précis et une idéologie com-
plète, n’a réalisé que les tous premiers points de son programme ; cette
double raison rendrait une collaboration entre nous - aujourd’hui au
- -
moins
bien prophétique - à André Breton : -
prématurée. D Enfin Daumal adressait cet avertissement
Prenez garde, André Breton, de
figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous
com-

briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité


dans l’histoire des cataclysmes ? = Le caractère prophétique du Grand Jeu
est affirmé ici avec vigueur et sans aucune équivoque. Nous croyons
aujourd’hui nécessaire, par-dessus les presque quarante années qui nous
séparent de cette déclaration, d’en ressaisir le feu et de prévenir l’acte
par lequel le Grand Jeu serait réduit à sa cendre - c’est-à-dire à un résidu
littéraire.

DE LA REUSSITE ET DE L’ECHEC...

Peut-être faut-il s’arrêter sur le fait que, malgré ce qu’écrivait René Daumal
dans sa lettre à André Breton, le Surréalisme ait duré et même marqué
son époque alors que le Grand Jeu avec son plan d’activité suffisamment
Q

précis et son Q idéologie complète n’ait pas survécu à la séparation


de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal. Mais ce qui semble condam-
ner le Grand Jeu aux yeux de l’histoire est peut-être, précisément, ce qui
témoigne en sa faveur. Le Surréalisme a duré parce qu’il bénéficiait de
la secrète complicité de son époque. La société a reconnu en lui la vérité
de ses alcôves. Ce n’est pas un hasard si les peintres de ce groupe usaient
d’un langage plastique strictement conforme à l’héritage classique, voire
académique ... C’est que le Surréalisme ne rendait compte que d’un certain
passé - passé jusqu’alors interdit, certes, mais a passé tout de même...
D 27
Le trouble que l'intrusion d'images érotiques et sadiques provoque dans le
psychisme peut bien faire croire à l'apparition de la nouveauté. Mais pour
surprenant que soit le surgissement d'un monstre préhistorique, il ne
saurait me convaincre que je suis en face d"un message du présent.
Certes, la réussite sur le plan psychologique n'implique pas, nécessaire-

un univers qui échappe à la mesure -


-
ment, un échec sur le plan matériel. Mais le fait qu'aujourd'hui cet écrit
témoigne de la résurrection du Grand Jeu jeu aux règles précises dans
nous prouve que le groupe fondé
par René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte était bien le reflet, en son
temps, d'une présence irréductible à toutes les tentatives d'appropriation.
Ce qui m'assure de la Q.supériorité du Grand Jeu sur le Surréalisme,
ce ne sont pas les preuves littéraires, mais la résonance de certains de
ses textes capables de recréer le présent ou de se laisser recréer par lui.
Le Grand leu ne peut renaître que par un effort toujours renouvelé de clari-
fication alors que le Surréalisme ne peut échapper aux dégradations d'une
conviction installée dans la durée.
L'échelle de valeur qui permet de juger un coniportement ou une œuvre
n'est pas immobile. La vérité d'un comportement peut exiger, pour être
valable à chaque instant, des gestes et des mots opposés à ceux qu'on
avait faits ou prononcés un moment avant ...
Qui n'a pas vu dans l'approbation verbale de la vérité la preuve flagrante
du niensonge ne peut savoir de quoi il est question ici. La vérité rebondit
sur des barrages qui la renvoient sous forme d'images qui sont autant
de trahisons.
Le rôle joué par Rolland de Renéville dont Daumal dit dans sa lettre à
André Breton qu'il Q.travaille à établir les coordonnées multiples de la
création poétique fut, à notre avis, encyclopédique et didactique. L'auteur
D

de Rimbaud le voyant étudiait la littérature à la lumière de la tradition.


La conception qu'il défendait selon laquelle le symbole resterait identique
à lui-même au sein de l'écoulement du temps - cet écoulement étant
considéré le plus souvent par les occultistes comme un processus de
dégradation - nous semble sujet à contestation. Déceler une tradition
grâce aux rapprochements faits entre des œuvres séparées dans le temps
- celles d'Hermès Trismégiste, de Rabelais, de Martinez de Pasqually et
de E)audelaire, par exemple - peut témoigner de la persistance dans I'in-
conscient de certaines images, mais ne prouve pas que le symbole repré-
sente une réalité vivante.
Le symbole qui exprime une réalité immédiate ne saurait forcément être
identique à lui-même. I I peut signifier, selon le contexte auquel il est lié,
des réalités différentes, voire opposées. Pris dans sa signification passéiste,
le symbole peut engendrer de dangereux ancrages dans le passé. Plutôt
que de discourir sur la tradition en courant du grimoire au livre, du livre
au porche des cathédrales et de ce dernier aux tapisseries du XVI" siècle,
il serait préférable de saisir les mythes dans leur mouvement - ce
mouvement qui se retourne constamment contre ce qu'il a créé. Encore
fautAl admettre qu'un mythe n'est vraiment mythe que dans la mesure où
il ne se réalise pas. Le mythe, s'il est vivant, tend à s'actualiser.
C'est justement parce que la plupart des occultistes identifient le temps
à un processus de dégradation qu'ils ne peuvent actualiser le mythe, qu'ils
ne peuvent le faire disparaître en l'accomplissant. Au lieu de cela ils ne
retiennent que des points de repère dont la fixité les égare.
On peut s'étonner de trouver dans le Grand Jeu, où est par ailleurs
proclamé la nécessité de faire table rase, deux éloges de René Guénon,
l'un signé Roger Gilbert-Lecomte (dans le numéro l), l'autre signé René
Daumal (dans le numéro 2). On sait que René Guénon fut le représentant
le plus irréductible du traditionnalisme. Voilà qui nous aide à comprendre
quelle était la contradiction majeure du Grand leu : la confusion entre ce
vers quoi il tendait - l'actualisation du mythe - et ce qui le projetait
28 dan!; le monde à l'envers de la mémoire.
Dans le Second manifeste du surréalisme, André Breton faisait allusion C
O
à une enquête sur le diable ouverte dans le numéro 2 du Grand Jeu. Le 53
-
sujet de cette enquête était : = Accepteriez-vous de signer le fameux pacte
avec le diable ? Deux réponses furent publiées dans le numéro suivant.
U
t

- -
L’une était signée René Crevel, l’autre Carlo Suarès. Celle de ce dernier
mérite d’être citée en raison de son caractère insolite. Ce pacte, écrivait
l’étrange correspondant, je l’ai fait.
-
Y
C

René Daumal avait posé une question d’ordre moral : il s’agissait pour lui
de savoir dans quelle mesure un individu pouvait accepter, en échange
d’un pouvoir matériel, de a vendre son âme B. Le bien et le mal étaient
en cause. René Crevel répondit qu’il prenait le parti du diable en tant
que symbole de la lutte contre le pouvoir établi. Carlo Suarès, par contre,
envoya une réponse déconcertante. Refusant de s’identifier à l’un des
termes de la dualité, il situait le moi non comme une identification à l’un
des termes de la dualité bien-mal mais comme un processus contradictoire
à accepter dans sa totalité (Seul le pacte avec le diable fait obtenir ce
à quoi, par excès de désir, on a dû renoncer. Carlo Suarès). Troublé, René
Daumal entra en contact avec l’auteur de la lettre qui dirigeait les Cahiers
de I’btoile. Un dialogue s’engagea dont les protagonistes furent Daumal,
Suarès et un ami de ce dernier, Joë Bousquet. Cette rencontre devait
aboutir à la publication d’un texte commun. Mais au dernier moment, René
Daumal, de plus en plus engagé dans les activités des groupes dirigés
par Georges I. Gurdjieff, se récusa et Carlo Suarès signa seul la Comédie
Psychologique. Dans cette œuvre, il essaya de mettre en évidence le
caractère paradoxal du moi = concret, contingent, relatif, projeté contre sa
propre vie, par l’élan, par l’exaspération de cette contradiction qui n’est
autre que lui-même =.

LA PEINTURE ET LE GRAND JEU

Quelle que soit la diversité de la nature, elle est une. C e monisme donne der
dimensions imprévisibles à la réalité au sein de laquelle la mkmoire se reflète
dans le miroir de l’instant en une perspective de futur. Josef Sima.

Maurice Henry, Dida de Mayo, Arthur Harfaux et losef Sima ont joué un
rôle important dans les activités du Grand Jeu. Le premier, depuis, est
devenu dessinateur humoriste. II nous a confié un certain nombre de
portraits qui nous permettent de reconstituer le profil intime du mouvement.
Grâce à lui, nous possédons une chronique illustrée du Grand Jeu.
Arthur Harfaux a fait le même travail en photographie. II a, de plus, réalisé
des photomontages qui anticipaient les recherches de Hans Bellmer sur
la Poupée.
Si Maurice Henry a été le peintre intimiste du Grand Jeu, Josef Sima en a
@tél’artiste a officiel B. II a donné l’image la plus exacte de ce que voulait
être le groupe. II a peint pendant la période du Grand Jeu une série de
portraits d’une qualité exceptionnelle. A l’occasion de son exposition
Figures humaines à la Galerie Powolozki, en 1930, les membres du Groupe
tinrent à lui rendre un hommage collectif.
Le ton était donné par René Daumal qui, dans un poème, définissait l’es-
sence du portrait selon le Grand Jeu :

= Ce point, le seul, identique au point éternel


c’est I’cEiI de tes yeux,
l’œil unique de ton œil droit et ton œil gauche,
dont I’entr’amour a procréé la profondeur.
L‘CEiI de tes yeux, ce Point puissant de toute étendue, c’est la Porte. = 29
Et Roger Gilbert-Lecomte d’enchaîner :

= Un portrait est par excellence le tableau : dans l’origine la figure peinte


qui fascine jusqu’à métamorphose, -
à la limite un point au centre d’un
cercle qui peut s’annuler en reculant à l’infini.
Ce point, celui de fuite principal de la perspective italienne, limite le
système de la vision humaine en trompe l’œil d’infini. La peur commande
réellement cette vision craintive des objets : Ue fuite des lignes indique
le lointain nombril du regard, mais les plus grands donc les plus dangereux

-
sont les plus proches. D Le portrait, continuait Roger Gilbert-Lecomte,
c’est le lieu du monde où le moi rencontre le non-moi, où le corps colle
au moule-en-creux de l’espace, -
aussi bien carapace que réceptacle sen-
soriel, localisation d’une conscience, bocal d’un spectre, en boule dans la
tête, s’effilant en toupie dans le torse. D
Rieri ne peut mieux illustrer ces phrases que le portrait que Sima fit de
Roger Gilbert-Lecomte. Alors que le portrait de Daumal est à l’image d’un
instirument tranchant, hache ou silex, celui de Roger Gilbert-Lecomte est
pris dans le mouvement ascendant d’une matière, bandelette ou ecto-
plasme, et semble jaillir d’une tempête immense mais silencieuse née dans
la nuit des tombeaux.
Sima a été le peintre de la vie officielle donc occulte du groupe. Peintre
de lla perception médiumnique et non de l’imitation, il a montré des corps
fantômes, des corps hantés comme des maisons, des corps ruinés flottant
dans des espaces-souvenirs. Peintre de l’absence, c’est-à-dire de la mé-

-
moire des présences perdues, Sima témoigne que l’homme est victime
d’urie hémorragie de sa fonction cosmique. C’est là le scandale essen-
tiel : L’homme niant sa fonction cosmique, privé du sens de la vie, avance
avide vers les objets et les idéologies dans l’espoir de combler ce vide
masqué qui n’est autre que lui-même...

RUPTURES

L’activité de Roger Vailland, journaliste à Paris-Midi, l’entraîna à négliger


les recherches du Grand Jeu pour sacrifier à l’information. Ce goût de
l’actualité devait le mener à la fois à un engagement politique de longue
duriée et à s’insérer dans la tradition des écrivains libertins du XVllP siècle.
Ce rattachement de l’actuel au passé était dans la logique du temps.
D’un commun accord Roger Vailland, d’une part, et Roger Gilbert-Lecomte
et René Daumal, d’autre part, décidèrent de se séparer.
Plus tard les divergences politiques éclatèrent au sein du groupe. André
Delons et Pierre Audard qui s’étaient ralliés aux thèses du parti communiste
critiquèrent l’attitude qu’ils jugaient équivoque de Rolland de Renéville.
Mais le plus grave des désaccords fut celui qui opposa Roger Gilbert-
Lecomte et René Daumal. Ce dernier avait rencontré Alexandre de Salz-
maiin qui dirigeait les groupes fondés par Georges lvanovitch Gurdjieff
Daumal se donna tout entier à la discipline mentale mise en pratique par
ces groupes, ce qui remettait en cause le caractère expérimental du
Grand Jeu. Roger Gilbert-Lecomte contesta l’opportunité d’une telle orien-

1. Cin sait que, fuyant la révolution bolchevique, G. I. Gurdjieff se réfugia en Allemagne,


puis en France ou il acheta le prieuré d’Avon, près de Fontainebleau. Là il fonda une
communauté initiatique. II prétendait avoir reçu, au cours de ses voyages réels ou symbo-

vrai-
liques en Orient et en Extrême-Orient, un enseignement ésotérique qui devait permettre
à l’homme qui s‘y soumettait d’accéder à la = vraie 1, permanence, au moi.
(L‘ouvrage de P. D. Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, est le meilleur exposé
30 des idées de Gurdjieff).
tation. La rupture entre les deux hommes marqua la fin du Grand Jeu
en tant que mouvement situé dans l’histoire.
La guerre de 1939-1945 fut fatale à la plupart des anciens membres du
Grand Jeu. André Delons mourut au cours de la bataille de Dunkerque ;
Hendrick Cramer fut assassiné par les nazis ; Roger Gilbert-Lecomte
mourut du tétanos à l’hôpital Broussais, le 31 décembre 1943. René Daumal
ne devait pas lui survivre très longtemps puisqu’il mourut de tuberculose
généralisée au mois de mai suivant.
D’une beauté fascinante, Roger Gilbert-Lecomte avait aimé se transformer
en épouvantail. Depuis son enfance, il avait joué au jeu de la mort. Quand
il remettait sa chevelure en ordre devant les miroirs, il creusait ses joues
pour que derrière la chair de son visage apparût l’ossature de son crâne.
Le portrait que Maurice Henry fit de lui pendant son sommeil et qu’il
refit pour en accentuer les traits témoigne de cette obsession macabre.
Au-delà de sa fin qu’il ne cessait d’anticiper - faute de pouvoir la vivre
complètement dans le présent - il se voyait vampire. Cette agonie qu’il
simulait et cette survie qu’il imaginait étaient les masques de la durée.
Frappée dans sa substance, cette dernière avait, grâce à un processus
de réversibilité dont le miroir est le symbole, transformé la vie en une
parodie de mort et mis son espoir de durer dans une parodie de vie-dans-
la-mort. La photographie qui montre Roger Gilbert-Lecomte exsangue,
couteau en main, mimant le meurtre de René Daumal peut faire sourire.
J’ai tout lieu de croire cependant que Roger Gilbert-Lecomte continue à
jouer ce rôle dans un monde intermédiaire. La drogue avait peu à peu
creusé son corps, elle en avait fait une enveloppe diaphane ; elle avait

-
creusé ses joues jusqu’à ce que la transparence laissât voir les dents.
Déchirez la viande de mes joues pour que je voie mon rire de mort =,
écrivait-il dans un de ses poèmes.
Fatalité est le nom du destin lorsque ce dernier porte en lui la tentation
de l’échec.

La personnalité de René Daumal s’est prêtée, ces dernières années, à


diverses évocations, à travers l’expérience du Grand Jeu, celle de Gurd-
jieff, à travers aussi l’histoire littéraire car il fut un écrivain de grand
talent.
II semble en effet que l’auteur du Mont Analogue se soit adonné, avec
un acharnement exclusif, à la quête de ce qu’il considérait comme sa
vérité.
Face à Roger Gilbert-Lecomte dont la personnalité n’était faite que de
défaites et de surgissements, il présente l’image d’une volonté d’autant
plus exigeante qu’elle semblait contredire un corps torturé par l’anémie
et la maladie. Et sans doute cette contradiction psycho-physiologique
explique-t-elle en partie les expériences nocturnes auxquelles nous avons
fait allusion au début de cet essai. La volonté de Daumal était le double
victorieux d’un corps qui se défaisait.
Roger Gilbert-Lecomte, lui, a été sous-estimé, malgré les efforts de ceux
qui furent ses amis jusqu’à sa mort : Marthe Robert, Arthur Adamov et
Pierre Minet. II fut cependant l’homme le plus doué du groupe, bien que
le moins capable d’une action continue. Sans doute, ce qu’il a écrit pèse
peu en comparaison de ce qu’il voulût produire et ne fit qu‘esquisser :
Retour à tout ; Terreurs sur terre ; Eternité ton nom est non. II suffit qu’il
ait laissé dans une production inégale, des textes d’une fulgurante beauté.
Des poèmes d’abord : la Vie masquée, le Fils de l’os parle, Je veux être
confondu ou la halte du prophète ; des textes en prose, aussi : la préface
à la Correspondance inédite d’Arthur Rimbaud, Monsieur Morphée empoi-
sonneur public, Sima, la Peinture et le Grand Jeu. Ces textes nous mettent
en présence d’une pensée qui, ne pouvant exprimer l’inexprimable, en fait
cependant pressentir l’imminence en projetant dans un texte l‘image de
son suicide (il ne reste plus rien dans cette coupe creuse que l’écho 31
moil: et renaissant tous les mille ans de l’antique appel dont le son déchi-
rant a pénétré la première nuit de t’intérieur de l’homme de cette grande
horreur que l’on dit panique alors qu’elle est sans nom tais-toi. Gilbert-
Lecomte).

LA I”OI%IE DE ROGER GILBERT-LECOMTE

Les premiers poèmes de Roger Gilbert-Lecomte - Vertige, écrit à l’âge


de 14 ans, et l’ensemble des vers groupés sous le titre de Tétanos
mystique - témoignent d’une grande soumission à la forme. Le poète s’y
mesure avec les poètes symbolistes. Plus tard, il bousculera cette allé-
gearice formelle par une grande fantaisie verbale.
Dans une lettre à Benjamin Fondane, il décrivait son recueil la Vie,
l’amour, la mort, le vide et le vent comme un mélange de plaisanteries
idiotes, de calembours faciles et de lyrisme plus ou moins valable ... -.
Mais l’œuvre de Roger Gilbert-Lecomte était trop centrée sur l’essentiel
pour que l’on n’y cherche pas, aujourd’hui, le symptôme d’une réalité
sous-jacente.
En lune certaine occasion, l’écrivain s’est moritré irrité de l’intérêt que
Léon-Paul Fargue et quelques autres avaient témoigné à l’égard de ses
calembours versifiés. C’est parce qu’il devinait derrière cet intérêt un
dédain, ou tout au moins une erreur d’appréciation, à l’égard de ce qu’il
considérait comme essentiel.
Dans sa lettre à l’auteur de Rimbaud le voyou, Roger Gilbert-Lecomte
faisait l’inventaire des poètes qu’il admirait. Parmi ceux-ci, il citait André
Breton ; mais il formulait à l’encontre de ce (dernier un certain nombre
de réserves : e Voyez son œuvre, pas une chanson : peut-on se dire poète
sans avoir écrit de chansons =-.
Roger Gilbert-Lecomte aimait les chansons - a toutes les chansons
souligne Arthur Adamov dans sa préface aux œuvres choisies publiées
sous le titre de Testament - mais c’est parce qu’à travers elles, il
rechlerchait le fil d’une tradition orale. Rares sont les poèmes de La Vie,
l’amour, la mort, le vide et le vent et du Miroir noir qui n’ont pas été écrits
pour être dits. Le poète les a écrits en vue de leur incarnation dans un
corps, un double sonore. Les lecteurs qui ont été bouleversés par leurs
résonances éprouvent le besoin de les répéter, de les recréer et de se
laisser recréer par eux, de faire partager le plaisir de les lire et de les
dire. II est peu de poèmes aussi envoûtants que la Vie Masquée ou le
Fils de l’os parle. Ils ont le pouvoir d’éveiller des rythmes capables de
réaccorder la vie psychologique et la vie physiologique.
Dans la poésie de Roger Gilbert-Lecomte tout est accordé à une certaine
respiration qui bouscule les conventions de la ponctuation et justifie
l’absence du point et de la virgule. La respiration y est expiration. Et
c’est la durée qui est expirée. Mais alors que cette durée semble avoir,
pouir le profane qui lui est identifié, un cheminement horizontal, le poète
qui en connaît la véritable nature la restitue à sa véritable figure : le
cercle vicieux.
C’est sur une trame gravée : celle des structures verbales déjà constituées
et qui structurent toute pensée (on parle couramment aujourd’hui d’ a héré-
dité linguistique D) que s’exerce Roger Gilbert-Lecomte. I I remonte comme
en courant ces phrases absurdes en apparence mais qui nous

2. LW place accordée dans cet essai à la poésie de Roger Gilbert-Lecomte n‘implique pas
une dépréciation de l’œuvre poétique de Daumal. L’absence de tout témoignage poétique
32 dans les numéros du Grand Jeu nous a contraint a combler cette lacune.
rappellent quelque chose i~ : un jeu de mots et un alexandrin, par
exemple :

La Palisse et ta sœur
Si belle
Qu’elle en crie
Comme aux jours trépassés où sa beauté naquit

ou encore un fragment de discours :


: il demeure évident pour quelques-uns dont l’âne que l’heure est grave =.
.

Le poète ne se contente pas de mettre à nu des structures, des méca-


nismes qui conditionnent nos discours ; il réabsorbe cet inconscient verbal
jusqu’au << point nul en son propre intérieur vibrant >>. Le poème est le
lieu où le langage est cerné jusqu’à devenir son propre objet, où est
fait l’inventaire de ses significations, de ses analogies sonores et où ces
dernières s’épuisent dans un processus d’auto-connaissance. Les struc-
tures sont le corps du poème, le souffle est son être. Cette connaissance
ne renvoie pas à un système de références déterminé. Elle tend à suppri-
mer la distinction entre valeurs objectives et valeurs subjectives en faisant
coïncider sujet et objet. Mais alors qu’une certaine littérature aboutit à
un constat d’échec et se nourrit de la répétition même de cet échec, la
poésie de Roger Gilbert-Lecomte trouve son achèvement dans la libé-
ration du souffle. Ce n’est pas un hasard si son recueil se termine sur
une série de poèmes qui a le vent pour thème. Ici, l’exercice de la poésie
est moins une quête qu’un acte de dépossession.
Les alchimistes connaissaient cette vérité-là : où a lieu la coïncidence du
sujet et de l’objet, le souffle s’élève ...
Roger Gilbert-Lecomte a renoué avec une tradition interrompue par le
classicisme pendant trois siècles et que ni le romantisme ni le symbolisme
n’étaient parvenus à rompre complètement. Le classicisme avait, sous
prétexte de clarté, confondu l’objet et le langage qui le décrivait. A I’inter-
rogation existentielle, il avait substitué la description des sentiments et du
milieu.
L’inquiétude à propos de l’être et du langage avait lancé ses derniers
éclairs avec les poètes baroques = : Lazare de Selve, Chassignet, Mar-
bœuf, La Céppède ... La mise entre parenthèses d’une période de trois
siècles - dans laquelle chaque Français aime à se reconnaître - permet
de recréer une trajectoire dont on voit bien, grâce à Roger Gilbert-Lecomte,
qu’elle n’a cessé de couver sous la cendre.
La Céppède cherchait une justification à sa poésie non dans les idées
mais dans un rythme qui est celui du langage à la découverte de Iui-
même, hanté par un centre et une périphérie silencieux :

Intelligible sphère, il est indubitable


Que ton centre est par tout, qu’à luy tout aboutit,
Et le ciel, et la terre, et l’enfer redoutable,
Et la tombe, où la mort ta surface abatit.

Mon ame s’en écarte, et pour ce elle patit ;


Et veut s’en approcher ; mais I’appast détestable
D e céte volupté, faussement delectable,
Par mille objects trompeurs tousjours l’en divertit.

N e veuille plus souffrir que rien l’en divertisse ;


Au centre (où tout se rend) fay qu’ore elle aboutisse,
R’avive la soudain par ton r’avivement. 33
Donne luy tant d’amour pour te faire adherance
Qu’il passe par de là tout humain jugement,
Comme on ne peut juger de ta circonferance.

Lazaire de Selve lui fait écho :

Comme tout ce grand monde a forme circulaire,


Chaque partie aussi fait un cercle agissant ;
Chacun des éléments, dedans l’autre passant,
Se tourne, retournant au repos de sa sphère.

...
L’ange se réfléchit vers celuy qui l’a fait :
Ce grand Tour dont le centre est partout si parfait,
Et dont le cercle est tel qu’on ne le peut comprendre ...
Et Fioger Gilbert-Lecomte réabsorbant la durée retrouve les mêmes
accents :

Mais qui saurait forcer le masque de ta face


Et l’opaque frontière des peaux
Atteindre le point nul en soi-même vibrant
Au centre le point noir et père des frissons
Roulant à l’infini leurs ondes circulaires
Tout immobile au fond du cœur l’astre absolu
Le point vide support de la vie et des formes
Qui deviennent selon le cercle des tourments
Le secret des métamorphoses aveugles

Ce c:ourt voyage à travers des écrits séparés par plusieurs siècles n’était
pas iun voyage dans le temps, puisque dans chacun de ces trois poèmes
se trouve le même centre cerné par la même inquiétude.
Malgré le jugement sévère que Roger Gilbert-Lecomte a porté sur ses
calernbours poétiques, il nous faut rendre ces derniers à l’ensemble d’une
cieuvre dont la motivation nous apparaît plus clairement.
Par le crépitement des analogies sonores, des allitérations, par la mise
en evidence des structures, par l’exercice gratuit = des procédés stylis-
tiques, Roger Gilbert-Lecomte a ouvert des tralppes sur des vides verti-
gineux.
Dans la mémoire, les poèmes que nous avons appris, les discours que
IIOUS avons entendus, les sentences qui nous ont été ressassées demeurent
A l’état de squelettes sonores. Ils laissent une empreinte dans laquelle
#e poète peut couler, comme dans un moule, des associations verbales
inouvelles qui épousent les contours anciens et les frappent de dérision :
= L‘histoire de France =, par exemple, devient : a Lisse-toi rode œuf rance *
ILe poète cherche des analogies sonores ou viennent mourir de pseudo-
contenus qui sont, en fait, les contenants de la conscience. Mais le
lhnguiste lui-même, au terme de sa définition du langage humain, n’induit-il
pas le poète en tentation lorsqu’il affirme :

Une analyse plus approfondie du langage montre que ces (...) éléments
de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articu-
lation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage
sélectif et distinctif fournit les unités significantes. Ces phonèmes = vides =,
organisés en systèmes forment la base de toute langue. s (E. Benveniste,
in Communication animale et langage humain m , Problèmes de Langage,
Q

Gallimard édit.)

Et s’il est vrai que le langage nous façonne, peut-être nous appartient-il
34 de b’riser nos prisons en brisant le langage lui-même ? Ainsi le poète
peut-il brûler le vaisseau sur lequel il est embarqué, plus vite que le
linguiste puisqu’il vit jusqu’à en mourir l’identité du moi et du langage.
Peut-être aussi peut-il ruser, dresser des embuscades, assassiner en lui
et dans les autres - dans le masque en creux du phonème - toutes les
pseudo-significations qui sont autant de contenants grâce auxquels l’être
se pense.
II est des moments où on ne rougit pas d’être meurtrier.
La confrontation des œuvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte,
nous permet de qualifier la première de descriptive et la seconde d’expé-
rimentale.
L’œuvre de Daumal reconstitue dans le temps une expérience vécue, celle
de Lecomte, au contraire, tente de recréer, dans le présent, les conditions
d‘un surgissement indicible. Celle-là nous donne l’image du continu, celle-
ci est discontinue. Chez l’auteur du Mont analogue, l’acquis est trop fort
et tend à utiliser l‘énergie révélée en vue de son accroissement et d’un
accomplissement toujours différé ; chez l’auteur du Retour à tout, la struc-
ture, incertaine, tend à régresser vers l’indifférencié.
Daumal impose l’image manichéenne (Qu’est-ce qui importe par-dessus
tout, dans la vie humaine ? remettre à leurs places royales les grandes
valeurs : Bien, Beau, Vrai. René Daumal : Lettre à Max-Pol Fouchet (8
mars 1941).) d’un monde en lutte contre la pluralité et la dispersion ;
il essaie de faire adhérer le plus étroitement possible la description et
l’objet de la description. Roger Gilbert-Lecomte, lui, donne volontiers à
penser que ses textes, le plus souvent très courts, sont autant d’événe-
ments recréés sur le plan poétique.

ROGER GILBERT-LECOMTE ET RENE DAUMAL...

QUI OU QUOI ?

Si je ne sais où va la conscience, je puis savoir d’ou elle vient, la mémoire


étant son apanage.
M a tête, ma tête sans yeux, à qui établirait le bien-fondé de sa manie
d’induire comme de tout autre tic de la pensée logique, en face de ma
torpeur fixe, cette soudaine conscience du scandale d’être.

Ces deux fragments laissés par Roger Gilbert-Lecomte, illustrent le carac-


tère contradictoire des recherches du Grand Jeu. La perception du a scan-
dale d’être * amenait Roger Gilbert-Lecomte à se percevoir au sein du
mystère de l’existant, la recherche de l’origine de la conscience le condui-
sait à se laisser absorber par les phantasmes de l’inconscient ...
La recherche causale reprenait ses droits mais ne pouvait aboutir ... Roger
Gilbert-Lecomte se disait volontiers plus préoccupé d’en-deçà que d’au-
delà. René Daumal, au contraire, était désespérément tendu vers une
image de lui-même immergée dans le n divin m.
Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal nous apparaissent, dans leurs
désaccords d’homme à homme ainsi que dans leurs contradictions internes,
moins comme des individualités que comme les personnifications d’équa-
tions mal posées.
L’un et l’autre n’ont pas cessé de a se penser B. Et si se penser, c’est
s’isoler, se différencier en tant qu’objet mental, ils auront été, tous les
deux, les deux moitiés d’une même vérité.
Le raisonnement de Descartes illustre, par une suite de malentendus accep-
tés par tous ceux dont la profession est de penser ce qui n’est pas pensable,
la situation, cocasse et dramatique à la fois, de ce qu’il est convenu
d’appeler la personnalité humaine : (...) e il est fort croyable qu’il [dieu] 35
m’a en quelque façon produit à son image et semblance et que je conçois
cette ressemblance (dans laquelle l’idée de dieu se trouve contenue) par
la même faculté par laquelle je me conçois moi-même.
On voit que chercher l’origine de la conscience revient à créer dieu a par
la meme faculté par laquelle je me conçois moi-même. >
On voit aussi que K se connaître = peut être la, meilleure et la pire des
choses. Selon que l’on considère l’homme comme l’expression du continu,
de la durée, ou de la discontinuité et du mouvement, Q: se connaître
signifie soit la cristallisation définitive dans une image qui est la projection
de la volonté de durer dans une identité, soit, au contraire, la perception
de l’homme en tant que centre de perception du mystère de l’existant.
Dans le premier cas, Descartes, son a je pense donc je suis m , son dieu
triomphent ; dans le second cas, c’est la déroute des concepts-objets
grâce auxquels l’être se pense, et l’homme impensable dans un univers
qui rie l’est pas moins cesse de se penser \pour coïncider avec son
essence intemporelle.
Essence dont l’éloignement est l’histoire - histoire qui n’a pour but que
de la faire triompher, que de l’unir à ce à travers quoi elle doit rayonner.
Marx et Engels avaient compris un aspect de cette révélation en faisant
coïncider la réalisation des O: buts D de l’histoire et de l’homme avec
I’achdvement de l’histoire elle-même (écho de la parole de Jésus : = Je
ne suis pas venu abolir la loi des prophètes mais la réaliser m). II leur

réalisation d’un a commencement B. Ce = commencement -


manquait d’avoir perçu le processus dans sa totalité. Cette fin est la
est dans la
fin. Mais le a commencement ,, n’a jamais cessé d’être présent, un présent
qui, pour devenir présence et illuminer l’univers a dû se servir de ce
dernier comme résistance.

CHAMP UNITAIRE ET NON UNITE. ENSEMBLE ET NON EXCLUSION

L’homme vit à travers des activités séparées qui sont autant d’exclusions
et de! contradictions : oppositions de la vie privée et de la vie publique,
de lai vie professionnelle et des loisirs, de la vie religieuse et de la vie
profane, de la vie sociale et de la vie individuelle, de la morale et des
faits ...
Toute voie particulière est exclusive. C’est parce qu’il se confondît avec
l’idée! de vérité que René Daumal renia ses amis - renia tout au moins
celui dont la seule présence risquait à chaque instant de remettre son
choix en cause.
Dans le microcosme du Grand Jeu se reflèta, eri un raccourci foudroyant,
tout le drame du psychisme humain. Personnage encore et non individu,
I’horrime ne perçoit que des représentations de lui-même et il ne peut
s’identifier, en fait de vérité, qu’à une image ... L’humanisme est la limite
qu’il se donne afin de pouvoir se penser et penser son idéal.
Toutes les questions, au cours des siècles, ont été absorbées par des
réponses religieuses ou philosophiques. C’est parce que ces questions
n’étaient pas essentielles, n’étaient pas l’essence même de toute ques-
tion (Peut-être la vie n’est-elle faite que de recommencements de plus
...
en plus graves de tâtonnements de plus en plus précis vers une catas-
...
trophe d’aggravations progressives vers un embrasement général ?.. .
4~ Embrasement = au figuré, naturellement... Peut-être ?... Ce n’est pas
VOUS qui agissez. C’est tout ce qui n’est pas accompli en vous. Que peut-
on faire à cela ? Rien. Rien. Tout ce qui a raté veut, doit absolument recom-
mencer. Carlo Suarès.). Du grand jeu, celui de la conscience et de I’uni-
vers, jaillit une seule interrogation qui remet en cause la totalité de l’être
36 et de l’existant. Marc Thivolet
Dessin

Numéro 1
Avant-propos au premier
numéro du Grand Jeu

par Fi. Gilbert-Lecomte

Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons


le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à qui perd
gagne D. Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand
Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de * grâce
la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.
,. :

Avoir la grâce est une question d’attitude et de talisman. Rechercher


l’attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car
nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un
état de réceptivité entiere, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi.
De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les
instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour
en jour. Une immense poussée d’innocence a fait craquer pour nous tous
les cadres des contraintes qu’un être social a coutume d’accepter. Nous
n’acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits
que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres,
nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans
ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpé-
tuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu’ils nomment lâcheté.
Et ce n’est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n’est faite
que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand
nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s’emboîtent
le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient,
s’acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons
38 être alors que l’action de marcher. C’est en cela que nous sommes corné-
c-
diens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à
leur choix. Nous avons simplement le sens de l’action. L
*al
Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire, nous nous laissons
écrire. C’est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les 5E
autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une
figure humaine douée d’une identité dans la durée. Faute de miroirs j’aurais a
al
w
les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le
miracle me touche, je n’aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes m
E
à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes
et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former ;
al
un total infini. Le compromis homo sapiens s’efface entre les deux. La
>D
4
connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu’au-
tant qu’elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques
de toutes les religions seraient nôtres s’ils avaient brisé les carcans de
leurs religions que nous ne pouvons subir.
Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révo-
lutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous impor-
tent peu. Nous, nous attachons à l’acte même de révolte une puissance
capable de bien des miracles.
Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer
dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant
son propre cadavre sur son dos.
Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union
d’hommes liés à la même recherche.
Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous
que des moyens.
La grâce liée à l’attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui
communiquent leurs puissances, d’aliments qui nourrissent sa vie. L‘un
d’entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à
manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain
sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insi-
gnifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une
huître vivante). La sensation bouleversante d’un instant a rendu d’un seul
coup des forces incalculables à sa vie inquiète.
Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes,
nos dessins feront naitre peut-être chez quelques-uns, qu’ils ont donné
souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos
essais cherchent les recettes.
C’est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons
Dieu pour en devenir transparents jusqu’à disparaitre.
R. Gilbert-Lecomte

En complet accord : Hendrik Cramer, René Daumal, Artür Harfaux, Maurice


Henry, Pierre Minet, A. Rolland de Renéville, Josef Sima, Roger Vailland. 39
,Né
cessit é
de la révolte
1, Discours du révolté
par Maurice Henry

‘c La police orne de ses agents tous les coins de rues, toutes les manifes-

tatioris publiques, bergers noirs galonnés et moustachus. C’est à gueuler !


Partout, partout. Ce sont les piliers de l’Ordre. Les hommes se soumet-
tent, obéissent à leurs coups de bâton, à leiirs coups de sifflet, aux
vagues impérieuses de leurs pèlerines ! Je ne parle pas de ces agents
de l’ordre moral, les prêtres, eux aussi vêtus de noires pèlerines. Ceux-là
rie sont pas dangereux pourvu qu’on ne les approche pas. Les murs gris
se couvrent de grandes lettres : DEFENSE D’AFFICHER, DEFENSE D’URI-
NER, DEFENSE D’ENTRER ...
Et l’armée ! Fusils sur l’épaule. Menace perpétuelle. Alors j’ai envie de
fuir, je blémis de colère. La patrie, la france !
4~ Je regarde. Les enfants et les poètes sont morts. Les poètes sont des
enfants. Enfants, poissons couchés dans l’œil de l’océan, fleurs coupées,
aiguisées au couteau d’émail, miroirs des étoiles, anges vêtus de pétales
et d’ivresse, rnarchant pieds nus sur l’or chaud des toits, des illusions,
empcirtant le rêve avec vous dans les plis de vos robes, paillettes étince-
lantes, groupées en sillons de glace, arcs-en-ciel réunis sur un fond de
blancheur irréelle, je vous suis.
Comme j’aime retrouver dans certains yeux cette pureté enfantine !
Avec quelle curiosité je soulève les paupières de ceux que je rencontre,
avec l’espoir de découvrir la lumière éblouissante du ciel ! Qui ne connaît
les yeux extraordinaires d’Artür Harfaux, globes de verre bleu dont on
rie sait s’ils ne vont pas tout à coup rouler dans le vent parmi les nuages
40 roses comme des coquilles ? La fréquentation des jeunes enfants calme
un peu ma rage ; je me rafraîchis à la source de la spontanéité, des F

mots prononcés pour le plaisir B , des gestes incompréhensibles. L


*@
a Dès qu’il arrive à six ou sept ans (âge de raison, dit-on !) l’enfant est
perdu. II devient humain, il s’avilit ; il perd son innocence. Ses regards E
E
deviennent tourmentés ou idiots. La famille est armée de marteaux san- L

3
guinaires. La pitié me saisit. Que conseiller aux enfants pour les épargner,
-a.
pour leur éviter cet avilissement ? Je ne puis que leur répéter ce que
’O
M. Gide leur a enseigné (M. Gide, derrière ses créneaux, aime beaucoup C
régler le désordre universel) : Partez sur les routes, mes jeunes frères,
cueillez vous-mêmes votre liberté. Après la famille, d’autres organisations 6
froides et noires vous attendent, et vous serez inévitablement obligés de Q)
4
vous jeter dans leurs bras.
II n’y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies.
De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade
lisse des murs, ou s’enchevêtrent dans les épines. Si j’étends le bras,
je renverse un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges
a loups, des tessons de bouteilles ou des rails en saillie. je tombe et voilà
mon front qui saigne. Des obstacles, toujours.
Les cris que je jette n’émeuvent personne. Je suis égaré dans la forêt
de l’indifférence ; je voudrais m’arracher les cheveux, que je m’exposerais
aux sarcasmes des hommes. J‘ai mal, vous dis-je, j’ai mal à tout mon
grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair est coriace et les
coups que je reçois y laissent des morceaux d’arcs-en-ciel douloureux.
Le monde est trop petit, je heurte le plafond, je heurte les murs, je ne
vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent, et mon crâne qui sonne
comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient !
= Moi, j’admire les hommes : les orties leur rongent les mains, et ils
acceptent cela comme une fatalité. Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs
de me savoir vivant.
a Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent
immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m’enlaidissent !
Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme,
mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s’empare de mon
esprit sans boussole. Je n’entends plus les paroles des hommes, je ne vois
plus qu’un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des
billes noires ; le silence n’est plus maître de moi, mes nerfs se tendent
comme des rayons de lumière. La Révolte.
u La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants
flottent au-dessus du sol ; les voiles des navires se ternissent parmi les
vagues de sel. Le ciel tombe lentement, comme un ridau de théâtre. C’est
une nuit zébrée de grondements et d‘éclairs, pleine de gonflements et de
bruits. Le fer et le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des
torrents de sang lourd comme le plomb.
u Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles,
les chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridi-
cules et se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible
et triomphant. Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon
rire se fige dans l’éternité ...
U l e me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol,
que d’admirables ailes s’attachent à moi pour m’aider à échapper à ces
démons. J’ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des
plumes blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je
vais être divin !

.. .. .. .. . . .. .. .. .. .. . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..

u Le lourd rideau du cri que j’ai poussé glisse sur ses anneaux de cuivre
entre le monde et moi.
u Je suis seul. Je crois être seul. II n’y a plus rien à toucher. Je me 41
redresse, mes yeux s’ouvrent. Mais quoi ? OUI est donc la lumière que
j’attendais ?
u L’obscurité est identique, pas même teintée d’une lueur. J’écarquille
les yeux, j’étends les mains. Je fais un pas en (avant, un autre en arrière.
puis à droite, puis à gauche, je recule et j’avance, je marche, je cours
en tous sens.
Je m’arrête, épuisé.
Mies yeux sont les pilules que je distribue au vide. Rien. Mais la
lumière ?
Y Je suis seul, dans l’obscurité. Et seulement cette constatation. Je me
croyais capable d’imaginer librement un mondé! enfin dégagé des objets
terrestres. Rien n’est changé. Je puis seulement marcher, courir stupide-
ment, faire des gestes inutiles. D
..................................................
(Heureusement favorisé par les circonstances, le révolté est donc parvenu
à SE? libérer de la Police, de l’Armée, de la Famille, et des autres cadres
sociaux. Cependant, nouveau discours) :
.................................................
cc Le chapelet des grandes lettres n’est pas achevé. Quoi ? Encore ! II
faut encore lire ces interdictions immondes, il faut encore vomir ma rage
sur ces murs gris ?
<< La morale, instrument terrible dans la main des hommes, qu’ils se
transmettent de père en fils comme une arme précieuse pour se défendre
contre leurs instincts, leurs passions, leurs désirs. Ah ! à quoi bon avoir
supprimé la police !
q< J e veux sentir des voluptés inconnues glisser dans mes veines comme
des billes tièdes, humer amoureusement des parfums de sang et de
meurtre, jusciu’à ce que la fièvre me monte au front, jusqu’à ce que mes
yeux s’injectent de ruisseaux rouges.
e La perversité est adorable. Des anges de sang caillé allongent leurs
bras lascifs vers les alcôves et les ruelles louches. Tuer ; je pense souvent
aux canniballes que rien ne retient.
II y a toutes sortes de façons de tuer, qui doivent chacune procurer des
jouissances (différentes. Le crime sans violence : empoisonner quelqu’un,
ou rendre aux limbes un nouveau-né en qui la vie n’est encore qu’une
petite veilleuse vacillante.
Je crois cependant que les plus grands ddices, je les tirerai de la
crui3uté brutale. Je me sens capable de retrouver la sauvagerie primitive
des bêtes.
u J e détruirai lâchement des villes entières, en y répandant le pétrole et
le feu, j’entendrai les cris des victimes brûlées vives, les rumeurs affolées,
le bruit des paniques féroces. Je profiterai du désarroi pour tuer encore,
tuel- comme une brute, avec un couteau de boucher ou une hache ; je
ferai bouillir le sang à la chaleur de l’incendie, et une odeur ignoble se
répandra partout.
n: L.e feu de la mer sur le plafond du ciel reflètera sa flamme tortueuse
et je crierai ma joie dans les rues rouges et grises. Des fleurs étranges
mourront dans mes bras, et je les effeuillerai rageusement avec un sourire
éternel.
cc 1.a raison, cet épouvantail des collèges, disparaîtra d’elle-même avec
un ronflement significatif. Rien ne servait de la dompter. C’est un poison.
Je sens tout t’avenir d’une vie nouvelle, déraisonnable.
= F’ourquoi ce préjugé qui fait croire à la plupart des hommes qu’il existe
des actes et des pensées absurdes, et par cela même méprisables ? II
y a cependant tout un monde à bâtir là-dessus, un monde merveilleux où
rieri ne serait déterminé d’avance par l’implacable logique, un monde fait
d’imprévu, de mystère et de folie.
42 cc Je me livrerai à l’inspiration des gestes. Si cela me plaît, je marcherai
sur les mains, je tirerai en l’air des coups de révolver, je grimperai aux
arbres, je m’habillerai de rouge ou je pousserai des cris déchirants aux
-
t
nez des vieilles dames. a
E
= D’ailleurs, j’ai perdu l’esprit de classification, qui est un des caractères S
e:
les plus emmerdants de l’intelligence. Je ne suis plus capable de mettre
d’un côté la réalité, et de l’autre le rêve. Je reconnais mes fantômes parmi
les hommes ; des mains écorchées ensanglantent les nébuleuses avenues
du ciel. Des femmes de chair naissent avec une tête d’étoile, et je ne
-
â
Q,

rn
C
m’en étonne plus. Les raisonnements me fatiguent. Je me pose des ques-
tions qui demeurent sans réponses, car je ne peux ni affirmer, ni nier. 5al
Je préfère rester dans un vide flottant. J
* Le sol craque, des violettes compulsent des dossiers magnifiques, pom-
pes funèbres ; le général et ses oiseaux se penchent vers les bocaux de
carmin ; il y a des fleurs aussi dans la bouche des poissons, esquifs indo-
ciles dont les rames sont de rêve. Rose, je cogne, je crie, je garde les
bijoux de mes yeux ; j’écrase et je casse, les béliers ne feraient pas
mieux. Regardez comme j’ai bien l’air d’un révolutionnaire, ma chemise
est rouge et mes cheveux pendent comme des fils rompus !
Après la lutte, une fois libéré, je n’aurai plus aucun motif pour crier,
pour frapper. Je serai doux comme une chevelure blonde. Je serai I’Enfant-
figé-dans-le-silence.
a Sous moi un gouffre est ouvert, un gouffre bleu aux parois bleues. Ah !
les petits singes rouges dans les sources de cris ! Les moustiques divins
ensevelis sous leur chute : animaux ivres, anges perdus. Les lis béants
qui calment leur douleur en riant comme des bouches : les armes jetées
au hasard des déluges, sous les mouettes des voix.
a II y a autour de moi des chevaux de plume, des oiseaux dans les
canons des fusils de chasse, des hindous monstrueux ornes de bois de cerf.
II y a des femmes à l’œil rouge, aux joues de coccinelle, aux pieds d’émail,
des images perdues sur l’écran des songes ; il y a des innocents décapités
par la corde des potences, des êtres longs et mous chantent des ballades
d’autrefois, des mouches grosses comme le poing, et des barreaux de
chaise qui saignent. II y a, si je veux, tous les accessoires vivants de la
mythologie classique, les Sirènes, les Centaures, les Gorgones et la
cuisse féconde de Jupiter ...
II n’y a plus qu’un univers, il y a le rêve, dont ]e tiens toutes les
manettes surprises.
Et j’offre mes victimes en holocauste à ma liberté.
Maurice Henry

43
2. La force des
renoncements

par R. Gilbert-Lecomte

C’est entendu. Table rase : tout est vrai, - il n’y a plus rien. Le grand
vertiige de la Révolte a fait chanceler, tomber la fantasmagorie des appa-
renc:es. Illusion déchiquetée, le monde sensible se déforme, se reforme,
paraît et disparait au gré du révolté. A la place de ce qui fut lui-même,
sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine un gouffre noir tour-
noie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une
immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux
sens b I anc his.
Celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui
est en lui, -- qui, partant, ne sait plus distinguer le monde-hors-de-nous
du monde intérieur, n’en restera pas là. II y a dans la Révolte, telle que
nous la concevons, c’est-à-dire un besoin de tout l’être, profond, tout-
puissant, pour ainsi dire organique (nous la verrons devenir une force de
la nature) une puissance de succion gui cherchera toujours, poulpe de
familne, quelque chose à avaler.
Quelles sont la nature et la forme de cette rnarche de l’esprit vers sa
libération ? La révolte de l’individu contre lui-même, par le moyen de
toute une hygiène d’extase particulière (habitude des poisons, auto-hypno-
tisme, paralysie des centres nerveux, troubles vasculaires, syphulis, dédiffé-
rentiation des sens et toutes les manœuvres qu’un esprit superficiel mettrait
sur le compte d’un simple goût de destruction) lui a donné la première
leçcin. II s’est aperçu que l’apparente cohérence du monde extérieur, -
celle-là même qui devrait, paraît-il, le différencier du monde des rêves, -
44 s’effondre au moindre choc. Cette cohérence n’est vérifiable que par les
sens ; or elle varie avec l’état de ces sens, elle est uniquement fonction de c

lui-même et tout se passe comme s’il la projetait du fond de sa conscience t


*al
au dehors. A peine masque-t-elle habituellement l’effroyable chaos dont les E
ténèbres ne s’illuminent que de miracles. Par miracles >> nous entendons 3
E
ces instants où notre âme pressent la réalité dernière et sa communion
finale en elle. Plus de séparations entre l’intérieur et l’extérieur : rien a
qu’illusions, apparences, jeux de glace, reflets réciproques. Premier pas œ
9

‘O
vers l’unité, mais pour retrouver en lui le même chaos qui nous entoure. E
Que peut être une progression spirituelle dans ce magma sans espace et
sans durée ? Comment imaginer différent de l’immobilité l’élan de l’âme 6
révoltée, ce mouvement dépourvu de sens, de vitesse et de direction que Q)
-I
l’on voudrait figurer là-dedans ? Tout ce qu’on peut en comprendre c’est
qu’il revient constamment sur ses pas. Autrement dit, tout est toujours
à recommencer. L’image même de mouvement est fausse. Désespérément
vers le point mort, le point immobile en son propre intérieur vibrant, le
punctum Stans des vieilles métaphysiques, l’astre absolu, il n’y a qu’une
tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi. Ce concept de
tendance résiste à toute analyse rationnelle. L’esprit occidental ignore
cette forme d’activité. Seule l’analogie, ou mieux les correspondances
swedenborgiennes peuvent en rendre compte d’une façon toute intuitive.
Des symboles :
William Blake a vu dans la nuit primordiale les derniers des dieux, les
Fous créateurs, qui expiraient les mondes. L’éternité immobile les avait
vomis. La durée ne coulait pas encore. Sans fin, sans espoir, suant du
sang, hurlant d’angoisse, ils martelaient le vide.
l’ai connu - au fond d’un cabanon - le pétrisseur d’étoiles. D’ordinaire,
coquille vide, regard mort. Soudain une nuit, mangeant ses poings, il
tournoyait sur lui-même, hyène en cage. A l’aube, il tombait. La crise,
corde tendue de la nuque aux talons, creusait ses reins, arquait son corps.
Pendant deux jours et deux nuits, sans trêve, il vibrait, comme une chan-
terelle sous l’archet, en tremblements au rythme fou. Après la troisième
crise on l’a roulé dans un grand drap blanc-sale. Une feuille de décès
épinglée là-dessus.
Mais il savait que chacune des ondes émises par son corps vibrant à
travers l’éther infini allait cogner, pétrir l’immensité lactée d’une nébu-
leuse. Contractée sous le choc, la nébuleuse devenait lumière, une étoile.
II est mort dans un éclaboussement d’astres.
C’est encore le travail de cet autre solitaire qui, sachant que le bonheur
éternel ne se conquiert pas au mérite mais à la couleur des yeux, peine
depuis des années pour modifier par la seule force de sa volonté la teinte
brune de ses prunelles en bleu-céleste.
Peut-être de tels symboles font-ils naître le sentiment de ce labeur
effroyable qui déroute l’esprit humain. Toujours est-il que dans cette
marche de l’esprit en révolte vers sa résorbtion en l’unité, rien ne peut
jamais être considéré comme acquis. Celui qui, ayant souffert mille morts
successives, se croit tout près du but, au bout de sa voie, se retrouvera
soudain, en face d’une action donnée, au stade végétal du malheureux
qui n’a pas encore senti sourdre en lui le jet furieux de la révolte. II
croit, par exemple, avoir depuis longtemps dominé la tentation du suicide
qui a hanté son adolescence et tout à coup une souffrance nouvelle lui
fait désirer à nouveau pour son front desséché le baiser froid et visqueux
de la petite bouche ronde du browning. Si bien que l’évolution dont
nous voulons définir les stades successifs nous n’en donnons qu’une
figuration schématique et théorique, nous la figeons arbitrairement et
qu’en fait tout se trouvera toujours lié à tout.
A l’état de révolte doit succéder l’état de résignation ; et cette résignation
postérieure sera, au contraire de l’abjection, la puissance même. (Cf. René
Daumal : Liberté sans Espoir.)
La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif
d’élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renon- 45
cemelnts continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volon-
tairement nier tout pour se vider l’esprit, et renoncer toujours à tout pour
se vider le cœur. II faut qu’il arrive à faire naître peu à peu en lui un état
d’innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s’arrêter. Pas même
au sein de la révolte. Le grand danger c’est de s’inventer des idoles pour
se prosterner ensuite devant elles. Le révolté rie doit jamais considérer
son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l’angoisse il doit
le fuir, comme il a fui, déjà, l’abrutissement qui pesait autrefois sur sa vie.
Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-
même. II faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres.
Après l’action directe et violente voilà l’homme dans la position du monsieur
qui a installé son fauteuil (en velours d’Utrecht cramoisi) sur les pavés
de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur
ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claque-
ments d’étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de
guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les
institutions qu’ils détruisent par d’autres analogues, ils font de pauvres
petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu’ils n’ont
pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais
derrière vous, en vivant, nom de Dieu !
Iinbéc: i IIité de I’ i ndivid ual is me.
L.a puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie poten-
tielle, ne s’appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne
fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel
sur e!lles. II entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu’il ne
la refoule pas en sa conscience, et ne l’applique pas aux actions de son
corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un casmos
plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seule-
ment alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce
courant de violence dans un autre sens. Ou plutijt dans un sens parallèle,
mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doit devenir
li3 R6volte invisible. II doit se produire quelque! chose d’analogue à ce
qu’on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui
aura trouvé l’attitude favorable passera brusquement au-dessus de I’acti-
vité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau, il passera de la connais-
sance discursive la tendance-limite vers l’omniscience immédiate. Et
son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu’il a saisi
en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle
q,ui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des
hlomrries, un Cataclysme Vivant.
Mais est-ce là l’unique solution qui délivre de la vieille angoisse humaine ?
A quoi faire foi dans cette marche à l’absurde, hkrissée de difficultés sans
nombre que l’on évite seulement au prix de ce qui semble à un cerveau
cccidental des subtilités byzantines ? La réponse est simple. Des millé-
naires d’expérience ont appris à l’homme qu’il n’y a pas de solution
rationnelle au problème de la vie. On n’échappe à l’horreur de vivre que
par une foi, une intuition, un instinct antique qu’il faut savoir retrouver
au fond de soi-même. Sondez l’abîme qui est en vous. Si vous ne sentez
rien tant pis. La voie que nous tentons d’indiquer en ces pages nous en
avons retrouvé le sens en nous. Appel aux hommes de bonne volonté !
Le reptile inlassablement a dévoré ses membres antérieurs qiii repous-

1 . Le seul siège possible pour un homme en marche, c’es,t la tête d’épingle. Au cirque,
le grand étonnement de mon enfance est de n’avoir jamais vu les écuyers se dresser
debout, les pieds sur le front de leurs chevaux : ce serait une position possible. Si vous
voulez voyager à califourchons sur une autruche, prenez la précaution préalable de lui
sectionner le cou à la base avec un sabre courbe, cela supprima un obstacle gênant dans
la partie antérieure de votre champ visuel et n’empêchera nullement l’autruche de marcher,
46 au contraire. Le choix du véhicule a son importance.
r
saient toujours dans le grand élan de vie des ères primitives, mais son
instinct ne l’a pas trompé. Car soudain au fond des plaies béantes de L

ses moignons rongés les cellules qui naissent ont changé le sens de leur E
effort. A la place de ses torses pattes courtes antérieures poussent bientôt a
C
-
deux ailes immenses, conquérantes de l’air. Mais quel désir profond et
obscur de voler, quel courage de mutilation, quelle absurdité (car où est
le rapport, dirait l’intelligent, entre le désir de voler et le fait de se bouffer
les pattes) ont permis ce magnifique envol au Père-des-oiseaux.
-
a
œ
m
c
L’homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l’abjection L
d’une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous (3
devons dépasser, puisque nous l’avons jugé. On ne le dépassera pas en 0
J
exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède
par variations brusques. II faut changer le sens de toute notre activité,
prendre une attitude tellement nouvelle qu’elle bouleverse notre nature
de fond en comble.
Les signes ne manquent pas qui proclament cette nécessité. II n’est pas
nouveau de dire que toutes les institutions sociales de l’occident, entière-
ment pourries, sont dignes de toutes les révolutions. Mais dans un autre
ordre d’idées, quel sort est réservé à la science discursive ? Si ses appli-
cations donnent encore des résultats curieux, par contre où va la science
théorique : devant l’accumulation des découvertes nouvelles, les savants
se trouvent à court d’hypothèses ; celles qu’on place en vedettes changent
au jour le jour (un professeur du Collège de France ne disait-il pas
récemment, au début de son cours, qu’il ne savait pas si ce qu’il professait
serait encore tenu pour vrai à la fin de ce même cours), on est réduit
à faire appel à des hypothèses contradictoires pour expliquer des phé-
nomènes différents.
Rotation sans fin d’une science sans base ni but dans la vanité abstraite !
Depuis Rimbaud, tous les écrivains, les artistes, qui ont pour nous quelque
valeur - ils se reconnaîtront ici - ont-ils eu un autre but que la destruc-
tion de la a Littérature u et de I’ (< Art ’’ ?
En général le travail de tous les esprits dignes de ce nom ne se réduit-il
pas à la destruction des idoles Vrai-Bien-Beau et de tout ce qui fait
la pseudo-réalité sur laquelle s’appuient encore les cerveaux hydrocéphales
de quelques retardataires ?
Partout un besoin imminent de changer de plan. Quant à savoir ce que sera
le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident qu’un état
auquel nous n’avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le com-
prendre ni même le concevoir puisque nous ne l’avons pas encore
expérimenté. Du seul fait qu’il demeure le but vers lequel nous tendons,
ils se présente actuellement à nous comme étant l’absolu.
R. Gilbert-Lecomte

2. Selon les cas, par exemple, l’espace est supposé tantôt continu tantôt discontinu. 47
3. Liberté sans espoir

par René Daumal

L’œil enfoncé et brillant voit des portes partout, et l’homme s’y jette, le
front en avant. II voit le ciel vide et l’espace libre. Chaque objet est pour
lui le signe d’une puissance. Mais que va-t-il choisir ? Des dieux tyran-
niques viennent le guider et le solliciter : désir-, intérêt, amour, beauté,
raison. II veut choisir librement et de lui-même. II ne veut plus accepter
aucun1 motif d’action. Un but est pour lui un maître. II veut vouloir pour
vouloir, agir par purs décrets. L’ a acte gratuit est, dit-il, le seul acte
libre ; et la seule valeur qui puisse résider dans l’âme humaine, c’est
la volonté qui décide librement d’un acte, ni guidée par la raison, ni
dirigée vers une fin.
C’est ici que commence à mourir l’esprit de révolte ; car, dès qu’on a
cru découvrir en soi-même une route à explorer, une nouvelle réalité à
atteinldre, les actions deviennent indifférentes et le monde étranger. Celui
qui est parvenu à ce point se meut dans le monde et accomplit les actions
naturelles à l’homme avec cette constante pensée : a Puisque je suis bien
différent de tous ces êtres, mes semblables d’apparence, que je suis un
ange et que cela seul m’importe, à quoi bon agir autrement qu’un autre ? B
II voit en même temps qu’agir contre une loi est encore agir selon
cette loi ; qu’agir systématiquement contre le désir est encore lui obéir ;
c’est l’attraction de la terre qui fait que le ballon s’éloigne de la terre.
Cet homme, qui ne croit l’être que de déguisement, à chacun de ses
actes se dit avec un rire intérieur : oui, j’agis vraiment tout à fait comme
un homme D.
48 II ne rit pas à ses actions du rire abject d’un vaincu, mais de ce rire
désespéré de celui qui, prêt à se suicider, a jugé désormais inutile de c

presser la gâchette. Ce divorce d’avec le monde, qui fait le monde indiffé- 2


rent à l’esprit, est souvent proche du désespoir ; mais c’est un désespoir *Q)
E
qui rit du monde. Si l’esprit se sépare des choses, le corps en même 3
S
temps se sépare des autres corps ; son raidissement l‘isole, et couvre
le visage du masque musculaire de l’ironie. Le révolté croit avoir trouvé
la paix, souvent même il croit la conserver toute sa vie, mais le voilà
enfermé dans ce masque rigide de mépris. L’esprit prend l’habitude de dire
-
a
Q>
ICI
C
à tout ce que subit ou fait le corps : Ce n’est pas important. Et l’homme
croit avoir trouve le salut. L’existence et les biens de ce monde perdent 6
leur prix, rien n’est à craindre, et l’âme continue sa recherche de la Q)
-I
pureté dans ce raidissement d’orgueil, celui du stoïcien.
Une seule chose importe, dit l’homme parvenu là, c’est la paix intérieure.
I I croit l’obtenir par cette tension de la volonté qui refuse de participer
à la vie humaine. Mais rien ne peut venir enrichir l’âme dans cet exil ;
elle n’a fait que se replier sur elle-même ; dans sa prison abstraite, elle
est séparée du ciel autant que de la terre. L’ennui lourd et la sécheresse,
avec leurs cortèges de tentations, lui feront sentir son immobilité et son
sommeil.
Un soir, l’homme se penche à sa fenêtre et regarde la campagne. Des
choses pâles et grouillantes, brumes ou spectres, sortent des terres labou-
rées et glissent vers les maisons ; un chat imite le chant de mort d’un
enfant qu’on étrangle, et les chiens dans le clair de lune retrouvent au
fond de leurs gorges la grande voix des loups sur la steppe. L’homme,
à sa fenêtre, sent grandir en lui monstrueusement un sauvage désir animal
d’aller lui aussi hurler et danser au clair de lune, de courir en grelottant
SOUS la lumière glacée, et de s’aventurer jusqu’aux maisons pour épier
le sommeil des hommes, et peut-être enlever un enfant endormi. Un
animal, un loup renaît en lui et grandit, gonfle sa gorge et son cœur.
II va se mettre à hurler. Non ! II est fort ! D’un geste brusque il se rejette
en arrière, ferme la fenêtre et veut se convaincre qu’il ne faisait que
rêvasser. Pourtant quelque chose se crispe au creux de son estomac,
comme autrefois, dans son enfance, lorsqu’il pensait à la mort. II a peur.
Mais c’est indigne de lui ; n’est-il pas armé contre cela ? c‘ Que m’importe !
essaie-t-il de dire. II doute, pourtant. II se couche : mais s’il tente de
résister à l’angoisse, il ne pourra dormir. II perd peu à peu confiance en
soi ; il s’abandonne à la somnolence, et aussitôt les démons font leur
entrée ; il aura pour compagnons de nuit le succube lépreux et sans nez,
l’homme-grenouille à l’odeur de poisson, et l’ignoble tête gonflée de sang
violet qui se balance sur ses pattes de canard. Le monde dédaigné prend
sa revanche sur sa gorge contractée, sur son cœur mal assuré de battre,
sur son ventre, où les monstres enfoncent leurs griffes. Le matin, il trouve
sa foi en lui-même ébranlée.
Tentations de la souffrance, de la peur ou de l’ennui, qui somment l’âme
de les surmonter ou de se laisser écraser, heureux qui les reçoit, pour
qu’il reconnaisse son erreur. Une solution abstraite ne résout rien ;
l‘homme ne se sauve que tout entier ; l’entendement seul peut le partager
en corps et esprit, car l’entendement connaît, et sépare par méthode pour
se donner un objet. Une solution abstraite n’est rien non plus dans la
société ; le même mécanisme de refoulement y opère. On voit des nations
en apparence bien policées, mais où pourtant il n’y a qu’un refoulement
des instincts qui, sous la contrainte violente d’une police rigide, par-
viennent difficilement à se manifester ; mais ils peuvent trouver libre cours
chez ceux qui peuvent le plus aisément échapper à la contrainte, par
exemple chez ceux qui sont les agents de cette police. Ces hommes
deviennent les instruments de la cruauté animale qui se réveille ; dans
les postes de police, ces défenseurs de l’ordre lient de cordes un homme
arrêté, sous un prétexte quelconque, dans une manifestation publique, et
lui écrasent les yeux, lui déchirent les oreilles de coups de poing ; ou
bien lui grillent la plante des pieds jusqu’à ce qu’il avoue ce qu’on veut 49
lui faire avouer. De pareils signes indiquent que cette société n’a pas su
domiiner les passions qui se développent dans son sein, et cela sans doute
parce qu’elle veut résoudre le problème de la justice en appliquant aux
relations humaines des solutions proposées de loin par certaines intelli-
genc:es ; c’est l’avertissement pour la société qu‘elle est à la merci de la
mointdre défaillance ; heureuse si eile peut recolnnaitre ces signes ! Ainsi
en est-il pour l’individu ; après ces révélations, il lui faut trouver la foi
qu’il avait cru avoir.
Au fond de ce mépris hautain du monde, il y avait un immense orgueil.
L’homme veut affirmer son être en dehors de toute humanité, et il
s’enchaîne ainsi, non seulement par l‘orgueil qui fige son esprit dans
l’unique affirmation de soi, mais aussi par la puissance du monde qu’il
a vc~ulu mépriser. La seule délivrance est de se donner soi-même tout
entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être
homine. Que le corps glisse parmi les corps selon le chemin qui lui est
track, que l’homme coule parmi les hommes suivant les lois de sa nature.
II faut donner le corps à la nature, les passions et les désirs à l’animal,
les pensées et les sentiments à l’homme. Par ce don, tout ce qui fait
la forme de l’individu est rendu à l’unité de l’existence ; et l’âme, qui
sans cesse dépasse toute forme et n’est âme qu’à ce prix, est rendue
à l’unité de l’essence divine, par le même acte simple d’abnégation. Cette
unite! retrouvée sous deux aspects et dans un sc?ul acte qui les rassemble,
je l’appelle Dieu. Dieu en trois personnes.
L’essence du renoncement est d’accepter tout en niant tout. Rien de ce
qui a forme n’est moi ; mais les déterminaticins de mon individu sont
rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix
possible entre plusieurs actions, l’homme doit renoncer à vouloir réaliser
quelque chose au monde. La liberté n’est pas libre arbitre, mais libération ;
elle est la négation de l’autonomie individuelle. L’âme refuse de se modeler
à l’image du corps, des désirs, des raisonnements ; les actions deviennent
des phénomènes naturels, et l’homme agit comme la foudre tombe. Dans
quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par
cette! abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais appa-
raître objet ; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs,
croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même
temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience
et du présent, acte unique et éternel de l’instant. La conscience, c’est
le suicide perpétuel. Si elle se connaît dans la durée, pourtant elle n’est
qu’actuelle, c’est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée.
L’espace est la forme commune à tous les objets ; un objet, c’est ce qui
n’est. pas moi ; l’espace est le tombeau universel, non pas l’image de
ma liberté. Quand l’horizon cessera d’être l’image fuyante de la liberté,
quan,d il ne sera plus qu’une barre posée sur les yeux, et que l‘homme
se sentira conduit par les mains de l’espace, alo’rs il commencera à savoir
ce que veut dire être libre. II n’y a pas de pl’ace parmi les corps pour
la liberté. C’est en cessant de chercher la liberté que l’homme se libère ;
la vkritable résignation est de celui qui, par un même acte, se donne à
Dieu, corps et âme.
Mais parler de résignation n’est pas un sortilège qui fait trouver tout à
coup la paix et le bonheur ; bien souvent, ce ne sont pas des résignés,
mais des faibles, ceux qui croient avoir conquis le calme intérieur. Ils
répètent comme des charmes abrutissants les quelques règles de conduite
qu’on leur a apprises, et vivent ainsi dans une abjecte tranquillité. Ils
acceptent tout, mais ne nient rien, et par ce consentement ne veulent
vivre que cette vie, ornée d’espoirs insaisissables qui amusent leur lâcheté.
La risignation ne peut être que l’abandon volontaire d’une révolte possible.
Le rlésigné doit à chaque instant être prêt à se révolter ; sinon la paix
s’établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout.
L’act.e de renoncement n’est pas accompli une fois pour toutes, mais il
50 ‘est lin sacrifice perpétuel de la révolte.
C’est pourquoi il est dangereux de prêcher l’humilité aux âmes faibles ; r

c’est les éloigner encore plus d’elles-mêmes. L’individu, figé et replié sur L
.al
lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. E
II en est de même pour une société. Comme l’individu s’enferme pour a
E
dormir lâchement derrière des remparts d’espoirs et de serments, ainsi
la société se limite dans les murs des institutions ; l’individualiste cherche
la paix en s’enfermant dans des bornes nettes et solides ; de même
l’état nationaliste. L’un comme l’autre ne pourra trouver sa voie véritable,
-
3
al
m
L

celle où il peut avancer libre, que dans la revoke qui rompt les limites.
L’homme ou la société doit être à tout moment sur le point d’éclater, à
tout moment y renoncer, et refuser toujours de s’arrêter à une forme
u
E

al
-I
définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la
véritable volonté n’est que d’une action qui s‘accomplit. Cette résignation
est, au contraire de l’abjection, la puissance même, car le corps replacé
parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des
Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. - cc C e n’est
rien », c’est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n’est moi.
Et l’effort de volonté n’est pas de vouloir accomplir une action, mais de
la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme
historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté.
L’homme, avant d’atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois
étapes ; l’acceptation stupide, d’abord, de toutes les règles, de toutes
les conventions qui lui procure le repos ; puis la révolte sous toutes ses
formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme ;
et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir
de révolte.
Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces
dont cherche à se vêtir l’individu ; lorsque l’homme, las de ce labeur plus
dur que celui de la rSvolte, s’endort dans une paix facile, cette carapace
s’épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes
les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments,
tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n’être jamais assuré de
la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.
II faut faire le désespoir des hommes, pour qu’ils jettent leur humanité
dans le vaste tombeau de la nature, et qu’en laissant leur être humain
à ses lois propres, ils en sortent.
René Daumal

51
roemes
:Nuit d’amour

L’œil de la raison
Chavire et valse
Et le signe d’entre les jambes des femmes
S’ouvre
Pour les fleurs d’or de la justice.
lie boyau d’étain mou
Roule des sentiments liquides,
Expulse des baisers
Sur lles mains chaudes aux ongles noircis
Par Ila nuit.
La nuque abrite
Les ‘rats nourris de sueur et les rats d’eau des larmes
Déjà pourris et verts.
lies doigts de Dieu sur les flancs
Et les dents de la révolte
Sont au deux bouts de la haine ;
Entre les deux, les seins boivent au zodiaque
Comme du petit lait
L’haleine de vieux souvenirs crevés
Sur deux cuisses mortes et froides.
Si sur ce champ sans aurore
Henait le soleil
Et s’(évapore
52 L’humidité de la mort,
Racines des étoiles,
Sirènes nues,
C’est par l’hélice de la langue
Que vous ferez jaillir la vérité vêtue
Hors de la bouche fontaine
Du prochain jour.
G. Ribemont Dessaignes

53
Ténèbres ! O ténèbres !

Sycornore effréné fameuse division du temps plein du silence animal


O rouge rouge et bleu rouge et jaune silice surgie du creux des mains
des nuits et des plaines en de féroces exclamations du regard prune éclat
de vitre et d’aisselle acrobate ou des tours dressées du fin fond des
abîmes à la voix qui dit je l’adore.

Salut c’est plus dur que le marbre et plus éclat.ant que la terre meuble
et plus majestueux O nuage que le rossignol du /palissandre et de l’effroi.

Orgie du métal et des cloques de crapaud je parle et du ciel je l’entends


et du soleil je l’imagine.

Taisons-nous mies amis devant les grands abîmes du clos de la veuve en


crêpe de chine. Si tu veux lui obéir en fin de mer et de nuit par les draps
de lin blanc que j’atteste et nous avons connu nos draps blancs les
p remit? rs .

F&oce et lui de dire à la cigogne et au serpent : cc Surgissez à minuit


juste dans le lait et dans les yeux B.

Si tu l’abandonnes auprès d’un réverbère que les fleurs seront belles


en cornets de bonbons.

Je désire et tu ordonnes et meurent les cricris sauvages dans les colliers


d’ambre avec une pluie d’étincelles et de flotternent d’étoffe à peine tu
l’as su mais tu l’as deviné.

Litre brisé fleur pliante et comme elle avait de beaux yeux et de belles
mains du volcan qui se coulisse ah ! crevez donc un homard de lentille
microscopique évoluant dans un ciel sans nuage lie rencontrera-t-il jamais
une comete ni un corbeau ?

Tes yeux tes yeux si beaux sont les voraces de l’obscurité du silence
et. de l’oubli.
Robert Desnos

!W
1
Au bout du monde w-

t
-al
5
C

Aux Péris en mer

Périls sublimes, si profonds, devenus rythmes de la mer, oh ! n’est-ce pas


que ma neuve synthèse couve une Beauté non plus de marbre mais de
chair, les artères servant de racines aux traits de la forme, Beauté non
plus d’un seul ni close mais extensible et de plusieurs, non plus d’excep-
tion divine mais de règle humaine, innombrable comme l’Océan et per-
sonnage comme lui ?

Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore
hommage à votre ample silence, n’est-il pas l’avènement des âmes décou-
sant nos lèvres d’un coup d’aile ? n’est-il pas l’enthousiasme organique
des mots, fourmis d’encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh !
n’est-il pas l’ascension des langages du sol vers les buissons ardents où
le peuple en triomphe exprime de l’azur ?

Les voix actives de ces êtres unis pour vous offrir un bouquet de paroles,
ne sont-ce pas des étoiles de plus au firmament suave du lyrisme, étoiles
se nouant aux étoiles d’hier pour à la longue devenir à elles toutes un
Soleil, de même que les cœurs des hommes, se fondant ensemble à force
de s’aimer, formeraient l’évidente statue de la Divinité ?

Au malingre roseau du scribe solitaire a succédé le multiple tuyau de l’orgue


universel. Les souffles en faisceau déjà gonflent la masse clamant sa
fanfare d’instruments humains. Comme vous dans la mer, ô Péris, chacun
de nous figure une onde au pays de la vie, et le peuple à côté du poète
a désormais le droit de signer les chefs-d’œuvre indivis, - car la Beauté
c’est tout le monde !

Juin 1927. Saint-Pol-Roux

1. Poème écrit par Saint-Pol-Roux après l’exécution de sa synthèse verbale Litanies de la


Mer, par deux cent cinquante récitants, lors de l’inauguration du Monument aux Marins, sur
le promontoire de Saint-Mathieu, au bout du Finistère. (Note de la Rédaction). 55
Le tableau frais

Ces beaux jours,


Quand la ville ressemble au dé, à l’éventail et à la chanson d‘oiseau,
Ou allors à la coquille au bord de la mer,

-- Au revoir, au revoir belles jeunes filles


Que nous avons rencontrées aujourd’hui
Et que nous ne verrons plus dans la vie. -
Ces beaux dimanches,
Quand la ville ressemble au ballon, à la carte à jouer et à l’ocarina,
Ou alors à la cloche en mouvement,
-- Dans une rue ensoleillée
S’embrassaient les ombres des passants
Eft les gens se quittaient sans se reconnaître. -
Ces beaux soirs,
Quand la ville ressemble à l’horloge, au baiser et à l‘étoile,
Ou alors à la fleur du soleil qui tourne,
-- Avec le premier accord
Les danseurs battaient des ailes avec les bras des jeunes filles
Comme les papillons de nuit à l’aube. -

Ces belles nuits,


Quand la ville ressemble à la rose, au jeu d’échec et au violon,
Ou alors à la jeune fille qui pleure,
--Nous avons joué aux dominos,
Dominos aux points noirs avec les jeunes filles maigres des bars
En regardant les genoux
-- Qui étaient osseux
Comme deux crânes avec la couronne de soie des jarretières
Dans le royaume désespéré de l’amour.
J. Seifert
traduit du tchèque par 1. Sima

56
Poèmes
-
S
a
TI
Calme inquiet de la route glorieuse.
:
C

Mes rêveries s’effritent comme un dernier reflet de cathédrale. - Montées


- De rapides circonvolutions longent ma pensée abandonnée. al
-I

J‘aperçois les collines de marbre qui reflètent tendrement les effigies des
morts.

Immense diadème, le trajet frémit en songeant au long voyageur.


II est rempli d’atrocités.

La conclusion s’approche. Je me suis élevé au plus haut degré de la


grandeur. Ah ! la formidable envolée à la recherche de la solution, la si
utile solution. Total : rien. Rigolade insensée et crispante, parce que je
me suis appliqué inconsciemment à détruire les seules chances de la
subsistance. Maintenant je flotte. II n’y a plus que moi dans une grande
complication de couleurs uniformes. Que trouverais-je ? Et y a-t-il des
coulisses invisibles derrière cette exposition de blanc ?
Pierre Minet

57
Lettre

1Jn petit pastel de mon âme, s’il vous plaît ?

Pourquoi cherchez-vous encore où se trouvent les béatitudes ? Le temps


est aiu soleil, peut-être y arriverez-vous plus facilement.

Je suis devenu un petit taureau pensif - je recule devant mille obstacles


avec des bonds craintifs. Un petit taureau poét:ique, ah ! ah !

l’aperçois de grands disques blancs que l’on précipite soudain dans un


gouffre, - je crie et je glisse la nuit à travers les hautes herbes - je
ne trouverai jamais, mais qu’importe ?

Je volus replonge dans ma tête avec un bruit de guitares. Vous connaissez


ces plaintes criardes qui semblent venir du désert ? -et j’aperçois les
chameaux rangés comme des soldats devant he petit nègre, chacun un
morceau de sucre dans la bouche.

l’ai peur. Les clowns, les clowns.

il’ai peur. Je me cache, coagulation de mes forces. Des bras battent déses-
pérément l’air qui se casse avec un bruit de verre. Rêverie. Abrutissement
aquatique. Que sais-je ? Je suis soudain entouré de chiffres et je jongle.
Enorine. Les poissons, les rats, les animaux dui ciel, tous, tous, je vous
...
dis, et cela est une vérité. Vérité vérité ... ...ité... film, suite, suite et
encore. Hier, je me souviens d’avoir joué avec la nuit - j’étais très haut,
sur un lac - je ne comprends plus - Et vous ?

Les oiseaux plongent, et chacun emporte daris son vol la tête d’une
cuisiinière. Lamentation. J’ai vu cela. Je sais que votre cœur est une plage
de marbre. Vous souffrez. Je sens les trains, voyous qui déambulent,
courir sur votre surface. A moi ! Nonchalance des images. Ressemblent-
elles au format de ma vérité ? Je ne sais rien - à peine au front une
tache noire.

Angoisse des lignes. Je suis enfermé dans la chambre. Je sais que je suis
iJn cube qui flotte dans l’air. Vertige. PL L’éternité D , comme on dirait un
(chapeau de gendarme - Epouvantail.

l e rallume mon cœur - éteint - rien à faire, il ne vivra plus très


longtemps. Habitude du néant - trop, peut-être -
Irrésistible comique,
(digne d’un chevaux-de-bois -
Et voilà l’Idéal !

Vive l’Idéal !

- En avant ,- l’élite sublime s’ébranle. Je suis - Marche militaire -


pourquoi pas ? On arrive à une hauteur dominant un très profond pré-
58 cipice.
Allez, l'élite ! - Tous tombés. c-

Je reste seul, avec - naturellement - l'espoir qui est toujours derrière E


moi en attente. Espoir. Coup de canon - semblable épopée qui s'avance E
mécaniquement - Espoir en nous ? Vous en riez. Alors, la cloche ! Nous C
3
nous réveillerons bien un jour, nom de Dieu !
I

8
-.
Le bateau coule
'O
Dans une tempête de fleurs - C

Seul - assis sur la paresse - 3


l'effeuille ma marguerite. Cu
-I
Pierre Minet

59
Retour aux campagnes

A Soiia ieczycka

Le couteau coupait les oignons


des tombes,
on souffrait de ne pouvoir parler,
les vieux soufflaient dans leurs pipes
et regardaient fuir la montagne.

Tout le jour se passa sans craintes,


les oiseaux pleuraient dans leurs nids ;
4: l’incident est clos s’écria l’amiral,
et il appela ses amis...
Lorsque je suis passé par là,
tout le monde était parti ;
les rouges-gorges se baignaient dans la poussière
et la table était renversée...

Ma douleur fut telle


que je ne pus reprendre le bateau ;
les cloches de mon âme sonnaient un glas. Maurice Henry

60
Poèmes

‘z1
1.
s
C
Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent de singu-
liers édifices. Je n’y voudrais point habiter pour tous les corps du monde !
al
Dieu créa le labeur afin d’en modérer l’afflux. Les hommes courbés sur A
une tâche, et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir de rêver
jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des quartiers
de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la machine prête
à les broyer dans un beau rythme, ou sur le papier dont la blancheur est
un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la pureté de leur
domaine, les âmes des morts se font par jeu de grands saluts comme
des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec horreur monter
contre elles des murailles honteuses.

2.
La silhouette énorme de l’église nous étreignait de toute la force de ses
arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur. Petite
Annaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels vos
joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie
continua à se taire comme un chantier sous la pluie.

3.
Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais
bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu’on ne
peut prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire,
et peint en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il en peut surgir ! N’est-il
pas affreux de savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole
ou d’une ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer
la porte du placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré
moi dans la nuit une flore torturée se lève ! et si je ne parle que d’elle,
c’est afin de ne pas accélérer d’autres naissances...
A. Rolland de Renéville

61
Combat dans la nuit

La lboite de cristal enferme cet oiseau blanc


Qui viendra sur un char
Ne le laissez pas SOUS cette pluie de sang
Voleter au hasard.

Forrne neuve de l’esprit trouvera-t-il sa tour


Aux détours qu’il a pris prisonnier sans retour ?
Les lampes de la plaine éclatent en plein jour
Le ciel tombe sur terre pour obscurcir les ombres.

Les femmes gorgées de sang


Touiment de peur sur elles-mêmes
Et percent leurs seins menaçants
Au bord des fleuves immobiles
Les têtes incrustées dans les murs de Moscou
Les boules où la neige a fini de tomber
Roulent sans fin à travers l’espace
Les portes de la ville se referment jusqu’au ciel
Les lettres des morts arrivent dix ans après
Mais les signes impossibles du printemps
Se remplissent jusqu’au bord.
Georgette Camille

62
Textes
Le domaine de
Palmyre par Ramon Gomez de la Serna

Grâce à leurs feuilles permanentes, les arbres offraient un hivernal prin-


temps.
Le capitaine qui avait la volontaire manie de toujours garder ses mains
aux poches d'un veston fermé par des boutons dorés, déambulait dans
les jardins comme rêvant d'accomplir de mystérieuses choses.
Chaque soir, il subissait l'étrange impression d'être enfermé dans la verte
bouteille du paysage.
Je suis comme un bouchon dans une bouteille de cidre des Asturies,

peut plus en sortir. -


se disait-il ... un bouchon qui ayant glissé dans la souricière de verre ne

Autour de lui, les crocodiles de la solitude bâillaient.


Les cactus piquaient l'ombre naissante et les plantes aux langues épaisses
semblaient vouloir parler. Les bambous, eux, attendaient le jour idéal où
ils pourraient pêcher.
Les palmiers peignaient leur optimisme sur le ciel, et leur feuillage
était comme les éventails d'une reine intronisée, au crépuscule.
A voir les barques, au loin, le marin se sentait pris de nostalgie, car sa
fatigue des voyages, l'affreux écœurement qui l'avaient amené au domaine
s'étaient dissipés. Certes, Palmyre l'enchantait. Mais combien de temps
encore durerait ce séjour qui le mortifiait ?
Sa nostalgie I'itreignait intensément, surtout, lorsque dans un coin du
jardin, il s'arrêtait devant une barque qui gisait là, retournée et qui faisait
penser à ces insectes qui ne peuvent plus se relever s'ils tombent ainsi.
Elle était dans le domaine, cette barque dont Palmyre se servait autrefois 63
pour pêcher des mollusques ou se promener sur la mer calme, comme
une bouée de sauvetage en prévision du second déluge.
Devant la barque échouée, l’homme des océans souffrait toutes les impa-
tiences, et il pensait : Ici la vie se momifie. Dans ce marasme, aucune
K

différence entre la vie et la mort. II ne suffit pas de naviguer avec la vie.


II faut savoir la jouer, la perdre... =
Puis, il y avait aussi les plantes tropicales du jardin qui l’énervaient,
le tentaient !
Et tandis que le soir se gargarisait avec les sources, Palmyre cherchait
le capitaine, partout, comme une mère qui a perdu son enfant.
Les horloges de l’ultime crépuscule européen confiaient leur heure. Alors
ils rentraient dans le palais plein de chaleur et de parfum.
Certains jours, le mauvais temps les empêchant de sortir, ils s’amusaient
à regarder tomber la pluie, plaisir qui, selon les iconventions des châtelains
figure parmi les distractions de tout château : voir pleuvoir.
- Flegarde -- il pleut sur la mer ! disait Palmyre en désignant au marin
les semailles lointaines et inégales de la pluie. Et lui répondait: :
- La mer attire la pluie comme un baiser que le ciel lui accorde.
Leurs nuits avaient la monotonie des traversées. Dans la chambre, malgré
la présence de Palmyre, le marin fumait des cigares pleins de nostalgies
cub il i nes.
La mer défrisait ses vagues avec plus de bruit et de rigidité que durant
le jour. La lune, voilée par intermittence, donnait à la nature le mouvement
du jeu de dés et on la devinait, derrière les nuages, agitant dans un
cornet les dés que, soudain, elle répandait sur les prairies du paysage.
Parflois, Palmyre, apeurée comme par une tourmente, écoutait s’aimer
les ‘chats et découvrait tout ce qu’il y a de colère et de cruauté dans
leurs amours.
Les chats emplissaient la nuit de pleurs enfantins et les chemins voisins
du domaine semblaient être encombrés de bambins aux larmes ruisse-
Iantes.
Et intimement émus par ce concert et le grand silence qui le clôturait,
Palmyre et le capitaine se mettaient au lit, cornime victimes de la fatalité.

Ramon Gomez de la Serna


Traduction de Robert Ganzo

64
I C O N O G R A P H I E / 1 . LES H O M M E S DU GRAND JEU

René Daumal à Reims. 1925.


Coll. part.

Réunion du Grand J e u , chez Véra Milanova. rue Victor-Considérant, à Reims.


A u premier plan : Marianne Lams. De gauche à droite : A. Rolland de Renéville, André Delons. Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal
et Zdenko Reich. A l'arrière-plan : Véra Milanova. / Coll. part.
---
---c

r-r iS A L
i TJ

D e u x pakjec iirriteç p a r René Daumal. e n 1 9 2 9 / Coli. part.


J
Les quatre simplistes à Reims : en 1929 en bas : Roger Meyrat ; en haut : Roger Vailland ; à gauche : René
Daumal : à d r o i t e : Roger Gilbert-Lecomte. Les simplistes étaient alors en classe de philosophie. / Coll. part.
Parodie de meurtre de René Daumal, par Roger Gilbert-Lecomte, à la
manière des films d'épouvante / Photo Harfaux, coll. part.
René Daumal. / Coll. part.

Dessin de René Daumal, 1928. / Coll. part.

Dessin de René Daumal, 1 9 3 1 . / Coll. part.


René Daumal et Véra Daumal. / Photo Harfaux.
Roger Gilbert-Lecomte. / Photo Harfaux.
Un dessin de Roger Gilbert-Lecomte, 1930. / Coll. part.

Roger Gilbert-Lecomte.
Photo Harfaux.
René Daumal et Roger Vailland au Vert-Galant, en 1927. / Photo Harfaux.
Roger Vailland. / Coll. part.
Artür Harfaux : Autoportrait photographique. / Coll. part.
Josef Sima dans son atelier de la cour de Rohan photographié par Artür Harfaux. / Coll. part.
M o n n y de Boully. / Photo Harfaux.

Léon Pierre-Quint. / Photo Harfaux.


Maurice Henry. / Photo Harfaux.
Hendrik Cramer. / Photo Harfaux.

Dida de Mayo en 1930.


Dessin de Maurice Henry.
Entrée des larves

Le suisse de l’église menait paître ses chèvres dans l’avenue vide.


Quelques enfants mouraient ou séchaient aux fenêtres -c’était le prin-
temps et les mains des hommes se déroulaient au soleil, offrant à tous
le pain de leurs paumes que les enfants n’avaient pas encore mordu.
Sur les terrasses on se retrouvait entre terre et ciel ; il y eut beaucoup
de crânes brisés ce jour-là, de jeunes gens qui voulaient voler au-dessus
des jardins.
Les mouettes et les mouchoirs claquaient dans l’air et cassaient du bleu
dans les vitres, des steamers de cristal s’enfuyaient par-delà les nuages.
Quand le soir vint, ce fut le tour des vieillards ; ils envahirent les rues,
assis sur leurs tabourets de bois grossier, ils charmaient les pigeons et
buvaient du lait chaud.
Le ciel était seulement un peu plus foncé et plus haut.
Les arbres s’étirent dans le parc et tendent des pièges aux papillons
de nuit ; le suisse est rentré dans l’église et les chèvres dorment dans
la crypte.
Les femmes hurlent soudain toutes avec des gorges de louves, parce
que dans les faubourgs s’est glissé un homme nu et blanc venant des
campagnes.
René Daumal 85
Uans une coquille
de moule par Hendrik Cramer

Je firiis par être physiquement si bas que je pouvais à peine aller quelques
centaines de mètres, sans m’arrêter pour me reposer. Quand je pense à
cette période, il me semble que j’avais une maladie psychique qui absor-
bait toutes les forces dont j’aurais pu disposer consciemment. Le matin
j’allaiis dans un faubourg où l’on bâtissait une usine, je m’étendais sur un
tas de sable et dormais pendant le reste de la journée. Je vivais de petits
vols aux étalages des boutiques et des cafés. Pendant un de ces trajets
je m’arrêtai devant une boutique de coiffeur. II y a onze mois de ça. La
porte de la boutique était ouverte. Je pouvais voir à l’intérieur. Il n’y avait
rien (qui attirait mon attention, si ce n’est peut-être une affiche sur l’un des
murs avec un buveur de bière. l’étais là simplement mort de fatigue devant
cette porte ouverte, m’appuyant du dos contre un réverbère. Quelqu’un
entra dans la boutique, flanqua son chapeau à un crochet et se jetta dans
un fauteuil à bascule. L’instant après le garçon coiffeur lui adressait la
parole et gesticulait beaucoup. L’autre était assis entre les bras du fau-
teuil comme si cela ne l’intéressait pas. Le garçon passait dans l’arrière
boutique et s’entretenait avec un autre personnage blanc. Plusieurs clients
qui attendaient commencèrent à parler haut. Le patron, un homme maigre,
grand, d’une figure fine, blanche, et avec la chevelure d’un artiste, suivit
le garçon. Au moment où il se penchait souriant vers le client celui-ci
prenait du marbre un rasoir, se levait en sursaut, saisissait le patron par
les cheveux et lui coupait la gorge. Cela se passa si vite que le garçon
ne fut pas capable d’attraper le corps qui tombait de côté. L’autre quittait
66 la boutique. Je l’entendais dire : ça va comme ça m. Après quelques pas
sur le trottoir il tirait un mouchoir rouge et essayait d’essuyer le sang qui
dégouttait de sa manche gauche sur les pierres. II était d’âge moyen mais
-L
robuste et habillé d‘un manchester noir. l’étais frappé de le voir marcher .al
E
à petits pas brefs et se balancer comme un marin. Je pensais : c‘ il a oublié a
E
son chapeau, on va l’attraper. ’’ Un moment plus tard il tournait dans une
rue de traverse. Des passants s’arrêtaient et se plaçaient devant moi. Le
garçon sortait, courait au milieu de la chaussée, regardait de droite et
-
a
Q)

mE
de gauche, sifflait dans ses doigts, et sautait dans un taxi. Je continuais
ma route.
La rumeur de la rue était soudainement interrompue. J’entendais une
grêle de pas, et des battements de pans de pardessus. De tous côtés des
u
O
J
gens accouraient. Un chien aboyait horriblement. Plusieurs de ceux qui
venaient de mon côté avaient des figures d’un jaune vert, de sombres et
profonds sillons autour de leurs yeux ternes et de leurs moustaches décré-
pites. Leurs gueules avaient une expression de rancune comme si on les
trompait scandaleusement. Ils ressemblaient vaguement au patron avec
ses paupières clignotantes, sa mâchoire qui battait la générale, et sa petite
barbe pleine de sang. D’autres avaient quelque chose du garçon quand il
se tenait derrière le patron, avec une grimace large et bête, et d’épaisses
lèvres violettes, au moment où le couteau brilla. Tous sans exception
avaient des jabots de poules jaunes. Les premiers, c’est-à-dire ceux qui
ressemblaient au patron oscillant, étaient en majorité et plus ils couraient
vers moi plus leur ressemblance devenait frappante. Avec un effort de
volonté je cherchais une tête comme celle de l’assassin, mais il n’y en
avait pas une. Mes jambes avaient la sensation de gravir une pente. Je
m’arrêtais. l’inspectais le trottoir. II était horizontal. l’étais étonné que
deux jeunes femmes qui allaient s’écarter pour me laisser passer portassent
des masques savon rose, dans lesquels les boules vertes des yeux et les
dents étincelaient comme de la porcelaine. Mais à l’instant même où elles
passaient je m’apercevais que je m‘étais trompé. Je luttais contre une brus-
que nausée et devais me tenir à un cadre de vitrine. Maintenant tous por-
taient des masques verts, violets, et ils passaient également dans la noir-
ceur de derrière la vitrine les masques violets et verts avec leur ressem-
blance affreuse. De la rue de traverse sortait une rumeur criarde. J’ouvrais
les yeux. Entre moi et le coin, le trottoir était vide. J’attendais à chaque
instant une cohue triomphante qui viendrait le poussant lui, seul, sans
chapeau, entre deux agents. Mais rien n’arrivait. La rumeur se taisait. Je
pensais : E< C’est peut-être aussi quelqu’un qui peut sauter par dessus
les têtes comme un sirocco =. Depuis mon enfance, le mot sirocco a pour
moi un son chaud. Je quittais le cadre de la vitrine. Une petite fille, un
grand ruban bleu dans les cheveux, se tenait avec un cerceau au coin ds
la rue de traverse, se tenait là si fragile que je devais sourire. La sueur
me coulait le long des tempes et du nez. Les genoux tremblants, je m’averi-
turais quelques pas. Une ondulation soudaine du trottoir me jettait de tout
mon poids contre la vitrine, qui craquait.
Je me retrouvais étendu dans un lit. Ce lit sentait l’antiseptique. Cette
puanteur m’était bien connue. Autour de moi haletaient d’autres dor-
meurs. Je gardais les yeux fermés. A tout prix je voulais éviter une de
ces nuits blanches passées à fixer le crénage de la flamme du gaz. Je me
sentais la tête serrée. Après un peu de tâtonnements je comprenais qu’elle
était bandée. C’était bien cela, je m’étais blessé moi-même et avais été
ramené a chez moi ,, par les flics. Mes oreilles tintaient sans relâche, mes
jambes peinaient de froid. J’étais malade, peut-être sérieusement malade.
Comme un poids il tombait dans mes pensées qu’il n’y avait pas de
chance d’être aidé. J’avais été témoin de quelques scènes entre le patron
de l’asile et les malades. II ne voulait pas croire à la maladie. Tant qu‘on
n’était pas encore crevé on pouvait marcher. II ne connaissait qu’un
remède : la gniole. Mais la << maison n’y était pas autorisée. Avec ces
belles maximes il les flanquait dehors. Un homme passait devant mon
lit. Un pas étrange dans un espace étrange. Le lit lui-même sentait I’inac- 67
coutumé. J’avais certainement la fièvre. Je me rappelais tout à coup que
quelqu’un s’était penché sur moi et avait dit distinctement : dans un
quart d’heure s’il n’a pas repris connaissance, une nouvelle injection m .
Mais cela me semblait déjà passé depuis longtemps, depuis des jours,
des semaines. N’avais-je donc pas repris connaissance un quart d’heure
après ? Avais-je donc perdu connaissance durant des journées, des se-
rnaines ? Je voulus tâter mon pouls. l l était clair que je ne pouvais définir
où était mon bras, aussi il me fallait tâtonner de la main droite le long
de ma poitrine et de mon épaule pour le trouver. Chaque partie de mon
corps me sembla celle d’un autre comme si le bout de mes doigts était
dessiiché comme du parchemin. J’essayais de compter les pulsations. A
chaque fois je perdais le nombre. J’étais bien emmerdé, je pleurais de
solitude. Dans cet emmerdement je pensais à la flamme du gaz comme
i 1 un fanal. Je levais les yeux ... Je cherchais la flamme du gaz... La flamme
du gaz n’y était pas... Et pendant un temps assez long, j’étais étendu
tremblant et sans pouvoir savoir si je vivais ou si je n’étais peut-être pas
rnort depuis plusieurs jours. Entre ce moment assez long et le suivant où
I’hornlme qui avait commis l’assassinat apparaissait et s’approchait il n’y
avait pas de solution de continuité. Je reconnaissais tout de suite la tête
terreuse et mal dégrossie avec ses sourcils et ses moustaches en brous-
saille. Sa démarche bizarre ne le contredisait point. II était en train de
m’observer tranquillement. Autour de lui il y avait beaucoup d’espace
jaune! pâle de lumière. L’obscurité de tout à l’heure s’était retirée ou plutôt
concentrée sous le front rebelle dans ses larges orbites. I I ne m’étonnait
pas (qu’il portat une blouse de coiffeur et j‘attendais avidement l’instant
où il allait lever le menton. Il devait avoir quelque chose à la gorge,

- Je suis le veilleur de nuit disait-il.


Oui farceur D, pensais-je.
Sa voix et la voix de a ça va comme ça n’étaient pas les mêmes. S’il
voulait seulement lever le menton je le saurais. L’état de tension dans
lequel je me trouvais me fit me lever.
Allons, ne t’en fais pas D, fit-il.
Alors, je pensais à une ruse. l’agissais comme s’il me coûtait un effort
pour m’étendre. II s’approcha vite, et tandis qu’il m’aidait je voyais très
bien le long fil rouge de la cicatrice.

-gr Qu’est-ce que tu fais ici ? B demandai-je.


Qu’est-ce que je fais ? Rien de spécial D.
e Et ceci ? = murrnurai-je en désignant ma gorge.
41 Eh bien, cela ça peut arriver D.

- -
41 Depuis combien de temps ? D demandai-je.
Hier matin D, répondit-il. Roupille D.
Je me sentais vexé. Et toi pourquoi ne dors-tu pas ? B insinuai-je, et
j’avais un plaisir amer à penser tu ne le pourrais pas quand bien même
tu le voudrais D.
41 Mod ? s dit-il en souriant.
41 C’est bien cela B , dis-je aussi bas que possible, = c’est dommage que
nous ayons une conscience, c’est assez dommage D.
41 Je ne te dis pas le contraire D, répondit-il ce meurtre te donne les
foies D.
a[ A rnoi ? D hurlai-je.

Il mit son doigt devant sa bouche et s’assit au pied du lit. II pesait lourd.
Les yeux de cet homme étaient téméraires et comme une nuit d’arrière
wtornne balayée par le vent.
= Tu peux probablement davantage que moi D, dis-je tristement.
a Pourquoi ? s répondit-il, et il ajouta avec quelque chose comme de la
tendresse : tu es un peu rasoir mon vieux B.
Ce ne fut pas à mon petit étonnement que je m’entendis dire à moi-même :
a Et IDieu alors ? Comment est-ce que ça se goupille avec lui ? D
C’est cela, ce n’est pas une petite histoire D.
68 y Tu ne veux pas répondre à cela ? =
= Mais il n’y a pas de réponse m.
= Quelle blague !
Et lui très tranquillement : Q Interroger c’est encore quelque chose, mais
interroger dans l’espoir d’une réponse cela sent la pastille de menthe et
la pension de veuve s.
Je tremblais . Dors n , dit-il tu perds la boule m.
Q Q

a Ça me regarde =, tranchai-je ; et je pensais que je l’avais en mon pouvoir

-et que je pouvais l’obliger à rester assis là tant que je voudrais.


Pour sûr B, dit-il avec un sourire extrêmement affable. u je ne peux pas
te forcer m.
e Ah ! * plaçai-je.
Peut-être que je peux t’endormir en te causant a.
a Pour qui me prends-tu ? = demandai-je avec une colère feinte.
a Et toi pour qui me prends-tu ? dit-il comme si cette conversation I’amu-

-sait beaucoup.
Je ne sais pas... m , hésitai-je.
II riait toujours. Mais le motif
Q repris-je, quel était le motif ? =
3, Q

II répondit assez timidement : peut-être sans motif


Q

Mais il en faut un ?
Alors lui : = c’est une erreur de pensée ennuyeuse, une erreur de pensée
excessivement ennuyeuse de considérer nos actes comme motivés w .
Je pris cela pour une sorte d’excuse. e En tous cas ils ne l’ont pas eu -,
dis-je avec un sourire.
Non =, repondit-il il s’est eu lui-même et pas plus d’une demi-heure
plus tard =.
a II s’est taillé la gorge hein ? demandai-je.
Comment diable sais-tu ça ? appuya-t-il.
C’est assez clair a m’écriai-je.
Aussi clair que le reste s, murmura-t-il distrait.
Je pensais : a il a les joues dures d’un animal = et sentais une admiration
brusque.
Une demi-heure après il y retournait, et avant qu’ils aient pu l’éviter ... m ,
raconta-t-il.
a Peut-être que la mort est une réponse ? dis-je avec aisance.
.
I Certainement pas =, répondit-il d’un ton assuré. Et en se frappant le
crâne : a ici ça lui manquait de vie =.
Un moment plus tard, il disait tranquillement : tu es fatigué m .

-
a Pas du tout =, protestai-je.
II commençait : l’homme est une forme cosmique. Figure-toi pour plus
de facilité notre agir comme une dimension, notre sentir et notre penser
comme une paire d’autres dimensions. Ils sont en relation entre eux, mais
pas dans celle de cause à effet m.
Une paire ?
II y en a au moins trois concevables comme il y a au moins trois
absolus de l’espèce qu’on appelle Dieu. Je crois que tu as du mal à me
suivre ? =
Non, non m .
a C’est que tu ne t’en aperçois pas a , dit-il tranquillement .
I mais tu es
fatigué, tu es fatigué =.
II se leva, posa sur mes yeux une large main. Tu es fatigué », répéta-t-il,
Q

à voix basse.
Et la conscience ? D demandai-je somnolent.
La conscience m , l’entendis-je encore dire, la conscience est une peau,
Q

une peau excessivement excitable, une peau très sensitive, une très sensi-
tive peau d’âne m.
Je me trouvais dans un lieu désolé, sur une terre aride, entouré d’une
grande étendue d’eau. Une brume épaississait le crépuscule. II était tard
dans la journée, ou peut-être assez tôt. Au-dessous de moi l’eau obscure
- peut-être était-ce une mer - se précipitait avec des heurts furieux
sur les rochers. Je savais que je ne pouvais pas m’aventurer sur le chemin 69
de retour qui traversait une région marécageuse, et j’étais allé sur cette
côte dans l’espoir de rencontrer une barque de pêcheur. Je descendais
;à longues enjambées. Arrivé au bord de l’eau je sentais que je n’étais pas
seul. En me retournant je l’aperçus lui.
a Comment nomme-t-on ce vent qui souffle là ? m demandai-je.

HI haussait les épaules. c( Comment les marins appellent-ils ce vent ? =


i ns ista i-je.
Le siroco D , répondit-il.
l e perdis tout contrôle sur moi-même. u Le siroco ? Le siroco ? Eh !
hurlai-je ”. Tu te fous de moi, canaille ! Un vent du désert ! Tu ne sais pas
cga hein ? m Je me jetai sur lui. a Le siroco m’est cher, comprends-tu ?
La seule chose qui m’est encore chère sur cette sacrée terre, comprends-
tu ? Comprends-tu ? ,,
BI se tenait immobile sous les terribles coups de poings que je faisais
descendre sur son crâne et sur sa mâchoire. C’est inutile, c’est inutile m ,
répéta-t-il se parlant à lui-même. Ça nous allons voir m , criai-je. Et je
sautai sur lui absolument certain que j’allais l’étrangler. Alors je voyais
A sa gorge une blessure béante et pourrissante. II était vêtu d’une chemise
en poil de chameau qui descendait jusqu’à ses sandales. Son front était
tendu comme un pont au-dessus des portes profondes et étincelantes
vertes qu’étaient ses yeux ; ses joues rugueuses et dures comme des
imurs de cathédrale. D’un trou entre les muscles raides de son cou de
granit, le pus coulait sans arrêt.
Ill étend les bras le long de son corps de pierre colossal, met un pied
devant l’autre et glisse ainsi en avant sur la surface de l’eau. Maintenant
id s’arrête et il vient de sa direction une voix que je reconnais, que la moelle
de mes os reconnaît. Si tu veux me suivre embarque-toi dans une coquille
de moule et rame de toutes tes forces pour aller aussi vite que moi D.
= Attends ! crié-je. Je cherche à la hâte autour de moi mais ne trouve
pas de coquille. Attends ! ! m crié-je plus fort contre le vent. Je patauge

inouille et creuse avec les mains. Je hurle dément : attends ! ! ! Plus


(L -
et je fouille avec un bâton dans un coin vaseux entre les rochers. Je m’age-

loin il plane. Puis s’en va. Je peux le suivre des yeux jusqu’à l’horizon et
suis frappé de ce que l’eau n’accepte ni ne reflète sa clarté.
Quand je veux me lever je m’aperçois que mes genoux sont collés dans
lla vase. En me laissant tomber de côté je les dégage, mais à présent je
isens qu’un froid glacial gagne les genoux. Je ne peux p a s étendre les
jambes. J’essaye de rouler sur le dos, les genoux alourdis ne veulent pas
suivre ... De petites vagues vertes et transparentes comme des pierres pré-
cieuses liquides s’écoulent vers moi et me lèchent la plante des pieds. Je
lutte avec une peur folle, quand soudainement...
Hendrik Cramer
Traduit du hollandais

70
Chroniques

L'AME PRIMITIVE, de Lévy-Bruhl

Voici des morceaux de pensées arrachées vivantes aux cœurs des jungles et jetées parmi
nous comme des paquets de couleuvres. Je lis cela avec la même angoisse que j'écoute
le récit d'un rêve. Un homme est un requin, une sorciere, se transforme en hyène et j'ai
toujours su qu'en aimant une forme je devenais cette forme : visage humain, animal ou
montagne. Je participe de ce que j'aime. M. Lévy-Bruhl serait-il à ce point incapable d'amour
qu'il ignorât les talismans, bagues ou mouchoirs, les envoiitements et les charmes dont use
même le plus étroit des amours, celui d'un être humain pour un être humain ?
Mais une déformation professionnelle de logicien a rendu ses mains trop gourdes pour
caresser sans les briser ces mythologies pleines de sang et belles comme des cathédrales.
II affirme sérieusement que la curiosité spéculative des Australiens est = facilement satisfaite
de mythes =. Mais la pensée mythologique est la seule originairernevt vivante en l'homme.
La logique est une technique ; ses outils sont les mots ; aussi le logicien - et M. Lévy-
Bruhl l'est lorsqu'il juge les croyances primitives - croit avoir prise sur tous les discours,
et par là sur toute la pensée. M. Lévy-Bruhl pense logiquement, II n'a pas la pensée de la
logique, faute de critique. II confond réalité et chose affirmée à bon droit : la réalité de la
pensée mythologique n'est pas dans les objets que ses discours affirment, mais elle est la
pensée même. Cette même erreur lui fait opposer aux croyances des sauvages un catholi-
cisme imaginaire qui séparerait absolument l'esprit de la matière ; il ne comprend pas que
nous ne sommes pas plus surpris par les récits de iycanthropie et d'envoûtements que par
les dogmes de la résurrection des corps ou de la transubstantiation.

cule obstination à traduire par = le mort s, sinon par -


D'ailleurs le frêle commentaire de l'auteur n'apparaît que de temps en temps avec sa ridi-
le cadavre =, les mots soul, spirit,
shade, ghost. II me fait rire comme un enfant dans un musée, qui ne voyant que les pieds
des statues, y crayonne timidement de petits bonshommes, toujours les mêmes.
Nous savons que l'Esprit est un, et que la pensée d'un Bantou ou d'un Esquimau est 71
aussi bien la notre. Cette image d'un mort qui descend les escaliers la tête en bas, je la
retrouve vivante dans ma chair ; j'aurais pu la rêver. II y a une universalité des mythes.
Les croyances primitives relatives à la métempsychose se retrouvent dans les vieilles
théologies, égyptiennes ou hindoues ; en elles se manifeste l'explosion première de l'amour
briseur de limites.
Au dualisme méthodique de la science discursive, un vieux Bergdamara répond : Tu
sépares trop cela dans tes pensées. Chez nous, tout cela coïncide .. Aussitôt M. Lévy-Bruhl
voit iun abime entre cet esprit et le sien. Ainsi un menuisier pourrait me tenir pour un
sauvage parce que j'ignore les règles élémentaires de son métier; de même M. Lévy-Bruhl :
sa pensée est morceaux de bois avec la manière d'enfoncer les clous.
Au siimple point de vue sociologique, comment n'a-t-il pas compris, par exemple, le sens
de cette universelle tendance du clan à vouloir que ses membres morts se réincarnent à
nouveau en son sein ? L'enfant, avant d'être nommé, est surhumain, d'où le respect qu'on
lui témoigne. Le nom lui impose des réactions constantes idans le milieu social, et le voilà
humanisé. L'équilibre des réactions entre individus est conservé par les noms, qui résument
les affections diverses que les êtres provoquent les uns 'dans les autres. L'esprit est un.
la forme est voulue constante, autant dire qu'un esprit vient revivre dans cette forme.
René Daumal

LA HESTIALITE DE MONTHERLANT

On lit dans les Bestiaires :


= Le contact, la pression qu'il y a entre lui [Alban] et les bêtes ou les astres, - une petite
nébuleuse, un chat qui se gratte le cou, - tous les cris in1:érieurs que cela lui fait pousser,
sa nclstalgie et comme son souvenir de l'animalité, les métamorphoses auxquelles il se livre
dans la solitude (sujet que nous ne pouvons pas même effleurer) lui présentent la mort
comme un simple renouvellement de l'être. Qui sait si un'e fois encore il ne se changera
pas en taureau '? =
II y ii beaucoup de littérature dans les Bestiaires. Montherlant a écrit le Songe quand les
livres de guerre étaient à la mode : le Paradis à l'ombre des épées, quand on aimait la
littérature sportive : Aux Fontaines du désir, quand justement tant d'hommes d e lettres

-
étalent leur inquiétude. Mais cette phrase me dispose à miser sur la sincérité de Monther-
lant. Surtout la parenthèse : sujet que nous ne pouvons pas même effleurer * : comment
un homme qui n'est pas sincère aurait-il pu deviner tout ce qu'il y a d'effrayant et, pour
ceux qui en sont spectateurs, de répugnant, dans une métamorphose = ?
La possibilité de se métamorphoser ou seulement une compréhension véritable de ce qu'est
la métamorphose indique, pour celui qui la possède, un stade de vie spirituelle déjà avancé
et bien rare en Europe à notre époque.
Un Européen normal se pense en tant qu'individu et pense eussi l'univers : hommes. animaux,
plantes, choses, comme une accumulation d'individualités. Son action, sa vie, la conser-
vation de son être se sont à tel point organisés autour de la certitude que chaque chose
est distincte, qu'il juge comme essentiellement dangereux, comme le révolté le plus nuisible
celui qui s'y refuse. Eminemment certain qu'un perroquet est un perroquet, il a créé des
prisoris spéciales appelées .
i asiles d'aliénés = pour enfermer ceux qui affirment qu'un
perro'quet est une étoile.
II est difficile de juger d'après les Bestiaires en quelle mesure Montherlant a été capable
de SE! métamorphoser et si vraiment il a frappé le parquet de sa chambre avec des sabots
de taureau, et crever les vitres avec ses cornes. Mais il avoue dans Aux fontaines du désir
sa bestialité et l'on peut considérer, dans ce cas, le coït1 avec les animaux, de même que
la manducation comme une forme dérivée de la métamorphose.
De même que celui qui mange fait de ce qu'il mange son propre sang, ses propres os, sa
propre chair, celui qui aime veut posséder =, faire sien ce qu'il aime. La plupart des
romans contemporains nous content la tristesse de ceux qui ont cherché vainement, dans
la possession charnelle, une véritable possession.
Que dans toutes les religions, la métamorphose, commuriion parfaite, ait été considérée
commie un progrès dans la voie spirituelle, il n'est là rien d'étonnant pour ceux qui ont
quelque peu médité sur l'Unité. Dès qu'on commence à avoir un sentiment si confus soit-il
du tout et de l'unité, le monde se met à perdre sa consistance. Les formes que l'on croyait
immuables commencent à vivre et à se métamorphoser avec une vitesse sans cesse accrue.
Dans l'univers des .: choses distinctes se multiplient les participations. L'individu craque :
un flux immense soulève l'homme et l'emporte.

1. ...il y avait un Santon, en Egypte, qui passait pour un saint homme, et quod non
fœmiriarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum
72 Leibniz. Nouveaux essais sur l'entendement humain, chap. II.
La multiplication et la confusion des formes est un premier pas vers la communion cosmique.
C'est le commencement de la fusion en l'unique.
Les métamorphoses ou tout au moins la bestialité de Montherlant. nous le montrent donc
L
.al
sur le chemin de la perfection. Cette marque, si elle n'est pas artifice de littérature, ne doit E
pas être seule. Et, en effet, on peut voir dans ses livres, à mesure qu'il avance en age. se 3
C

-
multiplier les signes de sa a vocation B.
Appareillage = montre qu'il a acquis le goût du dénuement : = Je ne veux autour de moi
que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c'est celui dont en voyage, si VOUS

vous dites : -
apprenez qu'il vient d'être pillé, incendié, qu'il n'en reste rien, vous rêvez un instant, VOUS
C'est dommage *, puis vous pensez à autre chose -... Volupté du vide,
dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l'avenir. En
détruisant, je construis. La statue est créée par le marbre qu'on supprime. = Je n'ai rien * :
l'élan que donnent ces mots. a Syncrétisme et alternance montre qu'il a appris à ne plus al
même tenir à ses idées : dénuement plus parfait. -I
Je tlens aussi pour un signe du méme genre sa recherche passionnée du plaisir. Le
médiocre se satisfait de plaisirs médiocres. Mais celui qui sent confusément qu'un bonheur
absolu lui est réservé ne trouve jamais assez fort le plaisir qui lui est accordé. II cherche
à le perfectionner. II veut pratiquer l'amour des corps avec une science toujours plus
grande, trouver des corps toujours plus habiles à ce travail. Platon indique bien que c'est
la voie normale d'aimer d'abord un beau corps, puis tous les beaux corps avant d'en
arriver à aimer la Beauté. Rimbaud aimait les livres érotiques sans orthographe.
Qu'un jour (cf. Aux Fontaines du désir) on s'aperçoive que le perfectionnement du plaisir
n'est pas illimité. Que dès lors on en sente le dégoût : c'est très normal. Le plaisir aura
au moins servi à faire comprendre qu'il faut chercher ailleurs qu'en lui le Bonheur absolu.
Le plaisir est a réhabiliter.
Dans le même livre où il avoue l'état d'insatisfaction où le laisse le plaisir, Montherlant
semble renoncer a la politique de réaction et au catholicisme dogmatique qui avaient été
siens jusqu'ici. l e ne les avais jamais considérés que comme le sursaut organique, l'attitude
de défense involontaire d'un homme qui s'engage dans une grande aventure.
Car, c'est une aventure, la plus grande des aventures pour l'homme que de quitter le
monde des objets distincts. L'homme est habitué a vivre au milieu des solides. Ses outils
et ses mains n'ont guère de prise que sur eux. Son intelligence habituée a faire d'une idée
vivante un concept à cadres rigides ne peut guère comprendre autre chose. Dès qu'il les
quitte, l'angoisse serre sa gorge parce qu'il sait qu'il ne peut plus se défendre ! Beaucoup
qui ne tremblent pas devant une arme tenue devant eux par une main décidée ont un vague
effroi devant une grande masse d'eau ou un beau jet de flammes Mais leur terreur est
nécessairement immense si le livre qu'ils lisent se change en une biche qui vient lécher
leur figure et si le sol devient mouvant et s'entr'ouvre pour la chute qui les rendra vivants!
Que Montherlant, emporté par ce monde fluide, ait essayé de s'accrocher à des choses
rigides, ait faites siennes quelques idées cristallisées. Qu'il ait un peu tergiversé et crié
Vive la France avant de s'engager définitivement sur la corde raide, ce n'est pas étonnant.
9

L'important est de savoir s'il s'engage vraiment sur la corde raide.


Roger Vailland

l'apprends qu'a Limoges, il y a plusieurs années, un capitaine d'infanterie surprit un soldat


en train de faire l'amour avec une truie. II ne voulut pas = fermer les yeux =. Le soldat
passa en Conseil de Guerre et fut condamné à cinq ans de bagne. On sait Ca que c'est
que Biribi. Voila une condamnation qui nous est encore plus odieuse que celle de Sacco et
Vanzetti ou de Landru.

LA CRISE DU MONDE MODERNE, de René Guénon

Ici nous ne faisons pas la critique objective des livres. Nous approuvons les idées ou
nous les combattons (et par tous les moyens).
A M. René Guénon nous déclarons :
Premièrement : Que sa pensée théorique dans son essence est la nôtre : que la tradition
dont il se réclame est bien la seule que nous reconnaissions.
Deuxièmement : Nous voyons différentes les applications de cette pensée :
D'abord pourquoi mêle-t-il à ses déclarations mystiques des tentatives impures de preuves
historiques ? On ne prouve rien a des gens de mauvaise foi. Or en présence des sujets
qu'il traite, tous les Occidentaux nient effrontément l'évidence. Nous nous chargeons d'ap-
porter des miracles de râles et de sang qui seront des preuves a leur mesure.
D'autre part, dans le Kali-Yuga m , le rôle de l'initié est d'agir dans le sens du détermi-
nisme divin. Nous n'avons pas à nous soucier des hommes. L'heure a sonné de faire leur
désespoir dans une révolte universelie, saignée cosmique.
Roger Gilbert-Lecomte 73
ESSAI SUR L'INTROSPECTION, de Jean Prévost

Ce n'est pas la pensée d'un auteur qui nous intéresse, mais ce que nous pensons en
lisant son œuvre. Sinon nous n'aurions rien à dire de cet essai. Jean Prévost traite un
sujet qui nous est cher ; ses affirmations ne peuvent, comme l'enseigne Spinoza, enfermer
en elles-mêmes de fausseté, tant que nous en formerons une idée adéquate. Et de penser
cette pensée si lointaine de la nôtre, et de découvrir par quoi elle est déterminée, ne peut
qu'être utile à nos recherches.
Jean Prévost, robuste et intelligent, aurait pu devenir uni laboureur habile, peut-être un
artisan de génie. Mais, et c'est un fait fréquent dans notre société, qui enseigne n'importe
quoi à n'importe qui, il fut transporté, avant d'avoir assez vécu, dans le pays de la philo-
sophie, où il entrevit une déesse inconnue : la Méditation. II sut adroitement remplacer son
besoin de travail physique par l'exercice des sports, et so'n esprit partit à la poursuite de
la déesse, décidé à la posséder ou à nier son existence.
Commençant par un travail de critique fort bien mené - car Jean Prévost est d'une intelli-
gence claire - il sut démontrer la vanité des psychologies dites introspectives qui, essayant
de faire le silence dans l'âme pour mieux observer ses mouvements, ne font qu'ouvrir les
portes aux murmures extérieurs de la vie organique et des passions. lean Prévost, qui rit
de l'ascétisme, ignore que cette critique est la première tâche des ascètes ; leur méditation
consiste à dire, comme le veut Krishna : Ce n'est pas moi qui agis -, et cette négation
même est la réalité de leur âme. Jean Prévost a fait le même travail, mais par un artifice
que l'étude de la philosophie lui a enseigné : il ne pense pas sa pensée, si bien qu'il
trouve dans cette recherche non pas une vie de l'âme mais un concept parfaitement vide :
le concept d'âme ; car il va à la vérité, non pas avec tout son être, mais avec sa seule
intelligence (une claire intelligence, avons-nous dit).
II a \IU des hommes méditer, et s'exerce à reproduire les signes qu'ils laissaient apparaitre
de leur progrès ; cette démarche caractéristique de la pensée occidentale, idolâtre de la
conneissance, ne peut qu'aboutir au vide. En sorte que Finalement Jean Prévost ne se trouve
plus qu'en face de cette réalité : son corps : sur lequel il se jette avec une avidité explo-
ratrice, jusqu'à provoquer dans son organisme des troubles comme : acnée nerveuse,
vertiges, fourmillements aux extrémités, chair de poule, pâleur ou rougeur soudaine, etc.
Dans la méditation, qu'on lui avait promise comme un chemin vers l'extase, vers la béati-

Aussi écrit-il, voyant le danger qui le menace : -


tude, il ne trouve que cette sorcellerie, qu'il cherche à excuser en la donnant comme un jeu.
l'extase est un abrutissement -.
L'esprit cherche à dominer le corps, mais ne reste qu'une pensée confuse des sensations
organiques : car Jean Prévost oublie que, pour Spinoza dont il se réclame, l'âme se connait
libre en tant qu'elle forme une idée adéquate du corps, c'est-à-dire en tant qu'elle pense
le corps comme une partie du monde, et déterminé par le mécanisme de ce monde. Et,
appliquant le théorème vingt-trois du livre deuxième de I'Ethique, cité à la fin de l'essai,
nous disons que l'âme de Jean Prévost ne se connait pas elle-même dans la méditation,
parce qu'elle ne perçoit pas les idées des modifications (du corps : elle ne pense pas le
corps, elle pense au gré du corps. Jean Prévost semble incapable de l'acte de détachement
qu'implique le spinozisme.
Ne tirouvant pas de réalité en soi, il fait alors un bond et décide, dans les dernières pages
de son livre, de se chercher dans = cette clarté, cette solidité de l'univers que nous pouvons
contempler = ; comme si tout à coup il faisait cette invraisemblable supposition que les
sensations organiques ne se rapportent pas à des parties; de l'univers : ou, et c'est plus
probable, comme s'il avouait enfin que méditer ne pouvait jamais être pour lui que se com-
plaire dans la confusion des sensations organiques. Et s'il s'est nourri de Spinoza, comment
ne pense-t-il pas que, dans une situation donnée, contempler = comme nécessaire en ce
lieu et en cet instant son propre corps lui serait au moins aussi profitable que de
contempler la nécessité de l'ombre mobile d'une feuille 2 ?
Espérons donc pour lui - et nous croyons qu'il aura la sagesse de le faire - qu'il
renoncera à cette ambition inavouée de = méditer m, qu'il saura rechercher ce qui est pour
lui réalité : le plaisir des sports, par exemple, et d'autres, sans affirmer orgueilleusement
que c'est la réalité dernière : et plaignons-le d'avoir trop pensé.
René Daumal

74
PUERICULTURE
Chronique par Roger Gilbert-Lecomte t
.d,
E
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C

L’Enfant-SAGE
U
s

Au fin fond du bush australien, chez l’homme-kangourou et l‘homme-oppossum, aux steppes


5
O)
pâles d’Alaska sous le signe du Grand-Renne-Fantôme, sous les totems peints du Texas, J
aux sources du Zambèze, du Gange et de l’Amazone. aux pays où les crocodiles sont
des sorciers, où les hommes sont des tigres, où les hommes-léopards s’assemblent pour
la chasse, parmi les crabes géants des Célèbes qui agitent dans le ciel leurs pinces
mouillées, dans les Iles-sous-le-Vent où les morts sont à la fois des serpents et des reflets
dans l’eau, partout la même voix primitive crie :
Grand-père 1 =
Grand-père. C’est bien de l’aïeul qu’il s’agit. Les vieux ont été mangés aux dernières
fêtes du printemps, quand ils sont tombés des arbres où on les avait suspendus par les
mains, - comme des fruits trop mûrs. Mangez les vieux, rituellement, selon la loi, pour
conserver à l’esprit du clan I
Grand-père. L‘appelé s’approche, entouré de prosternations. Vingt lunes n’ont pas encore
séché sa peau. II arrive à peine aux genoux de ceux de la tribu.
Chair tendre, imberbe et chauve, c’est le mystérieux Tout-petit. Et les conducteurs d’hommes
s’inclinent vers lui, pour recueillir ses vagissements sybillins qui n’ont encore reçu I’em-
preinte infamante d‘aucune langue humaine.
Pureté immémoriale, si loin de ce que les hommes de nos pays appellent innocence. Expé-
rience pure, innée, universelle. Sagesse vieille comme le monde, jeune comme l’éternité.
Voix hantée par la voix des fantômes errants. Médium, harpe nerveuse des âmes en peine.
Trait d’union de l’au-delà, à l’en-deçà.
Notre pauvre expérience, - celle de notre abrutissement progressif, - qu’est-elle auprès
de la science millénaire d’un être qui en neuf mois s’est métamorphosé tour à tour en
moulin à café, en bégonia, en éponge, en holothurie, en lombric terricole, en sardine, en
couleuvre, en canard, en souris, en vache, en ouistiti avant de sortir de la chair maternelle,
petit vieillard gluant et rose, haut de trente-trois centimètres. M. Piaget dans Le langage
et la pensée chez l’enfant cite le cas d‘un petit garçon de neuf ans qui croyait à I’huma-
nité issue d’un bébé, lui-même issu d’un ver sorti de la mer. Une telle déclaration affirme
pour moi, plus sûrement que tous les in-folios des naturalistes, l’évolution des espèces,
et le rôle de la mer primordiale, source de toute vie.
En se plaçant d’un point de vue non pas absolu mais proprement humain, on peut dire que
l’intelligence de l’homme ne cesse de décroitre à partir de l‘âge de quatre ans car cette
époque de la vie représente sensiblement le point de rencontre le plus élevé de l’adaptation
terrestre et de la sagesse primitive 2 .

noté que les .: sauvages -


Les explorateurs, et en particulier les missionnaires de nos religions momifiées ont souvent
élevaient très mal leurs enfants en bas âge. Ils les laissent,
disent-ils, faire tout ce qu’ils veulent et paraissent pris d’une crainte superstitieuse en leur
présence. J’entends d’ici les grognements porcins de nos pères fouettards Puissent-ils
bientôt rire jaune !
Avoir peur des enfants. Sentiment primitif qu’il faudra bientôt savoir retrouver au fond de
nous-mêmes. Rien ne me dégoûte plus que l’espèce de mépris attendri avec lequel les
occidentaux considèrent les enfants.
Mignon ! vous le trouvez mignon, madame, cet enfant de huit jours dans son berceau. Prenez
garde, n’approchez pas trop, il pourrait fort bien vous sauter à ia gorge et vous saigner à
blanc avec sa petite gueule édentée. Fixez plutôt vos yeux sur ses yeux sans regard et
vous y retrouverez la source de toutes les paramnésies, leur déchirante angoisse. Donner
la vie, la supprimer, actes analogues, crimes équivalents, si vous voulez parler de crimes.
Aux siècles précédents, non contents de leur infliger la naissance, les hommes séques-
traient et martyrisaient les enfants dans les familles et dans les colleges. C’était franc.

jusqu’à l‘instant où le malheureux crétin déclarait de lui-même : .


On les savait un danger social, alors on les emprisonnait jusqu’au complet abrutissement,
J’ai été élevé à la dure,
mais j’en suis très heureux : cela m’a permis de devenir un homme B. Sinistre piaisanterie
d‘un esclave qui prêterait serment de fidélité. Mettre hors d’état de nuire un individu
dangereux est une loi de conservation sociale d’une logique inéluctable La seule réponse
possible, c’est l’aboiement de la dynamite.

1. Paraîtront dans les numéros suivants L’Enfant-ROI et L‘Enfant-DIEU.

2. Je ne parle pas ici de la précocité des enfants prodiges ce sont, en général, de


vulgaires salauds, et ce n’est pas du point de vue sexuel que je me place 75
Mais qu'est-ce que I'hypocrlsie actuelle de cette pseudo-llbération que prêchent les modernes
éducai.eurs 7 Et l'horrible gaité artificielle des récréations allongées et du travail dit
agréable 7 Seul un automate pourrait juger agréables les occupations édulcorantes que
l'on inflige à l'enfant pour lui faire oublier, refouler en lui son activité naturelle de VOIS,
de viols, d'assassinats et d'incendies éclatants.
Libérer les enfants, mais ce serait plus beau qu'ouvrir les cabanons !

Exemple.

Boston, 8 février. A la suite de plusieurs incendies qui ont éclaté récemment dans des
églises et des écoles dans la partie sud de la ville, la police a ouvert une enquête qui
vient d'aboutir à l'arrestation de deux garçonnets de 7 à 14 ans. Le plus jeune aurait
avoué avoir mis le feu dans une église dimanche soir. Entré par une fenêtre e t n'ayant
pas trouvé d'argent, il enflamma une pile de livres de prières et l'église fut détruite. Le
garçon de 14 ans a avoué être monté dans le grenier d'une école et y avoir jeté une
allumette dans une corbeille de papier. Les deux garçons ont agi indépendamment l'un de
l'autre.. (Intransigeant, 9 février 1928).
R. Gilbert-Lecomte

Nous ne nous ébahissons pas devant les poèmes de M. Jack Daumal (10 ans).
M. Jack Daumal nous reprocherait de le traiter comme un phénomène tératologique. Poete
comme tous les enfants de son âge, il sait en plus conquérir la liberté de s'exprimer.

1. P&mes Petits-Pointus

Quand le rat sortit de la cave, il était petlt.


(extrait du Rigastes de Macho-Ké).

1'. A l'araignée verte


Le ciel reproduit beaucoup d'images,
des détroits, des isthmes, des golfes,
et des Petits-Poiritus qui fument la pipe.

lJne araignée, voyant cela,


Se mit à crier : e l'auto verte !
J'ai cassé le lampion rouge I 9

--
- Aince inhains
qui pour les ignorantes araignées veut dire
*,
:

-Ahce !quiquelpourmalheur,
.j j'ai trouvé I -
les hommes veut dire :

1.a petite araignée verte fait de la musique.


[ l n Petit-Pointu qui a la prétention de graver son image au ciel,
II faut le punir.

76 (traduit du Petit-Pointu par Jack Daumal).


SCIENCE ET INTUITION
t
E
a
E
Depuis que le Bergsonisme a mis l'intuition à la mode, il est de bon ton, dans les cercles
scientifiques épris de tradition positive, de proclamer bien haut la surexcellence du raison-
nement et le danger des méthodes intuitives.
Mais voici que les faits se plaisent à donner un éclatant démenti à cette opinion. Du pays
où l'intuition fut, pendant de longs siècles, l'objet d'une culture méthodique, de i'lnde, a surgi
Sir J. C. Bose.
Cet Hindou de Calcutta, membre de la Royal Society, étudie les plantes depuis trente ans,
et son œuvre, qui remplit plus de quinze volumes, est toute entière un exemple de parfaite
rigueur scientifique. II n'est pas un fait qui n'ait été enregistré par des appareils spéciaux
supprimant l'arbitraire de l'appréciation humaine.
Comme nous nous étonnions un jour, devant J. C. Bose, du nombre immense d'expériences
qu'il avait dû réussir, le savant nous répondit en souriant n'avoir jamais eu d'expériences

-
mauvaises et il ajouta :
J'ai toujours su d'avance ce que j'allais trouver, et mes milliers d'expériences ne sont
que les contrôles objectifs de mes intuitions préalables : les intuitions étant justes, les
expériences n'ont pu que réussir.
II y a là plus qu'une anecdote. J'y vois, pour ma part, une marque du temps actuel, temps
qui veut, en science comme en toute chose, des moyens nouveaux et puissants d'étreindre
le monde et de communier avec ses forces.
Mais n'oublions pas les vérifications...
G. E. Monod Herren

COLONISATION

Je suis une bête, un nègre.


Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

Certes nous trouvons bon qu'André Gide proteste contre les traitements infligés aux nègres
de I'A.0.F.. que Marcel Brion rappelle la cruauté des Espagnols pour les Indiens et qu'elle
est nécessairement celle de toute colonisation. De même nous jugeâmes excellentes les
manifestations qui suivirent le meurtre de Sacco et Vanzetti. Puisque la plupart des hommes
de notre époque se laissent toucher par les idées humanitaires et se croient prêts à défendre
la liberté de l'individu, l'autonomie de l'homme, il est bon de les atteindre par là. Et nous-
mêmes, qui, pour d'autres raisons, qui ne sont pas à leur portée, nous attaquons, au prin-
cipe de colonisation, si nous parlions par l'intermédiaire d'un organe lu par un autre public
que celui du Grand Jeu, nous userions de ces arguments. On ne doit dire à chacun que ce
qu'il est apte à comprendre, autrement il usera mal de la matière qu'on lui donne. C'est ce
qu'avaient compris les prêtres égyptiens. Nécessité de l'ésotérisme.
Mais cette cruauté des fonctionnaires de I'A.0.F. ou des aventuriers espagnols de la
Renaissance ne nous indigne pas. Nous rions bien des fameux principes de 89. Ces Indiens
enchaînés qui n'accompagnent la colonne de soldats que pour servir de pâture, jour par
jour, aux chiens des Espagnols ; ces nègres qu'on fait tourner à coup de fouet sous le
soleil, avec une poutre sur le dos, pour la distraction des administrateurs ; ces femmes,
jadis et maintenant violées au milieu des flammes et du sang, tout cela ne nous fait pas
peur. Car la bonté humanitaire n'est que peur.
On sait assez que le même homme, seion ses habitudes et i'entrainement, mangera de la
viande, ou battra ses enfants ou torturera des negres. Ces brutes de colonisateurs sont de
vraies brutes ; elles veulent ce qu'elles font. Et malgré les Nourritures terrestres, André Gide,
avec ses éternels scrupules moraux, peut-il se vanter de vouloir ce qu'il fait ?
Marcel Brion raconte que les soldats espagnols de Saint-Domingue et d'ailleurs tournaient
en dérision les appels des prédicateurs à ia charité et à la pitié. Voilà qui est bien.
On justifie = parfois, par des nécessités locales, le massacre systématique des nègres
employés à construire des lignes de chemin de fer : sans cette main-d'œuvre indigène,
décimée par la fièvre, les mauvais traitements, iû nourriture insuffisante, les voies ferrées
ne pourraient être édifiées. Et quel bel effort d'énergie ! on a enfin créé quelque chose I
Créer ! La colonie est pourvue d'un outillage économique. Hurrah ! Rôle civilisateur de la
France. Des écoles nouvelles sont créées chaque jour, et le nombre va croissant des petits
nègres qui savent lire, écrire, les quatre règles et que leurs ancêtres s'appelaient les

1. André Gide. Voyage au Congo, à la N. R. F. Marcel Brion : Bartholomé de las Casas,


père des Indiens. Le Roseau d'Or. 77
Gaulois et avaient des cheveux blonds. On arrive à quelque chose. J'approuverais facilement
qu'on soit arriviste et que la fin justifie les moyens. Mais je n'ai jamais su trouver de fin.
Et qu'est-ce que c'est que cette fin colonisatrice ?
II y a aussi cette autre fin de convertir les indigènes à la religion catholique. Bartholomé
de Las Casas prenait devant Charles-Quint la défense des Indiens torturés. Mais n'affirme-
t-il pas; que les rois doivent user .
I

découverte et la conversion des infidèles -


de leur puissance et de leur richesse pour réaliser la
et pour user de la faveur divine qui a confié
les Incliens au Roi d'Espagne afin que par son application et sa sollicitude il les amene a
connaître le Christ -. II convient donc de ne pas tuer tous les Indiens afin qu'il en reste à

et de cette .
i théorie du moindre mal m. Evidemment.
-
convertir. A cet effet, Las Casas recommande le transfert en Amérique d'esclaves nègres
plus resistants au travail. Et Marcel Brion de vanter le caractère réaliste de cette pensée

Mais nous ne cherchons ni à accuser ni à justifier.


II est lprobable que les peuples des colonies massacreront un jour colons, soldats et mis-
sionnaires et viendront à leur tour a opprimer * l'Europe. Et nous nous en réjouissons.
Non par cet amour de la symétrie qu'est le sentiment de la justice, et qui est d'une esthé-
tique bien dépassée, mais parce que les nègres sont plus proches de nous que les Euro-
péens, et que nous préférons leur pensée primitive = à la pensée rationnelle -, leurs magies
aux religions dogmatiques ; leurs statues, leurs bijoux et leurs bordels aux nôtres ! Nous
sommes avec les noirs, les jaunes et les rouges contre les blancs. Nous sommes avec tous
ceux qui sont condamnés à la prison pour avoir eu le courage de protester contre les
guerres coloniales.
Nous fraternisons avec vous, chers nègres, et vous souhaitons une prochaine arrivée à
Paris, et de pouvoir vous y livrer en grand, à ce jeu des supplices où vous êtes si forts.
Pénétrtis de la forte joie d'être traitres, nous vous ouvrirons toutes les portes ! Et tant pis
si vous ne nous reconnaissez pas I
Roger Vailland

TENT.ATION DES VOLTS

En avril 1922. un ingénieur visitait les ateliers de l'usine électrique de la Thomson-Houston.


II était accompagné d'un mécanicien qui semblait être le guide le plus sûr, car vingt années
de service dans cette usine avaient contraint son corps e t son esprit à une attention sans
cesse en éveil. Or, en passant près d'une barre de haute tension, ce mécanicien signala
le danger qu'il y a à s'en approcher et soudain l'étreignit avec sa main.
Flammes, colonne de fumée, corps carbonisé.
L'enquête a révélé que ce mécanicien n'avait aucun motif de se suicider et était, ce qu'on
appelle, un homme parfaitement normal. Mais j'imagine cette lutte éminemment tragique de
vingt années contre la tentation des volts e t son échec soudain.
Qui ne s'est souvent senti infiniment tenté de se précipiter sous la rame de métro qui
arrive. Mais on imagine les convulsions du corps écrasé et les souffrances d'une demi-mort.
Tandis que l'on sait qu'après une décharge de milliers de volts, il ne restera plus qu'un peu
de furriée, et une mauvaise odeur, comme après la disparition du diable.
On a alors une vision lumineuse de son pouvoir sur sa propre vie, sur la vie peut-être,
dont à cet instant on croit être le centre. On veut l'éprouver. Maitre absolu de sa vie, on
veut user du droit suprême, du droit de mort, pour être convaincu de sa propre toute-
puissance. On voudrait enfin en être sûr ; on atteint le stade du trouble extrême : la
certitude du doute. L'aveuglante clarté dont en cet instant brille notre vie, fait surgir en
nous l'idée d'une mort nécessaire, universelle, et nous nous laissons entraîner par le
rythme des mondes agonisants que nous croyons percevoir. Nous mourons de leur mort que
nous conserverons avec une saisissante acuité. Nous oublions notre individualité qui nous
enchaine à ce monde en nous opposant à lui. Nous vibrons de sa vie ; nous sommes lui ;
nous fermons les yeux'.
Marianne Lams

1. Mais nous trouvons absurdes ces étudiants américains : du Sud-Ouest :

Les problèmes psychologiques troublent la tête des étudiants américains. Dans un mois,
trois se sont suicidés

New York, 25 janvier. Les mystères de l'Au-delà, qui tourmentent en ce moment les esprits
des jeunes étudiants médecins des Etats-Unis ont causé Uri nouveau suicide, le troisième
de ce genre depuis la Noël.
Tandis que ses parents étaient à l'église, un jeune étudiant nommé Cassels W. Noe, âgé
de vinigt ans, s'est tué avec un revolver de son père, pour apprendre ce qui se passait
derrière la tombe.
C'est pour la même raison que deux de ses camarades s'étaient suicidés le premier de l'an
78 et, depuis, le jeune Noe était obsédé par des problèmes psychologiques.
Avec plusieurs de ses camarades, il avait formé l’Association de I’ Au-delà = pour établir
des communications entre les morts et les vivants.
Avant de se tuer et afin de se conformer aux clauses du pacte, le jeune étudiant avait
t
4>
laissé un mot à son père : = Préviens mon camarade Norton que je lui enverrai un E
message; d’ailleurs je lui causerai lundi à midi et peut-être vendredi =. a
E
Curiosité, curiosité chérie !
II y a trois sortes de sardines : la sardine sans queue, la sardine sans tête et la sardine
sans queue ni tête. De ces trois sortes de sardines, la sardine sans queue ni tête est
incontestablement la plus délectable.
-
a
O

O
C

6
CORRESPONDANCE

D’une correspondance entre Saint-Pol-Roux et notre ami Rolland de Renéville, nous


extrayons :
13 janvier 1928

Lettre à Saint-Pol-Roux

Maître,
Je vous écris au nom d’un groupe de jeunes gens qui m’ont prié de mettre à vos pieds
leurs sentiments de vénération et de respectueux amour.
De même que Rimbaud, exilé au Harrar, apprit un jour que la gloire qui lui avait été mar-
chandée par les .L hommes de lettres n commençait à monter irrésistiblement et à emporter
son nom aux cimes les plus pures, de même vous, Maitre, tout entouré des horizons terribles
du Finistère, sachez que des jeunes gens vous ont compris et vous aiment. Nous nous
sommes penchés sur la vie et sur les paroles de ceux que nous considérons comme de
grands Initiés. Nous croyons qu’une certaine science dite occulte (et qui est l a seule
science) reste à l a base des philosophies de Platon et de Hegel, des révélations de Boudha
et du Christ, des œuvres de Balzac, des poèmes de Rimbaud et de Saint-Pol-Roux.
Nous croyons que tous les chemins mènent à Dieu, et que notre tâche est de retrouver
l’Unité perdue. Nous pensons que le rôle du poète est de révéler cette unité par des poèmes
dont les images tirent leur grandeur du rapprochement des réalités en apparence les plus
inconciliables.
Nous connaissons tous la lettre admirable que vous avez écrite le 17 mai 1891 à Jules Huret
qui vous questionnait sur l’évolution littéraire du moment. Nous nous répétons des phrases
comme celle-ci : La Beauté étant la forme de Dieu, il appert que la chercher induit à
.
I

chercher Dieu, que la montrer, c’est l e montrer -. Notre espoir est de réaliser ce Magnifi-
cisme que vous avez prédit ...
Croyez, je vous prie...
A. Rolland de Renéville

Réponse de Saint-Pol-Roux

Manoir de Cœcilian, Lundi


Mon cher Poète, envers vous et vos camarades, je me sens coupable, toutefois sans l’être.
Retour d’une absence après une dure maladie, j’ai trouvé votre généreuse lettre au débotté,
voilà quatre jours, mais des devoirs impérieux m’empêchèrent de vous répondre aussitôt,
- et je ne sais plus comment, si tard, vous rendre de justes grâces à l’égard des bontés
dont vous daignez honorer l e solitaire. Votre temps pressant, hélas ! je ne puis que vous
offrir ce modeste poème en prose, de l’époque récente où je dirigeais une mienne symphonie
verbale (250 récitants) au fin bout du monde, je veux dire du Finistère. Puisse-t-il n’arriver
pa% trop tard et n’être pas indigne de cadrer avec vos nobles intentions ! L’Avenir, je crois,
appartient au Verbe total e t vivant. Aux poètes d’écrire les poèmes, aux hommes de se
grouper pour les dire. Vox populi, vox Dei. La poésie est collective, non le privilège d‘un
seul. Elle n’est pas uniquement l e rossignol ou le loup de la forêt, elle est toute la forêt.
Elle n’est pas que l e poète, mais l’humanité tout entière. Le chef-d’œuvre n’est pas une
petite chose sur du papier, c’est un être, une masse de vie, une énergie charmante ou
tragique de la nature, c’est la Beauté saisissable qui s’exprime par les instruments humains
et se manifeste par cet .L ...
orchestre vivant... =. Universalisation de la Beauté
...Une grande force est encore à naître ...
Votre dévoué
Saint-Pol-Roux 79
Dessin d’André

Numéro 2
Mise au point ou
Casse-Dogrne

par René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte

Si le Grand Jeu a voulu qu’en le regardant les hommes se trouvassent


enfin en face d’eux-mêmes

CE FUT POUR FAIRE LEUR DESESPOIR.

des espoirs (d’ordre -


Et aussitôt ceux qu’on retrouve toujours en pareille circonstance de fonder
littéraire =, n’est-ce pas ?) sur le Grand Jeu. Cela
s’appelle peut-être rendre le bien pour le mal. Ce serait du vaudeville,
:si CE! n’était dégoûtant.
,Au nioins la majorité est-elle d’accord, avec la plus entière mauvaise foi,
pour faire semblant de croire qu’il s’agit en soimme de distractions intel-
lectuelles.
Mais oui, faces de coton, nous inventerons pour vous distraire ‘des
sophismes qui rendent boiteux, des cercles vicieux d’où l’on sort sans
tête, des petites constructions de l’esprit - si ahurissantes ! - monstres
de feutre branlant sur leurs pieds de cervelle, et même des oiseaux dont
la queue en forme de lyre... (voir plus loin ce que nous pensons de l’Art).
Rira jaune qui rira le dernier.
Pour nous ôter le souci d’avoir encore, à l’avenir, à rectifier par des
paroles de tels malentendus, une fois pour toutes nous précisons :
Que nous n’espérons rien ;
Que nous n’avons aucune aspiration = mais plutôt des expirations ;
82 Que, techniciens du désespoir, nous pratiquons la déception systématique,
dont les procédés connus de nous sont assez nombreux pour être souvent
inattendus ;
Que notre but ne s'appelle pas l'Idéal, mais qu'il ne s'appelle pas ;
Qu'il ne faut pas faire passer notre frénésie pour de l'enthousiasme. (Non,
Madame, ce n'est pas beau, la jeunesse.)
Que si, comme on l'a finement remarqué, nous sommes dogmatiques,
notre seul dogme est
O

e
S

LE CASSE-DOGME

Notez donc : Définition : ... Le Grand Jeu est entièrement et systémati-


quement destructeur ...
Maintenant nous faisons rapidement remarquer que le sens commun se
fait du verbe détruire un obscur concept dont la seule exposition démontre
le caractère absurde (fabriquer du néant en pilonnant quelque chose).
Destruction, bien sûr, ne peut être qu'un aspect de transformation, dont
un autre aspect est création. (Parallèlement, il faut enlever au mot créer
son absurde schéma : fabriquer quelque chose avec du néant.) Bon.
II fallait bien en finir avec ces enfantillages.

Nous sommes résolus à tout, prêts à tout engager de nous-mêmes pour,


selon les occasions, saccager, détériorer, déprécier ou faire sauter tout
édifice social, fracasser toute cangue morale, pour ruiner toute confiance
en soi, et pour abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science
occidentale accumulée par trente siècles d'expériences dans le vide : sans
doute parce que cette pensée discursive et antimythique voue ses fruits
à la pourriture en persistant à vouloir vivre pour elle-même et par elle-
même alors qu'elle tire la langue entre quelques dogmes étrangleurs.
Ce qui jaillira de ce beau massacre pourrait bien être plus réel et tangible
qu'on ne croit, une statue du vide qui se met en marche, bloc de lumière
pleine. Une lumière inconnue trouera les fronts, ouvrant un nouvel œil
mortel, une lumière unique, celle qui signifie : non !cc ; s'il est vrai
que nier absolument le particulier, c'est affirmer l'universel, ces deux points
de vue sur le même acte étant aussi vrais l'un que l'autre, puisqu'ils sont
pris sur la même réalité '.
Cette réalité, qui n'est rien de formel, est essence en acte : conscience
qui affirme et nie. L'essence universelle de la pensée est donc la négation
de toute forme de pensée. Sans attribut distinctif, cette négation ne peut
qu'être une. Et par elle seule les formes apparaissent ; elles ne sont
rejetées à l'existence distincte que par cet acte unique de la conscience
qui les nie être elle-même. (Voilà - changeons un peu - pour que l'on
puisse fonder des espoirs sur notre philosophie.)
Si les dogmes sont des formes de la pensée, la pensée universelle, qui
est la vérité de tous les dogmes, est une négation de tous les dogmes.
Et nécessairement notre pensée, qui veut être la pensée, doit remplir une
fonction de casse-dogmes.
Cette fonction présente deux aspects :

1. Elle est destructrice dans le domaine des formes : aucun dogme ne


peut échapper à sa critique. Et cette menace n'est pas vaine, car nous
sommes entourés d'hommes qui veulent saisir la vérité dans une forme
en ne tenant que la forme. Un tel homme, en nous approchant, risque sa

1. Comme il nous est arrivé de designer par le mot Dieu la réalité absolue et que nous ne
vouions pas nous priver d'un mot SOUS prétexte qu'on en a fait les plus tristes usages, que
ceci soit bien entendu :
Dieu est cet état limite de toute conscience, qui est La Conscience se saisissant elle-même
sans le secours d'une individualité, ou, si l'on veut, sans s'offrir aucun objet particulier. 83
vie. Nous avons tout lieu en effet de supposer que le dogme qu’il affirme
est lié aux formes des fonctions vitales. (Elles sont communes à tous les
homines ; par une erreur fréquente, on les croit universelles alors qu’elles
sont seulement générales ; il y a donc beaucoup de chances pour que le
dogrne soit fondé sur des mouvements vitaux qui, plus que toute autre
chose, peuvent être les fantômes de l’universel.) Notre fonction de casse-
dogrne s’attaquera par conséquent aux formes et à l’organisation de la
vie humaine, lorsqu’il nous faudra faire apparaître le caractère relatif
des formes de pensée qui sont leurs simples reflets.
2. Le second aspect du Casse-Dogme n’est plus Dogme mais Casse et
ne regarde que

SOI-MEME.

René Daumal
Roger Gilbert-Lecomte

84
Enquête

Au Nom du Grand Jeu, et dans un but bien défini, je demande à chaque


lecteur :

Accepteriez-vous de signer le fameux pacte avec le diable ?

Pour éviter qu’on ne cherche là-dessous aucune arrière pensée ou volonté


de créer des confusions, je précise les points successifs impliqués dans
cette enquête :

qu’il vous plait d’imaginer en échange de votre c< âme -


1. L’idée d’un marché vous procurant toute puissance ou tout avantage
ou de votre
salut >> ou de votre c< vie éternelle ’’ a-t-elle un sens pour vous ?

2. Si elle a un sens, quel est-il ?

3. Cette signification du pacte étant définie, le signeriez-vous ou non ?

4. Pourquoi ?
René Daumal 85
Arthur
Rimbaud
Fragment Inédit
Du pocime : Credo in Unam
(intituli! ensuite par Rimbaud Soleil et Chair) ;
ces vers se placent dans la troisième partie
du p o h e aussitôt après l e vers :
Le monde a soif d‘amour : tu viendras l’apaiser I ! !

O l’Homme a relevé sa tête libre et fière I


Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
-
L’Homme veut tout sonder, et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
-- Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
S i l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes-là que l’éther vaste embrasse,

86
(Y
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?
- Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? 2
.Q)
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? Ea
Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève, E
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?...
Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères
Notre pâle raison nous cache l’infini !
-
Nous voulons regarder : le Doute nous punit !
Le Doute : morne oiseau, nous frappe de son aile ...
- Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !...

. . .. . . .. .. , . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. .. . . . . . . .. .

Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts


Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts
Dans l’immense splendeur de la riche nature !
II chante... et le bois chante, et le fleuve murmure
Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...
- C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !...
Arthur Rimbaud

Lettre inédite
Charleville, 12 juillet 1871
[Cher Mlonsieur,

[Vous prenez des bains de mer], vous avez été


[en bateau... Les boyards c’est loin, vous n’en] voulez plus,
[je vous jalouse, moi qui étouffe ici !]
Puis, je m’embête ineffablement et je ne puis
vraiment rien porter sur le papier.
Je veux pourtant vous demander quelque chose :
une dette énorme, - chez un libraire, - est venue
fondre sur moi, qui n’ai pas le moindre rond de
Colonne en poche. II faut revendre des livres :
Or vous devez vous rappeler qu’en septembre
étant venu - pour moi - tenter d’avachir un cœur
de mère endurci, vous emportâtes, sur mon con-
[seil plusieurs volumes, cinq ou six, qu’en Août, à votre]
[intentilon [j’avais apportés chez vous.]
Eh bien ! tenez-vous à Florise, de Banville,] aux Exilés du
même ? moi qui ai besoin d[e rétrocéder d]es bouquins à mon

1. Cette lettre et la citation autographe de Rimbaud qui Fait suite nous ont été confiées par
M. Léon Pierre-Quint qui trouvera ici nos remerciements.
La lettre ayant été adressée a M. Izambard, celui-ci tient à y joindre un commentaire que
l’on trouvera a la fin des chroniques. 87
libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes ;
j’ai d’autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils
composeraient une collection, et les collections s’acceptent
bien rnieux que des volumes isolés.
N’avez-vous pas les Couleuvres ? Je placerais cela
comme du neuf - Tenez-vous aux Nuits Persanes ? un
titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins
d‘occasion. Tenez-vous à [ce] volume de Pontmartin ?
il existe des littérateurs [par ici quli rachèteraient
cette prose. Tenez-vous a[aux Clanleuses ? Les
collégiens d’Ardennes pou[rraient debo]urs[er trois francs]
pour t>ricol[er dans ces azurs là : jle saurais
démontr[er à mon crocodile que l’achat d’une]
telle c[ollection donnerait de portenteux bénéfices.]
Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds]
de me découvrir une audace avachissante dans ce
b rocai it age.
Si vous saviez quelle position ma mère peut
et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25,
vous ii’hésiteriez pas à m’abandonner ces bouquins ! Vous
m’enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les allées
lequel est prévenu de la chose et l’attend. Je vous
rembourserais le prix du transport, et je vous serais
superbondé de gratitude !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans
une [bibliothèque de professeur et que vous vous en]
apercevi[ez, ne vous gênez pas], mais vite, je vous en prie,
on me presse.
C[ordialement] et bien merci d’avance.
A. Rimbaud

P.-S. .l’ai vu en une lettre de vous à M. Deverrière...

Au.tographe de Rimbaud

Cette main qui a fait cela, briser le front qui l’avait conçu !...
C”est l’aventure de Léopold Robert que nous racontait Paul Foucher dans
son drame, le Démon de l’amour, représenté à Cluny, le 24 décembre
1859.
Léopold Robert s’était arrêté à Florence, en 1831. On le présenta là à
la priricesse Charlotte Bonaparte, dont il s’éprit subitement. Le mari de
la priricesse, Napoléon Bonaparte, mourut en 1831. Robert fut prit de
vertige en songeant qu’il pouvait épouser celle qu’il aimait. II retomba
bien vite de ses rêves, et demeura meurtri pour toujours de cette autre
chute d’Icare. II s’attrista, s’assombrit, revint à Paris, retourna à Venise,
tout à son amour impossible. Sa peinture devint douloureuse, et il faut
lire dans le salon de 1835 que publia Alfred de Musset, - le malheureux
n’était-.il point, de par la destinée, un Léopold Robert de la poésie. -
l’impression lugubre que causèrent les Pêcheurs de l’Adriatique.
88 1870. Jules Claretie
Autographe de Arthur Rimbaud. C'est une note prise sans doute après une lecture. Lecture
de Musset (Salon de 1836) que je lui avais prêté, ou du drame de Paul Foucher, Le Démon
de l'Amour. ou enfin de l'article de Claretie consacré à ce drame.
Cite passage de cet article.
Salon de 1836 d'Alfred de Musset (et non 1835, comme l'écrit Rimbaud, d'après Claretie).
Léopold Robert, né à La Chaux-de-Fond, 1794-1835, à Venise, à Florence, s'éprit de la
princesse Charlotte Bonaparte, fille du roi Joseph, et mariée au prince Napoléon, second fils
du roi de Hollande (mort en 1831). Cette passion sans espoir ruina sa santé et troubla sa
raison. II vécut solitaire à Venise avec son frère Aurèle et se suicida en 1836.
Le départ des pêcheurs de l'Adriatique (pêcheurs de Chioggia) G. I.

89
Lssais

Ces trois essais ne sont pas des essais - sur Rimbaud n.


Nous n’éprouvons pas le besoin cher aux critiques de réduire à des proportions humaines,
c’est-à-dire naines, un être dont la grandeur est par elle-même trop effrayante.
II s’agit simplement, ici, sur l’exemple de Rimbaud, de fixer un point essentiel de notre
pensée. A savoir :
Qu’un homme peut, selon une certaine méthode dite mystique, atteindre à la perception
immédiate d’un autre univers, incommensurable à ses sens et irréductible à son entendement ;
Que It3 connaissance de cet univers marque une étape intermédiaire entre la conscience
individuelle et l’autre. Elle appartient en commun à tous ceux qui, a une période de leur vie,
ont voulu désespérément dépasser les possibilités inhérentes a leur espèce et ont esquissé
le départ mortel.
Rimbaud a été très loin dans cette voie. Vouloir le ramener à une religion qui détourne
pour des fins purement terrestres le dégoût de vivre en homme et qui cherche à monopoliser
clans les limites de ses dogmes toutes les découvertes que rapportent de leurs tentatives
les horribles travailleurs *, constitue une escroquerie qui est le fondement même de
l’esprit: religieux. Et si la plupart des mystiques en furent: victimes, Rimbaud, au moins,
en fut sauvé pour avoir compris l’inéluctable nécessité de la révolte la plus absolue.
Le Grand Jeu
L’élaboration d’une
Méthode
(A propos de la
Lettre du Voyant)

par A. Rolland de Renéville

Depuis toujours, les poètes usent de leur intelligence et de leur sensi-


bilité pour décrire ou suggérer ce qu’ils considèrent comme l’essence d’un
système clos. Ils versent des pleurs sur eux-mêmes, attachent des rubans
aux gerbes des saisons, et dérobent aux femmes leur bâton de rouge
afin de se dessiner sur la poitrine une plaie émouvante et commode. Pour
eux, l’art est de polir joliment une phrase, et de tourner avec grâce autour
des mystères. L’enthousiasme leur paraît du dernier commun, et ils ne
souffrent la passion que dans un cas strictement défini. Tout problème
métaphysique leur est une manière de scandale. Ils sont passés à l’état
d’amuseurs publics, et semblent s’accommoder fort de cette fonction. On
les étonnerait grandement en leur parlant du pouvoir de la Poésie, et en
leur annonçant qu’il n’y a de Poésie que du général. Ils ne réfléchissent
pas que persona veut dire masque, et la dissemblance de leurs visages
et de leurs réactions est pour eux le meilleur signe que tout individu
constitue un univers parfaitement fermé, une personnalité. Nul effort de
dépouillement chez ces tristes chanteurs.
La conception individualiste du Moi est à la base de l’échec poétique
éprouvé depuis deux mille ans par le monde occidental :

-- Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification


fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui,
depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence
borgnesse en s’en proclamant les auteurs.
L’effort de révision des valeurs entrepris par Rimbaud devait aboutir à
cette conclusion. La Poésie d’une race est son plus pur reflet. Le monde 91
occidental, dominé par une religion et des institutions individualistes, ne
pouvait produire qu’une poésie appliquée au sensible, puisque seul le
désir d’unité permet à l’esprit humain d’opérer la synthèse qui le fait
remonter à l’idée.
Par quelle notion du Moi, Rimbaud prétend-il donc remplacer I’individua-
lisme! de l’occident ? Souvenons-nous de ses lectures à la bibliothèque
de Charleville. La littérature de la Grèce ancienne le fît accéder à la méta-
physique de l’Orient, dont il retrouva les échos dans ses lectures cabalis-
tiques ’.
Platon le conduisit à Pythagore, et, de ce dernier, il remonta jusqu’aux
mystères orphiques que l’Orient transmit à la Grèce. C’est dans cette
somrne qu’il convient de chercher la conception de la personnalité pro-
posée par le poète.
Le Védisme et le Brahmanisme enseignent que l’âme humaine n’est qu’une
&incelle du feu universel, un reflet de Dieu au cœur de sa masse.
II n’y a pas de dualité entre Dieu et la création comme l’entend la religion
occidentale SOUS sa forme orthodoxe. Cette dualité ne peut se concevoir
puisque si l’on admet que Dieu crée un objet en dehors de lui-même, il
perd sa qualité d’Absolu.
Jusqu’ici le problème que crée notre impression actuelle de personnalité
reste irrésolu.
Voyons s’il n’est pas quelque moyen de le vaincre.
Dieu parfait est tout amour. Or aimer, c’est prendre conscience d‘une
dualité. Mais comme toute dualité est, par nature, interdite à l’Absolu,
te desir de Dieu ne peut que localiser, tant qu’il dure, des parcelles de sa
divinité. Ces parcelles, ou mieux ces âmes, font partie de l‘Unité, mais
ne sont pas l’Unité même. Elles tendent à revenir s’y confondre, mais leur
limitation momentanée au cœur de l’illimité leur impose une série d’expé-
riences, dont le but est la réalisation même de cette Unité.
L’âme humaine est donc réellement omnisciente puisqu’elle baigne en
Dieu, mais la plus grande partie de ses pouvoirs est obturée par la matière
qui la cerne et ce que nous nommons centre de conscience n’est, en
I

réalité, qu’une lueur infiniment faible émanée de la conscience totale. Le


centre de conscience ne réfléchit qu’une opposition entre la restriction
de la connaissance humaine, et la possibilité d’une science infinie que
l’homme pressent et recherche. Cette opposition diffère évidemment d‘in-
tensité avec le degré d’évolution atteint par l’âme au cours de ses expé-
riences. Le masque imposé par la matière est particulier à chaque esprit.
Autant d’hommes, autant de personnalités.
La vraie conscience ne peut se retrouver que par l’oubli de ce que nous
nomrnons ici-bas la conscience.
Lorsque, dans la conversation, nous cherchons un nom quelconque sans
pouvoir nous le rappeler, il y a qu’au moment où nous détournons notre
attention de cette recherche que le nom perdu se retrouve. Ce phéno-
inènér banal m’apparaît singulièrement révélateur de l’obstacle apporté par
la conscience à la découverte de la vérité ’.
C’est que celle-ci se confond avec la notion d’unité, et que tout acte
de c:onscience, tel que nous l’entendons, est basé sur l’attention. Or
Faire attention, c’est s’intéresser, et par là même s’individualiser.

I. II faisait de longues stations à la bibliothéque de la ville, où. disent tous ses biographes,
il dévorait de vieux bouquins d’alchimie et de cabale. 8 Paterne Berrichon Jean-Arthur
Rimbaud, le Poète (Mercure de France, p. 89).
2. Sans doute en est-il de la vérité comme du nom vainement cherché dans la conversation :
olle apparaîtrait d‘un seul coup à l’esprit, si l’angoisse métaphysique pouvait disparaitre une
Heconde de la conscience humaine. Cette angoisse se manifeste principalement sous la
Forme de l’amour physique. Notre âme garde en elle le désir de l’unité et le transporte sur
l’objet qui est à sa portée dans le monde sensible. (C’est ainsi que Freud a pu dire que
92 l’amour est la pensée perpétuelle de toute créature.) D’où l’ascétisme des religions
(v
Nous avons vu que les esprits sont réellement en Dieu. D’où cette parole
d’un philosophe indou : a Brahman est vrai, le monde est faux ; l’âme 2
-al
de l’homme est Brahman et rien d’autre. E
C’est ce qu’exprime Rimbaud en écrivant : a Je est un autre. II eut aussi a
E
bien pu écrire : Je est Dieu en puissance.
Pour remonter à la conscience suprême, il est essentiel de cultiver en
soi l’inattention et le désintérêt, puisque leurs contraires nous procurent -=
al
U
le sentiment d’une personnalité à jamais distincte, et nous amènent à E
confondre avec la Lumière un seul reflet de son éclat. Se désintéresser
sur le plan matériel, c’est arriver à l’altruisme. Se désintéresser sur le ial
plan psychologique c’est parvenir à Dieu. A
N’est-il pas révélateur de mettre en regard telle phrase du Bhagavad Gîta
qui concerne la conception du moi, et les lignes qu’écrivit Rimbaud sur
le même sujet ?
Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute.
Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde,
je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement
dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbé-
ciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, etc ... (Lettre
du Voyant.)
-
= Celui dont l’esprit est égaré par l’orgueil de ses propres lumières,
s’imagine que c’est lui-même qui exécute toutes les actions résultant des
principes de sa constitution. ,, (Bhagavad Gîta. Des œuvres. ill.)
C’est que la lettre du Voyant est tout entière écrite sous le signe de la
grande tradition orientale, qui parvint, à travers les mystères orphiques,
jusqu’à la Grèce ancienne. Cette philosophie constitue la trame sur laquelle
Rimbaud a tendu ses phrases. En considérer rapidement l’ampleur, c’est
en même temps saisir chacune des affirmations du poète.
Les livres sacrés de l’Inde s’accordent tous pour employer sans distinc-
tion la notion d’Idée et celle de Parole, lorsqu’ils veulent nous éclairer
sur la création du monde. Soit qu’ils nous montrent la Conscience divine
penser le monde, et, par conséquent, le créer, soit que, d’après eux, la
Parole de Dieu ait engendre l’univers ‘. (De là vient l’importance fonda-
mentale attachée aux mots dans les sciences magiques.)
Nous nous acheminons donc à la compréhension de ce passage qui fait
suite à la conception du moi dans la lettre qui nous occupe : Du reste,
toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! II faut
être académicien - plus mort qu’un fossile - pour parfaire un diction-
naire de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser
sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! D
La confusion qu’établit Rimbaud entre la Parole et l’Idée résulte directe-
ment de la solution que fournit au problème de la matière, la métaphysique
dont il est pénétré. On y trouve que le monde existe parce que Dieu le
pense et le prononce. Elle dévoile donc entre l’Idée et la Parole une simi-
litude que la simple psychologie humaine vérifie d’ailleurs complètement :

mes ou de sonorités (ce qui est même chose puisque -


la pensée même silencieuse s’appuie toujours sur des combinaisons de for-
Les parfums, les
couleurs et les sons se répondent m) et, pareillement, une pensée particu-
lière naît de chaque combinaison d’harmonies ou de formes. II n’y a pas
d’idée sans parole, ni de parole sans idée. En poursuivant plus loin I’ana-
logie, on arrive à réaliser que la Vie ne peut se concevoir sans la Matière
non plus que la Matière sans la Vie. L’une et l’autre ont la même source
qui est la pensée divine, manifestée par la Parole. Or, s’il existe une
parenté entre les effets d’une même cause, la Vie et la Matière, loin de
s’opposer, doivent être les aspects d’une réalité unique.

3. De même la religion catholique : a Dans le principe était le Verbe et le Verbe était avec
Dieu, et le Verbe était Dieu... Toutes choses ont été faites par Lui, et rien de ce qui a été
fait n’a été fait sans Lui = (Saint Jean I, 1, 3). 93
Les (différences que présentent ces aspects sont de même nature que celles
que l’on constate entre les notes d’un accord musical : les vibrations
rapides engendrent des notes aiguës, et les vibrations lentes des notes
graves. La Parole divine a, de même façon, fait naître des plans successifs
dans l’Univers. Et si l’on peut classer les sons en deux grandes catégories :
les isons aigus et les sons graves, il est également possible de diviser
les plans de l’Univers en plan des Idées et plan des réalités sensibles, ou
encore en monde sans forme et monde de la forme.
Voici ce qu’écrit Rimbaud à ce sujet : Donc le poète est vraiment voleur
((

de feu ... Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme ; il donne forme ; si c’est


informe, il donne de l’informe. En ce qui concerne la continuité établie
entre l’Esprit et la Matière il déclare : c< Cet avenir sera matérialiste vous
le v’oyez.
Plus exactement, il faut dire qu’il n’y a ni Esprit, ni Matière, mais un
Esprit-Matière. Le monde sans forme dont nous avons parlé n’existe que
pour l’observateur qui fonctionne sur le plan sensible. S’il lui était donné
au contraire d‘être éveillé n sur le plan des Idées, le monde sans forme
devi’endrait pour lui un autre monde de la forme. La distinction n’est qu‘em-
pirique, et relative à l’homme conscient sur le plan physique ‘.
La nature des réalités varie avec la fréquence des vibrations qui leur
ont donné naissance. Un certain nombre est, par conséquent, assigné à
chaque état de l’Esprit-Matière : a Toujours pleins du Nombre et de I’Har-
monie, écrit Rimbaud, les poèmes seront faits pour rester.
L’influence pythagoricienne se fait ici nettement jour. Nous quittons l’Orient
pour la Grèce, mais nous n’abandonnons pas une métaphysique pour une
autre.
C‘est qu’en effet s‘il n’est pas historiquement établi que Pythagore fit
un voyage aux Indes, ou en Egypte, il n‘en est pas moins vrai que son
enseignement est une pure adaptation de l’orphisme, et, par consequent,
des doctrines orientales : C’est à la libération de l’élément divin par la
possession définitive de l’immortalité bienheureuse que tendent l’initiation
et IC? régime de la vie orphique. Le corps n’est pour notre âme qu’une
chaîne, qu’un tombeau, qu’une prison ; et, du moment que le corps est
l’élément impur qui emprisonne l’âme, l’homme a le devoir de s’en déta-
cher, de s’en dégager ... Notre grand devoir est de nous a purifier. s (Mario
Meunier. Note au Phédon.)
Nous retrouvons ici la notion d’une conscience universelle à laquelle il
est possible de remonter par la purification, et le détachement du sensible,
obtenus à travers de multiples expériences. En un mot, toute la métaphy-
sique orientale est là. Pythagore s’attachait particulièrement à l’étude de
l’Esprit-Matière dissocié en choses par les vibrations qui les conditionnent,
et basait spécialement son enseignement sur la science des Nombres. On
trouve dans le catéchisme des Acoumastiques :
.L -. Qu’y a-t-il de plus sage ? - Le Nombre.
e -- Qu’y a-t-il de plus beau ? - L’Harmonie.
et chez Philolaüs c Toutes les choses qu’il nous est donné de connaître
possèdent un Nombre, et rien ne peut être conçu sans le Nombre D, ou
encore : a L’Harmonie est l’unification du multiple composé et l’accord
du discordant. s
Rimbaud conçoit donc, au rôle du Nombre dans la Poésie, une importance
essentiellement métaphysique, et pressent des principes plus vastes aux
lois de la c poétique à venir que ceux de l’acoustique ou de la mnémo-
technie empiriquement observées. Fidèle a son système, il ne conçoit pas
d’opposition entre l’Idée et la Forme, non plus qu’entre l’Esprit et la
Matière : = En attendant, demandons au poète du nouveau, idées et
formes n, exige-t-il.

94 -
4. Riinbaud indique bien que, pour lui, la pensée participe au monde de la forme lorsqu’il
écrit : ...de la pensée accrochant la pensée et tirant.
La solution qui, logiquement, résulte de ce système est de se détacher (Y

O
du sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux Li
*al
domaines que l’intuition pressent. Un nouveau mode de connaissance va E
donc naître : La Voyance. II ne s’agit point là d‘une vision littéraire de a
E
la vie comme ont semblé le comprendre jusqu’ici les commentateurs de
Rimbaud, mais d’une contemplation métaphysique de l’Absolu. Le poète
doit a être Voyant m. A travers Pythagore et Platon, Rimbaud accède à la -
5
al
O
méthode que les Grecs empruntèrent à l’Orient. a Toute poésie antique C
aboutit à la poésie grecque ,, commence-t-il. Et il achève sa lettre par cette
affirmation : a Ainsi je travaille à me rendre voyant m.
A. Rolland de Renéville
5
3

95
Arthur Rimbaud
ou Guerre
à l’homme!

par Roger Vailland

L’HCl MME COMPOSE INSTABLE

N’importe qui peut éprouver à un moment ou l’autre la stupeur d’être. C’est


une vérité qui, si elle était mieux connue, troublerait bien des sommeils.

II est étrange qu’il puisse suffire d’un escalier tournant, d’un regard jeté un
soir sur la plaque d’émail posée au-dessus d’une porte pour indiquer le
numhro qui détermine la place d’une maison dans une rue, ou du simple
passage d’un taxi, pour que l’homme le plus normal soit tellement boule-
versé, qu’il cesse un instant d’être un homme.

II commence par être prodigieusement étonné que les yeux d’une passante
soient verts, que le marbre de sa table soit dur et inversement. Mais
bientôt, et quoique nullement accoutumé aux spéculations métaphysiques,
c’est d’être lui-même, qu’il est bouleversé. II ne peut le croire. Et l’angoisse
le fait suer.

Doute fécond ! En vain, il se cramponne à ses vêtements et étreint ses


cuisses. II sort de lui-même comme une bille lancée trop fort s’échappe
des limites du jeu. I I tombe d’une chute sans espoir à travers les espaces
96 dangereux où règnent les Puisssances.
LES TRICH EURS SYSTEMAT1QU ES

De plus en plus informe, saisi par la terreur comme dans ses rêves
d’enfance où métamorphosé en épingle il lui fallait éviter la trajectoire
fatale des oreillers étouffants, et où pourtant il ne pouvait faire de crochets,
Q
il tombe, il ne peut que suivre une ligne de chute rigoureusement verticale
s
C
et cependant il doit éviter les dangereuses Puissances.
Oh ! rester homme, gémit-il ! rester un homme 7 Que vais-je faire parmi
les Puissances ! ’. O,
J

L’homme qui a subi par accident ces intolérables souffrances sera certai-
nement surpris d’apprendre que certains de ses semblables n passent
leur vie à la recherche de cette aventure.
Ils ont systématisé la stupeur d’être. II y en a toujours qui aiment brouiller
les cartes, toucher le but quand on dit e pouce » , et lancer la bille hors
des limites du jeu. Et c’est avec la plus grande mauvaise foi qu’ils
jouent leur rôle d’homme. Ils se sont aperçus qu’ils pouvaient employer
leurs facultés pour d’autres fins que celles pour lesquelles Mère Nature
les leur avaient fournies ‘. Et ils s’en donnent à cœur joie de tricher. Le
metteur en scène en devient fou”.
Et qu’on croit bien que ce n’est pas par simple plaisir ! La Tricherie pour
la Tricherie sort du même magasin que l’Art pour l’Art. Nous trichons
parce que les conditions de la vie humaine sont complètement intolérables.
Vieux fait bien établi. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la guerre a été
déclarée à l’homme.

L’AGE INGRAT

Puisque chacun a su à un moment de sa vie mener noblement le combat


contre l’homme.
Je parle de ce moment de la vie qui fut si magnifiquement appelé
ingrat n.
l’âge -
Nom magnifique par son ironie. Quoi donc, jeune impubère, qui n‘a pas
atteint ta septième année, tu oses te rebeller contre celui qui t’a engendré
au fond du ventre glorieux de ta mère, dans le triple but d’éprouver le
plaisir bien connu de l’orgasme, de se prolonger, lui, sa famille et son nom
en un être de chair et d’os, et de fournir à la France, notre chère patrie,
un nouveau défenseur ?
Age ingrat! le seul âge que nous souhaitions avoir. II est toujours nôtre
l’enfant qui sanglote et mord ses draps parce qu’il a peur d’oublier ce
qu’il veut depuis quelques jours et de devenir un jour semblable à son
père.
Age ingrat ! nom qui sera celui de l’ère qu’a ouverte Rimbaud. Notre siècle
a commencé avec le geste de l’enfant qui, dans un square de Charleville,

1. Cf. la phrase effrayante de Molière


2. C’est pourquoi j’aime par-dessus tout le texte éminemment subversif de l’Appendice

-
a la Première partie de I’Ethique de Spinoza :
La nature ne se propose aucun but dans ses opérations, et toutes les causes finales
ne sont rien que des pures fictions imaginées par les hommes... De ces fictions sont
nés les préjugés du bien et du mal, du mérite et du péché, de la louange et du blâme,
de l’ordre et de la confusion, de la beauté et de la laideur et d’autres de ce genre. =
3. Le metteur en scene c’est le sous-dieu, transcendant et créateur de hiérarchie des
religions monothéistes. 97
a brandi une chaise contre sa mère en disant Merde D parce qu’elle
ne voulait pas lui acheter une nonette.
- Et pourtant je l’ai engendré dans la douleur., a gémi la femme. Enfin !
c’est l’âge ingrat. II y en a pour quelques années.
L’âge ingrat ne finira plus, Mme Rimbaud.

UNE INGRATITUDE SYSTEMATIQUE

Je conseille à un nouveau Fourier, s’il s’en trouve, de dresser un tableau


systématique des diverses formes de l’activité humaine et d’inscrire en
regard les moyens qu’Arthur Rimbaud utilisa contre elles.
Foui- moi, je me contenterai de citer, à la suite les unes des autres,
quelques phrases de la Saison en Enfer, qui montreront par leur simple
assemblage l’universalité de la révolte de Rimbaud.
- La morale est la faiblesse de la cervelle :
- Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux et je l’ai trouvée amère.
Et je l’ai injuriée ...
- l e parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine.
- Sur toute joie pour l’étrangler, j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
- Le compagnon d’enfer, dit : A côté de son cher corps endormi,
((

que d’heures des nuits j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader
de la réalité ...
l’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil
des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’orient et à la
sagesse première et éternelle.
Que le lecteur maintenant fasse un effort synthétique. Que ses yeux
fixent un point de l’espace, qu’il veille à ce que les muscles de ses
membres soient déliés et lâches, qu’il respire deux ou trois fois profon-
dément, et qu’il médite, s’il le sait, sur quelques phrases d’Arthur Rimbaud
et sur ce que j’ai dit jusqu’ici.
Et qu’il sente ce que peut être l’effort d’un homme, d’une individualité

-
crispée au centre de tout, qui veut briser cette écorce qui la sépare
et la distingue, qui veut écarter du ciel l’azur qui est encore du noir =,
qui pour Etre veut n’être plus.

Elle est retrouvée


Quoi ? L’Eternité

VERS LA LUMIERE NATURE

Rimbaud raconte avec une assez grande précision, dans la Saison en


Enfer“, les différentes étapes par lesquelles il est passé. Je résume.
D’abord, prétexte littéraire. Révolte contre l’art : j’aimais les peintures
idiotes *. Utilisation de la poésie comme d’une incantation qui bouleverse
l’ordre du monde : Puis le prétexte littéraire disparaît. La vieillerie

4. Je sais que la Saison en Enfer n’est pas une confession. mais un poème. Mais cela
ne m’empêche nullement de la considérer comme un témoignage.
Fût-elle écrite dans un état délirant? Sans doute ; mais nous n’en sommes plus à nous
intéresser à ce petit jeu psychologique du conscient et de l’inconscient. Et pour la Saison
en Enfer nous y comprenons ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens n , comme
93 l’a demandé Rimbaud.
poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. l e m’habituai (v

à l’hallucination simple. >I 2


Parallèlement à ce progrès dans la perception du monde, s’accomplit un a
progrès de même espèce sur tout le plan de son être. L’incohérence de
ES
C
plus en plus marquée de sa vie et le témoignage de Verlaine en sont
la preuve.
II devient oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes,
q‘

- les chenilles qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le


-
3
0,

‘CI

:
S
sommeil de la virginité !
... Je disais adieu au monde ...
Enfin, le résultat approche : Q)
4
<e Ecoutez!

J’ai tous les talents ! - Veut-on des charits nègres, des danses de houris ?
Veut-on que je disparaisse, que je plonge a la rechercbe de l’anneau?
Veut-on ? Je ferai de l’or, des remèdes. >>

Enfin, ô bonheur; ô raison, j’écartai du ciel l’azur qui est du noir, et je


vécus étincelle d’or de la lumière nature. Y

CHUTE AUX ENFERS

Mais aussitôt c’est la chute brutale.


Rimbaud, alors que nous le pensions dégagé du sensible, devenu
substance ’, résorbé dans le Tout, et jouissant de la béatitude, souffre.
Et empruntant aux religions un de ces termes qu’elles ont détourné de
leur véritable sens, il lui redonne toute sa signification en disant qu’il
est en enfer.
II souhaite de revenir en arrière :
a Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale,
je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à
étreindre.
Que s’est-il passé ?

QU’EST-CE QUE L’ENFER ?

Je ne m’étonne nullement qu’il ait renoncé à la médiocre aventure littéraire.


Là où le conduisit sa méthode, qu’il y persistât eut seul été suprenant.
Si Rimbaud était parvenu à ne plus penser son individu mais à penser la
substance, il eut été normal que son corps, replacé dans le monde, vécut
une vie de corps humain. Et nous l’imaginons mieux dans les déserts
de l’Abyssinie que dans les salons littéraires de Paris.
La question est autre. Pourquoi Rimbaud souffre-t-il soudain toutes les
peines de l’enfer ? pourquoi sa révolte totale contre l’homme, la plus totale,
qui fut jamais, échoue-t-elle ?
Un homme qui veut se mutiler, est bien damné, n’est-ce pas = interroge-
t-il. L’accent porte sur le vouloir. II semble se croire puni parce qu’il a
voulu sa révolte, parce qu’elle a été l’exécution d’un plan, une tentative
consciente de magie.

5. Mais qu’est-ce alors que Rimbaud? se demandera le lecteur averti. Qu’il sache seule-
ment que ce n’est plus alors ni le corps de Rimbaud, ni son intelligence, ni son cœur. 99
La volonté consciente est contradiction de l’individu sur lui-même. I I y a
une contradiction qui n’est pas seulement dans le fait d’un individu qui
veut: détruire son individualité.
Plus profondément, l’individu se détruit, plus profondément il s’affirme.
II est plus, à mesure qu’il est plus capable d’attaquer des couches plus
profondes de lui-même ‘. II va en sens inverse du résultat recherché. Tel
est, sans doute, le sens véritable de la croyance que qui cherchait le
ciel par magie noire atteint l’enfer.
Autre est l’attitude qu’il faut prendre dans la guerre contre l’homme. C’est
bien plus par conscience de cette nécessité que pour une prétendue libé-
ration des couches profondes de l’individu, qu’on doit préférer sur le plan
littéraire l’écriture entièrement inspirée ’ à d’autres formes plus volontaires
de l’écriture. C’est une façon d’aborder le problème.

RIEN NE VA PLUS

Pour sortir d’Enfer, le suicide n’est pas une solution. C’est encore une
affirmation de la volonté et de l’individu.
Le catholicisme est un compromis de mauvais goût. Nous ne nous
attairderons pas à réfuter la thèse imbécile de M. Paul Claudel, ambas-
sadeur de France. Rimbaud n’a pas discuté avec Verlaine, quand celui-ci
lui chanta des psaumes à Stuttgart : il l’a abattu d’un coup de poing.
.: Quant au bonheur domestique établi ou non ... non je ne peux pas. La

vie ,Fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante,
elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde.
Ni suicide, ni conversion, ni 0: la vie humble aux travaux ennuyeux et
faciles B. C’est en voyageant, et en se mettant sans cesse aux prises avec
les plus rudes réalités que Rimbaud a le plus de chance de se réadapter,
de devenir un homme normal, ce qu’il souhaite le plus au milieu de ses
souffrances.

ET IL’ON REPART! FAITES VOS JEUX!

Rimbaud est le vaincu dans sa guerre contre l’homme.


II a perdu le Grand Jeu. Mais que nos ignobles contemporains ne s’en
réjouissent pas trop. Dans un dernier sarcasme, il leur a crié :
a Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre.
Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous, maniaques,
féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général,
tu es nègre ...
Entendez-vous marchand, magistrat, général ? Entends-tu, Ambassadeur
de l’rance? Rimbaud a été vaincu. Soit. Mais la bataille n’est pas finie.
cc Viendront d’autres horribles travailleurs : 111scommenceront par les
horizons où l’autre s’est affaissé. >>
Roger Vailland

6. Telle est aussi la réponse à faire à ceux qui nous reprochent de ne pas nous suicider
parce que l’état d’homme nous dégoûte. Quelle belle logique !
Par le suicide, nous nous affirmons hommes, plus que jamais.
1O0 7. Qu’on l’appelle écriture automatique ou folie prophétique.
Après Rimbaud la mort
des Arts

par Roger Gilbert-Lecomte

Cette langue sera de l’âme pour l’âme. Rimbaud

Le propre d’un Rimbaud sera d’apparaître à jamais, avec l’ironie d’un


retour éternel, dès sa plume posée pour ne plus la reprendre, comme le
précurseur de tout ce qui veut naître et qu‘à l’avance il déflora du caractère
de nouveauté que l’on prête gratuitement aux naissances. Celle perpétuelle
du millenium eut ainsi en lui son rare témoin : on peut le dire exactement
prophéte.
Trahi sans cesse par la plupart de ses admirateurs ou esprits bas, qui
cherchent à lui faire servir leurs fins innommables et qui se jugent en
le jugeant comme ils font, il demeure invariablement la pierre de touche.
II montre la limite de tout individu parce qu’il vécut lui-même à la limite
de l’individu : je veux dire que plusieurs points de son œuvre marquent le
souvenir d’un être qui, ayant tendu toutes les facultés de son esprit à
l’extrême des possibilités humaines, a suivi l’asymptote des impossibilités
humaines ’. S’il a ou n‘a pas vu au-delà de ces limites [ce qu’on ne peut
évidemment vérifier qu’à condition de revivre son expérience et: à quel
prix !), il a au moins vécu béant sur cet au-delà. D’où, dans son œuvre,
ces trous noirs que ceux qui craignent le vertige cherchent à masquer
grossièrement au moyen de ce qu’ils ont de mieux à puiser aii fond

1 L’efficacite d’une telle démarche n’apparait d’ailleurs que dans la mesure O L l’on vit
intérieurement l’idée hégélienne de perfectibilité de la raison coicrete 101
d’eux-mêmes de leur idéal », par analogie. Dévoilant à tout coup leurs
petits sommets (foi religieuse ou concept tautologique, phraséologie
creme ou pire) ils permettent de mesurer leur bassesse.
Ainsi, sans mon programme ou cassedogme, le prétexte Rimbaud à tout
remettre en question surgit magnifiquement à propos de ce qui fait la
valeur de sori œuvre.
Justifier une telle valeur est essentiel dans la mesure où cela permet
d’abord de dénoncer en passant toutes les fausses recettes qu’emploient
les <. artistes >> pour atteindre un beau dont la notion obscure à souhait ne
suffi.t pas à cacher le caractère inadmissible, ensuite de voir ce qui reste
réel dans l’idée de beauté et comment y atteignent certains créateurs,
toutes considérations de métier mises à part.
Tout jugement esthétique d’une œuvre dite d’art cherchant à remonter
d’effet à cause en tirant sur l’ignoble cordon iombilical que l’on nomme
lien causal parce qu’il relie l’occidental à sa mère la pourriture, exaspère,
désespère t o w ceux que j’estime et moi-même. Ma tête, ma tête sans yeux,
à qui établirait le bien-fondé de sa manie d’induire comme de tout autre
tic de la pensée logique, en face de ma torpeur fixe, cette soudaine
conscience du scandale d’être !
C’est avec le dédain le plus lointain pour les trop faciles réfutations des
esprits fins que je tiens à noter ici ce qui fut toujours pour moi le plus
élémentaire sentiment de propreté morale à savoir que, à de très rares
mais. immenses exceptions près ‘, je répudie l’art dans ses manifestations
les plus hautes comme les plus basses, qu’à peu près toutes les Iittéra-
tures, peintures, sculptures et musiques du monde m’ont toujours amené
à me frapper violemment les cuisses en riant bêtement comme devant
une grosse incongruité.
Les productions des réels talents et des génies dans leur genre, les perfec-
tions techniques acquises par l’exploitation systématique de modèles
reconnus ou non, la pratique assidue des imitations nature =, la a longue
patience ’’ de l’académicien récompensé, toutes les activités de cet
ordre m’ont toujours scandalisé par leur parfaite inutilité. Inutilité. C’est
l’art pour l’art. Autrement dit l’art d’agrément. Hygiénique distraction pour
oublier la réalité dure à étreindre.
Des artistes œuvrent avec goût.
Des esthètes jugent en connaisseurs.
Et cles hommes crèvent en mordant leurs poings dans toutes les nuits
du rnonde.
Ce n’est pas que je sois insensible aux beaux arts : des allusions littéraires
dans une peinture, la percussion indéfiniment prolongée du goudougoudou
en rnusique, l’épithète sculptural en particulier Iorsqu‘il est appliqué à une
mélodie, en littérature, peuvent m’émouvoir plus que tout au monde, seule-
ment je défends d’appeler cela émotion artistique > parce qu’alors aucun
goût, même le pire, ne préside à mon jugement, parce qu’il n’y a pas
jugement mais coup de casse-tête dans le ventre.
L’art pour l’art est un de ces refuges où se tapissent ceux qui trahissent
l’esprit qui veut dire révolte. Sur le plan humain il ne peut exister de beau
qui soit absolu, sans au-delà, qui soit une fin. Comme si un absolu, unique
en soi, pouvait se présenter à l’individu reclus dans l’apparence de son
moi sous une autre forme que Non, Non et Non.
Cela peut paraître une regrettable plaisanterie aussi vaine qu’un coup
d’épée dans une matière liquide que d’attaquer maintenant l’art pour l’art
que personne ne défend plus. Se méfier des religions dont le vocabulaire
litur’gique est officiellement abandonné. Sinon les membres du gouver-
nement brésilien personne n’édifie plus de chapelles positivistes à Clotilde
de ‘Viaux. Pourtant quiconque pense à la science emprunte la pensée

2. Ei: il ne peut s’agir que d’établir le critérium de ces exceptions à définir une fois
102 pour toutes.
de Comte ’. De même pour le christianisme. Les stigmates inavoués en hl

deviennent indélébiles. Les lâches qui craignent de se tailler la peau 2


.al
n’étreignent du monde que ces peaux mortes qui s’interposent toujours E
entre lui et eux. 3
C
Fausse évidence et tic mental encore. Qui ne considère l’art et la plus ou
moins belle beauté de sa fabrication comme des fins en s o i ? Ceux qui
ont peur et cherchent des excuses ne font que reculer la question.
Nul esprit ne va plus du multiple à l’unique. L’œuvre apparemment signifie
-a
Q)

-0
E
selon deux démarches :
- Ou bien l’homme figé par l’espace hors de lui et qu’il tient pour solide $
et base, recopie soigneusement une nature d’images et de faits sans O)
.J
penser qu’elle n’est peut-être qu’une projection de son esprit et son
attention glisse sur des surfaces, d’où l’épithète <‘ superficiel >’. L’art ou
malpropreté est en ce cas qu’il transpose ou déforme. Quant à voir au
travers il faudrait d’autres yeux derrière les yeux pour les regarder sous
la voûte du crâne.
- Ou bien l’autre univers‘ arrache l’homme aux aspects et aux formes
externes et le tire dans sa tête. Mais les cinq doigts de la main sensorielle
n’ont aucune prise sur ce monde-en-creux, ce monde-reflet, ce monde de
prestiges plus vrai que le monde des formes sensibles puisque, en lui,
quoi qu’on dise on ne peut pas mentir.

L’esprit confusionniste de la critique a baptisé cette seconde forme d‘acti-


vité créatrice de deux appellations particulièrement imbéciles, c’est à
savoir : littérature (ou peinture) d’imagination, littérature (ou peinture)
subjective. La critique psychologique la plus élémentaire de l’imagination
dite créatrice constate que celle-ci ne crée jamais rien, mais ne fait
qu’amalgamer des fragments de souvenirs sensoriels selon une compo-
sition différente de leur assemblage habituel : tels seraient s’ils avaient
été imaginés et non pas réellement vus, les monstres de la légende avec
leurs têtes de coqs ou d‘épingles, leurs pieds de table, leurs âmes d’en-
fant, leurs queues de carotte et leurs corps de lions ou de balais ou de
baleines. Ainsi font les grands imaginatifs qui, pour des sommes dérisoires
- prenez place, la séance va commencer -
évoquent devant les yeux
d’eau grasse du public les orients et les antiquités, toutes les reconsti-
tutions historiques et préhistoriques - visibles pour les adultes seulement.
Ce n’est pas dans les domaines pseudo-arbitraires de l’écœurante fantaisie
qu’ils se meuvent, ceux qu’un fatal accrochage, un jour blanc de leur vie,
a arraché aux tapis roulants d’un monde dont leurs mains soudain de feu
ont incendié les celluloïds et les cartons-pâtes.
Alors sous le signe de l’éclair du vert tonnerre, un clignement d’œil durant,
l’homme a entr’aperçu tout au fond de sa tête la bordure de l’allée aux
statues en allées, l’allée des fantômes et des miracles où l’on tombe par
les placards à double fond des coïncidences, les fausses portes bascu-
lantes des rencontres chocs et les chausse-trappes affolantes des
paramnésies.
Dorénavant le seul but de sa vie devient