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République d’Haïti

Le Sénat

COMMISSION ETHIQUE ET ANTI-CORRUPTION

DRAFT

La problématique des incitations fiscales et douanières en Haïti:


Bilan et perspectives (2015-2018)

Recommandations de la Commission Ethique et Anti-Corruption

20 Novembre 2018
La Commission Ethique et Anti-Corruption, au début de l’année législative, avait
propose à l’Assemblée d’analyser la problématique des Franchises et des
incitations douanières en vue d’apporter des solutions durables et rationnelles
aux pratiques d’octroi de ces privilèges. Dans cette ligne d’idées, la Commission
Ethique et Anti-Corruption s’est livrée à l’analyse des données disponibles sur les
incitations fiscales et les franchises douanières, ainsi que leur application au cours
des 3 dernières années, dans l’objectif de communiquer et proposer à
l’Assemblée des Sénateurs les interventions pressantes que l’Etat Haïtien, en
particulier le Ministère des Finances devrait adopter.

Aujourd’hui, chers Collègues Sénateurs, les recommandations de la Commission


Ethique et Anti-Corruption, dans le souci d’accompagner la mission de contrôle
du Parlement, soumet pour votre approbation, le constat et les
recommandations générales qui suivent.

I- Contexte

La souveraineté d’Haïti s’érode au fil des années. Pour preuve, le pays n’arrive pas
à collecter assez d’impôts pouvant assurer les services de base à sa population. En
effet, comme l’a fait remarquer la Banque mondiale dans son rapport de 2015 1,
« Malgré les améliorations récentes apportées au système de recouvrement de
l’impôt, Haïti perçoit moins de recettes fiscales, en proportion du PIB, que les pays
comparables d'Amérique latine et des Caraïbes. De plus, ces recettes dépendent
en grande partie des impôts indirects qui touchent l'ensemble des consommateurs,
sans égard à leur niveau de revenus. Le ratio des impôts directs sur les impôts
indirects s'établissait à environ 30 % en 2011. Ce ratio était inférieur à celui de la
plupart des pays d'Amérique latine et des Caraïbes ainsi qu'à la moyenne des pays
à faible revenu : une situation largement attribuable à la part importante des
recettes haïtiennes provenant du commerce international. Les régimes fiscaux qui
dépendent davantage de l'impôt direct ont tendance à être plus progressifs
puisque le fardeau qu'ils imposent aux contribuables varie en fonction du niveau
de revenus de ces derniers. »

1 Banque Mondiale, Haïti: Une opportunité pour tous. Diagnostic pays systématique, Mai 2015.

2
Dans un contexte de crise socio-politique aigue où les apports du programme
Petrocaribe sur lequel les dirigeants s’étaient longtemps reposés pour financer leur
gestion inefficace et malsaine de l’appareil d’Etat, il importe plus que jamais, de
commencer à prendre -autant que possible et le plus rapidement que possible-,
toutes les mesures capables d’assainir la gestion de l’appareil d’Etat ; et ce, à tous
les niveaux. Si d’un côté il faut travailler à recouvrer les deniers publics détournés,
d’un autre coté il importe d’améliorer la performance fiscale, tout en évitant le
gaspillage.

A cet effet, la rubrique des rapports du Ministère des Finances traitant des
pratiques d’exemption fiscale continue d’interpeller la Commission qui n’a pas, à
date, été en mesure d’obtenir les données justifiant de la méthodologie d’octroi de
certaines de ces franchises et des méthodologies d’évaluation de leur impact
économique sur le temps.

La Commission estime qu’un manque de rigueur est appliqué à éviter que certaines
pratiques ne permettent de convertir les avantages dits incitatifs, en « libéralités »
discrétionnaires, source de corruption mais aussi de manque à gagner au détriment
de l’Etat. Est-ce pour cela que dans un contexte où le Gouvernement en place
multiplie les démarches en vue d’obtenir les ressources pour financer son déficit
budgétaire, il importe pour lui de se pencher d’abord sur toutes les vannes ouvertes
qui encouragent la fuite de revenus légitimes ; d’autant que le gouvernement ne
dispose pratiquement plus de marges de manœuvre pour l’aider à masquer les
mauvais choix économiques, le gaspillage de deniers publics et même, les
détournements de fonds publics qui semblent se confirmer.

En effet, son enquête sur le Fonds Petrocaribe, a sensibilisé la Commission Ethique


et Anti-Corruption aux incohérences paradoxales de politique fiscale nationale
dans le domaine des franchises et estime que cette pratique mérite d’etre
réévaluée, au même titre que les structures qui ont permis les manipulations
arbitraires et subjectives du Fond Petrocaribe. Aussi paradoxalement que cela
puisse paraitre, malgré ses difficultés à collecter les impôts, malgré la réticence des
bailleurs de fonds -même ceux qui sont généralement les plus ouverts à
accompagner le développement durable en Haiti-, l’Etat haïtien octroie d’énormes

3
avantages fiscaux, en termes de franchises douanières, à des entreprises et
institutions de diverses natures. Pourtant, le taux de chômage demeure très élevé
(environ 70%), « les prix pratiqués en Haïti sont supérieurs d'environ 30 à 60 % à
ceux pratiqués dans d'autres pays de la région LAC [Amérique Latine et Caraïbes],
et « Le déficit budgétaire moyen au cours de la période 2006-2009 s’est chiffré à
2,2 % du PIB, mais a atteint 7,1 % et 6,3 % du PIB pendant les exercices 2013 et
2014 respectivement et plus de 20% en 2017 ».

En effet, il a été reconnu que « les résultats escomptés en termes de création


massive d’emplois, de richesse par le biais des régimes d’incitations fiscales à
l’investissement sont très timides et n’ont pas permis d’apprécier l’efficacité de
ces politiques par rapport aux objectifs de croissances visés »2, lequel constat est
également fait par la Direction des Études Économiques (DEE) du Ministère de
l’Économie et des Finances (MEF) en indiquant que « le Code des investissements
ne semble pas avoir eu l’effet escompté sur la création d’emplois et la production
industrielle »3. D’où la nécessité d’inventorier les lacunes des procédures d’octroi
et de contrôle des incitations fiscales et douanières haïtiennes pour proposer des
axes d’amélioration de cette pratique.

II- Du régime de gestion des avantages fiscaux et douaniers

Du point de vue légal et institutionnel, on distingue en Haïti deux types de


franchises : les franchises industrielles et les franchises non-industrielles. Les
premiers regroupent les régimes d’exonération issus du Code des investissements,
de la loi sur les zones franches et de la loi sur les parcs industriels. Les seconds
regroupent les exonérations accordées aux administrations publiques, missions
diplomatiques, organisations internationales, organisations non-
gouvernementales, institutions religieuses, organismes privés contractuels et
lignes aériennes.

2 MEF, CII, Rapport MEF/CII/C-039, Briefing sur les activités réalisées par la CII pour la période allant de 2010 a 2014,
Février 2015.
3 Ministère de l’Économie et des Finances(MEF), Direction des Études Économiques (DEE), Rapport annuel 2014-

2015, juin 2016.

4
Le tableau ci-dessous est proposé afin de donner une idée de redevances sacrifiées
de par ces régimes fiscaux. La question n’est pas de les annuler systématiquement
mais plutôt d’annuler ou de réviser ceux qui n’apportent aucunes retombées
économiques quantifiable.

Table 1: Total des droits concédés par catégorie de bénéficiaire de 2015 à 2018
No CATEGORIE DE 2017-2018 2016-2017 2015-2016 TOTAL
BENEFICIAIRES
1 SECTEUR 14,186,930.58 100,357,205.978,259,404.4 192,803,540.9
AGRICULTURE 1 5 4
2 SECTEUR 5,826,474,842. 4,542,666,760.
3,675,930,96 14,045,072,57
INDUSTRIE 53 70 8.36 1.59
3 SECTEUR 57,249,433.61 84,757,571.28175,186,496. 317,193,501.8
TOURISTIQUE 99 8
4 SECTEUR ONG 6,301,488,090. 1,572,596,334. 855,882,151. 8,729,966,577.
89 93 61 43
5 INSTITUTIONS 363,034,000.7 174,664,499.1 165,429,873. 703,128,373.4
RELIGIEUSES 5 8 50 3
6 MISSIONS 883,742,269.5 1,344,341,713. 1,251,862,26 3,479,946,243.
DIPLOMATIQU 4 09 0.93 56
ES
7 ORGANISATIO 352,298,775.5 673,480,489.5 377,751,078. 1,403,530,343.
NS 7 7 81 95
INTERNATIONA
LES
8 ORGANISME 1,503,013,343. 475,425,966.5 318,841,640. 2,297,280,950.
AUTONOME 31 4 25 10
9 ADMINISTRATI 2,893,748,706. 959,780,189.6 1,198,608,39 5,052,137,290.
ON PUBLIQUE 22 1 4.70 53
10 ENTREPRISE 737,517,992.2 242,209,948.5 547,425,481. 1,527,153,422.
PRIVEE 3 1 48 22
CONTRACTUEL
LE
11 LIGNES 51,295,565.08 16,910,799.19 9,711,433.76 77,917,798.03
AERIENNES

5
12 ZONE 78,919,594.02 47,076,998.91 63,873,888.8 189,870,481.7
FRANCHE 6 9
INDUSTRIELLE
13 ZONE 4,330,734.48 10,565,209.57 10,523,108.1 25,419,052.21
FRANCHE 6
AGRICOLE
14 AUTRES 97,717,454.64 146,185,114.9 72,573,362.3 316,475,931.9
BENEFICIAIRES 9 0 3
TOTAL 19,165,017,73 10,391,018,80 8,801,859,54 38,357,896,07
3.45 1.98 4.16 9.59
Source : Ministère de l’Economie et des Finances
A- Les franchises industrielles

S’agissant des franchises industrielles, on remarque que leur montant a


légèrement augmenté, passant de 3,675,930,968.36 en 2015-2016 à
5,826,474,842.53 de Gourdes en 2017-2018. Par contre, celles se rapportant à
l’agriculture et au tourisme ont nettement diminué. Or, on sait qu’ils représentent
des secteurs prioritaires du Plan Stratégique de Développement d’Haïti (PSDH). Il
importe donc d’avoir des explications claires sur les raisons de cette diminution.

Par ailleurs, La Commission Ethique et Anti-Corruption en analysant les


procédures liées à l’octroi et au contrôle des incitations fiscales et douanières en
Haiti, a noté les faiblesses suivantes :

- Les critères d’octroi dans la loi comme dans les règlements d’application ne
sont pas définis avec précision ce qui facilite les décisions subjectives.
- La nature et la durée des avantages accordés ne sont pas clairement établis,
ce qui laisse une grande marge à l’interprétation discrétionnaire de
l’administration du moment.
- Les justificatifs des avantages fiscaux sont souvent peu transparents, ou trop
élastiques pour assurer une rigueur dans le contrôle de la performance
escomptée.
- Des exonérations sur le même projet peuvent être obtenues en appliquant
différents régimes d’exonération à la fois.

6
- Les structures de vérification, de contrôle, d’évaluation de performance et
de respect des provisions des exonérations sont soit inadéquate, soit peu
motivées.

Au regard des considérations et données ci-dessus mentionnées, la


Commission Ethique et anti-corruption du Sénat de la République recommande :
1. Assurer le suivi systématique des entreprises industrielles ayant bénéficié
de franchises ;
2. Evaluer les performances des entreprises industrielles ayant bénéficié de
franchises afin de déterminer si elles ont créé de nouveaux emplois, si elles
ont créé de la valeur ajoutée et si elles méritent le renouvellement de leurs
franchises ;
3. Ne pas accorder de franchises aux entreprises commerciales (importation
de biens finis) ;
4. Forcer les investisseurs à respecter les engagements qu’ils ont pris
relativement aux franchises dont ils ont bénéficiées ;
5. Diminuer graduellement les franchises et investir dans les infrastructures
devant augmenter la compétitivité du pays au regard des investisseurs
potentiels ;
6. En cas de non-respect des obligations liées à l’octroi des franchises, exiger
le remboursement des entreprises bénéficiaires.

B- Les franchises non industrielles


En ce qui concerne les franchises non industrielles (Missions diplomatiques,
Organisations internationales, Organismes privés contractuels, Administrations
publiques, ONG et Fondations, Organismes autonomes, Institutions religieuses,
Lignes aériennes), on remarque que leurs montants ont considérablement
augmenté.
Par ailleurs, le montant des franchises accordées spécifiquement aux ONG
(exonération totale d’impôts, d’une franchise douanière sur les biens importés
nécessaires à la réalisation de leurs objectifs et d’une franchise douanière sur les
effets personnels des étrangers liés à l’ONG et autorisés à travailler en Haïti),
malgré la diminution de leur nombre suite a une mesure du MPCE, a plus que
doublé. En effet, il passe de 1,572,596,334.93 de Gourdes en 2016-2017 à
6,301,488,090.89 de Gourdes en 2017-2018, ce qui représente une augmentation
d’environ 75%.
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La Commission Ethique et Anti-Corruption en analysant les procédures liées à
l’octroi et au contrôle des incitations fiscales et douanières dans ce secteur
(franchises non-industrielles), a noté qu’il s’agit d’un Channel d’abus du système
méritant une évaluation tant au niveau de l’octroi, de l’impact, de la compétition
déloyale que du suivi de l’application de ces avantages.

Au regard des données et remarques ci-dessus mentionnées, la Commission


Ethique et anti-corruption du Sénat de la République recommande :
- Faire une enquête sur l’utilisation des franchises par les ONG, les
Fondations et les institutions religieuses afin de déterminer si elles n’en
abusent pas ou ne se livrent pas frauduleusement aux activités
commerciales au profit de leurs dirigeants ;
- Diminuer le montant des franchises accordées aux ONG ;
- Réviser la législation sur le mode d’imposition des personnes physiques
travaillant dans les ONG ;
- Et par-dessus tout, évaluer le bienfondé de cette pratique en établissant
de manière méthodique si le manque à gagner causé par l’octroi de ces
franchises, amène ou encourage, directement ou indirectement, des
investissement quelconques, ou encore une création d’emplois durables,
ou même une amélioration de la qualité de vie des citoyens ; sans pour
autant faire une compétition déloyale à d’autres secteurs porteurs de la
vie nationale, dont -par contre- les retombées positives seraient
susceptibles de dépasser celles du secteur présentement favorisé par ces
franchises.
La Commission rappelle que son intention n’est pas de préconiser l’annulation de
ces pratiques de manière arbitraire mais plutôt, de suggérer le lancement d’une
enquête approfondie à partir de laquelle évaluer les résultats et l’impact de ce
système afin d’éviter les abus et assainir la pratique afin d’assurer qu’elle atteigne
les objectifs qui ont initialement justifié sa mise en place en général. Il s’agit d’une
série d’actions complémentaires au mouvement de lutte contre la corruption, que
le parlement dans sa capacité et son obligation d’organe de contrôle se doit de
renforcer.
Dans cette optique la Commission Ethique et Anti-Corruption recommande à
l’Assemblée des Sénateurs de voter cette proposition pour la soumettre à l’Exécutif

8
afin de rationaliser les incitations fiscales et douanières en Haiti ; et permettre la
récupération de recettes dont le pays a tant besoin.

Sénateur Youri Latortue


Président

Sénateur Jacques Sauveur Jean


Rapporteur

Sénateur Evallière Beauplan


Membre

Sénateur Rony Celestin


Membre

Sénateur Herve Fourcand


Membre

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