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< 134 > Interfaces numériques – n° 1/2015

thèse largement répandue du développement de la démocratie via les TIC. Cela


en expliquant que les données fournies par tout un chacun alimentent sans
doute plus le réseau technologique au profit de systèmes de gestion qu’elles ne
profitent au processus démocratique.
Anne-Sophie Bellair et Nicole Pignier (CeRes), terminent l’ouvrage par
l’analyse d’une interface de publication éditoriale pour l’éducation aux supports
numériques. Elles ouvrent des pistes pour l’éducation aux médias, en
proposant, à partir d’un travail éditorial aboutissant à la création d’histoires sur
supports papier et numériques via un logiciel prévu à cet effet, de former les
élèves à une analyse critique et comparative des supports médiatiques. Outre
l’éducation par les médias (utilisation de l’outil, conception via plusieurs modes
d’explorations et d’interactions explicités dans l’interface du logiciel), c’est
l’éducation aux médias qui se trouve en jeu (remise en cause, mise en
perspective et questionnement critique des supports). Cette approche suscitant
chez les élèves le questionnement et la mise en abyme indispensables à un
évitement du formatage par les médias.

CHRISTIAN T. CHUNG
Professionnel en développement web

Révolution numérique, révolution culturelle ?


Rémy Rieffel

Éditions Gallimard, Folio actuel, 2014

En 2012, dans « Petite Poucette », Michel Serres s’émerveillait des


évolutions techniques, du numérique et de la redéfinition subséquente de ces
transformations sur nos manières de vivre. Tous les sociologues et historiens
ne partagent cependant pas son enthousiasme et de nombreuses analyses sur
l’emprise du numérique sur nos existences fleurissent. Dès lors, comment y voir
clair parmi tous ces points de vue, souvent opposés, sur le numérique ? C’est
sur cette interrogation qu’est bâti l’ouvrage de Rémy Rieffel, « Révolution
numérique, révolution culturelle ? ».

Libérer la parole, place aux amateurs


Internet et les technologies numériques ont permis l’émergence de
nouvelles pratiques d’apprentissages et la multiplication des accès aux savoirs.
Sur Internet, la production de données n’est plus l’apanage des seuls
spécialistes : chacun peut librement proposer des contenus (écrit, audio, vidéo,
etc.), notamment par le biais de plateformes collaboratives. Face à cette
Notes de lecture < 135 >

profusion d’informations disponibles, s’est fait sentir une revendication de libre


accès aux données (Open data). Rémy Rieffel recense ainsi trois types d’objets
numériques : les logiciels libres, accessibles gratuitement à tous (le code source
du logiciel est public) ; les contenus ouverts, ou Creative Commons, pour
lesquels les auteurs précisent l’exploitation possible des contenus proposés ;
les données ouvertes, autrement dit, des documents dont la reproduction et la
redistribution sont libres, y compris avec une visée commerciale.
L’auteur souligne une mise en valeur des amateurs sur Internet et explicite
ce phénomène par la valorisation de l’individualisme et la satisfaction
personnelle. En outre, il insiste sur la participation d’Internet à l’élargissement
des savoirs et des compétences qui se démocratisent – chacun pouvant, dans
une certaine mesure, se spécialiser, grâce aux connaissances disponibles.
Si Rémy Rieffel s’intéresse aux pratiques amateurs dans le développement
de contenus culturels, il n’oublie pas que celles-ci concernent aussi les
domaines journalistiques et politiques. Aujourd’hui, le journaliste n’est plus le
seul détenteur de l’information qui passe par différents canaux : flux RSS,
dépêches, réseaux sociaux, etc. Sur les sites d’information, les articles sont
soumis aux critiques et aux commentaires des internautes – ces derniers
pouvant aussi nourrir l’information, la contredire, l’enrichir. Plus que créateur
de contenu, l’amateur, sur Internet, a la parole : il existe. Cela se manifeste
fortement avec le militantisme politique : les partisans d’une même tendance
peuvent aisément se rassembler et suivre ensemble les évolutions d’un parti,
d’un élu et, par là même, relever ses réussites et ses failles, l’interpeller
directement, etc.
L’importance que revêtent les pratiques amateurs sur Internet est
révélatrice non seulement de l’évolution de la construction, du développement,
de la diffusion et de la multiplication des sources d’informations mais
également de la transformation de l’identité individuelle.

Construction d’une identité


Rémy Rieffel met subséquemment l’accent sur la multiplication des
supports, des points de vue et des contenus que chacun est susceptible de
produire et de proposer à l’appréciation publique. Cet état de fait transforme
considérablement le marché culturel qui s’inscrit progressivement dans un
principe de capitalisme régressif. « Les experts en marketing et en data mining
(exploration des données) tentent de devancer les désirs des clients, de faciliter
en quelque sorte leur parcours de consommation et de les « téléguider dans
leurs achats ». Cette simulation constante de la soif de consommation des
internautes promeut en réalité, selon certains analystes, un accès instantané au
plaisir, fait appel aux pulsions primaires des individus et illustre en fin de
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compte l’expansion d’uneforme de capitalisme régressif» 1. Désormais, ce ne


sont plus les avis des experts mais ceux sont les avis des internautes qui
permettent la mise en exergue de certains produits ou certaines idées.
Comme l’offre est pléthorique sur Internet, il devient nécessaire de se
démarquer pour exister et gagner en reconnaissance. Pour cela, le marketing
viral se révèle très efficace, puisqu’il fait participer les internautes (et donc les
amateurs) dans la diffusion des connaissances et des produits. Le système
aléatoire de classement des résultats par Google est également un moyen de
sortir du lot : ce sont les nombres de clics qui font émerger un mot clé et non le
contenu lui-même.
Cette analyse des tendances commerciales et culturelles sur Internet montre
ainsi que l’essentiel n’est pas tant d’être présent que d’être visible par le plus
grand nombre. Cette course à la visibilité n’est pas seulement l’apanage des
marketeurs mais aussi celui de tout internaute, producteur de contenu – Rémy
Rieffel rappelant au passage l’heure de gloire des blogs, à la fin des années
1990. Désormais, ces derniers ne sont plus que des plateformes marginales et
ont été remplacés par les réseaux sociaux. L’internaute peut présentement
s’exprimer de manière protéiforme, avec un très grand nombre de personnes.
C’est la raison pour laquelle, parce qu’il multiplie les moyens et les formes de
communication, le numérique a complexifié les modes de sociabilisation. Rémy
Rieffel cite d’ailleurs à ce sujet le sociologue Christian Licoppe qui parle de
« présence connectée 2 ».
Les objectifs des internautes sur ces plateformes peuvent être multiples :
créer des liens avec autrui, révéler son intériorité, partager ses activités,
émettre des opinions, ou encore dévoiler une facette de sa personnalité. Quoi
qu’il en soit, il s’agit d’une exposition de soi et de partage de ses relations avec
le plus grand nombre. Il s’agit d’exister pour soi, par soi, par, pour et à travers
les autres. (Se) montrer. (Se) cacher. (Se) voir). (Se) regarder.
Rémy Rieffel reprend d’ailleurs le discours d’Antonio A. Casilli, sociologue,
qui associe sur Internet la quête de soi à la quête du corps, en cherchant
l’approbation des internautes. Dans ce cadre, les réseaux sociaux deviennent
une forme d’expressivisme, liant la logique relationnelle à une quête de
reconnaissance personnelle.
Ces nouvelles pratiques, tant culturelles que sociétales s’inscrivent
progressivement dans les habitudes communes. Il existe d’ailleurs une nouvelle
génération, les Digital Natives (personnes nées avec un ordinateur et Internet

1. p.°58.
2. p.°89.
Notes de lecture < 137 >

chez soi) qui est en train de construire son propre langage numérique, de
transformer les rapports à la technologie et aux savoirs. Et, plus généralement,
de transformer notre regard et nos rapports au monde.

Un renouvellement culturel et d’appropriation des savoirs


Définir ce qu’est le numérique n’est donc pas chose simple car il s’agit d’une
notion plurielle et multifactorielle. Comprenant le numérique comme un
processus civilisateur fondé sur de nouvelles compétences et de nouvelles
valeurs, Rémy Rieffel en recense plusieurs caractéristiques :
– Bouleversement des pratiques d’écriture
– Remodelage de l’identité
– Développement d’une économie spécifique
– Renouvellement des normes culturelles
– Dissémination non contrôlée des savoirs
Internet a trouvé sa place dans une société en pleine évolution et
restructuration technologique. La technique occupe désormais une place
centrale dans nos existences. Rémy Rieffel cite d’ailleurs Jacques Ellul,
historien, sociologue et théologien, à ce sujet : « Le poids déterminant de la
technique dans nos sociétés définit les caractéristiques du phénomène
technicien » 3.Ce phénomène « technicien » demande ainsi une utilisation
universelle de la technique pour accéder à la culture ; or, la culture n’est pas
universelle. C’est ce qui a fait émerger la culture numérique, demandant une
cohérence entre un vécu et une connaissance. L’auteur nous propose alors deux
conceptions sur les relations et les interactions entre la technique et la société :
– le déterminisme technique : la technique impose ses règles à la société qui
évolue en fonction de ses progrès.
– le déterminisme social : les structures sociales influent sur l’adoption (ou
non) de certaines technologies.
Désormais, afin de saisir les enjeux entre l’homme, la société et la machine,
nous raisonnons en termes d’usages. Ceux-ci sont inscrits dans les instruments
de communication, par la technique. Francis Jauréguiberry et Serge Proulx,
respectivement professeurs de sociologie et de communication à l’université de
Montréal, ont défini les modalités des usages du numérique dans nos vies,
suivant trois logiques : la logique d’intégration ou la nécessité d’être connecté ;
la logique stratégique afin de gagner en efficacité et en rentabilité ; et enfin, la

3. p.°37.
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logique de subjectivation : l’homme moderne n’est pas seulement un statut


social, il se définit également par ses avatars et ses référentiels.
Cette prolifération des techniques et des technologies constituent en soi une
mutation culturelle et par là-même, une transformation des usages quant à la
manière de s’informer et de recevoir de l’information. Tout comme les supports
sont multiples, les informations le sont également. Aujourd’hui, les titres de la
presse print ne sont plus les seuls présents dans le paysage médiatique. Ils
possèdent tous un site internet. En outre, des titres pure players ont fait leur
apparition. De même, la presse traditionnelle doit faire face aux portails
d’actualités, tels que Google, Orange, Yahoo… Sans compter les réseaux sociaux
qui constituent des relais communicationnels.
C’est ainsi que les journalistes voient leur travail se transformer ; ils doivent
désormais œuvrer plus rapidement pour faire face à la concurrence, conserver
leur lectorat, voire attirer les internautes qui, a priori, ne seraient pas attirés
par la presse et/ou ce type d’informations. Il s’agit dès lors d’un travail de
hiérarchisation de l’information et de vérification de la crédibilité de la source
et de l’interlocuteur.
L’auteur souligne le fait que le numérique a transformé notre lecture, avec le
passage d’une lecture réflexive à une lecture interactive : en effet, les
informations sont proposées sur différents supports : podcasts, articles,
diaporamas, vidéos, jeux, hyperliens, etc. Sur Internet, notre capacité de lecture
s’accélère ; l’internaute peut naviguer rapidement d’un document à l’autre, de
manière réactive. Reprenant les propos de Raffaele Simone, linguiste italien,
Rémy Rieffel souligne que « nous serions passés, […], à la fin du XXe siècle, d’une
situation où les connaissances ne s’acquéraient qu’à l’aide de l’écriture et du
livre par le truchement de l’intelligence séquentielle qui se manifeste par
l’intermédiaire de l’œil et de la vision alphabétique, à une situation où celles-ci
s’acquièrent par le truchement de l’intelligence simultanée, autrement dit par
l’ouïe et la vision non alphabétique » 4.
Nous sommes à présent face à des mécanismes d’appropriation des savoirs
et des connaissances à la fois complexifiés et plus épars. Cela apporte aux
individus de l’autonomie par la grande liberté de choix (de contenus, de
sources, de supports, etc.) mais cela leur demande également de développer
une indépendance critique. C’est ainsi que les technologies numériques ont
élargi notre champ spatio-temporel, notre accès au savoir, notre capacité à
échanger et à participer. En cela, notre perception du monde a changé et elle
continue sa transformation progressive.

4. p.°179.
Notes de lecture < 139 >

L’intérêt que porte Rémy Rieffel aux médias, au numérique, au journalisme


et à Internet n’est pas nouveau puisqu’il a publié à ce jour une dizaine
d’ouvrages sur ces sujets. Avec Révolution numérique, révolution culturelle ?, il
nous propose une combinaison complète et détaillée des études et conclusions
développées sur ces sujets, essentiellement en Amérique du Nord et en Europe.
Ses propos s’appuient sur des chiffres, des enquêtes, des analyses. On remarque
cependant que l’auteur insiste sur les digital natives et leurs nouvelles
pratiques communicationnelles plus rapides, multiples, simultanées : cette
génération serait en opposition avec les précédentes, presque une fracture
sociale. On note ainsi une certaine simplification. Peut-être qu’une comparaison
plus poussée des évolutions des pratiques aurait permis de mieux cerner ces
nouveaux usages des TIC parmi les populations. Néanmoins, si l’on peut
regretter son manque de parti pris, ce sentiment s’efface devant l’esprit de
synthèse et la présence combinée des approches sociologiques, psychologiques,
économiques, culturelles et anthropologiques du numérique – ceci afin de
présenter ce phénomène sous différents angles et inviter le lecteur à la
réflexion et au recul critique.

MARINE BENEZECH
Doctorante en Études audiovisuelles, LARA, UTJJ, Site de Castres

Connect: design for an empathic society


Sabine Wildevuur, Dick van Dijk, Anne Äyväri, Mie Bjerre, Thomas
Hammer-Jakobsen et Jesper Lund

BIS Publishers, 2013

C’est bien connu, le pourcentage mondial de la population de 65 ans et plus


est à la hausse, et cette croissance a des répercussions socio-économiques
importantes sur nos sociétés modernes. Le prolongement de l’espérance de vie
élargit le bassin des personnes âgées et multiplie leurs profils. Les progrès
sociaux, les avancées médicales et l’adoption de modes de vie plus sains
permettent à plusieurs personnes d’espérer vivre en bonne santé des dizaines
d’années, passé le cap des 65 ans. La retraite, longtemps considérée comme une
étape de fin de vie, revêt maintenant une signification fort différente pour
plusieurs retraités actifs et impliqués dans leur communauté. Les rôles et les
activités des personnes âgées sont de moins en moins déterminés par leur âge,
mais le sont davantage par leurs modes de vie et leurs réactions aux défis posés
par la vieillesse. Le prolongement de l’espérance de vie nous pousse à redéfinir
notre conception de la vieillesse et soulève de nombreuses questions quant à la

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