antique
Jérôme Wilgaux et Véronique Dasen (dir.)
DOI : 10.4000/books.pur.5407
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Année d'édition : 2008
Date de mise en ligne : 23 février 2015
Collection : Histoire
ISBN électronique : 9782753531222
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782753507036
Nombre de pages : 260
Référence électronique
WILGAUX, Jérôme (dir.) ; DASEN, Véronique (dir.). Langages et métaphores du corps dans le monde
antique. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 17
octobre 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/5407>. ISBN :
9782753531222. DOI : 10.4000/books.pur.5407.
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Sous la direction de
Véronique DASEN et JÉRÔME WILGAUX
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Langages et
métaphores du corps
dans le monde antique
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PRESSES U N I V E R S I TA I R E S D E RENNES
Langages et métaphores du corps
Collection « Histoire »
Dirigée par Hervé Martin et Jacqueline Sainclivier
Langages et métaphores
du corps
dans le monde antique
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Collection « Histoire »
7
VÉRONIQUE DASEN ET JÉROME WILGAUX
8
INTRODUCTION
9
VÉRONIQUE DASEN ET JÉROME WILGAUX
10
INTRODUCTION
11
VÉRONIQUE DASEN ET JÉROME WILGAUX
12
Première partie
GUERRIERS, HÉROS ET MARTYRS
Corps et armes : figures grecques du guerrier
François Lissarrague
15
FRANÇOIS LISSARRAGUE
16
CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
il sait bien que cette catégorie appartient au découpage moderne des genres
en peinture, avec le portrait et le paysage, qui n’ont pas leur place dans la
peinture de vases 6. La peinture céramique est tout entière centrée sur la
figure humaine, et ne représente que fort rarement des objets isolés. Quand
c’est le cas, on a affaire à un nombre très restreint d’objets, qui ont tous une
valeur symbolique forte dans le système culturel. C’est en particulier le cas
des armes, dont l’autonomie visuelle dit assurément quelque chose de la
valeur guerrière, et l’on ne sera pas étonné par exemple de rencontrer une
panoplie comme en tête d’une stèle qui porte inscrite le serment des éphèbes,
où précisément les jeunes athéniens jurent en invoquant les hiera hopla 7.
Quant au troisième terme – « un simple extrait d’une scène complexe » –
il rend mieux compte de ce qu’il y a d’implicite dans la présence de ces
armes, et dans le fonctionnement de ce type d’image. Elle s’appuie en effet
sur un double jeu de références : externes à l’image, renvoyant au monde
qu’elle représente, et internes aux images, renvoyant à d’autres images paral-
lèles ou analogues, dont chacune reprend des éléments, les répète ou les
transforme. C’est ainsi que fonctionne le mécanisme de transmission des
motifs, des récits, à l’intérieur des ateliers ; c’est par là que se construit une
capacité du spectateur à reconnaître ou à identifier un sujet, une série. Le tas
d’armes peut donc renvoyer aux armes d’Achille, puisqu’on trouve en effet
de telles armes dans les scènes liées à l’histoire d’Achille, et que les armes
d’Achille sont assurément les plus fameuses qui soient dans le cycle épique.
Mais on trouve des armes dans d’autres contextes et cette variété ajoute à
la valeur symbolique de ces armes isolées.
On pourrait du reste lire l’Iliade comme un jeu de circulation des armes,
autour de la figure d’Achille. Offensé lors du partage du butin, Achille se
retire des combats et suspend ses armes au clou. Mis en déroute par les
Troyens, les Grecs ne parviennent pas à le persuader de reprendre sa place
parmi eux. Seule concession, Achille autorise Patrocle à revêtir ses armes et
donc à faire croire aux Troyens qu’il a repris du service. Les armes d’Achille
suffisent pour un temps à représenter le héros en personne : les Troyens
sont repoussés, mais Hector, croyant affronter son rival, tue Patrocle et le
dépouille, allant même jusqu’à revêtir cette armure, devenant Achille à son
tour, en quelque sorte. Un tel affront, une telle douleur poussent Achille
à reprendre les armes, mais il n’en a plus ; hétis va donc chercher chez
Héphaïstos de nouvelles armes divines, qu’elle lui remet, accompagnée par
les Néréides. On sait la suite, jusqu’au duel à mort entre Achille et Hector.
Ici encore joue la dialectique corps et armes : Achille dépouille Hector de sa
propre armure et traîne le corps dénudé, refusant de le rendre à sa famille,
6. Sur la représentation des objets en image, voir la revue Pallas, 63, 2003 et Lissarrague F., « De l’image au
signe : objets en représentation dans l’imagerie grecque », Cahiers du CRH, n° 37, avril 2006, p. 11-24.
7. Athènes, École Française, inv. I.7 ; publiée par Robert L., Études épigraphiques et philologiques, Paris,
Honoré Champion, 1938, p. 293-316 ; voir BCH, 96, 1972, p. 100.
17
FRANÇOIS LISSARRAGUE
refusant que les funérailles aient lieu. Corps sans sépulture, armes vidées
de leur corps, après avoir été portées successivement par Achille, Patrocle et
Hector, on voit que la circulation de cette peau de bronze marque fortement
la trame de l’Iliade et de sa suite, puisqu’à la mort d’Achille, Ulysse et Ajax
se disputeront l’héritage de ces armes héroïques. Un tel rappel est nécessaire
pour mieux situer une bonne partie des images que nous allons examiner,
où l’on voit déclinée par les peintres la mise en scène des armes.
Sur une amphore des années 570-560 8 (fig. 2), trois Néréides suivent
hétis et présentent une armure complète au jeune Achille. La mère trans-
met le bouclier, dont l’épisème, une face de Gorgone, est tourné vers le
spectateur. Au-dessus du bouclier sont inscrits sur deux lignes les noms
d’Achille, de gauche à droite, et de hétis, de droite à gauche. Le croisement
des noms souligne la dynamique du don, de hétis vers Achille. Derrière
viennent les autres pièces de l’armement : une cuirasse, des cnémides et un
casque – tous les éléments qui protègent le corps, qui redoublent en quelque
sorte l’anatomie du guerrier : thorax, cnemides, cranion et forment comme
une seconde peau, de métal. On voit ainsi se rencontrer sur l’image le
corps gymnos, dénudé d’Achille, debout, et les éléments métalliques de son
armure, sa nouvelle peau, déployés horizontalement. La rencontre consiste
à associer corps et armes pour produire le héros guerrier, en armes.
À l’inverse, toute une série d’images, dont on doit sans doute l’invention à
Exékias, particulièrement attentif à la beauté des armes, met en scène Achille
et Ajax oubliant les combats, absorbés par un jeu indéterminé (pour nous)
qui implique chiffres et pions. L’amphore du Vatican en donne la version
Figure 2 : Amphore de Boston : armement d’Achille.
18
CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
la plus élaborée 9. Parce qu’ils jouent, ils ont en partie débrayé leurs armes,
relevé ou déposé leur casque et laissé derrière eux – et non tenu devant – leur
bouclier. Penchés vers la table de jeu, ils poussent leurs pions. Ajax annonce
trois et Achille quatre ; il gagne et domine, son casque surplombe la tête
dénudée d’Ajax dont le casque est posé sur son bouclier, tourné vers l’exté-
rieur de l’image, créant une forme verticale imposante. Exékias dont la signa-
ture se lit horizontalement derrière Achille, a multiplié les incisions pour
rendre le décor ciselé des armures, des épisèmes (un satyre de profil pour
Achille, une demi Gorgone de face pour Ajax 10) et la richesse des étoffes qui
couvrent le dos des joueurs. On notera aussi les cuissardes et les brassards,
qui complètent cuirasse et cnémides, ajoutant des pièces rares à la carapace
de bronze. On a souvent reproduit cette imposante image en cadrant sur
les deux héros, négligeant les boucliers qui semblent oubliés derrière eux 11 ;
mais en gardant les corps sans les armes on se prive du moyen de comprendre
que le bouclier fait partie intégrante de l’anatomie du héros, et que s’il le
pose, c’est qu’il est hors combat, pour ne pas dire hors jeu.
À l’opposé des scènes où figure l’armement d’Achille, on pourrait placer
la scène de lamentation du Vatican qui a donné son nom au peintre de cette
amphore 12 (fig. 3). Debout au centre une femme se lamente, arrachant ses
cheveux à la façon des pleureuses dans les rituels funéraires. Allongé à ses pieds
sur un lit de branches, un corps nu, gymnos, les yeux clos. Derrière elle, dressée
contre deux arbres, une panoplie : bouclier et cnémides, ainsi qu’un casque
au-dessus, suspendu de manière improbable, mais encore debout, en quelque
sorte. Les armes sont disposées comme un trophée, non pas en tas, mais verti-
calement, contrastant ainsi avec l’horizontalité du cadavre. Les deux parties
se séparent, et la vitalité semble perdurer dans l’armure opposée à l’inertie du
cadavre, tout comme la nature des feuillages semble souligner ce contraste,
plus sec à droite, plus épanoui à gauche. Tout comme les armes d’Achille, sur
l’amphore de Boston, venaient horizontalement rencontrer le corps vertical
du héros, le corps horizontal du mort se sépare de ses armes encore verticales.
Ce jeu symétrique et inverse marque bien la complémentarité des deux : corps
et armes font système, mais il s’agit d’une géométrie variable.
Une des variations les plus remarquables se trouve dans la série consa-
crée à la rançon d’Hector. Sur une amphore des années 570 (fig. 4) 13,
Achille est allongé, banquetant, sur son lit, phiale en main. Priam vient le
9. Rome, Vatican 344 ; ABV 145/15, Exékias. Sur le sujet voir LIMC, s.v. « Achilleus » et Moore M.,
AJA 84, 1980, p. 417-434.
10. Sur ce détail, voir Frontisi-Ducroux F., Du masque au visage, Paris, Flammarion, 1995, p. 68
et fig. 14.
11. Par exemple dans Tiverios M., Ellenikè Technè, Archaia Angeia, Athènes, Ekdotikè Athènôn, 1996,
fig. 48, ou chez Boardman J., he History of Greek Vases, London, hames Hudson, 2001, p. 63,
fig. 81-82, par ailleurs excellents livres.
12. Rome, Vatican 350 ; ABV 140/1, peintre de la Lamentation du Vatican.
13. Collection privée ; publiée par Padgett M., he Centaur’s Smile, New Haven, Yale University Press,
2003, n° 81, p. 304-307.
19
FRANÇOIS LISSARRAGUE
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CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
supplier en touchant ses genoux 14, le regard baissé vers le cadavre d’Hector
qui gît sous le lit. Le contraste est fort entre Achille, sur le lit, et Hector
en dessous. Il y a là comme un conflit d’iconographies, ainsi que l’avait
bien vu O. Touchefeu 15 : en bonne ritualité, le mort devrait être sur le lit,
pleuré par les siens et nul ne devrait bien sûr boire ou manger alentour.
Dans l’Iliade, Priam ne doit pas voir le corps de son fils ; Achille ordonne
qu’on le cache 16. Ici le peintre joue sur un registre différent ; le dispositif
qu’il met en scène implique une négation du rituel de la prothésis conforme
à la logique de l’outrage voulue par Achille. À la viande du banquet qui
s’étale sur la table, s’oppose le cadavre d’Hector laissé au sol. Les deux héros
sont allongés parallèlement, mais leur état contraste radicalement. Enfin les
armes sont déployées dans le champ, verticalement disposées sur une série
d’étagères qui reconstruit ainsi visuellement le corps héroïque du guerrier.
À qui appartiennent ces armes ? à Hector dépouillé, mais aussi à Achille,
puisque Patrocle les lui avait empruntées. La boucle est ainsi refermée, entre
le vif et le mort, une armure passe et se maintient dressée.
Dans d’autres cas, et de manière plus littérale, le peintre a préféré repré-
senter deux panoplies autour des deux corps d’Achille et d’Hector 17. Pour
sa part, le peintre de Brygos 18 a choisi de mettre fortement en évidence la
viande qui pend de la table jusqu’au corps sanglant d’Hector, et d’intercaler,
entre le visage de Priam et celui d’Achille qui se détourne à sa vue, un casque
pourvu d’une frange de cheveux, tête quasi vivante qui vient interférer dans
le dialogue entre le vieux père et le vainqueur de son fils. Il y a adjoint un
bouclier dont le gorgoneion en épisème relaye l’horreur de la mort et démul-
tiplie le jeu des visages et des regards entre Priam et Achille.
Sur une coupe des mêmes années, vers 490-480, Priam avance vers le lit
d’Achille sous lequel gît Hector 19. Peu d’armes, sinon une épée accrochée
à l’horizontale au-dessus d’Achille. Mais derrière Priam, Hermès ouvre la
marche, précédant une longue file de sept porteurs qui arrivent, comme
on voit dans les scènes de mariage, chargés de présents, ici non pas la dot
de la mariée mais la rançon d’Hector. Le cortège, emprunte à l’iconogra-
phie du mariage le dispositif de la porte, que l’on voit ici à gauche, sur la
face B, marquant le point de passage, tout comme les colonnes qui scandent
l’espace. Or en tête du cortège, juste après la femme qui porte sur sa tête un
tabouret (sur lequel sans doute Priam va s’asseoir) arrivent trois jeunes gens
qui tiennent le premier casque et cnémides, le second bouclier et lance, le
14. Pour ces scènes de supplications, je renvoie à la thèse de Marta Pedrina (Paris EHESS-université de
Padoue, 2005), à paraître dans la série des suppléments à la revue Eidola.
15. Touchefeu O., « L’humiliation d’Hector », Métis, 5, 1990, p. 157-168.
16. Iliade, 24, 583.
17. Kassel T674 ; Paralipomena 56/31bis, groupe E ; CVA Kassel 1, pl. 23, 1-3.
18. Skyphos de Vienne 3710 ; ARV2 380/171, peintre de Brygos ; CVA Vienne 1, pl. 35, 1-3.
19. New York, collection privée ; voir von Bothmer D. (dir.), Glories of the Past, Ancient Art from the
Shelby White and Leon Levy collection, New York, he Metropolitan Museum of Art, 1990, n° 118,
p. 158-161.
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FRANÇOIS LISSARRAGUE
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CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
leurs compagnons qui les séparent. Le conflit est résolu par un vote, sous le
regard d’Athéna, qui donne la victoire à Ulysse, au grand désespoir d’Ajax.
On voit ainsi, sur une coupe du peintre de Brygos à Londres 22, les deux
héros, probablement Ajax à gauche et Ulysse à droite, retenus chacun par
deux autres grecs, et sans doute Agamemnon au centre, tandis que les armes
d’Achille sont réparties sous les anses, cnémides à droite, bouclier et casque
à gauche. Au revers figure une scène de vote, qui marque la défaite d’Ajax.
Sur une autre coupe 23, signée par Douris, le schéma est identique – dispute
sur un revers, vote sur l’autre – mais la place des armes est différente. Elles
se trouvent au sol, au centre de la composition, aux pieds d’Agamemnon ;
elles sont placées en évidence, comme enjeu du litige, et forment une masse
imposante : outre le bouclier posé à plat sur le sol et surmonté du casque,
comme sur la coupe du peintre de Brygos et sur l’hydrie du Louvre, on y
voit les cnémides à gauche et une cuirasse à droite (fig. 5). Tous les éléments
de l’armure sont présents, entassés à terre, donnant à voir un corps complet
mais disloqué. À l’intérieur de la coupe apparaît une scène remarquable
(fig. 6), qui prolonge la logique de la circulation des armes. Elle représente
un homme barbu à droite et un jeune homme à gauche. L’adulte porte une
lance et un large bouclier échancré, de type héroïque, où figure en épisème
un lion dévorant une biche tandis que le champ de l’image est orné de motifs
stellaires, d’inspiration orientalisante, ce qui donne à ce bouclier un aspect
archaïsant indéniable. Le jeune homme tient un casque de la main gauche
et de la droite une cuirasse, également tenue par l’adulte. Le geste de trans-
mission est clair, et l’on peut supposer qu’il va de l’adulte au jeune homme.
Figure 5 : Coupe de Vienne : dispute pour les armes d’Achille.
22. Londres E69 ; ARV2 369/2, peintre de Brygos ; CVA Londres 9, n° 44, pl. 60-61.
23. Vienne3695 ; ARV2 429/26, Douris ; CVA Vienne 1, pl. 11-12.
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CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
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FRANÇOIS LISSARRAGUE
Nessos, a désiré mourir sur un bûcher, en jeune dieu emporté vers l’Olympe
sur le char d’Athéna. En haut donc le char, conduit par la déesse au côté
de laquelle se tient un Héraclès nu, juvénile, couronné, massue à l’épaule.
En bas, le bûcher dont deux nymphes (Premnousa et Arethousa) viennent
éteindre les flammes. Au moment de procéder au ramassage des ossements
consécutif à la crémation, les récits nous disent qu’on ne trouva rien 28. Le
corps mortel d’Héraclès avait disparu, et c’était là le signe de sa transforma-
tion en dieu, de son apothéose. Comment faire voir ce manque en image ?
La solution apparaît ici sous forme d’une cuirasse, qu’un satyre contemple la
main en visière comme pour nous obliger à regarder avec lui l’étrange objet
qui subsiste sur le bûcher. Outre le geste, le nom du satyre – Scopas – invite
à ce voyeurisme. La cuirasse est bien là, entre les bûches ; les ouvertures
pour les bras sont nettement marquées par des cercles noirs qui soulignent
l’absence du corps ; la cuirasse anatomique – rarement portée par Héraclès
du reste – sert ici de moyen pour rendre visible un corps absent, pour
inscrire comme une coquille vide là où se trouvait le héros maintenant
dans les airs. Le double registre de l’image permet de dire la double nature
d’Héraclès, à la fois héros et dieu, comme le dit Pindare (hêrôs theos 29), et
cette double corporéité est traduite par le jeu complémentaire du corps et
de l’armure, du thorax et de la cuirasse.
Ainsi l’armure apparaît en image dotée d’une forme d’autonomie
et de présence qui rend perceptible la géométrie variable mentionnée
précédemment. Si, dans la plupart des cas, corps et armes ne font qu’un, les
imagiers se sont fortement intéressés non seulement aux scènes d’armement,
mais aussi, on l’a vu, aux récits épiques qui donnent à cette parure guerrière,
à cette seconde peau, une durée et une valeur qui parfois dépasse celle du
corps mortel. La notion mythique de la valeur, telle que l’analysait Gernet,
joue ici à plein 30. Les armes héroïques ne se réduisent bien évidemment
pas à leur rôle technique. Elles sont investies par les peintres d’éléments
esthétiques qui enrichissent leur apparence et soulignent la beauté des jeunes
héros. Une telle iconographie connaît un remarquable développement sur
les vases du banquet, entre 550 et 450 av. J.-C. et la place historique d’une
telle imagerie mérite réflexion. Images pour les élites, à n’en pas douter,
elles traversent les transformations de la cité athénienne, de la tyrannie à
la démocratie naissante, en maintenant vivace une tradition héroïque dans
laquelle chaque groupe social se reconnaît au besoin et dont chaque régime
tire parti à sa façon.
28. Sur le traitement figuré du bûcher d’Héraclès, voir Laurens A.-F. et Lissarrague F., « Le
bûcher d’Héraclès : l’empreinte du dieu », Entre hommes et dieux. Le convive, le héros, le prophète,
Laurens A.-F. (dir.), Paris, Belles-Lettres, 1989, p. 81-98.
29. Pindare, Néméennes, 3, 22.
30. Gernet L., « La notion mythique de la valeur en Grèce », Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
Maspero, 1976, p. 93-137, en part. 104-105.
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CORPS ET ARMES : FIGURES GRECQUES DU GUERRIER
27
Corps iliadiques, corps héroïques
Véronique Mehl
1. Voir en particulier pour les dieux grecs, Vernant J.-P., « Corps obscur, corps éclatant », Corps des
dieux, Malamoud Ch. et Vernant J.-P. (dir.), Paris, 1986, p. 19-58 et Loraux N., « Le corps vulné-
rable d’Arès », Corps des dieux, p. 465-492.
2. Voir l’introduction du colloque de Valladolid, Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs (Kernos
suppl.10), Pirenne-Delforge V. et Suárez de la Torre E. (dir.), Liège, 2000.
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VÉRONIQUE MEHL
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CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
viande, généralement de grands animaux tels les bovins. La chair des héros
est d’ailleurs nettement différente de celle de hersite ; elle est pénétrée,
découpée, transpercée. Au contraire, lorsqu’Ulysse le frappe, une bosse
sanguinolente se forme sur son dos 8. Sa blessure devient une souillure,
immédiatement extérieure et visible, nécessitant son rejet.
La stature des héros, leur charpente (démas), leur musculature leur
permet d’être des guerriers valeureux. La description la plus complète est
celle que fait Priam à Hélène du haut des remparts d’Ilion, tout d’abord en
montrant Agamemnon 9 :
« Quel Achéen est-ce donc que ce héros si noble et si grand ? Il en est de
plus grands, sans doute, qui le dépassent de la tête. D’aussi beau, en revanche,
jamais de mes yeux n’en ont vu, ni d’aussi imposant. Il a tout l’air d’un roi. »
Ces qualités physiques révèlent sa fonction royale. Vient ensuite la
description d’Ulysse 10, garante de son rôle dans l’armée :
« Il a bien la tête de moins que l’Atride Agamemnon. Mais il est plus large
en revanche de la poitrine et des épaules. Tandis que ses armes reposent sur
la terre nourricière, il va, lui, tout comme un bélier, parcourant les rangs de
ses hommes. Il m’a tout l’air d’un mâle à l’épaisse toison en train de passer
en revue son grand troupeau de brebis blanches. »
La teichoscopie 11 révèle, derrière les qualités physiques, l’identité de
chacun. Agamemnon a des traits comparables aux dieux ce qui renforce
son rôle politique.
« Pour les yeux et le front, il (Agamemnon) est pareil à Zeus Tonnant,
pour la ceinture à Arès, pour la poitrine à Poseidon. Tel le taureau qui prime
au milieu du troupeau entre toutes les autres bêtes et se détache, nettement
des vaches autour de lui groupées, tel Zeus a fait l’Atride en ce jour-là, se
détachant et primant sur des milliers de héros 12. »
La stature des héros est haute et droite, tout à l’opposé des malformations
osseuses de hersite. La plupart sont grands, comme Agamemnon, certains
même le dépassent : Achille et Ajax sont gigantesques. L’adjectif pelwvrio~
montre l’aspect extraordinaire, prodigieux, presque monstrueux, il qualifie
ainsi Arès, Hadès ou Polyphème. La haute stature 13 exprime la force des
héros utilisée au cœur des batailles pour tuer de redoutables adversaires.
La force est d’ailleurs le trait physique le plus fréquemment cité, associée
viandes sanglantes qui font écho au corps rigide d’Hector, abandonné à proximité. Cf. par exemple
un skyphos attique à figures rouges, Vienne Kunst Museum 3710, cf. Fr. Lissarrague, supra, p. 21.
8. Iliade, II, 267.
9. Iliade, III, 167-170.
10. Iliade, III, 192-198.
11. Piettre R., « La teichoscopie au chant III de l’Iliade : un reflet du jugement de Pâris ? », Uranie,
10, 2003, p. 7-22.
12. Iliade, II, 480 sqq.
13. Pour les liens entre la taille et la beauté, voir les sources réunies par Verdenius W. J., « kallos kai
megethos », Mnemosyne, 1949, p. 294-298.
31
VÉRONIQUE MEHL
32
CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
sur la tombe d’Ajax, la grande taille des rotules est d’ailleurs évoquée 24.
Les yeux rapprochent des dieux au regard perçant (o[brimo~ 25), ce qui rend
redoutable au combat. Le corps des héros est le lieu de leur ménos, l’ardeur
vitale, de l’alkè, la fortitude, du kratos, le pouvoir de domination 26.
La force cependant est indissociable de la beauté. Beauté de Pâris bien sûr,
d’Hector, de Nirée ou de Lycaon, Achille étant le plus beau de tous (kallis-
tos). Beauté qui passe surtout par la chevelure 27. Les Achéens sont régulière-
ment nommés les « Achéens chevelus » à l’exception notable de hersite au
crâne dégarni. La blondeur d’Achille, de Méléagre, de Ménélas ou d’Ulysse
dans l’Odyssée renvoie, entre autres, à la crinière des lions, à la beauté des
femmes mais surtout au monde divin. Une belle chevelure se caractérise par
sa longueur 28 et ses boucles mais surtout par sa blondeur, se rapprochant
de l’éclat de l’or, métal divin par excellence. L’or est par essence inaltéra-
ble 29, comme la beauté rendue éternelle par une kalos thanatos. D’ailleurs,
cette beauté rapproche du divin : le héros iliadique est qeoeidhv~, ijsovqeo~,
ejpieivkelon, « semblable ou égal aux dieux 30 ». Elle est marquée par l’éclat,
la brillance, naturelle ou obtenue par l’artifice d’une onction 31. Hector, au
physique mal connu, est cependant faivdimo~, étincelant. La peau et les armes,
sorte de deuxième enveloppe corporelle, sont objets de soin et enduites d’huile,
mettant en avant la châris héroïque. La beauté n’est plus alors seulement une
perception morale et visuelle, elle est olfactive, comme pour les divinités. Elle
est indissociable de la jeunesse 32 (hèbè) et se pérennise dans la belle mort qui
préserve de toute déchéance physique. Elle est une vertu reconnue par les
adversaires. Ainsi même mort, Hector 33 est admiré : « Les fils des Achéens, de
tous côtés accourent. Ils admirent la taille, la beauté enviable d’Hector. »
24. Pausanias I, 35, 4-5.
25. C’est en particulier le cas d’Hector (VIII, 472 ; X, 200). Les dieux ont une vision panoramique
grâce à l’œil transperceur du dravkwn. Les héros qui possèdent une telle vision ont une sorte de
prescience des coups de leurs adversaires. Moreau A., « L’œil maléfique dans l’œuvre d’Eschyle »,
REA, 78-79, 1976-1977, p. 50-64.
26. Vernant J.-P., « Mortels et immortels : le corps divin », L’individu, la mort, l’amour, Paris,
Gallimard, 1988, p. 21-22.
27. Ehrhardt C., « Hair in ancient Greece », EMC, n.s. 15, 1971, p. 14-19. Voir aussi Llewellyn-
Jones L., Aphrodite Tortoise. he Veiled Woman of ancient Greece, Swansea, Classical Press of Wales,
2003, p. 122-134.
28. Achille a encore sa longue chevelure, qu’il ne coupe que lors des rites funéraires en l’honneur de
Patrocle. Athéna arrête d’ailleurs son élan de colère, son mouvement, en lui posant la main sur les
cheveux (I, 195).
29. Pindare Fr 222 Sandys.
30. Cf. par exemple hésée, « fils d’Égée , semblable aux mortels » (II, 265) ou « Euryale, mortel égal
aux dieux » (II, 565).
31. Pour une approche autour du rôle de l’onction et de la beauté, voir Mehl V., « “Vois si ma tête
sent le parfum”, Aristophane, Assemblée des femmes, 524s. Cheveux de femmes, séduction et norme
sociale », Le sens du poil, Anthropologie de la pilosité et de la chevelure, Histoire, sociologie, ethnologie,
littérature, histoire de l’art, médecine, philosophie, anthropologie, psychologie, colloque tenu à Brest,
31 mai – 2 juin 2007, à paraître en 2009.
32. Loraux N., « Hébé et Andreia. Deux versions de la mort du combattant athénien », Ancient Society,
6, 1975, p. 1-31. Voir Iliade, XXII, 71-76.
33. Iliade, XXII, 370.
33
VÉRONIQUE MEHL
La peau (khrôs 34), par laquelle passe en partie la beauté, est un bon révéla-
teur des qualités morales. Le teint 35 caractérise le héros, révèle ses sentiments
au travers du premier texte physiognomoniste de la littérature antique :
« C’est là que se révèlent et la lâche et le brave. Le lâche, son teint prend
toutes les couleurs ; son cœur au fond de lui ne le laisse pas demeurer en
place, immobile ; il faut qu’il change de posture, qu’il se tienne accroupi, un
moment sur un pied, un moment sur l’autre ; et son cœur palpite à grands
coups dans sa poitrine, quand il songe aux déesses du trépas ; on entend
claquer ses dents. Le brave, au contraire, on ne le voit pas changer de couleur,
ni se troubler bien fort, dès qu’il a pris son poste dans un aguet de guerre. »
Cette peau, objet de soin, identifie le héros. Lorsqu’Ulysse 36 veut entrer
dans Ilion, il la cache par divers artifices :
« Après s’être lui-même affreusement meurtri le corps et revêtu de vieux
haillons, semblable à un esclave, il pénétra dans la ville ennemie aux larges
rues ; il essaya de contrefaire quelqu’un d’autre, un mendiant, lui si peu
mendiant sur les navires. Ainsi pénétra-t-il dans Troie, et tous furent dupés ;
moi seule en cet aspect, le reconnus : je l’interrogerai donc ; l’astucieux
se déroba. Mais quand je l’eus baigné et frotté d’huile fine, que je lui eus
donné d’autres habits et fait serment de ne pas révéler Ulysse aux gens de
Troie avant qu’il n’eût rejoint les prompts navires et les tentes. »
Au contraire, lorsqu’Athéna veut renforcer son identité auprès de
Nausicaa 37 (il avait alors un corps affreux, smerdaléos) et au retour à
Ithaque 38, elle l’embellit :
« Quand il se fut lavé entièrement et frotté d’huile, il mit les vêtements
qu’on lui avait donnés. Alors Pallas, fille de Zeus, le fit paraître plus grand,
plus vigoureux, déroulant sur sa nuque une toison bouclée comme la fleur
de la jacinthe. »
Cependant, la peau n’est que rarement visible dans l’Iliade. Le corps, le
plus souvent en action, est toujours (ou presque) recouvert de son armure.
En effet, les héros sont indissociables du bronze qui les couvre 39. Plus
tard quand poètes ou tragédiens veulent dire le héros homérique, ils le
cachent derrière son armure. Les armes sont omniprésentes dans l’Iliade,
34. Khrôs est la peau, la surface du corps humain, par qui se fait la connaissance de l’extérieur ; elle peut
aussi être la chair, le corps humain.
35. Iliade, XIII, 280.
36. Odyssée, IV, 244-246 (traduction Jacottet Ph.). Galhac S., « Ulysse aux mille métamorphoses »,
Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, Prost F. et Wilgaux J. (dir.), Rennes, PUR, 2006,
p. 15-30 ; Bodiou L. et Mehl V., « De Myrrhinè à Marilyn : se vêtir, se parfumer, se montrer ou
le parfum comme parure », Mètis, 2008, à paraître.
37. Odyssée, VI, 225-237.
38. Odyssée, XVIII, 66-69.
39. Longo O., « Le héros, l’armure, le corps », DHA, 22/2, 1996, p. 25-51.
34
CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
35
VÉRONIQUE MEHL
Au repos ou dans le jeu 49, les armes des héros sont à leurs côtés. Lorsque les
deux éléments, corps et armure, sont séparés, la mort est proche ou déjà là. Elle
seule peut les séparer. Ôter à un adversaire une pièce de son armure annonce sa
mort. Le casque de Patrocle enlevé et tombé à terre, en devenant une métaphore
de la décapitation, dit déjà sa mort. De même, enlever son armure à un adver-
saire tué participe à la déconstruction de son image héroïque et s’apparente à la
mutilation de la peau, la vraie. Achille 50, dès qu’il a tué Hector, lui ôte sa pique
de bronze puis détache de ses épaules ses armes. Chacun peut alors contempler
la beauté d’Hector avant de profaner le corps sans armure 51.
Si l’aspect guerrier n’est pas toujours repris par la suite pour décrire
d’autres héros, les caractères proprement physiques, comme les manières
d’être sont devenues des traits distinctifs du statut héroïque.
36
CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
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VÉRONIQUE MEHL
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CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
Les capacités des héros sont en grande partie dues à leur ascendance et
semblent exacerbées dans le cas des doubles paternités. Les traits physiques et la
démesure sont à chercher du côté de leur conception. La double paternité, voire
la pluri-paternité dans le cas d’Orion, par la mixis des semences, donne des êtres
monstrueux ou aux capacités extraordinaires 71. Le corps peut en porter des
marques récurrentes (pilosité, appétit, handicap physique…). Comme les dieux,
les héros ont un appétit sexuel débordant et une puissante capacité reproductive.
Leur fécondité est liée en partie à leur jeunesse (idéale) et au bouillonnement
qui en découle 72. Les épouses de hésée sont nombreuses, ses amours ont
commencé avant même qu’il ne quitte Trézène. Certains auteurs font d’Héraklès
un surmâle 73, un philogunès aux nombreux mariages 74, aux exploits sexuels
proches de ceux de Zeus. Il s’unit ainsi aux cinquante filles de hespios/hestios,
en une nuit ou en cinquante 75, donnant à chacune un enfant. Les héros,
en effet, ont souvent une nombreuse descendance essentiellement masculine
(cinquante fils d’Orion, de Pallas ou d’Aigyptos…).
Si les dieux n’ont pas besoin de se nourrir, les héros au contraire sont
souvent chasseurs et banqueteurs. L’appétit de certains est légendaire. L’estomac
sans fond d’Héraklès le place plutôt du côté du corps humain. Dans les
Grenouilles, Dionysos déguisé en Héraklès est reconnu par des hôtelières 76 aux
Enfers comme le glouton qui a failli les ruiner. Le corps d’Héraklès est même
proche de l’animal 77. Ses dents grincent, ses mâchoires s’entrechoquent. Il est
comparé aux mouettes, réputées pour leur appétit et leur régime carnivore. Cet
aspect est renforcé par les poils dont il est parfois abondamment recouvert. Le
besoin de se nourrir est d’ailleurs la marque d’un corps périssable.
71. Bonnard J.-B., Le complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2004, p. 52 sqq.
72. Pour les liens entre jeunesse, beauté et bouillonnement, Pironti G., « Au nom d’Aphrodite :
réflexions sur la figure et le nom de la déesse née de l’aphros », Nommer les dieux. héonymes,
épithètes, épiclèses dans l’antiquité, Belayche N., Brulé P., Freyburger G., Lehmann Y., Pernot L.
et Prost Fr. (dir.), Turnhout, Brepols, 2005, p. 129-142.
73. Scarpi P., « Héraklès. Trop de mets. Trop de femmes », Héraclès, Les femmes et le féminin, Actes du
colloque de Grenoble, 22-23 octobre 1992, Jourdain-Annequin C. et Bonnet C. (dir.), Turnhout,
Brepols, 1996, p. 133-143. Loraux N., « Héraklès, le surmâle et le féminin », Revue française de
psychanalyse, 4, 1982, p. 697-729.
74. Athénée XIII, 556e-f.
75. Une nuit, pour Diodore, IV, 29, 3 ; cinquante pour Apollodore, II, 4, 10.
76. Aristophane, Grenouilles, 527 sqq. ; 550 sqq.
77. Athénée X, 411a-c.
78. Iliade, V, 350. Voir Loraux N., « Le corps vulnérable d’Arès », op. cit.
39
VÉRONIQUE MEHL
40
CORPS ILIADIQUES, CORPS HÉROÏQUES
parce qu’ils sont des héros, ils supportent la souffrance en vertu de ce même
statut. Ajax, à Troie, semble échapper à la pénétration des armes sur le
champ de bataille, pourtant il n’échappe pas à la blessure finale, celle qu’il
inflige à son corps dans la tragédie. Par ce geste, il acquiert définitivement
son statut héroïque. Au contraire, Philoctète, blessé au pied par un serpent,
dégage une telle odeur qu’il est abandonné à Lemnos après dix ans de
souffrance par ses compagnons. Le mal qui ronge son corps lui fait même
perdre conscience. Sa destinée glorieuse est brisée. Les blessures touchent
souvent les mêmes parties du corps : les pieds et les jambes qui privent
de locomotion 86, la peau dont la beauté s’éloigne 87, les articulations qui
brisent l’unité corporelle…
La mort qui fait partie de la vie des héros, comme de celle des hommes,
participe rarement à leur héroïsation. Elle est pourtant souvent hors du
commun. Les héros ne meurent pas de vieillesse ou dans leur lit. Après leur
mort, la tombe peut devenir un lieu de culte. Des rites continus transforment
le simple sôma en corps héroïque. Une mort extraordinaire, une disparition
par apothéose ou au contraire une réapparition miraculeuse peuvent aussi
favoriser l’héroïsation. Le corps est alors un véritable enjeu, comme l’était
celui des guerriers morts dans l’Iliade. La mort d’Héraklès est douloureuse.
Tout son corps est recouvert par la tunique mortelle que lui offre son épouse
Déjanire, en guise de philtre d’amour. La brûlure est partout. Le poison se
répand sur son corps et le conduit à choisir la mort sur le bûcher. L’absence
de corps dans le feu du Mont Oeta est bien notée par les peintres comme
le montre Fr. Lissarrague dans ce même volume. Du corps d’Héraklès, il ne
reste rien, sinon la trace de son pied sur le rocher de Scythie. Il a d’ailleurs
demandé à ce que l’endroit reste secret. Philoctète 88 garant du silence, finit
par révéler le lieu en le montrant du pied, pied qui est par la suite blessé.
La mort de hésée, elle, se fait sans dignité, loin d’Athènes et de la
mémoire des Athéniens. Comme son père, son corps est précipité d’un
rocher. L’héroïsation n’est donc pas liée à sa mort. Son corps peut devenir
un enjeu politique. Sa redécouverte 89 par Cimon en 476/5 est bien connue.
La sépulture, indiquée par un aigle, contient des ossements de grande taille,
une lance et une épée de bronze, autant de garants de l’ancienneté du corps.
86. Yche-Fontanel Fr., op. cit., p. 65-90.
87. La peau mutilée se retrouve fréquemment dans l’Iliade, pour priver le héros de son identité allant à
l’encontre de la « belle mort ». Le corps du héros devient un simple sôma, un cadavre sans identité.
Au contraire, Sarpédon que Zeus n’a pu préserver est soustrait à l’outrage par Apollon. Le sang peut
être effacé de sa peau et son corps mort revêtu de vêtements divins (XVI, 666-675).
88. Mythographe du Vatican, I, 59.
89. Plutarque, hésée, 36 et Cimon, 8. Fell M., « Kimon und die Gebeine des heseus », Klio, 86-1,
2004, p. 16-54. Le retour des cendres d’Oreste présente des caractéristiques similaires : Pausanias,
III, 3, 5-6 ; III, 11, 10.
41
VÉRONIQUE MEHL
42
« Cachez ce sein… », ou comment dire
le corps des saintes dans le récit hagiographique
Laure Chappuis Sandoz
L’art renaissant n’hésite pas à dévoiler les seins des vierges martyres et à
mettre en évidence leur corps mutilé, rappel de leur supplice et de leur victoire.
Pour seul exemple, Agathe, martyrisée en Sicile lors de la persécution de Dèce
de 251, est représentée selon deux iconographies principales. On trouve soit
une figuration de son supplice qui fut d’avoir les seins arrachés à la tenaille ; la
sainte est alors présentée en croix, entre deux bourreaux armés de leurs outils 1.
Selon l’autre schéma iconographique, celui retenu pour la célèbre Sainte Agathe
(1630-1633) de Francisco de Zurbarán, la sainte présente ses seins sur un
plateau 2. Dans ce dernier cas, le peintre situe sa figuration au-delà du moment
du martyre et représente donc la sainte vêtue, mise en scène comme assumant
elle-même la présentation de ses seins, retranchés de son corps.
Les récits hagiographiques sur lesquels se fonde ce type de représenta-
tions iconographiques 3 sont confrontés à un dilemme analogue. Il s’agit de
relater le martyre pour mettre en lumière la cruauté des persécuteurs et la
victoire des martyrs. La violence exprimée sur le corps humain va donc être
partiellement reproduite dans le récit. Et même si la glorification passe par
le martyre, le narrateur se heurte à certaines limites au moment d’évoquer
des supplices outrageants pour la pudeur, particulièrement développés dans
les récits mettant en scène des femmes. La difficulté est alors de relater des
1. Par ex. sur une peinture du xve siècle d’un pilier de l’Église prieurale Notre-Dame de Ris (Puy-de-Dôme),
ou sur une fresque du xvie siècle de l’Église Saint-Martin de Sillegny (Lorraine). Le schéma christique
s’applique aussi aux figurations du supplice quand la sainte n’est pas en croix : par ex. Le martyre de sainte
Agathe par Sebastiano del Piombo (1519, Palais Pitti, Galerie Palatine, Florence) ou par Giulio Cesare
Procaccini (1606-1609, Turin, coll. part.) : cf. Lasserre G., « Le corps féminin supplicié : la représentation
du martyre de Sainte Agathe », à paraître dans les Actes du colloque de l’ERCIF, Paoli M.-L. (dir.), Pudeur,
impudeur, impudence : le profane et le sacré dans l’imaginaire du féminin (Bordeaux 1-3 juin 2006).
2. Musée Fabre, Montpellier. Même iconographie pour un bois polychrome du xvie siècle où la sainte
présente un seul sein sur une assiette : Musée Flaubert d’Histoire de la Médecine, Rouen. Un choix
iconographique analogue apparaît pour figurer le martyre de sainte Lucie : dans le tableau Lucía de
Siracusa (1521) du peintre maniériste italien Domenico Beccafumi (1486-1551), ce sont ses yeux
que la sainte porte sur un plateau (Pinacoteca Nazionale de Sienne).
3. Cf. Réau L., Iconographie de l’art chrétien, III, Paris, PUF, 1958-1959.
43
LAURE CHAPPUIS SANDOZ
44
CACHEZ CE SEIN…
Le changement de sexe
Parmi les options retenues pour raconter la mise à nu du corps féminin,
l’une d’elles consiste à masculiniser les femmes impliquées. Ce changement
de sexe prend principalement trois formes : une métaphore soulignant les
qualités « viriles » de la martyre, une mutation sexuelle proprement dite,
ou un travestissement vestimentaire.
La virilité féminine
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LAURE CHAPPUIS SANDOZ
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CACHEZ CE SEIN…
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CACHEZ CE SEIN…
Le travestissement vestimentaire
Le voile providentiel
Proche du travestissement vestimentaire, une deuxième stratégie permet-
tant de dire le corps féminin martyrisé a trait à l’usage du vêtement. Le récit
hagiographique emploie fréquemment le motif du voile providentiel (qu’il
s’agisse d’un tissu, de cheveux, d’une nuée ou d’un écran de feu) venant
couvrir miraculeusement la nudité de la sainte. Le thème est généralement
lié aux thèmes de la nudité forcée, devant les soldats ou en procession,
de l’ablation des seins ou de la prostitution. Ainsi dans les Actes de Paul
et hècle (rédigés autour de 180), hècle est présentée nue face à la foule,
mais sa nudité est voilée par un nuage de feu qui la protège des attaques des
bêtes, et qui fait qu’« elle n’est pas perçue comme nue » (§ 34). Pour Agnès,
obligée de défiler nue dans les rues de Rome pour être conduite au bordel,
ce sont ses cheveux qui jouent le rôle de voile 35. De même, Barbe, morte
vierge et martyre sous Maximien (empereur de 235 à 238), est contrainte
de défiler nue, mais un ange vient miraculeusement couvrir sa nudité d’un
voile (selon sa légende, compilée au xe siècle, elle a ensuite à subir, entre
autres supplices, celui d’avoir les seins tranchés).
49
LAURE CHAPPUIS SANDOZ
50
CACHEZ CE SEIN…
les essuie de ses cheveux et les oint de parfums 42. Figure emblématique
du repentir, elle représente le pendant d’Ève tentée par la chair 43. Son
exemple inspirera la légende de Marie l’Égyptienne 44, qui exploite le même
symbolisme. Prostituée à Alexandrie, elle rejoint un groupe de pèlerins en
route vers Jérusalem, et c’est en vendant son corps à des matelots qu’elle
finance son voyage. Là, elle se retire au désert pour faire pénitence et ses
cheveux viennent remplacer ses vêtements tombés en lambeaux au fil des
ans. Ce voile de cheveux n’est pas dénué d’ambiguïté au niveau de son effet
sur le lecteur (ou le spectateur pour les représentations iconographiques
ultérieures 45) : il rappelle en effet à la fois les activités antérieures de
prostitution et invite tacitement à visualiser la nudité 46.
L’utilisation du motif du voile magique n’est donc pas sans équivoque.
Il permet d’ailleurs tout autant de souligner le processus de dévoilement et
de mise à nu. Ainsi, dans le cas de Perpétue, la protection qu’elle accordait
à sa nudité dans sa quatrième vision, autographe, n’est plus garantie dans la
suite du récit portant sur le martyre proprement dit. La narration est alors
récupérée par un rédacteur masculin 47 qui permet au lecteur de visualiser
le martyre et la mort de Perpétue.
Le récit de l’exécution dans l’arène fait largement intervenir le thème
vestimentaire, que le narrateur exploite pour mettre en scène son histoire.
Après avoir refusé d’endosser les tenues prévues à leur intention (des robes
de prêtresses de Cérès), Perpétue et Félicité sont envoyées ad bestias dans
leur mise ordinaire. Au moment d’être livrées à une vache, « elles furent
dépouillées de leurs vêtements et revêtues de filets à petites mailles et on les
présenta ainsi 48 ». Ce vêtement de substitution, à l’inverse du changement
de sexe de la quatrième vision, ne masque en rien leur nudité, mais souligne
plus particulièrement la féminité de leur corps :
« La foule fut horrifiée (horruit populus) en voyant la délicatesse de l’une
des jeunes femmes et chez l’autre qui venait d’accoucher le lait tombant
goutte à goutte de ses seins (mammis). On les emmena donc et on les revêtit
(indutae) de tuniques flottantes. La première, Perpétue fut jetée à terre et
elle tomba sur ses reins. Et en s’asseyant, la tunique ayant été déchirée sur
42. Matthieu, 26.6-13 ; Marc, 14.3-8 ; Luc, 7.37-39 ; Jean, 12.1-8 ; cf. Ward B., Harlots of the Desert.
A Study of Repentance in Early Monastic Sources, London, Oxford, Mowbray, 1987, p. 10-25.
43. Cf. Haskins S., Die Jüngerin. Maria Magdalena und die Unterdrückung der Frau in der Kirche,
Bergisch Gladbach, G. Lübbe, 1994 (trad. de Mary Magdalen : Myth and Symbol, London, Harper
Collins, 1994), p. 82, 431.
44. Sa légende circule dès la 2e moitié du ve siècle dans les écrits du moine palestinien Zosime (cf.
Miles M. R., op. cit., p. 64), puis se fixe avec Sophrone, patriarche de Jérusalem dès 634 (cf.
Ward B., op. cit., p. 26-56) avant d’être développée chez Jacques de Voragine (Légende dorée).
45. Par ex. la célèbre statue de Donatello (vers 1453-1455, Museo dell’Opera del Duomo, Florence).
46. Cf. Miles M. R., op. cit., p. 64-66.
47. Cf. Shaw B. D., « he Passio of Perpetua », Past and Present, 139, 1993, p. 3-45 ; Miles M. R.,
op. cit., p. 62.
48. 20.2 : Itaque dispoliatae et reticulis indutae producebantur. Même tenue pour Blandine face à un
taureau, cf. supra.
51
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52
CACHEZ CE SEIN…
Le tabou verbal
Le phénomène de changement de sexe et l’intervention d’un voile
providentiel examinés jusqu’ici s’inscrivent dans le récit comme des motifs
narratifs intégrés dans le déroulement des épisodes en même temps qu’ils
peuvent être lus comme servant la rhétorique du narrateur (ou de la
narratrice, dans le cas de la quatrième vision de Perpétue), lui permettant
de contourner la narration de la nudité. La troisième stratégie narrative
a trait plus spécifiquement à l’usage du discours. Le narrateur explicite
la nudité ou l’humiliation de la sainte par le choix de termes précis qui
focalisent l’attention du lecteur sur le corps dévoilé de la sainte, ou au
contraire recourt à des euphémismes et circonlocutions pour atténuer la
représentation de la nudité.
Cet art de « manipuler » le discours et d’ainsi réitérer ou non par la mise
en récit la mise à nu de la martyre se manifeste aussi par le recours à une
autre voix narrative que celle du narrateur : celle de la sainte elle-même.
Ces enjeux seront mis en lumière par l’examen plus détaillé des exemples
d’Agnès et d’Eulalie, traités dans le Livre des Couronnes de Prudence, recueil
d’hymnes rédigé autour de 400 et consacré à la louange des martyrs 53.
53. Cf. Roberts M., Poetry and the Cult of the Martyrs. he Liber Peristephanon of Prudentius, Ann
Arbor, Univ. of Michigan Press, 1993 ; Palmer A.-M., Prudentius on the Martyrs, Oxford, Clarendon
Press, 1989 ; Malamud M. A., A Poetics of Transformations. Prudentius and Classical Mythology,
Ithaca, London, Cornell Univ. Press, 1989.
53
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54
CACHEZ CE SEIN…
55
LAURE CHAPPUIS SANDOZ
dissonant par rapport à son âge, constitue une intrusion de l’auteur pour
démontrer que l’exécution doit consommer les noces mystiques d’Agnès et
du Christ. Comme Blandine, Agnès devient ainsi une figure symbolique
qui sert à illustrer ce point de doctrine sur la virginité consacrée.
Dans l’hymne 3 du Livre des Couronnes, Prudence recourt à nouveau à
l’éthopée pour donner, en apparence du moins, la parole à la jeune Eulalie,
martyre espagnole (sans doute exécutée en 303). Dans une première strophe,
le poète décrit l’acharnement des bourreaux sur le corps de la jeune fille
– l’atteinte à sa chair est soulignée par la qualification carnifices :
« Sans délai, les deux bourreaux (carnifices gemini) déchirent sa poitrine
souple comme le jonc (iuncea pectora), et un ongle de fer frappe de chaque
côté son flanc virginal (latus uirgineum) et le coupe jusqu’aux os, tandis
qu’Eulalie compte les marques de ses blessures (notas) » (v. 131-135).
Sans être aussi explicite sur l’anatomie féminine que l’est l’hymne à
Agnès (usant de papilla), c’est bien autour de la tendre poitrine de la jeune
fille (iuncea pectora, latus uirgineum) que se portent les coups.
Dans la strophe suivante, Prudence donne la parole à Eulalie, et c’est
alors elle qui applique un principe d’opacité assez particulier à l’évocation
de son corps martyrisé puisqu’elle établit un parallèle entre ses blessures et
une forme d’écriture 68 :
« Seigneur, voici que Tu es écrit (scriberis) sur moi ; combien il me plaît
de lire ces traits (apices) qui marquent (notant) Ta victoire, ô Christ ; la
pourpre même du sang que l’on tire de mon corps prononce (loquitur)
Ton Nom sacré 69. »
Sous le masque de cette narratrice féminine, la description du corps suppli-
cié s’estompe au profit d’un commentaire interprétatif. Son corps est un témoi-
gnage inscrit dans la chair et glorifiant le Christ, analogue à ce titre à l’Écriture
Sainte. Le discours prêté à Eulalie vise ainsi à rendre son supplice signifiant.
Son corps devient parlant (loquitur), mais ce langage du corps n’émane pas de
la jeune fille elle-même. Il s’accorde à l’idée du martyre comme prolongement
de la passion du Christ et comme témoignage à la gloire de Dieu.
68. L’analogie, préparée par le terme notas du vers 135, est clairement établie par l’emploi des termes
scribere, notare, et apices.
69. 3.136-140 : Scriberis ecce mihi, domine, / quam iuuat hos apices legere, / qui tua, Christe, tropaea
notant, / nomen et ipsa sacrum loquitur / purpura sanguinis eliciti.
56
CACHEZ CE SEIN…
saintes sont alors mises en scène par les hagiographes avec plus ou moins de
pudeur de manière à édifier le lecteur en le plaçant en fin de compte dans
la position de spectateur du supplice, à la fois impuissant et complice de
l’humiliation. La sainteté s’obtient donc bien souvent à la fois au prix de
son corps comme de sa pudeur, dont la perte, lors des supplices, est parfois
réitérée lors de la mise en récit orientant le regard du lecteur sur « des parties
du corps que l’on doit respecter ».
Cette problématique de la visualisation par la mise en récit peut être
confrontée à l’iconographie du corps des martyres qui connaît un revire-
ment important par rapport à la tradition antique. Parmi les représentations
antiques du corps féminin, certaines font du sein nu un attribut divin
symbole de fertilité 70. Dans le prolongement de cette idée de fécondité,
le schéma de la mère allaitante tel qu’il se développe en Italie dès l’époque
hellénistique est plus ambigu : la représentation du sein dénudé, à la fois
érotique et maternel, souligne aussi la vulnérabilité de la mère à l’enfant 71.
Dans certains cas, un acte de violence perpétré à l’égard de la femme, dont
témoigne aussi le désordre du vêtement, est sous-jacent à la figuration
iconographique faisant apparaître un sein nu 72. Corps et vêtement sont
ainsi fréquemment liés : les seins restent généralement visibles sous le drapé,
et constituent parfois les seules marques naturelles visibles de la féminité.
Cet attribut féminin disparaîtra bien souvent de l’art chrétien dès les
débuts du Moyen Âge où les saintes seront caractérisées par une quasi
inexistence de poitrine, ne se distinguant guère de leurs homologues mascu-
lins. Ainsi, dans les représentations de l’Enfer et du Paradis, les saintes
(comme les saints d’ailleurs) sont habillées de tuniques unisexes, la nudité
étant réservée aux damnés 73. L’image impose en quelque sorte aux saintes
le même type de voile que celui préconisé par Tertullien pour la cosmétique
du vêtement féminin et définit leur identité par une désexualisation s’appa-
rentant à une masculinisation. Cette apparence asexuée se veut un signe
de sainteté et de l’abolition spirituelle des sexes. Dans ce cas-là, la pudeur
est certes respectée, mais une fois de plus, les saintes martyres se trouvent
privées d’une part de leur féminité au moment de leur sanctification.
La figuration du sein nu ne disparaît toutefois pas complètement de l’art
chrétien, mais subit un renversement de sa valorisation. Dans les allégories
des vices et des vertus, les personnifications féminines incarnant les vices
70. Qu’on pense par ex. à la célèbre statue Artémis d’Éphèse avec ses rangées de seins superposés, ou
aux déesses kourotrophes.
71. Cf. Bonfante L., « Nursing mothers in classical art », Naked Truths. Women, Sexuality, and Gender
in Classical Art and Archeology, Koloski-Ostrow A. O. et Lyons C. L. (dir.), London, New York,
Routledge, 1997, p. 174-196.
72. Cf. Cohen B., « Divesting the female breast of clothes in classical sculpture », Koloski-
Ostrow A. O. et Lyons C. L. (dir.), op. cit., p. 66-92.
73. Par ex. la fresque de Giotto de la Chapelle Scrovegni de Padoue figurant Le Jugement dernier (vers
1305-1308) ; cf. Miles M. R., op. cit., p. 148.
57
LAURE CHAPPUIS SANDOZ
ont les seins dénudés ou parfois mutilés, en guise de châtiment 74. Chez
Dürer encore, les démons observant l’arrivée du Christ dans les Limbes
arborent de grosses mamelles pendantes 75. Conséquence de la dévalorisa-
tion du corps par les Pères de l’Église, le sein nu restera longtemps associé
au péché originel dont la responsabilité incomberait à Ève. À ce titre, il est
voilé, nié, voire supprimé des représentations des saintes. Ce type de censure
de pudeur entraînera d’ailleurs de fréquentes déprédations des images, qui
se manifestent notamment, dès les xie-xiie siècle, par le grattage des attributs
anatomiques de figures saintes dans les enluminures 76. Une forme parti-
culière de ces grattages, motivés par une religiosité militante, s’attaque non
pas au corps saint, mais aux bourreaux et autres personnages vus comme
diaboliques, pour éradiquer leur puissance maléfique. C’est aussi un moyen
d’éviter qu’ils réitèrent leur action à chaque lecture du manuscrit.
Cette dernière option n’a pas été retenue dans les récits hagiographi-
ques dans lesquels il n’est guère d’exemples où le corps féminin ne soit
pas masculinisé, mutilé, profané, donné en spectacle ou voilé. L’accès à la
sainteté implique une altération de l’identité corporelle féminine qui se
trouve soumise à un discours doctrinal laissant peu de place à la femme
dans son intégrité physique et spirituelle.
74. Par ex. sur une fresque du xiie siècle de Tavant (France), les seins de la Luxure sont transpercés d’un long
trait et mordus par deux serpents ; cf. Yalom M., op. cit., p. 32-33. Dans le Pasteur d’Hermas (iie siècle
apr.), les vices, personnifiés par les femmes, portent les cheveux dénoués: cf. Miles, op. cit., p. 50.
75. Dürer, Le Christ aux Limbes de la Grande passion sur bois de 1511 (Germanisches Nationalmuseum,
Nürnberg).
76. Cf. Alexandre-Bidon D., « Cachez ce sein. La censure dans les images médiévales, ou les
saints rappelés à la décence », Gryphe, 5, 2e semestre, 2002, p. 35-41 ; cf. aussi Depeux C. (dir.),
Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale. Catalogue de l’exposition, Musée d’histoire de Berne/Musée
de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, Paris, Somogy, 2001.
58
Deuxième partie
IMAGES DE LA VIEILLESSE
Vieillards et vieilles femmes en Grèce archaïque :
de la calvitie et des rides
Patrizia Birchler Emery
61
PATRIZIA BIRCHLER EMERY
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VIEILLARDS ET VIEILLES FEMMES EN GRÈCE ARCHAÏQUE…
63
PATRIZIA BIRCHLER EMERY
nages est leur appartenance à une génération antérieure : Nérée n’appartient pas
à la génération « moderne » des dieux olympiens, mais à celle plus ancienne, les
rois Oïnée (l’identification est hypothétique, mais peu importe, puisque c’est
sa fonction qui nous intéresse ici) et Eurytos sont juxtaposés à un jeune héros,
Héraklès, projetant ou réussissant le rapt de leurs filles, les pédagogues dans
la tradition grecque appartiennent toujours à la génération précédant celle
de leurs pupilles, puisqu’ils sont chargés de leur transmettre et de perpétuer
les traditions et le savoir des générations antérieures, et l’artisan travaille aux
côtés d’une apprentie. Dans ce dernier cas, on verrait mal la raison, pour un
tel artisan, de se représenter sur un objet votif en se ridiculisant par l’utilisation
de la calvitie : l’interprétation de ce trait caractérisant comme marque d’un
rapport de génération impliquant la détention d’un savoir technique et d’une
maîtrise de son art est l’explication la plus convaincante à ce jour.
L’interprétation de la calvitie comme marque d’un rapport de génération
est corroborée par la mise en évidence, dans les textes épiques, d’une
organisation de la société par générations 8. À la guerre comme aux travaux des
champs, le schéma reste le même : les hommes sont divisés en trois groupes,
les « pas encore productifs », les « productifs » et les « plus productifs » ; dans
la classe des « productifs », on distingue deux sous-groupes : les plus jeunes,
pleins de force mais pauvres en expérience, qu’il est nécessaire de guider, et
les plus vieux, plus expérimentés, qui se chargent de ce travail de pilotage.
Mais cette interprétation de la calvitie comme marque de l’appartenance à
une génération plus ancienne n’est pas en soi une explication quant au choix
de ce trait (plutôt que la blancheur des cheveux, par exemple). Les images
elles-mêmes, ainsi que les indications nombreuses sur la coupure rituelle des
cheveux accomplie par les jeunes entrant dans l’âge adulte, semblent montrer
qu’il s’agit d’une sorte de « jeu d’image », établissant un rapport symétrique
entre le passage de l’âge pré-adulte (cheveux longs) à l’âge adulte (cheveux
coupés à l’arrière de la tête) et l’âge « post-adulte » (cheveux tombés à l’avant de
la tête) 9. La perte des cheveux sur le haut du crâne semble former comme un
pendant, dans l’imaginaire des artisans, à la coupure rituelle des cheveux des
jeunes. Ce rite marquait le passage du jeune homme dans la vie publique, avec
sur une amphore mélienne (Athènes, Musée National 354), dernier quart du viie siècle ; Eurytos sur
un cratère corinthien (Paris, Louvre E 635), environ 600 av. J.-C. ; Nestor sur une coupe corinthienne
(Bâle, Antikenmuseum und Sammlung Ludwig BS 1404), 1er quart du vie siècle ; Priam sur un plat
corinthien (localisation inconnue, Palladion Antike Kunst, Katalog 1976, 14, n° 14), 1er quart du vie siècle ;
pédagogues : Phoenix sur la coupe corinthienne de Bâle, BS 1404 citée plus haut et un personnage
anonyme sur un fragment attique à figures noires (Athènes, Musée de l’Agora P 18567, ABV 43,4), 1er
quart du vie siècle ; artisan : pinax corinthien (Berlin, Staatliche Museen F 891), 1er quart du vie siècle.
8. Falkner T., he Poetics of Old Age in Greek Epic, Lyric, and Tragedy, Norman, University of Oklahoma
Press, 1995.
9. Vidal-NaquetP., Le chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 155, 158, 164 ; Burkert W., Greek
Religion. Archaic and Classical, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1985, p. 255 ;
Wathelet P., « Rites de passage dans l’Iliade : échecs et réussites », L’initiation. Actes du Colloque
international de Montpellier 11-14 avril 1991, I, Les rites d’adolescence et les mystères, Moreau A. (dir.),
Montpellier, université Paul-Valéry, 1992, p. 64. Le rite est encore attesté à l’époque classique.
64
VIEILLARDS ET VIEILLES FEMMES EN GRÈCE ARCHAÏQUE…
toutes les activités corollaires liées au statut de citoyen, comme par exemple
le service militaire. Le jeu d’image montre que la calvitie était perçue comme
l’indication de la sortie, en quelque sorte, de cette vie active et publique 10.
À cette première interprétation, assez simpliste, comme jeu d’image, de
l’iconographe, se superpose celle plus complexe de l’anthropologue : qui dit
poils (ou cheveux), dit sexualité 11. Le jeune homme qui coupe sa chevelure
accède non seulement à un nouveau statut social, mais aussi à un nouveau
statut sexuel, en l’occurrence celui du mâle actif et dominant. Si l’on suit le
même raisonnement symétrique que plus haut, on comprend que la calvitie
marque la fin de ce rôle et le passage à un statut sexuel différent. La calvitie dit
non seulement l’appartenance à une génération antérieure, mais également le
statut socio-sexuel des vieillards, en exprimant par la perte du pouvoir sexuel
également la perte de leur autorité dans la cité.
Dans ce contexte, un autre signe marquant l’âge joue un rôle important
pour l’interprétation de la signification de la calvitie : la présence de rides.
Un élément frappant est qu’à l’époque archaïque, les rides masculines
n’apparaissent que sur le haut du front chauve. De plus, ce trait n’est
que peu utilisé pour des vieillards, tandis qu’il caractérise presque toutes
les femmes âgées représentées à l’époque archaïque (fig. 6) 12. Chez ces
dernières, elles sont situées, sur le cou, au-dessus du « col » du vêtement,
ainsi que sur le ventre dans le cas d’hétaires représentées nues : gorge
et ventre, deux parties du corps féminin évoquant la procréation et
très connotées sexuellement. On les trouve aussi, mais beaucoup plus
rarement, sur le visage. Dans le cas des femmes, la connotation sexuelle
des rides est même évoquée dans la littérature archaïque 13 : les rides
marquent un assèchement de la peau et, pour les femmes évoquées dans
les fragments poétiques, cet assèchement, cette maturité trop rapide, est
due à la débauche masculine. Un excès de sexualité provoquerait donc un
vieillissement accéléré. Que ce processus soit lent ou rapide, le résultat
dans l’imagerie est le même : la vieillesse s’exprime chez les femmes, entre
autres, par l’assèchement de ses fonctions sexuelles 14.
10. La réalité cependant était différente : on ne perdait pas ses droits civiques du fait de l’âge ; mais les
obligations militaires, à Athènes en tout cas, étaient terminées au 59e anniversaire.
11. On évitera de faire ici une liste des références, trop nombreuses, à ce thème, pour ne citer que
l’ouvrage de Leach E. R., L’unité de l’homme, et autres essais, Paris, Gallimard, 1980, qui se concentre
sur la question de la pilosité liée aux rites de passage (p. 321-361).
12. Des 653 vieillards listés dans le catalogue de l’ouvrage cité en note 1, seuls 23 montrent des rides.
Signalons ici que la vieillesse féminine est beaucoup moins représentée que la vieillesse masculine à
l’époque archaïque : seules 10 représentations ont été recensées, dont 7 montrent des rides.
13. Archiloque fr. 188 (West M. L., Delectus ex iambis et elegis Graecis, Oxford, Clarendon Press,
1980) : « Mais déjà tu ne fleuris plus par le charme de ta douce peau ; elle est en effet toute
asséchée par les rides » ; Anacréon fr. 432a-b (Page D., Poetae Melici Graeci, Oxford, Clarendon
Press, 1962) : « Déjà je deviens ridée, comme un fruit trop mûr, sous l’effet de ta débauche »
[traductions de l’auteur]. On lira également l’interprétation donnée par Falkner T., op. cit., p. 87-
91d’un fragment d’Archiloque.
14. Les autres traits caractérisant la vieillesse féminine étant la chevelure blanche et le dos voûté
accompagné d’une canne.
65
PATRIZIA BIRCHLER EMERY
66
VIEILLARDS ET VIEILLES FEMMES EN GRÈCE ARCHAÏQUE…
Figure 1 : Comaste, rhyton attique à figures rouges (ARV 229,53), env. 500 av. J.-C.,
Paris, Petit Palais 367. D’après HOFFMANN H.,
Attic Red-Figured Rhyta, Mainz, P. von Zabern, 1962, pl. I, 3.
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PATRIZIA BIRCHLER EMERY
Figure 2 : Mort de Priam, relief en bronze sur brassard de bouclier, 550 av. J.-C.,
Musée d’Olympie B 1975. D’après KUNZE E., Archaische Schildbänder,
Olympische Forschungen II, Berlin, W. de Gruyter, 1950, pl. 31, X c.
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VIEILLARDS ET VIEILLES FEMMES EN GRÈCE ARCHAÏQUE…
Figure 3 : Priam, cratère attique à figures noires (ABV 76,1, Vase François), env.
570 av. J.-C., Florence, Musée archéologique national 4209. D’après CRISTOFANI M.
(dir.), Materiali per servire alla storia del Vaso François, Bollettino d’arte,
Serie speciale 1, Roma, Istituto poligrafico e Zecca dello stato, 1981, fig. 77.
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PATRIZIA BIRCHLER EMERY
Figure 4 : Rançon d’Hector, relief en bronze sur brassard de bouclier, 525-500 av. J.-
C., Musée d’Olympie B 968. D’après KUNZE E., Archaische Schildbänder, Olympische
Forschungen II, Berlin, W. de Gruyter, 1950, pl. 45, XVII d.
70
VIEILLARDS ET VIEILLES FEMMES EN GRÈCE ARCHAÏQUE…
Figure 5 : Marchand, péliké attique à figures rouges, env. 510 av. J.-C., Florence,
Musée archéologique national 72732. D’après ESPOSITO A. M. et DE TOMMASO G.,
Vasi attici, Museo archeologico nazionale di Firenze, Antiquarium, Firenze, Roma,
Ed. Il Ponte, 1993, 45, n° 57.
71
PATRIZIA BIRCHLER EMERY
72
Petite vieille ou noble dame :
portraits de femmes âgées sous l’Empire romain
Michel Fuchs
73
MICHEL FUCHS
ques, une petite table ronde et une banquette en sigma, la chapelle domesti-
que 4. C’est le cycle des ans, par la lignée des femmes, la grand-mère occupant
une place prééminente, à l’entrée de la pièce. Un tel choix invite à s’interroger
sur la position de la femme âgée dans le monde romain du iie siècle apr. J.-C.,
et plus particulièrement sur l’iconographie qui lui est accordée.
La question a été abordée dans des études récentes, du moins à travers
les textes et en partie à travers l’iconographie que l’on en connaît 5. Chacun
s’accorde à relever que son statut et la perception que l’on en a sont loin
d’être glorieux dans la société grecque et romaine, sous la République puis
sous l’Empire. Dans la littérature antique d’ailleurs, l’aspect physique de la
4. Fuchs M., « Place aux dieux ! La chapelle domestique de Vallon sous l’Empire romain », A>Z,
Balade archéologique en terre fribourgeoise, Fribourg, Service archéologique de l’État de Fribourg,
2005, p. 182-189.
5. Brandt H., Wird auch silbern mein Haar. Eine Geschichte des Alters in der Antike, München, Beck C. H.,
2002, en part. p. 176-208 (« Poesie, Philosophie und Kunst : Bilder vom Alter und von Alten ») ;
Fejfer J., « Ancestral aspects of the Roman honorary statue », Images of Ancestors, Munk Højte J. (dir.),
Aarhus-Aarhus University Press, 2002, p. 247-256 ; Flower H. I., « Were women ever ‘Ancestors’ in
Republican Rome? », Munk Højte J., op. cit., p. 159-184 ; Laes Ch., « À la recherche de la vieillesse
dans l’Antiquité gréco-romaine », L’Antiquité Classique, 74, 2005, p. 243-255 ; Laurence R., « Gender,
age, and identity: the female life course at Pompeii », Age and Ageing in the Roman Empire (JRA, Suppl.
65), Harlow M. et Laurence R. (dir.), Portsmouth, Journal of Roman Archaeology, 2007, p. 95-110 ;
Matheson S. B., « he Elder Claudia, Older women in Roman art », I Claudia II, Women in Roman Art
and Society, Kleiner D. E. E. et Matheson S. B. (dir.), Austin, University of Texas Press, 2000, p. 125-
138 ; Parkin T. G., Old Age in the Roman World. A Cultural and Social History, Baltimore, London,
he Johns Hopkins University Press, 2003, en part. p. 57-89 (« Old age and the Romans: images and
attitudes ») ; Voelke-Viscardi G., « L’image des Anciens dans l’Histoire Naturelle de Pline et la peinture
de portraits au ier siècle apr. J.-C. », Nova studia Latina Lausanniensia : de Rome à nos jours, Mudry P.
et Thévenaz O. (dir.), Lausanne, Études de Lettres, 2004, p. 79-92. Voir aussi Brommer F., « Zu den
römischen Ahnenbildern », Römische Porträts, von Heintze H. (dir.), Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1974, p. 336-348 (= MDAI[R] 60-61, 1953-1954, p. 163-171) ; Mattioli U. (dir.),
Senectus, La vecchiaia nel mondo classico, II, Roma, Bologna, Pàtron, 1995 ; Suder W., Geras, Old Age in
Greco-Roman Antiquity, A Classified Bibliography, Wroclaw, Profil, 1991.
74
PETITE VIEILLE OU NOBLE DAME : PORTRAIT DE FEMMES ÂGÉES SOUS L’EMPIRE ROMAIN
vieillesse, que ce soit celle des hommes ou des femmes, est surtout critiqué, par
Cicéron autant que par Juvénal ; les vieux sont traités sur un mode stéréotypé,
en insistant sur les infirmités dues à l’âge, laissant de côté l’aspect social 6.
La représentation de la femme âgée dans la comédie stigmatise ce
lourd héritage : que ce soit chez Ménandre ou chez Plaute, pour ne citer
qu’eux, elle est laide, bavarde, ivrogne, courtisane sur le retour, maquerelle,
sorcière, entremetteuse, servante, nourrice, mauvaise épouse 7. Si l’on en
croit le catalogue des masques de Julius Pollux 8, rhéteur et grammairien
sous Commode, trois masques comiques féminins représentent une vieille
femme, la mince dite la louve, la grosse et la gardienne de la maison ou la
servante, décrite comme mince et pointue :
« 28. La vieille femme mince dite la louve est assez grande avec des rides
fines et nombreuses. Elle est blanche, un peu pâle et elle regarde de travers.
29. La vieille femme grosse a de larges rides à cause de son embonpoint
et elle porte une cordelette autour de ses cheveux.
30. La vieille femme gardienne de la maison a le nez camus et elle a deux
dents sur chaque mâchoire 9. »
Ces masques correspondent à autant de types familiers du public
romain. Le masque de la vieille femme grosse se trouve même illustré
sur une mosaïque trouvée dans la Maison dite de Cicéron à Pompéi et
signée par Dioscoride de Samos ; certains ont voulu y voir une scène de
consultation de magicienne, mais c’est bien plutôt une scène de dîneuses
à laquelle on a droit, en compagnie de la vieille buveuse tenant ferme-
ment son canthare, scène probablement tirée d’une pièce du même nom
de Ménandre, les Synaristosai 10.
L’imagerie ne s’est d’ailleurs pas privée de reproduire le motif canonique
de la vieille dès l’époque hellénistique, de la servante au retour du marché
avec son cabas à l’ivrogne accrochée à son flacon, la proverbiale anus
ebria 11. La revêche, la vieille sorcière radoteuse, qui va raconter l’histoire
6. Parkin T. G., op. cit., p. 81-84, 89.
7. Brandt H., op. cit., p. 135 ; Cokayne K., Experiencing Old Age in Ancient Rome, London, New
York, Routledge, 2003, p. 134-152 (« Abuse of old women »).
8. Aux paragraphes 133-154 du livre IV de son Onomastikon, Julius Pollux dénombre 76 masques
liés à la tragédie, à la satire et à la comédie : Soukaras Y. et Loisy R., « Catalogue des masques de
théâtre d’après Julius Pollux (Onomastikon, livre IV, paragraphes 133-154) », Le goût du théâtre à
Rome et en Gaule romaine Catalogue d’exposition, Landes Ch. (dir.), Lattes, Imago/Musée archéo-
logique de Lattes, 1989, p. 103-108.
9. Soukaras Y et Loisy R., op. cit., p. 106.
10. Magicienne : De Caro S. (dir.), Il Museo Archeologico Nazionale di Napoli, Napoli, Electa Napoli,
1994, p. 141 ; Varone A., Pompéi, Paris, Pierre Terrail, 1995, p. 182-183. Dîneuse (en dernier lieu) :
Dunbabin K. M. D., Mosaics of the Greek and Roman World, Cambridge, Cambridge University
Press, 1999, p. 44-46, fig. 44.
11. Pour la vieille servante et l’ivrogne : Brandt H., op. cit., fig. 35, 39, 40, 76 ; Cokayne K., op. cit., p. 148-
149, pl. 13 ; Spiteris T., Art de Chypre des origines à l’époque romaine, Paris, Cercle d’art, 1970, p. 203 ; la
statue bien connue de la femme âgée tenant poulet et corbeille au Metropolitan Museum de New York est
interprétée comme une participante d’un culte en l’honneur de Dionysos, en route pour son sanctuaire,
par Amedick R., « Unwürdige Greisinnen », MDAI (R), 102, 1995, p. 141-170, en part. p. 153-154.
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MICHEL FUCHS
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PETITE VIEILLE OU NOBLE DAME : PORTRAIT DE FEMMES ÂGÉES SOUS L’EMPIRE ROMAIN
77
MICHEL FUCHS
13. Voir CrozJ .-F., Les portraits sculptés de Romains en Grèce et en Italie de Cynoscéphales à Actium
(197-31 av. J.-C.), Essai sur les perspectives idéologiques de l’art du portrait, Paris, Budapest, Torino,
L’Harmattan, 2002.
14. Voelke-ViscardiG ., op. cit., p. 82, 86-87 : le temps des origines rustiques est un âge d’or pour
Pline l’Ancien.
15. Voir par ex. Chamay J., Frel J. et Maier J.-L., Le monde des Césars. Portraits romains, Genève,
Hellas et Roma, 1982, pl. 7-8 ; Jucker H. et Willers D. (dir.), Gesichter. Griechische und römische
Bildnisse aus Schweizer Besitz, Ausstellung im Bernischen Historischen Museum vom 6 November 1982
bis 6 Februar 1983, Bern, Archäologisches Seminar der Universität Bern, 1983 3 ; Padgett J. M.
(dir.), Roman Sculpture in the Art Museum Princeton University, Princeton, Art Museum Princeton
University, 2001 ; Poulsen V., Les portraits romains I-II, Copenhague, Glyptothèque Ny Carlsberg,
1973-1974, en part. I, n° 76, 80, 98, 102.
78
PETITE VIEILLE OU NOBLE DAME : PORTRAIT DE FEMMES ÂGÉES SOUS L’EMPIRE ROMAIN
ne signifie pas que le portrait de personnes âgées disparaît par la suite, mais
il est atténué ou plutôt idéalisé ; les traits sont moins marqués qu’ils ne le
sont encore sous les empereurs julio-claudiens (fig. 4).
C’est de l’époque tibérienne que date le buste d’une femme âgée trouvé
à Avenches, dans l’insula 10, un quartier proche du forum ayant livré les
traces d’une activité d’atelier de tailleurs de pierre ; le traitement local, sensi-
ble autant dans la facture de la sculpture que par le port d’un torque, signe
de l’aristocratie celtique, suit le réalisme de tradition républicaine dans le
rendu de la bouche et des yeux reflétant l’âge avancé de la dame (fig. 5) 16.
L’histoire des portraits de femmes libres et d’affranchies s’avère malgré
tout moins complexe que celle des effigies d’impératrices et autres femmes de
la famille impériale. Voyons le cas de Livie morte en 29 apr. J.-C. à 86 ans.
Elle a donc atteint un âge tout à fait respectable pour l’Antiquité. Toutefois,
aucun auteur ne nous parle de son apparence physique sinon pour souli-
gner qu’Auguste était fasciné par sa beauté ; Tacite, sous Trajan, rappelant la
mort de Livie, parle uniquement de son grand âge (aetate extrema), mais ne
dit rien de son apparence (Annales, 5, 1). Un portrait de l’impératrice des
années 20 av. J.-C. a été utilisé pour un groupe sculpté érigé après la mort
d’Auguste en 14 apr. J.-C. : l’impératrice a plus de 60 ans, mais son apparence
reste celle d’une jeune femme. Un seul portrait conservé à Barcelone et prove-
nant d’Ampurias, montre les traits d’une Livie âgée, probablement œuvre
d’un artiste local à partir du type IV de ses portraits officiels, lancé lorsqu’elle
avait une quarantaine d’années, entre 20 et 10 av. J.-C. (fig. 6) 17.
La tradition des portraits idéalisés d’impératrices va se poursuivre jusqu’à
la fin de l’Empire, à quelques exceptions près, dont celle significative de
Plotine, l’épouse de Trajan. Née entre 62 et 72 apr. J.-C., elle meurt en
121-122 apr. J.-C. ; elle avait donc autour de 60 ans. En 112 apr. J.-C.,
une série monétaire la montre marquée par l’âge en compagnie de Vesta,
manifestant par la présence de la déesse la pureté de sa vie familiale. Les
portraits qui ont suivi cette période visent un certain réalisme, qui fait d’elle
une matrone, non pas vieille, mais portant noblement le poids des ans ; un
portrait de Genève en a gardé le reflet tout en idéalisant les traits d’une
Plotine divinisée sous Hadrien 18.
Un autre cas rare de portrait d’impératrice âgée est à signaler, c’est celui
de Domitia Longina, l’épouse de Domitien, qui va vivre jusque sous le
principat d’Hadrien. Le type III de ses portraits, créé après la mort du fils
de Vespasien, montre d’indéniables signes de vieillesse : rides du nez et des
lèvres, cernes sous les yeux, sous la très reconnaissable coiffure montée de
16. Bossert M., Die Rundskulpturen von Aventicum, Bern, Stämpfli, 1983, p. 28-29, pl. 23.
17. Matheson S. B., op. cit., p. 131, fig. 8, 6-7.
18. Chamay J., Frel J. et Maier J.-L., op. cit., p. 254-255 ; Valeri C., « Le portrait de Plotine à Genève
et la décoration statuaire des hermes de la Porta Marina », Ostia, port et porte de la Rome antique,
Descoeudres J.-P. (dir.), Genève, Musées d’art et d’histoire, Georg, 2001, p. 303-307, 427, en
part. 306, fig. 8.
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MICHEL FUCHS
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Figure 8 : Portrait de femme âgée du Fayoum sur bois peint à l’encaustique, Berlin,
Staatliche Museen, Antikensammlungen, 120-140 apr. J.-C.
Tiré de BIANCHI BANDINELLI R., op. cit., fig. 109.
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PETITE VIEILLE OU NOBLE DAME : PORTRAIT DE FEMMES ÂGÉES SOUS L’EMPIRE ROMAIN
où les femmes de cette position sociale acquéraient une aura publique par
la facture même de leur portrait –, il faut ajouter la dimension apportée par
le modèle des impératrices, qui sont non seulement mères mais assurent la
continuité de la dynastie.
C’est précisément cette valeur de la famille qui est magnifiée dans la
salle du laraire de Vallon (fig. 1) ou encore sur le relief Mattei conservé au
Musée national romain de Rome (fig. 10) 35 : à l’origine composé de cinq
personnages – manque un homme sur la droite –, il montre une succession
de femmes qui adoptent chacune les traits et la coiffure de leur temps. Plus
fortement que les hommes, les femmes disent les âges de la vie, la succession
des générations, le soin apporté aux Lares de la maison, dans le respect du
mos maiorum. Montrant leur statut dans la société, les vieilles dames sont
enfin ivres de la gravitas et de la nobilitas de la matrone idéale.
35. Kockel V., Porträtreliefs stadtrömischer Grabbauten, Ein Beitrag zur Geschichte und zum Verständnis
des spätrepublikanisch-frühkaiserzeitlichen Privatporträts, Mainz, von Zabern Ph., 1993, p. 209 s.,
pl. 123.
89
Le corps sénescent, entre mémoire et métamorphose.
Images de la vieillesse féminine à la Renaissance
Caroline Schuster Cordone
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d’une jeune héroïne. Ce rôle peut acquérir de l’ampleur comme c’est le cas
chez Sofonisba Anguissola, l’une des plus célèbres femmes peintres de la
Renaissance. Dans son œuvre, la vieille servante ou nourrice occupe une
présence bien établie et même remarquable au sein de plusieurs tableaux, le
plus souvent en relation avec l’univers familial de l’artiste. C’est le cas d’une
œuvre de 1555 intitulée « Le jeu d’échec » (fig. 3), où Sofonisba Anguissola
peint ses trois sœurs en présence de leur nourrice. L’association jeunes filles et
vieille servante évoque la réunion mais aussi l’opposition de deux générations
qui se côtoient, ici, dans une ambiance de respect et d’affection. La servante/
nourrice est une femme individualisée et reconnaissable à travers différentes
œuvres de l’artiste : d’âge mûr, elle porte le plus souvent un tablier et un
fichu, deux attributs qui indiquent son appartenance à la sphère domestique.
Malgré sa position subalterne, elle est dépeinte avec attention et tendresse.
Ses traits et ses gestes sont documentés avec un réel souci de précision. De
par sa présence répétée dans plusieurs œuvres on comprend que cette femme
fait partie de la maisonnée et du quotidien intime de la famille.
Le cas de Sofonisba Anguissola est assurément exceptionnel en raison
de son approche féminine et éminemment familiale de l’environnement
domestique. Son œuvre entière témoigne d’ailleurs de son intérêt pour les
liens affectifs qu’elle a sans doute partagé avec cette femme qui l’accompa-
gna, ainsi que ses sœurs, dans la constitution de leur féminité.
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Une autre image de nourrice âgée aux côtés de sa protégée est visible dans
un extraordinaire ensemble de fresques exécuté par Paolo Véronèse à la Villa
Maser, près de Vicenza. Dans la Salle de l’Olympe de cette villa palladienne,
on peut admirer le portrait de Giustiniana, épouse de Marcantonio Barbaro 9.
L’identification de la portraiturée a été confirmée par la présence, sur le
même balcon et celui d’en face, des portraits de trois des quatre garçons du
couple dont les âges correspondent à ceux qu’ils avaient en 1560, date de
la fresque 10. Du haut de son balcon situé au-dessous d’une voûte peinte
illustrant des thèmes célestes, Giustiniana domine la salle entière. Elle est
représentée debout, flanquée de son plus jeune fils et accompagnée de la
vieille nourrice de la famille dont les origines modestes ne font aucun doute
(fig. 4). L’opposition entre la jeune femme et sa compagne âgée ne saurait
être plus grande : Giustiniana, à la peau blanche rayonnante, est vêtue avec
raffinement et parée de bijoux alors que la vieille nourrice, le visage ridé et
buriné, porte une robe de facture simple aux couleurs ternes.
L’autorité et la présence naturelle de la jeune femme contraste avec
d’autres images familiales vénitiennes comme la Pala Pesaro de Titien
où seuls les membres masculins sont représentés. Ce qui est encore plus
étonnant à Maser est l’omission de Marcantonio, le mari de Giustiniana,
un fait totalement inhabituel dans un portrait de famille réalisé du vivant
de l’époux 11. Son absence est attribuable à sa fonction d’ambassadeur en
France qui le retenait souvent loin de sa famille 12.
L’image si spectaculaire donnée de la maîtresse de maison s’explique aussi
en regard de la littérature contemporaine qui accorde un intérêt particulier à
la famille ainsi qu’au choix et au rôle de la bonne épouse. Durant la période
de 1540-1560, on compte près de sept ouvrages édités à Venise traitant des
vertus du mariage en vue de la procréation et de l’importance de l’épouse dans
l’union. Ce parallèle littéraire permet de mieux saisir la place de Giustiniana qui
devient ainsi le prototype de l’épouse patricienne vénitienne de l’époque 13.
Une ultime raison de l’exposition si manifeste de la jeune femme est
liée à la présence, à ses côtés, d’une imposante vieillarde habituellement
interprétée comme la vieille nourrice de la famille. Il aurait, en effet,
été impensable de représenter Giustiniana seule sur le balcon, accompa-
gnée uniquement par son plus jeune fils. La présence de la femme plus
âgée évoque la fonction de protection ou de contrôle exercée sur la jeune
femme par une figure qui, dans son interprétation positive, est garante de
chasteté et de retenue. En ce sens, la vieille nourrice est représentée comme
9. Marcantanio Barbaro et son frère Daniele étaient, tous deux, commanditaires de la Villa Maser.
10. Rogers M., « An ideal wife at the Villa Maser: Veronese, the Barbaros and Renaissance theorists of
marriage », Journal of the Society for Renaissance Studies, 7/4, 1993, p. 379.
11. Rogers M., op. cit., p. 379-380.
12. Il se pourrait même que Véronèse ait prévu de l’intégrer dans la fresque ultérieurement, sur le balcon qui
fait face à celui de son épouse, entre ses deux fils aînés. Il existe à cet emplacement un espace resté étran-
gement vide, uniquement animé par la présence d’un petit singe, cf. Rogers M., op. cit., p. 384.
13. Rogers M., op. cit., p. 386.
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Figure 4 : Paolo Véronèse, Giustiniana Barbaro et nourrice, Villa Maser, vers 1560.
D’après PIGNATTI T., Paolo Veronese a Maser, Milano,
Fratelli Fabri – Genève, Skira A., 1965, fig. p. 19.
une femme robuste, debout, qui de sa main gauche tient un petit chien,
symbole manifeste de fidélité. De sa main droite, la nourrice esquisse un
geste d’autorité discret mais bien visible. Si une partie de la critique pense
que ce geste d’admonestation ne s’adresse qu’au fils cadet situé un peu à
l’écart, aux côtés de sa mère, il me semble qu’il est le signe d’un rôle plus
général de la vieille femme, vouée à la surveillance de toute la maisonnée,
y compris de la jeune Giustiniana.
La présence de la vieille nourrice permet également au peintre de repré-
senter les quatre âges de la vie correspondant aux thèmes des quatre saisons
ou des quatre éléments développés sur la voûte 14. Cette dernière raison fut
sans doute une motivation supplémentaire, mais certainement pas la finalité
première de l’insertion de cette figure.
Outre sa fonction de surveillante et de garante de moralité, la vieille
nourrice joue également un rôle dans un contexte dédié à la procréation.
Sa robe, qui découvre largement son décolleté, met en évidence son buste
l’identifiant comme ancienne nourrice, sans doute de Giustiniana ou peut-
être même de ses fils aînés (dont le plus âgé à 14 ans lors de la réalisation de
14. Rogers M., op. cit., p. 382. Voir également Crosato Larcher L., « Considerationi sul programma
iconografico di Maser », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 26, 1982, p. 248-250.
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30. Sullerot E., « La femme dans les systèmes de représentation. Entretien de Françoise Héritier »,
Le fait féminin, Sullerot E. (dir.), Paris, Fayard, 1978, p. 401. Dans cet entretien, Héritier F.
cite le cas des Samo (Burkina Faso) : « Chez les Samo, la femme ménopausée change de nature,
elle a alors un autre rôle. […] Elle peut participer au conseil des anciens, elle devient en somme
un homme, comme la femme stérile. […] Lorsque la femme n’a pas le pouvoir de fécondité, elle
franchit la ligne, est versée de l’autre côté et elle peut posséder des vaches et avoir un pouvoir
politique, comme l’homme. »
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Troisième partie
LE CORPS EN ACTION
Vox, conditio sine qua non…
Sandrine Bueche
« Je n’ignore pas l’importance de la tâche que j’ai entreprise, […] moi qui
m’efforce de reproduire par l’écriture ce qu’est la voix 1. »
La réalité de la voix antique peut paraître inaccessible, qu’il s’agisse de
la définir philosophiquement 2 ou d’en décrire les mécanismes physiques 3.
Dans cet article, nous ne porterons pas notre attention sur ces aspects-là, déjà
abondamment traités, mais nous nous attacherons à mettre en lumière l’impor-
tance qu’accordaient les Anciens à la voix tout en précisant leurs motivations.
Cicéron et Quintilien, les deux plus grands spécialistes de la question oratoire
traitée par l’un dans le Brutus, le De l’orateur et L’orateur, par l’autre dans
les Institutions oratoires, constituent nos auteurs de référence. Nous mettrons
donc le monde romain et rhétorique à l’honneur sans toutefois nous interdire
de puiser chez les Grecs, maîtres en matière d’éloquence, et chez des auteurs
étrangers au Forum, tels que les auteurs satiriques, les poètes, les médecins ou
bien encore les philosophes, dont les réflexions enrichissent notre recherche.
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SANDRINE BUECHE
Derrière l’évidence…
Des cinq parties de l’art oratoire, la plus importante est l’actio (ou
pronuntiatio 9), qui règle à la fois la gestuelle, les mimiques et la voix de
l’orateur. Aristote, qui fut le premier à synthétiser cette exigence sous le nom
d’uJpovkrisi~, en louait les avantages utiles autant à l’acteur qu’à l’orateur
tout en mettant en garde contre son usage grossier et superflu au détriment
des faits eux-mêmes 10. L’opinion de Démosthène est plus subtile. Selon
Plutarque, il aurait expliqué combien l’art de l’acteur ajoutait d’ornement
et de grâce au discours, et à quel point il fallait éviter de le négliger 11. Pour
lui, l’actio n’était pas seulement la partie principale de l’éloquence, mais la
seule et l’unique 12. Quand on lui demanda quel élément devait occuper la
première place dans l’art oratoire, il donna à l’actio non seulement la palme,
5. Iliade, I, 249 : « mevlito~ glukivwn […] aujdhv. »
6. Plutarque, De l’éducation des enfants, 6, 3f - 4a.
7. Soranos, Maladie des femmes, II, 8 : « ÔEllhnivda dev, cavrin tou` th`/ kallivsth/ dialevktw/ ejqisqh`nai
to; trefovmenon uJp∆ aujth``~. »
8. Quintilien, I, 1, 4-5 : Ante omnia ne sit uitiosus sermo nutricibus […]. Has primum audiet puer,
harum uerba effingere imitando conabitur. Et natura tenacissimi sumus eorum, quae rudibus animis
percepimus […]. Non adsuescat ergo, ne dum infans quidem est, sermoni qui dediscendus sit.
9. Quintilien, XI, 3, 1 ; Cicéron, De l’invention, I, 7, 9.
10. Aristote, Rhétorique, III, 1403b26 – 1404a19.
11. Plutarque, Démosthène, 7, 5.
12. Quintilien, XI, 3, 6.
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VOX, CONDITIO SINE QUA NON…
mais aussi la deuxième et troisième place 13. Notre orateur savait cependant
nuancer son avis selon les circonstances. Pris d’une extinction de voix, il
aurait déclaré que si les acteurs étaient jugés sur leur voix, les orateurs devai-
ent l’être uniquement sur leur opinion 14. De même, il reprocha à Eschine
ses vocalises en lui rappelant que ce n’était nullement au ton de la voix
que l’orateur devait accorder de l’importance mais à son honnêteté, sans
se comporter comme un vulgaire acteur ou un simple héraut. Il l’accusait
aussi d’exercer sa voix au lieu de contribuer, par ses discours, au bien-être
de la collectivité et du citoyen 15. Du côté romain, certains rejoignirent
Démosthène en affirmant qu’il valait mieux que l’orateur étudie les sciences
traitant du bien et du mal, du juste et de l’injuste, plutôt qu’il se livre à de
vulgaires exercices de voix dans les écoles de rhéteurs 16.
Nombreux sont ceux qui, à la suite de Démosthène, traitèrent de la
question en soulignant l’importance primordiale de l’actio dans l’art
oratoire 17. Cicéron, le premier, affirma qu’il ne suffisait pas d’être perti-
nent, ni encore de parer ses phrases de beaux mots ; il fallait relever son
discours non seulement par des gestes et des mimiques adaptées, mais
surtout par une voix de circonstance 18 : « Rien ne pénètre mieux [que la
voix] les âmes, les façonne, les forme et les pétrit ; elle fait en sorte que les
orateurs apparaissent tels qu’ils le veulent 19. » Beaucoup d’hommes, sans
autre qualité que la maîtrise de l’actio, auraient ainsi eu du succès alors
que d’autres, plus habiles à discourir mais négligeant l’actio, auraient passé
pour ne pas savoir parler 20. Ainsi, un certain Cnaeus Lentulus avait donné,
grâce à son actio, l’impression d’un talent de parole très supérieur à celui
qu’il possédait en réalité 21. Pour Quintilien, il était également évident que
la forme devait primer le fond ; l’orateur ne pouvait émouvoir sans utiliser
son corps entier, et surtout sa voix 22. L’auteur de la Rhétorique à Hérennius
est moins catégorique. S’il admet que l’actio offre de grands avantages, il
refuse de la dissocier des autres parties de l’art oratoire, si intimement liées
que l’une ne peut avoir de poids sans l’aide de l’autre 23.
13. Cicéron, L’orateur, 17, 56 ; De l’orateur, III, 56, 213 ; Brutus, 38, 142 ; Longin, Art rhétorique,
fragment 48, 378-382 ; Pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, 845b ; Philodème, Rhétorique I,
p. 196, 3 (Sudhaus) ; Valère Maxime, VIII, 10.
14. Pseudo-Plutarque, op. cit., 848b.
15. Démosthène, Sur la couronne, 280 ; 308 ; 313 ; Sur les forfaitures de l’ambassade, 338-339.
16. Tacite, Dialogue des orateurs, 31.
17. Selon Denys d’Halicarnasse, l’absence d’actio prive les qualités d’un discours de toute utilité
(Démosthène, V, 53, 1 et 3) tandis qu’Apulée considérait que la voix est plus apte à charmer les
esprits que les oreilles (Florides, XVII, 13-14).
18. Cicéron, Brutus, 29, 110.
19. Cicéron, op. cit., 38, 142 : Nulla res magis penetrat in animos eosque fingit format flectit, talesque
oratores videri facit, quales ipsi se videri volunt.
20. Cicéron, De l’orateur, III, 56, 213 ; L’orateur, 17, 56.
21. Cicéron, Brutus, 66, 234-235.
22. Quintilien, XI, 3, 2.
23. Rhétorique à Hérennius, III, 19.
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VOX, CONDITIO SINE QUA NON…
l’autre 34. À l’instar de Démosthène, il semblait aussi être passé maître dans
l’art de découvrir les véritables sentiments des hommes au travers de leur
voix. Il racontait comment la voix trop calme et nonchalante de Calidius
l’avait trahi, lui qui simulait avoir découvert les preuves d’un attentat dirigé
contre lui 35.
Pour l’Anonyme latin (ive siècle apr. J.-C.), l’examen du timbre permet
de saisir très finement le caractère :
« Ceux qui ont une voix grave et fêlée analogue au son que rend un
vase fêlé, sont sots et voraces. Un timbre désagréable, qu’il soit assuré ou
ressemble au bêlement des moutons, indique la sottise. Ceux dont la voix
passe du grave à l’aigu ont les pleurs faciles et un caractère lugubre. Ceux
qui ont une voix aiguë et sèche sont retors et rusés. Ceux qui ont une voix
aiguë et molle sont efféminés. Ceux qui émettent comme d’une caverne
une voix grave et ferme ont un caractère viril et généreux. Ceux qui ont une
voix posée et grave sont calmes, plaisants, affables. Ils ont aussi un caractère
droit. Ceux qui ont la voix haut perchée comme les oiseaux sont portés à
l’amour, futiles et légers. Une voix brisée, grêle et larmoyante, indique la
tristesse, l’avarice et le soupçon. Ceux qui parlent du nez et émettent des
sons nasillards sont menteurs, malveillants, jaloux, et se réjouissent des
malheurs d’autrui. Une voix tendue et forte, associée à une sorte de sonorité
fêlée, est signe de violence, injustice et misanthropie. Un débit traînant
marque l’indolence, précipité, l’irréflexion. […] Ce que nous avons dit
jusqu’ici des contraires, en jugeant que, dans la plupart des cas, le mieux
était le juste milieu, doit être affirmé aussi pour les mouvements du corps
et de la voix, c’est-à-dire considérer l’excès comme un mal et juger le juste
milieu et la mesure comme ce qu’il y a de mieux 36. »
La voix perfide
Une très grande maîtrise de l’organe vocal était donc requise afin de savoir
persuader, charmer et émouvoir, sans jamais se laisser trahir. Selon Cicéron, la
voix comporte autant de variations que de sentiments. L’orateur se doit donc
d’en user pour laisser entendre plus qu’il n’en dit en optant pour un ton de voix
qui correspond au sentiment qu’il veut exprimer ou provoquer chez l’audi-
teur 37. Quintilien reprend l’idée : la voix – vecteur des états d’âme de l’orateur
dans l’esprit des auditeurs – vibre selon les mouvements de l’âme, qui peuvent
être feints ou sincères 38. Ainsi, l’orateur saura se concilier l’auditoire en laissant
transparaître sa moralité au travers de sa voix 39. Nos deux experts iront même
34. Cicéron, Brutus, 31, 117.
35. Cicéron, op. cit., 80, 277.
36. Anonyme, Traité de Physiognomonie, 78. Éd. de André J. (Belles-Lettres, 1981, p. 110-112) et
traduction de Biville Fr. (« Ce que révèle la voix : analyse de quelques voix romaines transmises par
la littérature latine », Bollettino di studi latini, 26, 1996, p. 63-64).
37. Cicéron, L’orateur, 17, 55.
38. Quintilien, XI, 3, 61-62.
39. Quintilien, XI, 3, 154.
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SANDRINE BUECHE
Instrument complexe
Par contre, pour Aristote, la voix est un outil complexe à utiliser avec
beaucoup plus de subtilité. Il conseille de ne pas combiner les mots et le
ton afin de ne pas affaiblir une démonstration par des redondances inutiles.
Selon lui, exprimer des choses dures avec douceur, et des choses douces
en termes durs, c’est au contraire ce qui aide le discours à convaincre 41.
En exagérant l’actio, notamment en discourant avec une voix forte, la
précision ferait défaut 42. Un certain César semble avoir suivi les conseils
du philosophe 43. Il traitait les sujets tragiques presque sur un ton comique
et les sujets tristes de manière légère. L’homme apparaissait pourtant
comme un innovateur aux yeux de Cicéron qui semble ne pas avoir pris en
considération les conseils d’Aristote. De même, Quintilien attribuait non
seulement à des idées mais aussi à chaque mot le ton qui pouvait lui seoir
au mieux. Il conseillait par exemple de prononcer « pauvret » d’une voix
humble mais « courageux » d’une voix énergique 44 !
La voix idéale
Jusqu’à présent, nous avons tenté de démontrer à quel point la voix revêtait
une importance considérable dans la société antique, en omettant les critères
esthétiques auxquels devaient répondre cette voix. À la manière de Cicéron qui a
tenté de peindre l’orateur idéal 45, nous essayerons de réunir chacune des quali-
tés qui embellissaient la voix, tout en gardant à l’esprit que la réunion de toutes
ces qualités était sans doute impossible et peut-être même sans charme.
40. Cicéron, De l’orateur, III, 58, 217-219 ; Quintilien, XI, 3, 63-65.
41. Aristote, Rhétorique, III, 1408b 4-11.
42. Aristote, op. cit., III, 1414a 14-17.
43. Cicéron, op. cit., III, 8, 30.
44. Quintilien, XI, 3, 175-176.
45. Cicéron, L’orateur, 2, 7.
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Imperceptibles qualités…
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VOX, CONDITIO SINE QUA NON…
Flagrants défauts…
Si la voix idéale n’était pas clairement définie par les orateurs mais résidait
dans un savant mélange de qualités très abstraites, les textes sont par contre
beaucoup plus loquaces au sujet de ce que la voix ne devait pas être.
Un monde de différences résidait entre ce que prônaient les spécialistes
de la question oratoire et le goût du public car la mode asiatique se répan-
dait, au tribunal comme dans les écoles et coïncidait avec ce que réclamait
l’auditoire 73. Les spécialistes condamnaient l’orateur qui, au lieu de discourir
vigoureusement, s’adonnait à un langage mou et coulant, mélodies forcées
et grossières, exact contraire de l’accent imperceptible et naturel qu’était le
cantus obscurior 74. Cette manie demeurait à l’opposé de l’exigence attique qui
prônait une expression pleine de gravitas romaine 75. D’une part, ces modula-
tions rapprochaient l’orateur d’un vulgaire histrion, ou même d’un ivrogne
ou d’un débauché et, d’autre part, ce chant était incapable d’émouvoir ou de
persuader 76. On pensait aussi que l’art était capable d’agir sur les sens 77 et
les airs asiatiques étaient renommés pour les excès qu’ils provoquaient dont,
notamment, la dégénérescence des états grecs selon Cicéron et la perte de
virilité des hommes pour Quintilien 78. L’un des sujets de déclamation les plus
répandus était d’ailleurs celui du hautboïste qui, ayant joué des airs phrygiens,
était accusé de la mort d’un prêtre qui s’était suicidé lors d’une cérémonie 79.
Tout l’art de l’orateur consistait donc à allier subtilement à une voix qui se
voulait douce une certaine virilité. La tâche n’était pas aisée puisque même
les plus grands orateurs n’étaient pas à l’abri des critiques. Démosthène était
critiqué comme étant efféminé, à la bouche souillée et trop molle 80, tandis
que Cicéron avait également essuyé quelques reproches portant sur ses maniè-
res trop asiatiques, redondantes et molles ne convenant pas à un homme 81.
72. S’il ne fallait garder que quelques passages significatifs de l’idéal esthétique des orateurs, en voici
deux : Quintilien, XI, 3, 30-31 ; XI, 3, 40.
73. Quintilien, XI, 3, 57 ; Perse, Satires, 1, 63-64 ; Pline le Jeune, II, 14, 12-13 ; Pétrone, Le
Satiricon, 44, 9.
74. Quintilien, XI, 3, 60.
75. Cicéron, L’orateur, 9, 28-29.
76. Quintilien, V, 12, 21 ; XI, 3, 57-59.
77. Aulu-Gelle, Nuits Attiques, IV, 13.
78. Cicéron, Des lois, II, 15, 38-39 ; Quintilien, I, 10, 31. Voir aussi Tacite, Dialogue des orateurs, 26,
3 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, XIX-XX, 114, 1-15 ; Quintilien, VIII, 3, 56 ; X, 1, 129 ; Lucien,
Le maître de Rhétorique, 12, 13 (Iacobitz, III).
79. Quintilien, I, 10, 33 ; Properce, II, 22, 15-16 ; Plutarque, Dialogue sur l’amour, 16 (759 b).
80. Cicéron, L’orateur, 8, 27 ; Plutarque, Démosthène, 11, 3 ; Aulu-Gelle, op. cit., I, 5, 1. Sur le
surnom Batalos donné par Eschine à Démosthène, voir notamment : Eschine, Contre Timarque,
126, 131, 164 ; Démosthène, Sur la couronne, 180 ; Plutarque, Démosthène, 4, 5-8 ; ainsi que
Hérodote, Histoires, IV, 155
81. Quintilien, XII, 10, 12.
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Hortensius, l’un des grands rivaux de Cicéron, ne s’était-il pas fait traiter de
femme à cause de son raffinement oratoire excessif et sa voix molle 82 ?
Pourquoi les voix trop suaves étaient-elles en disgrâce ? Cela résulte
probablement de leur assimilation à des voix féminines. En effet, outre
l’exemple de Cornélie, mère des Gracques, au langage si pur, et de Laelia
et ses filles qui parlaient avec élégance, pureté et naturel 83, rares sont les
témoignages élogieux qu’ait laissé la littérature latine sur les voix de femmes
jugées discordantes et malsaines 84. Certes, un timbre obscurci aboutit à un
meilleur rendement vocal et une voix grave revêt des connotations d’affirma-
tion et de domination, mais le mépris que ressentaient les orateurs à l’égard
des voix féminines découlait surtout du statut inférieur de la femme dans
la société antique. Quintilien critiquait d’ailleurs ouvertement les voix de
femmes, comme celles des eunuques et des malades, pour la seule et unique
raison qu’elles n’étaient pas masculines 85 alors que l’auteur de la Rhétorique
à Hérennius considérait qu’elles manquaient de tenue et ne convenaient pas
à la mâle dignité de l’orateur 86. D’autre part, la hauteur excessive de leur
voix n’était pas sans rappeler les ululements asiatiques 87 qui dépassaient les
seuils d’intensité que supporte la bienséance et la tempérance, mais aussi la
musique de théâtre si efféminée 88. Cette vision perdure jusqu’au ive siècle
apr. J.-C. puisque l’Anonyme latin affirme que les voix aiguës et molles sont
le signe d’un caractère efféminé et d’une tendance à la ruse et la fourberie 89.
Les voix haut perchées, comme celles des oiseaux, sont même révélatrices
d’une certaine futilité, légèreté et attrait pour les choses de l’amour 90.
Conclusion
Nous semblons enfin être parvenus au point le plus important de
l’exposé puisque Cicéron affirmait que ce qui avait le plus de poids dans un
discours, c’était le dernier mot, celui qu’il fallait donc prononcer avec le plus
grand soin 91… En définitive, si la voix fait et révèle l’homme, comme nous
l’avons démontré, l’estime que l’on a de celle-ci reflète bien plus encore
les valeurs d’une société. Ainsi, l’évincement des voix decorae et temperatae
des orateurs, dans le cœur du public, par les tons plus extravagants de la
scène révèle un changement dans les mœurs dès le ier siècle av. J.-C. L’idéal
82. Aulu-Gelle, Nuits Attiques, I, 5, 2-3 ; Macrobe, Saturnales, III, 13, 4.
83. Cicéron, Brutus, 58, 211 ; De l’orateur, III, 12, 45.
84. Cicéron, op. cit., III, 11, 41 ; Quintilien, XI, 3, 32.
85. Quintilien, I, 8, 1-2 ; XI, 3, 19.
86. Rhétorique à Hérennius, III, 22.
87. Virgile, Enéide, 4, 667.
88. Quintilien, I, 10, 31.
89. Anonyme, Traité de physiognomonie : Qui acutam vocem cum siccitate promunt, versipelles ac subdoli
sunt. Qui acutam et mollem habent vocem effeminati sunt.
90. Anonyme, op. cit. : Qui in modum avium vocem intendunt, proni in venerem, inanes facilesque sunt.
91. Cicéron, De l’orateur, III, 7, 25.
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VOX, CONDITIO SINE QUA NON…
117
Langage du corps, corps du langage :
ce qu’il advient du geste dans le texte théâtral
(Sophocle, Électre, 86-120 ; Euripide, Électre, 54-63)
Matteo Capponi
119
MATTEO CAPPONI
Définir le geste
Pour bien comprendre la problématique posée par l’emploi d’un mot
comme « geste », il faut voir qu’en français aussi le terme est ambigu.
3. Spitzbarth A., Untersuchungen zur Spieltechnik der griechischen Tragödie, Winterthur, Buchdruckerei
Winterthur, 1945.
4. Telo M., « Per una grammatica dei gesti nella tragedia greca (I) : cadere a terra, alzarsi, coprirsi,
scoprirsi il volto », Materiale e discussioni per l’analisi dei testi classici, 48, 2002, p. 9-76 ; « Per una
grammatica dei gesti nella tragedia greca (II) : la supplica », Materiale e discussioni per l’analisi dei
testi classici, 49, 2002, p. 9-52.
5. Prudhommeau G., La danse grecque antique, Paris, CNRS, 1965.
6. Dupont F., L’acteur-roi ou le théâtre dans la Rome antique, Paris, Belles Lettres, 1985.
7. Pour une mise au point sur le sujet, voir Taplin O., « Did Greek dramatists write stage instruc-
tions ? » , Proceedings of the Cambridge Philological Society, 203, 1977, p. 121-132 (= « La questione
delle indicazioni didascaliche », Il teatro greco nell’età di Pericle, Molinari C. (dir.), Bologna, Il
Mulino, 1994, p. 147-160).
8. TaplinO., Greek tragedy in action, Berkeley-Los Angeles, Univ. of California Press, 1978, p. 17.
120
LANGAGE DU CORPS, CORPS DU LANGAGE…
121
MATTEO CAPPONI
nous ont été transmises. On pourra également profiter de la liste de références tant antiques que
modernes qu’elle donne sur la question de l’actio (p. 95).
15. Koller H., op. cit.
122
LANGAGE DU CORPS, CORPS DU LANGAGE…
Schêma
123
MATTEO CAPPONI
Par ailleurs, un peu plus haut, Aristote disait du poète qu’il devait
« élaborer une forme achevée en recourant aux gestes » (tois schêmasin
sunapergazomenon, Poétique 1455a32, trad. Dupont-Roc et Lallot, Seuil).
Notons qu’il s’agit là des mêmes termes appliqués à l’orateur dans la
citation précédente de la Rhétorique. L’« achèvement » en ce sens est le
fruit autant du travail de composition que de l’action spectaculaire. Si
l’on met en parallèle ces deux emplois de schêma dans la Poétique, qui font
écho à celui de la Rhétorique, on retrouve ici le « geste » comme interface
entre le texte et le corps : la forme du texte répondrait donc à la forme
du corps 20.
20. On pourra se faire une idée de la richesse comme de l’ambivalence du terme schêma en se référant
au commentaire de Dupont-Roc R. et Lallot J. sur ce passage crucial de la Poétique, où apparaît le
terme schêmasi (1455a32), Dupont-Roc R. et Lallot J., Aristote. La Poétique, Paris, Seuil, 1980,
p. 281-284, n. 4.
21. Sur cette question, voir notamment Kaimio M., Physical Contact in Greek Tragedy : A Study of Stage
Conventions, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1988, ainsi que Lasserre F., « Mimésis et mimique »,
Atti del II Congresso di studi sul dramma antico. Il dramma antico come spettacolo, 25-27 maggio 1967,
Dioniso, 41, 1969, p. 245-263 (= « Mimesi e mimica », in Molinari C. (dir.), op. cit., p. 329-343).
22. Dupont F., L’insignifiance tragique, Paris, Gallimard, 2001, p. 104.
124
LANGAGE DU CORPS, CORPS DU LANGAGE…
23. Notamment Jebb R. C., Sophocles. he Electra, Amsterdam, Servio, 1962 ; Kells J. H., Electra,
Cambridge, Cambridge University press, 1973 ; Kamerbeek J. C., he Electra, Leiden, Brill E. J.,
1974 ; Lloyd M. A., Sophocles : Electra, London, Duckworth, 2005 ; et pour une étude récente et
centrée sur le personnage d’Électre : Foley H. P., Female Acts in Greek Tragedy, Princeton, Princeton
Univ. Press, 2001 ; ainsi que Dupont F., op. cit.
125
MATTEO CAPPONI
126
LANGAGE DU CORPS, CORPS DU LANGAGE…
– ouj dhv ti creiva~ ej~ tosovnd∆ ajfigmevnh – ce n’est pas que la misère m’ait à ce point
abaissée,
ajll∆ wJ~ u{brin deivxwmen Aijgivsqou qeoi`~ – mais je veux montrer aux dieux les outrages
d’Egisthe –
govou~ t∆ ajfivhmæ aijqevr∆ ej~ mevgan patriv, et je lance mes plaintes à mon père dans le vaste
éther.
Électre entre donc avec une urne posée sur la tête. Elle assume une tâche
servile et, plus encore, son apparence est effroyable. Florence Dupont, dans
son étude comparative des trois figures de l’Électre tragique, commente, à
partir des divers éléments descriptifs de la pièce d’Euripide :
« Celle qui sort de la maison est en fait une numphè paradoxale dont seuls
le costume et les gestes sont conformes à la tradition, elle est une numphè
sans séduction (charis). Elle ressemble à une esclave (110), elle a la tête rasée
(108, 241, 335), elle est vêtue de haillons (185), elle est maigre et desséchée
(239), en un mot elle est laide et privée de tout érotisme 24. »
24. Dupont F., op. cit., p. 136.
127
MATTEO CAPPONI
128
LANGAGE DU CORPS, CORPS DU LANGAGE…
140 qe;~ tovde teu`co~ ejma`~ ajpo; krato;~ Tiens, ôte à présent cette urne de mon front,
eJ- Str. B. afin que je dirige vers mon père
lou`s∆, i{na patri; govou~ nucivou~ mes plaintes nocturnes.
ejporqoboavsw:
160 pikra`~ me;n pelevkew~ toma`~ Cruelle hache qui te frappa, père,
sa`~, pavter, pikra`~ d∆ejk à ton retour de Troie,
Troiva~ o{dou boula`~. cruelle embûche où tu péris.
ouj mivtraisi gunav se Ta femme ne t’a point offert
devxat∆ oujd∆ ejpi; stefavnoi~, de diadèmes ni de couronnes,
xivfesi d∆ ajmfitovmoi~ lugra;n mais au glaive à double tranchant
165 Aijgivsqou lwvban qemevna d’Egisthe, honte et lâcheté, elle t’a livré
dovlion e[scen ajkoivtan. et elle a reçu le traître dans son lit.
(traduction adaptée de Parmentier)
25. Cela n’implique pas que sa pièce est postérieure… Nous ne voulons d’ailleurs pas entrer dans ce
débat, sans doute insoluble. Ce qui nous intéresse, c’est de mettre au jour deux techniques théâtrales
– qui sont vraisemblablement contemporaines !
129
MATTEO CAPPONI
Conclusion
Il serait bien prétentieux, au terme de cette brève enquête, de prétendre
pouvoir tirer des conclusions sur la nature du geste dans l’Antiquité, et
sur l’opposition des styles de Sophocle et d’Euripide. Néanmoins, il nous
paraît possible, en entamant une réflexion sur le geste et sur sa terminologie,
d’aborder sous un angle nouveau la question du style d’un poète. L’entrée
d’Électre dans les pièces éponymes de Sophocle et d’Euripide met au jour les
moyens linguistiques et théâtraux dont disposaient les poètes dramatiques
pour créer leur version d’un mythe. Nous avons pu observer sur cet échan-
tillon la distinction qu’il y avait à faire entre des « gestes » effectués par les
paroles elles-mêmes (comme nous l’avons perçu chez Sophocle) et des gestes
décrits par les mots, exécutés sans doute par l’acteur (comme c’est le cas
chez Euripide). Une enquête plus large permettrait d’affermir et de dévelop-
per cette distinction 29. Pour l’heure, elle nous a permis de comprendre les
enjeux de l’entrée d’Électre chez Sophocle, et de justifier les différences qui
président à son entrée chez Euripide. Cela nous semble déjà beaucoup.
26. Dupont F., op. cit., p. 137. Une formule qui nous renvoie à la signification de schêma.
27. Cf. Aristote, Poétique, 1461b32-35.
28. Pour un traitement général de la question, voir notamment Der Neue Pauly, s.v. « Musik », p. 523,
col. 2, et West M. L., Ancient Greek Music, Oxford, Clarendon Press, 1992, chap. 12, p. 356-372.
29. C’est en partie ce que vise notre thèse de doctorat, qui recourt en plus, pour ce faire, à la théorie
moderne des actes de langage.
130
Quatrième partie
DÉSORDRE DU POIL,
DÉSORDRE DU GENRE
Promenade en pays pileux hellénique :
de la physiologie à la physiognomonie
Pierre Brulé
Biologie
La question du poil n’est pas subalterne dans la biologie classique grecque.
Les médecins du corpus hippocratique et Aristote l’ont abordée avec toute
l’attention qu’elle mérite, en rendant compte de la vie du poil : sa naissance, son
développement et sa chute 1. Écoutons d’abord les théories des premiers.
Corpus hippocratique
C’est dans un traité d’embryologie, De la nature de l’enfant, que l’on
trouve l’exposé le plus complet sur la physiologie du poil. Il figure au sein
d’un programme explicatif du développement embryonnaire où celui-ci
est conçu sur le modèle d’une arborescence selon lequel la croissance du
fœtus, et, particulièrement, la formation des différents tissus, se déroulent,
selon l’auteur, comme croît un arbre : à partir des grosses veines de la tête
qui vont aux membres, s’étrécissant peu à peu, aux pieds et mains et aux
ongles 2 ; et l’auteur poursuit :
« En même temps que les ongles, les cheveux s’enracinent dans la tête
(rJizou`ntai). Voici ce qui en est de la nature (th`~ fuvsio~) des poils : ils viennent
les plus longs là où l’épiderme (hJ ejpidermi;~) est le plus poreux (ajraiotavth)
et où le poil trouve une humidité (ijkmavda) suffisante (metrivhn) pour sa
1. Je dois négliger, du fait qu’ils demanderaient d’assez longues digressions, les fragments d’Empédocle :
82 DK, cité par Aristote, Météorologiques, IV, 9, 387b, et B 27 DK cité par Plutarque, de fac.
lun., XII, 926d.
2. L’exposé qui rend le mieux compte de cette analogie botanique est celui de Bodiou L. dans sa thèse
Histoires du sang des femmes grecques, chap. « Du fœtus comme de l’arbre », p. 215-230. L’auteur du
traité De l’aliment (22) emprunte sans doute le même schéma mental quand il rend compte de la
circulation de la trophè à l’intérieur du corps : « La nourriture va de dedans aux poils, aux ongles et
jusqu’à l’extrême surface ; la nourriture va du dehors et de l’extrême surface jusqu’aux parties les plus
intimes » (trad. Littré modifiée).
133
PIERRE BRULÉ
134
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
135
PIERRE BRULÉ
C’est ce qui permet de comprendre pourquoi « ceux qui habitent des lieux
enfoncés, couverts de prairies et étouffants, qui sont plus exposés aux vents
chauds qu’aux vents froids…, ne peuvent certes être grands ni élancés, mais
[…] ont poussé en largeur, sont charnus, ont les cheveux foncés […] et ont
le teint plutôt foncé que blanc » ; c’est ainsi qu’argumente, dans le dernier
tiers du ve siècle, l’auteur d’Airs, eaux, lieux (24) 8.
C’est pourquoi aussi l’auteur du traité Des humeurs cite les ongles et
les cheveux au nombre des parties du corps auxquelles le médecin doit
porter attention (4, 7) ; pourquoi aussi tel autre médecin enquêtant sur une
épidémie d’angines (Épidémies, 1, 2, 9), relève la pilosité des patients dans
son tableau épidémiologique : « La mortalité tomba sur […] les individus
à peau glabre, sur ceux à peau un peu blanche, sur ceux à cheveux raides
(ijquvtrice~), sur ceux à cheveux noirs (melanovtrice~) » ; même type de
remarques par le médecin qui traite des nyctalopies (Épidémies, 6, 7, 1 ; cf.
id., 4, 52) qui atteignent « surtout les enfants et, parmi eux, ceux qui étaient
noirs […] la plupart aussi avaient les cheveux raides 9 et noirs (ijquvtrice~
oiJ plei`stoi, kai; melanovtrice~) ». Bien qu’il ne se rencontre pas un grand
nombre d’observations de ce type, cette récurrence des ijquvtrice~ et des
melanovtrice~ ne laisse pas d’intriguer. Au-delà d’ailleurs de cet aspect
physique commun des victimes d’angines et de nyctalopies, l’idée de lire, au
travers de la pilosité, une propension quelconque à telle maladie, dit assez
le caractère de signe que l’on assigne au système pileux. Et il n’y a pas lieu
de croire que cette « logique » fût limitée aux médecins.
Outre l’implicite recours au modèle phyllotaxique, ce qui revient comme
un topos dans la physiologie pileuse, c’est l’opposition-succession de la
séquence fermeture/ouverture ; c’est un processus auquel la biologie grecque
fait appel de façon récurrente, et là gît le grand programme évolutif du
système pileux, comme cela sera confirmé avec Aristote. Les impubères des
deux sexes doivent attendre cette fameuse ouverture des veines et c’est par
ce biais même – tout circulatoire – que les poils entretiennent un rapport
direct avec la sexualité, ou, si l’on préfère, avec le développement sexué.
Aussi bien pour les règles que pour le sperme, les veines, d’abord fermées,
« minces », doivent s’élargir pour que circulent les menstrues et la semence.
Chez les deux sexes, qui dit poilu dit pubère. Certes. Mais, inversement,
tous les pubères ne sont pas poilus, ou, au moins, ne le sont pas de la même
façon. Voir tout ce qui sépare les parthenoi, « fermées », malades de leur
sang, des barbus virils velus, « ouverts ». Et les « anormaux » en souffrent :
voir précisément l’hystérie des parthenoi – la libération des voies sanguines
8. Trad. empruntée à Jouanna J.
9. Littré a été gêné par ces ithutriches, qu’il a traduits la première fois par « plats » [si l’on comprend qu’une
coiffure ou une chevelure puissent être ainsi qualifiées, ce n’est pas le cas du cheveu ou du ou des poil(s)] ;
et la seconde fois par « droits », sens que nous réserverions à l’adjectif orthos [cas de ces malades dont
les cheveux ou les poils se hérissent : Des affections internes, 29, 6 (délire) et Des lieux dans l’homme, 9
(fluxion)]. Ithutriches s’oppose à « frisé » ou « crépu », ce sont donc des cheveux, des poils « raides ».
136
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
137
PIERRE BRULÉ
Aristote
Mais abandonnons cet auteur auquel nous avons déjà consacré trop
de temps pour nous tourner vers Aristote qui nous a laissé la plus grande
quantité de renseignements sur la phusis pileuse. Sur le fond, c’est-à-dire sur
la conception générale du poil, sur son origine, sa nature, sa croissance et sa
chute, les différences entre les nombreux passages aristotéliciens sur ces sujets
et le corpus hippocratique sont peu importantes 12. Plus que les détails, qui
peuvent varier, c’est la conception d’ensemble qui reste identique. Ainsi
en va-t-il de l’application du schéma botanique pour l’interprétation de
cette phusis 13. Aristote explique dans Génération des animaux (V, 3, 783b8-
784a22) que si l’homme est l’animal chez lequel se rencontre surtout la
calvitie, celle-ci obéit néanmoins à un phénomène général.
« En effet, si certaines plantes sont toujours vertes, d’autres perdent leurs
feuilles […]. La calvitie est une affection du même genre […]. Il se produit,
en effet, toujours une chute partielle des feuilles chez tous les végétaux,
des plumes et des poils chez les animaux qui en possèdent, mais lorsque
cette chute est complète […] on parle de calvitie (falakrou`sqai), de
défeuillaison (fullorroei`n). Le phénomène a pour cause un manque
d’humidité chaude (uJgrovthto~ qermh`~) or le liquide qui possède au plus
haut degré cette qualité, c’est celui qui est gras (mavlista tw`n uJgrw`n to;
liparovn), voilà pourquoi ce sont surtout les plantes grasses qui ont un
feuillage persistant. »
Hors le fait qui nous intéressait ici : les poils – et les plumes – sont
comme les feuilles, la biologie poilue n’a pas changé : humidité et chaleur
12. On ne peut pourtant pas passer sous silence une importante différence dans le vocabulaire utilisé
pour désigner le tissu dans lequel s’enracine le poil. Le corpus hippocratique ne connaît que
l’épiderme – et Littré prend bien soin de conserver le mot en français, d’éviter le mot peau –,
alors que le corpus aristotélicien tient pour le derme. Il faut ajouter que, malgré cette différence
systématique, on ne trouve dans ce dernier aucune trace de polémique à ce sujet, il nous est
donc difficile de mesurer en quoi cette différence terminologique est porteuse d’interprétation(s)
différente(s). Que ce soit le derme, c’est ce qu’Aristote martèle comme une vérité, par exemple, dans
Génération des animaux, V, 3, 782a : « Les poils ou leurs analogues ne proviennent pas de la chair
(th`~ sarko;~) mais de la peau (ejk tou` devrmato~) par évaporation et exhalaison de l’humidité. » La
version platonicienne de la pousse des poils exposée dans le Timée (75e-76d) tient elle aussi pour
le derme, mais elle assortit le mot d’une curieuse expression : devrma to; nu`n legovmenon. Il est trop
tentant d’en déduire que le témoignage de Platon donne un repère chronologique du passage d’une
conception à une autre ou d’une dénomination ancienne à une nouvelle.
13. Il serait malheureusement trop long ici pour relever et discuter les vestiges divers de l’analogie
botanique appliquée aux poils et à ses cousins ongles, écailles, plumes et autres. Au nombre des plus
intéressants, il y a Philon d’Alexandrie : « La phusis s’étend aussi aux plantes : ce qui est en nous
semblable aux plantes, ce sont les ongles et les cheveux ; et la phusis, c’est la puissance cohésive à
laquelle s’ajoute désormais le mouvement » (Leg. alleg., II, 22 ; Sourc. Chr., 2, 118).
138
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
139
PIERRE BRULÉ
16. Déjà dans les Aphorismes (IV, 26) : « Les eunuques ne deviennent ni goutteux [podagres] ni chauves. »
17. La note 1 de la p. 192 de l’édition CUF de Louis P. les qualifie de « superflus » (ces guillemets sont
les siens) ; ce n’est pas cela non plus.
140
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
« Les poils qui disparaissent avec l’âge et tombent plus que les autres et les
premiers sont ceux de la tête. Mais il s’agit seulement de ceux du devant. Car
personne ne devient chauve par derrière […]. [Mais ni la calvitie, ni la chute
des sourcils] ne frappent quiconque n’a pas fait l’amour. Il n’y a pas d’enfant
chauve, ni de femme, ni d’eunuque (ouj givnetai d∆ ou[te pai`~ falakro;~
ou[te gunh; ou[q∆ oiJ ejktetmhmevnoi) [toujours dans le même bateau !]. Mais
si la castration est faite avant la puberté, les poils qui devraient apparaître
tardivement, ne poussent pas (ouj fuvontai aiJ uJsterogenei`~) ; si elle est
faite plus tard, ces derniers seuls tombent, sauf ceux du pubis 18.
La femme n’a pas de poils au menton ; quelques-unes cependant en ont
un peu, après la ménopause ; c’est le cas aussi des prêtresses, par exemple,
en Carie, et le fait passe pour un présage. Les autres poils existent aussi
chez les femmes mais sont moins abondants. Il y a aussi des hommes et
des femmes qui, congénitalement (ejk geneth`~), sont dépourvus des poils
qui apparaissent tardivement, et qui en même temps sont impropres à la
génération (tw`n uJsterogenw`n tricw`n a{ma kai; a[gonoi), ceux du moins
qui n’ont pas de poils au pubis. »
Puissance génésique et pilosité vont de pair. Pour en terminer avec
l’illustration des différences qu’il convient d’introduire entre la pilosité de
naissance et la pilosité de puberté (les suggenei`~ et les uJsterogenei`~),
voici une dernière citation dans le même long passage de l’Histoire des
animaux, illustrant le basculement occasionné par l’activité sexuelle : « La
pratique de l’amour hâte la chute des poils de naissance, tandis qu’elle
favorise la poussée des poils de puberté (ÔRevousi de; ma`llon aiJ trivce~
toi`~ ajfrodisiastikoi`~ aiJ suggenei`~. aiJ d∆ uJsterogenei`~ givnontai
qa`tton) » (518b). Sans que la notion existe, les anciens ont clairement
lié, et avec raison, nous le savons, le bouillonnement de l’anthos hèbès 19,
ce que nous comprenons comme l’influence des mécanismes hormonaux,
avec cette part de la pilosité qui, de la même façon que la voix, appar-
tient aux caractères sexuels secondaires. Sur la même voie, ils notent aussi
des transformations chez la femme enceinte : « Les poils qui existaient
dès la naissance deviennent plus rares et tombent (tai`~ me;n kuouvsai~
aiJ me;n suggenei`~ givnontai ejlavttou~ kai; rJevousin), et les endroits qui
d’habitude n’ont pas de poils s’en couvrent abondamment (dasuvnetai) »
(Aristote, Histoire des animaux, VII, 4, 584a23).
Pour terminer cette mise au point sur la phusis du poil, un mot à propos
du poil vieillissant. « Les poils changent de couleur avec l’âge, et chez
l’homme ils blanchissent […]. Ce qui blanchit d’abord chez l’homme ce
sont les tempes, et les cheveux du devant avant ceux de derrière. Les poils
du pubis blanchissent les derniers » (Histoire des animaux, III, 11, 518a).
18. Même chose en Histoire des animaux, IX, 631b et 632a : chez les enfants castrés, les hysterogeneis
triches ne poussent pas.
19. Sur cette expression, sur la maturation sexuelle et sur le rôle qu’y joue la déesse Aphrodite, on verra
maintenant la thèse de Pironti G., Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne (Kernos,
Suppl. 18), Liège, 2007, chap. 3.
141
PIERRE BRULÉ
142
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
a de plus les épaules voûtées, ramassées en dedans. Sur son crâne pointu
s’étale un poil rare » (yednh;) (Iliade, II, 218 ; trad. Mazon). Plus généra-
lement, on se moque des excès pileux : les hirsutes y passent comme les
glabres. Voir cette fameuse barbe d’Epicratès. Connu pour être le « roi des
barbus », a[nax uJphvnh~ 20 ∆Epivkrate~, selon Platon le comique (fr. 122) qui
l’appelle sakesfovro~, ce « rhéteur et démagogue » (scholie à Aristophane,
Assemblée, 71) jouissait d’une pilosité assez féconde pour qu’Aristophane
aussi le brocarde dans son Assemblée des femmes quand une des femmes
prétend avoir atteint au touffu de sa barbe (v. 71). Proche du monstrueux,
si le poil en extrême quantité fait rire, on se marre bien plus encore du poil
absent parce qu’il joue sur le registre de l’ambiguïté sexuelle. C’est qu’en
effet, qui dit poilu dit viril. Empédocle établit cette triple égalité : « C’est
dans les lieux les plus chauds du ventre que naissent les mâles, c’est pourquoi
encore les hommes y sont noirs, plus virils, plus poilus 21. » C’est donc du
côté opposé que se trouve le fond de commerce des comiques.
Ainsi, sûrs de leur coup, ils n’en finissent pas de faire appel à ces personna-
ges de la ville qui ont à leurs yeux la malchance d’être insuffisamment velus.
Voyez, toujours chez Aristophane, le pauvre Clisthène. Son portrait, comme
aussi celui de ces coreligionnaires en glabrerie que sont les Agathon, Smicythos,
Amynias, Cléonyme et Straton 22, est aisé à dessiner. Débilité, poltronnerie,
absence de maîtrise (psychique et corporelle), minauderie, chichis, goût pour la
toilette, passion du jeu, penchant pour la passivité « sodomique » dans l’homo-
sexualité, furieuse tendance à jeter son bouclier, tout cela rime avec l’absence de
pilosité. Ces « personnages » souffrent (dirions-nous) d’une « anandrie 23 », et
la réalité sociologique de la cité invite à voir en eux plus que des « personnages »
de théâtre. Les spectateurs, en effet, pouvaient les rencontrer sur l’agora, voire
les entendre à la tribune de la Pnyx (un Amynias, un Agathon, un Epicratès),
ces saillies portent alors de façon plus personnelle. La scie la plus répandue est
celle qui consiste à faire du glabre une femme. C’est le thème de la conversa-
tion entre Socrate et Strepsiade dans les Nuées (658-92). Mais, pour revenir
au costume pileux, de façon étrangement analogue aux héros que nous allons
rencontrer, ces moqués de comédie sont glabres, mais chevelus. Pas de poil au
menton (ou sitôt pourchassé par le rasoir), mais de longues boucles soignées 24.
20. Se dit d’abord des poils de la lèvre supérieure – i.e. les moustaches –, mais cela désigne aussi, voire surtout
la barbe, toute pilosité du visage ; c’est ainsi que l’on dit de quelqu’un qu’il est dans sa première hypènè.
21. Fr. B 67 DK.
22. Toutes les sources sur ce portrait robot dans ma communication au colloque de Paris (2-4 mai
2002), « Les codes du genre et les maladies de l’andreia : rencontres entre structure et histoire
dans l’Athènes classique », La violence dans les mondes grec et romain, Bertrand J.-M. (dir.), Paris,
Publications de la Sorbonne, p. 2005, 247-267, spécialement p. 250.
23. Ces guillemets pour mettre en valeur, et non pour signaler quelque néologisme. Voir la note 7 p. 250
de l’étude citée à la note précédente.
24. Amynias fils de Pronapès, dans les Guêpes comme joueur invétéré (philokybos, v. 74) ; cf. Eschine,
Contre Timarque, 67) et comme renommé pour sa chevelure (v. 466) Aristophane forge pour lui le
mot komètamynia – « Amuniaschevelu » – que l’on traduit, difficilement, par « blondin crâneur »
ou « orgueilleux Amynias ».
143
PIERRE BRULÉ
144
PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
saire : « Le sang trempe ses cheveux tout pareils à ceux des Charites, ses
boucles, qu’enserrent et l’or et l’argent » (XVII 51-52). Et un Philostrate
revient plusieurs fois sur sa chevelure d’or alors qu’Eustathe glose à propos
de ces boucles que tout cela est bien féminin 29.
Du même côté paradoxal du doux-chevelu-bouclé-blond et néanmoins
guerrier-terrible-farouche, voir aussi ces étranges figures barbares. Ainsi les
Parthes et leur chef Suréna :
« [Les Romains sont frappés de terreur] les Parthes, jetant tout ce qui
recouvrait leur armure, apparurent scintillants comme des flammes dans
leurs casques et leurs cuirasses de fer margien étincelant de mille éclats,
avec leurs chevaux caparaçonnés de fer et de bronze. À leur tête se tenait
Suréna, le plus grand d’entre eux, mais d’une beauté efféminée qui jurait
avec sa réputation de bravoure, car il était paré à la mède, le visage fardé, la
chevelure divisée par une raie, alors que les autres Parthes, fidèles à l’usage
scythe, gardaient, pour se donner un aspect redoutable, les cheveux rejetés
en arrière » (Plutarque, Vie de Crassus, 24 ; trad. P. Bernard 30).
Voir aussi ces Gaulois, à
« […] la chair molle et la peau blanche, les cheveux naturellement blonds
dont ils s’appliquent, par les soins qu’ils leurs consacrent à en rehausser la
couleur ; à cet effet, ils les lavent fréquemment avec une lessive de chaux,
et les tirent du front vers le sommet du crâne et la nuque au point qu’ils
en viennent à ressembler à des satyres et à des Pans. Ces soins constants
donnent à leurs cheveux une telle épaisseur (pakhu), qu’ils ressemblent aux
crins des chevaux » (Diodore, V, 28).
Déconcertante alliance de la blancheur, de la mollesse, du laisser-aller
général de ces Mèdes, Gaulois, Parthes, Scythes avec une bravoure indomp-
table. Mais, le lion, n’a-t-il pas les « cheveux » longs ?
Tout cela, en contradiction avec la grande table des oppositions polari-
sées, celle, par exemple du rédacteur aristotélicien des Physiognomônica qui
n’a qu’à y poser ses pions :
« Ceux qui ont des cheveux raides et hérissés dénotent un tempérament
de lâche, mais les cheveux crépus aussi. C’est entre-deux, ceux qui ont les
cheveux souples du bout qui jouissent d’un cœur vaillant, comme le prouve
le lion avec sa crinière. Ceux dont les cheveux dégagent, à l’avant du crâne,
le sommet du front (ajnastei`lon, qu’il faut corriger en ajnavs illon en
suivant P. Bernard) ont un tempérament épris d’indépendance (e[conte~
ejleuqevrioi). Voyez les lions 31. Ceux dont le front, au-dessus du nez, est
envahi par un excès de cheveux, ont un tempérament servile (ajneleuvqeroi).
Cela est comme il se doit, car c’est un trait qui convient aux esclaves » (Ps-
Aristote, Physiognomônica, 69, 812b ; trad. P. Bernard)
29. Les héroïques, Ol., 715, 23 et Lettre, 16, 10 et Comm. Il., p. 1094, 52.
30. « Plutarque et la coiffure des Parthes et des nomades », JS, 1980, p. 67-84.
31. On retrouve le lion chez le Ps-Aristote en 41, 809b.
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PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
p. 216). Mythe ou réalité ? J’ai entendu souvent dans ma jeunesse parler des saint-cyriens, fauchés par les
mitrailleuses allemandes en 1914, et les adultes insistaient sur leur tenue : en casoar et gants blancs.
36. Xénophon ne dit pas tout à fait que « ceux qui étaient parvenus à l’âge d’homme » étaient autorisés à
« laisser croître leur chevelure » comme le traduit de Ollier Fr. dans la République des Lacédémoniens,
XI, 3 ; toi`~ uJpe;r th;n hJbhtikh;n hJlikivan, ce sont ceux qui sont parvenus à l’hèbè, c’est-à-dire
exactement la même chose que Plutarque.
37. Communication au colloque de la Faculté Victor Segalen de Brest, « Le sens du poil. Anthropologie/
mythologie de la chevelure et de la pilosité », 31 mai – 2 juin 2007.
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PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
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PIERRE BRULÉ
auquel pense Archiloque dans le fr. 92, ce qui compte, c’est que c’est la
même idée qui en sous-tend la matière 42.
Débarrassons d’abord la traduction du fr. 93 de son côté « belletristich ».
Le stratège est simplement « grand » ; sa démarche n’est pas vraiment élasti-
que : diapepligmevnon, de diaplivssw, il marche à grandes enjambées ; il
est fier non de ses cheveux frisés mais de ses boucles (toute l’iconographie
sert là de référence commune : la meilleure image contemporaine serait
celle d’anglaises) ; enfin « rasé sous le nez » prête à confusion, il est lisse, il
est nu, il est glabre, totalement rasé. Revoilà le glabre-chevelu-bouclé de
la cité (et non celui de l’épopée et de l’hyperbolique andreia). Comment
placer sa confiance d’hoplite du rang en cette « grande folle » ? Ah ! Parlez-
nous d’un trapu au cœur solide, les pieds bien ancrés dans le sol. Voilà qui
rassérène le soldat. À ce portrait mi-moral, mi-physique, ajouter les jambes.
Peri; knhvma~ ijdei`n rJoikov~, doit-on comprendre qu’Archiloque va jusqu’à
souhaiter que son stratège soit laid ? Sans doute quand rJoikov~ est synonyme
de rJaibov~, de kampulov~ ; il le souhaite tordu, panard, cagneux, et l’on voit
bien, d’ici, ce qu’avait de « populaire » cette image du stratège rassurant
en regard de l’allure du général bouclé. Sans le dire, Dion Chrysostome
(Discours, 33, 18) a fait de ce texte une lecture physiognomonique que n’eût
pas désavouée Archiloque. Ce ne sont pas, bien sûr, les soins du corps et de
la chevelure qui doivent être l’objet de l’attention d’un stratège, mais la cité,
son salut. Pour illustrer ce nécessaire dédain de son propre aspect physique
que doit cultiver le bon stratège, Dion Chrysostome cite Archiloque ; peut-
être le fait-il de mémoire, toujours est-il qu’il introduit une variante qui
ne manque pas de m’intéresser : ajllav moi, fhsivn, ei[h rJaibov~, ajsfalw`~
bebhkw;~ kai; ejpi; knhvmaisin dasuv~. Pour désigner l’homme fait, pubère,
hormonalement dans son acmé, sur lequel l’hoplite peut compter, pour
évoquer tout ça en utilisant un langage imagé, on dira que le stratège
archiloquéen doit avoir du poil aux pattes. Ajoutons, avec le Ps-Aristote
(Physiognomônica, 812b13-4), que ce trait est signe de virilité, car « les
poilus aux jambes sont enclins, comme les boucs, au coït (oiJ daseiva~
e[conte~ ta;~ knhvma~ lavgnoi. ajnafevretai ejpi; tou;~ travgou~) ». Et, par
contraste, le lâche est pâle (807b), cela correspond aux femmes (812a).
De ces lectures psychologiques et sociales des attributs corporels, les
sentences des médecins et biologistes offrent des quintessences. Galien
théorise d’ailleurs dans le Que les mœurs de l’âme sont la conséquence des
tempéraments du corps : « Quelques-uns des signes physiognomoniques nous
révèlent directement et sans aucun intermédiaire le tempérament. Ces signes
sont, par exemple, ceux qui se rapportent à la couleur, aux cheveux, et encore
à la voix ou aux fonctions des parties » (7 ; trad. Ch. Daremberg). Le fait
est trop répandu pour qu’on ne choisisse pas ; ainsi Galien encore lui qui,
42. Toohey P., « Archilochus General (fr. 114W) : Where did he come from ? », Eranos, 86, 1988,
p. 1-14.
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PROMENADE EN PAYS PILEUX HELLÉNIQUE : DE LA PHYSIOLOGIE À LA PHYSIOGNOMONIE
plusieurs fois, établit des équations du style : un cœur froid sous de glabres
poitrines est le signe de la timidité, de la pusillanimité (mellhtai;), de la
lâcheté (deiloi;, a[tolmoiv), de l’humilité (ojknhrovn) ; un cœur chaud sous de
velues poitrines est le signe de la colère (ojrgh;n), de la violence (a[grion), de la
hardiesse, de l’emportement (duvspauston) ; et, dans le sillage de ces équiva-
lences revient la phusis : en effet, le gradient est d’autant plus marqué que
les facteurs chaleur et humidité – les variables qui conditionnent la vie et la
croissance du poil – viennent amplifier ou réduire le phénomène (Art médical
XI, 10-11 ; p. 334 et 336). On lit sur les poitrines, on lit aussi, on l’a vu, sur
les cils et les sourcils (Aristote, Histoire des animaux, I, 9, 491b14-18).
Dans cette opinio communis, et en ce bas monde de soldats qui ne sont
pas des héros, la pilosité est à la fois le signe et la garantie de l’andreia, de
sorte qu’un crime absolu consiste à porter atteinte à ce capital de virilité
et de courage. Idée pérenne au point de pouvoir se lire, en sa survie, en
occident, jusqu’à nos jours. Un des discours de blâme les plus significatifs et
qui paraît écrit pour me résumer, c’est celui que tient Clément d’Alexandrie
(Le Pédagogue, III, 3, 19, 1 (trad. de Cl. Mondésert et Ch. Matray, éd. du
Cerf, 1970) dans le cadre d’une chrétienne histoire du poil 43.
« Tel est donc le signe distinctif de l’homme : la barbe, par quoi il montre
qu’il est un homme, plus ancien qu’Ève et le symbole d’une nature supérieure ;
à lui, Dieu a décidé que convenait la pilosité et il a parsemé de poils tout le
corps de l’homme, mais le seul endroit glabre et mou de son côté 44, il le lui
a enlevé pour en fabriquer le réceptacle de sa semence : une femme délicate,
Ève, qui doit l’aider à la génération des enfants et à la vie des foyers. Quant
à lui – puisqu’il avait perdu la partie glabre de son corps – il resta homme
et il montre ce qu’est l’homme ; et c’est à lui qu’a été accordé le rôle actif,
comme à elle le rôle passif. En effet, les corps velus sont par nature plus secs
et plus chauds que les corps dépourvus de poils (Xhrovtera ga;r fuvsei kai;
qermovtera ta; daseva tw`n yilw`n ejstin). C’est pourquoi les êtres mâles sont
plus velus et plus chauds que les êtres femelles, les animaux entiers plus que
ceux qui sont châtrés, les adultes plus que ceux qui n’ont pas achevé leur
croissance. Il est donc sacrilège de maltraiter ce qui est le symbole de la nature
virile, la pilosité (To; ou\n th`~ ajndrwvdou~ fuvsew~ suvmbolon, to; lavs ion,
paranomei`n ajnovsion). Mais vouloir s’embellir en s’épilant – je m’enflamme
quand j’entends ce mot – si on le fait pour un homme, c’est le signe d’un
efféminé, et si on le fait pour une femme, c’est le signe d’un adultère ; il faut
éloigner et écarter de notre vie le plus possible l’un et l’autre. “En vérité, tous
les cheveux de votre tête sont comptés”, dit le Seigneur 45 ; mais ils sont aussi
comptés, les poils qui couvrent votre menton et même assurément ceux qui
sont partout sur votre corps. »
151
Barbes, sang et genre :
afficher la différence dans le monde antique∗
Helen King∗∗
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HELEN KING
de 1897 doit aussi être replacée dans le contexte des mouvements pour
l’éducation et le vote des femmes, avance ici l’idée qu’il est possible d’être
une femme tout en possédant une barbe, la véritable nature n’étant qu’in-
correctement indiquée par l’aspect extérieur.
Pour ceux qui travaillent sur le monde antique, l’idée d’une différence
entre extériorité et intériorité ne peut que rappeler le mythe de Pandora
dont Hésiode fait la première représentante de la “race des femmes”, un être
dont la beauté extérieure cachait un gastêr vorace et l’âme d’une garce 3.
Cet article souhaite explorer une autre manière de concevoir la différence
des sexes en examinant la capacité qu’a le corps de se transformer, ainsi que
l’importance relative de la barbe et des organes génitaux dans la détermina-
tion du sexe à la lumière de la pensée médicale antique 4. Je suis consciente
des nombreuses pistes que j’aurais pu suivre, comme par exemple celle des
différentes formes de pilosité faciale des empereurs romains 5, de la barbe
du philosophe 6, ou des saintes qui, à l’instar de Wilgefortis, se laissèrent
pousser la barbe afin de préserver leur virginité 7. Dans cet article, j’exami-
nerai la question des barbes féminines à partir essentiellement des sources
médicales antiques.
3. King H., Hippocrates’ Woman: Reading the Female Body in Ancient Greece, London, New York,
Routledge, 1998, p. 23-27.
4. L’article de Fisher W. (« he Renaissance beard: masculinity in early modern England », Renaissance
Quarterly, 54, 2001, p. 155-87) est sur ce point très intéressant. Dans le cadre d’une critique plus
générale de l’ouvrage de Laqueur h., Making Sex, Cambridge, MA – London, Harvard University
Press, 1990, il y développe l’idée que « la pilosité du visage contribue souvent à définir la masculinité »
(p. 155), alors que Laqueur « réduit concrètement le “sexe” aux organes génitaux » (p. 156).
5. Cf. Vout C., « What’s in a beard ? Rethinking Hadrian’s Hellenism », Rethinking Revolutions though
Ancient Greece, Goldhill S. et Osborne R. (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2006,
p. 96-123. Les auditeurs de cette communication me rappelèrent également qu’Octavien se laissa
pousser la barbe en signe de deuil à la mort de Jules César.
6. Voir, par exemple, Lucien, L’eunuque, 7, qui se demande pourquoi un philosophe a besoin d’une
longue barbe pour inspirer confiance à ses disciples. Cf. l’article de Sudan B. dans ce volume.
7. Les thèmes envisageables ne s’arrêtent pas là, pensons, par exemple, à l’importance de l’épilation
chez les Galles.
8. Ps-Aristote, Aristotle’s Book of Problems, London, J.W. et al. (n.d.), p. 5.
9. Fissell M. E., « Hairy women and naked truths: gender and the politics of knowledge in Aristotle’s
Masterpiece », William and Mary Quarterly, 60, 2003, p. 54.
154
BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
155
HELEN KING
zone la dernière à être poilue (518a22). Chez les femmes, les poils s’étendent
jusque-là, mais ne vont pas plus loin : les barbes, à l’instar du sperme, leur
sont hors de portée. Chez les humains, le poil est dur dans les parties chaudes
du corps, et doux dans les parties froides (Histoire des animaux, 517b19-20) ;
à nouveau, la production de poils très résistants est associée à la chaleur.
La signification des poils recouvrant le corps et le visage diffère ainsi
selon que l’homme est comparé à la femme (en quel cas, les hommes sont
très poilus) ou aux bêtes (en quel cas, les hommes possèdent en fait peu de
poils, la plupart d’entre eux sur la tête, et les voient pousser en différentes
parties du corps au cours de leur existence) 16.
Selon Aristote, cependant, la menstruation distingue aussi les femmes
tout à la fois des hommes (par son existence) et des autres animaux (par leur
abondance). Les femmes sont trop froides pour produire un surplus quelcon-
que à partir duquel des poils pourraient se développer sur le visage ; la totalité
de leur résidu sert à la menstruation. Dans l’Histoire des animaux (582b-
583a), Aristote développe de manière exhaustive les raisons pour lesquelles les
menstrues sont beaucoup plus abondantes chez les femmes que chez les autres
animaux. Chez les animaux qui ne sont pas vivipares, écrit-il, le fluide en excès
est utilisé pour produire des poils, des écailles ou des plumes. Chez les animaux
vivipares, le résidu est utilisé pour produire des poils, ou s’écoule avec l’urine,
« mais chez la femme le résidu se tourne en purgation 17 » (583a3-4). Ce qui
suppose que les femmes produisent bien un résidu, et pourraient donc avoir
de la barbe, mais que ce résidu s’écoule d’une autre manière.
La barbe est ainsi l’une des manifestations par excellence du masculin,
de même que les règles caractérisent le féminin. Dans la culture grecque, le
fait de porter la barbe révèle l’andreia d’une personne 18, tandis que gynai-
keia désigne à la fois les règles et la féminité 19. Mais le port de la barbe est-il
uniquement lié à la masculinité ? Pour R. Osborne, la représentation des
corps masculins dénudés change de sens à Athènes au milieu du ve siècle et
prend alors une valeur sexuelle. Dans la sculpture, cette valeur sexuelle est
minimisée par « une focalisation sur le commun et le typique 20 ». À partir
16. Dean-Jones L., Women’s Bodies in Classical Greek Science, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 85,
remarque également qu’« Aristote éprouve des difficultés pour parvenir à une théorie expliquant
de manière cohérente la croissance des poils, car c’est au moment où les hommes, parvenus à
l’âge adulte, en produisent davantage qu’ils en perdent également davantage, et ces constats sont
tous deux également interprétés comme une preuve de la supériorité masculine ». Une version des
Problèmes d’Aristote (Cole 17-7), datant du xviie siècle, nous offre un autre exemple de ces incohé-
rences, puisque l’auteur explique que les femmes ont des cheveux plus longs que les hommes du
fait de leur plus grande humidité, tout en spécifiant qu’elles n’ont pas de barbe car « le matériau des
barbes se retrouve […] dans les cheveux » (p. 7). Mais si les femmes sont si humides, pourrions-nous
nous demander, pourquoi ne développent-elles pas une barbe plutôt qu’une longue chevelure ?
17. Trad. fr. Bertier J., Gallimard, 1994.
18. Rosen R. et Sluiter I. (dir.), Andreia: Studies in Manliness and Courage in Classical Antiquity, 2003,
Brill, Mnemosyne Supplement 238, Leiden, Boston, p. 22.
19. King H., op. cit., p. 23.
20. Osborne R., « Men without clothes: heroic nakedness and Greek art », Gender and the Body in the
Ancient Mediterranean, Wyke M. (dir.), Oxford, Blackwell, 1998, p. 95.
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BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
157
HELEN KING
la forme d’un jeune homme imberbe, tandis que la Mort est un personnage
plus âgé, barbu et « d’apparence souvent négligée 25 », s’apparentant ainsi aux
images inquiétantes et velues du bandit antique, représenté également avec
une longue barbe hirsute 26. Pour Clément d’Alexandrie, si le visage d’un
homme, à l’instar du lion, s’orne d’une barbe (Pédagogue, 3.3 ; cf. Lucien, Le
cynique, 14), cette barbe se doit encore d’être taillée 27.
Comme pour tout ce qui se rapporte aux soins du corps, la limite entre
contrôle et contrôle excessif est ténue. Une attention extrême portée à
l’apparence physique – à sa toilette, sa mise – peut avoir des répercussions
négatives, pense-t-on, non seulement sur ce que l’on montre de soi mais sur
l’essence même de la masculinité : de tels hommes « cessent de jouir d’une
bonne santé, et tombent dans la plus grande mollesse, jusqu’à jouer le rôle
des femmes » (Clément d’Alexandrie, Pédagogue, 3.15.1) 28.
Romains et Grecs partagent cette conception qui fait de la mollesse
le lot des femmes, de la dureté celui des hommes ; ils dénigrent l’épila-
tion chez les hommes – en particulier sur les jambes et le torse – comme
un comportement efféminé 29. Lorsque Clisthène est stigmatisé pour son
caractère efféminé, Aristophane fait de son absence de barbe le signe de sa
volonté d’occuper, dans les ébats amoureux, un rôle « féminin », c’est-à-dire
passif 30. Chez un homme d’âge mûr, un soin excessif de l’apparence est
toujours le signe d’un comportement « féminin ». Selon un fragment de
Scipion Émilien, transmis par Aulu-Gelle (6.12.5), P. Sulpicius Gallus rasait
ses sourcils et épilait sa barbe et ses cuisses ; une telle absence de pilosité
était considérée comme le signe d’un caractère efféminé et d’un « rôle sexuel
féminin », tout en ayant la réputation de plaire aux femmes 31. Cependant,
à la fin de la République, sans aucun doute, et aux débuts de l’Empire,
l’opinion était clairement partagée sur le fait de savoir jusqu’à quel point la
pilosité était nécessaire pour affirmer une authentique masculinité : Sénèque
(Lettres, 114, 14 ; cf. Martial, 2, 36 ; Ovide, L’Art d’aimer, 1.506) suggère
que s’épiler les jambes est excessif, mais que s’abstenir de s’épiler les aisselles
25. Stafford E., « Masculine values, feminine forms: on the gender of personified abstractions »,
hinking Men: Masculinity and its Self-Representation in the Classical Tradition, Foxhall L. et
Salmon J. (dir.), p. 50.
26. Hopwood K., « “All that may become a man”: the bandit in the ancient novel », When Men were Men:
Masculinity, Power and Identity in Classical Antiquity, Foxhall L. et Salmon J. (dir.), p. 201-202.
27. Clark G., op. cit., p. 172-3.
28. Cité dans Gleason M., « he semiotics of gender », op. cit., p. 400 ; Making Men, op. cit., p. 68.
Clément considérait également qu’Ève avait été créée de la seule partie du corps d’Adam à être
dépourvue de pilosité, de sorte que cette opération ne faisait que renforcer la « virilité » de ce
dernier : ce qui est recouvert de poils est chaud et sec (Pédagogue, 3.19.2, cité dans Gleason M.,
« he semiotics of gender », op. cit., p. 401 ; Making Men, op. cit., p. 69.
29. Gleason M., Making Men, p. 67-70 ; Williams C. A., Roman Homosexuality: Ideologies of
Masculinity in Classical Antiquity, New York, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 129.
30. Références dans Rademaker A., « “Most citizens are euruprôktoi now”: (un)manliness in
Aristophanes », Andreia: Studies in Manliness and Courage in Classical Antiquity, Rosen R. M. et
Sluiter I. (dir.), Leiden, Boston, Brill, 2003, p. 122, n. 21.
31. Williams C. A, op. cit., p. 129-130.
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BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
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HELEN KING
De fausses barbes ?
Les barbes sont ainsi causées par une chaleur naturelle, une qualité
propre aux hommes. Une femme dont la barbe pousse montre ainsi qu’elle
est trop chaude pour être une véritable femme ; logiquement, elle doit
épuiser tout son sang dans cette opération, de sorte qu’elle n’aura pas de
règles – ce qui, dans un raisonnement circulaire, prouve bien qu’elle n’est
pas une véritable femme. Sauf si elle porte une fausse barbe. Dans son étude
sur la barbe à la Renaissance, W. Fisher a montré que des barbes postiches
étaient couramment portées au théâtre durant cette période, et qu’il existait
alors ce qu’il considère comme « un marché très actif et un trafic autour
de la demande de fausses barbes 41 ». F. Frontisi-Ducroux et F. Lissarrague
ont étudié les vases « anacréontiques », ces vases attiques, pour la plupart
à figures rouges, fabriqués à la fin du vie siècle et au début du ve siècle, qui
montrent des personnages barbus avec des attributs féminins 42. Comment
les interpréter ? Comme des hommes parés de boucles d’oreilles, de coiffes
féminines, transportant des objets féminins – des ombrelles par exemple –,
ou bien comme des femmes avec de fausses barbes ? Rapprochons de cette
interrogation les analyses développées par R. Hawley 43, selon lesquelles,
dans les comédies d’Aristophane, les travestissements en homme ou en
femme n’ont pas le même impact. Chez Aristophane, comme chez Euripide,
le masculin l’emporte sur le féminin et « reste éclatant d’une manière ou
d’une autre sous un costume féminin 44 ». Dans le cas des vases anacréon-
tiques, cependant, la barbe accompagne le vêtement féminin.
Comme F. Frontisi-Ducroux et F. Lissarrague l’ont montré, les inter-
prétations proposées pour ces peintures hésitent entre une explication
religieuse – ces pratiques s’inscrivant dans un rituel qui serait l’objet de
ces représentations – et une explication historique qui les associe à l’arrivée
à Athènes d’Anacréon. Dans la première interprétation, la fête religieuse
envisagée est celle des Skirophoria, au cours de laquelle hommes et femmes
se travestissent, ou bien encore celle des Lenaia.
40. Dans les sources du début de l’époque moderne, cette image de la fleur-qui-devient-fruit est plus
communément appliquée aux menstruations, cf. King H., he Disease of Virgins: Green Sickness,
Chlorosis and the Problems of Puberty, London, New York, Routledge, 2003, p. 157, note 23. Il est
donc intéressant de constater qu’Alcméon utilise ici cette image pour décrire le corps masculin.
41. Fisher W., « he Renaissance beard », p. 163-165.
42. Frontisi-Ducroux F. et Lissarrague F., « From ambiguity to ambivalence: a Dionysiac excursion
through the “Anakreontic” vases », Before Sexuality: the Construction of Erotic Experience in the
Ancient Greek world, Halperin D. M., Winkler J. J. et Zeitlin F. I. (dir.), p. 211-56.
43. Hawley R., op. cit., p. 91.
44. Ibid., p. 98.
160
BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
Mais ces images étaient-elles aussi ambiguës pour un Grec qu’elles le sont
pour nous ? F. Frontisi-Ducroux et F. Lissarrague répondent par la négative :
pour un Grec, les barbes l’emporteraient, dans le sens où « leur référent est
assurément masculin », le système dans lequel ces images s’insèrent étant
« barbocentrique 45 ». L’activité décrite sur ces vases est masculine, et ce
n’est qu’en contribuant à un accompagnement musical que les femmes sont
présentes, rôle qui peut d’ailleurs être également tenu par de jeunes garçons.
Les hommes, tels qu’ils sont représentés, n’ont pas perdu leur virilité ; quels
que soient leurs attributs ou leur parure, au contraire, ils conservent très
fermement leur barbe, à la différence de personnages tels que l’Agathon
d’Aristophane, ce poète efféminé dont la barbe est rasée. Les hommes
peints sur les vases anacréontiques jouent ainsi avec l’idée de devenir l’Autre
– l’Oriental, la femme – tout en restant très fermement le Même. Que peut-
on en déduire sur les hommes travestis en femmes ? Leur masculinité « ne
transperce pas » leur vêtement ; ils doivent mettre en évidence leur barbe de
manière à rassurer les spectateurs, ou se rassurer, sur le fait que tout ce qui
est caché est bien présent et conforme à ce que l’on est droit d’attendre.
Femmes à barbe
Nous venons de voir que le travestissement constitue une menace pour la
virilité, non pour la féminité. Dans cette dernière partie, je développerai l’idée
que les femmes à barbe révèlent la fragilité d’une féminité qui ne bénéficie pas
d’un soutien masculin. Si l’homme imberbe d’âge mûr est suspect – en tant
que glaber, en tant qu’être féminisé, en tant qu’il prend le risque de susciter
un profond bouleversement de sa véritable nature – quel est le message de la
femme à barbe ? De façon générale, pour les Hippocratiques la femme virile
est le fruit du rapport de forces entre les semences paternelles et maternelles, la
semence féminine du père l’emportant sur la semence masculine de la mère 46.
Selon Aristote, le menton des femmes ne saurait se couvrir de poils, si ce n’est
après l’arrêt de leurs règles. Un homme imberbe de naissance est de mauvais
augure (teras), explique Épictète, de même qu’une femme barbue (3.1.27
sqq.) 47. Pour la prêtresse d’Athéna, en Carie, une barbe est également un signe
de mauvais augure : « Les Pédasiens habitaient l’arrière-pays d’Halicarnasse ;
lorsqu’un malheur les menaçait, eux et leurs voisins, la prêtresse d’Athéna
voyait une longue barbe lui pousser au menton : la chose s’est produite trois
fois chez eux 48 » (Hérodote 1.175.104).
45. Frontisi-Ducroux F. et Lissarrague F., op. cit., p. 219 et 228. Fisher W. (« he Renaissance
beard », p. 158) oppose cette importance accordée à la barbe à ce qu’il qualifie, chez Laqueur h.,
de « génitocentrisme ».
46. Hanson A. E., « Conception, gestation, and the origin of female nature in the Corpus
Hippocraticum », Helios, 19, 1992, p. 43 ; King H., op. cit., p. 8-9.
47. Cité dans Gleason M., « he semiotics of gender », op. cit., p. 401 ; Making Men, op. cit., p. 69.
48. Trad. fr. Barguet A., Paris, Gallimard, 1964.
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HELEN KING
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BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
rent que le seul espoir de lui rendre sa féminité était le retour à un écoulement
normal des règles. Mais dans son cas également ce ne fut pas possible, malgré
tous nos efforts, et elle mourut rapidement » (Épidémies, 6.8.32) 49.
Dans les deux récits, l’élément qui déclenche les perturbations est le
départ du mari 50. La version hippocratique implique que le sang menstruel
est consumé par la chaleur du corps ; à l’issue de ce processus, il se manifeste
sous la forme de poils sur le corps et le visage ; la version proposée par
Diodore met en jeu de « fortes fièvres » qui provoquent une transformation
des organes corporels eux-mêmes.
À la Renaissance et au début de l’époque moderne, il était possible aux
lecteurs d’Hippocrate de mêler entre elles les conceptions hippocratiques
et aristotéliciennes de la menstruation et de la pilosité. Aristote pensait que
les femmes qui ont un « air masculin » (sans donner plus de détails) n’ont
pas de règles (Génération des animaux, 747a1-3). En 1664, Daniel Sennert
décrit comme suit ce qui arriva à Phaethousa :
« Hippocrate évoque le cas d’une femme à barbe, Phaethusa, épouse de
Pythius, car les poils doivent leur origine et leur croissance au résidu noble
de la nourriture, c’est-à-dire des parties excrémentielles du sang. Et si les
écoulements périodiques cessent, et que les humeurs vicieuses qui normale-
ment sont ainsi évacuées, envahissent le corps, ces dernières causent diverses
maladies, provoquent divers symptômes ; le corps de la femme, notamment,
se couvre de poils et elle développe une barbe, ce qui est rare 51. »
D’autres lectures de l’histoire de Phaethousa, au début de l’époque
moderne, soulèvent des questions en très étroite relation avec notre propos.
Les femmes barbues étaient alors souvent perçues comme des « monstres 52 ».
Alors que l’exposé hippocratique des faits se termine par la mort des deux
malades, les commentateurs d’époque moderne préférent habituellement ne
pas préciser ce point ; ils ne mentionnent ce récit qu’en tant qu’exemple parmi
d’autres d’un apparent changement de sexe, en remarquant simplement que
c’est lorsque Phaethousa et Nanno virent leurs règles cesser qu’une barbe leur
49. Cette traduction suit celle proposée par Smith, dans l’édition Loeb (VII, p. 289-91) ; les variantes
entre crochets présentent les différents choix de traduction qu’autorise le texte grec.
50. À l’encontre de la convention qui veut que le nom d’une femme, en Grèce, ne soit pas précisé,
pour autant qu’elle soit encore en vie et « respectable », Phaetousa et Nanno sont toutes deux
nommées, et non pas simplement désignées par le nom de leur époux. Les saintes qui virent leur
barbe pousser n’entrent pas dans les limites de cet article : le cas de la fille de Symmachus, Galla, est
cependant particulièrement intéressant pour notre propos puisque lorsqu’elle devint veuve et refusa
tout remariage, une barbe lui poussa en réponse à ses prières ; elle développa alors un cancer du sein,
et mourut, cf. Dean-Jones L., op. cit., p. 134 note 76 ; Delcourt M., Hermaphrodite. Myths and
Rites of the Bisexual Figure in Classical Antiquity, London, Studio Books, 1962, p. 91-92.
51. Sennert D., Practical Physick, the Fourth Book in hree Parts, tr. Nicholas Culpeper and Abdiah
Cole, London, Peter Cole, 1664, p. 127. Mercuriale G., De morbis muliebribus praelectiones,
Venice, apud Juntas, 1591, p. 132, dans son commentaire de la fin d’Épidémies VI, remarque « ubi
exemplum affert Phaetuae, et Namysiae, quae ob retentos menses barbam acquisierunt ». Namysia (au
lieu de Nanno) est la leçon retenue dans la vulgate du Corpus hippocratique.
52. Fisher W., « he Renaissance beard », op. cit., p. 170.
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BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
Phaethousa, avant que son mari ne la quitte et que sa barbe ne pousse, est
oikouros, une parfaite femme au foyer, Héraïs semble suivre ce même modèle de
l’oikouros, de manière à ce que son apparence et son comportement paraissent
encore davantage « féminins », cachant son terrible secret sous ses vêtements.
Au retour de son mari, sa situation devient de nouveau précaire. Elle se refuse
à lui, ce qui les mène finalement à un procès au cours duquel son mari revendi-
que son droit, tandis que son père – qui connaît son secret – reconnaît à sa fille
le droit de ne pas avoir de relations sexuelles. Lorsque le jugement est prononcé
en faveur du mari, Héraïs est contrainte de révéler sa transformation physique :
« Prenant son courage à deux mains, elle défit le vêtement qui la dissimulait,
exposant à tous sa virilité, et se lança dans une protestation indignée, arguant
que nul ne pouvait imposer à un homme de vivre avec un autre homme. » En
fin de compte, son nouveau statut est reconnu, et elle s’enrôle dans la cavale-
rie. Quant à Callo, après la reconnaissance de sa nouvelle masculinité, elle
abandonna toute tentative de paraître oikouros ; elle « mit de côté ses navettes,
ainsi que tous les instruments utilisés par les femmes dans leurs travaux ».
La révélation publique des transformations subies par son corps permet
de rapprocher Héraïs d’un autre personnage antique, qui exerça par la
suite une certaine influence dans l’histoire de la médecine, l’Hagnodikè
d’Hygin, la « première sage-femme » (Fabula 274) 58. Après avoir revêtu
des vêtements masculins, pour contourner la loi interdisant aux femmes
de pratiquer la médecine, et pris l’apparence d’un jeune homme imberbe,
elle remporta un grand succès en tant que médecin, jusqu’au jour où elle
fut accusée de séduire ses patientes ; les voix qui, par jalousie, s’élevèrent
contre elle, s’appuyèrent sur le fait qu’elle était glaber 59. Conduite devant le
tribunal, elle effectua le geste d’anasyrmos, retroussant ses vêtements afin de
prouver qu’elle n’était pas un homme, et qu’elle n’avait donc pas pu séduire
les femmes dont elle s’était occupée. Le terme glaber ne renvoie pas simple-
ment à son aspect extérieur – le fait d’être imberbe – mais aussi à ce qui est
supposé l’accompagner – l’attirance sexuelle. La révélation par Hagnodikè
de son véritable sexe suscite alors une nouvelle accusation, celle de pratiquer
la médecine alors que cet exercice est interdit aux femmes.
Phaethousa se masculinise seulement jusqu’au stade d’un développement
de sa pilosité et d’une modification de sa voix. La transformation d’Héraïs
concerne par contre ses organes génitaux. Quel effet ces histoires ont-elles
sur le lecteur ? Le fait qu’un individu puisse changer de sexe suscite-t-il une
inquiétude quant au caractère incertain des identités masculine et féminine,
quant à sa propre identité sexuelle ? Il n’en est rien, et je développerai l’idée
que c’est précisément le rôle de la médecine, dans ces histoires, d’intervenir
pour tenter d’apaiser de telles inquiétudes.
58. King H., op. cit., p. 181-187.
59. King H, « Agnodike and the profession of medicine », Proceedings of the Cambridge Philological
Society, 32, 1986, p. 74, n. 63.
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HELEN KING
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BARBES, SANG ET GENRE : AFFICHER LA DIFFÉRENCE DANS LE MONDE ANTIQUE
morales, 245c-f), nous entendons parler d’une étrange loi, selon laquelle « les
femmes mariées ayant une barbe doivent partager le lit de leur mari 61 ».
J. McInerney insiste sur le fait que l’ambition de Plutarque, en écrivant les
Conduites méritoires de femmes, est de démontrer que les deux sexes partagent
les mêmes vertus : les femmes, tout autant que les hommes, sont capables de
faire preuve de « bravoure, sagesse et justice » (243d) 62. Il remarque également
que, dans ce traité, c’est généralement par le corps que la bravoure, andreia,
se démontre, précisant que « la vertu des femmes dépend étroitement de leur
corps et d’une gamme de comportements, tabous et restrictions centrés sur le
corps 63 ». Mais, avoir accès, pour une femme, à l’andreia, n’est pas sans poser
problème, puisqu’il s’agit de « la vertu qui, plus que toute autre, par définition,
fait d’un homme un homme 64 ». En effet, « comment célébrer la bravoure
d’une femme sans en même temps célébrer la femme virile 65 ».
Dans les récits se rapportant aux Persanes (246a-b) et aux Lyciennes
(247f-248d), les femmes accomplissent le même geste qu’Hagnodikè,
l’anasyrmos : elles soulèvent leurs vêtements et montrent leur sexe, un
geste humiliant pour les hommes qui leur rappelle ce qu’est leur véritable
place dans le monde 66. Ce geste n’est en réalité pas choquant car il est
conventionnellement associé à la fertilité (pensons à l’histoire de Déméter et
Baubo) et met en avant le rôle traditionnel des femmes. Dans d’autres récits
de conduites méritoires, il est associé aux insultes verbales que les femmes
adressent aux hommes qui font preuve de faiblesse, dénoncés comme kakoi,
« mauvais en leur genre », puisque ne répondant pas à ce que l’on est en
droit d’attendre d’eux (par exemple, 245a) 67.
Peut-on considérer les barbes de femmes mariées comme la manifestation
d’une andreia hors du commun ? La loi selon laquelle ces femmes doivent
partager le lit de leur époux rappelle ce que Diodore écrit à propos d’Héraïs :
« Elle se lança dans une protestation indignée, arguant que nul ne pouvait
imposer à un homme de vivre avec un autre homme. » D’un point de vue
médical, cette loi pourrait être interprétée comme une forme de thérapie :
61. Relevons que le texte pourrrait aussi se comprendre « en portant une barbe », ce qui renverrait à un
rituel de travestissement (note du traducteur J. W.)
62. McInermy J., « Plutarch’s manly women », Andreia: Studies in Manliness and Courage in Classical
Antiquity, Rosen R. M. et Sluiter I. (dir.), p. 320-1.
63. Op. cit., p. 328.
64. Op. cit., p. 321.
65. Op. cit., p. 322. Traditionnellement, les Grecs considèrent que l’andreia des femmes est inférieure à
celle des hommes ; un homme qui ne ferait pas preuve de plus de courage qu’une femme ne pourrait
être qu’un lâche (Aristote, Politique, 1277b20).
66. King H., « Agnodike… », op. cit., p. 65-67 ; McInermy J., op. cit., p. 328.
67. Sur le sens de kakos, « mauvais en son genre », en plus de « lâche », voir King H., « Agnodike… »,
op. cit., p. 66. Pour l’équivalence entre anandria et kakia, voir Rosen R. et Sluiter I., op. cit., p. 13
note 22. Dans le traité de Plutarque, les Persanes raillent les hommes qui font preuve de lâcheté
et prononcent ces mots : « Où crouyez-vous pouvoir vous échapper, vous qui de tous les hommes
êtes les plus kakoi ? » (246a). Cf. King H., « Agnodike… », op. cit., p. 65, à propos du vocabulaire
utilisé dans les différentes versions de ce récit.
167
HELEN KING
les femmes à barbe devraient dormir avec leur époux pour que les relations
sexuelles fassent réapparaître leurs règles – la barbe elle-même étant bien la
preuve de leur disparition – et leur rendre ainsi leur condition de femme 68.
Plus généralement, les femmes qui dans les récits de Plutarque font preuve
d’andreia rassurent également ceux qui en sont les témoins en démontrant
que leurs organes sexuels sont bien ceux de femmes, et qu’elles ne sont donc
bien que des femmes remarquables par leur bravoure, et non des hommes.
Plutôt que de montrer à l’assistance la conformité de leurs organes génitaux,
les femmes à barbe qui partagent le lit de leur époux permettent ainsi à ces
derniers, également, de vérifier visuellement (et par le toucher ?) ce qu’il en est
de leur organe sexuel, et de s’assurer ainsi que l’apparence masculine du visage
de leur épouse n’a aucune conséquence sur leur morphologie sexuelle.
Conclusion
Dans les cultures « barbocentriques » antiques, les barbes sont aux
hommes ce que les règles sont aux femmes : le signe extérieur, manifeste,
d’une chaleur corporelle en conformité avec leur genre. Vers le milieu du
ve siècle av. J.-C., sous l’influence des théories médicales, la barbe apporte
alors plus de renseignements sur le comportement sexuel que sur l’âge.
Pour un homme, avoir une barbe conforme aux normes en vigueur fait
partie d’une existence civilisée ; une pilosité sans soin est l’attribut de ceux
qui vivent de violences et de crimes. Mais un soin excessif est également
pernicieux, car il peut altérer l’essence même de la masculinité dont la
barbe n’est pas seulement le symbole, mais le produit. Pour une femme,
le fait d’avoir une barbe est potentiellement de mauvais augure, le signe
d’un bouleversement de l’équilibre cosmique. Acceptable dans un contexte
rituel, une telle barbe devient le symptôme d’un danger lorsqu’elle est bien
réelle, menaçant de mort celle qui la porte. Elle peut être expliquée, de
même qu’un changement radical de sexe, par un excès de chaleur corpo-
relle, lui-même provoqué par le départ du mari. Tandis que les récits de
changement de sexe démontrent à leur manière le caractère permanent des
identités genrées en insistant sur le fait que ces femmes avaient « en réalité »
des organes masculins, les histoires qui se rapportent aux femmes à barbe
peuvent être rapprochées d’autres textes dans lesquels le corps féminin s’affi-
che d’une manière qui ne menace pas mais valide la distinction des sexes.
Chez les auteurs de traités médicaux, les cas des femmes à barbe permettent
de souligner le rôle essentiel joué par la menstruation comme par le mariage
dans la construction d’une féminité « normale ».
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Favorinus d’Arles : corps ingrat, prodigieux destin
Bruno Sudan
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BRUNO SUDAN
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FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
comportement et les propos dénoncés par Polémon sont plutôt ceux d’un
homme. Si l’on en croit l’anonyme latin De la physiognomonie, la débauche
de Favorinus pouvait pourtant le conduire parfois à « subir toutes les
turpitudes » et à « faire tout ce qu’il subissait 14 ».
Il est aujourd’hui possible de donner un nom précis à la nature inhabi-
tuelle de Favorinus. Tenant compte du fait qu’un texte dit expressément que
Favorinus n’a pas été castré, mais qu’il est « né sans testicules 15 », on peut
supposer que les caractéristiques féminines qu’il présentait relèvent d’une
sorte de pseudo-hermaphrodisme. Favorinus souffrait de ce que l’on appelle
le syndrome de Reifenstein, pathologie qui montre en l’homme une plus
grande part de féminité mais qui n’exclut en rien une activité sexuelle 16.
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FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
32. Tite-Live, op. cit., 43, 13, 1. Voir aussi Bloch R., op. cit., p. 146 sqq. ; Allély A., 2004, op. cit.,
p. 77.
33. Cicéron, De la divination, 2, 60-61 (trad. Freyburger G. et Scheid J., Paris, Les Belles Lettres,
1992). Voir aussi 2, 27.
34. Diodore, Bibliothèque, 32, 12, 2.
173
BRUNO SUDAN
que les hermaphrodites ne sont plus considérés comme des prodiges (prodi-
giis), mais qu’ils sont devenus « une source de plaisir » (deliciis) 35. L’image
de l’hermaphrodite ne sera pas corrigée définitivement pour autant. À la
fin du iie siècle apr. J.-C., Clément d’Alexandrie n’hésitera pas à traiter les
androgynes de « maudits » (ejxwlw`n) 36.
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FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
175
BRUNO SUDAN
54. Dion de Pruse, Discours, 35, 2 ; 35, 11 ; Arrien, Entretiens d’Épictète, 4, 8, 12 ; Aulu-Gelle, op.
cit., 9, 2 ; Philostrate, op. cit., 1, 8 ; 1, 32 ; Artémidore, La Clef des Songes, 1, 18. Le prêtre, dans
la tradition judéo-chrétienne, doit aussi porter une barbe. Cf. Lévitique, 21.
55. Dion de Pruse, op. cit., 35, 11.
56. Dion de Pruse, op. cit., 35, 2 ; 12, 15.
57. Philostrate, op. cit., 7, 34.
58. Philostrate, op. cit., 7, 36.
59. Polémon, op. cit., in Förster R., op. cit., p. 162, 1.
60. Dion de Pruse, op. cit., 35, 2 ; 35, 11.
61. Musonius, op. cit., 21.
62. Ibid. : tiv ga;r dh; kai; eijs i;n aiJ trivce~ ajnqrwvpoi~ bavro~ eij mh; nh; Diva kai; toi`~ ojrnevoi~ ta; ptera;
faivh ti~ a]n ei\nai bavro~.
63. Lucien, Eunuque, 8.
64. Philostrate, Vies des sophistes, 1, 8, 489.
176
FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
177
BRUNO SUDAN
76. Horace, Satires, 2, 3, 35. Voir aussi un distique attribué à Lucien, dans l’Anthologie Palatine, 11,
430 : Eij to; trevfein pwvgwna dokei`~ sofivan peripoiei`n, kai; travgo~ eujpwvgwn ai\y∆ o{lo~ ejsti;
Plavtwn (« Si tu crois qu’entretenir une barbe confère la sagesse, alors, un bouc bien barbu est pour
le coup un parfait Platon »).
77. Martial, Épigrammes, 9, 47, 1-4 (trad. Izaac H. J., Paris, Les Belles Lettres, 1973) : Democritos,
Zenonas inexplicitosque Platonas / quidquid et hirsutis squalet imaginibus, / sic quasi Pythagorae loqueris
successor et heres ; / praependet sane nec tibi barba minor.
78. Cf. Arsenius, Apophthegmata, 93e.
79. Quintilien, op. cit., 12, 3, 12.
80. Lucien, Icaroménippe, 5 ; pour l’air sévère et la barbe, cf. aussi Quintilien, op. cit., 11, 1, 34.
81. Perse, Satires, 4, 1.
82. Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des Grands, 33 et 25 ; Eunuque, 8 ; Artémidore, La Clef des
Songes, 1, 30.
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FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
font cortège ; cela lui donne le bruit d’un amateur des sciences grecques, qui
chérit les lettres et les arts. En vérité, mon cher, tu cours grand risque qu’au
lieu de tes beaux discours, il n’achète de toi que la barbe et le manteau 83. »
Parmi les figures barbues de l’Antiquité, il paraît difficile de ne pas faire
mention du Christ. Tout le monde connaît son visage, celui d’un homme
d’âge moyen, barbu. Or le Christ n’a peut-être jamais porté de barbe. Les
sources écrites, à tout le moins, n’évoquent nulle part son apparence et les
plus anciennes représentations qui nous sont parvenues remontent au plus tôt
au milieu du iiie siècle. Si l’on consulte ces premières images, on observe que
le Christ est représenté soit sous la forme d’un enfant, soit sous les traits d’un
jeune homme, imberbe 84. La barbe du Christ, qui nous est si familière, ne
date en fait que de la deuxième moitié du ive siècle 85. Faut-il lui donner une
signification particulière ? L’apparence nouvelle du Christ révèle surtout que
la physionomie n’est pas anodine, même pour le Christ. L’apparence délivre
un message, manifeste une part de l’identité de l’individu. Le visage barbu
que les commanditaires ou les sculpteurs ont soudain choisi de représenter
est signe et expression d’une perception nouvelle de la figure du Christ.
Sur une plaque sculptée du début du ive siècle, le Christ barbu ressemble
étrangement à un philosophe, et plus particulièrement à un philosophe
cynique 86. Outre la barbe, il porte le manteau sans tunique propre au
philosophe cynique. Veut-on alors délibérément associer la figure du Christ
à celle d’un philosophe ? Aucune réponse définitive ne peut être donnée.
On doit se contenter de constater que ce type de Christ n’a pas connu de
succès et constitue à ce jour un exemplaire unique.
Aujourd’hui, en tenant compte de l’ensemble des œuvres du ive siècle,
on pense plus généralement que la barbe qui est alors attribuée au Christ est
une marque d’auctoritas et une manifestation, au sens fort du terme, de sa
divinité 87. Dans le contexte de débats vigoureux caractérisant le ive siècle
– que l’on pense à la question de l’arianisme âprement discutée lors du
83. Ibid., 25. Nombreux étaient aussi ceux qui voulaient se faire passer pour des philosophes en
adoptant simplement leur apparence. Cf. Arrien, op. cit., 4, 8, 15-16; 4, 8, 12 ; Dion Cassius,
Histoire romaine, 65, 13.
84. Le Christ apparaît comme un enfant dans des scènes de baptême et comme un jeune homme
dans des scènes de miracles. Il est important de noter que les images d’un Christ imberbe vont
être fréquentes au moins jusqu’au vie siècle. Pour la problématique des représentations du Christ
paléochrétien, voir Spieser J.-M., « he representation of Christ in the apses of early christian
churches », Gesta 37, 1998, p. 63-73 ; Boespflug F., Spieser J.-M., Heck C. et Da Costa V., Le
Christ dans l’art. Des catacombes au XXe siècle, Paris, Bayard, 2000.
85. Voir notamment le plafond du cubiculum de Léon dans la catacombe de Commodilla et la « Crypte
des Saints » de la catacombe de Pierre et Marcellin, où le Christ est pourvu d’une barbe, même
assez longue.
86. Pour l’identification d’un Christ-philosophe, voir Gerke F., Der Sarkophag des Iunius Bassus, Berlin,
Mann, 1936, p. 10. Cette image du Christ a aussi été rapprochée des figures d’Asclépios, ou de Zeus
– les dieux antiques portant également une barbe. Cf. Dinkler E., Christus und Asklepios. Zum
Christustypus der polychromen Platten in Museo Nazionale Romano, Heidelberg, Winter C., 1980.
87. Pour un approfondissement de ces deux aspects, voir Spieser J.-M., Autour de la « Traditio Legis »,
hessalonique, 2004, p. 17-26.
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FAVORINUS D’ARLES : CORPS INGRAT, PRODIGIEUX DESTIN
L’esprit de chicane (filoneikiva) était alors très en vogue 94. Il était même
une des particularités du courant de la diatribe cynico-stoïcienne 95.
Malgré les quolibets et les propos acerbes, Favorinus fut réellement
reconnu comme un « philosophe ». Son disciple Aulu-Gelle parle de lui en
disant « le philosophe Favorinus », c’est aussi le titre que lui donne le savant
grammairien Domitius, et c’est ainsi que Philostrate le définit dans la Vie
qu’il lui consacre 96. Favorinus intervenait dans le cercle philosophique de
Plutarque où il passait pour un ardent défenseur de la pensée d’Aristote et
ses idées faisaient l’objet d’une rigoureuse discussion de la part de Galien 97.
Favorinus proclamait s’être consacré entièrement à la philosophie et être
parvenu à inciter bien des Grecs et bien des barbares à philosopher avec lui 98.
L’école philosophique à laquelle il se rattachait était la Nouvelle Académie.
Favorinus avait ainsi pour principe de « creuser plutôt que de trancher les
questions 99 ». Son œuvre compte de nombreux ouvrages philosophiques,
portant notamment sur Socrate (De Socrate, et de ses principes sur l’amour 100),
sur Platon (De Platon 101 et Des idées 102) et sur l’Académie (Plutarque, ou du
système de l’école académique 103 et De l’impression cognitive 104).
Son corps apparemment ingrat ne l’a pas empêché de fréquenter les
personnages les plus en vue de son temps. Il était un ami du rhéteur
Fronton, il s’entretenait de droit avec le jurisconsulte Sextus Caecilius et
il était encore un familier de l’empereur Hadrien, qui le tenait en haute
estime 105. Ironie du sort, l’empereur Hadrien fut le premier empereur de
Rome à adopter la barbe… Voulait-il passer lui-même pour un philosophe ?
La question reste ouverte 106 !
Il semble finalement que l’apparence, qui met en jeu tout un système de
valeurs, ne peut s’appréhender simplement. En dépit des sarcasmes de Lucien
et de Polémon, en dépit des considérations théoriques d’un Quintilien,
Favorinus a réussi sa carrière. Son corps d’eunuque ne l’a pas fait passer pour
94. Cf. Plutarque, Propos de table, 618 E-F ; 713 F ; 736 E.
95. Pernot L., « Lucien et Dion de Pruse », Lucien de Samosate. Actes du colloque international de
Lyon organisé les 30 septembre – 1er octobre 1993, Billault A. (éd.), Paris, De Boccard, 1994,
p. 111-112.
96. Aulu-Gelle, op. cit., 1, 3, 26 ; 1, 10 ; 2, 5 ; 2, 26 ; 3, 1 ; 3, 19 ; 4, 1 ; 8, 14 ; 9, 13, 5 ; 12, 1, 1 ;
14, 1 ; 17, 10, 1 ; 18, 7 ; 19, 1 ; 20, 1. Philostrate, op. cit., 1, 8, 489. Voir aussi Galien, Sur la
meilleure manière d’enseigner, 1, 1.
97. Plutarque, op. cit., 734C - 736B ; Galien, op. cit., 1.
98. Aulu-Gelle, op. cit., 4, 1 ; Favorinus, op. cit., 26-27.
99. Il pratique l’épochè, la « suspension de jugement ». Cf. Plutarque, Sur le principe du froid, 1 ;
Aulu-Gelle, op. cit., 20, 1, 9 ; Galien, op. cit., 1, 1.
100. Souda, s.v. Fabwri`no~.
101. Ibid.
102. Phrynichus, Eglogues, p. 248 (Lobeck).
103. Galien, op. cit., 1, 2.
104. Ibid., 1, 3.
105. Aulu-Gelle, op. cit., 2, 26 ; 20, 1 ; Histoire Auguste (Aelius Spart.), Vie d’Hadrien, 1, 15, 12 ; 1,
16, 10.
106. Voir notamment Zanker P., he Mask of Socrates. he Image of the Intellectual in Antiquity,
Berkeley, Los Angeles, Oxford, Univ. of California Press, 1995, p. 217-266.
181
BRUNO SUDAN
un des fléaux tant redoutés par les Romains de la période républicaine. Son
visage à jamais imberbe ne l’a en rien empêché de devenir philosophe et d’être
reconnu comme « le premier des Grecs » (oJ prw`to~ tw`n ÔEllhvnwn dovxa~
ei\nai) 107. Comme Favorinus aimait à le dire, toutes les cités « non seule-
ment le recevaient avec grand plaisir, mais encore l’invitaient, lui envoyaient
partout des ambassades et l’honoraient de privilèges de toutes sortes 108 ». La
plus belle preuve de son succès – et de son acceptation totale – est sans aucun
doute la statue qu’on a voulu ériger de lui à Athènes et à Corinthe 109.
182
Cinquième partie
ÉTUDES PHYSIOGNOMONIQUES
La physiognomonie antique : bref état des lieux
Jérôme Wilgaux
« Pour ce qui concerne les jeunes gens eux-mêmes, on apprend (s’ils sont
purs et aptes à devenir philosophes) en observant leur physionomie. Car les
yeux indiquent souvent le caractère des hommes, et les sourcils et les joues
offrent à une observation attentive bien des signes, où des savants qui ont
étudié la nature peuvent voir le fond du cœur des hommes, ainsi qu’on voit
les visages dans un miroir 1. »
Ainsi s’exprime un roi indien, dans le récit de Philostrate, lors d’une
conversation avec Apollonius de Tyane, et ces indications témoignent tout
à la fois de l’intérêt accordé dans l’Antiquité à la physiognomonie et des
difficultés propres à cet art 2. Car si le corps – et plus particulièrement le
visage – peut dévoiler ce qu’est la véritable nature d’un homme, au plus
profond de son être, seuls des experts sont habilités à un examen que
l’ouvrage associe, par l’intermédiaire des Indiens, au merveilleux et à la
maîtrise la plus parfaite qui soit de la sagesse.
Pour le dire brièvement, la physiognomonie est l’art de porter un
jugement sur les personnes à partir de leur apparence physique, et ainsi de
leur attribuer un caractère particulier 3. En tant que telle, cette démarche
s’inscrit pleinement dans le paradigme indiciaire tel qu’il a été défini par
Carlo Ginzburg – les réalités des corps et des êtres ne pouvant être déchif-
1. Philostrate, Apollonius de Tyane. Sa vie, ses voyages, ses prodiges, trad. par Chassang A., Paris, Sand,
1995, p. 76.
2. La physiognomonie est généralement présentée comme relevant du domaine des tekhnai ; sur ce
terme, voir dernièrement Vitrac B., « De l’infinie variété et de l’innombrable multitude des tekhnai
et des artes », Mètis, n.s., 5, 2007, p. 11-26.
3. Il existe plusieurs présentations générales, en français, de la physiognomonie antique, auxquelles le
lecteur peut également se reporter, notamment Dagron G., « Image de bête ou image de dieu. La
physiognomonie animale dans la tradition grecque et ses avatars byzantins », Poikilia. Études offertes
à Jean-Pierre Vernant, Paris, EHESS, 1987, p. 69-80. Marganne M.-H., « De la physiognomonie
dans l’Antiquité gréco-romaine », Rhétoriques du corps, Dubois Ph. et Winkin Y. (dir.), Bruxelles,
De Boeck-Wesmael, 1988, p. 13-24 ; Byl S., « La physiognomonie dans l’Antiquité grecque »,
Euphrosyne, n.s. 31, 2003, p. 227-236 ; et récemment Zucker A., « La physiognomonie antique et
le langage animal du corps », Actes du XXXVIIIe Congrès international de l’Association des Professeurs de
Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur (Nice, 27, 28,29 mai 2005), Zucker A. et Olivi M.-C.
(dir.), Nice, université Nice-Sophia Antipolis, 2006, p. 63-87.
185
JÉRÔME WILGAUX
4. Voir notamment Ginzburg C., Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion,
1989.
5. Förster R., Scriptores physiognomonici graeci et latini, Lipsiae, Teubner, 1893, 2 vol. (rééd. 1994).
6. Ce traité, traduit en anglais, en italien et en allemand, n’a pas encore fait l’objet de traduction
française. En regard du texte grec, Förster R. publie la traduction latine rédigée au xiiie siècle par
Bartholomé de Messine.
7. Voir les n° 39 à 62 du Sylloge de Förster R., op. cit., t. II, p. 256-271.
8. Cf. Evans E., Physiognomics in the Ancient World, « Transactions of the American Philosophical
Society », ns 59/5, Philadelphia, 1969.
186
LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE : BREF ÉTAT DES LIEUX
187
JÉRÔME WILGAUX
l’une des présentations les plus claires, de ce traité bien sûr, mais aussi de la
physiognomonie antique de manière plus générale. Remarquons simplement
ici que l’Anonyme latin procède à une compilation des écrits précédents et
s’inspire explicitement d’Aristote 14, de Loxos (un physiognomoniste grec,
qui peut être daté du ve siècle ou de la première moitié du ive siècle 15),
ainsi que de Polémon, pour lequel les références concordent bien avec les
différentes versions que nous possédons de son œuvre.
R. Förster publie ensuite plusieurs courts traités traduits de l’arabe en
latin, notamment les Secreti secretorum, supposés être les conseils physio-
gnomoniques donnés par Aristote à Alexandre le grand. Un bref traité
byzantin complète le tout. Et puis, surtout, de la page 233 à 352, R. Förster
a rassemblé environ 200 extraits d’œuvres antiques, grecques et latines, liés
d’une manière ou d’une autre à la physiognomonie : nous y trouvons des
mentions de signes, accompagnés de leurs interprétations, des explications,
des anecdotes diverses, des critiques de la physiognomonie, etc. Le tout est
complété par des index grecs et latins particulièrement utiles.
L’ouvrage, vieux de plus d’un siècle, a gardé jusqu’à aujourd’hui tout son
intérêt, mais ne peut cependant être considéré comme exhaustif. D’autres
sources témoignent également de la popularité et de la diversité des prati-
ques physiognomoniques antiques. Les écrits de L. Flavius Philostratus,
pour nous contenter de ce seul exemple, n’ont pas été pris en compte par
R. Förster ; plusieurs passages de son œuvre font pourtant explicitement
référence à l’interprétation des signes du corps – c’est par l’un d’eux que
commence d’ailleurs cet article –, et l’un de ses ouvrages, De la gymnasti-
que, sans doute rédigé vers 220 apr. J.-C., peut être considéré comme un
véritable traité de physiognomonie :
« (Le gymnaste) doit posséder l’art de distinguer le caractère moral d’après
les yeux : cet art apprend à discerner les hommes paresseux de ceux qui
résistent aux fatigues ; les hommes dissimulés, ou peu endurants, ou faibles ;
car les yeux noirs indiquent tels traits de caractère ; les yeux bruns, gris ou
sanguinolents en indiquent d’autres ; les yeux fauves, les yeux pointillés, les
yeux proéminents ou enfoncés donnent encore d’autres signes ; la nature, en
effet, indique les saisons par les astres, et le caractère par les yeux 16. »
La suite du texte montre que le gymnaste doit en fait examiner la totalité
du corps – et non pas seulement le visage – du jeune garçon qui souhaite
devenir un athlète, ses chevilles, sa poitrine… mais aussi ses humeurs,
son sang, dont il doit vérifier la pureté, associant ainsi à la pratique
physiognomonique celle du médecin.
14. Le traité en sa possession était d’ailleurs manifestement plus important que celui qui nous a été
transmis.
15. Cf. Misener G., « Loxus, Physician and Physiognomist », Classical Philology, 1906, 18-1, 1923,
p. 1-22. Selon Boys-Stones G., cependant, Loxos devait appartenir à l’école péripatéticienne
(« Physiognomony and ancient psychological theory », Swain S., op. cit., p. 59).
16. Philostrate, De la gymnastique, 25, trad. Ch. Daremberg.
188
LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE : BREF ÉTAT DES LIEUX
17. Cf. Dion Chrysostome, Discours, 33, 51 : « Le caractère et les dispositions sont mis à jour par des
signes d’intempérance tels que la voix, le regard, le maintien, et en particulier par ces détails qui
semblent bien petits et insignifiants, comme une coupe de cheveux, une façon de se promener… »
(trad. Bost-Pouderon C., « Dion de Pruse et la physiognomonie dans le Discours XXXIII », REA,
105, 2003, p. 161).
189
JÉRÔME WILGAUX
grec, qu’elle avait sous ses vêtements, était tombée : des gens accoururent et
lui donnèrent des vêtements de ce temple, dont ils la couvrirent 18. »
Riche en indications sur la vie quotidienne, ce récit montre qu’un vêtement
qui recouvre la presque totalité du corps n’empêche pas le physiognomoniste de
pratiquer son art et, en l’occurrence, de prévoir l’avenir ; il est en effet capable
de saisir grâce à plusieurs signes l’agitation de cette femme, comme si le corps
pouvait exprimer une souffrance avant même que l’âme n’ait pris connais-
sance des événements malheureux qui se sont produits. Comme souvent, c’est
l’absence de maîtrise, de contrôle de soi, qui est au cœur de l’interprétation
proposée, mais alors que de nombreux passages physiognomoniques pourraient
plus pertinemment être rapprochés de la médecine, comme nous l’avons vu,
ou de la morale, nous sommes ici confrontés à une démarche relevant de la
mantique et, plus précisément, de la palmomancie, l’interprétation divinatoire
des mouvements du corps 19. Cette lecture divinatoire des signes du corps n’est
d’ailleurs pas isolée et se retrouve dans plusieurs spécialités mentionnées par les
auteurs antiques, notamment la metôposkopia (l’examen des traits du visage)
ou bien encore la cheiroskopia, la lecture des lignes de la main.
Le premier texte retenu par R. Förster dans son Sylloge locorum physio-
gnomonicorum, opposant le comportement du brave à celui du lâche,
appartient également à cette catégorie de textes physiognomoniques qui
ne s’intéressent pas tant aux particularités physiques qu’aux émotions du
corps, à ses mouvements et à ses réactions :
« Et Idoménée, le chef des Crétois, à son tour le regarde et dit :
« Je connais ta valeur : pourquoi parler ainsi ? Imaginons qu’aujourd’hui,
près des nefs, on nous rassemble, nous tous, les preux, pour aller à un aguet
– c’est là surtout que se fait voir le courage des guerriers ; c’est là que se
révèlent et le lâche et le brave. Le lâche, son teint prend toutes les couleurs ;
son cœur au fond de lui ne le laisse pas demeurer en place, immobile ; il faut
qu’il change de posture, qu’il se tienne accroupi, un moment sur un pied,
un moment sur l’autre ; et son cœur palpite à grands coups dans sa poitrine,
quand il songe aux déesses du trépas ; on entend claquer ses dents. Le brave,
au contraire, on ne le voit pas changer de couleur, ni se troubler bien fort,
dès qu’il a pris son poste dans un aguet de guerre. Il n’a plus qu’un vœu :
être engagé au plus vite dans la sinistre mêlée 20. »
La physiognomonie, par définition, repose sur l’affirmation d’un rapport
entre le corps et l’âme, sur la possibilité accordée au corps d’exprimer des
qualités psychologiques et morales. De fait, comme le montre ce passage
de l’Iliade, au fil des textes, au fil des interprétations proposées, certains
comportements sont donc valorisés, d’autres au contraire sont stigmatisés,
certaines apparences sont respectables, bénéfiques, d’autres sont honteuses,
18. Polémon de Laodicée, Traité de physiognomonie, chap. 68. Trad. fr. par Sauvaget J. dans Robert L.,
Hellenica, V, Adrien-Maisonneuve, 1948, p. 66-67.
19. Voir l’article de Dasen V., infra.
20. Iliade, chant XIII, 274-286, éd. CUF, trad. Mazon L.
190
LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE : BREF ÉTAT DES LIEUX
inquiétantes, et ces jugements, ces catégorisations 21, renvoient bien sûr à des
normes sociales intériorisées, incorporées, dont le respect permet d’établir
des hiérarchies. Les textes physiognomoniques témoignent ainsi, bien sûr, de
l’importance du regard porté sur les corps dans le monde antique : si, dans
des sociétés où les homonymies sont fréquentes, les descriptions physiques
jouent un rôle essentiel dans l’identification des individus 22, de manière plus
générale la représentation que chacun donne de lui-même est censée définir
son identité sociale, ses appartenances communautaires, ses positionnements
politiques 23. Plusieurs études ont eu l’occasion de démontrer que, dans les
sociétés antiques, un contrôle social constant passe par l’examen des corps, des
attitudes, des apparences ; citons ici Paul Zanker, à propos d’Athènes :
« In Classical Athens, the appearance and behavior in public of all citizens
was governed by strict rules. hese applied to how one should correctly
walk, stand or sit, as well as the proper drapping of one’s garnment, position
and movements of arms and heads, styles of hair and beard, eye movements,
and the volume and modulation of the voice: in short, every element of an
individual’s behavior and presentation, in accordance with his sex, age, and
place in society. It is difficult to us to imagine this degree of regimentation.
[…] he meaning of this is clear: the physical appearance of the citizenry
should reflect the order of society and the moral perfection of the individual
in accord with the traditions of kalokagathia 24. »
Il est donc possible pour l’historien de développer une sémiologie des
discours antiques sur le corps pour analyser précisément quelles sont les
apparences que chacun veut donner de lui-même lors des interactions
sociales, en quoi les gestes, les attitudes sont révélateurs des identités et des
hiérarchies sociales, des codes sociaux et des modes de sensibilité, et nul
doute que la physiognomonie antique nous offre de ce point de vue une
ample documentation insuffisamment exploitée jusqu’à présent 25.
21. Le jugement porté par le physiognomoniste renvoie, pour reprendre les termes de Winkler J. J.
(Désir et contraintes en Grèce ancienne, Paris, EPEL, 2005, p. 96-97), non pas tant à une catégorie
d’actes qu’à une catégorie de personnes, l’humanité se décomposant en un certain nombre de
caractères, de types moraux (le courageux, le lâche, l’impudent, le débauché, l’irascible…). Voir
également Le Breton D., Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 2003, p. 72 : « Un
inventaire systématique des signes physiques renvoient méthodiquement à une somme de catégories
morales préétablies. »
22. Voir notamment la documentation papyrologique provenant de l’Égypte ptolémaïque et romaine,
où les signalements anatomiques pullulent et où nous retrouvons le vocabulaire varié et détaillé
utilisé dans les traités physiognomoniques, cf. Hunt A. S. et Edgar E. C., Select Papyri, I, Private
Documents, Loeb Classical Library, Cambridge (Mass.), London, Harvard University Press, 1932.
23. Voir, sur ce dernier point, l’article récent de Ruzé F. consacré aux laconophiles athéniens (« “Lacôniser”
à Athènes : à propos des Guêpes d’Aristophane », Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude
Mossé, Schmitt Pantel P. et de Polignac Fr. (dir.), Paris, Albin Michel, 2007, p. 249-270.
24. Zanker P., he Mask of Socrates. he Image of the Intellectual in Antiquity, Berkeley, University of
California Press, 1995, p. 48-49.
25. Dans cette perspective, les vêtements, d’évidence peu présents dans les analyses physiognomoniques,
doivent également faire l’objet d’études approfondies, cf. Gherchanoc Fl., Huet V., « Pratiques
politiques et culturelles du vêtement. Essai historiographique », Revue historique, 309, 1, 2007,
p. 3-30, ainsi que les articles consacrés aux vêtements antiques publiés dans les numéros suivants
191
JÉRÔME WILGAUX
de la Revue historique. Sur l’utilisation des sources physiognomoniques pour une étude des règles
de civilité, je me permets de renvoyer à mon propre article, « De l’examen des corps à celui des
vêtements, les règles de civilité en Grèce ancienne », à paraître dans la revue Mètis, n.s. 6, 2008.
26. Laurand V., « Les hésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin », La
physiognomonie. Problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Bouton C., Laurand V. et Raïd L.
(dir.), Paris, Kimé, 2005, p. 17-44 ; Laurand V., « Du morcellement à la totalité du corps : lecture
et interprétation des signes physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens », Penser
et représenter le corps, Prost F. et Wilgaux J. (dir.), Rennes, PUR, 2006, p. 191-207. Voir égale-
ment Manetti G., heories of the Sign in Classical Antiquity, Bloomington-Indianapolis, Indiana
University Press, 1993.
192
LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE : BREF ÉTAT DES LIEUX
193
JÉRÔME WILGAUX
34. Voir par exemple Pseudo-Aristote, Physiognômonika, 813b8 sqq. ; Anonyme latin, 2 et 12.
35. Polybe, Histoire, IV, 21, trad. Roussel D.
36. Voir, dans le Sylloge de Förster R., les n° 10, 12-17, 31, 33-35, 55, 59-61, 65, 67-68, 113, 114,
121, 139, 142-143, 145.
37. Voir dernièrement Calame Cl., « Énoncer la nature humaine en construisant le monde habité : le
racisme bien tempéré d’Hippocrate », Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique
grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 237-273.
38. Airs, eaux, lieux, 12-16.
194
LA PHYSIOGNOMONIE ANTIQUE : BREF ÉTAT DES LIEUX
autres peuples 39. Le regard porté sur les Barbares dans les Physiognômonika
du Pseudo-Aristote ne repose donc pas sur des oppositions radicales, mais sur
une valorisation quelque peu ambiguë de la position médiane aux dépens des
extrêmes. Cette vision de l’altérité est d’autant plus riche d’enseignements
que la succession des générations et l’unité des peuples s’inscrivent dans des
permanences tout à la fois données et construites, faites d’hérédités et d’habi-
tudes, des caractères acquis pouvant d’ailleurs devenir héréditaires 40. Au-delà
de ce que nous enseigne la seule méthode ethnologique, c’est donc bien le
rapport entre nature et culture que ces sources nous permettent d’interroger,
et à travers celui-ci la question des déterminations individuelles et collectives,
telles qu’elles sont envisagées par les cultures grecque et romaine.
Concluons ces remarques en soulignant le fait que cette présentation
générale des sources physiognomoniques ne prétend pas être autre chose
qu’un survol rapide, et que les études publiées au cours des dernières années,
par leur nombre comme par la diversité des thèmes traités, témoignent de la
richesse de ces textes et des opportunités qu’ils nous offrent pour dévelop-
per une approche originale du monde antique 41. Puisqu’il est clair que se
développe aujourd’hui une histoire des systèmes symboliques, qui se propose
d’étudier les codes sociaux, les signes d’identité, les modes de sensibilité, de
manière générale les systèmes de valeurs et de représentations, nul doute que
les sources physiognomoniques ont beaucoup à apporter en ce domaine.
39. L’uniformité qui caractérise chaque peuple barbare pourrait se retrouver au sein de chaque État grec
– cités, ethnè ou royaumes –, cf. Pseudo-Aristote, Physiognômonika, 808a ; Platon, République,
IV, 11, 435e.
40. Voir notamment Ayache L., « Macrocéphales : le retour du naturel ? », Le normal et le pathologique
dans la Collection hippocratique. Actes du Xe colloque international hippocratique (Nice, 6-8 octobre
1999), Thivel A. et Zucker A. (dir.), Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences
Humaines de Nice-Sophia Antipolis, 2002, II, p. 433-444 ; Pigeaud J., « Remarques sur l’inné et
l’acquis dans le Corpus hippocratique », Poétiques du corps. Aux origines de la médecine, Paris, Les
Belles Lettres, 2007, p. 131-148.
41. Voir la bibliographie proposée infra.
195
La dépréciation des yeux clairs
dans les traités de physiognomonie gréco-romains
Muriel Pardon-Labonnelie
1. Pour une introduction générale sur ce sujet, cf. Touwaide A., s.v. « Physiognomik », Brill’s
Encyclopaedia of the Ancient World. New Pauly (BNP), IX, 2000, col. 225-227 et la bibliographie de
Dasen V. et Wilgaux J. en fin de ce volume.
2. Pour une synthèse sur ce sujet, cf. Barton T. S., Power and Knowledge. Astrology, Physiognomics, and
Medicine under the Roman Empire, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1994, p. 95-131.
3. Pour un aperçu de l’influence de la physiognomonie sur les auteurs grecs et romains, cf. Förster R.,
Scriptores Physiognomonici Graeci et Latini, II, Stuttgart, Leipzig, Teubner B. G., 1994, p. 233-352 ;
Byl S., « La physiognomonie dans l’Antiquité grecque », Euphrosyne (n. s.), 31, 2003, p. 227-236.
4. Pour une synthèse sur ce sujet, cf. Marganne M.-H., « De la physiognomonie dans l’Antiquité
gréco-romaine », Rhétoriques du corps, Dubois Ph. et Winkin Y. (dir.), Bruxelles, De Boeck-Wesmael,
1988, p. 13-24.
5. Les traités de physiognomonie sont accessibles dans Förster R., op. cit., 2 vol., 1994.
6. Cf. par exemple Pseudo-Aristote, Physiognomonie, 6, 807a – 6, 808b (= Hett XIV 98-104 :
mention de dix-sept indications sur le caractère données par les yeux) ou les chapitres 5 et 36 des
Adamanti physiognomica A et B (respectivement p. 305-347 et 389-391 du tome I de l’édition
Förster). Polémon consacre quant à lui tout le livre I de ses travaux aux yeux (p. 106-166 du
tome I de l’édition Förster).
7. Sur cet auteur de traités de physiognomonie, cf. Bowie E., s.v. « Polémon 6 », BNP, X, 2007,
col. 460-461.
8. Polémon, Livre sur la physiognomonie, 2v (= Förster I 98) : De physiognomonia et signis oculi.
Cf. également les chapitres 5, 27 et 3 de la Pseudopolemonis codicis Gothani Arabici uersio Latina, de
la Rasis physiognomoniae versio Latina a Gerardo Cremonensi facta et des Anonymi Byzantini physiogno-
monica, respectivement p. 150-152, 164-166 et 225-226 dans le tome II de l’édition Förster.
9. Polémon, Livre sur la physiognomonie, 1 (= Förster I 106) : Scientiae physiognomoniae summa in
signis oculi.
197
MURIEL PARDONLABONNELIE
198
LA DÉPRÉCIATION DES YEUX CLAIRS…
18. Cicéron, De l’orateur, 3, 221 (= Bornecque III 93) : Sed in ore sunt omnia, in eo autem ipso
dominatus est omnis oculorum ; […] Animi est enim omnis actio et imago animi uultus, indices oculi.
Nam haec est una pars corporis, quae, quot animi motus sunt, tot significationes et commutationes possit
efficere. Voir aussi ibidem, 3, 216 ; 3, 222 - 3, 223.
19. Cf. notamment Lefèbvre R., « Le miroir de l’âme (Aristote, De insomnis 459b23 - 460a26) »,
EPh, avr.-juin 1988, p. 195-206.
20. Cicéron, L’orateur, 60 (= Yon 22) : Nam ut imago est animi uultus sic indices oculi ; quorum et
hilaritatis et uicissim tristitiae modum res ipsae de quibus agetur temperabunt. Cf. également Cicéron,
Contre Pison, 1 ; Brutus, 110.
21. Cf. Pastoureau M., Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 20022 (2000), p. 24-31.
22. Sur ce terme, cf. notamment Marganne M.-H., « Glaucome ou cataracte ? Sur l’emploi des dérivés
de GLAUKOS en ophtalmologie antique », HPLS, 1/2, 1979, p. 199-214 ; Gitton V., Pélagonius,
Ars ueterinaria. Étude du texte, traduction et commentaire, thèse de doctorat, université Lumière-Lyon
II, 1999, p. 192-196 ; Blanc A., « Rendre les nuances de couleur en grec », Couleurs et visions dans
l’Antiquité classique, Villard L. (dir.), Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2002, p. 13-
14 ; Pardon M ., L’oculistique dans le monde romain. Textes et documents épigraphiques (Ier – Ve siècle
apr. J.-C.), thèse de Doctorat, université de Franche-Comté, 2004, p. 166-169.
23. Polémon, Livre sur la physiognomonie, v (= Förster I 142) : Cum autem praeterea glaucus est, ei
sceleris amorem et flagitii et parum prudentiae tribuas.
24. Ibid., v (= Förster I 146) : Inter oculos glaucos sunt qui hos liuore superent […] eis malam sodali-
tatem attribuas.
25. Ibid., v (= Förster I 246) : Glaucus in oculo color defectum humanitatis et indolis rigorem
indicat. […] Glauci qui ad albedinem uergunt timiditatem et metum indicant.
26. Pseudo-Polémon, Version latine du Codex Gothanus Arabicus, 24r (= Förster II 151) : Cuius oculi
glauci uel albi coloris sunt, timidus est. […] Oculus qui in glauco fuluum habet, uilitatem morum
199
MURIEL PARDONLABONNELIE
« Si un œil gris bleu (sc. glaucus) est petit, bouge facilement et regarde
beaucoup autour de lui, son propriétaire est très vulgaire 27. »
De même, d’après le traité de physiognomonie anonyme latin,
« les yeux qui sont en outre pâles (sc. pallent) sont ceux des individus dont
l’esprit est moins malsain qu’hébété (sc. attonitae) 28 ».
« Les yeux fixes, gris bleu (sc. glauci) et sans éclat (sc. sine splendore)
indiquent un homme plein de ruse et d’audace, toujours en éveil et à l’affût
de la perfidie 29. »
« Les yeux petits, tremblotants et gris bleu (sc. glauci) sont sans
pudeur, sans foi et sans équité ; en outre, ils se repaissent des malheurs
d’autrui 30. »
« Les yeux gris bleu (sc. glauci) qui ont de petites pupilles dénoncent un
caractère servile, plein de ruse et avide de lucre 31. »
On constate également un mépris pour les yeux clairs dans les portraits
caricaturaux dressés par les écrivains latins. Ainsi, selon la Rhétorique à
Hérennius, l’individu laid est rouge, chétif, voûté, un peu crépu, défiguré
par une grande cicatrice sur le menton et par ses yeux pers 32. Le Callimidès
inventé à brûle-pourpoint par la Pamphile de Térence est quant à lui facilement
reconnaissable à sa taille, à sa corpulence, à sa chevelure crépue, à son visage à
la fois cadavérique et rougeaud ainsi qu’à ses yeux pers 33. Enfin, le Charançon
de Plaute a un ventre proéminent et les yeux herbei, « couleur d’herbe 34 ».
Les yeux clairs ne sont pas seulement disgracieux dans l’Antiquité
romaine. Dans l’œuvre de Pline l’Ancien, les yeux gris bleu caractérisent
les êtres monstrueux qui peuplent les confins de l’univers habité. Des
hommes du Caucase, aux cheveux blancs dès l’enfance et « au regard gris
bleu (sc. glauca oculorum acie), voient mieux de nuit que de jour 35 ». Une
peuplade sylvestre d’Inde – les Choromades au corps velu et aux dents de
chien, qui n’émettent pas de sons articulés mais des cris affreux – a égale-
ment « les yeux gris bleu (sc. glaucis) 36 ». Enfin, en Éthiopie, ce sont les
indicat ; nam glaucum stupiditatem et languorem significat […] Hoc autem si in glauco oculo est,
malum plus est quam bonum. Et glaucus oculus malum indicat. […] Qui oculum glaucum uiridem
habet, perfidus malus est.
27. Ibid. (= Förster II 152) : Si oculus glaucus paruus, facile mobilis, multum circumspiciens est, possessor
uilissimus est.
28. Anonyme, Traité de physiognomonie, 22 (= André 68) : Qui etiam pallent, horum non tam minus
sanae mentes sunt quam potius attonitae.
29. Ibid., 22 (= André 69) : Oculi stantes glauci sine splendore indicant hominem dolis et audacia plenum,
peruigilem et exquisitorem malitiae.
30. Ibid., 23 (= André 70) : Oculi parui trementes glauci sine pudore, sine fide, sine iustitia sunt, aluntur
autem malis alienis.
31. Ibid., 24 (= André 71) : Oculi glauci paruas habentes pupillas seruiles, doli plenos, auidos lucri
pronuntiant mores.
32. Rhétorique à Hérennius, , 63 (= Achard 214) : Caesium.
33. Térence, Hécyre, 440 (= Marouzeau III 55) : Caesius.
34. Plaute, Curculion, 231 (= Ernout III 77) : Oculis herbeis.
35. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 12 (= Schilling VII 41) : Glauca oculorum acie.
36. Ibid., 7, 24 (= Schilling VII 45) : Oculis glaucis.
200
LA DÉPRÉCIATION DES YEUX CLAIRS…
taureaux sauvages et la mantichore qui ont les yeux gris bleu : les premiers
ont également une taille et une rapidité exceptionnelles, une gueule qui
s’ouvre jusqu’aux oreilles, des cornes mobiles et un cuir invulnérable ; la
mantichore est pour sa part célèbre pour sa triple rangée de dents, sa face
et ses oreilles d’homme, son corps de lion et sa queue de scorpion 37. Les
yeux clairs constituent donc parfois l’un des signes de la sauvagerie.
Ce mépris pour les yeux clairs résulte-t-il de leur relative rareté dans
le monde méditerranéen ? La version latine du traité de Polémon oppose
les yeux « gris bleu 38 » des habitants des régions septentrionales aux yeux
« couleur d’antimoine 39 » des méridionaux. Ce constat a une justifica-
tion scientifique pour les Anciens. Comme Polémon, Vitruve propose une
distinction entre les individus aux « yeux noirs 40 » et les individus aux
« yeux pers (sc. caesis) 41 » : comme la couleur de leurs yeux, la pâleur des
habitants du Nord tient à leur faible complexion ; ce sont les individus livrés
aux humeurs et aux froids célestes qui ont les yeux clairs 42. L’opposition
nord-sud semble légitimée par les théories humorales qui assimilent le
fonctionnement du corps humain à celui de l’univers 43. On peut donc se
demander si la dépréciation des yeux clairs ne procède pas autant de leur
mauvaise réputation et de leur rareté que d’une conception humorale du
processus de la vision.
201
MURIEL PARDONLABONNELIE
48. Aristote, Génération des animaux, 5, 1, 779b (= Louis 180) ; Aristote, De la sensation et des
sensibles, 2, 438a (= Mugnier 26) ; 2, 438b (= Mugnier 27) : u{dato~.
49. Aristote, De l’âme, 3, 1, 425a (= Barbotin 67) : u{dato~.
50. Aristote, Histoire des animaux, 1, 7, 491b (= Louis I 16) : uJgrovn.
51. Ibid., 5, 1, 779b28-33 (= Louis 180) : Ta; me;n ou\n e[conta tw`n ojmmavtwn polu; to; uJgro;n
melanovmmatav ejsti dia; to; mh; eujdivopt∆ ei\nai ta; pollav, glauka; de; ta; ojlivgon, kaqavper
faivnetai kai; ejpi; th`~ qalavtth~: to; me;n ga;r eujdivopton aujth`~ glauko;n faivnetai, to; d∆ h|tton
uJdatw`de~, to; de; mh; diwrismevnon dia; bavqo~ mevlan kai; kuanoeidev~.
52. Aristote, Génération des animaux, 5, 1, 779b35 – 5, 1, 780b9 (= Louis 181) : tou` ta; me;n glauka;
mh; ei\nai ojxuwpa; th`~ hJmevra~, ta; de; melanovmmata th`~ nuktov~. Ta; me;n ga;r glauka; di∆ ojligvthta
tou` uJgrou` kinei`tai ma`llon uJpo; tou` fwto;~ kai; tw`n oJratw`n h|/ uJgro;n kai; h|/ diafanev~. [Esti
d∆ hJ touvtou tou` morivou kivnhsi~ o{rasi~ h|/ diafane;~ ajll∆ oujc h|/ uJgrovn. Ta; de; melanovmmata
dia; plh`qo~ tou` uJgrou` h|tton kinei`tai. jAsqene;~ ga;r to; nukterino;n fw`~: a{ma ga;r kai; duski
nhton ejn th`/ nukti; o{lw~ givgnetai to; uJgrovn. Dei` de; ou[te mh; kinei`sqai aujto; ou[te ma`llon h] h|/
diafanev~ ejkkrouvei ga;r hJ ijscurotevra kivnhsi~ th;n ajsqenestevran.
53. Cf. par exemple Anonyme, Traité de physiognomonie, 27.
202
LA DÉPRÉCIATION DES YEUX CLAIRS…
« Les yeux des jeunes enfants paraissent dans un premier temps gris bleu
(sc. glaukav) en raison de leur petite quantité de liquide 54 » ;
« la raison pour laquelle ils (sc. les yeux) sont particulièrement gris bleu (sc.
glaukovtera) et n’ont pas d’autre couleur est que les organes des jeunes
sont fondamentalement faibles et que la couleur gris bleu (sc. glaukovth~)
est une sorte de faiblesse 55 ».
La couleur des yeux des nouveau-nés est néanmoins généralement
temporaire :
« Les yeux des jeunes enfants sont particulièrement gris bleu
(sc. glaukovtera) immédiatement après la naissance, dans tous les cas,
mais ils changent plus tard pour prendre la couleur qui sera naturellement
la leur 56. »
Dans le cas contraire, les médecins essaient de la modifier. Le Corpus galéni-
que 57 recommande un remède à base de suc de grenade
« pour ceux qui ont les yeux gris bleu (sc. glaukofqavlmou~) : pour qu’ils
aient des pupilles noires 58 ».
Les médecins romains s’inscrivent dans cette tradition médicale. Selon
Gargilius Martialis 59, les onctions régulières d’avelines rôties broyées et
mélangées avec de l’huile permettent que « les yeux pers (sc. caesiorum) des
jeunes enfants recouvrent leur couleur noire 60 ». héodore Priscien 61 propose
explicitement de « noircir 62 » les yeux « gris bleu 63 » avec du fiel de lapin,
un remède qui « les ramène à leur état naturel 64 ». Les yeux clairs des adultes
passent-ils donc pour des yeux dénaturés dans l’Antiquité gréco-romaine ?
Ce sont en tout cas les yeux les plus fragiles. D’après Aristote, « ce sont
surtout les yeux gris bleu (sc. glaukoi`~` ) qui sont atteints de coloration gris
54. Aristote, Génération des animaux, 5, 1, 780b1-2 (= Louis 182) : ta; de; paidiva di∆ ojligovthta tou``
uJgrou`` glauka; faivnetai to; prw``ton.
55. Ibid., 5, 1, 779b10-12 (= Louis 180) : tou`` de; glaukovtera kai; mh; crovan a[llhn i[scein ai[tion
o{ti ajsqenevstera ta; movria tw`n nevwn, ajsqevneia dev ti~ hJ glaukovth~.
56. Ibid., 5, 1, 778a26-28 (= Louis 179) : Glaukovtera de; ta; o[mmata tw`n paidivwn eujqu;~ genomevnwn
ejsti; pavntwn, u{steron de; metabavllei pro;~ th;n uJpavrcein mevllousan fuvs in aujtoi`~.
57. Sur l’intérêt de Galien pour la physiognomonie, cf. Evans E. C., « Galen the physician as physio-
gnomist », TAPhA, 76, 1945, p. 287-298.
58. Galien, De la composition des remèdes selon les lieux, 4, 8 (= Kühn XII 740) : pro;~ glaukofqavl-
mou~, w{ste melaivna~ e[cein kovra~. Galien propose également, dans le même but, d’enduire les
yeux de suc de strychnos, – sorte de morelle à fruits noirs [ibid., 4, 8 (= Kühn XII 802) ; sur cette
plante, cf. Dioscoride, Matière Médicale, 4, 70, 1 – 4, 71, 1 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle,
21, 89 ; 21, 177] ou de fleur d’hyoscyamos bleu sombre [Galien, Des remèdes facilement disponibles,
2, 4, 14 (= Kühn XIV 414) ; sur cette plante, cf. Dioscoride, Matière Médicale, 4, 68, 1-2].
59. Sur ce médecin du iiie siècle, cf. Christmann E., s.v. « Gargilius 4 », BNP, V, 2004, col. 700.
60. Gargilius Martialis, Les remèdes tirés des légumes et des fruits, 54, 7 (= Maire 75) : Oculos infan-
tium caesiorum ad colorem nigrum reuocari.
61. Sur ce médecin du ve siècle, cf. Touwaide A., s.v. « heodorus 3 », Der Neue Pauly (DNP), XII /
1, 2002, col. 335-337.
62. ThéodorePrisc ien, Remèdes usuels, 1, 12, 40 (= Rose 42) : denigrare.
63. Ibid. : Glauci (2 occurrences).
64. Ibid. : Reuocat in naturam.
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MURIEL PARDONLABONNELIE
204
LA DÉPRÉCIATION DES YEUX CLAIRS…
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MURIEL PARDONLABONNELIE
Chercheurs (Besançon, ISTA, 4-5 mai 2006), Gonzales A., Guelfucci M.-R. et Guillaumin J.-Y.
(dir.), à paraître dans les DHA en 2008.
82. Gastin L., Éléments de psycho-diagnostic. Le tempérament. La tête et le visage. La main et ce qu’elle
écrit, Paris, Dayles, 1971, p. 136. Pour un exemple plus récent, cf. Brown S. G., Manuel pratique
de morphopsychologie. Le visage, expression du caractère (traduction par Brunet J. de he Practical
Art of Face Reading, ouvrage édité en 2000), Paris, Le Courrier du Livre, 2001, p. 42, à propos des
yeux « pâles au-dessous ».
206
Le portrait du mélancolique dans les Problèmes
du Pseudo-Aristote et les traités aristotéliciens 1
Gwenaëlle Le Person
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GWENAËLLE LE PERSON
208
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
13. Dans le Corpus Hippocratique, la mania est présentée comme une pathologie : elle fait généralement
référence à un comportement d’extrême agitation accompagné de troubles du raisonnement. Elle a été
définie par Pigeaud J., (Folie et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, la manie,
Paris, les Belles Lettres, 1987, p. 29), comme « le mot le plus général pour désigner la folie, quelques
sens que l’on donne à ce mot, et quelques formes que l’on prête aux manifestations de la folie ». Dans
ce contexte, elle fait vraisemblablement référence à une forme d’excitation furieuse, à un comporte-
ment excessif et outrancier plus fort que ce que qualifie l’état d’hubris et qui pourrait laisser penser que
l’individu n’est plus maître de lui-même, qu’il a perdu ses facultés de raisonnement.
14. P, 954a26-30.
15. Ce point de vue est également perceptible dans SV, 457a29.
16. Le terme môros qualifie celui qui est hébété, ahuri. Pigeaud J., P, p. 114 note 24, rappelle que la
môrôsis, état de stupidité, est définie plus tard par Rufus d’Éphèse comme une perte de mémoire
et de raisonnement.
209
GWENAËLLE LE PERSON
17. L’association des adjectifs manikoi; et eujfuei`~ est également présente dans PO, 17, 1455a33-34 :
« Aussi l’art poétique est le fait d’hommes naturellement doués (eujfuou`~) ou en proie au délire
(manikoi;) : les premiers se modèlent aisément, les autres sont capables de sortir d’eux-mêmes (ejksta-
tikoiv). » Le poète doit être capable de rendre compte des émotions afin que chacun puisse se retrouver
en ses vers. Pour ce faire, il doit être apte à ressentir soit parce qu’il est doué, c’est-à-dire qu’il dispose
d’une capacité naturelle à s’identifier, soit parce qu’il possède une nature extatique, c’est-à-dire qu’il
est capable d’être autre, de « sortir de lui-même » car sa raison est altérée (mania). Pour l’auteur du
Problème XXX, ces deux aspects relèvent d’une même phusis, la phusis mélancolique.
18. P, 954a30-35.
19. Cela suggère que le Pseudo-Aristote partage la représentation hippocratique selon laquelle l’excès de
bile dans le corps concourt au réchauffement de celle-ci qui a, ici, pour conséquence un changement
de personnalité.
20. C’est ainsi que Pigeaud J. traduit le terme manikoi;, « menacés de folie », cf. Pigeaud J., P, p. 97.
21. Ce traité s’inscrit dans le système de pensée aristotélicien, ce qui permet de penser que le lieu de
l’intelligence dont parle l’auteur est le cœur. Le novo~ auquel il est fait référence est défini par Aristote,
dans le traité De l’âme (III, 4 et 5), comme une partie de la yuchv dont le siège est le cœur.
210
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
ainsi leur entière possession par la divinité. Les Sibylles (Sivbullai) 22, les
devins (Bavkide~) 23 et tous les inspirés (e[nqeoi) sont d’ailleurs, selon le
Pseudo-Aristote, ceux qui représentent le mieux ce type de personnalité
mélancolique « quand leur état ne vient pas d’une maladie mais du mélange
de leur nature (fuvs i~) 24 ». Cette réflexion suppose que la phusis détermine
aussi, en partie, la pratique de certains arts et, de fait, le statut social de
quelques individus. C’est ce qui crée l’exceptionnalité du mélancolique de
type maniaque : il possède des dons rares qui le différencient des autres
dans le domaine de la mantique notamment.
Enfin, le Pseudo-Aristote met en évidence un troisième type d’état
mélancolique qui caractérise des individus plus sensés (fronimwvteroi) et
moins excentriques (e[ktopoi) 25, tout en l’emportant sur les autres dans
bien des domaines, les uns dans la culture, les autres dans les arts, d’autres
encore dans la gestion de la cité. Dans ce classement des trois types de
personnalités mélancoliques, cette dernière pourrait être rangée entre les
deux premières car elle constitue un état d’être intermédiaire qui est le fait
d’un flux modéré (to; mevson) de chaleur dans le corps 26. Si tous les mélan-
coliques ne présentent pas un mélange initial identique, ils sont néanmoins
susceptibles de passer d’une personnalité à une autre selon les dérèglements
de l’humeur dont leur organisme est atteint. Ces trois états caractérisent
à la fois la personnalité initiale du mélancolique et celle qu’il est capable
de montrer lorsque la bile noire se modifie en quantité et en qualité. Le
tableau suivant récapitule les trois types de personnalités relevant de la
phusis atrabilaire.
22. Le pluriel désigne les prophétesses. Le singulier est devenu un nom commun pour désigner la
prophétesse mais semble originellement être un nom propre. Il est mentionné pour la première fois
chez Héraclite, Fragment 92, Diels-Kranz. Cf. Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 6.
23. Bakis serait le nom d’un ancien devin béotien. Par extension, les Bakides sont des devins, cf.
Hérodote, VIII, 20.
24. P, 954a34-38.
25. Le terme e[ktopo~ signifie « éloigné de », « étranger » et semble se rapporte ici au caractère excep-
tionnel, singulier, du mélancolique.
26. La traduction de to; mevson n’est pas évidente : se réfère-t-elle à l’afflux de chaleur ou à un lieu
spécifique du corps ? Pigeaud J., P, note 51, p. 123, pense que la poussée de chaleur s’arrête à un
état moyen tandis que Louis P., PB, XXX, notes 30 et 31, p. 33, considère que le terme fait référence
au milieu du corps. Nous pensons qu’il s’agit des deux à la fois : plus la bile est échauffée, plus elle
gagne la surface du corps et échauffe le siège de l’intelligence. Une chaleur moyenne altère modéré-
ment la raison et ne parvient pas à gagner la surface du corps. En revanche, une température élevée
provoque une forte altération de l’intelligence si bien que la bile gagne la surface du corps jusqu’à
provoquer une éruption d’ulcères comme chez Héraclès par exemple (Cf. P, 953a18).
211
GWENAËLLE LE PERSON
27. P, 954b5. Ce terme, dont il s’agit de la première occurrence dans le texte, est à préciser : Aristote
ne fait plus référence à la phusis mais à une manière d’être qu’induit cependant cette phusis suivant
le mélange dont elle est constituée.
28. P, 954b.
29. Cf. Pigeaud J, P, note 54, p. 124 qui précise la traduction : l’homme ressent la peur et pourtant
celle-ci ne le trouble pas.
30. L’athymie marque l’absence des fonctions du thumos donc d’énergie vitale, d’élan, d’entrain.
L’athymie est synonyme de découragement, de dégoût.
31. L’euthymie est, à l’opposé de l’athymie ou de la dysthymie, un état d’euphorie.
212
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
213
GWENAËLLE LE PERSON
du corps : ils sont voraces (brwtikoi;) mais « leur corps est comme s’il
n’absorbait rien 39 ». Les rapports établis entre le mécanisme de la digestion
et les effets de la bile permettent également de comprendre, selon Aristote,
pourquoi les mélancoliques dorment peu ou mal 40. Pour le biologiste,
le sommeil est lié au processus nutritif et digestif : dès que la nourriture
est ingurgitée, elle est stockée dans des lieux spécifiques puis, mêlée au
sang, elle est évaporée dans les vaisseaux 41 pour se porter jusqu’à la tête
où, après s’être condensée, elle retombe, froide, vers les parties basses du
corps 42. Deux conditions essentielles sont nécessaires à l’endormissement :
l’humidité et la chaleur 43, mais s’il manque l’une des deux, il est difficile
voire impossible de s’endormir ; or, chez l’individu atrabilaire, l’humidité
est nulle ou faible 44. Le mélancolique est insomniaque car la froideur de
l’organisme refroidit et assèche l’humide nécessaire au sommeil 45.
Si les mélancoliques dorment peu, cela ne les empêche pas de rêver. Selon
le biologiste, « le rêve est une affection (to; pavqo~) de la sensibilité (tou`
aijsqhtikou`) 46 […] en tant qu’elle est douée d’imagination (h/\ fantas-
tikovn) 47 ». L’imagination est le mouvement (kivnhsi~) produit par la sensa-
tion en acte, ce qui signifie qu’elle découle de cette dernière mais qu’elle se
distingue cependant de la sensibilité seule 48. Le rêve relève d’un certain
mouvement de l’âme (yuchv), et sa nature de la vitesse de déplacement de
la psukhê. La formation des rêves n’est possible que lorsque le déplacement
de la psukhê, né de l’échauffement du corps 49, n’est pas trop violent :
« Tout comme dans un liquide, si on l’agite beaucoup, tantôt aucune
image n’apparaît, tantôt il en paraît une tout à fait déformée, de sorte que
l’objet se montre autre qu’il n’est, tandis que si le liquide est en repos, les
images sont nettes et visibles ; de même aussi, dans le sommeil, tantôt les
images et les mouvements qui naissent de la veille et qui proviennent des
sensations sont tout à faits annulés, quand le mouvement dont il est question
est trop considérable, tantôt les visions (aiJ o[yei~) qui se produisent sont
troublées 50 (tetaragmevnai) et monstrueuses (teratwvdei~), et les rêves
sont malsains (oujk ejrrwmevna ta; ejnuvpnia), par exemple chez les mélanco-
liques et ceux qui ont de la fièvre et chez ceux qui sont ivres. En effet, toutes
214
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
215
GWENAËLLE LE PERSON
Le mélancolique et la mantique
Ces spécificités contribuent à faire du mélancolique un individu tourné
vers l’avenir, disposant de peu de capacité à porter sa réflexion sur des faits
passés :
« Certaines personnes se troublent (parenoclei`n) quand elles ne peuvent
se ressouvenir (ajnamnhsqh`nai), tout en suspendant complètement leur
pensée (th;n diavnoian), et en ne s’efforçant pas moins de ne plus faire acte de
réminiscence ; et ce sont surtout les mélancoliques (tou;~ melagcolikouv~) qui
se troublent ainsi car les images (fantavsmata) les excitent au plus haut point
(kinei` mavlista). Ce qui fait que la réminiscence n’est pas en leur pouvoir,
c’est que, comme ceux qui sont lancés dans quelque chose ne peuvent plus
l’arrêter, de même aussi celui qui fait acte de réminiscence et qui fait une
recherche met en branle quelque organe corporel où réside l’affection 58. »
Le trouble qui affecte leur psukhê est assez singulier : leur pensée étant
suspendue, ils vivent sous le règne de l’imagination.
L’acte de mémoire implique une recherche de souvenirs aux tréfonds de
soi 59 ; l’inconstance de l’humeur noire, les changements et le trouble qu’elle
provoque empêchent l’individu de faire ce travail. La recherche d’images
propres au passé suppose en effet leur relative fixité et une stabilité de la
psukhê que le mélancolique ne possède pas, sa psukhê étant soumise à un
mouvement vif et assaillie d’images. Cette excitation psychique est trans-
mise à l’ensemble du sôma ce qui explique pourquoi le mélancolique a
souvent un comportement peu vertueux. À plusieurs reprises, la morale
aristotélicienne condamne le caractère singulier de l’atrabilaire. Il est
présenté comme un débauché 60, faisant preuve d’intempérance (ajkrasiva)
et comme un individu violent (ajkrathv~) 61 soumis à ses pulsions. Enclin à
suivre son imagination (th/` fantasiva)/ 62, il est donc incapable de délibérer
(oujdev bouleutikov~ o{lw~) 63, ne peut suivre ni tenir durablement une
57. P, 954a35-38.
58. MR, 453a.
59. Pour Aristote, ce qui prouve que la mémoire est une affection corporelle est notamment l’influence
de l’âge : ceux qui sont trop jeunes et ceux qui sont trop vieux sont sans mémoire, soit que certaines
parties du corps sont en cours de développement, soit qu’elles sont en train de dépérir. MR, 453b.
60. EN, 1154b12.
61. EN, 1150b26.
62. EN, 1150b28.
63. EN, 1152a19. Le mélancolique ne peut délibérer puisque sa pensée est suspendue, cf. MR, 453b.
216
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
64. Dans le Problème XXX, abordant les différentes personnalités des mélancoliques, le Pseudo-Aristote
dit des hommes du second état qu’ils excellent dans les arts et la gestion de la cité. Dans cet extrait
en revanche, l’auteur semble plutôt faire référence aux mélancoliques de type maniaque.
65. Les facultés du mélancolique sont comparées à celle de l’aveugle qui, libéré du sens de la vue, non
pollué par les images, se souvient mieux. L’altération d’une faculté lui permet d’en développer une
autre plus intensément.
66. EE, 1248a39-41.
67. Croissant J., op. cit., p. 29.
68. Croissant J., op. cit., p. 30 : « Ni la chance ni la divination par les songes ne sont le fait d’une inspi-
ration divine et elles sont conditionnées par des facteurs qui n’ont rien de noble mais elles découlent
cependant en droite ligne de ce que l’homme possède de plus divin. » Croissant J. évoque la chance
car Aristote montre, dans l’Éthique à Eudème, que l’enthousiasme, la divination par les songes et la
chance sont trois aspects de l’activité de la psukhê, en dehors de l’activité rationnelle, qui s’expliquent
par le jeu des trois facultés. Il n’existe donc pas de différence fondamentale entre elles.
69. Aristote, Éthique à Eudème, 1248a30-33 (trad. Le Person G.).
217
GWENAËLLE LE PERSON
70. Les manuscrits notent différentes expressions mais tous semblent mettre en avant l’idée d’une
compétition. Pigeaud J. (P, note 30, p. 135) suppose que la réussite des mélancoliques dans le
sommeil ressemble à la réussite de ceux qui cherche à atteindre leurs objectifs avec constance.
Il choisit la correction de Schneider et opte pour le jeu de pair : un joueur possède une certaine
quantité de pièces dans une main et le joueur adverse doit deviner si son nombre est pair ou impair
et le nombre de pièces en main. Lorsqu’il devine avec exactitude, il emporte tout, dans le cas
contraire, il donne le même nombre de pièces que celles qui étaient en main.
71. DIV, 463b17-22.
72. Pigeaud J. précise que le mélancolique est « à la traîne des images » : il les subit mais c’est aussi par
sa nature et sa force qu’il les crée (cf. Pigeaud J., P, p. 53).
73. DIV, 464a18-22.
74. Aristote, De l’âme, III, 3.
218
LE PORTRAIT DU MÉLANCOLIQUE…
plus, à cause de la très grande force, leur mouvement n’est pas détourné par
un autre mouvement 75. »
La force dont il est question ici est celle qui se rapporte à l’humeur
dominante, la bile noire. Elle permet le mouvement et donne du sens :
« Une fois produit, le mouvement imaginatif a une force telle qu’il ne se
laisse dominer par aucun autre mouvement. Cette agitation interne donne
aux mélancoliques des visions variées et multiples 76. » Aristote compare
les facultés du mélancolique à celle du tireur à l’arc : comme celui qui tire
juste, le sujet atrabilaire est habile à deviner (eujstocevw) les choses. Cela
ne tient pas à la visée, d’où le rapport avec celui qui tire de loin, mais à
la force qu’il a en lui, à ses aptitudes. Ses facultés sont notamment celles
de « mettre les choses en contact » : du fait de son tempérament métablé-
tique 77, le contigu lui apparaît. Le mot ejcovmeno~ est employé dans les
traités de Physique 78 et de Métaphysique où il est ainsi défini : « Est contigu,
tout ce qui étant consécutif, est en contact 79. » Dans le rapport au temps,
le futur est contigu au présent ; ce qui apparaît au mélancolique est donc
ce qui vient à la suite du présent, c’est-à-dire des visions de l’avenir. La
spécificité de l’atrabilaire est de « mettre en contact en allant de l’avant » :
il pense « le contigu dans le semblable 80 », c’est-à-dire qu’il pense le futur
selon ce que le présent lui donne à voir. Il met en contact des espaces-temps,
cette contiguïté étant assurée par le mouvement qui l’agite. Il est l’élément
central, indispensable, qui permet ce contact. Cette spécificité est également
évoquée par le Pseudo-Aristote, dans la section XXX, 1 des Problèmes, qui
fait des poètes des mélancoliques au côté des Sibylles et des devins 81. La
mantique comme la poésie suppose un désengagement de la raison pour
laisser s’exprimer la partie sensible de la psukhê douée d’imagination.
Tandis que le mélancolique est présenté dans les Problèmes comme un
individu susceptible de montrer différentes personnalités en fonction de la
nature très variable du mélange qui le constitue, les traités aristotéliciens
n’évoquent systématiquement qu’un seul type d’atrabilaire, individu au
caractère irritable et au comportement agité, qui correspond à la personna-
lité de type maniaque mise en évidence par le Pseudo-Aristote. Aristote ne
mentionne pas la palette d’états que peut présenter le mélancolique mais
souligne cependant la nature instable de la bile noire et ses répercussions
sur l’organisme. Si, par l’évocation des divers caractères atrabilaires, le texte
75. DIV, 464b4-5.
76. Croissant J., op. cit., p. 40. Selon Pigeaud J., (P, p. 48), l’auteur compare l’humeur qui produit
de la force (donc des visions) au noos qui contraint le foie dans le Timée ou à la Muse qui contraint
le poète dans l’Ion (Platon, Timée, 70- 72 ; Ion, 533-536).
77. Nous reprenons le terme traduit par Pigeaud J., P, p. 69. Il se rapporte à l’inconstance de l’humeur
et à l’instabilité des mélancoliques.
78. Aristote, Physique, V, 227a6.
79. Aristote, Métaphysique, K 1069a1-5.
80. Pigeaud J., P, p. 70.
81. P, 954a.
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GWENAËLLE LE PERSON
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Le langage divinatoire du corps
Véronique Dasen
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VÉRONIQUE DASEN
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LE LANGAGE DIVINATOIRE DU CORPS
La palmomancie
La palmomancie désigne l’interprétation divinatoire des vibrations
ou tressaillements involontaires du corps attribués à une intervention
surnaturelle. Ce principe est bien ancré dans la mantique gréco-romaine.
La divination qualifiée d’inductive inclut aussi bien l’observation du vol ou
du comportement des oiseaux que le langage du corps humain traversé ou
habité par un dieu, tel le corps de la Pythie 6. Les signes physiologiques vont
de la simple palpitation ou tressaillement d’un muscle aux bourdonnements
d’oreille en passant par l’éternuement.
Les plus anciennes allusions se réfèrent à l’éternuement qui est aussi
le signe le plus répandu dans les sources littéraires. Dans l’Odyssée, les
plaintes de Pénélope sur l’arrogance des prétendants et l’absence doulou-
reuse d’Ulysse sont interrompues par l’éternuement de son fils Télémaque.
Pénélope l’interprète aussitôt comme un signe heureux : « Pénélope, en
riant, se tourna vers Eumée et dit ces paroles ailées : “Va, fais venir ici cet
étranger. N’entends-tu pas mon fils éternuer à mes paroles ? C’est signe que
la mort va frapper tous les prétendants 7”. » Dans d’autres contextes, l’éter-
nuement signale la présence d’un dieu auquel il faut témoigner le respect
pour attirer sa bienveillance 8.
Cette croyance connaît toutes sortes de variantes. Le fait d’éternuer
sur quelqu’un (ejpiptaivrw) est ainsi de bon augure. Si Ménélas obtint la
main d’Hélène, raconte héocrite, c’est parce qu’« un dieu bienveillant
éternua sur toi quand tu vins à Sparte pour voir se réaliser tes vœux 9 ». La
valeur du signe se transforme selon sa localisation, à gauche ou à droite,
une polarisation que l’on retrouve dans toute la mantique antique. Chez
Catulle, la brouille de deux amants est ainsi annoncée par l’éternuement
d’Éros à gauche, leur réconciliation par un éternuement à droite 10.
Sans aide divine, l’éternuement peut devenir de mauvais augure. Un
poème de l’Anthologie palatine décrit le malheureux Proclos dont le nez est
si long qu’il ne peut se moucher : « Et il ne dit pas “Zeus, sauve-moi” quand
il éternue ; il ne l’entend pas ce nez ; il est bien trop loin de son oreille 11. »
Parmi les signes qui se produisent dans la tête, le tressaillement du sourcil
ou de la paupière est également familier. Il annonce l’arrivée de quelqu’un
ou un événement, heureux ou malheureux selon le côté où il se produit. En
6. Sur les différentes formes de la divination inductive, Bouché-Leclercq A., op. cit., p. 111-271.
7. Odyssée, XVII, 541.
8. Par ex. Xénophon, Anabase, III, 2, 8-9 ; Plutarque, Vie de hémistocle, 13.
9. Théocrite, Idylles, 7, 96 et 18, 16.
10. Catulle, Poésies, 45.
11. Anthologie palatine, XI, 268. Cf. God bless you ou God keep you des Anglais ; Opie I. et Tatem M.
(dir.), A Dictionary of Superstitions, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 364-366. Sur
l’éternuement, voir Bouché-Leclercq A., op. cit., p. 162-164 ; Saintyves P., L’éternuement et le
bâillement dans la magie, l’ethnographie et le folklore médical, Paris, Nourry E., 1921, et l’article en
préparation de Dasen V. et Wilgaux J., à paraître.
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VÉRONIQUE DASEN
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LE LANGAGE DIVINATOIRE DU CORPS
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VÉRONIQUE DASEN
les signes précurseurs d’un déplacement (§ 167, 172-174, 177-182) 18. Dans
la version A (§ 1), un commentaire fonde le raisonnement sur un épisode
mythologique : des élancements au crâne annoncent un mariage à une jeune
fille « parce que Zeus fit naître Athéna en la tirant du sommet de sa tête »,
comme si le crâne devait dès lors avoir une valeur particulière pour une
parqevno~. Mais dans la plupart des cas, le système de référence nous échappe.
Un chatouillement à la fesse droite est un signe de prospérité (§ 135) 19 ;
quand il se produit au deuxième doigt du pied droit, il annonce pour l’esclave
et la jeune fille un dommage, pour la veuve une maladie (§ 173).
La recherche de la logique qui structure ce discours se complique par
le fait qu’à l’intérieur du même texte, et encore davantage d’une version à
l’autre, les interprétations se contredisent. Une variante est parfois intro-
duite par la formule a[llw~ ou ejn a[lloi~, « un autre texte », ou plus
rarement donne le nom d’un auteur, ce qui indique que le rédacteur a
compilé plusieurs sources.
Dans la version A, le § 1 énumère ainsi des interprétations divergentes :
« Les élancements éprouvés au sommet de la tête annoncent des chagrins et
des ennuis, un long voyage ; à un esclave de mauvais traitements ; à une jeune
fille un mari ; à une veuve du chagrin ; dans d’autres traités, un moyen d’éviter
du mal à celui qui ne réussit pas ; à une jeune fille un mariage parce que Zeus
fit naître Athéna en la tirant du sommet de sa tête ; au riche un dommage et
des embûches, au soldat une marche en avant ; au marin une tempête, mais
pendant la crise aiguë les gens ballottés par la tempête seront sauvés. – Si
l’on a des élancements dans la tête, si les cheveux se dressent ou se hérissent
à contre-temps avec persistance, cela indique des embûches ou un dommage
qui viendront d’un mari ou d’un parent ; pour l’esclave une maladie ; pour la
jeune fille un blâme ; pour la veuve un mauvais traitement ; pour des miséreux
ou des indigents c’est l’annonce de biens futurs ; pour les riches celle d’une
maladie ou de la perte de leurs ressources ; mais pour un malade du retour à la
vie (normale). Autre texte : si des élancements dans la tête se prolongent, c’est
mauvais signe ; pour l’esclave, c’est la mort de son maître, pour une veuve,
c’est qu’on lui fera tort, chez d’autres (auteurs), c’est signe de soumission, ou
par contre de liberté. – Si la tête entière a des soubresauts, c’est signe de mort ;
chez d’autres, c’est l’annonce d’une multitude de biens 20. »
D’une version à l’autre, cependant, la structure formelle originelle
perdure. Les signes observés demeurent constants. Même si les interpréta-
tions varient, leur champ couvre toujours les mêmes registres. Les présages
concernent le destin individuel et ses préoccupations quotidiennes, la bonne
ou la mauvaise santé, la pauvreté ou la prospérité, le succès ou l’échec, un
changement de situation, la perspective d’un voyage ou d’un mariage…
18. Voir aussi Papathomas A., op. cit., Pap. Vienne l. 39-44.
19. Cf. Silésie – Pologne (fin xixe siècle) : « Si les fesses te grattent, ta belle-mère va perdre ses dents » ;
Diels H. A, op. cit., p. 121.
20. Trad. Ruelle Ch. E., op. cit., p. 140-141.
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LE LANGAGE DIVINATOIRE DU CORPS
Médecine et astrologie
L’observation des tressaillements du corps n’est pas spécifique à la
mantique, mais s’inscrit dans un cadre culturel plus large. Le procédé de
la palmoscopie recoupe le vif intérêt des médecins grecs pour l’étude du
pouls. Hérophile (iiie siècle av. J.-C.) semble être le premier à avoir établi
une distinction entre le pouls (sfugmov~), associé aux vaisseaux et au cœur,
la palpitation (palmov~), le spasme (spasmov~) et le tremblement (trovmo~),
causés par les muscles et les nerfs 21. Après lui, cette attention portée aux
mouvements volontaires ou non du corps ne faiblit pas. Dans son Traité
abrégé sur le pouls, Rufus d’Éphèse (fin du ier siècle apr. J.-C.) complète cette
description en énumérant dix sortes de pouls dont il emprunte la définition
à Archigène d’Apamée, auteur d’un traité De pulsibus aujourd’hui perdu 22,
tandis que Galien consacre plusieurs traités au pouls et autres palpita-
tions 23. Si aucun texte médical ne fait allusion à la dimension mantique
de ces phénomènes, cet intérêt partagé montre combien la palmoscopie
participe d’une même expérience culturelle du corps.
Du traité de pseudo-Mélampous émerge aussi l’intention de relier le corps
au cosmos 24. Les dieux gouvernent cette géographie corporelle. Comme
dans la chiromancie, à chaque doigt de la main correspond une planète.
Le pouce est associé à Aphrodite, l’index à Arès, le médius à Chronos,
l’annulaire à Hélios, l’auriculaire à Hermès (§ 90-94). Parfois s’ajoute un
commentaire qui explicite la conséquence de ce lien. Dans la version A, une
palpitation dans le petit doigt de la main droite signifie que l’on mérite une
plus grande confiance car c’est le doigt d’Hermès (§ 90) 25.
21. von Staden H., Herophilus : he Art of Medicine in Early Alexandria. Edition, Translation and Essays,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 322-361, T 144-188b. Voir aussi Pigeaud J., « Du
rythme dans le corps. Quelques notes sur l’interprétation du pouls par le médecin Hérophile », Bulletin
de l’Association Guillaume Budé, 3, 1978, p. 258-267. Relevons que le terme palmoscopie est moderne
et qu’il a longtemps désigné l’art de tirer un diagnostic par l’examen du pouls (xixe siècle).
22. Rufus d’Éphèse, Synopsis de pulsibus (Daremberg Ch., Ruelle Ch. E., Rufus d’Éphèse, Paris,
Imprimerie nationale, 1879 : Traité abrégé sur le pouls, p. 219-232, commenté p. 610-643).
23. Galien, De tremore, palpitatione, convulsione et rigore liber, Kühn VII 584-642 ; De differentia pulsum,
Kühn VIII 493-765 ; Bacalexi D., « De pulsibus ad tirones. Galien et les médecins débutants : le pouls
comme moyen de diagnostic et de pronostic », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1, 2001, p. 131-
152. La définition de palmov~ dans les différentes parties de l’œuvre de Galien a été synthétisée par
Daremberg et Ruelle de la manière suivante (op. cit., p. 618) : « Le palmos est une dilatation et un resser-
rement contre nature, qui peut survenir dans toutes les parties susceptibles de se dilater ; une restriction est
indispensable, car ni les os, ni les cartilages, ni les nerfs ne peuvent palpiter, puisqu’ils n’ont pas de cavité.
La palpitation ne se fait pas seulement sentir au niveau du cœur, mais à l’estomac, à la vessie, à l’utérus,
aux intestins, à la rate, au foie, au diaphragme, aux paupières etc., enfin aux artères outre le pouls. »
24. Un Lunarium est aussi attribué à Mélampous ; Bassi D., Cumont F., Martini A. et Olivieri A.
(dir.), Catalogus codicum astrologorum graecorum. IV. Codices Italicos, Bruxelles, Lamertin H., 1903,
p. 110-113.
25. Sur cette répartition du corps selon les planètes, cf. Ptolémée, Tétrabible, III, 148. Sur la chiro-
mancie, la morphoscopie et la mélothésie astrologique, Bouché-Leclercq A., op. cit., p. 266-
268 ; Ricoux O., « Homo astrologicus : la mélothésie chez les astronomes latins », Corps romains,
Moreau Ph. (dir.), Grenoble, Millon J., p. 201-223.
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VÉRONIQUE DASEN
Morphoscopie et société
Ce savoir, que l’on pourrait désigner du terme générique de morphoscopie,
fut amplement diffusé dans l’Antiquité gréco-romaine et semble avoir
touché toutes les couches de la population. Plusieurs indices suggèrent son
influence, notamment la dizaine de papyrus qui en conservent des varian-
tes, un nombre relativement élevé auquel on pourrait ajouter les auteurs
de traités cités dans les textes, tel Antiphon (ve siècle av. J.-C.), l’astrologue
Bérose (iiie siècle av. J.-C.) ou des « Égyptiens 26 ». D’une version à l’autre,
la structure formelle originelle perdure, mais les interprétations se transfor-
ment, preuve de la remarquable capacité d’adaptation de ce savoir, fluctuant
selon le milieu dans lequel il s’inscrit.
La popularité de la morphoscopie est aussi suggérée par l’étendue
géographique de sa transmission. Des traités se retrouvent dans tout le
folklore méditerranéen et européen, voire indien. L’origine très ancienne de
ce genre littéraire explique en partie sa diffusion. Des recueils de présages
assyro-babyloniens du viie siècle av. J.-C., basés sans doute sur une tradition
26. Bérose : p. Rhyl. I 28. La Suda indique que Posidonios de Rhodes (ier siècle av. J.-C.) aurait aussi
écrit un traité palmikovn oijwnv isma (s.v. Oijwnistikhvn), et qu’un traité peri; palmw`n aurait circulé
sous le nom de la Sibylle ou de la Pythie Phemonoe (s.v. Sivbulla).
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LE LANGAGE DIVINATOIRE DU CORPS
27. Böck B., Die babylonisch-assyrische Morphoskopie (Archiv für Orientforschung Beiheft 27), Wien, Institut
für Orientalistik der Universität Wien, 2000 ; Kraus F. R., Die physiognomischen Omina der Babylonier,
Leipzig, Hinrich J. C., 1935 ; id., Texte zur babylonischen Physiognomatik, Berlin, Weidner E. F.,
1939 (11 tablettes avec 150 oracles) ; Maul S. M., « Omina und Orakel A. Mesopotamien, § 5
Zeichen am Menschen », Reallexikon der Assyriologie und Vorderasiatischen Archäologie, Edzard D. O.
et Streck M. P. (dir.), X, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 2003, p. 64-68.
28. Fahd T., La divination arabe. Études religieuses sociologiques et folkloriques sur le milieu natif de l’Islam,
Strasbourg, thèse de Lettres, 1966, p. 390-393 (les naevi) ; p. 397-402 (la palmoscopie).
29. Plaute, Miles gloriosus, 692-694.
30. Montero S., « Plauto, Mil. 694 y los primeros metoposcopi latinos », Dioniso. Rivista di studi sul
teatro antico, 63, 1993, p. 77-82.
31. Pline, Histoire naturelle, XXXV, 88.
32. Suétone, Titus, 2, 1.
33. Sur l’intérêt de Suétone pour la physiognomonie, Couissin J., « Suétone physiognomoniste dans
les Vies des XII Césars », Revue des Études Latines, 31, 1953, p. 239-40 ; Marganne M.-H., « De la
physiognomonie dans l’Antiquité gréco-romaine », Rhétoriques du corps, Dubois Ph. et Winkin Y.
(dir.), Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1988, p. 13-24.
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LE LANGAGE DIVINATOIRE DU CORPS
41. Sur la valeur également positive des présages donnés par la position des grains de beauté dans la tradi-
tion arabe, probablement issue du traité de pseudo-Mélampous, Fahd T., op. cit., p. 390-393.
42. Vipard P., « Le rôle du décor dans les parties officielles d’une domus à péristyle du début du
iiie siècle : le cas de la Maison au Grand Péristyle (Vieux, Calvados) », Revue du Nord. Archéologie de
la Picardie et du Nord de la France, 83.343, 2001, p. 21-33, spéc. p. 24, fig. 6. Voir sa thèse inédite,
Une domus du quartier des thermes d’Aregenua (Vieux, Calvados). Contribution à l’histoire de l’habitat
urbain en Gaule romaine, 1997, université de la Sorbonne (Paris IV), 1996 (spéc. p. 250-251). Je
remercie Pascal Vipard pour l’échange d’informations et de photos.
43. Deyts S., « Masque en bronze de Dijon », À la rencontre des Dieux gaulois. Un défi à César, Musée
archéologique Henri Prades, Lattes, 27 novembre 1998 – 8 mars 1999/Musée des antiquités nationales,
Saint-Germain-en-Laye, 31 mars 1999 – 28 juin 1999, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998,
p. 55, n° 22 (« Il n’est pas douteux que l’inscription votive est en liaison étroite avec l’excroissance
faite dans le modèle du visage ») ; ead., « Un défi à César. À la rencontre des Dieux gaulois »,
Archéologia, 355, avril 1999, p. 24 (fig).
44. Plutarque, Vie de Cicéron 1, 3-6. Cf. dans le monnayage un nodule sur le front qui caractérise les
rois parthes de la dynastie d’Orodes II (57-37 av. J.-C.) ; Dasen V., op. cit., fig. 7 a-c.
45. Plutarque, Œuvres morales, Le démon de Socrate, 11-12.
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46. Voir le tableau comparatif dressé par Fahd T., op. cit., p. 418-429.
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Figure 5 : Marbre, d’Itálica (H. 53 cm). Séville, Musée archéologique, coll. Lebrija.
D’après GARCÍA Y BELLIDO A., ibid., n° 43, pl. 38.
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Figure 8 : Bronze (H. 16, 3 cm). Dijon, Musée archéologique 998.8.1. D’après À la
rencontre des Dieux gaulois. Un défi à César, Paris, 1998, n°22, p. 55.
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La physiognomonie antique :
bibliographie indicative 1
Véronique Dasen et Jérôme Wilgaux