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Réviser son bac

HORS-SÉRIE
avec

a m mes Toutes séries


gr
Pro 013
2 l’essentiel du cours
• Des fiches synthétiques
• Les points et définitions clés
• Les repères importants

DES sujets de bac


• 12 sujets commentés
• L’analyse des sujets
• Les problématiques
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter

DES ARTICLES DU MONDE


• Des articles du Monde
• Un accompagnement
pédagogique de chaque
article

un guide pratique

Hors-série Le Monde, avril 2013

&’:HIKPMF=\U\^UV:?k@a@a@c@p"
• La méthodologie

M 05257 - 2H - F: 7,90 E - RD
des épreuves
• Astuces et conseils

En partenariat avec
Réviser son bac
avec

Français 1re, toutes séries

Une réalisation de

Avec la collaboration de :
Alain Malle

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
Valérie Corrège

En partenariat avec
sommaire
Comment optimiser vos révisions et être sûr(e) de maîtriser
en profondeur les thèmes et les enjeux du programme de français ?
Le jour du bac, comment rendre une copie qui saura faire toute la différence
et vous assurer la meilleure note possible ?

Pour vous y aider, voici une collection totalement inédite !


Elle est la première et la seule à vous proposer – en plus des révisions
le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours p. 5
traditionnelles – d’étoffer vos connaissances grâce aux articles du Monde. Citations, pistes de réflexion,
arguments, exemples et idées clés : chapitre 01 – Définition(s) et évolution du genre
les articles sont une mine d’informations à exploiter pour enrichir romanesque du xviie siècle à nos jours p. 6
vos dissertations et vos commentaires. Très accessibles, chapitre 02 – Le personnage de roman : du héros à l'anti-héros p. 12
ils sont signés, entre autres, par Pierre Assouline, chapitre 03 – Personnage romanesque
Philippe Sollers, Yves Bonnefoy (entretien), Robert Solé, Michel Contat, etc. et vision(s) du monde p. 18
Inspirée de la presse, la mise en pages met en valeur
l’information et facilite la mémorisation des points importants.
Sélectionnés pour leur pertinence par rapport à un thème précis Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours p. 25
du programme, les articles sont accompagnés : chapitre 04 – L'évolution des formes théâtrales depuis le xvii siècle
e
p. 26
• de fiches de cours claires et synthétiques, assorties des mots clés
chapitre 05 – Le théâtre et la question de la mise en scène p. 32
et repères essentiels à retenir ;
• de sujets de bac analysés et commentés pas à pas
pour une meilleure compréhension. écriture poétique et quête du sens, du moyen âge à nos jours p. 39
chapitre 06 – Place et fonction du poète au fil des époques p. 40
Sans oublier la méthodologie des épreuves et les conseils pour s’y préparer.
chapitre 07 – Versification et formes poétiques p. 46
chapitre 08 – L'écriture poétique : redécouvrir la langue,

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
redécouvrir le monde p. 52

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation,


En partenariat avec du xvie siècle à nos jours
p. 59
chapitre 09 – Les formes de l'argumentation p. 60
Complétez vos révisions du bac sur www.assistancescolaire.com : chapitre 10 – L
 a réflexion sur l'homme à travers les textes
méthodologie, fiches, exercices, sujets d'annales corrigés... des outils gratuits et efficaces argumentatifs p. 66
pour préparer l'examen.
Enseignement de Littérature – première l p. 75
chapitre 11 – Vers un espace culturel européen :
Renaissance et humanisme p. 76
chapitre 12 – Les réécritures, du xviie siècle à nos jours p. 82

le guide Pratique p. 89
Edité par la Société Editrice du Monde – 80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
Tél : +(33) 01 57 28 20 00 – Fax : +(33) 01 57 28 21 21
Internet : www.lemonde.fr
Président du Directoire, Directeur de la Publication : Louis Dreyfus
Directeur de la rédaction : Alain Frachon
Imprimé par Maury
Commission paritaire des journaux et publications : n° 0712C81975
Dépôt légal : mars 2013
Achevé d’imprimer : mars 2013
Numéro hors-série réalisé par Le Monde – © Le Monde – rue des écoles 2013.
le personnage de roman,
du xviie siècle à nos jours

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

repères œuvres clés


Aux sources du genre  : de
l’auditeur au lecteur.
Définition(s) et évolution xviie : La Princesse de Clèves,
premier grand roman d’analyse
Le récit de Mme de Lafayette s’ancre

du genre romanesque
• Le terme « roman » a été utilisé dans l’histoire réelle, le xvie siècle,
pour la première fois au Moyen sous le règne d’Henri  II, environ
Âge, pour désigner un récit 120 ans avant sa rédaction. Les per-
littéraire, généralement écrit sonnages sont inspirés de person-
en vers, rédigé en « roman » (en nalités réelles de la Cour d’alors,

du xviie siècle à nos jours


langue «  vulgaire  ») par opposi- mêlant ainsi réalité historique et
tion au latin. C’est cette forme fiction (ce qui offre aux lecteurs
du « roman » que troubadours et le plaisir du «  décryptage  »). La
trouvères utilisent pendant tout langue est extrêmement classique
le Moyen Âge, afin de raconter – absence d’oralité et mesure dans

L
les exploits des chevaliers. Le l’expression – pour mieux révéler
récit écrit n’est alors qu’un sup- e roman a connu des formes et une reconnaissance les troubles et les secousses en-
port pour la mémoire, puisque variables entre le xviie siècle et notre époque. Quelles sont gendrés par la passion amoureuse.
la littérature est profondément
orale : ses destinataires sont des les sources du genre romanesque  ? Quelles ont été les xviiie : les chefs-d’œuvre du
auditeurs et non pas, comme grandes étapes de son évolution ? roman épistolaire
aujourd’hui, des lecteurs. Cette • Dans Les Lettres persanes (1721)
littérature s’adresse d’ailleurs Montesquieu évoque des thèmes
à un public restreint, celui des majeurs de la philosophie des
seigneurs et de leur cour. xviie siècle :
du roman pastoral sur la «  Carte du Tendre  ». Cependant, ce type de Portrait de Montesquieu, 1728 (Musée national du Portrait de Jean-Jacques Rousseau par Alain Ramsay, Lumières par la vision décalée de
au roman d’analyse romans, malgré son succès, se trouve discrédité. En château de Versailles). 1766. Persans voyageant en France.
• À travers ses romans (Le Conte du Avec la Renaissance, les divertissements de Cour, les effet, les personnages semblent d’une perfection • La Nouvelle Héloïse (1761) de
Graal, Le Chevalier à la charrette, modes et les comportements se transforment : les peu crédible et l’atmosphère est ressentie comme de personnages écrivant les lettres. De ce fait, des Vers le contemporain Rousseau  est la correspondance
etc.), l’un des auteurs les plus spectacles et les arts remplacent ainsi peu à peu les trop idyllique. points de vue divergents sur un même épisode se Aux xxe  et xxie  siècles, le roman est toujours un amoureuse entre deux amants.
célèbres de cette période, tournois et autres jeux du Moyen Âge où la violence Le roman d’analyse est un autre genre très en confrontent, et le lecteur a le plaisir de saisir les genre particulièrement prisé par les auteurs, Cette œuvre préfigure les thèmes
Chrétien de Troyes, a ainsi primait. Apparaît alors le roman pastoral, genre vogue au xviie siècle. La Princesse de Clèves, de incompréhensions, de comparer les perceptions comme par le public, et la variété qui l’a toujours du romantisme.

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su  créer un genre narratif – illustré par Honoré d’Urfé (L’Astrée) ou Madeleine Mme de La Fayette, en est une parfaite illustration. de chacun, comme s’il observait les faits selon une caractérisé s’accroît encore. • Les Liaisons dangereuses (1782),
enchaînant des épisodes suivis de Scudéry (Clélie). Il met en scène, dans un territoire Chef-d’œuvre du classicisme et du « roman d’ana- multiplicité d’angles. Certains romanciers creusent la veine du xixe siècle de Choderlos de Laclos, présentent
mais aussi entrelaçant diffé- imaginaire, des personnages en habits de bergers lyse » ancré dans l’histoire récente (et non plus dans et s’attachent à la description du réel. Parmi eux, les aventures libertines de deux
rentes « histoires » – célébrer les ou de nymphes dont toute la vie est tendue vers une Antiquité lointaine ou une histoire de légende), xixesiècle : le triomphe du roman de nombreux auteurs, marqués par la violence héros scandaleux.
exploits d’hommes valeureux l’amour et l’harmonie. Leurs parcours amoureux avec des personnages inspirés de personnes réelles, réaliste de la première moitié du xx e  siècle, prennent
dans un temps légendaire  et donnent des récits très longs, fondés sur le détail des le roman évoque, dans une langue très pure, les À la suite des Lumières, mais également sous l’in- position par rapport à l’insupportable (la guerre, xixe : réalisme et naturalisme
mettre en relief les éléments émotions et des progrès faits par les protagonistes troubles de la passion amoureuse dont il restitue fluence du développement industriel et de l’essor le nazisme, toutes les formes de totalitarisme) dans • L’ambition «  totalisante  » du
culturels et religieux du xiiie siècle. les plus fines nuances. de la bourgeoisie, le roman connaît, au xixe  siècle, des romans engagés : Céline, avec Voyage au bout courant réaliste est illustrée par
Ces trois aspects sont, précisé- Au xviie siècle, le roman est varié dans ses formes un grand succès et s’oriente majoritairement vers de la nuit, Malraux, dans L’Espoir, Camus avec La le titre que choisit Balzac pour
ment, les orientations qui gui- comme dans ses codes, et a un lectorat divers. une représentation fidèle de la réalité sociale sans Peste, etc. rassembler ses romans  : La
dent, aujourd’hui encore, notre Cependant certains points communs se dégagent : se limiter à la classe dirigeante. Dans les années 1950, le Nouveau roman refuse la Comédie humaine. Loin de tra-
perception du « roman ». En effet, la narration d’épisodes centrés autour de person- Le mouvement littéraire du réalisme s’attache psychologie des personnages et toute subjectivité ; duire une intention comique, ce
nous sommes attentifs à la façon nages que le lecteur suit dans leur parcours ; une ainsi à décrire scrupuleusement les faits et gestes les auteurs de ce courant (Robbe-Grillet, Duras, titre signifie la volonté de saisir
dont chaque auteur module les prose au service de l’action et de la peinture des de personnages issus du « peuple » ou du « grand Sarraute) ne livrent que l’extérieur des choses et des les masques et les divers états ou
spécificités du genre romanesque, sentiments. monde ». êtres, laissant au lecteur le soin de « construire » un conditions des hommes.
au «  héros  » – motif central du Dans la même lignée, le naturalisme poursuit cette personnage et un univers. • Flaubert (L’Éducation sentimen-
roman –  et enfin à la vision du xviiie siècle : l’essor du roman ambition mais avec un aspect scientifique plus Enfin, les frontières entre fiction et réalité se tale) et Maupassant (Une Vie,
monde qui transparaît à travers épistolaire marqué. Pour Zola, le roman doit être une sorte de brouillent, avec des genres comme l’auto-fiction, Pierre et Jean) cherchent égale-
l’œuvre. Dans la seconde moitié du xviie siècle, et tout au long « laboratoire » grâce auquel on peut étudier les com- mêlant autobiographie et fiction. ment à montrer aux lecteurs les
du xviiie siècle, le roman par lettres se développe et portements humains, les révéler voire les dénoncer. parcours de personnages parfois
• Au xvie siècle, grâce à la diffusion connaît un grand succès. Le roman, en offrant un univers fictionnel, permet très humbles, en privilégiant une
de l’imprimerie, le roman bénéfi- La forme épistolaire permet à l’auteur de jouer sur au lecteur de s’évader du réel et de savourer les narration objective.
cie d’un public plus large qui de- les frontières entre réalité et fiction. Plusieurs de DEUX ARTICLES DU Monde plaisirs de l’imagination. Mais, parce que le par- • Les Rougon-Macquart œuvre sous-
vient lecteur plus qu’auditeur. Les ces romans se présentent ainsi comme un échange À CONSULTER cours de personnages individualisés forme le pivot titrée par Zola « Histoire naturelle
œuvres majeures sont les romans réel de lettres, dont l’auteur affirme alors n’être que de cet univers, le roman est en même temps un et sociale d’une famille sous le Se-
satiriques de Rabelais (Pantagruel, le découvreur et l’éditeur. Cela permet, bien sûr, de • Le Zola bâtisseur d’Henri Mitterand p. 10 révélateur et une évasion de ce réel. Ses formes, cond Empire », 20 romans (Nana,
1532, Gargantua, 1534, suivis de contourner la censure ou la condamnation (pour (Michel Contat, 21 décembre 2001) extrêmement diverses, en font ainsi un outil privi- Germinal, La Bête humaine…)
trois autres Livres) qui traitent immoralité ou irréligion), mais cela offre également légié pour interroger notre monde ainsi que nous- élaborés à partir d’enquêtes très
dans un registre burlesque les Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de
la possibilité de faire entrer plus facilement le lecteur • Émile Zola, solitaire et solidaire p. 10-11 mêmes  : notre «  condition humaine  » pour re- fouillées, permettent à l’auteur de
thèmes majeurs de l’humanisme : La Fayette (1634-1693), auteur du premier «  roman dans un univers dont il pense qu’il est « vrai ». (Michel Contat, 27 septembre 2002) prendre le titre d’un roman de Malraux. dresser un tableau complet de tous
éducation, religion, guerre. psychologique ». En outre, le roman a autant de narrateurs qu’il y a les milieux sociaux.

6 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 7
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

repères
Romans et histoire.
Dissertation : Dans quelle mesure catholique et bien-pensante de la première moitié du
xxe siècle – Les Choses, de Georges Pérec, 1965, sous-
titré « Une histoire des années soixante », restituent
Extraits clés
Gavroche

Anticipation
• Romans de Jules Verne anticipant
la lecture des romans permet-elle les débuts de la société de consommation.

II. Les romans traduisent une certaine vision de la


Gavroche participe à l’émeute pa-
risienne de juin 1832.
« Gavroche, complètement envolé
sur des techniques inconnues à
son époque : voyage spatial dans de connaître une période historique société, par une écriture qui reflète la sensibilité et
l’univers personnels des romanciers
et radieux, s’était chargé de la mise
en train. Il allait, venait, montait,
De la terre à la Lune, sous-marin a) Les romanciers et l’objectivité descendait, remontait, bruissait,
dans Vingt mille lieues sous les
mers, télévision dans Le Château
et une société ? Les romanciers ne peuvent prétendre à la véracité et
l’objectivité des historiens. Ils ne peuvent s’empêcher
étincelait. Il semblait être là pour
l’encouragement de tous. Avait-il
des Carpathes. de défendre une vision de l’histoire et des événe- un aiguillon  ? oui certes, sa mi-
• Principe de l’uchronie  : Philipe connaître les milieux sociaux dans ments, de manière assez subjective, voire partisane. sère ; avait-il des ailes ? oui certes,
Roth, Le Complot contre L’Amé- lesquels évoluent les personnages, puis Exemple  : Vision particulièrement critique du sa joie. Gavroche était un tour-
rique, part de l’idée que Franklin nous verrons en quoi ces enseignements peuple dans L’Éducation sentimentale, de Flaubert billonnement. On le voyait sans
Roosevelt n’a pas remporté les élec- trouvés dans les romans peuvent être – à l’opposé La Fortune des Rougon, de Zola, donne cesse, on l’entendait toujours. Il
tions en 1941. Charles Lindbergh, sujets à caution du fait que le romancier une vision sublimée du peuple. remplissait l’air, étant partout à la
devenu président, signe un traité est d’abord un écrivain, un artiste qui b) L’engagement de l’auteur fois. C’était une espèce d’ubiquité
de non-agression avec l’Allemagne exprime sa vision de la société en visant Le roman peut même devenir un instrument pré- presque irritante ; pas d’arrêt pos-
nazie – Éric-Emmanuel Schmitt, un engagement ou dans une perspec- cieux au service de l’engagement de l’auteur et sible avec lui. L’énorme barricade
La Part de l’autre, où Hitler réussit tive essentiellement esthétique. Enfin, doit donc être perçu comme tel et non comme un le sentait sur sa croupe. »
son examen d’entrée aux Beaux- nous réfléchirons à d’autres objectifs des témoignage objectif sur l’histoire ou la société. (Victor Hugo, Les Misérables, 1862.)
Arts de Vienne, bouleversant ainsi romanciers, et attentes des lecteurs de Exemples : Germinal de Zola est un roman de la lutte des
l’histoire de la seconde moitié du romans, que de s’intéresser à la dimension classes – avec Le Dernier Jour d’un condamné et Claude Gustave Flaubert. Le saccage des Tuileries
xxe siècle. historique ou sociale de la vie humaine. Gueux, Victor Hugo s'engage contre la peine de mort. Frédéric assiste au saccage du
c) La sensibilité des auteurs de Gide, avec le personnage de Nathanaël. palais des Tuileries au cours de la
Romans ancrés dans une époque Le plan détaillé du Les romanciers ne se contentent pas de rendre pla- b) Le roman philosophique révolution de 1848.
• Balzac, La Comédie humaine, pour développement tement compte de la réalité sociale, ce sont avant Le roman peut également emprunter une autre voie, « Tous les visages étaient rouges ;
« faire concurrence à l’état civil ». I. Les romans peuvent permettre de tout des écrivains qui expriment leur sensibilité et très éloignée des préoccupations sociales, celle des la sueur en coulait à larges gouttes
• Zola, Les Rougon-Macquart, connaître une certaine période histo- s’adressent à la sensibilité des lecteurs, à travers un idées, de la philosophie. […]. Et poussés malgré eux, ils
somme romanesque de vingt vo- rique, une société donnée. style efficace qui leur est propre et en utilisant les Exemple : philosophie existentialiste théorisée dans entrèrent dans un appartement

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lumes présentée comme «  L’His- a) Des romans à vocation « historique » ressources de la création romanesque. L’existentialisme est un humanisme (essai) et illustrée où s’étendait, au plafond, un dais
toire naturelle et sociale d’une Romans historiques : romans se propo- Exemples  : sublimation des foules révoltées chez dans La Nausée de Sartre. de velours rouge. Sur le trône, en
famille sous le Second Empire ». sant de faire revivre telle ou telle période Zola, les figures emblématiques du peuple chez Hugo L’absurde est « romancé » dans L’Étranger, après avoir dessous, était assis un prolétaire
• Stendhal, Le Rouge et le Noir, de l’histoire à travers les aventures de (Jean Valjean, Cosette, Gavroche) – dans La Condition été théorisé dans Le Mythe de Sisyphe (essai) par Camus. à barbe noire, la chemise entrou-
« Chronique de 1830 ». personnages de fiction. humaine, Malraux fabrique, avec sa sensibilité et dans c) D’autres voies romanesques : écriture et jeu verte, l’air hilare et stupide comme
Exemples : la révolte antirépublicaine des un autre style, le mythe du héros révolutionnaire. Enfin, certains romans s’écartent délibérément de un magot. D’autres gravissaient
Romans historiques paysans bretons  dans Les Chouans de Bal- tout ancrage social ou historique, voire de toute l’estrade pour s’asseoir à sa place.
• L’époque de Louis XIII : Alexandre zac ou Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. III. Le roman peut avoir d’autres préoccupations que vérité historique. "Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà
Dumas, Les Trois Mousquetaires. b) Les romans ancrés dans une situation de vouloir rendre compte d’une réalité historique Exemple : Le Nouveau roman préfère « l’aventure de le peuple souverain !" »
• Les guerres de religion,  le mas- Honoré de Balzac. historique ou sociale l’écriture » à « l’écriture d’une aventure. » La Jalousie, (Gustave Flaubert, L’Éducation
sacre de la Saint-Barthélemy  : Romans fortement et volontairement a) Les situations universelles Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet – La Modification sentimentale, 1869.)
Alexandre Dumas, La Reine Margot. L’intitulé complet du sujet ancrés dans une situation historique précise qui leur Le roman manifeste surtout un intérêt pour les de Michel Butor.
Un philosophe a déclaré qu’il avait beaucoup plus ap- sert de cadre permettant aux lecteurs de s’immerger situations universelles, les passions éternelles, indé- Jeu des contraintes formelles de l’Oulipo  : La Dis- Insurrections républicaines
Témoins ou acteurs pris sur l’économie et la politique dans les romans de dans une époque, un milieu. pendamment de leur contexte historique ou social. parition de Georges Pérec, sur le principe du lipo- Le coup d’État du 2 décembre 1851
d’événements historiques Balzac qu’en lisant les économistes et les historiens. Exemples  : romans réalistes et naturalistes du Passion amoureuse  : La Princesse de  Clèves de gramme, en faisant disparaître la lettre e. suscite des insurrections républi-
• La guerre de 14-18 : Barbusse, Le Feu ; Dans quelle mesure la lecture des romans permet-elle xixe  siècle tels que Le Rouge et le Noir de Stendhal, Mme de Lafayette – Le Lys dans la vallée de Balzac avec caines en Provence.
Roland Dorgelès, Les Croix de bois. de connaître une période historique et une société ? sous-titré « Chronique de 1830 » – Madame Bovary de Mme de Morsauf – L’Écume des jours de Boris Vian Conclusion « La bande descendait avec un élan
• La guerre civile espagnole de Vous rédigerez un développement structuré, qui s’ap- Gustave Flaubert, sous-titré « Mœurs de province ». avec Colin et Chloé. Il faut récapituler les éléments de la réflexion, ouvrir superbe, irrésistible. Rien de plus ter-
1936 : Malraux, l’Espoir. puiera sur les textes du corpus, les romans que vous c) L’évolution des personnages dans un contexte social Illustration de l'ambition, de l'arrivisme : romans de sur la grande richesse du genre romanesque qui riblement grandiose que l’irruption
• L’univers concentrationnaire avez étudiés en classe et vos lectures personnelles. Romans construits autour de personnages qui évo- formation du xixe : Julien Sorel, Rastignac, Bel Ami… évolue sans cesse et continue de solliciter, à la fois, de ces quelques milliers d’hommes
pendant la Seconde Guerre mon- luent dans un contexte social dont le lecteur s’im- Exaltation des sens et de la vie : Nourritures terrestres l’histoire et l’imaginaire. dans la paix morte et glacée de
diale  : Jorge Semprun, Le  Grand L’analyse du sujet prègne, presque malgré lui. l’horizon […]. Quand les derniers
Voyage et L’Écriture ou la Vie. Exposer les éléments de la problématique : paradoxe Exemples : Thérèse Desqueyroux de François Mauriac, bataillons apparurent, il y eut un
• Le colonialisme  en Afrique du de la « fiction » romanesque se posant en concurrente l’action se situe dans la bourgeoisie du bordelais, SUJET TOMBé AU BAC SUR cE THèME éclat assourdissant. La Marseillaise
Nord  : Driss Chraïbi, Le Passé de l’histoire. Citer la question et dégager son aspect emplit le ciel, comme soufflée par
Simple et Les Boucs  ; en Afrique provocateur. Question liminaire des bouches géantes dans de mons-
noire  : Sembène Ousmane, Les Ce qu’il ne faut pas faire – Quelles visions du peuple les trois extraits du corpus donnent-ils ? (Sujet national, 2011, séries ES, S) trueuses trompettes qui la jetaient,
Développer une argumentation
Bouts de bois de Dieu. Introduction tranchée dans un seul sens, l’expression
Corpus : Victor Hugo, Les Misérables – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale – Émile Zola, vibrante, avec des sécheresses de
• La révolution communiste en Nous nous attacherons tout d’abord à voir quand La Fortune des Rougon. cuivre, à tous les coins de la vallée. »
« dans quelle mesure » invitant
Chine  : Malraux, La Condition et comment les romans peuvent être de bons pro- (Émile Zola, La Fortune des
à rechercher des nuances.
humaine. fesseurs d’histoire et d’économie et permettent de Rougon, 1871.)

8 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 9
Les articles du pourquoi cet article ? Les articles du
Critique du deuxième volume de la
biographie de Zola, par Henri Mitterand.
Elle présente le bâtisseur qui compose
en vingt-cinq années de travail acharné

Le Zola bâtisseur vingt romans, « kaléidoscope de la so-


ciété française » sous le Second Empire.
littéraire de Zola, vive pénétration
de l’œuvre jusque dans les soutes
qu’il le faut à son mari, et Mitterand
ne sait jusqu’à quel point elle joue
le dos aux malheurs des autres. Quant
aux écrivains, ils se passionnent pour
de projet), on le verra traverser de
façon critique les théories de l’anar-

d’Henri Mitterand
Chaque livre a puisé autant dans la vie de ses plans, scénarios, manuscrits, inconsciemment de sa souffrance leurs écoles littéraires. Le naturalisme chisme, du marxisme tendance gues-
personnelle d’Émile Zola que dans les hauteur de vues à la fois esthétique, pour interdire à Zola de donner une dont Zola s’est fait le théoricien do- diste, de l’utopie fouriériste, pour se
dossiers qu’il constituait, à la manière politique et morale, le Mitterand place plus grande à son deuxième mine, des dissidences se dessinent ; le diriger vers une conception socialiste
d’un journaliste.
Le deuxième volume de cette monumentale et passionnante prend place dans les grands clas- ménage dans l’emploi rigoureux symbolisme plane. Que les politiques proche de Jean Jaurès, avec un combat
siques de la biographie et unit, peut- de son temps. Elle accepte Jeanne, à se débrouillent. mûrement réfléchi pour l’instruction
biographie couvre les années de création des Rougon-Macquart. être pour la première fois, la saisie condition qu’elle et les enfants restent Zola seul donc. Se voulant seul. laïque. À ces œuvres, mais aussi aux

L
a sympathie comme moyen diquement dans la clôture du texte, et, d’un journaliste ambitionnant de de- Bordeaux, après la débâcle devant les de l’historien et celle du critique dans l’ombre, et Jeanne se résigne, Mais solidaire. On le sait, il ne s’est tentatives de Zola au théâtre et à
d’approche et de connaissance... de l’autre, l’accumulation « positiviste » venir savant, pour mener à bien son armées prussiennes et la chute de l’Em- littéraire. L’auteur doit à son mo- d’abord parce qu’elle jouit à demeure pas mobilisé dès la condamnation l’opéra, Mitterand consacre à chaque
Jacques Lecarme a ainsi écrit son de faits concernant la vie d’un créateur, projet prométhéen. Les premiers cha- pire, suivant de loin, en bourgeois ti- dèle un sens du récit, de la mise en du bonheur d’être mère et de son d’Alfred Dreyfus, en décembre 1894, fois des chapitres qui sont de véri-
essai sur Drieu La Rochelle, un auteur au lieu d’une véritable enquête his- pitres d’une biographie sont presque moré, les excès de la Commune. Le perspective, de la vaste entreprise, bonheur d’amante. Les féministes se pour clamer son innocence. Cette tables études sociocritiques autant
qui «  n’a rien pour plaire  », moins torique. Au début des années 1970, la toujours des dédales généalogiques où deuxième tome le reprend à Paris, et aussi de la performance. N’a-t- récrieront. Qu’aurait dû faire Zola  ? condamnation n’entre pas vraiment que littéraires. C’est l’œuvre même
comme une thèse que comme « une tentative « totalisante » de Sartre avec l’auteur guide son lecteur, qui attend s’effarant des excès de la répression. Il il pas écrit en moins d’un an les Braver l’interdit victorien  ? Quitter dans son champ de vision. Pourtant, le qui prend le devant dans cette biogra-
autobiographie de lecteur passionné ». L’Idiot de la famille – un lansonisme le héros. Plus l’auteur en sait, plus le est républicain dans l’âme, ses ennemis 860 pages de ce troisième volume son épouse ? Revendiquer sa double 16 mai 1896, révolté par la campagne phie, puisque aussi bien la vie de Zola
Jean Roudaut de son côté, a noué une modernisé à la lumière du marxisme lecteur s’y perd. Mitterand, qui ne laisse le déclarent socialiste, autant dire le pour être présent au rendez-vous du vie  ? Dans ce cas, il y aurait bien antisémite d’Édouard Drumont et de est vouée à plein temps à l’enquête et
relation profonde, du côté du lac de et de la psychanalyse – a suscité beau- rien dans l’ombre, avait éprouvé notre désignent à la police. Pour lui les choses centième anniversaire avec la bio- eu une affaire Dreyfus, mais pas de La Libre Parole, il écrit dans Le Figaro à l’écriture, à l’invention d’un monde
Genève, avec Robert Pinget et étudié coup d’incompréhension. Mitterand patience en mettant en place les acteurs sont plus simples : qui s’intéresse litté- graphie achevée, plus un album ico- « J’accuse  » et pas de victoire finale « Pour les Juifs », un article où Dreyfus qui devait régénérer le monde réel
l’œuvre de celui-ci considérée comme s’y est pris autrement. Le parcours du drame. rairement au monde social est socia- nographique de très belle facture et pour l’innocent injustement dégradé n’est pas mentionné, mais où, pour par la mise à nu de ses mécanismes,
une «  machine à corrosion  ». Henri proprement textuel, la traversée des Débâcle financière qui suit la liste. La biographie, alors devient pas- d’efficace commentaire, plus encore et envoyé au bagne. Le Docteur Pascal, nous, s’annonce évidemment l’enga- mais aussi par le dessin d’un avenir
Mitterand enfin, après sa traversée manuscrits, l’édition des textes, de la conception et la construction d’un sionnante, car elle raconte avec les l’édition de manuscrits intéressant où Zola évacue des flots de culpabilité gement fulgurant de Zola en sa faveur. possible de réconciliation.
textuelle des manuscrits et des livres correspondance, l’analyse, roman par barrage et d’un canal à Aix-en-Provence détails nécessaires, l’histoire d’une la genèse des Rougon-Macquart ? intérieure, s’achève sur l’image de la À vrai dire, toute son œuvre an-
de Zola, dresse au bénéfice de son au- roman, article par article, la discussion par le père, Francesco Zola, ingénieur construction parfaitement préméditée, Le deuxième volume s’achevait jeune femme donnant le sein au bébé térieure l’annonçait, l’appelait. Les Un engagement total
teur un impressionnant monument sur l’esthétique de Zola, la mise en d’origine vénitienne. Quasi-misère où mais dont la réalisation est aussi hasar- sur la rédaction, la publication et la qui vient de naître. Triomphe de la Rougon-Macquart déroulent une La part éclatante de ce volume est
biographique. Jacques Lecarme oppose question du dogme « naturaliste » par tombe sa jeune femme beauceronne deuse et aventureuse que l’érection réception de l’épilogue des Rougon- vie. Que célébrera encore Zola dans immense fresque qui est forcément évidemment constituée par le récit
celui qu’il considère comme un bouc l’œuvre elle-même, cette usine à fan- lorsqu’il meurt. Émile orphelin de père d’un ouvrage d’art, au sens technique Macquart, le vingtième livre de cette le premier de ses Quatre Évangiles, Fé- un plaidoyer pour la justice sociale, de l’intervention de Zola dans l’affaire
émissaire à Aragon, Berl, Brasillach, tasmes, Henri Mitterand l’a accompli à sept ans. Ce traumatisme, aggravé par de ce terme. Zola l’ingénieur. L’archi- « histoire naturelle et sociale d’une condité, à la fois hymne à la natalité, à puisque c’est la misère qui engendre Dreyfus, cet engagement total qui en
Céline, Malraux et Nizan. d’abord. Il travaille et publie sur Zola l’anxiété de la mère, contribuera à faire tecte. Le bâtisseur. Vingt-cinq ans de famille sous le Second Empire  », la femme nourricière contre la vierge les iniquités et la violence. Après avoir fait réellement une affaire nationale,
Faut-il trois mille grandes pages depuis un demi-siècle, il a donné l’élan du jeune collégien d’Aix, avec son ami travail acharné pour vingt romans, Le Docteur Pascal. Zola s’identifiait décadente, et réflexion sur la néces- accompli cette œuvre, Zola entre- laquelle mène le pays au bord de la
pour éclairer la biographie de l’un à de fourmillantes études zoliennes. Ce fils de banquier Paul Cézanne, un gar- vertigineux kaléidoscope de la société pour une bonne part à son person- saire repopulation de la France (qui, il prend de l’élargir dans le temps et guerre civile, par la faute d’un état-
française, forée jusqu’aux tréfonds. s’en doute, aura besoin de forces pour

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des écrivains les mieux connus du qui fait l’intérêt de sa recherche, et sa çon révolté et ambitieux, affligé pour- nage, Pascal Rougon, qui poursuit ses l’espace par une radiographie des major imbécile, d’un clergé obscuran-
xixe siècle ? La réponse est oui, d’autant superbe réussite, c’est que, parti de la tant de timidités paralysantes. Collé au Avec deux succès qui inaugurent l’ère recherches sur l’hérédité en prenant un affrontement avec l’Allemagne !). pouvoirs. Lourdes d’abord, vaste en- tiste et d’un gouvernement républi-
plus enthousiaste que mille pages lecture marxisante des œuvres de Zola, bac, il « monte » à Paris, vit une bohème des best-sellers : L’Assommoir (les mal- pour exemple sa propre famille, et « Que de lait, que de lait ! » Mitterand quête, tableau de la foi vécue dans cain lâche et maladroit. Sous la plume
sont encore à venir. Savoir qu’Henri il a ensuite changé sa perspective pour peineuse, se met en ménage avec une heurs du peuple), Germinal (sa ré- tombe amoureux de la jeune nièce ne peut s’empêcher de citer Flaubert l’irrationalité totale, la souffrance de Mitterand, la décision d’écrire
Mitterand, ce grand chercheur, aussi déconstruire ces livres avec les outils pauvresse qui le désespère. À vingt- volte). Et, à quarante-huit ans, au mo- qu’il a recueillie. Malgré leur différence devant ces débordements. On lui en des corps et le refus de la science. « J’accuse », en janvier 1897, le procès
travailleur et passionné que le fut son précis de la sémiotique. deux ans, il est commis chez Hachette, ment où lui poussait une bedaine d’âge, ils vivent une passion consentie, sait gré, lui qui partage l’optimisme Rome ensuite, la mise à nu du pou- de Zola, sa condamnation, son exil
modèle, et qui lui a repris sa devise En manière de couronnement d’une devient vite chargé de la publicité, se d’homme dévirilisé par le mariage, la et la jeune femme donne naissance à vitaliste de Zola. voir temporel de l’Église catholique, volontaire à Londres, son retour un
«  Nulla dies sine linea  », est en train aussi longue et minutieuse investiga- constitue un carnet d’adresses... et se rencontre d’une jeune femme angé- leur enfant après la mort du docteur. sur les ruines de l’empire romain et an après, ses tentatives d’obtenir un
d’écrire le troisième et dernier tome tion, il retourne, parfaitement équipé, à lance à l’assaut du monde littéraire, lique, Jeanne, qui lui donne deux en- C’était évidemment une transposition Combat reprenant son ambition de conquête deuxième procès pour éviter à
de son Zola, au rythme régulier de trois un grand récit biographique. Il montre comme chroniqueur et bientôt critique fants et avec qui il construit un de la passion qui a lié Zola jusqu’à la Sans cet optimisme, sans la du monde. Paris, enfin, la grande Dreyfus le déshonneur d’une grâce et
pages publiables par jour, rempli d’une comment, lancé par le projet quasi d’art, défendant contre tous l’Olympia deuxième ménage, parallèle. Car ce fin de ses jours à Jeanne Rozerot, la conviction d’une victoire possible ville, celle des années 1892-1894, au aux coupables l’échappatoire d’une
attente fiévreuse. scientifique de donner « l’histoire na- de son ami Manet. Il est animé par roman vrai raconte le développement lingère de son épouse Alexandrine, de la raison, de la justice, de la laïcité, présent de l’écriture, où coexistent amnistie, sa victoire finalement, aux
Car il se joue dans ce livre formida- turelle et sociale d’une famille sous le l’unique passion d’être supérieur. À de deux entreprises : une carrière, une restée sans enfant, alors que Jeanne de la société civile sur l’obscuran- encore, sous le risque permanent de yeux de l’Histoire (la revanche des
blement érudit beaucoup plus qu’une Second Empire  », chaque livre, de La qui ? À Balzac, à Hugo. Il décide de vivre œuvre. Prise entre les deux, doulou- donne à Zola deux enfants qui feront tisme, l’injustifiable raison d’État, la l’explosion, tous les milieux sociaux, antidreyfusards, ce sera l’État vichys-
biographie  : la dialectique complexe Fortune des Rougon au Docteur Pascal, de sa plume, accumule les piges, publie reuse, une vie. Au bout du compte, dira son bonheur d’homme installé dans mainmise de l’Église et de l’Armée de la grande bourgeoisie financière et sois, qui n’a eu qu’un temps), devien-
de l’homme et de l’œuvre, problème a puisé autant dans la psyché et la vie quelques romans, dont seul Thérèse le troisième tome, une vie réussie. La deux foyers. Nous suivons le déve- sur la société dans son ensemble, possédante aux bas-fonds misérables nent un roman historique passion-
évacué des études littéraires. personnelle d’Émile Zola – très compli- Raquin obtient de l’attention. preuve ? Elle passionne encore. loppement de cette histoire intime Zola se serait-il lancé dans le combat et dépravés. Dans ces Trois villes, qui nant, parce que formidablement vrai
Naguère, on avait, d’un côté, l’étude quées, l’une et l’autre ! – que dans les Le premier tome laissait Zola, marié Michel Contat tout au long des années de combat pour faire reconnaître l’innocence sont aussi une forme nouvelle du ro- et exemplaire. Il existe sur l’Affaire de
« immanentiste » s’enfermant métho- dossiers qu’il constituait, à la manière à Alexandrine, replié à Marseille puis à (21 décembre 2001) politique et littéraire qui font l’objet de Dreyfus, combat où il risquait man où il ne craint pas l’anticipation, fort bons livres, en tout premier lieu
du troisième tome, justement intitulé sa vie, sa liberté, ses revenus  ? Qui la dénonciation des tares de la société celui de Jean-Denis Bredin, mais, pour
L’Honneur. d’autre avait l’autorité nécessaire, la se fait de plus en plus radicale. Zola qui se préoccupe de savoir comment

Émile Zola, solitaire et solidaire


Les dernières années de l’auteur des Rougon-Macquart racontées par son biographe passionné,
Car il y aurait beaucoup de bassesse
à reprocher à Zola d’avoir mené cette
double vie, gardé Jeanne dans une
puissance du verbe pour défier ainsi
les pouvoirs ? Victor Hugo était mort
en 1885, Flaubert en 1880 – et le pessi-
républicain se dirige vers le socia-
lisme, avec beaucoup de nuances et
d’inflexions personnelles. Dans Les
les idées et les formes agissent dans
l’histoire, Zola  : L’Honneur est une
lecture indispensable.
Henri Mitterand. quasi-clandestinité, avec l’accord misme de l’ermite de Croisset l’avait Quatre Évangiles (Fécondité, Travail, Michel Contat
de sa femme. Alexandrine, après la depuis longtemps entraîné à tourner Vérité, Justice – ce dernier resté à l’état (27 septembre 2002)

É
mile Zola meurt le 29  sep- 1908. Mais cette gloire ne doit pas jours bien jugés. Jean Bedel développe presque également son admiration violente crise qui suit la révélation
tembre  1902. Quelques jours faire illusion. Henri Mitterand, dans même l’hypothèse de son assassinat... entre l’auteur du portrait et son su- de son « infortune », finit par sage-
pourquoi rétablit certaines vérités sur le maître du naturalisme
plus tard, une foule importante le troisième et dernier volume de sa Au sortir de ce monument en trois jet. On a déjà dit ici l’excellence de ment comprendre qu’elle garde la
cet article ? et rappelle que son «  réalisme  » a aussi été un
accompagne sa dépouille au cime- somme biographique, montre que volumes, trois mille pages en tout, l’entreprise, lors de la parution, l’an- place prééminente de l’épouse, de Critique du troisième volume de la monumentale engagement social et politique, notamment dans
tière Montmartre. Puis, ses cendres la puissance créatrice de Zola et son consacré à cet homme-siècle que fut née dernière, du deuxième volume. l’alliée publique. Sa vie de femme est biographie consacrée à Zola par Henri Mitterand qui l’affaire Dreyfus.
seront transférées au Panthéon en courage politique ne furent pas tou- aussi Émile Zola, le lecteur partage Connaissance exhaustive de la carrière brisée, elle le rappellera chaque fois

10 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 11
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Le narrateur et les points de
vue narratifs.
Le personnage Comment existe le personnage
de roman ?
Le romancier crée, dans son œuvre, un « être de pa-
pier » : cet être de fiction n’a, par définition, aucune
Repères
Les techniques de caractérisa-
tion du personnage.

de roman : du héros
Le narrateur existence réelle (ce qui l’oppose aux personnages Caractérisation directe
Il est celui qui narre, c’est-à-dire de l’autobiographie). Le héros est d’abord caractérisé
qui raconte l’histoire. Toutefois, afin que le lecteur puisse s’identifier au par sa désignation  : un prénom
• Dans un récit à la première per- personnage, le romancier doit donner l’illusion du et un nom. Certains patronymes
sonne, il est le « je » qui s’exprime réel. Il utilise, pour ce faire, de nombreux « outils » donnent ainsi un « indice » sur le
et peut intervenir dans l’histoire en grâce auxquels le personnage prend chair dans caractère ou la condition sociale

à l’anti-héros
tant que personnage. Attention, ce- l’épaisseur du livre. du personnage.
pendant, à ne pas le confondre avec Son identité est complétée par
l’auteur, qui a écrit le livre. Cette dis- La caractérisation du personnage se fait par l’inter- un physique, des vêtements, l’ap-
tinction entre auteur et narrateur ne médiaire de plusieurs « techniques ». La descrip- partenance à un certain milieu,

U
s’abolit que dans les récits autobio- tion est, bien sûr, l’outil privilégié du romancier qui l’environnement familial, etc.
graphiques, fondés justement sur le n roman est une œuvre en prose, assez longue, retra- veut « donner à voir » son personnage. Les images Zola, dans les Rougon-Macquart,
principe que l’auteur du livre raconte (comparaisons et métaphores) sont également ajoutera à ces éléments la notion
sa propre vie (c’est ce que l’on appelle çant le parcours d’un « héros ». Comment se constitue essentielles pour concrétiser un trait de caractère, d’hérédité avec des personnages
le « pacte autobiographique »). l’identité du personnage, et que recouvre précisément le par exemple. Quant à la focalisation, elle permet de plusieurs générations diffé-
• Dans un récit à la troisième per-
sonne, le narrateur n’est pas un
terme héros ? des variations dans la présentation et la découverte
du héros, engageant parfois le sens de l’œuvre tout
rentes appartenant à la même
famille.
personnage de l’histoire : il s’efface entière. Il en existe trois types : la focalisation « zéro » Une caractérisation psycholo-
derrière les événements narrés. Pour- Qui est le personnage de roman ? où le narrateur est omniscient, la focalisation interne gique peut également être utili-
tant, tout récit est forcément raconté Le personnage principal du roman s’oppose au qui fait entrer le lecteur dans la conscience d’un sée. Chez Balzac, le physique et
à partir d’un certain point de vue : héros antique ou à celui du théâtre tragique : il n’a personnage ou, au contraire, la focalisation externe le caractère sont souvent liés  :
bien que le narrateur ne dise pas pas la grandeur et la noblesse des héros légendaires, qui le place en situation d’observateur. Jeanne Le Perthuis des Vauds, Une vie, dessin d’A. Leroux, Madame d’Espard, femme du
« je », il peut manifester sa présence il ne représente pas la lutte digne face à un destin gravure de G. Lemoine, 1883. monde cruelle et intéressée, est
(son jugement, ses sentiments), par implacable. De manière nettement moins glorieuse ainsi dotée d’un « profil d’aigle ».
exemple, à travers des modalisateurs. ou grandiose, il incarne des sentiments et un Du héros à l’anti-héros Au xxe siècle, l’anti-héros est toujours présent, mais
• Pour faire partager au lecteur parcours qui pourraient être ceux des lecteurs. Comme on l’a vu, contrairement au sens étymolo- on assiste également à ce que l’on pourrait appeler la Caractérisation indirecte

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l’intériorité des personnages, le ro- Bien sûr, le protagoniste peut vivre des aventures gique, le héros de roman n’est pas un demi-dieu de « mort du héros » : Le héros peut aussi livrer des aspects
mancier a le choix entre trois points extraordinaires ou faire preuve d’une grandeur ad- légende, il est plus proche de la réalité. Il a donc la – du fait des deux guerres mondiales, le doute s’ins- de sa personnalité à travers des élé-
de vue narratifs ou « focalisations ». mirable. Mais, depuis le xviie siècle, les romanciers capacité, d’une part, d’exprimer les nuances des talle sur la capacité de l’homme à maîtriser le monde. ments « indirects » : ses gestes, ses
cherchent à faire vivre des personnages qui soient individus et, d’autre part, d’incarner différentes La foi dans le progrès (le positivisme) est battue actions, son comportement. De plus,
La focalisation zéro proches de leurs lecteurs et de leur quotidien. Le conceptions de l’homme, selon les époques. en brèche et la notion de personnage s’en ressent. les dialogues insérés dans le récit
Également appelée point de vue «  héros  » est alors dénommé comme tel en tant Les personnages de romans portent encore parfois Loin d’être un surhomme, ou même un homme sont également porteurs d’indica-
omniscient. Le romancier est « tout- qu’il est le pivot du roman, et non plus selon la les valeurs des héros chevaleresques, ils sont alors ordinaire, le héros des romans du xxe siècle se délite tions sur le personnage.
puissant » : il sait tout de son héros définition étymologique  : il n’est plus un demi- des «  modèles  » dans le domaine social, moral, et se décompose ; Enfin, un objet ou un vêtement
et des personnages du roman et livre dieu. Le roman met en scène un personnage qui spirituel, etc. – selon les auteurs du Nouveau roman (mouvance peuvent parfois fonctionner
leurs pensées les plus intimes. est face au monde, un être nuancé, aux réactions Cependant, ils peuvent tout aussi bien être des née dans les années 1950, à Paris), le roman n’est pas comme des symboles, donnant
complexes et diverses. héros « médiocres ». Enfermés dans leur condition un moyen de connaissance. Il est, avant tout (et un éclairage essentiel sur le
La focalisation interne Selon le genre du roman ou le mouvement littéraire sociale ou familiale, ils ne sont pas armés pour peut-être seulement), une écriture. Beckett, par héros. Flaubert, par exemple,
Elle permet de connaître les émo- auquel il appartient, le personnage ne sera pas le lutter ou manquent de grandeur. Claude Lantier, exemple, propose, dans ses romans, de longs mono- dans le portrait de Charles Bo-
tions ou les jugements du héros, même et s’adressera, ainsi, à différents sentiments dans L’Œuvre de Zola, se suicide après avoir compris logues, ou discours, de personnages dont on ne sait vary enfant, qu'il affuble d’une
mais pas ceux d’autres person- ou aspirations de son lecteur : qu’il n’atteindrait jamais son idéal. Jeanne, dans Une presque rien. Les consciences sont impossibles à ex- invraisemblable casquette,
nages. Le lecteur ne surplombe – le héros incarne les désirs d’exploration et l’am- Vie, de Maupassant, est littéralement écrasée par la plorer, tout est opaque ou morcelé, les points de vue signe, dès les premières pages
plus la « population » du roman, bition dans les romans d’aventures et d’action ; société. Ces personnages sont ce que l'on appelle sur un même objet se multiplient sans former une de l’œuvre, la condamnation de
il est avec l’un d’entre eux et dé- – le personnage est soumis aux affres de la passion des « anti-héros ». Les romanciers peuvent à travers image nette  ; le personnage n’est plus qu’une ce personnage.
couvre, en même temps que lui, et est pris dans les contradictions ou les doutes eux exprimer toute une veine satirique et effectuer, conscience sans certitudes, il est presque
et de l’extérieur, comme lui, les de ses sentiments et de ses désillusions dans le parfois, une véritable charge contre la société. englouti. Caractérisation dynamique
réactions des autres personnages. roman d’analyse et le mouvement littéraire du Cosette chez les Thénardier par Émile Bayard (1837-1891). Le personnage de roman évolue
Ce mode de focalisation facilite romantisme ; constamment, au cours de l’œuvre.
l’identification au héros. – le protagoniste cherche à affronter le monde et est de l’auteur ? La question reste en suspens. DEUX ARTICLES DU Monde À CONSULTER Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal
avide d’ascension sociale dans le roman réaliste ; «  Nous avouerons que notre héros était fort peu montre un Julien Sorel d’abord to-
La focalisation externe – le personnage interroge le monde et l’individu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait • Nancy Huston, « L’enfance n’est pas drôle » p. 16 talement absorbé par ses ambitions
Elle fait du romancier une «  ca- dans les œuvres du xxe siècle, etc. chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scan- (Robert Solé, 22 mai 2009) sociales, prêt à tout pour « réussir ».
méra  » enregistrant l’extérieur Dans le roman réaliste traditionnel, il arrive que dalisé par ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. » Puis, à la fin du roman, un homme
des choses. Cette technique laisse l’auteur lui-même intervienne dans le récit et que (Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1838) L’emploi • Dans les coulisses de la fiction p. 17 se rapprochant, au contraire, de ses
le lecteur construire lui-même ses sa voix recouvre celle du narrateur. L’analyse litté- de « nous, notre » fait apparaître un narrateur qui (Patrick Kéchichian, 25 octobre 1996) pairs, rejetant l’hypocrisie et l’am-
interprétations, et affirme que le raire désigne habituellement ce phénomène sous peut être identifié à Stendhal lui-même en train de bition au profit de l’amour et de la
monde est opaque, impénétrable. le nom d’ « intrusion d'auteur ». Mais s’agit-il bien créer son « héros ». solidarité.

12 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 13
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Repères
Les personnages des Misérables
Question liminaire : de La Peste de Camus, roman publié en  1947. Le
deuxième est extrait de l’autobiographie de Ro-
main Gary intitulée La Promesse de l’aube, publiée
fixe son pays qui s’éloigne inexorablement, puis
l’horizon, alors que son pays n’est plus visible,
mais aussi par des signes tels que sa valise, dont
Zoom sur…
Les problématiques d’autres
de Victor Hugo, sont devenus, en 1960. Le dernier est un extrait tiré d’un roman le contenu dérisoire laisse deviner une fuite personnages.
pour la plupart, des figures em-
blématiques.
Quelle image du héros de roman chacun de Philippe Claudel publié en 2005, La Petite Fille
de Monsieur Linh.
précipitée, et, bien sûr, sa petite-fille de six  se-
maines, probable rescapée du massacre, qu’il Anti-héros du xxe siècle
Ces trois  extraits donnent diverses images du emmène dans son exil. Monsieur Linh incarne Sartre, La Nausée, 1938 (Roquentin) ;
La fille-mère héroïque
Fantine, belle et naïve ouvrière
de ces textes propose-t-il ? héros confronté à l’adversité. Dans La Peste, le
docteur Rieux assiste, impuissant, à la mort de
donc une figure à la fois tragique et pathétique ;
il est l’image souffrante et sublime de la guerre
Camus, L’Étranger, 1942 (Meursault).

abandonnée avec une enfant pour son ami Tarrou. Le narrateur-personnage de La civile et de l’exil  ; il est également le héros qui, Ambitieux et arrivistes
laquelle elle fera tous les sacrifices. Les textes Promesse de l’aube, pour plaire à sa mère malade, malgré l’horreur et la peine endurées, se place du Balzac, La Comédie humaine
« Fantine était belle et resta pure le Texte 1 entreprend de se lancer dans l’écriture. Dans le côté de la vie, en jetant ses dernières forces dans (Rastignac) ; Maupassant, Bel-Ami,
plus longtemps qu’elle put. C’était Une épidémie de peste roman de Philippe Claudel, le personnage de Mon- l’éducation de sa petite-fille. 1885 (Georges Duroi).
une jolie blonde avec de belles dents. sévit à Oran, en  Algérie, sieur Linh doit fuir son pays en bateau, portant Le personnage de La Promesse de l’aube est pré-
Elle avait de l’or et des perles pour dans les années  qua- dans ses bras sa petite-fille âgée de six semaines. senté par son narrateur avec plus de distance. Il Aventuriers
dot, mais son or était sur sa tête et rante. Alors que le fléau semble incarner davantage un héros de roman Dumas père, Le Comte de Monte-
ses perles étaient dans sa bouche. » disparaît, il fait une Développement d’apprentissage  : d’abord adolescent fougueux Cristo, 1845-1846 (Édmond Dantès) ;
dernière victime en la Le docteur Rieux et Monsieur Linh incarnent, cha- et naïf, il cherche à écrire un «  chef-d’œuvre Jules Verne, Vingt mille lieues sous
L’enfant martyr personne de Tarrou, l’ami cun à leur manière, des héros tragiques, impuis- immortel » pour consoler sa mère malade de ses les mers, 1869 (le capitaine Nemo).
Cosette, la fille de Fantine, maltraitée du médecin Rieux, héros sants mais dignes face à un événement doulou- peines et se rêve d’emblée en « plus jeune Tolstoï
par les Thénardier qui l’ont recueillie. du roman. reux. Le narrateur du roman de Camus insiste sur de tous les temps  ». À partir de là, il s’applique Femmes fatales
« Ses grands yeux enfoncés dans Cette forme humaine qui l’impuissance du médecin : il juge « impossible » les clichés de l’écrivain forçat, qui, avec la respec- Mérimée, Carmen, 1845 ;
une sorte d’ombre étaient presque lui avait été si proche, d’ouvrir les ganglions de son ami agonisant ; « il tueuse complicité de sa mère, s’enferme dans sa Zola, Nana, 1880 ; Flaubert, Salammbô,
éteints à force d’avoir pleuré. Les percée maintenant de ne [peut] rien » contre le « naufrage » de Tarrou ; chambre et veut noircir «  trois  mille feuilles de 1862 (Salomé).
coins de sa bouche avaient cette coups d’épieu, brûlée enfin, ce sont les « larmes de l’impuissance » qu’il papier blanc  ». Cependant, cette naïveté initiale
courbe de l’angoisse habituelle, par un mal surhumain, verse quand son ami expire. Rieux est également semble amener le héros à prendre conscience de Fourbes
qu’on observe chez les condamnés tordue par tous les vents un héros «  révolté  », qui, malgré l’absurdité du sa véritable vocation d’écrivain, et des enjeux pro- Balzac, La Comédie humaine, 1830-
et chez les malades désespérés. » haineux du ciel, s’im- monde et « le silence de la défaite », s’est efforcé de fonds de son désir d’écrire. Le jeune homme mue 1856 (Vautrin sous ses diverses
mergeait à ses yeux dans livrer des « combats » contre la peste. Dans la scène progressivement vers une forme d’humanisme, identités).
Le couple cupide et cruel les eaux de la peste et il présentée dans le premier texte, Rieux donne « étreint par un besoin de justice pour l’homme
Les Thénardier qui exploitent ne pouvait rien contre ce aussi l’image d’un héros pathétique, qui vient tout entier ». Héros de la classe populaire

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odieusement la naïveté de Fantine naufrage. Il devait rester de perdre un ami «  qui lui avait été si proche  », Zola, Germinal, 1885 (Étienne Lantier).
et martyrisent Cosette. « Ces êtres sur le rivage, les mains alors même que la ville vient d’être « libérée de la Conclusion
appartenaient à cette classe bâtarde vides et le cœur tordu, peste ». Cette situation douloureuse le conduit à Les personnages de ce corpus illustrent bien la Héros romantiques et le «  moi  »
composée de gens grossiers parve- sans armes et sans recours, une fois de plus, contre et ressortait sur la pointe des pieds.  un exil moral : « il n’y aurait plus jamais de paix figure dominante du héros dans la littérature en émoi
nus et de gens intelligents déchus, ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les larmes de (Romain Gary, La Promesse de l’aube, 1960.) possible pour lui-même ». moderne  : doté, à l’instar des héros «  tradition- Chateaubriand, Atala, 1801  ; René,
qui est entre la classe dite moyenne l’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou Dans le roman de Philippe Claudel, nous n’accé- nels », de vertus positives – courage, dignité –, il 1802.
et la classe dite inférieure, et qui se tourner brusquement contre le mur, et expirer Texte 3 dons pas avec autant de précision aux pensées du reste cependant humain dans son impuissance à
combine quelques-uns des défauts dans une plainte creuse, comme si, quelque part en Monsieur Linh fuit son pays d’Asie en guerre et s’exile héros, mais la dignité du personnage de Monsieur changer le monde, sa faiblesse ou sa naïveté. Libertins
de la seconde avec presque tous les lui, une corde essentielle s’était rompue. La nuit qui en Occident avec sa petite-fille, Sang Diû. Linh est déjà suggérée par la manière dont il Laclos, Les liaisons dangereuses,
vices de la première (…). » suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence.  C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. est présenté : « debout à l’arrière d’un bateau ». 1782 (Merteuil et Valmont).
(Albert Camus, La Peste, 1947.) Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau- Comme Rieux, sa douleur n’est jamais explicitée,
Le gamin de Paris né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme mais elle est sensible à travers l’évocation du Ce qu’il ne faut pas faire Monstres qui en disent beaucoup
Gavroche, fils Thénardier, meurt Texte 2 se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu’il massacre de ses proches : ceux qui « savaient [son Coller une étiquette générale sur la nature humaine
glorieusement sur une barricade. Romain, alors qu’il est lycéen, découvre un jour sa s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts nom] sont morts autour de lui  ». On comprend sur le personnage sans prendre en compte Rabelais, Gargantua, 1534 ;
« C’était un garçon bruyant, blême, mère en proie à un malaise et apprend ainsi qu’elle autour de lui. Debout à la poupe du bateau, il voit également que l’exil qu’il subit est un arrachement sa spécificité dans l’extrait. Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831
leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace est diabétique. s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, insupportable, par l’obstination avec laquelle il (Quasimodo).
et maladif. Il allait, venait, chantait Je sentis qu’il fallait me dépêcher, qu’il me fallait en tandis que dans ses bras l’enfant dort. Le pays s’éloigne,
[…] volait un peu, mais comme les toute hâte écrire le chef-d’œuvre immortel, lequel, devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde Personnage de conte, au service
chats et les passereaux, gaiement, en faisant de moi le plus jeune Tolstoï de tous les disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le de la visée argumentative
riait quand on l’appelait galopin, se temps, me permettrait d’apporter immédiatement vent qui souffle et le chahute comme une marionnette. SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME Voltaire, Zadig, 1747 ; Candide, 1759.
fâchait quand on l’appelait voyou. » à ma mère la récompense de ses peines et le cou- Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. Et
ronnement de sa vie. Je m’attelai d’arrache-pied à tout ce temps, le vieil homme le passe à l’arrière du Dissertations Raffinements de la psychologie
Le policier implacable la besogne. Avec l’accord de ma mère, j’abandonnai bateau, les yeux dans le sillage blanc qui finit par s’unir – En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche du romancier, quand il crée des person- amoureuse classique
Javert qui traque Jean Valjean. provisoirement le lycée, et, m’enfermant une fois de au ciel, à fouiller le lointain pour y chercher encore les nages, ne consiste qu’à imiter le réel. (Sujet national, 2008, séries ES, S) Mme de Lafayette, La Princesse de
«  Quand Javert riait, [...] ses lèvres plus dans ma chambre, me ruai à l’assaut. Je plaçai rivages anéantis.  – Un roman doit-il chercher à faire oublier au lecteur que ses personnages sont fictifs ? (Sujet national, 2008, Clèves, 1678.
minces s’écartaient, et laissaient devant moi trois mille feuilles de papier blanc, ce qui (Philippe Claudel, La Petite Fille de Monsieur Linh, série L)
voir, non seulement ses dents, mais était, d’après mes calculs, l’équivalent de Guerre et 2005.) – Un personnage de roman doit-il nécessairement surmonter des épreuves pour être considéré comme un Séducteurs
ses gencives, et il se faisait autour Paix, et ma mère m’offrit une robe de chambre très héros de fiction ? (Centres étrangers, 2011, séries ES, S) Mérimée, Les âmes du
de son nez un plissement épaté et ample, modelée sur celle qui avait fait déjà la réputa- Introduction purgatoire, 1834 (Don Juan) ;
sauvage comme sur un mufle de tion de Balzac. Cinq fois par jour, elle entrouvrait la Les textes du présent corpus sont tous trois extraits Stendhal , Le Rouge et le Noir,
bête fauve. » porte, déposait sur la table un plateau de victuailles de récits des xxe et xxi e siècles. Le premier est tiré 1830 (Julien Sorel).

14 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 15
Les articles du Les articles du

Nancy Huston, « L’enfance n’est pas drôle »


Ce sont surtout des personnages adultes qui peuplent les romans contemporains.
Dans les coulisses
Pour réussir à se mettre dans la peau d’un enfant et lui donner la parole de manière
crédible, un écrivain ne peut pas se contenter de faire appel à ses propres souvenirs. de la fiction
D
e L’Empreinte de l’ange à charnière : on est sorti de la toute Mais un langage adulte ne conve- assez mal la période d’écriture de
Prodige, l’enfance est pré- petite enfance, on comprend déjà nait pas davantage. Pour préparer ses romans. Elle se met dans des Bernard Pingaud construit un subtil jeu de miroir entre l’auteur, le narrateur, le lecteur et le critique.
sente dans la plupart de beaucoup de choses, mais on n’est ce livre, elle avait écrit (en anglais) états impossibles, passe par des

O
ses romans. Elle occupe cependant pas encore entré dans le monde dans son carnet de notes quelques moments d’angoisse et de déses- n aura fait un grand pas senti la nécessité, de déplacer ses titre Bartoldi le comédien et pour s’effaçant ainsi derrière P., Roussel
une place centrale dans Lignes de de l’école qui va formater, jusqu’à résolutions  : «  Élaguer, affûter [...] poir. Cette fois, c’était pire que dans l’intelligence de la pions selon les lois d’un jeu qu’il auteur un certain Lucien Roussel, ne gagne pas vraiment en crédibi-
faille, le dernier d’entre eux. Nancy un certain point, nos opinions et Éviter les superlatifs, les tout, les d’habitude : « Il est très angoissant littérature, et donc dans a lui-même inventé. S’il fallait ex- critique de théâtre. Ce roman, lité », souligne le perplexe lecteur
Huston a voulu se mettre succes- notre intelligence. » rien, les tout le monde et ainsi de de squatter la tête d’un enfant. le désir entretenu à son endroit, pliquer en peu de mots son projet, imaginaire si on peut oser le dire, de la maison d’édition. Cet artifice
sivement dans la tête de quatre Au risque d’en énerver certains suite. Çà et là, des phrases brèves, Pendant ces six mois d’écriture, je lorsqu’on aura cessé de considé- et par là sa méthode, on pourrait est censé raconter la vie d’Auguste est doublé par un autre, que, fine
garçons et filles de 6  ans, dont ou de se faire mal comprendre, flottantes, essoufflées – gutturales me sentais toute petite, le nez dans rer le roman comme une forme dire qu’il a voulu dramatiser, en Constant, alias Bartoldi, comédien mouche critique, ce même lecteur
chacun est le parent du précédent. Nancy Huston affirme volontiers et sauvages – des phrases arrachées l’entrejambe du monde adulte, en- littéraire naturelle, allant de soi, plus de l’intrigue, la technique célèbre qui, un jour du printemps croit avoir repéré : c’est de la vie et
«  L’enfance m’intéresse, et elle que le fait d’être mère l’a rendue à des gorges – la syntaxe en lam- tourée de géants effrayants, impré- une manière commode de (se) qui la met en œuvre. Cela a déjà 1970, se suicide avec un revolver de la mort du comédien Frédéric
m’inspire, confie-t-elle. On écrit à meilleure romancière. «  Les en- beaux [...] Un livre serré, ruisselant visibles, violents. Je ne comprenais raconter des histoires. Quelques été tenté certes, mais rarement à l’issue d’une représentation de Lenoir (protagoniste de papier,
partir de ce qui nous a constitués, fants nous échappent, comme densément, sans fioritures. Comme pas le monde. » Elle est persuadée personnages, une intrigue, une d’une manière aussi inattendue, La Mouette, qui marquait, après pas plus réel que le « vrai » héros
de ces choses qui sont à la fois les personnages de nos romans. si l’on errait dans les méandres pourtant qu’un écrivain devrait atmosphère, le tout compliqué subtile… romanesque. Rarement une longue absence, son retour du récit) que Roussel s’est inspiré
notre source et notre blessure. Lignes de faille est un livre que mêmes du cerveau. Être un enfant, toujours garder le point de vue de deux ou trois éléments de le lecteur et sa première doublure à la scène. Rappelons que cette pour brosser le portrait de Bar-
Certains refoulent l’enfant qu’ils seul un parent aurait pu écrire, avec les peurs et les plaisirs ex- de l’enfant et ne jamais cesser de psychologie et d’une pincée de professionnelle, le critique, auront pièce de Tchekhov se termine par toldi. Arrêtons-là l’énumération
ont été, comme s’ils avaient peur c’est-à-dire seul un être ayant été trêmes d’un enfant. Être dans le trouver incroyable la manière dont style (c’est ce qui semble le moins été aussi utilement bousculés, le suicide de Constantin, le per- des multiples chausse-trappes
d’être réduits à cette position de confronté aux contradictions corps d’un enfant qui explore son les adultes vivent, s’agressent, se nécessaire), et le tour serait joué, presque mis en crise. sonnage miné par la mélancolie dont le livre de Pingaud est tissé :
faiblesse. Une certaine littéra- inattendues, enrageantes et ahu- corps. L’enfant et le sang, l’enfant et font la guerre, torturent… la messe dite, le lecteur content. On a beaucoup lu de romans qui qu’incarne précisément Bartoldi… les raconter toutes reviendrait
ture européenne contemporaine rissantes de la vie familiale, toutes la morve, l’enfant et la pisse, l’enfant Lignes de faille est un récit à l’en- L’un des effets négatifs de ces montraient un écrivain placé en « La scène est dans la vie », dirait presque à le réécrire.
manifeste même une haine de les manières qu’a cette vie de vous et la merde, l’enfant et les croûtes, vers, qui remonte dans le temps. rentrées littéraires un peu plé- abyme, composant un roman. Ici, le dramaturge pour situer précisé- Répétons-le : toutes ces subtili-
l’enfantement. » surprendre et de vous blesser. » l’enfant et les peaux mortes, la sa- Nancy Huston l’a cependant écrit thoriques est peut-être d’imposer c’est le statut même de la fiction et ment l’action du drame. Elle y est tés non seulement ne gênent pas

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La romancière canadienne a vécu Nancy Huston connaît le di- leté entre les orteils. » de manière chronologique. En se l’idée de cette fausse évidence, de avec lui celui du narrateur, du per- tellement que des personnages le lecteur le vrai, vous ou moi mais
un traumatisme à l’âge de 6 ans : lemme de la «  romamancière  »  : Mais on n’écrit pas impunément documentant pour ce roman, elle a rendre difficile une interrogation sonnage, de l’auteur, du lecteur et réels côtoient ceux de la fiction : le rendent au contraire allègre,
le départ de sa mère. Son père comment concilier le pessimisme, avec la « plume » d’un garçon ou mesuré combien les enfants, de- sérieuse et sévère sur ce qu’on du critique qui se trouve déplacé. Dullin, Jouvet, Bory, Dort, Cour- ému, intelligent même. Bernard
s’est remarié et a quitté le Canada la lascivité, voire l’amoralité d’une d’une fille de 6 ans. Nancy Huston puis quelques décennies, sont de lit, de substituer la lassitude à la not… pour ne parler que du monde Pingaud a construit une sédui-
pour s’installer dans le New romancière, capable de tuer (ses s’est rendu compte qu’elle n’était plus en plus envahis par le monde curiosité. Et aussi de faire accroire Le « vrai » héros du théâtre. sante machine littéraire pour ra-
Hampshire, aux États-Unis. Avec que facilité et ennui n’ont pas Résumons. Le lecteur d’une Roussel, auquel, comme il est conter un destin, et surtout pour
l’absente, la fillette puis l’adoles- partie liée. maison d’édition rédige un long bien naturel, Pingaud prête des in- rendre un bel hommage au
cente n’a plus eu qu’un lien nourri pourquoi en 2009, Robert  Solé présente personnages sont des enfants de On ne peut soupçonner Bernard rapport (carrément dispropor- tentions littéraires, a mis en place théâtre, art du paraître, de l’illu-
d’imaginaire. «  Quand on vit un cet article ? les éléments d’une probléma- 6 ans, narrateurs de leur propre Pingaud de débarquer dans le tionné) sur un roman qui l’a par- un narrateur, P., lui aussi critique sion, qui regarde avec grand désir
tel événement, remarque Nancy tique fondamentale pour tout histoire, se pose également la genre romanesque les mains dans ticulièrement intéressé ; il a pour de théâtre et ami de Bartoldi. « En l’être et la vérité, et aussi à cet autre
Huston, on s’interroge, on fait des À propos du roman de Nancy romancier, celle de son rapport question du langage qu’ils vont les poches, en sifflotant. Et si l’on «  théâtre plus vrai qu’aucun
hypothèses, on imagine… Cet évé- Huston, Lignes de failles, paru à ses personnages. Quand ces employer. ne devait reconnaître qu’un mérite théâtre réel, dont la scène ne
nement traumatisant de l’enfance à son dernier roman, ce serait celui pourquoi cet article ? s’ouvre que pour l’enchantement
a fait de moi une romancière. J’ai de maintenir allumée la veilleuse Le roman de Gide intitulé Les Faux-Monnayeurs reste la des romanciers et de leurs lec-
pris conscience que le monde était personnages) et les qualités plus protégée par son savoir-faire. extérieur. Elle a eu l’impression de l’intelligence critique en un lieu référence du procédé de mise en abyme. Parmi les multiples teurs ». Il a intégré à sa fiction des
une scène, j’ai compris le côté théâ- positives qu’on attend générale- Elle devait s’interdire certains d’écrire un livre grave, et il l’est bien donc où elle ne brille pas toujours. personnages, l’un est un romancier qui écrit un roman intitulé personnages qui n’y ont pas nor-
tral des relations humaines, et cela ment d’une mère  ? Elle a appris effets de style, des réflexions entendu. Mais – miracle de la litté- Que l’on nous comprenne bien  : Les Faux-Monnayeurs. Le procédé a depuis connu bien d’autres malement leur place  : ce lecteur
a commencé à me fasciner. » Plus à cloisonner sa vie en se donnant d’adulte, bannir de son texte rature – elle a découvert après coup Bernard Pingaud n’a pas dissimulé réussites. Le roman de Robert Pingaud, Bartoldi le comédien, devenu narrateur et son double
tard, ses identités multiples nour- un lieu de travail distinct de son l’abstraction, mais aussi l’ironie, que c’est aussi un livre comique : une théorie du roman dans Bar- paru en 1996, montre qu’il est encore possible de renouveler besogneux, prudent ou audacieux,
riront des œuvres de fiction. Dans habitation, où elle n’a même pas le lyrisme… «  J’ai essayé, dit-elle, « Bien des passages lus à voix haute toldi le comédien ; des essais, il en complètement cette construction romanesque « en abyme », puriste, roué, influençable, dépri-
Les Variations Goldberg, son pre- une photo de ses enfants. de respecter ce qu’un enfant de déclenchent des rires dans l’assis- a fait avant, ailleurs. Son livre est dans laquelle un personnage est lui-même occupé à écrire. mé ou étrangement joyeux, sévère
mier roman, elle dit « je » au nom 6 ans peut comprendre, et il com- tance - alors qu’en l’écrivant je n’ai un roman à part entière, un vrai Dans ce cas, c’est d’abord le lecteur d’une maison d’édition qui ou désinvolte, amoureux fatigué
de trente personnages différents… « Peurs et plaisirs prend beaucoup de choses. Tous pas une fois esquissé même l’ombre roman avec personnages, intrigue, rédigeant un rapport sur un roman intitulé – bien sûr – Bartoldi revigoré par quelques belles pages,
Pour Lignes de faille, Nancy extrêmes » les enfants sont hypersensibles. Ils d’un sourire. Car l’enfance n’est pas atmosphère, style (oui !), etc. Il y est le comédien, s’interroge sur l’identité du narrateur, un certain pinailleur, donneur de leçon, écri-
Huston a spontanément choisi des Pour Lignes de faille, il fallait se reçoivent les mots adultes comme drôle. Elle est toutes sortes de question d’amour et de mort, de P., critique de théâtre… Le candidat au bac de français trouvera vain trop souvent en souffrance de
enfants de 6 ans : elle savait qu’elle mettre dans la peau d’enfants de des coups ou des caresses – en choses – heureuse, malheureuse, vérité et de mensonge ; l’Histoire ici – au-delà d’un exemple significatif de la mise en œuvre du sa propre création  : le critique.
se retrouverait aisément dans cet 6 ans. Nancy Huston a décidé d’em- pleine figure. » tragique, terrible, joyeuse –, elle est présente et la mémoire vive ; la procédé – des réflexions pertinentes sur le statut de la fiction Pour une fois, il ne demeure pas,
âge-là, physiquement et psychi- blée de ne pas singer leur manière Paradoxalement, la difficulté peut même être amusante, mais narration, enfin, est limpide, cohé- romanesque dans ses composantes essentielles : personnage, veilleur mélancolique, à l’écart de
quement, et qu’il serait « vecteur de parler. «  Reproduire le langage est venue du fait qu’elle a réussi elle n’est pas drôle. » rente. Il se trouve donc que, pour narrateur, auteur et critique. la fête ; il y participe.
d’émotions  » pour l’écriture. enfantin aurait été très ennuyeux, à entrer dans la peau de ces en- Robert Solé les besoins de sa cause, Bernard Patrick Kéchichian
«  Six ans est par ailleurs un âge et pour le lecteur, et pour moi.  » fants. Nancy Huston vit en général (22 mai 2009) Pingaud a éprouvé le désir, ou res- (25 octobre 1996)

16 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 17
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Le suicide dans le roman,
une fin de parcours tragique.
Personnage romanesque Citations
• «  On ne peut créer des person-
nages que lorsqu’on a beaucoup

La vision du monde que laisse


transparaître un personnage de
et vision(s) du monde étudié les hommes, comme on
ne peut parler une langue qu’à la
condition de l’avoir sérieusement

L
roman trouve une signification apprise. »
particulièrement lourde quand e roman est la création d’un univers qui fonctionne comme (Dumas fils, La Dame aux camé-
son « parcours » s’achève par un lias, 1848.)
suicide. un reflet du monde réel. Que ce reflet soit déformé ou qu'il
ait lieu dans un espace ou un temps différents des nôtres, le • Pour le romancier objectif, «  la
Ariane et Solal
Belle du Seigneur, de Cohen, 1968,
lecteur effectue des « allers-retours » entre ces deux univers qui psychologie doit être cachée dans
le livre comme elle est cachée en
s’achève par le double suicide le mènent à une réflexion sur notre monde. Le roman est porteur réalité sous les faits dans l’exis-
simultané d’Ariane et Solal. C’est d’une ou plusieurs « visions du monde ». tence. Le roman conçu de cette
une sorte d’apothéose paradoxale, manière y gagne de l’intérêt, du
les deux amants, conscients mouvement dans le récit, de la
d’avoir vécu l’acmé de leur amour, Le porteur d’une vision du monde et s’oppose éventuellement à ceux pour qui cette vision couleur, de la vie remuante. »
choisissent de mourir ensemble Un personnage de roman est, en quelque sorte, « plus est inopérante. Dans La Peste, le docteur Rieux estime (Maupassant, préface de Pierre et
en ingérant une dose massive de que lui-même ». Le héros, pivot de l’œuvre, acquiert qu’il n’y a qu’une seule attitude possible : lutter contre Gargouille surmontant Paris. Jean, 1887.)
morphine. un statut qui est davantage que celui d’un simple la maladie. Il est rejoint par un certain nombre de
individu. Il peut alors, dans le roman, être le vecteur personnages, tandis que d’autres préfèrent se replier sur pouvoir trouver d’autre « remède » que sa maternité. système philosophique ou une idéologie politique • «  C’est toujours nous que nous
Claude Lantier d’une conception du monde. eux-mêmes : deux visions du monde se dessinent ainsi. L’auteur, ici, ne juge pas forcément son personnage, dans les éléments d’un récit. Ainsi, Aragon, dans Les montrons dans le corps d’un roi,
Dans L’Œuvre d’Émile Zola, 1886, le Le protagoniste, à travers son parcours, devient mais il délivre une vision du monde pessimiste en Communistes, fresque romanesque en 6 volumes, d’un assassin, d’un voleur ou d’un
peintre Claude Lantier, marqué par peu à peu le symbole d’une qualité : il incarne une à la croisée de plusieurs visions décrivant « objectivement » une vie ordinaire. publiés de 1949 à 1951, rend hommage à l’action cou- honnête homme. »
l’hérédité alcoolique qui lie les per- vertu, un vice, ou une façon de se positionner par du monde rageuse des communistes dans les années tragiques (Maupassant, ibidem.)
sonnages des Rougon-Macquart, rapport au monde. Certains héros deviennent ainsi Le personnage est rarement seul dans un roman. De Le roman comme vision de la « drôle de guerre » (1939) et de la défaite (1940).
est à la recherche de la perfection. des «  types  », au point que leur nom peut donner fait, le roman ne délivre pas un « message » simpliste du monde Camus, dans L’Étranger, illustre la philosophie de • « Le peintre qui fait notre portrait
Incapable de réaliser l’œuvre qui naissance à un terme désignant un comportement et univoque, mais permet, au contraire, une confron- Les visions du monde qui s’expriment à travers un l’absurde exposée dans Le Mythe de Sisyphe et Sartre, ne montre pas notre squelette. »
représenterait la Femme, il se pend général (Exemple : le « bovarysme »). tation de perspectives. roman sont portées, non seulement par les person- dans La Nausée, donne une expression romanesque (Maupassant, ibid.)

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devant le tableau inachevé. Un héros romanesque peut, de même, révéler une L’exemple de La Peste est à cet égard éclairant : Rieux, nages et le narrateur, mais également par tous les de l’existentialisme développé dans L’Être et le néant.
vision du monde lorsque son itinéraire est à l’image incarnant la lutte contre le fléau, rencontre un jour- motifs qui s’entrecroisent dans l’œuvre. • « Le thème de tout roman, c’est
Emma Bovary de celui de tout un groupe. Lantier, dans Germinal, naliste qui, lui, est prêt à tout pour quitter la ville, où Le roman peut interroger les modes de connaissance Le roman peut également être une vision du monde, le conflit d’un personnage roma-
La protagoniste de Madame Bo- représente ainsi les mineurs, la classe ouvrière  : il la peste s’est déclarée, et rejoindre sa bien-aimée. Pour et les croyances d’une époque. À la fin du xixe siècle, non pas au sens politique ou philosophique, mais nesque avec des choses et des
vary, de Flaubert, publié en 1857, donne au lecteur la possibilité de considérer la société lui, l’amour est plus important que la solidarité avec Zola (et tout le mouvement naturaliste) s’inspire de la au sens esthétique du terme. Une œuvre est faite hommes qu’il découvre en pers-
est la plus célèbre « suicidée » du selon un angle particulier, celui des opprimés. les habitants. Mais Rieux ne le condamne pas. Les deux biologie et des sciences expérimentales : tout en criti- de mots autant que de personnages, de rythmes et pective à mesure qu’il avance,
roman français. Abandonnée par Le personnage peut également être le symbole d’une perspectives sont ainsi données au lecteur, comme quant la société, il montre par là qu’il est en accord avec de sons, autant que de thèmes. Cet entrecroisement qu’il connaît d’abord mal, et qu’il
ses amants, affolée par les dettes cause à défendre. Il rassemble alors des hommes deux choix personnels, engageant deux modes de une vision « scientifique » et progressiste du monde. des motifs et de l’écriture permet de transmettre au ne comprend jamais tout à fait. »
qu’elle a réussi à cacher à son mari, autour de lui, réunis par une même vision du monde, comportement et deux visions du monde. À l’inverse, la littérature romanesque du début du lecteur un autre regard sur le monde. (Alain, Système des Beaux-Arts,
elle s’empoisonne avec de l’arsenic De plus, chaque personnage est un « composé » qui xxe  siècle met en doute cette notion de progrès. Certains romans laissent ainsi une empreinte en 1920.)
dérobé chez le pharmacien Homais. possède de multiples facettes. Le romancier ne se Céline s’inscrit en faux contre la vision du monde nous par leurs descriptions, ou par l’imaginaire
contente pas de caricatures, il construit un personnage selon laquelle l’homme serait capable de maîtriser qu’ils nous offrent. Certains romans nous marquent • «  Le but suprême du roman-
Javert riche qui sera sensible aux situations qu’il rencontrera ses inventions et ses connaissances. par leurs descriptions, ou par l’imaginaire qu’ils cier est de nous rendre sensible
Dans Les Misérables de Victor et ses réactions ne seront pas toujours prévisibles. Dans Dans un style d’écriture différent, le roman noir, ap- nous offrent : Le Grand Meaulnes (Alain-Fournier), l’âme humaine, de nous la faire
Hugo, publié en 1862, le policier Les Misérables, Jean Valjean est celui qui lutte contre paru à la fin du xviiie siècle, rejette l’idée selon laquelle Aurélia (Gérard de Nerval), Au Château d’Argol (Julien connaître et aimer dans sa gran-
Javert a dédié sa vie à la loi. Sauvé les préjugés et vient en aide aux plus démunis, le père la transparence et la vérité nous seraient accessibles : Gracq), ou encore La Recherche du temps perdu deur comme dans sa misère, dans
par Jean Valjean, l’homme qu’il a rêvé pour Cosette… mais il est également celui qui ne des zones d’ombre entourent les personnages. Le (Marcel Proust) sont autant d’exemples d’œuvres ses victoires et dans ses défaites.
traqué sans répit, il se noie dans la supporte pas d’être « dépossédé » de sa fille adoptive monde y est un labyrinthe obscur et effrayant. dans lesquelles le monde est transformé par un re- Admiration et pitié, telle est la
Seine pour mettre fin au dilemme lorsque celle-ci tombe amoureuse : son amour paternel gard. Le lecteur est invité à se déplacer légèrement, devise du roman. »
qui l’accable. est à la fois admirable et abusif. L’œuvre peut également être porteuse d’une ré- à faire un pas de côté pour considérer, plus qu’une (Duhamel, Essai sur le roman, 1925.)
En outre, cette complexité est encore amplifiée par flexion philosophique, débouchant soit sur un « vision du monde », un monde « re-vu ».
Kyo et Tchen le « duo » formé par le romancier et ses personnages. constat lucide (et parfois pessimiste) soit sur une • « Les héros ont notre langage, nos
La Condition humaine de Malraux, Ni le narrateur, ni le romancier, ne sont forcément révolte. faiblesses, nos forces. Leur univers
1933, propose des figures de suici- en accord avec les visions du monde portées par les Toute l’œuvre romanesque de Maupassant est ainsi n’est ni plus beau, ni plus édifiant
dés héroïques, des révolutionnaires personnages : l’ironie de Flaubert, dans L’Éducation porteuse d’une philosophie pessimiste, qui voit en UN ARTICLE DU Monde À CONSULTER que le nôtre. Mais eux, du moins,
communistes dans le contexte de sentimentale, fait éclater aux yeux du lecteur l’aspect il- l’homme un prédateur égoïste. À l’inverse, Malraux, courent jusqu’au bout de leur destin
la guerre civile en Chine : Kyo qui lusoire de la conception du monde de Frédéric Moreau. dans L’Espoir comme dans La Condition humaine, • Écriture de soi et questionnement du et il n’est jamais de si bouleversant
se suicide pour éviter la torture  ; Le romancier peut également critiquer la société dans révèle la faculté d’union et de solidarité des hommes. monde p. 22-24 héros que ceux qui vont jusqu’à
Tchen, blessé dans l’attentat contre laquelle il place ses personnages : dans Une Vie, de Héritier du conte philosophique de l’époque des (Thomas Clerc, 26 mars 2010) l’extrémité de leurs passions. »
Tchang-Kaï-Shek, qui se tire une Maupassant, Jeanne se trouve confrontée à la violence Lumières (xviiie) où s’est illustré Voltaire (Candide, (Albert Camus, L’Homme révolté,
balle dans la bouche. Statue de Voltaire, à Ferney. de son mari, à la cruauté d’une société de classes, sans Zadig, Micromégas…), le roman à thèse illustre un 1951.)

18 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 19
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Repères 
Quelques romanciers net-
tement caractérisés par la
tonalité optimiste ou pessi-
Écriture d’invention : Émilien Aloz
1, rue de l’Assommoir
75020 Paris
Citations
• « Perrichon – Madame, je voudrais
un livre pour ma femme et ma

miste de leurs œuvres. Lettre d’un lecteur à un romancier pessimiste à Guy des Gares
12 rue du Château-d’If
fille… un livre qui ne parle ni de ga-
lanterie, ni d’argent, ni de politique,
36000 Châteauroux ni de mariage, ni de mort. »
(Eugène Labiche, Le Voyage de
Dumas père (xixe siècle) L’intitulé complet du sujet Monsieur, monsieur Perrichon, 1860.)
• Les héros des Trois Mousque- Après avoir lu un roman, un lecteur adresse un courrier au romancier pour lui reprocher la vision très J’ai bien reçu votre lettre, que j’ai lue avec le même intérêt que celui que vous avez eu à me lire. Si
taires (D’Artagnan, Athos, Porthos pessimiste qu’il donne de la réalité. Quelques jours plus tard, il reçoit la réponse du romancier qui défend je prends la peine de vous répondre, c’est que votre critique relève d’une conception de l’écriture • «  Un roman est comme un ar-
et Aramis) sont des hommes d’ac- sa position. Rédigez successivement la lettre du lecteur et celle du romancier. Ne signez pas les lettres de vos romanesque que je ne partage pas complètement. chet, la caisse du violon qui rend
tion, jamais à court de ressources noms et prénoms, mettez un pseudonyme et indiquez une fausse adresse. Vous avez certes totalement raison : mon dernier roman témoigne d’une perception assez noire de des sons, c’est l’âme du lecteur. »
ni de témérité pour surmonter Corpus : Honoré de Balzac, Flaubert, Guy de Maupassant, Huysmans. l’existence. Toutefois, vous vous méprenez quand vous dites qu’il y a dans cette vision une complète (Stendhal, Vie de Henry Brulard,
les obstacles : leçon d’optimisme désespérance. Faire comprendre la réalité du monde dans toute sa cruauté n’est pas un message 1890.)
malgré l’échec de leurs «  aven- Guy des Gares négatif envoyé au lecteur. Il ne s’agit pas de le renvoyer à la noirceur de son propre univers, mais
tures » amoureuses. 12 rue du Château-d’If de l’inciter à changer le quotidien afin de le rendre moins sombre. Votre lettre n’est d’ailleurs pas • « J’appelle un livre manqué celui
• Le héros du Comte de Monte- 36000 Châteauroux exempte de présupposés discutables : vous paraissez ainsi penser que mes romans ne sont qu’une qui laisse intact le lecteur. »
Cristo, Édmond Dantès, innocent photographie banale de la vie, que ce que je raconte est nécessairement le fruit d’une expérience (André Gide, Cahiers d’André Walter,
condamné sur la dénonciation à Émilien Aloz humaine authentique. Or, à l’instar du romancier réaliste défini par Maupassant, dans sa préface 1891.)
calomnieuse d’un jaloux, se re- 1, rue de l’Assommoir à Pierre et Jean, je prétends qu’un véritable travail artistique préside à l’effet de réel. De la même
trouve enterré vivant au château 75020 Paris façon, si je vous propose un univers pessimiste, c’est peut-être pour vous conduire implicitement • « Dites-vous bien que la littéra-
d’If. Il renverse pourtant la situa- vers une certaine forme d’idéal. Prenez l’exemple du fameux roman de Maupassant, Une vie : ture est un des plus tristes che-
tion, s’évade, devient immensé- Monsieur, chaque aventure, chaque incartade conjugale, précipite l’héroïne plus avant dans la déception et mins qui mènent à tout. »
ment riche et traque ses ennemis Je termine à l’instant le dernier roman que vous avez publié, intitulé Adieu la Vie. Je l’ai lu avec l’amertume. Pourtant, la dernière page s’éclaire d’un espoir nouveau, à travers la présence d’un (André Breton, Manifeste du sur-
pour se venger. beaucoup d’intérêt, et il me faut reconnaître la qualité de votre style. Cependant, je suis sorti enfant, ce qui fait dire à la servante : « La vie, […] ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » Les réalisme, 1934.)
totalement déprimé par la lecture de ce récit, qui impose une vision très pessimiste de la vie et romans peuvent parler de la perte des illusions pour mieux appréhender la réalité et l’améliorer.
Maupassant (xixe siècle) du monde. Je ne partage pas du tout votre approche de la fiction. Pensez-vous que, pour ma part, je n’ai pas d’idéal ? Croyez-vous que mon approche de la réalité • « Je tiens que le romancier est l’his-
Le plus célèbre pessimiste de la Pour moi, un roman est destiné à des lecteurs ordinaires, à la vie banale et sans relief. J’attends reflète un dégoût de la vie ? J’attends de mes lecteurs autre chose qu’une simple réception passive torien du présent, alors que l’histo-
littérature française  ! Athée, il d’une fiction littéraire qu’elle me fasse oublier, le temps d’une histoire palpitante, la morosité de mes récits. Certes, comme vous le sous-entendez, je n’arrache pas mes lecteurs à leur quotidien rien est le romancier du passé. »
récuse toute providence ou trans- de mon quotidien. Or, à travers votre histoire sombre, vous nous renvoyez violemment à notre en leur proposant un univers parfois banal et réaliste. Cependant, j’ose croire que certains peuvent (Georges Duhamel, La Nuit de la

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cendance, il ne croit ni aux profits propre univers. Vos personnages nous ressemblent trop, avec leurs faiblesses et leurs vices. Ils trouver du plaisir à la lecture de mes œuvres ; non pas ce plaisir que vous décrivez, celui, un peu Saint-Jean, 1935.)
du «  progrès  » ni même aux sont « humains, trop humains ». Ne croyez-vous pas, pourtant, que l’écriture romanesque doit enfantin, d’avoir un désir immédiatement satisfait, mais le plaisir, plus intellectuel celui-là, d’avoir
vertus de l’amitié. Ses thèmes plonger le lecteur dans un univers où dominent la rêverie et une certaine forme d’idéal ? Songez l’impression de détenir des clés pour déchiffrer le monde. Ce genre de satisfaction dure bien au- • « Le livre est l’ami de la solitude. Il
favoris – la Normandie rurale, le donc à ces magnifiques aventures racontées par Dumas, comme Le Comte de Monte-Cristo. Le delà de la lecture : mes romans sont là pour déranger, changer, bousculer le lecteur ; celui qui se nourrit l’individualisme libérateur.
monde des employés de bureau héros arrive par exemple à se sortir de situations incroyables, à l’image du chapitre où il s’évade laisse prendre au jeu de la réflexion sur le monde, et qui n’évalue pas un roman en fonction de sa Dans la lecture solitaire, l’homme
parisiens, les maisons closes – dans un cercueil, que deux gardiens vont précipiter dans l’océan. Le lecteur ne songe plus aux capacité à susciter des émotions artificielles, comprendra sans doute que je suis un incorrigible qui se cherche lui-même a quelque
sont traités avec un réalisme tracas qui encombrent son existence : il s’est identifié au héros, et il sait que ce héros sortira optimiste. En effet, je vous fais confiance pour penser qu’il est urgent de bâtir un monde différent chance de se rencontrer. »
excluant toute idéalisation. Les vainqueur des épreuves qu’il doit affronter. Pensez également aux romans des chevaliers de la de celui que mes romans dépeignent. (Georges Duhamel, Défense des
hommes y apparaissent le plus Table ronde, au cycle arthurien : bien sûr, il y a des morts, des traîtres, mais des personnages Lettres, 1937.)
souvent sous leurs pires travers : comme Lancelot du Lac, par leur haute valeur, tant guerrière que morale, s’affirment comme Je vous salue bien cordialement,
bêtise, égoïsme, cupidité, cruauté. des exemples à suivre. Imposer un dénouement triste, mettre en scène des personnages banals, Émilien Aloz • « Un roman n’est jamais qu’une
Dans des récits (essentiellement c’est donner à vos lecteurs l’impression qu’il n’y a pas de possibilité d’un monde meilleur, que philosophie mise en images. »
des nouvelles) qui finissent rare- la création fictionnelle n’est là que pour accentuer notre désespérance. Le roman doit-il être le (Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe,
ment «  bien  », les femmes sont miroir de notre monde ? Je suis certain du contraire : s’il peut être intéressant de prendre appui 1942.)
presque toujours leurs victimes : sur la réalité socio-historique, le romancier se doit de transposer le réel pour le magnifier, de
épouses bafouées (Jeanne dans proposer un univers auquel nous avons envie d’appartenir. Vous êtes écrivain, mais vous êtes sans • «  L’art du roman est de savoir
Ce qu’il ne faut pas faire
Une vie, 1883), prostituées rejetées doute vous-même un lecteur ; pensez-vous que l’on puisse lire si le plaisir est absent ? La vision mentir. »
(Boule de suif, 1880)… du monde que vous nous soumettez renvoie à une réalité trop dure, trop noire, et transforme la Présenter successivement deux exposés abstraits opposant optimisme et pessimisme, (Louis Aragon, J’abats mon jeu, 1959.)
sans faire référence à des œuvres.
lecture non en plaisir, mais en douleur d’assister au spectacle d’une réalité toujours décevante,
Saint-Exupéry (xxe siècle) comme dans Illusions perdues, de Balzac. • « Je ne dirai jamais de mal de la lit-
Lui-même pilote à l’époque Monsieur l’écrivain, méditez ces humbles remontrances avant la rédaction de votre prochain térature. Aimer lire est une passion,
héroïque de l’aviation civile, ouvrage : je ne vous demande pas de faire des romans à l’eau de rose ; on peut faire de la bonne SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME un espoir de vivre davantage, autre-
Saint-Exupéry célèbre dans ses littérature avec de bons sentiments. Je vous demande de porter un regard différent sur le monde. ment mais davantage que prévu. »
récits – Courrier Sud (1930), Vol Les hommes n’ont pas besoin de vous pour être désespérés… Dissertations (Georges Perros, Papiers collés, 1961.)
de nuit (1931), Terre des hommes – En conclusion du roman de Guy de Maupassant, Une vie, Rosalie déclare : « La vie, voyez-vous, ça n’est
(1939) – le courage et l’abnégation Bien respectueusement, jamais si bon ou si mauvais qu’on croit ». Pensez-vous qu’un roman doit ouvrir les yeux du lecteur sur la vie • « C’est vrai, avec les bons senti-
de ces hommes qui risquaient Guy des Gares ou bien au contraire permettre d’échapper à la réalité ? (Sujet national, 2008, séries technologiques) ments on ne fait pas de la bonne
leur vie pour transporter le cour- – Le roman est-il «  une feinte pour tenter d’échapper à l’intolérable  », comme l’affirme Romain Gary  ? littérature. On en fait de l’excel-
rier. Un humanisme que l’on (Amérique du Sud, 2009, séries S et ES) lente : Balzac et Shakespeare. »
retrouve dans son célèbre conte (Jacques de Bourbon Busset, Les
Le Petit Prince (1943). Arbres et les jours, 1967.)

20 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 21
L'a rt i cl e d u L'a rt i cl e d u

Écriture de soi
tif, qui concerne notre temps, judiciaire. Plus près de nous, le est, puisque le sujet est un être l’effet de vérité constituent tout
s’incarne exemplairement dans dernier autobiographe à lever les de langage – à partir de quoi, le sel d’une œuvre controversée,
l’écriture de soi. tabous de la société française en tout est possible  : objectivation puisque typiquement terroriste.
procédant à une esthétique de la froide (Rapport sur moi, Grégoire La notion de pathos, dévalorisée
Terroristes transparence totale, fut Guillaume Bouillier), grand flux verbal de par un usage trivial du mot, est dé-
et Rhétoriqueurs

et questionnement
Dustan. Son progressisme s’ex- Frédéric-Yves Jeannet (Charité) qui cisive pour mesurer la qualité du
Celle-ci, loin d’être un recul prime dans une œuvre imparfaite mêle diverses couches de temps, récit autobiographique – Philippe
narcissique, est le lieu d’un mou- dont la réception a été brouillée lyrisme de Raymond Federman Forest (L’Enfant éternel) ou Camille
vement paradoxal de régénéra- (Je sors ce soir, Génie divin) par des (Amer eldorado), confession Laurens (Philippe) le rappellent
tion des formes et des contenus. polémiques entretenues par l’inté- construite de Catherine Millet, dans leurs récits consacrés à la
En effet, cette littérature «  per- ressé lui-même – c’est la marque (La Vie sexuelle de Catherine M.). mort de leurs enfants.

du monde
sonnelle  » a contaminé tous les des écrivains terroristes que de Écrit avec élégance, ce best-seller
genres  : roman, théâtre, poésie, ne pas être considérés comme des légitime a une double portée  : La vérité hors
essai. On peut donc penser la lit- écrivains. littéraire (c’est un grand livre des- autobiographie
térature d’aujourd’hui à partir des Les pendants des Terroristes criptif, qui insiste sur la visualité En face de l’hydre autobiogra-
problèmes spécifiques posés par sont les Rhétoriqueurs, pour qui la de l’écriture), mais aussi culturelle phique, dont la force est liée à la
l’écriture de soi. Ainsi la question littérature est d’abord un art ver- puisque la narratrice joue la dis- pertinence du regard qu’elle pro-
centrale de la vérité  : il y a les bal obéissant à des lois qu’il s’agit ponibilité contre la transgression, pose dans une société fascinée par

I
l faut d’abord refuser l’antienne de départ, puisqu’elles correspon- Le règne Il faut défendre Narcisse, écrivains qui y croient, et ceux d’accomplir ou d’inventer. Mais contribuant ainsi à désacraliser la la transparence, d’autres options
pénible du «  déclin  » de la dent à un changement d’horizon autobiographique comme l’a bien montré Philippe pour qui c’est une notion sans la recherche sur la forme modifie sexualité. Dans tous ces exemples, sont possibles. Si la littérature est
littérature française. Il existe d’attente  : fin des idéologies, Incontestable est le « retour au Vilain (Défense de Narcisse), fondement. Jean Paulhan appe- nécessairement notre vision du le moi n’est pas posé préalable- la mieux à même de dire la vé-
aujourd’hui d’excellents écrivains triomphe du spectaculaire-mar- sujet » que l’on observe depuis les puisque Narcisse c’est vous et lait les premiers «  Terroristes  », monde, et le transforme oblique- ment à l’écriture mais s’invente au rité du monde renversé (ce qui lui
en France, mais leur visibilité est chand prophétisé par Debord, années 1980. Fait mal compris, ce moi, c’est-à-dire un sujet qui va les autres «  Rhétoriqueurs  » (Les ment. Toute la littérature digne cours du livre, il est « pris dans une confère sa nécessité et empêche
incertaine. Ce n’est pas la littéra- surmédiatisation, néolibéralisme «  retour  » est salutaire, puisqu’il mourir mais qui voudrait quand Fleurs de Tarbes). Les Terroristes de ce nom est donc politique (au ligne de fiction » (Lacan). sa «  disparition  »), les moyens
ture qui est en crise, mais sa légi- substituant le divertissement à la a permis l’explosion de la sphère même y voir plus clair dans le considèrent que la littérature ne sens large), puisqu’elle défait les Pour autant, le mot «  autofic- employés divergent, preuve de
timité. Centrale dans la formation culture, etc. autobiographique, qui est ce qui siècle. La vitalité de l’écriture se réduit pas à la littérature, mais anciennes manières de lire et de tion » est gênant dans son succès la richesse de ses possibilités  :
des élites du passé, elle ne l’est Sur le plan des formes, l’éclate- est arrivé de mieux à la littérature de soi est liée à ce mouvement qu’elle est travaillée par le De- penser à partir d’un renouvelle- même, puisqu’il présuppose que il existe ainsi une tendance do-
plus ; mais la littérature exigeante, ment des tendances est manifeste française des trente dernières de tension entre le dedans et le hors : en termes linguistiques, le ment de sa matière. En fait, les la littérature est par essence fic- cumentaire dans la littérature
contrairement à ce qu’affirment les dans la mesure où les options années. Ce «  retour  » n’est pas dehors, décliné sous toutes ses message y déborde le code. C’est la grands écrivains sont à la fois tionnelle, ce qui est faux : simple française actuelle, représentée
néoconservateurs, n’a jamais été esthétiques ont cédé le pas de- réactionnaire, contrairement à ce formes. Il n’y a en fait aucune définition même de l’avant-garde, Terroristes et Rhétoriqueurs  : de postulat statistique, venu d’Aris- par Jean Rolin (Chrétiens, Zone)
populaire qu’au sein d’un groupe vant un éclectisme augmenté par qu’affirment les fictionalistes, c’est- séparation entre l’écriture de soi qui cherche à abolir la différence Breton à Sartre ou Duras, changer tote. Cette conception autorise ou François Bon (Sortie d’usine,

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social restreint : Gide tirait souvent l’explosion de la production (plus à-dire les défenseurs des vieilles et le questionnement du monde : entre l’art et la vie. On suppose la vie c’est changer la vue. les détracteurs de l’écriture de Daewoo). Ici, la « vérité » n’est plus
à 500  exemplaires, mais il était de mille romans chaque année) formules romanesques et du réa- ses détracteurs n’ont que des ar- les avant-gardes mortes depuis soi, tel Valéry, à considérer qu’elle liée à une subjectivité exposée
lu par les gens-qui-comptent. La et le décalage entre l’offre et la lisme narratif, qui constitue la ma- guments moraux à opposer à un les années 1980. Et si l’écriture de Entre vérité est un genre falsifié, selon un pa- mais à un regard plus neutre,
croyance d’une universalité de la demande. Face à cette pléthore, jorité de la production courante. En bouleversement esthétique. soi était la version postmoderne et mise en scène radoxe scolaire  : le roman serait quoique traversé par l’expérience
littérature est donc une imposture des écrivains en voie de classicisa- effet, ce n’est pas le « vieux sujet » On peut donc proposer un de l’avant-garde  ? Car il existe Une bonne autobiographie se plus vrai que les autobiographies du réel (La Maladie de Sachs, Mar-
française qui s’est écroulée avec tion (légitimés de leur vivant) font qui revient, mais un autre, traversé premier partage à partir du mot une écriture autobiographique jugera donc à son degré de sin- mensongères. Or l’écriture de tin Winckler). À l’inverse se situe
l’élévation du niveau et la diversi- figure de repères  : pour prendre par de multiples polarités. « Je » est «  contemporain  », entendu au qui comporte des traces d’uto- cérité autant qu’à l’intelligence soi n’a jamais impliqué un re- le «  roman romanesque  », celui
fication de l’offre culturelle. deux extrêmes, Patrick Modiano, toujours pluriel. sens faible d’« actuel » : produc- pie, comme les Souvenirs obscurs de son dispositif verbal, ces deux noncement à la mise en scène dont on déplore souvent qu’il
Ce qui a vécu, c’est aussi une cer- moderne parce qu’il a été rétro Du reste, les théoriciens de la tion commerciale, d’évasion, d’un juif polonais né en France, éléments étant inséparables. Plus et à l’invention. L’autofiction, fasse défaut, capable d’embrasser
taine idée de la littérature close sur (jetant, en 1968, un regard sur la mort de l’auteur et de la fin de empruntant souvent les traits de Pierre Goldman (1975), mise à une autobiographie est attentive qui postule une identité de nom le monde et l’Histoire, comme
elle-même – son autoréférentialité France des années noires), ou Pierre l’homme, Barthes et Foucault, du romanesque de convention, nu d’un homme et d’un système à son médium, meilleure elle entre narrateur et personnage on dit que les Américains savent
– véhiculée par les modernes tels Guyotat dont l’avant-gardisme avaient déjà anticipé cette pro- littérature « du milieu » (comme (comme l’autobiographie) mais le faire, sur le modèle, d’ailleurs,
Blanchot ou Derrida. La littérature sur les plans politique et sexuel blématique en opérant un chan- on dit au cinéma «  la qualité refuse le pacte de vérité (comme le du roman français du xixe siècle.
est un monde en soi et elle a un s’accompagne d’une conscience gement de cap à la fin des années française »), indifférente à la lan- pourquoi cet article ? roman) flirte avec une dimension Houellebecq représente assez
dehors, elle est donc relationnelle : extrême de la langue. Tous deux 1970 : Foucault avec ses derniers gue qu’elle emploie  ; de l’autre ludique, qui en limite l’intérêt si cette tendance  : du bon roman
ni pur reflet, comme le disait la ont utilement obligé la société travaux sur l’esthétique de l’exis- côté, le « contemporain » au sens Thomas Clerc propose dans cet article un tour d’horizon de la littérature on n’y sent qu’une complaisance à thèses, à la fois cynique et
vulgate marxiste, ni pur miroir française à prendre conscience de tence (définition possible de l’au- fort, littérature qui se pose le actuelle autour de la problématique de « l’écriture de soi ». Les années virtuose. Georges Perec a conçu touchant dans la mesure où il
auto-réfléchissant comme feignait ses mensonges. tobiographie), et Barthes avec son problème de la représentation du 1980 marquent un tournant, avec les succès de l’ « autofiction », dont il des autobiographies formalisées, prend au sérieux la plupart des
de le croire le structuralisme. On On peut aussi brandir plusieurs autoportrait Roland Barthes par sujet moderne. Cette « littérature cite les exemples les plus significatifs. Ce succès n’exclut pas ceux d’une mais nullement gratuites, grâce «  grandes questions  » qui ani-
peut appeler «  postmodernité  » noms sans doute appelés à devenir Roland Barthes (1975), où l’identité d’auteur  » où le texte est une littérature de témoignage («  documentaire  »), du roman à thèse (Les à leur puissance historique (W ment notre temps (Les Particules
cette période (la nôtre) qui ouvre la des classiques (Echenoz, Quignard, est envisagée comme un rôle. Par performance ou un événement Particules élémentaires, Plateforme de Houellebecq). Thomas Clerc ana- ou le souvenir d’enfance ou Je me élémentaires, Plateforme). L’am-
littérature sur le monde, au risque Michon, NDiaye, etc.), auteurs sur conséquent, l’écriture de soi est un de langage se distingue de celle lyse aussi les réussites des réécritures, qu’elles se réfèrent à des icônes souviens). Il convient donc d’être biance sinistre et folle du monde
de voir se diluer sa spécificité. Du lesquels règne un accord qui n’est genre bien plus théorique qu’on qui n’est écrite par personne, pur historiques (Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl, Madman Bovary, de prudent lorsqu’on utilise le terme vu comme asile d’aliénés trouve
coup, les critères de littérarité pas forcément le meilleur service à ne le dit et, du coup, plus vivant canevas destiné à raconter des Claro) à des figures de l’ombre (L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère) ou d’« autofiction » qui convient aux en Régis Jauffret un interprète
semblent plus opaques, ce qui ne leur rendre. En effet, la littérature que tous les autres. L’erreur a été histoires interchangeables : Marc encore qu’elles jouent avec les codes (transposition de l’écriture télévi- expériences d’une Chloé Delaume de choix (Promenade ou Univers,
facilite la tâche de personne, ni des contemporaine peut être définie de croire qu’elle signifiait « spon- Lévy n’écrit pas en français mais suelle dans Doggy bag, de Philippe Djian). Le candidat au bac de fran- ou aux raffinements identitaires univers). La veine plus dérision-
critiques ni du public. comme celle sur laquelle il n’y a tanéité », « naturel » et réfutation dans une langue scénarisée. Tout çais trouvera ici une « cartographie » de la littérature contemporaine d’Anne Garréta (Pas un jour) plus niste des auteurs des Editions de
Le mot «  contemporain  » im- pas de consensus. Aussi problé- de l’histoire littéraire là où elle le monde connaît les noms de que Thomas Clerc fait commencer dans les années 1980 avec la fin des qu’au pathos d’Annie Ernaux Minuit doit son succès au renver-
plique un contexte et des partis matiserai-je la question à partir vise au contraire à questionner cette littérature vendeuse, mais idéologies et l’éclatement des formes romanesques qui accompagne le (Journal du dehors) ou de Chris- sement des principes esthétiques
pris. Pour le découpage historique, d’un genre lui-même incertain  : conjointement le sujet de l’écri- les oublie vite. L’autre littérature, « retour au sujet ». tine Angot (L’Inceste). Chez cette sur lesquels était fondée cette
les années 1980 sont un bon point l’autobiographie. ture et l’homme moderne. contemporaine au sens subjec- dernière, la « prise de parole » et illustre maison  : le burlesque et

22 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 23
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l’humour servent à déstabiliser, (L’Adversaire, Emmanuel Carrère). par le « médialecte » dénoncé par avons en France, à défaut de
de manière outrée, les apparences Il peut s’agir aussi de « rejouer » Gérard Genette (l’exemple-type : « grands écrivains fédérateurs »,
d’un monde absurde. On préfé- des œuvres, télévisuelles chez le forçage de l’adjectif «  surréa- des poètes de premier plan  :
rera l’ironie politique d’un Volo- Philippe Djian (Doggy bag), ou fil- liste »). Dominique Fourcade, Jacques
dine, auteur transgenre venu de miques, comme dans le superbe La littérature adopte alors Roubaud, Jude Stéfan, et les plus
la science-fiction et théoricien du Cinéma, de Tanguy Viel, récriture divers usages tactiques de son jeunes Philippe Beck, Olivier Ca-
post-exotisme, qui vise à penser du Limier, de Mankiewicz. matériau : réponse réactive d’un diot, Tarkos, Nathalie Quintane,
le monde gagné par la catastrophe La question de la langue reste Renaud Camus défenseur de expérimentateurs de l’hybridité
(Le Post-exotisme en dix leçons, décisive pour proposer une autre syntaxe, activisme d’un Valère - mais la poésie peut aussi être
Dondog). Une tendance produc- vision du monde que celle que Novarina réinventant le français une performance orale (Bernard le texte théâtral
tive est la réappropriation roma- véhiculent les langages formatés. à partir d’une pratique presque Heidsieck, Charles Pennequin) et
nesque de personnages réels ou
de faits historiques marquants.
De ce point de vue, contrairement
à ce qu’affirme Jacques Rancière,
dialectale de la langue. Comment
ne pas rire à l’extraordinaire sens
investir les genres.
La littérature n’est pas seulement et sa représentation,
En choisissant des figures du il y a bien un «  propre de la lit- de la novlangue contemporaine un art mais aussi un savoir sur les
monde moderne, le roman réé-
crit alors l’Histoire par ses icônes
térature  », qui est de constituer
une autre langue à l’intérieur
d’un Jean-Charles Masséra (We
are l’Europe)  ? N’oublions pas la
textes : elle ne demande donc qu’à
être mieux cartographiée pour être
du xviie siècle à nos jours
(Ingrid Caven, de Jean-Jacques de la langue. Si notre époque poésie, qui dans son existence moins méconnue.
Schuhl, Madman Bovary, de marginalise la littérature, c’est même propose une alternative Thomas Clerc
Claro), ou des figures de l’ombre qu’elle méprise la langue, mutilée à la langue commune. Or nous (26 mars 2010)

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24 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Le théâtre au xvii siècle  :
e
L’évolution des formes théâtrales Zoom sur…
Romantiques et réalistes du
comédie, tragédie et repré-
sentation. depuis le xviie siècle xixe siècle.

Dumas père

L
La comédie Le 10 février 1829, il donne au
• Personnages principalement e terme « théâtre » vient du grec theatron et signifie « le lieu théâtre Henri III et sa cour, drame
bourgeois. en prose évoquant les machina-
• Sujets  : famille, mariage, vie où l’on regarde ». Le théâtre est ainsi, avant tout, un espace tions de Catherine de Médicis et
sociale, argent, amour (sphère de spectacle. Né dans l’Antiquité grecque, il est devenu un osant toutes les ressources d’une
privée).
• Forme assez libre : vers ou prose.
genre littéraire (le texte des pièces) qui s’est épanoui de ma- théâtralité totale : potion sopori-
fique, porte secrète... sans omettre
• Registre comique et fin heureuse. nière diversifiée selon les époques. À son origine, le théâtre est les « mignons » du roi pour la pa-
Unité de lieu, de temps, d’action. lié au sacré (culte de Dionysos à Athènes, de Bacchus à Rome), Les Comédiens italiens, Antoine Monsieur Ubu, d’Alfred Jarry. Le Cardinal Richelieu.
rodie. C’est le triomphe du premier
drame romantique.
La tragédie caractère que l’on retrouve dans les mystères, qui reprennent, Watteau, c. 1720.
• Personnages nobles. au Moyen Âge, des épisodes bibliques ou des vies de saints, et Hugo
• Sujets : pouvoir, politique, amour pédagogique : Voltaire et Diderot soutiennent l’idée comédie de mœurs, déjà présente au xviie  siècle, Hugo a exposé sa théorie du drame
(sphère publique). qui seront condamnés par l’Église au milieu du xvie siècle. selon laquelle la représentation des vices et des vertus et qui avait connu un regain de succès à la fin du romantique dans la préface de
• Forme stricte : cinq actes ; texte peut « éclairer » les hommes. xixe  siècle, avec Georges Feydeau et Eugène Labiche Cromwell (1827) où il récuse les
en vers. Deux noms, en dehors des « philosophes », s’im- (auteurs de vaudevilles). règles du théâtre classique. Il re-
• Registre et dénouement tra- Le xviie siècle : siècle du théâtre « grande comédie », c’est-à-dire des comédies en vers, posent dans ce xviiie e siècle : Marivaux et Beaumar- Un théâtre de la « subversion » apparaît simultané- vendique le droit de mêler «  le
giques. Le xviie siècle voit s’amorcer plusieurs nouveautés. Le offrant des personnages nuancés, autour de sujets chais. Chez Marivaux, les personnages ne sont plus ment : Alfred Jarry, avec Ubu roi, 1896, présente une grotesque au sublime  ». Hernani
• Unité de lieu, de temps, d’action. métier de comédien, même s’il est méprisé par l’Église importants (cf. Tartuffe, Le Misanthrope). des types comiques ou des héros tragiques, mais des pièce faite pour choquer. Dans une certaine proximité (1830) et Ruy Blas (1838) illustrent
et une part de l’opinion, fascine de plus en plus. Les La règle dite des « trois unités » impose que le sujet individus aux prises avec un questionnement sur avec le mouvement Dada ou le surréalisme, ce théâtre brillamment ce renouveau du
La représentation théâtrale femmes peuvent, quant à elles, enfin monter sur traité par une pièce ait lieu en 24  heures, dans un leur identité. Ainsi, dans plusieurs comédies (par rejette toute psychologie des personnages pour pré- genre.
Au xvii e siècle, le théâtre répond scène. Enfin, en 1630, le théâtre est reconnu comme seul lieu, et soit uni par une cohérence forte (on ne exemple La Double inconstance), les personnages férer une représentation brute, presque abstraite,
à un véritable besoin social en un art officiel par Richelieu. Quelques décennies plus raconte pas plusieurs « histoires » à la fois). On doit cachent leur identité à leur promis(e), en prenant de l’homme. Musset
attirant un public populaire tard, Louis  XIV agira en mécène et de nombreuses également observer la règle de bienséance : pas de le costume de son valet (ou de sa suivante). Cha- D’autres auteurs, comme Eugène Ionesco, Samuel Il se distingue en ce qu’il renonce
dans les théâtres de foire et au- pièces seront créées à la cour du roi. Toutefois, le sang ni de scène choquante sur scène. cun veut en effet connaître son promis de façon Beckett, Marguerite Duras, mettent en question assez vite à faire représenter ses

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tour des tréteaux du Pont-Neuf à clergé est, en majorité, hostile au théâtre et consi- Les auteurs les plus célèbres de ce siècle sont Molière masquée, mais c’est aussi lui-même qu’il découvre dans leurs œuvres le personnage théâtral, le genre des pièces. Après l’échec de La Nuit
Paris. Des troupes ambulantes y dère que les comédiens doivent être excommuniés. pour la comédie, Corneille et Racine pour la tragédie. dans ce jeu de masques. Beaumarchais, avec Le pièces, et le langage même. Des cris, des répliques ap- vénitienne, il écrit des drames
donnent essentiellement des Barbier de Séville ou Le Mariage de Figaro, donne paremment dénuées de sens se succèdent pour donner romantiques (Lorenzaccio), des
pièces comiques, des farces et Dans ce siècle dominé par le classicisme, la distinc- Le xviiie siècle : théâtre au personnage du valet une importance cruciale. une image à la fois drôle et effrayante de l’humanité. drames et des comédies, en prose,
des saynètes. Certaines troupes tion entre les genres théâtraux est nette : la tragédie et Lumières Davantage que chez Molière (Scapin, Sganarelle…), La première moitié du xxe siècle marque aussi le re- mêlant des jeunes gens amoureux
sont dites «  résidentes  »  : c’est et la comédie ont des caractéristiques propres et Les «  unités  », reconnues au xviie comme essen- il est, chez Beaumarchais, porteur de revendications tour du tragique : Jean Cocteau, Jean Anouilh, Jean et des personnages vieillissants,
le cas de celle de l’Hôtel de l’auteur se doit de les respecter. Il existe cependant tielles pour la vraisemblance, apparaissent peu à de justice et d’égalité sociale : nous sommes dans un Giraudoux reprennent, tout en les modernisant, des grotesques et autoritaires.
Bourgogne, qui joue des quelques formes « mêlées » : Le Cid, de Corneille, est peu comme des carcans et les auteurs cherchent à théâtre « pré-révolutionnaire ». mythes antiques comme celui d’Œdipe, d’Antigone
tragédies de Racine ou encore ainsi une tragi-comédie. s’en défaire. De plus, les philosophes des Lumières ou d’Électre. Ils montrent ainsi, d’une part, la perma- Émile Augier
de celle du Marais, qui présente prennent violemment parti contre le clergé et son Le xixe siècle : le refus des « cages » nence des interrogations humaines et, d’autre part, Ses comédies de mœurs connais-
des farces avant de créer certains Si la tragédie est le genre «  noble  » par excellence, attitude autoritaire envers le théâtre. Les «  esprits Au xixe siècle, les règles du xviie  siècle (les trois unités, le sens nouveau que l’on peut donner à ces mythes sent le succès. Il y dépeint ironique-
chefs-d’œuvre de Corneille (Le Molière défendra avec beaucoup d’ardeur la comédie, libres » estiment que le théâtre est non seulement un la bienséance) sont définitivement abandonnées. dans le contexte d’affrontement idéologique de ment les travers de la bourgeoisie du
Cid, Horace…). La troupe des Ita- et en exploitera toutes les ressources : de la farce à la divertissement innocent, mais également un moyen Les auteurs romantiques veulent un théâtre capable l’après-guerre. À cette période également, des auteurs second Empire  : Le Gendre de
liens, installée au Palais-Royal, de mettre en scène l’histoire et le pouvoir, dans une à la fois philosophes et dramaturges proposent un Monsieur Poirier (1854), Les Lionnes
est réputée pour les audaces de dramaturgie ample et un style qui ne soit plus sou- théâtre « engagé » : Sartre (Les Mains sales, 1948) et pauvres (1858)…
son jeu inspiré de la commedia mis aux bienséances. Victor Hugo parle des unités Camus (Les Justes, 1949).
dell’arte. comme d’une «  cage  ». Dans cette mouvance, on Alexandre Dumas fils
Dans la salle, on retrouve la peut également citer Alfred de Vigny ou Alexandre Dans la même veine, Dumas fils
ségrégation sociale dans la Dumas, auteur des premiers drames romantiques donne La Dame aux camélias
séparation entre le public po- (Henri III et sa cour, 1829). Ce nouveau type de pièces (1852). Ses rapports difficiles avec
pulaire, qui se tient debout au engendre de véritables combats entre leurs partisans DEUX ARTICLES DU Monde son père inspirent la probléma-
parterre, et les spectateurs aisés, et leurs détracteurs. L’un de ces combats est resté À CONSULTER tique familiale de nombreuses
bourgeois et aristocrates, qui célèbre sous le nom de la « bataille d’Hernani », en pièces : La Question d’argent (1857),
occupent les sièges des galeries 1830, quand de violentes altercations secouent la • La mort de Bernard-Marie Koltès p. 30 Le Fils naturel (1858)…
et des loges. La grande révolu- première représentation de la pièce d'Hugo. (Colette Godard, 19 avril 1989)
tion du lieu théâtral survient Eugène Labiche
avec la création de la scène «  à Le xxe siècle : des tendances • « Les Justes » libérés du théâtre Il propose son observation des
l’italienne », inspirée des salles diverses d’idées p. 30-31 mœurs dans la veine comique du
installées dans les palais prin- Au xxe siècle, le théâtre emprunte différentes voies, en- (Brigitte Salino, 14 mars 2010) vaudeville  : Le Voyage de Mon-
ciers, tel que le théâtre Farnèse, core creusée et diversifiées par les auteurs d’aujourd’hui. sieur Perrichon (1860), La Cagnotte
inauguré, à Parme, en 1619. Molière. Jean Racine. Pierre Corneille. Certaines pièces poursuivent dans la veine de la (1864).

26 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 27
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Repères
Caligula : théâtre et histoire
Commentaire de texte : c) Face au miroir, le bilan négatif
Aveu de son erreur dans sa quête de l’impossible,
dans son exigence d’absolu symbolisé par la lune.
dans le théâtre), «  il s’observe, simule  », semble
jouer. Gestes provocateurs décrits dans une longue
didascalie « Caligula se relève, […] lance son siège à
Repères
Trois dramaturges contem-

Albert Camus, Caligula


Créée en 1945, avec Gérard Philipe Mise en relief en tête de phrase du mot «  impos- toute volée en hurlant. » Meurtre de Caligula par les porains.
dans le rôle titre, Caligula a eu une sible » – ponctuation exclamative – emploi du passé conjurés = scène d’action violente, loin de la règle
première version, en 1921. Camus composé = quête appartenant au passé, vouée à de bienséance du théâtre classique. Unanimité des Éric-Emmanuel Schmitt
présente l’argument  : «  Caligula, l’échec. Gradation descendante « limites du monde/ conjurés soulignée par les pluriels, les pronoms Né en 1960, il est à la fois drama-
prince relativement aimable jusque confins de moi-même) = rétrécissement de l’espace, indéfinis « toutes », « tous » ; où se distinguent « le turge, nouvelliste, romancier et
là, s’aperçoit à la mort de Drusilla, Le texte Introduction anéantissement de ses rêves. vieux patricien le frappe dans le dos » et Chéréa qui réalisateur de cinéma. Au théâtre,
sa sœur et sa maîtresse, que “les Caligula, empereur romain dément et Caligula, est un drame en Analyse des raisons de son échec : quête insensée, le frappe «  en pleine figure  », comme s’il voulait il a notamment créé La Nuit de
hommes meurent et ils ne sont sanguinaire, est assassiné en 41  après quatre actes d’Albert Camus, contradiction soulignée par l’antithèse compliqué/ détruire un symbole. Valognes (1991), Variations énigma-
pas heureux”. Dès lors, obsédé par Jésus-Christ par une conjuration formée publié en 1944 et inspiré du simple. Goût de l’absolu ne pouvant être satisfait par b) La mort du héros de l’absurde  : «  un suicide tiques (1996) avec Alain Delon, Mon-
la quête de l’absolu, empoisonné de par les chefs de la noblesse et du sénat. destin du jeune empereur l’amour humain, imparfait, ni par l’amour d’un dieu. supérieur » sieur Ibrahim et les fleurs du Coran
mépris et d’horreur, il tente d’exer- Hélicon est son fidèle confident. Cet extrait romain assassiné en 41 après Questions purement rhétoriques, « Mais où étancher Rôle révélateur du miroir. Caligula brise son image (1999), La Tectonique des sentiments
cer, par le meurtre et la perversion est le dénouement. Jésus-Christ. Mais l’auteur en cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait pour moi la en brisant le miroir. Forme de suicide symbolique (2008). Kiki van Beethoven (2010) est
systématique de toutes les valeurs, fait un héros de l’absurde, profondeur d’un lac ? » Métaphore filée de la « soif » qui préfigure son abandon aux coups des conjurés. l'adaptation de son essai Quand je
une liberté dont il découvrira pour Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le aux côtés de Sisyphe, de que ne peuvent étancher ni l’amour, ni la religion. Courage et grandeur de Caligula : il « leur fait face, pense que Beethoven est mort alors
finir qu’elle n’est pas la bonne. Il miroir. Meursault (L’Étranger) et de Constat négatif, amer et résigné  : «  Rien dans ce avec un rire fou  ». Excite leur haine du tyran fou que tant de crétins vivent.
récuse l’amitié et l’amour, la simple Caligula (des bruits d’armes)— […] C’est l’in- Jan, victime du Malentendu, monde, ni dans l’autre, qui soit à ma mesure. » et de l’absurde qu’il a incarné : « Caligula, riant et
solidarité humaine, le bien et le nocence qui prépare son triomphe. Que ne pour constituer ce qu’il a ap- d) La reconnaissance de l’échec inspire culpabilité râlant, hurle. » Yasmina Reza
mal. Il prend au mot ceux qui l’en- suis-je à leur place ! J’ai peur. Quel dégoût, Buste de Caligula. pelé « le cycle de l’absurde ». et haine c) Le testament de Caligula, en deux phrases riches de sens Également auteur de romans et
tourent, il les force à la logique, après avoir méprisé les autres, de se sentir la Par les humiliations infligées Reconnaissance explicite de son erreur dans l’exer- La première : « À l’histoire, Caligula, à l’histoire. » de récits, Yasmina Reza fait preuve
il nivelle tout autour de lui par la même lâcheté dans l’âme. Mais cela ne fait rien. La peur aux patriciens, les meurtres gratuits, il a réussi à cice du pouvoir : « Je n’ai pas pris la voie… ». Dernier est un appel à la postérité  : désormais, Caligula d’un pessimisme voilé d’humour.
force de son refus et par la rage de non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où provoquer une révolte contre lui-même, contre l’ab- sursaut  : appel désespéré à son confident Hélicon appartient à l’histoire. La seconde : « Je suis encore Les personnages de ses pièces re-
destruction où l’entraîne sa passion le cœur s’apaise. surde qu’il incarne. Il n’a rien fait pour empêcher le (deux occurrences exclamatives). Trois phrases né- vivant  !  » = cri paradoxal puisque Caligula meurt flètent les défauts et le ridicule de
de vivre. » Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble plus complot qui se trame contre lui, parce qu’il a aussi gatives et l’adverbe « rien » = aveu d’échec total. Prise en même temps sous les coups des conjurés (cri notre époque. Art (1994) a connu
Caligula, personnage historique, est calme. Il recommence à parler, mais d’une voix plus basse pris conscience que « tuer n’est pas la solution ». de conscience de sa culpabilité radicale et de celle historique selon Suétone). Ce cri prend surtout une un succès immédiat en France et
connu notamment par La vie des et plus concentrée. Cette prise de conscience annonce et justifie le dé- d’Hélicon qui l’a soutenu dans cette folie : « […] nous dimension philosophique : par-delà sa mort, ce qu’il aux États-Unis. L’intrigue s’organise
douze Césars de l’historien Suétone. Tout a l’air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si nouement : il ne lui reste plus qu’à jouer le dernier serons coupables ». Comparaison soulignant le poids incarne, à savoir l’absurde, perdurera, s’incarnera autour d’un tableau blanc, avec
Descendant d’Auguste, successeur j’avais eu la lune, si l’amour suffisait, tout serait changé. acte de cette tragédie qu’il a lui-même montée. de la faute et de la douleur qui l’accompagne. Géné- sous d’autres visages. de fins liserés transversaux, que
de Tibère, il devient empereur en Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait Caligula, d’abord seul en scène devant son miroir, ralisation traduisant aussi l’écrasement de l’homme Serge vient d’acheter. Les avis de ses

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31. Après six mois d’un règne juste pour moi la profondeur d’un lac  ? (S’agenouillant et se lance dans un long monologue, qui occupe les qui ne peut échapper à sa condition. Didascalies Conclusion amis, Marc et Yvan, sont partagés.
et libéral, il devient tyrannique et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l’autre, qui soit deux tiers de la scène. Il y fait le bilan désespéré de marquant sa capitulation et son désespoir : « s’age- Scène de dénouement très symbolique. Scène très Les trois amis vont s’entre-déchirer
incarne la figure d’un «  empereur à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend son action, puis il s’offre aux coups des conjurés nouillant et pleurant  », «  il tend les mains vers le théâtrale aussi, d’une grande intensité dramatique. autour de ce tableau blanc en invo-
fou  ». Il ridiculise le Sénat et les les mains vers le miroir en pleurant), qu’il suffirait que qui surgissent. On assiste à la mort de Caligula et miroir en pleurant » avec des verbes qui soulignent Caligula = personnage majeur de l’œuvre de Camus quant des arguments qui tournent
consuls, fait assassiner ses proches. l’impossible soit. L’impossible ! Je l’ai cherché aux limites de son fidèle confident, Hélicon. son accablement, son effondrement. Il ne reste plus qui fait écho à d’autres héros épris d’absolu : Hamlet autour de l’art moderne et de l’art
Une conjuration le fait assassiner du monde, aux confins de moi-même. J’ai tendu mes Nous étudierons tout d’abord le face-à-face de à Caligula qu’à mourir, à se laisser tuer. chez Shakespeare, dom Juan chez Molière. Enfin, en contemporain. En janvier 2008,
par des soldats de sa garde, en l’an 41. mains, (criant :) je tends mes mains et c’est toi que je Caligula avec lui-même, occasion pour lui de faire concluant à travers son personnage qui n’a pas pris elle met en scène sa nouvelle pièce,
rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour le bilan de son action, puis nous nous attacherons II. Un dénouement tragique, spectaculaire et riche la voie qu’il fallait, Camus laisse entendre qu’il reste Le Dieu du carnage, au théâtre
Le retour de la tragédie toi plein de haine. Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je à l’étude de la dimension tragique et spectaculaire de sens d’autres voies à essayer : celle de la révolte huma- Antoine, à Paris.
au xxe siècle n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. Hélicon ! de la mort de Caligula, héros de l’absurde. a) Une scène d’action spectaculaire niste et constructive contre l’absurde  (cf. celle du
Genre dominant du théâtre clas- Hélicon ! Rien ! Rien encore. Oh ! Cette nuit est lourde ! Méditation interrompue par l’arrivée quasi simul- docteur Rieux et de Tarrou dans La Peste). Jean-Michel Ribes
sique, la tragédie renaît au xxe siècle Hélicon ne viendra pas : nous serons coupables à ja- Le plan détaillé du développement tanée des conjurés (didascalies) et le retour pré- Jean-Michel Ribes, né en 1946, est
avec la création de pièces qui re- mais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. I. Le face-à-face de Caligula avec lui-même : le bilan cipité du confident pour le protéger. «  Garde-toi, acteur, dramaturge, metteur en
Des bruits d’armes et des chuchotements s’entendent de son action Caïus  ! Garde-toi  !  »  : impératif de mise en garde
Ce qu’il ne faut pas faire
nouvellent l’approche de grandes scène de théâtre, réalisateur et
figures des mythes et de l’histoire en coulisse. Hélicon (surgissant au fond) a) Caligula, seul face au miroir : situation symbo- répétée et désespérée = fidélité d’Hélicon. Réaction Choisir cet exercice si vous ne connaissez scénariste au cinéma. Parmi ses
antiques. Garde-toi, Caïus ! Garde-toi ! lique et révélatrice surprenante de Caligula, aucune surprise, aucun pas le thème de la pièce ni sa place créations  : Théâtre sans animaux,
dans l’œuvre de Camus !
• Jean Cocteau, La Machine infernale, Une main invisible poignarde Hélicon. Caligula se relève, Dégager la valeur symbolique de la situation en geste de défense. Mise en scène de soi, (théâtre en 2001, au Théâtre Tristan Bernard,
créée en 1934  : variation poétique prend un siège bas dans la main et approche du miroir en analysant les didascalies indiquant la gestuelle. Musée haut, musée bas, en 2004, au
inspirée de l’Œdipe roi de Sophocle. soufflant. II s’observe, simule un bond en avant et, devant Faux-monologue (= dialogue avec soi, alternance Théâtre du Rond-Point, René l’énervé,
• Jean Giraudoux, La guerre de Troie le mouvement symétrique de son double dans la glace, des pronoms de première et de deuxième per- opéra bouffe et tumultueux, en 2011,
n’aura pas lieu, 1935 : sur l’impossibi- lance son siège à toute volée en hurlant : sonne du singulier : « Je sais pourtant, et tu le sais SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME au Théâtre du Rond-Point.
lité d’échapper à la guerre. À l’histoire, Caligula, à l’histoire. aussi. ») permettant un retour sur soi.
• Jean Anouilh, Euridyce, 1942 : ver- Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes b) La libre expression des sentiments face à une Dissertations
sion modernisée du mythe d’Or-
phée et d’Antigone, 1944, inspirée
les issues, entrent les conjurés en armes. Caligula leur mort attendue
fait face avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe Relever la progression des sentiments  : peur/
– Dans quelle mesure le costume de théâtre joue-t-il un rôle important dans la représentation d’une pièce
et contribue-t-il à l’élaboration de son sens pour le spectateur ? (Sujet national, 2004, S et ES)
citation
de Sophocle, elle devient l’allégorie dans le dos, Chéréa en pleine figure. Le rire de Caligula se dégoût de sa lâcheté. D’où son abandon à la mort – Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ? (Sujet national, 2007, « Il n’y a de théâtre vivant que si
de la Résistance. transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier libératrice  : «  Je vais retrouver ce grand vide S et ES) des auteurs y sont attachés. Ce sont
• Henri de Montherlant, La Reine hoquet, Caligula, riant et râlant hurle : où le cœur s’apaise.  » périphrase  = aveu de son – Dans quelle mesure peut-on affirmer, comme Eugène Ionesco, que le théâtre « rejoignant une vérité univer- les auteurs autant que les troupes
morte, 1942  : évoque un épisode Je suis encore vivant ! athéisme, absence d’un au-delà. Néant = apaise- selle », « me renvoie mon image » et qu’il est « miroir » ? (Polynésie, 2009, séries S, ES) qui font les théâtres ». (Jean-Louis
de la vie à la cour du Portugal au Rideau. ment espéré et anticipé dans la didascalie  : «  Il Barrault, Hommage à Albert Camus,
xive siècle. (Albert Camus, Caligula, 1944, acte IV, scène 14.) semble plus calme. » La Nouvelle revue française, 1960.)

28 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 29
Les articles du Les articles du

Kaliayev (1877-1905). Il a été pendu problématique des limites mo-

La mort de Bernard-Marie Koltès après avoir tué le grand-duc, en


lançant une bombe sur sa calèche.
C’était sa seconde tentative. À la
première, il avait renoncé, parce
rales à la violence, en donnant
tous les points de vue, dans un
élan cornélien qui fait s’opposer
les thèses de la loi et de la néces-
pourquoi cet article ?

Les Justes de Camus, sont repris au printemps 2010 dans une


mise en scène de Stanislas Nordey. Dans sa critique, Brigitte
Richesses des solitudes que le grand-duc était avec sa sité, de l’amour et de la mort, du Salino rappelle le thème de la pièce dont les personnages sont
femme et deux neveux. meurtre et du pardon. C’est cette des révolutionnaires russes en lutte contre un pouvoir tyran-
Dans la pièce, Albert Camus problématique qui a intéressé nique. Ils sont divisés  : jusqu’où peut-on aller pour défendre

C
’est Patrice Chéreau qui a rapproche les deux hommes est garde son nom et en fait un des Stanislas Nordey. Quand il met- une cause ? Le candidat au bac de français retiendra, à la lec-
fait connaitre Bernard-Ma- peut-être leur sens de la solitude. protagonistes principaux, avec tait en scène Incendies, de Wajdi ture de cet article, qu’une pièce comme Les Justes de Camus
rie Koltès, mais auparavant, Comme un secret qu’ils partage- pourquoi cet article ? Stepan Fedorov, qui défend une Mouawad, en 2008, il a cherché, – qui eut très peu de succès en 1949 – peut se voir réactuali-
en 1981, Jean-Luc Boutté monte au raient et qui échappe aux paroles. thèse opposée  : non, il ne fallait comme il le fait toujours, des sée par les choix du metteur en scène et se trouver libérée du
Petit-Odéon avec Richard Fontana, Bernard-Marie Koltès habite des Bernard-Marie Koltès (1948-1989) est un auteur dramatique de pas reculer à cause des enfants ; textes qui fassent écho au texte. « théâtre d’idées » pour retrouver sa profondeur intemporelle.
La Nuit juste avant les forêts. On appartements d’aspect banal, premier plan, dont les œuvres ont marqué les scènes de la fin tout est bon pour la révolution. Il a ainsi lu Les Justes. « J’ai été très
découvre la musicalité rythmée très bien rangés, dont il s’évade du xxe siècle. En 1989, au moment de sa disparition à l’âge de 41 Ainsi commencent Les Justes, une frappé de redécouvrir une pièce
d’une écriture en même temps brusquement, pour s’en aller loin, ans, Colette Godard revenait sur les principales étapes d’une vie pièce qui reprend certains faits que je croyais connaître. Camus zons différents : Wajdi Mouawad impeccable et impeccablement so-
fluide et complexe, qui laisse ima- ou simplement voir des films de dédiée au théâtre. La rencontre essentielle qui a marqué sa car- historiques, mais qui pour autant l’écrit après la seconde guerre interprétera Stepan l’enflammé. lidaire d’une distribution de haut
giner un physique d’aventurier. karaté dans les cinémas de Barbès. rière de dramaturge est celle avec Patrice Chéreau, qui montera n’est pas une pièce historique. En mondiale, pendant laquelle les Pour Dora, la seule femme de la niveau, où l’on regrettera cependant
Mais jusque dans la maladie, Ber- Patrice Chéreau monte toutes toutes ses pièces. Le candidat au bac de français trouvera dans cet son centre sont les idées. nazis traitaient les résistants de pièce, il veut une « figure neuve et les élans lyriquement douloureux
nard-Marie Koltès a gardé la beauté les pièces de Koltès  : Combat de article les informations essentielles (titres des pièces, metteurs "terroristes", et avant la guerre familière ». Ce sera Emmanuelle de Wajdi Mouawad, barbu, chevelu
de l’adolescence. Il venait de Metz, nègres et de chiens, Quai Ouest. en scène et comédiens interprètes) sur un auteur que l’on consi- Limites morales d’Algérie, où se posera la question Béart, qui n’a pas joué au théâtre et portant lunettes. Cela ne grève pas
où il avait fait le conservatoire de Une pièce dans laquelle il cherche, dère comme « l’un des phares du théâtre contemporain ». « Notre monde n’a pas besoin de la violence, toujours d’actuali- depuis quatorze ans, et dont il la représentation, austère et rigou-
musique, en passant par New York, déclare-t-il « un comique immé- d’âmes tièdes  », écrivait Camus té : comment combattre quand on apprécie l’engagement : il a passé reuse, mais illuminée par la clarté
où il était arrivé en 1968, plongeant diat ». Il se défend de décrire des en 1944, dans le journal Combat. est dans une situation de guerre trois semaines avec elle à l’église d’une intelligence qui libère Les
d’un coup dans un monde nou- milieux sordides : « Mon milieu, – personnage inquiétant et pa- a monté au Thalia de Hambourg, et «  Il a besoin de cœurs brûlants ou de dictature ? » Saint-Bernard, l’été 1996, pour Justes du théâtre d’idées daté pour
veau, intense, éclatant. va de l’hôtel particulier à l’hô- thétique, comme pouvait l’être qui va être présenté aux prochaines qui sachent faire à la modération Stanislas Nordey est à l’aise défendre les sans-papiers. en faire une réflexion sur les idées.
Entre-temps, il est passé aussi tel d’immigrés… Les racines, ça Michel Simon. Rencontres théâtrales de Berlin. Mais sa juste place.  » Cinq ans plus dans ce théâtre où circule de la La voilà, silhouette sombre et Aujourd’hui.
par Strasbourg, où il a vu Maria n’existe pas. Il existe n’importe En France, peu de metteurs en il se savait malade et voulait avant tard, l’auteur de L’Homme révolté pensée. Pour la représenter, il ferme, sur le plateau nimbé d’une Brigitte Salino
Casarès mise en scène par Jorge où des endroits. À un moment scène se risquent à monter, après tout terminer sa dernière pièce, Ro- développe dans Les Justes cette choisit des acteurs venus d’hori- ambiance crépusculaire. Elle est (14 mars 2010)
Lavelli dans Médée. À partir de donné, on s’y trouve bien dans sa Chéreau, les pièces de Koltès. Mais berto Zucco d’après l’histoire de cet
là, il sait qu’il va écrire pour le peau… Mes racines, elles sont au il est joué en Angleterre, en Scandi- homme, Roberto Succo (il a juste

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théâtre. Il entre à l’école du tns, point de jonction entre la langue navie, en Hollande, en Allemagne. changé la première lettre du nom)
dans la section des régisseurs, il française et le blues. » Il a écrit le Retour au désert pour qui, sans raison apparente, a tué ses
aime, dit-il «  le côté matériel du À ce point de jonction est Soli- Jacqueline Maillan, et elle l’a joué parents, a été soigné, est sorti de
spectacle, le bois, les toiles des tude des champs de coton. Dans avec Michel Piccoli au théâtre Re- l’hôpital, a vécu simplement, puis a
décors ». Il commence un roman ce dialogue, ce double monologue naud-Barrault. Il espérait un succès recommencé à tuer, a été arrêté par
qu’il n’a jamais sorti de son tiroir. croisé où la parole est une arme comique : « Il y a mille façons de hasard, s’est révolté, s’est suicidé…
Il voyage en Afrique. Il traduit mortelle, l’écriture de Bernard- rire », disait-il. Bernard-Marie Koltès a peu écrit, il
Athol Fugard. Plus tard il traduit Marie Koltès atteint sa plénitude. Devenu extrêmement pointilleux, reste l’un des phares du théâtre
Le Conte d’hiver pour Luc Bondy. La pièce est créée avec Laurent Bernard-Marie Koltès était en désac- contemporain.
La rencontre avec Patrice Ché- Malet et Isaach de Bankolé, dont cord avec la version allemande de ce Colette Godard
reau est fondamentale. Ce qui Patrice Chéreau reprend le rôle Retour au désert, qu’Alexander Lang (19 avril 1989)

« Les Justes » libérés du théâtre d’idées


Soixante ans après sa création, la pièce de Camus est présentée par Stanislas
Nordey dans une mise en scène austère et rigoureuse.

À
leur création, en décembre réunissait Serge Reggiani, Mi- été occupées tous les soirs par est le prix de la vie d’un homme ?
1949 à Paris, Les Justes de chel Bouquet et Maria Casarès. À un public attiré, sans doute en Ai-je le droit de tuer  ? Jusqu’où
Camus, ont reçu un ac- Rennes, où Les Justes ont été joués partie, par la présence d’Emma- peut-on aller pour défendre une
cueil sceptique de la critique et du 2 au 13 mars au Théâtre natio- nuelle Béart et de l’écrivain Wajdi cause ? »
du public : au bout de deux mois, nal de Bretagne, avant de l’être à Mouawad, mais conquis, au point Ces questions sont celles que se
les salles étaient à moitié vides, Paris, au Théâtre national de la que son écoute était palpable, posent les personnages des Justes,
malgré la célébrité de l’auteur Colline, du 19 mars au 23 avril, les par l’intérêt d’une pièce dont le des révolutionnaires russes. L’un
et l’attrait de la distribution, qui 929 places de la grande salle ont propos s’adresse à chacun : « Quel d’eux a réellement existé  : Ivan

30 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 31
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Repères
Les formes du dialogue théâtral. Le théâtre et la question de la mise en scène Zoom sur…
Les différents types de comique
et les registres.
Didascalie

L
Ces précieuses indications pour la Comique de caractère
lecture et la mise en scène sont pro- e théâtre est un genre littéraire, mais aussi un spectacle  ; Un avare, un misanthrope ne sont
posées dans le texte de la pièce. Elles
donnent des informations sur  le
cette double dimension pose la question des rapports entre pas comiques en soi. Pourtant, ils le
deviennent quand ce trait de carac-
nom des personnages, le découpage le texte et la mise en scène. tère devient une folie qui les aveugle
en actes et scènes, le lieu, l’époque, et fait d’eux des proies faciles. C’est
les gestes, les mimiques, le ton d’un ce que l’on appelle le comique de ca-
personnage (exemple : « Figaro (seul, Le théâtre : un texte La représentation ractère. Le naïf Orgon, par exemple,
se promenant dans l’obscurité, dit du Si l’on excepte la commedia dell’arte (jouée aux xvie Une pièce de théâtre – sauf cas exceptionnel, comme sort de sous la table où il s’était caché
ton le plus sombre.) »), l’énonciation et xviie siècles, en Italie et en France), où le texte est Musset et son Spectacle dans un fauteuil par et, au lieu de chasser Tartuffe de
(exemple : « en aparté »), le décor réduit à un canevas sur lequel les acteurs improvi- exemple – est écrite pour être jouée, c’est-à-dire chez lui, s’attendrit à ses discours.
(exemple  : «  Devant le château. sent, une pièce de théâtre est écrite par un auteur pour être mise en scène. Les didascalies restent
Perdican  »), les bruits, la musique dramatique. Ce texte est composé de deux éléments des indications, même si elles sont essentielles. Comique de gestes
(exemple  : «  On entend soudain distincts : le dialogue, et les didascalies. Le metteur en scène a donc un rôle décisif dans Le comique de gestes fait la part
la valse qui recommence, accom- Le dialogue est le discours direct entre les person- le passage du texte à la représentation concrète. belle à la mimique, à la grimace, à
pagnée de rires, de vivats, du bruit nages. Il permet au spectateur : Au xviie siècle, la règle des trois unités impose un l’exubérance gestuelle. Le comique
des verres entrechoqués. Puis tout – de connaître les pensées et les sentiments des seul lieu, un temps réduit à 24  heures et une de gestes est « transformiste » : on
s’arrête brusquement. ») ou encore personnages ; seule action. Le lieu peut être une pièce dans un rit de voir le corps de l’acteur s’apla-
les accessoires (exemple : « Caligula – de connaître les informations nécessaires à la palais, un intérieur bourgeois, une place, etc. que tir, s’allonger, diminuer, s’envoler…
se relève, prend un siège bas dans compréhension de la pièce ; le metteur en scène meuble et décore.
la main et approche du miroir en – de ressentir des émotions. Au xixe et xxe siècles, les lieux sont multiples, ce qui Comique de mots
soufflant »). Le texte théâtral se distingue ainsi par une « double impose des changements de décors. Le metteur en Mots déformés ou tronqués, al-
énonciation  »  : les acteurs se parlent entre eux scène peut choisir des décors réalistes ou stylisés, liance de mots, réparties qui font
Monologue (premier niveau d’énonciation), mais ils s’adressent voire de simples écriteaux indiquant la nature du mouche, tels sont les ressorts du
Le monologue est un faux dialogue aussi au public (second niveau d’énonciation). Cette lieu (renouant ainsi avec les procédés du Moyen comique de mots.
où le personnage se parle à lui- spécificité peut donner lieu à de jeux, si le spectateur Âge et de la Renaissance).

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même. Il peut prendre la forme de en sait davantage qu’un personnage, comme dans le Dans tous les cas, la convention choisie est accep- Comique de situation
stances, si le style en est poétique ; cas du quiproquo par exemple. tée par le spectateur. Cependant, chacune engendre Tombera  ? tombera pas  ? Verra  ?
il peut être un aparté, si d’autres des émotions différentes. verra pas… le comique de situation
personnages sont sur scène mais En prose ou en vers, le texte théâtral diffère toujours La musique, la lumière, les costumes, les décors… repose toujours sur un «  piège  »
ne sont pas censés entendre ce que de la communication de la « vie réelle ». En effet, il sont autant d’éléments de mise en scène laissés à la dans lequel un personnage, au
dit le premier personnage. s’agit d’un texte littéraire, qui vise à l’efficacité : discrétion du metteur en scène. À chaque moment gence entre la pièce telle qu’elle a été écrite et la exemple, Jouvet. Dans ce dernier cas, il n’y a pas moins, doit tomber. Le rire naît du
les paroles prononcées doivent avoir un lien avec d’une pièce existent donc des choix à faire, qui représentation. « trahison » de l’auteur : le metteur en scène met bonheur de cette catastrophe dif-
Récit l’action représentée sur scène. D’autre part, dans les engagent le sens de l’œuvre. Cependant, le respect du texte et des conditions de soudain en relief un aspect du personnage qui férée. Telle est la situation de base,
Il est employé pour donner à en- répliques, les rythmes et les sonorités ont autant Les acteurs sont dirigés par le metteur en scène : création initiale n’empêchent pas que deux met- disparaissait sous le comique. Harpagon reste que l’auteur travaille ensuite à son
tendre des faits qui ne sont pas d’importance que le sens : il s’agit pour le drama- leur travail commun permet de faire émerger une teurs en scène donneront, pour la même œuvre, ridicule, certes, mais devient aussi émouvant et gré, au moyen du quiproquo, de la
représentés sur scène, soit parce turge d’engendrer des émotions chez le spectateur, diction, un débit, des intonations, mais aussi des un spectacle différent. En effet, les costumes, le révèle le mal dont il souffre. péripétie, du coup de théâtre. Ainsi,
que la bienséance s’y oppose, soit de le frapper, et de créer un univers. gestes, des déplacements… Là encore, les choix ton ou les déplacements des acteurs, le choix dans le Tartuffe de Molière, Orgon
parce qu’ils se déroulent dans un effectués donneront une couleur spécifique à la même des acteurs (connus ou inconnus, plus ou Conclusion est caché sous la table pendant que
autre lieu ou une autre époque. Les didascalies sont les indications scéniques que pièce. moins jeunes, de physiques différents, etc.) sont Le spectacle théâtral est à la fois « représentation » Tartuffe fait la cour à sa femme.
l’auteur donne au metteur en scène, aux acteurs, et autant d’éléments qui donneront au spectacle sa et « re-création » ; par ces deux aspects, il permet
Réplique éventuellement au lecteur, mais pas au spectateur. Mise en scène et création spécificité. Chaque metteur en scène offre donc la redécouverte de l’œuvre originale. Registre burlesque
La réplique est une prise de parole Elles sont souvent présentées en italiques, et signa- Ainsi, le metteur en scène n’est pas un simple un apport personnel au texte initial. Le burlesque est un type de comique
par un personnage. lent d’emblée qu’une pièce ne se réduit pas aux exécutant ; il ne peut pas se contenter de transpo- Enfin, certains metteurs en scène choisissent qui consiste à traiter un sujet hé-
échanges verbaux entre personnages. ser les didascalies en éléments réels. D’une part, de s’écarter délibérément de l’un ou l’autre des roïque ou sérieux en des termes
Tirade parce qu’elles n’étaient pas fréquentes jusqu’au aspects du texte initial  : il y a alors divergence. DEUX ARTICLES DU Monde vulgaires ou populaires. Le burlesque
Cette longue réplique, souvent xix e siècle ; d’autre part, parce que ces indications On peut ainsi transposer le sujet dans une autre À CONSULTER peut être rapproché de la parodie,
argumentative, peut également laissent encore de la place pour une interpréta- époque (par exemple, faire jouer une œuvre de du pastiche ou de la caricature en ce
appartenir à un registre lyrique, tion ; enfin, parce que chaque mise en scène est Marivaux par des comédiens en jean) : le texte est • Shakespeare par Py : la sulfureuse qu’il relève d’une imitation : l’idée est
tragique, épique, etc. unique et que le théâtre est un art « vivant ». La le même – cependant, il prend, par cette moder- équation p. 37 de travestir un modèle en mettant
mise en scène est donc «  création  », à partir de nisation, un sens nouveau. Un metteur en scène (Brigitte Salino, 25 septembre 2011) l’accent sur l’inversion des valeurs
Stichomythie l’œuvre de l’auteur dramatique. peut également envisager la pièce selon un angle (le haut devient le bas opérant une
Il s’agit d’une succession rapide En règle générale, la représentation s’attache à original. Ainsi, le monologue de L’Avare, de Mo- • Au théâtre dans son fauteuil p. 38 démythification de l’héroïsme).
de répliques dans laquelle les rendre visible, par des signes, le sens de l’œuvre lière, dans lequel le personnage se plaint d’avoir (Pierre Assouline, 29 janvier 2010) Le rire burlesque prend ainsi une
personnages se répondent vers écrite. Les metteurs en scène respectent le texte, été volé et de ne pas retrouver sa « cassette », est signification politique  : il rabaisse
par vers. Elle révèle un moment mais aussi les lieux (décors), l’époque, les classes d’un registre comique ; mais on peut le dire avec l’orgueil des grands qui deviennent
intense d’échange. sociales des personnages, etc. Il y a ainsi conver- lenteur, sur un ton pathétique, comme le fit, par objets de risée.

32 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 33
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Mots clés
acte
Dans la dramaturgie classique, une
Questions liminaires : beaucoup trop décidées et un ton trop brusque. Je n’ai
qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas.
Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette
conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la
puis s’arrêtent.
Vous voyez ?…
Une bouffée de bruits de bal.
Vous entendez ?…
Zoom sur…
Les trois plus grands dra-
maturges de notre histoire
pièce de théâtre est divisée en actes.
Au xviie siècle, on descendait, entre
chaque acte, les lustres éclairant la
Le monologue chez Molière, tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je
donc ? – Ah ! je vais au village.
Il sort.
Bruits de bal.
Quand je me tais… (bruits de bal)… ça recom-
mence quand je commence, cela se tait. C’est
littéraire.

Corneille (tragédie)

Beaumarchais, Musset et Tardieu


scène afin de renouveler les chan- (Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, merveilleux  ! Mais, assez causé  ! Je suis là pour Dramaturge très novateur,
delles : par conséquent, un acte dure acte III, scène 1, 1834.) accomplir une mission périlleuse. Quelqu’un sait Corneille (1606-1684) s’illustre
le temps qu’il faut pour brûler une qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. dans différents registres.
chandelle (trois quarts d’heure). De Texte 4 J’ai tellement d’identités différentes ! C’est-à-dire • 1635 : Médée, première tragédie ba-
nos jours, on baisse le rideau à la fin Texte 2 Un bal est donné au château du Baron de Z… Les que l’on me prend pour ce que je ne suis pas. roque sur un thème mythologique.
d’un acte pour le relever ensuite. La Le valet du Comte Almaviva, Figaro, doit épouser invités viennent tour à tour se présenter sur scène. Le crime – car il y aura un crime – n’est pas encore • 1636 : L’Illusion comique, chef-
règle classique de la vraisemblance Suzanne, servante de la Comtesse. Il apprend que Le premier d’entre eux est Dubois-Dupont. consommé. Et pourtant, chose étrange, moi le d’œuvre du théâtre baroque.
impose, au milieu du xviie siècle, que le Comte n’a pas renoncé au « droit de cuissage », Dubois-Dupont (il est vêtu d’un « plaid » à pèlerine détective, me voici déjà sur les lieux mêmes où L'intrigue inclut le procédé du
l’acte soit une unité temporelle ab- ancienne coutume qui permet au maître de passer et à grands carreaux et coiffé d’une casquette il doit être perpétré !… Pourquoi ? Vous le saurez « théâtre dans le théâtre », à rap-
solument continue, les ellipses étant la nuit de noces avec la mariée. Figaro se plaint de assortie «  genre anglais  ». Il tient à la main une plus tard. procher du Songe d’une nuit d’été
situées entre les actes. Le temps de son sort et de Suzanne qui va, d’après lui, céder au branche d’arbre en fleur) — Je me présente : je suis Je vais disparaître un instant, pour me mêler de Shakespeare ou de La vie est un
l’acte est alors une représentation Comte à qui elle a donné un rendez-vous secret. le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à incognito à la foule étincelante des invités. Que de songe de Calderon.
en temps réel, tandis que l’entracte, Figaro  (seul, se promenant dans l’obscurité, dit du cause de ma ressemblance avec le célèbre policier pierreries ! Que de bougies ! Que de satins ! Que de • 1636 : Le Cid ; 1640 : Horace, Cinna et
aussi court soit-il, représente une ton le plus sombre.) — Ô femme ! femme ! femme ! anglais Smith. Voici ma carte  : Dubois-Dupont, chignons ! Mais on vient !… Chut !… Je m’éclipse. 1643 : Polyeucte, tragédies classiques.
durée indéterminée. créature faible et décevante !… nul animal créé ne homme de confiance et de méfiance. Trouve la Ni vu ni connu ! • 1649 : Don Sanche d’Aragon préfi-
peut manquer à son instinct  ; le tien est-il donc clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les Il sort, par la droite, sur la pointe des pieds, un gure le drame romantique.
coup de théâtre de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé ménages ou les raccommode, à la demande. Prix doigt sur les lèvres.  • 1650 : Andromède  ; 1650  : La
Événement inattendu qui pro- quand je l’en pressais devant sa maîtresse, à l’ins- modérés. (Jean Tardieu, «  Il y avait foule au manoir  », La conquête de la toison d’or et 1661 :
voque un brusque revirement tant qu’elle me donne sa parole, au milieu même Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses Comédie du langage, 1987.) Psyché (montée avec Molière en
dans l’intrigue. Chez Molière, par de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi autant que… mystérieuses… Mais vous les connaî- 1671), pièces à grand spectacle.
exemple, cet événement est très comme un benêt… non, Monsieur le Comte, vous trez tout à l’heure. Je n’en dis pas plus. Je me tais. Questions
souvent une reconnaissance qui ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous Motus. 1.  À qui s’adressent les personnages dans les Molière (registre comique)
vient rompre, d’un coup, le nœud êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand Qu’il me suffise de vous indiquer que nous nous différents monologues du corpus ? Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673)
dramatique et qui permet une ré- génie  !… noblesse, fortune, un rang, des places  ; trouvons, par un beau soir de printemps (il montre 2.  À quoi servent, selon vous, les monologues devient Molière pour incarner, au

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conciliation. Ainsi, à la fin de L’Avare, Alfred de Musset par Charles Landelle, 1854. tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant la branche), dans le manoir du baron de Z… Zède proposés ? plus haut degré, l’homme qui s’est
Marianne, qu’Harpagon veut épou- de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, comme Zèbre, comme Zéphyr… (il rit bêtement) identifié totalement à sa passion
ser à la barbe de son fils, se révèle et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! Mais chut ! Cela pourrait vous mettre sur la voie. 1. La scène 1 de l’acte I de George Dandin de Mo- pour le théâtre. Il sera à la fois auteur,
être la fille de son ami Anselme et la Les textes tandis que moi, morbleu  ! perdu dans la foule Comme vous pouvez l’entendre, le baron et sa lière, la scène 3 de l’acte V du Mariage de Figaro acteur, metteur en scène et directeur
sœur de Valère, l’amoureux d’Élise, Texte 1 obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de charmante épouse donnent, ce soir, un bal somp- de Beaumarchais, la scène 1 de l’acte III de On ne de troupe. Sa production très abon-
sa fille. Il peut être le fruit d’un deus George Dandin, riche paysan qui a épousé la noble calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis tueux. La fête bat son plein. Il y a foule au manoir. badine pas avec l’amour de Musset et l’exposition dante inclut toutes les variantes du
ex machina, c’est-à-dire procéder Angélique, paraît seul sur scène. depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; On entend soudain la valse qui recommence, de « Il y avait foule au manoir » de Tardieu sont théâtre comique  : farces (Les Four-
d’une «  intervention divine  » (les George Dandin — Ah ! qu’une femme demoiselle est et vous voulez jouter… On vient… c’est elle… ce n’est accompagnée de rires, de vivats, du bruit des verres quatre monologues. beries de Scapin, 1671), comédies
dieux, dans le théâtre du Grec Euri- une étrange affaire  ! et que mon mariage est une personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà entrechoqués. Puis tout s’arrête brusquement. À chaque fois, un personnage seul sur scène pro- de mœurs (Les Précieuses ridicules,
pide, descendent du ciel suspendus leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois Vous avez entendu ? C’est prodigieux ! Le bruit du nonce une tirade qui peut être destinée à différents 1659), de caractère (Le Misanthrope,
à une grue que l’on appelle une s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, qu’à moitié ! Il s’assied sur un banc. –Est-il rien de bal s’arrête net quand je parle. Quand je me tais, interlocuteurs. George Dandin, le personnage épo- 1666), comédies ballets (Le Bourgeois
«  machine  »). Par extension mé- comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La plus bizarre que ma destinée ? […]  il reprend. nyme de la comédie de Molière, et Perdican, dans le Gentilhomme, 1670) et pièce à grand
taphorique, l’expression désigne noblesse, de soi, est bonne ; c’est une chose consi- (Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, La Folle Dès qu’il se tait, en effet, les bruits de bal recommencent, drame de Musset, s’adressent tout d’abord à eux- spectacle (Psyché, 1671).
une intervention providentielle et dérable, assurément  : mais elle est accompagnée Journée ou Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3,
totalement extérieure à l’intrigue. de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très 1784.) Racine (tragédie)
bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus Dans les pièces de Racine (1639-
dramaturgie savant à mes dépens, et connais le style des nobles, Texte 3 SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME 1699), la passion pousse les héros
Le terme dramaturgie peut désigner lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur Perdican est amoureux de sa cousine Camille, qu’il doit à tous les excès : jalousie, avidité,
soit l’activité du dramaturge (c’est- famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos épouser. Mais elle repousse son amour car elle a décidé Dissertations haine, cruauté. Cette passion les
à-dire l’écrivain de théâtre), soit personnes  : c’est notre bien seul qu’ils épousent  ; d’entrer au couvent. Les deux jeunes gens ont eu une – Le monologue, souvent utilisé au théâtre, paraît peu naturel. En prenant appui sur les textes du corpus, sur conduit à une déchéance lucide
toutes les possibilités scéniques que et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de discussion animée. Seul sur scène, Perdican s’interroge. différentes pièces que vous avez pu lire ou voir et en vous référant à divers éléments propres au théâtre (cos- et sans rémission. Dès le lever du
contient un texte de théâtre. Étudier m’allier en bonne et franche paysannerie, que de Devant le château. Perdican — Je voudrais bien savoir tumes, décor, éclairages, les gestes, la voix, etc.), vous vous demanderez si le théâtre est seulement un art de rideau, ils sont « en sursis », face
une pièce sous un « angle dramatur- prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’in- l’artifice et de l’illusion. (Sujet national, 2009, séries technologiques) à des conflits insolubles qui les
gique », c’est alors la penser comme s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout terroger est tant soit peu cavalière, pour une fille de – On emploie parfois l’expression « créer un personnage » au sujet d’un acteur qui endosse le rôle pour la pre- conduisent inéluctablement à la
un texte, non à lire, mais à jouer. mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son dix-huit ans  ; d’un autre, les idées que ces nonnes mière fois. Selon vous, peut-on dire que c’est l’acteur qui crée le personnage ? (Sujet national, 2009, série L) mort ou à la folie.
Attention, dans le théâtre actuel, on mari. George Dandin  ! George Dandin  ! vous avez lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se – Selon quels critères, selon vous, une scène d’exposition est-elle réussie et remplit-elle sa fonction ? (Sujet • 1667 : Andromaque.
appelle dramaturge la personne qui fait une sottise, la plus grande du monde. Ma maison corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable, je national, 2011, séries technologiques) • 1669 : Britannicus.
aide le metteur en scène à élucider m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle – Au théâtre le rôle du metteur en scène peut-il être plus important que celui de l’auteur ? (Sujet national, • 1670 : Bérénice.
les enjeux scéniques d’un texte de sans y trouver quelque chagrin.  répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se 2011, séries L) • 1672 : Bajazet.
théâtre (ce n’est donc ni l’auteur, ni (Molière, George Dandin ou Le Mari confondu, soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être • 1677 : Phèdre.
le metteur en scène). acte I, scène 1, 1668.) jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières • 1691 : Athalie.

34 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 35
Un sujet pas à pas Les articles du

Repères
Shakespeare par Py :
mêmes. Ainsi, le premier s’apostrophe lui-même
en s’écriant « George Dandin ! vous avez fait une
Quelques metteurs en scène sottise », alors que le second s’interroge et déclare :
du xxe siècle. « je voudrais bien savoir si je suis amoureux » ou
se demande à la fin  : «  Où vais-je donc  ?  » Figaro,

la sulfureuse équation
Jean-Louis Barrault lui, s’adresse plutôt aux autres personnages de la
Jean-Louis Barrault (1910-1994) a comédie, bien qu’ils ne soient pas à ses côtés. Le dé-
fondé en 1946, avec sa femme Made- but de l’extrait semble destiné à Suzanne à travers
leine Renaud, la Compagnie Renaud- l’apostrophe « Ô femme ! », alors que la suite prend
Barrault. Il accorde une importance directement à partie le Comte ; Figaro interpelle son
particulière au langage du corps, maître et utilise le pronom « vous » comme si celui-
découvert grâce au mime. Directeur ci était présent  : «  non, Monsieur le Comte, vous
du Théâtre de l’Odéon, il monte les
grandes œuvres classiques et les
ne l’aurez pas », déclare-t-il. Enfin, Dubois-Dupont
s’adresse explicitement, et de façon déroutante, au Le metteur en scène passe Roméo et Juliette au tamis de son
pièces les plus modernes : Rhinocé- public. Après s’être présenté, il amorce l’intrigue en
ros d’Ionesco, Oh les beaux jours de
Beckett, Des journées entières dans
ménageant un certain suspense, il suscite l’intérêt
du spectateur en annonçant : « Les raisons de ma
théâtre du débordement et de l’excès. Avec excès.
les arbres de Marguerite Duras. présence ici sont mystérieuses […] Mais vous les

I
connaîtrez tout à l’heure. » l paraît qu’Élizabeth  II d’An- mythe de l’amour impossible et Le débordement vient de tion, qui navigue entre le style
Antoine Vitez Même si cette manière d’interpeller le public est gleterre déteste que l’on dise : immortel des amants de Vérone. l’interprétation. Au moins ne théâtral que maîtrise Olivier Py,
Antoine Vitez (1930-1990), professeur assez surprenante et originale, il est évident que « On ne fait pas d’Hamlet sans Juliette elle-même, d’ailleurs, se plaindra-t-on pas de subir le et d’inutiles gamineries salaces.
au Conservatoire d’art dramatique, a les autres monologues s’adressent également au casser des œufs. » La plaisanterie n’est pas une vierge frémissante. « non-jeu » qui plombe de nom- La mise en scène est au diapa-
eu une influence déterminante sur spectateur. En effet, selon le principe de la double offusque Sa Majesté, dont on Olivier Py en fait une jeune breux spectacles aujourd’hui. À son. On y retrouve les tréteaux
le théâtre français d’après-guerre. destination théâtrale, toute parole prononcée sur n’ose pas imaginer la tête, si elle femme énergique et sensuelle, l’Odéon, ça joue, ça se donne, avec escaliers chers à l’auteur, le
Traducteur des auteurs russes – scène est destinée à un personnage mais également entendait la vieille blague sur qui a envie d’un amant avant de
Tchekhov (La Mouette), Maïakovski au public. De ce fait, George Dandin, Figaro et Shakespeare que ressort Olivier vouloir un mari. À la soirée chez les
(Les Bains) –, il monte également Perdican s’adressent aussi au public – qui a alors Py : « Shake a pear » (« Secouez Capulet, elle danse, lovée contre le pourquoi cet article ?
des pièces du répertoire grec avec accès aux pensées du personnage – en ayant parfois une poire »). Pour la poire, soyons corps d’un homme masqué, avant Cet article apporte au candidat au bac un exemple actuel des
notamment un Électre très personnel un destinataire plus spécifique. George Dandin vise clair, il ne s’agit pas du fruit, mais de tourner les yeux vers Roméo, et choix de mise en scène qui peuvent bouleverser la vision d’une
Pierre Augustin Caron de Beaumarchais par Jean-Marc
et des œuvres contemporaines : Mère par ses propos les paysans, auxquels il s’identifie en Nattier, 1755. de la couille, comme le montre de tomber sous son charme. Tout pièce «  archiconnue  ». Dans cette critique du Roméo et Juliette
Courage, La Vie de Galilée de Brecht, parlant de « nous autres », et les nobles dont il est Mercutio en prenant à pleines au long du spectacle, elle porte une donné à l’Odéon, en septembre 2011, dans une mise en scène

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Le Soulier de satin de Claudel. question dans son monologue. De même, Figaro, mains son organe, dans la version chemise de nuit de satin blanc qui d’Olivier Py, Brigitte Salino montre comment un grand classique
à travers le Comte, s’adresse particulièrement aux Par ailleurs, les monologues servent également de Roméo et Juliette présentée la rend très attirante, et sachant peut être renouvelé par une nouvelle approche du texte et des
Roger Planchon nobles, surtout lorsque ses paroles se font généra- à exprimer les sentiments des personnages, à par Olivier Py à l’Odéon-Théâtre l’être. Roméo, lui non plus, n’est personnages. La nouvelle traduction du texte de Shakespeare
Roger Planchon (1931-2009) est une lisantes : « noblesse, fortune, un rang, des places ; dresser une sorte de bilan et à révéler une tension de l’Europe. Deux jours après la pas un héros romantique. C’est un ne recule pas devant les expressions crues (exemple  : «  Ça lui
figure majeure du Théâtre national tout cela rend si fier ! ». intérieure. Ainsi, George Dandin fait le constat de première, mercredi 21 septembre, garçon d’aujourd’hui, volontiers ferait du bien de secouer sa poire » lancé par Mercutio). Juliette
populaire, héritier de Jean Vilar. Les personnages de ces monologues ont donc son erreur, sa « sottise », et souligne sa souffrance la blague avait fait le tour de torse nu sous son costume noir, n’est plus une «  vierge frémissante  » mais une «  jeune femme
Il a mis en scène Brecht, Molière différents destinataires. en déclarant : « Ma maison m’est effroyable main- Paris. Il est fort possible qu’elle beau, mince et sexy. Il vit dans la énergique et sensuelle ». Roméo est un « garçon d’aujourd’hui »,
(Tartuffe, George Dandin, L’Avare, tenant […] ». Surtout, les monologues de Figaro et de restera plus que l’ensemble du compagnie de ses amis et court animé de la fureur de vivre.
dont il interprète lui-même le 2.  Les quatre monologues du corpus remplissent Perdican mettent en valeur la grande agitation des spectacle, appelé à tourner dans après une chimère : se débarrasser
rôle titre), Shakespeare (Henri IV, différentes fonctions. personnages : les questions et les exclamations y toute la France, et plus loin en- d’un mal-être existentiel qui le
Falstaff), Calderon (La vie est un Ces extraits servent en premier lieu à informer. Les sont particulièrement nombreuses. Figaro exprime core, jusqu’en mai 2012. taraude. ça bouge et ça s’entend. Les tranché des couleurs – noir,
songe), et des créations d’auteurs monologues des comédies de Molière et de Tardieu, son amertume et sa colère, il est bouleversé à l’idée Quand Mercutio, l’ami de Ro- Pour Olivier Py, Roméo annonce personnages sont taillés, défi- blanc, rouge –, l’énergie débor-
contemporains tels Arthur Adamov en particulier, sont situés dans l’exposition, ils que Suzanne l’ait trahi et s’indigne de l’attitude méo, lance la fameuse réplique, Hamlet. On en est loin, et ce n’est nis, parfois définitifs, jusqu’à la dante de l’amour du plateau.
(Le Sens de la marche, Paolo Paoli) et informent donc le spectateur sur les personnages et du Comte qu’il traite de «  perfide  ». Il revient il s’adresse à Benvolio, autre ami pas grave, parce que le patron de caricature, comme l’est la nour- Dans la première partie, ça tient
Michel Vinaver (Par-dessus bord). la situation, amorcent l’intrigue à venir et le genre également sur sa vie : « Est-il rien de plus bizarre de Roméo, qui n’a pas encore l’Odéon ne le traite pas sur le fond. rice (Mireille Herbstmeyer), le la route, si l’on accepte le mode
de la pièce. George Dandin apprend au public que, que ma destinée ? » Les propos de Perdican révèlent rencontré Juliette, et se languit Il s’intéresse avant tout à l’énergie seul personnage féminin avec d’emploi. Dans la seconde, ça
Ariane Mnouchkine paysan enrichi, il a fait un mariage malheureux : il encore davantage le désarroi du jeune homme : il d’amour non consommé pour énervée qu’il déploie pour griller Juliette. Olivier Py fait dire les pèse lourdement. On a compris,
Ariane Mnouchkine (1939-), qui a épousé une jeune fille de la petite noblesse qui le ne se rappelle plus où il se rend et s’interroge : « Où la belle Rosaline : « Ça lui ferait chaque instant de la vie, dans ce répliques de Lady Capulet par et les cartes sont rebattues. Oli-
anime depuis 1964 la troupe méprise et considère cette union comme une mé- vais-je donc ? » Son monologue est nettement déli- du bien de secouer sa poire », dit moment bref et essentiel où les Quentin Faure, qui tient le rôle vier Py a su trouver deux très
du Théâtre du Soleil donne une salliance. Le thème et les personnages annoncent bératif, il ne sait pas ce qu’il éprouve pour Camille donc Mercutio. Avec qui  ? Une garçons deviennent des hommes, de Tybalt, et se met pour l’occa- bons comédiens pour Roméo et
importance particulière aux la comédie. De même, le monologue de Dubois- et se contredit en affirmant tour à tour : « Diable, femme, peut-être. Un homme, savent qu’ils le sont (la poire, tou- sion une mantille noire sur le Juliette, Matthieu Dessertine et
dimensions visuelles (décors en Dupont joue un rôle d’exposition. Le personnage je l’aime, cela est sûr » puis « il est clair que je ne tout aussi bien. Sur ce terrain, jours), mais ne savent comment visage. Puisqu’on vous dit que Camille Cobbi, mais il ne sait pas
mouvement) et sonores (bande- décline son identité et sa profession –  détective l’aime pas ». Ces monologues permettent donc aux Olivier Py joue franc-jeu, en s’en dépatouiller. L’amitié mascu- ce sont les hommes qui règnent ! trouver le chemin de l’émotion,
son). Ses créations évoquent des privé – précise le lieu et l’époque de la scène : « un personnages de se livrer à une introspection. reprenant l’antienne de l’homo- line est alors pour eux un point Plus, même : ils cognent, comme sans quoi la pièce de Shake-
problèmes actuels  : Le Dernier beau soir de printemps […] dans le manoir du baron Enfin, le monologue peut également avoir une di- sexualité de et chez Shakespeare. central. C’est cela que met en scène le père de Juliette sur sa fille qui speare, même ardemment « se-
Caravansérail sur la vie quoti- de Z… », et annonce une intrigue policière : « il y mension critique. C’est le cas, en particulier, de Nous verrons ainsi les jeunes ce Roméo et Juliette à son meilleur, ne veut pas obéir à son désir de couée  », reste lettre morte. On
dienne en Afghanistan et celle aura un crime  » sur un mode burlesque. Par ses celui de Figaro, qui critique avec une grande viva- gens se courser et se chevaucher qui n’hésite pas à côtoyer le moins la voir épouser Pâris, joué par… sort donc de l’Odéon, après trois
des migrants clandestins  ; Les jeux de mots, par sa mise à distance de l’illusion cité le Comte, il oppose son propre mérite aux gaillardement  : ce sont eux les bon ou le pire  : Olivier Py aime Capulet lui-même (inceste, où heures trente de représentation,
Éphémères, tranches de vie dans théâtrale, lorsque le personnage souligne les jeux privilèges dont le Comte a simplement hérité en vrais héros de ce Roméo et Juliette le théâtre du débordement et de es-tu ? que fais-tu ?). en se disant : à quoi bon ?
la société d’aujourd’hui, alternant sur le bruitage, le monologue annonce là aussi une affirmant  : «  Vous vous êtes donné la peine de qui n’est pas destiné à faire rêver l’excès. Une fois de plus, il le met Voilà pour l’excès de signes, à Brigitte Salino
scènes comiques et pathétiques. comédie. naître, et rien de plus. » les jeunes filles, ni à activer le en œuvre. la hauteur de celui de l’adapta- (25 septembre 2011)

36 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 37
Les articles du

Au théâtre dans son fauteuil


Quand avons-nous lu une pièce pour la dernière fois  ? Voyons voir... Dans bien des
cas, cela doit remonter aux années de lycée. Pourtant, même si le texte de théâtre est
intimement lié à sa représentation, il se lit aussi. Le spectateur ne s’y fait pas, alors
que souvent il est un lecteur, mais il l’est par ailleurs.
écriture poétique
A
lfred de Musset, qui n’est les Éditions théâtrales, que par avec des spécialistes de la période
pas un perdreau de l’année, Claire David, responsable d’Actes concernée. Cette histoire du pourquoi
appelait cela « un spectacle
dans un fauteuil ». Après le four
Sud-Papiers, deux des principales
maisons spécialisées avec L’Arche
théâtre est autant celle de ses per-
formances scéniques que celle de
cet article ?
et quête du sens,
de sa Nuit vénitienne en 1830, il et Les Solitaires intempestifs. Le ses lectures. C’est peu dire qu’on y En présentant l’Anthologie
s’était décidé à dire «  adieu à la
ménagerie, et pour longtemps »,
dramaturge Michel Vinaver avait
déjà déploré cette absence dans
fait des découvertes derrière les
grands noms ; le voyage est d’au-
du théâtre français, de Phi-
lippe Tesson, Pierre Assou-
du moyen âge à nos jours
en refusant de laisser porter ses Le Compte rendu d’Avignon (Actes tant plus édifiant que cette archéo- line rappelle que le théâtre
pièces sur les planches. Ainsi, pen- Sud), son rapport sur les mille logie des représentations est en- nous donne aussi des
dant près de vingt ans, il continua maux dont souffrait l’édition richie en permanence du regard textes à lire et s’interroge
à en écrire (Lorenzaccio, André del théâtrale. C’était en 1987. Et de- inédit de metteurs en scène sur les conditions qui pour-
Sarto, Les Caprices de Marianne, puis ? Seul le mensuel Le Matricule contemporains placé en contre- raient favoriser la diffusion
On ne badine pas avec l’amour, des anges lui dédie une rubrique point. Seul un passionné tel que de cette branche négligée
tout de même), mais pour les régulière. Or rien ne consacrerait Tesson pouvait se lancer dans cette de la littérature. Rappel très
publier. Heureux les lecteurs de mieux le texte théâtral comme entreprise. Son anthologie, appe- utile pour le candidat au bac,
La Revue des Deux Mondes, qui un genre littéraire à part entière. lée à faire référence, est éditée à des auteurs aussi impor-
en étaient les principaux desti- C’est le moment ou jamais à une l’enseigne de L’Avant-Scène Théâtre, tants qu’Alfred de Musset au
nataires, avant qu’il ne consente époque qui voit triompher la sa revue bimensuelle qui, juste- xixe siècle et Adamov au xxe,
à renouer avec la scène, son échec « lecture-spectacle » : les éditeurs ment, donne à lire des pièces. On ont publié des pièces sans
primitif enfin digéré. Si l’on met à ont constaté que le lectorat s’élar- y retrouve l’esprit sinon le ton de les faire jouer. Pourtant, le
part les classiques au programme git chaque fois qu’un comédien lit l’un des plus respectés critiques de texte théâtral, à la différence
du bac et des conservatoires, les seul sur scène, brochure en main, théâtre de l’autre siècle, Jacques du roman, reste un genre

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textes des pièces se vendent peu, car le texte est incarné par un Lemarchand (1908-1974). Il était peu lu. Pierre Assouline
et le plus souvent à la sortie des lecteur même. des plus suivis, dans les colonnes analyse les raisons de cette
théâtres. On cherche un mot de de Combat puis dans celles du Fi- désaffection, dont la princi-
Guitry, on veut savourer un dialo- Fabuleuse garo littéraire, ainsi que dans les pale est, selon lui, l’absence
gue de Labiche. Les pièces de rares « Anthologie » pages de La Nouvelle Revue fran- d’une critique littéraire spé-
contemporains (Yasmina Reza, C’était mieux avant ? Air connu, çaise. Ses articles viennent d’être cifique qui consacrerait le
Jean-Michel Ribes, Jean-Claude au théâtre comme ailleurs. Pour réunis par Véronique Hoffmann- texte théâtral comme genre
Grumberg...) franchissent parfois s’en convaincre, il suffit de se plon- Martinot sous le titre Le Nouveau littéraire.
le cap des 8  000 exemplaires  ; ger dans la fabuleuse Anthologie Théâtre, 1947-1968. Un combat au
le plus souvent, la vente ne dé- du théâtre français que le critique jour le jour (Gallimard). Ils sont
passe pas plusieurs centaines. et éditeur Philippe Tesson publie exemplaires par leur tenue, leur musiques étaient commandées à
Mais qu’est-ce qui manque au en cinq volumes. Un par siècle humour, leur clairvoyance, leur Jean Wiener, Pierre Henry, Mau-
lecteur que nous sommes pour mais dans le désordre : après le xixe, fidélité. Audiberti, Adamov, Sche- rice Ohana, et les décors à Vieira
s’emparer de ces livres (environ et avant le xxe et le Moyen Âge qui hadé, Ionesco, Beckett, Duras, da Silva, Leonor Fini, Dora Maar,
400 titres par an) et, dans un élan fermera la marche dans deux ans, Genet, entre autres, lui ont payé André Masson, Soulages, Matta.
naturel, les lire à l’égal des autres ? voici ceux qui exaltent le Grand leur dette. Lemarchand lisait les Les critiques de Jacques Lemar-
« Une critique littéraire du texte Siècle et les Lumières. Toujours pièces et encourageait le specta- chand leur rendaient hommage.
théâtral qui rende compte de selon la même organisation en teur à les lire, quand il n’exhortait On les lit comme on assisterait au
l’écriture, de la langue, du style, trois temps (histoire, textes choi- pas les directeurs de salle à s’em- spectacle. Dans un fauteuil, mais
de la traduction.  » Ce constat sis, mises en scène) et la même parer de La Parodie et de L’Inva- le nôtre.
de carence est partagé tant par confiance en des maîtres d’œuvre sion d’Adamov, publiées mais pas Pierre Assouline
Jean-Pierre Engelbach, qui dirige libres de constituer leur équipe jouées. C’était un temps où les (29 janvier 2010)

38 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Place et fonction Zoom sur…
À l’inverse, il joue également un autre rôle qui lui
fait dire les mouvements les plus intimes du cœur.
Orphée. Dans ce cas, le poète n’est plus l’interprète d’un Mallarmé et le symbolisme.
groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les
Le mythe sentiments et émotions qui l’étreignent (Ronsard, «  Nommer un objet, c’est suppri-
Selon la légende, Apollon aurait Sonnets pour Hélène). mer les trois quarts de la jouissance
fait don d’une lyre à Orphée, et Il se fait ainsi proche de chacun : le lyrisme de l’au- du poète qui est faite du bonheur

du poète au fil
les Muses lui auraient appris à en teur renvoie le lecteur à ses propres expériences et de deviner peu à peu ; le suggérer,
jouer. Il devient ainsi capable de sensations. Les Romantiques ont particulièrement voilà le rêve. C’est le parfait usage
charmer les animaux, les arbres et revendiqué cette facette de la poésie. de ce mystère qui constitue le sym-
les rochers. Il participe d’ailleurs Mais si le poète est proche de chacun lorsqu’il bole : évoquer petit à petit un objet
à l’expédition des Argonautes, et exprime ainsi ses émotions, il est en même temps pour montrer un état d’âme, ou,
son chant parvient à charmer le différent des autres parce qu’il cherche à traduire ce inversement, choisir un objet et en
serpent gardien de la Toison d’Or. qu’il éprouve et transforme des expériences vécues dégager un état d’âme par une série

des époques
Lorsque son épouse Eurydice, vou- en mots capables d’aller vers les autres. Il a donc de déchiffrements.  » (Mallarmé,
lant échapper aux avances d’un une sensibilité exacerbée d’une part et, d’autre réponse à l’enquête de Jules Huret
dieu, est mordue par un serpent et part, le désir d’aller vers l’art. La fonction du poète sur l’évolution littéraire.)
meurt, Orphée est inconsolable. Il peut alors devenir une fonction «  éclairante  ». L'œuvre de Mallarmé se compose
se rend à l’entrée des Enfers et, grâce Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous de nombreux poèmes, appréciés de
à son chant et à sa musique, réussit révèle le quotidien sous un autre jour. Ainsi, à la son vivant par un cercle restreint de
à attendrir Charon, le passeur, le fin du xixe  siècle, Rimbaud se définit comme un connaisseurs. Parmi les membres de

U
chien Cerbère, et Hadès qui permet « voyant ». Partant du mot, de sa polysémie et de la jeune école symboliste, fascinés
à Orphée de ramener Eurydice à la n poète est un écrivain qui compose de la poésie. Certes, ses sonorités, il cherche à dire, dans sa poésie, la par la profondeur de ses propos sur
vie, à une condition : il ne doit pas
se retourner vers elle avant d’avoir
mais au-delà de cette définition standard, le terme de multiplicité du monde que notre langage quotidien
tend à nier. Tandis que le langage commun rejette
la poésie et la musique et qui vien-
nent l'écouter chez lui, on retrouve
revu la lumière du jour. Mais Or- « poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre, Pierre de Ronsard par l’école de Blois, xvie siècle.
la complexité et le mystère, le langage poétique Paul Claudel et Paul Valéry.
phée ne parvient pas à respecter une façon d’appréhender le monde qui se marque par une cer- doit aller vers l’inconnu, rechercher l’inédit afin
cette condition : juste avant d’arriver
à la lumière, il se retourne – et perd taine distance avec le « commun des mortels ». Quels rapports le
courant confond le mot et la chose, le langage
poétique fait retrouver aux mots les plus banals
d’élargir la pensée et la faire naître, telle est
l’ambition des poètes symbolistes.
Chronologie
définitivement Eurydice. poète a-t-il entretenu avec la société, au fil des époques ? leur « image sonore ». Des œuvres littéraires symbolistes
Orphée donne ainsi une image Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit

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double de la figure du poète  : il Le poète et le citoyen une vérité non-soupçonnée. La vérité poétique 1873 Une saison en enfer, Arthur
est celui qui reçoit un don, et qui Les origines « non-utile » du langage se traduit également par Le poète occupe une place spécifique dans la n’est pas une vérité scientifique, elle est un voile Rimbaud (poésie)
est proche des dieux, en même En Grèce, le poète (l’ « aède », ou chanteur) est un une forme de virtuosité. Il est celui qui fait rimer société. Artiste, c’est un homme « inutile » : dont qui se lève, une découverte – parfois autour d’un
temps celui qui est profondément artiste qui reçoit l’inspiration et chante les exploits les mots entre eux, qui fait chanter la phrase l’œuvre n’apporte rien de matériellement né- élément qui semblait pourtant très familier. « Voilà 1874 Romances sans paroles, Paul
homme. Il permet également de des dieux (ou des héros, c’est-à-dire des demi-dieux) selon un rythme  : il redonne aux mots leurs cessaire à la société. Et en même temps, c’est un pourquoi/ Je dis la vérité sans la dire » (Paul Éluard, Verlaine (poésie)
mettre l’accent sur une fonction en s’accompagnant d’une lyre. Le poète latin est lui sonorités, et leur beauté. Tandis que le langage homme nécessaire, son œuvre parle au cœur et « L’Habitude », Capitale de la douleur, 1926.)
fondamentale du poète, celle de aussi inspiré des dieux, puisqu’il en est l’interprète. aux sens, elle apporte un enrichissement émo- 1876 L’Après-midi d’un Faune,
l’enchanteur grâce à la puissance Être désigné, il se distingue du reste des humains par tionnel ou spirituel. C’est cette ambivalence qui Enfin le poète est celui qui, par les mots, essaie Mallarmé (poésie)
du lyrisme et aux liens qui unissent ce « don » qui lui est fait, mais reste profondément explique les différentes fonctions que le poète d’entrevoir le monde autrement. Il peut aussi être
poésie et musique. un « homme », avec des faiblesses. a pu se voir attribuer, ou qu’il a pu revendiquer celui qui guide ses lecteurs (et plus généralement 1883 Contes cruels, Villiers de
lui-même. la société) vers des idées ou un engagement. La l’Isle-Adam (roman)
La permanence du mythe Le poète : un être à part Le poète prend en charge l’histoire d’un peuple, poésie a alors une fonction politique : « Je serai,
• Ovide : Les Métamorphoses (Livres Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à ou les grands événements qui l’ont marquée, sous le sac de cendre qui me couvre, La voix qui 1885 L es Complaintes, Jules
X et XI – texte de référence). partir de la racine grecque « poieïn », qui signifie et il les porte par sa voix. Il les fait résonner, dit : malheur ! La bouche qui dit : non ! » (Victor Laforgue (poésie)
• Apollinaire  : Le Bestiaire ou cor- « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un les magnifie grâce à l’ornement poétique, et les Hugo, «  Ultima Verba  », Les Châtiments, 1853.)  ;
tège d’Orphée, 1911. Chaque poème créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière transmet : la poésie appartient alors au registre «  Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise 1886 Les Illuminations, Arthur
dresse un portrait plein d’esprit d’un qu’il travaille est spécifique, puisqu’il s’agit des épique (Ronsard, La Franciade). conscience de son temps  » (Saint John Perse, Rimbaud (poésie)
animal. mots. Il se distingue des autres créateurs pour discours de Stockholm, prononcé lors de la remise
• Jean Cocteau  : Orphée en 1950 plusieurs raisons. En effet, le poète est en partie du prix Nobel, en décembre 1960) ; « La poésie est 1887 Poésies, Stéphane Mallarmé
et Le Testament d’Orphée en 1960. lié au sacré (à distinguer du religieux), à une ma- une insurrection » (Pablo Neruda, J’avoue que j’ai
Le mythe y est transposé dans le nière enchantée, spirituelle de voir le monde. Le DEUX ARTICLES DU Monde vécu, 1987.). 1889 Tête d’or, Paul Claudel (théâtre)
monde contemporain. langage, à la fois outil banal de communication À CONSULTER
• Marcel Camus : Orfeu Negro (1959). et forme la plus haute de la spécificité humaine, Conclusion 1891 Cœur double, Marcel Schwob
Le mythe est transposé de Thrace à est son l’instrument. Aussi est-il très proche • La flamme du slam p. 43-44 Le poète joue donc des rôles non seulement va- (roman)
Rio de Janeiro lors du carnaval. de chacun d’entre nous, mais nous avons tous (Stéphane Davet, 1er octobre 2006) riables, mais surtout antithétiques en apparence :
• Marguerite Yourcenar : La Nouvelle l’intuition que les mots, malgré leur utilité dans dans et avec la société lorsqu’il est porteur de sa 1892 Pelléas et Mélisande, Maurice
Eurydice (1931). Roman privilégiant le quotidien, sont «  magiques  »  : lorsque nous • Le cercle des poétesses de Kaboul mémoire et de son histoire ; exilé de cette société Maeterlinck (théâtre)
la figure d’Eurydice. donnons un nom à quelque chose ou à quelqu’un, p. 44-45 par une sensibilité personnelle ; proche de chacun
• Jean Anouilh  : Eurydice (1942). nous lui donnons en quelque sorte naissance, (Frédéric Bobin, 18 septembre 2011) à travers le lyrisme ; ou encore « à l’avant » de la 1897 U n coup de dés jamais
L’héroïne est actrice dans une et nous reconnaissons son existence. Enfin, la société, comme la proue d’un navire, quand il n’abolira le hasard, Stéphane
troupe de comédiens. capacité qu’a le poète de faire vibrer cette part Arthur Rimbaud par Étienne Carjat, vers 1872. cherche à entrevoir ce qui n’est pas encore. Mallarmé (poésie)

40 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 41
Un sujet pas à pas Les articles du

Dissertation : On associe souvent poésie et lyrisme.


La flamme du slam
Repères
Quelques œuvres essentielles.
La poésie consiste-t-elle seulement pour les poètes à
Poésie « engagée »
• Les Tragiques (1616-1630), Agrip-
exprimer leurs sentiments personnels ?
pa d’Aubigné  : poète humaniste,
protestant engagé, dénonce les L’analyse du sujet française d’Aragon (la diane est à la fois la musique Héritiers branchés des troubadours et des griots, les slameurs se
horreurs de la guerre civile. Le sujet part du constat suivant : la poésie, genre litté- militaire destinée à réveiller les soldats et une référence
• Les Châtiments, (1853), Victor raire, est souvent associée au registre lyrique. L’interro- à la déesse grecque de la chasse). réunissent pour déclamer leurs textes en public. Leur chef de file,
Hugo  : poésie de combat contre gation qui suit met en question ce constat, définissant le
Napoléon III.
• Poésie et vérité (1942), Paul
lyrisme comme l’expression des sentiments personnels.
L’adverbe « seulement » implique que le constat géné-
III. La poésie, du sentiment à l’universalité
a) L’expression sublimée de l’expérience personnelle
Grand Corps Malade, est en concert à Paris jusqu’au 14 octobre.
Éluard : grand recueil de poésie de ral est valide mais qu’il faut en cerner les limites. Le L’écriture lyrique peut métamorphoser l’expérience

S
la Résistance pendant l’occupation plan dialectique canonique est donc bien adapté à la personnelle pour l’ouvrir sur le monde. Ex. : Baudelaire, ur le principe «  un texte régulièrement, lors des sessions Corps Malade sait tout ce qu’il doit venues du hip-hop. En France, des
(1942), s’ouvrant sur «  Liberté  » problématique. décrivant son «  Spleen  » dépasse le narcissisme, et dit, un verre offert  », une Slam’Aleikoum, Fabien Marsaud, à ces scènes ouvertes. pionniers comme Pilote le Hot
(« …J’écris ton nom »). communique une expérience. trentaine de personnes se alias Grand Corps Malade. En «  J’écrivais des textes, plutôt et Nada posent les bases d’une
La problématique b) Le lyrisme réinventé sont inscrites pour participer à la humble maître de cérémonie, cette proches du rap, mais je n’avais pas scène parisienne (notamment au
Poésie « objective » Le rôle de la poésie est-il exclusivement d’être le miroir Milieu du xixe siècle : les Parnassiens remettent complè- session «  Slam’Aleikoum  »qui a grande silhouette appuyée sur une l’idée de les partager, se souvient- Club Club de Pigalle), vers 1995, en
• De l’angélus de l’aube à l’angélus des sentiments du poète ? Le moi du poète habite-t-il tement en cause le moi lyrique, au profit d’une recherche lieu, ce soir de septembre, à la mjc béquille présente chaque aspirant il. J’ai assisté à quelques soirées retranscrivant la notion de com-
du soi (1897), Francis Jammes : le nécessairement l’écriture poétique ? Ne peut-il exister du Beau dans l’impersonnel. La poésie devient une de Saint-Denis-Basilique, baptisée poète. Il évite de surenchérir sur au café culturel, mais c’est dans pétition chère aux Américains.
monde de la campagne restitué en une poésie détachée de son auteur, qui se donne pour forme pure, un objet sculptural qui n’a d’autre but que Ligne 13. Règle immuable, l’entrée les vedettes du genre, mais de- un bar, à Paris, en 2003, que j’ai On observe alors une première
vers libres par un « poète paysan ». but d’explorer le réel ? lui-même. Ex. : la poésie contemporaine fait preuve de est gratuite. Tous applaudis à l’en- mande à la salle d’encourager les osé dire un de mes textes pour effervescence, mais c’est surtout
• Le parti-pris des choses (1942), fantaisie verbale et explore le langage dans L’accent grave trée comme à la sortie de scène baptêmes du feu. la première fois. Tout d’un coup, à partir de 1998 et de la diffusion
Francis Ponge : l’objet devient « ob- Le plan détaillé du développement et l’accent aigu (Jean Tardieu). Apparence de jeux autour par une salle pleine à craquer, Avec 300 000 exemplaires ven- l’idée de poésie devenait accessible du film Slam, de l’Américain Marc
jeu », le poète disparaît devant la I. La poésie, territoire privilégié de l’expression du moi de la conjugaison et de la forme interrogative où trans- certains tiennent des feuilles à la dus de son premier album, Midi 20, dans cet esprit de convivialité. » Levin, interprété par Saul Williams,
plénitude des choses. a) Le sentiment personnel comme source d’inspiration paraît l’angoisse du poète derrière les questions : « Est-ce main, d’autres comptent sur leur Grand Corps Malade – en concert Le slam s’inscrit dans une généa- une vedette du genre, que naissent
Mieux que toute autre forme littéraire ou artistique, la que nous allons partir ?/ Est-ce que nous allons rester ? ». mémoire. Un cadre bien mis s’em- au Bataclan, à Paris, du 3 au 14 oc- logie multiple et immémoriale : du des vocations qui évacueront de
Poésie « pure » poésie permet d’exprimer la part intime de soi. On peut Transition : Dès lors, le lyrisme, quoique déguisé, devient berlificote dans ses mots savants ; tobre –, est devenu l’ambassadeur poète antique au griot africain, du plus en plus la notion de concours.
• Émaux et camées (1852), Théo- ainsi se référer à de nombreux recueils ou poèmes se non plus expression conventionnelle des sentiments, un jeune beur rappe la noirceur de de choc du mouvement. Plus que troubadour occitan au repentiste « En sortant du cinéma, je suis
phile Gautier  : adepte de «  l’Art rapportant à l’expression des sentiments personnels, à mais un véritable dialogue, presque métaphysique, sa cité  ; une quadra blonde rend la mise en musique de ses textes, du Nordeste brésilien, en passant entré directement dans un café

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pour l’Art ». des expériences vécues. Par exemple, dans Les Regrets, amorcé avec le lecteur. hommage à une femme africaine ; c’est l’impressionnante résonance par les chansonniers français du pour demander à faire une soi-
• Les Trophées (1893), José Maria Du Bellay évoque l’expérience décevante de son séjour à Rahman, un rasta déluré, met le de sa voix de basse et de ses vers xixe siècle, les écrivains de la beat rée slam  », se souvient Frédéric
de Heredia  : galerie de tableaux Rome (le poème « Heureux qui comme Ulysse » traduit Conclusion feu en scandant un reggae coquin ; qui ont provoqué ce succès sur- generation, ou les précurseurs très Nevchehirlian, organisateur des
parnassienne. sa nostalgie du pays natal). Les Contemplations (Victor Il est donc fondé de penser que le lyrisme est un registre Chantal, la soixantaine, s’étrangle prise et donné envie à beaucoup politisés du rap américain - Last soirées Slam-poésie, à Marseille,
Hugo)  : poèmes exprimant la douleur du poète à la majeur, voire fondateur du genre poétique. Il serait ce- en parlant de son mari défunt  ; de fréquenter les slam sessions. Pœts ou Gil Scott-Heron. et slameur lui-même au sein du
Recueils lyriques mort de sa fille. pendant erroné de réduire celui-ci à la seule expression Saroya s’applique  : «  Quand le Observateur minutieux et drôle Le concept de slam apparaît groupe Vibrion. «  Je n’étais pas
• Les Méditations poétiques (1820), b) L’écriture poétique, « lyre » accordée à l’expression d’une sensibilité et d’une subjectivité. Le poète, homme soleil s’endort/ Je retire une plume de sa banlieue («  J’voudrais faire à Chicago dans les années 1980, intéressé par le côté sportif du
Alphonse de Lamartine : premier des sentiments. dans le monde, cherche aussi à habiter le monde par de son oreiller/ Et je me couche sur un slam pour une grande dame quand un jeune écrivain, Marc genre. Je ressentais le slam comme
grand recueil lyrique romantique. L’écriture poétique est comme une lyre pour l’épanche- l’écriture, tentant parfois, par les mots, d’en alléger les le papier. » que j’connais depuis tout petit Smith, organise et baptise ainsi des une nécessité. »
• Les Regrets (1858), Joachim Du ment du moi. Les contraintes métriques et formelles maux. Les poètes ont su dépasser cette stérile dichoto- Rares sont les endroits qui (…)/ J’voudrais faire un slam pour compétitions de poésie orale arbi- Quelle urgence pousse ainsi un
Bellay  : recueil de sonnets ex- sont le moyen de dire avec intensité des sentiments mie impliquée par le sujet : beaucoup ont su donner à comme les soirées slam (de l’an- cette banlieue nord de Paname trées par le public. L’idée connaît public toujours plus nombreux à
primant la déception devant les parfois difficilement exprimables. leur sensibilité une dimension universelle ; beaucoup glais to slam : claquer) rassemblent qu’on appelle Saint-Denis ») et de le succès, en particulier à New venir écouter et s’exprimer dans
mœurs romaines et la nostalgie ont su mêler leur voix intérieure à la réalité du monde. autant de tranches d’âge, d’ori- sa propre histoire (un accident l’a York, au début des années 1990, ces soirées ? « Dans une société de
du pays natal. II. La poésie, lieu d’exploration du réel Beaucoup, enfin, ont tenté de masquer la force émotion- gines ethniques et sociales. Au café laissé à moitié paralysé), Grand enrichie par l’apport de plumes plus en plus régie par des moyens
a) La poésie comme miroir du réel nelle de leur « je » par le « jeu », tant il est vrai que la culturel (Saint-Denis), à la Guin-
Certains poètes s’attachent davantage à « réfléchir » le poésie doit donner à entendre une conscience  : guette-Pirate (Paris), au Poulpason
Citations monde (à la fois à le refléter et à le penser). Dans Le Parti conscience d’une âme ou conscience du monde. (Marseille) et dans des dizaines pourquoi cet article ? la France vers 1995. Stéphane Davet propose une
• « Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là pris des choses, Ponge porte un regard nouveau sur les d’autres lieux en France, la vague analyse des raisons du succès de cette nouvelle
Le candidat au bac trouvera dans cet article
qu’est le génie ! » (Alfred de Musset) objets de notre environnement quotidien, tels que « le des slameurs grossit. Tchatcheurs pratique qui donnera au candidat des éléments
un historique et une analyse du phénomène
• «  Entrez en vous-même / Son- pain », « le cageot », etc. Claude Roy, dans La France de Ce qu’il ne faut pas faire bobos ou tribuns des quartiers
« slam ». À l’occasion d’une soirée slam donnée en
de réflexion sur « la place et la fonction du poète
dez les profondeurs où votre vie profil, tente de saisir le monde sous des angles nouveaux Restreindre la notion de lyrisme chauds, gamines intimidées ou au fil des époques  ». Il place au premier rang le
septembre 2006 à Saint-Denis, Stéphane Davet
prend sa source. (Rainer Maria dans des textes accompagnés de photographies (« La à l’expression du sentiment amoureux. vieux renards des mots, tous sont besoin de partage de la parole contre la fausse
revient sur cette pratique artistique aux fron-
Rilke, Lettre à un jeune poète, 1929.) fenêtre fermée n’en réfléchit pas moins/  Le monde animés par leur envie d’écouter et communication à grande vitesse qui caractérise
tières entre poésie, chanson et spectacle parti-
• «  La poésie est un moyen de qu’elle tient à l’écart d’elle-même »). de dire – ou plutôt de slamer, de la société actuelle. Il souligne également la fonc-
cipatif. «  Héritiers branchés des troubadours et
connaissance, un moyen d’ap- Transition : Mais quand ce monde transpire l’injustice déclamer en public, a cappella et tion cathartique de ces textes dits en public par
SUJET TOMBé AU BAC SUR cE THèME des griots, les slameurs se réunissent pour décla-
prendre le monde. » (Eugène ou la violence, cette voix peut aussi devenir cri de révolte plus ou moins en rythme, leurs leurs auteurs, dont les premiers étaient d’anciens
mer leurs textes en public. » Le concept est né à
Guillevic) et parole engagée. textes et poèmes. toxicomanes, des ex-détenus. L’article permet
Dissertation Chicago au début des années 1980, lancé par le
• « la poésie dévoile […] les choses b) La poésie comme arme de combat Rares sont aussi les formes d’ex- aussi de bien situer les textes de slam par rapport
– Est-il juste de dire que la poésie permet jeune écrivain Marc Smith, sous la forme de com-
à ceux du rap, dont ils n’ont ni le support musical
surprenantes qui nous environ- Le genre poétique peut être une arme de combat, une d’échapper aux espaces qui emprisonnent ? pression artistique où l’on voit une pétitions de poésie orale. Le succès de ces soirées
(Sujet national, 2010, séries ES, S) ni l’agressivité.
nent et que nos sens enregistraient écriture de l’engagement. Ex. : Les Tragiques d’Agrippa vedette du disque animer bénévo- de poésie populaire gagne New York en 1990 et
machinalement. » (Jean Cocteau) d’Aubigné contre le fanatisme religieux  ; La Diane lement des soirées, comme le fait

42 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 43
Les articles du Les articles du

de communication désincarnés et pieds nus, en s’exclamant « Slam, mension poétique de ses textes en comme Frédéric Nevchehirlian, est très implantée. « Un cousin m’a d’Herat, ville située non loin de la
par la vitesse, analyse Grand Corps slam, ça résonne dans ma tête ! ». passant clairement des scansions assument l’ensemble des muta- pourquoi cet article ? appelée pour me dire que les talibans frontière avec l’Iran, succombait
Malade, les gens trouvent là l’occa- Elle s’enthousiasme. « Je viens de rap à une déclamation plus douce, tions du slam, tout en privilégiant n’avaient pas apprécié, raconte-t-elle. aux coups infligés par son mari.
Frédéric Bobin évoque les réunions du cercle des poétesses de Ka-
sion de se poser pour partager un la poésie traditionnelle, trop sou- caractéristique de nombreux sla- d’abord leur lien à l’écriture. «  Je Mais je n’ai pas peur, je continuerai L’assaut avait été causé, semble-t-il,
boul. En Afghanistan, les poétesses affrontent de multiples obs-
vrai accès à la parole. » vent snob et mortifère. Le slam, au meurs. «  Le rap est trop souvent veux être écrivain, poète, et en à écrire ce que je veux. » La poésie par les activités littéraires de Nadia
tacles : être femme dans un pays encore marqué par le fanatisme
Croisé à la Guinguette-Pirate, contraire, c’est le rythme, la vie. En prisonnier de l’agressivité de ses même temps être dans le peuple. désormais absorbe l’essentiel de son Andjoman dont l’œuvre lui avait
taliban, vouloir s’exprimer dans une société qui leur refuse la parole,
lors d’une des sessions organisées tant que militante communiste, je clichés et des impératifs commer- Le slam permet cette utopie. » se déplacer pour se réunir, s’exposer aux regards, voire se tasser effort de création. On lui demande valu un début de notoriété. Dans
par Tsunami, un étudiant d’origine retrouve ici un peu d’idéal égali- ciaux, estime Abd Al-Malik, le slam Autre point commun de la plu- dans des transports publics où dominent les hommes. D’où les stra- de lire l’un de ses poèmes. Elle hésite, l’un de ses poèmes, elle écrivait  :
coréenne, qui a pris le pseudo- taire et fraternel. » valorise la spiritualité des textes. » part de ces activistes, une volonté tagèmes déployés par les poétesses : emprunt d’une identité mas- sourit, puis récite de mémoire un « Des filles, porteuses de douleur,
nyme de Bissao, explique que, Pour certains, les mots font Il n’en garantit pas pour autant pédagogique de faire partager leur culine dans l’expression des sentiments, pseudonymes masculins, petit texte intitulé Le Peintre : « Je Corps désolés,/ Avec la joie qui a mi-
pour lui, «  le slam est le seul art office de bouée de sauvetage. Ce la qualité. Le flot des rimes charrie amour des mots en animant des participation aux réunions par téléphone. Cet article permettra au rêve d’être un peintre/ Pour dessiner gré de leurs visages/ Avec des cœurs
qui offre la possibilité de découvrir n’est sans doute pas un hasard si son lot de déchets. « Le défaut le ateliers d’écriture. Grand Corps candidat au bac de comprendre à quel point la poésie, dans un tel la beauté de tes yeux… » vieillis, pleins de crevasses ! (…)/ Ô Sei-
des gens que l’on ne fréquenterait plusieurs des pionniers français plus courant du slameur ?, s’inter- Malade intervient, par exemple, contexte, répond à un besoin vital, en lui proposant un exemple Toutes les poétesses du cercle gneur !/ Serait-il que leur cri sourd/
pas autrement ». À 20 ans, Katel, du slam étaient d’anciens toxi- roge Frédéric Nevchehirlian. La à la maison des adolescents de très significatif et actuel de « la place et la fonction » du poète dans n’ont pas le privilège de Touba Parvienne jusqu’aux nuages ? »
étudiant en journalisme d’origine comanes. Brillant improvisateur, démagogie, une façon trop consen- l’hôpital de Bobigny (Seine-Saint- la société. Neda, sa personnalité de roc, ses Face à l’adversité, les femmes
camerounaise, présente des textes fréquentant les milieux du jazz suelle de dénoncer les malheurs du Denis). Félix Jousserand initie des parents compréhensifs. Pour la ont rodé la parade. Subterfuge
qui veulent se jouer des idées re- comme de la chanson alternative, monde.  » «  L’intérêt est souvent jeunes de quartiers sensibles  : plupart d’entre elles, l’affaire est courant, elles feindront d’exprimer
çues : « Le slam est pour moi une Dgiz se définit comme «  poète plus humain qu’artistique », sou- «  J’essaie de leur expliquer que les auspices de la communauté cette poésie séparée des sexes. toujours compliquée, élan bridé des sentiments masculins. « Si une
façon citoyenne d’aborder la vie et troubadour citoyen  ». Grandi ligne Félix Jousserand. Mais ces l’arme la plus tranchante est de internationale, l’expérience en dit Touba Neda est l’une des plus par les pesanteurs sociales. En poétesse célèbre la beauté féminine,
des thèmes dont ne parlent pas les dans une cité de Gennevilliers, il soirées produisent aussi leur élite, savoir convaincre. » long sur cette parole de femmes, hardies du cénacle. Châle cerise général, les familles ne goûtent les familles seront moins choquées
journaux. » a découvert la puissance du verbe des individualités ou des collectifs Tsunami a travaillé en maison pugnace mais précaire, qui n’en d’où réchappe une mèche de jais, guère les activités poétiques de que si elle exalte la beauté mascu-
Félix Jousserand, alias Félix J., en prison, où il a écrit ses premiers (129H, Urgence poétique, Boucha- d’arrêt. Depuis les émeutes de finit pas de quêter sa voie. L’atelier yeux noirs ardents, joues géné- leurs filles. Assister à une réunion line », explique Najib Manalaï. Les
figure du slam parisien, officiant textes – « C’était ma façon de crier zoreill’…) qui finissent par aspirer banlieue, en 2005, il constate que poétique a maintenant deux ans reuses, elle tient un stylo entre le n’est jamais anodin. Il faut sortir en lecteurs avisés, eux, sauront décoder
entre autres au sein du groupe mes envies de liberté.  » D’abord à d’autres aventures que la pure les slameurs sont souvent contac- d’existence. Après avoir été hébergé pouce et l’index. Au mur s’étale ville, s’exposer aux regards, voire se et capter le message caché. Un autre
Spoke Orkestra, croit à la simplicité tenté par le rap, il a vécu le slam convivialité des scènes ouvertes. tés par les mairies pour retisser du dans le Centre culturel français de une photo d’ambulance. La jeune tasser dans des transports publics détournement consiste à user carré-
de cette forme : « Le slam est telle- comme une révélation. « En 2001, À l’instar de Grand Corps Malade, lien social. « J’explique aux gamins Kaboul, il a migré dans la biblio- femme reçoit au siège de l’organi- où dominent les hommes. ment d’un pseudonyme masculin,
ment dénudé, qu’il dégage forcé- j’ai pris une claque. J’ai aimé la beaucoup tentent la mise en mu- que je suis poète, pas flic, vigile ou thèque du ministère de l’éducation sation non gouvernementale (ong) Dans une société afghane ul- sauf-conduit de la liberté de ton.
ment de la sincérité, même si elle gratuité, l’échange de l’écoute, une sique de leurs textes, enregistrent psy. Je ne suis pas là pour leur dire : nationale, vaste complexe adminis- où elle travaille, bâtisse cernée de traconservatrice, notamment au Ainsi, sous la signature de poètes
est parfois naïve. En t’autorisant à poésie de proximité. » des disques, donnent des concerts « Il ne faut pas casser », mais pour tratif bordant un axe embouteillé hauts murs et nichée dans l’une des sein de la communauté pachtoune, en Afghanistan se camouflent en
prendre la parole, tu amènes une Autres bretteurs de la langue, les (Vibrion, Dgiz, Souleymane Dia- leur faire comprendre que sous la de la capitale. ruelles cabossées de Kaboul. pareille traversée de l’espace social fait des poétesses. « Les gens pensent
cassure dans un univers où tous rappeurs trouvent souvent dans manka, Spoke Orchestra, D’de Kab- forme d’un texte, d’un poème, on Un club de poétesses au cœur À entendre Touba Neda parler de pose problème. Pour les provin- que seuls les hommes peuvent expri-

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les discours sont codés, déconnec- le slam matière à se ressourcer. bal, le projet Dum Dum de Félix J.). peut balancer ce qu’on a sur le de la cité donc. L’aventure reflète sa voix assurée, résolue, émaillée ciales, le handicap est rédhibitoire. mer leurs sentiments tandis que les
tés des choses. » Dans son nouvel album, Gibraltar, D’autres se rapprochent du cœur. » l’Afghanistan d’aujourd’hui, la soif de saillies d’humour, on comprend Pourtant, l’enthousiasme est là, femmes doivent rester silencieuses »,
Retraitée de l’Éducation natio- le rappeur strasbourgeois Abd Al- théâtre, comme la compagnie Up- Stéphane Davet d’émancipation de sa jeunesse, la qu’on a affaire à un bloc de ferveur. vibrant, irrépressible. Alors, on use grince Touba Neda. «  Cela est très
nale, George est entrée sur scène, Malik a, par exemple, enrichi la di- percut. Nombreux sont ceux qui, (1er octobre 2006) prégnance de traditions difficiles La poésie est sa passion, et nul ne d’expédients. Ce samedi-là, la prési- dommage, les femmes devraient
à bousculer. l’en détournera. Père employé de dente de séance, Iley Ahadi, brandit être fières de leur poésie », enchérit
Dans le Kaboul des années 2005- banque, mère enseignante, elle fait un téléphone portable et appuie Sahena Sharif, professeur de litté-
2006, période d’ébullition créatrice partie cette classe moyenne éclairée sur la touche haut-parleur. Une rature à l’université de Kaboul et

Le cercle des poétesses de Kaboul


où la désillusion n’avait pas encore de Kaboul où l’on a les idées larges. voix grésille, lointaine, fluette, et se l’une des marraines du Cercle des
assombri les esprits, des groupes Sa première œuvre a déjà fait met à déclamer. C’est une poétesse poétesses de la capitale.
de férus de littérature émergent. De quelques vagues. Il s’agissait d’un du Wardak, province située à l’est Afin d’inciter les femmes à sortir
jeunes filles s’y joignent mais leur roman où elle campait une jeune de Kaboul, qui lit son poème au de l’ombre, un célèbre poète afghan,
présence demeure marginale. Les femme en conflit avec son mari à téléphone. Ses parents lui avaient Golpacha Olfat (1909-1978) avait
Depuis deux ans, des Afghanes se réunissent pour lire leurs poèmes et en parrains du mouvement ne tardent l’époque du régime taliban (1996- interdit de se rendre à Kaboul, capi- jadis recouru au biais inverse. Il

discuter. Une prise de parole pas toujours du goût de leur entourage, au pas à saisir la raison de cette difficile
mixité : en ces forums où la langue
2001). L’héroïne se rebelle car elle
veut terminer ses études de mé-
tale suspecte.
Au-delà, il y a surtout la méfiance
avait signé l’un de ses poèmes –
La Complainte des femmes – d’un
point que certaines usent de stratagèmes pour assouvir leur soif de poésie. se libère, notamment dans l’expres-
sion des émois amoureux, les filles
decine, tandis que son époux – un
taliban – la somme de rester à la
visant la passion poétique elle-
même, abandon de l’âme et vertige
nom féminin, désireux de créer un
précédent. On pouvait y lire  : «  À
sont tétanisées de malaise, culture maison. Elle finit par sombrer dans du cœur qui sentent le soufre. « La qui puis-je me plaindre, où puis-je

C
’est une supplique tour- table autour de laquelle s’agrège la Ce samedi-là, le cercle des poé- qués : l’amour bien sûr – éthéré et traditionnelle de la pudeur oblige. la folie, son mari la répudie, mais poésie est forcément associée à pleurer  ? La tradition ne me laisse
mentée. «  Rappelle-moi le petite assemblée. Au fond de la salle tesses de Kaboul tient sa réunion contrarié – l’ode à la mère, la prière «  Quand les jeunes femmes – happy end ! – un gentil médecin l’amour dans l’esprit des familles, pas dire la vérité. Combien de temps
chant du cœur meurtri. » La se dressent des étagères emplies hebdomadaire. Iley Ahadi dirige la à Dieu, l’indignation patriotique, la entendaient certains poèmes de psychiatre la sauve en lui rouvrant explique Touba Neda. À leurs yeux, demeurerai-je dans l’obscurité de
petite assistance a les yeux rivés sur d’ouvrages. Et Farahnaz poursuit séance, distribuant la parole, ani- dénonciation de la fausse moder- garçons, coquins et osés, elles trou- les portes de l’amour. « J’y ai mis tout écrire un poème, c’est forcément l’ignorance ? »
Farahnaz. La jeune poétesse pach- la lecture de ses vers acides et brû- mant la discussion collective qui nité, la critique de la violence faite vaient cela presque insupportable », ce j’avais sur le cœur, dit-elle. J’aime être amoureuse. Et cela doit être Quelques décennies plus tard,
toune, visage clair encadré d’un lants. Jusqu’à l’imploration finale : suit rituellement chaque lecture. aux femmes, le désir de liberté… raconte Najib Manalaï, l’un des l’islam, ma religion, je suis pour un contrôlé. » De là éclatent des drames. de jeunes filles audacieuses s’affi-
hidjab sombre, se tient debout, un « Nous sommes pachtounes et nous Son hidjab rose, affriolant, tranche La belle histoire que celle de cette inspirateurs de la scène littéraire gouvernement islamique, mais pas Ainsi l’histoire de cette jeune chent enfin. Devant ses copines du
feuillet entre les doigts. Elle conti- nous aimons, alors, sois prêt à af- avec le noir des châles autour d’elle. petite société d’amoureuses de la kaboulie. Seule la formation d’un un régime de type taliban. L’islam et fille de la province de Ghazni qui, cercle des poétesses de Kaboul,
nue à déclamer  : «  Rappelle-moi fronter la mort et la prison.  » Un La voilà qui arbitre une âpre contro- poésie de langue pachto. À l’heure cercle proprement féminin pouvait les talibans, c’est différent. » interdite de poésie par sa mère, Farahnaz peut entonner le « chant
les douleurs de l’amour. Blesse-moi lourd silence, un brin gêné. Puis les verse  : pourquoi avoir utilisé un où l’Afghanistan s’enfonce dans permettre de surmonter l’obstacle. Depuis la parution du livre, Touba s’est immolée par le feu de déses- du cœur meurtri  ». Une petite
avec la lame de tes yeux noirs. Fais autres membres du groupe – une mot dari (persan d’Afghanistan) là une guerre sans issue apparente, Entre femmes, l’embarras s’est Neda est indésirable dans son dis- poir. Une autre tragédie a défrayé conquête, fût-elle ténue, fragile.
couler le sang de mon cœur. » dizaine de femmes – applaudissent où un mot pachto aurait suffi ? Puis et dresse un bilan désenchanté de dissipé. Les candidates ont afflué. trict d’origine – Tagab (province de la chronique. En 2005, Nadia An- Frédéric Bobin
Des sacs à main sont posés sur la avec chaleur. chacune commente les thèmes évo- dix ans de « reconstruction » sous Affranchissement paradoxal que Kapisa) – où la rébellion talibane djoman, poétesse persanophone (18 septembre 2011)

44 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 45
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Mots-clés
Diérèse et synérèse
Elles influent sur le comptage des
syllabes. Elles concernent l’asso-
Versification et Mots-clés
Enjambement
On appelle enjambement le fait
que la phrase déborde le vers (sans

formes poétiques
ciation de deux voyelles, dont la insistance sur un élément).
première est un i, u ou ou. Dans
le langage courant, on prononce Rejet et contre-rejet
ces associations en une seule Il y a un rejet lorsqu’un élément
syllabe  (synérèse)  : nuit en une bref, lié du point de vue du sens
syllabe, union en deux syllabes, etc. à un vers, est rejeté au début du

L
En versification, le poète a le choix : vers suivant.
soit il adopte le mode courant, ef- e vers s’oppose, par définition, à la prose. On s’en sert « Il est de forts parfums pour qui
fectuant ainsi une synérèse ; soit il
désire une prononciation en deux
lorsque le langage quotidien n’est pas suffisant pour s’ex- toute matière/ Est poreuse. On
dirait qu’ils pénètrent le verre »
syllabes, nommée diérèse. primer, notamment dans un contexte religieux, mais aussi (Baudelaire, «  le Flacon  », Les
Exemple : « Vous êtes mon lion su-
perbe et généreux » (Victor Hugo)
pour évoquer tout ce qui ne relève pas de la conversation ordi- Fleurs du Mal, 1857.)
L’élément en italique est un rejet.
On n’obtient les douze syllabes de naire. On trouve ainsi, de l’Antiquité au xviiie siècle, des traités de Sa position le met en valeur.
cet alexandrin que si l’on prononce physique ou de philosophie écrits en vers. La poésie, étant elle Le contre-rejet est le phénomène
li/on en deux syllabes (diérèse). inverse : un élément bref apparaît
aussi, un discours «  autre  », a souvent recours au vers. Il faut en fin de vers, alors qu’il est lié par
mètre donc savoir en reconnaître les spécificités. le sens au vers suivant.
Nombre de syllabes d’un vers. «  Voilà le souvenir enivrant qui
voltige/ Dans l’air troublé  ; les
Éléments de versification – les rimes croisées sont alternées et suivent le yeux se ferment ; le Vertige/ Sai-
Zoom sur… La versification française est héritée de la versifica- schéma abab ; sit l’âme vaincue… » (Baudelaire,
tion latine, mais, en français, le décompte (la base de – pour les rimes embrassées, les rimes externes ibid.)
Un exemple de versification la versification) prend la syllabe pour unité. encadrent les rimes internes selon le schéma abba. L’Inspiration du poète, Nicolas Poussin, vers 1629-1630. Dans cet extrait, la partie en ita-
complexe. Il existe différents types de vers. Les plus courants Il arrive que la rime soit remplacée par une asso- lique est cette fois en position de
sont «  pairs  », c’est-à-dire qu’ils sont formés d’un nance, c’est-à-dire la similitude d’une voyelle d’un contre-rejet : elle occupe la fin du

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«  Murs, ville/ Et port,/ Asile/ De nombre pair de syllabes (six syllabes = hexasyllabe  ; vers à l’autre, mais avec une différence de consonne : « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » du sonnet est le suivant : abba abba ccd ede ; vers 2, alors qu’elle est liée par le
mort,/ Mer grise/ Où brise/ La huit = octosyllabe ; dix = décasyllabe ; douze = dans le couple farine/ pastille, on a ainsi une asso- (Corneille) est également un alexandrin, mais la • le pantoum, apparu au xixe siècle, est une forme sens au vers 3.
brise/ Tout dort. alexandrin). Toutefois, certains poètes, comme nance en i. L’assonance était pratiquée au Moyen Âge, césure, tombant sur le second « toujours », n’est pas fondée sur l’entrecroisement ; les rimes se croisent,
Dans la plaine/ Naît un bruit./ Verlaine, emploient des vers impairs (cinq syllabes et certains poètes modernes l’emploient de nouveau. marquée par la voix. Les virgules et la répétition le 2e et le 4e vers de chaque strophe deviennent les
C’est l’haleine/ De la nuit./ Elle = pentasyllabe ; sept = heptasyllabe). Exemple d’un vers comprenant une assonance en de l’adverbe imposent de dire l’alexandrin en 1er et 3e vers de la strophe suivante, le 1er vers du Zoom sur…
brame/ Comme une âme/ Qu’une ou et une assonance en a : « L’élixir de ta bouche où trois mesures de quatre syllabes chacune. Le vers poème est aussi le dernier. Le plus célèbre pantoum
flamme/ Toujours suit. Pour compter correctement les syllabes (scansion), il l’amour se pavane » (Baudelaire ; « Sed non satiata », est alors appelé « trimètre » : « Toujours aimer, / français est « Harmonie du soir » de Baudelaire. La strophe.
La voix plus haute/ Semble un faut tenir compte de la règle dite des e muets : Les Fleurs du Mal, 1857.). toujours // souffrir, / toujours mourir ».
grelot./ D’un nain qui saute/ C’est – on compte le e lorsqu’il est placé devant une consonne ; L’allitération, c’est-à-dire la répétition d’un son donné D’autre part, le rythme est également donné par Conclusion Ensemble de vers séparé par un blanc
le galop./ Il fuit, s’élance,/ Puis en – on ne le compte pas lorsqu’il est placé devant une par des consonnes, contribue également à la musica- la correspondance, ou la discordance, entre le La versification est ainsi un ensemble de règles constituant une unité poétique, à
cadence/ Sur un pied danse/ Au voyelle, ou bien lorsqu’il est en fin de vers. lité du vers et aux jeux sur les sonorités. vers et la syntaxe (la phrase). En effet, un vers ne permettant de donner un rythme, un cadre, au la façon d’un paragraphe dans un
bout d’un flot. […] » Exemple : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit Exemple d’allitération en f : « Un frais parfum sortait correspond pas forcément à une phrase. Lorsque poème. Toutefois, les poètes ont toujours oscillé texte de prose. Le mot appartient,
(« Les Djinns », Les Orientales, de la campagne » (Victor Hugo). des touffes d’asphodèles  » (Victor Hugo, «  Booz la phrase se poursuit, il y a alors des phénomènes entre l’observation de ces règles et leur mise à à l’origine, à la poésie lyrique  : elle
Victor Hugo, 1829.) Dans ce vers, les trois e sont muets : les deux premiers endormi », La Légende des siècles, 1859-1883). d’enjambement et de rejet. distance : la poésie est un art vivant, qui ne peut se forme en effet une cellule rythmique
Hugo fait correspondre versifi- sont suivis d’une voyelle, le troisième est situé en Un vers correspond à une certaine diction. La manière résumer à l’observation de « recettes ». Les Roman- reproduite à l’identique au fil du
cation et signification  : le mètre fin de vers. dont les mots et syllabes s’enchaînent, dans le cadre Formes poétiques tiques, en particulier, mais aussi les poètes contem- poème et peut, s’apparenter au cou-
utilisé augmente d’une syllabe au du vers, donne le rythme du vers et donc celui de la Les différents décomptes et les règles permettent porains, exploitent ainsi de nombreuses directions, plet ou au refrain ou d’une chanson.
fur et à mesure qu’est évoquée En français, les vers s’associent entre eux, selon une poésie. d’établir des types de poèmes, appelés poèmes à abandonnant parfois même la notion de vers, c’est Il y a autant de types de strophe
l’approche des djinns (esprits mal- récurrence de sons dont la rime est la principale repré- Les vers longs, (décasyllabes et alexandrins), se partagent forme fixe. le cas, par exemple, des Petits Poèmes en prose, de que de formes poétiques. Un
faisants) dans un crescendo où le sentante. On peut classer les rimes suivant leur richesse : le plus souvent en deux hémistiches (moitié de vers), Quelques poèmes à forme fixe : Baudelaire. distique est une strophe de deux
bruit est de plus en plus effrayant. – une rime est dite riche lorsque trois sons, au moins, autour d’une césure (milieu du vers). Par exemple, le – le rondeau se compose de trois strophes  (un vers ; un tercet, de trois vers ; un
Ainsi, la première strophe est en sont en commun entre les deux vers : sombre/ ombre vers suivant : « Tout m’afflige et me nuit // et conspire quintil, un tercet, un quintil) et chaque strophe est quatrain, de quatre vers ; un quin-
dissyllabes, la deuxième en tri- (son [ɔ̃] + son [b]+ son [], le e final étant muet) ; à me nuire » est composé de deux hémistiches, de six formée sur deux rimes seulement ; til, de cinq vers ; un dizain, de dix
syllabes, puis le mètre passe au – une rime est suffisante lorsque deux sons sont en syllabes chacun. – la ballade comporte trois strophes d’un même nombre UN ARTICLE DU Monde vers. On ne trouve que rarement
quadrisyllabe et continue à s’am- commun : orage/ ravage (son [a] + son [], le e final La césure est alors une pause, un repos de la voix (qui de vers, fondées sur les mêmes rimes, plus un « envoi », À CONSULTER des septains ou des neuvains.
plifier jusqu’à un décasyllabe dans étant toujours muet) ; peut correspondre à une reprise du souffle, mais n’est strophe plus courte (la plus fréquente est formée de trois Une strophe est isométrique
la strophe centrale. Puis vient le – une rime est pauvre si elle ne comporte qu’un son pas nécessairement placée à la fin d’un mot). Cette huitains d’octosyllabes et d’un quatrain) ; • Un fabuliste « vivant et actif » p. 50-51 quand elle est constituée de vers
decrescendo  : le mètre diminue en commun : beau/ château (son [o]). césure centrale donne donc un rythme binaire à • le sonnet est la forme qui a connu le plus de succès (Propos recueillis par Hugo Marsan, ayant tous le même mètre. Dans
dans un mouvement inverse et Plusieurs dispositions possibles : l’alexandrin. à partir de la Renaissance. Il se compose de deux 17 mars 1995) le cas contraire, (fréquent dans les
symétrique au précédent, sym- – les rimes plates ou suivies se succèdent selon le Toutefois, certains poètes ne marquent pas la césure, quatrains (en rimes embrassées) et de deux tercets Fables de La Fontaine) elle est dite
bolisant la menace qui s’éloigne. schéma aabb ; et préfèrent donner un rythme ternaire au vers. fondés sur deux autres rimes. Le schéma des rimes hétérométrique.

46 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 47
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Mots clés
Quelques procédés d’écriture. Questions liminaires : textes du corpus ? Vous justifierez votre réponse en
vous fondant sur les procédés d’écriture qui vous
semblent les plus remarquables.
Les quatre poèmes du présent corpus s’inscrivent
dans un registre lyrique. Les textes 1, 3 et 4 mettent
ce lyrisme au service d’une expression personnelle
des sentiments. Dans l’extrait des Contemplations,
Mots clés
Anaphore
Une anaphore est un procédé qui
Allégorie Analyse des questions le poète exprime l’intensité de sa souffrance au consiste à commencer les divers
Figuration d’une abstraction
(exemples : l’amour, la mort) par
une image, un tableau, souvent
Hugo, Éluard, Cadou et Tardieu Les questions portent sur les formes poétiques et les
fonctions du poète, qu’il faut identifier de manière
précise. La référence aux procédés d’écriture implique
moyen d’exclamations et d’interjections qui res-
semblent à des cris de souffrance (« Non ! » ; « oh ! »)
et d’interrogations dans lesquelles il apostrophe
membres d’une phrase par le même
mot. « Rome, l’unique objet de mon
ressentiment  !/ Rome, à qui vient
par un être vivant. de les nommer précisément. ceux qui ont pu connaître la douleur du deuil d’un ton bras d’immoler mon amant !/
Les textes du corpus Texte 3 enfant : « Pères, mères […] / Tout ce que j’éprouvais, Rome qui t’a vu naître, et que ton
Analogie Texte 1 Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires Proposition de corrigé l’avez-vous éprouvé ? ». Le poète a également recours cœur adore !/ Rome enfin que je hais
L’analogie est une identité de Dans la seconde partie du recueil Les Contemplations, Dans les années de sécheresse quand le blé Les différents poèmes de ce corpus, composés entre le au discours direct, et rend ainsi sensible au lecteur parce qu’elle t’honore ! » (Corneille,
fonctionnement ou un modèle Victor Hugo évoque sa douleur de père après la mort Ne monte pas plus haut qu’une oreille dans l’herbe xixe et le xxe siècles, présentent des formes poétiques une souffrance qui confine à la folie  : «  Tenez  ! Horace, acte IV, scène 6, 1640.)
commun entre deux réalités dif- de sa fille. Qui écoute apeurée la grande voix du temps variées. Le poème extrait des Contemplations de voici le bruit de sa main sur la clé ! » Le poème de
férentes. En général, elle implique Oh ! je fus comme fou dans le premier moment, Je t’attendais et tous les quais toutes les routes Victor Hugo renvoie à la forme classique de l’écriture René-Guy Cadou (texte 2) évoque une rencontre et antithèse/ Opposition
un raisonnement (raisonnement Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement. Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait versifiée, avec deux strophes de longueur inégale la naissance du sentiment amoureux à travers un Une antithèse consiste à rappro-
par analogie) mais elle peut Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance, Vers toi que je portais déjà sur mes épaules (seize vers et un quatrain) constituées d’alexandrins jeu complexe d’analogies, mêlant comparaisons cher, dans le même énoncé, deux
aussi avoir le sens plus vague de Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance, Comme une douce pluie qui ne sèche jamais disposés en rimes plates. Dans le texte 2, Paul Éluard («  Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires  »), pensées, deux expressions, deux
« ressemblance » entre ces deux Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ? Tu ne remuais encore que par quelques paupières adopte une structure classique avec cinq quatrains, et allégories (« cette solitude / qui posait ses mains mots opposés pour mettre en va-
réalités. Je voulais me briser le front sur le pavé ; Quelques pattes d’oiseaux dans les vitres gelées des vers octosyllabiques. Cependant, la rime est qua- de feuilles  »), métaphores («  pas brûlant  ») et leur un contraste fort.
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible, Je ne voyais en toi que cette solitude siment absente : on ne trouve qu’une rime suffisante personnifications («  ces millions d’astres qui se
Comparaison Je fixais mes regards sur cette chose horrible, Qui posait ses deux mains de feuille sur mon cou (« colère »/ « fer ») et une rime pauvre (« traqués »/ levaient  »). On observe également un abondant Blason
Une comparaison rapproche deux Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non ! Et pourtant c’était toi dans le clair de ma vie « triomphés »). René-Guy Cadou (texte 3) utilise, lui lexique de la nature, notamment celui du monde Le blason, très répandu au
idées ou deux objets (ou un objet – Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom Ce grand tapage matinal qui m’éveillait aussi, une forme poétique traditionnelle : son poème végétal : « blé » ; « herbe » ; « feuille », associé au xvie siècle, est un poème à rimes
et une idée) et un rapport d’ana- Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays est constitué de cinq quatrains, et les vers sont des motif de l’eau (« pluie » ; « vin ») ou à l’idée de son plates qui loue ou qui dénigre (qui
logie est établi entre ces deux Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve, Ces astres ces millions d’astres qui se levaient alexandrins. Là non plus, les vers ne sont pas rimés, absence («  sécheresse  »  ; «  sèche  »  ; «  brûlant  »). «  blasonne  ») un objet. Ce peut
éléments. Elle comprend toujours Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté, Ah que tu parlais bien quand toutes les fenêtres si l’on excepte deux couples de rimes pauvres. La Le poème de Tardieu exprime, au moyen de tour- être la guerre ou l’amour, mais, le
au moins deux termes (un com- Que je l’entendais rire en la chambre à côté, Pétillaient dans le soir ainsi qu’un vin nouveau forme du poème de Jean Tardieu (texte 4) est la plus nures grammaticales et verbales, le lien amoureux plus souvent, il s’agit d’une partie
paré et un comparant) et s’opère Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte, Quand les portes s’ouvraient sur des villes légères éloignée de la structure classique  : un tercet et un autour du thème de la rupture (« je partirai ») et de du corps féminin que chante le
grâce à un terme comparant (ainsi Et que j’allais la voir entrer par cette porte ! Où nous allions tous deux enlacés par les rues.  sizain encadrent trois strophes déstructurées, dans l’absence («  tu n’es pas là  »). Derrière la fantaisie poète  : son œil, son sourcil, son
que, comme, de même que, pareil Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé ! (René-Guy Cadou, «  Quatre poèmes d’amour à lesquelles on peut reconnaître la base de deux tercets verbale − le poète s’amuse à décliner des verbes et à front, etc. «  Tétin de satin blanc

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à, tel, etc.). Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé ! Hélène », Œuvres poétiques complètes, 1976.) et d’un distique. Sur le plan métrique, Tardieu s’ap- jouer avec diverses tournures de phrases −, le poète tout neuf/ Tétin qui fait honte à
Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que j’écoute ! plique également à mêler tradition et modernité : la interroge («  interrogations  ») les rapports amou- la rose/ Tétin plus beau que mille
Métaphore Car elle est quelque part dans la maison sans doute !  Texte 4 première strophe est constituée de décasyllabes ryth- reux, les diverses formes de « conjugaisons » entre choses…  » (Clément Marot, «  Le
Il s’agit d’une figure qui consiste à Jersey, 4 septembre 1852. Conjugaisons et interrogations més 2//4//4 et 4//6, puis les suivantes sont en vers les hommes, notamment entre lui et l’être aimé. Blason du beau tétin », 1535.)
désigner un objet ou une idée par (Victor Hugo, Les Contemplations, IV, 1856.) J’irai je n’irai pas je n’irai pas libres ; enfin, dans la dernière strophe, on revient à des Pour cela, il construit son poème sur un système
un mot qui convient pour un autre Je reviendrai Est-ce que je reviendrai ? mètres identifiables (décasyllabes et heptasyllabes). de répétitions et de variations légères (« Toi tu es Métonymie
objet ou une autre idée liés aux Texte 2 Je reviendrai Je ne reviendrai pas Les rimes, quant à elles, sont absentes, mais le poète là Est-ce que tu es là ? Quelquefois tu n’es pas là. »). Elle consiste à désigner un objet ou
précédents par analogie. La mé- Au nom du front parfait profond Pourtant je partirai (serais-je déjà parti ?) joue sur des effets de répétitions et d’oppositions (« je Dans la dernière strophe, l’anaphore de la tournure une idée par un autre terme que ce-
taphore fusionne, donc, les deux Au nom des yeux que je regarde Parti reviendrai-je ? n’irai pas »/ « Je ne reviendrai pas »). interroga tive « Est-ce que […] ? » trahit, au-delà du lui qui lui convient. La compréhen-
termes de la comparaison  en un Et de la bouche que j’embrasse Et si je partais  ? Et si je ne partais pas  ? Et si je ne Est ainsi révélé un attachement des poètes à une jeu verbal, l’angoisse obsessionnelle du poète. Dans sion se fait grâce à une relation de
seul ; il s’agit d’une comparaison Pour aujourd’hui et pour toujours revenais pas ? structure strophique classique. Même si celle-ci est son poème (texte 4), Éluard attribue une fonction cause à effet entre les deux notions
sans terme comparatif, d’une com- Au nom de l’amour enterré Elle est partie, elle ! Elle est bien partie. Elle ne revient pas bousculée, elle demeure ici une base d’écriture. différente à la poésie : le lyrisme est bien présent, (exemple  : «  boire la mort  » pour
paraison implicite. Au nom des larmes dans le noir Est-ce qu’elle reviendra ? Je ne crois pas Je ne crois pas mais il est mis au service d’un engagement poli- « boire le poison »), ou de contenant
La métaphore est dite filée quand Au nom des plaintes qui font rire qu’elle revienne tique clair et d’un appel à la résistance contre l’op- à contenu (exemple  : «  boire un
le comparant est développé par Au nom des rires qui font peur Toi, tu es là Est-ce que tu es là ? Quelquefois tu n’es pas là. presseur. Pour cela, il a recours à l’anaphore « Au verre » pour « boire le contenu d’un
plusieurs mots qui lui sont appa- Au nom des rires dans la rue Ils s’en vont, eux. Ils vont ils viennent nom de » et au lexique de l’émotion : « larmes » ; verre ») ou encore de partie à tout
rentés, sans que leur comparé soit De la douceur qui lie nos mains Ils partent ils ne partent pas ils reviennent ils ne « plaintes » ; « rires » ; « peur ». La femme aimée (exemple : « une lame » pour dire
exprimé. Au nom des fruits couvrant les fleurs reviennent plus est également évoquée sous la forme d’un blason : « une épée »). La synecdoque est une
Lorsque le comparé et le compa- Sur une terre belle et bonne Si je partais, est-ce qu’ils reviendraient ? « front » ; « yeux » ; « bouche ». L’idée de révolte variété de métonymie qui élargit ou
rant sont présents dans la phrase, Au nom des hommes en prison Si je restais, est-ce qu’ils partiraient ? est, quant à elle, exprimée par la métonymie «  se restreint le sens d’un mot.
on parle de métaphore in praesen- Au nom des femmes déportées Si je pars, est-ce que tu pars ? lever le fer ».
tia ; quand seul le comparant est Au nom de tous nos camarades Est-ce que nous allons partir ? On peut donc voir que le lyrisme poétique, dans sa Registre lyrique
présent dans la phrase, on parle Martyrisés et massacrés Est-ce que nous allons rester ? variété, permet d’exprimer des sentiments person- Le registre lyrique est l’expression
de métaphore in absentia. Pour n’avoir pas accepté l’ombre Est-ce que nous allons partir ? nels, mais qu’il peut également devenir parole des états d’âme et des émotions,
Il nous faut drainer la colère (Jean Tardieu, « Formeries », L’accent grave et l’accent d’engagement dans le réel. positifs ou négatifs : bonheur, joie,
Personnification Et faire se lever le fer aigu, 1976.) espoir, plainte, regret, nostalgie, etc.
Cette figure de style confère à des Pour préserver l’image haute Un texte lyrique peut être qualifié
Ce qu’il ne faut pas faire
entités abstraites, ou à des inani- Des innocents partout traqués Questions d’élégiaque s’il exprime la mélan-
més, des traits de comportement, Et qui partout vont triompher. Quelles remarques pouvez-vous faire sur la forme Présenter un relevé des procédés d’écriture colie. Le thème en est souvent le
de sentiment ou de pensée propres (Paul Éluard, « Au rendez-vous allemand, poétique de chacun de ces poèmes ? Quelles fonctions sans les relier au sens du texte et à l’intention malheur en amour ou la mort d’un
de l’auteur qui les utilise.
aux êtres humains. Sept poèmes d’amour en guerre, 1943.) les poètes attribuent-ils à la poésie dans chacun des Érato, muse de la poésie lyrique et érotique. être cher.

48 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 49
L'a rt i cl e d u L'a rt i cl e d u

Un fabuliste « vivant et actif » Marc Fumaroli – Le pouvoir des


Fables, c’est de maintenir jusque
dans la cour qui devient la pierre
publié ses Fables, ce sont déjà
les traits de caractère essentiels
de La Fontaine «  sensible à tous
monde enchanté de la littérature
et l’ennui dont elle est la conju-
ration.
historique. Le xvii e  siècle est à
l’arrière-plan de tous les grands
romantiques. On retrouve dans la

Célébrée au Salon du livre, l’œuvre de La Fontaine fait l’objet angulaire de la monarchie, avec
tout ce que cela suppose de ser-
les plaisirs sans exception  ».
Ce qu’il privilégie déjà, ce sont
Hugo Marsan – Votre intérêt
pour La Fontaine est littéraire
poésie de Baudelaire toutes sortes
de saveurs qui font écho à la poé-
vilité, de franchises et de libertés les réunions intimes de «  cinq certes, mais n’est-il pas aussi de sie baroque et, pour en arriver à
de nombreuses rééditions. Pour Marc Fumaroli, maître perdues une aire de charme, de
réflexion, de détachement, de
ou six amis, sans affaires, sans
chagrins  », entre lesquels «  la
l’ordre de l’intime ?
Marc Fumaroli – Je ne me suis
Proust, il faut reconnaître que les
couches les plus profondes de La

d’œuvre de la principale d’entre elles, étudier le poète n’a méditation, d’intelligence et de


douceur. La Fontaine et ses amis
conversation est libre, enjouée,
et même plaisante », et qui savent
jamais intéressé à la littérature du
xviie siècle en archéologue. Ce qui
Recherche, ce sont Mme de Sévigné,
Saint-Simon, la duchesse de Guer-
croient en une harmonie supé- entremêler la fête « de chansons m’a passionné, c’est sa présence mantes…, qui est une duchesse de
rien d’un « travail d’antiquaire ». rieure qu’on peut faire descendre
en soi-même et faire régner au-
agréables, de musique, d’un peu
de promenade  ». C’est déjà tout
sous-jacente dans la langue que
nous parlons aujourd’hui, dans
Longueville ranimée. En grand
poète de la mémoire, Proust voit
tour de soi. Cette harmonie n’est le programme des Amours de Psy- des formes qui subsistent telle ensemble tous les étages d’une

A
près Voltaire en 1994, le Sa- de bonheur. Et comme le suprême mètre, invente une versification provinces devait l’emporter sur pas un ordre rationnel. Dans les ché. Mlle de Scudéry, qui, en son cette chanson française qui est culture, et le xviie siècle est l’assise
lon du livre, qui s’ouvre à bonheur est de connaître Dieu, virtuose, il pare les fables d’une une unité imposée. Ce parti s’est Fables, il n’y a pas de morale toute temps, était une sorte de reporter, l’héritière de « l’air de cour » et du la plus essentielle de sa médi-
Paris, a saisi l’occasion du Dieu est un être supérieurement sorte de fluidité musicale.  » Ce élevé contre la guerre extérieure faite. Le mot-clé est le naturel, à la fois Catherine Nay, Édmo- « vaudeville » du xviie siècle. C’est tation. C’est un des drames de
tricentenaire de la mort de Jean désirable. Dans cet horizon à la qui a dû beaucoup le guider, c’est et a souhaité une entente avec qui doit être compris comme nde Charles-Roux et Msarguerite tout un ensemble d’idéaux ora- notre époque de devoir vivre à
de La Fontaine (1621-1695) pour fois philosophique et théolo- son expérience de la musique Rome. Cette vision de la France une conquête sur la dure na- Yourcenar (pour sa connaissance toires, philosophiques, religieux la surface de soi-même et à la
rendre hommage au fabuliste. gique, on conçoit qu’ait pu se dé- contemporaine. Il a été extrême- allait de pair avec une vision de ture. C’est le moment où, à force de l’Antiquité) réunies, faisait qui ont travaillé cette époque et surface d’autrui. Il faut tout faire
Au même moment, Le Livre de velopper une poétique du plaisir. ment amoureux de musique. Il l’Europe où le principe central ne d’ascèse, la nature est devenue dire à son Anacréon-La Fontaine : qui restent vivants dans les textes. pour que résonne la mémoire,
poche reprend en l’enrichissant Un plaisir extrêmement raffiné, est resté très attaché à cette mu- serait pas un pouvoir militaire capable de percevoir le divin. «  Il n’y a presque point de gens Ce n’est pas un voyage de fuite pour que soit perceptible cette
de quelque 250  illustrations de très exigeant, voisin du «  goût sique de luth, d’instrument seul mais un pouvoir spirituel. Le Une nature capable de beauté, de qui puissent se vanter d’avoir vers un passé idéalisé, c’est une quatrième dimension qu’est le
l’édition de Jean-Baptiste Oudry, spirituel » des mystiques. accompagné de voix, qui était à la thème constant des Fables, c’est bonté, d’amour. Quand la raison un véritable ami.  » Il était déjà descente dans les profondeurs de temps de la réminiscence. Pour
datant de 1783 l’édition intégrale Hugo Marsan – De tous temps, mode entre 1640 et 1660. Une mu- la paix. La Fontaine est fondamen- a touché ses limites, on trouve la le poète lucide des Fables  : «  La la France contemporaine et une moi, La Fontaine est un écrivain
des Fables, que Marc Fumaroli, les Fables de La Fontaine ont sique très intime, très intérieure, talement un doux et un pacifique. fable. Et, par la fable, on atteint vérité a quelque chose de sévère manière de réincarner dans le pré- vivant et actif.
professeur au Collège de France et suscité l’admiration. Quel est le très liée à une écoute intense, Même si les Fables ne sont pas à la douce vérité, inaccessible à qui ne divertit pas autant que le sent quelque chose de capital et Hugo Marsan – Quelle est votre
spécialiste du xviie siècle français, secret de ce succès universel ? dans un petit groupe amical. C’est une perpétuelle polémique ré- la raison. mensonge. » Une des obsessions de nécessaire qui, dans l’agitation, fable préférée ?
avait établie, en 1986, pour l’Im- Marc Fumaroli – Depuis la le rythme intérieur du dialogue. trospective en faveur de Nicolas Hugo Marsan – Qui était majeures de La Fontaine, c’est souvent nous échappe. Mon étude Marc Fumaroli – Sans hésiter
primerie nationale. «  Pour moi, Renaissance, très peu d’auteurs Toute la littérature du xviie siècle Foucquet, il n’y a pas de doute que l’homme La Fontaine ? « l’ennui ». L’art est fait pour nous de La Fontaine et du xviie  siècle Les Deux Pigeons. C’est un chef-
La Fontaine est un écrivain vivant s’étaient avisés que l’on pouvait est avant tout un bonheur oral. La le grand drame de La Fontaine a Marc Fumaroli – Un des en guérir, tant soit peu. L’ennui n’est pas un travail d’antiquaire. d’œuvre absolu. Un des plus

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et actif  », affirme le tout nouvel construire une œuvre à partir conversation est l’assomption du été la chute de son ami et protec- meilleurs portraits de La Fon- est le sentiment de la pesanteur Elle m’a ouvert à la lecture des beaux et des plus pudiques
académicien dans l’entretien qu’il des fables. La Fontaine a eu le social à la contemplation. teur. Quand le surintendant a été taine, c’est Mlle de Scudéry qui l’a opaque du monde sans musique. auteurs du xixe et du chef-d’œuvre poèmes d’amour de la littérature
a accordé au Monde des livres. coup de génie de comprendre Hugo Marsan – Les Fables sont- jugé, dans les conditions qu’on donné dans son roman La Clélie, En ce sens, La Fontaine est un d’Alexandre Dumas, la trilogie des française. »
Hugo Marsan – « Douceur, plai- qu’il pouvait se servir de ce noyau elles une œuvre de subversion ? a comparées souvent à celles de où il apparaît sous le pseudonyme poète moderne. Il préfigure la Trois Mousquetaires, qui est une Propos recueillis par Hugo Marsan
sir, bonheur », sont les mots qui vieux comme le monde pour Marc Fumaroli – Les Fables l’affaire Dreyfus, on a vu à quel d’Anacréon. Bien avant qu’il n’ait polarité baudelairienne entre le mer de poésie et de substance (17 mars 1995)
reviennent sans cesse sous votre l’envelopper dans des ornements seraient une sorte de polémique point il y avait dans l’opinion
plume. Témoignez-vous alors qui fassent de chaque fable un constante contre la monarchie publique des sympathies pro-
des sentiments éprouvés par le véritable résumé de toutes les absolue ? Je crois que l’orientation fondes autour de l’homme, mais
lecteur ou de ceux qui guident La subtilités de la poésie française, des Fables est surtout hostile à la aussi autour de l’orientation qu’il
Fontaine lorsqu’il écrit ses Fables ? telle qu’elle s’était développée au monarchie administrative. D’une symbolisait pour l’avenir du pays.
Marc Fumaroli – Les mots de début du xviie siècle. La Fontaine certaine manière, La Fontaine a Le succès des Fables en 1668 n’a
plaisir, de volupté, d’agrément a créé autour de l’apologue, assez hérité du programme du parti pas été seulement le succès d’un
sont essentiels à la poétique de sec et, jusque-là, à vocation péda- vaincu par Richelieu puis par chef-d’œuvre littéraire inattendu,
La Fontaine. Il est foncièrement gogique, le climat d’une conversa- Colbert, le parti des princes et mais la revanche douce, indirecte,
platonicien. On ne peut avoir tion élégante, polie et séduisante. des dévots dont l’idéal était une poétique sur le triomphe de l’État
accès à la vérité que par l’inter- Il fait ainsi ce qu’aucun autre France, certes royale, mais où la militaire et bureaucratique.
médiaire de la beauté et du plaisir poète français n’avait fait avant diversité des corps, des corpora- Hugo Marsan – Les Fables ont-
indissociable de la beauté. La Fon- lui, même pas Marot : il libère le tions, des grandes familles, des elles alors un véritable pouvoir ?
taine est contemporain et ami de
Gassendi, le grand restaurateur de
pourquoi cet article ? lui une heureuse synthèse de Platon et de
l’épicurisme, que l’on considère
saint Augustin. Il souligne l’importance de
souvent comme une antithèse du Voici un article déjà ancien, publié en 1995, La Fontaine dans l’évolution des formes poé-
platonisme, mais qui, en réalité, alors que le Salon du Livre rendait hommage à tiques, par la libération du mètre, l’invention
peut entrer dans une synthèse La Fontaine (1621-1695) dont c’était le tricente- d’une versification virtuose au service de la
avec la pensée de Platon. Cette at- naire de la mort. Le candidat au bac de français musicalité. En le replaçant dans l’esprit du
titude correspond aussi au chris- retiendra les traits les plus significatifs du xvii e, il ferait presque de La Fontaine un pré-
tianisme augustinien, auquel La fabuliste à travers le portrait qu’en fait Marc curseur du romantisme, de Baudelaire et de
Fontaine est très lié. Pour saint Fumaroli, grand spécialiste de son œuvre. Il en Proust, avec des «  saveurs qui font écho à la
Augustin, la raison humaine n’est analyse les composantes philosophiques dont poésie baroque ».
pas capable d’accéder à la vérité un épicurisme hérité de Gassendi, qui est selon
suprême, sinon par son appétit

50 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 51
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

notions clés
L’écriture poétique : Citations
À partir de cette époque, la perfection formelle ne la ligne ou non, emploi ou abandon des rimes (qui
passe plus par l’observation de cadres déjà créés, mais ne sont pas seulement sonores, mais également
Poème en prose au contraire par l’ouverture sur un langage neuf. visuelles), usage des « blancs » entre des strophes
Au xixe siècle, Aloysius Bertrand, Baudelaire, dans les Petits Poèmes en prose, aban- hétérométriques (c’est-à-dire formées de vers de • « Le caractère essentiel de l’art
puis Baudelaire, refusent la donne même totalement le vers. Contrairement différents types), etc. symbolique consiste à ne jamais
contrainte trop forte de la rime et
du vers. Ils donnent ainsi naissance
au poème en prose. Le poète in-
vente alors ses propres contraintes
redécouvrir la langue, aux apparences, il ne détruit pas par-là la poésie : le
rythme, les sonorités, les figures de style, etc. sont
toujours très présentes, mais sont débarrassées du
carcan de formes trop usées.
Chaque poème devient ainsi une œuvre singulière
et inattendue, et offre une redécouverte du langage,
dans son aspect visuel cette fois. Ces formes nou-
velles sont déstabilisantes puisque le lecteur n’a plus
aller jusqu’à la conception de
l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art,
les tableaux de la nature, les ac-
tions des humains, tous les phé-

redécouvrir le monde
formelles. Néanmoins, ces textes de repères. Mais elles permettent une mise en relief nomènes concrets ne sauraient
conservent une forme courte, une de certains termes ou attirent l’attention sur le côté se manifester eux-mêmes  ; ce
syntaxe rythmée et des répétitions graphique du langage. C’est le cas, notamment des sont là des apparences sensibles
sonores et lexicales. Calligrammes, dans lesquels Apollinaire écrit selon destinées à représenter leurs af-

L
le dessin même de ce qu’évoque le poème. finités ésotériques avec des Idées
Prose poétique e matériau du poète est multiple. Le poète est un artiste primordiales. »
Toute phrase porte en elle des
cadences et des sons, et donc une
qui travaille d’abord avec les mots, mais aussi avec sa sen- La dimension visuelle du langage n’est pas seule-
ment graphique : elle tient également à la capacité
(Jean Moréas, Manifeste du sym-
bolisme, le Figaro, 1886.)
métrique et une prosodie (analyse sibilité, sa perception du monde, et la connaissance qu’il qu’ont les mots de se lier pour créer des « images ».
du rythme et des sonorités). La puis-
sance poétique ne se limite pas au
en a. Théodore de Banville parle du poète comme d’un « pen- Les comparaisons et les métaphores n’ont donc
jamais cessé de jouer un rôle essentiel en poésie.
• « Quel est celui de nous qui n’a
pas, dans ses jours d’ambition,
respect de règles préétablies. Une seur et ouvrier  », insistant ainsi sur le lien essentiel qui existe Aux xixe et xxe  siècles, le renouvellement touche rêvé le miracle d’une prose poé-
définition moderne et beaucoup entre la part intellectuelle et la part « manuelle » du travail du également cet aspect de la poésie, avec les poètes tique, musicale sans rythme et
plus large de la poésie surgit, la symbolistes puis les surréalistes. Ceux-ci recher- sans rime, assez souple et assez
forme linguistique elle-même (le si- poète. Quelle est la nature de ce lien ? En quoi le travail sur les chent des images les plus étranges possibles, à la heurtée pour s’adapter aux mou-
gnifiant) devient l’objet d’attention. mots ouvre-t-il une voie d’approche nouvelle du monde ? suite de Lautréamont qui désirait «  la rencontre vements lyriques de l’âme, aux
fortuite, sur une table de dissection, de la machine ondulations de la rêverie, aux
Vers libre à coudre et du parapluie ». Ce faisant, ils ouvrent soubresauts de la conscience ? »
Vers par sa disposition typogra- Poésie et langage la voie à une autre façon de voir le monde. Bre- (Baudelaire, préface des Petits
phique, il n’a pas de régularité Du Moyen Âge au xixe  siècle, les formes fixes ton, Desnos, Éluard, sont ainsi de ceux pour qui Poèmes en prose, 1862.)
rythmique et n'est pas forcément dominent  : elles respectent des règles précises le rationnel n’est qu’une façon parmi d’autres
rimé. On le trouve dans la poésie concernant le nombre et le type de strophes, le type d’envisager le réel ; ils estiment que l’homme est • «  Je veux être poète, et je tra-

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moderne. de vers et de rimes, etc. fait autant de ses rêves, de son sommeil, que de sa vaille à me rendre voyant : vous
Le poète effectue un travail de recherche formelle, « réalité » ou de son temps de veille. Le rationnel ne comprendrez pas du tout,
Repères afin d’orner la pensée ou l’objet évoqué par le poème.
Que ce soit par la musicalité et le rythme, qui per-
leur semble ainsi réducteur. Leur travail poétique
est donc une exploration de tout ce que nous
et je ne saurais presque vous
expliquer. Il s’agit d’arriver à
Quelques poètes novateurs du mettent de rendre les vers harmonieux, ou par des Un calligramme de Guillaume Apollinaire. négligeons habituellement et, s’il déroute, c’est l’inconnu par le dérèglement de
xixe siècle. images (comparaisons et métaphores), le thème du peut-être justement pour mieux nous montrer tous les sens. Les souffrances
poème est ainsi enrichi et mis en valeur. une nouvelle voie. sont énormes, mais il faut être
• Aloysius Bertrand Cette conception de la poésie comme « ornement » Poésie et vision fort, être né poète, et je me suis
Gaspard de la nuit (1842), tableaux donne la priorité à sa valeur esthétique. Elle cor- Aux xixe et xxe  siècles, la «  modernité poétique  » reconnu poète. »
en prose poétique inspirés du fan- respond à un désir de l’homme refusant le seul se signale certes par des innovations concernant Conclusion (Rimbaud, Première lettre dite
tastique allemand et du gothique prosaïsme, voulant s’éloigner d’une réalité vulgaire. la musicalité, mais également par la dimension La poésie ne se cantonne donc pas à des thèmes «  du Voyant  » à son professeur,
anglais. Tel est l’idéal qui animera le courant du Parnasse. visuelle du poème. particuliers, elle peut faire feu de tout bois, consu- Georges Izambard, le 13 mai 1871.)
• Baudelaire De ce fait, la poésie permet une redécouverte de notre Le renouvellement des formes ouvre vers un aspect mer même le plus froid, passer du lyrique à l’iro-
Le Spleen de Paris, (1869), rend langue. Lorsqu’un artiste s’empare de la langue pour pictural. Les vers libres, les formes non fixées de nique, de l’émotion à l’humour. Elle est un espace • «  La Nature est un temple
compte de la vie moderne « dans y trouver des termes rares, lorsqu’il écoute les com- poèmes font que le lecteur découvre dans chaque de liberté où la parole n’est réduite ni à une réponse où de vivants piliers/ Laissent
une prose poétique sans rythme binaisons sonores obtenues par l’enchaînement des recueil une disposition particulière. Les poètes tirent ni à une forme particulière, un espace de liberté où parfois sortir de confuses
et sans rime, assez souples et as- vers, il offre au lecteur la possibilité de redécouvrir de cette variété de multiples possibilités : passage à la parole est acte de création. paroles ;/ L’homme y passe à tra-
sez heurtée pour s’adapter aux la matérialité des mots. vers des forêts de symboles/ Qui
mouvements lyriques de l’âme ». Le poème est le lieu où l’attention aux mots est portée l’observent avec des regards
• Lautréamont au paroxysme. Nous nous laissons bercer, ou nous TROIS ARTICLES DU Monde À CONSULTER familiers. »
Les Chants de Maldoror, (1869) sommes frappés, par une émotion musicale parfois Charles Baudelaire par Étienne Carjat. (Charles Baudelaire, « Correspon-
poèmes en prose constituant le même détachée du sens. • Yves Bonnefoy, en présence du monde p. 56-57 dances », Les Fleurs du mal, 1857)
récit épique de la révolte et des Certains textes nous touchent d’abord par leur forme, À partir du xixe  siècle, et même si certains poètes (Amaury da Cunha, 12 novembre 2010)
transgressions d’un héros du Mal. avant même que nous ne comprenions tout à fait avaient déjà exploré cette voie auparavant, la re- • «  A noir, E blanc, I rouge, U
• Rimbaud leur sens. Si l’on pousse cette conception plus loin cherche esthétique ne passe plus forcément par • Yves Bonnefoy, « Ce que cherche la poésie, c’est à déconstruire les idéologies » p. 57 vert, O bleu  : voyelles,/ Je dirai
Une saison en enfer (1873), récit encore, le thème du poème peut alors n’avoir que peu la forme fixe. Les romantiques d’abord, puis les (Propos recueillis par Amaury da Cunha, 12 novembre 2010) quelque jour vos naissances
énigmatique et flamboyant de la d’importance. La description d’une scène, d’un objet, symbolistes, revendiquent une liberté créatrice en latentes  :/ A, noir corset velu
liaison avec Verlaine. Les Illumi- ou l’évocation d’un épisode, deviennent ainsi pour opposition avec le respect de règles trop contrai- • Ponge en abîme p. 58 des mouches éclatantes/ Qui
nations (1886) , visions halluci- le poète des «  pré-textes  ». Les poètes parnassiens gnantes. Les poètes assouplissent alors le vers et se (Philippe Sollers, 5 février 1999) bombinent autour des puan-
nées dans une prose poétique aux (comme José-Maria de Heredia) s’inscrivent notam- mettent à employer des vers moins fréquents, tout teurs cruelles (…) »
images prodigieuses. ment dans cette conception. en multipliant les ruptures de rythme. (Arthur Rimbaud, Voyelles, 1883.)

52 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 53
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

personnage
important Commentaire de texte : également présente dans la troisième strophe,
sous la forme de l’allégorie de la solitude : le poète
semble, dans un premier temps, ne pas prendre la
mesure de la vitalité de cette femme, qu’il perçoit
Zoom sur…
Des poètes du
leurs muses.
xxe  siècle et

René-Guy Cadou (1920-1951)


Homme simple, il mène la vie mo- René-Guy Cadou, « Hélène ou le règne végétal » d’abord comme une femme seule qui a besoin de
« pos[er] ses mains de feuille sur [s]on cou ». Couple Louis Aragon
deste d’un instituteur de campagne, d’abord vu que comme l’union de deux solitudes. À l’instar de Ronsard pour Hélène,
dans l’ouest de la France. En relation L’entreprise de séduction féminine est également Aragon (1897-1982) a consacré une
épistolaire avec Max Jacob et Pierre Intitulé complet du sujet confirmée dans la seconde strophe, à travers une évoquée avec délicatesse par une métaphore qui partie de son œuvre poétique au
Reverdy, passionné de poésie, il est Vous commenterez le texte de René-Guy Cadou analogie de la femme avec « une douce pluie » que identifie le mouvement de ses paupières en butte à lyrisme amoureux. Elsa Triolet,
à l’origine, en 1941, du groupe litté- « Hélène ou le texte végétal » (texte 3, page 48) en vous le poète « portai[t] déjà sur [ses] épaules ». Adverbe l’indifférence du poète à des « pattes d’oiseaux dans qui fut son épouse, est devenue
raire connu sous le nom d’école de intéressant d’abord à la façon dont le poète évoque « déjà » intemporalité d’un sentiment qui aidait le les vitres gelées  ». Cette subtile image poétique une des grandes figures de muse.
Rochefort. Proche de la Résistance, la rencontre avec la femme aimée et la naissance du poète à rester en vie : la pluie « qui ne sèche jamais » renforce l’identification de la femme à la nature. « Que serais-je sans toi qui vins à
le groupe de poètes se donne pour couple ; puis en étudiant comment le poète associe empêche le blé de brûler dans la «  sécheresse  ». Il Transition : Principe vital, l’être aimé est également ma rencontre/ Que serais-je sans
but un langage poétique où se ren- la femme aimée au monde. s’agissait seulement pour le poète de reconnaître la associé au voyage. toi qu’un cœur au bois dormant/
contrent le merveilleux, héritage du femme de sa vie. b) Femme associée au voyage Que cette heure arrêtée au cadran
surréalisme, et le quotidien, dans sa Introduction Transition  : La tournure emphatique «  Et pourtant Le poète identifie la femme objet de son amour à de la montre/ Que serais-je sans
saveur provinciale et rurale. René-Guy L’œuvre du poète René Guy Cadou est résolument c’était toi  » qui ouvre la quatrième strophe met un être qui élargit son univers intérieur. « Navire » femme aimée est alors celle qui éveille la conscience toi que ce balbutiement.  » (Le
Cadou construit une œuvre poétique marquée par la célébration d’Hélène, qui fut sa en évidence l’unicité et la singularité de la femme attendu, elle est associée à tous les lieux parcourus, du poète par un « grand tapage matinal », celle qui Roman inachevé, 1956.)
où, comme chez Éluard, la découverte femme et sa muse. Dans l’un des Quatre poèmes aimée, qui, avant même d’être reconnue par le poète, ceux qui débouchent sur la mer (« les quais ») ou qui commande au monde. Cette idée est amplifiée par
de l’autre féminin occupe une place d’amour à Hélène, le poète évoque au passé cette bouleverse son univers. conduisent à un ailleurs terrestre (« les routes »). Dès une gradation traduisant l’immensité du pouvoir André Breton
essentielle. En 1943, la rencontre d’Hé- rencontre vitale avec l’être aimé et la transformation c) De la sécheresse au pétillement lors, elle oblige le poète à porter son regard, à l’élever de la femme aimée, qui successivement fait «  se Chef de file du mouvement surréa-
lène Laurent, elle-même poètesse, est de son existence. En quoi cette évocation lyrique, La rencontre de la femme aimée modifie en profon- vers « le clair de [s]a vie ». Idée de clarté liée à celle lev[er] » les « oiseaux », les « vaisseaux », les « pays », liste, Breton (1896-1966) puise dans
suivie d’une correspondance poétique adressée directement à la femme aimée, prend-elle deur l’univers du poète. Deux premières strophes : de lumière (cf. métaphore des fenêtres éclairées, qui puis enfin « ces astres ces millions d’astres ». Tout l’écriture automatique, dictée par
et amoureuse. Il l’épouse en 1946 et la dimension d’un hymne amoureux  ? Nous nous idée d’un espace sec et stérile (attente = « sécheresse », « pétillaient le soir ainsi qu’un vin nouveau »), ou l’univers du poète semble, non pas envahi, mais l’inconscient, des images qui renou-
célèbre son amour notamment dans intéresserons d’abord à la manière dont le poète rend «  blé  » peu fécond, «  ne mont[ant] pas plus haut encore à celle d’ouverture : la « maison » du couple, stimulé, « réveillé » par l’amour. La femme aimée vellent profondément le lyrisme
« Hélène ou le règne végétal » (publi- compte de sa rencontre avec la femme aimée. Nous qu’une oreille dans l’herbe »). Motif de la sécheresse c’est-à-dire leur «  monde commun  », est faite de devient alors égérie, muse poétique, capable, par son amoureux. « Ma femme aux yeux de
cation posthume en 1952). nous demanderons ensuite comment le poète associe prolongé dans la strophe suivante à travers l’image «  portes [qui] s’ouvraient sur des villes légères  ». verbe généreux (« Ah que tu parlais bien »), d’ouvrir savane/ Ma femme aux yeux d’eau
cette femme au monde. du «  pas brûlant  », caractérisant l’ardente quête Ainsi, le « pas brûlant » du voyageur solitaire s’est des « portes », de révéler au poète un monde foison- pour boire en prison/ Ma femme aux
Notions clés Le plan détaillé du développement
d’amour du poète. Femme identifiée au motif liquide :
apparaît comme une « douce pluie » aux pouvoirs
transformé en voyage à deux, comme l’indique le
pronom « nous » adjoint à un verbe de mouvement
nant dont lui-même semblait ignorer l’existence, et
d’apaiser l’homme, « apeuré » par « la grande voix
yeux de bois toujours sous la hache/
Aux yeux de niveau d’eau de niveau

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Gradation I. Rencontre avec l’être aimé et naissance du couple perpétuels (« qui ne sèche jamais »). Thème de l’ab- « allions », verbe suggérant l’errance, le vagabondage, du temps » qui passe. d’air de terre et de feu. » (« L’union
Succession ordonnée de termes, a) Une quête amoureuse sence d’eau, complété par celui du faible mouvement : ce que souligne la syntaxe déstructurée du dernier libre », Clair de terre, 1931.)
d’idées ou de sentiments. Elle est dite Motif de la quête amoureuse. Deux premières le poète met beaucoup de temps à dessiller  ; c’est vers  : «  Où nous allions tous deux enlacés par les Conclusion
ascendante lorsque les termes sont strophes ouvrant sur la déclaration à la femme un long processus de reconnaissance. La vibration rues. » L’union accomplie ne signifie donc pas que Ce poème est donc beaucoup plus qu’une simple Paul Éluard
de plus en plus forts, de plus en plus aimée qui traduit, à l’imparfait duratif, l’idée d’une amoureuse est d’abord fragile et ténue, cf. image du le voyage du poète a pris fin : il a seulement pris une déclaration d’amour  : le poète présente la femme D’abord compagnon des surréa-
amples, et descendante dans le cas frustration que seule l’arrivée de l’être désiré pouvait remuement de « paupières » et métaphore des traces forme nouvelle, plus aérienne et insouciante, et à aimée comme l’essence de son existence, au point listes, Éluard (1895-1952) s’est éloigné
contraire. Dans le poème de René-Guy combler  : «  Je t’attendais  ». Comparaison de cette de « pattes d’oiseaux dans les vitres gelées » = idée de l’exploration des « quais et toutes les routes » s’est qu’avant de se confondre dans l’union du couple, de ce qu’il nomme une « chapelle
Cadou, la gradation compte quatre attente avec celle des « navires » –> idée d’un voyage : légèreté, mais aussi d’un sentiment encore figé dans substituée la promenade des deux amants « enlacés elle se confond avec la nature et en revêt tous les littéraire » dans une lettre de 1938,
termes d’amplitude croissante  : le poète semble prendre acte de l’altérité radicale de la le « gel », un « hiver » amoureux. Si les « paupières » par les rues ». aspects. Cette «  Hélène  », trait d’union entre le pour se tourner vers une poésie
«  Tous mes oiseaux tous mes vais- femme attendue, identifiée implicitement à un autre évoquées appartiennent à la femme, il semble que Transition : L’être cher, dans cet enlacement fusion- monde de la nature et l’univers du poète, devient plus maîtrisée, dans la recherche
seaux tous mes pays / Ces astres ces « continent ». Cependant quête active : la deuxième l’éveil amoureux soit le fait du poète : son univers est nel, investit l’univers poétique dans sa totalité. objet d’écriture et muse. Elle est aussi femme irréelle de la musicalité et de la structure du
millions d’astres qui se levaient ». strophe suggère un mouvement obsessionnel, un bousculé par « un grand tapage matinal », et universel : c) Une femme muse en ce que, faisant corps avec le monde, elle semble poème, organisée par des anaphores
espace terrestre investi dans sa totalité –> répétition le sentiment amoureux agit sur la totalité de l’être, La femme à laquelle s’adresse le poète habite peu désincarnée. À l’origine du verbe poétique, elle de- et des antithèses. L’Amour de la poé-
Tournure emphatique de l’indéfini inscrite dans un trimètre régulier : « Je comme le suggère le trimètre rythmé par la reprise à peu le poème. L’énonciation, organisée à l’origine vient une forme païenne de divinité, que René Guy sie, 1929, chante son amour pour
L’emphase consiste à employer un t’attendais // et tous les quais // toutes les routes ». anaphorique du déterminant «  tous  »  : «  Tous mes autour d’un dialogue entre le « je » du poète et le Cadou célèbre avec un lyrisme vibrant. Gala, son épouse, qui donne un sens
mot ou un groupe de mots d’une Puis un rejet met en valeur l’unique objet de cette oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays ». Dès lors, « tu » de la bien-aimée, met en évidence un efface- et une réalité au monde. « Je te l’ai
force expressive exagérée par rap- quête préposition, suivie du pronom désignant la l’union devient ouverture (« les portes s’ouvraient ») ; le ment progressif du sujet au profit de l’objet. Ainsi, au Ce qu’il ne faut pas faire dit pour les nuages/ Je te l’ai dit pour
port à l’idée exprimée (hyperbole). destinataire, soulignant encore l’idée de mouvement : « t’ » et le « je » se résolvent et se confondent en un seul vers 11, la tournure restrictive « Je ne voyais en toi » l’arbre de la mer/ Pour chaque vague
Présenter un relevé d’observations
On parle de tournure emphatique « qui s’en allait / Vers toi ». pronom « nous » (« Nous allions tous deux enlacés »). indique une perception faussée des choses par le pour les oiseaux dans les feuilles/
stylistiques sans les relier au mouvement
quand une phrase met en relief un Transition : À travers ce motif du voyage vers l’autre, Transition : La femme aimée éveille le monde inté- sujet parlant. En écho, le vers 13, charnière du poème, Pour les cailloux du bruit/ Pour
d’ensemble du poème.
groupe de mots . le poète semble vouloir donner à son histoire d’amour rieur du poète, sans doute parce qu’elle-même est en fait éclater une vérité immémoriale : « c’était toi ». La les mains familières/ Pour l’œil qui
un caractère prédestiné. résonance avec le monde. devient visage ou paysage/ Et le
Trimètre b) Un amour prédestiné sommeil lui rend le ciel de sa cou-
Vers formé de trois unités mé- Poème d’amour structuré par deux mouvements. II. Une femme associée au monde SUJET TOMBé AU BAC SUR cE THèME leur/ Pour toute la nuit bue/ Pour
triques : « Il fut héros, il fut géant, D’abord le temps de l’attente de la femme aimée, puis a) Femme associée à la nature la grille des routes/ Pour la fenêtre
il fut génie. » (Victor Hugo). Dans celui de l’union avec elle. Temps de l’attente marqué Dès la première strophe, motif lié à l’attente du Écriture d’invention ouverte pour un front découvert/
le cas de l’alexandrin, on l’oppose par l’idée que l’amour du poète préexiste à l’union poète, qui s’identifie à du « blé » qui « ne monte pas – Vous êtes directeur d’une revue poétique. À un lecteur ou une lectrice qui a affirmé que la poésie était inu- Je te l’ai dit pour tes pensées pour
au tétramètre qui compte quatre qui va les lier (cf. image qui ouvre le poème : « ainsi plus haut qu’une oreille dans l’herbe ». Destinataire tile dans notre monde actuel, vous répondez sous la forme d’une lettre en prenant la défense de la poésie. tes paroles/ Toute caresse toute
accents rythmiques  : «  Décharné, qu’on attend les navires  » suggère une certitude, perçue implicitement comme un principe de vie Vous présenterez votre travail sous la forme d’une lettre, mais sans la signer. (Pondichéry, 2007, séries techno- confiance se survivent. »
dénervé, démusclé, dépoulpé  » comme si l’être aimé, bien qu’encore inconnu, devait (cf. comparaison du vers 8 avec « une douce pluie logiques) («  Je te l’ai dit  », L’Amour de la
(Ronsard). arriver à une date donnée). Idée de fatalité amoureuse qui ne sèche jamais  »). La métaphore végétale est poésie, 1929.)

54 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 55
Les articles du Les articles du

Yves Bonnefoy, en présence du monde le nom. Mais cette liberté n’est


évidemment pas anarchique. S’il
a trouvé chez les surréalistes une
lucidement par lui-même.
Le voyage est sinueux. Les re-
cueils de ses textes mêlent une
les pièges. Ceux de l’image et ceux
des leurres de l’intellect. L’idéal
poétique culmine par exemple
l’apparente simplicité de ces mots !
En lisant Bonnefoy, il devient
clair que l’enjeu de l’expérience
liberté de parole et la possibi- profonde inquiétude dont la lorsque le poète peut dire enfin poétique n’est pas seulement litté-
L’écrivain publie de nouveaux poèmes, un recueil d’essais et lité de convoquer «  des grandes
images imprévisibles, sauvages »,
littérature est le lieu (il évoque
« cette perception de l’abîme qu’est
cette phrase lumineuse et immé-
diate : « Et que tout est paisible, là,
raire : il concerne essentiellement
la vie, dans la recherche d’une
si son écriture est ouverte au flux l’écriture  »), et une espérance près du banc accoté au tronc d’un plénitude possible.
des entretiens, tandis qu’un Cahier de L’Herne lui est consacré. de l’inconscient, elle se maintient
cependant sur un chemin tracé
qui revient sans cesse. Sur cette
route improbable, il faut éviter
vieil arbre.  » Mais quel chemin
parcouru à l’intérieur de soi avant
Amaury da Cunha
(12 novembre 2010)

P
arler d’actualité à propos conviction d’origine  », écrit-il à appartement parisien de la rue Dans notre monde malmené,
d’Yves Bonnefoy est un peu ce propos. Enfin, dans un autre Lepic qu’il occupe depuis 1950 et blessé chaque jour encore davan-

Yves Bonnefoy, « Ce que cherche la poésie,


curieux tant l’œuvre qu’il essai (Le Siècle où la parole a été qui est devenu le lieu où il écrit. tage, il y a parfois des voix pour
réalise se situe dans les marges de victime, Mercure de France), le C’est la fin de journée et la porte une seconde chance. Elles sont
l’époque, dans cet espace si délicat poète revient sur le xxe  siècle et s’ouvre sur le sourire du poète. Il rares, solitaires et précieuses. Et
qui est le sien, fait de dévotions le totalitarisme qui a bâillonné la regarde fixement son interlocu- celui qui désespère peut trouver

c’est à déconstruire les idéologies »


à l’enfance et d’errance dans la parole, lui enlevant toute possibi- teur, mais semble toujours plus en elles la lumière et la fraîcheur
conscience à demi somnolente. lité de souffle. loin que lui, au-delà de la parole, qui lui manquent. Quel immense
Et pourtant, il semble jouir au- Mais cette somme de commen- dans un lieu qui lui est propre, fait secours ! Yves Bonnefoy est bien
jourd’hui d’une immense recon- taires et de réflexions souffrirait de ravissement et d’inquiétude. cet artisan du partage.
naissance  : comme une sorte de d’un manque si elle n’était pas ac- De longs silences ponctuent Il suffit de le lire, de recueillir ENTRETIEN. Yves Bonnefoy explicite le rapport entre art et pensée dans son œuvre.
couronnement qui ne semble compagnée d’un nouvel ouvrage ses paroles. D’un sujet à l’autre, ce qu’il raconte du monde, dans
pourtant pas concorder avec son poétique inédit (Raturer outre, son œil sourit, écoute. Il évoque son «  évidence mystérieuse  ». Le

Y
souci de la discrétion. Galilée) qui est la partie la plus in- peu son travail, préfère parler de poète ne propose en effet aucune a-t-il une limite entre poétique  ! Plutôt suggérer que champ de projets et de partages. A nipulable : comme du réifié et non
Né en 1923, traducteur de Shake- téressante de cette actualité. Car, ses amis Louis-René des Forêts et fuite, aucune nostalgie. Nulle votre œuvre poétique et toutes les pensées d’une société bord de la barque dans la tempête du vivant. Je crois que la poésie
speare, d’Ungaretti ou de Leo- en dépit de la forêt de signes qui André du Bouchet, ou d’Henri Car- promesse d’un ailleurs. C’est la ce que vous en dites dans devraient prendre place dans mieux vaut ne pas s’inquiéter n’est que la préservation de ce
pardi, critique d’art (il a écrit sur l’entourent, l’œuvre n’est toujours tier-Bresson, qu’il admirait pour présence des choses qui l’inté- les nombreux textes (essais, celui-ci, même les conseils de la de l’horreur des hautes vagues, sentiment de présence de tout
Goya, Balthus, Masson, Cartier- pas close. Elle poursuit la même sa capacité à recueillir un instant resse – cette proximité du regard entretiens) publiés  ? Quel est science, même le débat politique. décider plutôt que cette barque, à tout qui faisait le bonheur, et
Bresson…), mais surtout poète – il recherche  : trouver dans l’expé- grâce au Leica, «  un instrument qu’il recherche. «  Le poème n’est le statut de ces échappées du Ce que cherche la poésie, c’est c’est l’être même, qu’il importe aussi l’angoisse, des «  journées
construit depuis 1946 une œuvre rience du poème une percée vers aussi rapide que son esprit ». pas une activité didactique, il n’a champ poétique ? à déconstruire les idéologies, de préserver. Ce que le surréa- enfantes ». La mémoire de ce fait,
à multiples entrées. L’exigence et un lieu méconnu de soi-même. Quand on l’interroge sur notre pas à expliquer l’expérience du Une limite, vous voulez dire un et celles-ci sont actives, autant lisme, c’est-à-dire André Breton, aussi fondamental qu’oublié en ce

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le souci du dialogue de celui dont Malgré l’importance de ces époque, il regrette qu’elle soit monde qu’il cherche à approfon- cloisonnement ? J’espère bien que qu’elles sont nocives dans toutes qui fut à peu près le seul qui aura siècle obsédé de technologie, épris
le nom a souvent été prononcé événements éditoriaux, Yves minée par l’esprit de dérision. Si dir », écrit-il. non, ce serait trahir la poésie. Car les relations humaines. compté dans ce groupe, en tout de savoirs quantifiables, que nous
pour le Nobel l’ont distingué au Bonnefoy n’accepte pas d’entre- Bonnefoy croit profondément à Notre langage, habitué au calcul son travail se doit d’être écriture Contrairement à une moder- cas pour la pensée, savait bien. Je ne vivons pas parmi des choses
point que ses textes ont suscité tien oral. Sans doute parce qu’il la poésie, il a toujours manifesté et à la recherche de la compré- et pensée dans le même élan. nité pour qui le réel fut du côté m’étonne de vous entendre dire mais des êtres.
des commentaires d’éminents cri- redoute la dimension irréversible de l’inquiétude devant l’hosti- hension immédiate, nous a sans L’écriture déborde l’approche de « l’impossible » (Georges Ba- que le surréalisme a été une fuite Et comment préserver cette
tiques tels que Jean Starobinski ou de la parole et son impossible lité ou la raillerie qu’elle suscite doute mis à distance des choses conceptuelle des choses mais taille) ou à fuir en toute urgence « en toute urgence ». Jamais Bre- expérience première, cela peut
encore Jean-Pierre Richard. repentir. C’est donc par écrit qu’il parfois. La poésie ne disposant et a appauvri notre perception du tout aussitôt la pensée observe la (le surréalisme), vous défendez ton n’a cessé de vouloir intervenir être, c’est même à mon sens la
Il publie aujourd’hui dix a répondu aux questions que pas de l’autorité d’un discours monde. L’enjeu du poème, pour situation, pour dégager des voies une poésie accessible au monde. dans le devenir de la société. Et il principale façon, par la percep-
ans d’entretiens sur la poésie nous lui avons envoyées, avant scientifique, comme le rappelle Bonnefoy, consiste à retrouver dans cet espace entre représenta- Comment en êtes-vous arrivé là ? l’a même fait sur le plan le plus tion dans les vocables de leur son,
(L’Inachevable, Albin Michel), au de nous rencontrer chez lui, dans Jean Starobinski, il est si facile de ce regard essentiel et primitif. tions transgressées et présences En passant par ceux mêmes que immédiatement politique, et avec leur son comme tel, qui est au
moment même où un numéro son appartement parisien. la déconsidérer et de clamer son Celui de l’enfant qui contemple jamais pleinement vécues. Et cela vous citez ! J’ai grande sympathie, beaucoup de lucidité, dans une delà, dans chacun, des signifiés
des Cahiers de L’Herne lui rend Yves Bonnefoy reçoit dans un inutilité ! un arbre sans en connaître encore dans ce que les poèmes ont de en effet, pour l’âpre intensité avec époque de toutes les illusions. par lesquels la pensée conceptua-
hommage. Dans ce volume, qui tout à fait personnel, puisque c’est laquelle Bataille a perçu - comme Simplement rappelait-il qu’on va lisée voile en eux la présence
comprend des textes du poète toujours dans le rapport à soi le déjà Goya l’avait fait dans ce droit au désastre si on ne prête possible de ce qu’ils nomment. On
et de ses contemporains, le pourquoi ces articles ? en 2010, poursuit le même dessein  : «  trouver plus singulier que l’universel a le qu’on a nommé ses «  peintures pas attention à des besoins de la écoute ce son lointain, écho dans
constant souci d’ouverture d’Yves dans l’expérience du poème une percée vers un plus de chance de se réinventer, noires  » - le dehors du lieu hu- vie dont le savoir conceptualisé, le langage de l’unité de ce qui est,
Le candidat au bac de français retiendra de lieu méconnu de soi-même  ». Nul autre poète main, cette nuit des vies qui rationalisé, ne sait plus que le on l’accueille dans notre esprit par
Bonnefoy est mis en lumière par de se ressaisir.
cet article et du suivant et de l’entretien avec actuel n’illustre mieux l’idée que la langue poé-
la grande variété des signatures La poésie est une pensée. Non s’entre-dévorent pour rien, dans dehors. Alors que, croyait-il, le des rythmes qui montent du
Yves Bonnefoy des informations précieuses tique est un moyen de « redécouvrir le monde ».
(Marc Fumaroli, Pierre Alechins- par des formules qu’elle offrirait l’abîme de la matière, ce néant. rêve en garde mémoire. corps, c’est-à-dire du besoin, non
sur l’un des grands poètes français des xxe et Expliquant, dans l’entretien, sa parenté avec
ky, Adonis…). dans des textes, mais par sa ré- Mais s’effrayer de ce dehors, et Comment êtes-vous parvenu à de posséder, mais d’être ; et c’est
xxi e  siècles. Né en 1923, Yves Bonnefoy a pu- le surréalisme et ce qu’il doit à Breton, Yves
« Vérifier mon adhésion » blié son premier recueil de poèmes Du mouve- Bonnefoy réaffirme sa croyance en une poésie flexion, au moment même où elle aussi bien dans la personne qu’on préserver votre regard d’enfant ? alors ce chant par lequel le fait
On peut aussi lire un recueil ment et de l’immobilité de Douve en 1953. Hier libératrice  : «  Ce que cherche la poésie, c’est à prend forme. Et il faut entendre est, ou que l’on croit être, n’est-ce Cette question, oui, c’est bien ce humain s’est établi sur la terre,
d’essais (La Beauté dès le premier régnant désert (1958), Pierre écrite (1965), Dans déconstruire les idéologies, et celles-ci sont ac- cette pensée là où elle est, dans pas que la conséquence de cet qu’appelle tout de suite ce que je dès les premiers pas du langage.
jour, William Blake), qui sont des le leurre du seuil (1975) ont été joints dans une tives, autant qu’elles sont nocives dans toutes les œuvres. Ecrire sur Giacometti, emploi des mots qui, cherchant viens de vous dire, car cette idée Ce chant qui régénère les mots ;
reprises de conférences. Yves Bon- somme intitulée Poèmes, en 1978. Son œuvre se les relations humaines. » De ce « chant qui régé- sur Goya, sur bien d’autres, je ne à connaître les choses par leurs de la chose comme un interlocu- et qui, je l’espère bien, n’a pas
nefoy y questionne son rapport à poursuit avec Ce qui fut sans lumière (1987), Dé- nère les mots » il dit aussi : « la poésie n’est que l’ai voulu, pour ma part, qu’afin aspects quantifiables, en fait aus- teur, c’est rappeler l’expérience cessé et ne cessera jamais de han-
la poésie, comme si celle-ci devait but et fin de la neige (1991), La Vie errante (1993), la préservation de ce sentiment de présence de de retrouver posés peut-être sitôt autant d’énigmes  ? Mieux de l’enfant avant que peu à peu ter les instants anxieux de nos
être régulièrement soumise à un Les Planches courbes (2001, au programme tout à tout qui faisait le bonheur, et aussi l’an- autrement, par ces poètes, les vaut reconnaître dans la parole il ne se laisse convaincre, par grandes décisions.
examen intime  : «  En fait, je vis du bac littéraire en 2006 et 2007), La Longue goisse, des “journées enfantes” ». Beaux sujets problèmes que la poésie nous cet événement qui l’institua, le be- l’exemple et l’enseignement des Propos recueillis par
ces retracements comme le moyen Chaîne de l’ancre (2008). Raturer outre, publié de dissertation pour le bac ! demande de décider. soin d’établir avec d’autres êtres, adultes, d’appréhender le monde Amaury da Cunha
de vérifier mon adhésion à ma Non, pas d’échappées du champ ainsi reconnus des proches, un comme une donnée passive, ma- (12 novembre 2010)

56 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours 57
Les articles du

Ponge en abîme
L’œuvre tout entière de cet écrivain habité par la Rage de l’expression « propose à chacun (…) un
voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion… »

T
rop de bruit, de bavardage, étonnement avec la pluie, l’escargot, fois la pensée des Lumières et celle qui
d’agitation inutile. Trop de mots l’abricot, le cheval, l’araignée, la crevette, a surgi de la modernité la plus aiguë. pourquoi la question de l'homme dans
pour peu de chose, masquant le verre d’eau. Pourquoi les ignore-t-on On ne l’écoute pas ? On le cantonne cet articles ?
une activité de censure et d’usure. Trop
d’approximations, de clichés, de creux,
à ce point, pourquoi nous considérons-
nous sans cesse comme le centre des
dans les marges de la société ? Peu im-
porte. Avec une sobriété et une énergie Cet article évoque Francis
les genres de l'argumentation,
de relâchement, de mépris, de mau- phénomènes ? Parce que nous parlons d’alchimiste, il est à son fourneau, jour Ponge (1899-1988), auteur du
vaise poésie, de délires ou de bonnes à plat. Sartre avait raison de dire qu’il et nuit. Il est tout entier requis par un Parti pris des choses (1942). Le du xvie siècle à nos jours
paroles couvrant des crimes. Le monde fallait « lire Ponge avec attention, mot «  poème bizarre, avec retournements candidat au bac de français
humain se résume dans une énorme par mot, et puis le relire ». Et Picasso : en virevoltes aiguës, épingles à cheveux, en retiendra un témoignage
précieux sur un poète qui
prétention de subjectivité molle. Ponge, « Ses mots sont comme des pions, de glissades rapides sur l’aile, accélérations,
a renouvelé le projet poé-
comme un médecin horrifié, part de là, petites statues en trois dimensions. » reprises, nage de requin  » (Les Hiron-
tique. Sollers illustre son
c’est-à-dire d’un violent dégoût pour la Il ne s’agit donc pas de descriptions, delles). Du même mouvement, il rêve propos en citant Ponge : « Je
littérature de son temps (celui d’après mais de sculptures passionnées. Ce de boucler une nouvelle Encyclopédie propose à chacun l’ouverture
la guerre de 14). Logiquement, il sera monsieur impeccable, là, que je vais où science et poésie seraient récon- de trappes intérieures, un
compagnon de route des surréalistes, souvent visiter chez lui, à l’époque, ciliées  ; où Montaigne, Malherbe, La voyage dans l’épaisseur des
mais sa longue aventure, le plus sou- n’est en rien un « poète », un « écri- Fontaine, Pascal, Stendhal, Lautréamont, choses  » (1933). Redécouvrir
vent clandestine, n’appartient qu’à vain », et encore moins un philosophe Rimbaud, ne seraient plus séparés. On la langue et redécouvrir le
lui. L’expression qu’il répétait le plus universitaire. Nous n’allons pas, en peut aimer à la fois Voltaire et Claudel, monde sont bien des thèmes
souvent dans la conversation ? « Sortir parlant, échanger des idées, des opi- ce dernier vu, sans révérence, comme au cœur de son œuvre.
du manège. » Ça cause, ça cause, c’est nions, des potins ou des états d’âme. « une grosse tortue marine plongeant, à
tout ce que ça sait faire, et l’envie de se Nous nous mettrons à travailler en l’autre extrémité de l’Asie, vers sa salade
taire ou de se supprimer risque donc nous amusant. Il sera question de tel de champignons noirs, à la chinoise ». étreinte  » n’est plus une idée vague
C’est entendu  : le monde est ab-

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d’apparaître comme la seule issue. Mais passage de Démocrite ou de Lucrèce ; et fade, une fuite, un repli, mais un
non, il s’agirait alors du revers de la de tel morceau de Rameau ; du Coup surde, mais il fonctionne, et le langage acte résolument sensuel. La poésie
même médaille nihiliste. En réalité, il de dés de Mallarmé  ; des Poésies de aussi. L’impasse, c’est la manie sociale est devenue spectrale  ? Mais non, la
faut fonder une résistance radicale, une Lautréamont  ; des Illuminations de et son rabaissement systématique de revoici vibrante, variée, armée, à la
affirmation répétée et sans illusions. Le Rimbaud. La conversation est un art, l’art (fascisme, stalinisme). En 1954  : fois dramatique et critique. La poésie
monde muet fait signe, il est scandaleu- souvenirs, anecdotes significatives, « Dire un mot de ces salauds qui vous est révolutionnaire par définition,
sement négligé par tous les discours, la précisions historiques. mettent en garde contre l’ambition puisqu’elle ne transige pas avec la
vie quotidienne du moindre objet ou Le Ponge qui m’intéresse le plus est ou contre le désir d’absolu et de gran- liberté physique. Ainsi, dès 1933, quand
animal est une source de connaissances celui de La Rage de l’expression, celui deur, qui veulent vous réduire à leurs le totalitarisme infecte déjà l’Europe :
inédites. L’homme pérore, la nature qui, dans la Résistance, en 1940, trouve le normes de concierges ou de vicieux « Je propose à chacun l’ouverture de
suit son cours dans ses mille variétés moyen de s’intéresser en détail à un bois de la littérature. » Et en 1941 : « Il s’agit trappes intérieures, un voyage dans
musicales. Nous sommes sans cesse de pins ou à un ciel de Provence. Celui de militer activement (modestement l’épaisseur des choses, une invasion
en retard par rapport à elle, à son in- qui pense qu’un tableau de Chardin mais efficacement) pour les “lumières” de qualités, une révolution ou une sub-
quiétante ou magnifique proximité. Il laisse apparaître toute la société de son et contre l’obscurantisme, cet obscu- version comparable à celle qu’opère
suffit de l’écouter, de la regarder mieux, temps uniquement par ce cadrage-là, rantisme qui risque à nouveau de la charrue ou la pelle, lorsque, tout
de s’apprendre soi-même à son contact cette figure-là. Celui avec qui on n’en nous submerger au xxe siècle du fait à coup et pour la première fois, sont
intime. finirait pas de méditer encore et encore du retour à la barbarie voulu par la mises au jour des millions de parcelles,
Je revois ma première lecture d’un sur Cézanne. Celui qui a écrit : « La véri- bourgeoisie comme le seul moyen de paillettes, de racines, de vers et
texte de Ponge, dans une anthologie table poésie n’a rien à voir avec ce qu’on de sauver ses privilèges. » La passion de petites bêtes jusqu’alors enfouies.
de la poésie française. Rien à voir avec trouve actuellement dans les collections esthétique est une éthique, et, tout Ô ressources infinies de l’épaisseur
les autres pages imprimées, une ori- poétiques. Elle est ce qui ne se donne pas naturellement, une politique. Or- des choses, rendues par les ressources
ginalité immédiate, une sensation de pour poésie. Elle est dans les brouillons gueil (extrême), et humilité (vraie) : le infinies de l’épaisseur sémantique des
relief magique. Voyez, là, tout de suite, acharnés de quelques maniaques de la contraire de la vanité vide. Et c’est ainsi mots ! » Je revois le soir tomber, autre-
un lézard  : «  Un chef-d’œuvre de la nouvelle étreinte. » Une discussion avec que, dans une histoire humaine en fois, rue Lhomond.
bijouterie préhistorique, d’un métal Ponge peut durer trois ou quatre heures. folie, nous ont été rendus le mimosa, On n’entend plus les cris d’enfants
entre le bronze vert et le vif-argent, On laisse couler, on se tait, on reprend. le lilas, l’œillet, l’huître, la boue, et de l’école toute proche. Je viens d’atti-
dont le ventre seul est fluide, se renfle « Aux choses mêmes » : leçon de phéno- jusqu’au soleil lui-même. Nous vi- rer l’attention de Ponge sur ce frag-
comme la goutte de mercure. Chic  ! ménologie. Mais en même temps : aux vons trop dans la mort, le désir de ment de Rimbaud  : «  La main d’un
Un reptile à pattes  !  » Un lézard sort mots eux-mêmes. Toute la bibliothèque mort, et Ponge, lui, veut passionné- maître anime le clavecin des prés. » Ce
d’un mur, un lézard s’écrit sur la page : est désormais convocable, concentrée, ment inventer une nouvelle raison jour-là, c’est juste ce qu’il fallait dire.
flash. Une forme résonne dehors, sondée. Ponge est certainement le seul de vivre heureux quand même. Ce Philippe Sollers
un accord lui répond dedans. Même qui ait eu l’ambition de défendre à la nouveau bonheur, cette «  nouvelle (5 février 1999)

58 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen âge à nos jours


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Les formes de Repères
l’intérêt que ceux qui cherchent à étayer une thèse de valeurs, de positions, que l’auteur cherche à faire
portent à la qualité littéraire de leurs textes. Les partager à ses auditeurs ou lecteurs. Pourquoi donc
L’énonciation dans un texte Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, les Salons ce « détour » par la fiction ? La Fontaine écrit, dans les Les formes de l’argumentation.
argumentatif. de Diderot, les préfaces de Hugo, etc. sont encore lus Fables, à propos de l’apologue : « C’est proprement
aujourd’hui, non seulement en raison des idées et un charme : il rend l’âme attentive,/ Ou plutôt il la L’argumentation peut être directe

l’argumentation
Comme l’auteur défend une po- réflexions qu’ils contiennent, mais aussi parce que tient captive ». ou indirecte. Elle est dite «  indi-
sition, il s’exprime généralement la force et la beauté de leur écriture nous touchent. Selon le fabuliste, la fiction séduit le lecteur, et fonc- recte  » ou «  oblique  » lorsque le
dans le registre du discours plus Sartre dit que « l’écrivain engagé sait que la parole tionne comme un appât : elle ensorcelle par le récit du locuteur utilise la fiction pour faire
que dans celui du récit (même si des est action […] Il sait que les mots, comme dit Brice conte ou de la fable, et la moralité (ou la thèse défendue) passer sa thèse ou son message.
exceptions existent). On trouve , donc, Parrain, sont des "pistolets chargés". S’il parle, il tire ». devient ainsi plus « digeste ». L’essai peut, en effet, appa-
dans le texte argumentatif : Cette citation souligne le pouvoir qu’ont certaines raître comme ardu et rebutant. Un récit, au contraire, est Les formes directes 

U
– la présence plus ou moins nette- formules – capables de « faire mouche » – d’atteindre toujours plaisant par les personnages, les animaux qu’il • L’éloge, le panégyrique, le dithy-
ment marquée du locuteur («  je  », n texte dit « argumentatif » est un texte qui défend une ce qui est visé et celui qui est destinataire, au-delà met en scène, les dialogues qu’il utilise, etc. rambe sont des textes marquant
termes modalisateurs indiquant une thèse et tente de la faire partager à son lecteur. Cet même de la littérature dite engagée. l’enthousiasme et l’admiration
évaluation, une vision subjective, Mais l’argumentation ne se contente pas de réclamer Conclusion que leur auteur voue à quelque
mots mélioratifs ou péjoratifs…) ; objectif particulier ne concerne pas que le « fond », il a un « style », un talent d’écriture. Elle passe parfois par Les auteurs classiques, au xviie siècle, avaient pour chose ou quelqu’un.
– la présence de l’interlocuteur ; une influence sur la forme même du texte. la fiction, c’est-à-dire que, paradoxalement, elle peut devise « instruire et plaire », et l’apologue est préci- • L’essai est un ouvrage de forme
l’auteur s’adresse parfois directe- utiliser l’imaginaire afin de soutenir une opinion sément le lieu où les deux actes peuvent se conju- assez libre dans lequel l’auteur ex-
ment au lecteur (« vous »), lui pose sur un élément bien réel. Cette association de l’argu- guer. Le xviiie siècle a lui aussi fait le détour par la pose ses opinions (cf. Montaigne,
des questions, l’interpelle… ; Les objectifs et les procédés L’argumentation a toujours été liée à la littérature, mentation et de la fiction existe dès les premiers récits fiction pour défendre les idées des Lumières  : les Les Essais, 1580.).
– des interrogations rhétoriques, du texte argumentatif et en particulier à la fiction. En effet, pour trans- fondateurs : dans L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, ou en- contes de Voltaire sont des essais ou des pamphlets • La lettre ouverte est un opuscule
dont la réponse est, en quelque Tout texte comporte un thème, c’est-à-dire un sujet mettre une idée, pour convaincre et persuader, le core dans les chansons de geste du Moyen Âge, s’opère rendus concrets et vivants grâce aux personnages et souvent polémique, rédigé sous
sorte, contrainte ; dont il s’empare et qu’il traite. Mais le texte argumen- style est un auxiliaire extrêmement efficace  : la une alliance entre le récit d’exploits et l’exaltation aux registres comique, satirique, etc. Marivaux ou forme de lettre.
– le pronom «  on  » qui offre de tatif comprend également une thèse, c’est-à-dire un force d’un argument est d’autant plus grande qu’il est Beaumarchais illustrent la réflexion sur l’individu • Le manifeste est une déclaration
multiples possibilités («  on  » gé- avis ou un jugement qu’un locuteur défend. exprimé de manière séduisante. Ainsi, on comprend et la justice sociale dans leurs pièces de théâtre : au écrite, publique et solennelle, dans
néralisant, permettant de délivrer Il faut donc, face à ce type de textes, identifier (et travers des dialogues et des confrontations de per- laquelle un homme, un gouver-
une sentence ; « on » inclusif, dans distinguer) le thème et la thèse. Par exemple, un texte DEUX ARTICLES DU Monde sonnages, le spectateur voit s’incarner des idées et nement ou un parti expose un
lequel l’auteur et/ ou le lecteur peut traiter du thème de l’école, et défendre la thèse À CONSULTER des avis contradictoires. L’Île des esclaves, de Mari- programme ou une position (on
sont compris ; « on » exclusif, grâce selon laquelle l’école telle qu’elle existe n’est plus vaux, mêle à la fois le genre théâtral et l’utopie. trouve ainsi des manifestes de
auquel l’auteur se détache d’un adaptée au monde contemporain. Comme le montre • Indignez-vous !, un cri qui porte loin p. 64-65 D’autres formes fictionnelles sont encore convo- groupes d’artistes, autour d’un
groupe pour montrer que son opi- cet exemple, le thème peut être reformulé par un (Thomas Wieder, 2 janvier 2011) quées, comme le dialogue, chez Diderot (Le Neveu programme esthétique : cf. Le Ma-

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nion diffère). mot ou un groupe de mots (ici : l’école), tandis que la de Rameau). Des origines jusqu’à nos jours, la fiction nifeste du surréalisme).
On trouve également  : des liens thèse peut être reformulée par une phrase verbale (ici : • S’engager, pas s’indigner ! p. 65 est donc toujours l’alliée de l’argumentation  : au • Le pamphlet est un écrit satirique,
logiques de cause, de conséquence, l’école telle qu’elle existe n’est plus adaptée au monde (Franck Allisio, 14 janvier 2011) xxe siècle, la contre-utopie (1984, d’Orwell, 1949) et souvent politique, au ton virulent.
de concession, etc. ; une structure contemporain). l’apologue (Matin brun, de Franck Pavloff, 1998) sont • Le plaidoyer est la défense d’une
logique, visible en particulier dans À la thèse soutenue par l’auteur s’oppose la thèse encore bien présents. cause.
l’emploi de paragraphes distincts ; adverse, ou thèse réfutée. • La préface est un texte placé en
des figures de style (amplification, Afin de défendre sa thèse, l’auteur du texte emploie des tête d’un ouvrage pour le présenter,
images, etc.)  ; un ou plusieurs re- arguments : des idées, des causes, des références. Il les en préciser les intentions, dévelop-
gistres, suivant les intentions de appuie et les rend plus concrets grâce à des exemples. per ses idées générales (préface de
l’auteur (ironique, polémique, etc.). En effet, un argument est abstrait, général, et il fait Cromwell, ou encore préface du
le plus souvent appel à la logique. En revanche, un Dernier Jour d’un condamné, de
Les formes d’argumentation exemple est plus concret, plus particulier, voire même Victor Hugo).
liées à la presse écrite. anecdotique. Toutefois, un exemple particulièrement • Le réquisitoire est une accusation.
frappant peut prendre valeur d’argument.
Journaux et revues accueillent Les formes obliques 
régulièrement des textes argu- Un locuteur cherchant à faire adhérer un lecteur à la • L’apologue, récit souvent bref
mentatifs. thèse qu’il développe peut emprunter deux directions : contenant un enseignement  : la
• Le billet d’humeur est une courte – soit il s’adresse à la raison de son destinataire, il tente fable et le conte appartiennent au
chronique sur un sujet d’actualité où alors de le convaincre ; genre de l’apologue.
le rédacteur s’adresse, en son nom, à – soit il essaie de toucher les sentiments du récepteur, • Le conte (Perrault, Le Petit Chape-
une ou plusieurs personnes. auquel cas il passe par la persuasion. ron rouge, 1697) et le conte philo-
• L’éditorial est un article émanant de En pratique, les textes mêlent le plus souvent ces deux sophique (Voltaire, Candide, 1759.).
la direction du journal. Il engage la voies, et allient la pertinence d’arguments convain- • Le dialogue (parfois dialogue phi-
responsabilité du rédacteur en chef cants à un style frappant et persuasif. losophique, cf. Diderot ou Sade).
et de l’ensemble du journal, tout en • La fable (La Fontaine).
restant une parole individuelle (celle • L’utopie (genre littéraire dans
du journaliste qui le signe). Littérature et argumentation lequel l’auteur imagine un uni-
• Un journal peut également La liste des genres au travers desquels peut se dé- vers idéal, par exemple l’abbaye
publier une lettre ouverte (cf. le ployer l’argumentation montre que celle-ci n’est pas de Thélème, chez Rabelais) et la
célèbre J’accuse, de Zola, paru dans réservée aux essais abstraits, aux traités théoriques, contre-utopie (1984, de Georges
L’Aurore le 13 janvier 1898.) ou aux articles. Allégorie de la rhétorique par Hans Sebald Beham. Orwell).

60 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 61
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Zoom sur…
Écriture d’invention : Repères
par les rues… Cette idée me fait frémir d’horreur.
Les bons outils En laissant toute une partie de la population vivre
Victor Hugo : incarnation du Le thème de l’exercice n’étant pas littéraire, dans des conditions lamentables, nous les incitons Quelques procédés stylistiques.
romantisme. l’essentiel réside ici dans le style adapté à la à sombrer dans une déchéance toujours plus

Discours à la Chambre des pairs Le blâme


situation de communication : multiplier les grande, à renoncer peu à peu à tout principe, à
Victor Hugo (1802-1885) est phrases exclamatives, interrogatives, impliquer perdre toute morale. Nous ne pouvons plus ignorer Les procédés les plus couramment
peut-être l’auteur qui concentre les destinataires du discours par des questions les drames qui se jouent sans cesse sous nos yeux. utilisés pour blâmer sont :
à lui seul le plus de traits du ro- rhétoriques, passer du « je » au « nous », utiliser Battons-nous pour plus de justice sociale ! La ma- – un vocabulaire péjoratif ;
mantisme. Chaque étape de sa Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la l’impératif à la première personne du pluriel. jorité de la population connaît une existence dé- – des figures par amplification
biographie est marquée par son regardait. Je demeurai pensif. Cet homme n’était plorable, et se voit contrainte de travailler sans (hyperbole) ou par opposition (an-
engagement, son enthousiasme plus pour moi un homme, c’était le spectre de la mission ? Ne consiste-t-elle pas à servir de toutes relâche pour enrichir quelques privilégiés qui ne tithèse) des répétitions (anaphore,
violent pour des idées littéraires, misère, c’était l’apparition, difforme, lugubre, en nos forces la France ? Ah ! chers confrères, écoutez- se soucient pas de leur sort. Sans compter ceux que accumulation…) qui accentuent la
politiques et sociales neuves. Très plein jour, en plein soleil, d’une révolution encore moi ! Je viens d’assister à une scène qui m’a profon- la société a mis au ban, parce que le destin les a fait réprobation, exagèrent la critique ;
jeune, il se lance dans la bataille plongée dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois, dément troublé et que je souhaite partager avec naître malades ou infirmes. Devons-nous oublier – des métaphores et des comparai-
pour un nouveau théâtre, avec le pauvre coudoyait6 le riche, ce spectre rencontrait vous. Là, à l’instant, je viens de voir un homme, un ces laissés-pour-compte  ? Avons-nous le droit de sons dépréciatives ;
Hernani (1830) et Ruy Blas (1838). Il cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait. misérable, l’un de nos semblables pourtant, que les ignorer sous prétexte qu’ils ne sont pas produc- – une ponctuation expressive, des
inaugure le drame romantique, vé- Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment l’on emmenait en prison pour un pain volé… le tifs, et de les laisser mourir dans la misère ? Si nous, phrases de type exclamatif ou inter-
ritable machine de guerre contre la où cet homme s’aperçoit que cette femme existe, malheureux marchait presque pieds nus par le pairs du royaume, ne pouvons rien faire pour re- rogatif qui traduisent, par exemple,
tragédie classique qu’il veut détrô- tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet froid qu’il fait et n’était vêtu que de haillons. La donner leur place à ceux qui n’en ont plus, qui le la colère et l’indignation du locuteur.
ner. Le drame romantique se pose homme est là, la catastrophe est inévitable.  prison pour un pain volé  ! Vous rendez-vous pourra ? Qui va lever les yeux vers ces fantômes ?
comme un théâtre total opérant (Victor Hugo, Choses Vues, 1846.) compte ? Et cet homme n’avait pas mangé depuis Le constat s’impose  : les nantis se contentent de L’emphase
le mélange des genres et offrant des jours. C’est pourtant là le quotidien du petit jouir de leurs privilèges, de leur fortune, sans au- Elle caractérise le ton général d’un
le spectacle à la fois sublime et Notes peuple de Paris, mais nous y sommes aveugles. Le cune gratitude pour les obscurs travailleurs qui leur discours enclin à l’exagération ; son
grotesque de la réalité humaine, 1. Le 22 février 1846, deux  ans avant les émeutes riche ne se soucie pas du pauvre. Les propriétés, les permettent de s’enrichir, sans aucune compassion contraire est la simplicité. Consi-
concentrée dans l’histoire d’un de 1848 qui entraîneront l’abdication du roi Louis- rentes, les titres, les réceptions, voilà ce qui préoc- pour les plus démunis… Mais soyez sûrs d’une dérée péjorativement, l’emphase
destin brisé. Philippe. cupe le riche, voilà les objets de ses soins, voilà ce chose : si nous persistons dans notre indifférence, devient de «  l’enflure  » ou de la
Hugo se lance avec la même fougue 2. Haute assemblée législative dont Victor Hugo pour quoi il se bat. Mais cette situation ne peut se à ignorer la violence faite aux pauvres de cette grandiloquence. Dans cet extrait
dans l’action politique : il devient était membre. prolonger encore longtemps, le scandale a assez nation, à ne même pas leur accorder l’aumône d’un de Tartuffe, le faux dévot, surpris en
pair de France en 1845, prononce 3. Voiture à chevaux sur laquelle sont peints les duré et, en notre âme et conscience, nous sentons regard, alors le vent de la tempête soufflera sur nos flagrant délit, s’accuse avec une em-
des discours importants en faveur emblèmes d’une famille noble. bien que nous ne pouvons plus nous en satisfaire. têtes ! Si une poignée d’hommes oisifs possèdent phase particulièrement hypocrite :
de la liberté de la Pologne, se bat 4. Cet emblème signale que la passagère est une Pouvons-nous encore tolérer que nos semblables toutes les richesses et que la majorité ne peut vivre « Oui, mon frère, je suis un méchant,

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contre la peine de mort et les injus- Victor Hugo. duchesse. travaillent dans des conditions déplorables pour décemment d’un honnête labeur, alors, mes amis, un coupable,/ Un malheureux pé-
tices sociales, se déchaîne contre 5. Étoffe précieuse de couleur jaune. ramener quelques sous au logis ? Que les enfants tôt ou tard le peuple se révoltera et jettera à bas les cheur tout plein d’iniquités,/ Le plus
Napoléon III. Ses choix politiques 6. Côtoyer. soient obligés de travailler, de laisser leur joie, leur fondements d’une société trop inique. Unissons grand scélérat qui jamais ait été.[...]… »
le contraignent à l’exil dans les Le texte santé, parfois leur vie dans un labeur inhumain que plutôt nos forces pour prévenir la catastrophe tant (Molière, Tartuffe, acte III, scène 6,
îles anglo-normandes (Jersey puis Hier, 22 février1, j’allais à la Chambre des pairs2. Il L’intitulé complet du sujet bien des adultes ne pourraient accomplir  ? Pou- qu’il en est encore temps, et réformons notre so- 1664.)
Guernesey) pendant dix-neuf ans. faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. À son arrivée à la Chambre des pairs, le narrateur, vons-nous encore tolérer que les femmes livrées à ciété pour qu’enfin elle soit plus juste et plus res-
Son retour en France est profon- Je vis venir rue de Tournon un homme que deux sous le coup de l’émotion, prend la parole à la leur propre sort soient réduites aux dernières ex- pectueuse de tous ses membres. Mes amis, agissons L’éloge
dément marqué par les horreurs soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, tribune pour faire part de son indignation et plai- trémités et s’avilissent pour espérer subsister ? Non, pour le bien-être de tous ! Le genre de l’éloge recourt à tous
de la Commune (L’Année terrible, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon der pour plus de justice sociale. Vous rédigerez ce assez  ! L’existence que nous laissons à nos misé- les procédés du registre laudatif :
1872). Sénateur à partir de 1876, il de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des discours. rables frères est une existence dégradante. Imagi- – un vocabulaire mélioratif ;
devient une figure emblématique sabots avec des linges sanglants roulés autour des nez-vous un instant que l’homme que j’ai vu ait Ce qu’il ne faut pas faire – des figures par amplification ou
de la gauche républicaine. chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, L’analyse du sujet volé par choix, par plaisir ? Non, seuls le désespoir
• Revenir trop longuement sur l’anecdote
par opposition, des répétitions ;
Son œuvre littéraire exploite tous souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait Le sujet fait référence au «  narrateur  » du texte et la faim ont pu conduire cet homme à faire fi de – des métaphores et des comparai-
rapportée dans le texte : elle n’est que le point
les genres et tous les registres  : qu’il couchait habituellement sur le pavé ; la tête extrait de Choses vues  : il s’agit donc de Victor son honneur et de sa dignité. Peut-être a-t-il une de départ de l’exercice d’écriture. sons valorisantes ;
auteur de grands romans (Notre- nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le Hugo, pair de France (une sorte de « sénateur »). La famille à nourrir, peut-être est-ce pour eux qu’il • Attention aux anachronismes : le locuteur – un rythme et une syntaxe qui
Dame de Paris, 1831, ou Les Misé- peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain situation de communication est celle d’un orateur s’est livré à cet acte… Une fois leur père emprisonné, se situe en 1848. donnent souvent une allure em-
rables, 1862), il est également poète et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. s’adressant à un public (les pairs de la Chambre). que vont devenir ces petits ? Ils s’en iront mendier phatique au discours.
(Les Châtiments, 1853, Les Contem- En passant devant la caserne de gendarmerie, un Le contexte implique donc une certaine solennité
plations, 1856) et dramaturge (Her- des soldats y entra, et l’homme resta à la porte, et un registre de langue soutenu. La tonalité du Les termes péjoratifs et
nani, 1830, Ruy Blas, 1838). Il rédige gardé par l’autre soldat. Une voiture était arrêtée texte attendu est suggérée par les termes qui font mélioratifs
même une épopée de l’histoire de devant la porte de la caserne. C’était une berline référence à l’état d’esprit du locuteur  : «  sous le SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME Un terme péjoratif est dévalori-
l’humanité, La Légende des siècles armoriée3 portant aux lanternes une couronne coup de l’émotion », « indignation » : on doit donc sant ; un terme mélioratif est valo-
(1859-1883). ducale4, attelée de deux chevaux gris, deux laquais retrouver, dans le lexique et les tournures, les Dissertations risant. Une maison (terme neutre),
en guêtres derrière. Les glaces étaient levées, mais marques de cette exaltation. – Les textes littéraires et les formes d’argumentation souvent complexes qu’ils proposent vous paraissent-ils peut-être appelée péjorativement
Citation on distinguait l’intérieur, tapissé de damas bouton
d’or5. Le regard de l’homme fixé sur cette voiture Proposition de corrigé
être un moyen efficace de convaincre et persuader ? Vous présenterez votre travail sous la forme d’une lettre,
mais sans la signer. (Sujet national, 2002, séries ES, S)
«  baraque  » ou au contraire, de
façon méliorative, « demeure ».
« Le romantisme “n’est autre chose attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme Mes confrères, mes amis, – Dans quelle mesure la forme littéraire peut-elle rendre une argumentation plus efficace ? (Sujet national, Certains suffixes sont péjoratifs  :
que le courant de la révolution en chapeau rose, en rose de velours noir, fraîche, Permettez-moi d’intervenir de façon brutale et 2007, séries ES, S) -ard (braillard), -âtre (jaunâtre),
dans les idées”. » blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec d’interrompre quelque peu le cours de vos propos, -aud (lourdaud), -asse (bavasser),
(Victor Hugo, William Shakespeare, un charmant petit enfant de seize mois enfoui mais je ne peux me contenir davantage. Nous, pairs -esque (livresque), -on (souillon), -is
III, livre II, 1864.) sous les rubans, les dentelles et les fourrures. de France, que faisons-nous ici ? Quelle est notre (ramassis).

62 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 63
Les articles du Les articles du

logue Pierre-André Taguieff, les rassurer les réalistes. ciale et à New York sur les Objectifs trice, « arrivé à point nommé, en

Indignez-vous !, un cri qui porte loin causes qu’il défend, comme les
textes auxquels il se réfère, sont on
ne peut plus consensuels. Telle est
Paré de l’aura dont jouissent
les derniers témoins de la geste
résistante – ce qu’illustre notam-
de développement du millénaire
– qui nous permettaient d’aborder
le xxie siècle avec confiance. Depuis,
touchant un sentiment de désarroi
redoublé par l’adoption de la ré-
forme des retraites  ». D’un côté
sans doute l’une des clés du succès. ment le succès des Mémoires de on est sur une pente descendante, des économistes «  atterrés  », de
Une autre tient à l’auteur : né en Daniel Cordier (Alias Caracalla, avec le 11-Septembre, la guerre l’autre un vieux sage « indigné »
La brochure publiée, en octobre, par une petite maison d’édition, a Allemagne, en 1917, et installé
en France depuis 1924, il est l’in-
Gallimard, 2009) –, Hessel bé-
néficie enfin d’une conjoncture
contre le terrorisme, huit ans de
Bush, puis la crise financière, avec,
qui attend de sa « toute petite bro-
chure » qu’elle incite « les gens, et
déjà rencontré près de 500 000 lecteurs. carnation parfaite de « l’homme
européen » ; rallié au général de
favorable. «  Ce livre n’aurait pas
eu de sens il y a dix ans, nous
au final, le sentiment qu’aucun
gouvernement n’est capable de
surtout les jeunes qui ont tendance
à se désengager, à prendre leur
Gaulle, dès 1941, puis déporté à explique-t-il de sa voix ronde au résoudre les problèmes. » destinée en main » : décidément,

« E
n quarante ans de vie au cours de la même période, que Septième titre de cette collection, de laquelle Stéphane Hessel a Buchenwald et à Dora, il suscite timbre inimitable. En 2000, on Coïncidant avec le succès du la colère se vend très bien.
de libraire, je n’ai jamais 9 500 exemplaires de La Carte et le Indignez-vous  ! a d’abord été tiré participé comme chef de cabinet l’admiration des héros et l’empa- sortait d’une décennie admirable : Manifeste des économistes atter- Seize mois avant l’élection pré-
vu un tel phénomène ! » Territoire (Flammarion). à 8  000 exemplaires. «  Nous en d’Henri Laugier, alors secrétaire thie des victimes ; normalien féru après la chute du mur de Berlin, il rés (Les liens qui libèrent, 70 p., sidentielle, cela ne constitue sans
Jean-Marie Sevestre, le patron de Depuis sa parution, le 20 octobre, sommes aujourd’hui à 650 000 », général adjoint de l’onu. de poésie et diplomate rompu y a eu cinq grandes conférences 5,50 euros), un autre petit texte doute pas un programme de gou-
Sauramps, la grande librairie du Indignez-vous ! a déjà été vendu à explique Sylvie Crossman, qui a Reste le discours de la méthode. aux négociations multilatérales, il mondiales – à Rio sur l’environ- qui se classe au quatrième rang vernement. Mais à coup sûr un
centre de Montpellier, n’en revient 450 000 exemplaires, avec notam- cédé les droits en Italie, et s’apprête Sur ce point, l’horizon référentiel cultive une double image de prag- nement, à Vienne sur les droits de des meilleures ventes en librairie, sérieux avertissement.
pas. Depuis le 1er décembre 2010, ment de très fortes percées dans à les vendre en Grèce, en Angleterre, de Stéphane Hessel est plus com- matisme et d’idéalisme, propre l’homme, à Pékin sur les femmes, en décembre, selon Datalib, Indi- Thomas Wieder
il a vendu 8  500 exemplaires le Midi toulousain et en Bretagne, en Pologne et aux États-Unis. plexe qu’il n’y paraît. Stigmatisant à séduire les romantiques et à à Copenhague sur l’intégration so- gnez-vous  ! est, d’après son édi- (2 janvier 2011)
d’Indignez-vous  !, la brochure de selon Sylvie Crossman, l’éditrice « l’indifférence » comme « la pire
Stéphane Hessel (Indigène, 32  p., de Stéphane Hessel. Cette ex-jour- « Insurrection des attitudes  », Stéphane Hessel
3  euros). «  C’est de la folie. Le 24 naliste, qui fut notamment corres- pacifique » vante les mérites de «  l’engage-
décembre, certains clients en ont
acheté cinq ou dix pour les offrir. Je
pensais que ça allait se calmer après
pondante du Monde à Los Angeles
et à Sydney, n’est pas habituée à
de tels chiffres. Indigène, la petite
Comment expliquer un tel suc-
cès  ? D’abord quelques mots de
l’objet. Établi par les deux éditeurs
ment ». Mais lequel ? Le texte, ici,
est assez ambivalent.
D’un côté, dans le sillage de
S’engager, pas s’indigner !
Noël, mais non : depuis, on en vend maison qu’elle a fondée, en 1996, à partir de trois conversations Martin Luther King ou de Nelson

S
encore 400 par jour ! » avec son compagnon, Jean-Pierre d’une heure et demie qui se sont Mandela, l’auteur se fait le chantre téphane Hessel aura au des lunettes qui datent de l’après- gardant de plus près, il se révèle a désenchanté puis dégoûté de
Ce que décrit Jean-Marie Se- Barou, un ex-militant de la Gauche tenues, au printemps 2010, au de la « non-violence ». Convaincu de moins réussi une chose  : guerre. Louer le programme du aussi inquiétant. l’engagement. S’engager, c’est
vestre, les statistiques à l’échelle prolétarienne passé par les éditions domicile parisien de Stéphane la « capacité des sociétés modernes offrir une solution simple Conseil national de la Résistance Cet appel est en effet inquiétant d’abord et avant tout prendre à
nationale le confirment. Selon du Seuil, était jusque-là coutumière Hessel, ce texte qui se lit en un à dépasser les conflits par une et confortable à tous les parents est une chose, vouloir apporter car il reprend les vieilles ficelles bras-le-corps la réalité telle qu’elle
la base de données Datalib, qui des tirages confidentiels. quart d’heure se présente à la compréhension mutuelle et une et grands-parents en panne d’idée les mêmes solutions, soixante-six des populistes et des démagogues : est et non telle qu’on voudrait

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réunit environ 200 librairies indé- Créé dans le but de «  favoriser fois comme un constat, un pro- patience vigilante », il plaide pour de cadeau en cette fin d’année ans plus tard, dans un monde qui désigner des coupables à la vin- qu’elle soit. Aujourd’hui comme
pendantes, Indignez-vous ! est non le dialogue entre nos sociétés et les gramme et un discours de la une «  insurrection pacifique  », 2010. Cette injonction semble n’est plus du tout le même, en est dicte populaire, comparer l’in- hier, l’engagement n’est possible
seulement en tête des ventes, avec sociétés dites «  premières  », Indi- méthode. une notion présente dans l’ap- s’adresser aux « jeunes », ceux qui une autre. À une France, qu’on comparable, dresser un tableau que dans un espace politique à
80 000 exemplaires écoulés en dé- gène a lancé, en 2009, une nouvelle Le constat tient en une phrase : pel du 8 mars 2004 qu’il cosigna ont aujourd’hui l’âge qu’avait Sté- le veuille ou non, au cœur d’une apocalyptique de la situation l’écoute du monde et de la société
cembre, mais il devance de très loin collection, «  Ceux qui marchent « Dans ce monde, il y a des choses avec d’autres anciens résistants, phane Hessel durant la Seconde mondialisation avancée avec une mais sans faire le moindre début d’aujourd’hui et non prisonnier
le reste du peloton : en deuxième contre le vent », destinée à abriter insupportables. » L’inventaire est comme Lucie et Raymond Aubrac, Guerre mondiale, ceux qui sont économie totalement ouverte en d’une proposition sérieuse pour de ses dogmes et utopies. On s’at-
position, Michel Houellebecq, lau- des «  textes militants en faveur vaste. Il va du national au glo- Daniel Cordier, Maurice Kriegel- en première ligne pour relever concurrence avec des puissances changer les choses. Car, si certains tendait à un appel à l’action, on
réat du prix Goncourt, n’a vendu, d’une révolution des consciences ». bal, Hessel s’insurgeant d’abord Valrimont, Germaine Tillion et les défis personnels et collectifs émergentes ultra-compétitives, hommes de gauche, tel Manuel n’a en fin de compte qu’un appel
contre « cette société des sans-pa- Jean-Pierre Vernant. D’un autre qui se présentent à eux. Puisque Stéphane Hessel prescrit plani- Valls, découvrent les vertus du à la réaction. Paradoxalement,
piers, des expulsions, des soupçons côté, Hessel ne condamne pas en nous avons été interpellés, autant fication et nationalisations. On réalisme tant en matière écono- cet «  indignez-vous  » raisonne
pourquoi cet article ? à l’égard des immigrés, (…) où l’on bloc toute forme de violence. Se répondre et expliquer pourquoi se croyait dans Le Monde d’hier, mique qu’en matière d’ordre pu- comme un « résignez-vous » tant
remet en cause les retraites, les référant, ici, à Jean-Paul Sartre, nous considérons cet appel on se retrouve chez Hibernatus : blic, d’autres, comme Stéphane Stéphane Hessel semble nous dire
Les années 2010 et 2011 ont été marquées par le phénoménal succès acquis de la Sécurité sociale (…), il affirme ainsi que, si «  on ne comme anachronique, inquiétant après le bon vieux temps, le dé- Hessel, se complaisent dans la que son royaume n’est pas de
de librairie d’un court texte de Stéphane Hessel intitulé Indignez-vous ! où les médias sont entre les mains peut pas excuser les terroristes et en fin de compte décevant. luge… Un tel anachronisme pour- mise en accusation et finissent ce monde. C’est un Candide qui
(3 000 000 lecteurs fin 2011). Le retentissement de ce texte argumen- des nantis  », avant de dénoncer qui jettent des bombes », on peut Cet appel est avant tout ana- rait faire sourire une génération par se situer entre le « qu’ils s’en n’aurait tiré aucune leçon à la fin
tatif ne s’est pas limité au nombre de ses lecteurs. Il a aussi inspiré de « l’immense écart qui existe entre du moins les «  comprendre  ». À chronique car Stéphane Hessel y qui a grandi dans le monde de aillent tous » de Jean-Luc Mélen- de son périple.
nombreux mouvements protestataires dans diverses capitales – entre les très pauvres et les très riches l’appui de sa thèse, l’auteur cite jauge le monde d’aujourd’hui avec l’après-guerre froide mais en re- chon et le «  tous pourris  » de À cet «  indignez-vous  », nous
autres Madrid – dont les participants se sont nommés eux-mêmes et qui ne cesse de s’accroître », les le cas des Palestiniens  : «  Il faut Jean-Marie Le Pen. Et l’enfer étant aurions préféré un «  engagez-
les «  Indignés  ». Le candidat au bac trouvera, dans cet article, une atteintes aux droits de l’homme et reconnaître que lorsque l’on est pavé de bonnes intentions, on se vous » : engagez-vous dans la vie
analyse de ce texte, qui se réfère au programme du Conseil national les menaces qui pèsent sur l’état de occupé avec des moyens militaires pourquoi cet article ? rend compte que l’évangile selon publique comme vous vous enga-
de la Résistance et à la Déclaration universelle des droits de l’homme. la planète. supérieurs aux vôtres, la réaction Hessel, credo des bobos, finit par gez dans vos vies personnelles et
Au-delà des principes, le texte de Stéphane Hessel est aussi un appel Le programme, quant à lui, populaire ne peut pas être que non Franck Allisio répond ici à l’appel lancé par Stéphane Hessel ressembler aux diatribes de ceux professionnelles, c’est-à-dire en
à «  l’insurrection pacifique  » contre les excès du libéralisme. Selon s’articule autour de deux textes. violente. » dans Indignez-vous !. Il introduit son propos en usant de l’ironie contre lesquels il s’est toujours traçant sa propre route mais en
Thomas Wieder, le retentissement de Indignez-vous ! tient à la fois à Il s’agit d’abord des mesures (l’opuscule de Stéphane Hessel comme cadeau de fin d’année). battu. On sait pourtant depuis restant en prise avec la réalité
la personnalité de son auteur – ancien résistant et déporté, homme de adoptées, en 1944, par le Conseil Conjoncture Il donne ainsi le ton d’une argumentation virulente construite Pascal que qui veut faire l’ange d’un monde qui évolue sans cesse.
lettres et diplomate – et à la conjoncture de la deuxième décennie du national de la Résistance, qui favorable en trois points, annoncés par trois adjectifs, « anachronique, in- fait la bête… Et avec au cœur, non pas l’indi-
siècle, marquée par de multiples inquiétudes. À côté du « J’accuse » de préconisait « l’instauration d’une Hessel, on le voit, brasse large. quiétant, décevant » avant de conclure sur un autre mot d’ordre : Cet appel est enfin décevant gnation mais du courage et de
Zola, ou de l’ « Appel du 18 juin » 1940 de de Gaulle, le candidat retiendra véritable démocratie économique À l’exception de sa position déjà « engagez-vous ». Le candidat au bac trouvera dans cet article un car ce que n’a pas saisi Stéphane l’imagination.
cet exemple de texte argumentatif qui contribue à faire l’Histoire. et sociale  ». Il s’agit ensuite de la connue depuis longtemps sur le exemple de contre argumentation à lire crayon en main pour Hessel, c’est que pour toute une Franck Allisio, Président
Déclaration universelle des droits Proche-Orient, et contre laquelle en souligner les articulations, les arguments et les exemples. génération, c’est justement cette national des Jeunes Actifs,
de l’homme (1948), à la rédaction s’est notamment élevé le polito- façon de faire de la politique qui (14 janvier 2011)

64 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 65
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Zoom sur…
Les stratégies des écrivains des
La réflexion sur l’homme à rales, afin de permettre une vie commune sans
affrontement. Les moralistes du xviie siècle prônent
une conduite mesurée, correspondant aux valeurs
jamais cessé. Les textes argumentatifs peuvent être
directs : Montaigne, dans Les Essais, critique l’ethno-
centrisme et Levi-Strauss, ethnologue du xxe  siècle,
Repères
Les genres argumentatifs.
Lumières.

Dans leurs combats pour la justice


travers les textes argumentatifs « classiques » de l’époque. Ils admettent l’existence
de l’orgueil, des défauts de chacun mais montrent
comment on peut, en respectant les bienséances et
auteur de Tristes Tropiques, montre que ce que nous
nommons « barbarie » est bien plus de notre côté que
de celui des « barbares ».
Apologie
Désigne, en grec, le discours pro-

U
et notamment la dénonciation de en se pliant à des usages de politesse, faire en sorte Sartre, dans son texte Orphée noir, préface à La noncé pour défendre quelqu’un.
l'esclavage, les écrivains des Lumières n texte argumentatif peut traiter de tout type de sujets. que les vices ne soient pas invivables. La vision de nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, évoque Par extension, tout discours qui
ont multiplié les stratégies d’écriture.
Cependant, on retrouve, au fil des siècles, une récurrence l’homme qu’ils proposent est assez désabusée dans
la mesure où ils ne croient pas à une amélioration
les mécanismes racistes. D’autres auteurs utilisent
l’argumentation indirecte. Prévert, Césaire, Senghor,
vise à justifier ou à glorifier une
personne ou une doctrine. Il ap-
Diderot des thèmes liés à ce que l’homme a de plus proche, mais de l’individu. Pascal dans Les Trois Discours sur la par exemple, prennent la parole et défendent la thèse partient alors au vocabulaire de
Après la publication du Voyage
autour du monde, relatant l’ex-
parfois de plus mystérieux : lui-même. condition des Grands, ou La Rochefoucauld dans les
Maximes, donnent aux lecteurs des éléments pour
de l’antiracisme à travers la poésie.
Cette réflexion sur l’égalité des hommes s’accom-
l’éloge et s’oppose au blâme. Les
Lettres philosophiques de Voltaire,
pédition de Bougainville et la transformer cet état de fait en un univers tolérable. pagne de celle portant sur la justice. De fait, la par exemple, sont une apologie
prise de possession des îles du La réflexion sur ce qui constitue est André Breton, met en avant l’importance de Le théâtre prend en charge lui aussi cette réflexion : littérature argumentative s’intéresse aux notions de du régime parlementaire anglais.
Pacifique, Diderot imagine un l’identité de l’homme l’inconscient. la pièce de Molière, Le Misanthrope, peut être lue pouvoir, de tolérance… Le siècle des Lumières a vu
dialogue dans lequel un Tahitien Le texte argumentatif est la défense, par un écrivain, Certains textes, enfin, sont plus ouvertement phi- comme une argumentation sur la franchise et l’hy- émerger de très nombreux écrits comparant les dif- Controverse
s’adresse à un Européen : « Tu n’es d’une thèse déjà formée ; il est également un espace losophiques. Sartre, dans L’Être et le Néant, ou dans pocrisie. Les pièces de Racine posent la question de férents modes de gouvernements (Montesquieu, De Discussion argumentée, contes-
pas esclave : tu souffrirais plutôt où il peut s’interroger, poser des questions dont les L’Existentialisme est-il un humanisme  ?, définit la la place à donner aux passions individuelles contre l’esprit des lois, texte théorique ; Les Lettres persanes, tant une opinion, un problème,
la mort que de l’être, et tu veux réponses ne sont pas évidentes et nécessitent une conscience et rejette l’idée selon laquelle il existerait les devoirs sociaux. roman épistolaire), véritables critiques du fanatisme un phénomène ou un fait, notam-
nous asservir ! Tu crois donc que réflexion. L’auteur y développe des constats, propose une « nature humaine » ou un « caractère » auxquels Tout au long du xixe  siècle, des auteurs tels que et de l’intolérance. En se basant sur ces éléments, ment religieux. La controverse de
le Tahitien ne sait pas défendre sa une interprétation, éventuellement une thèse et, nous serions soumis. Il s’oppose par là à tout ce que Stendhal, Balzac, Maupassant ou Zola montrent, dans Voltaire et Diderot ont ainsi fourni de nombreux Valladolid (1550-1551) porte sur
liberté et mourir  ? […] quel droit surtout, une pensée en construction. les moralistes avaient cherché à montrer. des articles ou dans leurs romans, par le biais des articles pour L’Encyclopédie. la légitimité de la colonisation
as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? L’une des questions fondamentales qui se pose à Cette interrogation sur l’homme est souvent ac- réflexions des personnages, les difficultés de l’accord de l’Amérique par les Espagnols.
Tu es venu  ; nous sommes-nous l’homme est bien sûr celle de son identité : qu’est-ce compagnée d’une réflexion sur le rapport entre entre l’individu et la société. Certains textes argumen- Cette interrogation sur les modes politiques mène im- Jean-Claude Carrière en a fait une
jetés sur ta personne ? avons-nous qu’un homme, un individu ? individu et foi, ou individu et croyance. En effet, tatifs explicitent cette incompatibilité, par exemple manquablement à la réflexion sur l’engagement. Les pièce de théâtre en 1992.
pillé ton vaisseau  ? t’avons-nous Pour tenter de répondre à cette question, certains qui veut étudier l’homme doit prendre en compte en développant une théorie de l’individualisme. textes argumentatifs explorent également les thèmes
saisi et exposé aux flèches de nos écrits s’organisent autour d’une description de soi. ses aspirations et son inclination au sacré. Certains Choderlos de Laclos, dans Les Liaisons dangereuses, ou de la guerre, de «  l’inhumain  », et, au xxe  siècle, de Critique
ennemis  ? t’avons-nous associé Au xvie siècle, Montaigne, dans Les Essais, tente de se théologiens, comme Thomas d’Aquin, ou certains Sade, dans ses écrits romanesques et philosophiques, l’univers concentrationnaire. Réfléchir sur l’homme, Au sens littéraire, activité qui
dans nos champs au travail de nos dépeindre pour se comprendre. L’autoportrait prend croyants fervents, comme Pascal, exposent leurs montrent des personnages pour qui la seule voie c’est ainsi prendre position sur l’horreur de cer- essaie de comprendre le fonction-
animaux ? » (Diderot, Supplément une valeur argumentative lorsqu’il se tourne vers convictions religieuses dans leurs ouvrages. Ce fai- possible est le rejet des valeurs communes et l’exal- tains événements. L’indignation emprunte diverses nement et le sens de l’œuvre d’art,

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au Voyage de Bougainville, 1772.) une réflexion théorique à partir de l’observation de sant, ils proposent aussi une conception de l’homme : tation des inclinations personnelles. voies : la satire ou le pamphlet, l’ironie (Candide, par plus particulièrement littéraire.
soi-même. Montaigne affirme ainsi « Je ne peins pas il est doté d’une âme. Au xxe siècle, nombreux sont les ouvrages argumenta- exemple), le récit (autobiographies de Primo Levi, de À partir du xixe siècle, la critique
Montesquieu l’homme, je peins le passage ». Jean-Jacques Rousseau, La réflexion sur l’homme pose alors la question du tifs sur la société de consommation et l’uniformisation Semprun…), la contre-utopie (1984, d’Orwell). En 2010, est devenue un genre littéraire à
Il utilise, dans un essai dont l'inter- au xviiie siècle, donnera à la littérature française la pre- sens de notre vie sur terre, de notre devenir, et de la issue de la mondialisation qui révèlent une réflexion Stéphane Hessel a rencontré un succès fulgurant avec part entière, dont les grands noms
prétation fait encore l'objet de mière autobiographie au sens strict du terme, mais Les valeur que l’on peut accorder aux biens matériels ou sur les désirs et les frustrations individuels. un appel à l’engagement intitulé Indignez-vous. sont Sainte-Beuve, Proust (Contre
discussions, le raisonnement par Confessions offrent de nombreux passages dans lesquels spirituels. Tout le xviiie siècle (en particulier Voltaire et Sainte-Beuve, 1954), Paul Valéry
l’absurde : « Le sucre serait trop cher, récit de sa propre vie et réflexion sur l’identité se mêlent Diderot) s’attache à cette question en la posant sous La réflexion politique (Variété, 1924-1944) ou encore
si l'on ne faisait travailler la plante inextricablement. Les xixe et xxe siècles poursuivront cet l’angle du bonheur. Les philosophes des Lumières S’inscrire dans une société, c’est aussi participer à Conclusion Roland Barthes (Essais critiques,
qui le produit par des esclaves. Ceux effort de compréhension de soi, également tentative de combattent une religion répressive et autoritaire, et la vie politique. Or, l’argumentation est le type de Le texte argumentatif, direct ou indirect, est le lieu 1964).
dont il s'agit sont noirs depuis les compréhension de l’homme. posent des valeurs nouvelles. texte privilégié pour développer des thèses, faire la privilégié d’une réflexion anthropologique qui se
pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez Des textes plus directement argumentatifs s’inté- critique ou l’éloge de certains modes de pouvoir et poursuit au fil des époques. Les auteurs s’interrogent, Essai
si écrasé qu'il est presque impossible ressent également à cette question. L’auteur cherche L’individu et la société de certaines valeurs. et se répondent d’un siècle à l’autre, chaque vision Texte en prose de longueur va-
de les plaindre. » (Montesquieu, De alors à expliciter ce qu’est la personnalité ou l’hu- Réfléchir sur l’homme, c’est aussi réfléchir sur la La réflexion sur le rapport entre soi et l’autre n’a enrichissant notre vision de nous-même. riable qui analyse librement un
l’esprit des lois, 1748.) manité, en tentant de découvrir les rouages du cœur société dans laquelle il s’insère. En effet, la vie en sujet moral, philosophique ou lit-
comme ceux de la pensée. La réflexion se fait, dans ce société engendre des heurts, des frustrations… Les téraire. Le genre et le nom ont été
Voltaire cas, plus large, et même si certains écrivains partent textes argumentatifs cherchent donc à comprendre inventés par Montaigne, imitant
Il a recours au conte, dans lequel d’un cas particulier, ils dégagent ensuite des lois le rapport de l’homme à sa communauté, et élaborent des traités philosophiques de Sé-
il introduit un témoignage. Can- ou des thèses générales. Au xviie siècle, Pascal pose parfois des modèles de sociétés. DEUX ARTICLES DU Monde nèque. Le genre trouve son plein
dide rencontre un esclave mutilé ainsi, dans Les Pensées, la question : « Qu’est-ce que Le genre de l’utopie (créé par Thomas More au À CONSULTER épanouissement au xxe siècle, avec
qui lui apprend les causes de son le moi ? ». Il y répond à l’aide d’un développement xvie siècle) est ainsi un entrelacement du récit et de une floraison d’essais critiques et
malheur  : «  On nous donne un théorique révélant que ce « moi » n’est réductible ni l’argumentation : il propose un lieu idéal, en corres- • Mères porteuses : libres ou exploitées ? philosophiques.
caleçon de toile pour tout vête- au corps, ni à la raison, ni aux émotions. La Roche- pondance avec des valeurs, comme le fait Rabelais p. 70-72
ment deux fois l'année. Quand foucauld ou La Bruyère livrent, dans les Maximes et avec l’abbaye de Thélème. D’autres écrivains utilise- (Débat organisé par Frédéric Joignot, Manifeste
nous travaillons aux sucreries, dans Les Caractères, une série de descriptions, parfois ront ce genre. Voltaire propose l’utopie de l’Eldorado, 19 juin 2009) Déclaration écrite, publique et so-
et que la meule nous attrape le critiques, qui permettent de saisir un individu à partir dans Candide, il y montre l’importance des arts et des lennelle, dans laquelle une entité
doigt, on nous coupe la main  ; de ce qu’il montre ou de ce qu’il croit être. Ces mora- sciences et la possibilité de se passer de prisons. Au • Zemmour le dézingueur dézingué p. 73-74 politique, un artiste ou un groupe
quand nous voulons nous enfuir, listes cherchent à pénétrer la vérité psychologique xixe siècle, Jules Verne et Charles Fourier imaginent (Gérard Davet, 1er avril 2010) d’artistes expose une décision, une
on nous coupe la jambe : je me suis d’un homme, au-delà des apparences. des villes propres, rationnelles et géométriquement position, une conception ou un
trouvé dans les deux cas. C'est à ce Au xxe siècle, les surréalistes reprendront cette ques- parfaites. programme, artistique ou non.
prix que vous mangez du sucre en tion pour lui donner une toute autre interprétation. Le rapport entre individu et société peut également Exemple : André Breton, le Mani-
Europe. » (Voltaire, Candide, 1759.) En effet, ce courant littéraire, dont le chef de file passer par l’élaboration de codes et de « lois » mo- François Rabelais. feste du surréalisme, 1924.

66 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 67
Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Zoom sur…
Commentaire de texte : Zoom sur…
dresse le portrait de Gnathon, un être profondément
égoïste, se comportant en goujat et méprisant autrui. Ce qu’il ne faut pas faire
Le personnage prend une dimension quasiment Des écrivains qui se détestent.
Paraphraser le texte en récapitulant
La Bruyère précurseur des allégorique et permet à l’auteur de dénoncer, par le
les actions de Gnathon. C’est là le principal

Jean de La Bruyère, « De l'homme »


Lumières. biais d’une caricature très satirique, l’égocentrisme.
défaut des commentaires. Fondées sur des différends esthé-
Comment La Bruyère procède-t-il pour mener la tiques ou personnels, les « haines »
La Bruyère est un maître – au sens critique de ce défaut ? Nous verrons dans un premier entre écrivains s’expriment dans des
des écoles de peinture – qui réus- temps que Gnathon apparaît comme un être répu- pour lui-même et reste profondément indifférent formes variées, de la petite phrase
sit l’entrée en scène de ses person- gnant, avant d’étudier ensuite son égocentrisme. au sort d’autrui. assassine au pamphlet outrancier,
nages, toujours en action plutôt que il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se Enfin, nous observerons comment le portrait prend b) L’indifférence à autrui en passant par l’épigramme.
décrits. Sa verve provocatrice trou- trouve, une manière d’établissement6, et ne souffre une dimension générale. Négations restrictives (« ne… que ») dans l’ouverture et
vera sa descendance littéraire avec pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que la clôture du portrait – note finale de la gradation (« em- xviie siècle
Montesquieu dans ses Lettres per- dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les Le plan détaillé du développement barrasser », « plaindre », « pleurer »… « maux/ mort ») Boileau dénigre la poésie de Ronsard :
sanes, Marivaux et Beaumarchais places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, I. Un être répugnant = hyperbole « extinction du genre humain ». «  Villon sut le premier, dans ces
dans leurs meilleures tirades et si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. a) Un goinfre Transition  : La boucle semble bouclée, le portrait siècles grossiers,/ Débrouiller l’art
Voltaire dans ses contes. On ne peut S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans Comportement à table (plus de la moitié du texte) : est définitivement centré sur un unique person- confus de nos vieux romanciers.
cependant réduire La Bruyère à la les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans juxtaposition de propositions soulignant sa goin- nage, à l’exclusion de tout autre, comme pour bien Ronsard, qui le suivit, par une
seule dimension d’auteur « plaisant ». la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à frerie – accumulation de verbes (« manie, remanie, symboliser l’égocentrisme absolu d’un être qui ne autre méthode,/ Réglant tout,
À côté des maximes et des portraits, son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le démembre » etc.) – impression d’activité compulsive se préoccupe que de lui. Le moraliste livre ici une brouilla tout, fit un art à sa mode
Les Caractères (1688) contiennent même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve (« il écure ses dents = fin du repas ? contredit par « et satire particulièrement vive de ce genre d’individu. Mais sa muse, en français parlant
des réflexions sur le pouvoir et sur la sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. il continue… » = effet de surprise) – détails triviaux grec et latin,/ Vit dans l’âge sui-
société qui, sans jamais être les pro- Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour décrivant sa malpropreté – assimilation métapho- III. Un portrait chargé vant, par un retour grotesque,/
pos d’un révolutionnaire ni même personne, ne plaint personne, ne connaît de maux rique Gnathon/ animal annoncée dans « la trace » a) Une caricature Tomber de ses grands mots le faste
d’un réformateur, portent en germe que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure et confirmée dans « râtelier ». Moraliste effacé – seul témoin  : pronom indéfini pédantesque. »
les Lumières du xviiie siècle. « Que me point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, Transition  : Ainsi, à table, Gnathon apparaît déjà « on » : dans « on le suit », « on veut ») – évocation ob- (Boileau, Art poétique, 1674.)
servirait en un mot, comme à tout qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre comme un personnage fort mal élevé et sans gêne, jective laissant tout le champ à son sujet = caricature.
le peuple, que le prince fût heureux humain. ce que confirme, de façon générale, tout son com- Nombreux pluriels et indéfinis à valeur générali- xviiie siècle
et comblé de gloire par lui-même (Jean de La Bruyère, « De l’homme », Les Caractères, portement. sante, en particulier avec la répétition de « tous » ou Ennemi (littéraire) des philo-
et par les siens, que ma patrie fût 1688.) b) Un homme sans gêne ni scrupule « tout ». La Bruyère le présente, à table, grimaçant sophes, Fréron s’attaqua surtout
puissante et formidable, si triste et Relation à l’espace : accaparation (« établissement »)/ de façon exagérée et ridicule : « il roule les yeux en à Voltaire qu’il avait décrit dans
inquiet, j’y vivais dans l’oppression Notes église («  sermon  ») – théâtre – hôtelleries – (trait mangeant  » et la métaphore du râtelier accentue les Lettres sur quelques écrits du

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ou dans l’indigence  ?  » («  Du 1. Sa propriété. déjà présent dans la description du repas : « place », encore la charge satirique de la description. temps : « sublime dans quelques-
Souverain ou de la république ») 2. Se dit pour toute espèce de nourriture. « maître du plat », « fait son propre ») – exigence du Transition  : La caricature, en forçant les traits de uns de ses écrits, rampant dans
La Bruyère est l’un des tout premiers 3. Manger bruyamment, en se faisant remarquer. meilleur : adj. ordinal « première place » - superlatifs Gnathon, permet au moraliste de donner une portée toutes ses actions ». La critique se
à manifester une sensibilité aux 4. Assemblage de barreaux contenant le fourrage répétés « meilleure chambre, meilleur lit » - avan- générale à son texte. prolongea dans chaque numéro de
souffrances du peuple : « Il y a des du bétail. tages acquis par mensonge (incise : « si on veut l’en b) L'indétermination L’Année littéraire, avec une causti-
misères sur la terre qui saisissent 5. Se curer. croire »). Le portrait de Gnathon n’est pas tant celui d’un cité qui n’excluait pas une certaine
le cœur ; il manque à quelques-uns 6. Il fait comme s’il était chez lui. Transition  : Le personnage n’a aucun scrupule à personnage que celui d’un vice  : l’égocentrisme. courtoisie. Voltaire répliqua par
jusqu’aux aliments  ; ils redoutent 7. Serré dans la foule. s’octroyer ce qu’il y a de mieux et à mépriser tous Nom de fiction à consonance grecque (Gnathon) = des pièces ridiculisant Fréron, et
Jean de La Bruyère, portrait attribué à Nicolas de Largillière
l’hiver, ils appréhendent de vivre. » (1656-1746). 8. Devancer. ceux qui l’entourent, ne songeant qu’à son intérêt abstraire le personnage d’un cadre référentiel trop lui lança cette épigramme :
(«  Des biens de fortune  »). Sa vi- 9. Bagages. propre. Il révèle par là même un repli essentiel sur précis et caractérisé. Actions présentées en foca- « L’autre jour au fond d’un vallon,
sion reste celle d’un moraliste : « Le Le texte 10. Tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, lui-même. lisation externe : emploi du présent de l’indicatif, Un serpent piqua Jean Fréron ;
peuple n’a guère d’esprit, et les Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes carrosses, habits, etc.). valeur narrative étendue à la dimension de vérité Que croyez-vous qu’il arriva ?
grands n’ont point d’âme  : celui- ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient 11. Surcharge d’aliments dans l’appareil digestif. II. Un être égocentrique générale, intemporelle. Ce fut le serpent qui creva. »
là a un bon fond, et n’a point de point. Non content de remplir à une table la pre- a) L’égocentrisme Transition  : Ainsi, à travers le portrait chargé de Fréron répondit que l’épigramme
dehors  ; ceux-ci n’ont que des mière place, il occupe lui seul celle de deux autres ; Introduction Trait central du personnage : l’égocentrisme – mar- Gnathon, La Bruyère dépeint le tableau d’une facette existait depuis belle lurette, sous la
dehors et qu’une simple super- il oublie que le repas est pour lui et pour toute la Les Caractères, grande œuvre du moraliste La qué par la reprise anaphorique du pronom «  Il  » peu glorieuse de la nature humaine et non d’un plume de Bruzen de La Martinière,
ficie. Faut-il opter ? Je ne balance compagnie  ; il se rend maître du plat, et fait son Bruyère, offre une riche galerie de portraits sati- dans la plupart des phrases –, réseau d’oppositions individu particulier. et rétorqua :
pas : je veux être peuple. » (« Des propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des riques. Si les lecteurs du xviie siècle voulaient y voir entre singulier (« Il ») et termes au pluriel (« conviés, « Un gros serpent mordit Aurèle :
Grands »). mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait des allusions à des personnages réels de l’époque autres », tous les hommes »). Conclusion Que croyez-vous qu’il arriva ?
La Bruyère ouvre la voie, avec Les pouvoir les savourer tous, tout à la fois. Il ne se sert et faisaient même circuler des « clés », ces portraits Transition : Gnathon se distingue donc en perma- À travers son allure de goinfre sans gêne et carica- Qu’Aurèle en mourut ? Bagatelle !
Caractères, aux grandes œuvres des à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les n’en restent pas moins des observations d’une nence des autres, il ne songe qu’à lui, ne vit que turé de façon ridicule, Gnathon incarne un vice Ce fut le serpent qui creva. »
« philosophes » du siècle suivant. remanie, démembre, déchire, et en use de manière grande acuité dans lesquelles La Bruyère épingle humain redoutable, l’égocentrisme. À une époque
qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, différents vices de la nature humaine en général. où d’autres moralistes, comme La Rochefoucauld xixe siècle
mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces Ainsi, dans le chapitre « De l’homme », le moraliste SUJET TOMBé AU BAC SUR cE THèME par exemple, dressent eux aussi un constat assez Le succès d’Alexandre Dumas lui
Citation malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit sombre de l’amour-propre, La Bruyère, à travers le attire bien des critiques. La pire fut
aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent Les bons outils Dissertation portrait de cet individu, vise les hommes en général celle de Mirecourt qui, dans Fabrique
« La gloire ou le mérite de certains du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de – En quoi l’évocation d’un monde très éloigné du sien et donne d’autant plus de poids à sa satire qu’il de romans : maison Alexandre Du-
• Les moralistes du xvii  siècle : outre La Bruyère,
e
hommes est de bien écrire ; et de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre permet-elle de faire réfléchir le lecteur sur la réalité semble décrire de façon faussement objective les mas et compagnie s’attaquait plus
La Rochefoucauld.
quelques autres, c’est de n’écrire plat et sur la nappe ; on le suit à trace. Il mange haut3 qui l’entoure ? (Sujet national, 2010, séries ES, S) faits et gestes de son personnage. Le moraliste a su à l’homme qu’à ses ouvrages, ce
• L’observation de la valeur générale du portrait,
point. » (La Bruyère, Les Caractères, et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; caricature du défaut au-delà du personnage. croquer sur le vif les expressions les plus mar- qui lui vaudra d’être condamné à 15
1688.) la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et quantes d’un défaut toujours vivace. jours de prison pour diffamation.

68 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 69
Les articles du Les articles du

Mères porteuses : libres ou exploitées ? y est incité. Mais que dire ici du libé-
ralisme ? La vision purement libérale
implique de laisser les gens vivre
libérale un droit à l’assistance, en dehors
des traitements thérapeutiques, bien
entendu.
ce sont ceux qui autorisent ou propo-
sent de tels commerces. C’est le marché
des ovocytes et des ventres, c’est tout
sont rémunérées pour cela. Partout où
existe cette pratique, c’est toujours un
marché, jamais un don.
comme ils le veulent, librement. Mais On peut certes parler d’un droit à le baby business et c’est l’exploitation R. O. – Mais les mères porteuses ne
Faut-il autoriser ou interdire la pratique des « mères porteuses » – la gestation pour autrui (gpa) il faut distinguer entre les «  droits la santé, et la médecine doit mettre en des femmes qui sont répréhensibles, sont pas toutes des misérables qui n’ont
– en France ? Deux philosophes engagés depuis des années sur ces questions très sensibles de de  » et les «  droits à  », c’est-à-dire œuvre tous les moyens possibles pour pas les femmes qui subissent cette ex- pas d’autre choix. Une enquête récente
bioéthique, Sylviane Agacinski (le Corps en miettes, Flammarion) et Ruwen Ogien (La Vie, la Mort, entre les libertés individuelles qui l’assurer, mais il n’y a pas de sens à par- ploitation. Si l’on fonde les échanges du Newsweek (mars 2008) montre qu’un
sont du type permission (le droit ler d’un droit de chacun à la réalisation sur le consentement éclairé, alors rien nombre croissant de mères porteuses
l’État, Grasset), débattent dans ces pages. Leurs divergences semblent irréductibles. d’aller et venir, de s’exprimer, de vivre de ses désirs sexuels ou de son désir n’empêche d’autoriser aussi l’achat ou américaines correspond à des femmes
sa vie sexuelle, d’avoir des enfants, d’enfant. C’est pourquoi il est inconve- la vente d’organes entre vivants. de militaires en activité bénéficiant de

S
ylviane Agacinski exprime dans d’abord la question de la loi. Pourquoi du xxe siècle, la notion de dignité a pris matières. Je propose des arguments etc.), bref le droit de vivre et d’agir nant de vouloir faire entrer la grossesse R. O. – Il y a beaucoup d’argent qui revenus assez aisés. Et en traitant celles
son essai Corps en miettes faut-il une «  loi de bioéthique  »  ? une place importante dans le voca- en faveur de ce second point de vue. sans en être empêché, et les « droits dans le cadre de l’assistance médicale à circule dans le prélèvement de sang, dont les choix sont plus limités comme
(Flammarion) un véritable « dé- Vous semblez douter de sa nécessité bulaire juridique et constitutionnel, J’estime que l’État ne doit pas im- à », qui impliquent une exigence et la procréation. Le recours aux organes d’organes et dans la gestation pour des victimes dépourvues du moindre
goût à devoir argumenter pour dire même… parce que les États ont éprouvé le poser par la force une conception mo- créent un devoir chez autrui. ou aux tissus d’autrui devrait rester un autrui. Cet argent sert à payer le per- libre-arbitre, est-ce que vous ne portez
pourquoi il est indigne de demander Ruwen Ogien. – Cette loi de bioé- besoin de condamner explicitement rale particulière. Comme il protège et Par exemple, le droit à la vie nous traitement exceptionnel. Le don de ga- sonnel soignant et la maintenance des pas atteinte à leur dignité ? Par ailleurs,
à une femme de mettre son ventre à thique ne contient pas des conseils de les traitements dégradants infligés défend le pluralisme religieux, il doit oblige à nourrir nos enfants et tous mètes lui-même est problématique, car hôpitaux ou des cliniques, entre autres. je ne crois pas que la rémunération,
disposition d’autrui », et s’inquiète de prudence ou des recommandations aux êtres humains. protéger et défendre, avec tous les ceux qui dépendent de nous, ou même il dépasse largement le cadre médical Finalement, les seuls auxquels on refuse toujours présente bien sûr, suffise à
l’usage marchand du corps humain. amicales. C’est une loi, c’est-à-dire des Dans l’après-Nuremberg, la moyens dont il dispose, le pluralisme à aider, dans la mesure de nos moyens, d’une thérapie. Tout cela devrait être le droit moral d’être payé ou de recevoir ruiner le caractère altruiste du geste
Ruwen Ogien de son côté, dans La obligations et des interdictions que déontologie médicale, héritière moral, c’est-à-dire le droit de chacun quelqu’un qui se trouve en danger. Nous remis à plat. une compensation pour leur contri- des mères porteuses. Les médecins sont
Vie, la Mort, l’État (Grasset), s’élève la puissance publique défend par la d’Hippocrate, devait aller plus loin à vivre selon ses convictions morales avons donc certaines obligations envers Quant au consentement, il ne peut bution à la réalisation des objectifs bien payés sans qu’on considère que
contre les ingérences de l’Etat dans la menace ou la force, par l’amende et et définir les limites de l’expérimen- profondes, dans la mesure où elles les autres comme ils en ont envers nous. aucunement fonder le droit à lui tout thérapeutiques sont les donneurs. Il y la fin de leur activité est purement
vie privée des femmes qui décident l’emprisonnement. Dans une démo- tation médicale (d’où le Code de ne causent pas de torts aux autres. Ce genre de droits appelle l’assistance seul. Il est trop évident que, s’il s’agit a pas mal d’hypocrisie dans ces affaires. vénale. Enfin, les contraintes de la ges-
de porter l’enfant d’un autre, contre cratie, il faut des raisons impérieuses Nuremberg). Mais la question n’est Par ailleurs, j’estime qu’il n’existe d’autrui et celle de l’État à travers ses de gagner sa vie, ceux qui sont dans S. A. – Voilà enfin un mot sur lequel tation pour autrui sont-elles vraiment
l’interdiction faite aux homosexuel(le) et d’une nature spéciale pour justifier plus aujourd’hui, en Europe, celle de pas d’essence du droit, qui le lierait institutions. Or il est évident, selon une le besoin sont prêts à consentir à bien nous serons d’accord : l’hypocrisie. Oui, plus infâmes que celles de l’athlète
s, aux célibataires, aux veuves et aux cette intervention violente dans la la violence d’États totalitaires. Les par nature à une certaine conception vision libérale, que ma vie personnelle des choses : à renoncer à leur intégrité elle règne notamment dans le discours professionnel qui prend des risques
veufs, aux personnes jugées «  trop vie des gens. Ces raisons ne peuvent puissances menaçantes sont ailleurs : éthique. Il y a seulement des systèmes doit être libre, mais sans que je puisse physique ou morale, et même à vendre sentimental et prétendument altruiste énormes avec sa santé et qui soumet,
âgées  » de bénéficier de l’assistance pas être de nature religieuse. Qui dans les technologies et les marchés juridiques concrets plus ou moins exiger pour autant d’être assisté pour la certains de leurs organes si rien ne les sur la gestation pour autrui, alors qu’il par contrat, son régime alimentaire,
médicale à la procréation (amp). accepterait, même parmi les croyants, voyous. Ce qui est profondément libéraux, plus ou moins répressifs. mener (par exemple, trouver un parte- en empêche. s’agit de louer des utérus. ses loisirs et jusqu’à sa sexualité au
Après les préconisations faites que la police intervienne au nom des inquiétant, à notre époque, c’est la Certains pays démocratiques, naire sexuel, ou avoir une descendance). R. O. – Sous prétexte qu’il peut R. O. – Je préfère en rester à une bon vouloir de ses employeurs ? Dans
début mai par le Conseil d’Etat, qui Évangiles  ? Mais elles ne peuvent demande de corps humains, de subs- comme la Belgique, la Grèce, le Autrement dit, la liberté n’implique servir à légitimer des situations de formule plus sobre comme « gestation de nombreux métiers prestigieux, il
recommande de «  ne pas légaliser pas être morales non plus. De même tances biologiques, c’est le besoin créé Royaume-Uni ou les Pays-Bas, tolè- pour autrui  » qui n’interdit pas de existe des contraintes corporelles 24

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aucun droit à l’enfant, et il est très domination, faut-il renoncer à faire
la gestation pour autrui  » dans que l’État démocratique, laïque et par les techniques biomédicales, et rent ou encadrent la pratique de la paradoxal d’inclure dans une vision du consentement un critère du juste réfléchir à la question difficile de la heures sur 24. Pensez aux actrices et
«  l’intérêt de l’enfant et de la mère pluraliste doit être neutre du point notamment par les techniques pro- gestation pour autrui. D’autres pas. dans les relations entre personnes ? Le rémunération. Quoi qu’il en soit, s’il n’y aux acteurs de cinéma pendant la durée
porteuse  », tout comme de ne pas de vue religieux, il doit être neutre créatives. Le corps fait l’objet d’une Il existe un critère qui permet de coût moral et politique serait, à mon a aucune raison de criminaliser la gesta- d’un tournage. Faudrait-il interdire le
étendre l’amp aux homosexuels et aux du point de vue éthique, c’est-à-dire véritable convoitise, d’abord de la part décider si tel ou tel système pénal pourquoi avis, trop élevé. Ne pas tenir compte de tion pour autrui, je ne vois pas pourquoi sport professionnel et l’industrie du
mères célibataires, le débat d’idées ne pas puiser les raisons de son inter- de tous ceux qui sont les bénéficiaires est plus ou moins libéral. Plus un cet article ? l’opinion d’une personne sous prétexte elle devrait se pratiquer dans une sorte cinéma parce qu’ils seraient contraires
et législatif est relancé. En effet, la vention coercitive dans des doctrines du marché (agences d’intermédiaires, système de dispositions pénales est qu’elle n’est pas suffisamment libre, in- de clandestinité. L’État pourrait veiller à à la dignité humaine ?
loi de bioéthique de 2004 doit être morales d’ensemble controversées. Il instituts, cliniques, médecins peu libéral, moins il contient de « crimes À la lecture de cet article, le formée, rationnelle, est une attitude qui ce que les termes du contrat soient équi- S. A. – Il y aurait beaucoup à dire sur
réévaluée courant 2010, et beaucoup ne doit pas menacer ou contraindre scrupuleux…), et de ceux dont les sans victimes », c’est-à-dire de sanc- candidat au bac de français demande à être sérieusement justifiée tables. Mais poussons plus loin votre la corruption par l’argent, y compris
pensent que le législateur adoptera au nom des idées de Kant, d’Aristote, demandes sont exacerbées par les tions contre des actes qui ne causent quittera le domaine littéraire dans une société démocratique. comparaison avec le trafic d’organes. dans le sport et ailleurs. Ce n’est pas une
les positions du Conseil d’État. Cer- de Levinas ou des «  principes de la offres technologiques (demandeurs de torts qu’à soi-même, à des adultes pour suivre un débat dont le Qui peut être habilité à décider que À votre avis, est-il plus problématique raison pour ajouter la grossesse, l’accou-
tains approuvent, comme Sylviane bioéthique ». d’enfants). consentants ou aux choses abstraites cœur est la «  réflexion sur telle ou telle personne n’est pas suffi- de mettre ses capacités procréatives à chement, et donc l’enfant, à la liste de ce
Agacinski, mais aussi l’Académie de S. A. – La neutralité religieuse de Je pense que la loi doit protéger les ou symboliques comme les dieux, l’homme ». Faut-il autoriser samment digne, informée ou ration- la disposition d’autrui que de donner qui peut se vendre et s’acheter. Quant
médecine pour qui la mère porteuse l’État n’implique pas, à mon sens, sa corps des individus économiquement les anges ou le drapeau de la nation. ou interdire la pratique des nelle ? Un collège de sociologues et de un rein ou une partie de son foie de aux mères porteuses aux États-Unis,
« remet fondamentalement en cause neutralité éthique ou philosophique. faibles contre cette convoitise. Une À l’époque des Lumières, la formule « mères porteuses » ? Sur ce métaphysiciens  ? Peut-on exclure la son vivant ? ce sont surtout des femmes de couleur,
le statut légal, anthropologique et Le droit positif, autrement dit la loi, démocratie sans limitation de la puis- « crime sans victime » signifiait qu’il sujet de société, impliquant personne visée du processus de décision S. A. – En France, le don d’organe des nonwhite. La question que des pays
social de la maternité », le généticien doit bien reposer sur une idée de ce sance par le droit serait redoutable. fallait éviter de punir le blasphème, l’éthique, l’économie, la condi- sans lui porter tort ? Est-ce que cela ne entre vivants vise à sauver des vies, civilisés doivent se poser, c’est de savoir
Axel Kahn, ou encore la ministre qui est juste ou injuste. C’est bien au Face aux techniques biomédicales, le sacrilège, le suicide, les relations tion féminine, cette discus- reviendrait pas à la traiter de façon pas à satisfaire une demande. Il est si l’enfantement doit entrer dans le
Roselyne Bachelot. D’autres réprou- nom d’une certaine idée de l’homme, qui posent des problèmes humains sexuelles entre adultes consentants. sion entre deux philosophes paternaliste, condescendante, humi- autorisé, à titre exceptionnel, entre des domaine de l’industrie et sur le marché
vent, et proposent un encadrement de son humanité, de ce à quoi il a « na- inédits, les États ne sauraient re- Essayons de préserver cet esprit des est un exemple significatif liante  ? Ne serait-ce pas une injustice membres d’une même famille, excluant du travail. Si l’on répond oui, demain, en
des pratiques de gestation pour turellement » droit, que la Déclaration noncer à leur responsabilité. Vous Lumières. Aujourd’hui, la gestation de dialogue argumentatif. aussi grave que celle qui consiste à se tout paiement. Il n’en pose pas moins, France, une femme pourra se demander
éviter que les femmes françaises se des droits de l’homme a été écrite. Il semblez ne voir toujours que le rôle pour autrui pourrait parfaitement Deux conceptions opposées servir du consentement formel pour c’est vrai, de difficiles problèmes. Quant si, en portant un enfant pour autrui,
rendent à l’étranger, comme la sé- s’agissait de placer la loi au-dessus répressif de la loi et de l’État. être classée dans la catégorie des se confrontent, chaque in- justifier des rapports de domination ? à l’usage des organes d’une personne elle ne pourrait pas payer son loyer ou
natrice socialiste Michèle André, la de l’arbitraire du pouvoir de l’État, et R. O. – Je ne prône pas du tout « crimes sans victimes ». En effet, il terlocuteur rebondissant sur S. A. – Le paternalisme n’a rien à pour fabriquer l’enfant d’une autre et ses études.
secrétaire d’État à la famille Nadine de protéger les citoyens des atteintes le désengagement de l’État dans le serait injuste de pénaliser un arrange- les arguments de l’autre. il voir avec la loi, parce qu’il désigne une en accoucher, il est intrinsèquement R. O. – Je ne crois pas que le meilleur
Morano, ou encore l’historienne des à leur liberté, d’où qu’elles viennent, domaine biomédical. Je me demande ment entre personnes consentantes est également intéressant protection personnelle. Vous jouez à inadmissible, parce qu’il consiste à moyen d’aider quelqu’un à échapper à
idées Élizabeth Badinter qui entend c’est-à-dire aussi d’autrui, de n’im- seulement si l’État est habilité à défi- en principe, qui ne vise nullement d'observer les moyens rhé- contre-emploi en dénonçant l’humilia- traiter un être humain comme une la misère soit de lui interdire d’utiliser
« reconnaître à la femme la maîtrise porte quel pouvoir. La loi doit à la fois nir la meilleure façon de procréer et à causer des torts à des tiers, surtout toriques utilisés  : choix des tion de ceux que l’on veut protéger des machine ou un animal d’élevage. Dans le peu de ressources dont il dispose. De
de son corps  » – même pour porter garantir les libertés fondamentales de mourir et à l’imposer à tous par pas à l’enfant à naître. exemples, formules provoca- marchés du désespoir et des contrats dé- un troupeau, les femelles servent à faire telles interdictions ajoutent une misère
l’enfant d’un autre. et les rendre compatibles entre elles. la menace et la force, ou si sa tâche S. A. – Les motifs de nos choix trices, questions rhétoriques, gradants. Mais ce ne sont pas les mères des petits, dans l’intérêt de l’éleveur. On à une autre misère.
Sylviane Agacinski. – Par quoi Elle peut interdire pour autant qu’elle ne consiste pas plutôt à protéger sont très complexes, et l’on peut être connecteurs, etc. porteuses ou ceux qui vendent leurs voudrait que des femmes servent de S. A. – Cela signifie que vous faites
commencer ? Nous pourrions poser protège. De plus, depuis les barbaries les conceptions de chacun en ces victime de soi-même, surtout si l’on organes qui sont condamnables, non : femelles reproductrices parce qu’elles entrer la chair, les organes et l’être

70 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 71
Les articles du Les articles du

vivant lui-même parmi les «  res-


sources » possibles. Je pense au contraire
que la loi a un rôle civilisateur, et qu’elle
et donc par l’acceptation individuelle,
sans considérer le système économique
et social dans lequel les individus sont
R. O. – Croyez-vous vraiment que, s’il
n’y avait plus de riches ni de pauvres,
plus personne n’aurait l’idée ou l’envie
quoi on devrait considérer autrement
la mère porteuse. Il ne faut pas oublier
qu’en laissant l’enfant à la naissance aux
Zemmour le dézingueur dézingué
doit exclure des échanges marchands situés. Le droit n’est pas fait pour en- de mettre ses capacités reproductives parents d’intention, la mère porteuse ne Le journaliste voudrait être reconnu pour ses talents d’écrivain. Mais c’est en qualité de polémiste
la substance de l’être humain. Que les courager les contrats masochistes. Nous à la disposition d’autrui  ? Pour expri- leur transfère pas des droits d’utiliser du samedi soir, aux dérapages pas toujours très contrôlés, qu’il s’est fait connaître du grand public.
cellules prélevées, ou le sang, une fois sommes tous responsables des règles du mer votre indignation à l’égard de la l’enfant comme un objet, ou le traiter
transformés en produits, aient un cer- jeu qui font une société, et donc de ce gestation pour autrui, vous utilisez sys- comme un esclave, mais des devoirs

F
tain coût, et même un prix, est une autre qui doit être ou non institué ou exclu. tématiquement le mot « marchandisa- d’éducation et de protection. atigué, Eric Zemmour. Épuisé, loupe à deux reprises le concours favorable à l’assimilation, mais re- Il teste ses idées dans des émissions
question. Mais une personne ne doit pas Par exemple  : de l’âge de la majorité tion ». C’est une autre façon d’interdire S. A. – La plupart des fiv sont faites même. On le sent fébrile, dans de l’ena. Il sera donc journaliste, jette l’intégration à la française, trop de divertissement. Faute de mieux,
être exposée à se mutiler ou à sacrifier ou de la retraite, de ce qui est dû aux le débat. Qui oserait affirmer qu’il est avec les cellules sexuelles des parents. ce café parisien, où il enchaîne avec un but : quitter l’anonymat des peu exigeante à son goût envers les il se lâche chez Thierry Ardisson ou
ses organes et sa vie intime pour un enfants (l’éducation), aux vieillards pour la « marchandisation » ? Mais tout Mais acheter des cellules ou un em- les rendez-vous. Certes, il veut bien foules d’écrivants. Il y est parvenu, immigrés. chez Laurent Ruquier. « Ils sont les
salaire, quel qu’il soit. C’est une forme (l’assistance), aux malades (les soins). cela n’aide pas à clarifier les questions bryon, comme cela se fait en Californie, rencontrer des journalistes. « Mais dans des proportions qui dépassent Ainsi, lui, le juif pied-noir, a seuls à être venus me chercher, ex-
de corruption. L’éthique est partout à l’horizon du que tout le monde continue de se poser. c’est déjà acheter un bébé. Quant aux à une condition, que vous parliez de largement ses espérances. « Croyez- donné à ses trois enfants des pré- plique Éric Zemmour. Longtemps,
R. O. – Mais s’il n’y a rien d’indigne droit. C’est aux sociétés humaines de Ainsi, les conclusions morales et poli- femmes, je maintiens qu’il revient à la mon livre. » Il sort donc ces jours- vous vraiment que j’aie programmé noms issus du calendrier chrétien. les élites européistes m’ont fermé
ou de moralement répugnant dans le dire, au moyen de la loi, le cadre de tiques qu’il faudrait tirer de l’existence loi de protéger leur corps, parce qu’il fait ci son dixième livre, Mélancolie tout ça ? », interroge-t-il. « Tout ça », Il n’est pas d’extrême droite, même les portes. Ce n’est même pas une
fait de porter un enfant pour quelqu’un ce qui est humain ou non. D’autant de marchés de biens qui, d’après vous, l’objet de convoitises spécifiques, dans française, chez Fayard. Ça devrait c’est ce scandale déclenché par ses si ses petites phrases font le miel course au fric, mais j’ai découvert
d’autre, en quoi proposer à quelqu’un que, dans le cas de la procréation, ce devraient complètement échapper au l’ordre de la sexualité et de la procréa- marcher, vu le battage entretenu au- propos, chez Thierry Ardisson. « La des courants politiques radicaux. que les vrais maîtres-penseurs, c’est
de le faire serait-il une « corruption » ? n’est jamais un individu tout seul qui commerce sont loin d’être évidentes. tion, et qu’elles sont économiquement tour du bonhomme. D’autant que, plupart des trafiquants sont noirs Il se dit de tradition gaulliste, voire là-bas qu’on les trouve, c’est dans ces
S. A. – Certes, si tout est vendable, est en cause : c’est la relation entre les L’existence d’un trafic d’organes n’a les plus démunies. comme d’habitude, il y dégomme et arabes, c’est un fait », balance-t-il bonapartiste. S’oppose ainsi au fé- émissions que se forge le politique-
comme vous le suggérez, le concept générations. La maternité pour autrui jamais conduit à la conclusion qu’il faut R. O. – Protéger les gens d’eux-mêmes joyeusement quelques tabous, cite tout de go. déralisme européen, en antilibéral ment correct. »
même de corruption s’évanouit, fait entrer l’enfantement dans l’ordre interdire le don d’organes. Pourquoi et empêcher qu’on profite de leur pau- l’empereur romain Théodose, l’his- Des phrases comme celles-là, il convaincu. Pourfend ce qu’il consi- Tout le monde s’y retrouve. Les
puisque la corruption consiste à pro- du travail social. Dans le monde, seules le trafic de mères porteuses devrait-il vreté n’est pas du tout la même chose. torien Edward Gibbon, Charles de en est coutumier. « Je pourrais assez dère comme une féminisation de la producteurs des émissions, bien sûr,
poser d’acheter un bien en principe les femmes pauvres vendent leurs ovo- conduire à la conclusion qu’il faut inter- Par ailleurs, je ne pense pas que le droit Gaulle ou Karl Marx. Du Zemmour facilement défendre la peine de société. Assure que Noirs et Blancs qui font du buzz. « Les polémistes
non vendable ! cytes ou louent leur utérus. Légaliser ce dire la gestation pour autrui, même non du travail pourrait avoir pour fonction dans le texte, érudit, fanfaron, po- mort », dit-il, en septembre 2009. Le forment deux races distinctes, fus- ou les snipers sont là pour flinguer,
R. O. – La question de savoir ce qui commerce, cela revient à autoriser les exclusivement commerciale ? de limiter la valeur du consentement lémiste. Narcissique, aussi. «  Mon 6 mars, sur France Ô, le journaliste tige l’antiracisme des années 1980, estime François Jost, sociologue.
est vendable ou pas est une question riches à se servir du corps des pauvres. S. A. – Parce que l’enjeu n’est pas de des citoyens, qui est une des sources livre, c’est le stade suprême du jour- s’essaie à un provocant « La discri- cette « cause de bien-pensants »... Le Ils sont un élément essentiel de
complexe à laquelle on ne peut pas R. O. – La façon la plus juste d’em- savoir si une mère porteuse est plus principales de la légitimité démocra- nalisme », dit-il. mination, c’est la vie  », précisant besoin d’exister ? « Pas du tout, ré- la dramaturgie d’un talk-show.  »
répondre par des slogans. Pensez aux pêcher que des femmes en viennent à ou moins bien rémunérée, mais si les tique. Si c’était le cas, il faudrait ré- À 51  ans, il est l’homme qu’on toutefois que « la vie est injuste »... pond-il. Je combats le politiquement Les téléspectateurs se pressent,
débats interminables que suscite le droit porter des enfants pour les autres par organes d’une personne peuvent être former ce droit pour le rendre plus adore aujourd’hui détester, tout Voilà, un scandale après l’autre, correct, je prends des risques, et les avides d’assister aux numéros de
d’auteur. Certains déclarent qu’ils sont pure contrainte matérielle n’est pas de mis au service d’autrui. Que devient le démocratique. Gardons-nous aussi de autant qu’on déteste l’adorer. Éric Zemmour se construit, accu- gens aiment ça. Le vrai marxiste, ce bretteur endiablé. Éric Zemmour
le leur interdire, et de les punir si elles respect des personnes et de leur corps, sacraliser le droit du travail tel qu’il c’est moi, je parle du capital, du ne compte plus ses collaborations

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contre l’ordre marchand en général, «  C’est un militant de lui-même, mule les ennemis, les rancœurs.
mais pour que les artistes soient payés ne respectent pas l’interdiction. C’est de avec de telles pratiques  ? En général, existe, car il n’empêche ni l’exploitation il est devenu son propre objet  », «  J’ai pourtant l’impression d’être travail... » médiatiques  : RTL, France 2, RFO,
pour leurs œuvres. Cela montre la tout faire pour améliorer leur condition même aux plus pauvres, les sociétés massive des travailleurs ni la précarité comme aime à le décrire le jour- utile...  », dit-il. Ses admirateurs Éric Zemmour est-il seulement Histoire. On l’invite partout, on se
confusion qui entoure ces questions ! matérielle, afin qu’elles ne se sentent laissent une petite marge de vie, d’au- de l’emploi. En ce qui concerne les mères naliste Philippe Tesson, qui fut l’accompagnent d’émission en de ce temps, de notre époque ? Dans l’arrache, sur tous les thèmes. Une
S. A. – Le corrupteur est celui qui pas contraintes de se livrer à cette ac- tonomie au-delà de leur travail. C’est porteuses, tout ce que le droit du travail l’un de ses premiers employeurs, chronique, tentent tant bien que ses livres, il parle d’une France rê- revanche ? « Si cela veut dire sortir
achète, le corrompu celui qui se laisse tivité. Dans les cas que vous évoquez, leur existence élémentaire, privée pourrait garantir dans son état présent, au Quotidien de Paris. Éric Zem- mal de suivre les méandres de ses vée, différente. On en ressort avec de son milieu et grimper dans les
acheter. Nous touchons ici le fond de c’est la misère qu’il faudrait interdire (Marx disait précisément «  leur vie c’est que les mères porteuses soient bien mour, né à Montreuil-sous-Bois réflexions. Il a un avis sur tout, des images de royaume assiégé, hauteurs de la société, alors oui,
la question  : l’enfantement et l’enfant et non les mères porteuses. Mais il est biologique  »), celle pendant laquelle traitées et correctement rémunérées, ce (Seine-Saint-Denis), fils de Roger souvent argumenté. Ce n’est pas d’empire sur le déclin. «  Chez toi, répond Éric Zemmour. Pendant
doivent-ils être des objets de transaction vrai qu’il est plus facile d’interdire les ils vivent pour eux-mêmes, mangent, qui serait la moindre des choses. Encore Zemmour, ambulancier, a atteint un penseur. Plutôt un lecteur il n’y a que du pessimisme  », lui quinze ans, on ne m’a jamais rien
et de commerce ? La réponse que nous mères porteuses. dorment, s’amusent, aiment, font des faudrait-il, pour cela, que la gestation l’un de ses objectifs. « J’ai toujours assidu, compulsif, qui agrège ses dit un jour le metteur en scène proposé... »
donnons à cette question dépend de S. A. – Bien sûr, le premier devoir des enfants et les élèvent. Si cette marge pour autrui soit légalisée. voulu être écrivain, depuis l’âge de connaissances pour créer un cor- Bernard Murat. Il va même jusqu’à Pendant quinze ans, il n’a donc
l’idée que nous nous faisons de l’hu- États est de lutter contre la précarité et elle-même peut être achetée, utilisée, S. A. – D’où vous vient cette confiance 12 ans », se souvient-il. pus idéologique. On le traite de exhumer de vieilles citations du été « que » journaliste, du Quotidien
manité et de la civilisation. Une femme la pauvreté. Mais cela ne permet pas contrôlée et entrer au service d’autrui, aveugle dans le consentement ? Je croyais Il grandit dans un quartier po- réactionnaire, il assume. Il vomit général de Gaulle pour appuyer de Paris au Figaro, puis au Figaro
est un être humain. Sa vie biologique d’approuver la corruption des pauvres que reste-t-il de la vie de quelqu’un  ? votre regard cynique, je me demande s’il pulaire parisien. On ne croule pas le «  politiquement correct  », les son discours sur l’intégration Magazine. Dans la profession, il
n’est pas séparable de sa vie tout court, par les riches et, avec la mondialisation On entre dans une forme d’aliénation n’est pas idéaliste ! Le consentement est sous l’argent, chez les Zemmour, discours prémâchés, veut croire impossible des immigrés. «  Ceux n’a pas que des amis. « C’est un for-
de sa biographie. Faire de sa chair l’ins- du marché procréatif et de certains tra- organique. Et puis, avec la grossesse et nécessaire, mais il n’est pas suffisant, venus en France pendant la guerre qu’aujourd’hui les leaders d’opinion qui prônent l’intégration ont une midable journaliste, mais aussi un
trument d’autrui, c’est la déshumaniser. fics d’organes, l’exploitation des femmes l’accouchement, ce n’est pas seulement puisqu’il est faussé par les inégalités d’Algérie. La mère, Lucette, figure sont ceux qu’il défie sur les plateaux cervelle de colibri...  », avait ainsi redoutable solitaire, doté d’une très
Je sais bien que l’aliénation des femmes des pays pauvres par les pays riches. le corps de la mère qui est aliéné, c’est et les besoins économiques. Et puis, adorée, veille sur son fils. Il en- de télé, tels le chanteur Christophe déclaré le vieux chef d’État. Serge grande suffisance, souligne Philippe
est très ancienne, mais les considérer De jeunes Indiennes n’auraient jamais l’enfant qui fait l’objet d’un marchan- pour revenir à nos premières questions, chaîne les succès scolaires, mais Willem ou le comique Ramzy. Il est Moati, réalisateur classé à gauche, Tesson. Un garçon rare, irritant et
comme des «  gestatrices  » agréées et pensé à louer leur utérus si des clients, dage. Comparer la gestation pour autrui pourquoi se passer d’Aristote, de Kant, ou a invité plus d’une fois Éric Zem- agaçant, à l’égocentrisme dévorant.
salariées, c’est nouveau. Cela revient à étrangers pour la plupart, n’avaient été à un don d’organe, c’est faire comme si de Levinas, et j’ajouterai, de Jonas pour mour à « Ripostes », l’émission qu’il Au Quotidien, il était rejeté par la
traiter le ventre féminin comme une demandeurs d’enfants et si l’Inde avait l’enfant était un organe, lui aussi. penser le droit ? Peut-on traiter, chacun pourquoi cet article ? présentait sur France  5. «  C’est un rédaction. » Au Figaro, qu’il rejoint
sorte de four à pain. interdit cette pratique. À Chypre, à Kiev, R. O. – L’idée qu’avec les mères por- pour soi, la question de l’humain ? formidable analyste qui a le goût du en 1996, on ne l’apprécie guère non
R. O. – L’image ne me paraît pas très des femmes acceptent des stimulations teuses on consacrerait la vente d’enfant R. O. – On peut avoir aussi des raisons Le candidat au bac lira avec intérêt ce portrait d’Éric Zemmour. Écri- paradoxe, explique-t-il. Un type très plus. Drôle de type, fiévreux, au sou-
heureuse. Les fours à pain n’ont rien à ovariennes dangereuses pour produire est une exagération rhétorique. Per- de penser que le droit et la morale de- vain et journaliste, il collectionne les polémiques suscitées par son aigu, d’une intelligence décapante. Il rire désarmant. Naïf et cruel. Nicolas
dire sur ce qui leur arrive. Les mères por- des ovocytes en plus grande quantité et sonne ne pense que les parents ayant vraient rester séparés. refus assumé du « politiquement correct ». Gérard Davet souligne n’a rien d’un raciste, il aime secouer Beytout, ancien patron de la rédac-
teuses, si, même dans les pires des cas. toucher de misérables primes. La réalité, payé 20 000 euros à une équipe médi- Débat organisé par le paradoxe : Éric Zemmour est à la fois un produit du microcosme les idées. » tion du Figaro, ne le supportait pas.
S. A. – Soit  ! Mais, à nouveau, vous c’est l’émergence d’un sous-prolétariat cale pour une fécondation in vitro ont Frédéric Joignot. intellectuel parisien et la voix de la « France profonde ». Tout en Évidemment, à trop parler, Eric Au service politique du quotidien,
légitimez tout par le consentement, biologique féminin. « acheté un bébé ». Je ne vois pas pour- (19 juin 2009) délivrant des informations précieuses sur les enjeux des débats Zemmour collectionne les po- on surveille donc ce dézingueur,
actuels autour de l’identité nationale, l’article de Gérard Davet est lémiques, il les arbore, telles des dont les articles se font rares. Ar-
aussi un modèle de portrait charge. décorations arrachées à l’empire rive Étienne Mougeotte, chantre du
du tempéré, du conformisme mou. libéralisme, qui décide d’exiler ce

72 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 73
Les articles du

souverainiste au Figaro Magazine. et les Arabes  ». Il a écrit à la Ligue de gauche. » Ses amis le mettent en l’enfer, les jeux du cirque. Lui qui
Avant d’envisager, après ses propos internationale contre le racisme et garde. À trop se disperser, on devient est à la fois introverti et extraverti,
sur les « trafiquants », de le licencier, l’antisémitisme (Licra), qui souhai- partie intégrante d’un système que du coup, on l’enferme dans un per-
purement et simplement. « Ça m’a tait le poursuivre en justice. «  Ce l’on voudrait pourfendre. sonnage. Reviens à l’écriture, Éric ! »
dépassé, j’ai été peiné, dit Éric Zem- n’est pas une lettre d’excuses, dit-il, L’ancien secrétaire d’État à la jus- Il est un vrai paradoxe vivant. Ce
mour. Étienne Mougeotte ne m’a mais une lettre d’explications. Dans tice Pierre Bédier connaît l’homme pur produit du microcosme parisien
même pas parlé.  » Finalement, le cette histoire, j’ai été la victime de par cœur. Ils se sont rencontrés est devenu le héraut d’une France
patron de la rédaction est revenu certaines associations qui veulent sur les bancs de Sciences Po, avant profonde. Son discours aux accents
sur sa décision. La Société des jour- me faire la peau. » qu’Éric Zemmour ne tente le frontistes, évidemment récupéré
nalistes du Figaro a pris la défense Il accuse Thierry Ardisson d’avoir concours d’entrée à l’ena. «  C’est par les extrêmes, encensé dans la
du trublion cathodique. « Moi qui
ne croyais pas être populaire...  »,
spectaculairement mis en scène ses
excès de langage. Il sait bien que,
mon ami, je l’aime, assure l’ancien
élu ump. Son problème, c’est qu’il
blogosphère, projette une image
trouble qui n’est pas réellement
enseignement de littérature
s’étonne Éric Zemmour. souvent, il va très loin. Il suffit de le est passé de l’écrit à la télé, et ce mo- la sienne.
Et puis les lecteurs se sont bousculer un peu. « Faut pas que je dèle fait pour la ménagère de moins « Je n’ai de haine pour personne, première l
manifestés. En nombre, pro-Zem- m’énerve... », admet-il. Mais peut-on de 50 ans est réducteur. Lui qui vit dit Éric Zemmour. Cette histoire,
mour pour la plupart. Il ne veut «  secouer les idées  » en fin de soi- sa France de manière viscérale est c’est celle d’une chasse moralisa-
pas d’un parallèle avec l’humoriste rée, face à Lady Gaga ou Christophe devenu prisonnier d’un système. » trice au dérapage, on tue pour sauver
de France  Inter Stéphane Guillon. Willem  ? «  Il n’est pas calculateur, Isabelle Balkany, élue ump des l’âme de l’hérétique. » Éric Zemmour
«  Lui, c’est un acteur comique, dit pas cynique, simplement, il est de Hauts-de-Seine, ne dit pas autre serait donc ce Torquemada des same-
Éric Zemmour. Il est l’incarnation la galaxie Gutenberg, il n’a pas les chose. Elle le connaît bien, son Éric dis soir, un inquisiteur soumis, à son
du conformisme absolu, le faux codes de la télé, décrypte son aco- Zemmour. « Il n’est pas xénophobe. tour, à la question.
rebelle parfait. » Éric Zemmour est lyte des plateaux télé, l’écrivain Éric Mais je lui dis "Bien fait !" Je suis allée Gérard Davet
revenu sur ses propos sur « les Noirs Naulleau. Mais, au fond, c’est un type chez Ruquier à deux reprises, c’est (1er avril 2010)

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74 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

REPÈRES
Une langue officielle ?
Pour simplifier la gestion admi-
Vers un espace culturel disciplines nouvelles, d’autre part, et surtout, en osant
approcher au plus près des textes sacrés.
Les savants du Collège traduisent la Bible en français
et ils commentent ce texte, ce qui passe aux yeux des
En Allemagne, les croyants éprouvent un sentiment
de rejet vis à vis de nombreux abus ou dérives de
l’Église : conduite indigne de certains ecclésiastiques,
importance trop grande accordée aux rites et sur-
Repères
Une étiquette a posteriori.
Le terme « humanisme » ne désigne

européen : Renaissance
nistrative du royaume de France tenants de la tradition pour une quasi-hérésie. En réalité, tout trafic d’indulgences (« commerce » par lequel pas spécifiquement la pensée du
et assurer sa centralisation, les commentaires de la Bible étaient déjà nombreux au les pécheurs pouvaient racheter leurs erreurs en xvie siècle. Créé en 1765 en plein siècle
François Ier promulgue, en 1535, Moyen Âge. Mais la découverte de nouveaux manuscrits payant l’Église). Luther lance alors le mouvement des Lumières, il signifie alors « phi-
l’édit de Villers-Cotterêts qui fait et la véritable nouveauté est de vouloir produire un de la Réforme qui vise le domaine ecclésiastique, lanthropie » (intérêt pour l’homme).
du français la langue officielle de texte débarrassé des contresens accumulés par les mais aussi les structures sociales et politiques. La Ce n’est que dans la seconde moitié
juridiction. Cependant, le peuple
continue à utiliser les diverses
langues régionales  ; c’est la
Révolution qui décrètera le français,
et humanisme copistes. Cette volonté entraîne une mise à distance cri-
tique de la tradition, que les théologiens de la Sorbonne
supportent difficilement.
Le Collège royal est également la manifestation de
Réforme rejoint l’humanisme dans le refus d’une
tradition sclérosée et le désir du retour au sens, au
vrai, à l’aide d’une érudition maîtrisée.
du xixe, au moment où les historiens
tentent de définir les époques his-
toriques et les courants de pensée,
qu’on l’applique aussi aux idées de

L
« langue nationale ». ’humanisme est un mouvement intellectuel et culturel qui l’une des grandes ambitions de l’humanisme : l’am- Humanisme et Europe la Renaissance. Les « humanistes »
bition pédagogique. En effet, tous les humanistes Le mouvement humaniste ne peut pas être cir- sont ainsi nommés parce qu’ils font
La Pléiade s’est épanoui pendant la Renaissance. Il a conduit à une ont contribué à la diffusion du savoir. Les manuels conscrit dans un espace restreint – de l’Italie à l’Al- porter leur réflexion sur des dis-
La rencontre de Ronsard et Du Bellay nouvelle vision du monde et à de nouveaux modes de de grammaire, les traductions, les dictionnaires sont lemagne, en passant par la France –, non seulement ciplines à dimension « humaine »
aura une influence déterminante des outils essentiels mis à la disposition des étudiants, il a circulé dans l’Europe entière, mais encore il a (philosophie, arithmétique, etc.), par
sur la poésie française. Au collège de connaissance à travers une remise en cause des traditions. Il mais aussi des hommes de la bonne société désireux contribué à la constituer. opposition aux dogmes dispensés
Coqueret, ils étudient les Anciens sous est, en effet, et comme son nom le souligne, une affirmation de de se cultiver. Plusieurs éléments font l’originalité de par l’enseignement théologique.
la conduite de l’humaniste érudit
Dorat. Ils formeront, avec cinq
l’homme et une réflexion sur la place de celui-ci dans l’univers. cette pédagogie :
– refus du jargon spécialisé et obscur ;
L’imprimerie permet la diffusion de l’écrit  ; les
voyages sont des moyens de connaissance «  ex-
Léonard de Vinci (1452-1519), à la
fois ingénieur, architecte, peintre
confrères, un groupe d’abord – volonté de faire du manuel, non une fin en soi, mais périmentale  » de l’ailleurs et du différent ; les et anatomiste, incarne cet idéal de
nommé la Brigade, puis la Pléiade, Pétrarque (1304-1374) est un poète lyrique nourri de un « passeur » (l’objectif d’une grammaire n’est pas de échanges artistiques et les liens politiques aux l’humaniste curieux de tout et aux
en hommage aux poètes grecs de culture antique et, en particulier, de Cicéron et de faire collection des règles mais de permettre la lecture xve et xvie  siècles montrent l’humanisme comme talents multiples. Même s’il n’a pas
l’époque alexandrine. Du Bellay aura Virgile. À partir de ces références, il élabore une œuvre directe des auteurs anciens) ; un souffle passant au travers des frontières. En reçu une formation précisément
la charge de rédiger le manifeste personnelle – à la fois en langue latine et en italien – exercices d’application ; Angleterre, où les universités d’Oxford et Cambridge humaniste, Vinci vit dans le même
du groupe, dont le titre, Défense et – qui va être admirée et imitée aux xve et xvie siècles, – réflexion sur la façon dont l’éducation peut être « effi- accueillent l’enseignement nouveau, Thomas More univers de valeurs que les érudits.
Illustration de la langue française est notamment en France. En parallèle, il travaille sur des cace » (refus de la brutalité et d’une trop grande sévérité est l’auteur d’une œuvre novatrice  : Utopie (1516). Comme ces derniers, les artistes
déjà un programme. Il s’y prononce manuscrits latins et grecs. En effet, l’imprimerie, qui au profit d’une attention accordée aux enfants, tentative Aux Pays-Bas, Érasme, surnommé « le prince des sont fascinés par les mystères de
contre l’usage du grec et du latin apparaît aux alentours de 1455, facilite la diffusion de d’abolition des classes sociales, mise en place d’un temps humanistes  », publie L’Éloge de la folie (1509). En l’univers et cherchent à les appro-

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dans la création poétique, non par la pensée grecque dans toute l’Europe. de « relâche », d’activités variées, de discussions libres Espagne, l’humanisme est également très présent cher. Tous désirent mieux connaître
refus des Anciens dont il a, comme Dans la seconde moitié du xve  siècle, Marsile Ficin avec le maître, etc.). mais doit composer avec le dogmatisme catholique, le monde, dans sa surface comme
ses compagnons, longuement étu- traduit et commente les œuvres du philosophe L’humanisme chercher aussi à former des orateurs, ses contraintes, et son bras effrayant, l’Inquisition. dans sa profondeur.
dié les œuvres, mais au contraire grec Platon. Il cherche, dans ses écrits, à concilier la c’est-à-dire des hommes maîtres de leur parole et
pour mieux en assumer l’héritage.
Il propose d’en imiter les « genres »
philosophie antique et la théologie chrétienne et
exprime l’idée selon laquelle la grandeur humaine
capables d’analyser la parole d’autrui : deux conditions
qui permettent à chacun de devenir véritablement Conclusion
Dates clés
mais dans un français enrichi par ne peut se comprendre que dans un univers ordonné « citoyen » et libre. L’humaniste cherche en effet une L’humanisme est donc un mouvement qui dépasse 1440 : Perfectionnement par Guten-
les créations lexicales des auteurs. par une puissance créatrice : Dieu. expression juste et précise, mais aussi plaisante et le cadre d’un pays. Du point de vue temporel, il est berg des procédés de l’imprimerie
Lui-même introduit le sonnet dans Pic de la Mirandole (1463-1494), autre grande figure émouvante, une expression imprégnée des modèles également difficile de lui donner des limites précises. (usage des caractères mobiles en
la poésie, avec son premier recueil, des débuts de l’humanisme, présente, dans le Discours des grands auteurs, non pas pour les copier servilement, Certains posent la chute de Constantinople comme plomb et de la presse à imprimer).
L’Olive. sur la dignité de l’homme (1486), des formules pou- mais pour mieux dire la spécificité de sa propre voix. point de départ (1453) et l’affichage des articles de 1492 : Découverte de l’Amérique par
vant être prises comme les devises des humanistes, Le langage est alors à la fois porteur de beauté et de protestation de Luther contre le pape comme limite les Européens.
Le sonnet par exemple : « Dépendre de sa propre conscience vérité. Capable d’humour, usant de tous les registres finale (1517). Ces dates ont cependant quelque chose 1515-1547 : Règne de François Ier qui
D’origine italienne (Pétrarque), le plutôt que des jugements extérieurs ». (cf. Rabelais), il est manifestation de liberté, sans jamais d’artificiel et de restreint. Elles ne rendent pas compte favorise un développement impor-
sonnet est introduit en France à être un pur jeu formel. de la multiplicité d’un mouvement qui prend ses tant des arts et des lettres sous l’in-
l’aube du xvie siècle. Formé de 14 vers, Les principes humanistes Le programme du Collège, ou d’autres écoles, révèle racines dans le Moyen Âge, pénètre bien avant dans fluence de la Renaissance italienne.
répartis en deux quatrains et deux L’humanisme en France est souvent associé à également que l’humanisme se veut multiple  : les le xvie  siècle, jusqu’à Montaigne qui, malgré son 1535 : Édit de Villers-Cotterets.
tercets, il est devenu, dans sa conci- l’imprimerie. Il est vrai que les imprimeurs de la sciences accompagnent les lettres, ainsi que les arts. scepticisme, reste imprégné des ambitions et des 1549 : Publication de Défense et illustra-
sion et le raffinement de ses rimes, Sorbonne, mais aussi ceux de Lyon, sont des savants Comme le montre l’opposition entre le Collège royal principes humanistes. tion de la langue française (Du Bellay).
le joyau de l’art poétique, invitant Érasme par Hans Holbein le Jeune, 1523. ou poètes, même si l’humanisme n’a pas « attendu » et la Sorbonne, l’humanisme et la religion ont des 1562 : Début des guerres de religion
chaque génération à se dépasser. l’imprimerie pour naître, et que la recherche d’une liens à la fois serrés et lâches. Serrés, parce que les entre catholiques et protestants.
C’est le cas au xixe siècle, où, renouvelé culture nouvelle a précédé cette invention essentielle. humanistes entreprennent leurs études pour aller 1572 : Massacre de la Saint-Barthé-
par Baudelaire, il devient la forme Les origines Guillaume Budé, juriste et érudit, est justement l’un de plus en profondeur dans la compréhension des textes, UN ARTICLE DU Monde lemy  : une partie de la noblesse
fétiche de la génération parnassienne Au xvie siècle, un humaniste est un professeur qui ces savants. En 1530, sous l’impulsion de François Ier, il et pour approfondir leur foi. Lâches, parce que leurs À CONSULTER protestante et des milliers d’ano-
(Leconte De Lisle, Heredia) puis de enseigne les «  humanités  », c’est-à-dire la gram- fonde le Collège royal, devenu aujourd’hui le Collège connaissances les mènent à une mise en doute de l’en- nymes sont massacrés sur l’ordre
Mallarmé. Le schéma de rimes est maire, la rhétorique et le commentaire des auteurs. de France. Cette institution enseigne non seulement seignement traditionnel de la religion, de sa doctrine, • La leçon de Rabelais, les yeux de Catherine de Médicis.
en général le suivant : Ces matières permettent aux étudiants de devenir les matières traditionnelles, c’est-à-dire la grammaire et de ses pratiques. et les oreilles p.80-81 1589 : Accession d'Henri IV au trône
– rimes embrassées (abba) dans les des hommes au sens noble du mot, c’est-à-dire des et la rhétorique, mais aussi le latin, le grec, l’hébreu, Érasme, humaniste des Pays-Bas, est ainsi l’auteur (Jean Céard, 25 mars 1994) de France. Il pacifie le royaume.
quatrains ; hommes ayant une connaissance du beau, du vrai et la médecine, les mathématiques, etc. d’une traduction de la Bible jugée dangereuse par 1598 : Publication de l’Édit de Nantes
– schéma (ccd) (ede) ou (ccd) (eed) du bien à la fois. L’humanisme correspond ainsi à un Le Collège royal se démarque de la Sorbonne, et les partisans de la tradition (malgré l’absence de qui libéralise le culte de la religion
dans les tercets. idéal de dignité et de liberté humaine. s’oppose même à elle : d’une part en proposant des condamnation du pape). protestante.

76 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 77


Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

Repères
Lecture méthodique Personnages
tyran est un homme comme un autre, pourtant
il les domine.
Deux figures de style essen- Les bons outils b) Le tyran, un homme surhumain importants
tielles de la provocation. Observer les procédés littéraires Le tyran semble donc décupler les capacités d’un seul
de la provocation : Grands noms de l’humanisme.

à l'oral : Explication
homme (expressions hyperboliques : « vous maîtrise
Hyperbole – emploi des pronoms (présence tant », « tant d’yeux », « tant de mains », « les pieds
L’hyperbole est une figure de style et place du vous en particulier) ; dont il foule vos cités »). Érasme (1467-1536), à la source de
qui consiste à mettre en relief une – figures de style (questions la Renaissance intellectuelle
notion, une idée, par l’exagération rhétoriques, hyperbole) ; III. Clé de cette contradiction : les hommes créent D’origine hollandaise, Érasme reprend
des termes employés. Ainsi, par – organisation des phrases renversant eux-mêmes les conditions de leur esclavage. des études à Paris, à l’âge de 25 ans,
le rapport sujet/ objet.

d’un extrait d’Étienne


exemple, dans « J’ai mille choses à a) Le tyran, une création de tous auprès des humanistes français. Il
te dire ! », l’exagération passe par le Phrases renversant le rapport sujet/objet : le « vous » publie en 1500 ses Adages et en 1511,
choix de l’adjectif numéral « mille ». devient agent. C’est donc lui qui fait le tyran. son plus célèbre ouvrage : Éloge de la
L’hyperbole utilise des superlatifs, b) Le peuple n’est pas innocent folie. Dans cette « déclamation » qui
des adverbes, des comparaisons Le plan détaillé du développement Peuple «  complice  »  : expressions supposant un fourmille de citations et de références
(« s’ennuyer à mourir »), des pré-
fixes (super-, hyper-, méga-, etc.).
Dans le texte à commenter, on
trouve une hyperbole «  numé-
de la Boétie, Discours I. Un discours polémique.
a) Les formes du discours
Multiples pronoms de 2e personne. L’impératif final
appelle les hommes à réagir.
assentiment.
L’existence de la tyrannie réside donc dans la seule
volonté du peuple (relevé et analyse des verbes de
volonté dans les dernières lignes de l’extrait).
savantes, Érasme ébranle les
fondements de toutes les certitudes
humaines. Son « relativisme » est un
élément fondamental de la pensée de
rique » (« le moindre homme du b) Inclure les interlocuteurs dans le discours la Renaissance.
grand nombre infini de vos villes »)
et une hyperbole comparative
(« tant d’indignités, que les bêtes
de la servitude volontaire Recours aux questions rhétoriques, interpellant les
lecteurs, tout en leur imposant les réponses.
c) Une portée polémique
Conclusion
Ce texte provoque le lecteur, en inversant le rapport
de responsabilité qui justifie l’existence d’une tyran-
Agrippa d’Aubigné, poète « engagé »
Écrit entre 1577 et 1589, le long
mêmes ou ne sentiraient point ou Choix d’images frappantes, notamment celle de nie. Cet extrait est caractéristique de l’esprit huma- poème des Tragiques (10 000 vers)
n’endureraient point »). Le texte l’animal, pour choquer, interpeller le lecteur et le niste par le souci accordé à la dignité humaine. n’a pu paraître qu’en 1616, dans une
Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a faire réagir. France religieuse pacifiée. Sur un ton
Question rhétorique que deux mains, n’a qu’un corps et n’a autre chose tour à tour épique, prophétique, par-
Une question rhétorique (ou ques- que ce qu’a le moindre homme du grand nombre II. Thèse : l’existence de la tyrannie repose sur une Ce qu’il ne faut pas faire fois violemment satirique, Agrippa
tion oratoire) est une question infini de vos villes  ; sinon qu’il a plus que vous contradiction fondamentale. • Relever des figures de style sans les mettre d’Aubigné évoque les longues luttes
de discours qui induit une «  ré- tous, c’est l’avantage que vous lui faites, pour vous a) L’existence d’un tyran en relation avec le sens du texte. religieuses du xvie siècle en pourfen-
ponse  » évidente. Elle implique détruire. D’où il a pris tant d’yeux, dont il vous épie, Définition restrictive du tyran (usage de la néga- dant l’intolérance catholique.

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• Se contenter de reformuler l’idée
le destinataire du discours en le si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de tion restrictive « ne… que », adjectifs numéraux, principale du texte.
« forçant » à admettre le contenu mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? comparaison avec «  le moindre homme  »)  : le Montaigne (1533-1592) et les Essais
de la réponse. Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils Édités dans leur première version en
Dans l’extrait proposé ci-contre, La ne sont les vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir 1580, enrichis au fils des années, les
Boétie accumule plusieurs phrases sur vous que par vous autres mêmes ? Comment Essais de Montaigne inaugurent une
de ce type  : «  D’où il a pris tant oserait-il vous courir sus, s’il n’avait intelligence Réflexions sur le pouvoir nouvelle forme littéraire annoncée
d’yeux, dont il vous épie, si vous ne avec vous  ? […] Vous vous affaiblissez, afin de le • « Qu’une nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais qu’elle ne travaille pas dans l’avertissement au lecteur  :
les lui baillez ? » ; « Comment a-t-il faire plus fort et plus roide, à vous tenir plus court elle-même à sa ruine. » «  je suis moi-même la matière de
tant de mains pour vous frapper, la bride  ; et de tant d’indignités, que les bêtes mon livre  ». Recueil de réflexions
s’il ne les prend de vous ? » ; « Les mêmes ou ne sentiraient point, ou n’endureraient • « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » sur son caractère et les épisodes de
pieds dont il foule vos cités, d’où point, vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez, sa vie, il s’en dégage une philosophie
les a-t-il, s’ils ne sont les vôtres ? » non pas de vous en délivrer, mais seulement de • « Quelle malchance a pu dénaturer l’homme – seul vraiment né pour vivre libre – au point de lui faire du bonheur de portée universelle.
Les «  yeux  » du tyran, qui sur- le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ? » Leur version définitive paraît à titre
veillent, les «  mains  » qui frap- vous voilà libres. (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1548.) posthume en 1595.
pent, symboles de la coercition, les (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude
« pieds » qui foulent, symbole du volontaire, 1548.) • « Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul ! » La Boétie (1530-1562) précurseur
mépris sont ceux du peuple, ce qui des « Lumières »
est mis en évidence ici, c’est qu’au- Introduction • « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine Le Discours de la servitude volon-
cun homme n’a tant d’organes. La Boétie (1530-1563) est resté dans les mémoires condition. » taire de La Boétie, publié en 1574,
« Comment a-t-il aucun pouvoir comme l’ami de Montaigne avec lequel il partage préfigure la philosophie des Lu-
sur vous que par vous autres le même idéal de tolérance. • « Il n’y a point de bête au monde tant à craindre à l’homme que l’homme. » mières. Sa thèse originale, selon la-
mêmes ? » ; « Comment oserait-il Dans cette œuvre de jeunesse, La Boétie réfléchit quelle le peuple qui se donne un roi
vous courir sus, s’il n’avait intel- sur la tyrannie. Elle ne repose, à ses yeux, que sur le • « Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est chez nous, il est planté en nos entrailles. » ou un tyran assure volontairement
ligence avec vous  ?  ». Ces deux consentement du peuple qui a perdu son aspiration (Michel Eyquem deMontaigne, Essais, 1580-1588.) son esclavage, a été populaire no-
autres questions rhétoriques naturelle à la liberté. tamment pendant la Révolution. :
s’élèvent du concret (les organes) Cet extrait correspond a un discours provocateur • « Comment pourrais-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? » «  C’est un extrême malheur que
à l’abstrait (pouvoir, intelligence) pour montrer que les hommes sont responsables (François Rabelais, Gargantua, 1534.) d’être assujetti à un maître, dont
pour énoncer la même évidence : de leur servitude. on ne peut être jamais assuré qu’il
c’est la soumission, voire la com- Comment La Boétie parvient-il à convaincre les • « La tâche de l’homme politique est de tirer d’affaire au moins quelques individus. » soit bon, puisqu’il est toujours en
plicité du peuple qui «  fait  » le Manuscrit du Discours de la servitude volontaire d’Étienne hommes qu’ils sont les propres responsables de la (Thomas More, Utopie, 1516.) sa puissance d’être mauvais quand
tyran. de La Boétie, (1574). tyrannie qui pèse sur eux ? il voudra. »

78 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 79


L'a rt i cl e d u L'a rt i cl e d u

La leçon de Rabelais, les yeux et les oreilles Ce sens de la modernité, l’usage réso-
lu de la langue française en témoigne.
Il est significatif de voir un ardent ama-
Être orateur, maîtriser la parole  :
voilà le signe d’une bonne éducation,
d’un accès réussi au métier d’homme.
partie de sa sagesse, fera oublier que
le théologien Ortuinus passait pour
avoir engrossé une servante – originale
de sa bonne volonté. Extraordinaire
apologue de la nécessité et, pour-
tant, du néant de l’érudition. Toute
Avec sa volonté forcenée d’une ouverture au monde, Rabelais s’inscrit dans l’immense bouillonne- teur de l’Antiquité jeter le discrédit sur Cet idéal d’humanité regarde l’esprit façon de progresser dans la sagesse la culture de la Renaissance est là  :
les « rapetasseurs de vieilles ferrailles et le corps ensemble : parler, ce n’est grâce aux femmes. L’érudition aussi la quête ardente du savoir se résout
ment de la Renaissance. latines  », les «  revendeurs de vieux pas seulement dire, c’est aussi pouvoir peut être mise au service d’un certain finalement en cet idéal auquel, dans
mots latins tout moisis et incertains » communiquer par tout son être, savoir terrorisme intellectuel. la tradition de la docte ignorance,

Q ue nuit de toujours savoir


et toujours apprendre, fût-ce
d’un pot, d’une guedoufle,
d’une moufle, d’une pantoufle ? » À
brasse avec aisance théologie, droit
et médecine, comme il accueille des
savoirs plus secrets ou qui n’accè-
dent guère à l’expression écrite : on
cité et débarrassés des gloses qui les
chargent et les souillent, à la façon
– cette rude image est de Pantagruel
– d’une « belle robe d’or triomphante
bien d’autres, Ambroise Paré l’affirme
au début de son œuvre, comme, de
son côté, le cosmographe André The-
vet. C’est aussi la leçon de l’oracle
et soutenir que « notre langue vulgaire
n’est tant vile, tant inepte, tant indi-
gente et à mépriser qu’ils l’estiment ».
Tout le monde se souvient de l’épisode
associer son corps à l’acte de parole, car
il y a, disait déjà Quintilien, une sorte
d’éloquence du corps. Conception
charnelle du langage dont tout lecteur
Références érudites
Humaniste, Rabelais multiplie dans
son œuvre les références érudites.
Lefèvre d’Étaples a donné le nom
d’» ignorance sacrée ».

L’aptitude à rire de tout


Epistémon qui hésite à aller consulter sait quel document exceptionnel est et précieuse à merveille » qui serait Bacbuc  : «  Vos philosophes, qui se de l’écolier limousin qui ne veut parler de Rabelais qui a de l’oreille sent qu’elle Certaines pages, comme au Tiers Cette attitude s’exprime dans la cri-
la sibylle de Panzoust, soupçonnée son œuvre pour les historiens de la « bordée de merde ». Cette méthode complaignent que toutes choses ont qu’un indigeste et prétentieux franco- est consubstantielle à son écriture. Livre la consultation du juge Bridoye, tique véhémentement moqueuse des
d’être un suppôt du diable, Pantagruel culture populaire. De la culture de consiste aussi à conjoindre sans cesse été par les anciens écrites, que rien ne latin et dédaigne « l’usance commune Etudiant à Montpellier, Rabelais a en sont presque illisibles. Le lecteur théologiens, des scolastiques, et de leurs
réplique par ce plaisant éloge de la son temps, il a aussi l’ambition  ; il les mots et les choses, les verba et les leur est laissé de nouveau à inventer, de parler  ». Mais, à la différence des participé à la représentation d’une d’aujourd’hui les regarde avec respect, « subtiles niaiseries », pour parler comme
curiosité. La nature elle-même semble est l’un des premiers à introduire res. Pantagruel n’étudiera pas seule- ont tort trop évident.  » Et Rabelais, faux modernes qui ne méprisent que comédie. Chacun de ses livres s’ouvre déconcerté par ce déferlement. Il ne lui Érasme. Nulle part on ne les a raillés avec
en établir la légitimité  ; «  non sans en français le mot «  encyclopédie  » ment Plutarque et Platon, mais aussi dans la généalogie de Pantagruel, parce qu’ils ne savent pas, Rabelais par un prologue, terme emprunté reste, pour en rendre compte, qu’à louer plus de verve que dans le discours que
cause », dit le Géant, elle nous a fait – et il ne lui donne pas le sens mou Pausanias et Athénée, ces antiquaires s’amuse à parodier ceux qui, tout en- plaide pour « notre langue gallique » au théâtre. Le langage ne se dit pas globalement la science de Maître Fran- prononce Maître Janotus de Bragmardo
les oreilles toujours ouvertes, «  n’y auquel nous sommes accoutumés  : si soigneux de consigner les choses et tiers tournés vers le passé, voudraient parce qu’il est également chez lui dans seulement, il se joue. Cela parce que çois, bon représentant de « l’esprit » de pour obtenir restitution des cloches de
apposant porte ni clôture aucune  », l’encyclopédie, pour lui, ne consiste de nous en transmettre l’épaisseur : que toutes les inventions remontent l’antiquaille. la culture n’est pas de l’ordre de l’avoir, la Renaissance et de sa boulimie intel- Notre-Dame ; il faut l’entendre vanter « la
alors que nos yeux, eux, peuvent pas à savoir tout de tout, mais bien la philologie est tout le contraire de à la plus haute Antiquité. Parmi ses mais de l’ordre de l’être. « Deviens ce lectuelle, ou, à l’inverse, à soupçonner substantifique qualité de la complexion
se fermer au monde. Les yeux sont à disposer d’un savoir attentif à sa la logophilie, qui aime les mots pour lointains ancêtres, le Géant compte L’éducation des sphincters que tu es », recommandait Érasme : la Rabelais de parodier un travers de son élémentaire qui est intronifiquée en la
assurément l’une des voies du sa- propre cohérence, essentiellement eux-mêmes. Gemmagog, «  qui fut inventeur les Ce dynamisme d’un savoir tourné culture bien comprise en est le moyen. temps. C’est aller trop vite en besogne. terrestréité de leur nature quidditative »,
voir : Pantagruel est dit « amateur de soucieux d’apercevoir les connexions Comme les novateurs de son souliers à poulaine  », Morguan, qui vers la modernité, vers les tâches du Rabelais – et c’est là une conviction Le rire de Rabelais n’épargne pas ou bâtir ce beau raisonnement : « Omnis
pérégrinité et désirant toujours voir des disciplines. Pour traduire ce mot époque, Rabelais croit à l’éducation, « premier de ce monde joua aux dés monde d’aujourd’hui, d’un savoir profonde de l’humanisme tout entier l’érudition, sans pourtant qu’il ne faille clocha clochabilis in clocherio clochando
et toujours apprendre  ». Mais, dans qui est encore un néologisme, du mais, comme eux aussi, il ne la avec ses besicles », et Happemousche, qui hérite pour transmettre, innerve – suggère, en effet, qu’il peut y avoir y voir que dérision. Rire de connivence clochans, clochativo clochare facit clo-
cette quête, les oreilles semblent bien Bellay parle du « rond des sciences », conçoit que comme une sorte de va- «  qui premier inventa de fumer les l’œuvre de Rabelais. C’est lui qui per- mauvais usage de la connaissance. quand la référence érudite est comme chabiliter clochantes. » Dans la parodie
l’emporter. Ce n’est peut-être pas sans et Guillaume Budé forge le bizarre et-vient entre l’observation du monde langues de bœuf à la cheminée, car au- met de faire du petit Gargantua cet Dans ce magnifique éloge de la culture un signe adressé à la complicité du burlesque du latin savant, Molière n’a
raison que Gargantua a choisi, pour équivalent d’« érudition circulaire ». et le témoignage des livres, et ceux-ci paravant le monde les saloit comme être apte à commander que révélera nouvelle qu’est la célèbre lettre de lecteur qui partage le même savoir : pas fait mieux.
venir au monde, de sortir par l’oreille C’est bien ainsi que Rabelais l’entend : ont assez d’importance pour que, on fait les jambons ». la guerre picrocholine. Pourtant sa Gargantua à son fils, il vaut la peine l’Europe culturelle, c’est aussi ce senti- La scolastique ne s’est jamais tout à

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de sa mère. Et Frère Jean, qui n’est Gargantua invite par exemple son fils pendant les repas, on s’informe de la En ce xvie siècle qu’on a justement nature ne l’y disposait guère  ; né de relever ces mots révélateurs : « Je ment, très fort chez les humanistes, de fait relevée de tels sarcasmes. Sarcasmes
guère avide d’accroître son savoir, à apprendre les plus beaux textes du qualité des aliments dont on se nour- défini comme le siècle des ingénieurs, flegmatique, il semblait destiné, vois les brigands, les bourreaux, les former une communauté – suprana- injustes, assurément. Mais il serait éga-
soutient qu’il n’étudie jamais de peur droit civil en les confrontant avec la rit en se reportant aux grands auteurs la modernité, c’est aussi le dévelop- comme dit un médecin du temps, à aventuriers, les palefreniers de main- tionale, dirions-nous –, qui, constituée lement injuste de ne pas voir dans ces
des oreillons, des « auripeaux ». Nous philosophie. qui en ont traité, au point, pour en pement des techniques. Rabelais a se suffire d’un lit et d’une marmite. tenant, plus doctes que les docteurs et dans et par une commune passion partis pris, dans ces dérisions, le senti-
sommes ainsi faits pour que «  tous être plus assuré, de les faire apporter perçu cette nouveauté. L’épisode de Sa petite enfance le fait voir livré les prêcheurs de mon temps. » pour les lettres antiques, fondement ment qui anime toute la Renaissance :
jours, toutes nuits, continuellement, Revenir à l’authenticité à table. Le savoir des autres est appelé Messere Gaster, au Quart Livre, n’est aux manifestations de son naturel, En certaines mains, la culture peut se de l’identité européenne, a conscience la certitude de vivre un âge nouveau, de
puissions ouïr, et par ouïe perpétuel- Rabelais témoigne encore de la à guider et à contrôler l’expérience ; pas tant l’expression d’une philoso- fiantant, pissant, rendant sa gorge, pervertir. Si le jeune Épistémon illustre de ce que la diversité de ses intérêts réinventer la culture, de définir une nou-
lement apprendre ». culture de son temps quand il en les oreilles sont appelées à guider et phie «  matérialiste  » qui placerait rotant, éternuant et se morvant en les vertus de la rhétorique, instrument répond à de mêmes enjeux. Rire d’es- velle manière de penser, de parler, d’être
Les oreilles grandes ouvertes, recommande la méthode principale, à contrôler le témoignage des yeux. dans la satisfaction des besoins et des archidiacre, peu pressé de quitter le de la maîtrise de la parole, d’autres pièglerie, quand la référence érudite, au monde. Cette certitude est source de
attentif à tous les savoirs, Rabelais qui porte le beau nom de « philolo- Ni les yeux ni les oreilles ne suffi- désirs de l’homme le ressort de son lit et avide de gagner la table. peuvent la mettre au service de leur plus ou moins truquée, concourt à gaieté, et les personnages de Rabelais
est un témoin actif de la culture gie » : il faut revenir aux textes rendus sent séparément à fonder le savoir  ; ingéniosité qu’une alerte méditation Voilà l’être qu’une éducation bien appétit de tromper ou de se tromper. Le resserrer cette complicité, mais signale sont gais : c’est la gaieté, l’aptitude à rire
de son temps. Il en a l’ampleur et autant que possible à leur authenti- pour l’établir, leur collaboration est sur l’esprit humain qui, confronté au conduite va changer en bon roi. Ce séduisant Panurge est là pour l’attester. aussi qu’on n’est pas prisonnier du de tout, qui sauve ceux-là mêmes que
nécessaire. Épistémon, entrant dans manque et à la pénurie, trouve dans n’aura pas été sans peine, et son père Conduit par son désir, amoureux de savoir, mais capable de jouer avec lui. son œuvre tourne en dérision, pour peu
la chaumine de la sibylle de Panzoust, son ingéniosité les arts aptes à aména- ne commence à placer en lui des espé- soi, il est toujours en quête d’argent et Mais ce n’est pas assez dire. L’exa- que leur rire ne les épargne pas. Janotus
pourquoi cet article ? a tort de s’assurer, au vu de sa seule ger la nature, à apprivoiser ses forces rances que lorsque l’enfant l’entretient prétend que l’univers est régi par les men de l’épisode de Bridoye suggère lui-même s’associe à l’immense éclat de
apparence, qu’elle est une vraie sibylle. latentes. Ingéniosité si grande que les des diverses méthodes qu’il a essayées emprunts et les dettes et qu’il ne fait une troisième voie, qui pourrait bien rire qui accueille sa harangue, et l’amour
Le candidat au bac trouvera dans cet article de Jean Céard, grand Mais ceux qui se contentent d’ouïr ont hommes, ayant inventé l’agriculture, pour mieux se torcher le cul. L’éduca- que se conformer à l’ordre universel. être la principale. Bridoye est un de soi qui conduit Panurge ne l’empêche
spécialiste du xvie siècle et auteur d’une édition critique de l’œuvre également tort  : Ouï-dire, qui tient puis le commerce, puis, pour les dé- tion d’un flegmatique commence par Son interlocuteur Pantagruel ne se juge actif, affairé même, qui ne se pas de savoir souvent garder quelque
de Rabelais, des éléments de réflexion indispensables pour bien « école de témoignerie », est « aveugle fendre, l’art militaire, ne se trouvent le contrôle des sphincters. D’autres refuse pas au plaisir d’ouïr son beau détermine qu’en respectant scrupu- distance avec soi, rire de soi. Pour être
situer son importance dans le xvie siècle littéraire et philosophique. et paralytique des jambes » ; il ne se pas démunis quand leurs ennemis progrès, certes, seront nécessaires. discours, mais préférerait assurément leusement les formes juridiques, qu’en sage, il faut savoir être fou.
À côté des personnages les plus connus de son œuvre, tels Pantagruel, soucie ni de regarder ni d’aller sur s’avisent de retourner celui-ci contre Quand le petit Gargantua, d’abord que Panurge, au lieu de le donner pour vérifiant sans cesse la conformité de Dans les temps de désenchante-
Gargantua et Panurge, Jean Céard convoque ici d’autres figures signi- place et se contente de ragots et de eux, et découvrent la manière de for- éduqué par des précepteurs sophistes, justification de sa conduite, ne l’eût ses choix avec les textes de droit ; mais, ment et de crise – et Dieu sait si la
ficatives : Épistémon le précepteur, Bacbuc l’oracle, Bridoye le juge. rumeurs. La bibliothèque doit s’ouvrir cer les boulets de canon à rebrousser c’est-à-dire des représentants de l’âge prononcé que par manière de jeu. au moment de prononcer la sentence, Renaissance a connu de profondes
L’analyse des épisodes dont ils sont les protagonistes montre à quel sur le monde, le monde entrer dans la chemin et à revenir à l’envoyeur  ! Il gothique, de la culture gothique, est C’est encore Panurge qui, prêt à il s’en remet au sort des dés ! Tout se crises, dont la plus apparente est
point Rabelais incarne l’esprit de la Renaissance et de l’Humanisme : bibliothèque : ainsi va le savoir de la y a un Léonard de Vinci en Rabelais. confronté au jeune Épistémon, fruit aller prendre conseil de la fameuse passe comme si, après avoir multiplié l’éclatement de la chrétienté millé-
il est l’inventeur de « l’encyclopédie » (au sens d’un savoir maîtrisé), Renaissance. Il n’a évidemment pas manqué de de la culture nouvelle, il ne sait ré- Sibylle, assure que les plus grands les actes de la procédure selon les naire –, il n’est pas sans fruit de prêter
partisan d’un retour aux textes débarrassés de leurs commentaires, Ce savoir qui fait la part si belle aux célébrer l’art de l’imprimerie comme pliquer à un discours parfaitement personnages se sont bien trouvés règles les mieux reçues du droit, il l’oreille à l’optimisme vigilant dont
attentif au développement des techniques. Rabelais est aussi le défen- Anciens est tout entier tourné vers la ses contemporains éclairés. Et il de- dominé qu’en se cachant la tête dans d’avoir recueilli les avis des femmes. estimait que juger est un acte suprême témoigne l’œuvre de Rabelais. Né au
seur du français contre le latin – qu’il connaît parfaitement – et tourne modernité : la vérité est fille du temps, vance beaucoup d’entre eux dans la son bonnet et en pleurant comme une Et il cite Pythagore, Socrate, Empédocle qui requiert l’aide et l’assistance du soir du xve siècle, il ignore la mélan-
en dérision les « subtiles niaiseries » des scolastiques, revendiquant nous ne sommes pas condamnés à la perception des changements profonds vache : « Et ne fut possible de tirer de et « notre maître Ortuinus », espérant ciel et que toute son activité préalable, colie des fins de siècle.
l’ « ignorance sacrée » à laquelle lui donne droit son immense érudition. pure répétition. C’est la conviction des que ne manquera pas de provoquer la lui une parole, non plus qu’un pet d’un sans doute que le souvenir de la cé- à laquelle certes il avait le devoir de Jean Céard
hommes de la Renaissance  : parmi découverte des terres nouvelles. âne mort. » lèbre Diotime, à qui Socrate devait une s’adonner, n’était que l’expression (25 mars 1994)

80 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 81


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Repères
Différentes réécritures de
Madame Bovary.
Les réécritures, la plupart du temps en amplifiant certaines marques
de son écriture (par exemple, la longueur et la com-
plexité des phrases de Proust). L’intention peut être
comique, voire satirique, mais elle peut constituer
La transposition ou l’imitation est une variation
littéraire assumée à partir d’un sujet, d’un thème
déjà exploité par un autre auteur, ou encore d’un
« mythe » (comme celui d’Œdipe, mais aussi celui
• Cette diablesse de Madame Bovary,
Lionel Acher, 2001
Alliée au Diable, Madame Bovary
ressuscitée, alias Fausta de la

du xviie siècle à nos jours


également un simple jeu avec le lecteur, qui prend de Faust, de Dom Juan, etc.). Des auteurs comme Vaubyessard, règle ses comptes
Madame Bovary est le roman qui plaisir à reconnaître le style de l’auteur imité. Racine ou Corneille, au xviie  siècle, puisent ainsi avec tous ces hommes qui furent
a le plus suscité le « désir palimp- La parodie consiste en une déformation du style, dans le fonds antique pour écrire leurs tragédies. causes de ses malheurs et se venge
sestueux  » (selon le mot de Ge- ou du texte d’origine. Il peut y avoir un changement Le changement de forme, par exemple l’adaptation de Flaubert lui-même.

U
nette) des réécritures : pastiches, de registre (du tragique au comique, de l’épique au d’un roman au cinéma, est également une forme
parodies, transpositions, suites et n écrivain est avant tout un lecteur  : il est nourri de lit- prosaïque, etc.), ou changement de genre (du théâtre de transposition. • Emma, Oh ! Emma !,
développements romanesques sur à la chanson). Si le plus souvent, la parodie a, comme
les personnages secondaires dont
térature. De fait, lorsqu’un auteur décide de prendre la le pastiche, un but comique, elle peut cependant Les positions face à ces procédés
Jacques Cellard, 1992.
Une réécriture iconoclaste où
voici quelques exemples… plume, il est déjà imprégné des textes, des histoires et du avoir pour objectif de souligner l’écart entre le d’écriture Jacques Cellard donne la pleine

• Alain Ferry, Mémoire d’un fou


style de ceux qui l’ont précédé : il emprunte donc des chemins texte source et le texte actuel, afin de renouveler
une réflexion.
On peut d’abord considérer qu’une écriture totale-
ment vierge de toute référence à d’autres textes est
mesure de ses talents d’auteur
romanesque : intrigue sans faille,
d’Emma, 2009. déjà parcourus. Quelles formes peut prendre cet emprunt  ? Exemple : dans La Machine infernale, Cocteau s’em- une illusion. Écrire, c’est forcément réécrire : mouvement dramatique, psycho-
Un homme abandonné par sa Comment l’emprunt s’intègre-t-il au texte nouveau, et comment pare lui aussi du mythe d’Œdipe  ; lorsqu’arrive le – soit parce que de façon inconsciente, tout auteur est logie pénétrante et surtout une
femme trouve la consolation dans moment de l’énigme posée par le Sphinx au héros, imprégné de ceux qui l’ont précédé ; maîtrise de l’écriture qui est un
la relecture de Madame Bovary. en révèle-t-il l’originalité ? voici le dialogue qui nous est livré : « (Le Sphinx, qui – soit parce que, de façon volontaire, les auteurs défi à Flaubert.
est d’abord apparu à Œdipe sous les traits d’une jeune cherchent à rendre hommage à leurs prédécesseurs
• Claro, Madman Bovary, 2008. fille, lui donne la solution de l’énigme.) Le Sphinx – […] ou, au contraire, à les tourner en dérision. • Madame Bovary sort ses griffes,
Avec le même point de départ, le Je te demanderais par exemple : Quel est l’animal qui Dans tous les cas, la création est une inscription Patrick Meney, 1991.
narrateur trouve ici dans le ro- marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes dans une lignée d’œuvres. Cette position est celle de Transposition parodique dans le
man de Flaubert un antidote en à midi, sur trois pattes le soir  ? Et tu chercherais, la Renaissance et du xviie siècle. L’humanisme, qui re- monde de la publicité, de la spon-
« entrant » dans le texte pour en tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se découvre les textes de l’Antiquité, puis le classicisme, sorisation et de la privatisation,
modifier l’intrigue et la structure, poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou ne conçoivent pas l’écriture autrement que comme où Gustave Flaubert se voit prié
en endossant diverses identités  : tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles l’imitation des Anciens. La valeur d’une œuvre ne par son éditeur de revoir sa copie.
puce, voyeur, pique-assiette, rô- entre deux colonnes détruites ; et je te remettrais au réside pas, alors, dans le fait d’être totalement inédite :
deur et passager clandestin de la fait en te dévoilant l’énigme. Cet animal est l’homme elle réside dans sa capacité à redonner vie à l’œuvre •Mademoiselle Bovary,
nef flaubertienne en déroute. qui marche à quatre pattes lorsqu’il est enfant, sur ancienne, et à l’enrichir par un style propre. Raymond Jean, 1991.
deux pattes quand il est valide, et lorsqu’il est vieux, Cependant, on peut également considérer que Berthe, la fille de Mme Bovary, ou-

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• Philippe Doumenc, Contre-enquête avec la troisième patte d’un bâton. Œdipe – C’est l’emprunt n’est pas loin du plagiat, c’est-à-dire du vrière dans une filature normande,
sur la mort d’Emma Bovary, 2007. trop bête ! » « pillage » d’œuvres, et de la répétition, c’est-à-dire vient demander des comptes à
À partir des derniers mots chu- La transformation du texte initial a pour consé- du ressassement sans apport nouveau. De plus, le Flaubert : inversant fiction et réa-
chotés par Emma  : «  Assassinée, quence d’ôter à Œdipe sa grandeur, sa sagacité, fait de penser, comme le faisaient les Classiques, lité, Raymond Jean s’introduit avec
pas suicidée.  », deux policiers de puisque la solution lui est donnée par le Sphinx que l’imitation est la seule voie possible, comporte une irrévérence affectueuse dans
Rouen sont dépêchés à Yonville afin lui-même. La réplique du personnage «  C’est trop des risques, en particulier celui de briser un élan le chef-d’œuvre qu’il admire.
d’élucider l’affaire. Plusieurs sus- bête  !  », par son registre familier, souligne le pro- créateur original. Les modèles peuvent alors devenir
pects possibles : un mari cocufié, un Les différents modes « solution », lui indique que le roman tourne peut- saïsme choisi par Cocteau  : le tragique n’est plus les gardiens d’une prison littéraire. • Mademoiselle Bovary,
prêteur sur gages, deux femmes de de la réécriture être autour d’une énigme. le domaine réservé des héros, mais il rejoint ici la Au xixe siècle, les Romantiques voient la réécriture Maxime Benoît-Jeannin, 1991.
caractère, un cynique libertin, un Un texte littéraire peut, tout d’abord, contenir un L’allusion permet de faire écho à un texte précédent, sphère commune. comme un carcan. Pour eux, les modèles jusque-là Mademoiselle Bovary non seu-
pharmacien concupiscent… certain nombre de fragments venus d’un ou de plu- mais de façon implicite. La source n’est pas donnée de La traduction est encore un autre mode de réécriture ; admis sont des prescripteurs de normes facteurs de lement redonne vie aux per-
sieurs autre(s) texte(s). Dans ce cas, l’auteur intègre façon claire, et l’auteur compte alors sur la culture de le passage d’une langue à une autre entraîne de sclérose. sonnages du roman précédent
• Antoine Billot, Monsieur Bovary, à son œuvre des éléments propres à l’éclairer ou son lecteur, avec lequel il tisse un lien de connivence. nombreuses transformations, et pose des problèmes (Homais, Rodolphe, l’usurier
2006. l’enrichir. La citation est un court extrait, reproduit Exemple  : dans le même roman de Robbe-Grillet, d’interprétations au traducteur. En effet, il est délicat Mais, tout en respectant le désir de nouveauté et en Lheureux...) mais s’enrichit plus
Monsieur Bovary était-il vraiment ce généralement entre guillemets ou en italiques. on trouve ainsi le dialogue suivant : « – Dis-moi un de parvenir à traduire le sens exact d’un mot ou d’une acceptant une ouverture, il faut admettre que celui encore de figures inattendues
cocu pitoyable, ce praticien incom- Elle peut être présente dans le récit, ou bien dans le peu quel est l’animal qui est parricide le matin… – Il phrase, mais aussi ses connotations, le registre de lan- qui écrit ne peut faire autrement que de puiser dans et hautes en couleur telles que
pétent ? Réponse dans une dizaine discours des personnages, ou encore en épigraphe – ne manquait plus que cet abruti-là, s’écrie Antoine. gue, etc. De plus, chaque langue s’accompagne d’une un fonds (que ce soit au niveau des mots, du lexique, Bouvard et Pécuchet, Baudelaire,
de cahiers manuscrits découverts c’est-à-dire au début d’une œuvre ou d’un chapitre. Tu ne sais même pas ce que c’est qu’une oblique, je culture propre, et aucune transposition n’est jamais ou des thèmes). La réécriture est créative, dyna- les frères Goncourt... L’auteur ac-
au début de ce siècle dans un grenier. Le sens de la citation influe sur le sens du texte de parie ? – Tu m’as l’air oblique, toi, dit l’ivrogne d’un parfaite, ce que le proverbe italien «  Traduttore, mique, lorsqu’elle articule l’ancien et l’inédit. Il faut, complit le projet inachevé de son
La signature, un «B» énigmatique, différentes façons  : elle peut venir appuyer une ton suave. Les devinettes, c’est moi qui les pose. J’en ai tradittore » (« Traducteur, traître ») met en lumière. pour cela, que l’auteur comprenne et écoute la source grand-père, son homonyme, qui
pourrait être celle d’un des acolytes argumentation ou, au contraire, faire l’objet d’une une tout exprès pour mon vieux copain… […] – Quel qu’il a choisie, mais sans la recopier servilement. Un avait reçu de Flaubert l’autorisa-
silencieux du narrateur de Madame contestation. Elle permet parfois de caractériser un est l’animal qui est parricide le matin, inceste à midi angle novateur est nécessaire pour « dépoussiérer » le tion d’écrire une « suite .
Bovary, qui, dans le premier chapitre personnage (notamment lorsque l’auteur, ou un et aveugle le soir ? » Il est ainsi fait allusion au mythe DEUX ARTICLES DU Monde modèle, de même que le modèle est nécessaire pour
fait entendre sa voix diluée dans le personnage, qualifie le héros du nom d’un autre d’Œdipe, en le détournant : la forme des questions À CONSULTER donner vie au successeur. C’est le sens de la formule • Madame Homais,
« nous » d’un sujet pluriel. personnage célèbre : un Dom Juan, un Rastignac, est la même, mais la réponse attendue n’est plus de Paul Valéry : « Le lion est fait de mouton assimilé. » Sylvère Monod, 1988.
Dans cette veine de réécriture etc.). « l’homme » mais « Œdipe ». Ce dialogue vient donc • Victor Hugo appartient à tous p. 86-87 Sylvère Monod conte la vie de
centrée sur Charles Bovary  : Laura Exemple : l’épigraphe du roman Les Gommes d’Alain s’ajouter à l’épigraphe et forme un réseau souterrain, (Dominique Noguez, 27 juin 2001) D’autre part, chaque œuvre d’art est multiple, la femme du pharmacien, avant,
Grimaldi, Monsieur Bovary, 1991 et Robbe-Grillet (1985) est une citation de Sophocle : qui permet au lecteur de comprendre que le texte riche d’interprétations différentes. Les réécrire, pendant et après le séjour des
Jean Améry, Charles Bovary, Médecin «  Le temps, qui veille à tout, a donné la solution qu’il découvre prend sens à partir du mythe antique. • Les infortunes des « Misérables » p. 87-88 c’est finalement leur redonner sa richesse, en ac- Bovary à Yonville. Le bon Charles
de campagne, Portrait d’un homme malgré toi ». Cette phrase initiale met le lecteur sur Le pastiche est l’imitation du style d’un auteur. Dans (Alain Salles et Martine Silber, 18 mai 2001) centuant un aspect jusque-là peut-être négligé ou ne fut pas le seul mari trompé de
simple, 1991. la piste de la mythologie grecque, et, avec le terme ce cas, l’écrivain B « joue » à écrire comme l’écrivain A, minimisé. la commune.

82 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 83


Un sujet pas à pas Un sujet pas à pas

LA FABLE DE
LA FONTAINE Commentaire de texte : Jean Anouilh, « Le Chêne et le Roseau »
Le Chêne un jour dit au Roseau :/ Le texte la récriture. Nous étudierons enfin les deux personnages L’usage que les adultes font des fables de La Fontaine lues aux – appellation métaphorique « le géant » et répétition de
« Vous avez bien sujet d’accuser la et la morale de l’apologue. enfants : « Les hommes [sont] bien légers de l’apprendre aux « mille » qui lui confèrent une dimension quasiment
Nature ;/ Un Roitelet pour vous est Le chêne un jour dit au roseau : marmots. » = ton critique + terme familier et péjoratif sug- épique.
un pesant fardeau./ Le moindre vent, « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ? Le plan détaillé du développement gèrent avec humour une forme de supériorité, témoignant Transition : Sa grandeur s’oppose de façon flagrante à
qui d’aventure/ Fait rider la face de La morale en est détestable ; I. Un récit vif et plaisant ainsi d’une grande distance par rapport à la fable originale. la petitesse du roseau. Sa dernière réplique révèle sa
l’eau,/ Vous oblige à baisser la tête :/ Les hommes bien légers de l’apprendre aux marmots. a) Un récit vif et dense Transition : En effet, même si le chêne meurt aussi dans noblesse : au moment de mourir, il réaffirme une iden-
Cependant que mon front, au Plier, plier toujours, n’est-ce pas déjà trop Brièveté, 31  vers, alternance aléatoire octosyllabes/ cette version, la morale qui se dégage de l’apologue est bien tité à laquelle il n’a pas voulu renoncer. Par là, l’auteur
Caucase pareil,/ Non content Le pli de l’humaine nature ? » alexandrins. Variété des rimes utilisées  : croisées puis différente de celle de La Fontaine. suggère une morale originale.
d’arrêter les rayons du soleil,/ Brave « Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ; suivies succèdent aux rimes embrassées. c) La morale
l’effort de la tempête./ Tout vous est Le vent qui secoue vos ramures Peu de détails et absence d’indices spatio-temporels précis III. La morale Les végétaux personnifiés représentent deux types d’ho-
Aquilon, tout me semble Zéphyr./ (Si je puis en juger à niveau de roseau) « un jour », dans « les bois ». Les personnages ne sont pas a) Le roseau Comportement et discours caractéristiques d’humains
Encor si vous naissiez à l’abri du Pourrait vous prouver d’aventure, décrits, ils sont simplement désignés avec le déterminant Le roseau se caractérise par sa lâcheté. Il se réfugie derrière confrontés aux « tempêtes » symbolisant les événements
feuillage/ Dont je couvre le Que nous autres, petites gens, défini : « le chêne », « le roseau ». Densité : dialogue initial le groupe qu’il prétend former avec « les petites gens ». Au difficiles, les crises de la vie. Évocation explicite des
voisinage,/ Vous n’auriez pas tant Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents, introduit par un seul vers, suivi d’une péripétie narrée en lieu de parler simplement en son nom, il utilise le pronom hommes : « l’humaine nature », « petites gens », « cer-
à souffrir :/ Je vous défendrais de Dont la petite vie est le souci constant, 4 vers ; dernier dialogue, après la tempête = dénouement personnel «  nous  », en affirmant par exemple «  nous tains orgueilleux ». Ces pluriels et l’usage du « nous »
l’orage ;/ Mais vous naissez le plus Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde agonie du chêne et une ultime réplique. autres […] résistons […] mieux ». Discours revendiquant sa permettent d’ailleurs de donner une portée générale
souvent/ Sur les humides bords des Que certains orgueilleux qui s’imaginent grands. » Transition : La concision et la versification de la fable en petitesse. Répétition de l’adjectif « petit » ; énumération au discours du roseau, encore renforcée par le verbe au
Royaumes du vent./ La nature envers Le vent se lève sur ces mots, l’orage gronde. font donc un texte plaisant à lire, d’autant plus qu’il se d’adjectifs : « si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents ». présent gnomique : « nous […] résistons ». La position
vous me semble bien injuste. Et le souffle profond qui dévaste les bois, caractérise aussi par une grande vivacité. Répétition de «  si  » rythme régulier de l’alexandrin du narrateur se dessine de plus en plus clairement au
– Votre compassion, lui répondit Tout comme la première fois, b) Un récit vivant (quatre groupes de trois syllabes) suggèrent une forme de fil de la fable :
l’Arbuste,/ Part d’un bon naturel ; Jette le chêne fier qui le narguait par terre. Récit central de la tempête au présent de narration. mesquinerie. Méchanceté dans le dénouement, attitude – commentaire entre parenthèses («  Il ne füt jamais
mais quittez ce souci./ Les vents me « Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé – Théâtralité : large part du dialogue, répliques introduites haineuse mise en valeur dans la brève phrase nominale : permis ce mot avant » = lâcheté et vindicte du roseau qui
sont moins qu’à vous redoutables./ Il se tenait courbé par un reste de vent – par la répétition du verbe «  dire  ». Enchaînement de « Son morne regard allumé. » Les « peines » du chêne lui apostrophe le chêne en le nommant « mon compère ») ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez Qu’en dites-vous donc mon compère ? questions / réponses. permettent d’exprimer sa « haine », comme le soulignent – pronom personnel indéfini « on », = narrateur témoin
jusqu’ici/ Contre leurs coups épou- (Il ne se fût jamais permis ce mot avant.) Oralité : interjection suivie de l’adverbe « Hé bien », pre- les deux termes à la rime. (« on sentait […] sa haine satisfaite »).
vantables/ Résisté sans courber le Ce que j’avais prédit n’est-il pas arrivé ? » mière réponse du roseau qui semble d’abord décalée Transition : Le portrait du roseau est donc bien négatif et Critiquant ainsi le roseau et sa mesquinerie, il laisse le

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dos ;/ Mais attendons la fin. » Comme On sentait dans sa voix sa haine par rapport à la question du chêne mimant ainsi une s’oppose à celui du chêne. dernier mot au chêne, qui meurt, certes, mais devient
il disait ces mots,/ Du bout de l’hori- Satisfaite. Son morne regard allumé. conversation banale et quotidienne. b) Le chêne par là même héroïque et garde toute sa grandeur jusqu’à
zon accourt avec furie/ Le plus terrible Le géant, qui souffrait, blessé, Mélange de registres de langue : soutenu (« lassé », « d’aven- Le chêne se caractérise par son orgueil et sa fierté. la fin. À un homme qui choisirait de se soumettre et de
des enfants/ Que le Nord eût portés De mille morts, de mille peines, ture » ou « ramures ») et familier (« marmots »). Première réplique  : arrogance face au roseau, auquel il courber l’échine, le narrateur préfère l’homme qui résiste
jusque-là dans ses flancs./ L’Arbre tient Eut un sourire triste et beau ; Transition : Ainsi, les personnages prennent vie à travers reproche implicitement de « plier ». et ne renonce pas à son identité et à ses valeurs, quitte à
bon ; le Roseau plie./ Et, avant de mourir, regardant le roseau, le dialogue qui donne une grande vivacité à la fable, tout Ironie envers lui et envers la morale de La Fontaine : répéti- en mourir.
Le vent redouble ses efforts,/ Et fait si Lui dit : « Je suis encore un chêne. » comme dans le texte original de La Fontaine. tion de « plier », en jouant sur le mot pour mieux dénoncer
bien qu’il déracine/ Celui de qui la tête (Jean Anouilh, « Le Chêne et le Roseau », Fables.) cette faiblesse humaine (« le pli de l’humanité »). Conclusion
au Ciel était voisine/ Et dont les pieds II. Une récriture parodique Transformation du personnage dans le dénouement  : Avec « Le Chêne et le Roseau », Anouilh offre une ré-
touchaient à l’Empire des Morts. a) Les effets d’écho devient héroïque et touchant : criture originale de la fable de La Fontaine. Déjouant
(Jean de La Fontaine, Fables). Introduction Éléments repris de La Fontaine : le titre de la fable, les per- – champ lexical de la souffrance (« souffrait », « blessé », les attentes du lecteur, il transforme les caractéris-
La Fontaine, célèbre fabuliste du xviie  siècle, mais aussi sonnages, le schéma général de l’apologue (deux végétaux «  morts  », «  peines  », «  triste  », souligné d’ailleurs par tiques des deux personnages pour livrer une fable
LA FABLE partisan des Anciens, c’est-à-dire de l’imitation des textes confrontés à la même péripétie, mort du chêne et survie l’enjambement du vers 27 au vers 28) ; plaisante, aux accents parodiques, et surtout nous

D’ÉSOPE
de l’Antiquité, s’est en grande partie inspiré des fables du roseau). Premier vers de la version d’Anouilh identique – rythme saccadé des derniers vers, accents pathétiques à incite à porter un regard plus critique sur cette « hu-
d’Ésope pour composer ses propres récits. Ainsi, sa fable à celui de La Fontaine : « Le chêne un jour dit au roseau ». l’agonie de l’arbre ; maine nature  » si encline à «  plier  ». À un peuple
« Le Chêne et le Roseau » trouve son origine dans « Le Répétition du verbe « plier » par le chêne = écho de la célèbre humble mais parfois servile, Anouilh oppose la gran-
Le roseau et l’olivier disputaient de Roseau et l’Olivier » d’Ésope. réplique du roseau : « Je plie et ne romps pas. »
Ce qu’il ne faut pas faire deur et la fierté de celui qui refuse de céder. Dans cette
leur endurance, de leur force, de leur À son tour, l’écrivain et dramaturge Jean Anouilh s’est Fable brève faisant alterner alexandrins et octosyllabes. perspective, le chêne ne rappelle-t-il pas Antigone,
inspiré de la réalisation de La Fontaine pour donner sa Termes archaïsants connotés xviie  siècle  : inversion de
Choisir de traiter ce sujet sans connaître autre personnage célèbre de l’œuvre d’Anouilh, auquel
fermeté. L’olivier reprochait au roseau
« Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine.
son impuissance et sa facilité à céder propre version de cette fable, également intitulée «  Le l’adjectif « l’humaine nature », « voire », synonyme ancien il a consacré une tragédie ?
à tous les vents. Le roseau garda le si- Chêne et le Roseau ». Comme son prédécesseur, Anouilh de « vraiment », « mon compère ».
lence et ne répondit mot. Or le vent ne présente le dialogue entre les deux végétaux, l’un droit et Transition : À l’évidence, cette fable est bien une récriture

Illustrations de Thomas Tessier.


tarda pas à souffler avec violence. Le « grand », l’autre petit et souple, puis la tempête qui s’abat de celle de La Fontaine, dont elle reprend clairement les SUJETs TOMBés AU BAC SUR cE THèME
roseau, secoué et courbé par les vents, sur eux, déracinant le chêne mais laissant la vie sauve au caractéristiques. Cependant, cette reprise se nuance d’une
s’en tira facilement ; mais l’olivier, roseau. Pourtant, au-delà de ces emprunts, parfois paro- certaine distance amusée, qui donne à la fable moderne des Dissertations
résistant aux vents, fut cassé par leur diques, Anouilh livre ici un apologue à la morale implicite accents parodiques. – La transposition d’une œuvre d’un genre dans un autre vous paraît-elle être un enrichissement ou un
violence. radicalement différente : le chêne apparaît noble, alors b) Une récriture amusée appauvrissement ? (Sujet national, 2003, série L)
Cette fable montre que ceux qui que le roseau est finalement plutôt mesquin et haineux. Allusions à la version de La Fontaine : la tempête se dé- – Quand vous abordez une œuvre, cherchez-vous plutôt la nouveauté et l’originalité, ou appréciez-vous les
cèdent aux circonstances et à la force Comment Anouilh reprend-il ici ce récit célèbre pour chaîne « tout comme la première fois ». Les personnages œuvres qui s’inspirent de situations, de thèmes ou de personnages connus ? (Amérique du Nord, 2006, série L)
ont l’avantage sur ceux qui rivalisent donner à entendre une morale inattendue ? eux-mêmes semblent connaître la fable de La Fontaine : – Selon vous, réécrire, est-ce chercher à dépasser son modèle ? Vous pourrez vous intéresser à d’autres genres
avec de plus puissants. Dans un premier temps, nous observerons ce récit vif et « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ?/ La morale que le roman. (Sujet national, 2010, série L)
(Ésope, « Le Roseau et l’Olivier ») plaisant, avant de nous intéresser aux caractéristiques de en est détestable ».

84 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 85


Les articles du Les articles du

Victor Hugo appartient à tous


se démenant pour arracher à l’oubli les On n’a pas fait la Révolution, nuit du en protestant et en boycottant, ou bien, Bref, on aurait envie de reprendre
textes, tous les textes, de celui ou de celle 4 août comprise, pour voir repoindre, si des décisions sont à prendre pour la dans cette affaire le mot du peintre
qu’ils représentent. Mais auprès d’eux, deux siècles plus tard, dynasties et pri- publication d’inédits, de lettres ou de Apelle au cordonnier qui prétendait
combien d’héritiers abusifs, agissant en vilèges ! Le droit moral d’un écrivain, brouillons, et dans le sens le plus libéral, juger l’un de ses portraits : « sutor, ne
censeurs et en rapaces ! Tous n’ont pas surtout lorsque, comme Hugo, il a par l’intermédiaire d’associations com- supra crepidam  !  », «  cordonnier, pas
le courage, comme Madeleine Gide, de incarné un moment de l’histoire d’un pétentes, réunissant spécialistes, cri- plus haut que la chaussure » ! Homme

D
ans l’affaire Cosette, les argu- C’est doublement faux. D’une part, chez ce qu’est la littérature. Suite, réponse, mots, pour confisquer des réalités faire leurs mauvais coups du vivant de peuple, devrait appartenir à ce peuple tiques et représentants des institutions de loi, pas plus haut que ta robe ! Si ton
ments des descendants d’Hu- Hugo, au moment où il se donne la reprise, adaptation, pastiche, parodie, culturelles qui appartiennent à tous. l’auteur (brûler ses lettres, en l’occur- tout entier et, d’une façon générale, littéraires. Des descendants de l’auteur code est flou ou détourné, ne juge pas !
go contre François Cérésa ne mort, le persécuteur de Jean Valjean est allusion, mise en abyme, traduction, L’autre permet de prendre en otage rence). De la femme de Jules Renard à tous ceux qui, à travers le monde, pourraient y siéger, mais seulement Et vous, chers descendants, contentez-
tiennent pas. Lauretta Hugo trouve déjà sur la voie de la rédemption ; il ne mise en vers, la littérature s’est toujours des œuvres pourtant libres de droits. caviardant son Journal à la sœur de aiment son œuvre. À eux de la protéger : dans la mesure où ils feraient la preuve vous de descendre !
l’idée d’une «  suite des Misérables  » se jette dans la Seine que par désaveu nourrie de littérature (et la peinture de Distinct du droit d’auteur, ce droit Nietzsche tripatouillant La Volonté de collectivement, dans le cas d’affaires d’une réelle connaissance de l’œuvre et Dominique Noguez
aussi scandaleuse que la sortie, en de lui-même. D’autre part, le propre peinture, la musique de musique, etc.). moral garantit à l’auteur le « respect puissance, les exemples sont légion. comme celle du Bossu de Notre-Dame, sans voix prépondérante. (27 juin 2001)
1997, du Bossu de Notre-Dame, des- d’une suite réussie – c’est souvent le cas C’est ce que, voilà plus de trente ans, du de son nom, de sa qualité et de son
sin animé américain de l’entreprise quand un auteur se continue lui-même côté de la revue Tel Quel, Julia Kristeva œuvre » : il le protège, par exemple,
Walt Disney qui reprenait Notre-Dame (comme Rabelais dans le Tiers Livre ou théorisait sous le nom d’« intertextua- contre d’éventuels éditeurs indélicats

Les infortunes des « Misérables »


de Paris sans citer une seule fois le Cervantès dans la seconde partie de lité ». Croire qu’on écrit en dehors d’une qui mutileraient ou retoucheraient
nom de son auteur. Elle a tort. son Don Quichotte) – est de rompre langue et d’une tradition littéraire – son œuvre. Personne ne trouvera à y
Dans ce dernier cas, une œuvre était peu ou prou avec l’œuvre de départ, qu’on la suive, qu’on s’y oppose ou redire : il est normal que l’auteur ait
pillée sans vergogne, sans reconnais- d’être pleine de rebondissements et qu’on en joue – c’est croire, comme la son mot à dire sur ce qu’on publie
sance aucune pour son pays d’origine
ni pour l’individu qui l’avait créée  ;
quasiment imprévisible.
Dans ces conditions, rien n’empêche
colombe de Kant, qu’on volerait mieux
s’il n’y avait pas d’air !
sous son nom. Mais ce droit ne cesse
pas avec sa mort ; il est « perpétuel,
Les héritiers de Victor Hugo demandent l’interdiction de la suite écrite par François
la démarche relevait de la prédation de penser que l’auteur des Misérables, Mais le pire, c’est, comme Pierre inaliénable et imprescriptible  ». Là Cérésa. Le coup éditorial devient une polémique judiciaire. Cosette rejoint au
et du mépris culturel (donnez-moi si l’envie de poursuivre l’avait pris, Hugo, de faire juges de ces questions encore, rien à redire, s’il préserve
vos créations et ensuite passez à la aurait lui-même pu ressusciter Javert, à esthétiques non les spécialistes – l’intégrité de l’œuvre à travers les tribunal Lara, Scarlett et Tintin.
caisse – non pour toucher des droits l’instar de Sir Conan Doyle ressuscitant critiques, écrivains, historiens de âges et s’il est exercé de façon sage

C
mais pour payer votre entrée !). Sherlock Holmes. Son roman, comme la littérature – ni les lecteurs, mais et désintéressée. Tout dépend de qui ’est la recette d’un cock- aîné des ayants droit de l’écrivain. bien marché, mais en revenant sur Dans le cas présent il y a une
Dans l’autre cas, ce qui la chagrine – tous les grands romans populaires des hommes que rien ne prépare, ès l’exerce. Or revoici les descendants ! tail éditorial concocté par Il demande l’interdiction du livre la mort de Javert, Cérésa intervient volonté, parfaitement assumée,
la mention faite du nom de son ancêtre de l’époque, n’est-il pas plein de tels qualités, à les comprendre  : avocats S’il peut, en effet, être conféré à un Plon : un mythe littéraire et des dommages et intérêts de sur l’œuvre même de Hugo  ». Le d’exploitation commerciale. Le
et du titre de son roman dans la promo- coups de théâtre (voyez les réappari- et magistrats. Et de contribuer un tiers par testament de l’auteur, il («  le roman français le plus lu 4,5 millions de francs (686 000 €), tribunal de grande instance de livre se vend davantage sur le
tion du nouveau livre – est précisément tions de Thénardier)  ? L’assignation peu plus, sur le modèle américain, est également et automatiquement en France et à l’étranger  »), une «  pour que Plon ne fasse pas de Paris examinera la question le nom d’Hugo et la renommée de
la preuve que sa création ne lui est adressée aux éditions Plon par Pierre à une préoccupante judiciarisation dévolu par la loi aux héritiers, de histoire toujours populaire bénéfices avec Les Misérables et 27  juin, si une conciliation n’in- l’œuvre que sur celui de Cérésa,

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pas déniée. On pourrait même y voir Hugo se raccroche désespérément à de la culture. Les procès pleuvent génération en génération, jusqu’à («  dix millions et demi de té- que l’argent revienne à une asso- tervient pas d’ici là. Olivier Orban dont les livres précédents n’ont
la plus belle forme d’hommage. Car une phrase que son arrière-arrière- aujourd’hui comme à Gravelotte sur la fin des temps  ! Et il fournit aux léspectateurs ont vu la série ciation  ». La Société des gens de avait proposé de donner un exem- jamais bénéficié d’une mise en
ce n’est pas un mince travail, même grand-père aurait dite sur la mort de les auteurs et les éditeurs. Dans leur moins scrupuleux d’entre eux une sur TF1  »), des bons sentiments lettres s’associe à la procédure, plaire des Misérables de Hugo, en place de 65 000 exemplaires. Dans
si on en escompte de substantielles Javert  : «  Si cette fin n’émeut pas, je diversité, ils ont les mêmes caracté- manne supplémentaire, quand bien (Javert veut réparer le mal qu’il sans demander d’interdiction du même temps que Cosette. Ce qui l’histoire récente, deux cas ont
retombées commerciales, que d’écrire renonce à écrire jamais ! » Hélas ! cette ristiques : le détournement de la loi, même l’œuvre serait tombée depuis a fait), beaucoup de publicité livre et pour 1 franc de dommages a été refusé par les héritiers, qui eu autant de retentissement : un
plusieurs tomes de cinq cents pages, et belle hyperbole n’a pas du tout le sens l’appât du gain, la réduction préoccu- longtemps dans le domaine public. (1,5 million de francs [228 673 €]), et intérêts. Pour son président, voyaient là une façon de légitimer auteur anglais, Alexander Mollin,
qui se tiennent, avec des personnages que notre plaideur veut lui donner  : pante du domaine public. En fait, en demandant 4,5 millions des bonnes feuilles dans Paris- Georges-Olivier Chateaureynaud, le livre de Cérésa. a publié La Fille de Lara, qui serait
qu’on n’a pas choisis ! c’est l’exclamation d’un auteur fier On utilise désormais à cet effet le de francs (!) de dommages et intérêts Match, des projets d’adaptation. «  il faut que le principe du droit Les suites romanesques sont passée inaperçue s’il n’avait pas été
D’autant qu’une suite, contraire- d’avoir réussi son coup, non un appel droit des marques et le droit moral. au nom de son ancêtre, Pierre Hugo a En secouant bien, Plon espérait moral soit réaffirmé ». Une autre inséparables de l’histoire littéraire. présenté comme la suite du Doc-
ment à une adaptation théâtrale ou à interdire quoi que ce soit. L’un permet, moyennant une modique le mérite involontaire de nous inciter obtenir «  l’événement éditorial descendante, Lauretta Hugo, re- Les héritiers d’Homère n’ont pas teur Jivago. Publié par Transworld
cinématographique, n’altère en rien Plaideurs ou non, les descendants de redevance, de « déposer » à l’Institut à reposer le problème des ayants droit de l’année », ainsi qu’il l’annonce fuse de « récupérer aucune partie songé à demander des comptes en Angleterre, traduit chez Ber-
l’œuvre originale. Au contraire, elle Victor Hugo ont un même tort : celui, de la propriété industrielle des noms d’écrivains. Quelques-uns, certes, sont dans le communiqué de présen- de cet argent sale  » et veut un à James Joyce pour son Ulysse, ni telsmann en Allemagne, le livre
incite à y revenir, comme à sa source je le crains, de n’avoir pas bien compris de personnages, et même de simples irréprochables, dévoués, larges d’esprit, tation de Cosette ou le Temps des procès «  moral et symbolique  » ceux de Sophocle à Robbe-Grillet a dépassé 150  000 exemplaires.
et à son aune. Elle se sert de sa noto- illusions. En secouant un peu (Libération du 15 mai). pour Les Gommes ! La reprise ou Après des bagarres judiciaires dans
riété, mais en même temps la ravive. plus fort, vous ajoutez des héri- Pour l’avocat de François Cé- la continuation d’un texte est plusieurs pays, Feltrinelli, titulaire
Pourquoi donc s’indigner soudain pourquoi rius ou le fugitif. Cette publication Hugo sont finalement déboutés en tiers, des avocats, des juges, des résa, Jean-Claude Zylberstein, ces pratique courante au Moyen Âge des droits mondiaux de l’œuvre de
d’une pratique littéraire tout à fait cet article ? suscite la colère de Pierre Hugo, 2008 par la cour d’appel de Paris. partisans, des opposants, et vous procédures « vont à l’encontre de (Le Roman de la Rose) comme Pasternak, a obtenu l’interdiction
courante et qui remonte au moins aux descendant de Victor, qui réclame Sur la problématique des obtenez une bonne polémique de ce qu’est l’histoire littéraire, qui a au xviie  siècle (de Corneille à La du livre.
successeurs d’Homère, Eugammon, En 2001, à la veille du bicentenaire son interdiction et des dommages «  suites  » d’œuvres célèbres, le printemps. vu de nombreuses suites et adap- Fontaine). Le fils de Paul Féval a Les suites d’Autant en emporte
Quintus de Smyrne ou Virgile ? Hugo de la naissance de Victor Hugo et intérêts. Un premier jugement candidat au bac lira avec intérêt Les héritiers de Victor Hugo ont tations d’œuvres préexistantes. écrit Le Fils de Lagardère – avec le vent constituent un vrai feuille-
lui-même s’y est livré : dans sa Légende (1802) Olivier Orban, patron de la du tribunal de Paris est favorable le texte de Dominique Noguez assigné Plon en justice pour at- François Cérésa a voulu rendre l’autorisation de l’ayant droit qu’il ton. La première, commandée par
des siècles, « Le Mariage de Roland » et maison d’édition Plon, cherche un à Plon. Le plaignant fait appel. En qui présente une défense vigou- teinte au droit moral. Ils estiment hommage à un élément du patri- était – tandis que Roger Nimier a les héritiers de Margaret Mitchell
« Aymerillot » poursuivent La Chanson écrivain capable d’écrire une suite 2004, la cour rend un arrêt qui reuse du droit aux réécritures. que « Victor Hugo avait considéré moine littéraire. Des adaptations ajouté un D’Artagnan amoureux et due à une romancière spéciali-
de Roland. Mieux, une première suite des Misérables. Il retient François contredit la première sentence, Pour lui, « Suite, réponse, reprise, Les Misérables comme une œuvre musicales et cinématographiques à la trilogie de Dumas – c’est l’une sée en best-sellers romanesques,
aux Misérables est déjà parue en 1996 Cérésa, qui ressuscite l’inspecteur estimant que les livres de François adaptation, pastiche, parodie, achevée, n’appelant ni suite, ni ont davantage dénaturé l’œuvre des références de François Cérésa. Alexandra Ripley, est une jolie
chez Lattès, la Cosette de Laura Kalpa- Javert. Celui-ci devient un héros Cérésa portent atteinte au droit allusion, mise en abyme, traduc- réécriture  ». À propos du suicide d’Hugo, sans que cela choque les Au début de l’année, Charles-Henri histoire de gros sous qui a rap-
kian, sans susciter la moindre émotion. positif dans les deux volumes pu- moral du grand Victor Hugo. Au tion, mise en vers, la littérature de Javert, Victor Hugo commen- héritiers ». Émmanuel Pierrat, avo- Buffard a imaginé La Fille d’Emma porté énormément d’argent à ses
Autre grief : en faisant échapper Javert bliés, avec un succès relatif, au prin- nom de la liberté d’expression et s’est toujours nourrie de litté- tait : « si cette fin n’émeut pas, je cat de Pierre Hugo, rétorque que ce sans tapage chez Grasset, tandis promoteurs. Une autre, « autori-
au suicide et en le faisant s’amender, temps et à l’automne 2001 : Cosette de création, Plon forme un pourvoi rature. » renonce à écrire jamais  ». C’est n’est pas le principe des suites qui que l’écrivain argentin Edoardo sée », a vu l’abandon de l’écrivain
François Cérésa aurait trahi en quelque ou le temps des illusions, puis Ma- en cassation. Les héritiers de Victor cette remise en cause de la mort est contesté. « Le Nouveau Testa- Berti a mis ses pas dans ceux de Pat  Conroy devant les exigences
sorte rétrospectivement Les Misérables. de Javert qui choque Pierre Hugo, ment, c’est la suite d’un livre qui a Nathaniel Hawthorne. de la famille, une autre encore,

86 Enseignement de littérature – Première L Enseignement de littérature – Première L 87


Les articles du

tout aussi « autorisée », serait en pas prévues ? Michel Tournier, qui


cours de rédaction... En revanche, a publié en 1967 Vendredi ou les pourquoi cet article ?
une suite non autorisée, intitulée limbes du Pacifique, qu’il a réécrit
Done Gone with the Wind, d’Alice pour les enfants en 1971 en le ti- Cet article analyse les arguments des deux parties dans le procès
Randall, donnant la parole aux trant Vendredi ou la Vie sauvage, intenté par un descendant de Victor Hugo à l’auteur d’une suite
Noirs de la plantation, a été in- se sent bien sûr concerné  : «  Je des Misérables. La pratique des suites d’œuvres connues n’est
terdite par un juge fédéral avant dois tant à Daniel Defœ auquel j’ai pas nouvelle. Le candidat au bac en trouvera ici de multiples
même sa publication (Le Monde emprunté son Robinson Crusœ et exemples. Sur le fond, la position de Michel Tournier, auteur
des livres du 4 mai). son Vendredi  ! Je vais fréquem- d’une réécriture de Robinson Crusoé, est particulièrement
Les animateurs de sites Inter- ment dans les écoles dialoguer significative. Pour lui, un héros de roman peut sortir de l’œuvre
net consacrés à Tintin ont, eux, avec des jeunes ayant lu mon originale et connaître un nouveau destin romanesque dès lors
été contraints, sous menace
judiciaire, soit de se saborder
Vendredi et j’ai encore sur le cœur
la question d’un élève auquel
qu’il est devenu un « mythe ».
le guide pratique
(comme les sites consacrés au n’avait pas échappé cette parenté :
Petit Prince), soit de retirer les “Ça vous arrive souvent de reco- va autrement de certains autres et des opéras auxquels leur auteur
pages mettant à disposition pier vos livres dans ceux des qui s’en échappent et deviennent n’aurait jamais songé. Oui, je le
des internautes des parodies de autres ?” Mais je ne manque pas de véritables mythes. Que faut-il crois sincèrement, on a plus que
Tintin et en particulier la suite d’arguments pour ma défense. Je pour cela ? Il faut qu’ils incarnent jamais le droit d’écrire des «  ro-
de L’AlphArt, qu’Hergé n’avait pense que certains héros de ro- un certain aspect de la condition binsonnades ». Les mânes de Da-
pas eu le temps de terminer. La mans, aussi célèbres soient-il, humaine. Tristan, c’est l’amour niel Defœ peuvent reposer en
veuve d’Hergé s’est opposée à demeurent prisonniers et insépa- absolu, Dom Juan, la séduction, paix ». La justice dira si les « co-
tous les projets d’achèvement de rables de l’œuvre qu’ils habitent, Faust, le savoir dévoyé, Robinson setteries » de Plon et de François
l’histoire. poursuit-il. Valmont ne sort pas Crusœ, la solitude de l’île déserte. Cérésa empêchent celles de Victor
A-t-on le droit de voler le héros des Liaisons dangereuses, ni Julien Moyennant quoi, ils s’évadent de Hugo de reposer en paix.
d’un roman et de lui prêter des Sorel du Rouge et le Noir. Ceux-là leur œuvre natale et se mettent à Alain Salles et Martine Silber
aventures que son auteur n’avait doivent y demeurer en paix. Il en animer des romans, des comédies (18 mai 2001)

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88 Enseignement de littérature – Première L
Le guide pratique Le guide pratique

texte ZOOM SUR…


officiel
L'épreuve écrite de français

Durée : 4 heures / Coefficients : 3 en


série L ; 2 en séries ES et S et 2 en séries
Méthodologie et conseils L’oral de français : une question de
fond et de forme.

Si l’examinateur juge avant tout


de vos aptitudes et connaissances,
technologiques (hors STAV). il sera sensible également à la
réfléchir. Cette étape doit vous permettre d’indiquer II. Dégager des axes de lecture façon dont vous vous présenterez,
Les épreuves anticipées de français dans quel sens va progresser votre argumentation. • Lisez d’abord le texte plusieurs fois, sans vous à votre comportement face au
portent sur le contenu du pro- Le plus souvent, on peut formuler la problématique laisser décourager si vous avez du mal à le cerner : sujet et face à lui. Consciemment
gramme de première ; elles évaluent sous forme d’une ou plusieurs questions. appuyez-vous sur les connaissances que vous avez de ou non, il sera influencé par votre
grâce à un sujet unique les objets • Enfin, vous devez annoncer votre plan, en mettant l’auteur, du genre, de l’époque à laquelle il a été écrit. ton, votre façon de vous tenir, etc.
d’étude communs à l’ensemble des l’accent sur les articulations logiques entre les parties. N’hésitez pas annoter le texte au cours de la lecture. Voici quelques conseils pour vous
séries et, pour la série L, ceux de fran- Notez au brouillon vos premières impressions, quitte y préparer.
çais et de littérature. Elles permettent V. Rédiger le développement à les retravailler ensuite et à en éliminer certaines.
de vérifier les compétences acquises • L’organisation générale du développement doit • Puis, analysez le texte plus en détail. Vous pouvez À l’oral, vous êtes évalués à la fois
en français tout au long de la scola- montrer que votre dissertation est cohérente et commencer par faire une étude linéaire qui aboutira à sur le contenu de ce que vous
rité et portent sur les contenus du progresse : chaque partie ou sous-partie doit s’achever une série de remarques que vous regrouperez ensuite dites, les connaissances que vous
programme de la classe de première. sur une transition qui récapitule ce qui vient d’être selon les axes de lecture choisis. Ils doivent rendre avez accumulées tout au long de
Elles évaluent les compétences et dit et fait le lien avec la partie suivante. compte des caractéristiques du texte  : selon le cas, votre scolarité, mais aussi sur la
connaissances suivantes : • Il est important d’illustrer chaque idée par des vous pourrez en exprimer l’originalité (par rapport aux forme de votre exposé, la manière
- maîtrise de la langue et de l’ex- exemples tirés de votre expérience de lecteur et conventions d’une époque, par exemple), dégager une dont vous vous exprimez.
pression ; d’élève. Un exemple doit être concis et présenté conjugaison ou une opposition de thèmes, montrer Faites attention à ne pas parler
- aptitude à lire, à analyser et à uniquement en fonction de l’idée qu’il sert. Si vous en quoi un premier niveau de lecture est supplanté trop  vite et à bien articuler en
interpréter des textes ; choisissez d’introduire des citations (tirées, par par un second, moins évident mais plus profond, etc. posant votre voix : non seulement
- aptitude à tisser des liens entre exemple, du corpus proposé), veillez à bien leur • Ces axes seront les différentes parties de votre plan. cela permettra à l’examinateur de
différents textes pour dégager une attribuer un auteur, à les mettre entre guillemets, à Deux écueils principaux sont à éviter : comprendre sans difficulté ce que
problématique ; les retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets – ne pas tomber dans la paraphrase du texte vous dites, mais cela vous aidera
- aptitude à mobiliser une culture ([…]) tout passage supprimé. (« d’abord l’auteur parle de… ensuite il parle de… ») ; aussi à avoir confiance en vous.
littéraire fondée sur les travaux • Pensez à soigner la présentation en aérant votre – ne pas non plus séparer le fond de la forme. Par ailleurs, sachez que la qua-

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conduits en cours de français, sur devoir par des sauts de lignes. lité de votre raisonnement et
des lectures et une expérience III. Rédiger l’introduction votre aptitude à présenter des
personnelles ; VI. Rédiger la conclusion L’introduction d’un commentaire procède en trois arguments de manière ordon-
- aptitude à construire un jugement La dissertation – le plan thématique organise un raisonnement à • La conclusion est peut-être la dernière étape de la étapes : née sont très largement pris en
argumenté et à prendre en compte I. Lire le corpus de textes l’appui d’une thèse, tentant d’en dégager tous les dissertation, mais ce n’est pas la moins importante. – présenter le texte et son auteur (titre de l’ouvrage, compte dans la notation. Pensez-y
d’autres points de vue que le sien ; Les textes proposés vous fourniront un certain aspects de façon cohérente 4 questions du type C’est sur cette note finale que le correcteur restera. situation dans l’histoire littéraire, situation de l’ex- au moment de la préparation et,
- exercice raisonné de la faculté nombre de pistes de réflexion, d’arguments et « Qu’est-ce que... une œuvre engagée... un dénouement Il est conseillé de rédiger au brouillon la conclusion, trait au sein de l’ouvrage, forme, etc.) ; dans le fil de votre exposé, utilisez
d’invention. d’exemples que vous pourrez réutiliser dans votre réussi... ? ou « Montrez que… » ; avant même de commencer le développement. Vous – exposer votre approche du texte ; des mots de liaison : cela donnera
Les sujets prennent appui sur un dissertation. – le plan comparatif met en parallèle deux thèmes saurez ainsi dès le départ où vous souhaitez aboutir. – annoncer votre plan (deux ou trois axes de lecture, le sentiment à l’examinateur que
ensemble de textes (corpus), pouvant ou deux concepts tout au long du devoir et s’achève • La conclusion a une double fonction  : d’une part articulés entre eux). votre pensée est structurée, que
comprendre un document icono- II. Analyser le sujet sur une synthèse qui peut, selon le cas, mettre en évi- récapituler le chemin parcouru en mettant l’accent vous savez où vous allez, et il
graphique aidant à sa compréhen- • Abordez le sujet sans idée préconçue. Posez-vous dence les ressemblances, les différences ou proposer sur ce que vous avez démontré ou sur l’opinion IV. Citer le texte aura moins de mal à vous suivre
sion. Ce corpus peut également vraiment la question formulée par le sujet. S’il s’agit un dépassement. personnelle que vous avez développée ; d’autre part, • Chacune de vos remarques doit s’appuyer sur le que si vous passez sans transition
consister en une œuvre intégrale d’une citation, mobilisez vos connaissances sur son • Le plan doit être construit selon une progression élargir le sujet, par exemple en évoquant une autre texte. Lorsque vous faites une citation, veillez à la d’une idée à l’autre. N’hésitez pas
brève ou un extrait long et doit s’ins- auteur, l’œuvre dont elle est issue, etc. logique  : suivez un fil conducteur qui vous mène œuvre du même auteur, un courant littéraire qui retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets à écrire sur votre brouillon ces
crire dans le cadre d’un ou de plu- • Arrêtez-vous sur chaque terme du sujet et de- à une conclusion. Le plan achevé, toutes vos idées s’est opposé par la suite à celui dont vous avez parlé. ([…]) tout passage supprimé. connecteurs logiques pour ne
sieurs objets d’étude du programme mandez-vous ce qu’il implique. Soyez attentif aux doivent y avoir trouvé leur place. • Attention, une citation ne remplace pas une re- pas oublier de les employer le
de première, imposés dans la série expressions employées  : «  dans quelle mesure…  » marque sur le texte, mais vient soutenir votre inter- moment venu !
du candidat. « peut-on vraiment dire ». Interrogez-vous : s’agit-il IV. Rédiger l’introduction Attention ! La conclusion prétation. En d’autres termes, citer ne vous dispense N’ayez pas peur enfin de ménager
Accompagné, ou non, de questions, de réfuter une thèse ? de la discuter ? de la soutenir ? • Procédez en trois étapes : amenez le sujet, dégagez ne doit jamais vous servir pas d’analyser. quelques silences (pas trop longs,
le sujet offre le choix entre trois types • Dès la lecture du sujet, notez au brouillon les idées la problématique, annoncez le plan. à ajouter, à la dernière minute, • Enfin, utilisez des expressions variées pour intro- tout de même…) après votre in-
de travaux d’écriture, liés à la totalité qui vous viennent immédiatement à l’esprit : vous • Le sujet : vous devez le resituer dans son contexte une idée oubliée. duire vos citations : l’auteur « souligne », « évoque », troduction, entre les différentes
ou à une partie des textes étudiés : en écarterez sûrement certaines, mais cela vous (histoire littéraire, évolution d’un genre, événements « dépeint », « tourne en dérision », « met en évidence », parties de votre exposé, et avant
un commentaire, une dissertation permettra de solliciter rapidement vos ressources. historiques, etc.) en montrant qu’il a un intérêt, qu’il « met en valeur », etc. la conclusion. De la même ma-
ou une écriture d’invention. Cette ne sort pas de nulle part. Les phrases trop vagues et Le commentaire de texte nière que vous sautez des lignes à
production écrite est notée au moins III. Construire le plan générales (du type « de tous temps, les hommes… ») I. Lire le corpus de textes V. Rédiger la conclusion l’écrit sur votre copie, cette pause
sur 16 points pour les séries générales • On distingue principalement trois types de plan : sont à proscrire. Ensuite, citez la phrase du sujet : s’il • Bien que le commentaire ne porte généralement La conclusion a une double fonction : dresser le bilan assumée montrera que vous avez
et sur 14 points pour les séries techno- – le plan dialectique confronte différentes thèses, s’agit d’une citation un peu longue, vous pouvez la pas sur la totalité des textes du corpus, vous pourrez de votre lecture et faire une ouverture, par exemple la maîtrise de votre discours et
logiques quand elle est précédée de avant de donner un avis personnel 4 sujets du type tronquer en conservant les mots essentiels. vous appuyer sur ces documents pour comprendre en effectuant un rapprochement avec un autre texte signifiera clairement que vous
questions, sur 20 dans toutes les « Pensez-vous que...? » « Dans quelle mesure peut-on • Dégager la problématique revient à montrer en le sens du texte à commenter, sa place dans l’histoire du même auteur, ou avec un autre auteur de la même passez à une autre étape de votre
séries quand il n’y a pas de questions. dire que...? », etc. ; quoi la question posée par le sujet donne matière à littéraire, ses enjeux, etc. période. raisonnement.

90 Le guide pratique Le guide pratique 91


Le guide pratique Le guide pratique

COACHING Le corpus de textes


faut dégager des points communs ou des différences,
en ne perdant pas de vue la spécificité de chaque
• Attention à ne pas calquer artificiellement une
perspective sur un texte en récitant un cours.
6. Apportez
votre matériel
10 conseils pour faire bonne im- document. Rien de plus agaçant pour un
pression à l’oral. Quel que soit le sujet que vous décidez de traiter, vous disposez d’un corpus de textes qui ont néces- III. Conduire l’explication examinateur qu’un candidat qui
sairement un lien entre eux : vous devez donc vous demander ce qui les rapproche (problématique, La lecture méthodique à l’oral • La lecture méthodique est structurée en quatre n’a pas de quoi noter, qui fouille
1. Arrivez à l’heure thèmes évoqués, genre, registre, etc.) et ce qui les distingue. Lisez-les très attentivement et n’oubliez I. Lire le texte étapes : dans son sac à la recherche d’une
Cela peut paraître évident  ! Sauf pas d’étudier soigneusement le paratexte (nom de l’auteur, titre, date, introduction éventuelle, etc.). Le passage que vous aurez à expliquer est tiré de – l’introduction situe le texte dans l’œuvre et dans gomme ou – pire – de sa liste de
cas de force majeure, si vous ar- la liste d’œuvres et de textes que vous avez étudiés l’histoire littéraire ; textes. Et ne pas avoir ses affaires,
rivez en retard, vous aurez déjà au cours de l’année. Lisez attentivement le texte – la lecture à haute voix doit montrer que vous c’est aussi source de stress pour le
fait mauvaise impression… avant L’écrit d’invention directement sur le corpus de textes, en vous invitant plusieurs fois en mobilisant vos connaissances sur comprenez le sens du texte et respectez son ton, sa candidat… !
même d’avoir ouvert la bouche ! I. Lire le corpus de textes selon le cas : l’auteur, le genre, la période, la forme, etc. Au fil de forme, etc. (en poésie, faites attention en particulier
L’écrit d’invention n’est pas un exercice de pure ima- – à situer les documents dans leur contexte (mise en la lecture, n’hésitez pas à annoter le texte. Listez au au mètre du vers) ; 7. Utilisez pleinement le
2. Avant de passer, gination : vous devez vous appuyer fortement sur les relation avec un mouvement littéraire) ; brouillon les premières idées qui vous viennent. – l’analyse proprement dite développe votre axe de temps de préparation
restez concentré textes du corpus, en comprendre les caractéristiques, – à dégager un thème commun à plusieurs docu- lecture en vous appuyant sur le texte ; Vous avez en général autour de
Avant de passer l’épreuve, vous les lire à la lumière des genres littéraires et des objets ments ; II. Dégager un axe de lecture – la conclusion récapitule les points les plus im- 20 minutes de préparation. Met-
devrez probablement attendre d’étude au programme. – à comparer les différents genres et registres ; • Il faut dégager un axe de lecture, une perspective qui portants et tente une ouverture vers d’autres tez ce temps à profit pour élaborer
dans un couloir, ou dans une – à confronter les textes pour montrer à la fois leurs orientera votre explication et montrera l’intérêt du problématiques ou d’autres textes. un plan. Ne rédigez surtout pas
salle, le plus souvent avec d’autres points communs et leurs spécificités. passage étudié. Pour déterminer cet axe, posez-vous • Pour développer votre axe de lecture, vous l’ensemble de votre réponse, no-
candidats. Durant ces instants, il • Ces textes ont toujours un rapport avec les genres des questions : Qui parle ? De quoi ? Quel est l’enjeu du pouvez suivre l’ordre du texte ou choisir une tez uniquement quelques points
est important de rester concen- littéraires et les objets d’étude au programme : vous texte ? Quel est son plan (les différents mouvements approche synthétique qui examine le texte en de repère et les transitions. En
tré, de rassembler calmement ses devez donc mobiliser les connaissances acquises au du passage)  ? Quel registre et quelle tonalité sont son entier sous différents angles à chaque fois revanche, réfléchissez aux mots
idées. Chercher, par exemple, des cours de l’année. employés  ? En quoi ce passage est-il caractéristique (comme dans un plan thématique de commentaire que vous allez utiliser et aux dif-
informations auprès des autres d’un mouvement ou d’un genre ?, etc. composé). férentes questions que l’examina-
candidats (sur l’examinateur, les II. Rédiger et organiser la réponse teur pourrait vous poser.
questions qu’il pose, etc.) ne peut • Votre réponse doit se présenter sous la forme d’un
que vous stresser davantage et ne texte construit et correctement rédigé : les notes et 8. Soyez intéressant
vous apportera rien. les abréviations sont à proscrire. Pensez que l’examinateur a beau-
• Bien que la question posée nécessite de vous ap- coup de candidats à voir dans la
3. Restez naturel puyer sur les textes, prenez garde à ne pas transfor- journée, essayez donc de susciter
Choisissez une tenue correcte mais mer votre réponse en un catalogue de citations qui son intérêt. Parlez-lui posément
dans laquelle vous êtes à l’aise. Ne II. Respecter les contraintes du sujet n’apporte aucun élément d’analyse. Toute citation en le regardant. Ne lisez pas vos

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forcez pas le ton de votre voix. • Vous pourrez être invité à rédiger un article (édi- doit en effet venir à l’appui d’une interprétation. notes car cela donne un ton mo-
torial, article polémique, article critique – éloge ou • Enfin, votre réponse doit être organisée : quel que nocorde très ennuyeux à écou-
4. Soyez poli blâme, etc.), une lettre (réponse à une lettre présentée soit le type de rapprochement que vous avez à faire, il ter. Au  contraire, n’hésitez pas
et souriant dans le corpus, courrier des lecteurs, lettre ouverte, à improviser pour rendre votre
Ce n’est pas parce que vous êtes lettre fictive d’un personnage tiré d’un texte, etc.), discours plus vivant.
stressé, fatigué, angoissé ou au un monologue délibératif, un dialogue théâtral, un
contraire trop  sûr de vous qu’il essai, un récit didactique (fable, apologue, etc.), une 9. Soyez confiant…
faut en oublier la politesse. Rester réécriture (parodie, pastiche), etc. L’importance de la préparation et du brouillon mais pas arrogant
correct et aimable, toujours poli • Votre devoir devra donc respecter un certain nombre Il ne faut pas arriver non plus
sans obséquiosité ne peut que de contraintes liées à la forme et au genre littéraire. Bien sûr, tout se joue au moment où vous passez devant l’examinateur. Mais la préparation est un trop sûr de vous le jour de l’oral.
vous être favorable. Avant de rédiger, récapitulez ce que vous en savez : moment indispensable pour mettre toutes les chances de votre côté. Alors, utilisez bien le temps L’examinateur est là pour estimer
procédés d’écriture utilisés, registre (comique, tragique, qui vous est imparti. Si besoin, commencez par vous relaxer en respirant profondément, puis lisez vos connaissances à leur juste
5. Maîtrisez polémique, etc.), point de vue du narrateur, mise en tranquillement l’énoncé du sujet. valeur, ni pour vous « aider » ni
votre stress forme (une lettre ou un texte de théâtre, par exemple, Notez quelques idées en vrac avant de réfléchir à l’organisation de votre exposé. Préparez-vous alors pour vous « sacquer ». En d’autres
Le trac, tout ont des caractéristiques très spécifiques), etc. un brouillon clair, qui vous servira d’appui pendant tout le temps de l’épreuve. N’hésitez pas à écrire termes, prenez conscience qu’il
le monde l’a, gros, uniquement sur le recto et en numérotant les pages : cela vous évitera de mélanger vos feuilles et s’agit là d’une véritable épreuve,
même ceux III. Soigner l’expression de commencer votre exposé par la conclusion… aussi importante que l’écrit qui
qui ont l’air • Selon le sujet, vous pourrez être amené à vous Vous n’avez pas le temps de tout rédiger, mais prenez soin d’écrire entièrement votre introduction : vous se prépare avec sérieux et moti-
très à l’aise. exprimer de différentes manières : la rédaction d’un vous sentirez plus à l’aise pour commencer, sans oublier pour autant de lever les yeux vers l’examinateur. vation.
La difficulté, blâme, par exemple, impose souvent d’employer un De plus, celui-ci aura une meilleure impression si vous débutez d’un ton assuré, grâce à votre brouillon
c’est de le vocabulaire péjoratif ; un discours enflammé recourt rédigé, que si vous vous lancez dans une improvisation plus hasardeuse… 10. Après l’épreuve, ne
surmonter. Il existe quelques tech- à des phrases exclamatives ; une description s’appuie Pour le corps de votre exposé, utilisez en revanche la technique de prise de notes, en soulignant les idées voyez pas tout en noir
niques simples pour essayer : res- sur de nombreux adjectifs ; une argumentation est phares, et en mettant en avant les transitions entre chaque idée ou chaque partie : écrivez les mots de Si l’examinateur vous a posé des
pirez à fond, évitez de trop bouger, structurée par des connecteurs, etc. liaison, pour que votre interlocuteur puisse facilement suivre le cheminement de votre pensée. questions, ce n’est pas forcément
installez-vous correctement sur • Dans tous les cas de figure, veillez à employer un Inscrivez sur votre brouillon le mot « conclusion » et, lors de l’oral, n’hésitez pas à employer une formule parce que votre exposé était
votre chaise, parlez calmement. vocabulaire riche et varié, traquez les répétitions du type « j’en viens à la conclusion » ou « en conclusion, on peut dire que… ». Vous signifierez ainsi insuffisant… S’il ne souriait pas,
Concentrez-vous sur ce que vous maladroites et relisez-vous attentivement. clairement à l’examinateur que votre exposé touche à sa fin. ce n’est pas parce qu’il ne vous
avez à faire et sur ce que vous vou- Ainsi muni d’un brouillon clair et bien organisé, vous aurez moins de mal à prendre de l’assurance lors « aimait » pas, etc. Faites la chasse
lez dire, plutôt que sur l’air plus ou La question liminaire de l’épreuve. Car si jamais vous perdez un peu le fil, vous savez que vous pourrez vous raccrocher à lui. aux idées sombres et préparez-
moins «  sympathique  » de votre I. Comprendre la question Comme une soupape de sécurité, il vous évitera de paniquer. vous plutôt pour l’écrit s’il n’a pas
examinateur. • La (ou les) question(s) liminaire(s) s’appuie(nt) encore eu lieu !

92 Le guide pratique Le guide pratique 93


Crédits iconographiques

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


Définition(s) et évolution du genre romanesque du xviie siècle à nos jours
p. 6 : Mme de La Fayette DR – p. 7 : Montesqieu DR ; Jean-Jacques Rousseau DR –
p. 8 : Balzac © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock – p. 9 : Flaubert DR
Le personnage de roman : du héros à l’anti-héros
p. 12 : Cosette DR – p. 13 : Jeanne DR – p. 14 : Livres ancien © Fotolia
Personnage romanesque et vision(s) du monde
p. 18 : Voltaire © Pierre-Marie Philipp/ Fotolia – p. 19 : Gargouille DR – p. 20 : Fond papier DR

Le texte théâtral et sa représentation


du xviie siècle à nos jours
L’évolution des formes théâtrales depuis le xviie siècle
p. 26 : Molière © Georgios Kollidas/ iStockphoto/ Thinkstock ; Racine © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock ;
Pierre Corneille DR – p. 27 : Les Comédiens italiens DR ; Ubu Roi DR ;
Richelieu © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock – p. 28 : Caligula © Plrang/ Fotolia
Le théâtre et la question de la mise en scène
p. 32 : Masques © Thinkstock – p. 33 : Téâtre © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock –
p. 34 : Alfred de Musset DR – p. 36 : Beaumarchais DR

Écriture poétique et quête du sens,


du Moyen Âge à nos jours
Place et fonction du poète au fil des époques
p. 40 : Rimbaud DR – p. 41 : Ronsard DR

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
Versification et formes poétiques
p. 47 : L’Inspiration du poète DR – p. 49 : Érato © Gallica
L’écriture poétique : redécouvrir la langue, redécouvrir le monde
p. 52 : Baudelaire DR – p. 53 : Calligramme DR – p. 55 : Calligraphie © Sqback/ iStockphoto

La question de l’homme dans les genres


de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours
Les formes de l’argumentation
p. 61 : Allégorie de la rhétorique DR ; Discours © Hemera/ Thinkstock –
p. 62 : Victor Hugo © iStockphoto/ Thinkstock
La réflexion sur l’homme à travers les textes argumentatifs
p. 67 : Rabelais DR – p. 68 : Jean de La Bruyère DR

Enseignement de littérature – Première L


Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
p. 76 : Érasme © Photos.com/ Getty Images/ Thinkstock – p. 78 : Manuscrit de La Boétie © Gallica
Les réécritures, du xviie siècle à nos jours
p. 82 : Livres © Franck Boston/ Fotolia – p. 85 Le Chêne et le Roseau © Thomas Tessier

LE GUIDE PRATIQUE
p. 89 : Femme © iStockphoto – p. 90 : Élèves © iStockphoto –
p. 92 : Livres, Oral et Élèves © iStockphoto – p. 93 : Diplôme DR
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2 l’essentiel du cours
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