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Revue des Études Anciennes

La symbolique funéraire des Romains


Pierre Boyancé

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Boyancé Pierre. La symbolique funéraire des Romains. In: Revue des Études Anciennes. Tome 45, 1943, n°3-4. pp. 291-298;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1943.3268

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1943_num_45_3_3268

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LA SYMBOLIQUE FUNERAIRE DES ROMAINS

Des civilisations disparues, une loi assez mélancolique exige que


souvent ce qui nous est le mieux conservé, ce soient les tombes, et de toutes
les formes de l'art, l'art funéraire. Que de peuples ne nous sont guère
connus que par ce qu'ils avaient confié à la terre avec leurs morts ! Mais,
si les monuments ainsi dus à la piété pour les défunts sont nombreux
dans l'Antiquité classique, ils sont loin, on le sait, de nous parler
toujours un langage clair. Une autre loi, mélancolique, elle aussi, semble
avoir voulu que les craintes ou les espérances, les idées dont ils devraient
témoigner et auxquelles ils sont pour une part redevables de leur
existence ne peuvent plus être déchiffrées par nous, qu'ils ne nous offrent
plus trop souvent, selon la belle expression de M. Franz Cumont, qu' « un
livre d'images dont le texte est perdu ». Les stèles funéraires de l'At-
tique, les vases peints de l'Italie méridionale, les peintures et les urnes
de PÉtrurie ont un sens qui est loin de nous être bien connu, et l'on s'en
convainc aisément en parcourant les études les plus récentes qu'on leur
a consacrées *.
Mais un cas privilégié, par l'abondance des monuments, par la
connaissance que nous avons de l'époque où ils furent conçus et exécutés,
est sans doute celui des sarcophages, des peintures et des stucs ornant
des tombes aux temps de l'Empire romain, spécialement aux 111e et
ive siècles.
C'est à leur arracher leur secret que se consacre l'ouvrage
magnifique, le grand livre, que M. Fr. Cumont intitule modestement : «
Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains 2. » La modestie du
titre vient de ce que, parmi les thèmes traités par l'art de Rome en ce
domaine, quelques-uns seulement ont été retenus ; cinq exactement
auxquels correspondent cinq chapitres : Les Dioscures symbolisant les deux
hémisphères du monde ; — Les vents qui traduisent l'idée de l'atmos-

1. Pour les stèles attiques, cf. P.-L. Couchoud, Reçue archéologique, XVIII, 1923, p. 233,
et, en sens contraire, P. Devambez, Bulletin de correspondance hellénique, LIV, 1930, p. 210
et suîv. ; pour les vases peints de l'Italia méridionale, C. Albi zzati, Dissert. Ponlif. Accad.
Rom. di arc, série 2, 1920, p. 147 et suiv. ; pour les monuments étrusques, P. Ducati, Le
pietre funerarie felsinee, Monumenti dei Lincei, XX, 1912 ; Van Essen, Did Orphic influence
in Etruscan paintings exist? Amsterdam, 1927, etc.
2. Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains (Haut-Commissariat de l'État
français en Syrie et au Liban, Service des Antiquités, Bibliothèque archéologique et historique,
t. XXXV). Paris, Geuthner, 1942 ; 1 vol. in-4°, iv + 543 pages, XLIV planches et 96 figures
dans le texte. Depuis, M. Cumont a donné comme une sorte ds supplément La stèle du
danseur d'Antibes et son décor végétal. Étude sur le symbolisme funéraire des plantes, Paris,
Geuthner, 1942, in-4°, 49 p. (cf. Revue, 1943, p. 174).
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phère, séjour des âmes désincarnées ; — Le symbolisme lunaire ; — Les


Muses et l'immortalité ; — enfin, l'expression artistique du repos des
morts. Mais, si l'auteur s'est ainsi volontairement limité à quelques
thèmes, d'abord il les a choisis parmi les plus riches. De plus il ne s'est
jamais interdit de faire appel aux thèmes voisins et analogues, et c'est
en fin de compte, dans son orchestration complexe, presque tout l'art
funéraire des Romains qui nous apparaît. Enfin, et même surtout, il a,
dans une ample et magistrale introduction, posé les principes d'une
doctrine d'ensemble. Si l'on ajoute que l'illustration vaut le texte, qu'elle
nous présente plus d'un document inédit, que des indices copieux.et aussi
soigneusement faits que ceux des Religions orientales du même auteur
permettent de s'orienter rapidement dans cette somme véritable, on se
rendra compte de l'intérêt et de l'importance de l'œuvre.

Il y a déjà bien des années que, par de nombreux articles et par son
livre After Life in Roman paganism (New-Haven, 1922), M. Cumont
s'acheminait patiemment vers ces Recherches. En outre, s'inspirant de
sa méthode et souvent guidés par ses conseils, d'autres avaient travaillé
sur les voies ouvertes par lui, et nous retiendrons seulement, comme
l'une des plus récentes et des plus remarquables, l'étude de M. Marrou
sur le Μουσικός άνήρ (cf. notre compte-rendu dans cette Revue, 1939,
p. 86). M. Cumont, lui-même, se plaît à nous renvoyer au chapitre n de
Γ Apotheosis and Afterlife, où, dès 1905, Mme Strong a fait « la
première tentative pour retracer l'histoire de l'allégorie sépulcrale depuis la
Grèce jusqu'à Rome ». Une impulsion décisive fut donnée à cette
interprétation par la découverte, en 1917, de la basilique de la Porte-Majeure,
et notamment par le commentaire de sa décoration par M. Carcopino
dans son livre de 1927. Insistons, en effet, sur un point qui n'est pas
toujours suffisamment mis en relief : quelle que soit en définitive la destina-
tien cultuelle de cet édifice, qu'il soit la salle de réunion d'une secte
(c'est la thèse de MM. Cumont et Carcopino), un édifice funéraire (ainsi
le veut M. Bendinelli, auteur de la publication dans les Mon. antichi),
dans les deux hypothèses, toutes les images représentées sont des
allusions à l'au-delà, à la mort et à l'apothéose, et ces allusions reposent sur
la même symbolique pythagorisante, dont M. Cumont nous formule,
plus complètement qu'on ne l'avait encore fait, les idées directrices.
En tout état de cause, le travail d'exégèse de M.' Carcopino peut être
considéré comme définitif.
Il ne faut pas croire, en effet, que toutes ces scènes de la mythologie
que nous trouvons dans la basilique et sur les monuments funéraires
n'ont pas un sens, un rapport direct avec la mort. Jadis les fantaisies de
la symbolique des Creuzer et des Bachofen avaient discrédité toute
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interprétation faite de ce point de vue, et l'on s'en tenait à étudier ces


images en elles-mêmes, soit pour les replacer dans l'histoire de l'art et de
la technique, soit pour en étudier l'iconographie et les faire contribuer
à l'analyse des légendes. M. Cumont montre avec une force singulière
comment on ne peut s'en tenir à cette attitude1, comment la prudence
dont elle témoigne finit par être en réalité un refus d'explication :
« C'était oublier le fond, pour ne plus s'attacher qu'à la forme, c'était
renoncer délibérément à demander à des pierres muettes la cause de
leurs rapports avec le monde des morts et la raison d'être de leur
destination funéraire... Une pareille exégèse n'aperçoit que les arbres et ne
voit pas la forêt ; elle s'en tient aux seules apparences et ne pénètre
pas jusqu'aux réalités qu'elles dissimulent ; elle fait abstraction des
croyances sur l'au-delà et des sentiments intimes, qui nulle part n'ont
dû s'exprimer avec plus de force que dans le décor choisi pour la
sépulture de parents défunts... »
Mais nous ne pouvons demander à on ne sait quelle divination de
nous éclairer sur le sens des représentations. Il est aussi impossible de
déchiffrer sans un guide sarcophages et peintures qu'il le serait de
vouloir lire à première vue les caractères d'une langue inconnue. Ici un
exemple décisif fut donné aux historiens de l'Antiquité par ceux du
Moyen-Age. On sait comment nos cathédrales n'ont vraimeirt livré leur
secret que le jour où M. Emile Mâle eut l'idée de recourir aux textes
mêmes qui avaient inspiré les artistes et la chance de les découvrir dans
le Speculum de Vincent de Beauvais. M. Cumont rend hommage à ce
précédent qui indiquait la méthode à suivre : découvrir dans la
littérature des anciens les principes qu'avaient mis en pratique les imagiers.
A l'époque où travaillaient les artistes romains, la mythologie n'était
plus dans les classes cultivées l'objet d'une foi littérale. Mais elle n'était
pas pour autant simple objet de récits aimables comme ceux d'Ovide.
Les philosophes avaient découvert le moyen de concilier le scepticisme
qu'on éprouvait devant les aventures des dieux et des héros et la piété
que l'on ne pouvait se défendre de ressentir pour des traditions venues
du fond des âges et si liées à l'histoire des cités et à leurs cultes. Il
suffisait d'admettre qu'au delà du sens apparent, si surprenant pour des
esprits éclairés et parfois même si scandaleux, se dissimulait un sens
profond. Pythagoriciens, stoïciens, néo-platoniciens mirent en pratique
cette théorie et sauvèrent ainsi l'Homère que Platon bannissait de sa
République. Il ne faudrait pas croire que ce fût là seulement un artifice
de quelques érudits subtile dans le secret des écoles. La méthode symbo-

1. Citons comme très caractéristique le jugement d'Emile Cahen, auteur de l'article


Sarcophagus du Dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Sâglio, p. 1074, col. 1 : «.Nous
admettons que, si dans certains cas le sujet des reliefs a fait l'objet d'un choix raisonné chez
le fabricant comme chez l'acheteur, souvent aussi on s'est plus soucié de son rôle décoratif
que de sa signification religieuse. »
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lique pénétra chez les grammairiens qui dispensaient la culture avec


l'explication des poèmes homériques et de Virgile ; nous en avons encore
la preuve dans les commentaires d'Eustathe, de 6ervius et de Fulgen-
tius. Ainsi la fable fut rendue morale et livra une révélation parfois
métaphysique.
L'art ne pouvait manquer de subir l'influence de cette exégèse. Et à
mon sens peut-être pas seulement l'art funéraire. Nous ressaisissons
dans les décorations les plus profanes trace d'une symbolique ;
symbolique, il va de soi, plus simple, moins chargée d'idées, symbolique tout
de même. Quand on décore des triclinia de scènes relatives à Bacchus,
il est bien évident que l'on songe au symposion et au vin que l'on y boit.
Mais, si l'esprit des Anciens s'habituait ainsi par une sorte de
gymnastique constante à demander à la fable un contenu de vérité, un
enseignement, nulle part, plus que dans l'art funéraire, il ne devait être enclin à
le faire, et les textes sont là pour nous montrer qu'il l'a fait. Le livre de
M. Cumont est à cet égard d'une grande richesse. Pour chacun des
thèmes retenus par lui, il a groupé d'abord dans une première section
tous les passages qui permettent de reconstituer la doctrine. Et ainsi,
notons-le en passant, il n'a pas seulement rendu service à l'historien
de l'art ou à celui de la religion. Mais celui de la philosophie et de la
science lira avec le plus grand fruit, par exemple, ce qui est dit de la
doctrine des deux hémisphères ; la cosmologie des Anciens y apparaît sous
des aspects très souvent ignorés et, pour ma part, j'y ai beaucoup appris.
La seconde section de chaque chapitre confronte aux monuments les
conceptions qui les éclairent souvent jusque dans les détails.
On constate ainsi que « l'art funéraire des Romains... reste presque
entièrement dans la tradition hellénique ». Je ne puis m' empêcher de
croire que cela est significatif pour l'origine des idées elles-mêmes.
M. Cumont le signale : « L'influence profonde que les religions orientales
exercèrent sur l'eschatologie ne se manifeste guère dans les motifs
adoptés pour l'ornementation des tombeaux. » Mais ne serait-ce pas que
l'eschatologie elle-même doit au moins autant en définitive à la Grèce
de Pythagore et de Platon qu'à l'Orient?
Au centre de cette eschatologie, il y a la doctrine que « l'âme
participe à une immortalité bienheureuse dans la mesure où elle se dégage de
ses attaches avec le corps ». Sans doute il a fallu bien des siècles pour
qu'une telle foi se répandît à Rome et prît la place des croyances assez
imprécises à la survie dans la tombe ou à l'existence des Manes. Mais
on peut estimer qu'à l'époque où nous replace le plus grand nombre de
monuments figurés, sa diffusion était considérable. Il faut noter de
surcroît qu'il s'agit des « classes instruites, celles pour qui les artistes
sculptaient de somptueux tombeaux de marbre ». Celles-là ne croyaient pas
à Γ Ha dès souterrain et à ses supplices, dont l'évocation au théâtre, selon
Cicerón, faisait frissonner la foule. Mais leur foi, dans une mesure du
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reste fort variable, et où l'espérance pouvait avoir plus de part que la


certitude, était acquise à l'idée d'un séjour céleste réservé aux âmes
purifiées. Il s'agit d'un « pythagorisme mêlé de platonisme et de stoïcisme »,
celui à la connaissance duquel je me suis efforcé de contribuer moi-même
par diverses études, auxquelles M. Cumont a bien voulu faire dans son
livre le plus bienveillant écho.
Je ne vais point redire ici le détail de tout ce qui est dit si
lumineusement par M. Cumont. Mais, puisqu'il a accueilli maintes suggestions
faites par moi, je me permettrai de lui en présenter une sur un point qui
me semble de quelque importance. Il a notamment donné une adhésion,
qui m'est précieuse, à ce que j'avais supposé des rapports entre Èros et
l'héroïsation1. Un jeu de mots étymologique présenté dans une œuvre
qui fut beaucoup lue et méditée, le Cratyle de Platon, a lié l'une aux
autres l'image gracieuse de ces enfants ailés, si nombreux sur les
sarcophages, et les âmes privilégiées auxquelles dans l'au-delà on a conféré
le vieux titre traditionnel de héros. Je voudrais souligner aujourd'hui
comment le jeu de mots étymologique a pu être dans l'exégèse des
mythes une sorte de principe de méthode particulièrement fécond.
Un de ceux qui nous permettent le mieux de l'entrevoir, c'est, de
façon paradoxale, un Juif, Philon d'Alexandrie. M. Cumont ne manque
pas de nous le rappeler au passage, « il soumit l'Ancien Testament au
même traitement que ses maîtres grecs faisaient subir aux poèmes
homériques 2 » (et l'on sait que, par des écrivains chrétiens comme Origène et
saint Augustin, doctrine et méthode furent transmises au Moyen-Age,
en sorte que c'est en définitive à la même origine que remontent le
symbolisme de la basilique de la Porte-Majeure et celui de nos cathédrales).
Philon se préoccupa de discerner « la valeur secrète de chacune des
expressions » de la Bible. Mais comment y est-il parvenu? C'est en plus
d'un cas par des etymologies. Et cet usage de l'étymologie repose lui-
même sur une certaine conception des origines du langage.
A plusieurs reprises, Philon nous rappelle que celui-ci est dû à un
législateur qui sut, en l'instituant, y renfermer des trésors de sagesse.
Dans les Quaestiones in Genesim, IV, 194, il nous déclare que ceux qui
établissent les noms sont sans aucun doute des sages, qui font se refléter
en eux comme dans un miroir les propriétés des choses. Dans la Vie de
Moïse (I, 23), il trouve excellent tel vocable, car « ceux qui fondèrent les
noms étaient sages ». Dans les Quaestiones in Genesim (I, 20),· il
développe plus longuement cette idée que les choses reçoivent une
dénomination naturelle quand intervient un homme sage et eminent en science.
C'est là le propre du sage seul, bien mieux du premier-né de la terre.
C'est pourquoi il convenait que le premier de la race humaine, le roi de

1. Le sommeil et l'immortalité, dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire, XLV, 1928,


p. 104, n. 3 {Cratyle, p. 398 d). Cf. Cumont, p. 347.
2. Cumont, p. 10 (cf. p. 186).
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tous les êtres nés de la terre (Adam), eût aussi cette dignité. Ailleurs
encore, dans les Legis Allegor., II, 5, il commente Genèse, II, 18, où il
reconnaît des réflexions « sur l'imposition des noms ». Et il oppose
Moïse aux philosophes de la Grèce. Ceux-ci ont dit qu'étaient sages les
premiers qui ont imposé aux choses leurs noms ; Moïse s'est bien mieux
exprimé qui « d'abord a dit que ce n'était pas à certains des gens
d'autrefois, mais au premier homme créé, c'est-à-dire Adam ».
Dans le De cherubim 17, une distinction est faite entre les noms
établis par la foule des autres hommes qui donnent aux choses des
appellations qui ne leur conviennent pas et Moïse de qui les dénominations
reflètent l'évidence des choses. Hiéroklès (Ve siècle apr. J.-C), dans son
commentaire sur les Vers dorés, distinguera des noms qui ne sont pas le
reflet du réel et ceux qui désignent les réalités éternelles et notamment
les dieux. Ces derniers, à la différence des autres, correspondent à la
vérité et cela parce qu'ils doivent leur institution à un sage. Hiéroklès
nous décrit avec une minutie singulière ce qu'a dû être le processus
psychologique de l'inspiration chez ce sage. Il y a vraisemblablement une
source commune à Philon et à Hiéroklès.
Il est clair dès maintenant que Philon utilise pour son exégèse du
judaïsme une théorie grecque sur l'origine du langage. Quelle théorie?
Non point exactement, je crois, comme le dit M. Emile Bréhier1, celle
du Cratyle, où, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs, est adaptée,
critiquée, rabaissée à sa juste mesure la théorie pythagoricienne du
langage 2, mais bien cette théorie elle-même. La formule dont use Philon
est un écho fidèle d'une formule des akousmata pythagoriciens et, si
Philon ne mentionne pas le nom de Pythagore, peu avant lui Cicerón
avait rappelé dans les Tusculanes celui qui « quod summae sapientiae
Pythagorae uisum est, omnibus rebus imposuit nomina » (I, 25, Ci?). Aussi
ne sommes-nous pas surpris de retrouver chez Philon, De Decalogo 5, la
même doctrine sur les sages législateurs du langage appliquée à une
exégèse du mot de « décade » qui s'expliquerait par le fait de recevoir
(δέχεσθαι) et d'avoir fait place en elle à toutes les sortes de nombres et
de proportions numériques.
Hiéroklès, dans le texte que nous citions tantôt, se réfère
expressément aux pythagoriciens et il développe en les leur attribuant des
etymologies de Διός et de Ζήνα. Jamblique nous a conservé un document
plus précieux encore, car il remonte au grand historien de la Grande-
Grèce, Timée de Tauromenium 3. Il s'agit d'un des discours prononcés

1. Les idées philosophiques de Phihn d'Alexandrie, Paris, 2e éd., 1925, p. 285.


2. La « doctrine d Euthyphron » dans le Cratyle, Revue des Éludes grecques, LIV, 1941,
notamment, p. 172-173.
3. Jamblique, V. P., 56; Diogene Laërce, VIII, 11, attribue un résumé de ce passage
expressément au XIe livre des Histoires de Timée. Sur ces discours attribués à Pythsgore,
cf. A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne (Bibliothèque de la Faculté de
philosophie et lettres de l'Université de Liège, XXIX), 1922, p.
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par Pythagore à Crotone, au moment où on lui confie la direction de la


cité, le discours adressé aux femmes. Pythagore rappelle l'inventeur très
sage du langage, un dieu, un démon ou un homme divin, pour analyser
ensuite la valeur des noms qui servent à désigner les femmes aux
différents âges de leur vie et qui démontrent que la piété est par excellence
une vertu de leur sexe : Koré, Nymphe, Mèter, Maia, tous noms de
déesses.
On le voit, principes et applications sont les mêmes chez Philon et
chez les pythagoriciens. Ajoutons que les uns et les autres s'annexent
ou, si l'on veut, récupèrent le Cratyle. Car l'étymologie que Hiéroklès
donne « d'après les pythagoriciens » des formes de Zsú; est celle même
du Cratyle, et Philon, de son côté, comme le relève M. Bréhier 1, emprunte
au Cratyle certaines de ses etymologies. Ceci nous aide à comprendre
comment le jeu de mots ερως-ηρως a pu avoir la fortune dont témoigne
l'art funéraire des Romains.
Et ceci ne peut-il aussi nous fournir le cas échéant comme un fil
conducteur dans l'exégèse des monuments figurés? On a déjà signalé en
certains cas comment il y a entre le nom du mort, par exemple, et les scènes
ou les objets représentés un véritable calembour : il serait mieux de dire
peut-être un jeu de mots étymologique. Ainsi M. Galletier note, d'après
G. Gatti et le Dr Vercoutre 2, que « sur la tombe d'Aper sera représenté
un sanglier, sur celle d'Arbuscula un arbrisseau, sur celle d'Antalcidas
l'image d'Hercule ; Dracontius appellera naturellement un dragon,
Calpurnia Felicia une petite chatte, deux petites souris orneront la stèle
de Philomusus Mus ». Mais cette faveur du jeu de mots étymologique
a pu l'élever parfois au-dessus du simple rébus, tel qu'il semble qu'on le
découvre dans les exemples cités par M. Galletier. L'exégèse des noms a
servi à pénétrer le sens caché des mythes. J'en verrai un cas fameux
dans la représentation si fréquente des amours d'Éros et de Psyché.
Certes, il n'est pas impossible qu'à l'origine, dans cette légende célèbre,
Psyché ait déjà été l'âme et non une héroïne. Mais je crois que, si on lit,
par exemple, le récit d'Apulée, ce sens premier a disparu derrière la fable
erotique et familière. Pour l'y retrouver ou pour l'y découvrir, est
intervenu le jeu de mots étymologique. Un autre cas, presque aussi connu
dans l'art funéraire, est celui de Prométhée, que son nom, comme le
remarque M. Cumont, identifie avec la Providence (ΠρομηΟεΰς-Προ^ήθεια).
Et l'on ne manquerait pas avec un peu d'attention de rassembler
d'autres faits comparables.
Grâce aux principes de méthode posés par lui, le livre de M. Cumont

1. hoc. laud.
2. Éd. Galletier, Étude sur la poésie funéraire romaine d'après les inscriptions, Paris,
1922, p. 261, citant G. Gatti, Dì una iscrizione sepolcrale con emblema allusivo al nome del
defunto, Boi. comunale, 1887, p. 114-121, et le Dr Vercoutre, Sur les jeux de mots citez les
Romains, dans la Revue tunisienne, nov. 1920, p. 294.
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permettra de résoudre d'autres problèmes encore que ceux qu'il a
envisagés et dont nous avons déjà dit qu'ils sont nombreux et importants.
Il y aura lieu sans doute aussi d'essayer de préciser la chronologie de
l'explication symbolique en ce qui concerne les monuments. Ce que nous
constatons surtout aux me et ive siècles est l'aboutissant de tout un
travail antérieur, de même que le néo-platonisme a été préparé par
toute l'histoire de la philosophie précédente. Il ne faut pas se dissimuler
combien sera délicate cette tâche, et combien l'hypothèse y devra
fatalement intervenir. Mais la synthèse de M. Cumont nous aura présenté,
avec la clarté parfaite qui est celle de toute son œuvre, le résultat du
processus et les moyens de nous orienter dans son déroulement.
Pierre BOYANCÉ.

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