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Communications

Propositions pour une recherche expérimentale


Michel Colin

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Colin Michel. Propositions pour une recherche expérimentale. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 239-
255;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1575

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1575

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Michel Colin

Propositions pour une recherche


expérimentale en sémiologie du cinéma

1. La sémiologie du cinéma a la réputation d'être une discipline


théorique à vocation universitaire. A ce titre, elle peut être amenée à
jouer un rôle non négligeable dans la formation des futurs maîtres qui
auront à charge d'enseigner l'audiovisuel, voire à l'utiliser comme
moyen pédagogique, car il est sans aucun doute appelé à jouer un rôle de
plus en plus important dans l'enseignement, tant primaire que
secondaire.
En tant qu'elle est méthode d'analyse, la sémiologie est d'ailleurs
appelée à jouer un rôle ailleurs que dans l'enseignement. Dans tous les
domaines de l'audiovisuel, on commence à prendre conscience du
caractère non évident de la transmission des messages, de la nécessité de
s'assurer que le message émis a bien été reçu. Ainsi, dans le domaine de
la publicité, le sémiologue est de plus en plus sollicité.
Par ailleurs, on peut considérer que la sémiologie n'a pas été sans effet
en ce qui concerne le renouvellement des formes cinématographiques.
Plusieurs jeunes réalisateurs ont nourri leur projet esthétique du
discours sémiologique, et, inversement, certains films font preuve de
préoccupations qui rejoignent celles de la sémiologie. De ce fait, elle fait
partie de notre horizon culturel actuel. Il s'agit là d'un type de savoir de
plus en plus nécessaire aux réalisateurs de demain.

2. On peut donc dire que, du fait de ces applications, la sémiologie


peut être considérée comme étant une discipline expérimentale. Son
application à l'enseignement ou à l'analyse de produits publicitaires,
dans la mesure où elle implique la description de produits filmiques
finis, relève de l'expérimentation passive l.
Le rapport qu'il y a entre sémiologie et réalisation est d'une tout autre
nature. La production de films à partir du discours sémiologique
relèverait de ce qu'on appelle l'expérimentation active. Mais, «
expérimentation » n'est pas à entendre ici au sens qu'il a dans les sciences dites
« expérimentales » : vérification empirique d'hypothèses. Le rapport
entre sémiologie et expérimentation n'est pas intrinsèque comme c'est le
cas dans une discipline scientifique, mais extrinsèque.

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Autrement dit, la sémiologie et un certain nombre de films dont on dit


parfois qu'ils appartiennent au « cinéma expérimental » participent du
même mouvement culturel, ont en commun de mettre en question le film
de fiction traditionnel, mais gardent leur autonomie. Ainsi, le cinéma
expérimental est souvent hostile à la sémiologie qui, quant à elle,
méconnaît souvent celui-ci. Si ces deux domaines ont tout intérêt à ne
pas se méconnaître, il n'en demeure pas moins qu'ils peuvent exister
indépendamment l'un de l'autre 2.

3. Un autre type d'expérimentation active semble possible. Son


rapport à la sémiologie serait, cette fois-ci, intrinsèque ; il s'agirait donc
bien d'une expérimentation, au sens strict. Elle aurait pour fonction de
chercher à vérifier un certain nombre d'hypothèses.
On peut d'ailleurs rappeler, avant de tenter de décrire quelque peu en
quoi pourrait constituer une telle expérimentation, que dans la tradition
théorique française connue sous le nom de filmologie une telle tentative
a déjà eu lieu. De fait, l'expérimentation active en sémiologie sera à
certains égards dans le prolongement de la filmologie.
Pour la sémiologie, comme pour la filmologie, l'expérimentation
implique la production d'énoncés filmiques pouvant être testés (la
filmologie appelait ces énoncés filmiques des TFT : tests filmiques
thématiques) 3.
Le passage d'une sémiologie « théorique » à une sémiologie «
expérimentale » permettra de mieux comprendre les mécanismes mis en jeu
dans la compréhension des structures du discours audiovisuel ; la
compétence du spectateur.
L'utilisation du terme « compétence » rappelle ici que cette
expérimentation active devient d'autant plus nécessaire que la sémiologie
elle-même, de descriptive (structuraliste), deviendra explicative
(generative), autrement dit qu'elle cherchera plus à expliquer ce qu'est
comprendre un film qu'à décrire les films eux"-mêmes.
On sait que la grammaire generative et transformationnelle a permis à
la psycho-linguistique de connaître un développement remarquable.
Rien n'empêche donc de penser que le développement d'expériences à
partir de ce qu'on pourrait appeler une « sémiologie generative » du
film 4 permettrait de faire un certain nombre de progrès en matière de
psychologie de la perception au cinéma, dont on sait qu'elle a constitué
l'un des champs privilégiés de la théorie classique du cinéma.

4. L'un des premiers problèmes qui pourraient être étudiés serait


celui des rôles respectifs de la mémoire immédiate et de la mémoire
prolongée, à partir de la distinction entre microstructure et
macrostructure. « Ce qui est stocké en mémoire correspond à la macrostructure du
texte. 5 » « La construction d'une macrostructure est un élément
nécessaire à la compréhension 6 », les macrostructures sont établies pendant

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Propositions pour une recherche...

la vision du film. Elles sont construites à partir de règles (macrorègles :


MR) permettant de réduire l'information sémantique :
« MR1. Etant donné les propositions (Fa, Ga, ...) et étant donné une
proposition Ha, alors Ha peut être substitué à Fa, Ga... si l'ensemble
représenté par (le prédicat) H est le plus petit sur-ensemble de l'union
des ensembles représentés par F, G 7 . »
II s'agit là d'une règle de généralisation. Par exemple, une succession
de plans de a mangeant de la charcuterie, puis un steak, de la salade, du
fromage, etc., donnera lieu à la construction d'une macrostructure du
type : a a faim.
« MR2. On peut substituer Yk à (Fa, Ga, ...) si G représente un
attribut non essentiel de a 8. »
Par exemple : Marie jouait avec une balle bleue devient Marie jouait
avec une balle, puis par application de MR1 Marie jouait.
« MR 3. Ha peut être substitué à la séquence linéairement ordonnée
(Fa, Ga, ...) si H est équivalent au prédicat complexe F0 G 9. »
Par exemple : Pierre a construit des murs. Pierre a monté un toit...
devient Pierre a construit une maison.
A partir de ces quelques règles, on pourrait proposer d'effectuer une
série d'études expérimentales identiques à celles de Kintsch et Van Dijk
pour les textes écrits. On peut projeter une suite relativement courte de
plans. Quand le spectateur a vu cette suite de plans (qui peut être
réalisée ad hoc ou être constituée d'une séquence brève d'un film), on lui
demande de mettre par écrit ce dont il se rappelle. Ce rappel peut être
immédiat ou différé. On teste alors la convergence (ou la divergence)
entre les rappels de différents sujets, ainsi que les déformations
qu'introduit le temps qui sépare la vision du film et le moment de
l'écriture du rappel.
Notons par parenthèse que l'expérimentation devra tenir compte ici
de la différence entre image filmique et image électronique 10. Il semble,
en effet, que les possibilités de mémorisation diffèrent selon que l'on a
affaire à l'un ou l'autre des supports.

5. La compréhension des textes filmiques (comme des textes


littéraires) dépend bien entendu de leur cohérence, donc, de l'ordre des
segments. L'expérimentation implique alors la manipulation du
matériau filmique lui-même.
La compréhension d'une suite d'images nécessite la mobilisation de
stratégies cognitives pour reconnaître notamment les relations entre
images. Parmi ces relations, citons celles, déjà largement étudiées par les
linguistes, de coréférence. Dans les langues naturelles, celle-ci est
réglée ; l'expérimentation devra essayer de déterminer ce qu'il en est
dans le cas des configurations audiovisuelles.
Ainsi, pour prendre un exemple, dans une langue comme le français
les relations de coréférence sont, de façon privilégiée, anaphoriques (le

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pronom suit le nom). Dans un film, on peut essayer de déterminer si la


relation de coréférence identifiée entre un plan A, représentant un
visage, et un plan B, qui suit, représentant un objet, est maintenue par la
permutation de A et de B. L'opération effectuée ici sur le film correspond
à une opération formelle postulée pour les langues naturelles par la
grammaire generative et transformationnelle n.
Le principe même de ce type d'expérience pourrait être appelé
« principe de falsification ». De fait, pour la linguistique, l'explication et
la description impliquent la possibilité de pouvoir opposer les phrases
bien formées de la langue L aux phrases mal formées 12. De même, pour
pouvoir expliquer en quoi consiste la compréhension d'un message
filmique, il faut réussir à opposer les configurations interprétables à
celles qui ne le sont pas. Pour ce faire, le sémiologue, comme le linguiste,
est amené à forger les faits qui falsifient les configurations attestées par
l'analyse.
La notion « d'interprétable » ne va bien entendu pas de soi. C'est ce
qui explique qu'elle ne peut être construite et testée que dans le cadre
d'une expérimentation active. Cette notion ne peut pas, en effet, être
appliquée de façon rigoureuse au film, en tant que discours concret ; il
ne s'agit pas d'opposer des films interprétables (faciles, transparents) à
des films non interprétables (difficiles, obscurs).
La théorie sémiologique, de même que la sémantique pour la
linguistique, doit définir l'ensemble des faits qui tombent sous le coup
du concept d'« interprétabilité » tel qu'elle le définit. Les faits dont la
sémiologie de cinéma cherchera à rendre compte sont d'ailleurs les
mêmes que ceux dont cherchera à rendre compte la sémantique dans le
cas des langues naturelles : les problèmes de coréférence, des relations
thématiques (relation Agent-Objet, par exemple) ou de focus 13 (en
langue naturelle : la différence, par exemple, entre : il veut une
femme [n'importe laquelle] et il veut UNE femme [pas n'importe
laquelle]) 14.
Une fois défini l'ensemble des phénomènes sur lesquels
l'expérimentation peut se faire, la notion d'interprétabilité devient plus claire. Ainsi,
une séquence constituée d'une suite de plans ABC pourra être considérée
comme interprétable à partir de telles relations thématiques, selon tel
cadre de référence, avec un certain focus ; pour être vérifiée, cette
interprétabilité doit être testée à partir de manipulations sur la
séquence. On demandera au spectateur si les suites CBA ou CAB ou
encore ACB, etc., préservent les relations thématiques, maintiennent le
cadre de référence et gardent le même focus, par exemple lD.
La procédure expérimentale pourrait être résumée de la façon
suivante :
1) définir un certain nombre de structures à partir de l'analyse de
certains faits filmiques ;
2) reproduire expérimentalement ces structures et vérifier, grâce à

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Propositions pour une recherche...

des tests, en quoi ces structures permettent de rendre compte de


l'interprétation des énoncés filmiques ;
3) transformer les énoncés produits à partir de ces structures afin de
vérifier si elles sont nécessaires à l'interprétation.
La procédure 2) n'est pas suffisante pour démontrer 1). De fait, à
partir de 2), ne se trouve démontrée que la validité de l'implication entre
une structure S et une interprétation I ; or, l'implication reste vraie,
même si S est faux ; bref, rien ne prouve que l'absence de la structure S
entraîne l'absence de l'interprétation I. Seul le stade 3) permettra de le
déterminer.

6. Ce type d'expérimentation a bien entendu des conséquences dans


des domaines qui ne relèvent pas spécifiquement de la sémiologie. La
psychologie, par exemple, a tout à gagner de ce type d'expérimentation.
Si l'on connaît maintenant assez bien les mécanismes de la perception
visuelle (étude du cortex visuel, théorie du balayage, distinction entre les
fonctions des hémisphères droit et gauche du cerveau, etc.), peu de
choses sont connues en ce qui concerne la « lecture » et la «
compréhension » des images, la nature de la « compétence » mise en œuvre dans ces
processus d'interprétation.
Certes, un certain nombre de psychologues ont essayé de rendre
compte des problèmes posés par la compréhension des images,
notamment chez les enfants. Ils ont ainsi pu remarquer que certains aspects de
cette compréhension impliquaient le langage, que l'enfant n'appréhende
certains traits du discours en images qu'à partir du moment où il a
appréhendé les discours langagiers sémantiquement équivalents 16.
Ces observations vont à l'encontre d'une certaine idéologie qui, du fait
de l'analogie perceptive, voudrait voir dans l'audiovisuel le moyen de
communication idéal, la transparence du message. Cependant, la
psychologie ne semble pas être en mesure de tirer toutes les
conséquences de ces observations. Si les psychologues notent bien en quoi l'image
et le langage nécessitent des processus mentaux identiques, ils insistent
plus sur ce qui sépare l'image du langage que sur ce qui l'en rapproche.
Autrement dit, faute d'une théorie sémiologique, la psychologie est
amenée à considérer que les difficultés de compréhension de l'image
tiennent aux différences qu'il y a entre image et langage (cf. l'absence de
catégories grammaticales, supports de certaines fonctions sémantiques,
comme les pronoms, permettant d'identifier les relations de coréfé-
rence).
Le sémiologue, sans chercher à nier ces différences entre image et
langage, est amené à se demander si ces équivalences sémantiques
n'impliquent pas des homologies formelles. Ainsi, on peut par exemple
se demander si certaines contraintes sur le déplacement, posées comme
universelles par la grammaire generative et transformationnelle, sont
pertinentes en ce qui concerne les discours en images.

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7. Ainsi, on peut se demander si les possibilités de déplacement


d'images obéissent à une condition, comme celle postulée par Chomsky,
connue sous le nom de « condition du sujet spécifié 17 ». Cette condition
interdit l'extraction d'un élément appartenant à une phrase enchâssée si
celle-ci contient un sujet spécifié (un sujet lexicalisé).
Vérifier cette condition en ce qui concerne le film, par exemple, ce
serait prendre une suite de plans du type : un gros plan de visage de face
(A), un plan moyen d'un chasseur en train de viser (B), un plan
demi-ensemble de forêt (C) et un gros plan de lapin (D). Dans un
premier temps, on pourra tenter de vérifier que cette suite donne bien
toujours lieu à une interprétation comme : A regarde B qui vise D dans
C, ce qui signifie que BCD est interprété comme enchâssé sous A
(l'ensemble BCD est interprété comme objet du regard de A). Dans un
deuxième temps, on cherchera à voir s'il est possible d'extraire C ou D et
de les placer à la gauche de B. Les suites ACBD, ADBC, CABD ou DABC
peuvent-elles être interprétées comme synonymes de ABCD ou de
ABDC, car si cette suite est régie par la condition sur le sujet spécifié, la
permutation de C et de D doit être possible à l'intérieur de BCD, alors
que C et D ne doivent pas pouvoir passer par-dessus B qui, ici, sera
interprété comme étant un sujet spécifié.
Par contraste, on pourra essayer de voir ce qu'il en est quand, dans la
suite de plans, il n'y a pas de sujet spécifié. De fait, si l'expérimentation
permet de montrer qu'il n'est pas possible de déplacer les plans C et D à
la gauche de B, ni, a fortiori, de A, on peut se demander si, par exemple,
en l'absence de B, C et D peuvent être déplacés à gauche de A ; bref, si,
alors qu'une suite comme CABD serait mal formée, une suite comme
CAD ne serait pas possible.
Il est bien entendu trop tôt pour tirer les conséquences de ces
hypothèses au cas où elles se vérifieraient. Notons simplement qu'elles
laissent entrevoir que les relations entre images sont plus complexes et
plus contraintes que ce que la littérature sur le cinéma laisse penser. Il en
découlerait que ce qu'on a appelé la « grammaire » du cinéma ne
correspond pas simplement à une codification superficielle liée au
développement du cinéma narratif classique, mais à la mise en œuvre
sous-jacente de la compétence linguistique dans le procès de production/
interprétation des suites d'images.

8. L'impossibilité dans laquelle se trouve l'analyste de déterminer


quelles sont les marques formelles produites par le discours en images
pour indiquer les relations sémantiques qu'il institue amène à penser
que, sur le plan syntaxique, le film est une chaîne d'images. Les
différents procédés utilisés au cinéma pour marquer certaines relations
sémantiques, comme le fondu enchaîné, le fondu au noir, etc., n'ont en
effet pas le caractère obligatoire des opérateurs syntaxiques des langues

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Propositions pour une recherche...

naturelles (des conjonctions, par exemple) et, de ce fait, ne sont pas


nécessaires à l'interprétation des inferences produites par le discours en
images (ne peuvent pas être considérés comme relevant d'une
compétence nécessaire à la production/interprétation des films, mais de codes
de performances historiquement déterminés) 18.
A partir de là, rien ne permet de présager l'existence d'une syntaxe du
discours en images ; tout juste peut-on parler d'une « grande syntagma-
tique » relevant plutôt de la rhétorique du film que de sa grammaire 19.
Les limites aux possibilités de déplacement seraient alors liées à des
contraintes psychologiques (problèmes de mémorisation) ou
sociologiques (habitudes culturelles).
Sur la simple base de l'observation, tout laisse donc à penser que la
bande-images se comporte comme une succession d'images : Ii + I2 ...
+ In. Les règles nécessaires à sa production/interprétation seraient de
nature sociale, indépendantes de la structure, ce qui expliquerait que la
compréhension du discours en images ne puisse se faire qu'après
l'acquisition du langage 20.
Pourtant, même la simple observation fournit des faits qui peuvent
contredire cette façon de voir. L'acquisition de la compétence nécessaire
à l'interprétation des images ne présuppose pas un long apprentissage.
Ainsi, on a pu observer que certains peuples qui n'avaient jamais vu de
films étaient d'abord incapables de comprendre les formes les plus
simples du montage cinématographique, mais parvenaient très vite,
après avoir vu quelques films, sans apprentissage explicite, à
comprendre le cinéma. Ces observations indiquent que la compréhension du
cinéma est plus facile que celle des images fixes. Une enquête de
l'UNESCO portant sur 43 pays conclut que « le fait d'être analphabète
est un empêchement grave à l'intelligence du langage
cinématographique 21 ».
Aucune de ces observations n'a un caractère décisif. Ainsi, que
l'analphabétisme entraîne des lacunes dans la compréhension des films
ne permet pas de dire que la compétence linguistique intervient dans ce
processus de compréhension. Cela peut tout simplement signifier que le
sujet n'a pas. du fait de son analphabétisme, atteint le niveau intellectuel
nécessaire. Être analphabète, c'est ne pas lire et écrire sa langue, cela
n'implique pas l'absence de la compétence linguistique. Plus décisives
seraient les observations de sujets ayant des lésions cérébrales leur
empêchant l'accès au langage (lésions de l'hémisphère gauche) 22.

9. Si une condition comme celle du sujet spécifié pouvait être vérifiée,


on pourrait alors avancer que la compréhension d'une suite d'images est
dépendante de sa structure, qui pourrait être définie comme parenthé-
tique. Autrement dit, une suite comme celle qui nous a servi "d'exemple
ne serait pas représentable comme simple concaténation
A + B + C + D, mais comme arborescence : (A(B(C + D))) 23.

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La validité de l'hypothèse de la dépendance structurale offrirait un


cadre théorique capable d'intégrer l'ensemble des données observées
qui, autrement, semblent contradictoires. On peut en effet considérer
que la compétence nécessaire à l'interprétation d'une suite d'images
implique la compétence linguistique, elle ne peut apparaître qu'après
celle-ci et, en même temps, qu'une fois acquise cette compétence
linguistique, la compréhension des suites d'images soit aussi rapide. Le
fait qu'un film soit plus facilement compréhensible qu'une image fixe
tiendrait alors au fait que la compétence linguistique y a un rôle plus
important.
La compréhension d'un film impliquerait donc deux types de
compétence : une compétence iconique et une compétence linguistique.
Cette compétence linguistique interviendrait du fait que la langue
apparaît en tant que telle dans le film, non seulement par le biais du
dialogue ou du commentaire, mais aussi dans la structuration de la
bande-images elle-même.
La vérification de l'adéquation d'un certain nombre de principes de la
linguistique generative permettrait aussi de comprendre le rôle des
structures du langage dans l'interprétation des images. De fait, une
condition comme celle du sujet spécifié est définie comme étant un
filtre 24. Les structures linguistiques seraient des filtres appliqués aux
structures iconiques. Autrement dit, le spectateur filtrerait à l'aide du
langage les informations fournies par l'image qui lui sont nécessaires
dans la compréhension. Les structures linguistiques offriraient au
spectateur des stratégies de perception 25 orientant son interprétation du
message iconique.

10. En l'état actuel de la recherche, ces réflexions ont un caractère


spéculatif ; mais elles permettent de cerner les enjeux que représente la
sémiologie. La sémiologie du cinéma n'est donc pas une discipline dont
le rôle principal serait de renouveler les études cinématographiques,
conçues sur le modèle des études littéraires. Il ne s'agit pas de
moderniser l'esthétique du cinéma 26.
La sémiologie n'a pas pour seule fonction de proposer une nouvelle
approche du texte filmique. En ce sens, elle ne peut pas être réduite à un
rôle de méthode d'analyse des messages publicitaires. Trop souvent, le
sémiologue est sommé de fournir les outils théoriques nécessaires au
pédagogue (de fournir les moyens nécessaires au renouvellement des
méthodes d'enseignement de l'audiovisuel) ou de donner les éléments
d'informations nécessaires à la production de messages audiovisuels
efficaces.
Certes, il n'est pas question de nier l'importance des retombées que
peut avoir la sémiologie sur l'enseignement ou la production de
messages audiovisuels, au contraire ; mais, à vouloir restreindre la
sémiologie à un rapport de passivité vis-à-vis du texte filmique, on ne lui

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Propositions pour une recherche...

donne pas les moyens de remplir les tâches qu'on s'accorde pourtant à
lui assigner.
Ainsi, pour pouvoir contribuer effectivement à un enseignement de
l'audiovisuel, la sémiologie ne peut pas se contenter de fournir un
ensemble de notions permettant de mieux rendre compte du « langage »
audiovisuel (de mieux le décrire), elle doit aussi être en mesure de rendre
compte de ce que signifie une expression comme « apprendre à lire et
comprendre des images ». Autrement dit, pour reprendre une distinction
chomskienne, la sémiologie ne doit pas seulement permettre de décrire
des films, elle doit aussi permettre ^expliquer la faculté des sujets à
interpréter des films.
En d'autres termes, une théorie sémiologique du cinéma, en tant
qu'elle cherche à rendre compte des processus mis en œuvre dans
l'interprétation des films, tend à expliciter les principes qui déterminent
l'apprentissage des structures audiovisuelles. De même que construire
une grammaire universelle (GU) du langage naturel, c'est, comme le
souligne Chomsky, fournir des hypothèses pour la théorie de son
apprentissage, de même construire une théorie sémiologique du cinéma,
c'est avancer des hypothèses sur l'apprentissage de son « langage 27 ».

11. Cela fait maintenant plus de quinze ans que la recherche


sémiologique sur le cinéma existe en France 28 et qu'elle exerce une
influence non négligeable sur le développement des recherches touchant
l'audiovisuel. Pourtant, elle continue à être considérée comme si elle
était une discipline naissante (voire mort-née). Il serait donc temps
qu'elle puisse se développer aussi bien dans l'enseignement que dans la
recherche.
Les propositions qui ont été faites ici cherchent à montrer que la
recherche sémiologique doit tenir compte de la spécificité de son
domaine : l'audiovisuel. La sémiologie du cinéma n'est pas seulement
une discipline herméneutique, elle est aussi expérimentale.
L'intérêt presque exclusif porté par les sémiologues aux films de
fiction de long métrage, correspondant à l'application du modèle
romanesque, a eu pour conséquence d'importer dans la discipline
l'image du chercheur littéraire, dont le travail consiste avant tout en
l'interprétation du texte d'un autre. Le sémiologue devient l'interprète
de films fabriqués par d'autres.
Certes, Metz a souvent dit que l'analyse textuelle des films ne devait
pas être considérée comme la simple application de la sémiologie, dont
la vocation n'était pas d'étudier des textes (des messages), mais des
codes. Il est frappant que la distinction admise par tous dans le domaine
du langage entre l'étude des textes (littéraires) et l'étude du code
(linguistique), ne le soit pas dans le domaine du cinéma.
Le développement d'une sémiologie expérimentale implique donc la
levée de deux obstacles :

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Michel Colin

1 ) en finir avec l'image du sémiologue comme interprète de textes, lui


reconnaître une position identique à celle du linguiste (dans le cinéma, il
est fréquent que l'on reproche au sémiologue — au théoricien — de ne
pas faire de films, mais personne ne reproche à Chomsky de ne pas écrire
de romans ou de poèmes) ;
2) prendre conscience que le sémiologue, comme le linguiste, est
amené à ne pas seulement décrire des codes, mais à expliquer des
processus. Pour ce faire, il doit avoir la possibilité de produire des
exemples (ainsi que le fait le linguiste). Or, il est évident que cette
démarche nécessite des moyens autrement plus importants pour la
sémiologie audiovisuelle que pour la linguistique. Outre les instruments
qui permettent d'analyser les films (magnétoscopes, projecteurs, tables
de montage), le sémiologue a besoin d'instruments pour produire des
messages filmiques, alors que le linguiste n'a besoin que de ses organes
phonatoires ou d'un stylo (voire d'une machine à écrire).

Michel Colin
Université Paris III

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. Je reprends ici la distinction effectuée par F. Jacob dans La Logique du vivant


(Gallimard, 1970), à propos de la biologie, entre expérimentation passive (description)
et expérimentation active, qui implique la manipulation.
2. Certains adversaires de la sémiologie se sont empressés de voir en elle une ennemie
du cinéma expérimental. Il n'est pas inutile de rappeler ici comment Christian Metz
répondait en 1977 à ceux qui voulaient opposer « jeune cinéma » et sémiologie :
« II est possible, dans le fond, que mon attitude réservée, délibérément un peu " en
retrait ", tienne moins aux productions mêmes de l'avant-garde qu'à l'idéologie un peu
hâtive qui les accompagne parfois (pas toujours) dans les manifestes, et que je trouve un
peu trop prophétique et idéaliste, non exempte de certaines naïvetés théoriques, ou dans
d'autres cas, désagréablement terroriste ou surexcitée.
« D'ailleurs, un autre facteur vient " biaiser "' le problème. Certains tenants du jeune
cinéma sont vivement hostiles à la sémiologie, parfois sans l'avoir comprise, voire sans la
connaître. Situation d'autant plus regrettable que ces deux orientations, par des voies
très différentes, sont en un sens profondément parentes : ce sont deux entreprises
critiques de a décapage ' de l'institution cinématographique, de mise en question du
film de fiction traditionnel. Il y a plusieurs façons de refuser le monopole idéologique de
ce dernier : tourner d'autres films, ou déconstruire celui-ci par le discours conceptuel ( =
autre sorte de film expérimental : il faut être capable de supporter l'altérité. ») (« Sur
mon travail », in Essais sémiotiques, Klincksieck. 1977, p. 168.)
Remarquons, qu'ici, Metz attribue à la sémiologie du cinéma un rôle expérimental.
3. Sur ce point, voir notamment : G. Cohen-Séat, C. Bremond et J.-F. Richard,
« Étude d'un matériel filmique thématique », in Revue internationale defîlmologie, VIII,
30, 31, 1958, et R. Barthes et G. Cohen-Séat, Les Unités traumatiques au cinéma,
Milan, 1960-1961.
4. Sur les problèmes posés par une expression comme « sémiologie generative » du

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Propositions pour une recherche...

film, voir la conclusion de mon mémoire de doctorat dEtat, à paraître sous le titre :
Langue/Film/Discours.
5. W. Kintsch et T. Van Dijk : « Comment on se rappelle et on résume des histoires »,
in Langages, n° 40, Didier-Larousse, décembre 1975, p. 106.
6. Ibid., p. 107.
7. Ibid., p. 102.
8. Ibid., p. 102.
9. Ibid., p. 103.
10. Il semble en effet que le cortex visuel n'a pas les mêmes capacités en ce qui
concerne la perception de la lumière radiante et de la lumière irradiante. N'étant pas
compétent en la matière, je ne m'avancerai pas sur ce terrain. On peut certes constater
qu'un film passé à la télévision est moins bien mémorisé qu'un film vu dans une salle de
cinéma, mais il faut être prudent, et cette constatation ne suffit pas à prouver les
hypothèses physiologistes. D'autres facteurs interviennent comme la moins bonne
définition de l'image télévisuelle — ce qui entraîne une moins bonne lisibilité — , la
dimension de l'écran, le contexte de la vision (en famille, sans le noir de la salle),
etc.
Cependant, le problème existe et montre bien que le développement de l'image
électronique nécessite une réflexion théorique et des recherches expérimentales, faute de
quoi on risque un certain nombre de déboires. Ainsi, une utilisation massive de l'image
électronique dans l'enseignement pourrait aboutir au résultat inverse de celui souhaité :
le désapprentissage à la place de l'apprentissage. Sur ce problème de la mémorisation
des images, voir Edward S. Small, « Cinevideo and mental images », in Cinevideo and
Psychology; special double issue of Journal of the University Film Association (USA),
winter-spring 1980, vol. 32, n° 1-2.
1 1 . Dans les développements récents de la grammaire generative et transformation-
nelle, les transformations de déplacement, dont la permutation n'est qu'un sous-cas,
deviennent déterminantes, au point que J.-C. Milner se demande si les transformations
ne se réduisent pas à une seule : « déplacer °c ». « Si l'on pouvait prouver que les
transformations élémentaires se réduisent à une transformation de mouvement, cette
règle unique pourrait prendre une forme encore plus indéterminée : « Transformer oc »
(Milner, « La redondance fonctionnelle », Linguisticae Investigationes, t. III, fasc. 1,
John Benjamin B.V.. Amsterdam, 1979, p. 116). Sur ce point, voir aussi, N. Chomsky :
Réflexions sur le langage, Maspero. 1977, p. 138.
A titre d'illustration, je reprendrai un exemple que j'ai déjà étudié par ailleurs : le
champ/contrechamp. Dans Langue/Film/Discours, un champ/contrechamp, où seul le
personnage A apparaît dans le champ et seul B dans le contrechamp, est dérivé par une
transformation d'effacement. Si ce que dit Milner est juste, il faudra prouver l'autre
solution que j'ai proposée sur un phénomène \oisin : l'extraposition (dans « La
dislocation », in Théorie du film. Albatros, 1980). Pour le champ/contrechamp, qui
serait alors un type d'extraposition. la dérivation serait donc :
A R B -> A R ti, // B
Dans Langue/Film/Discours, je proposais une dérivation utilisant la transformation
d'effacement :
ARB//ARB-»AR0//0RB
(R signifie relation, // frontière de plan — coupe franche — , —» « se réécrit par », 0
symbole vide et t trace ; b indique que la trace fonctionne comme variable liée à B —
qu'il y a relation de coréférence entre les deux plans).
Par rapport à cette dernière formulation (la première sur le plan chronologique), celle
qui utilise la transformation de déplacement présente l'avantage de la simplicité. De fait,
la transformation d'effacement ne permettait pas de faire l'économie de celle de
déplacement, pour expliquer le cadrage au centre particulièrement fréquent dans ce type
de champ/contrechamp (il semble même être le cadrage le plus fréquent). La nouvelle

249
Michel Colin

formulation permet, par contre, de faire l'économie de la transformation d'effacement et


de prédire directement le cadrage au centre.
Rappelons, en effet, que ce cadrage au centre est dû au fait que les deux plans (le
champ et le contrechamp) fonctionnent comme un seul plan, ce dont rend compte la
terminologie technique ; l'expression « champ/contrechamp » constitue un lexeme (pas
deux). Si l'on considère que, dans un plan, le cadrage est fondé sur le principe de
l'asymétrie et si le champ/contrechamp peut être considéré comme un seul plan, alors le
cadrage au centre correspond à ce principe dans le champ/contrechamp en question,
comme le montrent les schémas ci-dessous :

À Bi
12. Pour Chomsky, dans Structures syntaxiques (Éd. du Seuil, 1969), on appellera
langue un ensemble de phrases grammaticales.
13. Ainsi que le remarque souvent Chomsky, la difficulté pour une théorie
sémantique provient du caractère « fourre-tout » de la notion de « sens ». Une théorie
sémantique ne peut être construite qu'à partir du moment où elle construit son objet,
c'est-à-dire où elle déterminera l'ensemble des faits qui tombent sous le coup de sa
définition du sens. Sur ce point, voir Chomsky, Réflexions sur le langage, Maspero,
1977.
14. Remarquons que la notion de focus vient de l'optique. Ainsi, tous les analystes du
cinéma considèrent que le gros plan a une fonction de focalisation. D'un autre côté, pour
les linguistes, la notion de focus relève de ce qu'ils appellent les traits iconiques du
langage (cf. J. Lyons, Éléments de sémantique, Larousse, 1978, p. 63).
15. Comme j'ai essayé de le montrer dans Langue/Film/Discours (chap. Vil), le focus
semble avoir un rôle dans la détermination des relations de coréférence entre plans.
L'expérimentation ne devra pas se contenter d'opérer des permutations, mais aussi elle
devra déplacer les éléments.
Pour prendre un exemple : dans le cinéma muet, les paroles des personnages
apparaissent dans des intertitres ; généralement, le personnage qui les énonce est figuré
en gros plan (focalisé) avant ces intertitres. On peut alors se demander si l'intertitre peut
apparaître avant (s'il peut être permuté), si un certain nombre de plans peuvent
apparaître entre les deux plans (si le plan d'intertitre peut être déplacé ; dans quel sens,
jusqu'où, sous quelles conditions ?).
16. Sur ce point, voir l'article de F. Bresson : « Compétence iconique et compétence
linguistique », in Communications, n° 33, Éd. du Seuil, 1981.
17. Cette condition est proposée par Chomsky dans « Conditions sur les
transformations » (1973), republié dans Essays on Form and Interpretation, North-Holland, 1977,
traduit en français aux Éd. du Seuil, sous le titre Essais sur la forme et le sens.
Notons que le titre français laisse entendre que la grammaire generative pourrait
rendre compte du sens, ce que ne dit pas le titre anglais. Le mot « interpretation » a un
sens précis dans le cadre de la grammaire generative, il renvoie à des règles précises
impliquant un vocabulaire spécifique. Autrement dit, le mot « interpretation » indique
que le rôle d'une théorie sémantique n'est pas de définir ce qu'est le « sens » d'une
phrase, mais la compétence qu'a le sujet pour interpréter certaines relations logiques à
partir de certaines structures syntaxiques. Ainsi, pour prendre un exemple, une théorie
complète du sens doit rendre compte des problèmes de la référence. Une phrase comme :
« Jean a dit qu'il viendrait demain », n'a de sens que si « Jean » existe, si le destinataire
et le destinateur savent qui est Jean. Par contre, les règles d'interprétation ne
chercheront pas à déterminer la référence, mais en quoi il y a coréférence entre « Jean »
et « il », en quoi, pour tout locuteur du français, le pronom est ici une anaphore de
« Jean », alors que dans : « II dit que Jean viendra demain », « il » n'est pas coréférent

250
Propositions pour une recherche...

avec « Jean >. Une telle substitution de « sens » à « interprétation » est gênante, quand
on sait les controverses auxquelles peut donner lieu la grammaire generative ; il n'est que
trop facile de taxer Chomsky d'idéaliste en lui faisant dire ce qu'il ne dit pas.
Dans Réflexions sur le langage, Chomsky formule la condition sur le sujet spécifié
(CSS) de la façon suivante :
« Dans une structure de la forme (...X... (Z — WYV)...) aucune règle ne relie X et Y si
Z est le sujet de WYV et n'est pas contrôlé par X » (p. 183).
Cette condition permet d'expliquer « la différence entre :
Je lui ferai téléphoner
qui correspond à la structure profonde :
(Je ferai ( téléphoner à lui))
1 ZT
p p
où la phrase enchâssée n'a pas de sujet pour bloquer le déplacement du pronom et :
*Je lui ferai téléphoner Jean
*Je lui ferai Jean téléphoner
qui sont impossibles, parce que la structure profonde est :
(Je ferai (Jean téléphoner à~T~
lui))
1
p p
La présence du sujet de la phrase enchâssée, Jean, bloque la pronominalisation » (Note
de Mitsou Ronat, dans N. Chomsky, Dialogues avec Mitsou Ronat, Flammarion, 1977,
p. 78). Sur ce sujet, pour le français, voir aussi R. Kayne, La Syntaxe du français, Éd. du
Seuil, 1977).
18. Dans sa critique des « grammaires » du cinéma, Metz insiste sur cette
caractéristique du « langage > cinématographique ; rien ne laisse présager l'existence de règles
stables, comme dans la langue. Une règle, aussitôt qu'elle est formulée, peut être
abandonnée sans que le procès de compréhension en soit affecté. Ainsi, là où une
« grammaire » du cinéma stipulera qu'il faut un fondu enchaîné, sera-t-il possible qu'un
créateur utilise une coupe franche sans que pour autant le spectateur y voie une « faute »
de syntaxe. « Le cinéaste inventif a davantage d'influence sur l'évolution diachronique
du langage cinématographique que l'écrivain inventif n'en a sur l'évolution de l'idiome,
car l'idiome existerait même sans l'art alors que le cinéma a besoin d'être un art pour
devenir par surcroît un langage » (Metz, Essais sur la signification au cinéma, I,
Klincksieck, 1968, p. 136).
Pourtant, certaines règles semblent beaucoup plus stables que ne le laisse penser
Metz ; c'est le cas notamment de celles qui déterminent le champ/contrechamp comme
je crois l'avoir montré dans Langue/Film/Discours.
19. Sur ce point, voir Ch. Metz, Essais sur la signification au cinéma, I, Klincksieck,
1968, chap. 5, intitulé : « Problèmes de dénotation dans le film de fiction », qui reprend
« La grande syntagmatique du film narratif », in Communications, n" 8, 1966. « La
tt dispositio " (ou grande syntagmatique), qui est une des parties principales de la
rhétorique classique, consiste à prescrire des agencements fixes d'éléments non fixes »
(119)
Certes, je schématise un peu la position de Metz. Il ne dit pas, en effet, que seule une
syntagmatique pourrait être construite, qu'il n'y aurait pas de syntaxe. « Car cette
rhétorique est aussi, par d'autres aspects, une grammaire, et c'est le propre de la
sémiologie du cinéma que rhétorique et grammaire y soient inséparables » (p. 119).
Pourtant, force est de constater que Metz ne dit rien de cette syntaxe qu'il appelle de
ses vœux, ni de ce qu'on pourrait considérer comme relevant du grammatical, comme le

251
Michel Colin

prouve le fait que le mot « grammaire » soit utilisé ici, tantôt avec guillemets, tantôt
sans. Cette utilisation des guillemets me semble attester que Metz est dans l'impossibilité
de donner un contenu au concept de grammaire du film ; le mot « grammaire » est utilisé
par extension métaphorique du concept de grammaire en linguistique. De ce fait, tout
indique ici qu'effectivement la « grammaire » du film (avec guillemets) est plus une
rhétorique qu'une grammaire (sans guillemets).
20. Rappelons comment Chomsky formule la distinction entre une règle
indépendante de la structure et une règle dépendante :
« Nous avons des couples declarative-interrogative tels que :
The man is here — Is the man here ?
The man will leave — Will the man leave ?
Soit deux hypothèses susceptibles de rendre compte de cette classe infinie de
couples :
Ht : Traiter la phrase déclarative du début à la fin (de gauche à droite), mot par mot,
jusqu'à ce qu'on rencontre la première occurrence des mots is, will, etc. ; transposer cette
occurrence au début (à gauche), en formant ainsi l'interrogative correspondante.
H2 : Procéder comme en Hj, mais choisir la première occurrence de is, will, etc., qui"
suit le premier syntagme nominal de la phrase déclarative.
Nous dirons que Hi est une " règle indépendante de la structure " et H> une tt règle
dépendante de la structure ". Ainsi Hi demande une analyse de la déclarative en une
simple séquence de mots tandis que H2 demande, outre une analyse en mots successifs,
une analyse en syntagmes abstraits tel un " syntagme nominal *'. Les syntagmes sont
" abstraits " en ce que leurs frontières et leur étiquetage ne sont généralement pas
indiqués physiquement ; ce sont plutôt des constructions mentales » {Théories du
langage/Théories de l'apprentissage, Éd. du Seuil, 1979, p. 70).
Tout, à première vue, indique que, au cinéma, les règles sont indépendantes de la
structure, comme le montre l'importance de la notion de séquence, utilisée par Chomsky
pour caractériser Hi, dans la théorie du cinéma. Un ensemble de plans constitue une
séquence ; un film est un ensemble de séquences. Le fait que Metz commence par
construire une grande syntagmatique est uxi symptôme de l'hégémonie de Hi dans la
théorie du cinéma, puisque cette syntagmatique cherche à déterminer les types de
séquences possibles à partir d'un certain nombre de marques physiques.
Cependant, l'hypothèse de l'indépendance structurale n'étant pas explicite, l'analyse
peut être amenée à construire des types de syntagmes plus abstraits, à postuler que
certaines séquences, en l'absence de marques physiques, correspondent à des
constructions mentales, comme le montre l'utilisation par Metz de critères sémantiques comme
disjonction/conjonction spatio-temporelles.
On peut dire que F. Bresson, dans « Compétence iconique et compétence
linguistique », cherche à expliquer l'acquisition préalable du langage par une différenciation
compétence iconique/compétence linguistique à partir de la distinction entre
indépendance/dépendance structurale.
Je dois moi-même reconnaître que, dans Langue/Film/Discours, je ne suis pas plus
explicite sur ce point que les autres théoriciens. Comme me l'a fait remarquer F. Bresson,
à l'exception des règles concernant le champ/contrechamp, les homologies structurales
entre film et discours verbal que je postule ne suffisent pas à fonder l'hypothèse de la
dépendance structurale des règles. Cette hypothèse n'apparaît d'ailleurs pas et un
certain nombre de règles seront à reformuler à partir d'elle, notamment celles
concernant la structuration du message filmique en thème/transition/rhème, qui,
effectivement, amènent à considérer que le message filmique peut être traité « du début
à la fin (de gauche à droite) », en partant d'un thème (à gauche) jusqu'au rhème (à
droite). Pour une reformulation de ce problème, voir ici même la note 23.
21. Tous ces faits sont cités par E. Morin dans Le Cinéma ou VHomme imaginaire,
Éd. de Minuit, 1956, p. 199. Précisons que Bêla Balazs cite le cas d'un individu très
cultivé, mais qui ne comprend rien la première fois où il voit un film. Balazs insiste

252
Propositions pour une recherche...

d'ailleurs sur la rapidité avec laquelle les spectateurs acquièrent la capacité de


comprendre les films (L'Esprit du cinéma, Pavot, 1977, p. 121-126).
22. A ma connaissance, de telles observations n'existent pas. Les observations
mentionnées par Morin (assez anciennes, bien entendu) ont trait aux déficiences
mentales, sans qu'il soit question de leur origine (physiologique ou non).
A l'heure actuelle, tout le monde sait que les deux hémisphères du cerveau humain ne
remplissent pas les mêmes fonctions. La perception fait intervenir l'hémisphère droit, le
langage l'hémisphère gauche.
L'inventaire des caractéristiques des deux hémisphères du cerveau humain est
reproduit par M. McLuhan dans Pour comprendre les médias, Marne/Seuil, 1968, p. 9.
On peut noter, à la suite de McLuhan, que la langue, dans la mesure où elle implique des
perceptions acoustiques, fait appel à des fonctions localisées dans l'hémisphère droit.
D'un autre côté, l'interprétation des images impliquant la « perception d'un ordre
signifiant », une lecture « analytique », il ne serait pas surprenant qu'elle implique
l'hémisphère gauche, ces fonctions y étant localisées. De ce fait, on peut donc penser que
les observations des lésions cérébrales n'ont de toute façon pas de caractère décisif en ce
qui concerne le problème de la relation entre compétence linguistique et compétence
iconique.
23. Le problème est, bien entendu, ici, celui de l'étiquetage. La linguistique a pu
forger ses catégories abstraites à partir des « parties du discours » proposées par les
grammaires traditionnelles. On peut se demander si des notions comme plan ou
séquence, dont Metz a bien montré qu'elles étaient des unités « trans-phrastiques »
(donc non assimilables aux catégories syntaxiques), sont suffisantes. Certes, dans cet
exemple, on pourrait proposer une représentation comme :
S(P1, (Pl2(Pl3 + Pl*);j
où S = séquence et PI = plan.
Précisons que le fait que S et PI ne puissent pas être comparés aux catégories
syntaxiques de Chomsky ne constitue pas un obstacle par rapport à l'hypothèse de
l'indépendance structurale. Ce qui est déterminant ici c'est, alors que la séquence
apparaît physiquement comme une suite de plans (comme une chaîne concaténée),
qu'elle soit en réalité une structure parenthétique. Comme le montre la constitution de la
grammaire generative et transformationnelle, dans un premier temps tout du moins, il
est plus important d'interroger les structures (la forme des règles) que le vocabulaire (la
dénomination des catégories).
Cependant, dans la mesure où les syntagmes abstraits ne sont généralement pas
indiqués physiquement, l'analyse peut être amenée à expliciter les configurations
filmiques à l'aide de structures plus profondes non formulables avec les étiquettes S et
PI, comme j'ai été amené à le faire dans « La dislocation » (Théorie du film, Albatros,
1980).
A partir de ce texte, on pourrait proposer d'utiliser des catégories comme : Agent,
Instrument, Objet, etc. (les relations thématiques de Jackendoff : Semantic
Interpretation in Generative Grammar, MIT-Press, 1972 ; ou les cas de Fillmore : « Quelques
problèmes posés à la grammaire casuelle », in Langages, n" 38, Didier-Larousse, juin
1975) et comme Thème/Transition/Rhème (les catégories reliées à la macro-fonction
textuelle de Halliday, « La base fonctionnelle du langage », in Langages, n° 34,
Didier-Larousse, juin 1974 ; sur ce point, voir aussi : Slakta, « L'ordre du texte », in
Études de linguistique appliquée, n° 19, Didier, 1975), le symbole initial étant MS
(micro-structure). La représentation pourrait être alors :
( A( A(A (L+C) ) ) )
MS Th Tr Rh Rh Tr Th MS
où A = agent, L = lieu et C = cible.
Par rapport à mon exemple de Last train from Gun-Hill (le plan rapproché de

253
Michel Colin

l'Indienne et de son fils + le plan d'ensemble du cabriolet qui s'éloigne vers le fond + le
plan moyen de deux cow-boys), la représentation pourrait être :
( ( ( (C ) L)A) )
MS Rh Tr Th Th Tr Rh MS
Notons que cette dernière configuration ne viole pas la CSS et que, si mon hypothèse
est juste, elle n'est pas possible dans le premier cas.
Cette nouvelle formulation, sans contredire ce que j'ai avancé, notamment dans « La
dislocation » (la vectorialisation gauche-droite, liée à la structuration du message en
Thème/Transition/Rhème), me semble permettre de rendre compte de façon
satisfaisante de la différence entre panoramique à droite et panoramique à gauche : le
panoramique à droite correspond à l'embranchement à droite ; le panoramique à gauche
à l'embranchement à gauche (c'est ce que j'indiquais sans l'expliquer — donc sans le
justifier — dans Langue/Film/Discours, chap. IX, « Structures textuelles du message
filmique », à propos de la distinction panoramique/travelling).
24. Sur cette notion de « filtre », voir Chomsky/Lasnik, « Filters and control », in
Linguistic Inquiry, n° 8, 1977, p. 425-504.
25. Sur cette notion de « stratégie perceptive », voir N. Ruwet, Théorie syntaxique et
Syntaxe du Français, Éd. du Seuil, 1972, chap. VI, « Comment traiter les irrégularités
syntaxiques : contraintes sur les transformations ou stratégies perceptives ? », p. 252-
284.
Il faut remarquer que la notion de filtre a pour fonction de remplacer celle de stratégie
perceptive. Cette alternative est liée au débat concernant l'inné et l'acquis dans le
langage. La notion de filtre suppose l'autonomie de la faculté de langage et son caractère
inné. Celle de stratégie perceptive donne à penser qu'il existerait des structures
communes au langage et à d'autres systèmes sémiotiques. L'acquisition du langage ne
serait pas autonome. Il pourrait y avoir « des analogies plus profondes entre la genèse du
langage et celle de la pensée » (Inhelder, B. « Langage et Connaissances dans le cadre
constmctiviste », in Théories du langage/Théories de l'apprentissage, Éd. du Seuil,
1979, p. 200-207). « Contrairement à l'assertion de Chomsky, qui affirme qu'il n'existe
pas de théorie générale de l'apprentissage » (Inhelder, op. cit., p. 202), on pourrait
penser que l'apprentissage du langage et d'autres systèmes sémiotiques implique
l'acquisition de stratégies perceptives identiques. Cependant, le fait que l'acquisition du
langage soit préalable à celle du « langage » filmique incite à croire que l'hypothèse de
Chomsky, si elle se trouvait vérifiée, serait la meilleure, que l'interprétation du discours
filmique implique l'acquisition du langage, en tant qu'il est un processus cognitif
spécifique.
Remarquons que le fait d'opter pour l'hypothèse d'une spécificité de la compétence
linguistique et de considérer qu'elle a un rôle déterminant dans la compréhension des
messages filmiques ne présage en rien de la nature de ladite compétence. Il est tout à fait
possible, me semble-t-il, d'adopter l'hypothèse d'une compétence linguistique spécifique
(de rejeter la thèse de la théorie générale de l'apprentissage), sans pour autant qu'il soit
nécessaire d'adopter la thèse innéiste (biologisante) de Chomsky.
26. Historiquement, la sémiologie du cinéma a eu un rapport privilégié à l'esthétique
du cinéma, comme le prouvent les deux longs articles consacrés au livre de Mitry,
Esthétique et Psychologie du cinéma (Éd. Universitaires, 1963 et 1965) par Ch. Metz,
« Une étape dans la réflexion sur le cinéma » et « Problèmes actuels de théorie du
cinéma » (Essais sur la signification au cinéma, II, Klincksieck, 1972, p. 9-86).
Dans le cadre universitaire, l'enseignement du cinéma en général, et celui de la
sémiologie en particulier, se sont développés dans le cadre des unités d'enseignement et
de recherche littéraires (littérature, théâtre ou arts plastiques). Ce rapport privilégié aux
disciplines littéraires n'a pas, me semble-t-il, que des aspects positifs.
Si la sémiologie du cinéma permet de renouveler les études filmiques (voir les analyses
textuelles de J. Aumont, R. Bellour, M. Marie ou M.-C. Ropars), comme la linguistique a
permis de renouveler les études littéraires, notamment la poétique (voir les travaux de

254
Propositions pour une recherche...

Jakobson, de Halle, de Ruwet ou de Ronat), il serait tout aussi faux de restreindre la


sémiologie à l'analyse des œuvres cinématographiques que de restreindre le champ de la
linguistique à l'analyse des textes littéraires.
La linguistique tend de plus en plus à être indépendante des disciplines littéraires,
comme le montre le développement de la linguistique mathématique ou celui de l'étude
automatique des langues naturelles. Certes, la sémiologie du cinéma est loin de pouvoir
atteindre bientôt le même degré de formalisation que la linguistique (cf. Metz,
« Linguistique generative et sémiologie audiovisuelle », in Essais sémiotiques, 1977,
p. 109-128). Cependant, la sémiologie du cinéma a déjà fait la preuve qu'elle ne devait
pas se laisser imposer son objet par lhistoire ou l'esthétique du cinéma ; elle doit rendre
compte d'une grande variété de messages audiovisuels comme les spots publicitaires
(F. Jost) ou les films de famille (R. Odin), ou encore les documents historiques
(M. Ferro, P. Sorlin).
Ce caractère dominant de la référence au film de fiction dans la sémiologie du cinéma
n'est probablement pas étranger à la position de Metz concernant les rapports
rhétorique/grammaire dont j'ai parlé plus haut (note 18). De ce fait, on peut se
demander si la prise en considération d'autres messages audiovisuels n'amènerait pas à
une « évaluation en baisse » du rôle de « l'art » dans la constitution de « l'idiome ».
Il ne faudrait pas pour autant que cette diversification des documents (ou des
pratiques) filmiques étudiés aboutisse à un conflit stérile entre « scientifiques » (ceux
qui prétendent porter un regard « neutre » — non déterminé par leurs goûts — sur les
produits audiovisuels) et « esthètes » (ceux qui pensent qu'on ne peut analyser que les
films que l'on aime — que la sémiologie du cinéma implique l'amour du cinéma).
Pour reprendre J.-C. Milner, on pourrait dire que la sémiologie se développe entre l'art
et la science. « Entre l'art et la science, la limite tient en un axiome que dénie le premier
et dont la seconde se soutient : le réel de l'ordre du calculable » (J.-C. Milner, L'Amour
de la langue, Éd. du Seuil, 1978, p. 7).
27. Le mot « langage » est mis ici entre guillemets, dans la mesure où la notion de
langage ne me paraît pas fondée, mais relever de l'extension métaphorique du concept
de langage, comme l'a explicité Metz dans un entretien sur le Signifiant imaginaire avec
J.-P. Simon et M. Vernet (Ça cinéma, n" 16, Albatros, 1979).
Le type de problématique esquissé ici ne cherche pas, bien entendu, à réintroduire
cette notion de « langage cinématographique », qui dépend de l'hypothèse d'une
spécificité cinématographique. Au contraire, elle cherche à montrer que, dans la notion
en question, ce qui se trouve indiqué, c'est le rôle des structures du langage tout court
dans la production des discours filmiques. « Apprendre à lire un film » n'impliquerait
pas apprendre le langage cinématographique, mais avoir la compétence linguistique.
Autrement dit, la compréhension des films n'impliquerait pas une compétence
spécifique, mais une compétence linguistique + une compétence iconique. De ce fait, la
sémiologie du cinéma ne peut être que « pluri-disciplinaire », puisqu'elle devra rendre
compte de la relation entre structures linguistique et iconique dans l'image filmique.
28. On peut dater la constitution de la sémiologie du cinéma à 1964, date de
publication de l'article de Ch. Metz, « Le Cinéma Langue ou Langage », dans le numéro
4 de Communications, intitulé « Recherches sémiologiques ».

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