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dleli340,
et quinze exemplaires justifiés de A à O
rherviis aux collaborateurs.
C h exemplaires constituent le tirage de tete
et sont accompagnés d'une eau-forte
de Josef Sima.
L’Herne
Cahiers publiés par
Dominique de Roux
2
L’Ecriture des vivants
Le Grand Jeu
L.es textes et illustrations parus dans Le Grand Jeu appartiennent aux auteurs
ou à leurs éditeurs,
soit pour René Daumal, R. Gilbert-Lecomte, Robert Desnos,
A. Rolland de Renéville, Georges Ribemont-Dessaignes et
Roger Vailland : Gallimard éd.
lextes de Marc Thivolet, Jacques Masui et Renée Boullier :
L'Herne éd.
clditions de l'Herne
Diffusion Minard : 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5.
Imprimé en France.
Nous tenons à remercier les collaborateurs du Grand leu ou leurs ayants droit, particu-
lièrement :
Monsieur Jack Daumal qui nous a remis des textes inédits de son frère, René Daumal,
Madame Paulette de Boully,
Mesdemoiselles Maryan Lams et Divine Saint-Pol-Roux,
Messieurs Arthur Harfaux, Maurice Henry. Georges Ribemont-Dessaignes, Joseph Sima
et Carlo Suarès
qui nous ont apporté une aide très efficace, soit en nous confiant des documents - souvent
inedits -, soit en nous permettant de surmonter les obstacles que la mise au point d’un
tel cahier ne pouvait manquer de susciter;
les éditions Gallimard qui nous ont autorisés à publier les textes de leurs auteurs;
et Monsieur Chapon, Conservateur du Fonds Jacques-Doucet, à la Bibliothèque Sainte-
Geneviève, qui a mis à notre disposition le numéro 1 du Grand Jeu.
Sommaire
MANIFESTES
INTRODUCTION
Nécessité de la révolte :
Poèmes :
Textes :
Chroniques :
85 Enquête.
Essais :
Textes et poèmes :
Chroniques :
144 ...
1. L‘horrible révélation la seule, par R. Gilbert-Lecomte.
153 2. Nerval le Nyctalope, par René Daumal.
162 3. De certains soleils fixes, par André Delons.
169 La Parole, par A. Rolland de Renéville.
Poèmes :
Lettre ouverte :
Chroniques :
250 BIBLIOGRAPHIE
Dessin d
Manifestes
Projet de présentation
du Grand Jeu Texte inédit
Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une
évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux
toute autre préoccupation.
Le Grand Jeu groupe des hommes qui n’ont qu’un Mot à dire, toujours le
même, inlassablement, en mille langages divers ; le même Mot qui fut
proféré par les Rishis védiques, les Rabbis cabalistes, les prophètes, les
mystiques, les grands hérétiques de tous les temps, et les Poètes, les vrais.
Le Grand Jeu veut mener une lutte sans répit, sans pitié, sur tous les
plans, contre ceux qui trahissent cette révélation au profit de l’égoïste
intérêt humain, individuel ou social : prêtres,
savants,
artistes.
L a circulaire du
Grand Jeu
N.B. Pour les personnes qui nous interrogent au sujet du Grand Jeu, nous
répondrons une fois pour toutes à n’importe quelle question : Oui et
non D. Nous sommes ainsi les premiers à faire servir la vanité du discours
à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à
ceux qui auraient le courage de nous interroger sans niaiseries ni restric-
18 tions mentales.
rresence
du Grand Jeu
Ce texte ne dissimule pas ses intentions agressives à I'6gard de ceux qui s'apprêtent à
régler l e sort du Grand Jeu au nom de l'histoire de la littérature, c'est-à-dire à l'enterrer
sous les louanges et les exégèses. C'est pourquoi il nous a semblé qu'une longue
familiarité avec les textes de ce mouvement, les relations que nous avons entretenues
ou que nous entretenons encore avec certaines personnes qui ont participé à l'aventure
du Grand Jeu et la certitude que notre via se joue à tous les instants, nous autorisait à
mettre à jour la motivation du groupe créé par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
par Marc Thivolet
Etablir une continuité, sinon de fait du moins d’intention, dans les évé-
nements, leur donner une succession dans le temps et parler d’histoire
tel semble être le rôle de l’essayiste qui étudie un mouvement politique
ou littéraire.
En réalité, écrire l’histoire c’est écrire l’histoire de manifestations dont les
mobiles sont - peut-être- dans l’insondable et l’aboutissement dans
I’immesurable ... ; c’est prendre le parti du continu contre le discontinu.
L’essayiste n’est pas autorisé à se reconnaître dans la matière qu’il traite.
On lui demande de mettre de l’ordre, de rendre logique une thèse, d’en-
dormir l’inquiétude que créent ces écrits épars, ces cris, ces tableaux,
ces traces ... d’en faire des objets de consommation pour calmer l’avidité
du public. Vite, il faut que les morts se confessent. N’est-ce pas que tout
cela est explicable, que le passé explique et justifie ce qui, précisément,
cherchait sa source dans l’impensable et qu’après tout, ce n’était pas si
8 précise n, plus -
terrible ?... Demain un autre fourrier du passé donnera une explication plus
juste = ( a Les derniers documents découverts remettent
en cause ... B), mais qu’importe ! L’essentiel est de faire entrer dans
I’histo ire ...
L‘essayiste croit s’exprimer, il ne fait que conjurer une peur ...
Si la fureur que met l’événement à durer dans notre mémoire n’était que la
négation de ce qui lui a donné naissance ... Et pourtant, malgré cette
volonté de survivre, les événements meurent ... Rien de plus triste que
ces piles de journaux jaunis tirés sur papier éphémère, avec leurs titres
que le temps - qui n’est pas fait de continuité mais d’une succession de
coups de grâce - a rendus dérisoires. 21
Et nous sommes étonnés, honteux d’avoir vécu, souvent intensément cela,
ii la façon des primitifs.
L’historien, certes, ravive l’événement. II lui donile un sens par rapport à
son temps. Mais l’image que l’on se fait de a son temps est déjà du
pass ii .
Les interprétations de l’histoire meurent, elles aussi, mais avec la noblesse
des films qui passent au ralenti.
L’historien, à son tour, entre dans l’histoire de l’histoire...
Réduire le Grand Jeu à une histoire, c’est exclure le possible qui a été sa
raisoii d’être pour lui substituer sa trace dans l’événement. Si nous écri-
vions cette histoire, nous écririons un pastiche. Ecrire l’histoire du Grand
Jeu, c’est trahir ce dernier. Maudit soit celui qui veut faire ici œuvre d’his-
torien ! La matière est ténue, certes, mais la rareté fait son prix. Maudit
soit celui qui cherche sa continuité en faisant du continu !
Relever dans le cheminement du Grand Jeu ce qui est trahison à l’égard
de lui-même, même si cette trahison se veut fiddité, à des hommes ou à
des ildées, c’est faire que le Grand Jeu soit replacé en son centre, là où il
se sait insondable, hors d’atteinte parce que entièrement vulnérable : au
sein de l’existant incompréhensible et immesurable.
Comrnent ! Vous me croyiez là ? et mon vent tournoyait dans le creux des
visages, dans l’envers des visages. Mais, vraiment, je vous en veux de
nn’avoir confondu avec des images.
L.e Grand leu ne peut être transformé en son histoire. II doit être, à chaque
pas, la réabsorption de ce qui le particularise, I’iconolâtrise dans le non-
tlemps qui est sa vie parce qu’elle est sa mort. Je veux le faire mourir pour
qu’il irevive. Sa vie n‘étant qu’au prix de cette mort. Qui vive ? Feu ! II ne
réporid jamais aux sommations. Plutôt que de tendre vers l’idéal d’une
logique dont la fin serait une explication satisfaisante m , cet essai, appro-
Q
Le présent ne coïncide que très rarement avec l’actuel, car il reste tapi
dans l’obscurité où le psychisme, absorbé par l‘actualité, le tient. L‘actuel
fuit le présent dans des problèmes qui n’engagent pas la totalité de
l’individu.
Certains mythes qui prêtent à sourire tant ils ont été évoqués n’en déter-
minerit pas moins un grand nombre de comportements. Ainsi le mythe du
Paradis perdu entretient des nostalgies qui ne manquent pas d’engendrer
des projections illusoires dans la vie politique! et sociale. A certains
niveaux, dans les profondeurs de l’inconscient, Ides positions sont assu-
mées en fonction de tabous anciens. Et tel homme qui se prétend révolu-
tionnaire serait bien étonné d’apprendre qu’il est, en fait, entièrement
conditionné par ce qu’il nie.
L’actuel, par l’ignorance des mobiles qui l’agissent, devient, le plus sou-
vent, le miroir où s’inverse l’image d’un présent rnéconnu.
L’occulte, ce n’est pas, ce n’est plus ce qu’on entendait autrefois par ce
mot, c’est l‘état d‘ignorance où le psychisme se tient. Le présent est un
vide au cœur de nos contemporains. Et de ce vide à l’avidité pour l’actuel
il n’y a qu’un pas...
L’actuel triomphe par une perpétuelle séparation d’un commencement
-- cause imaginaire et lointaine - d’une fin toujours rejetée dans le futur,
voire dans l’éternité. L’actuel empêche la coïncidence du commencement
et de la fin dans l’impensable.
L’histoire du Grand Jeu n’est pas actuelle mais présente. Ce mouvement
22 qui, de 1928 à 1933, fit figure d’expérience marginale au surréalisme, fut la
manifestation passagère d’un Grand Jeu qui ne cesse de se jouer entre la C
O
conscience et l’existant (Le grand jeu est irrémédiable ; il ne se joue FJ
qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie.
O
R. Gilbert-Lecomte). Le Grand Jeu fut le miroir parfois fidèle, parfois défor- e
mant des questions essentielles que l’homme se pose quand, précisément,
il cesse d’être absorbé par l’actualité - cette actualité qui apparaît, le
-
U
C
-
son manifeste André Breton semblait délibérément ignorer le groupe du
Grand Jeu et s’adressait directement à René Daumal : Je cherche autour
de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d’intelligence.
Peut-être sied-il, tout au plus, de faire observer à Daumal, qui ouvre dans
le Grand Jeu une intéressante enquête sur le diable, que rien ne nous
retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il signe seul
ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l’impression passablement désas-
treuse de sa faiblesse en une circonstance donnée. II est regrettable,
d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa position person-
nelle et, pour la part de responsabilité qu’il y prend, celle du Grand Jeu
à l’égard du surréalisme. On comprend mal que ce qui tout à coup vaut a
Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification
pure et simple. a L’incessante contemplation d’une évidence noire, gueule
absolue D, nous sommes d’accord, c’est bien à cela que nous sommes
condamnés. Pour quelles fins mesquines opposer, dès lors, un groupe B
un autre groupe? Pourquoi, sinon vainement pour se distinguer, faire
comme si l’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont? = Mais les
Grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le
voile gris du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l’un l’autre, et les
hommes les nomment absences. B (Daumal : a Feux à volonté D, le Grand
Jeu, printemps 1929). Celui qui parle ainsi en ayant le courage de dire
qu’il ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder de s’en
apercevoir, de se préférer à l’écart de nous. =
La réponse du Grand Jeu à André Breton ne se fit pas attendre. Dans le
numéro 3 de la revue, Daumal publia une a Lettre à André Breton sur les
rapports du surréalisme et du Grand Jeu. Ce texte était en quelque sorte
la publication différée du manifeste simpliste.
Dans ce texte, René Daumal définissait d’abord le Grand leu comme une
communauté de caractère initiatique D. Après avoir rappelé que les
membres du Grand leu avaient signé le manifeste de la revue Red, de
Prague, en faveur de l’œuvre de Lautréamont mise à l’index par la censure
de Tchécoslovaquie, Daumal en venait a la question essentielle : a Le Grand
Jeu (...) a-t-il des raisons de se préférer à l’écart du surréalisme ? (...) Pour
le moment laissez-moi mettre en balance, d’un côté, notre accord proclamé
avec vous dans une attitude qui est en gros : hégélianisme de gauche
rallié au marxisme et, par conséquent, aux principes de la Troisième inter-
nationale ; d’autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de
leur but primitif, entièrement dirigks, à propos de questions de personnes
que la nature de notre groupe nous obligeait à juger nous-mêmes, contre
l’unité du Grand Jeu ; j’ajoute dans le même plateau le compte rendu de
ces discussions dans Variétés (juin 1929), dont aucun d’entre nous ne
consent à reconnaître l’exactitude (puisqu’il fut rédigé sans vérifications,
28 par les surréalistes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et néces-
sairement tendancieux). ... Et dans l’ordre des recherches positives, C
O
qu’avez-vous fait, entourés d’un certain nombre d’individus dont la pré- ’E3
sence à vos côtés nous a toujours remplis de stupeur ? Les neuf dixièmes TI
de ceux qui se réclament ou se sont réclamés du titre de surréalistes n’ont 2
fait qu’appliquer une technique que vous aviez trouvée ; ce faisant, ils
n’ont su que créer des poncifs qui les rendent inutilisables. Si bien qu’au-
-c
U
jourd’hui j’irais vers vous pour me livrer à vos petits jeux de société, à
ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez impro-
prement le a surréel D ? Pour les trouvailles divertissantes du cc cadavre
exquis =, de l’écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout
l’appareil technique que le Grand leu travaille à construire et auquel
chacun de nous apporte sa part de ressources ? Nous avons, pour répondre
à votre science amusante, l’étude de tous les procédés de dépersonna-
lisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous
avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles)
des yogas indoues ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait
onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le
pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ... et ce n’est
pas fini. (...) Ainsi Rolland de Renéville travaille à établir les coordonnées
multiples de la création poétique (...) ; Roger Gilbert-Lecomte travaille a
une Vision par I’Epiphyse où il bâtit l’architecture de feu de la pensée
mystique et de l’esprit de participation (...) Idéalement donc, et en résumé,
je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate
qu’un accord de principe sur un programme minimum serait possible entre
nous, que même une collaboration serait souhaitable ; mais, d’une part, la
confusion que je vois régner dans le surréalisme, l’insuffisance de son
programme ; d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’il possède dès
maintenant un plan d’activité suffisamment précis et une idéologie com-
plète, n’a réalisé que les tous premiers points de son programme ; cette
double raison rendrait une collaboration entre nous - aujourd’hui au
- -
moins
bien prophétique - à André Breton : -
prématurée. D Enfin Daumal adressait cet avertissement
Prenez garde, André Breton, de
figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous
com-
DE LA REUSSITE ET DE L’ECHEC...
Peut-être faut-il s’arrêter sur le fait que, malgré ce qu’écrivait René Daumal
dans sa lettre à André Breton, le Surréalisme ait duré et même marqué
son époque alors que le Grand Jeu avec son plan d’activité suffisamment
Q
- -
L’une était signée René Crevel, l’autre Carlo Suarès. Celle de ce dernier
mérite d’être citée en raison de son caractère insolite. Ce pacte, écrivait
l’étrange correspondant, je l’ai fait.
-
Y
C
René Daumal avait posé une question d’ordre moral : il s’agissait pour lui
de savoir dans quelle mesure un individu pouvait accepter, en échange
d’un pouvoir matériel, de a vendre son âme B. Le bien et le mal étaient
en cause. René Crevel répondit qu’il prenait le parti du diable en tant
que symbole de la lutte contre le pouvoir établi. Carlo Suarès, par contre,
envoya une réponse déconcertante. Refusant de s’identifier à l’un des
termes de la dualité, il situait le moi non comme une identification à l’un
des termes de la dualité bien-mal mais comme un processus contradictoire
à accepter dans sa totalité (Seul le pacte avec le diable fait obtenir ce
à quoi, par excès de désir, on a dû renoncer. Carlo Suarès). Troublé, René
Daumal entra en contact avec l’auteur de la lettre qui dirigeait les Cahiers
de I’btoile. Un dialogue s’engagea dont les protagonistes furent Daumal,
Suarès et un ami de ce dernier, Joë Bousquet. Cette rencontre devait
aboutir à la publication d’un texte commun. Mais au dernier moment, René
Daumal, de plus en plus engagé dans les activités des groupes dirigés
par Georges I. Gurdjieff, se récusa et Carlo Suarès signa seul la Comédie
Psychologique. Dans cette œuvre, il essaya de mettre en évidence le
caractère paradoxal du moi = concret, contingent, relatif, projeté contre sa
propre vie, par l’élan, par l’exaspération de cette contradiction qui n’est
autre que lui-même =.
Quelle que soit la diversité de la nature, elle est une. C e monisme donne der
dimensions imprévisibles à la réalité au sein de laquelle la mkmoire se reflète
dans le miroir de l’instant en une perspective de futur. Josef Sima.
Maurice Henry, Dida de Mayo, Arthur Harfaux et losef Sima ont joué un
rôle important dans les activités du Grand Jeu. Le premier, depuis, est
devenu dessinateur humoriste. II nous a confié un certain nombre de
portraits qui nous permettent de reconstituer le profil intime du mouvement.
Grâce à lui, nous possédons une chronique illustrée du Grand Jeu.
Arthur Harfaux a fait le même travail en photographie. II a, de plus, réalisé
des photomontages qui anticipaient les recherches de Hans Bellmer sur
la Poupée.
Si Maurice Henry a été le peintre intimiste du Grand Jeu, Josef Sima en a
@tél’artiste a officiel B. II a donné l’image la plus exacte de ce que voulait
être le groupe. II a peint pendant la période du Grand Jeu une série de
portraits d’une qualité exceptionnelle. A l’occasion de son exposition
Figures humaines à la Galerie Powolozki, en 1930, les membres du Groupe
tinrent à lui rendre un hommage collectif.
Le ton était donné par René Daumal qui, dans un poème, définissait l’es-
sence du portrait selon le Grand Jeu :
-
sont les plus proches. D Le portrait, continuait Roger Gilbert-Lecomte,
c’est le lieu du monde où le moi rencontre le non-moi, où le corps colle
au moule-en-creux de l’espace, -
aussi bien carapace que réceptacle sen-
soriel, localisation d’une conscience, bocal d’un spectre, en boule dans la
tête, s’effilant en toupie dans le torse. D
Rieri ne peut mieux illustrer ces phrases que le portrait que Sima fit de
Roger Gilbert-Lecomte. Alors que le portrait de Daumal est à l’image d’un
instirument tranchant, hache ou silex, celui de Roger Gilbert-Lecomte est
pris dans le mouvement ascendant d’une matière, bandelette ou ecto-
plasme, et semble jaillir d’une tempête immense mais silencieuse née dans
la nuit des tombeaux.
Sima a été le peintre de la vie officielle donc occulte du groupe. Peintre
de lla perception médiumnique et non de l’imitation, il a montré des corps
fantômes, des corps hantés comme des maisons, des corps ruinés flottant
dans des espaces-souvenirs. Peintre de l’absence, c’est-à-dire de la mé-
-
moire des présences perdues, Sima témoigne que l’homme est victime
d’urie hémorragie de sa fonction cosmique. C’est là le scandale essen-
tiel : L’homme niant sa fonction cosmique, privé du sens de la vie, avance
avide vers les objets et les idéologies dans l’espoir de combler ce vide
masqué qui n’est autre que lui-même...
RUPTURES
vrai-
liques en Orient et en Extrême-Orient, un enseignement ésotérique qui devait permettre
à l’homme qui s‘y soumettait d’accéder à la = vraie 1, permanence, au moi.
(L‘ouvrage de P. D. Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, est le meilleur exposé
30 des idées de Gurdjieff).
tation. La rupture entre les deux hommes marqua la fin du Grand Jeu
en tant que mouvement situé dans l’histoire.
La guerre de 1939-1945 fut fatale à la plupart des anciens membres du
Grand Jeu. André Delons mourut au cours de la bataille de Dunkerque ;
Hendrick Cramer fut assassiné par les nazis ; Roger Gilbert-Lecomte
mourut du tétanos à l’hôpital Broussais, le 31 décembre 1943. René Daumal
ne devait pas lui survivre très longtemps puisqu’il mourut de tuberculose
généralisée au mois de mai suivant.
D’une beauté fascinante, Roger Gilbert-Lecomte avait aimé se transformer
en épouvantail. Depuis son enfance, il avait joué au jeu de la mort. Quand
il remettait sa chevelure en ordre devant les miroirs, il creusait ses joues
pour que derrière la chair de son visage apparût l’ossature de son crâne.
Le portrait que Maurice Henry fit de lui pendant son sommeil et qu’il
refit pour en accentuer les traits témoigne de cette obsession macabre.
Au-delà de sa fin qu’il ne cessait d’anticiper - faute de pouvoir la vivre
complètement dans le présent - il se voyait vampire. Cette agonie qu’il
simulait et cette survie qu’il imaginait étaient les masques de la durée.
Frappée dans sa substance, cette dernière avait, grâce à un processus
de réversibilité dont le miroir est le symbole, transformé la vie en une
parodie de mort et mis son espoir de durer dans une parodie de vie-dans-
la-mort. La photographie qui montre Roger Gilbert-Lecomte exsangue,
couteau en main, mimant le meurtre de René Daumal peut faire sourire.
J’ai tout lieu de croire cependant que Roger Gilbert-Lecomte continue à
jouer ce rôle dans un monde intermédiaire. La drogue avait peu à peu
creusé son corps, elle en avait fait une enveloppe diaphane ; elle avait
-
creusé ses joues jusqu’à ce que la transparence laissât voir les dents.
Déchirez la viande de mes joues pour que je voie mon rire de mort =,
écrivait-il dans un de ses poèmes.
Fatalité est le nom du destin lorsque ce dernier porte en lui la tentation
de l’échec.
2. LW place accordée dans cet essai à la poésie de Roger Gilbert-Lecomte n‘implique pas
une dépréciation de l’œuvre poétique de Daumal. L’absence de tout témoignage poétique
32 dans les numéros du Grand Jeu nous a contraint a combler cette lacune.
rappellent quelque chose i~ : un jeu de mots et un alexandrin, par
exemple :
La Palisse et ta sœur
Si belle
Qu’elle en crie
Comme aux jours trépassés où sa beauté naquit
...
L’ange se réfléchit vers celuy qui l’a fait :
Ce grand Tour dont le centre est partout si parfait,
Et dont le cercle est tel qu’on ne le peut comprendre ...
Et Fioger Gilbert-Lecomte réabsorbant la durée retrouve les mêmes
accents :
Ce c:ourt voyage à travers des écrits séparés par plusieurs siècles n’était
pas iun voyage dans le temps, puisque dans chacun de ces trois poèmes
se trouve le même centre cerné par la même inquiétude.
Malgré le jugement sévère que Roger Gilbert-Lecomte a porté sur ses
calernbours poétiques, il nous faut rendre ces derniers à l’ensemble d’une
cieuvre dont la motivation nous apparaît plus clairement.
Par le crépitement des analogies sonores, des allitérations, par la mise
en evidence des structures, par l’exercice gratuit = des procédés stylis-
tiques, Roger Gilbert-Lecomte a ouvert des tralppes sur des vides verti-
gineux.
Dans la mémoire, les poèmes que nous avons appris, les discours que
IIOUS avons entendus, les sentences qui nous ont été ressassées demeurent
A l’état de squelettes sonores. Ils laissent une empreinte dans laquelle
#e poète peut couler, comme dans un moule, des associations verbales
inouvelles qui épousent les contours anciens et les frappent de dérision :
= L‘histoire de France =, par exemple, devient : a Lisse-toi rode œuf rance *
ILe poète cherche des analogies sonores ou viennent mourir de pseudo-
contenus qui sont, en fait, les contenants de la conscience. Mais le
lhnguiste lui-même, au terme de sa définition du langage humain, n’induit-il
pas le poète en tentation lorsqu’il affirme :
Une analyse plus approfondie du langage montre que ces (...) éléments
de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articu-
lation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage
sélectif et distinctif fournit les unités significantes. Ces phonèmes = vides =,
organisés en systèmes forment la base de toute langue. s (E. Benveniste,
in Communication animale et langage humain m , Problèmes de Langage,
Q
Gallimard édit.)
Et s’il est vrai que le langage nous façonne, peut-être nous appartient-il
34 de b’riser nos prisons en brisant le langage lui-même ? Ainsi le poète
peut-il brûler le vaisseau sur lequel il est embarqué, plus vite que le
linguiste puisqu’il vit jusqu’à en mourir l’identité du moi et du langage.
Peut-être aussi peut-il ruser, dresser des embuscades, assassiner en lui
et dans les autres - dans le masque en creux du phonème - toutes les
pseudo-significations qui sont autant de contenants grâce auxquels l’être
se pense.
II est des moments où on ne rougit pas d’être meurtrier.
La confrontation des œuvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte,
nous permet de qualifier la première de descriptive et la seconde d’expé-
rimentale.
L’œuvre de Daumal reconstitue dans le temps une expérience vécue, celle
de Lecomte, au contraire, tente de recréer, dans le présent, les conditions
d‘un surgissement indicible. Celle-là nous donne l’image du continu, celle-
ci est discontinue. Chez l’auteur du Mont analogue, l’acquis est trop fort
et tend à utiliser l‘énergie révélée en vue de son accroissement et d’un
accomplissement toujours différé ; chez l’auteur du Retour à tout, la struc-
ture, incertaine, tend à régresser vers l’indifférencié.
Daumal impose l’image manichéenne (Qu’est-ce qui importe par-dessus
tout, dans la vie humaine ? remettre à leurs places royales les grandes
valeurs : Bien, Beau, Vrai. René Daumal : Lettre à Max-Pol Fouchet (8
mars 1941).) d’un monde en lutte contre la pluralité et la dispersion ;
il essaie de faire adhérer le plus étroitement possible la description et
l’objet de la description. Roger Gilbert-Lecomte, lui, donne volontiers à
penser que ses textes, le plus souvent très courts, sont autant d’événe-
ments recréés sur le plan poétique.
QUI OU QUOI ?
L’homme vit à travers des activités séparées qui sont autant d’exclusions
et de! contradictions : oppositions de la vie privée et de la vie publique,
de lai vie professionnelle et des loisirs, de la vie religieuse et de la vie
profane, de la vie sociale et de la vie individuelle, de la morale et des
faits ...
Toute voie particulière est exclusive. C’est parce qu’il se confondît avec
l’idée! de vérité que René Daumal renia ses amis - renia tout au moins
celui dont la seule présence risquait à chaque instant de remettre son
choix en cause.
Dans le microcosme du Grand Jeu se reflèta, eri un raccourci foudroyant,
tout le drame du psychisme humain. Personnage encore et non individu,
I’horrime ne perçoit que des représentations de lui-même et il ne peut
s’identifier, en fait de vérité, qu’à une image ... L’humanisme est la limite
qu’il se donne afin de pouvoir se penser et penser son idéal.
Toutes les questions, au cours des siècles, ont été absorbées par des
réponses religieuses ou philosophiques. C’est parce que ces questions
n’étaient pas essentielles, n’étaient pas l’essence même de toute ques-
tion (Peut-être la vie n’est-elle faite que de recommencements de plus
...
en plus graves de tâtonnements de plus en plus précis vers une catas-
...
trophe d’aggravations progressives vers un embrasement général ?.. .
4~ Embrasement = au figuré, naturellement... Peut-être ?... Ce n’est pas
VOUS qui agissez. C’est tout ce qui n’est pas accompli en vous. Que peut-
on faire à cela ? Rien. Rien. Tout ce qui a raté veut, doit absolument recom-
mencer. Carlo Suarès.). Du grand jeu, celui de la conscience et de I’uni-
vers, jaillit une seule interrogation qui remet en cause la totalité de l’être
36 et de l’existant. Marc Thivolet
Dessin
Numéro 1
Avant-propos au premier
numéro du Grand Jeu
‘c La police orne de ses agents tous les coins de rues, toutes les manifes-
3
guinaires. La pitié me saisit. Que conseiller aux enfants pour les épargner,
-a.
pour leur éviter cet avilissement ? Je ne puis que leur répéter ce que
’O
M. Gide leur a enseigné (M. Gide, derrière ses créneaux, aime beaucoup C
régler le désordre universel) : Partez sur les routes, mes jeunes frères,
cueillez vous-mêmes votre liberté. Après la famille, d’autres organisations 6
froides et noires vous attendent, et vous serez inévitablement obligés de Q)
4
vous jeter dans leurs bras.
II n’y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies.
De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade
lisse des murs, ou s’enchevêtrent dans les épines. Si j’étends le bras,
je renverse un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges
a loups, des tessons de bouteilles ou des rails en saillie. je tombe et voilà
mon front qui saigne. Des obstacles, toujours.
Les cris que je jette n’émeuvent personne. Je suis égaré dans la forêt
de l’indifférence ; je voudrais m’arracher les cheveux, que je m’exposerais
aux sarcasmes des hommes. J‘ai mal, vous dis-je, j’ai mal à tout mon
grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair est coriace et les
coups que je reçois y laissent des morceaux d’arcs-en-ciel douloureux.
Le monde est trop petit, je heurte le plafond, je heurte les murs, je ne
vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent, et mon crâne qui sonne
comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient !
= Moi, j’admire les hommes : les orties leur rongent les mains, et ils
acceptent cela comme une fatalité. Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs
de me savoir vivant.
a Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent
immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m’enlaidissent !
Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme,
mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s’empare de mon
esprit sans boussole. Je n’entends plus les paroles des hommes, je ne vois
plus qu’un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des
billes noires ; le silence n’est plus maître de moi, mes nerfs se tendent
comme des rayons de lumière. La Révolte.
u La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants
flottent au-dessus du sol ; les voiles des navires se ternissent parmi les
vagues de sel. Le ciel tombe lentement, comme un ridau de théâtre. C’est
une nuit zébrée de grondements et d‘éclairs, pleine de gonflements et de
bruits. Le fer et le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des
torrents de sang lourd comme le plomb.
u Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles,
les chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridi-
cules et se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible
et triomphant. Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon
rire se fige dans l’éternité ...
U l e me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol,
que d’admirables ailes s’attachent à moi pour m’aider à échapper à ces
démons. J’ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des
plumes blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je
vais être divin !
.. .. .. .. . . .. .. .. .. .. . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
u Le lourd rideau du cri que j’ai poussé glisse sur ses anneaux de cuivre
entre le monde et moi.
u Je suis seul. Je crois être seul. II n’y a plus rien à toucher. Je me 41
redresse, mes yeux s’ouvrent. Mais quoi ? OUI est donc la lumière que
j’attendais ?
u L’obscurité est identique, pas même teintée d’une lueur. J’écarquille
les yeux, j’étends les mains. Je fais un pas en (avant, un autre en arrière.
puis à droite, puis à gauche, je recule et j’avance, je marche, je cours
en tous sens.
Je m’arrête, épuisé.
Mies yeux sont les pilules que je distribue au vide. Rien. Mais la
lumière ?
Y Je suis seul, dans l’obscurité. Et seulement cette constatation. Je me
croyais capable d’imaginer librement un mondé! enfin dégagé des objets
terrestres. Rien n’est changé. Je puis seulement marcher, courir stupide-
ment, faire des gestes inutiles. D
..................................................
(Heureusement favorisé par les circonstances, le révolté est donc parvenu
à SE? libérer de la Police, de l’Armée, de la Famille, et des autres cadres
sociaux. Cependant, nouveau discours) :
.................................................
cc Le chapelet des grandes lettres n’est pas achevé. Quoi ? Encore ! II
faut encore lire ces interdictions immondes, il faut encore vomir ma rage
sur ces murs gris ?
<< La morale, instrument terrible dans la main des hommes, qu’ils se
transmettent de père en fils comme une arme précieuse pour se défendre
contre leurs instincts, leurs passions, leurs désirs. Ah ! à quoi bon avoir
supprimé la police !
q< J e veux sentir des voluptés inconnues glisser dans mes veines comme
des billes tièdes, humer amoureusement des parfums de sang et de
meurtre, jusciu’à ce que la fièvre me monte au front, jusqu’à ce que mes
yeux s’injectent de ruisseaux rouges.
e La perversité est adorable. Des anges de sang caillé allongent leurs
bras lascifs vers les alcôves et les ruelles louches. Tuer ; je pense souvent
aux canniballes que rien ne retient.
II y a toutes sortes de façons de tuer, qui doivent chacune procurer des
jouissances (différentes. Le crime sans violence : empoisonner quelqu’un,
ou rendre aux limbes un nouveau-né en qui la vie n’est encore qu’une
petite veilleuse vacillante.
Je crois cependant que les plus grands ddices, je les tirerai de la
crui3uté brutale. Je me sens capable de retrouver la sauvagerie primitive
des bêtes.
u J e détruirai lâchement des villes entières, en y répandant le pétrole et
le feu, j’entendrai les cris des victimes brûlées vives, les rumeurs affolées,
le bruit des paniques féroces. Je profiterai du désarroi pour tuer encore,
tuel- comme une brute, avec un couteau de boucher ou une hache ; je
ferai bouillir le sang à la chaleur de l’incendie, et une odeur ignoble se
répandra partout.
n: L.e feu de la mer sur le plafond du ciel reflètera sa flamme tortueuse
et je crierai ma joie dans les rues rouges et grises. Des fleurs étranges
mourront dans mes bras, et je les effeuillerai rageusement avec un sourire
éternel.
cc 1.a raison, cet épouvantail des collèges, disparaîtra d’elle-même avec
un ronflement significatif. Rien ne servait de la dompter. C’est un poison.
Je sens tout t’avenir d’une vie nouvelle, déraisonnable.
= F’ourquoi ce préjugé qui fait croire à la plupart des hommes qu’il existe
des actes et des pensées absurdes, et par cela même méprisables ? II
y a cependant tout un monde à bâtir là-dessus, un monde merveilleux où
rieri ne serait déterminé d’avance par l’implacable logique, un monde fait
d’imprévu, de mystère et de folie.
42 cc Je me livrerai à l’inspiration des gestes. Si cela me plaît, je marcherai
sur les mains, je tirerai en l’air des coups de révolver, je grimperai aux
arbres, je m’habillerai de rouge ou je pousserai des cris déchirants aux
-
t
nez des vieilles dames. a
E
= D’ailleurs, j’ai perdu l’esprit de classification, qui est un des caractères S
e:
les plus emmerdants de l’intelligence. Je ne suis plus capable de mettre
d’un côté la réalité, et de l’autre le rêve. Je reconnais mes fantômes parmi
les hommes ; des mains écorchées ensanglantent les nébuleuses avenues
du ciel. Des femmes de chair naissent avec une tête d’étoile, et je ne
-
â
Q,
rn
C
m’en étonne plus. Les raisonnements me fatiguent. Je me pose des ques-
tions qui demeurent sans réponses, car je ne peux ni affirmer, ni nier. 5al
Je préfère rester dans un vide flottant. J
* Le sol craque, des violettes compulsent des dossiers magnifiques, pom-
pes funèbres ; le général et ses oiseaux se penchent vers les bocaux de
carmin ; il y a des fleurs aussi dans la bouche des poissons, esquifs indo-
ciles dont les rames sont de rêve. Rose, je cogne, je crie, je garde les
bijoux de mes yeux ; j’écrase et je casse, les béliers ne feraient pas
mieux. Regardez comme j’ai bien l’air d’un révolutionnaire, ma chemise
est rouge et mes cheveux pendent comme des fils rompus !
Après la lutte, une fois libéré, je n’aurai plus aucun motif pour crier,
pour frapper. Je serai doux comme une chevelure blonde. Je serai I’Enfant-
figé-dans-le-silence.
a Sous moi un gouffre est ouvert, un gouffre bleu aux parois bleues. Ah !
les petits singes rouges dans les sources de cris ! Les moustiques divins
ensevelis sous leur chute : animaux ivres, anges perdus. Les lis béants
qui calment leur douleur en riant comme des bouches : les armes jetées
au hasard des déluges, sous les mouettes des voix.
a II y a autour de moi des chevaux de plume, des oiseaux dans les
canons des fusils de chasse, des hindous monstrueux ornes de bois de cerf.
II y a des femmes à l’œil rouge, aux joues de coccinelle, aux pieds d’émail,
des images perdues sur l’écran des songes ; il y a des innocents décapités
par la corde des potences, des êtres longs et mous chantent des ballades
d’autrefois, des mouches grosses comme le poing, et des barreaux de
chaise qui saignent. II y a, si je veux, tous les accessoires vivants de la
mythologie classique, les Sirènes, les Centaures, les Gorgones et la
cuisse féconde de Jupiter ...
II n’y a plus qu’un univers, il y a le rêve, dont ]e tiens toutes les
manettes surprises.
Et j’offre mes victimes en holocauste à ma liberté.
Maurice Henry
43
2. La force des
renoncements
par R. Gilbert-Lecomte
C’est entendu. Table rase : tout est vrai, - il n’y a plus rien. Le grand
vertiige de la Révolte a fait chanceler, tomber la fantasmagorie des appa-
renc:es. Illusion déchiquetée, le monde sensible se déforme, se reforme,
paraît et disparait au gré du révolté. A la place de ce qui fut lui-même,
sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine un gouffre noir tour-
noie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une
immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux
sens b I anc his.
Celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui
est en lui, -- qui, partant, ne sait plus distinguer le monde-hors-de-nous
du monde intérieur, n’en restera pas là. II y a dans la Révolte, telle que
nous la concevons, c’est-à-dire un besoin de tout l’être, profond, tout-
puissant, pour ainsi dire organique (nous la verrons devenir une force de
la nature) une puissance de succion gui cherchera toujours, poulpe de
familne, quelque chose à avaler.
Quelles sont la nature et la forme de cette rnarche de l’esprit vers sa
libération ? La révolte de l’individu contre lui-même, par le moyen de
toute une hygiène d’extase particulière (habitude des poisons, auto-hypno-
tisme, paralysie des centres nerveux, troubles vasculaires, syphulis, dédiffé-
rentiation des sens et toutes les manœuvres qu’un esprit superficiel mettrait
sur le compte d’un simple goût de destruction) lui a donné la première
leçcin. II s’est aperçu que l’apparente cohérence du monde extérieur, -
celle-là même qui devrait, paraît-il, le différencier du monde des rêves, -
44 s’effondre au moindre choc. Cette cohérence n’est vérifiable que par les
sens ; or elle varie avec l’état de ces sens, elle est uniquement fonction de c
‘O
vers l’unité, mais pour retrouver en lui le même chaos qui nous entoure. E
Que peut être une progression spirituelle dans ce magma sans espace et
sans durée ? Comment imaginer différent de l’immobilité l’élan de l’âme 6
révoltée, ce mouvement dépourvu de sens, de vitesse et de direction que Q)
-I
l’on voudrait figurer là-dedans ? Tout ce qu’on peut en comprendre c’est
qu’il revient constamment sur ses pas. Autrement dit, tout est toujours
à recommencer. L’image même de mouvement est fausse. Désespérément
vers le point mort, le point immobile en son propre intérieur vibrant, le
punctum Stans des vieilles métaphysiques, l’astre absolu, il n’y a qu’une
tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi. Ce concept de
tendance résiste à toute analyse rationnelle. L’esprit occidental ignore
cette forme d’activité. Seule l’analogie, ou mieux les correspondances
swedenborgiennes peuvent en rendre compte d’une façon toute intuitive.
Des symboles :
William Blake a vu dans la nuit primordiale les derniers des dieux, les
Fous créateurs, qui expiraient les mondes. L’éternité immobile les avait
vomis. La durée ne coulait pas encore. Sans fin, sans espoir, suant du
sang, hurlant d’angoisse, ils martelaient le vide.
l’ai connu - au fond d’un cabanon - le pétrisseur d’étoiles. D’ordinaire,
coquille vide, regard mort. Soudain une nuit, mangeant ses poings, il
tournoyait sur lui-même, hyène en cage. A l’aube, il tombait. La crise,
corde tendue de la nuque aux talons, creusait ses reins, arquait son corps.
Pendant deux jours et deux nuits, sans trêve, il vibrait, comme une chan-
terelle sous l’archet, en tremblements au rythme fou. Après la troisième
crise on l’a roulé dans un grand drap blanc-sale. Une feuille de décès
épinglée là-dessus.
Mais il savait que chacune des ondes émises par son corps vibrant à
travers l’éther infini allait cogner, pétrir l’immensité lactée d’une nébu-
leuse. Contractée sous le choc, la nébuleuse devenait lumière, une étoile.
II est mort dans un éclaboussement d’astres.
C’est encore le travail de cet autre solitaire qui, sachant que le bonheur
éternel ne se conquiert pas au mérite mais à la couleur des yeux, peine
depuis des années pour modifier par la seule force de sa volonté la teinte
brune de ses prunelles en bleu-céleste.
Peut-être de tels symboles font-ils naître le sentiment de ce labeur
effroyable qui déroute l’esprit humain. Toujours est-il que dans cette
marche de l’esprit en révolte vers sa résorbtion en l’unité, rien ne peut
jamais être considéré comme acquis. Celui qui, ayant souffert mille morts
successives, se croit tout près du but, au bout de sa voie, se retrouvera
soudain, en face d’une action donnée, au stade végétal du malheureux
qui n’a pas encore senti sourdre en lui le jet furieux de la révolte. II
croit, par exemple, avoir depuis longtemps dominé la tentation du suicide
qui a hanté son adolescence et tout à coup une souffrance nouvelle lui
fait désirer à nouveau pour son front desséché le baiser froid et visqueux
de la petite bouche ronde du browning. Si bien que l’évolution dont
nous voulons définir les stades successifs nous n’en donnons qu’une
figuration schématique et théorique, nous la figeons arbitrairement et
qu’en fait tout se trouvera toujours lié à tout.
A l’état de révolte doit succéder l’état de résignation ; et cette résignation
postérieure sera, au contraire de l’abjection, la puissance même. (Cf. René
Daumal : Liberté sans Espoir.)
La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif
d’élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renon- 45
cemelnts continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volon-
tairement nier tout pour se vider l’esprit, et renoncer toujours à tout pour
se vider le cœur. II faut qu’il arrive à faire naître peu à peu en lui un état
d’innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s’arrêter. Pas même
au sein de la révolte. Le grand danger c’est de s’inventer des idoles pour
se prosterner ensuite devant elles. Le révolté rie doit jamais considérer
son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l’angoisse il doit
le fuir, comme il a fui, déjà, l’abrutissement qui pesait autrefois sur sa vie.
Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-
même. II faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres.
Après l’action directe et violente voilà l’homme dans la position du monsieur
qui a installé son fauteuil (en velours d’Utrecht cramoisi) sur les pavés
de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur
ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claque-
ments d’étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de
guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les
institutions qu’ils détruisent par d’autres analogues, ils font de pauvres
petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu’ils n’ont
pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais
derrière vous, en vivant, nom de Dieu !
Iinbéc: i IIité de I’ i ndivid ual is me.
L.a puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie poten-
tielle, ne s’appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne
fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel
sur e!lles. II entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu’il ne
la refoule pas en sa conscience, et ne l’applique pas aux actions de son
corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un casmos
plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seule-
ment alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce
courant de violence dans un autre sens. Ou plutijt dans un sens parallèle,
mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doit devenir
li3 R6volte invisible. II doit se produire quelque! chose d’analogue à ce
qu’on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui
aura trouvé l’attitude favorable passera brusquement au-dessus de I’acti-
vité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau, il passera de la connais-
sance discursive la tendance-limite vers l’omniscience immédiate. Et
son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu’il a saisi
en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle
q,ui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des
hlomrries, un Cataclysme Vivant.
Mais est-ce là l’unique solution qui délivre de la vieille angoisse humaine ?
A quoi faire foi dans cette marche à l’absurde, hkrissée de difficultés sans
nombre que l’on évite seulement au prix de ce qui semble à un cerveau
cccidental des subtilités byzantines ? La réponse est simple. Des millé-
naires d’expérience ont appris à l’homme qu’il n’y a pas de solution
rationnelle au problème de la vie. On n’échappe à l’horreur de vivre que
par une foi, une intuition, un instinct antique qu’il faut savoir retrouver
au fond de soi-même. Sondez l’abîme qui est en vous. Si vous ne sentez
rien tant pis. La voie que nous tentons d’indiquer en ces pages nous en
avons retrouvé le sens en nous. Appel aux hommes de bonne volonté !
Le reptile inlassablement a dévoré ses membres antérieurs qiii repous-
1 . Le seul siège possible pour un homme en marche, c’es,t la tête d’épingle. Au cirque,
le grand étonnement de mon enfance est de n’avoir jamais vu les écuyers se dresser
debout, les pieds sur le front de leurs chevaux : ce serait une position possible. Si vous
voulez voyager à califourchons sur une autruche, prenez la précaution préalable de lui
sectionner le cou à la base avec un sabre courbe, cela supprima un obstacle gênant dans
la partie antérieure de votre champ visuel et n’empêchera nullement l’autruche de marcher,
46 au contraire. Le choix du véhicule a son importance.
r
saient toujours dans le grand élan de vie des ères primitives, mais son
instinct ne l’a pas trompé. Car soudain au fond des plaies béantes de L
-œ
ses moignons rongés les cellules qui naissent ont changé le sens de leur E
effort. A la place de ses torses pattes courtes antérieures poussent bientôt a
C
-
deux ailes immenses, conquérantes de l’air. Mais quel désir profond et
obscur de voler, quel courage de mutilation, quelle absurdité (car où est
le rapport, dirait l’intelligent, entre le désir de voler et le fait de se bouffer
les pattes) ont permis ce magnifique envol au Père-des-oiseaux.
-
a
œ
m
c
L’homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l’abjection L
d’une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous (3
devons dépasser, puisque nous l’avons jugé. On ne le dépassera pas en 0
J
exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède
par variations brusques. II faut changer le sens de toute notre activité,
prendre une attitude tellement nouvelle qu’elle bouleverse notre nature
de fond en comble.
Les signes ne manquent pas qui proclament cette nécessité. II n’est pas
nouveau de dire que toutes les institutions sociales de l’occident, entière-
ment pourries, sont dignes de toutes les révolutions. Mais dans un autre
ordre d’idées, quel sort est réservé à la science discursive ? Si ses appli-
cations donnent encore des résultats curieux, par contre où va la science
théorique : devant l’accumulation des découvertes nouvelles, les savants
se trouvent à court d’hypothèses ; celles qu’on place en vedettes changent
au jour le jour (un professeur du Collège de France ne disait-il pas
récemment, au début de son cours, qu’il ne savait pas si ce qu’il professait
serait encore tenu pour vrai à la fin de ce même cours), on est réduit
à faire appel à des hypothèses contradictoires pour expliquer des phé-
nomènes différents.
Rotation sans fin d’une science sans base ni but dans la vanité abstraite !
Depuis Rimbaud, tous les écrivains, les artistes, qui ont pour nous quelque
valeur - ils se reconnaîtront ici - ont-ils eu un autre but que la destruc-
tion de la a Littérature u et de I’ (< Art ’’ ?
En général le travail de tous les esprits dignes de ce nom ne se réduit-il
pas à la destruction des idoles Vrai-Bien-Beau et de tout ce qui fait
la pseudo-réalité sur laquelle s’appuient encore les cerveaux hydrocéphales
de quelques retardataires ?
Partout un besoin imminent de changer de plan. Quant à savoir ce que sera
le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident qu’un état
auquel nous n’avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le com-
prendre ni même le concevoir puisque nous ne l’avons pas encore
expérimenté. Du seul fait qu’il demeure le but vers lequel nous tendons,
ils se présente actuellement à nous comme étant l’absolu.
R. Gilbert-Lecomte
2. Selon les cas, par exemple, l’espace est supposé tantôt continu tantôt discontinu. 47
3. Liberté sans espoir
L’œil enfoncé et brillant voit des portes partout, et l’homme s’y jette, le
front en avant. II voit le ciel vide et l’espace libre. Chaque objet est pour
lui le signe d’une puissance. Mais que va-t-il choisir ? Des dieux tyran-
niques viennent le guider et le solliciter : désir-, intérêt, amour, beauté,
raison. II veut choisir librement et de lui-même. II ne veut plus accepter
aucun1 motif d’action. Un but est pour lui un maître. II veut vouloir pour
vouloir, agir par purs décrets. L’ a acte gratuit est, dit-il, le seul acte
libre ; et la seule valeur qui puisse résider dans l’âme humaine, c’est
la volonté qui décide librement d’un acte, ni guidée par la raison, ni
dirigée vers une fin.
C’est ici que commence à mourir l’esprit de révolte ; car, dès qu’on a
cru découvrir en soi-même une route à explorer, une nouvelle réalité à
atteinldre, les actions deviennent indifférentes et le monde étranger. Celui
qui est parvenu à ce point se meut dans le monde et accomplit les actions
naturelles à l’homme avec cette constante pensée : a Puisque je suis bien
différent de tous ces êtres, mes semblables d’apparence, que je suis un
ange et que cela seul m’importe, à quoi bon agir autrement qu’un autre ? B
II voit en même temps qu’agir contre une loi est encore agir selon
cette loi ; qu’agir systématiquement contre le désir est encore lui obéir ;
c’est l’attraction de la terre qui fait que le ballon s’éloigne de la terre.
Cet homme, qui ne croit l’être que de déguisement, à chacun de ses
actes se dit avec un rire intérieur : oui, j’agis vraiment tout à fait comme
un homme D.
48 II ne rit pas à ses actions du rire abject d’un vaincu, mais de ce rire
désespéré de celui qui, prêt à se suicider, a jugé désormais inutile de c
c’est les éloigner encore plus d’elles-mêmes. L’individu, figé et replié sur L
.al
lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. E
II en est de même pour une société. Comme l’individu s’enferme pour a
E
dormir lâchement derrière des remparts d’espoirs et de serments, ainsi
la société se limite dans les murs des institutions ; l’individualiste cherche
la paix en s’enfermant dans des bornes nettes et solides ; de même
l’état nationaliste. L’un comme l’autre ne pourra trouver sa voie véritable,
-
3
al
m
L
celle où il peut avancer libre, que dans la revoke qui rompt les limites.
L’homme ou la société doit être à tout moment sur le point d’éclater, à
tout moment y renoncer, et refuser toujours de s’arrêter à une forme
u
E
al
-I
définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la
véritable volonté n’est que d’une action qui s‘accomplit. Cette résignation
est, au contraire de l’abjection, la puissance même, car le corps replacé
parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des
Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. - cc C e n’est
rien », c’est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n’est moi.
Et l’effort de volonté n’est pas de vouloir accomplir une action, mais de
la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme
historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté.
L’homme, avant d’atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois
étapes ; l’acceptation stupide, d’abord, de toutes les règles, de toutes
les conventions qui lui procure le repos ; puis la révolte sous toutes ses
formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme ;
et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir
de révolte.
Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces
dont cherche à se vêtir l’individu ; lorsque l’homme, las de ce labeur plus
dur que celui de la rSvolte, s’endort dans une paix facile, cette carapace
s’épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes
les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments,
tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n’être jamais assuré de
la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.
II faut faire le désespoir des hommes, pour qu’ils jettent leur humanité
dans le vaste tombeau de la nature, et qu’en laissant leur être humain
à ses lois propres, ils en sortent.
René Daumal
51
roemes
:Nuit d’amour
L’œil de la raison
Chavire et valse
Et le signe d’entre les jambes des femmes
S’ouvre
Pour les fleurs d’or de la justice.
lie boyau d’étain mou
Roule des sentiments liquides,
Expulse des baisers
Sur lles mains chaudes aux ongles noircis
Par Ila nuit.
La nuque abrite
Les ‘rats nourris de sueur et les rats d’eau des larmes
Déjà pourris et verts.
lies doigts de Dieu sur les flancs
Et les dents de la révolte
Sont au deux bouts de la haine ;
Entre les deux, les seins boivent au zodiaque
Comme du petit lait
L’haleine de vieux souvenirs crevés
Sur deux cuisses mortes et froides.
Si sur ce champ sans aurore
Henait le soleil
Et s’(évapore
52 L’humidité de la mort,
Racines des étoiles,
Sirènes nues,
C’est par l’hélice de la langue
Que vous ferez jaillir la vérité vêtue
Hors de la bouche fontaine
Du prochain jour.
G. Ribemont Dessaignes
53
Ténèbres ! O ténèbres !
Salut c’est plus dur que le marbre et plus éclat.ant que la terre meuble
et plus majestueux O nuage que le rossignol du /palissandre et de l’effroi.
Litre brisé fleur pliante et comme elle avait de beaux yeux et de belles
mains du volcan qui se coulisse ah ! crevez donc un homard de lentille
microscopique évoluant dans un ciel sans nuage lie rencontrera-t-il jamais
une comete ni un corbeau ?
Tes yeux tes yeux si beaux sont les voraces de l’obscurité du silence
et. de l’oubli.
Robert Desnos
!W
1
Au bout du monde w-
t
-al
5
C
Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore
hommage à votre ample silence, n’est-il pas l’avènement des âmes décou-
sant nos lèvres d’un coup d’aile ? n’est-il pas l’enthousiasme organique
des mots, fourmis d’encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh !
n’est-il pas l’ascension des langages du sol vers les buissons ardents où
le peuple en triomphe exprime de l’azur ?
Les voix actives de ces êtres unis pour vous offrir un bouquet de paroles,
ne sont-ce pas des étoiles de plus au firmament suave du lyrisme, étoiles
se nouant aux étoiles d’hier pour à la longue devenir à elles toutes un
Soleil, de même que les cœurs des hommes, se fondant ensemble à force
de s’aimer, formeraient l’évidente statue de la Divinité ?
56
Poèmes
-
S
a
TI
Calme inquiet de la route glorieuse.
:
C
J‘aperçois les collines de marbre qui reflètent tendrement les effigies des
morts.
57
Lettre
il’ai peur. Je me cache, coagulation de mes forces. Des bras battent déses-
pérément l’air qui se casse avec un bruit de verre. Rêverie. Abrutissement
aquatique. Que sais-je ? Je suis soudain entouré de chiffres et je jongle.
Enorine. Les poissons, les rats, les animaux dui ciel, tous, tous, je vous
...
dis, et cela est une vérité. Vérité vérité ... ...ité... film, suite, suite et
encore. Hier, je me souviens d’avoir joué avec la nuit - j’étais très haut,
sur un lac - je ne comprends plus - Et vous ?
Les oiseaux plongent, et chacun emporte daris son vol la tête d’une
cuisiinière. Lamentation. J’ai vu cela. Je sais que votre cœur est une plage
de marbre. Vous souffrez. Je sens les trains, voyous qui déambulent,
courir sur votre surface. A moi ! Nonchalance des images. Ressemblent-
elles au format de ma vérité ? Je ne sais rien - à peine au front une
tache noire.
Angoisse des lignes. Je suis enfermé dans la chambre. Je sais que je suis
iJn cube qui flotte dans l’air. Vertige. PL L’éternité D , comme on dirait un
(chapeau de gendarme - Epouvantail.
Vive l’Idéal !
8
-.
Le bateau coule
'O
Dans une tempête de fleurs - C
59
Retour aux campagnes
A Soiia ieczycka
60
Poèmes
‘z1
1.
s
C
Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent de singu-
liers édifices. Je n’y voudrais point habiter pour tous les corps du monde !
al
Dieu créa le labeur afin d’en modérer l’afflux. Les hommes courbés sur A
une tâche, et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir de rêver
jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des quartiers
de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la machine prête
à les broyer dans un beau rythme, ou sur le papier dont la blancheur est
un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la pureté de leur
domaine, les âmes des morts se font par jeu de grands saluts comme
des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec horreur monter
contre elles des murailles honteuses.
2.
La silhouette énorme de l’église nous étreignait de toute la force de ses
arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur. Petite
Annaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels vos
joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie
continua à se taire comme un chantier sous la pluie.
3.
Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais
bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu’on ne
peut prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire,
et peint en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il en peut surgir ! N’est-il
pas affreux de savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole
ou d’une ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer
la porte du placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré
moi dans la nuit une flore torturée se lève ! et si je ne parle que d’elle,
c’est afin de ne pas accélérer d’autres naissances...
A. Rolland de Renéville
61
Combat dans la nuit
62
Textes
Le domaine de
Palmyre par Ramon Gomez de la Serna
64
I C O N O G R A P H I E / 1 . LES H O M M E S DU GRAND JEU
r-r iS A L
i TJ
Roger Gilbert-Lecomte.
Photo Harfaux.
René Daumal et Roger Vailland au Vert-Galant, en 1927. / Photo Harfaux.
Roger Vailland. / Coll. part.
Artür Harfaux : Autoportrait photographique. / Coll. part.
Josef Sima dans son atelier de la cour de Rohan photographié par Artür Harfaux. / Coll. part.
M o n n y de Boully. / Photo Harfaux.
Je firiis par être physiquement si bas que je pouvais à peine aller quelques
centaines de mètres, sans m’arrêter pour me reposer. Quand je pense à
cette période, il me semble que j’avais une maladie psychique qui absor-
bait toutes les forces dont j’aurais pu disposer consciemment. Le matin
j’allaiis dans un faubourg où l’on bâtissait une usine, je m’étendais sur un
tas de sable et dormais pendant le reste de la journée. Je vivais de petits
vols aux étalages des boutiques et des cafés. Pendant un de ces trajets
je m’arrêtai devant une boutique de coiffeur. II y a onze mois de ça. La
porte de la boutique était ouverte. Je pouvais voir à l’intérieur. Il n’y avait
rien (qui attirait mon attention, si ce n’est peut-être une affiche sur l’un des
murs avec un buveur de bière. l’étais là simplement mort de fatigue devant
cette porte ouverte, m’appuyant du dos contre un réverbère. Quelqu’un
entra dans la boutique, flanqua son chapeau à un crochet et se jetta dans
un fauteuil à bascule. L’instant après le garçon coiffeur lui adressait la
parole et gesticulait beaucoup. L’autre était assis entre les bras du fau-
teuil comme si cela ne l’intéressait pas. Le garçon passait dans l’arrière
boutique et s’entretenait avec un autre personnage blanc. Plusieurs clients
qui attendaient commencèrent à parler haut. Le patron, un homme maigre,
grand, d’une figure fine, blanche, et avec la chevelure d’un artiste, suivit
le garçon. Au moment où il se penchait souriant vers le client celui-ci
prenait du marbre un rasoir, se levait en sursaut, saisissait le patron par
les cheveux et lui coupait la gorge. Cela se passa si vite que le garçon
ne fut pas capable d’attraper le corps qui tombait de côté. L’autre quittait
66 la boutique. Je l’entendais dire : ça va comme ça m. Après quelques pas
sur le trottoir il tirait un mouchoir rouge et essayait d’essuyer le sang qui
dégouttait de sa manche gauche sur les pierres. II était d’âge moyen mais
-L
robuste et habillé d‘un manchester noir. l’étais frappé de le voir marcher .al
E
à petits pas brefs et se balancer comme un marin. Je pensais : c‘ il a oublié a
E
son chapeau, on va l’attraper. ’’ Un moment plus tard il tournait dans une
rue de traverse. Des passants s’arrêtaient et se plaçaient devant moi. Le
garçon sortait, courait au milieu de la chaussée, regardait de droite et
-
a
Q)
mE
de gauche, sifflait dans ses doigts, et sautait dans un taxi. Je continuais
ma route.
La rumeur de la rue était soudainement interrompue. J’entendais une
grêle de pas, et des battements de pans de pardessus. De tous côtés des
u
O
J
gens accouraient. Un chien aboyait horriblement. Plusieurs de ceux qui
venaient de mon côté avaient des figures d’un jaune vert, de sombres et
profonds sillons autour de leurs yeux ternes et de leurs moustaches décré-
pites. Leurs gueules avaient une expression de rancune comme si on les
trompait scandaleusement. Ils ressemblaient vaguement au patron avec
ses paupières clignotantes, sa mâchoire qui battait la générale, et sa petite
barbe pleine de sang. D’autres avaient quelque chose du garçon quand il
se tenait derrière le patron, avec une grimace large et bête, et d’épaisses
lèvres violettes, au moment où le couteau brilla. Tous sans exception
avaient des jabots de poules jaunes. Les premiers, c’est-à-dire ceux qui
ressemblaient au patron oscillant, étaient en majorité et plus ils couraient
vers moi plus leur ressemblance devenait frappante. Avec un effort de
volonté je cherchais une tête comme celle de l’assassin, mais il n’y en
avait pas une. Mes jambes avaient la sensation de gravir une pente. Je
m’arrêtais. l’inspectais le trottoir. II était horizontal. l’étais étonné que
deux jeunes femmes qui allaient s’écarter pour me laisser passer portassent
des masques savon rose, dans lesquels les boules vertes des yeux et les
dents étincelaient comme de la porcelaine. Mais à l’instant même où elles
passaient je m’apercevais que je m‘étais trompé. Je luttais contre une brus-
que nausée et devais me tenir à un cadre de vitrine. Maintenant tous por-
taient des masques verts, violets, et ils passaient également dans la noir-
ceur de derrière la vitrine les masques violets et verts avec leur ressem-
blance affreuse. De la rue de traverse sortait une rumeur criarde. J’ouvrais
les yeux. Entre moi et le coin, le trottoir était vide. J’attendais à chaque
instant une cohue triomphante qui viendrait le poussant lui, seul, sans
chapeau, entre deux agents. Mais rien n’arrivait. La rumeur se taisait. Je
pensais : E< C’est peut-être aussi quelqu’un qui peut sauter par dessus
les têtes comme un sirocco =. Depuis mon enfance, le mot sirocco a pour
moi un son chaud. Je quittais le cadre de la vitrine. Une petite fille, un
grand ruban bleu dans les cheveux, se tenait avec un cerceau au coin ds
la rue de traverse, se tenait là si fragile que je devais sourire. La sueur
me coulait le long des tempes et du nez. Les genoux tremblants, je m’averi-
turais quelques pas. Une ondulation soudaine du trottoir me jettait de tout
mon poids contre la vitrine, qui craquait.
Je me retrouvais étendu dans un lit. Ce lit sentait l’antiseptique. Cette
puanteur m’était bien connue. Autour de moi haletaient d’autres dor-
meurs. Je gardais les yeux fermés. A tout prix je voulais éviter une de
ces nuits blanches passées à fixer le crénage de la flamme du gaz. Je me
sentais la tête serrée. Après un peu de tâtonnements je comprenais qu’elle
était bandée. C’était bien cela, je m’étais blessé moi-même et avais été
ramené a chez moi ,, par les flics. Mes oreilles tintaient sans relâche, mes
jambes peinaient de froid. J’étais malade, peut-être sérieusement malade.
Comme un poids il tombait dans mes pensées qu’il n’y avait pas de
chance d’être aidé. J’avais été témoin de quelques scènes entre le patron
de l’asile et les malades. II ne voulait pas croire à la maladie. Tant qu‘on
n’était pas encore crevé on pouvait marcher. II ne connaissait qu’un
remède : la gniole. Mais la << maison n’y était pas autorisée. Avec ces
belles maximes il les flanquait dehors. Un homme passait devant mon
lit. Un pas étrange dans un espace étrange. Le lit lui-même sentait I’inac- 67
coutumé. J’avais certainement la fièvre. Je me rappelais tout à coup que
quelqu’un s’était penché sur moi et avait dit distinctement : dans un
quart d’heure s’il n’a pas repris connaissance, une nouvelle injection m .
Mais cela me semblait déjà passé depuis longtemps, depuis des jours,
des semaines. N’avais-je donc pas repris connaissance un quart d’heure
après ? Avais-je donc perdu connaissance durant des journées, des se-
rnaines ? Je voulus tâter mon pouls. l l était clair que je ne pouvais définir
où était mon bras, aussi il me fallait tâtonner de la main droite le long
de ma poitrine et de mon épaule pour le trouver. Chaque partie de mon
corps me sembla celle d’un autre comme si le bout de mes doigts était
dessiiché comme du parchemin. J’essayais de compter les pulsations. A
chaque fois je perdais le nombre. J’étais bien emmerdé, je pleurais de
solitude. Dans cet emmerdement je pensais à la flamme du gaz comme
i 1 un fanal. Je levais les yeux ... Je cherchais la flamme du gaz... La flamme
du gaz n’y était pas... Et pendant un temps assez long, j’étais étendu
tremblant et sans pouvoir savoir si je vivais ou si je n’étais peut-être pas
rnort depuis plusieurs jours. Entre ce moment assez long et le suivant où
I’hornlme qui avait commis l’assassinat apparaissait et s’approchait il n’y
avait pas de solution de continuité. Je reconnaissais tout de suite la tête
terreuse et mal dégrossie avec ses sourcils et ses moustaches en brous-
saille. Sa démarche bizarre ne le contredisait point. II était en train de
m’observer tranquillement. Autour de lui il y avait beaucoup d’espace
jaune! pâle de lumière. L’obscurité de tout à l’heure s’était retirée ou plutôt
concentrée sous le front rebelle dans ses larges orbites. I I ne m’étonnait
pas (qu’il portat une blouse de coiffeur et j‘attendais avidement l’instant
où il allait lever le menton. Il devait avoir quelque chose à la gorge,
- -
41 Depuis combien de temps ? D demandai-je.
Hier matin D, répondit-il. Roupille D.
Je me sentais vexé. Et toi pourquoi ne dors-tu pas ? B insinuai-je, et
j’avais un plaisir amer à penser tu ne le pourrais pas quand bien même
tu le voudrais D.
41 Mod ? s dit-il en souriant.
41 C’est bien cela B , dis-je aussi bas que possible, = c’est dommage que
nous ayons une conscience, c’est assez dommage D.
41 Je ne te dis pas le contraire D, répondit-il ce meurtre te donne les
foies D.
a[ A rnoi ? D hurlai-je.
Il mit son doigt devant sa bouche et s’assit au pied du lit. II pesait lourd.
Les yeux de cet homme étaient téméraires et comme une nuit d’arrière
wtornne balayée par le vent.
= Tu peux probablement davantage que moi D, dis-je tristement.
a Pourquoi ? s répondit-il, et il ajouta avec quelque chose comme de la
tendresse : tu es un peu rasoir mon vieux B.
Ce ne fut pas à mon petit étonnement que je m’entendis dire à moi-même :
a Et IDieu alors ? Comment est-ce que ça se goupille avec lui ? D
C’est cela, ce n’est pas une petite histoire D.
68 y Tu ne veux pas répondre à cela ? =
= Mais il n’y a pas de réponse m.
= Quelle blague !
Et lui très tranquillement : Q Interroger c’est encore quelque chose, mais
interroger dans l’espoir d’une réponse cela sent la pastille de menthe et
la pension de veuve s.
Je tremblais . Dors n , dit-il tu perds la boule m.
Q Q
-sait beaucoup.
Je ne sais pas... m , hésitai-je.
II riait toujours. Mais le motif
Q repris-je, quel était le motif ? =
3, Q
Mais il en faut un ?
Alors lui : = c’est une erreur de pensée ennuyeuse, une erreur de pensée
excessivement ennuyeuse de considérer nos actes comme motivés w .
Je pris cela pour une sorte d’excuse. e En tous cas ils ne l’ont pas eu -,
dis-je avec un sourire.
Non =, repondit-il il s’est eu lui-même et pas plus d’une demi-heure
plus tard =.
a II s’est taillé la gorge hein ? demandai-je.
Comment diable sais-tu ça ? appuya-t-il.
C’est assez clair a m’écriai-je.
Aussi clair que le reste s, murmura-t-il distrait.
Je pensais : a il a les joues dures d’un animal = et sentais une admiration
brusque.
Une demi-heure après il y retournait, et avant qu’ils aient pu l’éviter ... m ,
raconta-t-il.
a Peut-être que la mort est une réponse ? dis-je avec aisance.
.
I Certainement pas =, répondit-il d’un ton assuré. Et en se frappant le
crâne : a ici ça lui manquait de vie =.
Un moment plus tard, il disait tranquillement : tu es fatigué m .
-
a Pas du tout =, protestai-je.
II commençait : l’homme est une forme cosmique. Figure-toi pour plus
de facilité notre agir comme une dimension, notre sentir et notre penser
comme une paire d’autres dimensions. Ils sont en relation entre eux, mais
pas dans celle de cause à effet m.
Une paire ?
II y en a au moins trois concevables comme il y a au moins trois
absolus de l’espèce qu’on appelle Dieu. Je crois que tu as du mal à me
suivre ? =
Non, non m .
a C’est que tu ne t’en aperçois pas a , dit-il tranquillement .
I mais tu es
fatigué, tu es fatigué =.
II se leva, posa sur mes yeux une large main. Tu es fatigué », répéta-t-il,
Q
à voix basse.
Et la conscience ? D demandai-je somnolent.
La conscience m , l’entendis-je encore dire, la conscience est une peau,
Q
une peau excessivement excitable, une peau très sensitive, une très sensi-
tive peau d’âne m.
Je me trouvais dans un lieu désolé, sur une terre aride, entouré d’une
grande étendue d’eau. Une brume épaississait le crépuscule. II était tard
dans la journée, ou peut-être assez tôt. Au-dessous de moi l’eau obscure
- peut-être était-ce une mer - se précipitait avec des heurts furieux
sur les rochers. Je savais que je ne pouvais pas m’aventurer sur le chemin 69
de retour qui traversait une région marécageuse, et j’étais allé sur cette
côte dans l’espoir de rencontrer une barque de pêcheur. Je descendais
;à longues enjambées. Arrivé au bord de l’eau je sentais que je n’étais pas
seul. En me retournant je l’aperçus lui.
a Comment nomme-t-on ce vent qui souffle là ? m demandai-je.
loin il plane. Puis s’en va. Je peux le suivre des yeux jusqu’à l’horizon et
suis frappé de ce que l’eau n’accepte ni ne reflète sa clarté.
Quand je veux me lever je m’aperçois que mes genoux sont collés dans
lla vase. En me laissant tomber de côté je les dégage, mais à présent je
isens qu’un froid glacial gagne les genoux. Je ne peux p a s étendre les
jambes. J’essaye de rouler sur le dos, les genoux alourdis ne veulent pas
suivre ... De petites vagues vertes et transparentes comme des pierres pré-
cieuses liquides s’écoulent vers moi et me lèchent la plante des pieds. Je
lutte avec une peur folle, quand soudainement...
Hendrik Cramer
Traduit du hollandais
70
Chroniques
Voici des morceaux de pensées arrachées vivantes aux cœurs des jungles et jetées parmi
nous comme des paquets de couleuvres. Je lis cela avec la même angoisse que j'écoute
le récit d'un rêve. Un homme est un requin, une sorciere, se transforme en hyène et j'ai
toujours su qu'en aimant une forme je devenais cette forme : visage humain, animal ou
montagne. Je participe de ce que j'aime. M. Lévy-Bruhl serait-il à ce point incapable d'amour
qu'il ignorât les talismans, bagues ou mouchoirs, les envoiitements et les charmes dont use
même le plus étroit des amours, celui d'un être humain pour un être humain ?
Mais une déformation professionnelle de logicien a rendu ses mains trop gourdes pour
caresser sans les briser ces mythologies pleines de sang et belles comme des cathédrales.
II affirme sérieusement que la curiosité spéculative des Australiens est = facilement satisfaite
de mythes =. Mais la pensée mythologique est la seule originairernevt vivante en l'homme.
La logique est une technique ; ses outils sont les mots ; aussi le logicien - et M. Lévy-
Bruhl l'est lorsqu'il juge les croyances primitives - croit avoir prise sur tous les discours,
et par là sur toute la pensée. M. Lévy-Bruhl pense logiquement, II n'a pas la pensée de la
logique, faute de critique. II confond réalité et chose affirmée à bon droit : la réalité de la
pensée mythologique n'est pas dans les objets que ses discours affirment, mais elle est la
pensée même. Cette même erreur lui fait opposer aux croyances des sauvages un catholi-
cisme imaginaire qui séparerait absolument l'esprit de la matière ; il ne comprend pas que
nous ne sommes pas plus surpris par les récits de iycanthropie et d'envoûtements que par
les dogmes de la résurrection des corps ou de la transubstantiation.
LA HESTIALITE DE MONTHERLANT
-
étalent leur inquiétude. Mais cette phrase me dispose à miser sur la sincérité de Monther-
lant. Surtout la parenthèse : sujet que nous ne pouvons pas même effleurer * : comment
un homme qui n'est pas sincère aurait-il pu deviner tout ce qu'il y a d'effrayant et, pour
ceux qui en sont spectateurs, de répugnant, dans une métamorphose = ?
La possibilité de se métamorphoser ou seulement une compréhension véritable de ce qu'est
la métamorphose indique, pour celui qui la possède, un stade de vie spirituelle déjà avancé
et bien rare en Europe à notre époque.
Un Européen normal se pense en tant qu'individu et pense eussi l'univers : hommes. animaux,
plantes, choses, comme une accumulation d'individualités. Son action, sa vie, la conser-
vation de son être se sont à tel point organisés autour de la certitude que chaque chose
est distincte, qu'il juge comme essentiellement dangereux, comme le révolté le plus nuisible
celui qui s'y refuse. Eminemment certain qu'un perroquet est un perroquet, il a créé des
prisoris spéciales appelées .
i asiles d'aliénés = pour enfermer ceux qui affirment qu'un
perro'quet est une étoile.
II est difficile de juger d'après les Bestiaires en quelle mesure Montherlant a été capable
de SE! métamorphoser et si vraiment il a frappé le parquet de sa chambre avec des sabots
de taureau, et crever les vitres avec ses cornes. Mais il avoue dans Aux fontaines du désir
sa bestialité et l'on peut considérer, dans ce cas, le coït1 avec les animaux, de même que
la manducation comme une forme dérivée de la métamorphose.
De même que celui qui mange fait de ce qu'il mange son propre sang, ses propres os, sa
propre chair, celui qui aime veut posséder =, faire sien ce qu'il aime. La plupart des
romans contemporains nous content la tristesse de ceux qui ont cherché vainement, dans
la possession charnelle, une véritable possession.
Que dans toutes les religions, la métamorphose, commuriion parfaite, ait été considérée
commie un progrès dans la voie spirituelle, il n'est là rien d'étonnant pour ceux qui ont
quelque peu médité sur l'Unité. Dès qu'on commence à avoir un sentiment si confus soit-il
du tout et de l'unité, le monde se met à perdre sa consistance. Les formes que l'on croyait
immuables commencent à vivre et à se métamorphoser avec une vitesse sans cesse accrue.
Dans l'univers des .: choses distinctes se multiplient les participations. L'individu craque :
un flux immense soulève l'homme et l'emporte.
1. ...il y avait un Santon, en Egypte, qui passait pour un saint homme, et quod non
fœmiriarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum
72 Leibniz. Nouveaux essais sur l'entendement humain, chap. II.
La multiplication et la confusion des formes est un premier pas vers la communion cosmique.
C'est le commencement de la fusion en l'unique.
Les métamorphoses ou tout au moins la bestialité de Montherlant. nous le montrent donc
L
.al
sur le chemin de la perfection. Cette marque, si elle n'est pas artifice de littérature, ne doit E
pas être seule. Et, en effet, on peut voir dans ses livres, à mesure qu'il avance en age. se 3
C
-
multiplier les signes de sa a vocation B.
Appareillage = montre qu'il a acquis le goût du dénuement : = Je ne veux autour de moi
que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c'est celui dont en voyage, si VOUS
vous dites : -
apprenez qu'il vient d'être pillé, incendié, qu'il n'en reste rien, vous rêvez un instant, VOUS
C'est dommage *, puis vous pensez à autre chose -... Volupté du vide,
dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l'avenir. En
détruisant, je construis. La statue est créée par le marbre qu'on supprime. = Je n'ai rien * :
l'élan que donnent ces mots. a Syncrétisme et alternance montre qu'il a appris à ne plus al
même tenir à ses idées : dénuement plus parfait. -I
Je tlens aussi pour un signe du méme genre sa recherche passionnée du plaisir. Le
médiocre se satisfait de plaisirs médiocres. Mais celui qui sent confusément qu'un bonheur
absolu lui est réservé ne trouve jamais assez fort le plaisir qui lui est accordé. II cherche
à le perfectionner. II veut pratiquer l'amour des corps avec une science toujours plus
grande, trouver des corps toujours plus habiles à ce travail. Platon indique bien que c'est
la voie normale d'aimer d'abord un beau corps, puis tous les beaux corps avant d'en
arriver à aimer la Beauté. Rimbaud aimait les livres érotiques sans orthographe.
Qu'un jour (cf. Aux Fontaines du désir) on s'aperçoive que le perfectionnement du plaisir
n'est pas illimité. Que dès lors on en sente le dégoût : c'est très normal. Le plaisir aura
au moins servi à faire comprendre qu'il faut chercher ailleurs qu'en lui le Bonheur absolu.
Le plaisir est a réhabiliter.
Dans le même livre où il avoue l'état d'insatisfaction où le laisse le plaisir, Montherlant
semble renoncer a la politique de réaction et au catholicisme dogmatique qui avaient été
siens jusqu'ici. l e ne les avais jamais considérés que comme le sursaut organique, l'attitude
de défense involontaire d'un homme qui s'engage dans une grande aventure.
Car, c'est une aventure, la plus grande des aventures pour l'homme que de quitter le
monde des objets distincts. L'homme est habitué a vivre au milieu des solides. Ses outils
et ses mains n'ont guère de prise que sur eux. Son intelligence habituée a faire d'une idée
vivante un concept à cadres rigides ne peut guère comprendre autre chose. Dès qu'il les
quitte, l'angoisse serre sa gorge parce qu'il sait qu'il ne peut plus se défendre ! Beaucoup
qui ne tremblent pas devant une arme tenue devant eux par une main décidée ont un vague
effroi devant une grande masse d'eau ou un beau jet de flammes Mais leur terreur est
nécessairement immense si le livre qu'ils lisent se change en une biche qui vient lécher
leur figure et si le sol devient mouvant et s'entr'ouvre pour la chute qui les rendra vivants!
Que Montherlant, emporté par ce monde fluide, ait essayé de s'accrocher à des choses
rigides, ait faites siennes quelques idées cristallisées. Qu'il ait un peu tergiversé et crié
Vive la France avant de s'engager définitivement sur la corde raide, ce n'est pas étonnant.
9
Ici nous ne faisons pas la critique objective des livres. Nous approuvons les idées ou
nous les combattons (et par tous les moyens).
A M. René Guénon nous déclarons :
Premièrement : Que sa pensée théorique dans son essence est la nôtre : que la tradition
dont il se réclame est bien la seule que nous reconnaissions.
Deuxièmement : Nous voyons différentes les applications de cette pensée :
D'abord pourquoi mêle-t-il à ses déclarations mystiques des tentatives impures de preuves
historiques ? On ne prouve rien a des gens de mauvaise foi. Or en présence des sujets
qu'il traite, tous les Occidentaux nient effrontément l'évidence. Nous nous chargeons d'ap-
porter des miracles de râles et de sang qui seront des preuves a leur mesure.
D'autre part, dans le Kali-Yuga m , le rôle de l'initié est d'agir dans le sens du détermi-
nisme divin. Nous n'avons pas à nous soucier des hommes. L'heure a sonné de faire leur
désespoir dans une révolte universelie, saignée cosmique.
Roger Gilbert-Lecomte 73
ESSAI SUR L'INTROSPECTION, de Jean Prévost
Ce n'est pas la pensée d'un auteur qui nous intéresse, mais ce que nous pensons en
lisant son œuvre. Sinon nous n'aurions rien à dire de cet essai. Jean Prévost traite un
sujet qui nous est cher ; ses affirmations ne peuvent, comme l'enseigne Spinoza, enfermer
en elles-mêmes de fausseté, tant que nous en formerons une idée adéquate. Et de penser
cette pensée si lointaine de la nôtre, et de découvrir par quoi elle est déterminée, ne peut
qu'être utile à nos recherches.
Jean Prévost, robuste et intelligent, aurait pu devenir uni laboureur habile, peut-être un
artisan de génie. Mais, et c'est un fait fréquent dans notre société, qui enseigne n'importe
quoi à n'importe qui, il fut transporté, avant d'avoir assez vécu, dans le pays de la philo-
sophie, où il entrevit une déesse inconnue : la Méditation. II sut adroitement remplacer son
besoin de travail physique par l'exercice des sports, et so'n esprit partit à la poursuite de
la déesse, décidé à la posséder ou à nier son existence.
Commençant par un travail de critique fort bien mené - car Jean Prévost est d'une intelli-
gence claire - il sut démontrer la vanité des psychologies dites introspectives qui, essayant
de faire le silence dans l'âme pour mieux observer ses mouvements, ne font qu'ouvrir les
portes aux murmures extérieurs de la vie organique et des passions. lean Prévost, qui rit
de l'ascétisme, ignore que cette critique est la première tâche des ascètes ; leur méditation
consiste à dire, comme le veut Krishna : Ce n'est pas moi qui agis -, et cette négation
même est la réalité de leur âme. Jean Prévost a fait le même travail, mais par un artifice
que l'étude de la philosophie lui a enseigné : il ne pense pas sa pensée, si bien qu'il
trouve dans cette recherche non pas une vie de l'âme mais un concept parfaitement vide :
le concept d'âme ; car il va à la vérité, non pas avec tout son être, mais avec sa seule
intelligence (une claire intelligence, avons-nous dit).
II a \IU des hommes méditer, et s'exerce à reproduire les signes qu'ils laissaient apparaitre
de leur progrès ; cette démarche caractéristique de la pensée occidentale, idolâtre de la
conneissance, ne peut qu'aboutir au vide. En sorte que Finalement Jean Prévost ne se trouve
plus qu'en face de cette réalité : son corps : sur lequel il se jette avec une avidité explo-
ratrice, jusqu'à provoquer dans son organisme des troubles comme : acnée nerveuse,
vertiges, fourmillements aux extrémités, chair de poule, pâleur ou rougeur soudaine, etc.
Dans la méditation, qu'on lui avait promise comme un chemin vers l'extase, vers la béati-
74
PUERICULTURE
Chronique par Roger Gilbert-Lecomte t
.d,
E
a
C
L’Enfant-SAGE
U
s
Exemple.
Boston, 8 février. A la suite de plusieurs incendies qui ont éclaté récemment dans des
églises et des écoles dans la partie sud de la ville, la police a ouvert une enquête qui
vient d'aboutir à l'arrestation de deux garçonnets de 7 à 14 ans. Le plus jeune aurait
avoué avoir mis le feu dans une église dimanche soir. Entré par une fenêtre e t n'ayant
pas trouvé d'argent, il enflamma une pile de livres de prières et l'église fut détruite. Le
garçon de 14 ans a avoué être monté dans le grenier d'une école et y avoir jeté une
allumette dans une corbeille de papier. Les deux garçons ont agi indépendamment l'un de
l'autre.. (Intransigeant, 9 février 1928).
R. Gilbert-Lecomte
Nous ne nous ébahissons pas devant les poèmes de M. Jack Daumal (10 ans).
M. Jack Daumal nous reprocherait de le traiter comme un phénomène tératologique. Poete
comme tous les enfants de son âge, il sait en plus conquérir la liberté de s'exprimer.
1. P&mes Petits-Pointus
--
- Aince inhains
qui pour les ignorantes araignées veut dire
*,
:
-Ahce !quiquelpourmalheur,
.j j'ai trouvé I -
les hommes veut dire :
-
mauvaises et il ajouta :
J'ai toujours su d'avance ce que j'allais trouver, et mes milliers d'expériences ne sont
que les contrôles objectifs de mes intuitions préalables : les intuitions étant justes, les
expériences n'ont pu que réussir.
II y a là plus qu'une anecdote. J'y vois, pour ma part, une marque du temps actuel, temps
qui veut, en science comme en toute chose, des moyens nouveaux et puissants d'étreindre
le monde et de communier avec ses forces.
Mais n'oublions pas les vérifications...
G. E. Monod Herren
COLONISATION
Certes nous trouvons bon qu'André Gide proteste contre les traitements infligés aux nègres
de I'A.0.F.. que Marcel Brion rappelle la cruauté des Espagnols pour les Indiens et qu'elle
est nécessairement celle de toute colonisation. De même nous jugeâmes excellentes les
manifestations qui suivirent le meurtre de Sacco et Vanzetti. Puisque la plupart des hommes
de notre époque se laissent toucher par les idées humanitaires et se croient prêts à défendre
la liberté de l'individu, l'autonomie de l'homme, il est bon de les atteindre par là. Et nous-
mêmes, qui, pour d'autres raisons, qui ne sont pas à leur portée, nous attaquons, au prin-
cipe de colonisation, si nous parlions par l'intermédiaire d'un organe lu par un autre public
que celui du Grand Jeu, nous userions de ces arguments. On ne doit dire à chacun que ce
qu'il est apte à comprendre, autrement il usera mal de la matière qu'on lui donne. C'est ce
qu'avaient compris les prêtres égyptiens. Nécessité de l'ésotérisme.
Mais cette cruauté des fonctionnaires de I'A.0.F. ou des aventuriers espagnols de la
Renaissance ne nous indigne pas. Nous rions bien des fameux principes de 89. Ces Indiens
enchaînés qui n'accompagnent la colonne de soldats que pour servir de pâture, jour par
jour, aux chiens des Espagnols ; ces nègres qu'on fait tourner à coup de fouet sous le
soleil, avec une poutre sur le dos, pour la distraction des administrateurs ; ces femmes,
jadis et maintenant violées au milieu des flammes et du sang, tout cela ne nous fait pas
peur. Car la bonté humanitaire n'est que peur.
On sait assez que le même homme, seion ses habitudes et i'entrainement, mangera de la
viande, ou battra ses enfants ou torturera des negres. Ces brutes de colonisateurs sont de
vraies brutes ; elles veulent ce qu'elles font. Et malgré les Nourritures terrestres, André Gide,
avec ses éternels scrupules moraux, peut-il se vanter de vouloir ce qu'il fait ?
Marcel Brion raconte que les soldats espagnols de Saint-Domingue et d'ailleurs tournaient
en dérision les appels des prédicateurs à ia charité et à la pitié. Voilà qui est bien.
On justifie = parfois, par des nécessités locales, le massacre systématique des nègres
employés à construire des lignes de chemin de fer : sans cette main-d'œuvre indigène,
décimée par la fièvre, les mauvais traitements, iû nourriture insuffisante, les voies ferrées
ne pourraient être édifiées. Et quel bel effort d'énergie ! on a enfin créé quelque chose I
Créer ! La colonie est pourvue d'un outillage économique. Hurrah ! Rôle civilisateur de la
France. Des écoles nouvelles sont créées chaque jour, et le nombre va croissant des petits
nègres qui savent lire, écrire, les quatre règles et que leurs ancêtres s'appelaient les
et de cette .
i théorie du moindre mal m. Evidemment.
-
convertir. A cet effet, Las Casas recommande le transfert en Amérique d'esclaves nègres
plus resistants au travail. Et Marcel Brion de vanter le caractère réaliste de cette pensée
Les problèmes psychologiques troublent la tête des étudiants américains. Dans un mois,
trois se sont suicidés
New York, 25 janvier. Les mystères de l'Au-delà, qui tourmentent en ce moment les esprits
des jeunes étudiants médecins des Etats-Unis ont causé Uri nouveau suicide, le troisième
de ce genre depuis la Noël.
Tandis que ses parents étaient à l'église, un jeune étudiant nommé Cassels W. Noe, âgé
de vinigt ans, s'est tué avec un revolver de son père, pour apprendre ce qui se passait
derrière la tombe.
C'est pour la même raison que deux de ses camarades s'étaient suicidés le premier de l'an
78 et, depuis, le jeune Noe était obsédé par des problèmes psychologiques.
Avec plusieurs de ses camarades, il avait formé l’Association de I’ Au-delà = pour établir
des communications entre les morts et les vivants.
Avant de se tuer et afin de se conformer aux clauses du pacte, le jeune étudiant avait
t
4>
laissé un mot à son père : = Préviens mon camarade Norton que je lui enverrai un E
message; d’ailleurs je lui causerai lundi à midi et peut-être vendredi =. a
E
Curiosité, curiosité chérie !
II y a trois sortes de sardines : la sardine sans queue, la sardine sans tête et la sardine
sans queue ni tête. De ces trois sortes de sardines, la sardine sans queue ni tête est
incontestablement la plus délectable.
-
a
O
O
C
6
CORRESPONDANCE
Lettre à Saint-Pol-Roux
Maître,
Je vous écris au nom d’un groupe de jeunes gens qui m’ont prié de mettre à vos pieds
leurs sentiments de vénération et de respectueux amour.
De même que Rimbaud, exilé au Harrar, apprit un jour que la gloire qui lui avait été mar-
chandée par les .L hommes de lettres n commençait à monter irrésistiblement et à emporter
son nom aux cimes les plus pures, de même vous, Maitre, tout entouré des horizons terribles
du Finistère, sachez que des jeunes gens vous ont compris et vous aiment. Nous nous
sommes penchés sur la vie et sur les paroles de ceux que nous considérons comme de
grands Initiés. Nous croyons qu’une certaine science dite occulte (et qui est l a seule
science) reste à l a base des philosophies de Platon et de Hegel, des révélations de Boudha
et du Christ, des œuvres de Balzac, des poèmes de Rimbaud et de Saint-Pol-Roux.
Nous croyons que tous les chemins mènent à Dieu, et que notre tâche est de retrouver
l’Unité perdue. Nous pensons que le rôle du poète est de révéler cette unité par des poèmes
dont les images tirent leur grandeur du rapprochement des réalités en apparence les plus
inconciliables.
Nous connaissons tous la lettre admirable que vous avez écrite le 17 mai 1891 à Jules Huret
qui vous questionnait sur l’évolution littéraire du moment. Nous nous répétons des phrases
comme celle-ci : La Beauté étant la forme de Dieu, il appert que la chercher induit à
.
I
chercher Dieu, que la montrer, c’est l e montrer -. Notre espoir est de réaliser ce Magnifi-
cisme que vous avez prédit ...
Croyez, je vous prie...
A. Rolland de Renéville
Réponse de Saint-Pol-Roux
Numéro 2
Mise au point ou
Casse-Dogrne
e
S
LE CASSE-DOGME
1. Comme il nous est arrivé de designer par le mot Dieu la réalité absolue et que nous ne
vouions pas nous priver d'un mot SOUS prétexte qu'on en a fait les plus tristes usages, que
ceci soit bien entendu :
Dieu est cet état limite de toute conscience, qui est La Conscience se saisissant elle-même
sans le secours d'une individualité, ou, si l'on veut, sans s'offrir aucun objet particulier. 83
vie. Nous avons tout lieu en effet de supposer que le dogme qu’il affirme
est lié aux formes des fonctions vitales. (Elles sont communes à tous les
homines ; par une erreur fréquente, on les croit universelles alors qu’elles
sont seulement générales ; il y a donc beaucoup de chances pour que le
dogrne soit fondé sur des mouvements vitaux qui, plus que toute autre
chose, peuvent être les fantômes de l’universel.) Notre fonction de casse-
dogrne s’attaquera par conséquent aux formes et à l’organisation de la
vie humaine, lorsqu’il nous faudra faire apparaître le caractère relatif
des formes de pensée qui sont leurs simples reflets.
2. Le second aspect du Casse-Dogme n’est plus Dogme mais Casse et
ne regarde que
SOI-MEME.
René Daumal
Roger Gilbert-Lecomte
84
Enquête
4. Pourquoi ?
René Daumal 85
Arthur
Rimbaud
Fragment Inédit
Du pocime : Credo in Unam
(intituli! ensuite par Rimbaud Soleil et Chair) ;
ces vers se placent dans la troisième partie
du p o h e aussitôt après l e vers :
Le monde a soif d‘amour : tu viendras l’apaiser I ! !
86
(Y
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?
- Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? 2
.Q)
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? Ea
Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève, E
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?...
Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères
Notre pâle raison nous cache l’infini !
-
Nous voulons regarder : le Doute nous punit !
Le Doute : morne oiseau, nous frappe de son aile ...
- Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !...
. . .. . . .. .. , . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. .. . . . . . . .. .
Lettre inédite
Charleville, 12 juillet 1871
[Cher Mlonsieur,
1. Cette lettre et la citation autographe de Rimbaud qui Fait suite nous ont été confiées par
M. Léon Pierre-Quint qui trouvera ici nos remerciements.
La lettre ayant été adressée a M. Izambard, celui-ci tient à y joindre un commentaire que
l’on trouvera a la fin des chroniques. 87
libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes ;
j’ai d’autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils
composeraient une collection, et les collections s’acceptent
bien rnieux que des volumes isolés.
N’avez-vous pas les Couleuvres ? Je placerais cela
comme du neuf - Tenez-vous aux Nuits Persanes ? un
titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins
d‘occasion. Tenez-vous à [ce] volume de Pontmartin ?
il existe des littérateurs [par ici quli rachèteraient
cette prose. Tenez-vous a[aux Clanleuses ? Les
collégiens d’Ardennes pou[rraient debo]urs[er trois francs]
pour t>ricol[er dans ces azurs là : jle saurais
démontr[er à mon crocodile que l’achat d’une]
telle c[ollection donnerait de portenteux bénéfices.]
Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds]
de me découvrir une audace avachissante dans ce
b rocai it age.
Si vous saviez quelle position ma mère peut
et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25,
vous ii’hésiteriez pas à m’abandonner ces bouquins ! Vous
m’enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les allées
lequel est prévenu de la chose et l’attend. Je vous
rembourserais le prix du transport, et je vous serais
superbondé de gratitude !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans
une [bibliothèque de professeur et que vous vous en]
apercevi[ez, ne vous gênez pas], mais vite, je vous en prie,
on me presse.
C[ordialement] et bien merci d’avance.
A. Rimbaud
Au.tographe de Rimbaud
Cette main qui a fait cela, briser le front qui l’avait conçu !...
C”est l’aventure de Léopold Robert que nous racontait Paul Foucher dans
son drame, le Démon de l’amour, représenté à Cluny, le 24 décembre
1859.
Léopold Robert s’était arrêté à Florence, en 1831. On le présenta là à
la priricesse Charlotte Bonaparte, dont il s’éprit subitement. Le mari de
la priricesse, Napoléon Bonaparte, mourut en 1831. Robert fut prit de
vertige en songeant qu’il pouvait épouser celle qu’il aimait. II retomba
bien vite de ses rêves, et demeura meurtri pour toujours de cette autre
chute d’Icare. II s’attrista, s’assombrit, revint à Paris, retourna à Venise,
tout à son amour impossible. Sa peinture devint douloureuse, et il faut
lire dans le salon de 1835 que publia Alfred de Musset, - le malheureux
n’était-.il point, de par la destinée, un Léopold Robert de la poésie. -
l’impression lugubre que causèrent les Pêcheurs de l’Adriatique.
88 1870. Jules Claretie
Autographe de Arthur Rimbaud. C'est une note prise sans doute après une lecture. Lecture
de Musset (Salon de 1836) que je lui avais prêté, ou du drame de Paul Foucher, Le Démon
de l'Amour. ou enfin de l'article de Claretie consacré à ce drame.
Cite passage de cet article.
Salon de 1836 d'Alfred de Musset (et non 1835, comme l'écrit Rimbaud, d'après Claretie).
Léopold Robert, né à La Chaux-de-Fond, 1794-1835, à Venise, à Florence, s'éprit de la
princesse Charlotte Bonaparte, fille du roi Joseph, et mariée au prince Napoléon, second fils
du roi de Hollande (mort en 1831). Cette passion sans espoir ruina sa santé et troubla sa
raison. II vécut solitaire à Venise avec son frère Aurèle et se suicida en 1836.
Le départ des pêcheurs de l'Adriatique (pêcheurs de Chioggia) G. I.
89
Lssais
I. II faisait de longues stations à la bibliothéque de la ville, où. disent tous ses biographes,
il dévorait de vieux bouquins d’alchimie et de cabale. 8 Paterne Berrichon Jean-Arthur
Rimbaud, le Poète (Mercure de France, p. 89).
2. Sans doute en est-il de la vérité comme du nom vainement cherché dans la conversation :
olle apparaîtrait d‘un seul coup à l’esprit, si l’angoisse métaphysique pouvait disparaitre une
Heconde de la conscience humaine. Cette angoisse se manifeste principalement sous la
Forme de l’amour physique. Notre âme garde en elle le désir de l’unité et le transporte sur
l’objet qui est à sa portée dans le monde sensible. (C’est ainsi que Freud a pu dire que
92 l’amour est la pensée perpétuelle de toute créature.) D’où l’ascétisme des religions
(v
Nous avons vu que les esprits sont réellement en Dieu. D’où cette parole
d’un philosophe indou : a Brahman est vrai, le monde est faux ; l’âme 2
-al
de l’homme est Brahman et rien d’autre. E
C’est ce qu’exprime Rimbaud en écrivant : a Je est un autre. II eut aussi a
E
bien pu écrire : Je est Dieu en puissance.
Pour remonter à la conscience suprême, il est essentiel de cultiver en
soi l’inattention et le désintérêt, puisque leurs contraires nous procurent -=
al
U
le sentiment d’une personnalité à jamais distincte, et nous amènent à E
confondre avec la Lumière un seul reflet de son éclat. Se désintéresser
sur le plan matériel, c’est arriver à l’altruisme. Se désintéresser sur le ial
plan psychologique c’est parvenir à Dieu. A
N’est-il pas révélateur de mettre en regard telle phrase du Bhagavad Gîta
qui concerne la conception du moi, et les lignes qu’écrivit Rimbaud sur
le même sujet ?
Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute.
Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde,
je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement
dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbé-
ciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, etc ... (Lettre
du Voyant.)
-
= Celui dont l’esprit est égaré par l’orgueil de ses propres lumières,
s’imagine que c’est lui-même qui exécute toutes les actions résultant des
principes de sa constitution. ,, (Bhagavad Gîta. Des œuvres. ill.)
C’est que la lettre du Voyant est tout entière écrite sous le signe de la
grande tradition orientale, qui parvint, à travers les mystères orphiques,
jusqu’à la Grèce ancienne. Cette philosophie constitue la trame sur laquelle
Rimbaud a tendu ses phrases. En considérer rapidement l’ampleur, c’est
en même temps saisir chacune des affirmations du poète.
Les livres sacrés de l’Inde s’accordent tous pour employer sans distinc-
tion la notion d’Idée et celle de Parole, lorsqu’ils veulent nous éclairer
sur la création du monde. Soit qu’ils nous montrent la Conscience divine
penser le monde, et, par conséquent, le créer, soit que, d’après eux, la
Parole de Dieu ait engendre l’univers ‘. (De là vient l’importance fonda-
mentale attachée aux mots dans les sciences magiques.)
Nous nous acheminons donc à la compréhension de ce passage qui fait
suite à la conception du moi dans la lettre qui nous occupe : Du reste,
toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! II faut
être académicien - plus mort qu’un fossile - pour parfaire un diction-
naire de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser
sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! D
La confusion qu’établit Rimbaud entre la Parole et l’Idée résulte directe-
ment de la solution que fournit au problème de la matière, la métaphysique
dont il est pénétré. On y trouve que le monde existe parce que Dieu le
pense et le prononce. Elle dévoile donc entre l’Idée et la Parole une simi-
litude que la simple psychologie humaine vérifie d’ailleurs complètement :
3. De même la religion catholique : a Dans le principe était le Verbe et le Verbe était avec
Dieu, et le Verbe était Dieu... Toutes choses ont été faites par Lui, et rien de ce qui a été
fait n’a été fait sans Lui = (Saint Jean I, 1, 3). 93
Les (différences que présentent ces aspects sont de même nature que celles
que l’on constate entre les notes d’un accord musical : les vibrations
rapides engendrent des notes aiguës, et les vibrations lentes des notes
graves. La Parole divine a, de même façon, fait naître des plans successifs
dans l’Univers. Et si l’on peut classer les sons en deux grandes catégories :
les isons aigus et les sons graves, il est également possible de diviser
les plans de l’Univers en plan des Idées et plan des réalités sensibles, ou
encore en monde sans forme et monde de la forme.
Voici ce qu’écrit Rimbaud à ce sujet : Donc le poète est vraiment voleur
((
94 -
4. Riinbaud indique bien que, pour lui, la pensée participe au monde de la forme lorsqu’il
écrit : ...de la pensée accrochant la pensée et tirant.
La solution qui, logiquement, résulte de ce système est de se détacher (Y
O
du sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux Li
*al
domaines que l’intuition pressent. Un nouveau mode de connaissance va E
donc naître : La Voyance. II ne s’agit point là d‘une vision littéraire de a
E
la vie comme ont semblé le comprendre jusqu’ici les commentateurs de
Rimbaud, mais d’une contemplation métaphysique de l’Absolu. Le poète
doit a être Voyant m. A travers Pythagore et Platon, Rimbaud accède à la -
5
al
O
méthode que les Grecs empruntèrent à l’Orient. a Toute poésie antique C
aboutit à la poésie grecque ,, commence-t-il. Et il achève sa lettre par cette
affirmation : a Ainsi je travaille à me rendre voyant m.
A. Rolland de Renéville
5
3
95
Arthur Rimbaud
ou Guerre
à l’homme!
II est étrange qu’il puisse suffire d’un escalier tournant, d’un regard jeté un
soir sur la plaque d’émail posée au-dessus d’une porte pour indiquer le
numhro qui détermine la place d’une maison dans une rue, ou du simple
passage d’un taxi, pour que l’homme le plus normal soit tellement boule-
versé, qu’il cesse un instant d’être un homme.
II commence par être prodigieusement étonné que les yeux d’une passante
soient verts, que le marbre de sa table soit dur et inversement. Mais
bientôt, et quoique nullement accoutumé aux spéculations métaphysiques,
c’est d’être lui-même, qu’il est bouleversé. II ne peut le croire. Et l’angoisse
le fait suer.
De plus en plus informe, saisi par la terreur comme dans ses rêves
d’enfance où métamorphosé en épingle il lui fallait éviter la trajectoire
fatale des oreillers étouffants, et où pourtant il ne pouvait faire de crochets,
Q
il tombe, il ne peut que suivre une ligne de chute rigoureusement verticale
s
C
et cependant il doit éviter les dangereuses Puissances.
Oh ! rester homme, gémit-il ! rester un homme 7 Que vais-je faire parmi
les Puissances ! ’. O,
J
L’homme qui a subi par accident ces intolérables souffrances sera certai-
nement surpris d’apprendre que certains de ses semblables n passent
leur vie à la recherche de cette aventure.
Ils ont systématisé la stupeur d’être. II y en a toujours qui aiment brouiller
les cartes, toucher le but quand on dit e pouce » , et lancer la bille hors
des limites du jeu. Et c’est avec la plus grande mauvaise foi qu’ils
jouent leur rôle d’homme. Ils se sont aperçus qu’ils pouvaient employer
leurs facultés pour d’autres fins que celles pour lesquelles Mère Nature
les leur avaient fournies ‘. Et ils s’en donnent à cœur joie de tricher. Le
metteur en scène en devient fou”.
Et qu’on croit bien que ce n’est pas par simple plaisir ! La Tricherie pour
la Tricherie sort du même magasin que l’Art pour l’Art. Nous trichons
parce que les conditions de la vie humaine sont complètement intolérables.
Vieux fait bien établi. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la guerre a été
déclarée à l’homme.
L’AGE INGRAT
-
a la Première partie de I’Ethique de Spinoza :
La nature ne se propose aucun but dans ses opérations, et toutes les causes finales
ne sont rien que des pures fictions imaginées par les hommes... De ces fictions sont
nés les préjugés du bien et du mal, du mérite et du péché, de la louange et du blâme,
de l’ordre et de la confusion, de la beauté et de la laideur et d’autres de ce genre. =
3. Le metteur en scene c’est le sous-dieu, transcendant et créateur de hiérarchie des
religions monothéistes. 97
a brandi une chaise contre sa mère en disant Merde D parce qu’elle
ne voulait pas lui acheter une nonette.
- Et pourtant je l’ai engendré dans la douleur., a gémi la femme. Enfin !
c’est l’âge ingrat. II y en a pour quelques années.
L’âge ingrat ne finira plus, Mme Rimbaud.
que d’heures des nuits j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader
de la réalité ...
l’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil
des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’orient et à la
sagesse première et éternelle.
Que le lecteur maintenant fasse un effort synthétique. Que ses yeux
fixent un point de l’espace, qu’il veille à ce que les muscles de ses
membres soient déliés et lâches, qu’il respire deux ou trois fois profon-
dément, et qu’il médite, s’il le sait, sur quelques phrases d’Arthur Rimbaud
et sur ce que j’ai dit jusqu’ici.
Et qu’il sente ce que peut être l’effort d’un homme, d’une individualité
-
crispée au centre de tout, qui veut briser cette écorce qui la sépare
et la distingue, qui veut écarter du ciel l’azur qui est encore du noir =,
qui pour Etre veut n’être plus.
4. Je sais que la Saison en Enfer n’est pas une confession. mais un poème. Mais cela
ne m’empêche nullement de la considérer comme un témoignage.
Fût-elle écrite dans un état délirant? Sans doute ; mais nous n’en sommes plus à nous
intéresser à ce petit jeu psychologique du conscient et de l’inconscient. Et pour la Saison
en Enfer nous y comprenons ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens n , comme
93 l’a demandé Rimbaud.
poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. l e m’habituai (v
‘CI
:
S
sommeil de la virginité !
... Je disais adieu au monde ...
Enfin, le résultat approche : Q)
4
<e Ecoutez!
J’ai tous les talents ! - Veut-on des charits nègres, des danses de houris ?
Veut-on que je disparaisse, que je plonge a la rechercbe de l’anneau?
Veut-on ? Je ferai de l’or, des remèdes. >>
5. Mais qu’est-ce alors que Rimbaud? se demandera le lecteur averti. Qu’il sache seule-
ment que ce n’est plus alors ni le corps de Rimbaud, ni son intelligence, ni son cœur. 99
La volonté consciente est contradiction de l’individu sur lui-même. I I y a
une contradiction qui n’est pas seulement dans le fait d’un individu qui
veut: détruire son individualité.
Plus profondément, l’individu se détruit, plus profondément il s’affirme.
II est plus, à mesure qu’il est plus capable d’attaquer des couches plus
profondes de lui-même ‘. II va en sens inverse du résultat recherché. Tel
est, sans doute, le sens véritable de la croyance que qui cherchait le
ciel par magie noire atteint l’enfer.
Autre est l’attitude qu’il faut prendre dans la guerre contre l’homme. C’est
bien plus par conscience de cette nécessité que pour une prétendue libé-
ration des couches profondes de l’individu, qu’on doit préférer sur le plan
littéraire l’écriture entièrement inspirée ’ à d’autres formes plus volontaires
de l’écriture. C’est une façon d’aborder le problème.
RIEN NE VA PLUS
Pour sortir d’Enfer, le suicide n’est pas une solution. C’est encore une
affirmation de la volonté et de l’individu.
Le catholicisme est un compromis de mauvais goût. Nous ne nous
attairderons pas à réfuter la thèse imbécile de M. Paul Claudel, ambas-
sadeur de France. Rimbaud n’a pas discuté avec Verlaine, quand celui-ci
lui chanta des psaumes à Stuttgart : il l’a abattu d’un coup de poing.
.: Quant au bonheur domestique établi ou non ... non je ne peux pas. La
vie ,Fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante,
elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde.
Ni suicide, ni conversion, ni 0: la vie humble aux travaux ennuyeux et
faciles B. C’est en voyageant, et en se mettant sans cesse aux prises avec
les plus rudes réalités que Rimbaud a le plus de chance de se réadapter,
de devenir un homme normal, ce qu’il souhaite le plus au milieu de ses
souffrances.
6. Telle est aussi la réponse à faire à ceux qui nous reprochent de ne pas nous suicider
parce que l’état d’homme nous dégoûte. Quelle belle logique !
Par le suicide, nous nous affirmons hommes, plus que jamais.
1O0 7. Qu’on l’appelle écriture automatique ou folie prophétique.
Après Rimbaud la mort
des Arts
1 L’efficacite d’une telle démarche n’apparait d’ailleurs que dans la mesure O L l’on vit
intérieurement l’idée hégélienne de perfectibilité de la raison coicrete 101
d’eux-mêmes de leur idéal », par analogie. Dévoilant à tout coup leurs
petits sommets (foi religieuse ou concept tautologique, phraséologie
creme ou pire) ils permettent de mesurer leur bassesse.
Ainsi, sans mon programme ou cassedogme, le prétexte Rimbaud à tout
remettre en question surgit magnifiquement à propos de ce qui fait la
valeur de sori œuvre.
Justifier une telle valeur est essentiel dans la mesure où cela permet
d’abord de dénoncer en passant toutes les fausses recettes qu’emploient
les <. artistes >> pour atteindre un beau dont la notion obscure à souhait ne
suffi.t pas à cacher le caractère inadmissible, ensuite de voir ce qui reste
réel dans l’idée de beauté et comment y atteignent certains créateurs,
toutes considérations de métier mises à part.
Tout jugement esthétique d’une œuvre dite d’art cherchant à remonter
d’effet à cause en tirant sur l’ignoble cordon iombilical que l’on nomme
lien causal parce qu’il relie l’occidental à sa mère la pourriture, exaspère,
désespère t o w ceux que j’estime et moi-même. Ma tête, ma tête sans yeux,
à qui établirait le bien-fondé de sa manie d’induire comme de tout autre
tic de la pensée logique, en face de ma torpeur fixe, cette soudaine
conscience du scandale d’être !
C’est avec le dédain le plus lointain pour les trop faciles réfutations des
esprits fins que je tiens à noter ici ce qui fut toujours pour moi le plus
élémentaire sentiment de propreté morale à savoir que, à de très rares
mais. immenses exceptions près ‘, je répudie l’art dans ses manifestations
les plus hautes comme les plus basses, qu’à peu près toutes les Iittéra-
tures, peintures, sculptures et musiques du monde m’ont toujours amené
à me frapper violemment les cuisses en riant bêtement comme devant
une grosse incongruité.
Les productions des réels talents et des génies dans leur genre, les perfec-
tions techniques acquises par l’exploitation systématique de modèles
reconnus ou non, la pratique assidue des imitations nature =, la a longue
patience ’’ de l’académicien récompensé, toutes les activités de cet
ordre m’ont toujours scandalisé par leur parfaite inutilité. Inutilité. C’est
l’art pour l’art. Autrement dit l’art d’agrément. Hygiénique distraction pour
oublier la réalité dure à étreindre.
Des artistes œuvrent avec goût.
Des esthètes jugent en connaisseurs.
Et cles hommes crèvent en mordant leurs poings dans toutes les nuits
du rnonde.
Ce n’est pas que je sois insensible aux beaux arts : des allusions littéraires
dans une peinture, la percussion indéfiniment prolongée du goudougoudou
en rnusique, l’épithète sculptural en particulier Iorsqu‘il est appliqué à une
mélodie, en littérature, peuvent m’émouvoir plus que tout au monde, seule-
ment je défends d’appeler cela émotion artistique > parce qu’alors aucun
goût, même le pire, ne préside à mon jugement, parce qu’il n’y a pas
jugement mais coup de casse-tête dans le ventre.
L’art pour l’art est un de ces refuges où se tapissent ceux qui trahissent
l’esprit qui veut dire révolte. Sur le plan humain il ne peut exister de beau
qui soit absolu, sans au-delà, qui soit une fin. Comme si un absolu, unique
en soi, pouvait se présenter à l’individu reclus dans l’apparence de son
moi sous une autre forme que Non, Non et Non.
Cela peut paraître une regrettable plaisanterie aussi vaine qu’un coup
d’épée dans une matière liquide que d’attaquer maintenant l’art pour l’art
que personne ne défend plus. Se méfier des religions dont le vocabulaire
litur’gique est officiellement abandonné. Sinon les membres du gouver-
nement brésilien personne n’édifie plus de chapelles positivistes à Clotilde
de ‘Viaux. Pourtant quiconque pense à la science emprunte la pensée
2. Ei: il ne peut s’agir que d’établir le critérium de ces exceptions à définir une fois
102 pour toutes.
de Comte ’. De même pour le christianisme. Les stigmates inavoués en hl
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selon deux démarches :
- Ou bien l’homme figé par l’espace hors de lui et qu’il tient pour solide $
et base, recopie soigneusement une nature d’images et de faits sans O)
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penser qu’elle n’est peut-être qu’une projection de son esprit et son
attention glisse sur des surfaces, d’où l’épithète <‘ superficiel >’. L’art ou
malpropreté est en ce cas qu’il transpose ou déforme. Quant à voir au
travers il faudrait d’autres yeux derrière les yeux pour les regarder sous
la voûte du crâne.
- Ou bien l’autre univers‘ arrache l’homme aux aspects et aux formes
externes et le tire dans sa tête. Mais les cinq doigts de la main sensorielle
n’ont aucune prise sur ce monde-en-creux, ce monde-reflet, ce monde de
prestiges plus vrai que le monde des formes sensibles puisque, en lui,
quoi qu’on dise on ne peut pas mentir.