Vous êtes sur la page 1sur 980

Le travail créateur

Pierre-Michel Meng er

Le travail créateur
S'accomplir dans l'incertain

,
Editions du Seuil
La première édition de cet ouvrage a été publiée
en 2009 dans la collection « Hautes Études »
de l'École des hautes études en sciences sociales,
des Éditions Gallimard et des Éditions du Seuil.

ISBN 978-2-7578-3969-0
(ISBN 978-2-02-098682-3 Fe publication)

© Seuil/Gallimard, 2009
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue
une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père
Introduction
Le principe d'incertitude

L'analyse du travail est un terrain familier des sciences


sociales. Rien n'est plus habituel que d'étudier les pro-
fessions, les carrières professionnelles, les marchés de
1'emploi et les relations contractuelles d'emploi, les
situations de chômage, les relations entre la formation
et la professionnalisation. Rien de plus habituel aussi
que d'analyser les rémunérations, leur distribution, leur
relation avec les investissements en formation, leur évo-
lution dans la carrière des individus. Dans le cas des
arts, chacune de ces caractéristiques du travail et de
son organisation subit des déformations considérables,
au regard de ce qui est observé en moyenne dans les
mondes du travail. Ainsi, 1'emploi a augmenté, mais le
sous-emploi et le chômage ont augmenté aussi vite, et
parfois plus vite : non seulement 1'offre artistique croît
plus rapidement que la demande, mais elle se disperse
très inégalement sur les candidats à une carrière. La
formation sur le tas et 1'apprentissage par 1'expérience
jouent un rôle si décisif que la formation initiale, dans
beaucoup de domaines artistiques, agit comme un levier
bien imparfait de l'insertion professionnelle. Les revenus
sont tout à la fois très variables au long des carrières
individuelles et très inégalement répartis, et leur distribu-
tion obéit généralement à la loi de Pareto, selon laquelle
20 % des individus concentrent 80 % des gains. Et

9
LE TRAVAIL CRÉATEUR

les revenus négatifs (les revenus de 1' activité artistique


diminués des coûts de 1' exercice de cette activité) sont
plus fréquents que dans les autres professions supé-
rieures parmi lesquelles les nomenclatures statistiques
des différents pays classent les artistes. L'attraction de
ces activités est aussi grande que le risque d'échec.
L'emploi atteint une flexibilité fonctionnelle (assortie à
l'organisation des activités par projet) et une flexibilité
numérique (par substituabilité d'un artiste à un autre)
beaucoup plus élevées que dans les autres professions
supérieures. La division du travail est bousculée par les
schémas de pluriactivité, qui sont plus fréquents dans
les arts qu'ailleurs. Les carrières se déroulent comme
des séquences de compétition par comparaison rela-
tive pour se procurer des emplois, attirer la demande
des professionnels et des consommateurs, et bénéficier
des effets de levier des palmarès critiques ou des bit-
parades du marché. Aucun autre monde professionnel,
à 1'exception du sport, ne recourt autant au format du
tournoi de comparaison, à travers les classements en
tous genres, et, à la différence du sport, ne distribue
les réputations sur autant d'échelles temporelles - quo-
tidienne, avec les indices d'écoute de l'audiovisuel et les
scores de fréquentation des films ou de téléchargement
de contenus numériques, hebdomadaire, avec les listes
de best-sellers et les hit-parades, annuelle, avec les prix
décernés en nombre sans cesse grandissant à des livres,
films, disques, spectacles, expositions, et à leurs auteurs,
séculaire ou indéfinie, quand la consécration débouche sur
1' entrée dans les diverses espèces de panthéons inventés
pour célébrer les œuvres d'art comme une production
de l'activité humaine plus durable qu'aucune autre, et
pour procurer aux artistes les plus consacrés le bénéfice
d'une admiration universelle et éternelle. Et en deçà de
la consécration des œuvres, aucun autre monde d'activité

10
INTRODUCTION

ne conserve autant de traces des états successifs de la


production de ses résultats, non point seulement pour
les archiver, mais aussi pour les livrer à 1'analyse et à
la fascination.
Je me propose, dans les treize chapitres de ce livre,
d'expliquer ces particularités en les référant à un prin-
cipe qui en unifie 1'analyse et la compréhension, le
principe d'incertitude. Je montrerai comment, depuis
l'intimité de l'activité créatrice jusqu'aux analyses du
marché du travail, un même outillage analytique, déployé
à partir de ce principe, peut être mis en œuvre.
L'hypothèse de départ est donc simple : le travail arti-
stique est modelé par l'incertitude. L'activité de l'artiste
chemine selon un cours incertain, et son terme n'est ni
défini ni assuré. Si elle était programmable, elle dériverait
d'une bonne spécification des problèmes à résoudre, de
consignes précises à respecter, de connaissances à mettre
en œuvre sans difficulté, de règles bien définies de choix
et d'optimisation des choix à respecter. Et son évaluation
serait aisée, parce que le résultat pourrait être rapporté au
but qui était spécifié par une programmation efficace de
l'action. Mais c'est l'incertitude sur le cours de l'activité
et son résultat qui est la condition de l'invention originale,
et de 1'innovation à plus longue portée. Elle est aussi
la condition de la satisfaction prise à créer, en même
temps qu'elle est une épreuve à endurer. Car il appar-
tient aux activités faiblement routinières (dont 1' inven-
tion créatrice des artistes est habituellement présentée
comme une incarnation paradigmatique) de réserver des
satisfactions proportionnées au degré d'incertitude sur les
chances de réussite. Incertaine, 1'activité n'est pourtant
pas chaotique : si elle était totalement imprévisible, elle
serait inorganisable et inévaluable.
En indiquant que le créateur n'est jamais assuré de
parvenir au terme de son entreprise, ou d'y parvenir

11
LE TRAVAIL CRÉATEUR

conformément à ce qu'il espérait faire, je veux dire


que l'incertitude n'est pas uniquement extérieure au
travail créateur, et qu'elle ne concerne pas simplement
la réaction d'un public ou d'un marché. Si tel était le
cas, l'engagement dans une carrière artistique serait vite
assimilé à un pari de loterie : chacun, ressentant en lui
1' appel de la vocation artistique, pourrait tenter sa chance
en laissant le hasard opérer, puisque les ingrédients de
l'invention originale ne sont pas spécifiables a priori. Ce
schéma, qui conduirait chacun à surestimer ses chances de
succès à force de sous-estimer la force des comparaisons
sélectives, conduit à ignorer que l'activité artistique est,
au sens le plus élevé, un travail, mais précisément un
travail dont le cours et l'issue sont incertains. Ceci veut
dire que l'activité créatrice doit, dans les projets auxquels
un prix élevé est attaché par 1' artiste, s'écarter des tâches
aisément maîtrisables et répétitives, qui sont peu exal-
tantes certes, mais qui sont aussi peu risquées, puisque
prévisibles dans leurs résultats. Mais ceci signifie aussi
que s'écarter des activités répétitives constitue assurément
une épreuve. Et c'est bien l'épreuve de l'incertitude qui
donne au travail créateur son épaisseur d'humanité et ses
satisfactions les plus hautes, et c'est ce qui a toujours
valu à 1' art de figurer parmi les modèles de 1' action
humaine la plus haute, depuis Aristote.
L'incertitude quant au résultat pousse à demander
de qui dépend la réussite de l'activité. La réponse est
toujours énoncée en quatre points : la réussite dépend
de l'artiste lui-même; elle dépend de l'environnement
de son activité et des conditions (matérielles, juridiques,
politiques) dans lesquelles son travail est entrepris ; elle
dépend de la qualité du travail de l'équipe qui s'affaire
dans le projet échafaudé pour créer une œuvre ou un
spectacle ; elle dépend de 1' évaluation de ceux, pairs,

12
INTRODUCTION

professionnels, consommateurs profanes, qui reçoivent


1'œuvre achevée.
Réduire la question de l'incertaine réussite à celle de
l'admiration du public, de son indifférence ou de son rejet
à l'égard de l'œuvre et de son auteur, c'est parcourir la
moitié du chemin de l'analyse. Inversement, considérer
1'acte créateur comme ce ressort fragile, incertain, menacé
par ses propres troubles intimes, sans porter attention à
la situation de création, aux conditions extérieures de
1'activité, aux relations de concurrence et de coopération
entre tous ceux qui constituent les mondes artistiques,
c'est ne retenir que cette partie du travail artistique qu'est
le travail sur soi. En somme, chaque versant de l'analyse,
considéré séparément, est source de stéréotypes, de ces
stéréotypes qui peuplent le discours de sens commun sur
la création artistique. Au stéréotype selon lequel 1' acte
créateur, dans sa forme la plus élevée, serait, dans son
essence, un travail finalement indifférent aux attentes
de quelque public que ce soit, s'oppose l'argument tout
aussi convenu selon lequel 1'artiste ne peut pas ignorer
les attentes et les réactions de ses contemporains, même
s'il ne peut pas les deviner avec certitude. De même, la
désignation de la création artistique comme une activité
de part en part collective, qui n'existerait pas sans les
multiples coopérations et collaborations qu'exige son
accomplissement, établira les conditions de possibilité
de l'action, mais effacera les arêtes de l'individualisation
des actes et des interventions, et l'incertitude qui pèse
sur les chances de succès du travail d'équipe.
Tous les paradoxes ont été inventés pour résoudre
ces ambivalences et ces antinomies, et le plus célèbre
d'entre eux consiste à trouver dans la pureté solipsiste
d'une intention de création absolument indifférente au
succès la meilleure garantie du succès, par une sorte de
ruse de la raison. Autrement dit, le succès s'obtiendrait

13
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'autant plus sûrement qu'on ne l'a pas cherché. Il suffit


d'assortir cet impératif d'une condition de délai pour
inventer un schéma de justice compensatrice : les succès
les plus rapides sont les plus éphémères, et, inversement,
la consécration sera d'autant plus durable et ample qu'elle
aura mis du temps à venir. Ces formules ne peuvent
pas tenir lieu de raisonnement pour aider à comprendre
l'activité de l'artiste, et la dimension d'incertitude qui
l'habite. Au fil des analyses de ce livre, je montrerai,
par exemple, que l'activité de création ne serait pas si
profondément stimulante et désirable si l'individu n'appre-
nait pas, progressivement, à travers les possibles qu'il
invente et les choix qu'il fait, à se connaître lui-même,
et à se découvrir un et multiple. C'est la ressource du
travail imaginaire que d'inventer et d'expérimenter à
partir de soi, que le sentiment dominant soit celui de
la liberté et de la maîtrise consciente de la décision
créatrice ou celui de l'urgence et de la fureur, ou plus
probablement, l'enchaînement ou l'alternance des deux
catégories d'états mentaux.
Je montrerai aussi que le comportement de l'artiste
n'est pas univoque ni monolithique : sa variabilité est
l'un des ressorts les plus féconds de la tension créatrice.
Si les activités non routinières ont bien cette propriété
combien recherchée d'apprendre sans cesse des choses
nouvelles à qui les accomplit, il serait pourtant absurde
de ne pas graduer cette valeur formatrice : nul ne pourrait
travailler à réinventer sans cesse tous les aspects essen-
tiels de son activité. Car sans conventions, sans règles
d'interaction, sans procédures plus ou moins stabilisées
de division des tâches et d'ajustement mutuel des attentes,
sans routine, nulle coopération n'est possible entre tous
ceux qui doivent concourir à la production, à la diffusion,
à la consommation, à 1' évaluation et à la conservation
des œuvres. Il reste que le prestige même et la force de

14
INTRODUCTION

séduction des métiers artistiques sont mesurés au degré


d'imprévisibilité du résultat et du succès.
D'où le caractère composite du travail artistique, qui
est fait de défis et d'inventions, mais aussi d'appuis sur
des solutions déjà mises à 1'épreuve antérieurement, et
d'où aussi la diversité des comportements qui peut en
résulter selon le dosage qui est fait, délibérément ou non,
entre les éléments éprouvés et les recherches nouvelles.
La multiplicité des manières d'un artiste ou la variété
des phases de son travail, qui le conduisent à alterner
des œuvres exploratoires et des œuvres plus attendues et
plus conformes à son image publique, ou le changement
brusque et durable, ou même le dédoublement de l'artiste
entre plusieurs identités, constituent autant de formes
d'individualisation situées au long d'un axe dont les
deux extrémités seraient la pure exploitation d'une for-
mule de création entièrement analysable et reproductible
d'une œuvre à l'autre, et, à l'autre pôle, le changement
constant, rebelle à toute stabilisation reconnaissable d'une
manière personnelle, et donc à toute identification d'un
style individuel.

Dans le premier chapitre, je présente les outils de la


science sociale qui me sont nécessaires pour établir les
principes d'analyse du travail créateur. Je pars de la
présentation et de l'opposition de deux modèles d'analyse
de l'action, le modèle déterministe, ou causal-continuiste,
comme je le qualifie aussi, et le modèle interactionniste.
J'examine comment cette opposition traverse les deux
sciences dont j'essaie de relier les apports, la sociologie
et l'économie.
Si je cherche à spécifier aussi exactement que possible
toutes les caractéristiques de l'individu et toutes ses
ressources, telles que je peux les connaître au moment
où il s'engage dans 1' action, je dois considérer aussi que

15
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cette spécification me suffira pour estimer les probabilités


du comportement et des choix de 1' acteur que j'ai ainsi
caractérisé, et pour définir le système des relations avec
l'environnement dans lequel il évolue. Mais cette spéci-
fication qui rend le déroulement de l'activité prévisible,
à la manière d'une propulsion dynamique tout entière
contenue dans les prémisses de 1' action, n'admettra pas
en elle l'incertitude autrement que comme une dérogation
exceptionnelle au cours normal et régulier des choses. Son
maître mot, en sociologie, est la conversion de toutes les
différences interindividuelles en produits des hiérarchies
de position sociale. Nous différons certes d'abord les uns
des autres par nos capitaux sociaux et économiques. Mais
dans un groupe relativement homogène (les membres
d'une profession ou d'une communauté qui ont des
caractéristiques sociales proches), que puis-je expliquer
des différences dans les comportements et dans les tra-
jectoires d'activité des uns et des autres, sauf à référer
invariablement toute différence à des causes profondes
dont la puissance déterminante risque d'être plus souvent
postulée que démontrée empiriquement ?
Tournons-nous vers la seconde famille de modèles.
La variabilité des situations est une donnée, et avec elle
l'incertitude sur le cours des choses : c'est la stabilité
et la récurrence des actions et des comportements qui
sont à expliquer. La dynamique d'apprentissage que
déclenche cette variabilité et le caractère stratégiquement
incertain de la relation d'échange avec autrui deviennent
des éléments essentiels pour comprendre comment les
individus négocient, coopèrent, échangent leurs points
de vue (se mettent à la place d'autrui autant qu'ils com-
muniquent avec autrui), s'observent, s'imitent, rivalisent,
se concurrencent. En procédant ainsi, 1' analyse se meut
plus aisément dans des univers définis par une dynamique
d'échange et d'apprentissage de rôles et de compétences

16
INTRODUCTION

(y compris relationnelles), et par une gestion de réseaux


de relation. Mais elle paraît perdre de vue les propriétés
qui définissent les hiérarchies sociales, elle semble sacri-
fier 1'inscription des acteurs dans la structure sociale à
leur inscription dans la situation d'action.
Je procède à un parcours identique, d'abord en socio-
logie, puis en économie, pour dégager les propriétés du
modèle qui rn' est nécessaire pour analyser les activités à
forte variabilité de contenu et à forte incertitude intrin-
sèque et extrinsèque.
Je montre, à la fin de ce long chapitre d'ouverture, à
quelle conception du temps référer 1' action pour cerner
1'émergence de ce qui est original et nouveau, et qui ne
se réduit pas, par définition, à une extrapolation du passé.
J'aborde ensuite, dans le chapitre 2, les conceptions
du travail, en des termes plus familiers des sciences
sociales. Mais je cherche à prendre mes distances à
1'égard de diverses variétés de conceptions qui veulent
détacher 1'exercice d'une activité créatrice de toute pré-
somption de rationalité substantielle. L'activité créatrice
est une conduite rationnelle : cet énoncé n'atteint sa
pleine signification que si cette rationalité est spécifiée
comme celle d'un comportement en horizon incertain.
Il me faut donc définir et isoler les propriétés du
travail qui conviennent à la qualification de la création
comme un acte de travail. La meilleure stratégie m'a
semblé être de partir de la conception la plus opposée
à celle qui rn' est nécessaire, celle qui, dans une for-
mulation simple de 1' analyse économique, assimile le
travail à une grandeur négative. Dans cette conception,
le travail reçoit la valeur restrictive de « désutilité », de
dépense d'énergie individuelle en échange d'un salaire
et de biens de consommation auxquels ce salaire donne
accès. Ce sont le loisir et les biens de consommation qui
sont source de satisfaction et de bien-être individuels ;

17
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le travail apparaît, lui, selon le vocabulaire économique,


comme une consommation négative. De la sorte, l'enga-
gement sur le marché du travail et le choix d'exercer tel
ou tel emploi relèvent intégralement d'une axiomatique
classique de la rationalité du comportement, celle de la
maximisation sous contrainte.
Pourtant, le corrélat essentiel d'une telle analyse est
la simplification extrême du travail, et notamment son
homogénéisation, ce qui fait obstacle à l'observation la
plus élémentaire des situations d'emploi et des degrés très
variables de désutilité ressentie dans l'accomplissement
du travail. Je montre comment enrichir la conception du
travail pour aller de sa caractérisation comme un simple
moyen, un coût, une dépense ou un sacrifice, jusqu'à une
conception du travail comme vecteur d'accomplissement
individuel. Mais je dois aussi, conformément au cadre
fixé dans le premier chapitre, examiner ce qu'il en est
des différences interindividuelles. Parmi les facteurs qui
agissent sur les choix professionnels et sur les diffé-
rences de rémunération qui leur sont associées, figurent
deux éléments sur lesquels 1' analyse socioéconomique
se concentre principalement : la nature et le niveau de
la formation initiale, et les différences interindividuelles
d'aptitude qui procurent des rendements dissemblables à
un même investissement en formation réalisé par deux
individus différents. Les théories sociologiques qui
veulent rendre compte des inégalités de réussite scolaire
critiquent l'argument des différences d'aptitude : selon
ces théories, les différences de capacité des individus et
les différences d'investissement des individus et de leurs
familles dans l'éducation constituent deux manifestations
fortement liées d'une même causalité sociale, qui fonde la
reproduction intergénérationnelle des inégalités de condi-
tion sociale des agents. Certaines analyses économiques
font, à l'inverse, jouer un rôle explicatif déterminant aux

18
INTRODUCTION

aptitudes, en amont des investissements scolaires : les


individus différeraient dans leur demande de formation
scolaire, non pas seulement en fonction de la capacité
parentale de financement et de gestion familiale des
études, mais aussi en fonction de leurs aptitudes révélées.
D'où l'hypothèse que, toutes choses égales par ailleurs,
les individus les plus aptes sont conduits à investir dans
un niveau élevé de formation.
L'engagement dans les métiers artistiques sollicite for-
tement ces deux facteurs de l'acquisition d'une formation
et de la révélation plus ou moins précoce d'aptitudes
génératrices d'une« vocation». Comment leur influence
se distribue-t-elle, au regard de l'analyse générale des
situations professionnelles ? L'argument que je développe
souligne que l'accès aux métiers artistiques n'est que
partiellement lié à l'acquisition d'une formation, parce
que le réquisit d'une formation initiale spécifique est
très variable, et que l'acquisition d'une telle formation
n'explique que partiellement le succès et la capacité
d'originalité. Ce que sont les aptitudes à la pratique
d'un art (souvent décelées comme les résidus d'hétéro-
généité inexpliquée dans 1' économétrie des équations
de salaires) ne se révèle que progressivement dans bon
nombre de métiers artistiques, et ce n'est qu'à mesure
qu'ils pratiquent cet art que des individus dotés d'un
même niveau de formation initiale peuvent se décou-
vrir (inégalement) porteurs d'aptitudes suffisamment
recherchées pour leur valoir de bonnes (ou médiocres)
conditions de professionnalisation. Si la pratique même
de l'activité est beaucoup plus formatrice dans les arts
que dans la majorité des professions, c'est parce que
son cours et ses chances de réussite sont plus incertains.
Dans le troisième chapitre, j'examine les significa-
tions respectives du travail et du loisir dans le monde
contemporain des professions. L'évolution séculaire vers

19
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la baisse du temps de travail et vers 1' augmentation des


temps de loisir a connu, dans la période récente, une
inflexion, même s'il est trop tôt pour dire si celle-ci
correspond à une simple perturbation de court terme dans
une tendance baissière de long terme. Les recherches
sur la situation française rejoignent les grandes enquêtes
internationales sur les emplois du temps dans les pays
développés. Elles mettent toutes en évidence un phé-
nomène de convergence, sur le long terme, entre les
volumes de loisir des différentes catégories de salariés.
Les catégories supérieures, qui détenaient, en matière
de loisir, un avantage marqué au début de la période
observée (les années 1960), ont vu le rapport entre travail
et loisir s'inverser progressivement, à la fois en termes
absolus, puisque leur temps de travail s'est allongé à
partir des années 1980, et en termes relatifs, puisqu'elles
ont été rattrapées par les autres catégories de travailleurs,
et notamment par les ouvriers et les employés, dont le
temps de loisir, initialement nettement inférieur, n'a
cessé d'augmenter depuis trente ans.
Qu'en est-il des quantités et des qualités des loi-
sirs associées à ces évolutions? J'examine surtout les
loisirs culturels. Des trois ressources principales que
requièrent ceux-ci -le temps, les moyens budgétaires, la
compétence culturelle-, les individus et les ménages qui
exercent des professions supérieures détiennent surtout
les deux dernières et sont moins dotés de la première ;
1' inverse est vrai pour les actifs détenteurs d'emplois
peu ou pas qualifiés. Je montre que, selon la position
des individus dans la structure sociale, le partage entre
travail et loisir prend des sens différents. Pour les actifs
bien dotés en ressources monétaires et en compétences
culturelles, le travail est censé absorber aujourd'hui une
partie des valeurs qui font ordinairement le prix des
loisirs (créativité, valeur expressive de 1' activité). Et

20
INTRODUCTION

puisque le temps laissé aux loisirs a diminué, dans les


professions supérieures, celles-ci demandent au marché
de leur fournir, par unité de temps de loisir, une intensité
d'expérience et une satisfaction plus élevées. À l'inverse,
les ménages populaires ont des loisirs choisis (du fait
de la baisse légale de leur temps de travail) ou subis
(du fait de la diffusion des emplois à temps partiel) en
quantité plus élevée, mais en qualité amoindrie : leur
expérience de loisir est plus fortement centrée que naguère
sur la consommation de programmes audiovisuels. Ainsi,
la quantité et la qualité du loisir apparaissent inverse-
ment corrélées, mais la quantité et la qualité du travail
positivement corrélées, à rebours de l'avènement d'une
classe de loisir prophétisée par Thorstein Veblen.
Dans le quatrième chapitre, je fais un détour par
1'histoire de la sociologie, pour mettre en évidence la
position ambivalente qu'adopta Émile Durkheim à 1' égard
des arts, au long de son œuvre. L'une des raisons de
cette ambivalence fait écho à ce qu'a fait apparaître
le chapitre 2, à savoir le rôle joué par les facteurs de
différenciation interindividuelle non réductibles, selon
Durkheim, à des acquis hérités et transmissibles. Une
autre raison tient à ce que, dans les sociétés modernes,
la poussée de l'individualisme est l'effet et la cause de
changements rapides qui sont considérés par Durkheim,
inséparablement, comme des manifestations du progrès
de la civilisation, et comme des ferments d'anomie, de
désorganisation sociale. L'imagination, faculté par excel-
lence de l'invention créatrice, a précisément ces mêmes
qualités ambivalentes, conformément à une caractérisation
bien connue en philosophie et illustrée dans 1'œuvre de
Rousseau, que Durkheim a lue de près.
Aux prises avec la liberté de 1'invention artistique,
le sociologue y voit une manifestation éloquente des
dilemmes de l'évolution sociale. D'un côté, les activités

21
LE TRAVAIL CRÉATEUR

productives et leur coordination par la division du travail


se complexifient, et augmentent le coefficient de diffé-
renciation interindividuelle. De l'autre, le déploiement
sans frein des différences et une individualisation crois-
sante des situations personnelles risquent de désagréger
le corps social, en diminuant le socle nécessaire de la
solidarité. L'art incarne parfaitement cette double face de
la transformation sociale : son développement incarne la
puissance fécondante de l'individualisme créateur, mais
il perdrait son pouvoir de symbolisation s'il ne parve-
nait plus à cimenter le corps social autour de valeurs
partagées, qui témoignent de l'universalité possible de
l'expérience esthétique. Le comportement de l'artiste
exprime cette ambivalence : trop inventif, il pousse à
la transgression de toute limite et détruit l'idéal d'unité
du groupe ; trop peu inventif, il empêche 1' imagination
créatrice (celle de l'invention dans les arts, mais aussi
dans les sciences, dans les techniques et dans toutes les
activités cardinales d'une société) de jouer son rôle de
ferment du progrès. L'artiste apparaît comme la figure
par excellence de 1' équilibre incertain entre 1' ordre et le
désordre, entre le mouvement civilisateur et le chaos de
l'illimitation des désirs individuels.
Le titre du chapitre 5 fait référence à l'une des ques-
tions devenues classiques dans la science sociale : com-
ment un acteur se comporte-t-il rationnellement quand
il est confronté à 1' incertitude de 1'environnement où se
logent son action et le déroulement temporel de celle-
ci? En appliquant le problème au cas de l'artiste, j'ai
voulu forger de nouveaux outils de compréhension et de
modélisation pour explorer les carrières et les marchés
du travail gouvernés par un haut degré d'incertitude
sur la réussite. Il faut d'abord expliquer la séduction
qu'exercent des professions où le succès est très incertain,
et où la probabilité est forte d'obtenir une rémunération

22
INTRODUCTION

inférieure à celle qu'offrent d'autres activités, sur le


marché du travail, à des individus dotés de caractéris-
tiques équivalentes à celles des professionnels des arts.
L'explication économique principale de l'attrait des
professions artistiques réside dans la combinaison de deux
arguments. D'une part, la prise de risque est encouragée
par 1'espérance de gains élevés (c'est le profil escarpé
de la distribution des revenus) alors qu'un calcul fondé
sur la prise en compte des revenus moyens est dissuasif.
D'autre part, la partie non monétaire des revenus (flux de
rémunérations et gratifications psychologiques et sociales,
conditions de travail attrayantes, faible routinisation des
tâches, etc.) compense provisoirement ou durablement
le manque à gagner pécuniaire.
La valeur d'incertitude est l'argument pivot de l'inté-
gration des études sociologiques et économiques sur les
professions artistiques. Au plan individuel, l'incertitude
quant à la réussite appartient à 1'essence même des satis-
factions procurées par l'exercice d'une activité artistique.
Au plan collectif, la dimension d'incertitude tisse le lien
entre l'indétermination de la compétition artistique et les
déséquilibres du marché du travail. La prise de risque
peut être interprétée selon la théorie du job matching,
car les emplois dans lesquels le succès est fortement
incertain sont aussi ceux qui, a posteriori, procurent à
l'individu le plus d'information sur ses aptitudes. La prise
de risque est une demande d'information, et la variance
élevée des revenus dans les professions artistiques peut
être considérée, pour une part, comme la conséquence de
cette révélation de sa valeur à l'individu par le marché.
L'étude des conditions de professionnalisation dans
les diverses disciplines artistiques permet de donner
une graduation plus précise du risque professionnel.
Celui-ci apparaît très différent selon que le marché des
emplois est fortement intégré et protégé par des bar-

23
LE TRAVAIL CRÉATEUR

rières d'entrée élevées et que se multiplient ainsi les


ressources de la multiactivité (par exemple les activi-
tés d'interprétation et d'enseignement, dans la musique
savante), que l'activité artistique est assez discontinue
ou peu contraignante dans son organisation matérielle
pour être étayée par 1' exercice des métiers secondaires
et permettre une professionnalisation très progressive ou
partielle (par exemple le journalisme et 1' enseignement,
chez les écrivains), ou que les exigences de la formation
et de la pratique imposent très tôt des choix ou des paris
sur le talent professionnel et des carrières très brèves
et des reconversions malaisées (par exemple la danse
classique). Une manière de modéliser ces combinaisons
des ressources et des emplois est de recourir à la théorie
du choix de portefeuille.
Dans la dernière partie du chapitre, je montre que le
déséquilibre structurel entre 1' offre et la demande de
travail artistique doit être relié notamment aux straté-
gies de gestion de 1' incertitude mises en œuvre par les
organisations artistiques.
Ayant examiné l'activité et la carrière des artistes
comme une forme remarquable de comportement en
horizon incertain, et ayant fait apparaître les moyens dont
ils peuvent user pour gérer les risques qui résultent du
cours incertain des carrières, j'en viens à 1' analyse de
deux déterminants habituels de la réussite professionnelle,
que j'avais isolés dans le chapitre 2, pour distinguer le
travail créateur des activités à faible potentiel expres-
sif, la formation et les aptitudes non assimilables à des
compétences acquises à travers une formation. Dans le
chapitre 6, je cherche à expliquer les écarts considérables
de gain et de réputation qui sont observés dans les arts.
Pourquoi la formation explique-t-elle si peu ce que sont
les chances de gain dans les professions artistiques ? Et
si nous disons que les probabilités de réussite et les iné-

24
INTRODUCTION

galités de succès sont principalement déterminées par des


inégalités d'aptitude, comment cerner celles-ci? Si ces
aptitudes étaient aisément définissables et observables, il
n'y aurait aucune incertitude sur la réussite. Mais l'incer-
titude est le carburant du travail créateur, de 1'innovation
et de la compétition dans les mondes artistiques. Sans
cesse, ceux-ci procèdent à des comparaisons, parce que
la détermination complète des ressorts de l'invention et
de 1' originalité artistiques est impossible. Mais dans ces
épreuves qui comparent, classent, sélectionnent, éliminent,
et qui donnent leur profil particulier aux carrières des
artistes créateurs, que valent les procédures d'évalua-
tion? Les biais possibles ne sont-ils pas innombrables?
L'analyse peut emprunter deux voies différentes, qui sont
successivement présentées. Une première voie est celle
de 1'analyse normative et critique, qui cherche à montrer
que les inégalités de réputation et de gain sont le produit
d'une organisation contingente des activités, celle que
font prévaloir la compétition marchande et 1'organisation
industrielle de la production culturelle. Un autre mode
d'organisation pourrait aboutir à une égalisation radicale
des talents et à une libération complète de la créativité
individuelle, au lieu d'en réserver la mise en œuvre à
des professions spécialisées. J'examine notamment deux
versions de cette critique normative, celle qui se fonde
sur 1' espoir de transformations sociales et économiques
complètes, et celle qui mise sur les effets attendus des
innovations technologiques contemporaines. La première,
qui a pour condition 1' abolition de la compétition et
l'abondance des ressources disponibles pour chacun,
conduit à éliminer l'incertitude du travail créateur, et se
heurte à des contradictions insurmontables. La seconde,
qui revient à abolir ou à adoucir la loi de Pareto, est
contredite par les faits.
L'autre voie d'analyse est celle que fournissent les

25
LE TRAVAIL CRÉATEUR

modèles explicatifs de la disproportion considérable entre


les inégalités de gain et les différences sous-jacentes de
qualité et d'aptitude. J'examine deux approches. L'une
passe par 1' étude du comportement de la demande, et
montre comment la sensibilité de la demande à des
différences perceptibles de qualité engendre une très
forte concentration de 1' attention sur les artistes jugés
les plus talentueux. L'argument peut être maintenu,
même en présence de différences quasi négligeables
de qualité, mais il suppose alors que soient introduits
des mécanismes d'interdépendance des jugements et des
opinions des consommateurs et des évaluateurs. L'autre
approche se situe au point de départ des carrières des
individus, et montre que même si les écarts d'aptitude
entre deux candidats à la réussite professionnelle sont
minimes ou même nuls, il existe un mécanisme d' avan-
tage cumulatif qui, de séquence en séquence de carrière,
amplifie progressivement des différences de performance
qui étaient initialement faibles, et éventuellement dues
à la chance (au hasard). Ce second modèle, venu de
la sociologie des sciences, peut aisément être appliqué
aux arts. Mais sa cohérence n'est assurée que si les
épreuves de comparaison relative qui gouvernent les car-
rières soumises à une forte compétition et dépourvues
de sécurité statutaire d'emploi font affleurer chaque fois
des différences repérables de performance. L'analyse
développée dans ce chapitre débouche sur un modèle à
quatre composantes. Celui-ci fait notamment intervenir
la réalité collective du travail artistique (son organisation
en équipes et en réseaux de collaboration), pour montrer
comment sont forgés des appariements sélectifs destinés
à réduire 1' incertitude sur le résultat espéré, et à élever
la productivité du travail des individus de qualité com-
parable qui sont associés en équipes.
Les conclusions auxquelles aboutit ce chapitre sont

26
INTRODUCTION

ensuite exploitées dans le chapitre 7. Celui-ci est construit


sur la discussion critique de travaux consacrés à l'ana-
lyse sociologique et historique de la première partie
de la carrière de Beethoven. La carrière et les défis
artistiques du compositeur sont reliés aux changements
en cascade qui transforment la position sociale des com-
positeurs et la portée de leurs innovations, à 1' aube du
XIXe siècle. Dans 1'histoire sociale des arts, le grand
artiste est volontiers traité comme un innovateur, sur le
double plan esthétique et social, soit parce qu'il repré-
sente le pouvoir montant de nouvelles forces sociales
porteuses de nouvelles aspirations et de nouvelles visions
du monde, soit parce qu'il marque la transition entre un
régime ancien et un régime nouveau d'organisation du
système de production artistique, et entre leurs systèmes
esthétiques respectifs. Les analyses de la grandeur ou
de la génialité artistiques hésitent alors fortement entre
deux formules. L'une postule que l'individu exceptionnel
n'est qu'une incarnation de la nécessité historique : les
changements devaient advenir, et si untel n'avait pas été
leur agent, un autre l'aurait été. L'autre formule fait du
grand créateur un artiste entrepreneur qui mobilise à son
profit des ressources et qui incarne le stratège capable
de rechercher la formule optimale d'organisation de son
activité pour établir un pouvoir artistique et social à la
hauteur du talent dont il se sait porteur. Ces formules
conduisent à des impasses.
C'est pour le montrer que je discute la thèse construc-
tionniste selon laquelle le succès de Beethoven et l' attri-
bution de qualités qui font de lui une incarnation
paradigmatique de la puissance créatrice hors norme
sont en réalité le produit d'investissements de mécénat
très efficacement mobilisés par le compositeur. Si tel
est le cas, dit le raisonnement contrefactuel pratiqué par
1' argumentation constructionniste, un autre compositeur,

27
LE TRAVAIL CRÉATEUR

comparable en talent (il doit bien s'en trouver, parmi


les concurrents immédiats de Beethoven, est-il suggéré),
aurait pu atteindre à la même réussite, s'il avait bénéficié
des mêmes soutiens sociaux et des mêmes opportunités
pour exprimer complètement ses qualités. Si le raison-
nement contrefactuel fait fausse route, il faut montrer
pourquoi, et lui substituer un modèle d'analyse qui ne
se contente pas d'affirmer, tautologiquement, que la
supériorité de Beethoven est une évidence démontrée
par la qualité considérable de ses œuvres. La solution
que je propose s'appuie sur le modèle présenté en fin
de chapitre 6.
Dans le cours des premières expériences formatrices
des artistes, des capacités se manifestent différemment
et inégalement selon les individus. Demeure encore
indéterminée la question de savoir de quelle espèce sera
la différence de talent entre certains créateurs qui vont
réussir, et d'autres, qui seront moins bien lotis. Exprimé
en termes de probabilités de réussite, l'avantage procuré,
tôt dans la carrière, par des qualités repérées, peut être
faible, mais il suffit qu'il y ait, à chaque épreuve de
comparaison compétitive, une différence perceptible,
petite ou grande, pour attirer les investissements et les
paris des acteurs du système (les professeurs de l'artiste,
les musiciens professionnels, les entrepreneurs de concert,
les éditeurs, les critiques, les mécènes, les publics). Le
caractère intrinsèquement formateur des situations de
travail actionne ce même levier : il existe un profil opti-
mal d'accroissement des compétences, qui est fonction
du nombre et de la variété des expériences de travail, et
de la qualité des réseaux de collaboration mobilisés par
l'artiste dans l'enchaînement de ses projets.
Ce raisonnement dynamique indique comment des
écarts de talent initialement perçus comme faibles peuvent
donner lieu à une différenciation croissante des carrières.

28
INTRODUCTION

L'analyse des écarts de réussite fait en outre jouer un


rôle déterminant aux réseaux des relations construites
par 1'artiste. Qu'il s'agisse des mécènes, des partenaires
instrumentistes ou des diverses catégories de profession-
nels avec qui Beethoven établit des liens de travail et
de collaboration, c'est selon une formule d'appariements
sélectifs que s'organisent ses réseaux d'activité. Parmi
les profits retirés de cette structuration des partenariats,
le moindre n'est pas 1'apprentissage mutuel, comme le
montrent les collaborations fécondes entre Beethoven et
des interprètes renommés avec qui il a travaillé.
La manifestation très précoce d'aptitudes particulières
est un des traits caractéristiques des carrières créatrices
et des légendes tissées autour des vies d'artistes, et elle
paraît exprimer la distribution génétique des aptitudes
et ses aléas. La musique savante est particulièrement
candidate aux manifestations de grande précocité. Et
1' imagerie de la précocité géniale a trouvé dans 1' exemple
si fascinant de Mozart un terrain fertile. C'est pourtant
en raison de ce qu'est devenu Mozart après son adoles-
cence que la curiosité demeure si vive pour ses premières
compositions, qui ne seraient guère jugées dignes de la
postérité si elles étaient écoutées en aveugle, sans que
leur auteur soit connu. Dans le sillage de Mozart, les
cas de précocité créatrice se sont multipliés à travers
quelques générations de compositeurs. Sans prétendre
à une analyse systématique de la relation entre 1'âge
des débuts dans la production créatrice, la productivité
artistique et la valeur reconnue aux œuvres, le chapitre 8
suggère une interprétation possible de 1' effacement des
cas de grande précocité créatrice au xxe siècle : 1'hypo-
thèse est que dans leurs carrières professionnelles, les
compositeurs ont progressivement renoncé aux activités
d'interprète professionnel, et notamment de pianiste. Cette
dissociation illustre un phénomène de plus grande ampleur

29
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dans l'évolution de la musique, la concurrence que se


sont progressivement livrée compositeurs et interprètes
pour capter la demande de musique savante. Du côté
des compositeurs, c'était en faisant valoir les audaces de
l'invention jusqu'aux limites de l'intelligibilité ; du côté
des interprètes, c'était en faisant miroiter les séductions de
la capacité de recréation virtuose et sensible des œuvres
du passé, jusqu'à inventer cette alternative moderniste
(et intellectualisée) à la modernité compositionnelle
qu'est la redécouverte des techniques d'interprétation
« authentique » des musiques du passé. En mettant en
évidence la progressive exclusivité qu'ont acquise les
interprètes dans la précocité musicienne, le chapitre
veut montrer aussi que l'identification de la fécondité
créatrice avec sa précocité varie avec les arts, et avec
les phases historiques de leur développement esthétique
et de leur organisation.
Poètes, plasticiens, compositeurs, romanciers, cinéastes
ont été nombreux, au xxe siècle, à contribuer à 1' élabo-
ration d'une poétique de l'agir créateur. Deux des argu-
ments essentiels de cette poétique sont, à première vue,
contradictoires :faire droit au hasard ou à l'imprévisible,
et faire apparaître en pleine lumière le travail de création,
dans ses aspects les plus sinueux, les plus laborieux, les
plus incertains. Les audaces esthétiques de Rodin mettent
en valeur ces deux aspects, comme je le montre dans
le chapitre 9. Ce que nous savons du détail du travail
de création, nous le devons notamment au fait qu'il n'a
plus été relégué dans les opérations invisibles de l'atelier
ou confiné dans le laboratoire mental secret de l'artiste.
Progressivement, la valeur de 1'engagement créateur ne
s'est plus mesurée à la perfection ou à l'imperfection
de 1' œuvre, mais aussi au tâtonnement de 1' invention :
essais, erreurs, corrections, remords, recommencements,
bifurcations, forment, on le sait bien, le quotidien du

30
INTRODUCTION

travail de l'artiste, et c'est à les avouer, à les enregistrer,


à les exhiber, que l'artiste peut s'employer, non pas sim-
plement pour inventer une forme supérieure d'héroïsation
narcissique du geste créateur (en sa double figure, celle
du labeur lié à la douleur de 1'engendrement, et celle du
triomphe sur soi, du ressaisissement), mais parce que
la documentation du travail créateur est, pour 1' artiste,
l'appui réflexif indispensable d'une activité gouvernée
par l'incertitude du résultat. La relativisation de l'état
d'achèvement en est une conséquence. Et la qualification
d'inachèvement n'a pas cessé de s'écarter, à partir du
XIXe siècle, d'une définition simple qui n'aurait retenu
que deux états possibles du cours interrompu du travail,
1'abandon volontaire ou la suspension involontaire du
travail en cours.
En réalité, à mesure que la recherche esthétique
récusa les critères de perfection et d'unité organique
de 1' œuvre, ce sont les deux extrêmes du processus
créateur qui ont concentré 1' attention. Les états initiaux
du travail, les ébauches, les esquisses primitives, ont
intrigué, notamment à partir de la fin du xvme siècle :
ils recelaient des qualités qui faisaient apparaître au
grand jour la complexité du processus créateur, avec
ses phases de jaillissement, d'élaboration et de contrôle,
jusqu'à renforcer le privilège de cet instant initial d'inven-
tion sur 1'état terminal d'élaboration de 1' acte artistique.
À 1'autre extrémité, que signifiait 1'état d'achèvement
d'une œuvre ? Sans les canons de perfection formelle
et d'approximation croissante par rapport à un idéal, le
labeur de 1' artiste devenait plus paradoxal : de quoi donc
Flaubert voulait-il s'approcher en s'acharnant à façonner
et refaçonner un roman? À quel absolu Cézanne voulait-il
rapporter son interminable quête d'un accomplissement,
sur un répertoire restreint de motifs et de sujets ? Quand
ils livrent les documents génétiques retraçant certaines

31
LE TRAVAIL CRÉATEUR

étapes ou moments de leur travail créateur, ou qu'ils


multiplient les séries ou les essais, comme en peinture,
ou encore qu'ils font de la production même de l'œuvre,
ou de son impossible achèvement, le sujet de celle-ci,
les artistes peuvent souhaiter démontrer que les œuvres
particulières se logent dans le long cours d'une carrière,
et que le processus créateur importe plus que ses réali-
sations particulières. Ils peuvent aussi suggérer que de
l'acte d'invention, ils sont les premiers à vouloir percer
le mystère, en sollicitant toute la gamme des outils de la
réflexivité. Ou encore ils font du repentir et de la révision
un droit de contrôle sur les ajustements possibles d'une
œuvre aux multiples situations qui en façonnent la récep-
tion et la diffusion. Ce questionnement est ici appliqué
à 1' étude de la pratique créatrice de Rodin, qui usa, en
virtuose, des ressources de son medium, la sculpture, pour
trouver, dans les degrés variés de finition de l'œuvre,
une source d'invention en même temps qu'un moyen
d'accroître sa productivité, en tirant systématiquement
parti de l'incertitude du cours de l'activité.
Dans les trois chapitres suivants, j'analyse les carac-
téristiques de 1' organisation du travail artistique en un
système de relations contractuelles (chapitre 10) et de
liens de collaboration (chapitre 11) dans les arts du
spectacle, avant d'expliquer, dans le chapitre 12, ce
qui conduit les artistes à se concentrer dans de grandes
métropoles, en examinant le cas de l'agglomération
artistique parisienne dans les années 1980.
Les arts recourent à une grande variété de solutions
organisationnelles pour réunir les ressources humaines et
matérielles nécessaires à la production, depuis les formes
d'intégration stable de la totalité ou de la plus grande par-
tie des facteurs de production dans une entreprise durable
(un orchestre, un théâtre lyrique) jusqu'aux modalités les
plus éphémères de combinaison des facteurs à 1' occasion

32
INTRODUCTION

de la réalisation d'un unique spectacle (l'organisation par


projet, omniprésente dans le cinéma, l'audiovisuel, le
théâtre, la danse, la musique), en passant par les formes
intermédiaires de la galerie et de la maison d'édition,
qui se procurent leur matière première, les créations à
commercialiser, en contractant avec leurs auteurs. Le
premier type d'organisation est devenu exceptionnel, et
ne prévaut plus guère que dans la musique classique.
L'organisation temporaire et 1'organisation stable reliée
par contrat avec un environnement de producteurs et un
monde de sous-traitants dominent aujourd'hui, et imposent
le modèle de la production par projet et par assemblage
de collaborations. Ce type d'organisation n'intègre que
peu ou pas ses actifs essentiels, et recourt à toutes les
formes d'emploi flexible, en contractant avec des artistes
qui se comportent eux-mêmes en micro-organisations et
gèrent les combinaisons de ressources, d'activités et de
protections nécessaires pour se couvrir contre le risque
de sous-activité.
L'objet du chapitre 10 est de montrer comment fonc-
tionne et évolue un marché de 1'emploi arrimé à la plus
grande flexibilité contractuelle possible, puis d'analyser
le comportement des acteurs (employeurs, salariés, sub-
ventionneurs, organismes sociaux) quand ce marché est
équipé de protections plus élevées qu'ailleurs contre
le risque de chômage. Le cas examiné en détail est
le développement du système d'emploi-chômage des
artistes, cadres et techniciens intermittents des spec-
tacles, en France, depuis trente ans. Que montre-t-il?
L'organisation par projet recourt au contrat d'emploi
ajusté à la durée du projet. Sa systématisation confère à
la croissance de 1' activité dans le secteur des spectacles
une allure paradoxale : non seulement 1' emploi et le
chômage ont augmenté ensemble, ce qui serait incom-
préhensible partout ailleurs dans 1' économie, lorsqu 'un

33
LE TRAVAIL CRÉATEUR

secteur d'activité est en croissance, mais le chômage


a augmenté plus rapidement que l'emploi, et les coûts
d'indemnisation du chômage ont progressé plus rapide-
ment que la masse des rémunérations salariales versées
aux actifs embauchés au projet. En d'autres termes, la
couverture du risque de chômage, telle qu'elle a été
conçue et utilisée, a diffusé et amplifié ce risque plutôt
qu'elle ne l'a réduit.
L'explication est assez simple, une fois élucidées les
particularités de la relation triangulaire employeur-salarié-
assureur. L'emploi se disperse et se fragmente sur une
population de professionnels qui augmente plus vite que
la quantité de travail créée par 1' expansion de la demande
de spectacles, de festivals, de films, de programmes
audiovisuels et par le soutien public national et local au
secteur. Les courbes d'offre et de demande de travail
divergent toujours davantage, à mesure que le secteur se
développe. Les inégalités interindividuelles de travail et
de rémunération sont supérieures à celles observées dans
tout autre régime d'emploi. Le caractère assistantiel et
redistributif du système d'indemnisation du chômage est
sollicité au moins autant que sa fonction assurantielle
(celle de procurer un revenu de remplacement) pour
réparer les effets inégalitaires du système d'allocation des
emplois et de rémunération des réputations. Les salariés
les plus exposés à la fragmentation de leur agenda de
travail exercent un droit de tirage accru sur 1'assurance
chômage, et sont soutenus par leurs employeurs pour
défendre des règles suffisamment protectrices, contre la
volonté récurrente que les financeurs du déficit de ce
régime assurantiel particulier ont de réduire les déséqui-
libres des comptes. Les salariés doivent contracter avec
une multiplicité d'organisations par projet, et établir leurs
réseaux de travail autour de liens récurrents d'emploi avec
certains employeurs dominants, sans disposer d'aucune

34
INTRODUCTION

garantie sur leur agenda d'activité ni sur la force du lien


avec leurs employeurs pivots. Quant aux employeurs,
dans un système d'emploi discontinu alloué au projet,
ils n'ont pas de responsabilité directe à l'égard des
carrières de ceux qu'ils salarient par intermittence : ils
transfèrent aux organismes sociaux et à 1'assureur la
charge de 1' organisation des carrières individuelles des
salariés, qui sont organisées autour de comptes individuels
du travail fragmenté, et de droits de tirage individuels
constitués pour les maintenir disponibles pour 1' emploi
à travers l'indemnisation de leur chômage interstitiel.
La solidarité des salariés et de leurs employeurs face à
l'assureur révèle le caractère paradoxal des conflits autour
de ce système d'emploi. J'examine, au terme de cette
analyse, si le risque de sous-emploi en régime d'hyper-
flexibilité contractuelle, est, économiquement, assurable
et soutenable, et, si, plus généralement, 1' organisation par
projet, qui s'est imposée dans les arts du spectacle, est
la seule désormais viable à grande échelle dans les arts.
Dans le chapitre 11, j'applique ce cadre d'analyse au
travail et à l'emploi dans le secteur théâtral. En théorie,
le travail par projet sature les situations individuelles
d'activité de variabilité et d'incertitude. L'enquête que
j'ai conduite sur le travail des comédiens montre qu'ils
organisent leur travail en recourant à la force structurante
des réseaux de collaboration, qui procurent des éléments
de stabilité réducteurs d'incertitude, et qui permettent de
capitaliser les gains d'apprentissage obtenus dans des
relations de travail récurrentes. La figure clé d'un réseau
est le metteur en scène, tout à la fois créateur, employeur,
entrepreneur, dispensateur d'informations, pédagogue.
La proportion importante de comédiens qui, de manière
sporadique ou durable, exercent des fonctions de metteur
en scène ou d'entrepreneur de projet indique comment
la polyvalence des fonctions professionnelles est utilisée

35
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pour réduire l'incertitude du travail au projet, et pour


augmenter le rendement d'expérience de la variété des
situations de travail.
Le chapitre 12 fait apparaître l'un des facteurs de
l'efficacité d'une organisation par projet: la concentration
spatiale des activités. Dans les arts, les transactions sont
extrêmement nombreuses, les relations contractuelles
d'emploi se nouent pour des durées brèves, les conte-
nus de l'activité peuvent varier beaucoup d'un projet
à l'autre, et les équipes s'assemblent, se dispersent et
se recomposent autrement de projet en projet. Pour
fonctionner, ce mode d'organisation doit être alimenté
par un flux considérable d'informations sur les projets
et leurs caractéristiques, et sur les personnels, leurs
compétences, leur disponibilité, leur valeur et leur prix.
Les réseaux constituent des mécanismes de structuration
des relations interindividuelles qui opèrent à la croisée
de ce que serait un monde de relations ponctuelles,
sans cesse changeantes et sans mémoire, et de ce que
peut être l'activité au sein d'une entreprise ou d'un
groupe professionnel formellement clos sur lui-même.
Les réseaux structurent les échanges et les collaborations
selon des procédures qui n'ont rien d'anarchique ni de
perpétuellement instable.
Il en va de même pour les firmes et les structures de
production des biens et des spectacles. Petites ou grandes,
temporaires ou permanentes, industrielles ou artisanales
dans leur organisation, les entreprises, dans les mondes
de 1' art et dans les industries culturelles, sont reliées
par une multiplicité de relations d'interdépendance : par
exemple, des firmes font appel à une même main-d'œuvre
ou partagent des ressources, une entreprise innove dans
une niche spécialisée, mais dépend d'une autre, plus
grande, pour son financement ou pour la distribution
de ses produits. Pour les personnels comme pour les

36
INTRODUCTION

entreprises, la concentration spatiale facilite leur activité


productive, en allégeant les coûts de transaction et en
rendant plus rapidement disponibles des informations qui
leur permettent de s'ajuster à un environnement mou-
vant de projets et de transactions multiples. Les gains
d'une économie d'agglomération sont particulièrement
élevés quand la production est celle de biens fortement
individualisés, et que le coefficient d'incertitude sur la
réussite est élevé.
Les gains de la concentration spatiale des activités
artistiques sont attestés par de nombreux travaux histo-
riques et socioéconomiques. J'examine, dans ce chapitre,
le cas de Paris, dans la période charnière des années 1980,
quand la production audiovisuelle, fortement concentrée
dans la capitale, a bénéficié de la fin du monopole public
de radio et de télévision pour croître spectaculairement,
et que la dépense culturelle publique a fortement aug-
menté, notamment pour financer les multiples grands
projets parisiens (Grand Louvre, Orsay, Grande Arche,
Bibliothèque nationale de France, Opéra Bastille, etc.),
mais aussi pour stimuler la croissance de 1' offre cultu-
relle dans les régions. Le boom culturel de la période
a renforcé 1'hégémonie parisienne : les artistes et les
entrepreneurs culturels, dont le nombre n'a cessé de
croître, se sont concentrés davantage dans la capitale
et sa région. L'analyse que je propose se réfère, d'une
part, à 1' originalité de 1' organisation économique de la
production artistique et aux effets positifs de la densité
spatiale. Je montre, d'autre part, que l'espace national,
dont Paris forme, depuis si longtemps, le puissant centre
de gravité, est lui-même enchâssé dans un système glo-
bal d'échanges et de concurrences. La concentration
spatiale des activités et des professionnels opère ainsi à
l'intersection des impératifs politiques d'équilibre terri-
torial du développement culturel national et des enjeux

37
LE TRAVAIL CRÉATEUR

économiques de 1'internationalisation des marchés artis-


tiques, qui résultent de la compétition entre les grandes
métropoles mondiales.
Le treizième et dernier chapitre du livre prolonge l'ana-
lyse de la politique culturelle publique amorcée dans le
chapitre 12. J'y examine comment, à mesure qu'elle s'est
développée, dans la seconde moitié du :xxe siècle, 1' action
culturelle publique a incorporé le principe d'incertitude,
quand elle a développé son intervention en faveur de la
création, pour faire pendant à sa protection de plus en
plus systématique des patrimoines artistiques du passé.
Pour comprendre cette double dynamique, je pars de
la qualification de 1' œuvre comme bien public durable.
Une œuvre est inscrite dans l'époque de sa création,
puisqu'elle incorpore des éléments du contexte immédiat
de sa production et que son élaboration n'est jamais
indépendante de la position du créateur dans 1' espace
social. Les interprétations matérialistes élémentaires ont
longtemps réduit les rapports de causalité entre la société
et le contenu des œuvres à un simple mouvement de
transcription expressive des forces agissant sur le créa-
teur. Pourtant, comme s'en étonnait Marx, père désigné
de ces analyses déterministes, les œuvres d'art peuvent
conserver leur pouvoir de fascination des siècles durant,
ce qui signifie que 1' admiration pour les œuvres s'écarte
du modèle qui permettrait d'expliquer leur genèse. Parmi
les motifs d'appréciation qui entrent en jeu peut figu-
rer l'épaisseur historique elle-même dont s'est chargée
l'œuvre, à travers sa durabilité. Car c'est là l'une des
déterminations essentielles de l'œuvre d'art. De la pre-
mière détermination de la valeur d'une œuvre (la qualité
esthétique) à celle-ci (la disponibilité permanente de
la chose désirable), le socle commun est celui de la
non-utilité fonctionnelle, conformément à la définition
dominante, kantienne, de l'œuvre qui veut que l'art soit

38
INTRODUCTION

à lui-même sa propre fin, et que le plaisir qu'il procure


s'enracine dans cette « inutilité » supérieure.
Ce dernier argument paraît valoir d'abord pour les
types de création qui, dans la culture savante, misent
sur le long terme pour être reconnues et appréciées. Le
délai d'une éventuelle reconnaissance est l'indice d'un
décalage structurel entre la production savante et une
demande non encore constituée : il conduit à légitimer
la distinction que peut opérer la politique publique entre
1' aide à la culture savante et le traitement des pro-
ductions plus populaires, ancrées dans le marché. Les
secondes ont pour horizon explicite le court terme, elles
sont éphémères et sans cesse renouvelées : leur mode
d'existence économique suppose que les consommateurs
soient immédiatement responsables de leur entretien et de
leur évolution. À 1' inverse, dans la production savante,
le choix que peut faire 1'artiste de ne pas s'adresser
à une demande largement constituée a pour corrélat
l'incertitude du jugement qui sera porté ultérieurement
sur la valeur de 1'œuvre. Sans la substitution du mécénat
public à une demande encore à naître, 1' activité créatrice
paraît menacée de sous-développement, et les générations
futures pourraient être fondées à questionner celles de
leurs pères sur leur responsabilité. On connaît la force
de cette intimidation qui fait valoir le risque de la mise
à mort d'un génie auquel l'avenir pourrait pourtant bien
rendre justice. L'incertitude sur les valeurs artistiques
qui seront consacrées est assez grande pour que la pente
logique d'une politique culturelle développée soit le sou-
tien à des formes de création radicalement novatrices, au
moins en intention. Mais l'écart entre l'artiste novateur
et la collectivité, s'il est une des raisons de l'action
publique, constitue aussi l'une de ses apories. Celle-ci
est particulièrement visible quand 1'innovation esthé-
tique s'identifie avec des idéaux politiques et sociaux

39
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'émancipation ou de révolution, car ce sont les élites


sociales qui fournissent les soutiens les plus constants
à 1' audace artistique, alors même que le mouvement en
art a pour socle idéologique et politique l'opposition à
la domination bourgeoise. Cet héroïsme aristocratique
du novateur frondeur coexiste aujourd'hui avec une
autre incarnation de la valeur d'originalité en art : celle
de l'individualisme démocratique de l'artiste expressif.
Remerciements

Ce livre est issu d'un programme de recherche sur le


travail artistique que j'ai commencé à mettre en œuvre à
la fin des années 1980, au sein du Centre de sociologie
des arts qu'avait fondé Raymonde Moulin. J'ai beaucoup
bénéficié de 1'aide de mes collègues de ce centre, devenu
le Centre de sociologie du travail et des arts, et je veux
les remercier collectivement.
Les circonstances dans lesquelles ont été écrits les
textes dont la matière a été remaniée et augmentée pour
former cet ensemble de treize chapitres sont trop diverses
pour être rappelées. La décision de composer de cette
manière une sociologie du travail créateur vient de la
confiance que m'ont manifestée mes collègues de l'École
des hautes études en sciences sociales Jean-Yves Grenier
et Pierre-Antoine Fabre, puis Christophe Prochasson,
quand ils m'ont encouragé à proposer ce volume pour
la collection Hautes Études.
Parmi les collègues sociologues avec qui j'ai entre-
tenu des liens très étroits au long des années pendant
lesquelles s'est développé le programme de recherche
dont ce livre témoigne, je veux mentionner, pour leur
manifester une gratitude toute particulière, Raymonde
Moulin et Howard Becker.
Je n'aurais jamais engagé le cycle de recherches
sur le travail artistique selon le programme présenté

41
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ICI s1 Je n'avais pas bénéficié de plusieurs mois de


totale liberté de travail et d'étude pour me familiariser
avec l'analyse économique du risque et de l'incertitude.
Ma position de chercheur au Centre national de la
recherche scientifique a autorisé ce temps d'apprentis-
sage et d'investissement. J'en ai mesuré le bénéfice en
comprenant que l'article «Rationalité et incertitude de
la vie d'artiste», rédigé alors, et repris ici pour former
le chapitre 5 de ce livre, a constitué une matrice pour
des travaux ultérieurs, parce que le cadre théorique
mis au point m'a semblé pouvoir être appliqué aussi
bien à 1' analyse de certains mécanismes importants de
l'activité créatrice qu'au fonctionnement du marché du
travail dans les différents arts.
L'intérêt et le soutien que Bruno Péquignot a accordés
à ces développements conjoints de la sociologie du travail
et de celle des arts, quand il appartenait à la direction
du département des sciences humaines et sociales du
CNRS, ont beaucoup compté et je l'en remercie. J'ai
ensuite pu développer des travaux empiriques sur ces
marchés du travail, sur les relations d'emploi, sur l'assu-
rabilité du risque de chômage et sur certaines professions
particulières, comme celle de comédien, avec 1' appui
du département des Études, de la prospective et des
statistiques du ministère de la Culture, que je remercie.
J'enseigne la sociologie du travail et celle des arts à
l'École des hautes études en sciences sociales depuis
le milieu des années 1990. Beaucoup de la matière de
ce livre y a fait l'objet de séminaires d'enseignement,
et a bénéficié des échanges avec mes doctorants et
mes étudiants, et a été présenté dans des colloques
et des séminaires de recherche en France et à l'étran-
ger, souvent avec l'appui de l'EHESS. Sans doute
l'originalité la plus forte, à mes yeux, de cette École
réside-t-elle dans la possibilité de nouer des liens de

42
REMERCIEMENTS

travail, d'échange et d'amitié par-delà les repères de


sa discipline. Je dois ainsi beaucoup à mes collègues
économistes, et d'abord à Christophe Chamley, Roger
Guesnerie et André Masson, et à Louis-André Gérard-
V aret, trop tôt disparu, à mes collègues historiens, et
d'abord à Jacques Revel et Pierre Rosanvallon, et à mes
collègues philosophes, et d'abord à Vincent Descombes.
Les errements dont peut se payer cette invitation à
1' in-discipline demeurent miens, mais le risque a été
pris avec joie, et il a constitué pour moi une leçon
profonde du travail en sciences sociales.
Entre septembre 2006 et juillet 2007, j'ai été fellow
du Wissenschaftskolleg de Berlin où j'ai bénéficié de
conditions de recherche exceptionnelles et d'innombrables
occasions d'échange avec de merveilleux compagnons
de libre recherche, philosophes, biologistes, psycho-
logues, historiens, archéologues, juristes, anthropologues,
musicologues, artistes. Parmi eux, je veux citer tout
particulièrement Béatrice Longuenesse, ainsi que Joseph
Bergin, Toshio Hosokawa, Helmut Lachenmann, Wayne
Maddison, Georg Nolte, Marta Petrusewicz, Frank Rosier,
Paul Schmid-Hempel, Alain Schnapp et Andreas Voss-
kuhle, sans qui ces mois de liberté studieuse n'auraient
pas eu la même intensité, et je veux dire ma gratitude
à tout le personnel et à la merveilleuse organisation du
Wiko. J'ai consacré une partie de cette année berlinoise
à travailler sur une question, «qu'est-ce qu'achever
une œuvre? », à laquelle je me suis employé à donner
une réponse en acte, en mettant au point le présent
volume, et en attendant de clore le livre proprement dit
sur 1' achèvement.
Au premier trimestre de l'année 2008, j'ai été
visiting scholar au département de sociologie de l'uni-
versité Columbia de New York, pour étudier le marché
du travail universitaire aux États-Unis, les mécanismes

43
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de concurrence et de mobilité et les relations entre les


inégalités de réputation et les inégalités de salaire. Mal-
gré la différence d'objet, le long chapitre 6 du présent
volume puise une partie de sa matière dans les échanges
que j'y ai eus et dans les lectures que j'y ai faites. Je
remercie Peter Bearman, Patrick Bolton, Alan Brinkley,
Pierre-André Chiappori, Thomas DiPrete, Priscilla Fer-
guson, Fred Neuhouser, Kristina Orfali, Emmanuelle
Saada, Bernard Salanié, Seymour Spilerman, Diane
Vaughan et Harrison White, de Columbia University,
Paul Boghossian, Xavier Gabaix, Augustin Landier
et Thomas Philippon de New York University, Paul
Benacerraf, de Princeton University, et Barry Loewer,
de Rutgers University.
Enfin, j'ai bénéficié, pour mettre au point ce long
chapitre 6, de remarques et de suggestions précieuses
de Fabien Accominotti, et de nombreux échanges avec
Béatrice Longuenesse. Je les remercie chaleureusement.

*
* *
Les chapitres de ce livre sont issus d'articles et de
contributions à des ouvrages collectifs publiés antérieu-
rement. Certains ont été largement remaniés et augmen-
tés. D'autres ont été modifiés plus marginalement. Le
chapitre 6 est très largement inédit. L'origine de ces
textes est la suivante :
«Temporalité de l'action et différences interindivi-
duelles : l'analyse de l'action en sociologie et en éco-
nomie», Revue française de sociologie, 1997, 38(3),
p. 587-633.
« Est-il rationnel de travailler pour s'épanouir? »,
in Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron
(dir.), Le Modèle et l'Enquête. Les usages du principe

44
REMERCIEMENTS

de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Éditions


de l'EHESS, 1995, p. 401-443.
« Travail, structure sociale et consommation culturelle.
Vers un échange d'attributs entre travail et loisir? »,
in Olivier Donnat, Paul Tolila (dir.), Les Publics de
la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, vol. 1,
p. 61-86.
«Durkheim et la question de l'art», in Jean-Louis
Fabiani (dir.), Goût de l'enquête. Mélanges en l'honneur
de Jean-Claude Passeron, Paris, L'Harmattan, 2001,
p. 313-347.
«Rationalité et incertitude de la vie d'artiste», L'Année
sociologique, 1989, 39, p. 111-151.
« Talent et réputation. Ce que valent les analyses
sociologiques de la valeur de 1'artiste, et ce qui prévaut
dans la sociologie beckerienne », in Alain Blanc, Alain
Pessin (dir.), L'Art du terrain. Mélanges offerts à Howard
Becker, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 104-161.
« Le génie et sa sociologie. Controverses sur le cas
Beethoven», Annales HSS, 2002, 4, p. 967-999.
« L'inactualité du jeune génie et les conditions sociales
de l'exception», in Michèle Sacquin (dir.), Le Printemps
des génies. Les enfants prodiges, Paris, Éditions Robert
Laffont, 1993, p. 245-261.
«Les profils de l'inachèvement. L'œuvre de Rodin
et la pluralité de ses incomplétudes », in Jean-Olivier
Majastre, Alain Pessin (dir.), Vers une sociologie de
l'œuvre, vol. 1, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 75-120.
«L'employeur, le salarié et l'assureur dans l'hyper-
flexibilité contractuelle : les intermittents du spectacle»,
Droit social, 2004, 9-10, p. 825-833.
«L'hégémonie parisienne. Économie et politique de la
gravitation artistique», in Pierre-Michel Menger, Jacques
Revel (dir.), «Mondes de l'art», Annales ESC, novembre-
décembre 1993, p. 1565-1600.

45
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« L'activité du comédien : liens, interdépendances


et micro-organisations», Réseaux, 1997, 86, p. 59-75.
«Art, politisation et action publique», Sociétés et
représentations, 2001, 11, p. 169-204.
CHAPITRE l

Agir en horizon incertain.


L 'analyse causale et temporelle
de l'action

L'analyse de l'action en sociologie comme en économie


est confrontée à une tension épistémologique persistante :
comment analyser le système des relations interindivi-
duelles selon un double axe, l'axe de la différenciation
des comportements telle qu'elle est paramétrée à partir
d'un état initial du système d'action étudié, et 1'axe des
modifications qu'introduisent continuellement dans ces
comportements les interactions entre les agents ? Peut-on
spécifier aussi complètement que possible l'identité des
acteurs sociaux et, simultanément, 1' identité des situa-
tions d'interaction qui les réunissent? Je me propose de
montrer que le traitement de ces questions engage des
conceptions conjointes de la temporalité de l'action et
des différences interindividuelles qui rapprochent plus
qu'elles n'éloignent la sociologie et l'économie. Je
concentrerai mon approche sur les familles de théories
qui, dans les deux disciplines, offrent la meilleure prise
à 1' analyse comparée du traitement coordonné des dif-
férences individuelles et de la temporalité de 1'action.
Je prendrai mon point de départ dans la sociologie
en examinant les deux familles de théories dont la
confrontation permet d'opérer les différenciations les plus
efficaces parmi les contributions de la sociologie à ces
questions. Puis j'en viendrai au traitement des mêmes
questions dans la théorie économique, à travers 1'examen

47
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de plusieurs catégories de modèles. Le modèle dont je


partirai chaque fois dans les deux disciplines consiste
essentiellement à comprimer ou à effacer les propriétés
dynamiques de l'action et des comportements individuels.
Je montrerai à quel prix ces compressions sont opérées
et comment y remédier. Dans la troisième partie de ce
chapitre, j'opposerai un modèle causal-continuiste de
1' action et un modèle de causalité intentionnelle. J'aurai
précisé ainsi le cadre théorique dans lequel est insérée la
catégorie qui occupe la place centrale dans tout ce livre,
l'incertitude, et son corrélat, l'action en horizon incertain.
Le travail créateur est une incarnation remarquable de
1' agir en horizon incertain.

Les acteurs et le temps en sociologie

Il est toujours spectaculaire d'opposer la sociologie


à l'économie en référant principalement la première à
1' analyse causale déterministe et la seconde à 1' analyse
causale intentionnelle et stratégique. Jon Elster ou Jean-
Pierre Dupuy 1 rappellent que parmi les caractéristiques
élémentaires d'une telle opposition, celle de l'orientation
temporelle de la causalité est 1'un des deux principes
structurants de 1' antagonisme : la détermination par le
passé contre la détermination par la visée intentionnelle
d'un but et donc par l'anticipation du futur, et, dans les
formes les plus réductrices de la polarisation, le méca-
nisme contre le finalisme. Les imprécations critiques
sont devenues rituelles contre les paralogismes de la
théorie de l'action orientée en finalité et, symétriquement,

1. Voir Jon Elster, The Cement of Society, Cambridge, Cambridge


University Press, 1989; Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences
sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992.

48
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

contre ceux de 1'action transformée en pure routine auto-


matiquement adaptée, via le pouvoir fonctionnellement
stabilisateur de 1'habitude. Elles peuvent conduire soit
à une tentative d'absorption des objections adverses, et,
avec elles, de l'adversaire tout entier, dans une stratégie
impérialiste d'enveloppement, telle que les ambitions
respectives de Gary Becker 2 et de Pierre Bourdieu3 ont
pu la symboliser, soit à des accommodements plus éclec-
tiques, qui désignent sélectivement celles des classes de
comportement et d'action et ceux des environnements
d'interaction qui relèvent respectivement de chacun des
paradigmes, selon une distribution évidemment asy-
métrique qui confine les comportements routiniers et
normés, pour 1'économiste, et les comportements ration-
nels en finalité, pour le sociologue, au rang d'exceptions
très minoritaires.
En réalité, la distinction entre modèles déterministes et
modèles non déterministes n'oppose pas la sociologie à
1' économie, mais traverse bien chacune des deux sciences,
puisque s'affrontent en chacune d'elles deux ensembles
de théories que je vais examiner successivement. Prenons
garde au préalable de ne pas entretenir de confusion sur
le vocabulaire adopté ici. Le débat sur le déterminisme,
dans les sciences en général, et dans les sciences sociales
pour ce qui me concerne ici, serait incompréhensible
si l'on assimilait simplement déterminisme et analyse
causale4 •
Il convient de désigner clairement 1'enjeu : quel type de

2. Voir sa contribution à Richard Swedberg, Economies and


sociology : Redefining their boundaries. Conversations with econo-
mists and sociologists, Princeton, Princeton University Press, 1990.
3. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997.
4. Le déterminisme n'est pas d'une espèce unique. Gigerenzer
et al. en distinguent cinq versions :

49
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dépendance existe-t-il entre les états, entre les comporte-


ments, entre les initiatives qui caractérisent les moments
successifs de l'existence de l'acteur? Faut-il considérer

-le déterminisme métaphysique postule qu'il était nécessaire que


tout événement ou tout état de choses considéré à l'instant présent
advînt, et qu'il y a symétrie entre passé et futur : tout événement
passé n'a qu'un futur possible, tout événement futur se révélera
comme n'ayant eu qu'un passé possible;
- le déterminisme épistémologique fait référence à notre capacité
de prévision et de rétrodiction : il ajoute donc au déterminisme méta-
physique la spécification de ce qu'est, par principe, notre pouvoir
de connaissance ;
- le déterminisme scientifique spécifie les moyens d'exercer notre
pouvoir de prévision, à l'aide de lois ou de règles générales qui gou-
vernent le monde des phénomènes observables et qui relèvent de théories
scientifiques. La description du monde selon ces lois peut être aussi
complète que nous le voulons, pourvu que ces théories spécifient 1) un
ensemble de caractéristiques de base de leurs objets qui déterminent de
manière unique toutes les propriétés observables de ces objets et 2) les
lois de manifestation de ces caractéristiques dans le temps ;
- le déterminisme méthodologique (ou pragmatique) veut que
l'incomplétude de notre savoir actuel n'invalide pas le déterminisme
scientifique : il est de bonne méthode de chercher à enrichir le savoir
sur la base des hypothèses déterministes plutôt que de recourir à
l'indéterminisme en cas de défaillance explicative;
- le déterminisme efficace (effective) demande à ce que soit opérée
une distinction entre plusieurs niveaux de théorisation scientifique,
le déterminisme valant pour l'un d'eux, mais tolérant le recours à
des hypothèses non déterministes pour l'étude d'un autre niveau
des phénomènes considérés. Une macroévolution peut être soumise
à un déterminisme causal strict alors que des évolutions ou des
propriétés spécifiques impossibles à prévoir se soustraient à la prise
déterministe. Le postulat déterministe demeure pourtant dominant
en ce qu'il oriente l'analyse. Voir Gerd Gigerenzer, Zeno Swijtink,
Theodore Porter, Lorraine Daston, John Beatty, Lorenz Krüger, The
Empire of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

50
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

que chaque acte et chaque comportement constituent un


événement relié à 1'acte et au comportement immédia-
tement antérieurs par un rapport de dépendance causale
stricte? Faut-il alors s'en tenir à un modèle d'engendre-
ment causal déterministe qui dérive les points successifs
d'une trajectoire individuelle à partir de conditions ini-
tiales déterminées, 1' environnement n'agissant au mieux
que comme un milieu perturbateur avec lequel l'agent
doit composer, sans que les modifications introduites
par ces perturbations fassent significativement dévier
la trajectoire de comportement, sauf cas exceptionnels ?
Ou faut-il concevoir un modèle plus complexe où la
dépendance temporelle est certes une contrainte, mais
une contrainte incluse dans un ensemble de dimensions
dont la composition doit être conçue et modélisée dans
un espace probabilisable de cours d'action? C'est alors
sur cet espace que 1' acteur serait amené à exercer un
contrôle graduable en fonction des situations qu'il ren-
contre et des objectifs qui sont les siens.

Les théories déterministes en sociologie

Dans cette première famille de théories, 1' analyse


causale place 1' agent sous le contrôle de forces qui tirent
leurs propriétés du passé de 1'acteur et de sa trajectoire,
dans un environnement essentiellement conçu comme
structuré selon des principes homologues de ceux qui
régissent la différenciation des acteurs et le jeu des
forces contraignant 1'action individuelle. Le passé pousse
1'acteur comme une vis a tergo et la situation d'action
dans laquelle se meut l'acteur constitue une «arène»,
un champ où s'expriment les facteurs qui déterminent
le comportement et 1'action des individus. Il existe bien
évidemment plusieurs spécifications possibles du para-

51
LE TRAVAIL CRÉATEUR

digme déterministe, mais il importe toujours de fournir


à 1' acteur un passé et, à travers ce passé, de déchiffrer
son comportement dans la logique d'une grammaire. Les
concepts de rôle, de statut, de norme, de valeur, sont
autant de cristallisations de l'influence collective sur le
comportement individuel : ils prennent en charge la mise
en cohérence des actions de 1' individu et la coordination
des multiples comportements individuels et ils permettent
d'expliquer les ajustements (reconnus ou méconnus) et les
désajustements entre les actions. Ces concepts enferment
une histoire, celle des contraintes supra-individuelles
qui déterminent 1' action et la coordination des actions,
et ils caractérisent les propriétés homéostatiques du
fonctionnement des ensembles sociaux. Mais l'usage
de tels concepts conduit à évider 1' arène de 1' action de
ses particularités et à en faire un médium, un réceptacle
pour l'influence causale des forces supra-individuelles
qui régissent le comportement individuel.
La spécification de 1' environnement de 1' action est
généralement ordonnée à celle des déterminants de
l'action. Dans le modèle durkheimien, l'environnement
détermine les deux éléments essentiels de la configura-
tion dans laquelle est situé l'agent, à savoir l'univers
des choix et la valeur des objectifs, ce qui constitue une
liaison décisive pour le fonctionnement d'un schème
déterministe : obtenir la stabilité d'une configuration
sociale, selon un principe homéostatique, revient à établir
les conditions dans lesquelles 1'individu percevra avec
une force suffisante la relation de dépendance entre son
destin individuel et la totalité sociale au fonctionnement
harmonieux de laquelle il ne peut contribuer qu'en se
laissant guider par la force des idéaux collectifs 5•

5. Dans son analyse des antinomies de la pensée classique en


sociologie, Jeffrey Alexander analyse longuement les modulations

52
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

La théorie structuro-fonctionnaliste de Talcott Parsons6


fournit un autre exemple canonique : il y a correspondance
entre le système normatif, le système des valeurs, d'un
côté, et la situation d'action, l'environnement, de l'autre
côté, ce dernier étant paramétré comme un ensemble de
contraintes stables et cohérentes pour l'acteur. Il y a,
en d'autres termes, congruence entre situation et fonc-
tions. Les institutions sont elles-mêmes des systèmes
de positions cristallisées, une sorte de temps congelé, de
passé congelé dans des arrangements sociaux sans cesse
réactivés sans devoir être perpétuellement remotivés.
Sans le quadrilatère des impératifs fonctionnels (stabilité
normative, réalisation des fins, adaptation, intégration)
et sans la socialisation qui assure l'intériorisation de

du déterminisme durkheimien (voir The Antinomies of Classical


Thought : Marx and Durkheim, Londres, Routledge & Kegan Paul,
1982). Le premier déterminisme, mécaniste, est fondé sur le schème
théorique de l'adaptation stricte de l'agent à son environnement, via
la prégnance des habitudes contractées par la répétition des actions
engagées pour rétablir chaque fois un équilibre avec son milieu. Cet
environnement est peuplé des autres agents, et l'équilibre n'y est
possible que par l'établissement d'une conscience collective intégra-
trice. Avec sa théorie de la différenciation croissante du travail et
des identités personnelles, et de la densité croissante des interactions,
Durkheim ne se contente pas d'opposer deux formes dominantes
d'organisation (mécaniste/organique) des rapports interindividuels.
C'est son modèle de base qui est gagné par une conception plus
volontariste. La sphère d'autonomie de l'agent s'élargit et les carac-
téristiques de l'individualisation de l'action se déploient, la marge
d'expression personnelle dans l'action s'accroît en même temps que
l'interdépendance des acteurs s'organise selon un modèle complexe
de différenciation au sein de la totalité sociale. Pourtant, l'argument
central demeure :l'ordre collectif doit garantir l'équilibre fonctionnel
des interdépendances, même si la source de cet ordre s'est déplacée.
6. Talcott Parsons, The Social System, Glencoe, The Free Press, 1959.

53
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ceux-ci par l'individu, le système social ne préserve


pas son équilibre.
Parsons ne réduit pas à néant les différences inter-
individuelles, mais il contient leur expression de multiples
manières : la socialisation crée non l'identité mais la
similitude interindividuelle, qui est vecteur d'intercompré-
hension et de cohésion ; 1' autonomie de 1' acteur est certes
le résultat du processus de socialisation, mais la relation
d'interdépendance caractérise tout autant l'accomplisse-
ment de l'être socialisé; et cette relation d'interaction, qui
place ego et autrui en situation de dépendance réciproque,
n'aurait pas d'issue déterminée et donc pas de stabilité si
les attentes et les rôles n'étaient pas complémentaires, et
donc soumis aux mêmes normes et participant des mêmes
valeurs, etc. Si l'on peut admettre, avec François Bour-
ricaud7, que le structuro-fonctionnalisme se transforme en
une sociologie plus attentive aux interdépendances chez
le Parsons de la maturité, la clé de voûte du système doit
demeurer l'équilibre, en ses deux sens de principe d'inertie
et de force de rappel : le problème central, typiquement
macrosociologique et somme toute paretien, est celui de
la cohérence d'un monde d'acteurs en relations d'inter-
dépendance généralisée, et l'autonomie de ceux-ci doit
être arrimée à des mécanismes qui opèrent la convergence
des actions (contraintes, obligations, normes). Différencia-
tion des acteurs et temporalisation de 1' action sont donc
soumises à la stabilisation du système des normes et des
valeurs, et ceci n'a pas de meilleures chances d'advenir
qu'à travers la précocité de la socialisation, qui garantit la
force et la longévité des effets d'intériorisation: contractée
ainsi à 1' origine du comportement, la puissance agissante
du temps hérité assure une harmonieuse différenciation

7. François Bourricaud, L'Individualisme institutionnel. Essai sur


la sociologie de Talcott Parsons, Paris, PUF, 1977.

54
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

des acteurs, c'est-à-dire cette forme très restrictive de


différenciation qu'est la relation de complémentarité.
Le paradigme déterministe se laisse rarement réduire
à un schéma théorique de strict conditionnement de
l'action individuelle. Il est généralement assorti d'une
dimension probabiliste8 qui permet notamment de pré-
ciser les conditions dans lesquelles s'exerce le pouvoir
de détermination de la socialisation initiale de l'acteur,
voire d'assortir celle-ci d'une socialisation seconde, et
de prêter à l'acteur des capacités stratégiques, ne serait-
ce que sous forme d'une heureuse disposition à choisir
ce qui convient le mieux dans chaque situation - pour
conserver ici la formulation la plus neutre mais sans
doute pas la moins fidèle.
Mais la plupart des solutions théoriques auxquelles
recourent les analyses déterministes pour conserver une

8. François Bourricaud (ibid) soutient que le rejet de l'assimilation


du structuro-fonctionnalisme avec un déterminisme strict - celui du
culturalisme ou du behaviourisme - a conduit Talcott Parsons à une
correction probabiliste et « interactionniste » dans un fonctionnalisme
plus complexe, et a révélé, à travers elle, la tension théorique qu'inflige
à la conception systémique de l'ordre global l'inventaire des déviations
locales. Cette interprétation« généreuse» de Parsons (selon la formule
même de Bourricaud) passe par un examen détaillé de toutes les
injections probabilistes qui peuvent préserver le concept d'action dans
1' œuvre parsonienne, mais qui sont bornées par les nécessités de la
mise en équilibre du système social parsonien. Notons au passage que
le dialogue avec l'analyse économique n'est d'aucun secours: François
Chazel montre que pour Parsons, l'analyse économique de l'action,
loin d'offrir un passage vers l'intégration des approches fonctionna-
liste et individualiste, doit être purgée de ses aspects individualistes
et utilitaristes pour satisfaire aux critères fonctionnels de réalisation
d'un équilibre social. Voir François Chazel, « Théorie économique et
sociologie : adversaires ou complices ? La réflexion d'un "classique" :
Talcott Parsons», Sociologie et sociétés, 1989, 21(1), p. 39-53.

55
LE TRAVAIL CRÉATEUR

marge probabiliste à 1' analyse de 1' action se révèlent


énigmatiques.
Parmi beaucoup d'exemples possibles de cette torsion
vertigineuse, arrêtons-nous au rejet par Pierre Bourdieu de
1' accusation de déterminisme portée contre son œuvre. Il
s'agit de protester dans un premier temps, avant de refuser
toute concession antidéterministe dans la phrase qui suit :

«L'habitus n'est pas le destin que l'on y a vu parfois.


Étant le produit de l'histoire, c'est un système de dispositions
ouvert, qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles
et donc sans cesse affecté par elles. Il est durable mais non
immuable. Cela dit, je dois immédiatement ajouter que la
plupart des gens sont statistiquement voués à rencontrer des
circonstances accordées avec celles qui ont originellement
façonné leur habitus, donc à avoir des expériences qui
viendront renforcer leurs dispositions9 • »

Le paragraphe suivant du même ouvrage opère selon


la même logique d'une partie de main chaude jouée par
un seul joueur, mais en inversant l'ordre : affirmation
déterministe, puis concession :

«Tous les stimuli et toutes les expériences conditionnantes


sont, à chaque moment, perçues à travers des catégories déjà
construites par les expériences antérieures. Il en résulte un
privilège inévitable des expériences originelles et, en consé-
quence, une fermeture relative du système de dispositions
constitutif de l'habitus. Mais ce n'est pas tout : l'habitus
se révèle seulement- il faut se souvenir qu'il s'agit d'un
système de dispositions, c'est-à-dire de virtualités, de poten-
tialités - dans la relation à une situation déterminée 10• »

9. Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, Réponses, Paris, Le


Seuil, 1992, p. 108-109.
10. Ibid., p. 109.

56
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Torsion dans un sens, torsion dans l'autre, le résul-


tat final, énoncé dans la page suivante de 1' ouvrage,
s'apparente à un pliage de l'individu sur lui-même, à
travers la formulation d'une sorte d'autodéterminisme
tout à fait singulier :

«Les agents sociaux déterminent activement, par l'inter-


médiaire de catégories de perception et d'appréciation socia-
lement et historiquement constituées, la situation qui les
détermine. On peut même dire que les agents sociaux sont
déterminés seulement dans la mesure où ils se déterminent :
mais les catégories de perception et d'appréciation qui sont
au principe de cette (auto)détermination sont elles-mêmes en
grande partie déterminées par les conditions économiques
et sociales de leur constitutionll. »

Une analyse détaillée de cette formulation montrerait


tout 1' effort déployé pour tordre chaque mot par son
contraire, mais aussi pour plier finalement 1' émancipation
à la détermination, la modalisation par des expressions
telles que « en grande partie » ou « fermeture relative »
offrant une sorte d'impossible compensation probabiliste,
annulée aussitôt qu'elle est introduite.
Comment retentit ce paradoxal probabilisme sur la
conception de la temporalité de l'action?
La parenté du structuralisme constructiviste de Bour-
dieu avec les analyses phénoménologiques de l'action
et de la temporalité a été évoquée, par l'auteur, sur le
mode du dépassement critique. Récusant « la conception
détemporalisée de 1' action qui informe les visions struc-
turalistes ou rationalistes de 1' action » (c'est la formule
de Loïc Wacquant), Bourdieu entend dépasser la concep-

11. Ibid., p. 111.

57
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tion husserlienne de la temporalité comme celle de la


théorie rationnelle en affirmant temporaliser l'habitus.
L'opération a deux aspects.
L'un est d'essence strictement phénoménologique, et
n'a rien d'un dépassement. Il inscrit le déterminisme
dans une temporalité qui consiste à replier le futur sur
le passé via la puissance actualisante du présent 12 • La
grande proximité avec la théorie phénoménologique a été
analysée avec beaucoup de finesse par François Héran,
qui montre comment Bourdieu recourt à un schème de
commutation cher à la phénoménologie husserlienne :

«Il faut bien présupposer l'existence d'un retournement,


si mystérieux soit-il, du dépôt en disposition, quelque chose
qui active le passif, actualise le passé. L'habitus est au
moins une façon de nommer ce commutateur. [ ... ]
La mise à 1' actif du passif commande la plupart des
formules de définition de 1'habitus. Celles-ci prennent volon-
tiers la forme de diptyques juxtaposant les deux versants
du concept, le passif et 1'actif, 1'avant et 1' après, sans que
l'on voie très bien comment s'effectue le retournement
ni comment il se constitue génétiquement : "produit de
1'histoire, 1'habitus produit des pratiques, individuelles et
collectives, donc de l'histoire"; "histoire incorporée, faite
nature, et par là oubliée en tant que telle, l'habitus est la
présence agissante de tout le passé dont il est le produit";
1' autonomie qu'il confère aux pratiques par rapport aux

12. La formulation donnée dans Réponses est celle-ci:« L'activité


pratique, dans la mesure où elle a du sens, où elle est sensée, rai-
sonnable, c'est-à-dire engendrée par des habitus qui sont ajustés aux
tendances immanentes du champ, transcende le présent immédiat par
la mobilisation pratique du passé et l'anticipation pratique du futur
inscrit dans le présent à l'état de potentialité objective. Parce qu'il
implique une référence pratique au futur impliqué dans le passé dont
il est le produit, l'habitus se temporalise dans l'acte même à travers
lequel il se réalise.» Ibid., p. 112-113.

58
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

déterminations extérieures du présent immédiat "est celle


du passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital
accumulé, produit de l'histoire à partir de l'histoire 13 ." »

Notons ici les trois réquisits de ce structuro-


constructivisme phénoménologisé. D'une part, la sédi-
mentation se fait sans pertes et sans coûts : le corps
est conçu comme une surface d'inscription et de resti-
tution parfaites des échanges avec 1' environnement, par
l'activation continue d'un mécanisme d'intériorisation
et d'extériorisation. D'autre part, les prédicats de la
détermination des comportements via la grammaire des
habitus sont particulièrement peu nombreux : dans les
analyses déterministes qui mobilisent les déterminants
biographiques, 1'histoire individuelle a la forme, mais
ne peut pas avoir la substance d'une trajectoire d'accu-
mulation. En théorie et conformément au ressort phé-
noménologique de l'analyse de l'incorporation de toute
expérience, tout le passé est retenu, stocké et réactivable.
Mais comme les filtres perceptifs et représentationnels
forment des grilles de catégorisation des informations
perceptuelles qui configurent et prédéterminent la signi-
fication des expériences, l'accumulation est d'emblée
réduite à ce qui a été filtré. Et il suffit alors d'assigner
à la constitution de ces filtres et à leur fonctionnement
une seule origine, la position de classe, pour obtenir une
réduction considérable de l'hypothèse d'accumulation
sédimentaire, en 1' ayant placée sous 1' entière et exclusive
dépendance de la construction théorique de la grandeur
collective qu'est la classe sociale. Enfin, comme les
individus sont voués à rencontrer leurs semblables dans
des situations qui renforcent les déterminants de leurs

13. François Héran, «La seconde nature de l'habitus», Revue


française de sociologie, 1987, 28(3), p. 393-394.

59
LE TRAVAIL CRÉATEUR

actions et confirment leurs représentations, et, mieux


encore, comme ils sont voués à anticiper ce qui est le
plus probable pour eux, donc à faire advenir, via leurs
représentations, ce qui les détermine à n'être que le
produit de leurs déterminations, ils ont, par définition,
une gamme de possibilités actualisables qui se limite aux
caractéristiques de la situation régulièrement rencontrée.
L'autre face de l'opération de temporalisation de l'habi-
tus permet de comprendre où se loge la marge proclamée
d'aléa qui prend en charge la dimension probabiliste du
déterminisme. Si la reproduction de la structure sociale est
le produit du jeu commutatif de l'ensemble des habitus et
des stratégies de reproduction « à la fois indépendantes,
souvent jusqu'au conflit, et orchestrées de tous les agents
concernés qui contribuent, continuellement, à reproduire
la structure sociale», les «aléas» et les «ratés», c'est-
à-dire la somme des déviations individuelles par rapport
à des trajectoires assurant strictement la perpétuation de
la position héritée dans l'espace social, proviennent des
«contradictions inhérentes aux structures et des conflits
ou concurrences entre les agents qui y sont engagés 14 ».
La concurrence est ainsi invoquée pour expliquer à la fois
les propriétés de stationnarité du système social et les
écarts aléatoires qui, ensemble, affectent le système, mais
qui 1' affectent seulement de changements par translations.
Il faudrait montrer, ce qui est impossible dans les
limites de ce chapitre, que les problèmes que pose à cette
théorie la reconnaissance d'une marge d'indétermination
dans le fonctionnement du système ont notamment leur
origine dans une conception assez mystérieuse des réali-
tés collectives- classes, fractions de classe, institutions.
Ces grandeurs collectives sont tantôt conçues comme le
produit de pratiques et de destins individuels agrégés, où

14. Pierre Bourdieu, Réponses, op. cit., p. 114.

60
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

les « discordances » et les « conflits » sont des ferments


d'instabilité et de «contradiction», tantôt vues comme
des réalités homogènes dotées d'intérêts communs, d'une
identité indifférenciée, et de capacités stratégiques ou de
pouvoirs d'inertie et de résistance qui limitent les chan-
gements possibles du système à une dynamique réduite
et qui expliquent que les jeux de force n'engendrent
jamais que des translations de structure, formule de la
«conservation par le changement».
L'affirmation du caractère probabiliste des relations
causales concourant à la perpétuation d'un état « relati-
vement » stationnaire pose évidemment le problème de
savoir dans quel temps historique on se meut, ou, ce qui
revient au même, de comprendre quelle est la nature des
déviations par rapport au cours logique des choses. Les
individus déviant de leur trajectoire sont ceux qui, en
s'écartant de leur classe ou de leur fraction de classe,
ont des destins singuliers, et la somme de ces trajectoires
déviantes et des stratégies d'adaptation, de rétablissement
ou de contestation qu'elles engendrent contribue, par les
effets de redistribution des positions, à provoquer des
changements dans le système social et dans le fonction-
nement de ses « instruments de reproduction », lesquels
changements engendrent des probabilités de déviation.
Mais la question est alors posée de 1'explication de la
déviation primitive : comme en économie, la spécification
des fonctions primitives du modèle peut nous placer soit
dans un temps logique, soit dans un temps historique,
comme je le montrerai plus loin.
Remarquons enfin que la temporalisation de 1' action
diffère radicalement selon que l'individu agit individuel-
lement ou qu'il n'est considéré que comme le membre
d'un collectif. Dans la famille de théories que j'examine,
l'anticipation par l'individu de sa situation future ou du
cours de son action obéit à une conception doublement

61
LE TRAVAIL CRÉATEUR

enfermée dans un cercle déterministe. D'une part, cette


anticipation est essentiellement adaptative, puisqu'elle est
une fonction directe de l'expérience passée. D'autre part,
elle est directement socialisée, elle se meut entièrement dans
la référence au groupe social dont 1' individu est membre,
à la fois parce que la position de l'individu est un élément
statistique d'une classe homogène de positions et que
la perception de soi et de la temporalisation de soi est
homogène dans cette classe, et parce que le niveau des
aspirations et l'estimation des chances d'action ne tirent
leur sens, pour chaque individu, que de la référence com-
parative avec la situation et les chances des autres groupes
avec lesquels le groupe considéré est en concurrence.
Dans une sociologie de type déterministe, le temps
est condensé à l'origine du système d'action, puisqu'il
est responsable de la dotation des acteurs en ressources
matérielles et cognitives, et qu'il est sédimenté dans les
valeurs et normes qui orientent le système de préférences
des acteurs. L'histoire, le déroulement temporel, dans ces
modèles, relèvent essentiellement de processus continus,
stationnaires ou évolutifs, où 1' état futur du système est
contenu dans son état présent. La dynamique sociale
est celle d'une évolution prévisible, comme dans les
schémas de transformation linéaire par complexification
et différenciation des sociétés (cas de la division du
travail chez Durkheim), ou celle d'une perpétuation de
la structure du système par un mécanisme de reproduc-
tion simple - l'image de l'escalier roulant fournissant
une bonne approximation de ce schéma de l'immobilité
dans le mouvement, de la conservation ,des différences
dans un contexte d'élévation du niveau de vie sur le long
terme. Les comportements des agents sont prévisibles, les
systèmes de valeurs sont constants (c'est 1' argument de
Parsons), les tendances macrosociales sont extrapolables,
que les équilibres soient stationnaires (et fondés sur des

62
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

situations auto-entretenues et autorenforçantes de conflits


de classe et de domination) ou cycliques (le changement
étant considéré comme une perturbation que corrigent
les mécanismes fondamentaux d'équilibrage du système
et ses propriétés homéostatiques).
La constance du système peut être le produit d'hypo-
thèses opposées. Les conflits et les luttes d'une société
fondée sur l'inégalité et la domination peuvent être dotés
d'une capacité intégratrice, via la méconnaissance que
suppose et qu'entretient l'investissement dans un jeu de
concurrence dont les résultats sont figés par l'ampleur
des inégalités de dotation initiale des joueurs. Cette
forme d'intégration diffère évidemment radicalement
de la capacité intégratrice que fournit un système de
valeurs partagées par l'ensemble des membres d'une
société, et opérant à 1' avantage de chacun, sur la base
de différences interindividuelles dont 1'expression est
mise au service de la collectivité dans des limites tolé-
rables de reconnaissance hiérarchisée des mérites et des
efforts individuels. Pourtant, la détermination causale de
l'action individuelle par le passé de l'individu et par la
conservation du système social opère la convergence
entre ces deux visions de la stationnarité sociale. Le
mécanisme essentiel qui explique cette convergence à
partir de prémisses opposées est celui de l'intériorisation,
produit d'une socialisation contraignante: ce mécanisme
assure 1'endogénéisation de toutes les déterminations de
1'action et des relations entre acteurs, et justifie que les
niveaux d'analyse, macro et microsociologique, soient
conçus comme les deux expressions homologues d'une
même réalité, les niveaux intermédiaires (champs, sous-
systèmes) répliquant et réfractant les propriétés générales
du système dans les domaines particuliers selon les
mêmes variables de structuration.
Si les réalités d'échelle différentes sont bornéo-

63
LE TRAVAIL CRÉATEUR

morphiques, il n'y a pas grand sens à parler d'environ-


nement de l'action et de l'acteur, pas plus qu'il n'existe
d'incertitude intrinsèque dans le cours de l'action, lorsque
les déterminants de 1' action comme les rapports sociaux
ont des propriétés homéostatiques. Le temps est un temps
d'actualisation des virtualités contenues dans l'origine
des trajectoires individuelles, un temps de sédimentation
et de réactivation de traces, ce n'est pas un temps pro-
ductif. Le temps individuel sera surtout celui de 1' amor
fati, de 1' amour de la nécessité, et la stationnarité pousse
à méconnaître que le désirable n'est que l'inévitable.

Les théories interactionnistes en sociologie

La caractéristique principale des théories interaction-


nistes est de restituer une intentionnalité aux acteurs et
de faire jouer un rôle primordial aux représentations que
les acteurs se font de leurs moyens et de leurs objec-
tifs d'action, les opérations mentales invoquées n'ayant
aucun rapport avec les états d'une conscience mystifiée.
Comment se composent passé et présent de 1' acteur dans
ces théories ? La socialisation de 1' acteur ne relève pas
d'un conditionnement, mais de processus adaptatifs :
les ressources cognitives et les attitudes résultant du
processus de socialisation de l'individu guident son
comportement, mais non selon les prescriptions d'une
grammaire d'action. La nouveauté d'une situation est
porteuse d'informations qui sollicitent une modification
du comportement et déclenchent un enrichissement de
1' expérience. L'hypothèse d'optimisation, de recherche
consciente de la meilleure solution dans un contexte
d'action, en fonction des préférences, des intérêts et
des ressources de l'individu tels qu'il les perçoit, diffère
notablement de la conception stratégique par laquelle

64
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

la téléologie est réintroduite dans l'action à l'aide de


notions au statut épistémologiquement ambigu, voire
intenable, telles que celle de « stratégie inconsciente »
chez Bourdieu, sorte de forme passive de la stratégie.
Les théories interactionnistes, telles que les analysent
Raymond Baudon et François Bourricaud 15 , relâchent
aussi 1'hypothèse du pouvoir de contrainte de la socia-
lisation primaire de l'individu en graduant les montages
normatifs et cognitifs que produit la socialisation par le
degré variable d'intériorisation et par le pouvoir variable
de contrainte qui en module le rôle, mais aussi et surtout
par 1'inclusion des phénomènes d'apprentissage au-delà
des phases premières de socialisation (c'est par exemple
le thème de la socialisation secondaire chez Peter Berger
et Thomas Luckmann 16). Ce qui interdit de concevoir
celles-ci comme des empreintes indélébiles ou comme
des moules organisant toute acquisition ultérieure d'élé-
ments nouveaux de connaissance et d'expérience. La
socialisation est différenciée, ou, si 1'on veut, devient
un cas particulier d'une règle plus générale, celle de
1'apprentissage, qui a un horizon temporel beaucoup plus
étendu que celui des expériences primitives de l'individu
dont l'intensité serait fonction de la contraction du temps
d'inculcation.
L'action individuelle, sans être déterminée de part
en part, se déploie dans un système de contraintes avec
lequel les préférences et les ressources des acteurs com-
posent, dans les différentes situations d'action. Mais les
situations d'action forment un environnement complexe
et dynamique : il n'y a pas ici de relation biunivoque

15. Raymond Boudon, François Bourricaud, Dictionnaire critique


de la sociologie, Paris, PUF, 1982.
16. Peter Berger, Thomas Luckmann, The Social Construction of
Reality, Londres, Penguin, 1969.

65
LE TRAVAIL CRÉATEUR

entre les caractéristiques de la situation et les caracté-


ristiques des acteurs comme dans les théories établissant
des relations d'affinité entre les dispositions des acteurs
et les positions offertes par le champ d'action, ou entre
les valeurs intériorisées et les contraintes stables et cohé-
rentes propres aux environnements de l'action, comme
dans le structuro-fonctionnalisme.
Au sein de cette famille de théories, on peut distinguer,
pour les besoins de cette analyse, deux catégories, en
ne reprenant pas l'ensemble des critères qui conduisent
Raymond Boudon 17 à construire une partition plus fine en
quatre types (marxien, tocquevillien, mertonien, webérien).
Dans un premier type, les acteurs agissent indépen-
damment les uns des autres et ne sont pas en situa-
tion d'interaction stratégique. La poursuite de l'intérêt
individuel est guidée par les préférences, que celles-ci
soient considérées comme exogènes ou qu'elles soient
influencées par la socialisation de l'individu. Les individus
sont maximisateurs sous contraintes de ressources. Les
faits sociaux et la dynamique sociale sont les produits
de la composition des actions individuelles, l'agrégation
de ces actions engendrant des résultats qui ne font pas
systématiquement l'objet d'une volonté collective de
coordination. Cette catégorie de modèles interactionnistes
partage avec les modèles économiques de comportement
en concurrence parfaite deux traits fondamentaux - la
maximisation de l'intérêt égoïste, et l'individualisme.
Je ne traiterai pas davantage de cette catégorie d'inter-
actionnisme, puisque j'en retrouverai deux traits essen-
tiels dans ma discussion des modèles économiques de
l'équilibre général en concurrence parfaite 18 • Il faudrait

17. Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF,


1977.
18. Voir plus bas pages 95 et suivantes.

66
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

bien sûr examiner les différences entre ces modèles


interactionnistes dans les deux disciplines. J'indique
seulement qu'en sociologie, comme aucune hypothèse
n'est faite sur les conditions d'équilibrage du système
social, 1'indépendance des comportements individuels
maximisateurs conduit à une variété de résultats collectifs
stables ou instables et d'effets émergents.
La seconde catégorie de modèles interactionnistes
postule essentiellement que les acteurs sont en relation
d'interdépendance et que les situations sociales sont
configurées selon les procédures de gestion (négociation,
ajustement mutuel, résolution de conflits) de ces inter-
dépendances stratégiques. Partons des théories interaction-
nistes développées aux États-Unis par les interactionnistes
symboliques (Howard Becker, Erving Goffman, Everett
Hughes, Anselm Strauss 19) et par l'ethnométhodologie
issue de Harold Garfinkel20 , dans la ligne des travaux
de George Herbert Mead et d'Herbert Blumer et dans
la descendance de la phénoménologie allemande reprise
en sociologie par Alfred Schütz21 •
Contrairement à ce qu'exigent les modèles détermi-

19. Howard Becker, Les Mondes de l'art, trad. fr., Paris,


Flammarion, 1988 ; Erving Goffman, Encounters, Indianapolis, Bobbs-
Merrill, 1961 ; Everett Hughes, The Sociological Eye : Selected
Papers, Chicago, Aldine, 1971; id., Le Regard sociologique, textes
rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, trad. fr., Paris,
Éditions de l'EHESS, 1996; Anselm Strauss, «Introduction», in
George Herbert Mead, On Social Psycho/ogy, Chicago, The University
of Chicago Press, 1956.
20. Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood
Cliffs, Prentice-Hall, 1967.
21. George Herbert Mead, The Philosophy of the Act, Chicago,
The University of Chicago Press, 1938; Herbert Blumer, Symbolic
Interactionism, Berkeley, Califomia University Press, 1969 ; Alfred
Schütz, Collected Papers, La Haye, Martinus Nijhoff, 1962-1966.

67
LE TRAVAIL CRÉATEUR

nistes, les analyses interactionnistes de cette catégorie


ne spécifient pas l'identité sociale des acteurs autrement
que par la nature de leur engagement dans des jeux
d'interaction stratégique, des situations de travail, des
réseaux de coopération interindividuelle et des activités
collectives22 • À la différence des approches sociologiques
ou psychologiques qui traitent les interactions sociales
comme une arène où s'expriment les facteurs qui déter-
minent le comportement et 1' action des individus, ces
modèles soulignent que 1' interaction est aussi un pro-
cessus formateur où « les individus orientent, contrôlent,
infléchissent et modifient chacun leur ligne d'action à la
lumière de ce qu'ils trouvent dans les actions d'autrue3 ».
Le vocabulaire de ces sociologies est davantage celui
de la coopération et de la coordination interindividuelle
que celui du conflit. Non qu'elles pêchent par irénisme,
mais parce qu'elles s'apparentent plutôt, sur ce point,
à la théorie des jeux qui dispose les situations sur un
continuum, depuis les rapports de pur conflit jusqu'à
ceux de pure coordination. Si la coopération entre les
acteurs est cependant au centre de 1'analyse, c'est que

22. Herbert Blumer résume ainsi les conceptions centrales de


l'interactionnisme symbolique : « 1) Les gens, individuellement et
collectivement, se disposent à agir sur la base des significations des
objets que comprend leur monde; 2) l'association des gens prend
nécessairement la forme d'un processus dans lequel ils s'adressent
mutuellement des indications et les interprètent ; 3) les actes sociaux,
qu'ils soient individuels ou collectifs, sont construits selon un pro-
cessus dans lequel les acteurs notent, interprètent et évaluent les
situations auxquelles ils font face ; 4) les relations et enchaînements
complexes d'actes dont sont faits les organisations, les institutions,
la division du travail et les réseaux d'interdépendance sont choses
mouvantes et non statiques », in Herbert Blumer, Symbolic interac-
tionism, op. cit., p. 50.
23. Ibid, p. 53.

68
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

les diverses catégories de participants ont au moins un


intérêt, un but communs, celui de faire exister le type
d'activité ou de collectivité concerné.
Les situations où les divers intérêts des participants
coïncident imparfaitement et où la coordination est pro-
blématique sont légion. Mais chaque fois, à la diffé-
rence des interprétations qui, à partir de 1' inégalité des
diverses catégories de ressources des acteurs, déduisent
des propriétés structurales invariantes de domination et de
dépendance, ces analyses soulignent que la dépendance
n'est pas concevable hors d'un cadre d'interdépendance,
ne serait-ce qu'en raison des incertitudes stratégiques
qui rendent impossible la prévisibilité parfaite du com-
portement d'autrui.
Dans une analyse centrée sur les relations interindivi-
duelles et sur les mécanismes d'ajustement des comporte-
ments qui fondent l'action collective, c'est le mouvement,
le changement qui fournit le principe d'explication, et
ce sont la stabilité et la régularité des pratiques, l'iner-
tie des habitudes, la pérennité des institutions qui sont
à expliquer, à 1'exact opposé des théories qui, comme
celle de Parsons, contre laquelle l'interactionnisme s'est
constitué, conçoivent la société comme un système stable.
Voilà pourquoi l'analyse des dynamiques d'interaction
peut reposer paradoxalement sur des notions comme
celle de rôle ou celle de convention tirée par l'inter-
actionnisme de la théorie des jeux et de la philosophie
analytique. Les récurrences constamment observées dans
les activités collectives, et les règles et normes dont elles
peuvent procéder, doivent toujours être conçues comme
des formes stabilisées, mais révisables d'arrangement
entre les acteurs sociaux.
La dimension intersubjective de l'accord produisant la
convention et entretenant silencieusement son efficacité
sert à apparenter toute une gamme de réalités - pra-

69
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tiques, techniques, objets, perceptions, significations,


connaissances partagées, dispositifs institutionnels - dont
la stabilité a des avantages et des coûts, et qui peuvent
être modifiées plus ou moins aisément, selon l'impor-
tance des mobilisations et des investissements individuels
requis. Ainsi approchées, les situations d'interaction et
les procédures et règles qui les organisent peuvent être
échelonnées sur un axe, depuis les plus routinières, for-
malisées et strictement répétées, jusqu'aux plus instables,
rapidement changeantes.
La relation qu'établissent les théories interactionnistes
entre la différenciation interindividuelle et la temporalité
de l'action inverse l'équation des modèles déterministes.
L'action est de part en part temporalisée, au point que
l'individu même diffère d'un point du temps à un autre,
et que s'il peut se mettre à la place d'autrui pour évaluer
et régler le cours de l'interaction stratégique, c'est parce
qu'il fait l'épreuve de l'altérité à travers le temps. Pour
qualifier les différences, il n'y a pas de recours à une
spécification initiale des dotations des acteurs (ressources,
préférences) qui servirait à expliquer le cours des actions
individuelles indépendamment les unes des autres. Pour
comprendre comment opère cette liaison entre temporalité
et altérité, un détour s'impose par la phénoménologie,
qui est l'un des fondements de l'interactionnisme.
Dans la cinquième de ses Méditations cartésiennes,
et dans ses Leçons sur la conscience intime du temps,
Edmund Husserl24 procède à une genèse de l'altérité qui
a pour milieu premier et condition première le temps.
Je suis ici l'interprétation que Jacques Derrida donne
de ces textes dans La voix et le phénomène. Le présent
paraît être le temps par excellence de la conscience et

24. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr., Paris,


Vrin, 1969 [1929].

70
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

de 1'identité : la conscience se situe sur la pointe de


chaque instant présent et se rapporte à elle-même dans
1'immédiateté de cette présence vivante. Pourtant :

« La présence du présent perçu ne peut apparaître


comme telle que dans la mesure où elle compose continû-
ment avec une non-présence et une non-perception, à
savoir le souvenir et 1'attente primaires (rétention et pro-
tention). Ces non-perceptions ne s'ajoutent pas, n'accom-
pagnent pas éventuellement le maintenant actuellement
perçu, elles participent essentiellement à sa possibi-
lité. [ ... ] C'est le rapport à la non-présence (à la non-
perception) qui permet la présence et son surgissement
toujours renaissant 25 • »

L'identité à soi dans la présence de la conscience


de soi n'est obtenue que s'il y a expérience de la non-
présence, d'un autre présent, composition du présent
avec un passé retenu et un futur anticipé. La fausse
simplicité de l'immédiat rapport à soi de la conscience
dans un présent pur recouvre en réalité une temporalité
complexe qui se déploie vers un présent dépassé, celui
qui contient les possibles non réalisés, et vers un présent
à venir, celui des possibles à 1'horizon du présent - un
futur dont la différence avec le présent signifie qu'il
ne peut pas être déduit du présent comme sa simple
extrapolation, mais un futur dont 1'attente appartient à
la substance du présent.
La non-identité à soi de la conscience, la non-présence
à soi du présent servent à comprendre non seulement
le rapport à soi dans la réflexivité (sans écart à soi, il
n'y a pas de retour sur soi), mais encore le rapport à
autrui. Tout comme la conscience de soi ne se constitue

25. Jacques Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, 1967,


p. 72.

71
LE TRAVAIL CRÉATEUR

que par le détour d'une temporalisation, la conscience


de l'autre, de l'altérité, n'est donnée que par analogie
avec 1' expérience de la différence entre soi et soi dans
le temps26 • Le pouvoir du temps est là : l'individu s'y
meut en se percevant identique à et différent de ce qu'il
était et sera, et cette expérience primordiale lui permet
d'appréhender autrui comme un autre ego par similitude
avec la composition d'identité (présent) et de différence
(passé comme autre présent) qui constitue le retour
réflexif, temporalisé, à soi.
Ces deux thèmes - expérience par la conscience d'une
temporalité complexe, expérience de l'altérité à travers
la temporalité - sont au cœur de l'interactionnisme. Il
faudrait, pour en administrer la preuve complètement,
détailler l'œuvre d'Alfred Schütz non moins que celle

26. Voici ce qu'écrit Husserl : «À l'intérieur de "ce qui m'appar-


tient", et plus précisément dans la sphère vivante du présent, mon
passé est donné, d'une façon indirecte, par le souvenir seulement, et
s'y présente avec le caractère du présent passé, comme une modifi-
cation intentionnelle du présent. La confirmation par 1' expérience de
ce passé, en tant que d'une modification, s'effectue alors nécessaire-
ment dans les synthèses concordantes du souvenir ; et c'est de cette
manière seulement que le passé en tant que tel se vérifie. De même
que mon passé, en tant que souvenir, transcende mon présent vivant
comme sa modification, de même l'être de l'autre que j'apprésente
transcende mon être propre au sens de "ce qui m'appartient" d'une
manière primordiale. Dans l'un et dans l'autre cas, la modification est
un élément du sens même; elle est un corrélatif de l'intentionnalité
qui la constitue. De même que mon passé se forme dans mon présent
vivant, dans le domaine de la "perception interne", grâce aux sou-
venirs concordants qui se trouvent dans ce présent, de même, grâce
aux apprésentations qui apparaissent dans ma sphère primordiale et
sont motivées par les contenus de cette sphère, je peux constituer
dans mon ego un ego étranger. » Edmund Husserl, Méditations car-
tésiennes, op. cit., § 52, p. 97-98.

72
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

de George Herbert Mead. Anselm Strauss, qui a opéré


une synthèse particulièrement suggestive de ces deux
courants, notamment dans son livre Miroirs et Masques,
peut servir de guide. Pour établir que l'interaction est
un processus d'une grande complexité, il s'emploie à
souligner toutes les dimensions temporelles de 1'action,
selon une double perspective :
- l'acteur procède continuellement à des évaluations,
réévaluations et anticipations révisables du cours de son
action;
- le point de vue que 1'acteur a sur sa situation d'action
implique de prendre en considération les autres acteurs
impliqués, de se représenter leurs réactions possibles
et d'ajuster son comportement : c'est le postulat de la
réciprocité des points de vue.
La première perspective entrelace comportement et
réflexivité : le cours de l'action est l'occasion d'un
apprentissage qui, tant qu'il se poursuit, provoque une
évaluation incessante des actions déjà effectuées et
une réorganisation des choix et comportements. Ces
mécanismes sont particulièrement à 1' œuvre dans les
situations problématiques, ambiguës, qui révèlent le plus
manifestement l'incertitude du futur et les risques d'erreur.
C'est dans ces situations malaisément prévisibles que se
fait 1' apprentissage par essai et erreur, par correction, par
tâtonnement, par reformulation des objectifs et révision
des modalités de 1' engagement. Le caractère processuel
de l'action signifie que l'expérience passée ne fonde
que des anticipations imparfaites, et que la probabilité
de l'erreur d'évaluation et de jugement requiert une
capacité réflexive de contrôle.
Les caractéristiques de la situation ont leur répondant
dans les propriétés du comportement. Dans un environ-
nement stable, les comportements peuvent s'apparenter
à des réponses automatiques, comprises de chacun, à

73
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des situations prévisibles : les activités sont conven-


tionnelles, routinières, les anticipations sont correctes,
l'action s'apparente à un rituel, le futur peut être extrapolé
à partir des expériences du passé, mais 1' apprentissage
est réduit à zéro. Au contraire, c'est, dit Strauss, dans
un environnement incertain, confus, que les innovations,
les changements s'opèrent, que les surprises obligent
1' acteur à réévaluer ses actes passés et à inventer de
nouvelles valeurs, des réponses inédites, à tirer les leçons
d'anticipations erronées. Et c'est très exactement ce type
d'expérience qui désigne l'indétermination du futur, avec
sa fécondité et ses risques.
L'analyse interactionniste différencie les situations
selon les sollicitations qu'elles exercent sur l'acteur
appelé à inventer des réponses ou, au contraire, à appli-
quer un schéma préétabli et routinier. L'acteur, par
le contrôle réflexif, s'engage en quelque sorte dans
une démultiplication de soi, à travers la confrontation
incessante des décisions passées avec 1'état présent et
le futur fortement ou faiblement prévisible du cours de
l'action. La temporalité de l'action est d'autant plus
manifeste, et rend le travail réflexif d'autant plus intense
et fécond, que le cours des choses est indéterminé, non
stationnaire. Dans ce cas, l'auto-interaction, si l'on peut
dire, faite de retours sur soi, d'autocritiques, de regrets,
d'évitements, d'hypothèses nouvelles, est elle-même un
processus ouvert, en partie indéterminé, sujet à révisions
continuelles.
La deuxième perspective élargit 1' analyse aux inter-
actions avec autrui : les interdépendances stratégiques
se logent au cœur de l'évaluation par l'acteur du cours
de son action, à travers les réactions qu'il anticipe chez
autrui et les réponses qu'il apporte à ces anticipations.
C'est l'image complexe d'un miroir où l'acteur cherche à
voir son action future, pour l'orienter, à partir du regard

74
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

d'autrui. L'incertitude se loge ici dans les différences


qui peuvent exister entre la compréhension par 1'acteur
de son acte et les imputations de sens qu'en font les
autres, différences et divergences qui peuvent enclencher
la perplexité de 1' acteur quant au sens réel de son action
et 1' amener à se questionner. Là encore, la distinction
s'impose. Il y a des situations codifiées, conventionnelles,
requérant des agents peu d'informations ou des informa-
tions aisément accessibles et donc largement partagées
pour agir, ce qui garantit la forte probabilité, voire la
quasi-automaticité de la convergence des interprétations
de la situation et des actions résultantes. Et il y a des
situations ambiguës, nouvelles, inédites, où le travail
d'ajustement des appréciations et des déchiffrements par
chacun de ses actes et des actes d'autrui apparaît comme
un processus mouvant, et où 1' adoption de normes de
comportement ou de cadres de comportement tels que
les rôles, qui est propre à opérer au moindre coût la
coordination des actions, n'interdit pas une distance à
soi et une marge de manœuvre.
Si les actions sont stratégiquement interdépendantes,
la causalité de 1'action devient complexe. C'est 1' objet
des discussions qui, depuis C. Wright Mills27 jusqu'aux
ethnométhodologues, portent sur les motivations et les
justifications de 1'action : entreprendre une action non
strictement routinière s'accompagne d'un travail de moti-
vation de 1'action, de justification acceptable pour autrui.
Il faut entendre motivation en ses deux sens : comme une
raison d'agir selon des motifs déterminés et explicités,
et comme un effort pour débarrasser l'action de son
arbitraire aux yeux d'autrui. En s'interrogeant soi-même
sur les motifs d'une action et sur la valeur de ceux-ci,

27. C. Wright Mills, « Situated Action and the Vocabulary of


Motives», American Sociological Review, 1940, 5, p. 904-913.

75
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' acteur inclut autrui, c'est-à-dire 1' anticipation des jus-


tifications acceptables pour autrui, pour sélectionner un
cours d'action au terme d'un travail d'évaluation des
réactions anticipées d'autrui et de correction éventuelle.
L'hypothèse de base est évidemment que si la des-
criptibilité du monde social et des actions que l'acteur
y mène fonde le sens de 1' action (pour lui et pour
autrui), la compréhension en est accessible. Point de
fausse conscience, seules s'interposent des contraintes
de situation et des limites d'information qui peuvent
rendre le sens ambigu, ou partiel et tronqué, notamment
parce que la compréhension équivaut à 1' expression de
cette compréhension : la verbalisation, y compris dans
un langage intérieur du retour incessant à soi de la
conscience, établit les bases de la maîtrise compréhensive
de la situation d'action.
Mais il importe alors de déterminer le socle sur lequel
peut être établie l'intercompréhension entre des acteurs
dont les croyances et les représentations peuvent dif-
férer grandement. Au minimum, pour suivre Donald
Davidson28 , il faut supposer que les différences inter-
individuelles en matière de croyances et de désirs ne
peuvent se déployer, sans ruiner l'intercompréhension,
que si nous pouvons attribuer au comportement d'autrui
et à ses ressorts (croyances et désirs) une dimension
effective de rationalité et de cohérence, sans laquelle
la communication interpersonnelle est impossible. Une
opération de traduction est indispensable pour attribuer
aux paroles d'un locuteur que nous ne connaissons pas et
que nous ne comprenons pas parfaitement une cohérence
d'expression proche de celle que nous manifesterions
dans des circonstances semblables à celles qu'il ren-

28. Donald Davidson, Actions et événements, trad. fr. présentée


par Pascal En gel, Paris, PUF, 1993.

76
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

contre. Sans ce jeu mental d'appariement entre phrases


d'autrui et phrases d'ego dans un contexte donné, bref
sans formation d'une théorie des croyances d'autrui, qui
leur prête un minimum de cohérence et de pertinence,
nous n'accédons pas à ce qu'autrui veut dire ni non plus
aux erreurs ou aux différences d'opinion qui peuvent fon-
der 1' échange interpersonnel. Langage et comportement
d'autrui me sont accessibles, interprétables de la même
manière, par référence à un système d'ensemble qui est
inconcevable sans critères de rationalité : « Dans le cas
du langage, cela se voit bien, parce que le comprendre,
c'est le traduire dans nos propres systèmes de concepts.
Mais en fait, c'est la même chose avec les croyances,
les désirs, et les actions 29 • »
C'était déjà l'analyse développée parC. Wright Mills
dans un article de 1940, « Situated Action and the voca-
bulary of Motives». Mills insistait sur la verbalisation
des motifs de 1'action, au point de sembler parfois les
détacher d'une fonction raisonnée de choix, et sur le
caractère intrinsèquement social du motif, en suivant
ici les thèses weberiennes sur la rationalité de 1' acteur :

« Les motifs sont des mots, ils ne dénotent aucun élé-


ment interne aux individus, ils expriment les anticipations
des conséquences situationnelles de la conduite mise en
question. [ ... ] L'intention ou le but (considérés comme un
programme) sont la conscience de la conséquence anticipée.
Les motifs sont des noms pour des conséquences situées
et des tenants lieu pour les actions qui y conduisent. [ ... ]
Les motifs sont des justifications acceptées pour des
programmes d'action passés, présents ou futurs. Les appeler
justifications n'est pas leur dénier leur efficacité. Souvent,
les anticipations de justifications acceptables contrôleront
la conduite ("si je faisais cela, que pourrais-je dire ? Que

29. Ibid, p. 316 sq.

77
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pourraient-ils dire?"). Les décisions peuvent être, totale-


ment ou en partie, définies par les réponses à de telles
interrogations. [ ... ]
L'anticipation verbalisée d'un acte, sa "raison", est non
seulement une condition médiatrice de 1'acte, mais c'est
une condition immédiate et contrôlante, pour laquelle le
terme de cause est inadéquat. Elle peut rallier de nouveaux
alliés à cet acte. [ ... ]
Lorsqu 'un agent verbalise ou impute des motifs, il
n'essaie pas de décrire l'action dont il fait l'expérience.
Il n'est pas simplement en train d'avancer des raisons. Il
est en train d'influencer les autres - et lui-même. [... ]
Les motifs réellement utilisés dans la justification ou
la critique d'un acte relient précisément cet acte à des
situations, réalisent l'intégration des actions des agents, et
alignent la conduite sur des normes. [ ... ] Les mots entrant
dans le vocabulaire des motifs, en tant que mots typiques
accompagnant sans faire question des situations types,
fonctionnent souvent comme des directives et des inci-
tations parce qu'ils constituent les jugements des autres
anticipés par 1' acteu2°. »

Les outils théoriques de l'ethnométhodologie de Harold


Garfinkel31 comme l' accountability et la réflexivité sont
étroitement apparentés à cette conception de l'inter-
action verbalisée. Ils désignent le travail de description
et d'interprétation effectué en permanence (de manière
plus ou moins automatique) par l'acteur, les imputa-
tions contextualisées, indexées, de sens qui orientent et
contrôlent l'action, et le travail de production (routinière
ou rationnellement organisée) des catégories de signi-
fication sur la base desquelles les conduites peuvent se
régler entre elles. Cette trame conceptuelle suppose la

30. C. Wright Mills, « Situated Action and the Vocabulary of


Motives », art. cité.
31. Harold Garfinkel, Studies in ethnomethodology, op. cit.

78
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

temporalisation des conduites, la contextualisation de


la saisie réflexive pour accommoder les ressources de la
description de 1' action aux caractéristiques singulières de
la situation, et le caractère flexible, négociable, révisable
de la coordination des actions 32 • En termes simples et pour
solliciter les jeux qu'autorise le langage, la réflexivité est
la capacité de rendre compte à soi-même, autrement dit
de se rendre compte des motifs de son action.
Remarquons ici qu'une conception comme celle de
Mills a été sollicitée de manière très différente, selon
qu'elle était reliée à une phénoménologie de 1' expérience
ou qu'elle inclinait l'analyse de l'action vers l'explora-
tion des formes de description fournies par le langage.
Si, en situation d'interaction, chaque acteur se livre
à un travail réflexif et anticipateur, la convergence des
anticipations n'est assurée à tout coup que si 1'on recourt
au postulat de l'interchangeabilité parfaite des points de
vue, autrement dit au common knowledge. L'interdépen-
dance stratégique a pour double propriété de relier les
unes aux autres les perceptions et les évaluations de la
situation par chaque acteur et les décisions motivables
sélectionnées par chacun, et d'obliger, par le fait même,
l'individu à se démultiplier: rencontrant l'autre, l'individu
doit être autre à lui-même, dans la réflexivité, pour se
représenter les réactions d'autrui.
Au total, l'intentionnalité, idée simple, se complique
en se temporalisant et en incluant autrui. Ceci suppose,
pour me résumer : une indétermination du futur pour
les situations où les interactions sont non rituelles ; une
réflexivité qui fait agir l'individu sur lui-même à travers

32. Sur l'œuvre de Garfinkel et sur l'opposition entre ethno-


méthodologie et structuro-fonctionnalisme, notamment au regard des
dimensions qui nous intéressent ici, voir John Heritage, Garfinkel and
Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1984.

79
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' examen distancié de ses actes et motifs passés et à


travers 1' anticipation des conséquences de ses possibles
actes futurs ; une interchangeabilité des points de vue.
L'interaction est auto-interaction (se parler, délibérer, se
critiquer, se justifier, se projeter) autant qu'interaction
avec autrui : ceci serait impossible si altérité et tempo-
ralité n'étaient pas codéterminées.
L'entrelacement de 1' altérité et de la temporalité dans
les théories interactionnistes conduit au dernier élément
que je veux retenir, le thème de la multiplicité des soi,
qui, depuis Anselm Strauss et Erving Goffman, a fait
carrière en sociologie et plus encore chez les auteurs
qui discutent les paradoxes de la rationalité de l'acteur
et cherchent, sans recourir à la solution radicale du chan-
gement endogène des préférences, à rendre compte des
changements dans le temps des comportements, comme
1' ont proposé notamment Thomas Schelling33 (avec les
notions de self-command et de métapréférences) et Jon
Elste24 (avec sa discussion des analyses de la faiblesse
de la volonté, et son exemple célèbre d'Ulysse s'enchaî-
nant à son mât pour éviter de succomber à l'irrésistible
chant des sirènes).
Les formules théoriques de l'analyse des «Soi mul-
tiples » sont nombreuses, comme le rappelle Elster dans
1' ouvrage collectif consacré à ce sujee 5 • Celle de Strauss,
d'inspiration meadienne 36 et phénoménologique, insiste

33. Thomas Schelling, « Self-Command in Practice, in Policy


and in a Theory of Rational Choice », American Economie Review,
1984, 74(2), p. 1-11.
34. Jon Elster, Ulysses and the Sirens, Cambridge et Paris,
Cambridge University Press et Éditions de la MSH, 1979.
35. Jon Elster (dir.), The Multiple Self, Cambridge, Cambridge
University Press, 1985.
36. Anselm Strauss, « Introduction », art. cité.

80
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

d'abord sur la distance à soi introduite par la dyna-


mique processuelle de 1' action, par la temporalisation
de la prise réflexive sur soi. L'analyse par Goffman
de la multiplicité des soi insiste, quant à elle, sur le
contexte d'interdépendance stratégique : c'est l'objet de
sa conception critique du rôle social, enjeu central du
débat entre approches fonctionnalistes et interactionnistes.
Si, pour les premières, les rôles sont des systèmes de
contraintes normatives auxquelles les acteurs doivent se
plier, et de droits associés à ces contraintes, la distance
de 1'acteur au rôle est, pour les secondes, la marque de
la prise réflexive sur l'action et permet d'introduire une
capacité de jeu, de négociation, de manœuvre, qui établit
le contrôle sur la situation d'action. Goffman écrit, par
exemple, dans Encounters :

«Il est courant, en sociologie, d'étudier l'individu en


termes de conception que lui et les autres ont de lui, et de
montrer que ces conceptions lui sont rendues disponibles
à travers le rôle qu'il joue. Ici, le foyer du rôle est réduit
au système d'activité en situation. [ ... ] L'individu doit être
considéré comme quelqu'un qui organise son comportement
expressif dans la situation selon des rôles d'activité située,
mais qui ce faisant, utilise tous les moyens disponibles pour
introduire une marge de liberté et de manœuvrabilité, de
désidentification marquée (pointed) entre lui-même et le
soi virtuellement disponible pour lui dans la situation. [ ... ]
L'individu n'embrasse pas le rôle situé qu'il trouve à sa
disposition tout en tenant en suspens tous ses autres soi. Le
système d'activité située fournit une arène pour la conduite
et c'est dans cette arène que l'individu constamment change,
tourne, se tortille, et ce tout en admettant de se laisser porter
tout au long par la définition contrôlante de la situation.
L'image de l'individu qui émerge est celle d'un jongleur, de
quelqu'un qui s'adapte, synthétise et concilie, qui remplit une
fonction tout en étant apparemment engagé dans une autre.

81
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Mais je soutiens aussi que ces diverses exigences d 'iden-


tification ne sont pas créées par l'individu, mais qu'elles
sont tirées de ce que la société alloue à l'individu. Il se
libère d'un groupe, non pour être libre, mais parce qu'il y
en a un autre en prise sur lui. Tout en participant active-
ment à un système d'activité, il est cependant obligé aussi
de s'engager dans d'autres affaires, dans d'autres relations,
dans des systèmes d'activité multi-orientés, en acceptant des
normes de conduite qui recoupent beaucoup de systèmes
particuliers d' activité 37 • »

Il s'agit de savoir ce qu'il advient de l'acteur et de


son unité quand sont différenciées et mises en rapport
les différentes situations d'action dans lesquelles il est
engagé. La réponse des modèles déterministes structuro-
fonctionnalistes ou structuralistes réside dans la déter-
mination de conditions préalables à 1' effectuation et la
coordination des actions - adhésion partagée à des valeurs,
soumission non négociable à des contraintes d'action-
ou dans l'hypothèse, beaucoup plus coûteuse et difficile
à spécifier rigoureusement, d'affinités structurales entre
le champ d'action et la distribution des caractéristiques
des acteurs, qui sont le produit des états antérieurs de
la société.
Dans les modèles interactionnistes, l'acteur, pour
conserver une capacité d'action, doit, face à la multiplicité
des situations d'action, disposer d'un pouvoir réflexif
d'ajustement. Chaque fois que la situation d'action est
imparfaitement déterminée, non routinière, ambiguë, ou,
en d'autres termes, chaque fois que les interdépendances
stratégiques entre acteurs peuvent être exploitées en
raison de la faible codification des situations, il doit
pouvoir se mettre en quelque sorte à distance de soi

37. Erving Goffman, Encounters, op. cil., p. 117 sq.

82
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

et des rôles disponibles, pour conserver une capacité


de manœuvre. C'est la condition même de 1' efficacité de
l'action en situation d'interaction, et c'est ce qui vaut aux
procédures de coordination des actions leurs propriétés
dynamiques, hors d'une simple dépendance à 1'égard des
seules caractéristiques des acteurs considérés isolément.

Un bilan intermédiaire

Établissons un bref bilan en ce point du parcours. Les


théories sociologiques qui rendent raison de l'action par
une causalité déterministe de l'intériorisation des valeurs
et normes, des formes de socialisation ou des homologies
entre variables d'action et structures d'interaction, diffé-
rencient les acteurs et les situations par le passé activement
déterminant, sédimenté et réactivé, qu'ils renferment.
Mais la substance historique de 1'action est réduite à
un temps stationnaire, qui actualise essentiellement des
situations prévisibles. Dans des modèles comme ceux de
Durkheim ou de Parsons, valeurs et normes intériorisées
assurent ou doivent assurer la coordination des actions
individuelles et bomer l'expression des différences indi-
viduelles. C'est en contenant, en limitant l'expression
de ces différences, rendue toujours plus pressante par
1' évolution des sociétés, que la totalité sociale trouve un
équilibre hors du conflit entre classes. Dans les sociologies
déterministes du conflit, la différenciation est le moteur
des luttes mais un moteur immobile, dans un monde voué
à se reproduire, aux accidents et aléas du système près.
L'action des variables de différenciation, qui entretient
les luttes de classe, a pour propriété d'engendrer la sta-
bilité des écarts de situation individuelle, en raison de
la méconnaissance par les acteurs (notamment par ceux
qui sont les moins bien dotés) des équations sociales

83
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pnm1t1ves de la différenciation des conditions. Ceci


signifie que le temps n'apprend rien de substantiel aux
individus hors du jeu d'une mécanique des forces qui
ne fait intervenir que des acteurs collectifs, et que les
situations d'action sont une fois pour toutes ordonnées
à une physique sociale d'inspiration newtonienne. La
différenciation des acteurs, opérée en termes identiques
aux différents niveaux d'agrégation (individus, groupes,
fractions, classes) produit un double résultat. Alors que
les déséquilibres du système social doivent fournir à
une science sociale critique le principe volontariste
d'une eschatologie - la dynamique de la lutte contre
les forces de déséquilibre et d'inégalité désignant un
horizon d'action collective libératrice-, la physique de
la conservation des forces suggère que la réallocation
des pouvoirs se heurte aux propriétés structurales du
système, qui perpétue son ordre au-delà des changements
locaux qu'apportent la mobilité intergénérationnelle et
les modifications exogènes (découvertes scientifiques,
révolutions techniques, aléas naturels). C'est notamment
parce que les interdépendances entre les acteurs sont
absorbées dans la structure d'une lutte mettant aux prises
des ensembles (classes, fractions de classes) en qui sont
cristallisées les différences individuelles.
L'aisance du raisonnement déterministe et sa séduction
tiennent à trois motifs. Le pouvoir du langage causal des
variables opère souvent hors d'une modélisation explicite
fixant les conditions de vérification des hypothèses et les
limites de l'explication : au lecteur de rechercher quelle
est la part de la variance expliquée. La conception très
épurée, sinon évidée, de 1' environnement de 1' action
impose de se situer à un niveau macrosociologique ou
d'apparier les environnements par des lois de transforma-
tion simples comme l'homologie de structure pour relier
directement les faits aux variables. L'homogénéisation

84
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

du comportement soumis à la détermination causale fixe


l'identité de l'individu (capacités, préférences, caracté-
ristiques personnelles) à partir des conditions de socia-
lisation et des dotations initiales. Cette identité demeure
stable, aux aléas près, dans les différentes espaces (privé,
éducatif, économique, culturel ... ) où se dévide le fil de
1'histoire individuelle.
Les théories interactionnistes déploient les différences
interindividuelles essentiellement dans le temps : 1'indi-
vidu est pour lui-même une synthèse de différents soi
temporalisés ; la dynamique de 1'action dans les situations
d'interaction a pour ressort les interdépendances des
acteurs, c'est-à-dire les procédures de coordination entre
agents définis par leur altérité ; les situations d'action
sont différenciées selon le degré auquel elles sollicitent
des comportements (perceptions, évaluations, décisions)
plus ou moins conventionnels ; les formes d'arrange-
ment et de coordination ont une stabilité qui se révèle
coûteuse (selon un calcul de coût d'opportunité) dans
un environnement évolutif. La socialisation initiale des
acteurs ne surplombe pas 1' ensemble de leurs décisions.
Le temps, pourvu qu'il ne soit pas le temps station-
naire des situations routinières ou rituelles, est facteur
d'apprentissage, puisque l'information requise pour agir
n'est pas contenue dans l'état initial du système, mais
tirée de l'observation et de l'analyse des situations et
de l'évaluation réflexive de la conduite de l'action. Les
individus agissent les uns sur les autres, se coordonnent
les uns avec les autres parce que chacun agit sur soi-
même. Les différences interindividuelles ne sont pas
conçues comme des arguments de la lutte intégralement
transposables à chaque contexte, parce qu'elles ne se
résument pas aux différences de dotations initiales. Elles
engendrent la dynamique des interactions parce qu'elles
apprennent à l'individu à évaluer les cours possibles de

85
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' action en fonction des rétrospections et des anticipations


qu'il forme sur les réactions d'autrui. L'apprentissage
sur soi est coordonné à 1' apprentissage sur autrui.
Le caractère antidéterministe des théories interaction-
nistes conduit-il à ignorer le poids des déterminants qui
structurent le contexte de 1'action ? La réalité de 1' oppo-
sition avec les modèles déterministes est particulièrement
visible dans les recherches sur les organisations. Comme
prennent soin de le souligner, dans des termes différents
mais apparentés, Anselm Strauss dans ses travaux sur la
négociation38 , et Michel Crozier et Erhard Friedberg dans
leur sociologie des organisations39 , la posture antidéter-
ministe ne porte pas sur 1' identification de contraintes
pesant sur 1' action et les interactions, ni sur le caractère
structuré des contextes d'interaction.
La structure d'une interaction stratégique comporte
des règles organisationnelles, une fonction de compor-
tement individuel - la sélection par chaque acteur ou
groupe d'acteurs d'objectifs en fonction des ressources
dont il dispose et des contraintes que lui impose le
système d'action- et une dynamique de jeu fondée sur
l'interdépendance de comportements intentionnels. La
dynamique de jeu existe dès que le pouvoir tel qu'il
est réparti entre les acteurs ne se résume pas à la dota-
tion initiale de chacun en ressources, ni aux conditions
d'engagements de ces ressources telles que les prescrit
le système de règles. Le pouvoir d'agir est par nature
relationnel, et s'alimente à l'incertitude comme à un res-
sort du jeu relationnel- contrôle de zones d'incertitude

38. Anselm Strauss, La Trame de la négociation. Sociologie


qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle
Baszanger, Paris, L'Harmattan, 2002.
39. Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'Acteur et le Système,
Paris, Le Seuil, 1977.

86
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

relevant du comportement individuel, aléas exogènes,


incertitude stratégique liée à l'imparfaite prévisibilité
du comportement d'autrui. Une situation purement rou-
tinière et parfaitement anticipable forme une limite, où
seraient cumulées des propriétés de régularité et de
stabilité du cours du monde (pas d'aléas exogènes), une
programmation totalement contraignante et parfaitement
contrôlable du comportement des individus (pas de choix
ni de réflexivité de l'action), et une organisation des
relations interindividuelles dépourvue de toute marge
d'incertitude (pas d'opacité limitant l'observation d'autrui
et le déchiffrement évaluatif de son comportement). Il
suffit d'abaisser d'au moins un degré la probabilité de
réalisation de telles conditions pour engendrer un jeu
dynamique, avec ses asymétries, ses incomplétudes et ses
incertitudes : la définition de matrices des gains et des
pertes et la typification des acteurs selon les ressources et
les préférences qu'ils engagent dans la situation cadrent
alors le jeu, mais dans un espace probabilisé.
Une autre manière de décrire les choses réside, comme
le propose Jon Elster40 , dans l'hypothèse que le comporte-
ment individuel résulte d'un double filtrage : à un premier
niveau, les contraintes structurelles sur lesquelles 1'acteur
n'a pas de contrôle limitent ses possibilités d'action à un
ensemble d'initiatives réalisables. À un second niveau,
une sélection est opérée dans cet ensemble par l'appli-
cation d'une fonction de choix. Une analyse mécaniste
ne prend en compte que le premier filtrage où tout le
possible est d'emblée réduit à un seul élément néces-
sairement sélectionné hors de tout processus conscient

40. Jon Elster, Ulysses and the Sirens, op. cit., cité par Philippe
Van Parijs, Le Modèle économique et ses rivaux, Genève, Paris, Droz,
1990, dans sa discussion de 1'opposition entre modèles déterministes
et modèles intentionnalistes.

87
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de délibération, par enclenchement d'un automatisme.


Une analyse de l'action peut apparaître antimécaniste si
elle admet les deux niveaux, mais sera déterministe en
stipulant aussi que 1' espace des possibles est structuré
de telle sorte que le « choix » s'exerce selon un principe
de sélection entièrement prévisible, stable et contraignant
(et méconnu comme tel) qui se déduit de paramètres
comportementaux fixés initialement - la contrainte com-
portementale recevant divers noms dans les théories
déterministes, disposition, sens pratique, connaissance
tacite, guidage préréflexif. Une analyse intentionnelle
postulera qu'au second niveau, un processus de choix
résulte d'une délibération orientée vers la maximisation
d'une satisfaction ou d'un gain.
La posture antidéterministe des modèles interaction-
nistes a une dimension manifestement longitudinale. Il
s'agit de récuser une relation causale spécifiée a priori et
supposée constante entre le pouvoir d'agir et les ressources
cognitives telles qu'elles auraient été initialement capita-
lisées puis engagées, par protocole d'application particu-
larisante, dans le déchiffrement de la situation d'action.
C'est ici que la transformation de l'acteur opère via
l'accumulation d'expériences sélectivement mémorisées41 •

41. La théorie pragmatiste de 1' action de George Herbert Mead


(The Philosophy of the Act, op. cit.) fournissait déjà les bases d'une
telle conception, en récusant explicitement une temporalisation exclu-
sivement continuiste de l'action : c'est la composition, en chaque
moment présent, de la continuité dans la succession des événements
et de la discontinuité du présent avec ce qu'il apporte de nouveau,
qui, selon Mead, rend possibles et l'expérience même de la continuité
temporelle et la saisie de la nouveauté d'une situation présente. La
continuité n'est dès lors pas donnée simplement à l'acteur, mais
devient le produit d'une reconstruction par laquelle 1' acteur réaligne
ses expériences dans une totalité intelligible, alors qu'il est confronté
aux éléments de discontinuité que font apparaître des expériences

88
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Si l'acteur ne disposait pour agir que d'un répertoire de


représentations et d'un équipement cognitif de catégories
de déchiffrement et d'interprétation des situations dont le
contenu et la forme sont établis dès les expériences les
plus prégnantes de la socialisation, et dont la puissance
est en particulier une fonction directe de 1' étendue des
compétences linguistiques, 1'affaire serait jouée à l' ori-
gine. Parmi les conditions initiales servant à qualifier le
déroulement de toute séquence d'action figurerait alors un
paramètre du potentiel cognitif et des compétences géné-
riques de l'individu, dont l'index premier serait langagier.
Toutes les recherches sur la dynamique d'acquisition des
compétences font apparaître des relations plus complexes
et évolutives entre les savoirs et savoir-faire de 1'acteur
et les potentiels d'apprentissage contenus dans les inter-
actions avec ses différents environnements.
Mais le butoir de toute analyse interactionniste tient
assurément aux paramètres de la différenciation des
acteurs. Celle-ci n'est pas telle qu'aucun cadre commun
de définition et de perception de la situation ne saurait
être établi, qu'aucune transaction ni négociation inter-
individuelle crédible ne saurait se tenir ni se répéter, où
chacun perçoit une chance de gains, qu'aucune négocia-
tion, aucune coopération mutuellement avantageuse ne
serait à portée d'interaction. D'où les deux fondements
habituels de la dynamique d'interaction.

inattendues. Une telle conception n'aurait évidemment pas de sens


si le présent d'une situation d'action et d'interaction ne recelait pas
d'éléments émergents, nouveaux, auxquels l'acteur doit réagir et
s'ajuster : en d'autres termes, c'est la nouveauté émergente d'une
situation qui appelle le réalignement des passés, leur traitement par
reconstruction symbolique, pour que puisse être comprise la nouvelle
situation, pour que soient formulées des hypothèses et que soient
opérés des anticipations et des choix d'objectifs dans le futur.

89
LE TRAVAIL CRÉATEUR

D'une part, sans une composition minimale des vecteurs


respectifs de la similarité et de la diversité des arguments
du comportement individuel, aucun rapport intersubjectif
ni aucune forme de réciprocité des points de vue n'est
possible. La diversité interindividuelle, outre qu'elle
ressortit au réalisme le plus élémentaire, est ce qui fait
qu'il y a échange et substance dans l'interaction, et les
caractéristiques communes aux individus établissent la
possibilité de l'intercompréhension. L'une des désigna-
tions habituelles du socle commun est l'imputation de
rationalité : remarquons ici que la forme de rationalité
qui est prêtée aux acteurs, et qui suscite tant de critiques
dévastatrices contre 1' irréalisme des modèles prêtant à
l'acteur les capacités calculatrices du modélisateur, se
résume le plus souvent à l'attribution à l'acteur d'une
conscience réflexive (connaître ses raisons d'agir, ou,
au minimum, les connaître graduellement, par une cla-
rification qui advient dans le cours des interactions),
de la complétude et de la transitivité de ses relations de
préférence, et d'une conduite optimisatrice, au sens où
l'individu cherche à opérer le choix qui lui est le plus
profitable, avec une constance dont il lui sera coûteux
de se départir. C'est le prix à payer pour éviter les
explications ad hoc. Ce n'est que par surcharge modé-
lisatrice que l'individu est doté, comme en économie
de la concurrence parfaite, d'une part, d'une capacité de
traitement d'emblée idéalement puissante lui ouvrant la
voie de 1'optimisation sans faille, celle que définit un
modèle, et, d'autre part, d'une information parfaite sur
la situation lui permettant d'appliquer d'emblée, et sans
défaut, sa puissance cognitive.
D'autre part, sans la stabilisation des acquis issus
des interactions répétées (habituelles ou de récurrence
minimale pour faire saillance), il n'y aurait nulle culture
commune, nul capital de solutions éprouvées, de routines

90
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

conventionnelles dispensant les acteurs de réélaborer


continûment les procédures de leurs échanges. L'inter-
actionnisme de Blumer relu par Becker42 peut ainsi
déposer dans la notion de convention les propriétés
sémantiques de la culture de 1'anthropologue Robert
Redfield43 et celles de la coordination tacite dégagées par
le philosophe David Lewis44 et issues de la théorie des
jeux. Les règles émergeant dans les interactions répétées
assurent la coordination, sur la base de la recherche par
chacun (individu, groupe, coalition) d'une satisfaction de
ses intérêts, mais la contrainte qu'elles exercent n'est
jamais que celle d'une structure de limitation réciproque
des arbitraires, selon la formule d'Olgierd Kuty45 • C'est
en ce sens que le paradigme de l'interaction incorpore
la notion d'équilibre, comme recherche de solutions
optimales mutuellement compatibles.
Il est courant de déceler dans le paradigme inter-
actionniste une faiblesse symétrique et inverse de celle
qui affecte le déterminisme de la causalité propulsive :
une sous-socialisation de 1'acteur et une sous-élaboration
des dimensions collectives de l'agir, faisant face à la
sursocialisation de 1'acteur propulsé par son passé, qui est
celui d'une classe d'acteurs semblablement façonnés. Ce
diagnostic peut être formulé en d'autres termes : insister
sur les interactions conduit à doter les individus d'une
rationalité communicationnelle, via 1' intelligibilité inter-
subjective des comportements réciproquement déchiffrés

42. Howard Becker, Les Mondes de 1'art, op. cit.


43. Robert Redfield, «The Folk Society», American Journal of
Sociology, 1947, 52(4), p. 293-308.
44. David Lewis, Convention : A Philosophical Study, Cambridge,
Harvard University Press, 1969.
45. Olgierd Kuty, La Négociation des valeurs, Bruxelles, De Boeck,
1998.

91
LE TRAVAIL CRÉATEUR

- « sur la base de ce que je sais de la situation et de mes


choix les plus conformes à ce que je recherche, j'agis de
manière à informer autrui de mon intention d'agir en tel
sens et, simultanément de manière à 1' informer de mon
intention de lui donner par mes actes une information »
(sur ce dédoublement, voir le commentaire de Jean-
Pierre Dupuy46 ). Mais les différences interindividuelles
seront effacées si la relation intersubjective se ramène
en définitive à une introspection bien conduite : « si
j'étais à la place de Y, j'agirais ainsi. Sachant cela, il me
faut agir en supposant aussi que ce raisonnement que je
fais, Y peut aussi le faire, etc.». En termes temporels,
cette intersubjectivité, indique Charles Sanders Peirce
(cité par Vincent Descombes 47), équivaut à une relation
entre un soi présent et un soi à venir, dans une conduite
essentiellement dialogique de la pensée : 1' altérité dans
le rapport intersubjectif est analytiquement réduite à un
rapport intentionnel de soi à un état futur déterminable
de soi, sur la base d'un déchiffrement, identiquement
praticable par chaque acteur, de la situation et de ses
états antérieurs. Nous retrouvons ici le résultat de ce
qu'est l'analyse husserlienne de la constitution d'autrui
via le flux temporel de la présence à soi. Mais autrui
n'est pas constitué comme différent de soi ni le temps
comme un flux d'écoulement irréversible si l'inter-
subjectivité relève simplement de ce dialogue intérieur,
ou, ce qui revient au même, d'une spécularité parfaite,
celle de la parfaite interchangeabilité des points de vue,
celle de la connaissance commune postulée en théorie

46. Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales, op. cit.,


p. 75-76.
47. Charles Sanders Peirce, Collected Papers, Cambridge (Mass.),
Belknap Press, 1933, tome 4, § 6, cité in Vincent Descombes, Les
Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 295.

92
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

des jeux. Dupuy48 montre bien que sans 1'introduction


d'une dose même infime d'imperfection de l'information
disponible à chacun sur le jeu et sur autrui, donc sans
une certaine opacité de la situation, rien de réel n'est
pensable, ni un individu dans sa différenciation d'avec
autrui, ni le collectif en tant que force extérieure et
référence contraignante et stabilisatrice des échanges
interindividuels, ni la dynamique temporelle qui fait
de la réflexivité de l'acteur non pas une simple mobi-
lité introspective, mais un processus évolutif assorti à
la prise que cherche l'acteur sur la situation d'action.
Paramétrer les différences interindividuelles par la déten-
tion d'informations différentes (sur soi, sur autrui, sur
les règles et le passé du jeu situationnel) n'est qu'une
désignation générique de ce qui déterminera les acteurs
à apprendre à se connaître, séquentiellement, dans le
cours, coopératif ou conflictuel, de l'interaction.

Les acteurs et le temps en économie

Procédons à un exercice symétrique pour évaluer com-


ment l'analyse économique conçoit les acteurs et le temps.
Quelques précisions liminaires simples peuvent fournir
un premier cadrage à la comparaison avec l'approche
sociologique.

L'axiomatique de la théorie néoclassique


et le déterminisme en économie

Une série de principes théoriques ou de concepts


recteurs forment 1'armature de la théorie économique

48. Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales, op. cit.

93
LE TRAVAIL CRÉATEUR

néoclassique, c'est-à-dire de la famille de modèles qui


est la plus influente et la plus puissante mathématique-
ment dans la recherche économique. Nous ne pouvons
pas ignorer, en évoquant «la» théorie néoclassique, ce
qu'une telle généralisation a d'indigent, eu égard à la
multiplicité des courants théoriques qui, sur tous les points
évoqués, peuvent discuter la doctrine ainsi évoquée. Mais
l'une des évidences majeures de la comparaison entre
sociologie et économie est bien le degré beaucoup plus
élevé d'homogénéité paradigmatique de l'économie, ce
qui rn' autorise à rappeler schématiquement les points
d'ancrage de la famille des théories néoclassiques.
La théorie néoclassique est une théorie de 1' équi-
libre, ce qui permet d'assurer la compatibilité entre les
diverses actions intentionnelles d'un même agent, sous
des contraintes données, et surtout entre les actions
des divers agents, la première hypothèse pouvant se
réclamer d'un certain réalisme dans la représentation
du comportement individuel alors que la seconde est
une nécessité mathématique, qui permet de définir un
système de relations entre les valeurs prises par les
grandeurs considérées. L'un des intérêts majeurs du
concept d'équilibre est de permettre la construction de
modèles candidats à une capacité prédictive. L'outillage
conceptuel des sociologues ne contient aucun postulat
aussi radicalement simple, puisqu'en sociologie, l'indivi-
dualisme méthodologique et le postulat de la rationalité
de l'acteur, essentiels à l'économiste pour rendre opé-
ratoire le concept d'équilibre, sont très loin d'être aussi
largement acceptés comme des pièces cardinales d'une
axiomatique prédominante.
Solidairement, la théorie néoclassique recherche des
solutions mathématiques au problème de l'agrégation
des comportements d'agents élémentaires pour passer
sans biais de la diversité à la synthèse intégratrice. La

94
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

solution est d'autant meilleure que les conditions quant à


1'hétérogénéité des comportements et des environnements
des acteurs sont plus restrictives. La sociologie construit
des concepts intermédiaires pour capter 1'hétérogénéité
interindividuelle et accorde à la logique des situations
d'action un poids plus grand dans l'analyse des hétéro-
généités composées qui distinguent des acteurs ou des
ensembles d'acteurs selon le contexte de 1'action.
De même, 1'analyse économique, à des fins de modé-
lisation, opère généralement par une décontextualisa-
tion beaucoup plus poussée que 1'analyse sociologique.
L'environnement des phénomènes étudiés est schématisé,
par réduction des coordonnées spatio-temporelles et des
dimensions qualitatives, et traité comme un élément
exogène. D'où la fréquence des modèles raisonnant sur
deux biens, deux agents, deux périodes ou, au contraire,
sur une infinité d'agents et de périodes. Si le coût de la
réduction schématisante apparaît trop élevé, la construc-
tion de modèles à validité locale rencontre, comme en
sociologie, des problèmes de synthèse ou des limites de
complexité dans le traitement mathématique des pro-
blèmes si 1' on superpose les facteurs d'hétérogénéité
interindividuelle, responsable des asymétries d'informa-
tions, et intertemporelle, associée à un contexte d'action
et de décision dynamique et aléatoire.
Plus généralement, le partage entre éléments endo-
gènes et éléments exogènes des systèmes étudiés dis-
tingue fortement 1' économie de la sociologie. Sont traités
comme exogènes par le modèle économique d'équilibre
général les dotations initiales des agents, les structures
de propriété (parts des entreprises détenues par les
agents), les technologies mises en œuvre, les préférences
des consommateurs (notamment en matière de travail
rémunéré et de loisir) et l'information dont dispose les
agents. Sont considérés comme variables endogènes

95
LE TRAVAIL CRÉATEUR

les prix, les quantités échangées et les revenus. Si


1' on s'en tient aux seules dimensions psychologiques,
sociales et culturelles du comportement, les préférences
et les représentations des agents sont traitées comme
exogènes par 1' économiste et comme endogènes par
le sociologue. L' endogénéisation, qui accompagne une
extension de 1' approche économique à des domaines
nouveaux (par exemple famille, organisation) pose des
problèmes de modélisation de 1'hétérogénéité des com-
portements (par exemple maximisation optimisatrice
ou non) et d'écart par rapport au schéma théorique
d'équilibre concurrentiel.
La partition exogène-endogène retentit sur la concep-
tion de 1' action individuelle et de la coordination des
actions puisque dans le modèle de base, il ne peut y
avoir d'incertitude qu'exogène, résultant d'aléas des états
du monde qui affectent les variables fondamentales de
1' économie et dont les chances de survenir peuvent être
prises en compte par un calcul de probabilités. Mais
cette incertitude exogène affecte identiquement tous les
agents et n'engendre pas de différences d'information
entre eux. Il en va tout autrement si 1' on considère
que les agents sont en interaction, que les décisions de
chacun affectent celles des autres et qu'en cherchant à
optimiser ses propres choix et décisions, chaque agent
doit chercher à prévoir les actions des autres participants
et anticiper les prévisions d'autrui quant à ses propres
prévisions, etc. Il en résulte une incertitude endogène
sur le comportement d'autrui. Le lien entre incertitude
exogène et incertitude endogène se fera notamment via
les croyances des individus quant à la probabilité pour
un événement aléatoire (affectant 1' état du monde) de
survenir : c'est l'exemple subtil et contre-intuitif des
modèles d'équilibre avec taches solaires de David Cass et

96
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Karl Shell49 et de Cos tas Azariadis et Roger Guesnerie 50 ,


où un événement d'importance apparemment négligeable
pour le fonctionnement de 1' économie en arrive à être
causalement influent, si les croyances quant à son effet
sur le comportement de la nature ou des individus dif-
fèrent entre les agents et deviennent interdépendantes.
Enfin, la pierre angulaire de 1' axiomatique du com-
portement individuel est le postulat de la rationalité du
comportement de 1' acteur, même si les économistes
en débattent abondamment, et depuis longtemps, pour
1' amender ou 1' enrichir. Le postulat de rationalité est
entendu non pas tant comme une vérité anthropologique,
mais comme un élément d'une axiomatique. Et si ce
postulat n'a pas la même position centrale en sociologie,
c'est notamment parce qu'il ne peut pas y apparaître
comme un dispositif logique : en faire la cible favorite
de la critique de 1'économie, comme chez ceux des
sociologues qui combattent le plus vigoureusement l'indi-
vidualisme méthodologique, avec lequel ils 1'assimilent,
c'est désolidariser 1'opérateur logique du système dont
il tire sa signification.
Exprimons en termes simples le postulat de rationalité :
les individus ont des préférences et des motifs d'agir
(désirs, besoins), ils les connaissent parfaitement, ils
cherchent à les satisfaire intelligemment sous la contrainte
de leur budget, ils connaissent absolument la consé-
quence de leurs actes une fois ceux-ci accomplis, et
ils accomplissent dès lors ces actes à la lumière des
conséquences qu'ils anticipent. Plus encore que l'idée
d'une parfaite exploitation de l'information ou de la

49. David Cass, Karl Shell, «Do sunspots matter?», Journal of


Political Economy, 1983, 91(2), p. 193-227.
50. Costas Azariadis, Roger Guesnerie, « Sunspots and cycles »,
Review of Economie Studies, 1986, 53(5), p. 725-738.

97
LE TRAVAIL CRÉATEUR

connaissance existantes, la rationalité de 1' économiste a


pour pilier le principe de maximisation : la rationalité
ne produit tous ses effets qu'à condition que chacun
suive exclusivement son intérêt et maximise sa fonction
d'utilité (consommateur) ou ses profits (producteur), que
tous fassent de même et que chacun sache bien que tous
font de même.
Sous ces conditions, l'interdépendance des actions
individuelles converge vers l'équilibre par le jeu des
transactions entre offreurs et demandeurs, celles-ci devant
rester sans influence sur le comportement individuel. Car
les échanges sont instantanés et sans coût, et se font sur
la base de connaissances parfaitement accessibles à tous
les agents sur les prix et les quantités disponibles des
biens et des services. La simplicité du comportement
des agents est extrême, leurs besoins et leurs actions
ne sont mutuellement compatibles que parce que tous
n'ont à agir qu'indépendamment les uns des autres. Si
ce sont les prix qui contiennent et qui convoient toute
1' information nécessaire aux échanges, les échangistes
n'ont rien à apprendre ni des situations d'échange ni
d'autrui. Il leur suffit d'optimiser, l'ajustement des prix
se chargeant de coordonner les décisions individuelles.
Il existe évidemment une tension logique dans 1' ana-
lyse, tension qui avait suscité la fiction walrasienne du
commissaire-priseur ou de l'agent planificateur51 • Com-
ment se forment des prix à partir desquels se coordonnent
des décisions qui ont pour vertu d'engendrer des prix
d'équilibre? Le prix est simultanément et contradic-
toirement une donnée pour les agents, puisque ceux-ci
sont « price-takers », et une variable pour l'économie,
chacun observant des prix qu'il contribue à déterminer

51. Leon Walras, Éléments d'économie politique pure, Paris,


LGDJ, 1952 [1874].

98
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

par son action. Comment donc coordonner des actions


dont l'influence doit être et rester individuellement négli-
geable, sans concertation entre agents ? La réponse du
modèle d'équilibre général est qu'il existe un ensemble
de prix des facteurs de production et de prix des produits
tel que si les firmes et les consommateurs se livraient
à des optimisations simultanées sur la base de ces prix,
la production et les achats de biens qui en résulteraient
fourniraient ces mêmes prix. Elle désigne deux des
conditions essentielles sous lesquelles peut être réalisé
un monde de concurrence parfaite, et qui intéressent
directement mon propos : les différences interindividuelles
sont négligeables si elles sont inopérantes ; le modèle
de base se meut dans un temps strictement logique, et
ne peut être « chronologique » que par une fiction qui
contracte le temps d'effectuation des transactions dans
la fiction de l'instantanéité, de la simultanéité et de la
prévisibilité parfaites.

La négligeabilité des différences interindividuelles


dans un monde de concurrence parfaite

Pour aboutir à une modélisation strictement détermi-


niste, la théorie de l'équilibre général d' Arrow-Debreu52
doit spécifier comme suit les caractéristiques et les com-
portements individuels.
Le traitement des variables de différenciation indivi-
duelle (goûts, dotations initiales, structure des droits de
propriété sur les entreprises) comme variables exogènes

52. Kenneth Arrow, Gérard Debreu, «Existence of an Equilibrium


for a Competitive Economy », Econometrica, 1954, 22, p. 265-290 ;
Kenneth Arrow, Frank Hahn, General Competitive Analysis, San
Francisco, Holden-Day, 1971.

99
LE TRAVAIL CRÉATEUR

autorise, d'une part, le recours à la fiction méthodologique


de l'agent unique représentatif, et permet, d'autre part,
de maintenir l'hypothèse d'une indépendance des déter-
minants des comportements individuels par rapport aux
contextes et aux règles de confrontation interindividuelle
sur le marché des transactions.
Le modèle n'émet, en d'autres termes, aucune restric-
tion sur les différences interindividuelles caractérisant les
agents avant leur confrontation sur le marché, mais ne fait
jouer aucun rôle à ces différences : il est indifférent que
les agents soient tous dotés différemment ou identique-
ment, le ressort de 1' économie est la détermination des
prix d'équilibre auxquels peuvent être égalisées offres et
demandes agrégées. L'axiomatique exige que les agents
effectuent leurs choix et leurs transactions isolément, et
qu'ils le fassent sans prendre en considération d'autres
informations que la connaissance de leurs propres pré-
férences, de leurs besoins et de leurs contraintes bud-
gétaires. Ce point est intéressant à détailler brièvement.
Les équilibres spécifiés par la théorie s'entendent à
environnement donné : les différences entre les indivi-
dus quant aux aptitudes, au capital humain détenu, à la
richesse financière définissent une répartition initiale du
revenu ou de l'utilité entre les membres d'une société,
et c'est cette répartition qui détermine la configuration
de la demande des consommateurs dans 1' économie ainsi
spécifiée. Si l'on fait varier la répartition initiale des
dotations, la demande de biens et de services variera
corrélativement et, avec elle, les prix et les quantités
d'équilibre varieront aussi. En théorie, il existera une
infinité possible d'allocations pareto-efficaces53 asso-
ciées aux différentes répartitions initiales, pourvu que

53. Une allocation est efficace au sens de Pareto s'il est impossible
d'accroître le bien-être de toutes les personnes concernées, impossible

100
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

les conditions de fonctionnement du marché soient celles


de la concurrence parfaite.
Comme on le sait bien, cette dernière clause est évi-
demment brutale puisqu'elle dissocie les considérations
d'efficacité de l'économie de celles de l'équité des répar-
titions. Le premier théorème fondamental du bien-être
en équilibre général se contente en effet de spécifier
des conditions quant au comportement des individus,
quelles que soient leurs dotations : il faut qu'ils agissent
en maximisateurs de leurs intérêts, isolément, et en
price-takers. Ce théorème ne classe pas selon leur degré
d'équité les différents équilibres pareto-optimaux asso-
ciés aux différentes répartitions initiales. Une discussion
détaillée des obstacles que rencontre la réalisation de
1'efficacité pareto-optimale revient généralement à exami-
ner la possibilité même d'une économie de concurrence
parfaite, hors de toute considération d'équité. Mais on
peut aussi rechercher si la modification de la répartition
initiale des dotations dans le sens d'une plus grande
équité interindividuelle est compatible avec 1' équilibre
concurrentiel. C'est le sens du second théorème fon-
damental du bien-être en économie concurrentielle :
si, conformément aux postulats de base de 1'économie
concurrentielle, les consommateurs et les producteurs
suivent individuellement leur intérêt et sont « preneurs
de prix», un équilibre pareto-optimal peut être atteint
moyennant une redistribution initiale de richesses entre
les individus et entre les firmes, à travers 1' impôt et les
transferts sociaux.
Le problème de savoir si l'introduction de considéra-
tions d'équité permet ou non de conserver au système ses
propriétés d'efficacité est un chapitre entier de la théorie

d'accroître le bien-être d'un individu sans diminuer celui d'un autre,


et si tous les gains d'échange ont été exploités.

101
LE TRAVAIL CRÉATEUR

économique dont l'ampleur et la complexité dépassent


le cadre de notre analyse. Notons cependant que pour
respecter au mieux le principe d'efficacité de l'équilibre
général, le système d'imposition généralement considéré
comme le plus approprié est 1'imposition forfaitaire, sur
laquelle l'individu n'a aucune prise, ce qui lui interdira
de modifier les caractéristiques sur lesquelles l'impôt est
assis (revenu, arbitrage travail/loisir, choix entre travail
salarié et travail non salarié, niveau d'épargne et de capi-
talisation) pour atténuer la charge fiscale. Le problème
est que cet impôt est identique pour tous, ou modulable
seulement selon des caractéristiques non manipulables
par le contribuable (âge, sexe) et qu'il conserve donc au
système une forte inéquité si la distribution initiale des
dotations est très inégalitaire. On dira qu'il s'agit d'un
instrument théorique, dont la fonction essentielle est de
fixer une norme à 1' aune de laquelle on évaluera les pertes
d'efficacité engendrées par les différents systèmes fiscaux
couramment pratiqués. Mais il est intéressant d'observer
que les mêmes conditions jouent ici encore : le trans-
fert forfaitaire se fera avant 1' ouverture des marchés et
avant 1' effectuati on des échanges produisant 1' équilibre,
ce qui maintiendra la partition entre variables exogènes
et endogènes du système. Le « malheur » des fiscalités
réelles, c'est qu'elles modifient de manière endogène le
comportement et la répartition des dotations, et détériorent
de ce fait le critère d'optimalité concurrentielle.
Si les différences individuelles peuvent s'exprimer dans
la réalisation de multiples allocations pareto-efficaces, il y
a pourtant une borne à la différenciation des agents dans
la modélisation d'une économie d'échange en équilibre
général. C'est celle que désigne un autre axiome essen-
tiel, celui de 1' atomicité des agents, ou plus exactement
celui de la taille de chaque agent individuel, qui doit
être suffisamment petite pour qu'aucun agent ne puisse

102
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

influencer les niveaux des prix qui équilibrent offre et


demande (ne puisse disposer d'un pouvoir de marché)
ni trouver un intérêt plus élevé à agir en coalition ou en
collusion avec autrui plutôt qu'à agir seul. La meilleure
approximation de cette condition est de supposer que le
nombre de participants de chaque côté du marché est
suffisamment grand, ce qui rend chaque individu suf-
fisamment négligeable pour que l'hypothèse d'identité
ou d'interchangeabilité des agents fournisse une bonne
approximation logico-mathématique.
L'argument mathématique de négligeabilité numérique
des agents ne récuse pas les différences, mais il les situe
sur un continuum. En d'autres termes, les agents sont
dotés d'un ensemble de caractéristiques individuelles dont
la détermination et la mesure permettent de qualifier des
différences interindividuelles. Mais une hypothèse distri-
butionnelle permet de sauver la modélisation en équilibre
général : les caractéristiques individuelles sont distribuées
de telle sorte que les agents sont suffisamment hétérogènes
entre eux pour différer de manière non arbitraire. Dans
ce cas, la mathématique du modèle permet de ramener
le comportement des agents dans 1' économie à la fiction
d'une économie se comportant comme l'individu qui
résume la distribution des caractéristiques de 1'ensemble
des agents. C'est la condition logique pour que la liberté
d'agir qu'exprime l'axiomatique individualiste de la ratio-
nalité maximisatrice s'accorde avec celle d'une égalité
suffisamment grande des dotations (ou d'une inégalité
suffisamment restreinte pour être négligeable au regard
de 1' ensemble du système) entre un nombre suffisam-
ment grand d'agents (firmes ou individus) pour que les
échanges ne soient pas déséquilibrés par le pouvoir de
marché de certains. Cette égalité mathématique constitue
évidemment une abstraction idéalisante, mais qu'il est
d'usage de tenir pour une approximation régulatrice. Elle

103
LE TRAVAIL CRÉATEUR

désigne tout simplement le fait que dans un système


déterministe, 1' individu est un opérateur logique et soit
n'a pas besoin d'être différencié, soit ne tire de sa dif-
férenciation aucune propriété efficiente (positivement ou
négativement) pour le fonctionnement du système. Gilles-
Gaston Oranger a souligné que ce traitement modélisateur
en concurrence parfaite revient à neutraliser 1' action, à
substituer le calcul à l'action :

«Les acteurs économiques sont ici réduits à n'être que


des éléments passifs dans un champ de force dont le carac-
tère unitaire découle d'hypothèses dès lors bien reconnues
(fluidité parfaite, information immédiate et complète, libre
entrée sur le marché, etc.) qui définissent le marché de la
concurrence parfaite. Tout ce qui subsiste du contenu intuitif
d'action, c'est la donnée d'une norme de maximisation de
l'utilité, qui semble limiter pour ainsi dire de l'intérieur la
complète hétéronomie des protagonistes. Mais il s'agit là,
qu'on ne s'y trompe pas, d'une apparence [ ... ]. Pour qu'il
y ait action au sens encore intuitif que nous donnons à ce
terme, il faudrait au moins qu'à une organisation du champ
des utilités se superposât une organisation du champ des
rapports entre sujets concurrents54 • »

Il est remarquable que ce résultat puisse se retrouver


dans des conceptions radicalement opposées d'une société
de concurrence. La sociologie structuro-constructiviste
différenciera les individus, ou les classes ou fractions
de classes d'individus, par la très forte inégalité de leurs
dotations initiales et concevra la société comme un champ
de luttes de concurrence pour la domination, comme
une arène dont la structure est globalement conservée
dans le temps par la puissance même des instruments

54. Gilles-Gaston Oranger, Essai d'une philosophie du style, Paris,


Armand Colin, 1968, p. 223.

104
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

de domination et par le mécanisme d'auto-entretien de


la concurrence - les mécanismes de celle-ci doivent être
méconnus pour garder leur efficacité dans les multiples
dimensions où la domination s'exerce simultanément.
L'équilibre, si on peut 1' appeler ainsi, est fondé sur
l'imperfection intrinsèque de cette concurrence, puisque
les différences de dotation initiale créent des écarts
déterminants qui se perpétuent dans les profils d'accu-
mulation et d'exploitation des capitaux économiques,
culturels et sociaux, même si les conditions individuelles
se modifient55 •
La théorie économique de 1'équilibre général définit
une société opposée - une société dans laquelle les
désirs et les actions de tous les individus sont mutuelle-
ment compatibles, sans meilleure alternative possible -
qui sera d'autant plus aisée à produire (à déduire) que
la différenciation des individus est négligeable : une
fois les conditions initiales fixées, 1'équilibre est atteint
moyennant un opérateur quelque peu mystérieux, la
détermination de prix d'équilibre dont on ne sait trop

55. Voir par exemple Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris,


Éditions de Minuit, 1979, p. 184-185: «Ce que la lutte de concurrence
éternise, ce n'est pas des conditions différentes, mais la différence
des conditions. [... ] L'écart structural et les frustrations corrélatives
sont au principe même de la reproduction par translation qui assure la
perpétuation de la structure des positions à travers la transformation
de la "nature" des conditions. [... ] Cette forme particulière de lutte
des classes qu'est la lutte de concurrence est celle que les membres
des classes dominées se laissent imposer lorsqu'ils acceptent les
enjeux que leur proposent les dominants, lutte intégratrice et, du fait
du handicap initial, reproductrice puisque ceux qui entrent dans cette
sorte de course poursuite où ils partent nécessairement battus, comme
en témoigne la constance des écarts, reconnaissent implicitement, par
le seul fait de concourir, la légitimité des buts poursuivis par ceux
qu'ils poursuivent.»

105
LE TRAVAIL CRÉATEUR

selon quel processus ils se forment, mais qui s'imposent


à tous comme donnés et dont on peut dire qu'ils assurent
la coordination et la pérennité du système sur la base
d'une méconnaissance des principes de leur formation.
L'opposition entre les deux mondes est tout simplement
celle d'un monde parfaitement déséquilibré et d'un monde
parfaitement équilibré, mais les principes logiques de
production théorique de ces deux sortes de sociétés sont
étrangement ressemblants.

La temporalité en équilibre général

Il faut en venir à 1' autre clé de voûte de 1' analyse,


la conception du temps. La coordination des actions
par le marché doit, dans le contexte d'une économie
concurrentielle en équilibre, conjuguer la perfection des
communications et la flexibilité parfaite des interactions.
D'où le privilège de l'immédiateté, de l'instantanéité
dans les relations d'échange et l'abolition de toute durée
dans celles-ci. Partons de la modélisation classique de
1' équilibre général dans un monde statique.
Les agents agissent tous simultanément, de manière à
éviter toute situation d'interdépendance dans les décisions.
Les ajustements à l'équilibre sont réputés se faire sans
délais : le système des prix réagit infiniment vite à un
déséquilibre du marché à tout moment. Les relations
interindividuelles nouées à l'occasion des échanges de
biens et services entre consommateurs et entre consom-
mateurs et producteurs n'ont pas d'épaisseur temporelle:
il importe, par hypothèse, qu'elles puissent se dénouer
immédiatement et parfaitement, c'est-à-dire sans qu'une
durée et une mémoire de la relation aient une valeur
propre. Dans le cas contraire, il y aurait, par exemple,
une situation d'inégalité entre l'agent a qui noue des

106
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

contacts d'échange récurrents avec le producteur x et


l'individu b qui a affaire à x une unique fois.
Dans un modèle statique, il y a une liste de biens
différents, et un marché et un prix pour chaque bien :
tous les marchés fonctionnent simultanément et se com-
pensent tous en équilibre général. Le modèle statique ou
atemporel a été étendu à une théorie de 1' équilibre général
intertemporel dont je rappelle brièvement les principes
essentiels 56 • Le temps est divisé en une série de dates. On
distingue les biens par leurs caractéristiques physiques
et par la date (et le lieu) de leur livraison : pour chaque
bien, il existera donc autant de marchés que de périodes
de livraison, un vendeur s'engageant par contrat à livrer
une unité d'un bien x à la date t. Les biens peuvent être
produits et consommés à différentes dates, mais tous les
échanges doivent s'effectuer à la date initiale, dans un
système complet de marchés à terme : les transactions
ont lieu pour toutes les périodes à venir.
Chaque agent considère le système des prix sur tous
ces marchés comme donné, a des préférences et des
contraintes définies sur l'ensemble des périodes: il établit
ses plans de consommation (de production) pour toutes
les périodes. L'équilibrage des offres et des demandes
doit s'établir pour tous les marchés présents et futurs
de tous les biens, et les transactions n'ont lieu qu'une
fois 1'équilibre atteint. L'équilibre général étant atteint
à la date initiale, la production et le négoce peuvent se
dérouler ensuite dans le temps du calendrier, mais la
coordination des décisions de tous les acteurs des trans-
actions aura été réalisée à une seule date et vaudra pour
tous les marchés futurs. Cette économie intertemporelle

56. Voir la présentation qui en est donnée dans François


Bourguignon, Pierre-André Chiappori et Patrick Rey, Théorie micro-
économique, Paris, Fayard, 1992, p. 322 sq.

107
LE TRAVAIL CRÉATEUR

n'est en somme qu'une démultiplication logique d'une


économie statique.
Dans un tel modèle, il n'y a aucune incertitude sur
le cours du monde, ce qui rend parfaite la prévision du
futur. On peut cependant introduire sans dommage l'incer-
titude dans le modèle. Si l'environnement se comporte
de manière aléatoire (environnement porteur de risque),
les agents associeront des probabilités objectives à tous
les états possibles de cet environnement ; si 1' environ-
nement évolue de manière incertaine, on n'associera que
des probabilités subjectives à tous les résultats possibles.
Dans tous les cas, 1' environnement est traité de manière
exogène, et en cas d'incertitude, les anticipations des
agents se réduisent à des distributions de probabilité
sur des variables : 1' essentiel est que les anticipations,
objectives ou subjectives, ne diffèrent pas radicalement.
Les résultats du modèle de base s'appliquent alors, et un
système de marchés contingents en équilibre s'établira.
L'incertitude par elle-même, du moins celle qui
concerne les états du monde, introduit donc assez peu de
chose fondamentalement neuves dans cette modélisation
du système économique. Les choses seraient différentes
si les agents avaient une information imparfaite sur 1' état
du monde et si cette imperfection n'était pas la même
pour tous : ayant des informations différentes, les indi-
vidus formeraient des croyances probabilistes différentes.
Et si tel était le cas, au lieu de ne se préoccuper que
d'eux-mêmes (de leurs préférences, de leurs plans de
consommation, des conséquences de leurs décisions),
les individus se mettraient à prendre à compte ce que
d'autres peuvent savoir à propos des états du monde.
L'asymétrie d'information romprait la condition d'indé-
pendance des comportements, ce que le modèle d'équi-
libre général présenté conjure en réduisant l'incertitude
exogène de manière identique pour tous. Mais la clarté

108
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

axiomatique imbattable du modèle se paie ainsi d'un


prix élevé, puisque la domestication de l'incertitude
sur le cours futur du monde est aussi peu triviale qu'il
est possible : il est difficile d'avaliser l'hypothèse de
l'existence d'un système complet de marchés à terme,
ou celle, corrélative, de 1'existence d'un système complet
de marchés d'assurance destinés à garantir les agents
contre 1'ensemble des incertitudes imaginables.

Du temps logique au temps historique :


équilibre temporaire et économie séquentielle

Au lieu de faire du temps un continuum, une grandeur


négligeable puisqu'elle peut être parfaitement contractée
dans une programmation initiale des marchés, des trans-
actions et des réalisations d'équilibre, décomposons le
temps en périodes : différencions le temps. L'opération
a trois faces, trois déploiements coordonnés.
D'une part, le temps doit être infini ou indéfini : car
c'est 1'infini ou au moins 1' indétermination de la fin qui
fournissent la meilleure approximation de l'incertitude
dans un cadre déterministe. Si l'horizon est fini, il est
toujours possible de se mouvoir dans le milieu temporel
en avant et en arrière, et de procéder par récurrence
amont pour imposer au présent des conditions fixées
par la considération du terme ultime et des périodes qui,
de proche en proche, précèdent la fin et font remonter
jusqu'au présent. La réduction à la finitude dans le modèle
d'équilibre général intertemporel Arrow-Debreu était
à vrai dire aussi une contrainte mathématique destinée à
surmonter les complications imposées par l'allongement
infini de 1'horizon temporel.
D'autre part, la différenciation du temps suppose
d'affaiblir le privilège du long terme cher à la macroécono-

109
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mie. Comme l'indique Edmond Malinvaud57 , le temps


du long terme rend « assez satisfaisante » 1'hypothèse
de prévision parfaite de l'évolution future d'un système
de prix, car «les agents ont le temps d'adapter leurs
prévisions aux évolutions qu'ils constatent, évolutions
dont par ailleurs on peut supposer qu'elles sont lentes et
régulières ». La flexibilité des prix est en quelque sorte
due à un lissage des modifications imprimées par des
tendances régulières que les agents peuvent anticiper. À
l'inverse, la macroéconomie du court terme étudie des
phénomènes conjoncturels : des rigidités de prix et de
salaires apparaissent, liées à des déséquilibres de marché,
et plus généralement, à toutes sortes de déviations par
rapport à la loi d'égalisation de l'offre et de la demande.
C'est dans le monde du court terme que le macro-
économiste observe le chômage, les délais de livraison
des biens, les rigidités transactionnelles dues, par exemple,
aux avantages mutuels à maintenir des liens durables et
stables entre fournisseurs et clients, entre employeurs
et employés, ou aux coûts de collecte de l'information,
ou aux coûts d'établissement des contrats. Notons ici
le paradoxe : c'est dans 1'horizon du court terme que
la durée de la relation entre deux agents comme fac-
teur de stabilisation de l'échange, c'est-à-dire, dans le
vocabulaire de 1' économiste, comme facteur de rigidité,
prend du relief.
Enfin, le temps est partitionné en périodes qui ont
chacune une épaisseur propre. Dans le modèle anté-
rieur d'équilibre général intertemporel, chaque unité
de temps n'était qu'un atome logique inséré dans un
ordre de succession : la programmation déterministe
de l'ensemble du déroulement des événements, ou de

57. Edmond Malinvaud, Théorie macroéconomique, Paris, Dunod,


1981, tome 1, p. 363.

110
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

l'ensemble des scénarios probabilisables (après intro-


duction de l'incertitude) imposait à chaque point du
temps de n'avoir aucune forme d'action sur ceux qui
le suivent dans la chaîne événementielle. C'était opérer
pour le temps comme pour les individus, pour lesquels
le modèle purgeait leur coexistence de toute relation
d'interdépendance substantielle et égalisait les tailles
de chaque atome individuel. Dans un temps historique,
chaque période hérite d'un passé dont elle conserve et
dilapide des traces, et la succession des périodes est
passablement myope : on ne franchit pas la barrière du
temps par la réduction du temps à une série épurée de
dates et par l'interpolation logique du futur et du présent,
comme on le fait en postulant 1' existence de tous les
marchés à terme sur lesquels négocier aujourd'hui tous
les produits qui ne seront disponibles qu'ultérieurement.
Une économie historique est une économie séquentielle.
Il y a une incertitude irréductible quant à 1' avenir. Les
offres et les demandes qui sont formées sur le marché ne
sont plus égalisées que pas à pas et de façon beaucoup
plus myope. Mais l'introduction d'un horizon incertain
qui confère sa dynamique à 1'économie ainsi conçue
oblige ipso facto les agents à anticiper le futur pour
former leurs plans. C'est donc dans une économie ainsi
temporalisée qu'apparaissent les anticipations.
Comme des marchés à terme n'existent pas pour tous
les biens (il suffit qu'un marché à terme n'existe pas pour
un seul bien), et que les agents ne décident pas une fois
pour toutes de leur plan d'action (production, consom-
mation) pour leur avenir entier, les marchés réouvrent
de période en période. Rien n'interdit aux agents de
prendre des engagements pour le futur, mais ils le font
en sachant que les marchés vont être ouverts à nouveau
dans les périodes ultérieures, et donc que les prix et les
quantités de ces biens futurs peuvent varier.

Ill
LE TRAVAIL CRÉATEUR

À chaque date, les agents économiques (individus,


firmes) établissent leurs plans et leurs décisions de produc-
tion, d'investissement, d'épargne et de consommation en
fonction des prix et des taux d'intérêt couramment fixés et
en fonction de leurs anticipations de leur environnement
futur, qui inclut des prix et des taux d'intérêt futurs. En
d'autres termes, le raccourcissement de 1'horizon temporel
impliqué par le raisonnement en équilibre temporaire
conduit à centrer l'attention sur l'interdépendance entre
futur et présent et à souligner que les anticipations, qui
assurent la structure intertemporelle des décisions, sont
élastiques, ce qui n'assure plus à l'économie sa stabilité
comme dans un temps logique.
Trois remarques sont à faire ici pour relier le traitement
du temps à la différenciation des grandeurs actives du
système (individus, actifs financiers, monnaie).
Lorsque l'économie est constituée de séquences d'équi-
libres de court terme, les anticipations ne seront correctes
que si les variables d'équilibre sont constantes dans le
temps, autrement dit si les séquences d'équilibre de
court terme forment un équilibre de longue période, un
équilibre stationnaire, ce qui est une manière d'indiffé-
rencier le temps, en le linéarisant. La justesse des anti-
cipations nous placerait alors en équilibre intertemporel,
qui deviendrait un cas particulier. Dans la réalité d'un
équilibre temporaire, les agents forment des plans sur la
base de leurs informations actuelles et de leurs anticipa-
tions. Mais ces plans n'expriment que les conséquences
immédiates, celles portant sur les opérations de la période
courante : un équilibre temporaire assure la cohérence de
ces opérations, mais non celle des plans portant sur les
opérations futures. Ainsi, même en 1' absence de toute
modification imprévue de 1' environnement économique,
les plans actuels des agents pourront n'être pas réalisés
dès la période prochaine, ce qui obligera à les modifier

112
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

et aura pour effet que les anticipations s'avéreront, au


moins en partie, inexactes. On assistera donc à une
révision des anticipations. La réalité observée devient
le produit de l'interaction entre les anticipations et les
réalisations effectives des variables économiques.
D'autre part, l'hypothèse d'un marché parfaitement
concurrentiel n'est pas relâchée si le système des prix
réagit infiniment vite à un déséquilibre de marché, ce
qui permet d'absorber la diversité et la plus ou moins
grande justesse des anticipations des agents. Mais pour
le coup, ce sont les différences interindividuelles qui
jouent pleinement leur rôle dans le temps historique
d'une économie séquentielle. Les plans des agents y sont
compatibles, mais pour une période seulement, car ces
plans sont établis sur la base d'anticipations qui n'ont
aucune raison d'être concordantes au-delà de la première
période : s'ils 1' étaient, c'est que tous les agents auraient
les mêmes prévisions quant au futur complet de 1' éco-
nomie, et nous serions dans un cadre d'équilibre général
intertemporel, comme je l'ai déjà indiqué.
En troisième lieu, c'est dans une économie séquentielle
que la monnaie et les actifs financiers ont leur place
comme réserve de valeur, autrement dit comme bien
incorporant du temps, faisant travailler le temps, faisant
jouer les relations et les différences d'une période avec
une autre. La même analyse vaut pour toutes les formes
d'accumulation associées à l'évolution temporelle, et par-
ticulièrement pour la formation de capital humain et pour
1' accumulation de progrès techniques. Ce sont elles qui
assurent la liaison entre les périodes. Cette liaison peut
être porteuse de résultats négatifs - gaspillages, ban-
queroutes des agents ayant fait des prévisions erronées
ou des spéculations malheureuses, etc. -ou de résultats
positifs - réussites des entrepreneurs, gains financiers,
progrès techniques et innovations.

113
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le fait que 1' avenir soit irréductiblement ambivalent


signifie, notons-le bien, que le futur ne peut pas être
considéré comme un simple vecteur d'incrémentation
et d'accumulation continue. La théorie économique de
l'innovation en est une parfaite illustration : concevoir
l'innovation, à la manière des théories évolutionnistes,
comme le produit d'un processus continu d'apprentissage
et d'incorporation de connaissances et de compétences
au sein de la firme, c'est ignorer que les savoirs et les
compétences sont aussi frappés d'obsolescence, et que
les innovations ont un pouvoir destructeur sur les savoirs,
sur les techniques et sur les produits qu'elles peuvent
déclasser. Il importe en effet d'insister sur la puissance
du négatif (perte, oubli, erreur) dans les processus de
création, la notion schumpéterienne de destruction créa-
trice en étant la formulation heureusement condensée.
L'innovation la plus valorisée n'est pas incrémentale, elle
est radicale, fondée sur une rupture, sur un surgissement,
bref, sur l'exploitation de l'incertain. C'est parce que le
futur est imprévisible que 1'innovation peut avoir lieu.
Et, comme c'est 1' argument central de ce livre, 1' analyse
peut être étendue à 1'univers du travail sous ses diffé-
rentes espèces, le travaille plus hautement valorisé étant
généralement celui qui fait l'expérience de l'incertitude.

La constitution des différences interindividuelles


dans le temps historique

Qu'en est-il des agents? Procédons à la même opéra-


tion que pour le temps : différencions les agents.
La première opération de différenciation concerne
leur nombre. En concurrence parfaite, il faut des agents
en grand nombre, presque infiniment nombreux, pour
satisfaire à la condition de leur atomicité et de leur

114
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

négligeabilité. S'ils sont très nombreux, leurs différences


se distribueront sur un continuum et s'annuleront au
regard du système dans son ensemble, ce qui autorise le
recours à la notion si prisée d'agent représentatif. Sans
poids réel au regard de 1' ensemble, les individus sont
sans influence et les échanges sont passifs - les individus
sont price-takers, et comme les prix contiennent toute
l'information nécessaire aux échanges, la communication
interindividuelle est réduite à rien. Remarquons la symé-
trie qui est prescrite avec les objets des transactions. Si
les individus sont en très grand nombre et donc mathé-
matiquement ressemblants, les biens échangés doivent
satisfaire à une propriété homologue, puisqu'il n'y a pas
de rationnement sur les quantités à échanger, que les
produits sont homogènes et divisibles à la perfection et
à l'infini. Dans ce monde sans qualités, il est équivalent
de dire que via les échanges, l'intercommunication entre
les agents est continue et sans coût, et qu'elle est sans
substance, puisque 1'individu ne doit obligatoirement se
soucier que de son propre comportement.
Quand on relâche le postulat d'un nombre très grand
ou infiniment grand d'agents, on définit tout simplement
les coordonnées spatio-temporelles (historiques et non
plus logiques) d'un contexte d'action et d'interaction.
Moins nombreux, les agents se voient différents, diffé-
remment dotés, et en mesure d'agir sur les offres et les
demandes parce que leur influence individuelle n'est
plus négligeable.
La deuxième opération de différenciation consiste à
doter les agents de mémoire et de capacité d'anticipation.
Comme chaque période se distingue de la précédente,
sauf cas particulier de stationnarité, l'information reçue
sur l'évolution de l'économie et nécessaire à la prévi-
sion varie à chaque période. Pour décrire un ajustement
séquentiel des marchés en temps réel, il faut donc ajouter

115
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à la relation d'équilibre une spécification de la manière


dont les agents prévoient le futur à chaque date, en
fonction de leurs informations sur les états présents et
passés de 1' économie. Les anticipations ne sont pas ipso
facto exactes, pas plus que les individus ne sont tous
identiques : s'il y a erreur, il y aura révision, et donc
apprentissage par essai et erreur.
La troisième opération consiste en effet à permettre
aux agents d'apprendre. Les processus d'apprentissage à
court terme sont explicitement pris en compte, dès lors
que les agents économiques doivent anticiper, confronter
les réalisations aux anticipations, corriger les représen-
tations sur lesquelles s'appuient les anticipations, et
dès lors qu'il faut extraire quantité d'informations des
observations faites à chaque période sur le comporte-
ment des variables de l'économie. Le raccourcissement
de 1'horizon temporel a pour propriété de faire évoluer
les acteurs à tâtons dans un monde incomplètement
déterminé, et a pour conséquence de différencier les
individus par leurs capacités respectives de traitement
de 1' information dont ils disposent. Les erreurs, les
désaccords et les différences d'appréciation expriment
la myopie des agents dans une temporalité bornée, où
le futur n'est pas la simple réplique logique du présent
ou le simple déroulement d'une programmation entière
de l'économie. En d'autres termes, pour que les agents
économiques puissent apprendre, se transformer, différer
d'une période à l'autre, il faut que le futur soit incertain.
C'est là ce qui rapproche 1' analyse économique des
équilibres temporaires, telle qu'on la trouve en particulier
chez Jean-Michel Grandmont58 , de la famille des théories
sociologiques interactionnistes. Les différences viennent

58. Jean-Michel Grandmont, Temporary Equilibrium : selected


readings, New York, Academie Press, 1987.

116
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

du traitement plus ou moins formalisé des éléments de


comportement des acteurs. Si les deux disciplines peuvent
s'accorder aisément sur le constat que pour un agent anti-
cipateur, l'acquisition d'informations nouvelles, en parti-
culier la confrontation des réalisations aux anticipations,
déclenche un processus d'apprentissage qui le conduit
à modifier les représentations sur lesquelles s'appuient
ses anticipations, elles ne poussent pas le raisonnement
de la même manière. L'économie s'interrogera plus pré-
cisément sur les spécifications exactes de la formation
des anticipations (inférences statistiques, estimations de
paramètres inconnus, procédure inductive régressive) et
sur les modalités de révision des paramètres des repré-
sentations que se fait l'agent du futur (révision à règle
fixe, bayésienne59 , ou par réestimation du modèle) et sur
les temporalités de ces révisions (révision permanente
ou après une accumulation d'observations). La réponse
donnée à ces questions est d'ailleurs loin d'être univoque
et stabilisée en économie, et rien ne garantit que les
mécanismes d'apprentissage puissent être compris en
toute généralité.
Si les anticipations se ramenaient à des probabilités
subjectives quant à 1'état de leur environnement, sur la
base d'informations identiquement incomplètes, et si elles

59. Une méthode de révision d'une croyance ou d'un jugement


qui se fonde sur le théorème de Bayes définit selon quelle procédure
inférentielle il convient d'actualiser les estimations d'une probabilité
ou d'un paramètre quelconque, à partir des observations qui sont
faites et des lois de probabilité de ces observations. Ainsi, ayant à
prendre une décision, un individu émet une hypothèse a priori sur la
probabilité d'un événement ou d'un résultat futur de son action; il
reçoit des informations supplémentaires ou fait des observations qui
l'amènent à réviser le jugement qu'il a formé a priori et à actualiser
son estimation de probabilité.

117
LE TRAVAIL CRÉATEUR

reflétaient par exemple des attitudes différentes à 1' égard


du risque ou des préférences temporelles différentes,
la diversité des comportements qu'elles déclenchent
pourrait être traitée comme un facteur exogène, à la
manière dont sont traitées les différences de préférences.
Mais dès lors que la diversité des anticipations est
fondée sur des informations différentes, les choses se
compliquent. D'exogènes, les anticipations deviennent
des variables endogènes, ce qui consiste à reconnaître
la dynamique séquentielle de l'économie, hors d'un
schéma de prévision parfaite : les anticipations peuvent
varier en fonction de 1' évolution de 1' économie et des
leçons diverses que les agents tirent de la quantité et de
la qualité des informations qu'ils se procurent chacun
sur cette évolution.
L'autre difficulté, plus sérieuse, réside dans la nature
même des anticipations : si elles ont pour fondement le
passé dont sont tirées des leçons et extraites des infor-
mations, elles sont uniquement adaptatives et extra-
polatives. N'ayant rien d'anticipations dynamiques, elles
ne se vérifieraient que dans un monde stationnaire, mais
elles n'auraient alors aucune raison d'être.
La limite des apprentissages et des fonctions d'anticipa-
tion qui apparaît est aisée à comprendre. V oyons les dif-
férents paramètres des modèles d'économie séquentielle:
il y a bien introduction de différences interindividuelles,
le temps agit sur les agents en les amenant à apprendre
et à réviser leurs représentations et anticipations, mais
il n'y a pas interdépendance entre les acteurs.

Interdépendances stratégiques et temporalité

Les anticipations qui sont requises des agents dans


les équilibres temporaires mettent à mal le postulat de

118
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

rationalité de 1' acteur si elles se heurtent aux limites de


1' extrapolation à partir du passé. La solution développée
par le courant des anticipations rationnelles a consisté à
introduire dans la formation des anticipations les inter-
dépendances entre acteurs : chaque agent incorpore dans
ses anticipations les variables observables du comporte-
ment des autres agents (dotations, préférences, formation
des anticipations). Mais les complexités sont évidentes :
si deux agents déterminent leurs comportements à partir
d'anticipations et si chacun prévoit l'action de l'autre en
anticipant ses anticipations, un système d'anticipations
croisées à niveaux multiples est enclenché qui peut ne
pas converger vers 1' équilibre, vers une prévision correcte
du futur situé au point de fuite de ces anticipations mul-
tiples. La solution consiste alors à agir sur la variable de
différenciation des acteurs : 1'hypothèse forte des antici-
pations rationnelles est bien définie si, comme 1'observe
Bernard Walliser60 , l'agent anticipateur est unique, ou
tout au moins si tous les agents ont des anticipations
coordonnées sur les variables de leur environnement
commun. Puisque les agents sont ramenés à 1'unité ou à
l'identité, et que les anticipations doivent éviter l'erreur,
il faudra doter les agents d'une connaissance étendue
du système économique : pour préserver la rationalité
de la théorie, il faut que chaque agent dispose d'un
modèle exact tout entier de 1' économie, qui soit celui
de l'économiste lui-même. Il faut, de plus, que cette
connaissance soit commune puisque les prévisions d'un
agent quant au futur dépendent des prévisions des autres
agents. Les anticipations sont alors autoréalisatrices, et
vérifiées, mais sous des conditions exorbitantes, comme
on 1'a fait communément remarquer.

60. Bernard Walliser, Anticipations, équilibres et rationalité éco-


nomique, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

119
LE TRAVAIL CRÉATEUR

On voit qu'en introduisant l'interdépendance et en


restaurant la rationalité dans la fonction d'anticipation,
la théorie économique abolit en réalité les dimensions
temporelles introduites par le recours aux anticipations
- anticiper le futur sur la base d'une connaissance com-
plètement partagée de manière à le faire advenir revient
à le prévoir parfaitement et donc à l'abolir- tout comme
elle abolit la dynamique temporelle du comportement
individuel - former un modèle complet de 1' économie
est soit une activité de très longue haleine qui requiert
un très coûteux apprentissage (mais comment le système
assume-t-il ce coût?) soit une fiction logique qui annule
la diversité des agents en même temps que 1' évolution de
leur comportement. Là encore, la plausibilité du modèle
ne s'accroît que si l'économie est en régime d'évolution
régulière, ce qui est une autre manière de nommer la
substitution d'un temps logique à un temps historique. À
moins que, comme l'a fait remarquer Sanford Grossman61 ,
la prévision parfaite ne soit un concept d'équilibre plutôt
qu'une condition de rationalité individuelle.

L'imperfection du monde

Nous avons vu comment le relâchement de certains


des postulats de base d'une économie de concurrence
parfaite permettait de traiter l'individu ou le temps autre-
ment que comme des catégories logiques. Les analogies
avec les théories sociologiques sont certes partielles,
mais suggestives. Elles montrent que le traitement du
temps et celui des différences entre les individus sont

61. Sanford Grossman, « An introduction to the theory of rational


expectations under asymmetric information », Review of Economie
Studies, 54, 1981, p. 541-560.

120
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

fortement corrélés, mais aussi qu'analyse déterministe et


analyse interactionniste ne conçoivent pas les situations
d'action dans les mêmes termes : 1' axiomatique des deux
catégories de théories codétermine en effet, mais diffé-
remment, logique d'action et environnement de l'action.
La théorie économique en fournit 1'exemple cano-
nique, en raison des choix de stylisation de la réalité
que provoque l'impératif de la mathématisation. C'est
en concurrence parfaite que les exigences de maxi-
misation strictement égoïste des intérêts individuels,
de négligeabilité numérique de l'acteur, d'information
parfaite via les prix, sont les plus radicales, et que la
machinerie logique de la coordination de 1' ensemble des
décisions sans meilleure alternative possible est obtenue
comme une épure théorique à 1' aune de laquelle mesurer
les réalités moins parfaites. J'ai montré que la logique
imposait de faire abstraction du temps, de l'individu et
des incertitudes attachées au cours historique du monde
comme aux interactions.
Si 1' on cumule les écarts par rapport à cette épure
logique, on entre dans 1'univers de 1' économie de concur-
rence imparfaite, dont il n'existe pas de théorie générale,
mais une multitude d'approches modélisatrices concur-
rentes, et à laquelle seule la théorie des jeux prétend
aujourd'hui offrir un cadre d'analyse unificateur62 • Je

62. La capacité prédictive des modèles économiques, qui est


d'autant mieux assurée qu'elle situe les transactions et la définition
des équilibres dans un environnement de concurrence et d'information
parfaites, s'affaiblit ipso facto. Louis-André Gérard-Varet soutient
qu'« il n'existe à ce jour aucun modèle de portée comparable [au
modèle walrasien] qui permette de tenir compte de pouvoirs de marché
ou d'informations privées : les premiers introduisent une incertitude
stratégique, les seconds une incertitude sur les caractéristiques mêmes
des participants». Louis-André Gérard-Varet, Pouvoirs de marché et

121
LE TRAVAIL CRÉATEUR

vais rappeler brièvement, en ce point, comment les traits


principaux d'une économie en concurrence imparfaite
restituent leur relief aux dimensions de 1'action que j'ai
recherchées.
En concurrence imparfaite, les individus s'influencent
les uns les autres. Ils ne sont plus en nombre si grand
que leur taille soit indifféremment petite, ils sont de
taille inégale et les inégalités confèrent à certains des
pouvoirs de marché, des capacités d'influence sur autrui.
L'information constitue une variable clé de différencia-
tion des acteurs, d'autant plus importante qu'en contexte
d'interdépendance stratégique, elle n'est pas une variable
exogène mais endogène du comportement. Alors qu'en
concurrence parfaite, l'individu est axiomatiquement
solipsiste, indifférent à autrui, ignorant des caractéris-
tiques d'autrui, les interactions sont ici dépendantes
des informations détenues par chacun sur autrui et sur
son environnement, et elles produisent elles-mêmes des
informations qui modifient le comportement des acteurs.
C'est pourquoi la différenciation des acteurs est princi-
palement paramétrée par la différenciation (1' asymétrie)
de l'information détenue par chacun. Il faut ainsi, pour
que 1' agent ait un comportement, faire intervenir des
représentations, des croyances, des conjectures quant à
la situation où se trouve l'agent, et quant à l'évolution
de celle-ci et à ses perspectives d'action dans celle-ci,
compte tenu des caractéristiques et des actions et réac-
tions des autres agents.
Les biens, pas plus que les agents, ne sont strictement
homogènes : les qualités des biens sont plus ou moins
difficilement observables, et les agents ne se connaissent

informations privées en équilibre général : la théorie peut-elle avoir


un pouvoir prédictif?, GREQAM, Marseille, document de travail
n° 49, miméo, s.d.

122
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

pas complètement, ni eux-mêmes ni surtout les uns


les autres. Imparfaite ou incomplète, l'information a
nécessairement un coût d'acquisition puisque les prix
ne la contiennent plus tout entière : sa détention et son
utilisation constituent des ressources pour les acteurs
dans les situations d'interaction stratégique. Le temps
lui-même n'est plus une grandeur homogène: les agents
n'agissent plus simultanément et une fois pour toutes,
ils tâtonnent, ils cherchent, ils évaluent, ils s'informent,
ils apprennent, ils mettent du temps à trouver des équi-
libres, ils paient le temps nécessaire à 1'action, mais ils
exploitent aussi différemment le temps et l'absorbent
différemment sous la forme d'informations, de connais-
sances stockées, d'investissements de compétences.
Le fonctionnement de 1' économie implique des coûts
- coûts de recherche, coûts de transaction, coûts d' éta-
blissement ou de rupture de contrats, coûts d'organisa-
tion du travail - qui désignent les effets composés des
imperfections d'information, de l'hétérogénéité des agents
et des biens, du temps requis pour s'informer, décider,
agir, équilibrer les marchés. Les liens entre les agents
(producteurs, consommateurs) ne sont plus anonymes :
des mécanismes comme la récurrence des relations, la
confiance, la réputation fondée sur une interconnaissance
durable, permettent de diminuer les coûts des relations
d'échange et organisent un monde d'interactions où
les individus apprennent à se connaître et à s'évaluer.
Inversement, la dissimulation d'informations sur soi
à autrui et la difficulté d'accès à l'information créent
de la méfiance, des coûts de contrôle, des exigences
contractuelles d'assurance et de garantie. Inégalement
informés, les individus sont inégalement incertains sur
le cours du monde, ce qui interdit de supposer que la
concurrence entre eux puisse produire le meilleur des
mondes possibles, c'est-à-dire un monde pareto-efficace.

123
LE TRAVAIL CRÉATEUR

C'est que l'environnement sur lequel l'individu prend


des décisions n'est pas seulement déterminé par un état
incertain du monde passivement choisi par la nature
qui, elle, n'a pas d'objectifs propres, mais par d'autres
individus décideurs dont les choix stratégiques agissent
sur ceux de chaque acteur.
Le pouvoir unificateur revendiqué par la théorie des
jeux, pour des modèles de concurrence imparfaite, tient
tout simplement au fait que l'objet même de cette théorie
est l'analyse des situations d'interaction stratégique63 • Le
propre du déploiement modélisateur en théorie des jeux
est de prendre en compte toute la variété des situations,
depuis le conflit jusqu'à la coopération, où chaque agent
doit tenir compte des autres agents participants pour
former ses décisions, pour construire son plan d'action,
en totalité et dès le départ, ou séquentiellement. D'où
le fait que les caractéristiques principales des situa-
tions de concurrence imparfaite sont recueillies dans
les modèles de jeu : conflits d'intérêts, formation de
coalitions, engagement de pouvoirs inégaux d'agir, asy-
métries d'information, récurrence ou non des relations,
non-simultanéité des décisions et des actions, pouvoir
de menace ou création de conditions de coopération
confiante, etc.
Le gain en réalisme qui résulte de la démultiplica-
tion considérable des outils d'analyse des interactions a
été abondamment discuté. Les hypothèses faites sur la
connaissance par chaque joueur des caractéristiques du

63. Sur la théorie des jeux, voir notamment Thomas Schelling,


Stratégie du CO'fflit, trad. fr., Paris, PUF, 1986 [1960] ; Hervé Moulin,
Théorie des jeux pour l'économie et la politique, Paris, Hermann,
1981 ; Roger Myerson, Game Theory. Analysis ofconflict, Cambridge,
Harvard University Press, 1991 ; Martin Osborne, Ariel Rubinstein,
A Course in Game Theory, Cambridge, The MIT Press, 1994.

124
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

jeu, des stratégies disponibles pour chacun, des issues


résultant de toutes les stratégies et combinaisons de stra-
tégies et les traitements mathématiques correspondants
sont d'autant plus lourds qu'il s'agit de modéliser des
situations faisant jouer simultanément l'interdépendance
stratégique et la différenciation entre les acteurs, notam-
ment lorsque l'information des agents est imparfaite et
que les agents sont détenteurs d'informations privées.
Les développements les plus sophistiqués de la théo-
rie des jeux, qui sont aussi les plus menaçants pour
son unité et sa robustesse, portent ainsi sur la dotation
complète d'altérité : dans les jeux à information impar-
faite, certains joueurs sont incertains des caractéristiques
des autres joueurs (leurs gains, leurs connaissances du
jeu) et doivent former des conjectures (distributions de
probabilités) en fonction des signaux reçus et de leurs
croyances quant aux actions possibles des autres joueurs.
La diversité des conjectures peut conduire à des solu-
tions (réalisations d'équilibres) multiples et donc à une
indétermination du résultat, qui a poussé à introduire des
concepts comme celui de rationalisabilité pour faire le
tri entre les solutions.
Si les hypothèses de base demeurent l'individualisme
et la rationalité du comportement, la « simple » exigence
faite aux acteurs de prendre en compte les connaissances,
les informations et les anticipations qu'ils ont du compor-
tement des autres décideurs conduit à substituer aux piliers
de 1'axiomatique néoclassique que sont la concurrence
parfaite et le choix rationnel individuel indépendant les
complexités de la concurrence imparfaite et de l'inter-
dépendance des décisions dans un monde d'interactions.
La distinction entre les jeux non coopératifs et les jeux
coopératifs introduit des complexités nouvelles dans la
mise en relation des rationalités individuelles, que les
écarts observés aux solutions d'équilibre (le dilemme du

125
LE TRAVAIL CRÉATEUR

prisonnier en fournit l'exemple le plus fameux) pointent


spectaculairement.
La liste des conséquences qui résultent de la transfor-
mation du cadre théorique général est longue : les choix
et les décisions ne sont plus spontanément compatibles,
mais des conflits d'intérêts mettent en présence des
acteurs qui s'influencent par le seul fait de leur com-
mune appartenance à un espace commun d'action ; des
groupes se forment et s'organisent en coalitions et en
équipes ayant, temporairement, un objectif et un intérêt
communs ; des décisions doivent être coordonnées en
fonction du degré d'interdépendance des acteurs; des
jeux stratégiques entre les mêmes participants se répètent,
à 1' opposé des relations sans mémoire fondées sur des
transactions uniques et ponctuelles ; des institutions et
des normes émergent qui sont destinées à garantir la
viabilité des coopérations et des engagements réciproques.
L'ordre des coups joués, la simultanéité ou non des coups,
la connaissance ou non du passé du jeu, le caractère
séquentiel ou non des décisions de jeu, 1'unicité ou la
répétition du jeu sont autant de figures d'une temporalité
enrichie. La contraction mathématique de cette tempora-
lité enrichie dans un plan d'action initial fondé sur un
calcul stratégique complet reviendrait à comprimer la
dynamique des comportements pour satisfaire à l'exi-
gence de calculabilité imposée par la modélisation : on
mesure aisément comment cette reprise en main de la
temporalisation par le modélisateur peut faire obstacle
à une compréhension intuitive de l'évolution des com-
portements dans le cours d'un jeu.
D'où l'intérêt que peuvent revêtir les jeux séquentiels,
car ils sont porteurs des trois caractéristiques fondamen-
tales que je recherche. La première est la temporalisa-
tion de 1' action, qui dérive directement de la situation
d'interdépendance : si j'agis ainsi, comment va réagir

126
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

l'autre, et quelles conséquences pourrai-je tirer de mon


choix d'agir ainsi au vu de la réaction d'autrui? La
deuxième est la délivrance réciproque d'informations
entre les acteurs à travers 1' observation de leurs actions
respectives. La troisième est la modification processuelle
des anticipations, par tâtonnement, révision des croyances
et des anticipations, et rectification des actions. Le carac-
tère séquentiel des jeux et les différences d'informations
entre les acteurs nous écartent des raisonnements par pure
interchangeabilité des points de vue, avec la circularité
spéculaire du common knowledge qui les caractérise. Les
jeux simultanés, ou joués sans que le joueur sache ce que
1'autre fait, a fait ou va faire, mettent bien en évidence
cette circularité : décidant d'agir de telle manière, je ne
peux tenir compte que de l'information que je vais tirer
de mes hypothèses sur la réaction d'autrui à ma décision
et je dois me doter d'une hypothèse de second degré
qui me tiendra lieu d'information supplémentaire, etc.
Pour que cette contraction modélisante apparaisse
comme un cas remarquable, mais particulier, il faut
opérer, une fois encore, un changement d'horizon tem-
porel, et non pas simplement ajuster 1' argumentaire du
réalisme de la calculabilité. L'analyse des jeux répétés
permet, par exemple, d'introduire une dynamique des
apprentissages (sur les caractéristiques d'autrui et sur
la structure du jeu et des gains) en lieu et place d'une
connaissance parfaite, ou encore de mettre en évidence,
comme dans le cas du dilemme du prisonnier, l'émergence
de normes de coopération pour atteindre des résultats
qui sont sous-optimaux du point de vue égoïste, mais qui
sont pourtant mutuellement avantageux. Encore faut-il
quitter un horizon fini du jeu, où le résultat peut être
anticipé et peut conduire, par induction récursive, à un
optimum mutuellement désavantageux (en jeu du pri-
sonnier), et faut-il s'assurer que le jeu est (ou est perçu

127
LE TRAVAIL CRÉATEUR

comme) répétable un nombre indéfini de fois. Ce qui a


pour propriété intéressante d'associer à deux figures de
la temporalité (temps borné par une limite certaine et
connaissable vs temps à horizon infini, avec incertitude
sur le terme du jeu) deux expressions possibles de la
composition des différences individuelles : le conflit
sans issue coopérative, et la coordination coopérative
sous contrainte de menace de rétorsion en cas de rupture
unilatérale de 1'accord mutuellement avantageux qui a
émergé.

Causalité et temporalité

Aucun modèle déterministe ne prétend s'en tenir à


une simple formule mécaniste de conditionnement de
1'action. Symétriquement, aucun modèle interactionniste
de causalité intentionnelle ne prétend soustraire 1' acteur à
la force de rappel des contraintes des situations d'action
ni à celle des expériences biographiques qui agissent
sur les préférences et les choix. Les concessions symé-
triques ne sont-elles alors qu'autant de façons de favoriser
une convergence vers un réalisme de bon aloi, vers une
théorisation de sens commun où nul n'est censé ignorer
les ambivalences du réel et de 1' action ? La formule de
Paul Valéry - « Le "déterminisme" est la seule manière
de se représenter le monde. Et l'indéterminisme, la
seule manière d'y exister64 » - a, à cet égard, le mérite
de la concision et de 1' élégance littéraires : elle laisse
le problème entier, mais à la différence de tant d'écrits
pompeusement épistémologiques, elle désigne son impuis-
sance analytique dans le brio de 1' antinomie.

64. Paul Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade,


1983, I, p. 531.

128
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Suffira-t-il, pour progresser, d'étalonner les situa-


tions d'action et de concevoir que tel modèle explicatif
s'applique à telle classe de situations, voire à telle situa-
tion limite, et, par exemple, à une situation d'extrême
contrainte des choix, dont la caractérisation serait soit
typologique - à tel ensemble de facteurs correspond
telle catégorie limite de choix forcé -, soit historique
- il est des conjonctures exceptionnelles de contrainte
extrême ? Cette tentative est vouée à 1'échec, tant que
les arguments de base de la temporalité de 1' action ne
sont pas complètement exposés. Dans le parcours que je
propose, il me faut en effet désigner une autre dimension
de 1' opposition entre les modèles déterministes et les
modèles interactionnistes de l'action : le caractère conti-
nuiste ou non continuiste de la conception de 1' action.
Je montrerai comment cette opposition recouvre l'oppo-
sition entre une conception propulsive et une conception
intentionnelle de la causalité.
Une théorie continuiste de l'action soutient que les
acteurs réactivent en chaque point du temps ce qui
les constitue depuis 1'origine. Une telle conception doit
réduire la dimension anticipatrice de 1' action soit à un
cadre vide, soit à un simple ajustement adaptatif entiè-
rement fondé sur 1' extrapolation des informations et
des expériences passées, soit à un pouvoir de calcul
équivalent à celui du modélisateur, autrement dit à une
abstraction logico-mathématique. L'agent est, dès lors,
ou bien pourvu d'une capacité générale d'action en
conformité avec les normes qu'il a intériorisées (cas de
l'agent parsonien), ou bien doté d'un sens infaillible pour
discerner quasi automatiquement dans chaque situation
ce qui fait relief pour lui sur la base des significations
déjà sédimentées, et pour cadrer ainsi toute situation en
tirant le meilleur parti de son capital cognitif et de ses
ressources représentationnelles (cas de 1' agent bourdieu-

129
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sien), ou pour déterminer 1' optimum dans un contexte


d'équilibre (cas de l'agent économique de la théorie de
1' équilibre général intertemporel, pleinement rationnel et
pleinement informé sur le passé et sur les propriétés - y
compris les autres agents - du système d'action).
La figure de la causalité qui organise toute analyse
déterministe-continuiste du comportement est générale-
ment humienne : le sujet sera défini comme l'est l'esprit
chez David Hume, une machine additionneuse, totali-
sant les fréquences des événements passés et supputant
leur répétition éventuelle. Pierre Bourdieu ajoute à cette
conception humienne la thèse husserlienne d'une compré-
hension immédiate du monde qui précède tout exercice
de jugement et qui a son origine dans les expériences
sociales primitives auxquelles a été exposé d'emblée et
régulièrement un individu :

« Le monde est compréhensible, immédiatement doté de


sens parce que le corps, qui, grâce à ses sens et à son cerveau,
a la capacité d'être présent à l'extérieur de lui-même, dans
le monde, et d'être impressionné et durablement modifié
par lui, a été longuement (dès 1' origine) exposé à ses régu-
larités. Ayant acquis de ce fait un système de dispositions
accordé à ses régularités, il se trouve incliné et apte à les
anticiper pratiquement dans des conduites qui engagent une
connaissance par corps assurant une compréhension immé-
diate du monde tout à fait différente de 1'acte intentionnel
de déchiffrement conscient que l'on met d'ordinaire sous
l'idée de compréhension. Autrement dit, si l'agent a une
compréhension immédiate du monde familier, c'est que les
structures cognitives qu'il met en œuvre sont le produit
de l'incorporation des structures du monde dans lequel
il agit, que les instruments de construction qu'il emploie
pour connaître le monde sont construits par le monde65 • »

65. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 162.

130
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Dans un système déterministe ainsi conçu, chaque


individu est une particule de 1' espace social qui voit
s'imprimer en elle tout le système des relations struc-
turales d'opposition et d'affinité avec l'environnement
auquel elle est régulièrement exposée.
Gilles-Gaston Granger66 a distingué trois figures du
temps : le temps causal, le temps historique et le temps
stochastique. Le premier correspond au temps non daté,
réversible, de la mécanique rationnelle, où la spécification
de 1' état initial détermine entièrement la succession des
états postérieurs. De ce temps causal, Granger propose de
distinguer un temps historique, où le contenu de chaque
instant dépend du contenu de chacun des instants qui
l'ont précédé. C'est d'un schéma d'accumulation qu'il
s'agit, un système étant déterminé dans son évolution
par l'ensemble de ses états antérieurs. Quelle concep-
tion de la temporalité fait-elle pleinement droit à ce
schéma d'accumulation? Granger évoque l'épistémologie
freudienne qui, pour fonder la théorie de l'inconscient,
entend substituer aux schémas de 1' étiologie classique
(les conditions initiales agissent comme seul facteur
causal déterminant) un modèle d'accumulation de traces
déposées par chaque événement. C'est ce même type
de modèle qu'on trouve à 1' œuvre dans la phénomé-
nologie husserlienne de la conscience et de ses prises
intentionnelles sur le monde, et dans ses variantes ulté-
rieures, notamment chez Maurice Merleau-Ponty67 , tel
que l'analyse Granger.
Or Granger introduit deux remarques décisives. D'une

66. Gilles-Gaston Granger, Méthodologie économique, Paris, PUF,


1955.
67. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 1945.

131
LE TRAVAIL CRÉATEUR

part, si la liaison fonctionnelle entre des conditions


initiales et un effet est une notion simple et claire, la
détermination d'un système par l'ensemble de ses états
antérieurs, qui constitue une conception causale à l'évi-
dence plus riche, est aussi un modèle beaucoup plus
obscur. Une phénoménologie ou une sociologie d'un
système d'action peut toujours se déclarer historique de
part en part, elle n'ajoute pas une once d'intelligibilité
à un modèle déterministe mécaniste si elle ne parvient
pas à qualifier 1' argument de 1'accumulation.
Si, comme le dit Husserl, et Bourdieu après lui quand
il reprend et généralise 1' analyse husserlienne à toute
expérience du monde social, 1'habitus préconstruit nos
attentes et nos intérêts, et ce dès 1'origine, par un proces-
sus de filtrage représentationnel et perceptif systématique
qui ne conserve du flux des informations livrées par la
relation intentionnelle au monde que la partie qui est
ajustée au préconstruit, comment accorder précisément
la thèse génétique du fondement originairement antépré-
dicatif de toute activité intentionnelle (perception, juge-
ment, représentation, etc.) avec celle de l'incorporation
continue d'informations nouvelles fournies au sujet par
ses relations (sous leurs multiples modalités) avec le
monde des choses, des êtres et des significations ? La
nouveauté d'une information ne risque-t-elle pas d'être
toujours déjà évidée par le schématisme perceptif et
cognitif qui en organise le traitement ?
D'autre part en effet, le temps historique d'accumu-
lation pourrait fort bien n'être qu'une variante dépour-
vue de toute propriété originale si la loi qui régit les
variations temporelles des états successifs engendre des
transformations continues : penser 1'évolution comme
accumulation continue de transformations ne différera
guère d'une conception de la propagation des effets
d'une cause au long du temps ni, au bout du compte, d'une

132
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

analyse atemporelle, comme dans les modèles d'équi-


libre général intertemporel décrits dans notre deuxième
partie. À l'inverse, et pour suivre là encore Granger,
nous ne pouvons penser authentiquement 1'historicité
d'un système en évolution que si nous procédons à un
découpage en périodes différentes, pour concevoir des
situations d'action avec leurs coordonnées temporelles
spécifiques et leurs ressorts propres.
Dans la deuxième partie de ce chapitre, je dégageais
cette propriété de la discontinuité, révélatrice d'his-
toricité, lorsque je précisais les traits d'une économie
séquentielle. Je reprends brièvement le problème dans sa
généralité, pour préciser quelle conception de 1' acteur est
requise. Celle-ci comporte trois points. L'agent est doté
de réflexivité, ce qui permet de concevoir ses opérations
cognitives autrement que selon le schéma d'un ajuste-
ment dispositionnel spontané aux caractéristiques de la
situation. L'agent est doté de conduites intentionnelles.
Il rapporte le cours actuel de ses actions à des cours
alternatifs possibles.
Dans un modèle causal continuiste, la réflexion et la
réflexivité sont des instances subordonnées, dépourvues
de spontanéité : la prise dont dispose le sujet sur le
passé n'a pas de dimension réflexive, mais constitue une
propriété automatique de la relation temporelle du sujet
avec le monde. Mais si la réflexivité n'est qu'une fonc-
tion passive d' autocontrôle automatique, elle n'a aucune
épaisseur, elle ne pose pas le passé comme réinterprétable
ni le présent comme la source de possibles initiatives à
la lumière d'une relecture du passé. La réflexivité est
requise pour permettre au sujet de déployer une gamme
d'actions possibles, en réaction au comportement de son
environnement, quand la situation n'est pas purement
routinière et ne sollicite pas des réactions automatiques.
C'est en concevant des cours alternatifs d'action que le

133
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sujet apprend à analyser les incertitudes liées aux réactions


des autres acteurs de son environnement, à négocier ses
propres réponses et à faire ses choix.
Le raisonnement est double. L'expérience qu'accumule
l'acteur lui fournit une mémoire des situations et des
actes accomplis en réaction à des situations variables
et à des environnements évolutifs; il dispose ainsi d'un
répertoire de comportements fondés sur des apprentissages
par essai et erreur, il agit à partir de schèmes acquis,
transposables et extrapolables. Mais pour que le passé
de 1' acteur ne soit pas simplement ce qui conditionne
étroitement le comportement et le limite à n'être qu'une
réponse adaptative automatique déclenchée par des stimuli
externes, il faut que le présent soit toujours conçu comme
doublement orienté vers une réappropriation sélective du
passé et vers une prise anticipatrice sur les possibilités
d'action. Si l'action doit être porteuse d'apprentissage,
c'est aussi au prix d'une analyse des concordances ou
des discordances entre les anticipations et les résultats,
entre les hypothèses sur les comportements probables
d'autrui et les observations de ses comportements effec-
tifs, entre les investissements effectués et les résultats
obtenus. En d'autres termes, l'acteur peut trouver dans
ses expériences passées un ensemble de réponses et de
ressources qu'il peut évaluer sur la base des succès,
des satisfactions et des échecs éprouvés, et qu'il peut
corriger, pour les mettre en œuvre dans les situations
nouvelles qu'il rencontre.
Si la réflexivité de 1' acteur doit occuper ici une position
centrale, la question se pose alors de savoir de quelle
nature est exactement cette torsion de l'individu sur
lui-même, qui le met en position de faire de son passé
une ressource sélective d'apprentissage. S'agit-il de doter
l'individu d'une capacité permanente de percevoir et
d'évaluer les causes et les motifs qui ont orienté ses

134
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

comportements antérieurs, au risque de sombrer dans


l'illusion qu'il existerait pour chacun un rapport immé-
diat et transparent de soi à soi ? Ce serait inventer un
méta-acteur qui organiserait en permanence le rapport
de 1'individu avec ses différents états, en intervenant
pour opérer les commutations nécessaires en fonction
des situations d'action. Cette fiction de la démultipli-
cation de soi ne maintient-elle pas le paradoxe de la
conscience de soi, célèbre pour les apories auxquelles il
a conduit l'idéalisme philosophique - il faut assortir la
conscience de soi d'une instance seconde, la conscience
de la conscience de soi, et risquer ainsi la régression à
l'infini?
Ou s'agit-il d'une capacité de réestimer, dans le temps
de 1' action, la relation entre un état antérieur et un état
présent de la situation individuelle, au regard des fins
visées et des réalisations constatées ? Dans ce second
cas, il faut préciser le cheminement temporel de l'inten-
tionnalité, et admettre la cohérence d'une explication
causale intentionnelle de type téléologique. La critique de
la causalité téléologique par les tenants du déterminisme
mécaniste caricature par principe la subtile différenciation
des plans conceptuels indispensable à un montage téléo-
logique cohérent. Le principe de la caricature consiste
essentiellement à récuser une conception intellectualiste de
la conscience omnisciente, sans prendre en considération
le cheminement et la graduation des actes de délibéra-
tion, sans examiner comment est formée la connaissance
des possibles entre lesquels il s'agit d'opérer des choix,
pour orienter le cours de 1' action en fonction d'une fin.
On peut rappeler, après Charles Taylor68 , que l'expli-
cation téléologique ressortit à l'analyse d'un système

68. Charles Taylor, The Explanation of Behavior, Londres,


Routledge and Kegan Paul, 1964.

135
LE TRAVAIL CRÉATEUR

causal, celui d'un ordre self-imposed, où un événement


advient parce que les conditions qui 1' ont produit sont
celles qui sont requises pour produire cette fin, et qu'il
n'y a donc nul besoin de postuler une entité antérieure
ou intérieure69 •
Donald Davidson, dans la tradition de la philosophie
analytique, s'en prend à ces entités mystérieuses que
seraient les volitions : pour maintenir fermement le

69. On peut suivre ici Ernest Nagel qui précisait qu'« on a tort de
supposer que les explications téléologiques ne sont intelligibles que si
les choses et les activités ainsi expliquées sont des agents conscients
ou les produits de ces agents. Dans 1'explication fonctionnelle des
poumons, aucune hypothèse ni explicite ni tacite ne dit que les pou-
mons ont une vision consciente finalisée ou qu'ils ont été conçus par
un agent dans un but précis. En bref, l'occurrence de l'explication
téléologique en biologie ou ailleurs n'est pas nécessairement un
signe d'anthropomorphisme. D'un autre côté, certaines explications
téléologiques font manifestement l'hypothèse de l'existence de plans
délibérés et de buts conscients ; mais cette hypothèse n'est pas illégitime
lorsque, comme dans le cas d'explications téléologiques de certains
aspects du comportement humain, les faits le garantissent. C'est aussi
une erreur de supposer que parce que les explications téléologiques
contiennent des références au futur en rendant compte de ce qui
existe déjà, elles font l'hypothèse tacite que les actes futurs agissent
causalement sur le présent. Ainsi, en rendant compte des efforts de
Henri V pour obtenir l'annulation de son mariage, aucune hypothèse
n'est faite selon quoi l'état futur non réalisé de posséder un héritier
mâle le poussa à s'engager dans certaines activités. Au contraire,
l'explication du comportement de Henri V est entièrement compatible
avec la vue que c'étaient ses désirs existants pour un certain type de
futur et non pas le futur lui-même, qui furent causalement responsables
de sa conduite. [ ... ] En donnant une explication téléologique, on ne
fait pas forcément droit de cité à la doctrine selon laquelle le futur
est un agent de sa propre réalisation.» Ernest Nagel, The Structure
of Science. Problems in the Logic of Scientific Explanation, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1961, p. 24.

136
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

programme d'une analyse causale déterministe, Davidson


explique 1' action en la décrivant comme ayant pour cause
une raison que 1' agent a eue de faire ce qu'il a fait : la
réalité de 1'action a consisté en un mouvement corporel
pouvant être décrit comme un geste intentionnel motivé
par 1' état mental (les croyances, les désirs) de 1' auteur
du geste. Le déterminisme n'est pas psychologique, mais
physiologique : l'intention en tant qu'événement mental
placé en position d'antécédent causal est un événement
cérébral ou neuronal soumis aux lois naturelles confor-
mément à une analyse physicaliste, neurophysiologique.
Or, commente Paul Ricœur dans sa lecture de Donald
Davidson et d'Elisabeth Anscombe 70 , ce schéma d'analyse
suppose une composante évaluative dans la formation
de l'intention. C'est le rôle du jugement, soit sous sa
forme primaire de corrélat du désir (le jugement est la
prise en considération du caractère de désirabilité de ce
qui motive l'action), soit sous sa forme inconditionnelle
(il s'agit en quelque sorte d'un jugement supplémentaire
marquant que le caractère désirable de l'objet visé suffit
à engager et à régir l'action). L'intention au sens david-
sonien équivaut à ce jugement inconditionnel.
Or c'est précisément par ce jugement engageant 1' action
qu'émerge une épaisseur temporelle, sous la forme d'un
délai, d'un écart à l'immédiateté, autrement dit le déploie-
ment d'une temporalité de projection et d'accomplis-
sement, que masque le schème de 1' acte spontanément
doté d'anticipations ajustées aux informations reçues
de 1'environnement. Ricœur, rappelant la dialectique
augustinienne de 1' intentio et de la distentio, souligne
que la contraction dans 1' instant des opérations mentales

70. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990,


p. 101 sq ; Elizabeth Anscombe, Intention, Ithaca, Comell University
Press, 1957; Donald Davidson, Actions et événements, op. cit.

137
LE TRAVAIL CRÉATEUR

(quel que soit le type d'analyse causale qu'on en donne)


associées à 1' action masque la fonction de contrôle et de
correction de 1' action lorsque la dimension longitudinale
de l'anticipation s'impose. C'est là la limite de la pensée
causale déterministe qui entend rapatrier la causalité inten-
tionnelle et sa temporalité complexe dans une ontologie
de l'événement: la temporalisation de l'intention-de (avec
son horizon téléologique) n'est pas celle de l'intention-
dans-laquelle (réduction à une grammaire des raisons et
ultimement à une causalité des événements).
Vincent Descombes 71 , plaidant pour une théorie ana-
lytique de 1' action qui soit structurale, et non causale
comme celle de Davidson, et tout en se démarquant d'une
option phénoménologique à la Ricœur pour penser la
temporalité de l'action72 , insiste lui aussi sur la pauvreté
de la qualification temporelle de 1'événement dans le
schéma causal, et opte pour la conception processuelle
de 1' action :

« Par procès, on entend ici [dans 1' école appelée par


Vincent Descombes "structurale"] non pas seulement un
événement (quelque chose arrive), mais un changement
de quelque chose orienté vers un terminus ad quem. Il y a
procès si quelque chose procède graduellement vers un état
final, et il y a action si le procès en question est suffisam-
ment contrôlé par l'acteur. [ ... ] La notion d'événement, à
la différence de celle de changement, ne comporte pas de
critère interne d'accomplissement. Il y a des procès inache-
vés, il n'y a pas d'événements incomplets. Un événement
a lieu, un point c'est toue 3• »

71. Vincent Descombes, «L'action», in Denis Kambouchner


(dir.), Notions de philosophie, Gallimard, 1995, tome 2, p. 103-174.
72. Voir Vincent Descombes, «Le pouvoir d'être soi», Critique,
1991, 529-530, p. 559-560.
73. Vincent Descombes, «L'action», art. cité, p. 158 et 166.

138
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Penser 1' action hors du cadre causal continuiste conduit


à réélaborer ces deux éléments essentiels de la relation
entre la conception de 1' agir et la conception de la tem-
poralité. D'une part, l'agir intentionnel, pour être analy-
tiquement fondé, suppose que 1' acteur ait une capacité
d'intervention sur le cours des choses et que le cours
de 1' agir soit processuel.

«Il paraît impossible de comprendre l'intentionnalité


pratique sans une expression adéquate de la temporalité
pratique. Bien entendu, la notion d'événement n'exclut
pas la durée, comme le montrent plusieurs exemples de la
théorie causale (une promenade, un assassinat, une opération
chirurgicale). Mais elle prend, si 1' on peut dire, cette durée
en bloc, et ne s'intéresse donc pas à la différence entre
des changements instantanés (sur le modèle de l'éclair ou
du choc des boules de billard, événements se produisant à
l'instant t) et des changements progressifs. Il manque à la
notion commune d'événement - "quelque chose arrive" -
de retenir tout le répertoire de ce que les linguistes appellent
les aspects d'un procès. [ ... ] Les aspects inchoatif et termi-
natif du procès lui échappent : sommes-nous déjà engagés
dans le procès ? Sommes-nous encore loin du but ? [... ]
La notion d'intentionnalité ne demande pas seulement que
1' événement qui se produit réponde, sous 1'une de ses
descriptions, à l'intention de l'acteur. Elle demande que
l'acteur soit un sujet pratique, c'est-à-dire qu'il soit doté
d'un pouvoir (fini) sur le cours des choses. Pour exprimer
ce pouvoir, nous devons dire quel est le contrôle exercé
par quelqu'un sur les changements qui se produisent autour
de lui. Certains de ses changements se font dans le sens
désiré par l'acteur : nous pourrions dire qu'il les accueille
avec satisfaction. Mais cela ne suffit pas à le rendre actif.
Pour qu'il soit acteur, pas seulement spectateur intéressé,
il faut qu'il provoque ces changements (dans le cas où ils
ne se produiraient pas sans lui) ou qu'il les favorise en

139
LE TRAVAIL CRÉATEUR

veillant à ce qu'ils ne soient pas perturbés. En somme,


les changements sont dus au sujet s'il les ordonne ou les
autorise. Nous devons donc tenir compte des deux types
d'action : actions consistant dans une intervention positive,
actions consistant à laisser les choses évoluer jusqu'au point
où nous désirons les trouver tout à 1'heure74 • »

D'autre part, la réflexivité organise longitudinalement


le contrôle processuel du cours de 1'action, quand le·
schéma n'est plus celui de l'action automatiquement ajus-
tée et immédiatement enclenchée. Mais cette réflexivité
n'est pas une autofondation solipsiste de la conscience.
Le pouvoir fini d'être soi incorpore l'altérité : c'est le
point que Paul Ricœur marque avec force tout au long
de son Soi-même comme un autre, et qu'il thématise
tout particulièrement dans sa conclusion, selon plusieurs
lignes d'argumentation qu'il est impossible de restituer
complètement ici. Qu'il me suffise de pointer l'un des
pivots de l'argumentation de Ricœur. L'altérité renvoie
à la passivité du sujet, dans la double expérience de la
situation du corps exposé au monde (le sujet est affecté
originairement par le flux d'informations échangées avec
son environnement) et de la relation de soi à autrui,
mais 1'altérité est aussi la condition de la saisie de soi,
du pouvoir sur soi et de l'exercice du pouvoir d'agir,
et notamment, en vertu de la réversibilité des rôles, du
pouvoir d'agir sur autrui. D'où le motif ambivalent de
l'incomplétude de soi : sans cet autrui par la présence
de qui je peux me rassembler, m'affermir, me maintenir
dans mon identité, mon expérience ne serait jamais tota-
lisable. Mais c'est aussi cette incomplétude qui donne
sens à l'agir et à l'interagir. Le motif de la réflexivité
tel que 1'ont introduit différemment Mead, Mills ou

74. Ibid., p. 168-169.

140
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

Garfinkel trouve ici son enracinement : motiver son


action par une justification qui étaye le cours de 1' action,
c'est se relier à autrui via le contrôle réflexif. Comme
le dit Descombes dans son commentaire de 1' ouvrage
de Ricœur, à propos de cette «capacité complexe qui
est le pouvoir d'être soi», «le "maintien de soi" [une
manifestation caractéristique de ce pouvoir d'être soi]
correspond, côté sujet, au fait que les autres comptent
sur lui et le lui font savoir, tant et si bien que ce sujet
finit par se tenir lui-même pour comptable de ce qu'il
fait ou dies».
Si la réflexivité peut être dispensée d'intervenir dans
le schéma causal-déterministe, c'est notamment, ai-je
indiqué, en raison d'un calibrage de la temporalité du
monde par sa stabilité, et en raison de la caractéri-
sation des situations d'action par la fréquence de ce
qui, en elles, obéit à un cours habituel de déroulement.
On comprend a contrario que l'intentionnalité et le
contrôle réflexif ne peuvent intervenir que si les situations
d'action sont variables, depuis les plus rituelles ou rou-
tinières jusqu'aux plus incertaines. Et les connaissances,
les représentations et les anticipations que forment les
acteurs sur les caractéristiques de chaque situation et sur
le comportement d'autrui dans ces situations obéissent
à la même distribution : les informations que je me
procure et mes hypothèses sur ma capacité d'agir sont
d'autant plus sujettes à révision que la séquence d'action
se déroule selon un schéma peu familier, dépourvu de
règles bien connues.
L'historicité qui prévaut alors n'est pas celle d'une
pure accumulation fondée sur la régularité des évé-
nements et la stabilité des configurations, mais bien
plutôt celle que Granger appelait, dans sa tripartition,

75. Vincent Descombes, «Le pouvoir d'être soi», art. cité, p. 573.

141
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le temps stochastique. En celui-ci, les événements ne


s'enchaînent pas de manière continûment prévisible, mais
se distribuent selon des probabilités qui conduisent les
acteurs à former des conjectures sur leur environnement
et sur les comportements des acteurs de leur environ-
nement. L'écoulement d'une période de temps est alors
« déterminé non pas tant par ses bornes antérieures et
postérieures que par les caractéristiques probabilitaires
des événements qui s'y distribuene 6 ». C'est par cette
requalification de l'historicité que nous pouvons com-
prendre, par exemple, comment Granger est conduit à
établir, dans son examen des modèles des sciences de
l'homme, que :

«Une théorie des décisions s'oppose à une simple théorie


des causes - ou si 1' on préfère à une théorie des détermi-
nations- en ce qu'elle fait intervenir à la fois un complexe
aléatoire et un optimum d'une part, et qu'elle articule, d'autre
part, un appareil d'information et un appareil d'action77 • »

Dans cette conception de 1'historicité, la situation


d'action acquiert des propriétés qui sont introuvables
dans un modèle causal-continuiste. Elle est affectée d'un
véritable coefficient d'aléa, l'incertitude étant à la fois
exogène (relative au comportement de la «Nature») et
endogène (relative au comportement des autres acteurs).
Elle conduit à former des évaluations sur le cours pré-
férable de 1' action et des interactions, pour déterminer
quel contrôle peut être exercé. Ces évaluations pro-
babilistes sont sujettes à des apprentissages, qui font

76. Gilles-Gaston Granger, Méthodologie économique, op. cit.,


p. 161.
77. Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l'homme,
Paris, Aubier, 1967, p. 104.

142
AGIR EN HORIZON INCERTAIN

passer 1' acteur de distributions initiales de probabilités


subjectives à des distributions révisées, par ajustement
aux informations nouvellement détenues. Ce compor-
tement bayésien confère son caractère dialectique à la
formation des jugements qui orientent 1'action. Comme
le souligne Granger78 , dans le comportement bayésien,
l'invariant postulé n'est plus «une certaine propriété
de régularité du monde, mais une cohérence de notre
démarche de manipulation de l'incertain». La distribution
initiale de probabilités sur la grandeur incertaine visée
par le sujet dans chaque cas donné où il forme des
croyances a, certes, une origine exogène, au même titre
que les préférences, dans 1' analyse économique. Mais
l'interprétation de la connaissance comme travail plutôt
que comme dévoilement d'un être en-soi caché présente
1' activité probabiliste de jugement liée aux actes inten-
tionnels et aux décisions « sous le biais le plus propre
à les [les probabilités] intégrer dans les structures les
plus complexes qu'une objectivation du comportement
de l'homme ne cesse et ne cessera jamais d'exiger79 ».

Concluons. Dans la vision qui en est le plus souvent


présentée, 1' opposition entre la sociologie et 1'économie
se cristallise autour des deux pivots de tout modèle d'ana-
lyse : l'acteur et l'environnement. L'acteur de la théorie
économique dominante serait un être générique, dont la
différenciation peut être comprise comme 1'expression
mathématique d'une distribution de caractéristiques ;
1' environnement de 1'acteur se ramène à un marché fait
de transactions nombreuses et anonymes, sans épaisseur
et sans mémoire; et toute situation d'interaction doit

78. Gilles-Gaston Oranger, Essai d'une philosophie du style,


op. cit., p. 294.
79. Ibid.

143
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pouvoir être analytiquement réduite à la confrontation


de deux entités (individus, entreprises, pays) opérant un
calcul optimisateur sur la base de toute l'information
disponible afin de maximiser un avantage ou un profit.
À cette homogénéité de l'acteur rationnel dans le modèle
économique standard, s'opposerait trait pour trait le
projet sociologique dans son essence même, dont Pareto
a formulé le programme80 : le territoire du sociologue
est celui de l'hétérogénéité, de l'action non logique, et
les comportements et pouvoirs dont l'économiste dote
l'acteur - maximisation des gains individuels, rationalité
optimisatri ce, capacité de calcul stratégique - n'auraient
de réalité et de validité analytique que dans certaines situa-
tions très particulières, et pour l'étude de certaines sphères
de l'activité en société, justiciables de modélisations
localement vraisemblables, mais jamais extrapolables
ni généralisables. Parmi les dimensions que prend cette
opposition figure le traitement du temps : réduction de la
dynamique des phénomènes à une statique en économie,
et, à l'inverse, déploiement de l'épaisseur historique de
l'action en sociologie, jusqu'à l 'historicisation radicale des
objets de la science sociale théorisée dans l'épistémologie
non poppérienne formulée par Passeron81 • Nous avons
cherché à montrer que cette opposition se transforme à
la faveur des évolutions et des compétitions théoriques
internes à chaque discipline qui se cristallisent notam-
ment autour de la relation entre temporalité de l'action

80. Jean-Claude Passeron, «Weber et Pareto. La rencontre de la


rationalité dans les sciences sociales», in Louis-André Gérard-Varet,
Jean-Claude Passeron (dir.), Le Modèle et l'Enquête. Les usages du
principe de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Éditions de
l'EHESS, 1995.
81. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris,
Nathan, 1991.

144
AG IR EN HORIZON INCERTAIN

et différenciation des acteurs. Le partage entre schèmes


déterministes et schèmes non déterministes traverse les
deux sciences, selon des termes qui sont désormais à
portée de comparaisons systématiques.
L'une des dimensions de la comparaison que nous
avons pratiquée doit être soulignée en ce point conclusif
de 1' analyse : comment les deux sciences conçoivent-
elles la relation entre action individuelle et composition
d'ensemble des actions individuelles ? L'économie dis-
pose d'un concept clé, qui gouverne toute l'architecture
de ses théories, le concept d'équilibre. Comme l'écrivent
Claude d'Aspremont, Rodolphe Dos Santos Ferreira et
Louis-André Gérard-Varet82 , l'objectif est de «dégager
dans 1' espace comme dans le temps une cohérence géné-
rale des actions», selon trois principes ainsi caractérisés :

« Un principe walrasien de compatibilité mutuelle des


actions des différents agents, [ ... ] un principe cournotien de
rationalité individuelle, ou de cohérence interne des choix
individuels d'actions par chaque agent, [ ... ] un principe de
coordination des anticipations, dans une ligne marshallienne,
[qui] concerne la cohérence entre les croyances, conjectures
ou plans sur la base desquels les agents choisissent leurs
actions 83 • »

L'analyse économique, notamment sous l'influence


de la théorie des jeux, a entrepris de déterminer plus
précisément comment se construisent ces équilibres,
en présence de toutes les « imperfections » du monde

82. Claude d'Aspremont, Rodolphe Dos Santos Ferreira, Louis-


André Gérard-Varet, «Fondements stratégiques de l'équilibre en
économie : coordination, rationalité individuelle et anticipations », in
Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (dir.), Le Modèle
et l'Enquête, op. cit., p. 449.
83. Ibid, souligné par les auteurs.

145
LE TRAVAIL CRÉATEUR

réel et surtout en présence de 1' interaction stratégique,


fruit de la différenciation provoquée par 1' altérité, des
incertitudes inhérentes à la prise en compte de 1' action
et de la réaction d'autrui et des asymétries (dotations
inégales, pouvoirs détenus, asymétries d'information et
de connaissance). Ceci pousse la recherche économique
à opérer une contextualisation plus poussée de ses ana-
lyses, notamment en spécifiant la dynamique des rapports
interindividuels. La prolifération des modèles particuliers
tend alors à suspendre ou à dissoudre la référence à
l'équilibre général comme suprême garantie d'efficacité
de l'action et de cohérence de l'explication.
Les trois principes évoqués peuvent aussi servir à
caractériser les différents niveaux auxquels est recherchée
l'articulation entre micro et macrosociologie. L'un des
enjeux du renouvellement théorique en sociologie n'est
pas fondamentalement différent du mouvement observé
en économie : c'est celui d'une qualification des diffé-
rences individuelles qui permette 1' analyse dynamique
des ajustements interindividuels, 1' espace d'analyse étant
aussi bien celui du conflit que celui de la négociation et
de la construction des accords, sans que le comportement
des acteurs soit d'emblée figé par l'imputation causale
déterministe et sans que les situations soient apurées des
éléments d'incertitude qui donnent substance simultané-
ment à l'autrui agissant et au cours de l'action.
CHAPITRE 2

Est-il rationnel de travailler


pour s'épanouir?

Le travail est généralement traité comme une grandeur


négative en analyse économique classique, où il reçoit
la qualité restrictive de « désutilité », de dépense d' éner-
gie individuelle en échange d'un salaire et de biens de
consommation auxquels ce salaire donne accès. Ce sont
le loisir et les biens de consommation qui sont source
de satisfaction et de bien-être individuel, le travail appa-
raissant alors comme une consommation négative. De la
sorte, 1' engagement sur le marché du travail et le choix
d'exercer tel ou tel emploi relèvent intégralement d'une
axiomatique classique de la rationalité du comportement
de maximisation sous contrainte : le choix d'exercer une
activité rémunérée ne se distingue en rien d'une dépense
d'énergie, et peut être entièrement compris comme un
arbitrage entre le sacrifice de bien-être qu'impose l'effort
et le gain de bien-être que procurent les biens et le loisir
acquis en contrepartie de la rémunération de 1' effort
productif.
Or le corrélat essentiel d'une telle analyse est la simpli-
fication extrême de la réalité du travail, qui fait obstacle
à l'observation la plus élémentaire des situations d'emploi
et des degrés très variables de la désutilité ressentie dans
1' accomplissement du travail. En enrichissant 1' analyse
microéconomique du travail et de la relation d'emploi,
il est possible d'identifier et de caractériser les différents

147
LE TRAVAIL CRÉATEUR

paramètres qui restituent au facteur travail ses propriétés


réelles, dans la diversité de ses incarnations et de ses
réalisations.
Lorsque chaque travail et chaque emploi sont vus
comme une combinaison particulière de caractéristiques,
il faut différencier symétriquement les individus pour
expliquer les choix et leur distribution, et il faut, par
voie de conséquence, reconsidérer le problème de la
maximisation du bien-être collectif. Car si le travail
devient facteur de bien-être et d'accomplissement et
s'il entre, comme une grandeur positive, dans la fonc-
tion d'utilité des individus, comment s'assurer que la
poursuite rationnelle par chacun de son bien-être dans
le travail est compatible avec le bien-être de la collec-
tivité tout entière ?
Les réponses à une telle question dépendent de deux
conceptions principales : la conception de l'individu et
des différences individuelles, d'une part, la conception
de 1' organisation des rapports sociaux dans le travail et
du système de production, à travers la double dimension
de la division du travail et de la concurrence interin-
dividuelle sur le marché du travail, d'autre part. Il est
remarquable que les théories qui ont le plus insisté
sur la valeur d'épanouissement personnel que renferme
1' exercice du travail qualifié postulent simultanément un
haut degré d'égalité des talents individuels ou la forte
complémentarité des talents différents détenus par les
individus dans une communauté sociale, pour abolir ainsi
ce qui, du mécanisme de concurrence interindividuelle,
engendre les distorsions de la division du travail et, à
travers la spécialisation des compétences productives, la
très forte inégalité des emplois à procurer du bien-être
dans l'exercice d'une activité productive. Est-ce la seule
voie possible ?
Pour appréhender toutes les implications du renverse-

148
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

ment de perspective qui cherche à faire du travail une


grandeur positive, je développerai une double argumen-
tation.
On peut certes décrire dans le vocabulaire de la consom-
mation certains éléments du choix et de l'exercice d'un
travail qui font l'objet d'une compensation monétaire,
mais l'individu au travail n'est pas simplement assimi-
lable à un consommateur. D'une part, il ne choisit pas
simplement le niveau d'investissement scolaire au terme
duquel il sera plus ou moins diplômé, et d'autre part, et
surtout, l'exercice du métier transforme l'individu. Car
1'extension dans le temps de 1'activité professionnelle
et de la relation d'emploi permet à des compétences et
des qualités non présentes à 1' origine de se manifester
et d'émerger : 1'expérience acquise et 1'exercice de
l'emploi renseignent l'individu sur des capacités qu'il
détenait à 1' état virtuel, ou lui procurent des compétences
supplémentaires, bien au-delà de sa formation initiale.
Pour comprendre en quoi le travail a pu être analysé
comme une condition de la réalisation de soi, je dois
introduire la dimension de l'incertitude. Si l'on admet,
d'une part, que les travaux traditionnellement considérés
comme épanouissants se caractérisent par le caractère
faiblement routinier des tâches et des situations de tra-
vail, et par une forte composante de prise de risque,
et que, corrélativement, ces métiers font appel à des
talents et des compétences dont l'individu n'est pas cer-
tain d'être doté au départ, et qui ne lui sont révélés ou
procurés que dans 1' exercice même du travail concerné,
on concevra qu'il peut être rationnel pour un individu
de choisir les emplois ou les séquences d'emploi qui le
renseignent le mieux sur ses aptitudes, et que ces choix
sont risqués. La description du travail et de la relation
d'emploi est ainsi enrichie, mais ne se soumet pas à un
simple principe de segmentation par la qualification. Il

149
LE TRAVAIL CRÉATEUR

paraît logique d'associer la valeur expressive du travail


à l'exercice d'une activité complexe et qualifiée, mais
une fois contrôlés tous les déterminants qui agissent
sur les chances d'accès à une profession supérieure,
il demeure des écarts interindividuels de réussite qui
désignent le coefficient d'incertitude inhérent à la pratique
des activités réputées les plus épanouissantes. L'horizon
temporel dans lequel s'inscrivent ces activités doit être
long, et n'a rien d'un agenda programmable ab initia.
Et la valeur d'accomplissement que recèlent de telles
activités est associée à un degré élevé d'individualisation
des situations d'activité.

Le travail : de l'homogène à l'hétérogène

Les postulats de base

Dans 1' analyse économique néoclassique, la théorie


de l'équilibre concurrentiel part d'un «marché fictif,
abstrait, homogène, sur lequel des ajustements perma-
nents, instantanés et transparents permettent à des agents
optimisateurs d'effectuer leurs choix 1 ». Le travail y est
l'objet d'une série de schématisations.
Dans le modèle de base, le travail constitue un usage
contraint du temps, employé à obtenir les rémunérations
qui permettent d'acquérir des biens de consommation
et des services. Le travail est une grandeur homogène,
quantifiable et parfaitement divisible, un input requis
pour produire des biens, dont l'offre détourne l'individu
de l'autre emploi possible de son temps, le loisir. Les
biens de consommation et le loisir sont les seuls argu-

1. Bernard Gazier, Économie du travail et de l'emploi, Paris,


Dalloz, 1991, p. 152.

150
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

ments de l'utilité individuelle. Le fait qu'ils satisfassent


les besoins élémentaires de survie et de reproduction
de la force de travail, et qu'au-delà d'un certain seuil
de revenu, le travail permette 1' accès à des biens et
des services propres à satisfaire des besoins plus éle-
vés est une distinction décisive, mais qui ne concerne
1' emploi de la ressource travail que dans sa dimension
quantitative, dès lors qu'il s'agit de modéliser le com-
portement de choix entre les quantités de travail et de
loisir requises pour maximiser le bien-être individuel.
Dans tous les cas, le travail relève de 1' empire de la
nécessité, et n'a qu'une valeur négative, une « désuti-
lité », puisqu'il impose de renoncer au loisir, et qu'à
ce prix sont acquis des biens.
Retenons ce premier trait : plus on réduit le travail à
une quantité homogène, plus on 1'assimile à une désu-
tilité, à seule fin de déterminer comment optimiser le
choix entre le niveau d'effort à consentir et la quantité
de loisir souhaitée. D'autres hypothèses sont faites pour
réduire 1' engagement (par le travailleur) ou 1' achat (par
le producteur) du facteur travail à un problème de prix
et de quantités : elles dépendent logiquement de cette
réduction première du travail à une grandeur homo-
gène. Le modèle théorique néoclassique du marché de
concurrence pure et parfaite traite en effet le marché
du facteur travail comme celui de tout bien divisible :
travailleur et producteur sont supposés agir rationnelle-
ment, ajuster continuellement leurs arbitrages respectifs
entre travail et loisir, et entre travail et capital, et réagir
avec une flexibilité totale aux variations de la demande
finale de biens de consommation. C'est parce que le
travail est réduit à une quantité homogène, dont le prix
fournit toute l'information nécessaire sur les emplois
et les employeurs, que le marché du travail est consi-
déré comme transparent : l'information est parfaite sur

151
LE TRAVAIL CRÉATEUR

les salaires proposés, sur la nature des emplois et sur les


caractéristiques (aptitudes, qualifications, motivations) des
travailleurs et des employeurs. Et sous ces conditions, les
transactions portant sur la grandeur travail sont logique-
ment assimilables à des échanges de biens, grâce à une
divisibilité parfaite de la marchandise, à un ajustement
permanent des quantités demandées et des offres, et à
la variabilité parfaite des prix.
Ce cadre d'hypothèses a pour fonction de rendre
symétriques le comportement de l'employeur et celui de
l'employé, et d'organiser le jeu des offres et des demandes
de travail comme une somme de décisions individuelles,
hors de toute interaction stratégique. L'employeur doit
déterminer quelle combinaison de facteurs permet de
produire au moindre coût la quantité qui maximise les
profits. Le travailleur, quant à lui, détermine continûment,
en fonction de ses préférences, quelle combinaison de
revenu et de loisir permet de maximiser son bien-être.
La désignation courante du travail comme une consom-
mation négative symbolise bien le traitement réservé au
facteur travail dans la théorie dominante de 1'économie
concurrentielle d'échange.

Travail, formation et différenciation des emplois

Un premier enrichissement de l'analyse vient de l'intro-


duction de la variable principalement responsable des
différences de rémunération, la formation qualifiante. La
hiérarchie des salaires et la hiérarchie des emplois sont
principalement liées à des différences de qualification.
Deux formes essentielles d'investissement procurent des
qualifications : la formation générale est accumulée ini-
tialement, dans les études, puis dans les programmes de
formation continue, et au fil de 1'expérience de travail

152
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

même ; la formation spécifique à la firme, et à 1' emploi


qui y est occupé, procure des compétences moins aisé-
ment transférables d'une firme à l'autre. Cette double
modalité d'acquisition des compétences explique, selon
la majorité des enquêtes, de 30 %à 50 %de la variance
des salaires.
L'analyse en termes d'investissement permet de diffé-
rencier les emplois selon le type de formation générale
qu'ils exigent et selon le type de formation générale et de
formation spécifique qu'ils procurent, comme le souligne
Jacob Mincer :

« Les processus par lesquels les gens développent leurs


compétences [skills} à l'école, au travail et par la mobilité
géographique et la recherche d'emploi sont fondamentaux
pour comprendre non seulement pourquoi les revenus
des individus diffèrent, mais encore pour comprendre le
développement économique et social d'un pays. Certes,
d'autres facteurs influent également sur les gains, tels
que la discrimination, 1'appartenance à un syndicat, une
aptitude innée, ou simplement la chance. Mais l'impor-
tance de tous ces facteurs est plus aisée à évaluer si
l'on comprend bien le processus de développement des
compétences d'un individu et ses conséquences. [ ... ] Le
mérite essentiel de la théorie du capital humain pour
l'économie du travail est de permettre d'analyser l'hété-
rogénéité du travail et les processus d'investissement à
caractère temporel qui jouent un rôle dans la création de
1'hétérogénéité 2 • »

Ce caractère composite de 1' accumulation de capital


humain conduit à un point essentiel : le temps de l'indi-

2. Jacob Mincer, préface à Solomon Polachek, Stanley Siebert,


The Economies ofEarnings, Cambridge, Cambridge University Press,
1993, p. XIII.

153
LE TRAVAIL CRÉATEUR

vidu ne doit plus simplement être partagé entre travail


et loisir, mais bien entre travail, formation et loisir.
Les emplois les plus qualifiés ont exigé une formation
initiale longue, mais ils sont aussi ceux qui procurent
aux individus les meilleures chances d'accumuler des
compétences dans 1' exercice même de leur travail, et
sur un horizon long de développement individuel. Un
point essentiel concerne la valeur de cette accumulation
postérieure à la formation initiale. La question apparaît
lorsque 1' analyse porte sur la relation entre 1' évolution du
salaire individuel dans le temps (l'ancienneté en emploi)
et la courbe de la productivité individuelle. Pourquoi le
salaire croît-il avec l'âge? Est-ce parce que l'évolution
de la rémunération exprime 1' évolution de la productivité
du travailleu~ ?
Selon la théorie du capital humain, la productivité
individuelle est fonction de la quantité de capital humain
détenue par le travailleur, sachant qu'un individu accu-
mule des unités de capital humain à des rythmes divers

3. Le raisonnement se fait ici à type et à contexte d'emploi


constants, sans que soient considérés deux autres sources essentielles
de hausse du salaire individuel, la promotion à un poste nouveau et le
changement volontaire d'entreprise, et sans que soient évoquées les dif-
férences de taux de rémunération qui peuvent résulter d'imperfections
du marché concurrentiel, telles que les écarts de rémunération entre
branches industrielles (analysées, par exemple, par Lawrence Katz et
Lawrence Summers, « Industry Rents : Evidence and Implications »,
Brookings Papers : Microeconomies 1989, p. 209-290) ni le cas
plus complexe du changement de métier. Pour une présentation des
divers modèles explicatifs des salaires, voir Robert Willis, « Wage
Determinants : A Survey and Reinterpretation of Human Capital
Eamings Functions )), in Orley Ashenfelter, Richard Layard (dir.),
Handbook of Labor Economies, Amsterdam, North-Rolland, 1986,
p. 525-602 et Solomon Polachek, Stanley Siebert, The Economies
of Earnings, op. cit.

154
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

dans sa période d'éducation et tout au long de sa vie


active. La distinction clé porte sur les deux espèces
de capitaux accumulables : le capital général résulte
d'une dotation initiale (transmise par la famille), d'un
investissement initial dans la formation scolaire, et d'une
accumulation postérieure de savoirs, d'informations et
d'expériences de travail; le capital spécifique élève
la productivité du travailleur dans ce contexte précis
d'emploi et justifie une progression du salaire liée à
1'ancienneté dans la firme. Mais le capital ainsi accu-
mulé se déprécie aussi avec le temps. Si la composition
des deux effets donne un résultat positif, le salaire doit
augmenter avec 1'ancienneté, parce que c'est le salaire
concurrentiel, continûment ajusté à la productivité de
l'individu.
En réalité, les pratiques salariales s'écartent fréquem-
ment de ce modèle théorique : les pratiques obser-
vées sur le marché du travail montrent comment des
travailleurs jeunes sortis du système de formation et
dotés des savoirs les plus récents sont substitués à des
travailleurs plus expérimentés, situés au point haut de
la courbe de leur carrière salariale. Si la courbe de la
rémunération qui constitue la carrière salariale du tra-
vailleur ne correspond pas à une évolution homologue
de sa productivité, il faudra expliquer le décalage, à
un instant donné, entre la productivité du salarié et le
niveau de sa rémunération. Divers modèles théoriques
ont été développés. La théorie du salaire d'efficience
fait dépendre la productivité du travailleur du niveau
même de son salaire, en posant que le contrôle de la
productivité du travailleur par l'employeur est impar-
fait et qu'un salaire supérieur au salaire concurrentiel
qui est ajusté à la productivité permet à 1' employeur
d'inciter le travailleur à fournir le niveau d'effort sou-
haité, ou d'attirer les meilleurs travailleurs, ou de gérer

155
LE TRAVAIL CRÉATEUR

équitablement les situations des différents travailleurs4 •


Le modèle du contrat à paiement différé 5 fait jouer
un rôle central à la durée de la relation contractuelle
d'emploi : la productivité est supposée constante, mais
le prix demandé par le salarié pour travailler devrait
s'élever avec 1' âge pour compenser la pénibilité crois-
sante de 1' effort consenti, et 1' entreprise égalisera, dans
la durée, le salaire à la valeur du produit marginal,
en sous-rémunérant le travailleur en première période
de contrat et en le surrémunérant en seconde période,
de sorte que sera versé, sur la durée du cycle de vie,
1' équivalent du salaire concurrentiel. Ce modèle suppose
donc des relations d'emploi de long terme, au sein d'un
marché interne du travail : le contrat a une fonction
d'assurance, qui fait partie du pacte salarial.
Dans ces deux derniers modèles, cependant, l'homogé-
néité du facteur travail reste un postulat essentiel. Dans
les modèles à paiement différé, on postule certes que
l'individu ressent différemment la désutilité du travail
dans la durée, mais la productivité du travailleur est
supposée constante, ce qui revient à dire que 1' expérience
de travail ne procure aucune qualification ou informa-
tion supplémentaire au travailleur et que le temps qui
s'écoule a l'homogénéité de la durée mathématique d'une
négociation portant, au début d'une période, sur toute la
carrière d'emploi d'un travailleur identique à lui-même.

4. George Akerlof, Janet Yellen (dir.), Efficiency Wage Models


of the Labor Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
5. Edward Lazear, « Why is there mandatory retirement?»,
Journal ofPolitical Economy, décembre 1979, p. 1261-1284; Robert
Hutchens, « Seniority, Wages and Productivity: A Turbulent Decade»,
Journal of Economie Perspectives, 1989, 3(4), p. 49-64 ; Gérard
Ballot, « La théorie des contrats à paiement différé », Travail et
Emploi, 1992, p. 60-71.

156
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

Dans les modèles à salaire d'efficience, la productivité


varie certes selon les individus, mais les différences
compensables par des incitations sont d'abord considérées
du point de vue de 1' employeur qui est imparfaitement
informé et qui ne peut pas ajuster le salaire concurrentiel.
Parmi les autres explications qui ont été avancées
pour rendre compte des différences de rémunération du
travail, celle des différences égalisatrices, formulée par
Adam Smith6 , a connu une fortune importante. Dans
un marché concurrentiel du travail, des différences de
salaires servent à égaliser les avantages nets des divers
emplois. Smith avait établi une première liste de carac-
téristiques des emplois génératrices de compensations
salariales égalisatrices : 1' agrément ou la pénibilité de
1'emploi, les difficultés et le coût d'apprentissage du
métier, le caractère constant ou inconstant de 1'activité
exercée, le degré de confiance exigé du travailleur, la
probabilité ou la forte incertitude de la réussite dans le
métier. Le modèle des investissements en capital humain,
comme on 1' a souvent souligné, entre bien dans ce cadre,
puisque les écarts de rémunération entre des individus
inégalement qualifiés sont destinés à compenser les
coûts d'acquisition de la formation. Mais l'intérêt de
l'argument des différences égalisatrices est d'introduire
une caractérisation plus complexe des emplois et de la
relation d'emploi.
Postuler que les « avantages nets » respectifs des
emplois qualifiés et des emplois non qualifiés doivent,
sur la durée du cycle de vie, être égaux peut se heurter
à l'objection de bon sens selon laquelle les métiers
où le travail est déplaisant et précaire sont aussi ceux
qui sont en général le plus mal rémunérés. Il importe

6. Adam Smith, Recherches sur la nature et la cause de la


richesse des nations, trad. fr., Paris, Gallimard, 197 6 [ 177 6].

157
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'identifier, de hiérarchiser et de contrôler les facteurs


responsables des écarts de rémunération - le raison-
nement des différences égalisatrices et compensatrices
s'appliquant alors à niveau de qualification et donc à
coût de formation donnés - et de vérifier s'il y a colli-
néarité entre les variables - la qualification pouvant, par
exemple, être corrélée avec 1' agrément du travail. Pour
certaines caractéristiques, ce contrôle est relativement
aisé et les différences salariales compensatrices peuvent
être intégrées dans un comportement rationnel d'offre de
travail à un niveau de salaire déterminé : ainsi, à niveau
de qualification donné, un travail qui comporte des risques
physiques doit être mieux rémunéré qu'un emploi sûr.
Mais d'autres caractéristiques des emplois et de la rela-
tion entre l'individu, son emploi et son employeur sont
moins aisées à connaître d'emblée et à observer, ou ne
se révèlent que dans l'exercice même du métier. Il en
va ainsi de la probabilité du succès ou des relations de
confiance, pour en rester à la liste d'Adam Smith, mais
aussi des perspectives d'accumulation de capital humain
par la formation sur le tas qu'offre un emploi, ou de la
vitesse avec laquelle une compétence professionnelle peut
devenir obsolète s'il y a une interruption momentanée
d'exercice ou une activité à mi-temps 7 •
L'une des dimensions génératrices de différences éga-
lisatrices mérite ici une attention particulière : ce sont les
avantages et désavantages non monétaires d'un emploi ou
d'une profession. Un exemple particulièrement évocateur
de traitement économique du choix professionnel en ces
termes, volontiers mentionné par des auteurs comme
Adam Smith, Alfred Marshall ou Milton Friedman, est

7. Sol ornon Polachek, « Occupational Self-Selection : A Human


Capital Approach to Sex Differences in Occupational Structure»,
Review of Economies and Statistics, 1981, 63, p. 60-69.

158
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

celui des métiers artistiques 8 • Ces métiers - tout du


moins ceux qui sont exercés avec une forte indépen-
dance professionnelle - paraissent se situer au sommet
de 1'échelle des professions pour à peu près chacun des
déterminants que prennent traditionnellement en compte
les études psychosociologiques de la satisfaction dans le
travail - nature des tâches accomplies selon leur variété,
leur complexité et leur aptitude à mettre en valeur toutes
les compétences individuelles, sentiment de responsabi-
lité, considération, reconnaissance du mérite individuel,
conditions de travail, rôle de la compétence technique
dans la définition et le mode d'exercice de l'autorité
hiérarchique, degré d'autonomie dans 1'agencement des
tâches, structure des relations professionnelles avec les
supérieurs, les collègues et les subordonnés, prestige
social de la profession et statut accordé à ceux qui y
réussissent. La liberté d'organiser son travail n'est -elle
pas après tout la condition par excellence de 1'accom-
plissement artistique authentique9 ?
L'argument des avantages non monétaires est si puissant
qu'il a traditionnellement fourni le socle de l'enchante-
ment idéologique du travail artistique. Le niveau modal
des gains issus du travail artistique est en effet généra-

8. J'examine l'argument des avantages non monétaires et ses


dérives possibles dans le chapitre 5, p. 277 et suivantes.
9. Voir sur ce point les travaux de John Goldthorpe, Keith Hope,
The Social Grading of Occupations. A new approach and scale,
Oxford, Clarendon Press, 1974; Donald Treiman, Occupational
Prestige in Comparative Perspective, New York, Academie Press,
1977 ; Christopher Jencks, Lauri Perman, Lee Rainwater, « What Is
A Good Job? A New Measure ofLabor-Market Success », American
Journal of Sociology, 1988, 93, p. 1322-1357; Christine Chambaz,
Éric Maurin, Constance Torelli,« L'évaluation sociale des professions
en France : construction et analyse d'une échelle des professions»,
Revue française de sociologie, 1998, 39(1), p. 177-226.

159
LE TRAVAIL CRÉATEUR

lement médiocre, si bien qu'il faut imputer aux artistes


des préférences et des capacités telles qu'ils semblent
motivés quasi exclusivement par des considérations non
pécuniaires, ou, en d'autres termes, qu'ils acceptent de
beaucoup ou tout sacrifier à 1' exercice de leur art et aux
satisfactions souveraines qu'il sera réputé leur procurer.
Son intérêt est de donner un relief particulier à la liaison
à établir avec les différences individuelles fondées sur
les goûts et les espèces diverses de capital humain qui
sont propres à motiver un choix professionnel : les pré-
férences et les capacités des sujets, et les informations
dont ils disposent, parce qu'elles diffèrent d'un individu
à 1' autre, conduisent chacun à évaluer différemment les
avantages relatifs des diverses professions 10 •

10. Mark Killingsworth et James Heckman rappellent l'intérêt


et les limites de l'approche par les différences égalisatrices dans le
progrès du traitement du travail comme grandeur hétérogène : « En
dépit de leur importance potentielle pour l'analyse de l'offre de travail,
les recherches ont été peu nombreuses jusqu'ici à prendre en compte
explicitement l'hétérogénéité du travail dans les modèles d'offre de
travail. Pour l'essentiel, les études dans lesquelles l'hétérogénéité du
travail a été prise en considération ont traité des différences égali-
satrices de salaires, et donc de salaires plus que d'offre de travail
pour elle-même. Ces études ont procédé à des régressions des taux
salariaux sur des variables d'emploi - variables continues mesurant
les caractéristiques des emplois, ou variables muettes caractérisant
"l'emploi détenu" - et sur d'autres variables telles que l'éducation,
l'expérience de travail, etc. De telles études fournissent peu ou pas
d'information sur les préférences (qui pourraient être utiles pour
comprendre l'offre de travail pour des emplois hétérogènes). Pour la
plupart, elles estiment le différentiel de salaire compensateur exigé
par l'individu marginal pour modifier le volume d'une caractéristique
particulière d'un emploi ou pour changer d'emploi. Surtout, de telles
études ignorent généralement le fait que les "variables d'emploi"
inclues dans de telles régressions sont endogènes. Paradoxalement,

160
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

Le modèle de 1'appariement

Un troisième type de modèle théorique, la théorie


des appariements ou du «job matching 11 », présente
l'intérêt d'enrichir l'analyse de la relation d'emploi et
de son extension dans le temps sur trois points décisifs
qui sont nécessaires pour progresser vers une analyse
du travail comme grandeur hétérogène : les individus
sont inégalement productifs, les emplois diffèrent les uns
des autres par les caractéristiques qu'ils exigent, et les
employeurs comme les employés ne savent pas a priori
si le mariage entre le travailleur et 1'emploi offert sera
de bonne qualité. À partir des deux premiers points, on
conçoit la relation d'emploi comme un appariement plus
ou moins réussi : un bon appariement garantit une bonne
productivité, croissante avec 1' ancienneté (conformément
au modèle d'investissement en capital humain), d'où
la corrélation positive entre salaire et ancienneté pour
ceux qui sont bien appariés à leur emploi. Le troisième
point permet de concevoir la relation d'emploi comme

l'analyse de l'offre de travail dans un modèle d'emploi hétérogène


peut aussi fournir une information utile sur les forces qui engendrent
des différentiels salariaux compensateurs. En utilisant une information
sur 1' offre de travail autant que sur les salaires, on peut estimer les
paramètres d'offre (par exemple la fonction d'utilité) qui sous-tendent
les différentiels compensateurs tout en tenant compte explicitement du
caractère endogène des "variables d'emploi" des individus. [ ... ]C'est
que les données sur l'offre de travail au sein de différents emplois
sont engendrées par la même structure de préférence qui engendre
le choix d'un emploi et les différentiels salariaux compensateurs. »
(Mark Killingsworth, James Heckman, « Female Labor Supply : A
Survey », in Orley Ashenfelter, Richard Layard (dir.), Handbook of
Labor Economies, op. cit., p. 140 sq).
11. Boyan Jovanovic, « Job Matching and the Theory of Turnover»,
Journal of Political Economy, 1979, 87, p. 972-990.

161
LE TRAVAIL CRÉATEUR

un ajustement mutuel entre l'employeur et l'employé qui


révèle progressivement à chacun des deux acteurs (le
principal et 1' agent) la valeur de ses choix. La dynamique
de 1' appariement situe 1' optimisation des choix dans un
contexte d'incertitude et se construit sur la recherche
et 1' accumulation d'informations : la caractérisation des
acteurs et des situations de travail est enrichie sans que le
paradigme de la rationalité soit exténué. Enfin, 1'une des
implications du modèle est de faire émerger une variable
jusqu'ici absente, les différences individuelles de talent.
On est ainsi conduit à qualifier les emplois d'un côté
et les travailleurs de 1' autre par des ensembles respectifs
d'attributs ou de caractéristiques. Les transactions sur
le marché du travail sont assimilables à des mariages
plus ou moins durables, à des « appariements » dont la
qualité conditionne l'efficience de la relation d'emploi.
La situation d'emploi optimale correspond, en régime
d'équilibre, à un appariement réussi :

« Obtenir le plus à partir des ressources disponibles exige


d'apparier le type approprié de travailleur avec le type
approprié de firme ; le marché du travail doit résoudre un
problème de mariage [... ].
Une transaction de marché est considérée comme une
vente liée dans laquelle le travailleur simultanément vend
les services de son travail et achète les attributs de son
emploi. Ces attributs sont fixés pour chaque emploi, mais
peuvent varier d'un emploi à l'autre. Ainsi, le travailleur
exerce son choix sur les attributs préférés de 1'emploi en
choisissant le type approprié d'emploi et d'employeur. De
1' autre côté, les employeurs, dans le même mouvement,
achètent les services et caractéristiques de travailleurs et
vendent les attributs des emplois offerts sur le marché. Les
caractéristiques d'un travailleur particulier sont fixées, mais
peuvent différer d'un travailleur à l'autre. Un appariement
acceptable advient lorsque les choix préférés d'un employeur

162
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

et d'un employé sont mutuellement cohérents, lorsque letra-


vailleur trouve que les attributs du job offert par 1'employeur
sont les plus désirables, et lorsque 1' employeur trouve que
les caractéristiques productives du travailleur sont les plus
désirables, tous deux parmi tous les choix faisables 12 • »

Dans la transaction ainsi conçue, on peut distinguer


les critères du choix fait par le travailleur pour déter-
miner les attributs des emplois qui correspondent à ses
préférences, d'un côté, et les caractéristiques recher-
chées par 1'employeur auprès des travailleurs candidats
à un emploi et détenteurs d'aptitudes et de compétences
acquises, de 1' autre côté. L'explication de la dispersion
des rémunérations selon les professions et les emplois
mettra en évidence 1' action cumulée de trois principales
catégories de facteurs, selon la distinction opérée par
Sherwin Rosen.
Certains facteurs sont des caractéristiques des emplois
que prend en compte la théorie des différences égali-
satrices évoquée plus haut. Ces caractéristiques ont un
prix positif ou négatif qui s'ajoute ou se soustrait à la
rémunération, le travailleur exerçant son choix, tel un
consommateur, entre un panier de biens équivalents entre
lesquels s'exercent des préférences dont le fondement
reste ininterrogé 13 • Les conditions de travail occupent

12. Sherwin Rosen, «The Theory of Equalizing Differences»,


in Orley Ashenfelter, Richard Layard (dir.), Handbook of Labor
Economies, op. cil., p. 642.
13. Comme le note Rosen : «Le salaire payé de fait est donc la
somme de deux transactions conceptuellement distinctes, 1'une pour
des services de travail et des caractéristiques de travailleur, l'autre
pour des attributs d'emploi. Le prix positif que le travailleur paie
pour les activités préférées d'emploi est soustrait du paiement en
salaire. Le prix payé par les employeurs pour inciter les travailleurs
à entreprendre des tâches pénibles prend la forme d'une prime sala-

163
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le premier rang : à qualification donnée, les activités


offrant des conditions de travail favorables attirent des
travailleurs à des salaires inférieurs à la moyenne, tandis
que des primes salariales sont nécessaires pour inciter
à accepter des emplois dotés de conditions de travail
pénibles, désagréables ou dangereuses. Cette grandeur
des «conditions de travail et d'emploi» comprend clas-
siquement des attributs mesurables tels que la pénibilité
ou la dangerosité du travail, et, sur le versant positif, les
caractéristiques des tâches à accomplir et de leur contexte
organisationnel (prestige, variété ou routine des tâches,
autonomie et responsabilité dans 1' organisation de son
travail, situation devant l'autorité hiérarchique, valori-
sation du travail personnel. .. ), les conditions d'exercice
de 1' emploi (horaires souples ou rigides, fréquence et
hauteur de rémunération du travail de nuit, du travail
supplémentaire ... ), le degré de sécurité dans l'emploi
et le profil de la carrière salariale (risques de chômage,
saisonnalité de 1' emploi, perspectives de promotion et
de gains dans le cours de la carrière), la composition
des éléments de rémunération (vacances, retraite, régime
de protection sociale, fiscalité des revenus, avantages
en nature s'ajoutant à la rémunération directe, dépenses

riale, un prix négatif pour l'emploi. La distribution observée des


salaires apure à la fois les marchés pour toutes les caractéristiques
des travailleurs et pour tous les attributs d'emploi. En ce sens, le
marché du travail peut être considéré comme un marché implicite en
attributs d'emploi et de travailleur. L'équilibre de marché résultant
associe un salaire à chaque tâche. L'ensemble des salaires et les
attributs et caractéristiques mesurables associés à toutes ces tâches
sont les différences égalisatrices observées sur le marché. [ ... ] Il faut
remarquer que tant la théorie des différences égalisatrices que ses
applications sont fondées sur le postulat d'une information parfaite
des deux côtés du marché» (ibid., p. 642).

164
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

liées à la fonction exercée et non indemnisées ... ), les


caractéristiques de l'environnement d'implantation (pol-
lution, densité démographique, climat, équipement en
infrastructures sociales, culturelles, en équipements de
transport et de commerce, etc.).
D'autres facteurs caractérisent une fonction d'inves-
tissement dans 1' acquisition de compétences selon un
processus de formation qui s'étend sur la durée entière
du cycle de la vie active (à travers la formation diplômée,
la qualification, la formation continue et 1' expérience sur
le tas), et appartiennent au modèle théorique du capital
humain présenté plus haut : à ce titre, la théorie des
appariements peut être conçue comme une extension
englobante de la théorie du capital humain. On peut,
comme le suggèrent Daniel Hamermesh et Albert Rees 14 ,
considérer les deux types de formation figurant dans cette
fonction d'investissement - la formation générale et la
formation spécifique - comme les termes d'un conti-
nuum, et situer sur ce continuum la formation spécifique
à la profession, l'investissement propre à la branche
d'emploi, les compétences particulières demandées par
l'employeur, de manière à affiner la caractérisation du
contexte d'emploi et à faire apparaître les divers facteurs
de variation de la demande de travail.
La liaison à établir entre les diverses composantes de
la qualification permet ainsi de compléter la description
de la relation d'emploi. L'employeur cherche à obtenir
du travailleur une productivité croissante à travers la
formation acquise par celui-ci sur le tas. De son côté,
le travailleur recherche dans un emploi non seulement
le meilleur prix pour une quantité de travail et une qua-
lification données, mais aussi les meilleures opportunités

14. Daniel Hamermesh, Albert Rees, The Economies ofWork and


Pay, New York, Harper and Row, 1988.

165
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'accroissement de son capital d'expérience. Une asymé-


trie émerge dans la relation d'emploi ainsi conçue si le
travailleur a la faculté de transférer les gains en capital
spécifique vers un emploi dans une autre entreprise, où
ses prétentions salariales seront ajustées au niveau de
formation générale acquise et d'expérience accumulée.
En situant formation générale et formation spécifique
sur un continuum, on suggère en somme qu'un emploi
nouveau procure simultanément des compétences géné-
rales, transférables dans un autre contexte d'emploi ou
un autre environnement, et des compétences spécifiques
élevant la productivité du travailleur dans le seul contexte
actuel de cet emploi. On peut voir dans l'emploi un
«paquet bien ficelé de travail et d'apprentissage» (a
tied package of work and learning) :

«Un travailleur vend les services de ses compétences et,


conjointement, achète l'opportunité d'accroître ces compé-
tences. Le potentiel d'apprentissage est considéré comme
un produit dérivé de 1' environnement de travail, lié à une
activité de travail spécifique, mais variant d'activité en
activité et d'emploi en emploi. Certains emplois procurent
plus d'opportunités d'apprentissage, d'autres moins. Il y
a là une marge de choix à la fois pour les travailleurs et
pour les firmes. [ ... ] La firme est considérée comme pro-
duisant à la fois de l'output commercialisable et de l'output
de formation, résumée par une frontière de possibilités de
production entre les deux 15 • »

Si 1' on conçoit la qualification comme la résultante


des deux types d'investissement, la stratification des
emplois selon le niveau de qualification signifie que
1' apprentissage sur le tas est un facteur de différen-

15. Sherwin Rosen, «The Theory of Equalizing Differences»,


art. cité, p. 677.

166
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

ciation de la main-d' œuvre d'autant plus fort que les


emplois procurent davantage de capital d'expérience. En
d'autres termes, plus l'investissement spécifique entre
dans la définition de la qualification et est corrélé à la
productivité individuelle, plus le facteur travail incorpore
des caractéristiques non standardisées, exprimant les
propriétés particulières de l'environnement d'emploi et
de la qualité de la relation chaque fois particulière entre
un employeur et un employé.
Enfin, il existe des différences interindividuelles qui
ne peuvent pas résulter de choix, et auxquelles je vais
rn' arrêter maintenant.

L'hétérogénéité interindividuelle
et les facteurs de différenciation inégalitaire

Le principe de l'analyse est de différencier simul-


tanément les emplois et les individus, sans considérer
les caractéristiques des uns et des autres comme des
réalités indépendantes. La stratification du marché du
travail selon les niveaux de qualification requis dans
les différentes classes d'emplois révèle ainsi qu'une
grandeur en apparence aussi aisément mesurable que la
qualification est en réalité complexe. La relation et le
contexte d'emploi restituent au capital de formation son
caractère double et son profil temporel : la formation
initiale devient progressivement obsolète, pendant que
1'expérience professionnelle et 1'acquisition de la for-
mation sur le tas prennent de 1' importance.
De même, plus on enrichit la caractérisation des
emplois par la combinaison de leurs attributs, plus ceux-
ci offrent des profils différents selon les préférences et
les capacités de chacun.
Si tous les travailleurs avaient des aptitudes et des

167
LE TRAVAIL CRÉATEUR

capacités d'investissement en formation égales et des


goûts semblables, et si les emplois ne différaient que par
le niveau de qualification et le salaire correspondant, à
l'exclusion de caractéristiques non monétaires, les inégali-
tés de salaires représenteraient les compensations offertes
pour les dépenses plus ou moins élevées d'acquisition
de la qualification (coûts directs de formation, sacrifices
de gains dans la période de formation, longueur de la
vie active) qu'ont engagées les individus. Ce serait là
réduire 1'hétérogénéité observée de la main-d' œuvre et
des professions à une dimension simple, et poser que
1' offre à long terme de travail pour chaque profession
est parfaitement élastique moyennant un taux de salaire
suffisant pour égaliser la valeur présente des revenus
de chaque individu au long du cycle de vie dans toutes
les professions. Comme le souligne Robert Willis, il
s'agit là du « programme fort » de la théorie du capital
humain, celui qui fait prévaloir des conditions d'égalité
d'opportunité et d'égalité d'aptitude :

« L'hypothèse du capital humain homogène considère


les travailleurs comme apportant au marché du travail un
nombre d'unités homogènes de travail qui est proportionnel
à leur stock de capital humain accumulé. Donc tous les
travailleurs sont des substituts parfaits dans la production à
des ratios proportionnels à leur dotation en unités efficientes.
Autrement dit, un investissement donné en capital humain
accroît d'un montant semblable la productivité physique
d'un individu dans toutes les activités de production. [ ... ]
Cette hypothèse, qui va contre les faits, est ordinairement
justifiée comme une simplification inoffensive qui permet
à 1' analyste d'abstraire à partir des détails des compétences
professionnelles pour se concentrer sur les forces princi-
pales déterminant la distribution des revenus par niveau
d'instruction, soit l'âge et le sexe.
Cependant, la théorie du capital humain enveloppe

168
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

l'optimisation des deux côtés du marché et postule l'équi-


librage du marché du côté de 1'offre et de la demande de
travail. Si tous les types de travail sont de parfaits substituts,
la demande d'unités efficientes de travail est parfaitement
élastique de sorte que les salaires relatifs des travailleurs qui
diffèrent par leur stock de capital humain sont fixés par la
technologie. Pour engendrer une variation dans le montant
des investissements selon les travailleurs, il est nécessaire
de souligner les différences interpersonnelles d'aptitude et
d'opportunité qui provoquent de la variation dans 1' offre
de capital humain 16 • »

Les deux égalités postulées peuvent être considérées


comme un cas particulier d'un modèle plus général, qui
renoncerait à l'hypothèse de l'homogénéité du capital
humain. D'une part, la capacité de financer ses inves-
tissements en capital humain varie selon les individus
et leurs familles. D'autre part, les individus ne sont pas
tous dotés des mêmes aptitudes, les aptitudes désignant
pour 1' économiste, et non sans équivoque, les diffé-
rences intrinsèques entre travailleurs qui sont préalables
à 1' acquisition de compétences en milieu scolaire et,
ultérieurement, en milieu professionnel, et qui agissent
simultanément sur le choix et le volume du programme
d'accumulation de capital humain et sur la vitesse de son
acquisition. Certains tirent ainsi un meilleur parti que
d'autres des investissements en capital humain : leurs
aptitudes supérieures, innées ou héritées, procurent un
rendement plus élevé à leur investissement en formation
générale et spécifique.
Que vaut cette séparation des inégalités en deux
classes? Il est plus aisé d'observer et de mesurer les
inégalités d'opportunité - les variations de la capacité
d'investissement dans une formation scolaire selon la

16. Robert Willis, « Wage Determinants)), art. cité, p. 555-556.

169
LE TRAVAIL CRÉATEUR

position économique de la famille de 1' étudiant et selon


1'existence de prêts et de bourses - que d'estimer les
inégalités d'aptitude, et plus aisé de réduire les premières
par des mesures politiques appropriées. Les recherches
sociologiques ont montré que nombre des inégalités
attribuées ordinairement à des différences d'aptitude
renvoient à des facteurs sociaux et culturels liés à la
trajectoire de l'individu et à son environnement familial,
qui agissent sur les performances scolaires, sur les choix
des filières les plus rentables et sur les chances d'entrée
dans une profession. Plus généralement, les théories
sociologiques de l'inégalité des chances critiquent, pour
la plupart, la conception naturaliste des aptitudes innées,
en voyant dans les différences de capacités et les dif-
férences d'investissement économique dans l'éducation
deux manifestations fortement liées d'une même causalité
sociale, qui fonde la reproduction intergénérationnelle
des inégalités de condition des agents.
Les analyses économiques en termes de capital humain
rencontrent, elles aussi, les problèmes liés à l'interaction
des deux dimensions d'inégalité dans l'explication des
écarts de rémunération. Y a-t-il un effet pur des inéga-
lités d'aptitudes non observées, ou bien les inégalités
d'aptitude agissent-elles essentiellement sur le niveau
d'investissement en capital humain? Dans ce dernier
cas, la relation d'égalisation compensatrice qui ajuste le
salaire selon le niveau et les dépenses de qualification ne
serait pas modifiée, et nous resterions dans le cadre de la
théorie du capital humain : les individus diffèrent dans
leurs demandes de formation, en fonction de leurs apti-
tudes révélées, et les choix professionnels sont stratifiés
en conséquence. La difficulté, qui complique l'estimation
des rendements des investissements éducatifs individuels,
vient des problèmes d'autosélection que suscitent les
interactions entre opportunités et aptitudes : si ce sont

170
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

surtout les individus les plus aptes qui choisissent un


niveau de formation scolaire élevé, comme ces individus
ont aussi un rendement plus élevé de leur investissement
scolaire, les gains à attendre en moyenne d'un supplément
de formation seront surestimés.
D'autres explications font jouer un rôle plus radical
aux différences d'aptitudes, indépendamment de leur
action sur 1' investissement en formation : les écarts
d'investissement en formation ne suffisent plus alors à
rendre compte des différences de productivité individuelle.
Les tests sur les rendements de 1' éducation et le poids
de la formation dans 1' explication des différences de
salaires montrent que la durée de la formation ne rend
compte que de 30 o/o à 50 o/o de la variance des salaires,
comme je le rappelais plus haut. On peut supposer
qu'une partie de la variance restante est le produit net
de différences d'aptitudes. La théorie du signalement
de Michael Spence 17 est fondée sur l'hypothèse que
les gens sont dotés d'aptitudes différentes, dues à leur
capital génétique et à leur socialisation initiale. Il s'agit
pour les firmes de savoir lesquels des candidats à un
emploi seront les plus productifs, la productivité étant
fonction de son niveau d'instruction et de ses capacités
non acquises par 1' investissement éducatif. La théorie du
signalement postule qu'un individu disposant de fortes
aptitudes peut aisément acquérir un haut niveau d'ins-
truction et qu'en le rémunérant bien, l'employeur mise
sur ses talents autant que sur sa formation pour obtenir
une forte productivité. Ce qui, suivant Daniel Hamermesh
et Albert Rees 18 , peut se comprendre ainsi : les diffé-

17. Michael Spence, Market Signaling, Cambridge, Harvard


University Press, 1974.
18. Daniel Hamermesh, Albert Rees, The Economies of Work
and Pay, op. cit.

171
LE TRAVAIL CRÉATEUR

renees d'aptitudes sont un facteur plus déterminant de la


productivité individuelle que l'investissement en capital
humain, puisqu'elles commandent l'ampleur et la qualité
de celui-ci. Poursuivre des études supérieures longues et
sélectives sera rationnel même si l'investissement éducatif
a un rendement marginal fortement décroissant, pourvu
que le diplôme obtenu soit interprété par 1' employeur
comme le signal d'une forte productivité de son détenteur.
Ce qui permettrait, par exemple, d'expliquer pourquoi un
individu doté d'une formation supérieure sélective peut
obtenir un salaire élevé sans détenir la qualification de
1' emploi concerné (par exemple un diplômé de chimie
fortement rémunéré comme cadre bancaire).
L'hypothèse des différences d'aptitudes prend un relief
particulier si l'on admet l'interdépendance des diverses
formes d'apprentissage, apprentissage scolaire, formation
professionnelle, formation continue et formation sur le
tas. De multiples sources de différences interindividuelles
apparaissent par le simple jeu des interactions dynamiques
complexes entre savoir acquis, capacités de formation sur
le tas et aptitudes à convertir des opportunités données
d'apprentissage en qualifications capitalisables et négo-
ciables sur le marché du travail. Ces différences ne se
laissent pas appréhender simplement comme les résultats
de programmes rationnels différents d'investissement en
capital humain, même si 1' on admet que les travailleurs
ayant plus d'efficacité dans 1' apprentissage accumulent
plus de capital humain et sont affectés à des emplois
dotés de plus grandes opportunités d'apprentissage.
L'intérêt essentiel d'un tel raisonnement est de confé-
rer aux différences interindividuelles la propriété de
se constituer et de se révéler progressivement dans un
environnement de travail donné.
La nature complexe et évolutive de la qualification,
en obligeant à considérer 1'appariement employeur/

172
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

travailleur et la négociation salariale en termes dyna-


miques d'équilibre temporaire, engendre des différences
temporelles dans la situation du travailleur, mais à par-
tir des caractéristiques variables des emplois et des
employeurs quant au volume d'expérience procuré au
travailleur. L'argument des différences d'aptitude et des
liens entre celles-ci et les différences de productivité
individuelle engendre des différences interindividuelles
qui permettent de comprendre pourquoi, à niveau égal
de qualification initiale, la séquence des appariements
qui forment la carrière professionnelle de chacun peut
aboutir à des trajectoires inégalement rapides et élevées,
par le jeu des interactions entre dotations, capacités,
investissements et opportunités d'apprentissage.
D'autre part, les goûts et les préférences diffèrent, et
c'est parce qu'une profession et un emploi sont considérés
comme des réalités complexes que le jeu des préférences
individuelles peut s'exercer et conduire à des évaluations
hétérogènes des éléments salariaux, des avantages et
désavantages non monétaires, et des risques attachés à
l'exercice de l'emploi considéré.
Au total, les distinctions opérées à partir des diverses
composantes du capital humain et à partir des facteurs
d'individualisation non paramétrisables engendrent deux
sortes d'hétérogénéité du facteur travail : une hétéro-
généité interindividuelle et une temporalité hétérogène.
Les travailleurs diffèrent entre eux à chaque moment, et
évoluent différemment : ils ne disposent pas des mêmes
ressources et du même volume de capital humain au long
de leur trajectoire d'emploi personnelle, et présentent des
profils d'évolution qui les distinguent les uns des autres.
Leurs capacités peuvent varier, et leur niveau d'effort
et d'engagement n'est pas constant.
De même, le temps de la relation d'emploi et du cycle
de vie professionnelle est un temps complexe d'accu-

173
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mulation, mais aussi de dépréciation de compétences,


inégalement formateur et rémunérateur selon les situations
d'emploi, porteur d'incertitude et vecteur d'apprentissage.
Dans un temps dont l'écoulement n'apprendrait rien à
personne parce qu'il serait entièrement prévisible, toute
l'information nécessaire serait disponible initialement. Tel
serait le cas si le travail à accomplir était entièrement
ou très largement prescrit et prévisible. À l'inverse, un
travail dont le cours d'accomplissement est incertain est
un travail qui forme et transforme celui qui 1'accomplit :
l'individu y fait l'expérience de ses capacités et, plus
profondément, de son identité autrement que si la situa-
tion de travail exige de mettre en œuvre une gamme de
compétences préexistantes en fonction d'un répertoire bien
établi de diagnostics, de choix, de décisions et d'actions.

Rationalité collective, inégalité des talents


et division du travail : le cas des activités artistiques

J'ai déployé progressivement le registre des facteurs


de différenciation des emplois et des travailleurs selon
un triple schéma théorique : l'investissement en capital
humain qui permet de distinguer le comportement des
individus selon une fonction d'utilité à trois arguments
(loisir, formation, travail), l'égalisation des différences
de rémunération entre les emplois et entre les profes-
sions, la dynamique de 1'appariement entre employeur
et candidat à 1'emploi, en fonction des caractéristiques
individuelles offertes et des attributs des emplois recher-
chés par chacun.
La théorie du capital humain permet non seulement
d'explorer l'épaisseur temporelle des investissements
qui déterminent la productivité du travail et son prix
concurrentiel, mais encore de montrer comment le travail

174
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

est, de manière variable, générateur de savoirs et de


compétences capitalisables. Elle est située dans le cadre
néoclassique de la rationalité optimisatrice individuelle
puisque le travailleur est doté d'une fonction de choix qui
prend en compte tout le cycle de vie, et qu'il détermine
son niveau de gain total en fixant le volume de temps
consacré à augmenter son stock de capital humain. Ceci
conduit à une différenciation des activités qui n'offre
pas de prise au jeu des préférences et des aptitudes
révélatrices de 1'hétérogénéité individuelle.
La théorie des différences égalisatrices de salaire
débouche sur une différenciation multidimensionnelle,
mais s'attache à contenir la diversité des emplois et
des professions dans le cadre de la rationalité optimisa-
triee en conservant ce point de contact essentiel avec la
théorie économique standard qu'est le rôle des prix dans
la réalisation de 1' équilibre du marché. Le principe de
cette approche est en effet d'engendrer une hétérogénéité
mesurable du facteur travail en isolant les facteurs de
différenciation des rémunérations et en construisant deux
ordres de prix du facteur travail : les prix observés à
travers 1' échelle des rémunérations des diverses catégories
de travail, et les prix fictifs (grandeurs non monétaires)
dont il convient d'ajouter ou de soustraire l'équivalent
monétaire, pour obtenir un prix total théorique égalisant
les situations d'emploi, à caractéristiques individuelles
et à qualification identiques. Il s'agit ainsi de simuler le
comportement des agents, qui, par hypothèse, intègrent ces
grandeurs dans leur calcul d'optimisation, et d'homogé-
néiser les valeurs individuelles accordées à ces grandeurs
en les réduisant à l'étalon commun de la monnaie 19 •
En élargissant la base de définition des arguments

19. Bernard Walliser, Charles Prou, La Science économique,


Paris, Le Seuil, 1988.

175
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de l'utilité individuelle et en marquant l'importance des


avantages non monétaires, cette théorie suggère que le
travail comporte des aspects positifs aussi bien que néga-
tifs et que le bien-être individuel peut, dans une mesure
significative, provenir du travail lui-même et non pas
seulement des produits du travail (revenus, consomma-
tions, gain ou sacrifice de loisir). Mais pour tirer toutes
les conséquences de cette réorientation de 1' analyse du
travail, il nous faut quitter progressivement le registre
solipsiste de la rationalité maximisatrice. Dans 1' ana-
lyse traditionnelle (y compris marxiste), conçue avant
tout pour expliquer des écarts de salaire, c'est le critère
de la qualification qui constitue la grandeur à 1' aune de
laquelle sont mesurées les différences entre emplois. Ici,
un emploi est défini comme la mise en œuvre d'une plu-
ralité de qualifications et d'aptitudes : les différences entre
les emplois résultent de la variété des combinaisons de
qualifications et de compétences requises, et au-delà, des
diverses perspectives offertes d'acquisition de nouvelles
compétences. Corrélativement, les individus diffèrent par
les qualifications et par les aptitudes possédées, par leur
niveau d'effort, par leur potentiel d'apprentissage et par
les préférences qu'ils ont quant à la mobilisation des
diverses compétences détenues ou attendues. L'important,
pour déterminer l'optimum de la situation d'emploi, n'est
pas seulement d'identifier les qualifications qui sont pos-
sédées par chacun et qui donnent accès à tel ou tel type
d'emploi et donc à telle combinaison revenu/loisir, mais
aussi de savoir comment les qualifications possédées sont
employées, et comment la relation d'emploi peut faire
évoluer ces ressources individuelles.
Comme l'indique Sherwin Rosen20 , on s'écarte ainsi

20. Sherwin Rosen, « The Theory of Equalizing Differences »,


art. cité.

176
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

du paradigme standard, car 1'identité propre des acteurs


en situation d'échange devient la condition de l'effi-
cience dans l'allocation des emplois. C'est ce qu'exige
le raisonnement en termes d'appariement, puisqu'il s'agit
d'assortir au mieux les choix d'un employeur et d'un
employé pour optimiser la productivité, ou, en d'autres
termes, pour ne pas dilapider les ressources (capital
humain, salaires à verser) disponibles, engagées par
chaque acteur sur le marché.
Comment définir la bonne organisation du marché du
travail? Le marché concurrentiel et décentralisé peut-il
réaliser, à tout instant, une somme d'appariements opti-
maux ? À quelles conditions, en d'autres termes, ce qui
est bon pour l'individu vaut-il pour définir et réaliser le
bien-être de la collectivité ? Et le bien-être procuré par
le travail s'accorde-t-il avec le bien-être procuré par la
consommation ?
Les théories qui prennent en compte la dimension de
bien-être du travail suggèrent une double issue possible
à l'organisation du travail quand celui-ci est reconnu
comme une grandeur hétérogène et que le marché doit
réaliser une fonction de tri et d'appariement pour atteindre
1'équilibre. Ces théories peuvent être comprises comme
des prises de position à 1' égard de ce qui constitue
le facteur ultime de différenciation, les aptitudes indi-
viduelles. Celles-ci sont considérées depuis toujours
comme porteuses simultanément de richesse, puisqu'elles
favorisent le déploiement du maximum de différences
interindividuelles et 1' accroissement de la productivité
du travail par l'interaction, l'échange, la collaboration et
la compétition, et comme porteuses de menace dans la
marche vers des idéaux d'égalité et de justice sociales.
Le sort fait aux aptitudes individuelles dans la défini-
tion de la valeur positive du travail et de 1' équilibre
souhaitable du marché du travail engage ainsi deux

177
LE TRAVAIL CRÉATEUR

conceptions opposées de la division du travail, comme


cadre efficient des appariements entre caractéristiques
des individus et des emplois.

Différences de talents,
division du travail et optimum social

Selon une première famille de modèles, la division du


travail devrait idéalement fournir à chaque individu le
meilleur appariement possible entre ses caractéristiques
et un emploi disponible, compte tenu de son niveau de
formation et d'expérience et de ses préférences. L'un
des prolongements possibles de 1' analyse économique
en termes de différences égalisatrices est de caractériser
tant les individus que les emplois comme des constel-
lations de caractéristiques, et de rechercher comment
peut être maximisé le bien-être tiré du travail. C'est la
voie qu'emprunte l'économiste Kelvin Lancaster, connu
principalement pour sa théorie du consommateur, et
qui a appliqué au versant de la production et du travail
son approche des biens en termes de constellation de
caractéristiques21 •

21. La théorie du capital humain a assimilé 1' acte de consommation à


un processus de production domestique : 1'acte a consommation requiert
que l'individu ou le ménage affectent du temps au choix et à l'utilisa-
tion des biens et des services, et qu'ils mobilisent, hors de la dépense
monétaire, des ressources propres pour s'approprier ces objets de leur
consommation (les ressources engagées variant avec les caractéristiques
des individus- niveau d'instruction, position socioprofessionnelle, âge,
santé, taille de la famille, conditions d'habitation, facteurs environne-
mentaux). La combinaison de ces facteurs engendre les biens finaux,
qui procurent au consommateur la satisfaction recherchée et qui, comme
l'a montré Albert Hirschman (Bonheur privé, action publique, trad. fr.,
Paris, Fayard, 1983), peuvent aussi engendrer, à court ou long terme, de

178
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

Dans son analyse de la variété de la production, Lan-


caster situe le travail dans la perspective de 1' économie
du bien-être. Il formule deux propositions. Celle de
1' appariement optimal postule que :

« Parmi toutes les allocations qui apparient des personnes


à des emplois et qui satisfont à 1' exigence que chaque per-
sonne occupant un emploi dispose de toutes les qualifications
requises pour le tenir, il y a une allocation optimale22 • »

L'ensemble des couples individus/emplois ainsi appariés


est clos et la production globale qui en résulte n'est pas
affectée, précise Lancaster, par les réallocations internes
qui pourraient survenir, en fonction du jeu des préférences
individuelles. Mais si l'on fait l'hypothèse contraire d'une
économie susceptible de variations dans le nombre et le
type d'emplois et dans les spécifications de ceux-ci, se pose
le problème des variations du niveau de production qui
sont associées à ces configurations changeantes d'emplois,

la déception. La voie était ainsi ouverte à 1'analyse de 1'hétérogénéité


des comportements de consommation et à celle de la formation des
choix individuels, mais toujours sous 1'hypothèse de rationalité stricte et
de parfaite information du consommateur. Dans des analyses théoriques
ultérieures notamment dues à Lancaster, 1'étude de la consommation
n'est plus seulement compliquée du côté des individus consommateurs,
mais aussi du côté des objets de la consommation. Dans la « nouvelle
théorie du consommateur », chaque bien peut être décrit comme une
constellation de« caractéristiques» de divers ordres d'où dérive l'utilité
du consommateur. Si l'on corrige l'hypothèse d'information parfaite
du consommateur sur l'état du marché et sur l'ensemble des produits
offerts, les choix et les décisions d'achat supposent l'acquisition d'infor-
mations, et donc des coûts de prospection du marché et d'évaluation
des qualités des biens.
22. Kelvin Lancaster, Variety, Equity and Efficiency, New York,
Columbia University Press, 1979, p. 326-327.

179
LE TRAVAIL CRÉATEUR

que la distribution des qualifications dans la population


soit tenue pour une donnée exogène fixée ou qu'elle soit
endogénéisée et donc elle-même sujette à variations. Dans
ce cas, les deux types de bien-être, celui qu'engendre la
consommation des produits de 1' économie, variable avec
le niveau de la production et les gains salariaux, et le
bien-être tiré du travail, ne sont plus forcément maximi-
sés simultanément. C'est ce que veut établir la seconde
proposition lancastérienne de 1' économie de bien-être du
travail, celle de la division optimale du travail :

« Si le nombre et la spécification des emplois peuvent


varier, il y a une division du travail maximisatrice qui
produit 1' output le plus important à partir des qualifica-
tions disponibles dans la population, et il y a une division
optimale du travail qui procure le bien-être global le plus
élevé à partir du travail et de la consommation. La division
du travail maximisatri ce d'output et la division du travail
optimale ne coïncident pas nécessairement. [ ... ]
Le problème paraît pouvoir être étudié selon les lignes
générales de 1' analyse de la variété optimale de production
[ ... ]. Une gamme de spécifications des emplois analogue
à la gamme de spécifications des biens paraît fournir la
structure de base dans laquelle peuvent s'insérer les préfé-
rences des individus quant aux emplois de différents types.
Si on peut faire l'hypothèse que les coûts de management
(et peut-être les coûts en capital) sont plus bas lorsque
beaucoup de travailleurs exécutent des tâches standardisées
que lorsque différents travailleurs accomplissent leurs tâches
de différentes manières, alors il y a un effet analogue aux
économies d'échelle dans le cas des biens. Une plus grande
diversité dans les emplois permet à plus de travailleurs
d'exécuter le genre de tâches qu'ils préfèrent, mais accroît
les coûts d'organisation23 • »

23. Ibid., p. 327-328 (souligné par l'auteur).

180
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

L'une des conditions sous lesquelles ce modèle de


1'organisation optimale du travail opère est son caractère
statique. L'appariement maximisateur de bien-être suppose
que la variété des emplois ou des tâches correspondant
aux caractéristiques de chaque emploi soit suffisamment
importante pour permettre aux travailleurs dotés de com-
pétences et de préférences diverses d'opérer, une fois
pour toutes, des choix complémentaires, c'est-à-dire indi-
viduellement satisfaisants et mutuellement compatibles.
La deuxième condition est que chaque travailleur
est supposé se connaître parfaitement et disposer d'une
information parfaite sur la variété des emplois entre
lesquels il a à choisir ; 1' exercice du métier ne fournit
à l'individu aucune information imprévue sur ses talents
et ses compétences. La variété des tâches et celle des
qualifications, mutuellement appariées dans un marché
en équilibre réalisant une division optimale du travail,
contiennent d'emblée tout le potentiel de différenciation
nécessaire générateur du maximum de bien-être, pour
un niveau de productivité et un niveau de rémunération
donnés. Le déploiement des différences dans le temps
est absorbé dans la variété des situations coexistantes.

Le travail artistique
et les risques de l'individualisme selon Durkheim

L'argument selon lequel la recherche d'un appariement


optimal entre les préférences, les aptitudes et les emplois
augmenterait fortement les coûts d'organisation du marché
du travail est analogue à celui que Durkheim, dans sa
Division du travail sociaf4, avait mis en avant dans un

24. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF,


1972 [1893].

181
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tout autre vocabulaire, mais pour répondre à la même


question. Peut-on diviser et spécialiser le travail pour
augmenter sa productivité tout en écartant le risque de
sa dégradation générale dans une parcellisation des tâches
et une hiérarchie des emplois qui assigneraient au travail
une valeur simplement instrumentale, négociée comme un
bien ordinaire sur un marché ? Dans les sociétés modernes,
l'organisation de la division du travail est complexe, selon
Durkheim, et la différenciation des activités productives
favorise une individualisation plus poussée des compor-
tements, des conditions de formation et d'emploi, des
trajectoires professionnelles et des situations personnelles
hors du travail. Cette évolution, qui est garante de pro-
grès et d'émancipation individuelle, est aussi porteuse de
menaces de dérèglement social. La fréquence et l'intensité
des échanges interindividuels augmentant, la comparaison
envieuse naît de la spécialisation diversement réussie et
inégalement gratifiante des aptitudes et des compétences.
La différenciation des trajectoires augmente les coûts de
coordination pour apparier les aptitudes, les compétences
et les emplois. La revendication d'autonomie personnelle
et d'exercice le plus large possible des choix individuels
aiguise la recherche d'avantages particuliers qui ne sont
plus mutuellement compatibles. Sans la mise en place
d'institutions et de mécanismes collectifs qui prennent
en charge les coûts de coordination d'un système social
complexe et que Durkheim range sous le concept de soli-
darité organique, la division du travail favorise certes la
différenciation illimitée des situations individuelles, mais
exacerbe aussi les luttes et les conflits qui caractérisent
les situations d'anomie, c'est-à-dire de désordre et de
violence sociale.
C'est certainement à propos des activités artistiques
que la démonstration de Durkheim est la plus frappante.
L'analyse du traitement de la question de 1' art dans la

182
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

théorie durkheimienne fait l'objet du chapitre 4. J'en


indique ici les points qui concernent mon présent propos.
A priori, les activités artistiques devraient figurer parmi les
incarnations du travail divisé et spécialisé auquel pourraient
se consacrer ceux qui sont porteurs des talents requis.
L'art n'est-il pas l'incarnation par excellence du mouve-
ment irrésistible vers l'individualisme dans les sociétés
complexes? Le progrès de l'individualisme est après tout
le ressort même de 1' activité artistique, puisque 1'expres-
sion délibérée de la singularité individuelle constitue le
vecteur de la recherche d'originalité créatrice. Durkheim
rappelle, à maintes reprises, que sans le pouvoir de la
faculté créatrice par excellence qu'est 1' imagination, les
individus ne seraient pas poussés à inventer sans cesse,
à rechercher des solutions nouvelles pour satisfaire de
nouveaux besoins, bref à progresser. Mais 1' art incarne
aussi, et avec un relief tout particulier, l'ambivalence
constitutive de 1' individualisme. La différenciation crois-
sante des activités sociales fait de chaque acteur social un
individu toujours plus autonome, et 1' activité artistique ne
fait qu'exacerber la tendance à la différenciation interin-
dividuelle qui corrompt les mécanismes d'intégration des
individus dans la collectivité faisant société.
Pourquoi l'art concentre-t-il les ambivalences de
1' évolution vers les sociétés complexes ? L'argument
de Durkheim est double. L'art augmente, de plusieurs
manières, les risques de dérèglement des passions indivi-
duelles travaillées par l'illimation des désirs. Car ce qui
définit 1' art et les activités de création et de consomma-
tion culturelle est le rejet des limites et des contraintes,
c'est-à-dire la négation du mécanisme pivot de l'équilibre
social selon Durkheim :

« L'art [ ... ] est absolument réfractaire à tout ce qui


ressemble à une obligation, car il est le domaine de la

183
LE TRAVAIL CRÉATEUR

liberté. C'est un luxe et une parure qu'il est peut-être beau


d'avoir, mais que l'on ne peut pas être tenu d'acquérir : ce
qui est superflu ne s'impose pas. Au contraire, la morale,
c'est le minimum indispensable, le strict nécessaire, le pain
quotidien sans lequel les sociétés ne peuvent pas vivre.
L'art répond au besoin que nous avons de répandre notre
activité sans but, pour le plaisir de la répandre, tandis que
la morale nous astreint à suivre une voie déterminée vers un
but défini : qui dit obligation dit du même coup contrainte.
Ainsi, quoiqu'il puisse être animé par des idées morales
ou se trouver mêlé à 1' évolution des phénomènes moraux
proprement dits, l'art n'est pas moral par soi-même. Peut-être
même l'observation établirait-elle que, chez les individus,
comme dans les sociétés, un développement intempérant
des facultés esthétiques est un grave symptôme au point
de vue de la moralité25 • »

Ce désir de libre autodétermination dont chaque artiste


fait profession est-il à la portée de tous ? Il 1' est dans
1' acte de consommation : les individus sont supposés
trouver, dans l'univers des produits de consommation à
forte teneur d'innovation que sont les biens artistiques,
les aliments symboliques par excellence de la satisfaction
imaginaire de besoins qui s'étendent sans cesse et sans
limite, et qui nourrissent l'intempérance individualiste.
Mais comment rendre mutuellement compatibles les rejets
par chacun des limites et des contraintes, comment faire
en sorte que chacun contienne ses désirs et ses envies,
sans se laisser hanter par la différence entre sa situa-
tion et celle d'autrui ? Durkheim souligne en effet que
la consommation culturelle et artistique est un terrain
particulièrement propice à 1' exercice de la comparaison
envieuse, celle qui empoisonne les rapports interindivi-
duels, quand s'y expriment les inégalités de condition

25. Ibid., p. 14.

184
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

suscitées par les différences de classe. Et ce qui est vrai


de la consommation des biens artistiques ne 1'est pas
moins de 1' exercice des talents créateurs.
L'analyse de 1' art conduit aux fondements ultimes de la
différenciation interindividuelle. Celle-ci repose notamment
sur des inégalités de capacité et de talent : certaines de ces
inégalités sont incompressibles et ont leur origine dans ce
que Durkheim appelle les « dons naturels » (intelligence,
goût, aptitude à l'invention, courage, habileté manuelle,
force physique) et qu'il compare à des capitaux hérédi-
taires. L'essence méritocratique de la régulation sociale
imaginée par Durkheim a pour principe d'« égaliser les
conditions extérieures de la lutte26 » sans inhiber les diffé-
rences interindividuelles de capacité et de talent, mais « il
faudra encore une discipline morale pour faire accepter
de ceux que la nature a le moins favorisés la moindre
situation qu'ils doivent au hasard de leur naissance27 ».
Les « dons » artistiques figurent en bonne place dans la
panoplie des capitaux ultimement porteurs des différences
d'individuation. On sait jusqu'où la sociologie d'héritage
durkheimien a déconstruit cette partition entre la distri-
bution héréditaire des dons et 1' égalisation des chances
dans la compétition sociale et combien l'art a été l'un des
terrains de prédilection de cette déconstruction.
La « discipline morale » invoquée par Durkheim pour
réaliser la solidarité organique entre les membres d'une
société dominée par la différenciation croissante des condi-
tions et des aspirations est le nom donné par le sociologue
à ce que 1' économiste appelle les coûts croissants de
coordination. Les deux notions mettent en évidence un
fait central : l'inégalité des chances d'accès à l'exercice
des activités dans lesquelles se déploient complètement

26. Ibid., p. 271.


27. Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1920 [1897], p. 278.

185
LE TRAVAIL CRÉATEUR

les chances d'autonomie et d'individuation dans le tra-


vail. Un point demeure pourtant inexpliqué, celui de
l'admiration qui peut être portée aux réussites les plus
éclatantes dans ces activités dans lesquelles les individus
ont des chances à ce point inégales de s'accomplir. La
comparaison envieuse, si elle domine les passions indi-
viduelles, dessine une société de pure compétition, dans
lequel le jeu collectif est à somme nulle : tout ce qui est
obtenu par les uns est perdu par les autres. Or Durkheim
veut aussi voir dans ces activités inventives et imagina-
tives des ferments du progrès civilisateur qui engendre
des réalisations admirables. La solution est renvoyée à
des mécanismes régulateurs de l'organisation sociale.

Épanouissement individuel et bien-être communautaire :


Rawls et le principe aristotélicien

La Théorie de la justice de John Rawls 28 peut être lue


comme recelant les éléments d'une tentative de synthèse
entre les conceptions qui affirment les inégalités de talent
et la nécessité d'une division du travail d'une part, et la
conception aristotélicienne de la réalisation de soi par
1' exercice le plus développé possible de ses talents dans
le travail d'autre part.
Rawls établit la rationalité de l'épanouissement dans
l'activité productive sur le principe aristotélicien de l'accom-
plissement de ses talents. Évoquant les projets individuels
à long terme tels que le choix d'une profession ou d'un
emploi, il formule l'argument suivant :

« Conformément au principe aristotélicien, je suppose que


les êtres humains [... ] préfèrent le projet à long terme le

28. John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1987.

186
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

plus complet parce que son exécution implique probablement


une combinaison plus complexe de talents. Le principe
aristotélicien affirme que, toutes choses égales par ailleurs,
les êtres humains aiment exercer leurs talents (qu'ils soient
innés ou acquis) et que plus ces talents se développent, plus
ils sont complexes, plus grande est la satisfaction qu'ils
procurent. On prend d'autant plus de plaisir à une activité
qu'on y devient plus compétent et, entre deux activités qu'on
exerce également bien, celle qu'on préfère est celle qui fait
appel à une plus large gamme de jugements plus subtils et
plus complexes. Ainsi le désir de réaliser le système de fins
le plus large, qui met en jeu les talents les plus finement
développés, est un aspect du principe aristotélicien29 • »

Rawls voit dans ce principe une forme supérieure de


rationalité des investissements individuels dans 1' action :

«Un projet à long terme est meilleur qu'un autre pour


n'importe quelle période (ou nombre de périodes données)
s'il permet d'encourager et de satisfaire tous les buts et
les intérêts de l'autre projet ainsi que certains buts et inté-
rêts supplémentaires. C'est le projet qui inclut le plus de
buts et d'intérêts, s'il y en a un, qui doit être choisi. [ ... ]
Quand ce principe se combine avec celui de l'efficacité des
moyens, la rationalité peut alors être définie comme le fait
de préférer, toutes choses égales par ailleurs, les moyens
les meilleurs pour la réalisation de nos objectifs, ainsi que,
dans la limite du réalisable, les intérêts les plus larges et
les plus variés30 • »

Comment parvenir à un équilibre de bien-être collectif


à partir de ce principe aristotélicien d'accomplissement
de soi? La solution de Rawls consiste à transformer
les excellences qui résultent de différences de talent en

29. Ibid., p. 455.


30. Ibid.

187
LE TRAVAIL CRÉATEUR

biens collectifs, profitables pour tous, autrement dit, à


« collectiviser » les biens que constituent les atouts et
talents naturels de l'individu, et à les opposer ainsi aux
biens et aux services de consommation qui satisfont
essentiellement des préférences égoïstes :

« Distinguons entre des choses qui sont bonnes en premier


lieu pour nous (celui qui les possède) et des attributs de
notre personne qui sont bons à la fois pour nous et pour
les autres. [ ... ] Ainsi, des marchandises et des biens de
propriété (des biens exclusifs) sont des biens essentiellement
pour ceux qui les possèdent et les utilisent, et seulement
indirectement pour les autres. Par contre, l'imagination
et 1' esprit, la beauté et la grâce, ainsi que d'autres atouts
et talents naturels de l'individu, sont des biens aussi pour
les autres : ils sont l'objet d'une satisfaction pour nous-
mêmes comme pour nos associés, s'ils se manifestent de
la bonne façon et à bon escient. Ils constituent les moyens
humains pour des activités complémentaires dans lesquelles
les individus coopèrent et prennent plaisir à la réalisation
de leur propre nature ainsi qu'à celle d'autrui. Cette classe
de biens constitue les excellences. [ ... ]
Les excellences représentent les qualités et talents indivi-
duels qu'il est rationnel que chacun (y compris nous-mêmes)
désire nous voir posséder. Ainsi, les excellences sont une
condition de l'épanouissement de l'homme : elles sont des
biens pour tout le monde. Elles sont ainsi en rapport avec les
conditions du respect de soi-même, ce qui explique leur lien
avec le sentiment de confiance en notre propre valeur 31 • »

La rationalité qui émerge de cette transfiguration des


talents individuels en biens collectifs et mutuellement pro-
fitables étend à tous les membres de la société l'impératif
aristotélicien d'épanouissement des talents en se dotant
désormais d'une contrainte sociale. Un comportement

31. Ibid., p. 483.

188
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

purement individualiste et égocentrique d'épanouissement


serait autodestructeur, puisque la singularité irréductible
des talents enfouis en chaque individu ne peut s'actualiser
qu'au spectacle stimulant des talents d'autrui :

« Il y a aussi un principe associé du principe aristotélicien.


En voyant chez les autres 1' exercice de compétences de
haut niveau, nous y prenons du plaisir et le désir s'éveille
en nous de faire des choses semblables nous-mêmes. Nous
voulons ressembler à ces individus qui ont développé des
compétences que nous trouvons latentes dans notre nature32 • »

Une rationalité collective se déduit de l'exaltation des


qualités les plus intrinsèquement personnelles :

« Un projet rationnel - dans le cadre, comme toujours,


des principes du juste - permet à l'individu de s'épanouir
dans les limites du contexte et d'exercer ses compétences
autant qu'ille peut. En outre, il est probable que ses associés
soutiendront de telles activités favorables à l'intérêt commun,
et qu'ils prendront du plaisir au spectacle de l'excellence
humaine. Dans la mesure donc où 1' on désire 1' estime et
1' admiration des autres, les activités favorisées par le prin-
cipe aristotélicien sont également bonnes pour les autres33 • »

Comment cela se peut-il? C'est que la différence


est un principe essentiel, en tant qu'elle est fondée sur
la variété des talents et des compétences, et sur le fait
que personne ne peut réaliser la totalité de ses talents
et compétences. La question est alors : les individus
ont-ils tous, en puissance, des capacités identiquement
variées, mais qu'ils actualisent incomplètement, étant
donné qu'ils ont des projets et des objectifs différents?

32. Ibid., p. 468.


33. Ibid., p. 469.

189
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Ou bien sont-ils réellement différents entre eux, certains


disposant de compétences que d'autres n'auront jamais?
La réponse de Rawls est ambiguë. D'une part, l'hori-
zon d'actualisation des potentialités individuelles est
borné par la finitude de la vie humaine, ce qui, à soi
seul, suffirait à suspendre une interrogation radicale sur
l'identité de la dotation en talents qui, dans une société
idéale, se déploieraient sans freins.

«Non seulement nous tirons des avantages de la nature


complémentaire de nos tendances quand elles sont développées,
mais encore nous prenons plaisir aux activités des autres.
C'est comme si les autres faisaient apparaître une partie de
nous-mêmes que nous n'aurions pas été capables de cultiver.
Nous avons dû nous consacrer à autre chose qui ne représente
qu'une petite partie de ce que nous aurions pu faire 34 • »

« Dans 1' analyse du bien comme rationalité, nous étions


arrivés à la conclusion bien connue que les projets ration-
nels de vie permettent, dans des conditions normales, le
développement de certaines au moins des capacités de
1' individu. C'est ce qu'indique le principe aristotélicien.
Cependant, une des caractéristiques de base de 1' être humain,
c'est qu'il ne peut pas faire tout ce qu'il aimerait faire ;
ni a fortiori tout ce que quelqu'un d'autre peut faire. Les
potentialités de chacun sont plus grandes que ce qu'il peut
espérer réaliser; et elles sont loin d'atteindre ce qu'il est
dans le pouvoir des êtres humains de faire, d'une manière
générale. Ainsi, chacun doit pouvoir choisir parmi ses talents
et ses intérêts possibles ceux qu'il souhaite développer; il
doit en planifier l'exercice et en ordonner la pratique 35 • »

D'autre part, le principe de différence désigne incon-


testablement des inégalités naturelles et sociales irréduc-

34. Ibid., p. 488.


35. Ibid., p. 566-567.

190
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

ti bles qui s'expriment par des différences de productivité


individuelle. Mais Rawls entend affirmer les différences
sans les transformer en avantages concurrentiels généra-
teurs d'inégalités illégitimes. Les différences ne peuvent
se déployer pleinement et harmonieusement qu'en étant
mises au service de tous :

« Différents individus, ayant des capacités semblables ou


complémentaires, peuvent coopérer en quelque sorte pour
réaliser leur nature commune ou complémentaire. Quand
on exerce ses propres forces en toute sécurité, on est mieux
disposé à apprécier les perfections des autres, en particulier
quand leurs qualités ont leur place dans une forme de vie
dont les objectifs sont acceptés par tous 36 • »

C'est là la manifestation de ce que Jean-Pierre Dupuy37


a bien décrit comme l'ambivalence du système rawlsien,
quand celui-ci s'attache à fonder en raison le concept
de juste inégalité, ce qui lui vaut d'être pris entre deux
feux critiques, contre son égalitarisme et contre sa légi-
timation des inégalités. Le principe de différence doit
trouver son expression en même temps que son équilibre
dans une société communautaire, où chacun ne se réalise
qu'au contact et en relation avec autrui. Autrement dit,
les talents dont chacun recherche 1' épanouissement pour
atteindre à 1' estime de soi et au sentiment de maîtrise sont
un patrimoine commun d'excellences et si les individus
en sont inégalement dotés, leurs dotations différentes ne
valent rien si un échange généralisé d'estime et d'admi-
ration réciproque n'en soutient pas l'usage :

36. Ibid.
37. Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l'Envie, Paris, Calmann-
Lévy, 1992.

191
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« La condition pour que les individus se respectent eux-


mêmes et les uns les autres, est que leurs projets communs
soient à la fois rationnels et complémentaires : invitant au
développement des dons de chacun, ils suscitent en chacun
un sentiment de maîtrise et forment, d'autre part, ensemble
un système d'activités que tous peuvent apprécier et trouver
agréables 38 • »

La division spécialisante du travail offre-t-elle un cadre


adapté dans lequel, comme je l'examinais plus haut,
1' optimum de bien-être serait conciliable avec 1' optimum
de productivité ? L'analyse rawlsienne propose une refor-
mulation de l'impératif de la division du travail destinée
à assurer que tout travail serait enrichi, épanouissant
et complémentaire pourvu qu'il s'exerce au sein d'une
collectivité devenue le réceptacle des excellences indi-
viduelles fragmentaires et complémentaires :

« Une société bien ordonnée ne supprime pas la division


du travail au sens le plus général. On peut certainement
dépasser les pires aspects de cette division, il n'y a pas
de raison que quiconque soit servilement dépendant des
autres et doive choisir des occupations monotones et rou-
tinières qui ruinent la pensée et la sensibilité humaines.
On doit pouvoir offrir à chacun des tâches variées afin
que les différents éléments de sa nature puissent trouver
à s'exprimer. Mais si le travail devient intéressant pour
tous, nous ne pouvons pas surmonter - et nous ne devrions
pas le souhaiter d'ailleurs - notre dépendance à 1'égard
des autres. [ ... ] Il est tentant de supposer que tous les
partenaires pourraient réaliser pleinement leurs capacités
et que certains, au moins, peuvent devenir des modèles
achevés d'humanité. Mais c'est impossible. C'est un trait
de la sociabilité humaine que nous ne pouvons réaliser
par nous-mêmes qu'une partie de ce que nous pourrions

38. John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 480.

192
EST -IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

être. Nous devons compter sur les autres pour réaliser les
excellences que nous devons nous-mêmes laisser de côté ou
qui nous font défaut. C'est l'activité collective de la société,
c'est-à-dire les nombreux groupes et la vie publique de la
communauté la plus large qui les gouverne, qui soutient
nos efforts et suscite notre contribution. Mais le bien qui
est atteint par la culture collective dépasse de loin notre
travail au sens où nous cessons d'être de simples fragments.
La part de nous-mêmes que nous réalisons directement se
relie à un système plus large et juste dont nous défendons
les objectifs. La division du travail est dépassée, grâce à
une activité volontaire intéressante dans le cadre d'une
juste communauté de communautés à laquelle tous peuvent
librement participer selon leurs tendances39 • »

Incertitude, prise de risque


et individualisation de l'accomplissement de soi

La théorie rawlsienne cherche à neutraliser le facteur


générateur d'injustes inégalités -les différences de talents-
en collectivisant les excellences, le talent de chaque
individu devenant en quelque sorte un bien public doté
d' externalité positive et chaque individu ne trouvant à
s'accomplir qu'en participant d'une communauté dans
laquelle « le moi se réalise dans les activités de multiples
individus40 ». À supposer que la qualification moyenne
du travail s'élève au point de satisfaire l'idéal de la
division du travail décrit plus haut, une ambiguïté fon-
damentale demeure quant aux conditions de réalisation
d'une «société justement inégalitaire» qui permettrait
à l'individu de s'accomplir totalement dans sa singula-
rité sans éveiller l'envie d'autrui. Dès lors qu'elle veut

39. Ibid., p. 571.


40. Ibid., p. 606.

193
LE TRAVAIL CRÉATEUR

associer l'universalité d'un principe aristotélicien de


rationalité par 1' accomplissement de soi dans le travail,
la reconnaissance de différences irréductibles de talents
et l'exigence de justice, la conception rawlsienne est
profondément instable, comme le souligne Dupuy :

«Le problème des "Modernes", au sens de Benjamin


Constant et de Tocqueville, c'est, comme le perçoit parfai-
tement Rawls, qu'ils sont travaillés par un savoir qui leur
interdit le recours aux solutions traditionnelles : le savoir
qu'il n'est pas d'ordre qui transcende l'ordre social, et que
les hommes sont seuls responsables de 1' organisation de la
cité. Le problème d'une société qui se serait émancipée de
toute tutelle vis-à-vis de tout extérieur, c'est qu'elle n'offri-
rait aucune possibilité à ceux qui s'y trouveraient en état
d'infériorité d'attribuer leur infortune à une cause située
en dehors de leur sphère personnelle. Cette société serait
par ailleurs le paroxysme de l'individualisme au sens où
l'individu, "désencastré", dégagé de toutes les subordinations
et de toutes les appartenances qui constituent le monde
traditionnel, y serait le réceptacle unique des valeurs. Dès
lors, la valeur des hommes s'y lirait à leur condition, sans
aucune circonstance atténuante. L'envie aurait le champ
libre, et rien ne permettrait de s'en abriter.
Les traits d'une société bien ordonnée composent précisé-
ment un tableau semblable. Puisque cette théorie de 1' envie
est celle que Rawls reprend à son compte, il ne lui est pas
possible de ne pas en conclure à 1' extrême fragilité de son
édifice par rapport au travail de sape de 1' envie. La bonne
société rawlsienne est une société que tous s'accordent
publiquement à reconnaître juste, et qui pousse aussi loin que
possible les conditions d'une véritable équité dans l'égalité
des chances. C'est par ailleurs une société inégalitaire, où
les inégalités sont corrélées avec, et donc donnent à voir,
les différences d'aptitudes, de talents et de compétence.
Comment ceux qui sont au bas de l'échelle pourraient-ils s'en
prendre à d'autres qu'eux-mêmes de leur infériorité? [ ... ]

194
EST -IL RATIONNEL DE IRA V AILLER ...

Pour couper la route à l'envie, il faudrait donc suppri-


mer le mérite - c'est-à-dire la différence dans la valeur
individuelle41 • »

La conception rawlsienne sacrifie l'une des déter-


minations les plus anciennes du modèle expressiviste
de la praxis qui fonde précisément l'idéal aristotélicien
d'autoréalisation de l'homme par l'action et par le travail.
Des trois principes qui, chez Aristote, justifient la valo-
risation du travail humain - le principe de la réalisation
de soi dans une activité productrice qui ait en elle-même
sa propre fin, le principe d'individuation, le principe de
contingence - seuls les deux premiers sont conservés
par Rawls. Or le troisième, qui relie l'individualisme
créateur au risque, n'est pas moins essentiel : en suivant
ici la lecture de Pierre Aubenque42 , on peut reconstituer
ainsi 1'argumentation aristotélicienne.

L'accomplissement et le principe d'incertitude

Dans 1'Éthique à Nicomaque 43 , Aristote élabore une


philosophie de 1' action (praxis) et de la production (poiè-
sis) fondée sur le principe de contingence et d'indétermi-
nation du futur. Le monde dans lequel évolue 1'homme est
un monde inachevé, imparfaitement déterminé. L'action
humaine peut en modifier le cours, puisque celui-ci
n'obéit pas à un principe de nécessité et que les choses
peuvent être autrement qu'elles ne sont. La contingence
du monde où évolue 1'homme signifie que le change-
ment est une possibilité toujours ouverte, et que l'action

41. Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l'Envie, op. cit., p. 187-188.


42. Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.
43. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr., Paris, Vrin, 1959.

195
LE TRAVAIL CRÉATEUR

humaine se loge dans 1' écart entre 1' être en puissance


et 1' être en acte qu'ouvre le « pouvoir être autre » : le
domaine de la contingence permet d'inventer et de pro-
duire du nouveau, en tant que le producteur façonne une
matière jusque-là indéterminée. Ce qui n'est qu'accorder
à la temporalité sa pleine substance. La distinction entre
1' être en puissance et 1' être en acte annulerait le principe
de contingence s'il n'existait aucune possibilité d'écart
entre la cause et 1' effet, aucun obstacle à 1' actualisation
de la puissance. C'est cette annulation du principe de
contingence qu'implique le schème rawlsien de l'expres-
sion par l'individu de toutes ses potentialités moyennant
une durée indéfinie d'actualisation, puisque l'échec ou
l'inaccomplissement n'existeraient que faute de temps.
Or, si j'interprète bien le principe de contingence,
l'incertitude est porteuse de succès comme d'échec de
l'action. C'est l'épreuve de l'incertitude qui donne son
épaisseur d'humanité et ses satisfactions les plus hautes
au travail créateur, dans les arts, dans les sciences, dans
les professions intellectuelles. Car il est de 1' essence des
activités faiblement ou nullement routinières, par défi-
nition incertaines et fluctuantes dans leur cours, et dont
les arts sont une incarnation paradigmatique, de réserver
des satisfactions psychologiques et sociales, mais aussi
des tensions proportionnées au degré d'incertitude sur les
chances de réussite. L'incertitude sur le cours de l'action
et les inégalités de talent sont essentiellement liées.
Comment analyser le projet de faire carrière dans des
métiers séduisants, et donc conformes au principe aristo-
télicien, mais risqués, et donc porteurs d'échec possible?
L'explication économique classique est fondée, dès l' ori-
gine, chez Adam Smith, sur 1' argumentation des diffé-
rences égalisatrices. Elle combine deux arguments. D'une
part, la prise de risque est encouragée par 1'espérance de
gains élevés (profil escarpé de la distribution des revenus)

196
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

alors qu'un calcul fondé seulement sur la rémunération


moyenne obtenue dans 1'exercice d'emplois risqués ferait
apparaître la médiocrité de ce niveau de rémunération
comme dissuasive. D'autre part, il existe des gratifications
non monétaires (des flux de gratifications psychologiques
et sociales, conditions de travail attrayantes, des tâches
faiblement routinières, etc.) qui compensent provisoirement
ou durablement le manque à gagner pécuniaire. Ayant
déjà évoqué celles-ci, j'examine le risque.
La prise de risque renvoie ici tout à la fois aux carac-
téristiques de l'activité et aux caractéristiques personnelles
des travailleurs.
Du côté de l'individu, on postule qu'agissent les ressorts
de la prise de risque, qui sont tenus pour particulièrement
efficaces durant les années de jeunesse, quand peut s'expri-
mer sans retenue le caractère aventureux, 1'ignorance des
risques et la «folle confiance en sa bonne étoile», selon
le mot d'Adam Smith. Comprenons bien l'argument du
fondateur de la science économique moderne : ce qui est
universel, c'est la surestimation par chacun de ses chances
de gain et la sous-estimation symétrique des chances de
perte, comme le montre 1'existence des loteries où « le
vain espoir de gagner le gros lot est la seule cause de la
demande». Mais la force de cette surestimation est plus
vive chez les jeunes. La jeunesse renvoie-t-elle à un état
d'inconscience qui suspendrait l'évaluation rationnelle des
probabilités de réussite ou marque-t-elle la longueur de
1'horizon du choix, le coût de 1' erreur étant aisé à sup-
porter quand la vie professionnelle est à peine engagée,
mais plus lourd à mesure que l'accumulation de capital
d'expérience diminue les possibilités de réorientation
décisive et que la valeur du capital humain décroît sur
le marché du travail ? Laissons en suspens la réponse
à cette question, mais remarquons que dans le premier
cas, un défaut de connaissance est au principe de la

197
LE TRAVAIL CRÉATEUR

prise de risque alors que la seconde solution s'inscrit


dans le cadre d'une anticipation rationnelle des profits
et des coûts de la décision, puisqu'elle signale que la
flexibilité du choix décroît avec le raccourcissement de
l'horizon d'activité professionnelle (le temps qui passe
est facteur de viscosité du choix).
De 1' autre côté, 1' aléa de la réussite tient aux caracté-
ristiques intrinsèques de l'activité. La catégorisation des
emplois et des carrières professionnelles isole des métiers
à risque, non pas tant au sens où ils exposent la santé et
la vie de 1' individu (cas qui nous renvoie à la première
classe de facteurs de différenciation), mais parce que
les perspectives de réussite ou de simple maintien dans
l'activité professionnelle y sont incertaines et jamais
garanties. Ainsi en va-t-il notamment des professions
indépendantes et libérales, des activités entrepreneuriales,
des métiers sportifs et artistiques.
On peut réunir les deux versants de 1' analyse du risque
(comportement de 1' individu en horizon incertain, carac-
téristiques de l'emploi) à partir du modèle de l'appa-
riement. La théorie de 1' appariement suggère en effet
que certaines des caractéristiques de la mobilité de la
main-d'œuvre peuvent s'expliquer si l'exercice même
de différents métiers est conçu comme une accumulation
tâtonnante d'informations renseignant l'individu sur celui
où ses espérances sont les meilleures. Et c'est parce qu'il
y a incertitude sur le cours de l'activité que le degré
d'adéquation entre les aptitudes d'un candidat à de telles
professions et les conditions de la réussite dans 1' exercice
de celles-ci n'est révélé à 1' individu que progressivement.
Le comportement à 1' égard du risque peut donc, pour
une part au moins, être rapatrié dans 1'horizon de la théorie
des investissements de compétences et de 1' appariement
dès lors que 1' engagement dans un métier à risque est vu
séquentiellement et que le risque n'est pas tenu pour un

198
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

défi univoque, mais conçu comme une grandeur graduable


et sensible aux cadres informationnels. Du même coup,
la prise en considération des aptitudes, qui embarrasse
tant les modèles bannissant 1'incertitude, prend sens, car
la détention et la révélation des aptitudes sont liées à la
dynamique temporelle. Il peut être rationnel de choisir
d'abord les emplois les plus risqués, où les différences
de talent ont les meilleures chances de se révéler. Ce
choix est d'autant plus rationnel quand les talents requis
pour réussir dans un métier ne sont qu'incomplètement
révélés par la formation initiale.
Ce modèle de choix professionnel suppose que le talent
se révèle suffisamment vite pour éviter à l'individu de
se laisser entraîner dans une spirale de 1'échec. Or un
problème se pose : quel est le délai optimal pour que les
aptitudes d'un individu se révèlent, lorsque le contexte
d'emploi valorise fortement l'apprentissage sur le tas
et fournit quantité d'exemples de réussite progressive
ou tardive, voire posthume ? C'est le corrélat de la
dimension d'incertitude, dans le contexte d'emploi où
celle-ci est maximale, c'est-à-dire dans les professions et
les emplois où 1' environnement est trop turbulent et la
compétition trop vive pour que le succès ou l'échec d'un
jour interdisent des lendemains professionnels opposés.
Ainsi, dans le travail artistique en freelance, où la prise
de risque est la plus élevée et où les engagements dans
des projets se succèdent souvent avec une forte discon-
tinuité, le problème de savoir quelle quantité d' expé-
riences professionnelles est nécessaire avant d'estimer
la qualité du job match est posé par la variabilité des
formes d'exercice de la profession. Chaque expérience
de travail a des caractéristiques spécifiques, les relations
de collaboration sont changeantes : ce qui explique le
sentiment que l'évaluation de ses compétences par soi et
par autrui peut être interminable, puisque le travail est

199
LE TRAVAIL CRÉATEUR

éminemment variable. Ensemble, l'attente de la réussite


et le sentiment d'inévaluabilité peuvent ainsi motiver
un engagement prolongé dans la carrière et favoriser la
présence durable d'un nombre important de candidats
à la réussite professionnelle qui paient d'un prix élevé
1'exigence de disponibilité permanente sur ce marché de
1' emploi. La multiplication des activités organisées dans
le temps d'un projet et donc des situations d'emploi
de durée très variable et souvent brève suscite ainsi
des dispositions particulières à l'égard du risque, qui
correspondent à l'accumulation d'expérience profes-
sionnelle sur le tas. Il est donc logique de concevoir le
comportement à 1' égard du risque comme un élément
entrant dans 1' accumulation de capital humain pour les
individus évoluant durablement dans ces professions.
Si l'on raisonne, à l'horizon d'une carrière, en termes
de gestion du risque professionnel, on est conduit à
rechercher dans quelle mesure le choix entre le maintien
dans la profession et 1' abandon peut être modifié par le
recours à des moyens de diversification des risques (la
multiactivité, la mobilité intersectorielle) ou d'assurance
contre le risque (comme 1' assurance-chômage, ou 1' assu-
rance mutuelle que se procurent des individus agissant
en groupe), qui permettent aux artistes de composer et
de modifier, au long de leur carrière, des portefeuilles
d'activités et de ressources inégalement risquées, et
qui confèrent à l'organisation individuelle de l'activité
professionnelle certaines propriétés d'une mini-firme.
C'est ce que je montrerai dans les chapitres 10 et 11.

En prenant, pour finir, l'exemple des métiers artistiques,


j'en suis arrivé à la catégorie d'activité qui cumule au
plus haut point les facteurs d'individualisation des situa-
tions de travail. Ces facteurs sont le rôle fondamental
des aptitudes, le faible pouvoir de spécification des

200
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

qualifications par des diplômes, la forte incertitude sur la


réussite corrélée avec une information imparfaite sur ses
propres aptitudes, la forte polarisation des préférences des
consommateurs en faveur des individus reconnus comme
les plus talentueux, qui amplifie considérablement les
dimensions d'imparfaite substituabilité entre les artistes.
Ces métiers ont en outre une autre caractéristique qu'il
importe de souligner, celle d'être fréquemment exercés
en indépendants ou en quasi-indépendants. Si 1'exercice
d'une profession dans des conditions de forte autonomie
ou d'indépendance statutaire n'est pas le seul à mettre en
jeu les facteurs qui agissent directement sur les chances
d'épanouissement dans le travail, il confère cependant
le plus grand relief à ces facteurs et aux interactions
entre aptitudes, compétences, investissements en capital
humain, préférences et dispositions à 1' égard du risque.
Ces traits expliquent comment deux valeurs directe-
ment opposées coexistent dans 1' organisation du travail
artistique. La première valeur est la très forte identifica-
tion avec des métiers dont 1' exercice est profondément
individualisable ; la seconde est la grande variabilité des
situations de travail et des facteurs de la réussite, qui
dessine des cheminements professionnels sans rapport
avec le schéma habituel d'une carrière en organisation et
avec la progression dans une hiérarchie d'emplois sur un
marché interne du travail. Le mariage de l'individualisme
et du risque a une formule organisationnelle clé : les
professionnels qui valorisent leur travail ne s'identifient
pas d'abord à une entreprise, mais à une communauté
professionnelle, moins sur la base d'une intégration de
chacun dans un groupe homogène que sur celle d'une
organisation en réseau des liens de travail. C'est dans
ce cadre que peuvent s'accorder une forte tolérance aux
inégalités de réussite, qui est la signature du risque, et
une revendication du droit à la réalisation de soi dans

201
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le travail, qui est la signature du potentiel de différen-


ciation illimitée de l'activité orientée vers une fin, mais
non déterminée par une fin prévisible.
Les caractéristiques de 1' emploi salarié exercé au
sein d'une firme inscrivent les conditions de l'auto-
accomplissement dans une autre perspective temporelle,
puisque le contrat d'emploi salarié qui lie un employé
à son employeur s'étend dans la durée, à la différence
des contrats de prestation des professions indépendantes,
qui fragmentent 1'activité en une succession de liens
d'échange de durée et de récurrence très variables avec
des clients. L'idée d'un horizon plus ou moins long de la
relation de travail, testée par exemple par Michel Glaude
et Jean-Pierre Jarousse44 dans le double cadre de la théorie
du capital humain et de celle de l'appariement, incorpore
plusieurs des dimensions analysées ici : celle de la qualité
de 1' appariement entre employeur et employé, qui agit
sur la probabilité d'un lien d'emploi durable, celle de
l'investissement en capital humain spécifique et de son
rendement, qui rend partiellement raison de la diversité
des carrières salariales construites sur ce lien durable,
celle de la différenciation des emplois et des secteurs
d'emploi, selon qu'ils offrent ou non des caractéristiques
favorables à une extension profitable du lien contractuel.
L'idée d'horizon de l'activité était, sous une autre
forme, présente, chez Rawls dans son application du
principe aristotélicien aux choix à long terme, ou chez
James Thompson45 , qui opérait une distinction entre les
emplois selon l'horizon de carrière offert. C'est déboucher
sur l'ensemble des problèmes relatifs à l'évolution indi-

44. Michel Glaude, Jean-Pierre Jarousse, «L'horizon des jeunes sala-


riés dans leur entreprise», Économie et Statistique, 211, 1988, p. 23-41.
45. James Thompson, Organizations in Action : Social Science
Bases of Administration, New York, Mac Graw Hill, 1967.

202
EST-IL RATIONNEL DE TRAVAILLER ...

viduelle dans un système hiérarchisé d'emplois internes


à une firme ou à un secteur, et à la relation entre les
chances d'accomplissement et la dynamique de la carrière
dans l'organisation. J'insisterai sur un point, qui prélève
dans cette notion d'horizon temporel46 la signification qui
m'intéresse ici. Qu'il opère par promotion interne ou par
recrutement externe, dans les firmes, ou qu'il se fonde
sur un mécanisme réputationnel contrôlé par le jugement
et 1'évaluation des pairs, comme dans les professions à
forte autonomie d'exercice, l'appariement entre les indi-
vidus et les emplois selon le capital de compétences et
d'aptitudes mis en œuvre suppose la mise en concurrence,
la comparaison interpersonnelle, le classement ordinal
des talents. La carrière peut alors être comprise comme
1'interaction entre le développement de soi, fondé sur la
comparaison entre les états successifs de l'individu qui
accumule capital et information sur soi, et la révélation
progressive de la valeur individuelle via les épreuves de
la concurrence interindividuelle. C'est rappeler en d'autres
termes que la liaison entre l'individualisme, la valeur
formatrice du travail et l'épreuve de l'incertitude, qui
constitue 1'équation de 1' accomplissement dans le travail,
suppose 1'homologation sociale de la valeur individuelle,
et non pas le déni de 1'évaluation. Le chapitre 6 sera
largement consacré à 1'exploration de cette question.

46. Pour un examen approfondi de la notion d'horizon et de son


application à l'analyse économique de la préférence temporelle, voir
André Masson, « Préférence temporelle discontinue, cycle et horizon
de vie», in Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (dir.),
Le Modèle et 1'Enquête. Les usages du principe de rationalité dans
les sciences sociales, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995, p. 401-443.
CHAPITRE 3

Travail, structure sociale


et consommation culturelle.
Vers un échange de signification
entre travail et loisir ?

Les travaux d'analyse comparative internationale


des emplois du temps des individus 1, les enquêtes
françaises menées dans ce cadre comparatif2 et les
études conduites sur 1' évolution du temps de travail
des différentes catégories socioprofessionnelles, avant
et après la mise en œuvre des deux lois françaises sur
la réduction du temps de travail de 1998 et 2000 3 , ont
examiné comment les individus allouaient leur temps
aux différentes activités privées et professionnelles et
ont révélé les forts contrastes sociaux dans le partage
entre ces différents temps des individus, ainsi que leur
profonde évolution récente. J'examinerai ici les deux
composantes essentielles de 1' agenda individuel des actifs

1. Voir en particulier Jonathan Gershuny, Changing Times, Work and


Leisure in Postindustrial Society, Oxford, Oxford University Press, 2000.
2. Les enquêtes de l'Insee sur ce thème ont eu lieu en 1974, 1986
et 1998-1999. Pour une synthèse des résultats de la plus récente, voir
Économie et Statistique, 2002, 352-353.
3. Voir notamment Jean-David Fermanian, «Le temps de travail
des cadres)), Insee Première, 671, 1999; Marc-Antoine Estrade,
Dominique Méda, Renaud Orain, « Les effets de la réduction du
temps de travail sur les modes de vie : qu'en pensent les salariés un
an après?)), Premières Synthèses, Dares, 21-1, 2001 ; Marc-Antoine
Estrade, Valérie Ulrich, «Réduction du temps de travail et réorga-
nisation des rythmes de travail)), Insee, Données Sociales, 2002.

204
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

que sont le temps du travail professionnel rémunéré et


le temps du loisir.
D'une part, l'évolution séculaire vers la baisse du temps
de travail et l'augmentation des temps de loisir a connu, dans
la période la plus récente, une pause voire une inflexion.
D'autre part, les évolutions respectives des volumes de
travail et de loisir ont fortement divergé selon les catégories
sociales, créant une segmentation par la quantité de travail
et non plus seulement par sa qualité. Ceci va à rebours
des évolutions antérieures et contredit les modèles anciens,
telle la théorie veblenienne de la classe de loisir4, qui se
fondaient sur la corrélation positive entre quantité de loisir
et hiérarchie des classes sociales. À la faveur d'évolutions
symétriques et opposées, les situations des différentes
catégories sociales ont beaucoup changé. Les ouvriers ont
rattrapé leur déficit comparatif de loisir dans la période
récente, et les cadres ont perdu leur avance et apparaissent
comme les plus gros travailleurs sur la période des quinze
années écoulées. Leur taux de satisfaction à 1' égard des
mesures de réduction du temps de travail, supérieur à celui
des autres catégories, s'explique en partie par la pression
ressentie en termes de volume de travail et d'injonction à
l'engagement et à l'implication dans leur activité.
Enfin, les indicateurs de valeur de l'activité et de qua-
lité de 1' organisation du travail imposent une troisième
lecture : volume de travail et autonomie dans 1'organisa-
tion de celui-ci sont positivement corrélés, ce qui interdit
une lecture simple de la charge de travail, et a conduit
à prophétiser 1' émergence de comportements de travail
et de loisir entièrement différents de ce qui sous-tend la
métrique habituelle du raisonnement par les quantités.
Après avoir rappelé comment se transforme la structure

4. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, trad. fr., Paris,


Gallimard, 1970.

205
LE TRAVAIL CRÉATEUR

socioprofessionnelle de la population active, puis avoir


caractérisé les effets de composition des allocations de
travail et de loisir des différentes catégories socioprofession-
nelles d'actifs à partir des données d'enquêtes nationales et
internationales, j'étudierai leurs incidences sur la pratique
des loisirs culturels. Des trois ressources principales que
requièrent ceux-ci- le temps, les moyens budgétaires, la
compétence culturelle -, les actifs des professions supé-
rieures détiennent surtout les deux dernières, et sont moins
dotés de la première; l'inverse est vrai pour les actifs
détenteurs d'un emploi de moindre qualification. L'étude
de la double temporalité des loisirs culturels conduira à
vérifier si les actifs sont amenés à compenser dans les
pratiques extra-quotidiennes de loisir ce qu'ils ne font pas
de leur temps libre au quotidien, ou si les deux agendas
sont employés de manière analogue. Dans une troisième
partie, je reviendrai sur les associations classiques entre
travail et désutilité d'une part, et entre loisir et utilité d'autre
part, pour montrer comment s'échangent les significations
et les attributs de ce partage habituel. Le travail est réputé
s'enrichir de composantes expressives et créatives, mais
le loisir de ceux qui sont le plus directement concernés
par cette qualité enrichie du travail est quantitativement
plus étroit, et doit dès lors s'organiser avec une intensité
supérieure, proche de 1' activisme, pour offrir des satisfac-
tions élevées dans un temps rationné.

Le travail et le loisir en quantités


et en comparaisons : convergences et segmentations

À la fin du xxe siècle, la population active a accéléré


sa transformation. La structure des emplois, telle que la
fait apparaître le tableau 1, peut se résumer en quelques
données saillantes. L'emploi ouvrier, perdant un septième

206
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

de ses effectifs (principalement parmi les ouvriers non


qualifiés), est passé d'un tiers à un quart de la popu-
lation active en emploi, entre 1982 et 1999. Le monde
des employés s'est élargi : ses effectifs augmentent de
21 %, surtout parmi les non qualifiés, ce qui marque le
transfert de la non-qualification du secteur secondaire
au secteur tertiaire, et il forme désormais la catégorie la
plus nombreuse. Les professions intermédiaires ont gagné
plus d'un million et demi d'actifs, et leur poids démo-
graphique est aujourd'hui proche de celui des ouvriers.
Les cadres et professions intellectuelles supérieures ont
connu le taux de progression le plus élevé - la catégorie
a gagné 63 % d'effectifs supplémentaires entre 1982 et
1999 -, et représentent plus d'un actif sur huit5 • L' éro-
sion rapide des effectifs des agriculteurs s'est poursuivie
(- 57 %), celle des artisans, commerçants et entrepreneurs
est bien moindre (- 16 %) et masque des évolutions très
contrastées au sein de la catégorie.
Le chômage et le temps partiel, dans le monde du
salariat, ont beaucoup augmenté au bas de la hiérarchie
des qualifications, et, s'agissant du temps partiel, en
concernant principalement les femmes. L'impact sur la
répartition des temps entre travail et loisir enregistre
ces effets de la déformation de la structure des emplois
et des conditions d'emploi. Depuis trente ans, le temps
moyen de travail des actifs a baissé sous l'influence de la
croissance séculaire de la productivité, de la diminution
du nombre des indépendants (notamment des agriculteurs,
gros travailleurs), de la mise en œuvre très progressive
des lois successives sur le temps de travail, mais aussi

5. Dans cet ensemble, les professions artistiques stricto sensu repré-


sentent quelque 203 300 personnes en 1999 (0,9 % de la population
active en emploi), contre 102 730 en 1982 et 152 230 en 1990, soit
un doublement des effectifs recensés entre 1982 et 1999.

207
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 1. La structure des emplois


par catégories socioprofessionnelles et son évolution de 1982 à 1999

Agriculteurs 1466 6,8% 627 2,7% -57%

Artisans,
commerçants,
1 815 8,4% 1 526 6,6% -16%
chefs
d'entreprise

Cadres,
professions
1 860 8,7% 3 025 13,1% +63%
intellectuelles
supérieures

Professions
3 784 17,6% 5 318 23,1 % + 40,5%
intermédiaires

Employés 5 501 25,6% 6 645 28,8% +21%

Ouvriers 7 043 32,8% 5 909 25,6% -16%

Ensemble 21469 100% 23 050 100% +7,3%

Source: Recensements de la population de 1982 et 1999, Données Sociales,


Insee, 2002, p. 216.

sous l'influence de la montée du chômage et du temps


partiel, et des politiques publiques d'emploi (contrats aidés
en emplois non typiques) et d'action sociale (allocations
parentales), enfin sous l'influence des modifications du
cycle de vie des travailleurs (entrée plus tardive et sortie
plus précoce du marché du travail).
Ensemble, la transformation de la structure des emplois
et 1' évolution de la durée de travail, à 1' échelle de la
société considérée dans son ensemble, devraient constituer
deux tendances favorables à la consommation culturelle.

208
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

D'une part, le temps de loisir augmente en moyenne ;


d'autre part, la structure sociale se déforme avec l'élé-
vation du niveau de formation des actifs, et avec le
gonflement des couches sociales moyennes et supérieures
dont l'appétit culturel est décrit par toutes les enquêtes
comme plus important, plus varié et mieux solvable.
Pourtant, une analyse plus précise module le constat.
Ce sont en réalité les inactifs et les actifs non occupés
à temps plein, dont la proportion a augmenté plus rapi-
dement que celle des actifs à temps plein, qui ont gagné
le plus de temps libre à consacrer aux loisirs. Les actifs
occupés à temps plein ont, eux, connu, dans la période
récente, un allongement de leur temps de travail6 • La
tendance à la baisse du temps de travail s'est en effet
ralentie, puis inversée, dans les quinze dernières années,
tout particulièrement pour les cadres et professions intel-
lectuelles supérieures, qui sont précisément les grands
piliers de la consommation culturelle, ceux dont 1'intensité
persistante de pratique fait le gros de la fréquentation de
la culture savante, au désespoir persistant des préposés
aux indicateurs de démocratisation culturelle.
Au total, nous sommes en présence de dynamiques
sensiblement divergentes, selon la position des indivi-
dus sur le marché du travail et dans la hiérarchie des
emplois. L'emploi à temps plein occupe d'autant plus
les travailleurs qu'on s'élève dans la pyramide des qua-
lifications. Ce facteur entre en composition avec 1'inci-
dence du chômage, qui est d'autant plus faible qu'on
est plus diplômé. Autrement dit, le travailleur qualifié,

6. Françoise Dumontier, Jean-Louis Pan Ké Shon, Enquête emploi


du temps 1998-1999, insee Résultats, 693-694, Paris, Insee, 2000;
Alain Chenu, Nicolas Herpin, « Une pause dans la marche vers la
civilisation des loisirs », Économie et Statistique, 2002, 352-353,
p. 16-37.

209
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ou mieux, très qualifié, est davantage demandé sur le


marché du travail, et il est sollicité de travailler davantage
dans son emploi que le travailleur peu ou pas qualifié.
L'allocation des emplois aménagés, rationnés et précaires
(temps partiel, CDD, intérim) confirme cette logique :
elle concerne d'abord les actifs les moins qualifiés.
En 1999, une analyse publiée par Jean-David Fer-
manian7 a fait apparaître, de manière sans doute assez
inattendue en pleine négociation de la RTT, que les
cadres en emploi à temps complet (hors enseignants
et hors professionnels des arts et de l'information) tra-
vaillaient près de 5 heures de plus que les autres salariés
à temps complet, et que les cadres du privé travaillaient
davantage que ceux du public; cet écart n'avait cessé
de se creuser depuis quinze ans (graphique 1).

Graphique 1. Évolution de la durée hebdomadaire effective du travail


des diverses catégories de cadres

106~----------------------------------------~

_ • _ _ _ ingénieurs et cadres techniques


105

104
/ ___
/""::--_·------
...... -------------

103

102 /
/
101 ~~
b
100~------------~------------~------------~
1983 1989 1993 1998

Source: Jean-David Fermanian, «Le temps de travail des cadres», art. cité.
Données des enquêtes Emploi 1983-1998 (hors enseignants et professionnels
des arts et de l'information).

7. Jean-David Fermanian, «Le temps de travail des cadres»,


art. cité.

210
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

Au vu des données sur la transformation de la struc-


ture sociale et des résultats des recherches sur le temps
et sur les conditions de travail des cadres, il apparaît
que les emplois les plus qualifiés sont en pointe sous
trois rapports :
- dans le remodelage de la structure des emplois vers
1'enrichissement de la population active en qualifications,
et de 1'économie en emplois qualifiés : ils en tirent un
bénéfice direct de moindre exposition au sous-emploi
et au chômage ;
- dans la flexibilisation de leur organisation du
travail, puisque leurs horaires sont plus variés, que
l'étendue de leur journée de travail est plus longue,
et que leur activité est organisée pour être plus riche
en autonomie ;
- dans la tension résultante entre les avantages et les
coûts de la qualification élevée, dès lors qu'à celle-ci
sont associées une plus forte autonomie et une plus
grande flexibilité d'activité. La pression sur les arbitrages
entre les différents temps personnels est particulièrement
forte pour eux, comme les enquêtes antérieures et pos-
térieures à l'adoption de la loi Aubry sur la réduction
du temps de travail 1'ont montré, et comme les études
sur le stress des cadres le soulignent régulièrement, et
parfois complaisamment.
L'étude de Fermanian laissait du reste entrevoir ce
qu'il allait advenir de la loi des 35 heures :plus chargés
en travail que les autres actifs, les cadres pouvaient
de fait attendre plus de cette loi, et ils ont, de fait,
été les plus prompts à en juger 1'effet positif. Pour
eux, une inversion ou un simple arrêt de la tendance
à 1' allongement différentiel de leur effort productif
était en effet d'autant mieux venue qu'ils étaient déjà
largement acclimatés à ce qui accompagnait la négo-

211
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ciation de la réduction du temps de travail, à savoir


la flexibilité des horaires et des modes d'organisation
de leur activité au sein et hors du lieu de travail. Le
sacrifice salarial éventuellement associé à la mise en
œuvre de la réduction du temps de travail était par
ailleurs beaucoup moins important, voire inexistant
pour les cadres, ce qui leur permettait d'opérer plus
aisément un arbitrage entre loisir et travail favorable
au premier argument du choix.
Dans sa comparaison d'un vaste ensemble d'enquêtes
sur les emplois du temps dans les pays développés,
Jonathan Gershuny a mis en évidence un phénomène
de convergence, sur le long terme, entre les volumes
de loisir des différentes catégories sociales salariées :
les catégories supérieures, qui détenaient un avantage
marqué au début de la période observée (les années
1960), ont progressivement vu l'évolution de leur agenda
s'inverser, à la fois en termes absolus, puisque leur temps
de travail s'est à nouveau allongé à partir des années
1980, et en termes relatifs, puisqu'ils ont été rattrapés
par les autres catégories de travailleurs, et notamment
par les ouvriers et les employés, dont le temps de loisir,
initialement nettement inférieur, n'a cessé d'augmenter
depuis trente ans. L'évolution est de même sens chez
les hommes et chez les femmes en emploi, comme le
montrent les graphiques 2 et 3.

212
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

Graphique 2. Les hommes actifs :


un gradient inversé statut social/travail

0.48
Statut élevé

0.46
' l.. 1970-1989

-~ 0.44
1980-19~ Statut moyen
ï5
.....
Statut inférieur
0.42

0.40

(;! 0.38
>
E!
E-<
0.36

0.34
0.60 0.62 0.64 0.66 0.68 0.70
Non rémunéré - Rémunéré

Lecture : Les flèches figurent le gradient de statut social (défini par le niveau
de formation initiale).
Source : Jonathan Gershuny, Changing Times, Work and Leisure in
Postindustrial Society, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 221.

John Robinson et Geoffrey Godbey, dans leurs tra-


vaux sur les emplois du temps des Américains, avaient
mis en évidence une évolution similaire, au début des
années 1990, et 1' avaient vérifiée à la fin de cette même
décennie 8 • Très récemment, ces mêmes tendances ont été
confirmées et précisées pour la France par Alain Chenu
et Nicolas Herpin dans leurs analyses comparatives des
résultats des enquêtes successives menées par 1'Insee

8. John Robinson, Geoffrey Godbey, Time for Life : The


Surprising Ways Americans Use Their Time, University Park,
The Pennsylvania State University Press, 1992, rééd. augmentée
en 1997.

213
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Graphique 3. Les femmes actives :


un gradient inversé statut social/travail

0.48
1970-1989 Statut élevé

~Sœrutm~
0.46

0.44
·~
·a
..... 0.42
Statut inférieur
0.40

0.38

0.36 1960-1979
~
~
E-<
0.34

0.32
0.30
0.30 0.35 0.45 0.50 1.0
Non rémunéré Rémunéré

Lecture: Voir graphique 2.


Source: Jonathan Gershuny, Changing Times, op. cil., p. 221.

sur l'emploi du temps des Français depuis 19749 • Ils


montrent que 1' essentiel des gains en temps de loisir a été
acquis, chez les actifs en emploi, entre 1974 et 1986 et
que, depuis, le mouvement a été interrompu. Le rapport
entre travail et temps libre est aussi sexué : les femmes en
emploi à temps plein travaillent hebdomadairement cinq
heures de moins que leurs homologues masculins, mais
la dépense de soi se reporte sur le travail domestique.
Ce rapport est en outre indexé sur le cycle de vie : les
individus hors emploi (étudiants, chômeurs, retraités,
inactifs au foyer) ont bénéficié de gains persistants en
temps libre (+ 5 h entre 1974 et 1986, et à nouveau
+ 5 h entre 1986 et 1998).

9. Alain Chenu, Nicolas Herpin, « Une pause dans la marche vers


la civilisation des loisirs », art. cité.

214
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

Graphique 4. Emploi du temps des hommes et des femmes


En%

Temps libre

Hmmnes
40

\~
e
,g
~
~
+
·;;;
e>
femmes. v·
7 1986
1998

1974 •
f-

,g
e 30 •
~
E
~ r
• 1974

20 En%
30 40 50 60 70 80
Travail professionnel 1 Travail total

Lecture : les flèches indiquent le sens de la chronologie. La différence entre


emplois du temps féminins et masculins s'atténue sensiblement de 1974 à
1986, légèrement de 1986 à 1998.
Champ : population urbaine de 18 à 64 ans.
Source : Alain Chenu, Nicolas Herpin, «Une pause dans la marche vers la
civilisation des loisirs », art. cité.

Enfin, il y a tendance à la convergence entre catégories


sociales, et, pour la période récente, à 1' inversion des
avantages : désormais, ce sont les catégories sociales
ouvrières et employées qui travaillent quantitativement
moins et qui, une fois contrôlées notamment l'incidence
du chômage et celle du temps partiel, détiennent un
volume de temps libre supérieur à celui des cadres.
Établissons, en ce point, une synthèse intermédiaire.
La structure des emplois se transforme, notamment au

215
LE TRAVAIL CRÉATEUR

bénéfice des emplois qualifiés de niveau intermédiaire


et supérieur, auxquels accèdent ceux qui sont dotés de
formations diplômantes longues. Ces emplois procurent
des rémunérations sensiblement plus élevées, à la fois
en niveau instantané et par les perspectives offertes de
mobilité ascendante dans une carrière salariale digne
de ce nom : ils sont à la fois plus autonomes et plus
chargés en volume de travail. La classe de loisir chère
à Thorstein Veblen n'est plus, en termes de volume de
temps libre, la classe supérieure, et pourtant c'est bien
elle qui a les consommations de loisir les plus intenses,
puisqu'en étant mieux dotée en ressources monétaires et
culturelles, elle dispose de deux des trois catégories de
ressources qui sont le plus directement responsables
de 1'utilisation de son temps libre pour la consommation
de biens et de services de loisir variés, attrayants, et
coûteux à acquérir et/ou à goûter.
D'où l'on peut tirer l'interrogation syllogistique sui-
vante, s'agissant des loisirs culturels. Il est avéré que
les catégories sociales supérieures ont les plus forts taux
de consommation culturelle et les pratiques à la fois les
plus intenses, les plus variées(« omnivores») et les plus
audacieuses de consommation. Or ces catégories ont vu
leur temps de travail augmenter et leur temps libre sta-
gner ou se restreindre dans la décennie récente. Doit-on
en conclure que les catégories sociales supérieures ne
peuvent plus assurer la viabilité du secteur des loisirs
culturels et que celui-ci ne peut assurer son salut qu'en
élargissant sa base sociale de consommation ?
On pourrait, certes, faire porter une objection sur 1' ampli-
tude de l'évolution mise en évidence à l'instant. Comme
le suggère Gershuny, la tendance récente à l'augmenta-
tion du temps de travail des catégories professionnelles
supérieures pourrait bien n'être que conjoncturelle, et
s'inscrire, de manière provisoirement contre-tendancielle,

216
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

dans un mouvement séculaire de baisse de la durée du


travail, dont l'évolution du travail ouvrier donne le pro-
fil. Mais plusieurs facteurs interviennent qui interdisent
de vérifier à court terme 1'hypothèse de Gershuny :
les pratiques d'emploi et d'organisation du travail, qui
déterminent et qui expriment différemment les effets de
la hausse de la productivité du travail varient d'un pays à
1'autre ; les marchés du travail sont différemment régulés
par les politiques publiques de lutte contre le chômage
et par les convergences et divergences entre politique
sociale et politique de 1'emploi, pour ce qui touche à
1'égalisation (ou à la différenciation) des situations des
hommes et des femmes dans l'emploi. Il faudrait, en
outre, parvenir à raisonner à structure constante des
formes d'emploi, ce que la fragmentation du continent
du salariat interdit sans doute de plus en plus.
On pourrait objecter ensuite que parmi les catégories
supérieures figurent notamment les cadres de la fonction
publique et du secteur public et les professions intel-
lectuelles supérieures (enseignement, recherche, arts,
spectacles, information), dont le temps de travail est
inférieur à celui des cadres du privé et n'a pas subi les
pressions à la hausse avec la même intensité. Comme
c'est, en outre, dans ces catégories que se concentrent
les plus gros appétits de culture artistique, et notamment
de culture des arts subventionnés, 1' expansion de ces
catégories devrait être, en soi, porteuse d'une intensi-
fication de la consommation culturelle déjà observée.
On pourrait enfin se demander, comme il est classique
en économie, si, avec des niveaux de revenus croissants,
les individus sont prêts à substituer du loisir à du travail
pour profiter de ce qu'ils gagnent, ou, si, au contraire,
comme 1' écrit Paul Romer, « à mesure que les revenus
et les salaires augmentent, le coût du temps continuera
à augmenter et donc aussi le sens que le temps est rare,

217
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et que la vie avance à un rythme plus rapide que par


le passé 10 ».
Les réponses à ces questions ne sont pas à portée de
main, ni dans les données ni dans les projections plus
ou moins assurées qu'on pourrait tenter pour cerner la
taille et la fonction du noyau dur de la civilisation des
loisirs cultivés. Comment savoir, par exemple, si le com-
portement de cette fraction aura un effet d'entraînement,
à la manière d'une avant-garde, ou simplement un effet
compensateur, capable d'amortir le choc d'une moindre
disponibilité des autres catégories supérieures pour les
loisirs culturels chronophages et exigeants en investisse-
ments immatériels (connaissances, compétences) ?
Il existe pourtant une manière indirecte de répondre, qui
consiste à raisonner sur une double temporalité. L'agen-
cement des activités dans la journée et leur déroulement
sur la semaine sont les repères habituels qui permettent
de déceler le syndrome d'encombrement du temps pour
les individus et les ménages gros consommateurs de biens
et de services de loisir. Pourtant, les enquêtes sur les
pratiques culturelles, et notamment sur les sorties cultu-
relles, examinent généralement des périodes plus larges,
le mois ou 1' année, pour reconstituer rétrospectivement
par questionnement 1'usage culturel du temps libre. La
fréquence, très variable, de ces sorties, et l'hétérogé-
néité des comportements, des plus intensifs aux plus
occasionnels, obligent en effet à élargir les mailles de la
grille d'observation. Le problème n'est évidemment pas
de simple méthode d'interrogation, mais aussi d'éche-
lonnement temporel des pratiques selon leur exigence
en coût d'organisation, en dépenses, en préparation et
en programmation.

10. Paul Romer, « Time: lt Really is Money »,Information Week,


11 septembre 2000.

218
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

Temps libre et loisirs culturels

Comment sont respectivement agencés les investis-


sements temporels dans le travail et dans le loisir, aux
différentes échelles d'observation possibles? Après les
comparaisons internationales, revenons dans 1'espace
national: je prends ici appui sur les analyses des données
de la dernière enquête de l'Insee sur l'Emploi du temps
des Français, dont j'ai, avec Philippe Coulangeon et
Ionela Roharik, exploité les deux volets consacrés aux
loisirs 11 • On dispose de deux types d'informations sur
les temps de loisir et sur leur usage : une information
sur le temps et sur les activités de loisir au quotidien,
qui varient selon le type de journée considéré (journée
de travail normale, journée de repos, journée de congé
et de vacances), et une information sur les différentes
pratiques de loisir que déclarent avoir eues les individus
au cours des quatre semaines précédant 1' enquête.
Quatre résultats sont particulièrement saillants.
En premier lieu, deux blocs de pratiques de loisir
s'opposent principalement : les loisirs du temps quotidien
sont essentiellement des loisirs d'intérieur, alors que les
pratiques culturelles d'extérieur (sorties au théâtre, au
concert, aux expositions et aux musées), qui sont plus
occasionnelles, qui exigent davantage de planification
du temps disponible et qui engagent plus de dépenses,
émergent principalement dans les déclarations portant
sur le temps long des horizons mensuels de gestion du
budget temps.
En deuxième lieu, les profils sociaux de ce double
usage du temps de loisir permettent de préciser les

11. Philippe Cou1angeon, Pierre-Michel Menger, Ionela Roharik,


« Les loisirs des actifs : un reflet de la stratification sociale »,Économie
et Statistique, 2002, 352-353, p. 39-55.

219
LE TRAVAIL CRÉATEUR

traits distinctifs. Les ménages et les individus dotés de


ressources culturelles et financières faibles sont tout à
la fois ceux qui, disposant du temps quotidien de loisir
le plus important, en consacrent principalement 1'usage
à la télévision, et ceux qui déclarent les plus faibles
taux de sorties culturelles dans leur agenda mensuel.
À l'inverse, dans les catégories sociales de salariés où
le temps quotidien de l'activité professionnelle est plus
chargé (nous savons maintenant que sont en première
ligne les cadres et professions supérieures), le temps
de loisir est plus réduit, mais aussi moins asservi à la
passivité télévisuelle : c'est ici que les scores de pra-
tique des loisirs cultivés au quotidien (loisirs d'intérieur,
comme la lecture, ou loisirs d'extérieur, comme les
sorties culturelles) et de ceux qui sont agencés dans le
budget temps mensuel sont le plus élevés.
Troisièmement, que nous enseigne la partition « loisirs
du temps quotidien - loisirs agencés dans le budget-
temps»? Non point qu'il y aurait un jeu de bascule
entre le quotidien et l'extra-quotidien, qui conduirait
ceux qui se cantonnent dans leurs loisirs d'intérieur en
semaine, notamment devant la télévision, à développer
par compensation un appétit manifeste pour des sorties
culturelles dans les temps non contraints de leur agenda
hebdomadaire et mensuel. Ce que fait apparaître cette
partition, c'est bien plutôt une cohérence des pratiques
sur les deux échelles temporelles : ainsi, pour les actifs
des catégories supérieures, qui disposent de moins de
temps libre, les loisirs culturels exigeants prévalent, et
sont en cohérence avec la fréquentation plus sélective
de la télévision au quotidien, et avec la part accordée à
la lecture, et à des sorties occasionnelles, au quotidien.
La résidence dans un environnement urbain favorable,
où l'offre culturelle est substantielle et diverse, ne fait
qu'amplifier le rendement de ces différences de ressources

220
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

culturelles et économiques. Ainsi, comparés aux habitants


de toutes les autres catégories de communes, les Parisiens
stricto sensu se signalent tout particulièrement par un
temps de loisir quotidien plus faible, qui conduit à une
moindre écoute de la télévision, à un taux de lecture
et de sorties culturelles dans 1'agenda quotidien deux
à trois fois supérieur, et à une probabilité nettement
supérieure d'inscription de loisirs culturels dans l'agenda
mensuel. La résidence est du reste, avec les acquis de
la formation initiale diplômante, celui des facteurs qui
contribue le plus fortement à 1'explication des écarts de
pratique des loisirs culturels agencés hors du quotidien,
une fois contrôlé l'effet de tous les autres facteurs (sexe,
âge, revenu, type de ménage, contrainte temporelle sur
le loisir quotidien 12).
Enfin, comme je 1'ai indiqué au début de mon ana-
lyse, la répartition du temps libre selon la position dans
1'espace social s'est inversée : les actifs et les actives
des classes supérieures travaillent plus que les autres,
l'incidence du travail à temps partiel et de l'exposition
au chômage étant contrôlée. Le revenu a donc un effet
propre original sur 1'utilisation du temps libre. Les loisirs
d'extérieur ont un coût plus élevé d'organisation et de
financement : la probabilité de les pratiquer augmente
avec le niveau de revenu des enquêtés, à âge, lieu de
résidence et niveau d'instruction donnés.
Ainsi se dispose un quadrilatère d'arguments : 1) le
temps libre se compte au quotidien, mais s'agence d'au-
tant plus aisément et intensément sur un horizon plus
long qu'il est plus réduit au quotidien ; 2) les quantités
et les postes d'utilisation du temps libre séparent net-
tement, aux deux extrémités de l'axe polarisateur, les
mieux et les moins dotés en ressources culturelles et

12. Voir à ce sujet le chapitre 12 dans le présent ouvrage.

221
LE TRAVAIL CRÉATEUR

économiques, soit les cadres, qui ont une consommation


culturellement plus intensive d'un temps réduit de loi-
sir, et les ouvriers, qui ont une utilisation plus passive
d'un temps de loisir plus volumineux; 3) le contenu
culturel de cet agencement (mesuré ici par sa teneur en
loisirs culturels d'extérieur) ne relève pas d'un principe
de compensation, mais d'amplification; 4) l'intensité
d'expérience culturelle a un coût, et les mieux dotés
financièrement peuvent extraire davantage d'expériences
et de variétés de satisfaction à partir de quantités plus
réduites de temps.
Cette géométrie des partages du temps pousse à s'inter-
roger plus directement sur le comportement d'arbitrage
des individus et des ménages qui sont bien ou très bien
dotés en ressources monétaires et culturelles : le travail
dans les professions les plus qualifiées absorbe-t-il une
partie des valeurs qui font le prix des loisirs ? Le travail
serait alors épanouissant, sous un certain nombre de
conditions qui peuvent être remplies par moments ou par
périodes, voire durablement, dans certaines professions.
Ou bien les cadres peuvent-ils prétendre sérieusement
s'ériger en nouveaux damnés de la terre, bien payés,
mais aussi bien harassés ?

Les qualités du travail et du loisir :


utilités et désutilités

Revenons à 1' analyse du travail et du loisir proposée


p. 147. Dans une conception classique, qui est celle des
manuels d'économie, mais aussi celle sur laquelle s'est
construite la prophétie d'une civilisation des loisirs, et, au-
delà, celle qui fonde l'économie des séductions du temps
libre, le travail est généralement traité comme une grandeur
négative. Il reçoit la valeur restrictive de désutilité, de

222
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

dépense d'énergie individuelle en échange d'un salaire et


de biens de consommation auxquels ce salaire donne accès.
Ce sont le loisir et les biens de consommation qui sont
source de satisfaction et de bien-être individuel; le travail
apparaît, lui, selon le vocabulaire économique, comme
une consommation négative. De la sorte, 1'engagement
sur le marché du travail et le choix d'exercer tel ou tel
emploi relèvent intégralement d'une axiomatique classique
de la rationalité du comportement de maximisation sous
contrainte : le choix d'un travail ne se distinguerait en rien
d'une dépense d'énergie et reposerait uniquement sur un
arbitrage entre la désutilité de l'effort et l'utilité des biens
et des loisirs à acquérir en contrepartie. Pourtant le corrélat
essentiel d'une telle analyse est la simplification extrême
de la grandeur travail, et notamment son homogénéisation,
qui fait obstacle à 1'observation la plus élémentaire des
situations d'emploi et des degrés très variables de désutilité
ressentie dans 1' accomplissement du travail.
Il existe une vision strictement opposée, qui fait du
travail une valeur typiquement positive, parce qu'il engage
les ressources de créativité et d'expression de soi. Comme
je l'ai montré dans le chapitre 2 de ce livre, le travail
artistique incarne cette valeur positive du travail : il est
célébré par toute une tradition d'analyse qui insiste sur
la réalité extra-économique de 1'activité authentiquement
inventive, et en fait la forme idéalement désirable du
travail. Cette tradition se confond pour 1'essentiel avec
l'histoire du modèle expressiviste de la praxis, dont
1'origine peut être trouvée dans la théorie aristotélicienne
de 1'autoréalisation de 1'homme par 1' action et par le
travail, et dont Marx a fait le levier de sa distinction
entre travail libre et travail aliéné. Le travail libre et
créateur devrait être pour chacun le moyen de déployer
la totalité de ses capacités : parler d'activité créatrice
devient pléonastique, car 1'agir humain, dans une telle

223
LE TRAVAIL CRÉATEUR

conception, ne peut s'exprimer pleinement qu'à condition


de ne pas se transformer en moyen pour obtenir autre
chose, et notamment un gain, de ne pas être dépossédé
de son sens, de ses motivations intrinsèques, ni du résul-
tat de son action. Cette forme générique de dépense de
soi a pour premier et paradoxal bénéfice de permettre
à l'individu de se connaître, de prendre possession de
soi, d'accéder à l'autonomie, entendue en son sens éty-
mologique. Encore faut-il que le travail ainsi conçu
se libère des entraves de la division du travail, qui
spécialisent à 1'excès les capacités individuelles, et des
rapports d'échange marchand, qui contribuent à purger le
travail de toutes ses caractéristiques expressives, et à en
faire une« désutilité ».Dans une société post-capitaliste,
l'activité créatrice ne serait plus le fait d'une catégorie
particulière de travailleurs spécialisés, mais trouverait sa
place dans la gamme des activités habituelles de chacun,
et bénéficierait à la communauté plutôt qu'à la réputation
et à la réussite économique de tel ou tel individu.
Différents auteurs contemporains héritiers du marxisme
ont cherché dans cette conception du travail la figure
de sortie hors du règne du travail assujetti aux néces-
sités naturelles et à l'exploitation capitaliste 13 • Corne-
lius Castoriadis a ainsi vu dans 1' activité de 1' artiste
(la «praxis») comme dans l'activité de connaissance
(la « théorie ») une activité dûment contrôlée par le
sujet, mais intrinsèquement incertaine de ses résultats :
orientée vers quelque chose, mais sans que le cours en
soit absolument maîtrisé, donc finalisée, mais sans fin
déterminée, pour rappeler la détermination kantienne.
«Lorsqu'un artiste commence une œuvre [ ... ], il sait

13. Voir, par exemple, André Gorz, Métamorphoses du travail,


Paris, Galilée, 1988 ; C. Wright Mills, Les Cols blancs, trad. fr.,
Paris, Maspéro, 1966.

224
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

et ne sait pas ce qu'il va dire». Il en va de même pour


1' activité théorique « qui ne peut garantir rationnellement
ni ses fondements ni ses résultats 14 ».
Dans ce courant analytique, l'activité créatrice consti-
tue bien une balise, un repère annonciateur d'un monde
meilleur où ce qui est aujourd'hui le privilège, parfois
chèrement payé, de quelques-uns, sera demain le pain
quotidien de tous, et révélera ce qu'est 1'essence même
de 1'humanité inventive, conquérante et civilisatrice.
L'activité créatrice constitue aussi un instrument de
critique sociale et économique radicale, puisqu'à 1' aune
de ce mode d'accomplissement, les formes actuelles de
l'activité humaine peuvent être étalonnées selon leur
proximité, et, plus souvent, selon leur éloignement
avec ce modèle. Enfin, avec une portée critique plus
restreinte, 1' exercice actuel des formes de travail artis-
tique peut être comparé négativement à ce que serait
leur exercice libre et sans entraves dans une société
débarrassée des plaies de la division du travail et de
1' exploitation marchande des talents : les artistes, tout
particulièrement, trouveront dans l'idéal ou dans l'utopie
d'une démocratie de la créativité de quoi méditer sur
les déséquilibres permanents des mondes de l'art tels
qu'ils sont aujourd'hui organisés - l'excès structurel
de candidats à 1'emploi, le sous-emploi endémique des
professionnels, les inégalités spectaculaires des chances
de réussite, ou même des chances de simple maintien
et d'exercice viable d'une activité artistique régulière.
Mais le monde capitaliste n'est pas en reste, même
si ce n'est pas sur l'indivision mais, tout au contraire,
sur l'approfondissement de la division du travail qu'il a
construit son développement. On n'ajamais insisté autant

14. Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société,


Paris, Le Seuil, 1975.

225
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qu'aujourd'hui sur les ressources de connaissance et de


créativité des travailleurs et de l'organisation. Une grande
variété d'auteurs et de penseurs voient dans les arts un
modèle ou un levier critique efficace et non pas utopique :
philosophes et penseurs de l'au-delà du travail divisé ou
des sociétés postindustrielles, théoriciens et praticiens
de 1'organisation, économistes occupés à déchiffrer le
devenir du capitalisme, mais aussi prophètes proposant
leurs services aux princes, aux patrons, aux organisations
internationales, voire aux syndicats ou aux mouvements
de contestation anticapitalistes. Ils mettent 1' accent sur
les valeurs cardinales d'innovation, de connaissance,
d'apprentissage et de motivation pour désigner les secteurs
intrinsèquement mus par le ressort de la créativité (les
arts et les sciences) et, par contiguïté, ceux qui le sont
avec des objectifs appliqués (l'éducation, la recherche et
le développement technologiques, la communication et la
publicité) comme des réservoirs de connaissances, de
préceptes, de recettes, d'outils transférables ou opposables
à 1' ensemble des sphères de production.
Dans ce tableau, la recherche scientifique fondamentale
et appliquée, les industries de haute technologie, le secteur
de 1' information et les industries de création, les activités
d'expertise juridique, financière et gestionnaire, forment
une avant-garde. Celle-ci a ses sites et ses vitrines, les
districts, où s'agglomèrent les « professionnels » dans
les « villes monde » que sont Londres, New York, Los
Angeles, Paris, Berlin, Tokyo, Shanghai, et, plus géné-
ralement, les métropoles qui, dans les principales zones
économiques, peuvent être situées au sommet d'un clas-
sement fondé sur la part des «emplois métropolitains
supérieurs 15 ». Elle a sa doctrine organisationnelle, le

15. Cette méthode d'analyse fonctionnelle des emplois, telle qu'elle


est appliquée par exemple dans plusieurs travaux de l'Insee, identifie

226
IRA VAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

projet, le réseau, l'équipe, l'autonomie, l'implication, la


qualité, le contrôle décentralisé, la responsabilité. Elle a sa
philosophie du travail, fondée sur 1'individualisation non
plus entendue comme la déclinaison des principes vagues
et abstraits de l'individualisme, mais comme l'ensemble
des ressources sociales, cognitives, affectives, émotion-
nelles qui orientent différentiellement les préférences et
les comportements dans le travail, et dans les liens du
travail avec la sphère des activités privées, avec les actes
de consommation, avec la demande d'action publique.
Dans cette perspective, 1'activité artistique ne suscite
plus simplement cette fascination narquoise où se mêlent
1' attrait pour un espace professionnel de liberté et d'auto-
détermination et le soupçon de frivolité, d'improductivité
de ce qui s'apparenterait davantage au jeu qu'au travail.
La valeur d'activité expressive et inventive incarnée
dans le travail créateur s'infiltre aujourd'hui dans de
nombreux univers de production :
- par contiguïté : artistes, chercheurs, scientifiques
et ingénieurs passent pour le noyau dur d'une «classe
créative» ou d'un groupe social avancé, les« manipula-
teurs de symbole», à l'avant-garde de la transformation
des emplois hautement qualifiés ;
-par contamination métaphorique, quand les valeurs

onze fonctions métropolitaines supérieures (parmi lesquelles les arts,


la banque-assurance, la gestion, l'information, l'informatique, la
recherche, les télécommunications) et recense la part des actifs des
grandes villes qui travaillent dans les métiers et les secteurs d'acti-
vité correspondants. Est « métropolitaine supérieure » une fonction
dont le contenu décisionnel est élevé ou qui contribue à l'image de
marque de la ville. Voir Philippe Jullien, Denise Pumain, «Fonctions
stratégiques et images des villes », Économie et Statistique, 1996,
294-295, p. 127-135; Philippe Jullien, «Onze fonctions pour qualifier
les grandes villes », Insee Première, 2002, 840.

227
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cardinales de la compétence artistique - l'imagination,


le jeu, l'improvisation, l'atypie comportementale voire
1' anarchie créatrice - sont transportées vers d'autres
mondes productifs ;
-par exemplarité : l'esprit d'invention communique
avec l'esprit d'entreprise dans les jeunes et petites entre-
prises, et 1' organisation en réseau des activités créatrices
et des relations de travail et de communication entre les
membres des mondes de 1' art fournissent un modèle
d'organisation ;
- par englobement : le monde des arts et des spec-
tacles devient un secteur économiquement significatif.
S'agit-il d'idéalisations ou de prophéties inconsis-
tantes? Les analyses sur l'emploi du temps des actifs
permettent de prendre en compte simultanément les
volumes de travail, les conditions d'organisation tem-
porelle du travail (irrégularité des horaires, débordement
sur les autres temps), et les degrés d'autonomie dans la
disposition de son temps. Les professionnels des arts, des
spectacles et de 1' information sont ainsi classés par Alain
Chenu dans la catégorie des« entrepreneurs», aux côtés
des indépendants - agriculteurs, artisans, commerçants,
chefs d'entreprise, professions libérales-, à partir d'une
analyse typologique fondée sur des critères tels que la
charge effective de travail, les indicateurs d'autonomie
et de liberté dans 1' organisation du temps de travail, la
variabilité des horaires d'une journée à l'autre et d'une
semaine à 1' autre, le sentiment de manquer de temps
et d'être débordé, l'étendue des journées de travail, la
réalisation d'une partie de son travail à domicile, et la
proportion de celui-ci dans le travail total 16 •
Ces résultats s'accordent avec les données disponibles

16. Voir Alain Chenu, «Les horaires et l'organisation du temps


de travail », Économie et Statistique, 2002, 352-353, p. 151-167.

228
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

sur 1' emploi et sur 1'organisation du travail dans les


principales économies développées. Certains sont tentés
d'en extraire une hypothèse beaucoup plus générale sur
la formation d'une avant-garde qui, en accordant au
travail une importance et des valeurs auparavant censées
caractériser les loisirs, dessinerait le monde du futur,
avec toutes ses ambivalences, mais aussi avec toutes ses
nouvelles segmentations sociales. En ce sens, la segmen-
tation sociale par la quantité de travail allouée serait une
assez mauvaise nouvelle, s'il se confirmait que la cotation
des individus dans 1'espace social se fait désormais par
une équation multiplicative « quantité x qualité », ou,
en d'autres termes, «volume de travail x niveau de
compétences et de créativité», où les deux grandeurs à
multiplier sont corrélées positivement.
Aux deux extrémités de l'axe qui serait formé à partir
d'un tel calcul, on trouverait, d'un côté, des travailleurs
substituables à qui on demande moins, mais aussi à qui
on n'offre pas grand-chose d'autre que des minima, et,
de 1'autre, des travailleurs très qualifiés, plus autonomes,
dont l'employabilité serait indexée sur l'implication et
la motivation, et dont les rémunérations seraient, à des
seuils élevés, fortement indexées sur des réputations et
des preuves tangibles d'engagement. Cette polarisation
masque, certes, des ambivalences: en même temps qu'ils
expriment la satisfaction liée à une plus grande autono-
mie, à une plus grande variété des tâches accomplies, et
à une plus grande liberté d'organisation de leur travail,
les cadres, davantage que les autres, font état des pres-
sions qui s'exercent- sentiment d'être débordé, fatigue
nerveuse, absence de frontières clairement établies entre
les espaces et les temps respectifs du travail et du hors-
travail. Mais le prix attaché au caractère formateur du
travail, aux dimensions non routinières de 1'activité et à

229
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' autonomie responsabilisante, au sein de 1' organisation,


est tout aussi indéniable que les insatisfactions.
En réalité, on trouve, dans le monde des professions
intellectuelles supérieures et des cadres, ou chez ceux
que la statistique anglo-saxonne appelle des professional,
technical and managerial workers, toute une distribu-
tion de situations qui affectent les actes de travail d'un
coefficient très variable d'expressivité, de créativité et
d'autonomie. Mais, si l'on veut à tout prix identifier
une avant-garde de manipulateurs de symboles, ou une
«classe créative», les professionnels de l'invention et
de 1' innovation, artistes et chercheurs des sciences et des
techniques, en composent assurément le cœur17 • Il peut
paraître difficile d'extrapoler à l'ensemble de la catégo-
rie des emplois supérieurs certains des comportements
typiques, et parfois déroutants, de ce noyau, tels que les
degrés élevés de motivation intrinsèque, dont le principe
énonce que l'individu parvient d'autant plus aisément
à se montrer inventif et librement créatif qu'il n'a pas
d'objectif de gain ou de profit. Car ce principe peut faire
l'objet d'exploitations profitables de la part d'employeurs
tout heureux d'une pareille aubaine, comme le montre
1'enquête sur cette bohème moderne que constituent les
« intellos précaires 18 ».
Pour considérer que le travail dans les emplois supé-
rieurs se charge progressivement des valeurs qui font
l'attrait des professions artistiques et culturelles, il faut
supposer que vont de pair un enrichissement continu
du travail en connaissances à forte valeur ajoutée, une

17. Voir Robert Reich, Futur parfait, trad. fr., Paris, Éditions
Village mondial, 2001 ; Richard Florida, The Creative Class, New
York, Basic Books, 2002.
18. Anne Rambach, Marine Rambach, Les Intellos précaires,
Paris, Fayard, 2001.

230
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

créativité au travail mieux employée ou mieux sollicitée,


et une organisation des relations collectives de travail et
des conditions individuelles de travail largement ouvertes
sur l'autonomie et la mobilité de l'activité par projet. Je
ne peux pas dégager ici, comme je l'ai fait ailleurs 19 ,
toutes les implications d'une telle contamination censé-
ment fécondante du travail très qualifié par les valeurs
cardinales du travail expressif des créateurs. Au total, au
vu des pratiques de travail des catégories socioprofession-
nelles supérieures, une hypothèse peut aisément surgir : les
valeurs mêmes du loisir, notamment le caractère expressif
et non routinier de 1'activité, 1'autonomie, la plus grande
liberté d'organisation de son temps, se seraient infiltrées
dans l'activité de ces catégories de professionnels, et
les distingueraient nettement des autres professions où
les valeurs d'engagement et de créativité ne sont pas
centrales. D'où le pronostic d'un certain nombre d'auteurs
qui voient se former un monde socioprofessionnel dans
lequel, pour citer Gershuny, les emplois de haut statut,
qui sont les plus convoités et les plus intéressants, seraient
à présent largement identiques, par leur contenu, à ce
que la classe de loisirs avait l'habitude de faire de son
temps libre. Le travail et ses gratifications annoncées
vampiriseraient en quelque sorte le loisir.
À quel résultat aboutit-on? Le travail à forte valeur
ajoutée est de plus en plus demandé: c'est une dimension
de la division internationale du travail comme des nou-
velles segmentations sociales dans chaque espace national,
où l'investissement continu en connaissances sera un
levier inégalitaire de plus en plus puissant. Il engage
des niveaux élevés d'effort auto-contrôlé, d'implication

19. Sur les différents points évoqués dans cette section, je renvoie
le lecteur à mon essai Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, Le
Seuil, République des Idées, 2003.

231
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et d'investissement constamment renouvelé en connais-


sances et en expériences professionnelles non routinières,
faute de quoi les gratifications promises au travail à forte
teneur en inventivité ne sont pas accessibles. Ce travail
produit des œuvres, des connaissances, des techniques, des
innovations destinées à être consommées majoritairement
par ceux qui détiennent un volume croissant de loisir,
mais qui n'accomplissent pas tous un travail expressif.
Quant aux travailleurs infatigables de ce qu'on appelle
aujourd'hui l'économie de la connaissance, ce ne peut
être qu'au prix d'une intensification de leurs expériences
de loisir et d'une intensification de la consommation des
biens et services dont ils meublent ces expériences qu'ils
obtiennent des satisfactions qualitativement supérieures.

Conclusion : travail expressif, loisir intensif?

Le monde serait plus simple si le travail était, comme


le voulait l'analyse de Marx, une grandeur simple (une
stricte source de désutilité et un simple moyen de se
procurer un revenu), dont tout travail complexe ne serait
qu'un multiple. Or il advient que les dimensions expres-
sives entrent désormais couramment dans la cotation du
travail (notamment du travail qualifié et complexe) et
de son organisation, parce qu'elles sont les gages d'une
meilleure productivité. Par là, la frontière entre utilité
et désutilité du travail se brouille. Tout comme peut se
brouiller la compréhension des arbitrages des individus
et des ménages entre travail et loisir, arbitrages dont la
théorie économique standard postule que, moyennant une
simplification axiomatique suffisante des comportements
des acteurs, il est possible de fixer les termes pour déter-
miner quand 1' effet de substitution domine (une hausse
du salaire réel accroît le revenu relatif tiré du travail, et

232
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

pousse à sacrifier du loisir) et quand l'effet de revenu


domine (un salaire réel plus élevé incite les gens à se
réserver une part supplémentaire de loisir).
Le monde serait également plus simple si, comme
l'imagine Gershuny, après bien d'autres qui rêvaient
de la civilisation des loisirs, le temps donné aux loi-
sirs augmentait régulièrement, aux inflexions conjonc-
turelles près, et contribuait à créer une dynamique
vertueuse où les producteurs de biens et services de
loisirs seraient les nouveaux héros des temps modernes.
Leurs activités seraient de plus en plus consommées et
pourraient ainsi contribuer de plus en plus directement
à maintenir nos sociétés sur un sentier de croissance
positive, ce qui serait un bel et ironique hommage
de la frivolité du divertissement ou de la production
non utilitaire des arts à la rationalité calculatrice des
scénarios de croissance. Après tout, la contribution
des industries culturelles aux excédents ou aux déficits
commerciaux d'une nation n'est plus une grandeur
négligeable.
Confrontés aux évolutions récentes et quelque peu
désarçonnés pour fixer leur signification, les chercheurs
ont dû dessiner, pour la partie de la main-d'œuvre et pour
les systèmes d'emploi dont le comportement désobéit à
la tendance séculaire de baisse du temps de travail, le
portrait d'un travailleur paradoxal : très qualifié, très
sollicité de s'impliquer, bien ou très bien rémunéré
(en salaire et en espérance de carrière, au regard des
qualifications moindres), plus abrité de la précarité et
du chômage, et pourtant contraint de dépenser tous ces
gains dans des plages de loisir et dans des temps de
consommation de plus en plus resserrés.
Staffan Linder, dans les années 1970, prophétisait
l'avènement d'une «classe de loisir tourmentée», qui
doit entasser une consommation sans cesse croissante

233
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dans un temps de loisir constant, voire rétréci20 • Linder


partait du constat que la consommation exige du temps :
si la quantité de biens et de services consommés peut
s'accroître avec 1' élévation du niveau de vie et avec les
gains de productivité, le temps, lui, est une ressource
rare, disponible en quantité limitée. Le consommateur
devant partager son temps entre un volume plus impor-
tant de biens et de services sources de satisfaction, il y
a réallocation du temps entre les différentes activités :
pour un niveau total de satisfaction recherché, le temps
consacré à chaque activité de consommation est réduit,
la préférence va aux biens dont l'intensité d'utilisation
peut être accrue et aux activités peu chronophages, car
ce sont les biens, avec leurs flux constants d'innovations,
qui procurent les satisfactions les plus immédiates et les
plus rapides. L'accélération recherchée dans la consom-
mation conduit ainsi à un usage accru mais plus bref
d'une plus grande variété de biens, à une plus fréquente
consommation simultanée de plusieurs biens, à l'utilisa-
tion plus éphémère des biens durables.
Paul Romer 1 a souligné que le prix d'une unité de
temps ne fait qu'augmenter : la quantité de temps contenue
dans une journée ou dans une semaine est une grandeur
fixe, mais les salaires, qui ont une tendance séculaire à
augmenter à mesure que le niveau de productivité aug-
mente, ne font que donner un prix plus élevé à chaque
minute qui passe. Jonathan Gershuny, et John Robinson
et Geoffrey Godbey font le même raisonnement : si le
temps de loisir de ceux qui ont les ressources monétaires
les plus importantes ne s'élargit pas, il faut que son uti-
lisation s'intensifie, que le temps, faute de pouvoir être

20. Staffan Linder, The Harried Leisure Class, New York,


Columbia University Press, 1970.
21. Paul Romer, « Time : It Really is Money », art. cité.

234
TRAVAIL, STRUCTURE SOCIALE ...

étendu, soit exploité en profondeur, par l'accumulation


de pratiques simultanément accomplies, par la substitu-
tion de loisirs peu chronophages à des loisirs coûteux
en temps, par la programmation plus méticuleuse des
budgets temps. On retrouve des interprétations analogues
chez Alain Chenu et Nicolas Herpin qui concluent leur
article déjà cité en indiquant que «spectacles et sorties
sont des loisirs qui, pour ceux qui sont plus à court de
temps que d'argent, ont l'avantage de pouvoir combiner,
sur une durée relativement brève, du divertissement ou
de la culture, du restaurant, de la sociabilité, sans avoir
à supporter les préparatifs à domicile et les rangements
après la fête 22 ».
Une autre façon désormais courante d'exprimer cette
contraction des loisirs sur des plages temporelles plus
resserrées mais plus denses en satisfactions et en plaisirs
de divers ordres, est de substituer au vocabulaire du
comportement plutôt passif de la consommation de biens
et de services de loisir l'argument de l'intensité des expé-
riences, expériences de sorties, d'événements auxquels on
prend part autrement que selon le protocole traditionnel
de la passivité consommatrice du spectateur3 • Les sports
et les combinaisons sport-aventure, sport-tourisme (par
exemple courir en amateur le marathon à New York)
font directement partie de ces menus de loisir enrichis
en expériences. On pourrait trouver des équivalents dans
les expériences culturelles promues par 1'organisation de
spectacles événements, dans les formes de culture de
rue, concentrées dans certains quartiers, mais aussi dans
la transformation plus opportuniste de certains actes de

22. Alain Chenu, Nicolas Herpin, « Une pause dans la marche vers
la civilisation des loisirs», art. cité, p. 37.
23. Voir sur ce point Joseph Pine II, James Gilmore, The Experience
Economy, Boston, Harvard Business School Press, 1999.

235
LE TRAVAIL CRÉATEUR

consommation en expériences culturelles. Dans tous les


cas, il s'agit d'obtenir, par unité de temps, une valeur
supérieure de divertissement ou de satisfaction culturelle.
De proche en proche, on peut voir s'échanger les
attributs du travail et du loisir : le travail de ceux qui
travaillent davantage se charge des valeurs de créativité,
d'autonomie, de motivation intrinsèque, alors que les
loisirs doivent, pour se loger dans les temps resserrés où
ils sont alors confinés, se parer des attributs de l'acti-
vité, ou se charger des injonctions de la vitesse, de la
variété et de la multiplication intensive, qui caractérisent
ordinairement les façons de travailler sous contrainte de
résultat. Ira-t-on, dès lors, jusqu'à considérer que le loi-
sir ne devient qualitativement riche de valeurs positives
qu'à condition de ressembler fortement au travail, à sa
valeur formatrice, impliquante, voire socialement ou
communautairement engagée, bref à cette combinaison
d'autonomie et d'activisme explorateur qui ferait la
qualité de l'expérience du travail inventif lui-même?
Symétriquement, le travail désirable serait alors devenu
celui qu'accomplissent ceux qui peuvent y trouver des
moyens de réalisation personnelle auparavant associés
aux gratifications du temps libre. Les défis des nou-
veaux partages des temps se lisent en filigrane dans cet
échange d'attributs.
CHAPITRE 4

Les pouvoirs de l'imagination


et l'économie des désirs.
Durkheim et l'art

«Les hommes cherchent d'abord ce qui est


nécessaire, puis ce qui est utile, et bientôt
ce qui est confortable, ensuite ils prennent
goût à ce qui est agréable et sombrent alors
dans le luxe, d'où il s'ensuit qu'ils dilapident
leurs biens. Le caractère des peuples est
d'abord grossier, puis austère, puis doux,
puis délicat, et finalement dissolu. »
Giambattista Vico, Science nouvelle,
proposition LXII, cité par Ernst Gombrich,
L'écologie des images, trad. fr., Paris,
Flammarion, 1983, p. 228.

Qui a lu les œuvres fondatrices de la science sociale


sait que le traitement des faits et des valeurs artistiques
occupe une place modeste chez des auteurs comme Marx
ou Durkheim. Sans aller jusqu'à procéder à une inversion
de signes qui attribuerait à la marginalité d'une question
le prestige symptomatique d'un impensé ou d'un impen-
sable théoriques, je souhaite montrer que les problèmes
posés par 1' analyse de 1' art désignent clairement certaines
des limites, des incertitudes interprétatives et des apories
rencontrées à 1'origine de la science sociale. Et au gré des
diverses variétés de relativisme auxquelles la sociologie
doit son essor, la question de la valeur artistique s'est
maintenue comme un défi lancé à la science sociale.

237
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le problème cardinal rencontré par Durkheim, mais


aussi, avant lui, et dans des formulations différentes, par
Marx, peut être exprimé ainsi : comment s'accordent
1' extrême différenciation de la production artistique,
à travers laquelle s'expriment les progrès de l'indi-
vidualisme dont 1' artiste est réputé incarner la forme
accomplie, et la portée collective de la valeur qui est
reconnue à des œuvres engendrées par une telle dyna-
mique sociale ? Comment, en d'autres termes, rendre
compte simultanément de la singularité des œuvres et
de leurs conditions de production, d'une part, et de la
généralité ou de l'universalité de leur signification, et
du plaisir esthétique qu'elles procurent, d'autre part?
Ces questions ont un retentissement particulier chez
Durkheim, tant le développement de l'individualisme dans
les sociétés modernes, à la faveur de la division du travail
et de la spécialisation des tâches et des compétences,
menace le lien social et 1'unité de la collectivité. On
ne trouve certes dans son œuvre aucune analyse spéci-
fique de 1' art, aucune illustration des énoncés généraux
consacrés à l'art par l'étude de telle discipline artistique
particulière, de tel créateur, de tel ensemble d'œuvres ou
de phénomènes artistiques. Pourtant, une thèse générale
peut être dégagée des écrits de Durkheim. Nul domaine
plus que l'art n'incarne le goût du libre déploiement
des facultés individuelles, nulle activité ne symbolise
mieux l'autonomie du sujet, le déploiement sans fin de
l'imagination, la puissance irrésistible de l'innovation,
à laquelle la civilisation doit de se perfectionner. Mais
1' art élève aussi à son degré le plus haut le risque de
dérèglement des sociétés mues par une telle dynamique.
L'approche durkheimienne de l'art révèle les ambiva-
lences et les contradictions de sa théorie de 1' action indi-
viduelle. Aux prises avec la liberté d'invention artistique,
le sociologue désigne en effet à travers celle-ci les forces

238
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

divergentes de l'évolution sociale : d'un côté opèrent


l'individualisation des comportements et la spécialisation
croissante des activités qui transforment irrésistiblement
la vie sociale et conduisent les sociétés à évoluer de la
solidarité mécanique à la solidarité organique entre leurs
membres; de l'autre côté, la nécessité fonctionnelle
d'un appareil de normes régulatrices se fait de plus en
plus pressante pour limiter les conséquences négatives,
« anomiques », du déploiement sans frein des forces de
l'individualisme, et en contenir le pouvoir désagrégateur.
Philippe Besnard 1 a montré que la théorie de 1' anomie,
si centrale dans 1' œuvre de Durkheim, a été échafaudée
à 1'origine contre celui à qui Émile Durkheim avait
emprunté le terme, le philosophe Jean-Marie Guyau2•
C'est à celui-ci que l'on doit la première tentative- nomi-
nale- de sociologie de l'art: pour Guyau, l'anomie forme
un objectif hautement positif d'émancipation libératrice
dans 1'évolution humaine, car elle constitue le résul-
tat souhaitable, et du reste inévitable, d'un processus
d'individualisation des règles morales, des croyances
religieuses, des modèles comportementaux. L'activité
esthétique apparaît à Guyau comme une forme accom-
plie d'anomie positive, où l'individualisme est appelé à
s'exprimer sans retenue, pour manifester la puissance de
la liberté d'invention créatrice. Cette célébration posi-
tive de l'anomie est l'une des cibles principales de la
critique en règle que Durkheim fait de la dérive anar-
chisante de Guyau, et, au-delà, c'est sans doute 1'un
des fondements durables de la méfiance de Durkheim à
1'égard des pouvoirs libérateurs de 1'activité esthétique,

1. Philippe Besnard, L 'Anomie, ses usages et ses fonctions dans la


discipline sociologique depuis Durkheim, Paris, PUF, 1987, p. 21-27.
2. Jean-Marie Guyau, L'Art au point de vue sociologique, Paris,
Alcan, 1889.

239
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dès lors que celle-ci semble saper, à proportion de son


exaltation, le ciment de 1'être-ensemble social, c'est-
à-dire l'appareillage moral et juridique des obligations
collectives auxquelles toute communauté formant société
doit se soumettre.
La tension permanente entre les deux principes cardinaux
de l'activité esthétique conduit Durkheim à une double
lecture de la signification sociale de 1' art et de son déve-
loppement. L'individualisation des actes de création relève
d'une perspective évolutionniste de la transformation de
l'organisation sociale : l'art se développe selon les lignes
de force de la division spécialisante du travail. Mais 1'uni-
versalité de la valeur reconnue aux œuvres majeures est
expliquée par Durkheim à partir d'une conception cyclique
du changement social, qui réserve à 1' art la possibilité de
ne s'accomplir et de ne recevoir sa pleine valeur sociale
que dans des périodes historiques exceptionnelles de fusion
des individus dans la collectivité.

L'ambiguïté de l'art
et les risques du dérèglement individuel

L'art apparaît à Durkheim comme un domaine d' acti-


vité ambivalent. Cette ambivalence trouve son origine
dans la double caractérisation kantienne de l'art. D'une
part, l'art est une activité finalisée, et donc tout, sauf
irrationnelle, mais c'est une activité sans but déterminé,
ce qui garantit son libre exercice. C'est, d'autre part,
une activité sans règle, dans ses formes les plus hautes,
puisque le génie, selon Kant, crée sans règles.
Pour désigner cette ambivalence, Durkheim assimile
l'art à un luxe. Cette notion lui sert à caractériser la
relation entre la dimension sociale et la dimension éco-
nomique des activités qui ne sont pas directement réduc-

240
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

tibles à leur fonction productive~ et à suggérer que des


activités non étroitement utilitaires ont leur place dans
le système social et économique. Mais la notion désigne
aussi les excès de !~investissement dans des activités
de production et de consommation très dispendieuses 3 •
L~art~ compris comme un luxe~ relève d~abord d'une
énergétique individuelle délivrée de ses limites ordinaires :

« Ces actes [héroïsme~ sainteté~ mécénat artistique,


altruisme] ne sont pas nécessaires, ne sont ajustés à aucune
fin vitale~ en un mot sont un luxe; c'est dire qu'ils sont du
domaine de 1'art. Après que nous avons astreint une partie
de notre énergie physique et intellectuelle à s'acquitter de
sa tâche journalière, nous aimons à la laisser se jouer en
liberté, la bride sur le cou, à la dépenser pour le plaisir de
la dépenser, sans que cela serve à rien, sans que nous nous

3. L'ambivalence de cette catégorie du luxe avait été depuis long-


temps mise en évidence par la théorie économique, comme Joseph
Schumpeter le rappelle dans une longue note de la première partie
de son Histoire de l'analyse économique (trad. fr., Paris, Gallimard,
1982, tome l, p. 450-451, note 2), dans laquelle il s'emploie à« mettre
de l'ordre dans la masse embrouillée et embrouillante des opinions
contradictoires exprimées sur le luxe ». Si la consommation de biens de
luxe est avant tout une consommation qui dépasse la satisfaction des
besoins individuels primaires et qu'elle se situe au-dessus de la dépense
de subsistance qui caractérise le minimum social vital, la question
principalement débattue notamment par Hume, Smith et Malthus était,
indique Schumpeter, de savoir si cette consommation de haut niveau
servait la production économique, en suscitant le développement et
l'entretien d'activités à forte densité de main-d'œuvre, ou si elle était
essentiellement improductive. Dans ce dernier cas, elle symboliserait
le méfait des inégalités économiquement inefficaces et engendrerait
des comportements excessifs de compétition sociale en permettant à
l'aristocratie de trouver dans l'ostentation de dépenses ruineuses le
moyen d'affirmer sa supériorité sur la classe bourgeoise préoccupée
d'épargne et d'investissements productifs étroitement calculateurs.

241
LE TRAVAIL CRÉATEUR

proposions aucun but défini. C'est en cela que consiste le


plaisir du jeu dont le plaisir esthétique n'est qu'une forme
supérieure4 • »

Cette conception extensive de 1'art conduit Durkheim


à proposer, à côté d'une esthétique restreinte centrée
sur 1'art proprement dit, une esthétique généralisée qui
diffuse à tous les domaines de la vie sociale certains des
caractères essentiels de l'activité artistique. L'art sert alors
de socle à la critique de l'utilitarisme économique, quand
une fonction positive et quasi régulatrice est reconnue
au «luxe», au «superflu» :

«Tout comme la vie intellectuelle, la vie morale a son


esthétique qui lui est propre. Les vertus les plus hautes ne
consistent pas dans l'accomplissement régulier et strict des
actes le plus immédiatement nécessaires au bon ordre social;
mais elles sont faites de mouvements libres et spontanés,
de sacrifices que rien ne nécessite et qui même sont parfois
contraires aux préceptes d'une sage économie. [ ... ] Si les
choses de luxe sont celles qui coûtent le plus cher, ce n'est
pas seulement parce qu'en général elles sont les plus rares;
c'est aussi parce qu'elles sont les plus estimées. C'est que
la vie, telle que l'ont conçue les hommes de tous les temps,
ne consiste pas simplement à établir exactement le budget
de 1' organisme individuel ou social, à répondre, avec le
moins de frais possible, aux excitations venues du dehors, à
bien proportionner les dépenses aux réparations. Vivre, c'est
avant tout agir, agir sans compter, pour le plaisir d'agir.»

4. Émile Durkheim, De la division du travail social, introduction


à la Fe édition, repris in Émile Durkheim, Textes, tome 2, présenté
par Victor Karady, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 281.
5. Émile Durkheim, «Jugements de valeur et jugements de réa-
lité», Revue de métaphysique et de morale, 1911, repris in Émile
Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974, p. 108-109.

242
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

Mais l'imagination, qui est la faculté la plus libre et


la source par excellence de l'invention artistique, pousse
presque irrésistiblement les individus à des comporte-
ments excessifs, quand ni des buts définis ni des règles
observables ne bornent plus 1'énergie ainsi libérée. Les
activités ludiques, dont 1' art est 1'incarnation la plus
accomplie, nous entraînent, selon Durkheim, hors de
la sphère de la vie morale et des idéaux régulateurs de la
vie collective. Elles mettent en évidence les risques de
dérèglement qui menacent en réalité toute activité indi-
viduelle : la menace contenue dans 1' art, celle du libre
épanouissement de la singularité contre la contrainte
des lois du groupe, n'est pas accidentelle, mais révèle
des forces qui existent au fond de chaque individu, et
qui doivent être contenues par le groupe.
D'où le fait que, dans chacun des passages de la Division
du travail social où 1'art apparaît, la maladie, la patho-
logie, le dérèglement de la vie sociale ne sont pas loin :

«Toute activité esthétique [ ... ] n'est saine que si elle


est modérée. Le besoin de jouer, d'agir sans but et pour le
plaisir d'agir, ne peut être développé au-delà d'un certain
point sans qu'on se déprenne de la vie sérieuse. Une trop
grande sensibilité artistique est un phénomène maladif qui
ne peut pas se généraliser sans danger pour la société 6 • »

C'est que le superflu a toujours tendance à l'excès,


la liberté a toujours tendance au débordement. Il doit en
aller de 1'art comme de la morale, qui est une économie
de la limite : si l'activité esthétique est respectueuse des
limites, si elle est pratiquée avec modération, ni 1' individu
ni la société ne courent de risques. Mais comment donc

6. Émile Durkheim, De la division du travail social, 2e éd.,


Paris, PUF, 1972, p. 219.

243
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' activité esthétique peut-elle se laisser contenir dans une


économie bien comprise des limites et de la modération ?
En d'autres termes, le besoin de jouer et d'agir sans
but n'est-il pas irrémédiablement porté à l'excès? Que
serait la fonction d'imagination si, d'emblée, elle était
autoritairement limitée?
Durkheim développe et entrelace sans cesse deux
lignes d'argumentation. D'une part, une analyse psycho-
physiologique permet de décrire le processus d'équilibre
des facultés individuelles qui advient avec la maturité
de l'individu et sa socialisation réussie. Il s'agit, d'autre
part, d'examiner en quoi les «conditions d'existence»
des individus, en se modifiant, agissent sur le risque
d'intempérance et d'anomie, et quels mécanismes de
contrôle social peuvent limiter ce risque.
Avant d'examiner chacun de ces deux arguments, je
dois souligner comment ils sont liés. À travers le proces-
sus de perfectionnement civilisateur qui s'incarne dans
les progrès des sociétés et 1' accumulation des réalisations
humaines, ce sont les forces de différenciation des fonc-
tions productives, d'extension des connaissances et de
déploiement de la créativité humaine qui sont libérées.
Telles sont aussi les conditions du plein accomplissement
de l'individu, puisque ce processus de perfectionnement
a pour résultat social tangible l'individualisation crois-
sante des conditions d'existence, enchâssée dans des
formes de plus en plus complexes d'interdépendance et
de régulation normative.

L'économie des besoins et des désirs individuels

L'excès hante inévitablement le comportement indivi-


duel, comme une sorte de mal naturel. Pourquoi 1' éco-
nomie des besoins et des désirs est-elle si profondément

244
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

sujette au déséquilibre ? Le questionnement est banal,


dans 1'anthropologie philosophique classique, et il est
repris de la manière suivante par Durkheim. Les forces
élémentaires du comportement que sont les besoins pri-
maires n'existent à 1' état pur que chez 1' animal, comme
le souligne tout le développement de la deuxième section
du chapitre 3, au deuxième livre du Suicide. Les conduites
animales sont la manifestation de besoins dont la source
est uniquement physiologique, qu'il s'agisse de conduites
instinctives ou d'habitudes. Le besoin s'éteint, une fois
qu'il est apaisé par la découverte de 1'objet nécessaire
à sa satisfaction. Le comportement de 1'animal est donc
naturellement limité par l'équilibre entre ses besoins et les
moyens de les satisfaire, car« la réflexion [de l'animal]
n'est pas assez développée pour imaginer d'autres fins
que celles qui sont impliquées dans sa nature physique7 ».
Qu'en est-il de l'homme? Ses besoins s'enracinent
dans le corps, mais participent en même temps d'une vie
psychique complexe, où interviennent 1' imagination, la
réflexion, 1' intelligence. Les besoins sont en effet comme
originairement médiatisés par l'imagination : l'objet ima-
giné pour satisfaire le besoin est médiateur entre ce besoin
et l'objet concret. Les besoins sont d'origine organique :
tout en étant plus complexes qu'une pulsion brute, immé-
diate8, ils sont limités et apaisés par la satisfaction que

7. Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1920, p. 272.


8. Je me réfère ici essentiellement aux analyses de la Division du
travail social et du Suicide. La distinction de deux forces n'est pas
dépourvue d'ambiguïté chez Durkheim. Jean-Claude Filloux, dans
son Durkheim et le socialisme (Genève, Droz, 1977), souligne à
juste titre que la « psychologie durkheimienne oscille entre la thèse
d'une homogénéité des désirs humains toujours déjà socialisés et donc
soumis à la loi de l'illimitation et celle d'une distinction entre des
besoins primaires, que la rencontre de l'objet éteint, et des besoins

245
LE TRAVAIL CRÉATEUR

leur apporte 1' acte de consommation. Ce sont des besoins


primaires.
Si l'imagination et la réflexion jouent le rôle de
médiateurs originaires dès le stade des besoins orga-
niques, elles sont cependant beaucoup plus actives pour
la deuxième catégorie de déterminants psychophysiolo-
giques du comportement que sont les besoins supérieurs,
que Durkheim nomme aussi désirs. Dans ce cas, les
objets sur lesquels les désirs ou besoins supérieurs se
fixent sont des biens et des formes de consommation
élaborés - des biens matériels et culturels résultant des
progrès de la division du travail, des manières de vivre
telles que le confort et le luxe.
Les ressources de l'intellectualisation et de l'imagi-
nation qui activent les désirs sont en affinité élective
avec ces « créations de la vie sociale » car, à la diffé-
rence des besoins «sous la dépendance du corps», qui
peuvent être satisfaits par une consommation bornée
par la recherche de la satiété, les besoins supérieurs ne
se satisfont pas de quantités déterminables de bien-être,
comme le démontre la recherche d'un confort sans cesse
plus grand et raffiné9 • Le rôle de l'imagination et celui

secondaires, que la rencontre de l'objet attise si une limite extérieure


n'intervient pas».
9. Durkheim retrouve ici Rousseau, dont la philosophie morale
et politique a été soigneusement lue et commentée par le sociologue
français : nous verrons plus loin que les cours qu'il consacra à
Bordeaux à Montesquieu et à Rousseau dans les années 1890, et
qui furent publiés après sa mort, montrent bien comment Durkheim
décèle les paradoxes de la fiction rousseauiste du passage de 1'état
de nature à l'état social. Voir Émile Durkheim, Montesquieu et
Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière,
1952. Comme l'ont souligné notamment Robert Derathé (Rousseau
et la pensée politique de son temps, Paris, PUF, 1950) et Jacques
Derrida (De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967),

246
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

de l'intellectualisation sont beaucoup plus grands dans


1' activation de ces désirs supérieurs typiquement alimentés
par l'évolution sociale.
Ceci est la condition même du développement civi-
lisateur, ou, pour parler comme Rousseau, du « perfec-
tionnement » de 1'homme : 1' imagination et la réflexion
sont porteuses de tensions à la fois fécondes et mena-
çantes, dans la mesure où elles poussent au progrès de
la civilisation, en sollicitant l'activité humaine vers des
fins sans cesse nouvelles, mais où elles font aussi courir
le risque irréductible d'un déséquilibre permanent dans
1' économie des besoins et des désirs.
Il y a bien une pathologie des désirs, car l'individu
est mû par des désirs illimités. Livré à sa nature, il ne
peut pas, à lui seul, inhiber ces désirs : «par elle-même,
abstraction faite de tout pouvoir extérieur qui la règle,
notre sensibilité est un abîme sans fond que rien ne
peut combler10 ». L'imagination de l'individu repousse
continuellement les limites de 1' apaisement en relançant
la quête d'autres satisfactions, au risque de provoquer

dans la théorie rousseauiste, c'est l'imagination, et non la raison,


qui ouvre la possibilité du progrès, du perfectionnement, puisqu'elle
est cette faculté d'anticipation qui va au-delà de la réalité présente.
Mais comme le veut une longue tradition philosophique classique,
l'imagination enferme aussi le risque de l'excès, de la perversion :
«C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles,
soit en bien soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les
désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord
sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre. Ainsi l'on
s'épuise sans arriver au terme et plus nous gagnons sur la jouissance,
plus le bonheur s'éloigne de nous. Au contraire, plus l'homme est
resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés
à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être
heureux. »(Jean-Jacques Rousseau, Émile, Paris, Garnier, 1872, p. 59).
10. Émile Durkheim, Le Suicide, op. cit., p. 272.

247
LE TRAVAIL CRÉATEUR

une dilapidation de 1'énergie vitale de chacun. Elle attise


le désir de nouveauté et incline à une consommation
immodérée de biens superflus. Elle propose des objets
inaccessibles ou trop indéterminés pour qu'une satisfac-
tion puisse apaiser momentanément le désir.
Et il peut y aller de la vie de l'individu. Car Durkheim,
comme Pierre Janet11 , conçoit que chaque individu pos-
sède un capital énergétique déterminé, une certaine somme
d'énergie vitale : la survie de l'individu suppose une
gestion économique de ce capital. Or les désirs qui ne
trouvent aucune limite en eux-mêmes dilapident cette
énergie, d'autant qu'il leur faut des objets concrets de
satisfaction, et non des satisfactions substitutives ima-
ginaires, comme le conçoit Freud.

Les ressorts sociaux de 1'intempérance des désirs

Telle est la situation de l'individu considéré pour lui-


même. Mais il faut aussi examiner les facteurs de diffé-
renciation des comportements individuels et les effets de
composition qui en résultent. La satisfaction des besoins
individuels est réalisée selon des conditions qui varient
selon la situation des individus « aux différents degrés
de la hiérarchie sociale», et selon le contexte historique,
du fait de l'élévation continue des niveaux d'aspiration
et de satisfaction des « penchants 12 ». Ce sont évidem-

11. Pierre Janet, L'Automatisme psychologique. Essai de psycho-


logie expérimentale sur les formes inférieures de l'activité humaine,
Paris, Alcan, 1889.
12. Ces deux principes de variation, qui créent des différences
entre les individus d'un même ensemble social et entre les différents
états d'une même société dans l'histoire, ont une structure commune :
selon Durkheim, la différence entre le lettré et le laboureur, quant

248
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

ment les différences internes à une société donnée qui


doivent pouvoir être limitées. Par sa fonction coercitive
et limitative, l'organisation sociale joue, pour les besoins
moraux, la même puissance régulatrice que 1'organisme
pour les besoins physiques de l'individu; elle seule peut
s'imposer à l'individu comme pouvoir légitimement supé-
rieur de contrainte, en fixant les conditions, acceptables
par tous, de la mise en accord des désirs et des chances
de satisfaction de ces désirs. L'idéal de justice dont est
assortie la différenciation en classes doit établir, par une
compétition d'essence méritocratique, les conditions d'une
égalité des chances d'accès aux diverses professions et,
sur cette base, les principes d'une juste rétribution des
activités professionnelles hiérarchiquement distinctes.
Ce cadre situe chaque groupe social ou professionnel
dans un espace équitablement délimité de ressources et
d'espérances de progression et doit persuader chacun de
la justesse de son sort 13 •
Et, insiste Durkheim, il importe de pratiquer une péda-
gogie de la modération des désirs à l'usage des membres
des catégories sociales qui ont le désir de s'élever et donc
de consommer plus. C'est tout particulièrement le cas
dans les périodes de brusque accélération de la mobilité
sociale, qui bouleversent toute la graduation des besoins
jusqu'au moment où le système retrouve son équilibre.
L'anomie apparaît dans les situations de forte accélération
de la prospérité car elle dérègle 1'économie limitative
des désirs qui est calquée sur la stratification sociale :

à l'extension de leurs plaisirs esthétiques et à l'harmonie entre le


désirable et le réalisable tel qu'il est dicté par leurs conditions res-
pectives d'existence, est homologue de la différence entre le civilisé
et le sauvage (Émile Durkheim, De la division du travail social,
op. cit., p. 219).
13. Voir notamment les pages 275 et suivantes du Suicide.

249
LE TRAVAIL CRÉATEUR

«Les appétits n'étant plus contenus par une opmwn


désorientée, ne savent plus où sont les bornes devant les-
quelles ils doivent s'arrêter. [ ... ] Parce que la prospérité
s'est accrue, les désirs sont exaltés. [ ... ]
Les ambitions surexcitées vont toujours au-delà des
résultats obtenus, quels qu'ils soient; car elles ne sont
pas averties qu'elles ne doivent pas aller plus loin. Rien
donc ne les contente et toute cette agitation s'entretient
perpétuellement elle-même sans aboutir à aucun apaisement.
Surtout, comme cette course vers un butin saisissable ne
peut procurer d'autre plaisir que celui de la course elle-
même, si toutefois c'en est, qu'elle vienne à être entravée
et l'on reste les mains entièrement vides. Or il se trouve
qu'en même temps, la lutte devient plus violente et plus
douloureuse, à la fois parce qu'elle est moins réglée et que
les compétitions sont plus ardentes. Toutes les classes sont
aux prises parce qu'il n'y a plus de classement établi 14 • »

Cette analyse durkheimienne de la régulation des diffé-


rences sociales de condition, et des risques de dérèglement
que recèle la dynamique sociale, débouche sur un résultat
dont une longue lignée d'auteurs, de Herbert Spencer et
Georg Simmel à Pierre Bourdieu en passant par Thorstein
Veblen, ont souligné l'importance en décrivant les ressorts
symboliques de la compétition sociale, les comportements
de consommation ostentatoire et les stratégies de dis-
tinction sociale. Selon Durkheim, les objets sur lesquels
se fixent les désirs individuels intempérants sont aussi
ceux-là même qui permettent l'expression la plus directe
des inégalités sociales : l'imagination, se nourrissant de
représentations sans cesse nouvelles d'objets désirables,
trouve ses aliments dans le spectacle des consommations
et des modes de vie d'autrui. Et où trouver de quoi

14. Émile Durkheim, Le Suicide, op. cit., p. 281.

250
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

désirer davantage, sinon dans la contemplation de ce que


détiennent ceux qui sont situés plus haut dans la hiérarchie
sociale et qui s'emploient à augmenter leur bien-être par
leur consommation de biens de luxe? Ces biens sont-ils
radicalement superflus? Ou bien satisfont-ils des besoins
dont les classes supérieures n'ont pas le monopole, mais
qu'elles peuvent satisfaire avant les autres ? Durkheim
soutient que les biens de luxe appartiennent aux deux
catégories, et que 1'inutilité peut au demeurant avoir
une fonction sociale positive, celle de mettre un frein
à la tyrannie de 1'utilitarisme : le mouvement même de
la civilisation et de son perfectionnement se fraie ainsi
une voie pour enrichir et dépasser le répertoire établi des
moyens (produits, procédés, pensées, pratiques, compor-
tements) de satisfaire les fins humaines.
Tantôt Durkheim affirme le primat logique et socio-
logique de la vie collective, contre les théoriciens de
1'individualisme qui, tel Spencer, déduisent la société
de l'individu. Dans ce cas, la différenciation des individus
et le déploiement de leurs aptitudes diverses et inégales
dans 1' espace du travail socialement divisé procèdent
de l'évolution d'une vie toujours déjà collective 15 : les
progrès de la division du travail ne font qu'amplifier
l'expression et l'importance de ces différences interin-
dividuelles. Tantôt le vocabulaire adopté par Durkheim
est virtualiste, pour suggérer que des potentialités res-
teraient sommeillantes, enveloppées, si elles n'étaient
pas sollicitées par les circonstances extérieures pour se
développer :

«Tout se passe mécaniquement: une rupture d'équilibre


dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent

15. Voir par exemple Émile Durkheim, De la division du travail


social, op. cit., p. 261.

251
LE TRAVAIL CRÉATEUR

être résolus que par une division du travail plus dévelop-


pée. Quant aux circonstances extérieures, aux combinai-
sons variées de 1'hérédité, comme les déclivités du terrain
déterminent la direction du courant, mais ne le créent pas,
elles marquent le sens dans lequel se fait la spécialisation
là où elle est nécessaire, mais ne la nécessitent pas. Les
différences individuelles qu'elles produisent resteraient
à 1' état de virtualité si, pour faire face à des difficultés
nouvelles, nous n'étions contraints de les mettre en saillie
et de les développer 16 • »

Nous retrouvons ici les ambiguïtés caractéristiques


de toute construction dualiste quand elle est soumise à
un traitement argumentatif logique autant que généalo-
gique : il faut à la fois affirmer l'unité d'une origine (le
primat du collectif) et loger un principe de différenciation
qui sera mis en branle par des circonstances extérieures,
donc fixer une origine logique et l'affecter d'emblée
d'impureté logique, pour que l'histoire puisse se produire.
Car 1'histoire, dans la construction durkheimienne, n'est
que la somme des écarts cumulatifs et exponentiels à
1' équilibre : équilibre entre besoins et milieu, équilibre
entre fonctions et capacités, équilibre entre spécialisation
croissante des fonctions et solidarité interindividuelle,
équilibre entre transmission héréditaire de dotations indi-
viduelles génératrices d'inégalités a priori et exigence
d'équité sociale ou, en d'autres termes, typiquement
durkheimiens, équilibre entre inégalités « intérieures »
(car fondées en nature) au groupe social et égalité des
conditions « extérieures » de la lutte sociale.
Les rapports interindividuels, tels que les structurent
les différences de classe et les appétits que celles-ci
engendrent, trouvent dans 1'univers des produits de

16. Ibid., p. 252.

252
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

consommation riches en innovations les aliments sym-


boliques par excellence de la satisfaction imaginaire de
besoins sans cesse étendus et renouvelés tout autant
que les ressorts de la comparaison envieuse entre les
individus. C'est donc bien à la fois l'économie indivi-
duelle de 1'autolimitation des désirs, perpétuellement
menacée de défaillance, et 1'économie collective de
la discipline des besoins comparés qui sont mis en
échec : le paradoxe ultime est que le perfectionnement
civilisateur ne peut se frayer qu'ainsi un chemin pour
subordonner les forces extérieures aux forces sociales,
pour « renverser 1' ordre naturel » et garantir 1'instaura-
tion d'une liberté socialement conquise sur la nécessité
contraignante des conditions naturelles (circonstances,
inégalités interindividuelles fondées en « nature » et
transmises par la production « naturelle » de la suc-
cession des générations 17).

17. Durkheim écrit par exemple : « Elle [la liberté] est si peu
une propriété inhérente de 1'état de nature qu'elle est au contraire
une conquête de la société sur la nature. Naturellement, les hommes
sont inégaux en force physique ; ils sont placés dans des conditions
extérieures inégalement avantageuses, la vie domestique elle-même,
avec l'hérédité des biens qu'elle implique et les inégalités qui en
dérivent, est, de toutes les formes de la vie sociale, celle qui dépend
le plus étroitement de causes naturelles, et [ ... ] toutes ces inégalités
constituent la négation même de la liberté. En définitive, ce qui
constitue la liberté, c'est la subordination des forces extérieures
aux forces sociales, car c'est seulement à cette condition que ces
dernières peuvent se développer librement. Or cette subordination
est bien plutôt le renversement de l'ordre naturel. [ ... ] [Notre idéal]
est de mettre toujours plus d'équité dans nos rapports sociaux,
afin d'assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement
utiles. » (Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit.,
p. 280-281).

253
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Art et communauté

Selon une autre ligne de 1' analyse durkheimienne, 1' art


incarne l'idéal communautaire tel que le font exister
les groupes sociaux dans toutes les grandes périodes
historiques d'effervescence collective où l'individu, à la
faveur d'échanges sociaux plus denses, éprouve la force
de la solidarité interpersonnelle autour d'idéaux com-
muns. L'analyse vaut tant pour la genèse des religions
que pour celle des idéaux que se forge chaque société à
l'époque moderne. Dans les deux cas, l'art a la propriété
d'un supplément, au double sens où ce terme doit être
compris, surplus et moyen de suppléer une absence.
L'origine religieuse de l'art, telle qu'elle est conçue
dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse 18 ,
en fournit la première et plus importante illustration.
L'essence du sacré qui définit le domaine de la religion
réside, selon Durkheim, dans le respect d'une autorité
qui n'est autre que la force même de la collectivité
sociale tout entière, telle qu'elle agit sur chacun de ses
membres. Si les croyances religieuses sont constituées
par les représentations que la communauté sociale se fait
de 1'homme et du monde - par une morale, une cos-
mologie et une histoire-, elles n'agissent et ne peuvent
être réactivées qu'au moyen des symboles et des rites
représentatifs :

« Le rite ne sert et ne peut servir qu'à entretenir la


vitalité des croyances, à empêcher qu'elles ne s'effacent
des mémoires, c'est-à-dire, en somme, à revivifier les élé-
ments les plus essentiels de la conscience collective. Par
lui, le groupe ranime périodiquement le sentiment qu'il a

18. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse,


Paris, PUF, 1985 [1912].

254
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

de lui-même et de son unité; en même temps, les individus


sont réaffermis dans leur nature d'êtres sociaux 19 • »

De cette conception de la religion résulte une interpré-


tation des fondements de l'activité artistique. Le contenu
de celle-ci plonge dans la nature représentative et dra-
matique des cérémonies rituelles. Mais cette origine
s'obscurcit à mesure que se succèdent les générations
oublieuses des événements et récits fondateurs et que
les rituels religieux se sécularisent dans de « simples
réjouissances publiques».
La forme que revêt 1' activité artistique dérive du
caractère « récréatif» de 1' élaboration des représenta-
tions symbolisant l'unité et l'autorité du groupe, qui
est au demeurant la condition même de 1'efficacité des
cérémonies religieuses. D'une part, c'est 1' élaboration
imaginaire qui permet de symboliser le sacré :

« Bien que [ ... ] la pensée religieuse soit tout autre


chose qu'un système de fictions, les réalités auxquelles
elle correspond ne parviennent cependant à s'exprimer
religieusement que si l'imagination les transfigure. Entre
la société telle qu'elle est objectivement et les choses
sacrées qui la représentent symboliquement, la distance
est considérable. Il a fallu que les impressions réellement
ressenties par les hommes et qui ont servi de matière pre-
mière à cette construction aient été interprétées, élaborées,
transformées jusqu'à devenir méconnaissables. Le monde
des choses religieuses est donc, mais seulement dans sa
forme extérieure, un monde partiellement imaginaire et
qui, pour cette raison, se prête plus docilement aux libres
créations de l'esprit20 • »

19. Ibid, p. 526.


20. Ibid, p. 544-545.

255
LE TRAVAIL CRÉATEUR

D'autre part, le culte religieux trouve dans l'éla-


boration artistique la condition de sa pleine efficacité
morale, parce que le libre déploiement de l'imagination
signale 1' extra-quotidienneté de cette forme de « réfec-
tion morale » :

«L'art n'est pas simplement un ornement extérieur dont


le culte se parerait pour dissimuler ce qu'il peut avoir de
trop austère et de trop rude : mais par lui-même, le culte
a quelque chose d'esthétique. [ ... ]
Assurément, on commettrait la plus grave erreur si 1'on
ne voyait de la religion que cet unique aspect ou si même
on en exagérait l'importance. L'action [du culte] s'exerce
dans un autre sens qu'une pure œuvre d'art. [ ... ] Un rite
est autre chose qu'un jeu; il est de la vie sérieuse. Mais si
l'élément irréel et imaginaire n'est pas essentiel, il ne laisse
pas de jouer un rôle qui n'est pas négligeable. Il entre pour
une part dans ce sentiment de réconfort que le fidèle retire du
rite accompli; car la récréation est une des formes de cette
réfection morale qui est 1' objet principal du culte positif21 • »

Quelle propriété détient l'art qui soit à la fois inessen-


tielle au regard du sérieux de la religion et de ses idéaux,
et indispensable à la symbolisation? L'art porte en lui,
pour 1' exprimer complètement, 1' ambivalence qui hante
la théorie durkheimienne. L'art permet de symboliser la
dualité de l'individu : celui-ci est un être authentique-
ment créateur par son invention symbolisante, et il est
membre d'une communauté morale qui trouve dans la
symbolisation un moyen détourné pour la célébration
d'idéaux anti-individualistes.
L'art est doté par Durkheim d'un pouvoir décisif, dont
1' ambivalence peut être comprise dans la pure logique
du supplément, si subtilement analysée par Jacques

21. Ibid., p. 547.

256
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

Derrida22 : il supplée à la pensée discursive, peu ou


pas capable de produire les réalités religieuses symbo-
lisables, et il supplée le rite du culte, en fournissant à
la symbolisation de quoi atteindre sa pleine efficacité.
Mais qu'apporte-t-il au juste? Pour répondre, il nous
faut comprendre comment 1' art peut prendre en charge
la désindividualisation des créations de 1'imagination.
La question de 1' art apparaît, en effet, dans la discus-
sion d'un autre problème clé touchant à la relation entre
individu et collectivité, celui du degré d'objectivité des
jugements de valeur. Durkheim écarte successivement
toutes les solutions qui entendent fonder 1'objectivité des
évaluations soit sur une estimation statistiquement signi-
ficative soit sur une hiérarchie collectivement admise des
valeurs. Toutes ces solutions ont en commun de postuler
une relation intrinsèque entre les caractéristiques de l'objet
évalué et leur évaluation, la valeur procédant directement
de la nature de la chose : 1' objectivité de 1'évaluation

22. Voici l'argument de Jacques Derrida (De la grammatologie,


op. cit., p. 208) : «Le concept de supplément abrite en lui deux
significations dont la cohabitation est aussi étrange que nécessaire.
Le supplément s'ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant
une autre plénitude, le comble de la présence. Il cumule et accumule
la présence. C'est ainsi que l'art, la technè, l'image, la représentation,
la convention, etc., viennent en supplément de la nature et sont riches
de toute cette fonction de cumul. [ ... ] Mais le supplément supplée.
Il ne s'ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s'insinue à-la-
place-de; s'il comble, c'est comme on comble un vide. S'il représente
et fait image, c'est par le défaut antérieur d'une présence. Suppléant
et vicaire, le supplément est un adjoint, une instance subalterne qui
tient-lieu. En tant que substitut, il ne s'ajoute pas simplement à la
positivité d'une présence, il ne produit aucun relief, sa place est
assignée dans la structure par la marque d'un vide. Quelque part,
quelque chose ne peut se remplir de soi-même, ne peut s'accomplir
qu'en se laissant combler par signe et procuration. »

257
LE TRAVAIL CRÉATEUR

résulterait alors tout simplement de la force de ce lien,


reconnue comme irrésistible par la collectivité, par la
majorité ou par l'individu moyen. Or les évaluations sont
éminemment variables dans l'espace et dans le temps, et
les caractéristiques des choses sont souvent sans commune
mesure avec la valeur qui leur est attribuée. La solution
de Durkheim consiste à prendre acte de cette variabilité,
tout en désindividualisant les imputations de valeur :
l'évaluation a une dimension supra-individuelle, en tant
que la valeur est estimée par référence à des idéaux
collectivement admis, mais ces idéaux sont propres à
une société donnée. Ce qui permet de réendogénéiser
l'imputation de valeur, en spécifiant les conditions sous
lesquelles l'objectivité des évaluations a cours.
Il reste à expliquer comment sont forgés ces idéaux,
qui sont supra-individuels, mais qui ne sont ni transcen-
dants ni intemporels, puisqu'ils émanent d'une collecti-
vité sociale donnée. Durkheim généralise sa conception
de l'origine des religions en opérant, là encore, une
disjonction entre deux temporalités. Il y a les épisodes
d'une histoire «chaude» de la collectivité, les crises,
les révolutions, les grands mouvements sociaux créateurs
d'idéaux : ils baignent dans une effervescence telle que
l'écart entre l'idéal et le réel paraît aboli. Durkheim men-
tionne, sans s'y arrêter, la« grande crise chrétienne», la
Réforme et la Renaissance, la Révolution de 1789, les
«grandes agitations socialistes du XIXe siècle». Dans ces
périodes d'exceptionnelle densité des interactions indivi-
duelles se forgent les idéaux qui sont « tout simplement
les idées dans lesquelles vient se peindre et résumer la
vie sociale, telle qu'elle est aux points culminants de
son développement2 3 ».

23. Émile Durkheim, «Jugements de valeur et jugements de réa-


lité », art. cité, p. 116.

258
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

Il y a, d'autre part, les périodes «froides» de relâ-


chement du lien social, dans lesquelles les individus font
1'expérience de la séparation entre 1' idéal et le réel, à
mesure que les « tumultes féconds » s'éloignent dans le
temps. L'art constitue l'un des moyens d'entretenir la
mémoire des idéaux, de les « revivifier » :

«C'est à quoi servent les tètes, les cérémonies publiques,


ou religieuses, ou laïques, les prédications de toute sorte,
celles de l'Église ou celles de l'école, les représentations
dramatiques, les manifestations artistiques, en un mot tout
ce qui peut rapprocher les hommes et les faire communier
dans une même vie intellectuelle et morale. Ce sont comme
des renaissances partielles et affaiblies de 1'effervescence
des époques créatrices24 • »

Ce schéma d'alternance des périodes d'exception


et du cours ordinaire de la vie sociale laisse supposer
que 1'unité de la collectivité se forge bien dans lesdites
périodes extraordinaires, bref, que la société dans son
unité créatrice d'idéaux a connu au moins quelquefois
une existence réelle, c'est-à-dire historique. La minceur
des développements consacrés par Durkheim à la des-
cription de ces périodes a de quoi surprendre et risque,
à être trop allusive, de balancer entre une simple fresque
imagée et une anthropologie sommaire de la fête.
Dans le cas de la création de la religion et de ses
rites comme dans celui de l'effervescence collective
productrice d'idéaux, il est question d'un surplus
d'énergie qui se libère dans la libre création, dans le
jeu ou dans la violence, bref dans des activités sans
caractère utilitaire :

24. Ibid.

259
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« Parce que les forces intellectuelles qui servent à le faire


[construire le monde des choses religieuses] sont intenses
et tumultueuses, l'unique tâche qui consiste à exprimer
le réel à 1'aide de symboles convenables ne suffit pas à
les occuper. Un surplus reste généralement disponible qui
cherche à s'employer en œuvres supplémentaires, superflues
et de luxe, c'est-à-dire en œuvres d'art2 5 • »

La conception durkheimienne culmine dans la descrip-


tion d'un sujet collectif, formé par l'interaction fusionnelle
des consciences individuelles, doué d'une« vie psychique
d'un genre nouveau», d'une énergie et d'une intensité
de sentiments hors du commun, et qui dépossède chaque
individu de son individualisme au profit d'inventions
créatrices ou novatrices :

«Entraîné par la collectivité, l'individu se désintéresse


de lui-même, s'oublie, se donne tout entier aux fins com-
munes. Le pôle de sa conduite est déplacé et reporté hors
de lui. En même temps, les forces qui sont ainsi soulevées,
précisément parce qu'elles sont théoriques, ne se laissent pas
facilement canaliser, compasser, ajuster à des fins étroitement
déterminées ; elles éprouvent le besoin de se répandre pour
se répandre, par jeu, sans but26 • »

La caractérisation de ce sujet collectif qui domine


la conscience de chaque individu épouse, notons-le, la
conception durkheimienne de 1' action individuelle et de
son énergétique, à ceci près que la force créatrice qu'il
déploie est entièrement mue et captée par la collectivité
à seule fin de projeter et de symboliser son unité et ses

25. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse,


op. cit., p. 545.
26. Émile Durkheim, «Jugements de valeur et jugements de
réalité», art. cité, p. 114-115.

260
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

idéaux. L'art trouve ici son accomplissement positif alors


qu'ordinairement, il peut menacer la cohésion de la collec-
tivité par ce qu'il recèle d'intempérance individualiste.
Les conditions dans lesquelles il en va ainsi sont, il est
vrai, tout à la fois exceptionnelles et restrictives : il s'agit
des moments historiques d'effervescence collective qui
sont source d'idéaux symbolisés que l'art fait exister et
re-présente, en les perpétuant par sa fonction de remé-
moration, qui permet de réactiver les idéaux créés alors.

L'économie de la réserve

Il aura fallu à Durkheim passer par la fiction d'un


roman des origines, religieuses, et des convulsions, his-
toriques, pour ajuster la capacité créatrice de l'imagi-
nation et son résultat, l'activité artistique, aux intérêts
supérieurs de la collectivité, c'est-à-dire à l'invention
et à la symbolisation de ses valeurs et de ses idéaux
collectifs, et pour rendre acceptables les pouvoirs de
l'imagination, de l'anticipation, du désir, de l'invention,
du nouveau. Ces pouvoirs désignent les fondements de
l'individualisme et la puissance des facteurs de différen-
ciation interindividuelle, mais ils font aussi la richesse
de 1'humanité socialisée et rendent possible 1' avancée
de 1'histoire. Pour parvenir à ce résultat, Durkheim ne
procède guère autrement que Rousseau. Son modèle
génétique de 1' origine de 1'art est comme son énergé-
tique des passions individualistes sources d'invention
créatrice et d'ivresse esthétique : ils désignent des états
d'équilibre perpétuellement rompus.
Dans son cours sur Rousseau, professé à Bordeaux
dans les années de rédaction de sa Division du travail
social, Durkheim met admirablement au jour les ressorts
paradoxaux du modèle génétique par lequel Rousseau

261
LE TRAVAIL CRÉATEUR

déduit la société de l'état de nature. Si l'état de nature


se caractérise par une situation d'équilibre parfaitement
stable, c'est que les individus ne désirent rien de plus que
le disponible, qui suffit à éteindre leurs besoins chaque
fois qu'il y a lieu: l'environnement individuel est naturel,
dépourvu d'interactions interindividuelles continues et
organisées, et l'existence de chacun s'y déploie dans un
temps dépourvu d'horizon puisqu'il n'est que celui de la
satisfaction immédiate des besoins immédiats. Mais rien
n'adviendrait, nulle histoire n'aurait cours, si, d'une part,
l'individu était aussi radicalement dépouillé de caractéris-
tiques intersubjectives, et si le temps n'était qu'une série
continue d'instants clos sur eux-mêmes, ne transportant
rien d'une période à l'autre, ni par mémoire accumulatrice
ni par déficit et perte. Durkheim note soigneusement que
la sortie hors de l'état de nature équivaut à une rupture
d'équilibre. Or comment inventer la chute dans l'histoire
depuis le dehors de 1'histoire, comment affecter une origine
pure d'un accident? Tout simplement en récusant l'idée
d'une origine pure et parfaite, d'un équilibre initialement
stable, d'une causalité linéaire simple : «Il a fallu que
l'équilibre existant se rompît, ou, s'il a jamais existé avec
quelque stabilité, il a fallu que dès 1' origine quelques
causes l'empêchassent d'être complet27 • »
Deux types de facteurs sont responsables de la sor-
tie hors de l'état de nature originel. L'un, exogène,
plus aisé à insérer dans la mise en intrigue, concerne
les circonstances externes - les variations climatiques
qui fournissent un index d'instabilité cyclique, mais
aussi les accidents naturels, déluges, cataclysmes, incen-
dies, tremblements de terre, tout ce qui fait l'histoire
événementielle de la nature. L'autre, endogène, tient

27. Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la


sociologie, op. cit., p. 128.

262
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

aux virtualités contenues à 1' état « sommeillant » dans


1'homme - la perfectibilité et les « germes » des vertus
et des inclinations sociales, les facultés possédées en
puissance, la raison 28 • Parmi les nombreux commentaires
du Deuxième discours sur l'inégalité que Durkheim pro-
duit pour mettre en évidence ce ressort des potentialités
d'où procèdent toutes les différenciations et tous les
développements fondateurs du social, citons celui-ci,
qu'il assortit d'une note insistante, jusque dans l'étrange
entrelacs du possible et du nécessaire, comble d'un
déterminisme qui se réserve :

« Est-ce que le sauvage se plaint de son existence et


cherche à s'en défaire? Il n'en aurait souffert que s'il avait eu
l'idée d'un autre état et si, en outre, cet état lui était apparu
sous un aspect séduisant. Mais "grâce à une providence très
sage, les facultés qu'il avait en puissance ne devaient se
développer qu'avec les occasions de les exercer". Il n'avait
que l'instinct, et l'instinct lui suffisait, mais ne l'induisait
aucunement à la vie sociale. Pour vivre en société, il lui
fallait la raison qui est l'instrument d'adaptation au milieu
social comme l'instinct est l'instrument d'adaptation au
milieu physique. Elle vint à son heure ; mais elle n'était
que virtuelle dans le principe (5).
(5) Lire tout le passage, très important ; car il montre
que la vie sociale n'est pas une machination diabolique,
mais qu'elle a été voulue providentiellement et que si la
nature primitive n'y mène pas nécessairement, elle contient
pourtant "en puissance" ce qui la rendra possible quand elle
sera nécessaire [note de Durkheim29 ]. »

28. Robert Derathé rappelle, dans son Rationalisme de Rousseau


(Paris, PUF, 1948, p. 12), que« Durkheim est le premier à avoir signalé
l'importance de cette notion de faculté virtuelle chez Rousseau». Voir sur
ce point, Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 262 note 20.
29. Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la
sociologie, op. cit., p. 126.

263
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'altérité- celle d'autrui, celle des différences temporelles


ou spatiales, celle des anticipations et des comparaisons,
celle de la nouveauté - introduit la rupture dans 1'équilibre
en même temps qu'elle doit procurer les ressources de
l'invention de nouveaux équilibres, à tout jamais tempo-
raires et précaires puisque temporalisés. Tout au long de
son commentaire, Durkheim n'en finit pas de démontrer
que Rousseau est optimiste, que la société n'est pas pour
lui une dégénérescence de 1' état de nature, une imperfection
défmitive vouant irrémédiablement l'humanité aux déséqui-
libres permanents de l'histoire. Pour affmner la valeur et la
supériorité de la société sur 1' état de nature, il pousse à son
terme le constat : le discours des origines est une fiction
intenable, comme toute l'intrigue du développement des
virtualités sommeillantes ou de l'intervention accidentelle
de la providence, qui organise le Second Discours ou le
roman des origines dans l'Essai sur l'origine des langues:

« S'il y a quelque moyen de corriger ou de rendre impos-


sibles les imperfections [de la civilisation, avec ses progrès
et ses maux], la grandeur restera seule et l'on pourra se
demander si cette perfection nouvelle ne sera pas supérieure
à celle de 1'origine. Il restera, il est vrai, que la première
aura été laborieusement acquise, mais il ne semble pas
que Rousseau se pose la question de savoir si, dans ces
conditions, elle sera trop chèrement payée. La question
est oiseuse d'ailleurs, car les circonstances qui rendent la
société nécessaire sont données. La perfection hypothétique
de 1'état de nature est donc dès lors impossible 30 • »

Il n'est pas difficile de voir en quoi la conception


durkheimienne d'un équilibrage individuel et collectif, per-
pétuellement défait par cela même qui permet l'accomplis-

30. Ibid., p. 147.

264
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

sement individualisateur des potentialités dont il procède,


mais aussi perpétuellement renouvelé par les conditions
nouvelles ainsi engendrées, réitère la fiction rousseauiste
d'une genèse de la société, avec les mêmes contradictions
à lever, et le même réseau de concepts à articuler. Derrida,
dans son analyse du modèle génétique de Rousseau, rap-
porte 1'ensemble des paradoxes de sa fiction théorique, tels
qu'ils étaient déjà pointés par Durkheim, à une structure de
manque, d'incomplétude originaires : la nature, le besoin,
l'équilibre se manquent à eux-mêmes, s'excèdent eux-
mêmes, et les facultés qui viennent à suppléer le manque
sont déjà présentes à 1'origine. Les hésitations apparaissent
de fait identiques, chez les deux penseurs, quand il s'agit
de concevoir la naturalité et 1'historicité sociale tantôt
comme extérieures l'une à l'autre, logiquement et tem-
porellement séparables, tantôt comme impliquées, à la
manière dont se relient la puissance et 1' acte.
Contradictions, hésitations, ambivalences, j'ai, tout
au long de mon analyse, pointé ces figures désajustées
de l'argumentation durkheimienne. La lecture derridienne
de Rousseau, et son extension à Durkheim, suggèrent
non pas de penser ces contradictions et ambivalences
comme de simples défaillances logiques, mais de les
rapporter à une autre logique que celle de l'identité et
de la contradiction, celle de la supplémentarité. De fait,
les termes de tous les dualismes rousseauistes et durkhei-
miens que nous avons rencontrés adhèrent 1'un à 1'autre
selon cette torsion paradoxale de la supplémentarité,
qui, à la fois, fait du développement d'un état initial
une dégradation de celui-ci et fournit le principe de sa
compensation correctrice.

«Dès la première sortie hors de la nature, le jeu his-


torique - comme supplémentarité - comporte en lui-
même le principe de sa propre dégradation de soi, de

265
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la dégradation supplémentaire, de la dégradation de la


dégradation. L'accélération, la précipitation de la perversion
dans l'histoire est impliquée dès le début par la perversion
historique elle-même. Mais le concept de supplément [ ... ]
doit nous permettre de dire en même temps le contraire
sans contradiction. La logique du supplément [ ... ] fait que,
simultanément, 1' accélération du mal trouve sa compensation
et son garde-fou historiques. L'histoire précipite l'histoire,
la société corrompt la société, mais le mal qui les abîme
l'une et l'autre a aussi son supplément naturel : l'histoire
et la société produisent leur propre résistance à l'abîme 31 • »

Il suit qu'aucune des grandeurs initiales d'un schéma


logico-historique de développement temporel n'est close:
si le désir vient en supplément des besoins, la raison en
supplément de la nature instinctive, l'imagination et la
liberté en supplément de la nécessité et de la dépense
d'équilibre, le plaisir en supplément de 1'homéostase
énergétique, etc., c'est que besoins, nature, nécessité,
équilibre se manquent à eux-mêmes, ou, ce qui n'est
pas différent, s'excèdent eux-mêmes, selon les termes
de l'analyse derridienne. Et si l'imagination, tout comme
chez Rousseau, occupe dans la théorie durkheimienne ce
rôle cardinal, c'est qu'elle opère la commutation du vir-
tuel à l'actuel, c'est qu'elle seule peut prendre en charge
la mise en relation des deux séries de termes à travers
le schéma de l'innéité comme virtualité sommeillante.
Car l'imagination est l'opérateur de la transgression, de
la sortie de toute faculté hors de la présence à soi : si
la nature est grosse de potentialités, si elle se réserve,
l'imagination rompt cette poche, rompt l'équilibre où se
contenait la réserve, sans qu'aucun terme possible soit
assignable à ce déclenchement en cascade de ruptures
à réparer toujours provisoirement.

31. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit, 1967, p. 254.

266
LES POUVOIRS DE L'IMAGINATION ...

Les textes durkheimiens sur 1'art, sur les pouvoirs


de l'imagination et sur l'économie instable des désirs,
tels que je les ai interprétés, sont gouvernés par une
même logique argumentative, qui prévaut dans ses trois
grands livres à forte densité historique, comparative
et typologique (Division du travail, Suicide, Formes
élémentaires de la vie religieuse). Ils nous livrent une
théorie fragmentaire des dérèglements fonctionnels
irrésistibles que recèle l'art, en tant qu'exercice de
l'imagination et de la liberté. Ils éclairent la méta-
physique temporelle du fonctionnalisme durkheimien :
métaphysique de la virtualité comme prédétermination
du devenir comme développement, au sens littéral du
terme, et comme moyen de suture des discontinuités,
et théorie des équilibres temporaires, défaits par des
accumulations critiques d'écarts qui engendrent de
nouveaux équilibres de perfectionnement. Mais ils ne
dessinent pas un horizon d'analyse sociologique pour
1' étude des faits, des valeurs et des œuvres artistiques :
le manteau théorique est à la fois trop vaste pour penser
1'exercice ordinaire du travail artistique comme tel,
avec ses caractéristiques originales et ses propriétés
communes, et trop étroit pour penser la différenciation
interne aux différentes sphères de 1'accomplissement
artistique et les ruptures introduites par les innovations
et les œuvres majeures. Moins en sympathie avec la
chose artistique que Marx ou Weber, Durkheim voit
pourtant, même si c'est dans le labyrinthe des conces-
sions conjuratoires, que l'art fait problème, pour une
théorie qui s'emploie inlassablement à penser l'équilibre
et la régulation sociale, car il est, avec toute production
créatrice (scientifique, intellectuelle, technique), ce par
quoi l'histoire fermente et s'invente.
CHAPITRE 5

Rationalité et incertitude
de la vie d'artiste

Sur la vie d'artiste se sont accumulées fables et légendes.


Il faut, comme Ernst Kris et Otto Kurz 1, avoir parcouru la
littérature sur les artistes, depuis l'antiquité grecque jusqu'à
1' époque contemporaine, pour mesurer la récurrence de
thèmes tels que le don inné, la précocité, 1' autodidaxie,
le hasard de la découverte et de la consécration du talent.
Ces traits ont en commun de transformer 1' engagement
artistique en vocation et 1'artiste en personnage charis-
matique, mû, pour peu que la chance lui vienne en aide,
par le seul besoin de s'accomplir dans 1' expression de soi.
La force du stéréotype ainsi composé tient aux conjura-
tions de l'incertitude qu'opère la rationalisation a poste-
riori : la dimension du choix est niée par le schème de
l'appel irrésistible de la vocation, l'aléa de la réussite
s'efface derrière le motif de la prédestination (incarné
dans l'image de la précocité du talent), l'épreuve de
1' acquisition des compétences est masquée par 1'évidence
du don. Cette reconstruction par rationalisation peut être
comprise comme une réponse psychologique et idéolo-
gique à un problème complexe, celui de la rationalité
du comportement et de 1' action individuels en avenir
incertain. Car si 1' incertitude du succès contribue au

1. Ernst Kris, Otto Kurz, L'Image de l'artiste, trad. fr., Marseille,


Éditions Rivages, 1987.

268
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

prestige social des professions artistiques et à la magie


même d'un type d'activités devenu le paradigme du
travail libre, non routinier, idéalement épanouissant, elle
engendre aussi des disparités considérables de condition
entre ceux qui réussissent et ceux qui sont relégués aux
degrés inférieurs de la pyramide de la notoriété.
L'analyse déterministe, en sociologie de l'art, est
portée à ignorer la dimension d'incertitude lorsqu'elle
cerne les facteurs de 1'engagement et de la réussite par
l'étude du recrutement social des artistes et des affinités
structurales entre les positions professionnelles et les
dispositions individuelles des acteurs. Quant à 1' ana-
lyse économique, peut-elle, à partir de l'axiomatique du
comportement rationnel de maximisation d'utilité, rendre
raison d'engagements professionnels aussi hasardeux et
réputés aussi médiocrement rémunérateurs en moyenne ?
Je chercherai à montrer ici que la valeur d'incertitude
peut constituer un argument pivot de l'intégration des
approches sociologique et économique, dès lors qu'elle
oblige à restituer à l'acteur sa capacité d'initiative, à
interpréter le comportement de celui-ci sur le marché du
travail en termes dynamiques, et à rechercher comment,
dans 1'organisation des différents marchés artistiques,
les mécanismes responsables des décalages entre 1' offre
et la demande de travail et de biens affectent les choix
individuels.

Les arguments monétaires et non monétaires


du choix professionnel

Parmi les tâches que s'est donnée la sociologie empi-


rique de l'art figure l'étude des conditions d'exercice
des professions artistiques et tout particulièrement de
la rémunération du travail artistique.

269
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Remarquons d'abord que 1' évidence même des écarts


de revenu entre artistes et des inégalités de réussite au
long de la carrière apparaît si forte qu'elle a maintes
fois conduit les chercheurs à se dispenser d'en donner
une évaluation précise et à se satisfaire d'approximations
invérifiables. Les difficultés qui compliquent le recueil
d'informations sûres et contrôlables sur le niveau de
vie des artistes sont, il est vrai, assez nombreuses pour
que la dimension économique de leur statut social soit
généralement approchée par des indices partiels, et
souvent plus évocateurs que précis, tels que la proba-
bilité pour les artistes de vivre de leur art. Et plus les
critères de sélection de la population de référence se
fondent sur une définition large de la professionnalité,
plus le choix de représenter la condition des artistes
par l'image «réaliste » de leur situation modale (la
situation, qui au vu de la distribution des niveaux de
gains en classes statistiques, réunit les effectifs les
plus nombreux) conduit à un tableau sombre de la
malédiction socioéconomique des artistes. Or il existe
plusieurs manières d'apprécier la situation des artistes
et d'utiliser l'indicateur du revenu : les informations
qu'elles livrent, si elles se complètent, suggèrent des
réponses différentes à la question des raisons du choix
d'une profession artistique.
La première mesure, la plus traditionnelle et la plus
globale, établit le niveau moyen ou médian de revenu
des artistes tels qu'ils sont identifiés et classés dans les
opérations de recensement national, dans les sondages des
grands instituts de statistique sur l'évolution des salaires
de la population active, ou dans des enquêtes ad hoc sur
des échantillons à la représentativité présumée. Dans une
analyse fondée sur les données du recensement américain
de 1980, Randall Filer a situé à - 6 % l'écart entre la
moyenne des revenus dans les professions artistiques et

270
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

celle des revenus de l'ensemble des actifs 2 • La valeur de


cet écart, qui oblige à réviser la mythologie de la malé-
diction économique de 1' artiste, varie selon les contextes
nationaux et les modalités de 1'enquête. Mais 1'ensemble
des estimations économiques convergent lorsque les bases
de comparaison choisies sont plus spécifiques. Dans le
groupe où les nomenclatures des catégories socioprofes-
sionnelles classent aujourd'hui l'essentiel de la population
artistique - les professional, technical and managerial
workers aux États-Unis, les cadres et professions intel-
lectuelles supérieurs en France - ils sont situés dans la
partie inférieure de 1' échelle des revenus3 . Ainsi, s'agis-
sant de la période à laquelle le calcul de Filer pour les
États-Unis se réfère, on observait en France, que, selon le
recensement de 1982, les professionnels de l'information,
des arts et des spectacles atteignaient un indice de salaire
moyen de 143, et étaient donc situés à peu près à égale
distance du salaire moyen de 1'ensemble des salariés,
qui constitue la base 100, et de celui de l'ensemble de
leur catégorie socioprofessionnelle d'appartenance, celle
des cadres et professions intellectuelles supérieures, qui
est à l'indice 200. Les artistes occupaient le dernier rang
dans cette catégorie. Ces écarts ont faiblement évolué :
selon le recensement français de 1990, les valeurs étaient
respectivement de 146 et 187.

2. Randall Filer,« The "Starving Artist". Myth or Reality? Eamings


of Artists in the United States », Journal of Political Economy, 1986,
96, p. 56-75.
3. William Baumol, William Bowen, Peiforming Arts : the Economie
Di/emma, New York, The Twentieth Century Fund, 1966 ; Baudoin Seys,
«Les groupes socioprofessionnels de 1962 à 1985 »,Données Sociales,
1987, Paris, Insee, p. 37-72; Glenn Withers, « Artists Subsidy of the Arts»,
in Richard Waits, William Hendon, Harold Horowitz (dir.), Governments
and Culture, Akron, Association for Cultural Economies, 1985.

271
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Ces chiffres peuvent masquer des différences de com-


position des professions et groupes de professions ainsi
comparées. L'analyse gagne en précision quand sont prises
en compte toute une série de caractéristiques individuelles
des travailleurs - le sexe, 1' âge, le lieu de résidence, la
situation de famille, la nationalité, et surtout celles qui
sont les plus prédictives de l'espérance de gain, le niveau
d'études et de qualification et l'expérience professionnelle.
On peut construire ainsi un deuxième indicateur de la
situation économique des artistes et tenter une deuxième
approche des raisons de choisir une profession artistique :
c'est l'estimation de son coût d'opportunité. Celui-ci
représente 1' écart négatif entre le revenu moyen que peut
espérer un individu dans une profession artistique et celui
que ses caractéristiques personnelles lui permettraient
d'obtenir dans la meilleure solution de remplacement
accessible sur le marché du travail. Selon les calculs de
Filer, la «pénalité» subie par ceux qui choisissent l'art
est d'environ 10 %. En agrégeant les sacrifices consentis
individuellement par les artistes au long de leur carrière,
Glenn Withers estime que les «subventions cachées»
qu'offrent les artistes eux-mêmes, c'est-à-dire la somme
de ce qu'ils sacrifient en acceptant des revenus ainsi
«pénalisés», sont trois fois supérieures à la totalité des
crédits publics consacrés aux arts en Australie.
L'évaluation de ce coût d'opportunité diffère selon qu'elle
est construite sur un modèle statique ou dynamique d' éva-
luation des revenus anticipés. C'est la troisième mesure du
destin économique des professions artistiques. Il faut ici
prendre en considération non pas simplement la moyenne
des revenus, mais aussi le profil de leur distribution selon
l'âge des artistes. Or diverses études statistiques4 ont fait

4. Karla Fohrbeck, Andreas Wiesand, Der Künstler-Report, Munich,


Hanser Verlag, 1975 ; Randall Filer,« The "Starving Artist" »,art. cité.

272
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

apparaître un profil identique de courbe en cloche : le


maximum des gains est atteint en moyenne autour de
50 ans et, autour de ce sommet, les pentes de croissance
et décroissance, très escarpées, contrastent fortement avec
le profil traditionnel de l'évolution des revenus selon l'âge,
qui est concave quand l'ensemble des salaires de toutes
les classes d'âge est vu en coupe instantanée5 • En d'autres
termes, le revenu des artistes est, en début de carrière,
inférieur à la moyenne des revenus des actifs, mais pro-
gresse plus rapidement et dépasse le niveau général moyen
avant de s'incliner entre 50 et 55 ans. La faiblesse de la
moyenne des revenus peut être imputée, pour une part, aux
effets de structure qui résultent de ce profil d'évolution.
Les comparaisons à partir des recensements successifs
de population mettent en évidence deux caractéristiques
majeures : entre 1970 et 1980, la dégradation des revenus,
en termes réels, a été, aux États-Unis, plus forte pour les
artistes que pour les autres catégories d'actifs. Dans le
même temps, le nombre des artistes professionnels recensés
a vivement progressé, à un rythme annuel dépassant 4 %6 •
La même tendance démographique s'observe au Canada7 et
en France8 • Les explications de cette évolution divergente
font intervenir divers facteurs : la féminisation des pro-

5. Christian Baudelot, «Les carrières salariales)), Données Sociales,


Paris, Insee, 1984, p. 132-138.
6. Tom Bradshaw, «An Examination of the Comparability of 1970
and 1980 Census Statistics on Artists )), in William Hendon, Nandy
Grant, Douglas Shaw (dir.), The Economies of Cultural Industries,
Akron, Association for Cultural Economies, 1984.
7. Gail Graser, « Man power and the Arts : A Growth Area in
Canada)), in William Hendon, Nancy Grant, Douglas Shaw (dir.),
The Economies of Cultural Industries, Akron, Association for Cultural
Economies, 1984.
8. Baudoin Seys, « Les groupes socioprofessionnels de 1962 à
1985 )), art. cité.

273
LE TRAVAIL CRÉATEUR

fessions artistiques, plus rapide que celle de la population


active dans son ensemble, l'élargissement de la définition
statistique de la catégorie des artistes, qui conduit à inclure
des spécialités professionnelles apparentées ou à assouplir
les critères d'identification professionnelle9 • Le profil des
revenus des artistes offre une explication supplémentaire :
dans la mesure où les revenus des artistes sont particuliè-
rement faibles en début de carrière, l'arrivée de nombreux
jeunes entrant dans ces professions abaisse la moyenne des
revenus durant toute la période qui suit immédiatement
le gonflement rapide des effectifs 10 •
En s'efforçant de rapprocher le choix d'une profession
artistique d'un comportement rationnel de maximisation
d'utilité, les divers calculs économiques présentés se
fondent sur la moyenne des revenus de l'ensemble des
professions artistiques. Mais ils effacent ainsi les diffé-
rences importantes de rémunération moyenne entre les
diverses professions : les données qu'ils utilisent font
apparaître que si 1' écart entre la moyenne des revenus
de l'ensemble des artistes et celle des revenus de la
population active n'est que de - 6 %, la distance varie
beaucoup selon les diverses professions artistiques : de
+ 58 o/o pour les acteurs, réalisateurs et metteurs en scène
jusqu'à- 69,5 %pour les danseurs et chorégraphes. Ces
différences s'élargiraient encore si l'on prenait en compte
l'ensemble des éléments qui déterminent la condition
matérielle des artistes.

9. Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron, Pascaline Costa,


Danièle Hanet, Les Recensements et les enquêtes sur les artistes
plasticiens, Paris, Ministère de la Culture et Centre de sociologie
des arts, multigr., 1986.
10. Mark Berger, « Cohort Size and the Eamings Growth of
Young Workers », Industrial and Labor Relations Review, 1984,
37, p. 582-591 ; Randall Filer, «The "Starving Artist" », art. cité.

274
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

L'analyse présentée jusqu'ici des arguments stric-


tement monétaires de la fonction d'utilité de 1' artiste
ignore en effet tout un ensemble de facteurs qui affectent
le rendement monétaire des diverses professions et
donc le calcul en termes de coûts d'opportunité : le
coût de la formation, les dépenses directes liées à
1'exercice de la profession, la durée de la carrière,
la variabilité saisonnière de l'emploi, le profil plus
ou moins accidenté de 1'évolution des gains au long
de la vie professionnelle, les conditions d'imposition
fiscale des revenus (possibilités d'étalement des res-
sources, facilité de 1'évasion fiscale, etc.). Il faudrait
de même inclure dans 1' évaluation des espérances de
gain les divers types d'avantages en nature - assurance
maladie, assurance chômage, retraite, congés payés,
défraiements professionnels, etc. - qui s'ajoutent aux
revenus et dont 1' État peut prendre en charge une
partie du financement, selon l'étendue qu'il confère
à sa politique culturelle. L'action de ces facteurs sur
la situation économique des artistes et sur la dési-
rabilité matérielle d'une activité artistique introduit
de fortes disparités entre les professions et entre les
types d'emploi dans ces diverses professions, comme
le montrent les rares études qui prennent en compte
un ou plusieurs de ces facteurs 11 •
Les explications économiques des différences observées
entre les taux moyens de rémunération des diverses pro-

11. Voir F.P. Santos, « Risk, Uncertainty and the Performing


Artist »,in Mark B1aug (dir.), The Economies of the Arts, Londres,
Martin Robertson, 1976, pour une évaluation économique des pro-
fessions de danseur et de chanteur classiques, et Karla Fohrbeck,
Andreas Wiesand, Der Künstler-Report, op. cit., pour une analyse
détaillée de 1' impact de la plupart de ces facteurs sur la situation
de trois groupes de professions artistiques.

275
LE TRAVAIL CRÉATEUR

fessions ou catégories de professions font habituellement


intervenir plusieurs séries de facteurs 12 :
- 1' importance et le coût des investissements en
capital humain réalisés par l'individu avant son entrée
sur le marché du travail (formation scolaire, appren-
tissage personnel, dépenses de santé) ou financés
par les entreprises exigeant des compétences très
spécifiques ;
- les facteurs institutionnels créant des barrières à
1' entrée dans toute une série de professions que seuls
les membres de «groupes non concurrents» (selon la
formule de Cairnes), dotés des atouts nécessaires, sont
libres de choisir : stratification de la société responsable
de la forte inégalité des chances d'accès aux professions
supérieures, restrictions formelles à 1'entrée dans une
profession (imposées par exemple par une association
professionnelle détenant le monopole d'exercice de la
profession - par exemple les professions libérales - ou
par un syndicat détenant le monopole d'embauche),
manque de mobilité géographique de la main-d'œuvre,
discrimination raciale ;
- les délais d'ajustement du marché du travail aux
variations conjoncturelles de la demande et de l'offre,
responsables de la part transitoire des différences entre
les salaires ;
- enfin, l'ensemble des facteurs qui, outre le salaire pro-
prement dit, déterminent l'attrait exercé par les diverses
professions et qui engendrent entre elles les différences
de rémunération réputées égalisatrices : les facteurs
agissant sur le rendement net attendu d'un emploi, que

12. Walter Fogel, « Occupational Eamings : Market and


Institutional Influences», Industrial and Labor Relations Review,
1979, 33, p. 24-35; Milton Friedman, Prix et théorie économique,
trad. fr., Paris, Economica, 1983.

276
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

j'ai évoqués plus haut, la variabilité et la dispersion


des revenus exprimant 1' incertitude du succès dans une
profession, que j'examinerai plus loin, et les avantages
et désavantages non monétaires.
Le poids qui est accordé à ces derniers dans les études
économiques sur les professions artistiques est détermi-
nant, puisqu'ils peuvent constituer en bloc le complément
égalisateur à invoquer invariablement pour préserver
la rationalité de choix professionnels qui réservent de
médiocres espérances de gains, comme je 1' indiquais dans
le chapitre 2. Parmi les déterminants de la désirabilité de
ces métiers, 1' analyse sociologique met plus volontiers
en avant le statut et le prestige social de la profession.
Ainsi, en France, dans 1' espace social tel que 1'a dessiné
1'Insee avec sa nouvelle nomenclature des professions, les
artistes obtiennent une position élevée, parmi les cadres
et professions intellectuelles supérieures. Or l'analyse des
résultats du recensement de 1982 qui inaugurait et mettait
à l'épreuve cette grille montre qu'au vu des caractéris-
tiques sociodémographiques des professionnels de l'art
(sexe, âge, diplômes, et, devrait-on ajouter, revenus),
« les artistes sont proches des professions intermédiaires
administratives et commerciales des entreprises 13 ». Les
auteurs de 1' analyse justifient la position des artistes dans
la nomenclature de la statistique publique en invoquant
la faiblesse du critère du diplôme scolaire (qui laisse
échapper le poids de 1'expérience professionnelle et
des apprentissages sur le tas), mais surtout l'origine
sociale des artistes : « Le milieu social d'origine permet
cependant d'évaluer la position sociale des artistes. Avec
35 % d'enfants de cadres et professions intellectuelles

13. Michel Gollac, Baudoin Seys, «Les Professions et Catégories


Socioprofessionnelles : premiers croquis », Économie et Statistique,
1984, 171-172, p. 97.

277
LE TRAVAIL CRÉATEUR

supeneures, ils sont parmi ceux dont 1' origine sociale


est la plus élevée. Il n'est guère que les membres des
professions libérales pour les surpasser14 » (ibid.).
Le bénéfice des avantages non monétaires n'est cepen-
dant pas une grandeur invariable. L'interprétation en
termes de différences égalisatrices oblige à en moduler
le montant selon les emplois, le niveau de réussite pro-
fessionnelle et les conditions du maintien dans la profes-
sion dans 1' attente du succès, à travers le recours à des
métiers de subsistance. Les comparaisons entre artistes
salariés d'une organisation et artistes indépendants 15
révèlent, par exemple, que les seconds obtiennent des
satisfactions non monétaires plus importantes, mais ont
en contrepartie un revenu moyen inférieur à celui des
salariés, en raison d'une plus forte insécurité d'emploi,
d'un plus fort taux de chômage et d'une plus forte
dispersion des revenus autour de la moyenne. Certaines
des descriptions qui ont pu être faites du travail de cer-
taines catégories d'artistes salariés vont même jusqu'à
annuler une bonne partie des « revenus psychiques »
compensateurs : le cas emblématique des musiciens
d'orchestre illustre cette contre-mythologie de l'artiste
soumis aux contraintes d'une organisation et prêt à faire
payer à celle-ci les désillusions d'un travail routinier et
étroitement spécialisé, très éloigné de ce que lui laissait
entrevoir les longues années d'apprentissage orientées

14. Le cercle dans lequel se meut cette argumentation est plus


évident encore si l'on prend en compte le taux élevé d'autorepro-
duction sociale de la catégorie des artistes, mis en évidence par les
diverses enquêtes monographiques disponibles.
15. Karla Fohrbeck, Andreas Wiesand, Der Künstler-Report, op. cit. ;
Brian Taylor, « Artists in the Marketplace : A Framework for Analysis »,
in Douglas Shaw, William Hendon, Richard Waits, Artists and cultural
consumers, Akron, Association for Cultural Economies, 1987.

278
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

vers 1'accomplissement individuel dans la carrière de


soliste 16 •
À l'inverse, comme le montrait par exemple la partie
de 1' enquête de Dominique Schnapper 17 sur le chô-
mage qui était consacrée aux artistes, 1'idéologie de la
liberté créatrice peut offrir d'inépuisables ressources de
justification ou d' autojustification au choix d'une vie
matériellement médiocre : les valeurs respectivement
attachées à l'intégration sociale par une activité régu-
lière, normalement rémunérée, et à la libre disposition
de soi dans l'expérience ordinairement douloureuse du
chômage, sont comme inversées, pour célébrer les béné-
fices de cette espèce particulière de travail qu'est 1'art,
idéalement épanouissant, mais socialement risqué, et
rejeter les inconvénients des métiers économiquement
plus sûrs, mais plus routiniers et utilitaires.
Si 1' argument des avantages non monétaires peut, à tra-
vers le principe de 1'égalisation des différences, conduire
l'économiste à la commodité de la justification ad hoc,
il constitue aussi le socle de 1'enchantement idéologique
du travail artistique. Examinons la dérive. Dans 1' analyse
économique, les préférences et les capacités des sujets
et les informations dont ils disposent, parce qu'elles

16. Edward Arian (Bach, Beethoven and Bureaucracy, Alabama,


The University of Alabama Press, 1971) interprète comme une subs-
titution de but propre à réduire les tensions de la frustration profes-
sionnelle les comportements réactifs du musicien d'orchestre- âpreté
au gain, combativité syndicale, frondes contre les chefs d'orchestre,
stricte définition bureaucratique des conditions de travail, etc. Pour
une analyse récente, voir l'enquête sur la profession de musicien de
Philippe Coulangeon, Les Musiciens interprètes en France, Paris, La
Documentation française, 2004.
17. Dominique Schnapper, L'Épreuve du chômage, Paris,
Gallimard, 1981.

279
LE TRAVAIL CRÉATEUR

diffèrent d'un individu à l'autre, conduisent chacun à


évaluer différemment les avantages relatifs des diverses
occupations. Or qu'advient-il lorsqu'est pris en compte
non pas le profil moyen des rémunérations attendues au
long de la carrière professionnelle, mais bien la réalité de
la distribution des revenus observée pour une population
donnée d'artistes, ou plutôt, comme il est fréquent dans
la perception courante de la condition des artistes, le
niveau de rémunération modal, relevé dans la strate de
la population où les effectifs sont les plus nombreux ?
Comme la condition de cette majorité relative d'artistes
apparaît généralement très médiocre, il faut leur imputer
des préférences et des capacités telles qu'ils semblent
motivés quasi exclusivement par des considérations non
pécuniaires, qu'ils acceptent, en d'autres termes, de tout
sacrifier à 1' exercice de leur art et aux satisfactions
souveraines qu'il sera réputé leur procurer.
La représentation de la vie d'artiste qui est ainsi
construite illustre un cas limite, sur le marché du travail,
celui où les courbes d'offre sont complètement inélas-
tiques et les taux des salaires relatifs uniquement détermi-
nés par les conditions de la demande 18 • Les mieux lotis
bénéficient d'une rente, au sens économique du terme :
leur attente plus ou moins prolongée de la réussite, au
prix de sacrifices matériels parfois considérables, aura
démontré a posteriori qu'ils auraient accepté de conserver
le même métier pour un revenu beaucoup plus faible.
Les plus mal rémunérés, qui acceptent durablement leur
condition plutôt que de changer de profession, sont, pour
rationaliser leur choix, logiquement conduits à imputer
la médiocrité de leur état essentiellement, sinon exclu-
sivement à une crise endémique de sous-consommation
culturelle. S'ils sont économiquement marginalisés, c'est,

18. Milton Friedman, Prix et théorie économique, op. cit.

280
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

à leurs yeux, parce que la demande est globalement


trop faible, ou, autre manifestation du même dysfonc-
tionnement de la société, parce que les préférences des
consommateurs, façonnées par les forces du marché
et par les inégalités fondant les sociétés de classes, se
fixent sur un nombre désespérément limité d'œuvres et
d'artistes. Ce diagnostic a toutes les vertus d'un système
de défense contre le désenchantement, selon 1' expression
de Pierre Bourdieu 19 • Il prend cavalièrement appui sur
l'histoire pour faire de l'insuccès des artistes de talent
une loi éternelle, et éternellement consolatrice.
Élevé au rang d'une doctrine, ce diagnostic a fourni
le principe d'une inversion des significations attachées
à la réussite et à 1' échec, selon 1'équation du « qui perd
gagne» : c'est la pureté solipsiste d'une intention de
création absolument indifférente au succès qui fournit
la meilleure garantie du succès. Autrement dit, le suc-
cès s'obtient d'autant plus aisément qu'on ne l'a pas
cherché, ou, selon une prescription plus impérative, il
n'advient qu'à la condition qu'on ne l'ait pas cherché.
Il suffit d'assortir l'impératif d'une condition de délai
pour inventer un schéma de justice compensatrice :
les succès les plus rapides sont les plus éphémères, et,
inversement, la consécration sera d'autant plus durable
et ample qu'elle aura tardé. Nous pouvons y entendre
l'écho d'un principe évangélique de récompense de la
vertu fondé sur 1'inversion de tous les schémas naïve-
ment calculateurs - les premiers seront les derniers, les
moins cyniques seront les plus célébrés -, qui ne fait
que projeter dans le royaume de l'éthique, ou pour parler
comme Max Weber0 , dans une économie du charisme,

19. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques »,L'Année


sociologique, 1971, 22, p. 49-126.
20. Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971.

281
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ce qui relève de ces ruses de la raison dont Jon Elster


a déchiffré la logique 21 •
La redistribution des significations attachées au succès
et à 1'échec, est 1'un des moyens par lesquels, depuis
le romantisme, les artistes, et d'abord les écrivains,
ont voulu héroïser le risque créateur sans le relier à la
compétition interindividuelle, pour préserver une éthique
aristocratique de l'individualisme. Jean-Paul Sartre, dans
son livre inachevé sur Flaubert, a fourni les linéaments
de cette histoire, qui reste à écrire, des conceptions de
1' échec artistique :

21. Jon Elster, Le Laboureur et ses enfants, trad. fr., Paris, Éditions
de Minuit, 1986. Discutant les analyses que Paul Veyne et Pierre
Bourdieu consacrent à cette propriété fondamentale de la rationalité
du comportement qui veut que «dans de nombreux cas, l'absence
de calcul instrumental est une condition préalable pour une réussite
instrumentale » (p. 50), Elster montre que la création d'une œuvre
est une action intentionnelle, une suite de choix guidée par un but,
mais que l'artiste échoue s'il est détourné de son véritable but, s'il
recherche délibérément le succès matériel ou l'estime d'autrui. Le
succès, selon cette analyse, ne peut être qu'un by-product de l'action
créatrice. La question est plus profonde encore que celle du succès
économique ou réputationnel, elle touche aux propriétés fondamentales
de l'invention créatrice. Comment vouloir ce qui ne peut pas être
voulu, demande Elster? Comment solliciter l'inspiration et la spon-
tanéité sans les anéantir par le fait même de les rechercher et d'en
organiser l'intervention? L'un des arguments les plus importants de
toute 1' esthétique philosophique est, on le sait, la dualité des forces
créatrices, la spontanéité imaginative ou inconsciente, d'une part,
et le travail du contrôle et de la réélaboration de ce que fait jaillir
immédiatement et spontanément le premier mouvement d'inspiration,
la fulgurance de l'invention. Cet argument peut être analysé comme
une illustration remarquable des paradoxes de l'équilibre à trouver
entre les valeurs de la spontanéité et de l'immédiateté et celles de
la délibération et du calcul, qui est au cœur de l'analyse générale de
1' action et du comportement.

282
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

« C'est le romantisme- et non ses successeurs bourgeois-


qui a, pour la première fois, mis 1'échec au cœur de la
littérature, comme sa plus intime substance. Toutefois, cet
échec-là n'a pas, sous leur plume, la noirceur désespérée
du naufrage postromantique. C'est qu'il se pare des plumes
du sacrifice. [ ... ] Optant pour la noblesse, en eux et dehors,
dans la société, ils se sont donné une éthique et un destin.
Se vouer à une cause perdue, accepter de se perdre avec
elle, c'est justement cela qu'on appelle générosité, folle
vertu refusée par principe aux bourgeois22 • »

La rationalisation de 1'échec comme protestation contre


1'utilitarisme bourgeois fait ensuite carrière dans le post-
romantisme et dans la doctrine de 1' art pour 1' art. Elle
se fonde sur la définition de 1' œuvre comme le contraire
d'une marchandise, et sur la motivation intrinsèque du
créateur « écrivant pour rien et pour personne, [ ... ] pour
1'Art, pour Dieu, pour soi, pour rien, contre tous » (ibid.,
p. 152-153), mais elle ne le fait qu'au prix de ce qui
devient une contradiction radicale, puisque l'acte d'écrire
débouche sur la publication, la lecture, 1' évaluation, et
s'inscrit dans l'entreprise littéraire. Sartre, avec une vir-
tuosité analytique enivrante, peut alors faire l'inventaire
des contradictions dans lesquelles est entraînée cette
forme de théologie négative de 1' art qui présente 1'échec
et l'impossibilité de l'œuvre comme la manifestation
suprême de la vérité de l'art, comme la condition de la
réalisation de l'« Art-Absolu23 ».

22. Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1972,


tome 3, p. 121.
23. Sartre écrit ainsi, à propos de la conception de l'œuvre
que partagent les écrivains et les poètes situés dans la postérité
du romantisme, au milieu du XIXe siècle : «On notera d'abord la
contradiction la plus évidente : l'artiste est sommé de fonder son

283
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La motivation intrinsèque de chacun, qui fournit à


l'absence de calcul instrumental sa rationalité dans l'acti-
vité créatrice, doit composer avec celle de tous les autres.
Mais la concurrence par 1' originalité, c'est-à-dire par la
différenciation illimitée des projets et des œuvres, interdit
de voir en l'autre un simple concurrent avec qui se mesu-
rer, au nom de qualités qu'il serait aisé de calibrer pour
vérifier qui les détient en quantité plus grande. C'est donc
une conception particulière de la relation avec le public
vers qui va 1' œuvre, et de 1' action des intermédiaires du
marché, qu'il faut inventer pour rendre supportable cette
compétition par 1' originalité : la sanction que produit
l'orientation des préférences du public doit être relativisée
ou niée, et la partition brutale des marchés artistiques
entre des secteurs de production pour un public vaste

aristocratie ou sa surhumanité sur son incapacité de vivre, c'est-à-dire


plus précisément de jouir et d'agir. L'action, sous toutes ses formes,
lui est étrangère: à cette condition seulement, il peut tenter d'écrire.
Mais que sera 1' œuvre exécutée sinon le résultat d'une activité ?
Bien sûr, cette détermination de la praxis a - comme toutes les
autres - ses structures particulières : il ne s'agit point de satisfaire
un besoin, d'assouvir un désir réel, de modifier la structure de notre
champ pratique mais de produire, par l'organisation d'un discours,
un centre d'irréalisation. N'importe : les motivations sont là, la fin
concrète, c'est l'ouvrage terminé, dans son unité totalisatrice et sa
complexité ; le matériau - qui est la langue - s'offre comme un
champ de possibles, avec son instrumentalité particulière et son
coefficient d'adversité ; à partir de là, la fin recrutera ses moyens,
les moyens définiront la fin. Il s'agit, à n'en pas douter, d'une
entreprise. Pourtant, l'œuvre ne doit en aucun cas apparaître comme
un résultat pratique. À ceux qui en seront bientôt les auteurs, elle
réclame de n'être jamais un produit : elle brillera par sa gratuité,
naissant de cet "acte gratuit" qui précisément n'est pas un acte mais
une création intemporelle.)) (Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille,
op. cit., p. 182, souligné par l'auteur).

284
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

et des secteurs orientés vers une consommation res-


treinte24 aide considérablement à enchâsser le mécanisme
de la compétition entre les artistes d'un même secteur
dans la vision plus frappante d'un mécanisme d'hyper-
concurrence qui radicalise 1'opposition entre les façons
de faire de 1'art : orientée vers le profit d'un côté, vers
l'invention libre et authentique de l'autre. La conception
de la réussite et de 1' échec incorpore ainsi tout à la fois
les éléments de doctrines esthétiques, éthiques, politiques
et, comme dans le cas du romantisme, religieuses, telles
que Sartre25 ou Bénichou26 les ont explorées, et les élé-
ments d'une rhétorique professionnelle destinée à équi-
per les artistes de rationalisations collectives face aux
épreuves concurrentielles. La déformation de la réalité
statistique du succès et de 1' échec et le recours à des
contre-exemples saillants font partie de ces mécanismes
cognitifs, si bien analysés par Daniel Kahneman27 , grâce
auxquels les artistes inventent des illusions nécessaires
pour motiver durablement leur engagement.
L'histoire de tous les arts offre assurément un chapelet
d'exemples illustres et saisissants d'artistes dont le génie
n'a été que tardivement reconnu et dont la vie maté-
rielle passe pour avoir été aussi difficile que 1'exaltation
créatrice était grande. Mais les enquêtes historiques le
montrent toutes, la réalité est infiniment plus contrastée
que la légende construite à partir de cas exceptionnels
veut le faire croire.
La concurrence et ses sanctions font la rareté des

24. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cité.


25. Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, op. cit.
26. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, Paris, Corti, 1973.
27. Daniel Kahneman, Paul Slovic, Amos Tversky, Judgment
under Uncertainty : Heuristics and Biases, Cambridge, Cambridge
University Press, 1982.

285
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qualités les plus prisées. Ce facteur essentiel de la pro-


fessionnalisation des artistes, s'il est réinterprété selon la
logique évoquée à l'instant, déséquilibre l'argument du
bénéfice compensateur des gratifications non monétaires
du travail artistique dans un sens rigoureusement opposé
à celui de l'analyse économique. Sa négation ou sa défor-
mation débouchent sur des interprétations philosophiques
de 1' art, idéalistes ou matérialistes, qui ont procuré le
socle théorique nécessaire à la valorisation exclusive des
arguments non monétaires du choix de la vie d'artiste.
Alors que 1' argument des revenus psychiques permet
à 1' économiste de maintenir 1' aventureux choix d'une
carrière artistique dans les limites de la rationalité28 , toute
une tradition d'analyse de la spécificité du travail artis-
tique insiste au contraire sur la réalité extra-économique
de l'activité authentiquement créatrice. Cette tradition
se confond pour l'essentiel avec l'histoire du modèle
expressiviste de la praxis 29 • Elle est aussi à l'origine

28. F.P. Santos, « Risk, Uncertainty and the Performing Artist »,


art. cité.
29. On peut, avec Charles Taylor (Hegel, Cambridge, Cambridge
University Press, 1975), faire remonter l'élaboration de ce modèle à
Johann Gottfried von Herder (Ideen zur Philosophie der Geschichte
der Menschheit, Munich, Hanser, 2002; voir aussi Isaiah Berlin, Vico
and Herder : two studies in the history of ideas, Londres, Hogarth
Press, 1976), avec pour jalons immédiatement pré-marxiens Hegel, la
philosophie romantique de Schelling (dont le premier système culminait
en une métaphysique du Beau) et Feuerbach, et le prolonger, comme
le fait Jürgen Habermas (Le Discours philosophique de la modernité,
Paris, Gallimard, 1988),jusqu'à une double postérité contemporaine:
d'une part, la sociologie constructiviste d'inspiration husserlienne,
dont Peter Berger et Thomas Luckmann (The Social Construction of
Reality, Londres, Penguin, 1969) ont donné l'une des présentations
les plus systématiques, et, d'autre part, un ensemble de travaux de
philosophie critique d'inspiration marxiste, depuis les écrits sur l'art

286
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

de la distinction que fit Marx entre le travail libre et


le travail aliéné : la création artistique occupe en effet
une position exceptionnelle dans ses premiers écrits et
notamment dans les Manuscrits de 184430 , où est élaborée
non point une esthétique spécifique, mais une esthétique
générale de la praxis, dont le contenu normatif fait de
l'activité artistique l'aune de toute la critique du travail
salarié. Le travail artistique est conçu comme le modèle
du travail non aliéné, de l'activité concrète par laquelle
le sujet s'accomplit dans la plénitude de sa liberté en
extériorisant et en objectivant les forces qui font l'essence
de son humanité. Ce n'est pas l'objectivation elle-même
des forces du sujet dans le travail libre qui est à 1'origine
de son aliénation, puisqu'elle est la condition de 1'accom-
plissement de soi, mais son insertion dans les rapports
sociaux capitalistes, qui dégradent 1' art en marchandise
et le travail artistique en travail rémunéré31 •
Deux voies s'ouvrent à l'invention utopique d'un
travail non aliéné : situer le travail artistique dans la
sphère privée de la créativité individuelle, hors des rap-
ports sociaux d'échange et de la mise en équivalence
mutilante des produits de l'art avec les valeurs consti-
tuées dans le domaine public du marché. On serait alors
assez vite conduit à une célébration de 1'amateurisme

de l'École de Francfort jusqu'aux thèses de Hannah Arendt (Condition


de l'homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, 1961 ; voir aussi
Eliot Freidson, «L'analyse sociologique des professions artistiques»,
Revue française de sociologie, 1986, 27, p. 431-443) sur le travail
humain et aux analyses matérialistes de la vie quotidienne d'Agnes
Helier (Das Alltagsleben, Francfort, Suhrkamp, 1978).
30. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr., Paris, Garnier
Flammarion, 1999.
31. Adolfo Sanchez-Vazquez, Art and Society. Essays in Marxist
Aesthetics, New York, Monthly Review Press, 1973.

287
LE TRAVAIL CRÉATEUR

artistique, où la vocation ne se confondrait plus avec


les exigences de la profession, et à 1' antique opposition
entre travail et loisir, le loisir étant la condition néces-
saire d'une activité de création qui ne serait soumise à
aucun autre impératif que l'expression de soi sous la
pression d'une exigence intérieure librement orientée.
Mais s'il faut trouver une forme d'existence sociale et
économique à 1' activité artistique, la référence au mode
de production artisanal apparaît. Le travail artisanal a
pour le premier Marx ceci d'exemplaire qu'il préserve
le caractère indivis ou faiblement divisé de l'activité, et
que les rapports sociaux de production y apparaissent
plus égaux, plus respectueux de la personnalité de tous
ceux qui coopèrent à 1' œuvre 32 •

32. Outre Marx, des auteurs et des courants de pensée très divers
ont fait jouer à l'artisanat ce rôle idéal : les écrivains romantiques,
les réformateurs anglais contemporains de Marx comme Ruskin et
Morris, et jusqu'à Hannah Arendt. Le recours au modèle expressiviste
s'efface chez Marx à mesure qu'est élaboré le matérialisme histo-
rique, comme l'atteste la raréfaction du vocabulaire de l'aliénation.
Pourtant, suggère Jürgen Habermas (Le Discours philosophique de
la modernité, op. cit. ), si le modèle du travail artisanal et indivis,
après avoir joué un rôle heuristique, apparaît ensuite à Marx comme
une utopie régressive et est abandonné, le premier concept de praxis
hantera la théorie de la valeur travail. On pourrait en outre élargir
aux analyses de Durkheim dans La Division du travail social l'étude
de la fonction jouée par le mode de production artisanal, à travers
le recours au modèle d'organisation corporative des professions.
Chez Durkheim comme chez Marx, c'est à la même difficulté que
répond cette référence : élaborer un modèle d'organisation sociale
qui préserve la liberté de chacun, et une égalité ou une juste inégalité
entre tous, ou, en termes durkheimiens, le plein épanouissement du
processus d'individualisation et la cohésion interindividuelle dans
des sociétés complexes et différenciées. La même contradiction
interne est à 1' œuvre : le ferment du progrès civilisateur est aussi

288
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

La même aporie prévaut dans la conception expressi-


viste du travail artistique : comment assurer aux artistes
une condition sociale meilleure et plus égale, dans un
régime d'invention artistique où chaque créateur est
appelé à se différencier, à individualiser sa production?
Quand il ne conduit pas à contester tout simplement
l'organisation moderne des activités artistiques - le
système du marché -, l'idéal enfermé dans le modèle
expressiviste inspire des exigences concrètes dont on
trouve trace dans les revendications des artistes et de
leurs organisations professionnelles : la réalisation du
plein-emploi artistique, et la consolidation de la position
juridique, sociale et économique de 1' artiste dans les rela-
tions professionnelles avec les employeurs, entrepreneurs
ou institutions. Cet idéal a ceci d'utopique qu'à travers
la première revendication, il appelle à la conciliation
de deux modes de professionnalisation qui s'excluent.
Sauf à imaginer une société où nulle forme de division
du travail et de spécialisation des tâches ne viendrait plus
imposer ses contraintes à 1'accomplissement de soi, mais
révoquerait par là même 1'organisation professionnelle
de la pratique artistique exclusive et à temps plein, le
plein-emploi artistique exige, d'une part, une régulation
sélective à l'entrée dans la profession, et, d'autre part,
une homogénéité telle de 1' offre ou une insensibilité si
grande de la demande à 1' égard des différences de qualité
que la substituabilité des artistes et des biens dans les
divers segments de production interdira 1'apparition de
déséquilibres de concurrence. L'idéal de plein-emploi
suppose en outre un ajustement permanent de l'offre et
de la demande, c'est-à-dire une parfaite mobilité de la

le ferment de la décomposition ou du déchirement de la société.


J'examine ce point dans le chapitre 4, consacré au traitement que
Durkheim réserve à l'art.

289
LE TRAVAIL CRÉATEUR

main-d'œuvre et une parfaite capacité d'adaptation du


système de production aux évolutions de la demande. La
régulation de la démographie professionnelle, 1'homogé-
néité de la qualification au terme d'un apprentissage long
et fortement spécialisé, l'autolimitation de la concurrence
interne au groupe professionnel, on reconnaît là quelques-
uns des traits constitutifs du mode de production artisanal
et de 1' organisation corporative de la profession33 •

33. Charles Lalo (L 'Art et la vie sociale, Paris, Doin, 1921) avait
rappelé combien l'idéalisation du mode de production artisanal et
l'éloge nostalgique des systèmes d'organisation des activités artistiques
qui ont précédé le marché (corporations, académies) passaient sous
silence toutes les imperfections et contradictions qui ont précisément
conduit au dépassement historique de ces états successifs de la vie
artistique. Chez Lalo comme chez Durkheim, l'évolution est en effet
porteuse de contradictions internes : elle permet à l'art de se différen-
cier de plus en plus du métier artisanal et à l'impératif d'originalité
de s'imposer, mais le développement du marché ainsi alimenté en
œuvres et en talents toujours plus individualisés engendre le dilemme
de la condition moderne de l'artiste. Lalo observe en effet que 1) la
concurrence entre les artistes s'est accrue, 2) l'intensification de cette
compétition joue en quelque sorte le rôle de sélection et de filtre des
talents autrefois assuré par l'apprentissage du métier dans les corpora-
tions, 3) les écarts de rémunération et de fortune entre les artistes (et
les entrepreneurs) les plus consacrés et tous les autres n'ont cessé de
s'amplifier, 4) un schisme s'est ouvert entre une production d'œuvres
de faible audience et une industrie à gros investissements et à forts
rendements dont le fonctionnement rapproche l'art de l'industrie :
«condition très défavorable à l'originalité d'où naît pourtant toute
l'évolution et la vie de l'art», souligne Lalo (p. 83). Mais l'un des
principaux intérêts de la démonstration de Lalo est de conserver sa
valeur de progrès au mouvement historique de différenciation entre
l'art et le métier, et de division croissante du travail dans la sphère
«relativement autonome» (selon l'expression de Lalo) de production
artistique. Dans le bilan où il pèse les mérites et les inconvénients des
principaux systèmes d'organisation de la vie artistique - corporations,

290
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

Or sur quoi repose 1' autre exigence, celle de la libre


expression de la créativité individuelle ? Sauf à désociali-
ser radicalement l'artiste, à le faire évoluer hors de toute
communauté de pairs, et hors de toute connaissance des
états antérieurs et présents de la discipline, il faut bien
concevoir l'individualisme artistique comme le produit
du mouvement historique d'autonomisation progressive
et de différenciation interne de la sphère des activités
artistiques, selon 1' analyse weberienne, et comme le
moteur de la concurrence entre les artistes. L'origine
essentiellement romantique du modèle expressiviste ne
laisse aucun doute sur sa signification individualiste :
1' essence même de la production libre est le déploiement
de 1'idiosyncrasie, et le travail créateur de 1'artiste en est

académies et mécénat personnel, marché -, il rappelle que 1'activité


des corporations médiévales n'avait rien d'un modèle pur d'indivision
communautaire du travail : des hiérarchies étaient établies, les tâches
obscures revenaient aux collaborateurs du maître et le prestige à celui-
ci. Et quand elle s'imposait, la confusion de l'art avec le métier «a
toujours été un instrument de conservation des traditions périmées et
des routines et un obstacle à tous les progrès. C'est l'avènement de
nouvelles formes de division du travail qui coopéra aux plus grandes
réformes esthétiques » (p. 41 ). Les systèmes qui ont progressivement
supplanté les corporations apparaissent comme autant d'instruments de
libération eux-mêmes débordés ensuite, parce qu'ils finissent imman-
quablement par devenir contraignants. Avec la fondation des académies,
les artistes se délivraient de la tyrannie des corporations tout en se
plaçant sous la dépendance du roi : «malgré l'apparence actuelle, les
académies ont répondu au même besoin de dégager les personnalités
originales et d'assurer la possibilité d'une vie vraiment artistique à côté
du simple métier des corporations » (p. 44-45). Et le même mécanisme
d'évolution oriente le destin des académies plus tard : «de nos jours,
c'est 1'académisme qui est devenu oppresseur à son tour. C'est à de
nouvelles formes de groupements professionnels que les artistes nova-
teurs s'adressent d'instinct pour affirmer leurs innovations» (p. 47).

291
LE TRAVAIL CRÉATEUR

l'incarnation la plus haute et la plus pure. Les concep-


tions qui prônent simultanément la pleine intégration
sociale du créateur et la reconnaissance complète de sa
liberté d'invention ont les caractéristiques de 1'utopie de
ces peintres novateurs qu'évoque Raymonde Moulin :
« ne saisissant que le meilleur de chacun des systèmes
et omettant de restituer à chacun d'eux le tout social
qui l'a rendu possible, les auteurs d'un art ésotérique
nourrissent le désir d'œuvrer pour le peuple comme
l'artisan du Moyen-Âge, aspirent à la gloire de l'artiste
protégé des grands en perdant de vue les contraintes de
la commande, rêvent de la liberté du maudit en oubliant
qu'elle fut payée d'insécurité34 ».
Isoler, dans le travail artistique, les dimensions non
monétaires et non transactionnelles, c'est ignorer deux
principes solidaires de l'évolution de la vie artistique. La
professionnalisation par le marché est la forme d' orga-
nisation des activités artistiques à laquelle l'individua-
lisme créateur doit d'avoir triomphé, mais elle fait aussi
jouer à plein le mécanisme du risque dans le choix et
l'exercice de métiers où ceux qui se sentent appelés sont
infiniment plus nombreux que les élus. Cette solidarité
de 1'individualisme et du risque a été reconnue tant par
l'analyse économique que par la sociologie weberienne
des professions. Le risque de l'engagement professionnel
est en effet 1'une des caractéristiques remarquables qui
valent aux métiers artistiques une mention particulière
dans la théorie économique. Le double intérêt d'une telle
analyse du choix professionnel est, comme je le montrerai
à présent, de conserver au travail artistique sa dimension
d'incertitude et de relier la sociologie de l'action et des
interactions sociales à l'analyse économique, pour décrire

34. Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture, Paris, Éditions


de Minuit, 1967, p. 359.

292
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

1'organisation des marchés artistiques et les systèmes


de professionnalisation artistique comme des modes de
gestion de l'incertitude.

Les séductions de l'incertitude


et les incitations à la prise de risque

Il est un type d'incertitude qui appartient à l'essence


même des satisfactions procurées par l'exercice d'une
activité artistique, dès lors que celle-ci offre tous les
bénéfices psychiques d'un travail faiblement ou nullement
routinier. Dans une analyse très suggestive, Arthur Stinch-
combe35 classe les structures d'activité selon le degré de
variabilité des facteurs qui déterminent directement leurs
propriétés constitutives : la stabilité ou l'instabilité d'un
marché de produits industriels détermine, par exemple,
les propriétés du système d'organisation du travail exigé
pour adapter en permanence la production aux condi-
tions changeantes de 1'environnement Ue montrerai plus
loin comment cette analyse s'applique avec profit à la
production artistique). L'issue d'une activité est incer-
taine lorsqu'elle est le produit de la « forte variance des
variables causales affectant le résultat de l'action», de
« 1' imprévisibilité de la valeur que prendra la variable
causale directement influente» et d'une «relation de
causalité insécable entre cette variable et le résultat »
(p. 263). En caractérisant les facteurs déterminants par
leur variance, on peut dès lors échelonner les activités
sur un axe allant des plus standardisées et répétitives aux
moins routinières selon que la variance des déterminants
de l'action est faible ou forte. Les travaux de création

35. Arthur Stinchcombe, Constructing Social Theories, Chicago,


The University of Chicago Press, 1968.

293
LE TRAVAIL CRÉATEUR

artistique ou de recherche scientifique, mais aussi des


activités moins prestigieuses telles que la publicité, le
jeu, le sport, la bourse, le combat comptent parmi les
entreprises humaines les plus faiblement routinières et
dont l'issue est très imparfaitement prévisible. D'où,
observe Stinchcombe, le recours si fréquent aux supersti-
tions, aux pratiques divinatoires ou à la magie, supposées
forcer la chance et réduire l'incertitude. Les valeurs
de l'inspiration, du don, du génie, de l'intuition, de la
créativité, plus acceptables dans des univers d'action
culturellement sophistiqués comme les arts ou la créa-
tion intellectuelle, ne font d'une certaine manière que
fixer sur la personne et ses qualités intrinsèques cette
foi en des pouvoirs magiques et surnaturels de contrôle
de l'incertitude.
C'est, ai-je indiqué plus haut, avec la célébration de
ces valeurs et l'invention d'une religion de l'art que
triomphe à l'ère romantique l'individualisme artistique,
entendu à la fois comme le principe et le résultat de
la concurrence entre les artistes dans leur recherche
systématique de 1' originalité esthétique, et comme le
produit de l'idéologie expressiviste qui fait de l'artiste
l'individu par excellence, la personne accomplie dans
l'essence de son humanité. Mais l'analyse n'a pas le
même sens lorsqu'elle voit dans les attributs quasi divins
dont l'idéologie romantique achève de parer le créateur
autant de conjurations de l'incertitude, ou lorsque, comme
chez Marx, elle fait de l'accomplissement individuel dans
une activité créatrice un idéal qu'une société désaliénée
rendrait accessible à tous. Car dans le second cas, la
possibilité de l'échec est ignorée, et avec elle, tout ce
qui, dans le cours de l'activité et, plus largement, de la
carrière d'un artiste, fait du travail créateur une entreprise
ardue, inquiète, parcourue par le doute sur la valeur

294
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

du résultat, incertaine de son avenir, même lorsque le


succès est là36 .
On se gardera certes de toute idéalisation du risque
ainsi conçu. Le travail artistique serait impossible
si, non seulement dans les formes de création tradi-
tionnelles ou conservatrices, dans toutes les activités
artistiques de collaboration et les emplois de moindre
prestige, mais jusque dans les formes les plus indi-
viduelles et les plus libres d'invention créatrice, des
conventions et des routines n'étaient pas là pour per-
mettre la réalisation et l'existence sociale de l'œuvre.
Car sans conventions, sans règles d'interaction, sans
procédures plus ou moins stabilisées de division des
tâches et d'ajustement mutuel des attentes et des signi-
fications échangées, nulle coopération n'est possible
entre tous ceux qui doivent concourir à la production,
à la diffusion, à la consommation, à 1' évaluation et à la
conservation des œuvres 37 . Mais il reste que le prestige
même et la force de séduction des métiers artistiques
sont mesurés au degré d'imprévisibilité du résultat
et du succès. Comme le suggère Albert Hirschman,
moins les activités sont routinières et utilitaires, plus
l'incertitude qui pèse sur leur accomplissement place
l'individu dans une situation ambivalente : la tension
et la difficulté inhérentes à un effort dont les chances
de succès sont partiellement ou totalement imprévi-
sibles trouvent leur compensation dans les moments
exaltants de jouissance anticipée de l'aboutissement
et de conviction fugitive de la réussite qui jalonnent
et soutiennent le cours de 1' activité.

36. J'examinerai ce point dans le chapitre 6.


37. Howard Becker, Les Mondes de l'art, trad. fr., Paris,
Flammarion, 1988.

295
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« Il y a beaucoup d'activités, comme celles d'un ingénieur


dans un laboratoire de recherche, d'un compositeur musical
ou d'un militant pour une réforme politique, dont on ne
peut escompter le résultat avec certitude. [ ... ] La question
se pose de savoir pourquoi entreprendre effectivement ces
activités au succès si parfaitement incertain. D'autant plus
qu'elles ne sont pas toujours agréables en elles-mêmes et
que certaines sont, en fait, très ardues ou extrêmement
dangereuses. [ ... ] Si l'on se place du point de vue de
l'action utilitaire, l'action non utilitaire tient forcément du
mystère. Mais j'ai à proposer une explication qui tente
au moins d'en appeler àla rationalité : ces activités non
utilitaires dont l'issue reste si incertaine sont étrangement
caractérisées par une certaine fusion (et confusion) entre
la recherche et le but.
Selon la pensée économique traditionnelle, un individu
reçoit un bénéfice essentiellement lorsqu'il atteint le but
de la consommation, c'est-à-dire au cours de l'acte qui
consiste à consommer un bien ou à jouir de son usage ou
de sa possession. Mais, comme nous sommes dotés d'une
imagination vivace, les choses sont en fait plus compli-
quées. Quand nous sommes sûrs qu'un bien désiré sera à
nous ou qu'un événement souhaité se réalisera [ ... ], nous
vivons l'expérience, agréable en elle-même, de "savourer
à l'avance" cet événement futur. [ ... ] Quand le but est
lointain et l'aboutissement tout à fait problématique, il
peut se produire quelque chose qui ressemble fort à cette
jouissance : qui cherche la vérité (ou la beauté) acquiert
souvent la conviction, si fugitive soit-elle, de l'avoir atteinte
ou touchée du doigt [ ... ].
C'est cette expérience de savourer à l'avance qui équi-
vaut à la fusion de la recherche et du but dont j'ai parlé
plus haut. Ce phénomène aide à comprendre 1' existence
et l'importance des activités non utilitaires. Comme s'il
s'agissait de compenser l'incertitude quant à l'issue et le fait
que la tâche est ardue ou périlleuse, 1' effort de recherche
prend la couleur de 1' objectif et procure ainsi une expérience
très supérieure aux sensations agréables ou "stimulantes"

296
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

que j'ai évoquées auparavant. En dépit de son caractère


fréquemment douloureux, cet effort a une qualité exaltante
et enivrante bien connue 38 • »

Et c'est, remarque Hirschman, dans ce type d'expé-


rience que le sujet peut atteindre le sentiment si fort de
1' accomplissement de soi et de 1' autonomie personnelle.
Observons, au passage, que si 1' analyse hirschmanienne
rejoint sur ce point la théorie expressiviste de la création
artistique, c'est en étant partie des prémisses opposées
et en ayant lié la satisfaction à l'incertitude39 •
Telle que je l'ai considérée jusqu'ici, l'incertitude
ne caractérisait que 1' écart entre 1' effort entrepris et le
but à atteindre dans la réalisation d'un projet. Avec les
plaisirs et les inquiétudes qu'elle suscite, il s'agit d'une

38. Albert Hirschman, Vers une économie politique élargie, Paris,


Éditions de Minuit, 1986, p. 97-99.
39. Une longue tradition d'analyse a insisté sur le caractère quasi
fonctionnel de l'état maniaco-dépressif de l'artiste. Remontant à Aristote,
elle exerce une influence décisive à la Renaissance, notamment dans la
théorie néoplatonicienne de la création artistique de Marsile Ficin, et
trouve ses formulations et ses exemples les plus saisissants à l'époque
romantique : comme l'indiquent Hershman et Lieb, la conception
romantique du génie est un catalogue de symptômes maniaco-dépressifs.
Ceux-ci conduisent à alterner les périodes de haute intensité du travail
intellectuel, que le sens commun nomme inspiration, souvent recherchées
et prolongées grâce à des adjuvants tels que les drogues et l'alcool
et qui se caractérisent par une profusion d'idées, une imagination
plus étendue et une expérience d'urgence créatrice, d'une part, et les
gains obtenus par le contrôle réflexif du travail en période dépressive,
d'autre part. «La dépression fournit des contributions différentes à la
recherche de l'excellence. Quand elle n'est pas trop profonde pour
réduire les fonctions intellectuelles, elle peut améliorer le travail. Elle
promeut aussi l'effort calme, patient, discpliné, le travail de révision
et de polissage ». Jablow Hershman, Julian Lieb, The Key ta Genius,
Buffalo, Prometheus Books, 1988, p. 15.

297
LE TRAVAIL CRÉATEUR

définition quasi anthropologique du comportement en


horizon incertain. On pourrait déduire de cette conception
un idéal social et communautaire : le travail, loin d'être
une grandeur négative, ne serait-il pas le seul moyen
d'accomplissement de l'individu dans la plénitude de ses
talents et de ses ressources, dès lors qu'il s'appliquerait
au genre de tâches qui recèlent ce potentiel de jouissance
à se mouvoir en horizon incertain ?
Mais si l'on considère la somme de chacun des compor-
tements individuels ainsi orientés, une seconde dimension
d'incertitude, collective, sociale, apparaît. C'est que la
valeur du travail et la reconnaissance du talent sont indis-
sociables d'une évaluation comparative, et donc d'une
mise en concurrence des œuvres et des artistes. Or c'est
très exactement ce que nie la critique marxiste quand
elle fait le procès de la dégradation de 1' œuvre en valeur
d'échange et du travail créateur en travail rémunéré par
la société capitaliste : pour elle, la mise en concurrence
et 1' appréciation comparative et hiérarchisante des œuvres
et des talents n'ont pas d'objectivité universelle, elles
n'expriment que les conditions sous lesquelles les élites
de telle société, à tel moment de 1'histoire, procèdent
à la définition et à la valorisation du Beau. Marx lui-
même était pourtant moins réducteur, quand il soulignait
que 1' appréciation esthétique peut être plus robuste et
que les œuvres jugées les plus belles par nos diverses
générations d'aînés peuvent traverser le temps avec une
surprenante longévité.
Pourtant, nul ne peut s'engager dans le jeu ainsi réglé
avec la certitude de triompher, parce que le talent ne se
mesure pas directement, en valeurs absolues, mais par
les comparaisons graduelles, et parce que la formation
initiale ne suffit pas à garantir des chances élevées de
réussite. L'objectivation sociale de la valeur doit alors
être conçue comme un mécanisme complexe de sélection,

298
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

qui ne révèle qu'a posteriori les risques inhérents à la


compétition artistique.
Les deux dimensions, individuelle et collective, de
l'incertitude sont indissociables. Pour que le talent et les
chances de succès d'un candidat à la carrière artistique
soient mesurables a priori, il faudrait que 1' exercice de
la création et d'un métier artistique ne recèle aucune
dimension radicalement imprévisible et qu'il soit éva-
lué à l'aune d'un modèle fixe, stable et unanimement
accepté. À 1' évidence, une telle condition ne peut être
satisfaite que dans les cas où le travail artistique se
rapproche le plus d'une activité ordinaire, routinière et
sans surprise, ou dans les périodes où une esthétique
classique de l'imitation des modèles et du respect d'un
système contraignant de normes 1' emporte sur 1' esthé-
tique de la rupture et du renouvellement continu. Dans
le cas contraire, l'incertitude n'est levée qu'ex post et
souvent provisoirement en cas de succès, tant celui-ci
peut être éphémère. C'est ce qui confère à la compéti-
tion une indétermination suffisante pour que le nombre
d'aspirants artistes dépasse de beaucoup celui qui serait
atteint si une anticipation parfaitement rationnelle des
probabilités de succès était à leur portée. Comme je le
montrerai plus loin, c'est logiquement dans les professions
et les mondes de 1' art où 1' imprévisibilité de la réussite
est la plus forte, en raison de la vitesse de succession
des modes et de renouvellement des courants d'innova-
tion esthétique, de l'inexistence de barrières sélectives
à l'entrée dans le secteur d'activité, et de l'organisation
même du marché, que les déséquilibres démographiques
sont les plus importants.
L'analyse économique permet de donner une mesure
précise du risque d'une carrière professionnelle dans
des métiers à forte concurrence interne, à faible sécurité
de statut ou monopole d'exercice inexistant et à forts

299
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« revenus psychiques ». Elle a reconnu dans le cas


des métiers artistiques un des défis qu'oppose l'étude
des choix en avenir incertain au modèle classique de
la rationalité de 1' acteur parfaitement informé des états
du monde où il agira. Dans les analyses des revenus des
métiers artistiques présentées plus haut, la tentative
de réintégrer les professions artistiques dans le cadre
théorique conventionnel des comportements rationnels
de maximisation d'utilité, pour malaisée qu'elle fût tant
que les rétributions monétaires demeuraient 1' argument
essentiel de la fonction d'utilité de l'artiste, négligeait
encore d'interpréter complètement une donnée essen-
tielle, la variance des revenus, qui met en évidence le
risque d'une carrière artistique. Si la courbe du revenu
moyen au long du cycle de vie a bien, dans les pro-
fessions artistiques, un profil caractéristique qui interdit
d'arguer de la faiblesse et de l'irrégularité des gains en
début de carrière pour invalider 1'hypothèse du com-
portement rationnel, 1'information fournie par 1' étude
des moyennes demeure pourtant incomplète, puisqu'une
même moyenne peut être le produit de deux distributions
très dissemblables.
Dans une profession artistique, la variance des reve-
nus est, globalement et dans chaque tranche d'âge, plus
forte que dans les professions à niveau de formation
comparable40 • Le constat conduit à une difficulté dans
la théorie économique classique : dès lors que celle-ci
postule 1' aversion à 1' égard du risque comme la norme du
comportement individuel, comment expliquer 1' engage-

40. F.P. Santos, « Risk, Uncertainty and the Performing Artist »,


art. cité; Richard Waits, Edward McNertney, « Uncertainty and
Investment in Human Capital in the Arts », in William Hendon,
James Shanahan, Alice MacDonald (dir.), Economie Policy for the
Arts, Cambridge, Abt Books, 1980.

300
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

ment dans des carrières professionnelles aussi incertaines,


où les chances de gains élevés, propres à compenser le
risque pris, sont particulièrement faibles et la condition
modale des artistes médiocre? La première réponse fut
proposée par le fondateur même de la science écono-
mique, Adam Smith (dans le 1oc chapitre du livre 1 de
la Richesse des Nations 41 ), puis reprise et développée
par Alfred Marshall42 ou, plus récemment, par Milton
Friedman43 • Elle prend place dans l'analyse des facteurs
de différenciation des salaires selon les caractéristiques
des emplois. Selon Marshall comme selon Smith avant
lui, pour que des individus acceptent de s'engager dans
un métier où leur avenir est si incertain, alors que la
majorité préfère des emplois sûrs avec un éventail de
gains plus resserré, il faut que les principaux gains de ce
que Smith compare à une loterie soient très élevés :
l'espoir de telles rémunérations lève en quelque sorte
l'inhibition à l'égard du risque. Or, insiste Marshall,
jamais la dispersion des rémunérations n'a été plus forte
dans des professions comme celles d'écrivain, d'artiste
lyrique, d'acteur, d'avocat ou de jockey, où les« capacités
extraordinaires » des plus talentueux sont rémunérées à
des niveaux jamais observés.
L'imparfaite substitution entre les artistes, révélée par
les préférences des consommateurs, engendre certes des
écarts de demande en faveur des plus talentueux, mais
cette explication de 1' inégalité des rémunérations ne suffit
pas à rendre compte de la caractéristique économique la
plus originale du phénomène des« superstars» qu'analyse

41. Adam Smith, La Richesse des Nations, trad. fr., Paris, Garnier
Flammarion, 1999, livre 1, chap. 10.
42. Alfred Marshall, Principes d'économie politique, trad. fr.,
Paris, Giard et Brière, 1906.
43. Milton Friedman, Prix et théorie économique, op. cit.

301
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Sherwin Rosen44 : l'extrême concentration de l'attention


des professionnels et des préférences du public sur ceux
à qui est imputé le plus grand talent ou le potentiel de
développement le plus grand du talent espéré. C'est que
les technologies contemporaines de communication et de
transport permettent à un vendeur de biens ou de presta-
tions de servir un marché considérablement élargi sans
que les coûts de production s'accroissent en proportion
de la taille du marché ni que la qualité des biens ou
services offerts (par exemple l'écoute d'un disque plutôt
que le contact direct avec 1' artiste au concert) subisse
une dégradation inacceptable. Le cas des biens repro-
ductibles (livres, disques, films, etc.) et des technologies
de diffusion et de reproduction de 1' image et du son en
est l'illustration la plus pure : des économies d'échelle
considérables sont réalisées, grâce à la consommation
conjointe d'un même bien par un nombre très élevé
d'acheteurs, le prix réel des services de divertissement
diminue, mais le vendeur peut obtenir des super pro-
fits de l'élargissement de son marché. L'analyse peut
être étendue à d'autres types de biens et prestations
artistiques dont le marché s'internationalise à la faveur
d'une vitesse accrue de l'information et d'une quasi-
ubiquité des principaux acteurs concernés : il n'est pas
surprenant que le segment le plus spéculatif du marché
contemporain de la peinture présente aujourd'hui tant
d'analogies avec 1' organisation des industries culturelles,
en raison notamment de son internationalisation et de la
vitesse d'exploitation de ses nouveautés45 •
Comme le démontre Rosen, une croissance de la

44. Sherwin Rosen, «The Economies of Superstars», American


Economie Review, 1981, 71(5), p. 845-858.
45. Raymonde Moulin,« Le marché et le musée», Revue française
de sociologie, 1986, 27(3), p. 369-395.

302
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

demande (par 1' augmentation du nombre des acheteurs


ou l'intensification de leur consommation) a pour double
effet d'attirer de nouveaux artistes dans le secteur consi-
déré, mais aussi d'amplifier simultanément les écarts
de revenu en faveur des plus talentueux. Ce que le
modèle de la loterie d'Adam Smith suggérait d'une autre
manière : pour que les lots incitant les aspirants artistes
à se risquer soient réellement importants, il faut qu'un
nombre suffisant de candidats à la réussite s'engagent
et que ceux qui réussissent puissent ainsi gagner tout
ce que les autres concurrents perdent en échouant dans
leur pari professionnel, c'est-à-dire en acceptant des
rémunérations médiocres ou très inférieures à celles qui
les ont poussés à s'aventurer. On voit comment est forgé
le cercle où entrent ceux qui prennent le risque : c'est
la rareté même d'un talent qui, à plus ou moins long
terme, vaut à son détenteur des profits importants, mais
nul ne peut, ex ante, estimer correctement la valeur de
ses compétences et les chances qu'il aura de les faire
reconnaître et apprécier comme les manifestations d'un
talent exceptionnel.
L'ambiguïté de la comparaison avec une loterie appa-
raît : le rapprochement est plausible s'il décrit la struc-
ture de la répartition des gains et des pertes dans une
situation de compétition pour un nombre infime de
positions très élevées dans la hiérarchie de la réussite
professionnelle, mais il est trompeur s'il donne à penser
que cette réussite est sans rapports avec les caracté-
ristiques distinctives des acteurs46 . Marshall séparait

46. L'analogie avec une loterie peut suggérer, par exemple, que la
réalisation d'un chef-d'œuvre artistique est entièrement aléatoire, que
la relation d'incertitude soit conçue dans la perspective de l'artiste
confronté à la multiplicité des possibilités qui s'offrent à lui et ne
sachant pas comment choisir pour aller au terme de son travail, ou pour

303
LE TRAVAIL CRÉATEUR

bien la corrélation entre réussite et talent de 1' effet


d'entraînement que peut avoir 1' éclat du succès sur
la multiplication des vocations artistiques : « La plus
grande partie des revenus acquis par des avocats très en
vogue, par des écrivains, des peintres, des acteurs et des
jockeys peuvent être classés parmi les rentes provenant
de capacités naturelles rares - du moins tant que nous
regardons ces personnes comme individus et que nous
ne considérons pas l'action qu'exerce sur l'offre normale
de travail dans leurs diverses occupations 1' espoir des
succès éclatants qu'elles offrent à une jeunesse ambi-
tieuse47. » La description antirelativiste du talent penche
ici vers la naturalisation du génie : pour Marshall, les
capacités exceptionnelles ne sont ni le « résultat de
1' effort humain » ni celui d'investissements éducatifs
en vue de bénéfices futurs, mais la manifestation d'une
très inégale distribution des aptitudes les plus hautes
dans la population. Or les conditions dans lesquelles
est évalué, reconnu et socialement consacré le talent ne
sont pas indépendantes des formes et de 1' intensité de la
concurrence entre les postulants au succès. On peut en

calculer quelle solution peut lui procurer admiration et gloire, ou que


l'incertitude porte sur les préférences individuelles des consommateurs,
qui seraient trop imprévisibles et versatiles pour que les évaluations
se cristallisent en des classements stables susceptibles de renseigner
1'artiste sur ses chances de succès à long terme ou de maintien pro-
longé dans le palmarès des valeurs consacrées. L'analogie avec une
loterie peut en outre signifier soit que la nature est source d'aléa et
que les chances de succès sont sans rapport direct avec le nombre
de joueurs, comme dans l'exemple pris par Smith du chercheur d'or
ou du joueur professionnel luttant contre la nature dans les jeux de
hasard, soit que le nombre de participants affecte mathématiquement
la probabilité de gain de chacun.
47. Alfred Marshall, Principes d'économie politique, op. cit.,
p. 427.

304
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

effet admettre que le sentiment antirelativiste est d'autant


plus fort que le temps nécessaire à la construction de la
réussite et à la consécration du talent est plus long et
confère plus de stabilité au consensus qui les fonde. À
l'inverse, le succès paraît plus arbitraire et même souvent
fabriqué de toutes pièces lorsqu'il est obtenu rapidement
et qu'il dure peu, bousculé par le flux des innovations
qui se succèdent au rythme des modes et par la versati-
lité d'une demande plus imprévisible. Dans tous les cas
pourtant, c'est à travers la concurrence interindividuelle
et la comparaison sélective que la valeur de l'artiste et
de l'œuvre est d'abord établie, avant que la réputation
acquise puisse, avec une force et une durée très inégales
selon le type de marché et de production considéré, agir
comme une garantie propre à réduire l'incertitude sur
la qualité des œuvres ou des prestations suivantes du
même artiste48 , et s'apparenter à une rente.
La rareté du succès et du talent imputé à ceux qui
1'obtiennent est, à un double titre, la clé de voûte de
cette analyse de la prise de risque : elle détermine la
très forte variabilité des revenus, avec 1'attrait que peut
exercer celle-ci, et elle confère à l'ensemble de la pro-
fession un prestige social élevé.
Le point importe pour comprendre chez qui trouver
une préférence pour le risque. Dans le portrait qu'ils

48. Pour l'analyse de la réputation, de la marque, de la signa-


ture comme éléments réducteurs d'incertitude sur un marché de
biens fortement différenciés et dont les qualités sont imparfaitement
connues ou perceptibles a priori, voir George Akerlof, An Economie
Theorist's Book of Tales, Cambridge, Cambridge University Press,
1984, et, pour une application aux arts, Roger McCain, « Markets
for Works of Art and Markets for Lemons », in William Hendon,
James Shanahan, Alice MacDonald (dir.), Economie Policy for the
Arts, Cambridge, Abt Books, 1980.

305
LE TRAVAIL CRÉATEUR

font des audacieux, Smith comme Marshall soulignent,


outre le goût pour le prestige social attaché à de tels
métiers, qui renvoie aux arguments non monétaires du
choix professionnel, 1' esprit aventureux des gens jeunes,
confiants en leurs capacités et aisément portés à surestimer
les probabilités du succès. De nombreuses recherches sur
la psychologie du jugement et des comportements en
situation d'incertitude49 ont montré que les choix et les
décisions individuels peuvent, quel que soit l'âge du sujet,
s'écarter de bien des manières de 1' évaluation correcte
des probabilités objectives d'un fait ou de l'issue d'une
action, en se fondant sur divers principes heuristiques
qui biaisent la perception de la réalité. Si le jeune âge
joue un rôle, il doit être ici pris en compte autrement
que pour son influence sur la psychologie du sujet. Il
caractérise l'état d'inexpérience de l'individu qui ne
peut évaluer dans quelle mesure la profession envisa-
gée convient à ses aptitudes qu'en s'y engageant. Les
analyses économiques du choix d'une profession selon
le modèle du «job matchinlf 0 » s'appuient sur deux
types d'hypothèses. L'exercice d'un métier procure, de
manière variable selon les caractéristiques de 1' emploi
et de son détenteur, un capital d'expérience spécifique.

49. Max Bazerman, Judgement in Managerial Decision Making,


New York, Wiley, 1986; Daniel Kahneman, Paul Slovic, Amos
Tversky, Judgment under Uncertainty, op. cit. ; Richard Nisbett,
Lee Ross, Human Iriference, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1980;
Bernard Walliser, Anticipations, équilibres et rationalité économique,
Paris, Calmann-Lévy, 1985.
50. Boyan Jovanovic, «Job Matching and the Theory of Turnover»,
Journal of Political Economy, 1979, 87, p. 972-990; Jacob Mincer,
Boyan Jovanovic, « Labor Mobility and Wages )), in Sherwin Rosen
(dir.), Studies in Labor Markets, Chicago, The University of Chicago
Press, 1981.

306
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

Pour décider s'il fera durablement carrière dans un


emploi, l'individu combine les informations qu'il avait
préalablement acquises sur chacune des caractéristiques
de cet emploi avec la somme d'informations partielles
qu'il a pu accumuler dans le cours même de la pratique
de ce métier. Se comportant comme le décideur de la
théorie bayesienne du choix sous incertitude, il corrige
ainsi ses anticipations initiales et réestime au fur et à
mesure ses espérances de gain pécuniaire et non pécu-
niaire : c'est que le degré d'adéquation entre ses apti-
tudes et les conditions de la réussite dans la profession
envisagée ne lui est révélé que progressivement, sur le
tas. Certaines des caractéristiques de la mobilité de la
main-d'œuvre peuvent s'expliquer si l'exercice même
de divers métiers est conçu comme une accumulation
tâtonnante d'informations renseignant l'individu sur celui
où ses espérances sont les meilleures. Or, si les emplois
qui procurent le plus ce type d'information sont aussi
ceux où le succès est fortement incertain, c'est parce que
seule la pratique peut, a posteriori, révéler à l'individu
la valeur de ses aptitudes.
On peut dès lors expliquer, comme le fait Robert
Miller\ l'attrait des jeunes pour le risque comme une
demande d'information : leur inexpérience les pousse
vers des métiers où la réussite dépend moins qu'ail-
leurs de facteurs aisément identifiables a priori. Comme
toute recherche et toute acquisition d'information ont un
coût, de tels emplois, qui procurent de forts bénéfices
d'information, sont en moyenne moins bien rémunérés à
l'équilibre, selon le principe d'égalisation des différences.
La forte variance des gains s'explique ainsi, d'un côté par
la présence d'une forte proportion de travailleurs artis-

51. Robert Miller, « Job Matching and Occupational Choice »,


Journal of Political Economy, 1984, 92, p. 1086-1120.

307
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tiques inexpérimentés, acceptant des revenus médiocres


en contrepartie de l'information qu'ils acquièrent, et dont
bon nombre renonceront rapidement à faire carrière ou,
tout au moins, à vivre principalement de ces revenus,
et, de l'autre côté, par la réussite d'une petite minorité
d'artistes tirant profit de l'expérience accumulée.

Professionnalisation et réduction du risque

En examinant successivement les espérances de gain,


les bénéfices non monétaires et la forte dispersion des
rémunérations dans les professions artistiques, je n'ai
raisonné que sur des données agrégeant 1' ensemble des
sources de rémunération de ceux que les enquêtes et
opérations de recensement identifiaient comme artistes.
Or le corrélat du risque professionnel, de la médiocrité
des rémunérations dérivées de 1' activité artistique et du
sous-emploi des artistes est la contrainte du double métier
ou de la multiactivité. Les enquêtes sur les diverses popu-
lations de créateurs nous apprennent qu'en règle générale,·
moins de 10 % des artistes de chaque catégorie sont, au
moment de 1'enquête, en situation de vivre exclusive-
ment de leur art52 • C'est suggérer que pour 1' immense

52. L'avantage de cet indicateur est de permettre de poser la


question des revenus en termes assez généraux pour lever les réti-
cences à l'égard d'une demande d'information d'autant plus difficile
à satisfaire que les rémunérations proviennent de sources diverses,
sont irrégulières et surtout inégalement déclarées, comme c'est sou-
vent le cas dans les professions indépendantes (voir, sur ce point,
Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture, op. cit. ; Randall
Filer, « The "Starving Artist" >>, art. cité). Mais sa signification est
problématique, tant l'évaluation du seuil d'indépendance économique
et de satisfaction des besoins peut varier selon les individus et selon
leur position dans le cycle de vie.

308
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

majorité de ceux qui n'occupent pas d'emplois stables


dans des organisations artistiques où 1' exercice de leur
métier est rémunéré comme tel, le recours à d'autres
ressources et à un emploi ou à une série d'autres emplois
stables, intermittents ou temporaires, est une obligation
économique qui cohabite plus ou moins aisément avec
la pratique du travail artistique de vocation.
L'utilisation d'un indicateur analytique comme la com-
position des revenus d'un artiste fait apparaître tout
1' écheveau des questions liées à la définition des critères
de professionnalité. La délimitation de la population des
artistes et la validité des enquêtes et des recensements
qui la cernent en dépendent directement. À quel seuil
fixer le critère économique de la professionnalité ? Est-
ce la capacité de gagner par son métier artistique plus
de 50 % de ses revenus, ou le plancher peut-il être
abaissé comme le prévoit la législation française de pro-
tection sociale des artistes? Sur quelle période étendre
les observations, étant donnée l'irrégularité fréquente de
l'exercice d'une profession artistique? Faut-il, comme
dans les recensements américains, prendre en compte
la semaine précédant 1' enquête pour déterminer le clas-
sement socioprofessionnel d'un enquêté? Et comment
cerner les frontières de 1' activité artistique support de
1' évaluation économique ? En élargissant le questionne-
ment par cercles concentriques, on peut se demander quel
rôle exact doit tenir le critère du revenu dès lors que les
incertitudes qui pèsent sur sa signification conduisent à
définir la professionnalité par un faisceau de critères 53 •
Ces questions ont d'évidentes conséquences pratiques :
la proportion d'artistes vivant de métiers secondaires
est d'autant plus forte que l'extension des critères de

53. Raymonde Moulin,« De l'artisan au professionnel, l'artiste»,


Sociologie du travail, 1983, 4, p. 388-403.

309
LE TRAVAIL CRÉATEUR

professionnalité élargit la population de référence à un


ensemble de plus en plus composite de praticiens, dans
lequel figureront toutes sortes de débutants, de créateurs
relégués après une période de succès, d'artistes pratiquant
par intermittence, d'auteurs purement occasionnels, etc.
Dans tous les cas, l'ensemble des moyens de subsis-
tance utilisés est plus divers que le laisse supposer la
distinction centrale entre produits de l'activité de création
et compléments économiques du métier alimentaire. Ainsi,
la contribution du conjoint aux ressources du ménage
est un facteur important de survie artistique, mais son
rôle demeure relativement invisible. Lorsque sont prises
en compte les ressources totales du ménage, il n'est pas
rare que le conjoint ou concubin tienne plus ou moins
longtemps le rôle de principal mécène de 1' artiste, en
raison de la hauteur de sa contribution pécuniaire54 , et
de la prestation des multiples services liés à la carrière
professionnelle du conjoint (entretien du réseau de rela-
tions, dactylographie, secrétariat, etc. 55 ). Dans les métiers

54. Celle-ci dépasse en moyenne, et de très loin, les revenus tirés


de métiers ou occupations annexes par les musiciens, acteurs et dan-
seurs interrogés par William Baumol et William Bowen, Performing
Arts : the Economie Di/emma, op. cit. Elle représente en moyenne
les deux tiers des ressources du ménage pour les auteurs américains
vivant uniquement de leur plume, selon 1'enquête de la Guilde
américaine des écrivains citée par Lewis Coser, Charles Kadushin,
Walter Powell, Books. The Culture and Commerce of Publishing,
New York, Basic Books, 1982.
55. Observons que la gestion de ce placement ne peut pas
être la même selon que le bénéficiaire est homme ou femme.
L'investissement dans le mariage ou la vie de couple accroît, ici
comme en règle générale (voir François de Singly, Fortune et
infortune de lafemme mariée, Paris, PUF, 1987) les probabilités de
réussite de 1'homme, et pénalise la carrière de la femme artiste. On
mesure bien dans ce dernier cas 1'ambivalence inhérente à certains

310
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

du spectacle, les indemnités de chômage sont quasiment


incluses parmi les ressources du travail artistique, tant
elles sont utilisées pour compenser les très fortes fluc-
tuations d'activité des comédiens, danseurs ou musiciens
indépendants. Plus généralement, la socialisation du risque
artistique par 1'État-providence peut apporter toute une
panoplie d'aides directes et indirectes dont le montant
dépasse dans certains secteurs le niveau de rémunéra-
tion des activités de création par le marché : le niveau
de protection est ainsi particulièrement élevé dans la
production musicale savante, avec la constitution d'un
véritable marché administré des biens et du travail. Mais
le propre du développement de l'intervention culturelle
de l'État est d'élargir à d'autres secteurs et professions

des investissements qui diminuent les risques de la vie d'artiste.


Si, face au handicap que leur vaut leur identité sexuelle dans la
plupart des métiers artistiques (ne font relativement exception que
certains segments spécialisés tels que la création romanesque, ou
surtout les activités fondées sur la division sexuelle des emplois
comme les métiers de comédien, de chanteur, de danseur), le mariage
constitue pour les femmes artistes l'un des moyens d'entretenir
matériellement leur vocation, il a paradoxalement des inconvé-
nients d'autant plus grands pour la carrière artistique qu'il est
économiquement plus avantageux : un « beau mariage », que les
femmes peintres sont par exemple quatre fois plus nombreuses
à réaliser que leurs collègues hommes, selon l'enquête française
sur les plasticiens de Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron,
Dominique Pasquier et Fernando Porto-Vazquez (Les Artistes,
Paris, La Documentation française, 1985), a tôt fait de déconsidérer
professionnellement les premières en les faisant passer pour des
amateurs dilettantes dont le mari financerait les caprices et les
illusions (Michal McCall, « The Sociology of Female Artists »,
Studies in Symbolic Interaction, 1978, 1, p. 289-318 ; Dominique
Pasquier, «Carrières de femmes : l'art et la manière», Sociologie
du travail, 1983, 4, p. 418-431).

311
LE TRAVAIL CRÉATEUR

artistiques le bénéfice et les techniques de la socialisation


du risque, en s'approchant de la création d'un statut
social de 1' artiste 56 •
Au total, les diverses sources de revenus identifiées
dans les enquêtes monographiques peuvent être classées
ainsi : la rémunération des activités artistiques princi-
pales ; celle des travaux artistiques secondaires et para-
artistiques ; les ressources procurées par des emplois sans
liens avec 1' art ; les indemnités de chômage ; les revenus
du conjoint et les autres types de ressources tels que les
aides de la famille ou des amis et les rentes de la fortune
personnelle ; les produits du mécénat public ou privé.
Comment sont combinées ces ressources ? En me
référant à la théorie économique du « choix de porte-
feuille » et à ses applications au marché du travail 57 ,
je comparerai l'éventail des revenus et des situations
professionnelles que les artistes sont conduits à cumuler
à un portefeuille de valeurs mobilières : la composition
(plus ou moins contrainte) de ce portefeuille permet à
1' artiste de diminuer les risques de la carrière artistique
à travers la diversification des investissements et place-
ments qui lui sont accessibles. En économie des marchés
financiers, les fluctuations de valeur d'une action peuvent
être décomposées en deux éléments : une partie due à
l'influence de l'ensemble du marché, qui représente le
risque systématique, non diversifiable (ou risque du mar-

56. Pierre-Michel Menger, «L'État-providence et la culture», in


François Chazel (dir.), Pratiques culturelles et politiques de la culture,
Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1987 ; Raymonde
Moulin, «De l'artisan au professionnel, l'artiste», art. cité.
57. Kenneth Arrow, Essays in the Theory of Risk- Bearing,
Amsterdam, North-Rolland, 1969 ; Michael Block, John Heineke,
«The Allocation of Effort under Uncertainty : The Case of Risk-
averse Behavior »,Journal ofPolitical Economy, 1973,81, p. 376-385.

312
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

ché), et une partie due aux caractéristiques spécifiques


de l'action, déterminant le risque spécifique, qui exprime
la volatilité d'une valeur, sa sensibilité particulière aux
mouvements du marché. L'analyse démontre qu'au fur
et à mesure que 1' on constitue un portefeuille de valeurs
diversifiées, la part du risque spécifique dans le risque
total diminue ; la variance de la rentabilité du porte-
feuille est beaucoup plus faible que celle de chacun des
investissements considérés séparément. C'est l'avantage
bien connu de la diversification : le risque global d'un
choix d'investissements sera réduit si le portefeuille est
convenablement composé d'investissements de risques
différents 58 •

58. Les trois facteurs à prendre en compte dans l'appréciation du


risque d'un portefeuille et donc dans l'optimisation de la diversification
sont : le risque de chaque action incluse dans le portefeuille, le degré
d'indépendance des variations du cours des actions, le nombre de
titres du portefeuille (Bertrand Jacquillat, Bruno Solnik, Les Marchés
financiers et la gestion de portefeuille, Paris, Dunod, 1987). La capacité
de diversification est assurément plus limitée dans le cas du capital
humain que dans celui du capital physique. L'idée que l'individu
puisse trouver un moyen de diversification des risques dans 1'emploi
du facteur travail et non dans les ressources en capital - comme
le ferait une firme - est ainsi commentée par Jacques Drèze : « Il
existe une différence marquée entre les opportunités de partage du
risque applicables au capital humain, qui sont étroitement limitées,
et celles applicables au capital physique, qui sont très étendues. [ ... ]
À la différence du capital humain, les actifs financiers sont divisibles
et libres de coûts de transport. Ce qui ouvre des opportunités de
diversification qui sont substantielles (quoique imparfaites). Comme
l'a remarqué James Meade(« The theory oflabor-managed firms and
of profit-sharing », Economie Journal, 1972, 82, p. 402-428), « alors
que les détenteurs de propriétés peuvent disperser leurs risques en
plaçant des petits éléments de leur propriété dans un grand nombre
d'affaires, un travailleur ne peut pas placer de petits éléments de son

313
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'intérêt d'une telle comparaison est double : à l' oppo-


sition idéologique rigide entre travail libre et travail aliéné,
entre l'idéal du plein exercice de la vocation artistique et
la malédiction d'une vie professionnelle partagée entre
des activités cumulées, elle permet de substituer une
analyse des combinaisons de ressources ou d'emplois
différenciée selon 1' organisation du marché du travail
propre aux divers mondes de 1' art. Elle permet d'autre
part de restituer la dynamique de la carrière artistique,
son cours irrégulier et incertain, en conférant à 1' acteur
une capacité d'initiative - celle de gérer les risques
professionnels selon les capitaux qu'il détient- dont le
prive le modèle statique du conflit entre le projet créateur
et les contraintes de la vie sociale.
Au centre de la sociographie des milieux artistiques
figure 1' étude ou 1' évocation des activités artistiques ou
para-artistiques annexes et des métiers de subsistance
non artistiques. Cherchant à cerner la singularité des
professions artistiques, Eliot Freidson59 souligne que si
elles s'apparentent aux professions libérales et aux métiers

effort dans un grand nombre d'emplois différents. C'est probablement


la principale raison pour laquelle on trouve du capital preneur de
risque embauchant du travail plutôt que du travail preneur de risque
engageant du capital». [... ]
Pour ces raisons, on peut estimer que la tolérance à l'égard du
risque est plus grande :
- pour les propriétaires de capital non humain que pour les déten-
teurs de capital humain ;
- pour les entreprises que pour les indépendants ;
- pour les firmes que pour les travailleurs». Jacques Drèze,
« Human Capital and Risk-bearing », 1979 repris in Essays on
Economie Decisions under Uncertainty, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987, p. 349-350.
59. Eliot Freidson, «L'analyse sociologique des professions artis-
tiques )), art. cité.

314
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

de la recherche universitaire par le type de motivation


et d'engagement (« commitment ») de leurs membres,
elles cumulent seules les handicaps économiques : pour
réduire la dépendance à l'égard d'une demande com-
plexe et instable, elles ne disposent ni d'un système
formel de certification des compétences et de protection
statutaire du titre leur assurant un monopole d'exercice
et un contrôle sur la démographie professionnelle et la
concurrence interne, comme c'est le cas des professions
libérales, ni d'une activité support sûre pourvoyeuse de
sécurité économique et d'un statut social, comme la
recherche universitaire liée aux carrières d'enseignant.
D'où le recours majoritaire aux métiers les plus divers
pour vivre.
Mais les tableaux de la vie artistique qui, pour peindre
la déréliction sociale du créateur en couleurs plus vives,
égrènent les associations les plus insolites entre les métiers
de subsistance et l'exercice d'un art, trompent ainsi l'œil
deux fois : ils gomment toutes les nuances de transition
et les évolutions qui, au long d'une carrière, peuvent
réduire les distances entre les activités professionnelles
ainsi télescopées dans la biographie des artistes, et ils
généralisent à 1' ensemble des professions artistiques des
situations dont la fréquence est variable selon les propriétés
constitutives du domaine artistique considéré.
À travers la fréquentation des écoles d'art60 , mais
surtout à travers 1'accumulation d'expériences profes-
sionnelles dans le monde artistique où il a commencé
de faire carrière, 1'artiste est informé sur la nébuleuse

60. Anselm Strauss, « The Art School and Its Students : A Study
and An Interpretation», in Milton Albrecht, James Bamett, Mason
Griff (dir. ), The Socialogy ofArt and Literature, Londres, Duckworth,
1970 ; Judith Adler, Artists in Offices, New Brunswick, Transaction
Publishers, 1979.

315
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des travaux artistiques ou para-artistiques de moindre


prestige qui entoure le noyau des emplois et situations
les plus convoités. À partir de ces informations (dont le
coût nous est maintenant connu), la gestion du risque, du
portefeuille d'investissements, se modifie : le choix de
se maintenir dans la profession et l'ambition d'y réussir
doivent conduire à rechercher le schéma de cumul de
ressources optimal, sous les contraintes existantes. C'est
ce qui permet d'expliquer pourquoi, comme le montrent
les enquêtes, la multiactivité n'est pas simplement corrélée
négativement avec le niveau des revenus obtenus dans
le travail artistique principal : si c'est une contrainte en
début de carrière, c'est aussi 1'un des ressorts de la réus-
site professionnelle, puisque la fréquence des cumuls ne
diminue pas quand on s'élève dans 1' échelle des revenus
des artistes et qu'elle est importante à 1' âge où la courbe
des revenus atteint son apogée, entre 40 et 55 ans. La
différence majeure entre ces deux séquences de la vie
professionnelle réside bien sûr dans la composition du
portefeuille : la progression dans la carrière signifiera
ordinairement le passage d'une dispersion aléatoire des
activités à une concentration autour de points forts,
associant le travail de vocation à des tâches apparentées
OU VOISineS.
Les analyses critiques de l'aliénation de l'artiste par le
marché61 nient cette dynamique en n'opposant à l'idéal
(inaccessible à la plupart) du libre exercice de l'art,
reconnu et rémunéré comme tel par la société, que son
envers absolu, le dédoublement de soi dans des activités

61. Bernard Rosenberg, Norris Fliegel, The Vanguard Artist, New


York, Arno Press, 1979 ; Barbara Rosenblum, « Artists, Alienation
and the Market», in Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l'art,
Paris, La Documentation française, 1986; Adolfo Sanchez-Vazquez,
Art and Society, op. cit.

316
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

sans liens entre elles. Elles sont normatives en ce qu'elles


prescrivent la stratégie suivante de « maximin » (choix
de la meilleure parmi les mauvaises solutions) : pour
sauvegarder la part de création artistique qui doit rester
libre et pure de toute contrainte extérieure, 1' artiste doit
préférer toutes les sortes d'emplois alimentaires au choix
fatal de la soumission à la demande du marché. Au-
delà de la pratique de 1' art commercial qui ne peut que
contaminer et dégrader tôt ou tard 1' activité de création
libre, c'est l'ambition même de vivre de son art qui est
en cause : «Il n'y a pas de pire carrière que celle d'un
écrivain qui veut vivre de sa plume. Vous voilà donc
astreint à produire avec les yeux sur un patron, le public,
et à lui donner non pas ce que vous aimez, mais ce qu'il
aime, et Dieu sait qu'il a le goût élevé et délicat62 ».

62. Claudel, cité in Christophe Charle, « Le champ de la production


littéraire», in Roger Chartier, Henri-Jean Martin, Histoire de l'édition
française, tome 3, Paris, Promodis, 1985. Ce credo est typiquement
repris de l'idéologie romantique, dont Sartre, dans son grand livre
sur Flaubert, a souligné la tonalité néo-aristocratique. Pour affirmer
l'autonomie de la littérature, les écrivains ont voulu concevoir l'activité
créatrice comme le contraire d'un métier, d'un travail bourgeois. «Si
l'écrivain doit produire sans compter sur la faveur d'un public qui,
d'ailleurs, est introuvable, il ne faut surtout pas qu'écrire devienne un
métier: en d'autres termes, le travail sera noble, dans les belles-lettres,
si le travailleur ne vit pas de ses écrits. Il lui est donc impérativement
demandé de pourvoir à son indépendance matérielle. Or cela ne peut
se faire que de trois façons : en exerçant un métier secondaire qui
servira de gagne-pain, en acceptant une pension ou une sinécure de
l'État, en étant assez nanti pour vivre de ses revenus. » (Jean-Paul
Sartre, L'Idiot de lafamille, op. cit., p. 104). Dans la préface de sa
pièce Chatterton, Alfred de Vigny songe-t-il à l'état de rentier ou
aux vertus du dénuement radical (sorte de rente aussi parfaite que
suicidaire) quand il écrit : « Il faut pouvoir ne rien faire pour faire
quelque chose en son art » ?

317
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Faut-ille rappeler, les distinctions hiérarchiques entre


art pur, art appliqué et art commercial sont socialement
constituées et historiquement mouvantes. Leur profil et la
force avec laquelle elles s'imposent dans la concurrence
entre les artistes et mouvements artistiques varient selon
les mondes artistiques. L'opposition radicale entre une
activité libre, épanouissante, et une activité mercenaire
en est 1' expression idéologique. Sur quoi en effet fonder
1' imputation de désintéressement associée à 1' art pur ? Où
classer cette forme invisible de recherche du profit qu'est
un pari artistique sur le long terme ? Comment réserver
la motivation par l'intérêt à la seule espérance de gains
monétaires? Faut-il lire dans l'exploitation consciente
par un artiste d'une innovation obtenue d'abord par
tâtonnement une fidélité à soi dans la quête d'un style
personnel ou la manifestation d'un espoir intéressé de gain
et de consécration ? Inversement, un artiste commercial
ne peut-il s'accomplir dans le cadre même des contraintes
qui lui sont imposées? Sa réussite ne suppose-t-elle pas
autre chose que le plus parfait cynisme, réputé médiocre
conseiller par la plus élémentaire des psychologies de la
motivation professionnelle ? La sociologie interactionniste
nous apprend en réalité à lire dans les choix guidant
le travail créateur des mouvements de projection de
1' artiste en autrui (collègue, critique, éditeur, spectateur,
etc.), d'anticipation de ses réactions, de réaction aux
enseignements de cette anticipation63 • D'où l'idée que
l'artiste peut adopter plusieurs comportements dans la
pratique d'une même activité, selon la nature du projet,
les contraintes et les ressources de la situation, et qu'il
a la faculté de se démultiplier ainsi sans drame64 •

63. Howard Becker, Les Mondes de l'art, op. cit.


64. Raymonde Moulin rappelle ainsi que «l'art commercial est
l'activité secondaire du peintre débutant, mais il fait partie de l'activité

318
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

La gestion du risque professionnel varie fortement


avec 1' organisation du travail et la hauteur des barrières
d'entrée dans les divers mondes de l'art. En faisant
varier le poids des facteurs qui déterminent le taux de
professionnalisation dans un métier artistique, on voit
se modifier les combinaisons d'emplois cumulés par les
artistes. La fréquence des vies professionnelles doubles,
associant le travail de vocation à un métier principal
non artistique, est plus grande dans les professions où
l'exigence d'une formation spécifique, les dépenses en
capital requises pour pratiquer son art et la complexité
de la division du travail nécessaire à la production et
à la diffusion des œuvres sont faibles, voire absentes.
C'est tout particulièrement le cas pour les écrivains et,
à un degré moindre, pour les plasticiens. Au contraire,
le cumul d'activités non liées, s'il est fréquent à l'entrée
dans les carrières de comédien ou de chanteur, s'oppose
au maintien durable dans celles-ci. La nature économique
des activités - production de biens ou prestations de
services - et leur organisation diffèrent, et les profils
possibles de carrière avec elles. Dans le premier cas,
un rythme de production lent ou irrégulier n'interdit
pas le succès sur le marché ou 1' estime des pairs, alors
que, dans les arts du spectacle, le système d'activités
est tel que seule une présence continue sur le marché
de 1' emploi peut garantir à un artiste des chances de
travail et une réputation.
L'image convenue du dédoublement professionnel
quasi obligatoire de 1' artiste doit sans doute beaucoup de
sa force à la justification qu'elle offre des phénomènes
d'échec et d'abandon. Si le recours aux métiers de sub-
sistance ne s'impose réellement à la quasi-totalité des

principale du peintre arrivé » (Raymonde Moulin, De la valeur de


l'art, Paris, Flammarion, 1995, p. 100).

319
LE TRAVAIL CRÉATEUR

artistes qu'au début de la carrière, on lui imputera d'autant


plus aisément la responsabilité de 1' échec que, comme
on le verra plus loin, 1'âge auquel le succès est obtenu
est de plus en plus jeune, dans les secteurs artistiques
où le nombre des aspirants artistes est le plus grand.
En réalité, dans les secteurs où la réussite est précoce,
mais aussi en moyenne plus brève, et où un nombre
important d'artistes encore jeunes ou très jeunes n'ont
plus, après un succès, qu'une carrière intermittente ou
marginale sur le marché de la littérature, de la peinture
ou de la chanson, la signification du recours au cumul
de ressources s'inverse à mesure que se pose à eux la
question de la poursuite ou de 1' abandon de 1' activité
artistique. Les enquêtes comme celle de Karla Fohrbeck
et Andreas Wiesand65 montrent que 1' éventail du cumul
de ressources est plus large en début de carrière, lorsque
1' artiste doit compter simultanément ou successivement
sur sa famille, sur son entourage, sur les aides sociales
et sur les métiers alimentaires pour compenser la fai-
blesse de ses gains initiaux et accumuler les expériences
nécessaires à 1' évaluation de ses chances de réussite.
Mais 1'une des caractéristiques originales de la vie
d'artiste, depuis le XIXe siècle et sa bohème, est aussi
l'étirement de cette période d'incertitude et d'épreuve. Il
existe des schémas de cumul de ressources et d'enchaî-
nement de situations qui combinent, en des séquences
prolongées, la plupart des formes de mécénat familial,
conjugal, amical, étatique. Ils permettent à des artistes
de cultiver durablement leur vocation, de se construire
une carrière subjective, pour citer la notion forgée par
Erving Goffman66 , à partir de modes de vie inversant les

65. Karla Fohrbeck, Andreas Wiesand, Der Künstler-Report, op. cit.


66. Erving Goffman, Asiles, trad. fr., Paris, Éditions de Minuit,
1968.

320
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

valeurs d'intégration et de hors-jeu social, et de concevoir


1' attente de la réussite moins comme une douloureuse
période probatoire qui s'éternise que comme le prix à
payer pour préserver la pureté de leur projet créateur.
Les domaines d'activité les plus professionnalisés
(c'est-à-dire ceux où le taux des artistes obtenant l'essen-
tiel de leurs revenus par 1'exercice de leurs compétences
spécifiques est le plus élevé) ont une double caracté-
ristique : la forte compétence technique exigée, et la
forte intégration du milieu professionnel, liée à une
division extensive du travail. Le risque dans le choix
de telles professions peut être évalué de deux manières
différentes. Les sacrifices pécuniaires consentis en début
de carrière ne sont qu'une partie du prix à payer : s'y
ajoute le coût potentiel de la reconversion pour ceux
qui, ayant échoué, devraient quitter le métier. L'étude
économique des reconversions d'artistes montre sans
surprise que celles-ci sont d'autant plus aisées que le
niveau d'instruction générale des sujets était plus élevé ;
inversement, c'est dans les métiers où les exigences de
compétence spécifique ont imposé un engagement pré-
coce dans une filière de formation artistique spécialisée
(par exemple la musique et la danse classiques) que
les pénalités de la reconversion hors de 1' art sont les
plus élevées67 • Mais le fort taux de professionnalisa-
tion et le profil des cumuls pratiqués dans ces métiers
indiquent aussi que la très grande majorité de ces artistes
obtiennent la plus grande partie de leurs revenus dans
une constellation homogène d'emplois de nature artis-
tique ou para-artistique. La barrière de la compétence
spécifique agit comme filtre sélectif à 1' entrée et comme

67. Randall Filer, « The Priee of Failure : Eamings of Former


Artists »,in Douglas Shaw, William Hendon, Richard Waits, Artists and
cultural consumers, Akron, Association for Cultural Economies, 1987.

321
LE TRAVAIL CRÉATEUR

facteur d'intégration du milieu professionnel : la divi-


sion extensive du travail artistique dans ces secteurs
et l'existence d'un système développé d'enseignement
procurant des emplois aux artistes offrent les ressources
d'un cumul de rôles professionnels.
Le cas des professions musicales fournit la meil-
leure illustration de ce mécanisme de cumul. Dans une
enquête sur les revenus des compositeurs de musique
savante, Alan Peacock et Ronald W eir68 ont calculé
qu'en moyenne, le tiers était le produit de l'activité créa-
trice proprement dite, la moitié venait d'autres activités
musicales professionnelles (enseignement, interprétation,
direction d'orchestre, etc.) et seulement 13,4 %dérivaient
d'emplois ou prestations non artistiques. L'amélioration
de la position économique n'est pas la seule fonction
de ce cumul de rôles : comme 1' avait indiqué Dennison
Nash69 dans son étude sur la « role versatility » des
compositeurs américains, le compositeur, en exerçant
simultanément ou successivement les fonctions d'inter-
prète, de chef, de pédagogue, de critique, d'entrepreneur
musical ou d'administrateur culturel, contribue à établir
les conditions de circulation de son œuvre et de diffusion
de ses idées esthétiques, et cherche à élargir le contrôle
sur la chaîne de coopération à laquelle son œuvre et sa
réputation doivent d'exister. Au centre de cette configu-
ration de rôles cumulables, les métiers de 1' enseignement
constituent 1' abri professionnel statistiquement le plus
accessible et le plus sûr. Leur importance pour l'inser-
tion des compositeurs est devenue telle qu'ils jouent

68. Alan Peacock, Ronald Weir, The Composer in the marketplace,


Londres, Faber, 1975.
69. Dennison Nash, «The Career of the American Composer»,
in Milton Albrecht, James Bamett, Mason Griff (dir.), The Sociology
of Art and Literature, Londres, Duckworth, 1970.

322
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

aujourd'hui un rôle voisin de celui attribué par Freidson


aux métiers de 1' enseignement dans le soutien des acti-
vités de recherche scientifique. L'analogie est du reste
rigoureuse : 1' association de plus en plus fréquente de
l'activité de compositeur à un métier hôte d'enseignant
explique en partie pourquoi les compositeurs s'identifient
à des chercheurs 70 •
Le cas de la musique permet de souligner, avec un
relief particulier, qu'à mesure que la production, la
diffusion, la consommation et la gestion des arts sont
conçues comme les éléments d'un service public de la
culture, le développement de la politique culturelle conduit
à étendre le marché du travail artistique, non seulement
par le soutien direct à la création individuelle et à la
diffusion et la commercialisation des biens, mais aussi
par 1' élargissement du spectre des emplois et services
organiquement liés à la création artistique (animation,
pédagogie, gestion des circuits assistés d'innovation,
activités de conseil, etc.) et financés par la collectivité
publique. Selon le poids de son intervention dans les
divers types de marchés artistiques (marché des biens
d'art uniques, industries des biens reproductibles, arts du
spectacle vivant), l'État donne ainsi à une fraction plus
ou moins importante d'artistes la possibilité de moins

70. Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du mus1c1en, Paris,


Flammarion, 1983, et Pierre-Michel Menger, Les Laboratoires de
la création musicale, Paris, La Documentation française, 1989. Sur
l'importance des carrières d'enseignement pour les artistes détenteurs
d'un diplôme universitaire aux États-Unis, je renvoie notamment à
Judith Adler (Artists in Offices, op. cit.), pour les artistes plasticiens,
et pour les compositeurs, à Jann Pasler (Writing Through Music.
Essays on Music, Culture and Politics, New York, Oxford University
Press, 2007, chapitre 11 : « The Political Economy of Composition
in the American University, 1965-1985 »).

323
LE TRAVAIL CRÉATEUR

se disperser dans des activités trop incompatibles avec


leur art, et d'accroître le contrôle sur l'environnement
où leur œuvre fait carrière71 • Ce sont des bénéfices qui
sont ordinairement procurés par le marché aux artistes
à proportion de leur réussite.

La gestion de l'incertitude
et les déséquilibres du marché du travail artistique

La prise de risque telle qu'elle a été analysée ici


conduit à examiner la relation entre les conditions de
professionnalisation et 1' organisation des marchés artis-
tiques. La demande d'information qu'exprime la prise
de risque est moins forte lorsque 1' exercice du métier
requiert une forte compétence technique : les qualités
individuelles sont évaluées au long d'un apprentissage
hiérarchisé et sélectif qui renseigne en bonne partie les
aspirants sur leurs aptitudes avant 1' accès au marché
du travail. C'est l'inverse dans les métiers artistiques
accessibles de plain-pied, sans formation préalable ou,
à tout le moins sans formation homogène, sélective et
contrôlée : la distance y paraît beaucoup plus faible,
voire nulle, entre 1' état de consommateur et celui de
praticien de 1' art considéré (tout lecteur ou spectateur
peut être tenu pour un romancier, chanteur ou acteur
potentiel), la demande est plus importante que pour les
arts plus ésotériques qui exigent des praticiens comme du
public des investissements plus coûteux (en formation, en
temps et en argent), et comme elle est plus hétérogène
et plus instable, elle détermine un volume et un rythme
de renouvellement de production plus élevés. Le type

71. Pierre-Michel Menger, «L'État-providence et la culture»,


art. cité.

324
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

d'organisation du marché artistique qui en résulte fait


apparaître la surpopulation artistique et le risque profes-
sionnel comme les corrélats des stratégies industrielles
et entrepreneuriales de gestion de l'incertitude.
Parmi les mondes de création et de pratique artistique
que n'entoure nulle barrière d'entrée et où l'apprentissage
se fait sur le tas, à travers l'accumulation de l'expérience
procurée par 1' exercice même de 1'activité artistique, le
cas le plus pur est celui de la production littéraire. Si tous
les thèmes qui composent la mythologie ou la sociologie
critique de la malédiction de l'artiste dans la société
bourgeoise et capitaliste ont reçu leur plus saisissante
mise en forme dans les descriptions de la vie littéraire,
les témoignages et les œuvres des écrivains et poètes du
XIXe siècle, c'est sans doute parce que le fonctionnement
du système de production marchand, avec ses mécanismes
de concurrence et sa dimension industrielle, a révélé
là, pour la première fois et avec un relief exceptionnel,
les dilemmes de la professionnalisation artistique par le
marché. L'écart entre 1'afflux de candidats à la carrière
des lettres et la faiblesse des chances de réussite, entre
1'abondance de la production et la sélection opérée par
les préférences du public conféra les traits d'une crise de
surproduction et de surpopulation à l'activité du marché
littéraire français dès le premier quart du XIXe siècle72 •
Si le monde de la production littéraire est celui où
s'est forgée d'abord la mythologie romantique de l'artiste
bohème et crève-la-faim, c'est parce qu'il offre le premier
exemple d'une industrie culturelle développée. Comme
lui, toutes les industries culturelles apparues depuis
fondent leurs activités sur la surproduction de biens et

72. Cesar Grafia, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic


Books, 1964 ; Christophe Charle, « Le champ de la production lit-
téraire », art. cité.

325
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' excès permanent d'offre de talents candidats au succès.


C'est notamment le cas dans les segments les plus spé-
culatifs des secteurs considérés, où les phénomènes que
je veux décrire ont une évidence plus forte : le nombre
des candidats à la carrière est très élevé, les chances
de réussite statistiquement très faibles, 1' obsolescence
des biens très rapide et la dispersion des revenus des
artistes très large.
La sociologie et 1' économie des organisations ont
montré quels moyens emploient les firmes pour gérer les
incertitudes propres à 1' environnement où elles évoluent.
Appliquant 1' anayse au cas des industries culturelles, Paul
Hirsch73 décrit comment, depuis le stade de la création
des produits (romans, chansons, films) jusqu'à celui de
leur consommation finale, une série de filtres successifs
opèrent une sélection progressive parmi 1' ensemble des
œuvres candidates à 1' accès au marché et limitent à une
proportion restreinte celles qui atteindront le public par
les principaux canaux de diffusion et d'information.
Dans ce processus, les principales zones d'incertitude
sont le comportement des gatekeepers, médiateurs entre
la firme et le public (tels les critiques, les programma-
teurs radio, etc.), et les réactions de la demande finale
des consommateurs. Si les préférences des uns et des
autres étaient relativement stables et aisées à détermi-
ner, les firmes ne concentreraient leur production et
leurs efforts de promotion publicitaire et commerciale
que sur un nombre restreint de biens soigneusement
sélectionnés ou même élaborés en fonction de don-
nées préalablement accumulées. Mais c'est l'inverse

73. Paul Hirsch, The Structure of the Popular Music Industry, Ann
Arbor, University of Michigan, 1969 et Paul Hirsch, « Processing
fads and fashions », American Journal of Sociology, 1972, 77,
p. 639-659.

326
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

qui s'impose comme une loi : la demande finale est


hautement imprévisible et versatile, les gatekeepers
ont, pour opérer leur sélection dans la production qui
leur parvient, des critères fluctuants dont la variabilité
ressortit à la logique des modes.
Parmi les diverses stratégies auxquelles recourent
les firmes pour diminuer 1' aléa du succès et réduire
les risques supportés, celle qui m'intéresse ici est la
surproduction. La recherche tâtonnante du succès sup-
pose la multiplication du nombre des produits différents
engagés dans le processus de filtrage sélectif décrit plus
haut. Une telle réponse de l'organisation n'est rationnelle
que si les investissements en capital exigés par le type
de production considéré demeurent assez faibles. Dans
un tel cas, le coût de la surproduction demeure en effet
inférieur à toutes les tentatives de réduction de 1' aléa qui
viseraient à assurer de meilleures garanties de réussite à
une production plus resserrée, conçue à partir des résultats
de recherches permanentes par sondages et tests sur les
déterminants du goût et les évolutions de la demande.
La faiblesse des investissements en capital, au stade
de la production des œuvres, est l'un des facteurs qui
concourent à 1' intensification de la concurrence entre
un nombre élevé d'entrepreneurs en mesure d'accéder
au marché et donc à la consolidation du régime collec-
tivement entretenu de surproduction.
Sollicités en surnombre, les artistes nourrissent l'illu-
sion d'une sorte d'égalité des chances face à l'imprévisi-
bilité du succès. Or l'un des filtres par lesquels s'opère
progressivement la sélection des œuvres atteignant le
public est mis en place au sein même de la firme. La
surproduction initiale que pratique celle-ci lui interdit en
effet de soutenir identiquement tous les produits qu'elle
réalise : les responsables de la promotion opèrent eux-
mêmes des choix selon leurs anticipations des chances

327
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de succès de telle ou telle des œuvres produites, et


leurs décisions de concentrer leur soutien commercial
et publicitaire sur cet ensemble restreint de biens ont
valeur de signaux adressés à tous ceux qui, situés hors
de l'influence directe de la firme, font le tri décisif
en informant et conseillant le consommateur final. La
firme cherche ainsi à maximiser les chances de succès
des produits qu'elle a choisis de soutenir massivement,
tout en se constituant une réserve de biens suppléants
pour le cas où elle échoue à persuader les médiateurs
extérieurs de réaliser ses anticipations 74 •
L'utilisation du vedettariat et 1' exploitation imitative
d'une formule à succès, notons-le au passage, sont des
stratégies secondes de réduction de l'incertitude. Bien
qu'elles inspirent précisément toutes les imprécations
contre le cynisme des industriels de la culture affairés
à exploiter des consommateurs aliénés, elles sont dépen-
dantes du mouvement de surproduction décrit ici et ne
peuvent pas être tenues pour des moyens parfaitement
autonomes et sûrs de réaliser des profits. Ainsi, la tentation
est permanente d'exploiter une innovation obtenue par
tâtonnement et de réitérer le succès par divers procé-
dés sélectionnant ou combinant à 1' identique les divers
ingrédients de la réussite. Mais si le marché, à travers
les réactions de la demande, renseigne sans défaut les
producteurs sur le destin de leurs initiatives, il n'offre
aucune garantie aux stratégies imitatives : le motif de
l'incertitude du succès, l'imprévisibilité de la demande,
rendent plus ou moins rapidement obsolète l'information
fournie sur les préférences des consommateurs par un
succès, du moins dans les segments les plus spéculatifs
du marché.

74. Paul Hirsch, The Structure of the Popular Music Industry,


op. cit.

328
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

Quant au vedettariat, il constitue assurément la clé


de voûte d'un système bâti sur la surproduction et la
surpopulation artistiques, puisque c'est le spectacle de
la réussite et son prestige qui contribuent dans une large
mesure à attirer vers les métiers artistiques une main-
d'œuvre dont les perspectives d'emploi et de carrière
sont pourtant statistiquement médiocres. Mais si 1' emploi
d'une vedette accroît la probabilité de succès d'un film,
d'une pièce ou d'un disque, le pari est aussi financiè-
rement plus lourd : les rémunérations élevées des stars
accroissent fortement les coûts de production et élèvent
le seuil de rentabilité des investissements au point où
il devient impératif d'exploiter de telles productions
sur un marché international et d'associer plus ou moins
complètement les artistes vedettes au financement de
1' entreprise, comme c'est le cas, par exemple, dans la
production de films ou de disques ou avec la comman-
dite de la galerie ou du réseau de galeries qui vend les
toiles d'un peintre très coté.
Les faits décrits caractérisent d'abord 1' organisation
des marchés des biens reproductibles. Mais son influence
sur d'autres secteurs grandit. Les transformations du
marché de 1' art contemporain rapprochent le fonction-
nement de son segment le plus spéculatif de celui des
industries culturelles. Dans les deux cas, il s'agit de
réaliser une succession de coups étayés par un soutien
publicitaire massif et de tirer parti à très court terme,
par une spéculation fiévreuse, des succès importants, en
disposant tout à la fois d'un marché intérieur ample et
actif, comme 1' est le marché culturel américain (premier
au monde par la taille de la demande et la puissance des
entrepreneurs), et d'une aire internationale, voire mondiale
d'exploitation des valeurs. Car plus la durée de vie de
l'innovation est brève, plus la taille de son marché doit
s'élargir pour gonfler les profits de nature spéculative.

329
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les conséquences pour la carrière des artistes évo-


luant dans de tels segments sont doubles. Le succès, s'il
vient, est ample et très rémunérateur, mais sera le plus
souvent aussi éphémère qu'il est intense. Le sommet
de la courbe des revenus est atteint dans les premières
années d'activité professionnelle régulière et la proba-
bilité du déclassement grandit à mesure que s'épuise
le capital de jeunesse auquel est attaché ce mode de
génération des innovations. Car celles-ci épousent le
rythme cyclique du renouvellement des modes et elles
éloignent le travail créateur du modèle classique de
l'approfondissement d'une recherche esthétique per-
sonnelle et de l'invention des valeurs qui définiront
1' originalité et le style personnel de 1' artiste.
Ce rythme accéléré de formation et d'épuisement
des talents modifie le comportement des entrepreneurs
artistiques : la période probatoire d'un artiste candidat
au succès est fixée à un âge de plus en plus jeune et
se raccourcit, car le marchand de tableaux, 1' éditeur ou
le producteur de disques ne consentira plus ici à faire
travailler le temps, à construire réellement une car-
rière avec ses tâtonnements et ses délais plus ou moins
étirés d'amortissement des investissements. La mise à
l'épreuve est d'autant plus brève que le type de succès
recherché a la forme d'un pari très spéculatif et qu'à
cet âge très jeune où aucune sélection par l'échec n'a
encore filtré les effectifs, les candidats abondent. Ceux-ci
sont en outre sans prétentions financières exorbitantes
et en mesure de supporter plus aisément les contraintes
économiques de 1' attente du succès, puis les exigences
imposées par le marché si la réussite vient et doit être
exploitée intensément, au moyen d'une production rapi-
dement abondante et d'un mode de vie spectaculaire
tel que 1' exigent le marketing agressif et la promotion

330
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'AR TI STE

commerciale hyperbolique qui orchestrent fiévreusement


le succès de l'innovation 75 •
L'organisation des marchés artistiques selon les stra-
tégies décrites de gestion des incertitudes est facilitée,
sinon conditionnée par la forme que prennent les liens
juridiques et professionnels entre les firmes ou les entre-
preneurs et les artistes. Ce qu'Arthur Stinchcombe76 a
décrit comme le mode artisanal(« craft ») d'administra-
tion de la production, en 1' opposant à 1' administration
bureaucratique, peut être appliqué au marché du travail
artistique. Les relations entre employeurs et artistes
(auteurs, peintres, musiciens, comédiens ... ) prennent
généralement la forme de contrats temporaires et laissent
aux artistes une autonomie variable, mais assez grande
pour n'être qu'exceptionnellement limitée par un strict
contrôle bureaucratique de 1' exercice des tâches et du
respect des engagements pris. Les modalités de rému-
nération répondent à la même exigence d'abaissement
des frais fixes de production et de partage des risques :
les contrats éditoriaux stipulent le plus souvent que les
rémunérations des ayants droit sont proportionnées au
destin commercial des œuvres et donc déterminées a
posteriori, même si les termes des contrats sont modulés
selon la réputation des artistes et peuvent conduire à
l'octroi d'avances très substantielles et d'autres garanties
de gains anticipés. Dans tous les cas, les risques pris
conjointement sont limités par la durée temporaire de
1' engagement contractuel.
Ce mode artisanal d'administration de la production
culturelle s'impose notamment dans les secteurs où la

75. Howard Becker, «La distribution de l'art moderne», in


Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l'art, Paris, La Documentation
française, 1986.
76. Arthur Stinchcombe, Constructing Social Theories, op. cit.

331
LE TRAVAIL CRÉATEUR

réalisation de 1' œuvre fait appel à tout un personnel


artistique de collaboration. Les arts du spectacle -théâtre,
danse, musique, cinéma - reposent sur une division
extensive du travail, au long d'une chaîne de produc-
tion dont la longueur est très variable (on peut opposer
par exemple la production d'un film au récital d'un
musicien soliste) et se modifie avec les transformations
économiques et les conditions d'innovation esthétique
propres à 1' art considéré.
Pour mobiliser les personnels artistiques chaque fois
requis par la réalisation d'une œuvre ou d'un spectacle
nouveau, un monde de l'art doit disposer d'une offre
de ressources humaines très supérieure au volume de la
demande de travail exprimée à chaque instant. Tout en
précisant avec Howard Becker77 , à qui j'emprunte l'oppo-
sition qui suit, que la réalité de 1'emploi sur le marché du
travail artistique prend généralement la forme de toutes
sortes de situations intermédiaires, je distingue deux
mécanismes fondamentaux de recrutement des personnels.
Les orchestres, théâtres lyriques, compagnies théâtrales
et ballets dotés de troupes permanentes, qui emploient
un personnel stable à temps plein et par contrat plurian-
nuel, fixent une proportion variable, selon les secteurs
considérés (assez forte dans le monde des musiciens de
formation classique, infime dans celui des comédiens),
mais globalement minoritaire de la population artistique
dans des carrières planifiées et relativement sûres, ou
demeurant cumulées fréquemment avec des engagements
partiels ou occasionnels.
L'autre forme de mobilisation des ressources
humaines repose sur 1' embauche individuelle au coup
par coup, le temps de la réalisation d'une œuvre ou
d'un spectacle. Le fonctionnement de ce second méca-

77. Howard Becker, Les Mondes de l'art, op. cit.

332
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

nisme d'emploi, qui assure à la plus grande partie du


système de production sa viabilité, a un prix social
élevé, puisqu'il se fonde sur 1' existence de sureffectifs
permanents. La souplesse même du mécanisme peut
conduire chaque postulant à croire individuellement en
ses chances de réussite, en 1' absence de réelles barrières
d'entrée et de filières de recrutement formellement éta-
blies. Mais par un effet de composition, la somme des
paris individuels sur une possible carrière de comédien
- pour prendre 1' exemple de la profession aux plus
larges effectifs et aux plus forts taux de sous-emploi
et de chômage - contribue à créer une vaste réserve de
force de travail sous-employée de manière endémique.
L'entretien de ce système est collectif : les artistes y
voient chacun la garantie d'une fluidité du marché du
travail et des procédures d'embauche suffisante pour
que soit préservée la dimension aléatoire de la réussite.
Les syndicats d'artistes tirent leur force et leurs res-
sources de la taille de la population des syndiqués et
ont donc plus à perdre dans un ajustement malthusien
des effectifs propre à élever la condition moyenne de
tous que dans les luttes traditionnelles pour l'amélio-
ration des conditions de rémunération et de travail de
ceux qui obtiennent des emplois. Enfin, les employeurs
ont avantage à disposer d'une vaste armée de réserve,
pour payer le travail artistique au moindre coût et rester
libres de rechercher et de promouvoir sans cesse de
nouveaux talents 78 •
L'avantage que retirent les employeurs ne doit pas
être interprété simplement comme le résultat de rap-

78. Muriel Cantor, Anne Peters, « The Employment and


Unemployment of Screen Actors in the United States », in William
Hendon, James Shanahan, Alice MacDonald (dir.), Economie Policy
for the Arts, Cambridge, Abt Books, 1980.

333
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ports de force déséquilibrés et d'un partage inégal des


bénéfices entre les divers partenaires d'un monde de
l'art. L'existence d'une main-d'œuvre surabondante et sa
concentration dans les grandes métropoles où les oppor-
tunités d'emploi et la demande culturelle sont les plus
importantes ont certes permis aux entrepreneurs culturels
de résister longtemps aux revendications des personnels
artistiques, et de jouer de l'individualisation des relations
contractuelles nouées sur un marché du travail aussi
instable pour ne sacrifier progressivement qu'une part
relative de leur pouvoir dans la négociation individuelle
avec chaque auteur ou créateur. Mais les conditions dans
lesquelles 1' industrie musicale ou cinématographique et
les entrepreneurs de spectacle embauchent et emploient
répondent aussi à l'exigence de flexibilité propre à l'orga-
nisation de la production, quand elle est confrontée à un
environnement mouvant, à une demande versatile, à des
discontinuités imprévisibles dans le rythme d'activité
et à des incertitudes sur la durée probable d'emploi (le
succès d'un spectacle pousse à le prolonger, l'échec
force à une interruption rapide).
Selon l'analyse déjà mentionnée de Stinchcombe,
qui évoque notamment le cas du cinéma, la capacité
de constante et rapide réorganisation de la structure de
production nécessaire pour affronter l'instabilité d'un
marché suppose 1) un système d'emploi contractuel
faisant appel à un personnel capable de s'adapter sans
délais aux tâches exigées, 2) un système d'information
rapide sur les aptitudes du personnel disponible, 3) une
réduction des coûts fixes et notamment des frais d'admi-
nistration et des dépenses d'investissement, à travers
le recours à la sous-traitance, à la location de matériel
plutôt qu'à l'achat de celui-ci, etc. Les deux premières
caractéristiques ont d'autant plus d'importance que toutes
les activités dont je traite ici sont fortes consommatrices

334
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

de main-d'œuvre. Ce sont les propriétés du système de


travail artistique indépendant tel que le décrit Becker.
Le personnel artistique doit être, du moins pour les
tâches qui ne sont pas jugées cardinales, relativement
interchangeable, sans quoi les candidats à une même
catégorie d'emplois ne s'offriraient pas en si grand
nombre à travailler au coup par coup et à se substituer
les uns aux autres au gré des opportunités. Outre 1' éva-
luation directe, par l'audition d'un comédien ou d'un
musicien, la lecture d'un manuscrit ou l'examen des
travaux antérieurs d'un artiste, les employeurs disposent
d'un moyen d'information rapide sur les compétences
des artistes, la réputation79 •
Ce mode d'information, qui conserve au marché du
travail une relative fluidité, n'interdit pas la formation de
véritables rentes de situation. Nul n'est certes protégé en
cas de défaillance, dans le travail exercé en indépendant :
chaque engagement peut être l'occasion d'une évalua-
tion des compétences de 1' artiste et 1'employeur a toute
liberté de ne pas réembaucher qui ne lui a pas donné
satisfaction. Inversement, dès lors que le moyen le plus
rapide et le plus économique d'évaluation des compé-
tences est l'échange d'informations à travers un réseau
de liens personnels, la confiance qu'inspire un artiste à
un employeur ou à des collègues prêts à le recommander
deviendra une réputation collectivement garantie par
les membres du réseau constitué. Et dans un univers
professionnel où les habituels signaux institutionnels de
qualification et de compétence (les diplômes) n'ont pas
cours ou n'ont qu'une valeur secondaire au regard de
1' expérience accumulée sur le tas, la réputation peut valoir
à son détenteur une quasi-rente, soit pour la rareté de son

79. Robert Faulkner, Hollywood Studio Musicians, Chicago,


Aldine, 1971.

335
LE TRAVAIL CRÉATEUR

talent, soit parce que la garantie offerte à l'employeur lui


suffit et l'incite à limiter le champ du recrutement à un
cercle restreint d'artistes avec lesquels des habitudes de
collaboration ont été forgées. Ainsi s'explique, comme
l'observent Robert Faulkner80 à propos des compositeurs
de musiques de film à Hollywood ou René Bonnell81 pour
les comédiens et les techniciens de cinéma, que, dans
un tel système d'embauche, une petite minorité puisse
travailler très régulièrement et cumuler les avantages des
professions indépendantes et du quasi-salariat.
L'organisation de la production et du travail artistique
que je viens de décrire caractérise d'abord le fonction-
nement des segments très spéculatifs des marchés artis-
tiques, ceux aussi où la compétence spécifique requise
des artistes comme des consommateurs est faible ou peu
coûteuse à acquérir. La segmentation des marchés artis-
tiques n'est souvent perçue par les créateurs que comme
l'expression de pures inégalités de volume (volume de
production, taille du marché, hauteur des rémunérations)
engendrant des contraintes plus ou moins fortes d'ajus-
tement de 1' offre à la demande. Mais à ces inégalités
de volume correspondent des différences d'organisation.
C'est l'une des erreurs de la théorie critique de l'École
de Francfort que d'avoir tenu pour prévisible le succès
et manipulables à souhait les consommateurs dans les
secteurs industrialisés de la production culturelle et
d'avoir réservé l'aléa de la réussite à la sphère réputée
autonome de la création savante et à ses innovations.
Or, dans les segments de production où la demande
est moins importante (musique classique, cinéma d'art

80. Robert Faulkner, Music on Demand. Composers and Careers


in the Hollywood Film Industry, New Brunswick, Transaction Books,
1983.
81. René Bonneil, Le Cinéma exploité, Paris, Le Seuil, 1978.

336
RA TI ON ALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

et d'essai, création littéraire savante, peinture d'avant-


garde ... ), elle est aussi plus stable. Si la valeur culturelle
et marchande des artistes et des biens est plus lente à
se constituer et impose aux entrepreneurs des délais
plus longs pour rentabiliser leurs investissements, ses
fluctuations sont aussi moins imprévisibles. La réussite
y a le plus souvent le profil de ces courbes lentement
ascendantes qui distinguent le destin des œuvres et
des auteurs élevés au rang de « classiques » de celui,
infiniment plus bref, des best-sellers 82 • Les stratégies
adoptées par les éditeurs, marchands et autres entre-
preneurs artistiques pour gérer l'incertitude diffèrent
dans la même mesure : elles font travailler le temps,
rendant ainsi plus invisible le rapport entre les dimensions
économique et esthétique de la valeur artistique et plus
méconnaissables les mécanismes socioéconomiques de
construction progressive de celle-ci.
L'exigence d'une formation spécifique approfondie
ou d'une large connaissance de la discipline artistique
concernée, 1' épreuve du temps, le rôle du jugement des
pairs dans 1' arbitrage des luttes de concurrence, sont
autant de facteurs qui, sans supprimer 1' aléa du succès
et l'incertitude des artistes comme des entrepreneurs
sur leurs chances de réussite, les circonscrivent à un
nombre beaucoup plus restreint de candidats. La détention
d'une forte compétence spécifique, dûment certifiée a,
par exemple, les propriétés sélectives d'une condition
quasi nécessaire, mais non suffisante, de la réussite
professionnelle dans un certain nombre de mondes de
l'art; elle détermine alors la probabilité d'accès aux
emplois et positions les plus convoités. Mais le facteur
de la compétence n'a pas de pouvoir régulateur direct

82. Robert Escarpit, « Succès et survie littéraires », in Robert


Escarpit (dir.), Le Littéraire et le Social, Paris, Flammarion, 1970.

337
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sur la démographie professionnelle, si le marché du tra""


v ail n'est pas fermé et soumis à un numerus clausus :
le décalage entre 1' évolution de l'offre et celle de la
demande de travail peut demeurer grand pour les métiers
plus aisément accessibles, quand le contrôle des flux
d'entrants par la sélectivité de la formation n'existe pas.
L'efficacité relative de systèmes de professionnalisation
artistique tels que ceux qu'avaient établis les corporations
et les académies reposait sur le contrôle que celles-ci
entendaient établir simultanément sur la formation et
sur les débouchés du marché du travail, sans jamais y
parvenir complètement83 • L'ajustement de l'offre et de la
demande d'artistes professionnels en régime de marché
est beaucoup plus complexe et imparfait. Dans les arts
où une formation spécifique s'impose, l'organisation du
système d'enseignement et ses délais d'adaptation aux
variations conjoncturelles de la demande de biens et de
services artistiques peuvent en effet engendrer des déca-
lages spectaculaires, voire une opposition complète entre
le mouvement du marché pourvoyeur d'emplois et les
flux démographiques d'aspirants professionnels 84 • Je ne

83. Voir l'essai pionnier de Harrison White et Cynthia White


(Canvases and Careers, New York, J. Wiley, 1965; traduit en français
sous le titre La Carrière des peintres au xrxe siècle, Paris, Flammarion,
1991) sur l'évolution du monde de la peinture et l'effondrement du
système académique au xrxe siècle, où sont analysés notamment
les aspects démographiques de 1' inadéquation progressive entre le
recrutement, la formation et la professionnalisation des peintres.
84. À l'inertie organisationnelle du système d'enseignement, il
faut ajouter des facteurs spécifiques liés aux conditions particu-
lières de certaines formations artistiques. La précocité et la durée
de 1'apprentissage de la danse ou de la musique classique ont, par
exemple, deux conséquences majeures : en allongeant le temps de la
sélection, la formation réunit des élèves dont les chances de réussite
se révéleront assez tardivement inégales ou dont les perspectives

338
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

citerai ici que 1' exemple de 1'évolution de la profession


d'architecte en France dans le dernier quart du xxe siècle.
Si l'organisation académique de l'activité d'architecte
s'est maintenue plus longtemps que celle de peintre, c'est
en bonne partie parce que, face à la concurrence toujours
plus vive et mieux armée des ingénieurs, les architectes
avaient, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, cher-
ché à fermer et consolider leur profession en instituant
une formation et un diplôme spécialisés, en se dotant
d'associations professionnelles et d'un code des devoirs
professionnels. La loi de 1940 a parachevé cette évolution
en créant l'Ordre des architectes et en réservant le titre
d'architecte aux seuls diplômés des écoles reconnues
par l'État : seule lacune, mais de taille, l'absence d'un
monopole d'exercice de la profession garanti aux titu-
laires du titre, et l'intense concurrence pour la maîtrise
d'œuvre qui en est résultée 85 • Il reste que les effec-
tifs des professionnels de l'architecture n'ont progressé
que très modérément depuis la dernière guerre jusqu'au

de carrière pourront s'être profondément modifiées dans la période


des dix ou quinze années exigées par un apprentissage complet. Et
nous avons indiqué plus haut que plus les études sont techniques
et spécialisées, moins bonnes sont les conditions d'une éventuelle
reconversion professionnelle. Mais la jeunesse de cette population
scolaire, le caractère lent et progressif de la sélection des talents
et la proportion élevée d'élèves sans projet de professionnalisation
ont aussi l'intérêt d'assurer l'existence d'un large marché d'emplois
pédagogiques. Les crises de surpopulation artistique trouvent ainsi
une condition de leur perpétuation ou de la lenteur de leur résolu-
tion. C'est ce qui apparaît bien dans le cas de la musique, comme le
montre l'ouvrage de Cyril Ehrlich (The Music Profession in Britain
Since the Eighteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1985) sur
1' évolution des professions musicales en Angleterre.
85. Raymonde Moulin,« Architecte: le statut d'une profession»,
Encyclopedia Universalis, 1977.

339
LE TRAVAIL CRÉATEUR

milieu des années 1970, c'est-à-dire dans une période


qui a connu un vaste développement du marché de la
construction en France. L'organisation protégée de la pro-
fession garantissait le quasi plein-emploi à ses membres,
mais en privant, selon certains, la création architecturale
des ferments de concurrence qui, dans une conjoncture
aussi favorable, eussent pu en stimuler 1' originalité et
l'audace86 • Mais quand les effectifs professionnels ont
ensuite crû rapidement, dans la période 1975-1985, par
l'effet conjugué d'un afflux d'étudiants et d'un élargis-
sement des conditions d'accès à la profession - la loi
de 1977 a ouvert celle-ci aux maîtres d'œuvre agréés
en architecture -, le marché de la construction évoluait
en sens inverse et se contractait87 •
Face à des tendances aussi désaccordées, les moyens
d'adaptation du système d'enseignement peuvent être
de deux ordres : soit 1'élévation des barrières d'entrée,
par la régulation très sélective des flux d'étudiants, par
la redéfinition de la compétence professionnelle et la
consolidation de 1' expertise spécifique, pour accroître
le pouvoir du professionnel sur une aire plus restreinte
d'intervention et l'armer dans la concurrence qui, comme
dans le cas de 1' architecture, s'est intensifiée avec un
nombre accru d'autres professionnels à la faveur de

86. Bernard Haumont, «Les débouchés de l'architecture : un


nouveau paysage », Le Monde, 3 décembre 1987.
87. Les effectifs de la profession sont passés de 9 000 en 1950
à 14 500 en 1970, et à quelque 40 000 au début des années 2000.
Dans le même temps, le secteur du BTP voyait son activité plus
que quadrupler en volume, entre 1949 et 1973, selon les données
de l'Insee, puis stagner après le premier choc pétrolier de 1973, et
fluctuer depuis sans jamais retrouver les sommets du début des années
1970. Voir Nicolas Nogue, Les Chiffres de l'architecture. Populations
étudiantes et professionnelles, Paris, Éditions du patrimoine, 2002.

340
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

la rationalisation du processus de construction et de la


division croissante du travail 88 • Soit, à l'inverse, comme
1' a officialisé la réforme de 1984 pour 1'architecture,
la diversification du contenu des enseignements, qui
entérina le gonflement de la population candidate à la
profession et provoqua la relative déspécialisation du
métier imposée par la recherche de nouveaux débouchés
professionnels 89 .
Les mouvements de déspécialisation (par amenuisement
de la formation spécifique) ou, à l'inverse, les stratégies
de professionnalisation (au sens anglo-saxon du terme),
conçues pour rendre plus sélective la formation et plus
homogène la pratique d'un métier, démontrent que la
variabilité des pratiques de création rend plus incertaine
et mouvante qu'il n'y paraît la distinction entre les arts
où la carrière et la réussite professionnelles supposent
une formation très spécialisée, et les domaines de création
immédiatement accessibles. Car l'inégale exigence d'un
apprentissage spécifique ne correspond pas simplement à
la diversité des propriétés sémiologiques caractéristiques
de chaque discipline artistique. Le contenu de la for-
mation et le poids attribué aux compétences techniques
dans 1' évaluation des talents sont en effet des variables
stratégiques de la concurrence entre les artistes et entre
les mouvements artistiques, puisqu'ils contribuent à
déterminer la stratification professionnelle d'un monde
de 1' art et les chances de succès des innovations qui,

88. Raymonde Moulin, Françoise Dubost, Alain Gras, Jacques


Lautman, Jean-Pierre Martinon, Dominique Schnapper, Les Architectes,
Paris, Calmann-Lévy, 1973.
89. Les Débouchés de l'architecture, une enquête du Monde Campus
et du Conseil de l'ordre, Le Monde, 3 décembre 1987. Pour une
synthèse, voir Florent Champy, Sociologie de l'architecture, Paris,
La Découverte, 200 1.

341
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pour s'imposer durablement, doivent remettre en cause


certaines des conventions que 1' enseignement a transmises
comme légitimes.
La population des artistes, comme celle des chercheurs
scientifiques, et le nombre des innovations esthétiques et
des découvertes scientifiques seraient faibles si, parmi
tous les aspirants, seuls s'engageaient dans ces professions
ceux qui auraient pu estimer correctement la probabilité
de leur réussite90 • D'où la contradiction : la somme des
prises de risque que chaque individu peut payer d'un prix
élevé, en cas d'échec ou de vie professionnelle médiocre,
est bénéfique pour la collectivité, puisque cette équation
du risque professionnel assure aux mondes des arts et des
sciences (ou, de la même manière, à ceux de la politique
ou des affaires) un niveau de développement optimal,
accordé au rythme d'évolution de la société. Plus ou
moins vive selon les modes de sélection à 1' entrée dans
les divers mondes de 1' art, selon les moyens que leurs
systèmes d'organisation respectifs offrent pour s'assurer
contre le risque, et selon le niveau des soutiens directs
et indirects consentis par la collectivité aux artistes, cette
contradiction est soutenue par les conditions mêmes dans
lesquelles 1' engagement professionnel dans les métiers
artistiques est vécu. C'est ce que fait apparaître la structure
de 1' argument des bénéfices non monétaires du travail
artistique. Celui-ci a une double résonance, individuelle,
puisqu'il désigne le flux de gratifications psychologiques
réservées à chaque artiste, et collective, puisqu'un évi-
dent prestige social s'attache à ce type d'activités non
utilitaires dont le cours variable et incertain permet de
renouveler constamment la production et le pouvoir
de signification et de séduction des œuvres.
Ces deux sortes de compensations sont inégalement

90. Richard Nisbett, Lee Ross, Human Inference, op. cit.

342
RATIONALITÉ ET INCERTITUDE DE LA VIE D'ARTISTE

invoquées selon l'ampleur du sacrifice monétaire consenti,


mais ne peuvent pas être dissociées. Elles désignent les
deux versants d'une même transfiguration idéologique
de la vie d'artiste. D'un côté, l'individualisme hédoniste
fait de l'artiste un type social, pionnier d'un mode de
vie dont la diffusion dans la société contemporaine a par
exemple conféré à la notion de création une extension à
peu près infinie. De 1' autre côté, le sacrifice de soi ou le
renoncement à la sécurité matérielle font de 1' artiste un
héros social, engagé à servir les intérêts supérieurs de
1'Art, c'est-à-dire 1'intérêt général de la collectivité, ou
même de l'humanité s'il contribue à cette forme subli-
mée de jouissance qu'est le plaisir différé et pérenne,
le bien-être des générations futures 91 •

91. On reconnaît dans ce souci du bien-être des générations futures


l'une des principales justifications économiques de la rationalité du
soutien du Welfare State aux arts. Cf. Mark Blaug (dir.), The Economies
of the Arts, Londres, Martin Robertson, 1976.
CHAPITRE 6

Talent et réputation.
Les inégalités de réussite et leurs
explications dans les sciences sociales

Je me propose d'examiner dans ce chapitre comment


les écarts de rémunération et de réputation sont analy-
sés par la science sociale et de rechercher pourquoi ils
atteignent des niveaux extrêmes. Le sens commun voit
dans le talent 1' origine principale des écarts de réussite
entre les artistes. Mais comment qualifier le talent et
à quoi le faire remonter ? Le schème du don et de la
vocation fournit une réponse stéréotypée : le talent est
1' expression de capacités qui, surtout si elles sont pré-
cocement manifestées dans la biographie de 1' artiste,
paraissent dériver de la loterie génétique, et d'une inter-
action entre ce capital génétique et un environnement
familial et social propre à le féconder. Il ne reste plus
ensuite qu'à faire l'inventaire des traits singuliers du
talent d'exception et des réactions réservées à ce qu'il
produit, pour vérifier si 1' activité créatrice déployée
par le génie est soutenue, ignorée ou contrariée par le
monde de ses contemporains, ou des plus influents de
ses contemporains. Le récit biographique devient tout
entier celui des avatars de l'expression d'un talent pur
dans un environnement plus ou moins favorable.
Mais si le « talent » est cette origine à laquelle tous les
autres facteurs qui rendent raison de la réussite peuvent
être reliés, selon un schéma déterministe de causalité
propulsive tel que je l'ai caractérisé dans mon premier

344
TALENT ET RÉPUTATION

chapitre, que resterait-il à expliquer d'essentiel? Les


sciences sociales savent faire l'inventaire des ressources
sociales et économiques des artistes, et savent décrire la
variété des situations dans lesquelles s'organise leur travail.
J'examinerai donc jusqu'où conduire 1'analyse des carrières
et des rémunérations des artistes selon les variables clas-
siques utilisées en science sociale, et en particulier selon
celle qui a généralement le pouvoir explicatif principal
dans 1' analyse des trajectoires individuelles sur le marché
du travail, la formation. Le faible pouvoir explicatif de ce
facteur apparaîtra. Il faut aller plus loin. Les probabilités de
réussite et les inégalités de succès sont-elles déterminées
principalement par des inégalités d'aptitude ?
Si ces aptitudes étaient aisément définissables et obser-
vables, il n'y aurait aucune incertitude sur la réussite. Or
c'est bien l'incertitude sur la réussite qui est le carburant
du travail créateur, de 1'innovation et de la compétition
dans les mondes artistiques. Sans cesse, ceux-ci procèdent
à des comparaisons, parce que la détermination complète
des ressorts de l'invention et de l'originalité artistiques
est impossible. Mais dans ces épreuves qui comparent,
classent, sélectionnent, éliminent et à quoi s'apparentent
les carrières professionnelles des artistes créateurs, que
valent les procédures d'évaluation? Les biais possibles
ne sont-ils pas innombrables?
Une manière de répondre est de procéder de manière
contrefactuelle. Faisons l'hypothèse que les différences
d'aptitude ou de ce qui s'appelle talent peuvent être
minimes ou négligeables, au départ d'une carrière. Les
modèles d'avantage cumulatif qui ont été développés
notamment en sociologie des sciences et dans 1' analyse
des carrières montrent que ces écarts minimes ou indé-
terminés peuvent engendrer des différences considérables
de réussite et de rémunération. N'expliquerons-nous pas
alors pourquoi les épreuves de comparaison relative

345
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sont omniprésentes, et comment elles constituent un


mécanisme d'amplification dynamique?
De ces modèles d'avantage cumulatif, il existe plu-
sieurs spécifications. Ne serait-il pas tentant d'aller
plus loin encore, et de nier radicalement l'existence de
différences substantielles de talent ? En invoquant des
facteurs aléatoires de réussite, ou, plus radicalement
encore, en imputant la réussite à des processus de pure
construction sociale ? Mais ces arguments contiennent
des incohérences logiques, comme je le montrerai. Je
ferai apparaître progressivement quatre éléments d'un
modèle d'explication que je présenterai à la fin de ce
chapitre et dont je reprendrai certains points essentiels
en manière d'application pratique, dans le chapitre 7, à
propos des controverses que peut susciter 1' interprétation
sociologique de la carrière du jeune Beethoven.

La formation et le revenu des artistes

Les enquêtes menées périodiquement sur la structure


de la population active permettent de dresser le portrait
suivant des professionnels des arts, dans les principaux
pays développés. Les artistes recensés ont une moyenne
d'âge plus basse que celle de la population active et un
niveau de diplôme supérieur à la moyenne. Ils et elles se
concentrent davantage dans les grandes aires métropoli-
taines, présentent des taux plus élevés d'auto-emploi (ou
d'activité indépendante, selon la terminologie juridique
française), et une tendance continue à la féminisation.
Leurs effectifs augmentent plus rapidement que ceux de
la population active dans son ensemble 1• Les mêmes

1. Aux États-Unis, par exemple, ils ont progressé de 78 % entre 1980


et 2000. En France, à périmètre constant, les effectifs recensés pour les

346
TALENT ET RÉPUTATION

enquêtes convergent pour établir que les revenus des


professionnels des arts sont en moyenne plus faibles
que ceux de la catégorie de professions dans laquelle
ils sont inclus par la statistique publique, au vu de leur
niveau de formation et du statut social de leur activité
(la catégorie des « cadres et professions intellectuelles
supérieures » en France, celle des professional, technical
and managerial workers aux États-Unis). La croissance
forte des effectifs, qui agit sur la composition par âge
du groupe, et sa féminisation croissante (corrélée au
handicap salarial persistant des femmes artistes2) sont
deux facteurs qui ont une influence négative sur la dis-
tribution des revenus et qui abaissent la moyenne des
gains. Mais une fois contrôlée l'influence de ces facteurs,
1' écart de rémunération demeure élevé : 1' estimation des
espérances de gain d'un artiste, telle qu'elle est faite à
partir d'une équation de revenus, montre que comparée
à ce que seraient les gains d'un individu représentatif de
1' ensemble du groupe professionnel auquel les artistes sont
rattachés 3 , la « pénalité » qui est infligée aux artistes

professions artistiques ont progressé de 50 % entre 1990 et 2005, soit


à un rythme quatre fois plus rapide que la population active française
dans son ensemble. Avec près d'un tiers des effectifs, la catégorie
la plus nombreuse, dans cet ensemble, est celle des professionnels
des arts plastiques et des métiers d'art, dans laquelle les stylistes
décorateurs (designers, graphistes, stylistes, architectes d'intérieur des
arts graphiques, de la mode et de la décoration) sont prépondérants.
Elle devance la catégorie des professionnels des arts du spectacle, au
demeurant plus homogène. La hiérarchie est la même aux États-Unis.
2. Sur les carrières et les rémunérations des musiciens selon
le sexe, voir Hyacinthe Ravet, Philippe Coulangeon, « La division
sexuelle du travail chez les musiciens français>>, Sociologie du travail,
2003, 45, p. 361-384.
3. Sont prises en compte une série de caractéristiques individuelles
des travailleurs : le sexe, l'âge, le lieu de résidence, la situation de

347
LE TRAVAIL CRÉATEUR

s'amoindrit mais persiste, tout en variant fortement selon


la profession artistique considérée4•

Que valent les formations


aux professions artistiques ?

L'une des raisons de cet écart est signalée par la


faible qualité de 1' ajustement des équations de salaire :
parmi les facteurs qui sont habituellement pris en compte
pour analyser les différences de rémunération entre les
individus et entre les catégories professionnelles, la for-
mation, mesurée par sa durée et par le type de diplôme
obtenu, joue un rôle essentiel, mais elle a, dans le cas
des artistes, un pouvoir explicatif faible 5 • Pourquoi ?
L'hétérogénéité du secteur des arts est un premier
obstacle. Toutes les disciplines artistiques n'exigent pas

famille, la nationalité, et celles qui sont le plus directement prédic-


tives de l'espérance de gain, le niveau d'études et de qualification
et l'expérience professionnelle. L'estimation par la fonction de gains
aboutit à mesurer le coût d'opportunité du choix d'une profession
artistique. Celui-ci représente l'écart négatif entre le revenu moyen
que peut espérer un individu dans une profession artistique et celui
que ses caractéristiques personnelles lui permettraient d'obtenir dans la
meilleure solution de remplacement accessible sur le marché du travail.
4. Neil Alper, Greg Wassall, « Artists' Careers and Their Labor
Markets », in Victor Ginsburgh, David Throsby ( dir. ), Handbook
of the Economies of Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006,
vol. 1, p. 813-864.
5. Le constat du mauvais ajustement des équations de salaire au
cas des professions artistiques figure par exemple parmi les résultats
de 1' enquête consacrée aux revenus des auteurs américains à la fin
des années 1970 par Paul Kingston et Jonathan Cole, The Wages
of Writing. Per Piece, Per Ward or Perhaps, New York, Columbia
University Press, 1986.

348
TALENT ET RÉ PUT A TION

au même degré une formation initiale spécialisée pour


être exercées. L'opposition la plus évidente concerne, à
un pôle, le métier d'écrivain, pour lequel nulle formation
ne s'impose, et, à l'autre pôle, celui de musicien instru-
mentiste, de compositeur de musique « savante » ou de
danseur classique, métiers dont 1' exercice suppose un
apprentissage initial précoce, long, difficile et très sélectif.
Cette opposition n'est certes pas stable. L'existence et les
contenus des formations artistiques varient dans 1'espace,
puisque le « creative writing » est, par exemple, enseigné
aux apprentis écrivains dans le monde anglo-saxon, mais
guère en France. Et elles varient dans le temps, puisque,
par exemple, le propre de quantité d'expérimentations
dans les arts plastiques au xxe siècle a été de récuser
les langages et les techniques depuis longtemps acquis
et transmis par 1' enseignement spécialisé.
La dispersion des situations traverse en outre les disci-
plines artistiques. L'enseignement de la musique savante
cumule depuis longtemps et au plus haut degré les
caractéristiques d'une organisation pyramidale et fournit
le modèle le plus poussé de la sélection concurrentielle
des talents : la fréquentation de la ou des quelques écoles
qui, dans chaque grande nation musicienne, sont situées
au sommet de la pyramide de la formation, et les prix
qui sanctionnent cette formation, constitue 1'un des seuls
cas où un diplôme artistique offre un avantage concur-
rentiel important sur le marché du travail. La musique
est en outre le seul domaine artistique qui recourt aussi
abondamment à ces véritables tournois compétitifs que
sont les concours nationaux et internationaux : les suc-
cès dans ceux-ci accroissent les chances de la réussite
professionnelle, à une échelle internationale, même s'ils
risquent de sélectionner et de classer imparfaitement les
talents en compétition, comme on le verra plus loin. À
l'inverse, dans le secteur des musiques populaires, les

349
LE TRAVAIL CRÉATEUR

formes d'apprentissage et les niveaux de compétence


technique des musiciens sont très variables : si elles
n'étaient évaluées qu'à 1' aune de leur distance avec le
modèle savant, elles seraient décrites à travers une longue
litanie de déficits ou de bricolages compensateurs. Ce
sont en réalité de véritables trajectoires de formation
qu'il faut décrire, et qui vont de la réception active
des musiques écoutées au mimétisme dans le compor-
tement d'acquisition des routines et des gestes, puis à
1' apprentissage interindividuel, au travail collectif et à la
spécialisation des compétences6 •

6. Stith Bennett avait analysé ces comportements de formation sur


le tas : « Il semble bien que la compétence musicale forgée pendant la
période de transition où l'on devient musicien de rock ne puisse pas
être expliquée par des schémas conventionnels d'enseignement et de
pédagogie. Bien que de très dynamiques écoles de musique populaire
soient apparues dans les grandes agglomérations urbaines, et que quelques
universités aient admis en leur sein l'étude historique et esthétique de la
musique populaire, les musiciens de rock combinent généralement des
leçons d'instrument avec un professeur privé (en général en relation avec
un magasin de musique) et des éléments d'apprentissage plus formel de
la musique (au cours de leurs études secondaires) avec la ressource la
plus importante, la relation de groupe. » Stith Bennett, On Becoming A
Rock Musician, Amherst, The University of Massachusets Press, 1980,
p. 5. L'élément clé de 1' acquisition des compétences est une forme
d'apprentissage collectif, essentiellement fondé sur l'écoute de disques et
sur d'incessantes discussions (shop talks) autour de la manière de produire
les effets sonores ainsi repérés. Faut-il encore parler d'autodidaxie, face
à un tel dispositif informel dont le groupe est lui-même le support et qui
s'impose à des individus par ailleurs détenteurs de compétences musicales
de natures très diverses et différemment acquises par chacun ? « Sans
personne pour leur montrer comment, les musiciens apprennent à jouer
ensemble en parlant de la façon de constituer un groupe, en cherchant des
endroits pour répéter, en discutant instruments ou équipements, en achetant
le matériel nécessaire, en recherchant des contrats pour se produire, en
déchiffrant les compositions et en apprenant à les jouer, et, beaucoup

350
TALE NT ET RÉPUTATION

Formation et désapprentissage

Les enquêtes sur les carrières professionnelles dans


les arts nous placent devant un paradoxe familier : pour
une large part, les artistes, une fois professionnalisés,
déclarent se livrer à un désapprentissage ou, du moins,
ils relativisent ouvertement 1'importance de leur appren-
tissage initial. S'agit-il d'une simple rationalisation a
posteriori, d'une dénégation des acquis scolaires, l'art
faisant mauvais ménage avec quelque inculcation de
règles que ce soit, depuis que s'est imposée la norme
de 1'originalité dans la production artistique ? Ou faut-
il comprendre que sont désignées ainsi des réalités
difficilement accessibles à une sociologie des métiers
habituée à raisonner selon des relations plus simples et
plus directes entre formation qualifiante, insertion profes-
sionnelle et chances d'accomplissement professionnel?
L'enseignement occupe de ce fait une position par-
faitement ambivalente dans la biographie des artistes :
tenu pour essentiel quand il s'agit de former et de
révéler les talents de l'apprenti artiste, il est quantité
négligeable quand il faut en mesurer 1'influence exacte
sur la personnalité de l'artiste. Voici un exemple entre
mille de cette ambivalence, puisé dans le texte d'accom-
pagnement d'un disque de 1'un des grands violonistes
du xxe siècle, Nathan Milstein 7 • De brefs éléments de

plus important, en prenant position en permanence sur ce qui "sonne


bien".» (ibid, p. 6). Pour des analyses récentes sur le monde français
des musiques populaires, voir notamment Morgan Jouvenet, Rap, techno,
électro ... Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Paris,
Éditions de la MSH, 2006, et Marc Perrenoud, Les Musicos. Enquête
sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.
7. Il s'agit du texte d'accompagnement de l'enregistrement du
Concerto en ré majeur de Brahms interprété par Nathan Milstein,

351
LE TRAVAIL CRÉATEUR

biographie précisent que «le petit Nathan se mit à


jouer du violon dès l'âge de 4 ans», qu'« il prouva sa
maîtrise et son aisance exceptionnelles en exécutant, à
1' âge de 10 ans, le Concerto pour violon de Glazou-
nov sous la direction du compositeur» et qu'à l'âge
de 12 ans, «il reçut l'enseignement de Leopold Auer,
qui était alors en quelque sorte le pape des pédagogues
russes». Suivent les commentaires de Milstein sur cette
période de sa vie :

« On ne peut guère dire en toute certitude de qui on


a reçu ce que l'on sait : du professeur, des condisciples,
de ce que 1' on a entendu ? Auer exerçait une influence
considérable sur moi. Mais jamais il ne m'a imposé ses
conceptions musicales. Et c'est bien là 1' essentiel pour un
professeur : ne pas donner trop de directives. La technique
violonistique n'est pas très difficile. Je la possédais dès l'âge
de 7 ans. La vraie difficulté, c'est la musique elle-même, ce
sont les années d'une vie d'homme qui sont indispensables
pour la maîtriser ! Et la musique, on ne 1' apprend pas chez
un professeur : il s'agit d'écouter, de jouer et d'accéder à
une compréhension de plus en plus grande. »

On trouve ici entrelacés les principaux motifs de ce


qui fait l'émerveillement et la perplexité du profane face
à 1' artiste : la précocité, la distinction radicale entre la
maîtrise technique, vite acquise par les gens talentueux,
et la maîtrise artistique qui résulte d'une interminable
maturation, le rôle ambivalent du professeur, personnage
clé mais dont 1' importance et 1' intelligence se mesurent
aussi à l'autolimitation consciente de l'influence exercée
sur 1' élève, enfin le partage impossible entre les différentes
composantes du savoir accumulé par 1' artiste. Plutôt que

avec l'Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction d'Eugen


Jochum (disque 33 t. DGG 2530 592).

352
TA LENT ET RÉ PUT A TION

d'y voir une variante de la dénégation de l'apprentissage,


qui conforterait, aux nuances concessives près, l'idéo-
logie du don constitutive du culte de la génialité 8 , nous
pouvons y lire 1'expression d'une complexité réelle, où
la valeur cardinale d'autodétermination de 1' artiste est
mise en balance avec 1' évidence de la dette contractée
par 1' artiste à 1'égard de tous ceux qui partagent et
transmettent des savoirs formateurs dont il devient le
dépositaire, quitte à les transfigurer par son art propre.
L'enseignant incarne alors contradictoirement un
modèle et un repoussoir, le détenteur de compétences
désirables et celui dont 1' étudiant doit apprendre à récuser
l'autorité. D'où l'ambivalence fréquente des artistes à
1'égard de 1' enseignement. La sociologie a caractérisé
1' ambivalence de ce type de relation pédagogique en
voyant dans la double contrainte psychologique (le double

8. L'histoire des conflits de doctrine autour de la double source


de la création artistique - celle de la divine inspiration, qui fait dire
à un commentateur latin de l'Art poétique d'Horace« Poeta nascitur
non fit», et celle de la formation à la maîtrise des techniques de
l'art et du contrôle conscient de l'activité créatrice par une science
acquise- est à peu près aussi ancienne que la poétique et l'esthétique
comme genres philosophiques. Edward Lowinsky rappelle quelques-
uns des moments clés de cette histoire dans son essai « Musical
Genius - Evolution and Origins of a Concept » (paru en deux parties
dans The Musical Quarter/y, 1964, 50(3), p. 321-340, et The Musical
Quarter/y, 1964, 50(4), p. 476-495). La doctrine romantique de la
génialité artistique, qui reçoit ses impulsions décisives des nom-
breux écrits esthétiques publiés en Europe dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, a insisté sur le pouvoir d'autodidaxie ou d'autocréation
de l'artiste authentique, qui transpose à l'individu créateur la valeur
d'originalité de l'œuvre, sa capacité d'autofondation originaire, dans
l'écart délibéré, mais impossible à obtenir par l'application de règles,
par rapport à une tradition, à une convention organisées autour des
ressources de l'imitation.

353
LE TRAVAIL CRÉATEUR

bind) qu'elle provoque l'effet d'une compétition entre le


maître et 1' élève. Évoquant la relation entre maître et étu-
diant en sciences, Robert Merton souligne la contrainte
structurale que crée la compétition pour les emplois et
pour la renommée. Si les emplois auxquels peut aspirer
1' étudiant le placent en situation de concurrence directe
avec le maître, 1' ambivalence est maximale : mieux
1' étudiant a été formé, plus il rivalisera efficacement
avec le maître 9• Mais une autre dimension de la re la-

9. Robert Merton, Sociological Ambivalence and Other Essays,


New York, The Free Press, 1976, p. 4-5. Il est intéressant d'analyser
tous les dispositifs auxquels il est habituel de recourir, dans le monde
universitaire, pour réduire cette ambivalence : incitation à la mobilité
des étudiants vers d'autres universités que celles où ils ont été formés
pour rechercher leurs premiers emplois, prolongation de la formation
à la recherche dans d'autres équipes (post-doctorats), collaborations
avec leur maître et mentor dans la production d'articles en cosignature,
importance des placement records (la qualité des emplois obtenus
par les docteurs) pour la réputation des enseignants et leur capacité
à attirer les meilleurs étudiants. La taille et 1' organisation du marché
des emplois et les conditions de la course à la renommée jouent un
rôle essentiel pour déterminer si la relation maître-apprenti est enfer-
mée dans un jeu à somme nulle (tout ce qui est transféré de l'un à
l'autre agrandit la probabilité pour le second d'éliminer le premier),
ou si la formation optimale de l'apprenti augmente la réputation du
maître, dans un jeu à somme positive. J'ajoute que les citations que je
commente dans cette section émanent de deux musiciens. De tous les
arts, la musique savante est celui dont 1' appareil de formation initiale
est le plus développé et le plus sélectif. La compétition artistique est
établie à partir d'un système de sélection qui s'approche du modèle
des carrières scientifiques, et les conditions de la professionnalisation
dans la création musicale savante bénéficient de cette forte composante
de formation technique spécialisée, qui procure aux compositeurs
leur principale ressource d'emploi complémentaire de l'exercice de
la création, les activités d'enseignement. Sur l'analyse générale de
l'enseignement comme un pivot de l'organisation des professions à

354
TA LENT ET RÉPUTATION

tion paradoxale d'apprentissage doit être soulignée, qui


apparaît plus directement lorsque, comme dans les arts,
la valeur des accomplissements personnels est indexée
sur la loi de l'originalité créatrice, et que l'apprentissage
doit susciter 1'émergence d'œuvres singulières, plutôt
que d'opérer, comme en sciences, en vue de la produc-
tion de résultats et connaissances qui seront discutées
et absorbées comme des biens intermédiaires dans le
mouvement collectif de la recherche. Partons des propos
de Pierre Boulez, qui adopte successivement le point de
vue de l'élève et celui du maître (ici Messiaen, à qui
Boulez rend hommage), pour énoncer le même message
paradoxal d'autoformation par l'entremise d'un maître :

«À partir d'un certain niveau, l'éducation est inutile,


et c'est ce que j'ai redit plus tard aux élèves que j'ai eus
pendant trois ans à Bâle. Pratiquement, on apprend en
l'espace de six mois tout ce qu'on peut tirer de quelqu'un,
et c'est même, là encore, un processus lent ; une semaine
quelquefois suffit. Après cela, c'est le travail et les choix
personnels qui, finalement, comptent le plus. Quand on
a appris certaines choses du métier, il faut les prolonger,
l'éducation ne peut se faire que par soi-même. J'aime les
"autodidactes par volonté", c'est-à-dire ceux qui ont la
volonté d'en terminer avec les modèles qui ont existé avant
eux. Mais ceux que j'appelle les "autodidactes par hasard",
les gens qui ignorent les choses ne m'intéressent pas du tout,
ceux-là ne se débarrassent jamais de leurs prédécesseurs 10 • »

«Je voulais rappeler une rencontre que bien d'autres- avant


et après moi - ont dû vivre à peu près de la même façon :

formation initiale importante et sélective, voir Andrew Abbott, The


System ofProfessions, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.
10. Pierre Boulez, Par volonté et par hasard. Entretiens avec
Célestin Deliège, Paris, Le Seuil, 1975, p. 44.

355
LE TRAVAIL CRÉATEUR

attraction subite vers un maître dont on sait, par un sentiment


aussi impérieux qu'inexplicable, qu'il y a lui, et personne
d'autre, que c'est lui qui va vous révéler à vous-même [ ... ].
Le maître choisi éveille par sa seule présence, par son com-
portement, par son existence, par les quelques réflexions qu'il
laisse entrevoir sur ses exigences personnelles ; il sait voir,
écouter, il perçoit les heurts de cette personnalité face à lui,
qui en est encore à se chercher dans les contradictions et
1'obscurité, dans la difficulté et le ressentiment ; il est prêt à
accepter l'ingratitude et l'injustice, la rebuffade et la rébellion,
si ces réactions doivent détacher momentanément le disciple
pour l'attacher à tout jamais dans l'originalité de la person-
nalité défmie et indépendante. [ ... ] Il faut donner 1' exemple
autant qu'apprendre à l'oublier : jette ce livre que je t'ai
appris à déchiffrer, écris une page neuve, insoupçonnée 11 • »

On mesure la contradiction où choisit de se placer


le créateur pédagogue qui enseigne 1' insoumission à
l'égard de l'autorité du pédagogue. S'il ne s'agit de
transmettre que des règles et une technique, les ensei-
gnants, à niveau égal de maîtrise technique, sont aisé-
ment substituables les uns aux autres et n'ont qu'un rôle
limité. Si 1' enseignant entend communiquer en outre,
ou même exclusivement, un programme esthétique, sa
pédagogie se mue en un magistère d'influence, dont la
doctrine est vouée à se dissiper, dès lors que le principe
d'originalité et de différenciation esthétiques constitue la
clé de la reconnaissance du talent des apprentis artistes.
Ce qui peut se résumer dans ce que Paul Watzlawick12
appelle une injonction paradoxale : « faites comme moi,
récusez tout modèle ! ». Ou bien se lire dans cette for-

11. Pierre Boulez, cité in Dominique Jameux, Boulez, Paris,


Fayard, 1985, p. 26.
12. Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Donald Jackson,
Une logique de la communication, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1972.

356
TALENT ET RÉPUTATION

mule de l'historien d'art Bernard Berenson selon qui


« le génie est la capacité de réagir de façon productive
contre sa formation 13 ». L'argument pourrait être com-
pris comme une formule de dépassement dialectique :
une phase de pleine appropriation des contenus et des
techniques enseignés précède leur mise à distance cri-
tique et leur dépassement qui nie et conserve tout à
la fois. Il a pu conduire aussi à de simples formes de
rejet des apprentissages conventionnels au motif qu'il
s'agit d'autant d'entraves au libre épanouissement de
1' ingenium individuel.
Mais la structure logique de l'argument et de la situa-
tion qu'il caractérise est plus complexe. La conception
kantienne du génie en donne un aperçu. Sans entrer ici
dans une analyse détaillée de celle-ci 14, il vaut la peine

13. Cité par Anthony Storr, The School ofGenius, Londres, Andre
Deutsch, 1988, p. 169.
14. La relation entre la maîtrise de règles nécessaires à la
pratique d'un art (d'un des beaux-arts, dit Kant) et la disposition
naturelle à quoi est identifié le génie est ainsi formulée par Kant,
dans 1' Analytique du sublime de la Critique de la faculté de juger :
« Le génie est le talent (le don naturel) qui permet de donner ses
règles à l'art. Puisque le talent, en tant que faculté productive innée
de l'artiste, ressortit lui-même à la nature, on pourrait formuler
ainsi la définition : le génie est la disposition innée de l'esprit
(ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à 1'art
ses règles. [ ... ] Tout art suppose des règles, et c'est d'abord sur
le fondement qu'elles constituent qu'une production, si elle doit
être artistique, sera représentée comme possible. Mais le concept
des beaux-arts ne permet pas de déduire le jugement portant sur
la beauté de leurs productions d'une quelconque règle qui ait un
concept comme principe déterminant, par conséquent se fonde
sur un concept de la manière dont ces productions sont possibles.
Donc, les beaux-arts ne peuvent eux-mêmes concevoir la règle à
laquelle devra obéir la réalisation de leur production. Or, puisque,

357
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de noter combien les divers éléments de sa définition font


écho aux propos cités à l'instant et permettent d'éclairer
cette situation de double bind dans laquelle la transmission
pédagogique est placée pour se conformer à la loi de
l'originalité créatrice. Selon Kant, le génie est une apti-
tude à produire sans règle déterminée, et ce qu'il produit
ne peut donc pas être le fruit d'un apprentissage : «sa
première règle doit être l'originalité». Deuxièmement,
pour distinguer sa production de réalisations qui peuvent
être originales mais absurdes, il faut attribuer au génie
la capacité de produire des œuvres qui «doivent être
également des modèles, c'est-à-dire être exemplaires;
sans être elles-mêmes créées par imitation, elles doivent
être proposées à l'imitation des autres, c'est-à-dire servir
de critère ou de règle au jugement». Et quelles sont ces
règles que le don naturel donne à 1' artiste pour produire
des œuvres données en exemple ? « Aucune formule
ne les exprimant, elles ne peuvent servir de préceptes
[ ... ]. Au contraire, la règle doit être abstraite de l'acte
même, c'est-à-dire du produit auquel d'autres aiment à
mesurer leur talent pour s'en faire un modèle, non pour
l'imiter, mais pour en assumer l'héritage». C'est donc
la personnalité du créateur (son genius, pour employer
le vocabulaire Kant) qui doit constituer le pivot de cette
situation paradoxale. En se mesurant à cette personnalité
et à ses œuvres, un apprenti artiste peut comprendre et
apprendre comment des règles dictées au génie par ses

sans règle préalable, aucune production ne peut jamais être qualifiée


d'art, il faut que la nature donne ses règles dans le sujet (à travers
l'accord de ses facultés) ; autrement dit, les beaux-arts ne sont
possibles qu'en tant que production du génie.» Emmanuel Kant,
Critique de la faculté de juger, § 46, cité d'après la traduction
de l'édition des Œuvres philosophiques, tome 2, Paris, Gallimard,
1985, p. 1089-1090.

358
TALE NT ET RÉ PUT A TION

dispositions innées 15 sont impossibles à énoncer et à


transmettre, et comment elles servent d'exemple. Les
déclarations de Milstein et Boulez ne disent rien d'autre.

Apprendre la vie d'artiste :


la fonction de socialisation de 1'enseignement

Les savoirs et les compétences techniques constituent


la partie codifiable et conventionnelle de la transmission.
Mais la formation, réglée sur l'exigence d'originalité du
travail de 1'artiste, doit aider 1' apprenti artiste à se forger
une personnalité singulière. Car parmi les conventions
qu'intériorise l'étudiant figure celle de réinterpréter les
choix et les contraintes techniques en termes d'intention,
d'expression de soi et d'engagement émotionnel, ce
qu'avec Barbara Rosenblum, on peut appeler la façon
d'apprendre à cultiver son Soi 16 • La vertu socialisatrice
de la formation revient à construire un équilibre entre la
référence à autrui, qui confère à 1'activité artistique son

15. L'assimilation du génie à des dispositions naturelles et la


théorie kantienne du jugement esthétique sont la cible de la critique
sociologique de Pierre Bourdieu (La Distinction. Critique sociale du
jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979). Les questions qui sont
posées par Kant, s'agissant de l'activité créatrice proprement dite,
sont à la fois celle de la distribution, dans une population donnée, des
qualités les plus rares, mais aussi celle de l'impossible détermination
de critères de production et d'appréciation de l'originalité, et celle de
la nature infraconsciente de l'activité créatrice (devenue une théorie
de l'inconscient créateur dans la théorie romantique allemande). Ces
trois questions sont trois manières de caractériser l'indétermination
radicale du processus d'invention créatrice, son irréductibilité à une
analyse déterministe.
16. Barbara Rosenblum, Photographers at Work: A Sociology of
Photographie Styles, New York, Holmes & Meier, 1978.

359
LE TRAVAIL CRÉATEUR

épaisseur sociale et à 1'expression de soi sa dimension


intersubjective, d'une part, et la résistance aux influences
extérieures destructrices de 1'estime de soi, sans laquelle
1' ambition d'originalité artistique serait insoutenable,
d'autre part. La recherche d'un tel équilibre s'étend bien
au-delà des années d'apprentissage et constitue sans nul
doute 1'un des mécanismes peu visibles de la sélection
des candidats à une carrière artistique publique.
La période d'apprentissage est celle de la socialisa-
tion anticipée du futur artiste, et ce de deux manières :
l'identité individuelle se construit par référence à autrui,
à travers l'expérience, décrite à l'instant, de cette relation
ambivalente avec les enseignants, et 1' apprenti artiste
fait ses premières expériences professionnelles au cours
de ses études.
L'une des fonctions de la fréquentation des établisse-
ments supérieurs d'enseignement artistique est, en effet,
de familiariser 1' apprenti artiste avec les milieux artis-
tiques dans lesquels il a l'espoir de s'insérer, et de lui
procurer un certain nombre d'expériences de travail avant
même d'achever ses études. C'est ainsi, par exemple, que
nombre d'apprentis musiciens élèves des Conservatoires
supérieurs donnent des concerts, font des remplacements
dans des orchestres, obtiennent des engagements ou
donnent des cours, ne serait-ce que pour financer leurs
études et les cours privés, généralement coûteux, qu'ils
prennent parallèlement à 1'enseignement collectif reçu.
L'une des questions classiques de la sociologie des
professions porte sur le rôle exact joué par les établis-
sements de formation dans l'acquisition non seulement
des connaissances, mais encore de l'identité anticipée
de professionnel, du self-concept. Dans une enquête sur
les élèves de deux conservatoires new-yorkais, Charles
Kadushin analyse 1' acquisition de cette conception de
soi et montre la part considérable que les engagements

360
TALENT ET RÉ PUT A TION

professionnels, pendant le temps même de la scolarité


et l'insertion dans des réseaux d'activité, jouent dans
l'apprentissage du rôle de musicien 17 • L'étude de la car-
rière des comédiens français que j'ai menée montre de
même que les étudiants des écoles supérieures de théâtre
ont obtenu leurs premiers emplois pendant leurs études 18 •
La fonction de ces apprentissages n'est pas seulement
d'articuler la formation théorique et la formation pra-
tique, mais encore d'équiper 1' étudiant des compétences
nécessaires à la traversée des nombreuses épreuves de
concurrence qui jalonnent l'insertion dans la carrière,
puis le déroulement de celle-ci : la gestion de 1' estime
de soi, la capacité de résilience face à 1' échec, le sens
relationnel, la compétence de négociation dans les rela-
tions d'emploi, l'aptitude à se procurer les informations
nécessaires à 1' insertion dans les réseaux, la découverte
de la gamme des idiosyncrasies comportementales qui
font partie de la culture professionnelle des mondes de
l'art, l'aptitude à s'ajuster sans délai à des équipes dans
des projets.
L'analyse que fait Raymonde Moulin de la posi-
tion de l'École supérieure des beaux-arts de Paris dans
les années 1950 et 1960 le démontre avec éloquence.
L'enseignement de type académique dont l'École des
beaux-arts était la clé de voûte fut contesté et récusé :
il s'était figé, alors que le tourbillon des innovations
radicalisait 1' opposition entre la tradition et la modernité,
et il avait perdu sa capacité de garantir à ses lauréats
des chances élevées de réussite professionnelle. Pourtant,
l'École des beaux-arts demeurait un dispositif clé dans

17. Charles Kadushin, « The Professional Self-Concept of Music


Students », American Journal of Sociology, 75(3), p. 389-404.
18. Pierre-Michel Menger, La Profession de comédien, Paris, La
Documentation française, 1998.

361
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la professionnalisation des artistes plasticiens, essen-


tiellement en raison de sa fonction de socialisation des
apprentis artistes. Les peintres interrogés dans 1'enquête
retiennent d'abord de ces années d'apprentissage tout
ce qui ne relève pas d'une transmission pédagogique
explicite - les discussions, la fréquentation des bistrots,
les amitiés d'atelier, les avantages d'une existence dilet-
tante, d'une vie de bohème relativement protégée. Loin
de constituer un simple folklore ou une dénégation des
acquis de 1' enseignement, ces attitudes révèlent que
«l'inculcation de la manière d'être artiste», selon la
formule de Raymonde Moulin, s'effectue selon « un
long processus d'ajustement entre le produit du système
d'enseignement et la demande du marché du travail [au
cours duquel] se définissent les aspirations vers le haut
- la création pure - ou vers le bas - 1'enseignement ou
l'art "commercial 19" ».
Il est même tentant de voir là la fonction principale
d'un établissement de formation artistique supérieure,
quand, comme le montre Moulin, l'information sur le
dernier état de la création et sur les mouvements du
marché y prend le pas sur la formation technique, et
que 1'établissement perd son rôle central dans la pro-
fessionnalisation des artistes.
Judith Adler, dans son étude sur le Califomia Ins-
titute of the Arts, a souligné toutes les contradictions
de 1' enseignement quand les disciplines artistiques sont
soumises à une évolution très rapide, en rupture avec
toute forme de tradition.

« Être un professeur dans un domaine où la seule tradition


fiable paraît être la tradition de rompre avec les traditions,

19. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, Paris,


Flammarion, 1992, p. 312.

362
TA LENT ET RÉPUTATION

c'est, en un sens, être professeur sans avoir de domaine,


sans disposer d'un corps unifié de théories, sans pouvoir
compter sur des critères directeurs de pratique qui n'aillent
pas se périmer aussi vite qu'ils ont été établis. [... ]
Étant donné la rapidité avec laquelle les modes artistiques
changent, même les professeurs qui ont connu eux-mêmes
le succès sont susceptibles d'apparaître comme des modèles
de rôle inadéquats. Un artiste de 35 ans peut être célébré
avec nostalgie comme le maître d'une génération passée,
un produit d'une période qu'il serait vain de prendre pour
référence. Le monde dans lequel il a pu bâtir sa réussite
s'est évanoui, ce n'est plus celui auquel sont confrontés ses
étudiants. Les règles, les schibbolets, les voies pour entrer
dans la profession et s'y intégrer auront changé depuis ses
propres débuts professionnels20 • »

Ces contradictions agissent sur le comportement des


étudiants :

« Pressés d'être reconnus très tôt, les jeunes artistes ne se


sentent pas prêts à investir du temps dans le développement
de compétences qui mûrissent seulement lentement et avec
des années de pratique. À la recherche d'informations sur
ce qui est le plus récent, et sachant qu'ils n'ont que peu
de temps pour se faire un nom, ils ne trouvent jamais leurs
enseignants assez jeunes ni assez proches de la scène agitée
de 1' art pour transmettre la toute dernière information pro-
fessionnelle. À leurs yeux, les enseignants sont aussi vite
périmés qu'un ragot ou un journal de la veille. Moins un
segment professionnel fonde son art sur une compétence
lentement acquise, et plus il se fie à la mystique de la
technologie la plus avancée, moins il est protégé contre
un taux vertigineux d'obsolescence 21 • »

20. Judith Adler, Artists in Offices, New Brunswick, Transaction


Publishers, 1979, p. 133 et 136.
21. Ibid., p. 137.

363
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La rémunération du travail et ses composantes

Les investissements des apprentis artistes dans une


formation spécialisée ont un rendement qui est mal capté
par l'analyse standard des facteurs de la rémunération. La
relation entre la formation et la rémunération se décom-
pose en réalité en deux séquences causales : la relation
entre la formation et la probabilité d'exercer une activité
rémunérée, et la relation entre le type de travail exercé
et la hauteur de la rémunération. J'examinerai le second
aspect plus bas. La première séquence ne s'apparente
nullement à la relation entre la détention d'un diplôme
et les perspectives d'emploi sur le marché du travail
qualifié classique, dans un contexte contractuel stable
et de longue durée avec un employeur. La situation de
travail des artistes est généralement formée de transactions
nombreuses, souvent brèves, et enchaînées de manière
discontinue avec différents employeurs. Une fois franchies
les premières épreuves de l'insertion sur le marché, qui
sont généralement facilitées à celles et ceux qui sortent
d'écoles d'art réputées, la construction de la carrière
s'apparente à un processus stochastique : la probabilité
de travailler, à chaque moment, est déterminée par la
valeur des prestations et des œuvres fournies par 1' artiste
dans la période qui précède, bien davantage que par la
force de rappel d'un diplôme.
L'activité de 1'artiste est non seulement discontinue,
mais souvent distribuée entre plusieurs emplois artis-
tiques ou extra-artistiques. Les données des enquêtes sur
1' emploi à partir desquelles sont estimées les équations
de salaire n'opèrent pas de distinction entre les revenus
tirés des activités artistiques et ceux que les artistes
se procurent dans des emplois extra-artistiques. Or les
enquêtes internationales concordent pour établir que
les artistes figurent en haut du palmarès qui classe les

364
TALENT ET RÉPUTATION

professions selon le taux de recours à la pluriactivité. Et


dans les professions artistiques, ce taux de pluriactivité a
augmenté plus rapidement que dans la population active
en général, et plus rapidement que dans la catégorie
des professions intellectuelles supérieures ou dans celle
des professional, technical and managerial workers dans
lesquelles sont classés les artistes. Une fois la pluriactivité
prise en compte, 1' ajustement des fonctions de salaire des
artistes est décomposable. L'investissement en formation
agit positivement sur 1' espérance de gains, pour la partie
des revenus qui sont tirés d'activités non artistiques,
mais n'agit guère sur les gains proprement artistiques.
Le second facteur qui affecte le rendement de la forma-
tion initiale tient à 1' importance que revêtent 1' apprentissage
par la pratique et la valeur de 1' expérience professionnelle.
Comme je l'ai indiqué dans le chapitre 2, tous les emplois
peuvent, selon la formule de Sherwin Rosen, être consi-
dérés comme des tied packages of work and learning,
et être classés selon le potentiel variable d'apprentissage
qu'ils recèlent et délivrent à mesure qu'ils sont exercés22 •

22. Je n'examine pas ici d'autres composantes de la forma-


tion requise par un métier artistique. Il existe, comme ailleurs, des
séquences de formation continue et d'apprentissage formel dans le
cours de l'activité professionnelle. L'un des exemples est donné
par l'art lyrique : il est fréquent sinon indispensable que l'artiste
lyrique entretienne sa voix ou son corps et travaille ses rôles et ses
partitions avec un pédagogue tout au long de sa carrière. S'il est
indiscutable que le recours régulier aux avis d'un pédagogue pour
résoudre telle ou telle difficulté peut être assimilé à un cas de for-
mation permanente, il n'est cependant pas toujours aisé de séparer
ce qui constitue une formation et ce qui ressortit à la logique de
l'emploi artistique. Comme le fait remarquer Ruth Towse (Singers
in the marketplace, Oxford, Clarendon Press, 1993), le travail de
préparation qui implique un professeur relève des conditions normales
d'exercice de l'emploi dans l'art lyrique. La familiarisation avec des

365
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Dans les arts, la pratique même du métier procure donc


une expérience et des savoirs (compétences nouvelles
liées à la diversité des expériences et des environnements
de travail, savoirs pratiques, informations sur 1' état de
la création, sur les règles du jeu professionnel, sur les
écarts entre les intentions créatrices et leur perception
par les publics, etc.) dont l'accumulation constitue un
élément déterminant de la professionnalisation. Mais
le raisonnement doit être poussé plus loin : les métiers
artistiques figurent parmi les activités qui procurent, prin-
cipalement par la pratique même, la part jugée essentielle
des compétences. L'apprentissage sur le tas peut prendre
deux formes. Dans son aspect individuel, 1'apprentissage
par la pratique ne correspond à aucune formule explicite
d'appropriation de compétences détenues par autrui :
l'artiste doit savoir capter et convertir en un capital de
connaissances et de savoirs pratiques les informations qui
lui sont délivrées par la situation de travail elle-même.
Dans sa dimension plus collective, l'apprentissage sur le
tas s'appuie sur une transmission organisée des compé-
tences, les aînés expérimentés formant les débutants dans
le cadre même du travail à accomplir. C'est la formule
du compagnonnage, qui prend toute son importance dans
les arts où le travail est largement collectif. Ainsi, dans le
cinéma et les arts du spectacle, où une hiérarchie explicite
des fonctions artistiques et technico-artistiques structure
1'organisation du travail, la fréquentation prolongée des
professionnels détenteurs de compétences acquises par

technologies nouvelles constitue un autre exemple d'investissement


dans une formation approfondie, comme je 1' ai montré dans Les
Laboratoires de la création musicale, Paris, La Documentation
française, 1989.

366
TALE NT ET RÉPUTATION

1' expérience peut assurer une transmission efficace et


complète des savoirs et savoir-faire requis 23 •
Les artistes ont su déceler dans la nature particulière
de leur travail la liaison essentielle entre le caractère
tâtonnant de 1' activité créatrice et la valeur formatrice
qu'elle recèle. Parlant du travail auquel s'est livré un
sculpteur pour réaliser son buste, Paul Valéry évoque
ainsi le labeur de l'invention créatrice :

« Par peines et par problèmes [dans la pratique appro-


fondie d'un art], je n'entends pas seulement ces difficul-
tés évidentes, premières, et comme naturelles, que tout
accomplissement, toute fabrication, nous font aisément
et vaguement imaginer. Ce sont là des difficultés finies,
presque énumérables, que l'on parvient à résoudre, une fois
pour toutes, et dont les moyens de les résoudre peuvent se
transmettre assez bien, d'une tête à l'autre, à l'école ou à
l'atelier. Mais je songe à ces difficultés tout autres, à ces
problèmes d'ordre supérieur, incompréhensibles à la plupart
des gens (et même à plus d'un du métier) que le véritable
artiste invente et s'impose. Comme on invente une forme,
une idée, ou une expérience, ainsi invente-t-il des condi-
tions et des restrictions cachées, d'invisibles obstacles, qui
relèvent son dessein, s'opposent à ses talents acquis, retardent
son contentement et tirent enfin de lui ce qu'il cherchait,

23. L'un des exemples de la fusion entre l'exercice débutant


d'une profession et la prolongation de l'apprentissage est l'assistanat
à la direction d'orchestre. Ce type d'apprentissage fait suite à une
formation initiale très approfondie aux disciplines d'écriture, d'ana-
lyse et souvent de composition, et à la pratique d'un ou plusieurs
instruments ; il consiste en une période parfois longue d'entraînement
au métier de chef d'orchestre, aux côtés d'un ou plusieurs chefs au
professionnalisme éprouvé, et mêle l'apprentissage par imitation et
imprégnation, la fonction de collaboration dans le travail de prépa-
ration et de répétition avec l'orchestre, et les premiers engagements
personnels.

367
LE TRAVAIL CRÉATEUR

-c'est-à-dire- ce qu'il ignorait qu'il possédât ... Je dis que


cette invention imperceptible de désirs et de scrupules est
une œuvre peut-être plus profonde et plus importante en
lui, que l'œuvre visible à laquelle tend son effort; et je dis
que cet effort secret contre soi-même façonne et modifie
celui qui 1'exerce, plus encore que ses mains ne modifient
la matière même à laquelle elles s'en prennene 4• »

L'hypothèse vient alors directement : dans les arts, le


rendement de l'expérience n'est-il pas supérieur à celui
de la formation initiale ? Comment tester cette hypo-
thèse ? Raisonnons en termes contrefactuels. L'impact
de la formation sur les revenus serait beaucoup plus
important si le travail artistique était fondé sur des cri-
tères bien définis de performance professionnelle et si
le résultat d'une activité créatrice pouvait être évalué en
termes absolus. Dans un tel cas, le système de formation
artistique pourrait être optimisé pour faciliter la détec-
tion efficace des candidats dotés d'aptitudes élevées, et
pour leur fournir les compétences les plus profitables.
Et la qualité de la formation initiale agirait plus direc-
tement sur les chances de réussite. Il existe assurément
des conjonctures historiques et des formes d'exercice
de certains métiers qui nous rapprochent d'une telle
description : ainsi, l'apprentissage technique inhérent à
la formation des musiciens instrumentistes classiques et
des danseurs classiques agit comme un filtre de sélection
précoce et comme un facteur prédictif des chances de
professionnalisation.
Pourtant, comme 1'ont montré les enquêtes déjà citées
sur les artistes plasticiens et les comédiens, les artistes
sont prompts à se déclarer autodidactes, même lorsqu'ils

24. Paul Valéry,« Pièces sur l'art», in Œuvres, Paris, Gallimard,


1960, tome 2, p. 1358.

368
TALENT ET RÉ PUT A TION

sont dotés d'une formation complète à l'exercice de leur


métier artistique. S'ils s'estiment satisfaits des aspects
techniques de leur formation, ils déplorent volontiers
l'insuffisante« préparation» à la profession. Cette appré-
ciation ne se comprend pas autrement que comme 1' indice
d'une forte valeur attribuée à 1' expérience accumulée par
1' exercice même du métier.
L'une des leçons de 1' apprentissage par 1' expérience est
la meilleure perception de 1'écart entre ce que suppose
1' engagement dans les études artistiques et les conditions
dans lesquelles s'organise la carrière professionnelle.
Comme le souligne Richard Caves :

«L'un des traits essentiels du régime de formation, pour


les artistes plasticiens et les musiciens, est que ceux-ci
considèrent les aspirations professionnelles les plus élevées
-le rêve d'être une artiste réputée pour son originalité, ou
d'être un musicien du plus haut calibre - comme la visée
centrale de leur formation et la clé du comportement à
avoir. De ce calcul disparaît la très faible probabilité pour
qu'un étudiant talentueux choisi au hasard franchisse les
étapes successives qui le rapprochent de cet objectif déclaré
de la carrière qu'il a entreprise. En termes économiques,
ceci implique que les attitudes qui sont encouragées par
la formation correspondent effectivement à un goût élevé
du risque. Ceci peut être en partie dû à une information
limitée : chacun sait ce qu'il en est des grands succès et
de la gloire qu'ils procurent, mais les échecs et les décep-
tions - et les coûts d'opportunité qu'ils imposent - sont
beaucoup moins connus. Les enseignants renforcent cette
attitude en raison de son pouvoir de motivation ; selon le
mot d'un professeur de chant cité par Towse, "sans le fol
espoir d'être un grand artiste, vous n'auriez même pas
commencé vos études". Ni la motivation de l'étudiant ni
les perspectives d'emploi du professeur ne gagneront à des
discussions interminables sur les faibles chances d'atteindre
le grand succès. Dans les arts plastiques, ceci est encore

369
LE TRAVAIL CRÉATEUR

renforcé par le fait que la vérité intérieure à laquelle obéit


l'artiste le conduit à tenir peu compte des opinions d'autrui
sur son travaiJ2 5 • »

En somme, 1'engagement professionnel obéit à une


logique d'accomplissement en termes absolus, alors que
toutes les évaluations du travail artistique se font en termes
relatifs. C'est une autre manière d'expliquer pourquoi
1' excès de confiance, fondé sur 1' agrandissement de
1'estime de soi, sur la minoration de 1' opinion d'autrui
et sur la dénégation des faibles probabilités de succès,
est nécessaire pour entrer dans des métiers dans lesquels
la compétition ne cessera de procéder à l'inverse, par
d'innombrables mises en comparaison26 •

25. Richard Caves, Creative Industries : Contracts between Art


and Commerce, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000,
p. 24-25.
26. Dans leur analyse des propriétés fonctionnelles de l'état
maniaco-dépressif de l'artiste, Jablow Hershman et Julian Lieb (The
Key to Genius, Buffalo, Prometheus Books, 1988, p. 14-15) soulignent
que la forte confiance en soi procurée par la composante maniaque
du comportement protège l'artiste en période de découragement, de
difficultés financières, d'échec. L'image grandiose de soi, avec les
systèmes de croyances qui lui sont associées, telle la foi mystique
dans la vocation créatrice, est une condition nécessaire pour défier
l'autorité et la tradition, développer un esprit de concurrence et
soutenir le créateur dans le goût d'entreprises démesurées. Colin
Camerer et Dan Lovallo ont cherché à montrer expérimentalement
que 1' excès de confiance et d'optimisme qui suscite 1'entrée en masse
dans des domaines où le succès est hautement incertain peut être dû
au fait que les individus négligent de prendre en compte le groupe
de référence de leurs concurrents, chacun estimant être suffisamment
compétent pour réussir. L'argument peut être généralisé : 1' excès de
confiance qui équivaut à récuser largement l'opinion d'autrui et à
maximiser la valeur du futur est le genre de comportement nécessaire
pour permettre le développement optimal d'entreprises et des métiers

370
TALENT ET RÉPUTATION

Le goût élevé du risque, conjugué au souci de la


«vérité intérieure», ou, en d'autres termes, à la moti-
vation intrinsèque dans le travail, fait apparaître le der-
nier facteur qui agit sur la relation entre la formation
et 1' espérance de gains, la composante non monétaire
de la rémunération du travail artistique, dont j'ai établi
l'importance dans les chapitres 2 et 5. La valeur accordée
au travail artistique, comme à d'autres types d'activités
à forte composante expressive, peut se comprendre et se
mesurer comme un consentement à sacrifier du revenu
monétaire. De l'engagement dans l'activité, l'individu tire
des gratifications essentielles, qui sont liées à la variété
du travail et au degré d'autonomie qu'il offre, à son
potentiel formateur et aux bénéfices d'approfondissement
de la connaissance de soi qu'il délivre. Les qualités du
travail ainsi conçu constituent l'une des dimensions qui
entrent dans la cotation des professions selon leur degré
de prestige 27 •

très risqués. Voir Colin Camerer, Dan Lovallo, « Overconfidence


and excess entry : An experimental approach », American Economie
Review, 1999, 89, p. 306-318.
27. La condition économique des artistes fut, dès Max Weber,
examinée non pas comme un simple problème d'addition de sources
de revenus, mais comme 1' association entre un comportement anti-
économique (garant de l'exercice charismatique de l'activité) et une
solution économique (un métier de subsistance). Max Weber, dans
son Économie et société (trad. fr., Paris, Plon, 1971, p. 251-252), a
donné de l'exercice du charisme et de la domination charismatique
une définition qui s'applique notamment aux prophètes religieux,
aux chefs de guerre et aux dirigeants politiques, mais qui mentionne
aussi les artistes. Le charisme pur constitue une « vocation » au sens
de «mission», de «tâche intérieure» et «dédaigne et rejette l'utili-
sation économique de la grâce comme source de revenus », ce qui,
ajoute Weber,« certainement, est souvent plus une prétention qu'une
réalité». Pour dédaigner «l'économie quotidienne, traditionnelle ou

371
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La faible corrélation statistique entre la formation et la


rémunération dans les arts m'a conduit au total à opérer
une double décomposition. La formation se décompose
en formation initiale et en apprentissage par la pratique.
L'activité se décompose elle-même en plusieurs compo-
santes : le travail artistique qui correspond à 1' engagement
professionnel désiré, avec ses risques élevés, et avec ses
ressorts de motivation intrinsèque ; le travail artistique
ou para-artistique exercé en complément (enseignement,
animation, journalisme, etc.) ; les activités adjacentes, non
artistiques, constituées de jobs alimentaires ou d'emplois
stables, qui soutiennent 1'engagement vocationnel. La
rémunération tirée du travail artistique est composée de
revenus monétaires et de gratifications non monétaires.
Les revenus tirés des activités artistiques de complé-
ment et des activités adjacentes sont principalement ou
exclusivement des revenus monétaires, qui complètent les
revenus artistiques ou qui s'y substituent plus ou moins
durablement, en cas de rémunération faible et instable
du travail artistique principal.
Comment se relient les deux versants, ainsi décom-
posés, de la formation et du travail rémunérateur ?

rationnelle, la réalisation de "recettes" régulières grâce à une action


économique continue dirigée vers ce but », il faut faire appel à ces
« formes typiques de couverture charismatique des besoins [que] sont
la subsistance par le mécénat - par le grand mécénat (don, fondation,
corruption, gros pourboire) - ou la mendicité, d'une part, le butin,
l'extorsion violente ou (formellement) pacifique de l'autre. C'est, eu
égard à une économie rationnelle, une puissance "antiéconomique"
type : refusant toute compromission avec la vie quotidienne, elle
pourra seulement consentir, avec une indifférence intérieure totale, à
"emporter" pour ainsi dire un profit occasionnel instable ». Parmi les
solutions autres que le mécénat pour se procurer la subsistance néces-
saire figure l'état de rentier qui rend économiquement indépendant,
mais aussi l'exercice d'une «"profession accessoire" quelconque».

372
TALENT ET RÉ PUT A TION

David Throsbl 8 montre, d'une part, que le niveau de


la formation initiale a un effet positif important sur la
probabilité d'exercer des activités para-artistiques telles
que l'enseignement de son art, afin de financer la par-
tie « vocationnelle » de 1' engagement professionnel. Le
niveau de formation élève aussi les chances de gain
dans des emplois adjacents, si l'artiste doit y avoir
recours pour se composer un portefeuille de ressources 29 •
L'analyse économique effectuée par David Throsby sur
1'offre de travail des artistes australiens, comme celle
de Neil Alper and Ann Galligan sur les artistes amé-
ricains, permettent aussi d'évaluer la gratification non
monétaire de l'activité30 • L'une des manières d'isoler la
composante de la satisfaction intrinsèque (non monétaire)
est d'examiner à quel moment les artistes renoncent à
des emplois adjacents mieux rémunérés. Les analyses
citées montrent que les artistes ne travaillent dans des
activités extra-artistiques que pour atteindre le niveau de
ressources nécessaire au maintien de leur engagement

28. David Throsby, « Disaggregated eamings functions for artists >>,


in Victor Ginsburgh, Pierre-Michel Menger (dir.), Economies of the
Arts, Amsterdam, North Rolland, 1996.
29. La décomposition des activités en trois composantes a été mise
à 1' épreuve de 1' enquête empirique dans les travaux que Catherine
Paradeise (Les Comédiens, Paris, PUF, 1998) et moi-même (La
Profession de comédien, op. cit.) avons menés sur cette profession.
La comparaison de la diversification de l'activité avec la gestion
d'un portefeuille d'actifs financiers, introduite dans le chapitre 5, a
été critiquée par Bernard Lahire dans sa description de la situation
d'une population d'écrivains de la région lyonnaise (La Condition
littéraire, Pairs, La Découverte, 2006). Celui-ci me paraît avoir
méconnu la portée heuristique de ce rapprochement.
30. Neil Alper, Ann Galligan, «Recession to Renaissance : a
comparison of Rhode Island artists, 1981 and 1997 »,Journal of Arts
Management, Law and Society, 1999, 29(3), p. 178-203.

373
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dans 1'activité créatrice : plutôt que de maximiser leur


revenu, ils allouent leur temps à leur art dès qu'ils
franchissent le seuil de ressources qu'ils se sont fixé.
La décomposition des éléments de rémunération permet
de localiser la source principale des inégalités inter-
individuelles. Les niveaux de gain des artistes, leur variabi-
lité dans le temps et leur forte dispersion sont 1' expression
monétaire globale de leur prise de risque, mais aussi de
la façon de les gérer. La composition des revenus issus
de la pluriactivité montre que les écarts de revenu sont
bien plus faibles dans les emplois secondaires que dans
l'activité de «vocation». Les motivations intrinsèques
du travail créateur confèrent à l'utilisation du temps un
coût d'opportunité élevé. Consacrer à la réalisation de
leur œuvre un volume élevé de temps qui pourrait être
employé à gagner sa vie dans des activités artistiques,
para-artistiques ou non artistiques plus lucratives constitue
un arbitrage central pour tous les artistes, tant que leur
préférence pour le risque, qui est une autre qualifica-
tion de leur motivation intrinsèque, demeure élevée. La
condition est nécessaire, mais non suffisante, pour espérer
la réussite, et pour obtenir les gratifications monétaires,
sociales et psychiques qui peuvent l'accompagner.
Le tableau des sources de revenu des artistes, et la
force variable des liens entre chacune des composantes
et la formation générale et spécialisée reçue par les
artistes, offrent une illustration quasi parfaite de ce que
la sociologie de la stratification sociale et 1'économie
des organisations nous ont appris sur l'importance fonc-
tionnelle des emplois et sur 1'amplitude des inégalités de
gain propres aux différents types d'emploi. Les modèles
sociologiques et économiques de la valeur du travail qui
m'intéressent ici, et qui traitent d'abord des activités en
organisation ou en équipe, partent du problème que je
viens de cerner : pourquoi la valeur sociale et économique

374
TA LENT ET RÉ PUT A TION

des actes de travail dans certains métiers ne varie-t-elle


pas simplement en raison du degré de qualification des
professionnels et de 1' étendue du contrôle hiérarchique
que certains professionnels exercent sur d'autres dans
1' organisation du travail ? Il s'agit de montrer que la
valeur reconnue à ces activités est fonction de l'impor-
tance relative d'une bonne, d'une excellente ou d'une
désastreuse performance dans la production du résultat
final, et de la rareté des talents de ceux qui parviennent
à les exercer avec succès.
Arthur Stinchcombe a proposé de distinguer deux
catégories d'activités et de métiers 31 • Dans la première
catégorie figurent les activités dans lesquelles la contribu-
tion d'un professionnel talentueux à la réussite du projet
ou de 1' entreprise est plus que proportionnelle à ce qui
fait sa différence avec les qualités de ses partenaires
de travail : ses qualités propres contribuent fortement
au succès de l'équipe ou de l'organisation. C'est dans
ces métiers que la compétition pour attirer et rémunérer
les individus jugés les plus talentueux est la plus vive
et que la concentration des gains crée des situations de
winner-take-all ou de winner-take-the-most. Stinchcombe
cite, parmi les secteurs et les professions concernés,
la recherche scientifique, 1' enseignement universitaire,
l'industrie du divertissement (le cinéma, l'audiovisuel, les
concerts, les shows et les spectacles de grande audience),
l'athlétisme. Le talent y est un facteur« complémentaire»
ou multiplicatif de production : par exemple, la valeur
exceptionnelle reconnue à un chercheur procurera à son
équipe et à son université des moyens de recherche

31. Arthur Stinchcombe, « Sorne empirical consequences of the


Davis-Moore theory of stratification», American Sociological Review,
1963, 28, p. 805-808, repris dans Stratification and Organization,
Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

375
LE TRAVAIL CRÉATEUR

très importants, tout comme la réputation d'un chanteur


lyrique pourra élever considérablement les chances de
succès d'un spectacle. Dans la seconde catégorie d'acti-
vités, des contributions individuelles, même spectaculai-
rement excellentes, ne sont pas en mesure d'apporter
à l'organisation ou à l'équipe un surcroît considérable
de réputation ou de profit : les compétences requises
pour exercer 1' activité constituent un facteur « additif»
de production, et leur distribution parmi les individus
est plus homogène. Dans 1'enseignement en lycée et en
collège, dans la production manufacturière, dans l'arti-
sanat, la présence de professionnels aux performances
exceptionnelles (ou déplorables) ne vaudra pas à ce métier
un prestige (ou un discrédit) considérable.
Dans une élaboration ultérieure de ce modèle, David
Jacobs, puis James Baron et David Kreps dont j'adopte
ici la présentation32 , proposent une typologie à trois
termes, en insistant sur les asymétries entre bonne et
mauvaise performance dans une activité. Les star jobs
sont des emplois impliquant fortement l'innovation et la
connaissance, comme celui de chercheur scientifique : une
performance même médiocre ne nuit pas considérablement
à l'organisation ou à la firme, mais une bonne perfor-
mance (une bonne idée, soigneusement expertisée) peut
lui procurer des gains considérables. Dans ces métiers,
la probabilité d'avoir un très bon résultat est faible, et la
plupart des performances ont des résultats moyens : le
coût pour la firme d'embaucher un professionnel moyen
est faible, au regard des bénéfices qu'elle retire si elle
trouve quelqu'un d'exceptionnel, ce qui conduira à une

32. David Jacobs, « Toward a Theory of Mobility and Behavior


in Organizations », American Journal of Sociology, 1981, 87(3),
p. 684-707 ; James Baron, David Kreps, Strategie Human Resources,
New York, John Wiley & Sons, 1999.

376
TA LENT ET RÉPUTATION

politique d'emploi ou de relation contractuelle qui fait


appel à beaucoup d'individus différents, pour trouver
la « perle rare ».
Dans d'autres emplois, une bonne performance n'a
pour 1' organisation qu'une valeur un peu supérieure à
la moyenne, mais c'est la mauvaise performance qui est
désastreuse : un pilote qui pose son avion en douceur
ou qui tient son horaire a certes de la valeur, mais s'il
rate son atterrissage, sa mauvaise performance aura un
résultat négatif incomparablement plus dommageable que
la bonne performance ne sera profitable. Ces emplois
sont des guardian jobs, et sont généralement logés dans
des systèmes complexes de production dans lesquels les
interdépendances entre les travailleurs sont grandes, et où
la performance d'ensemble est principalement déterminée
par la contribution individuelle de moindre qualité. Ces
emplois sont pourvus au terme de sélections initiales
très minutieuses et de longues périodes d'apprentissage.
Enfin, dans les foot-soldier jobs, la variation dans
la performance individuelle n'a qu'un impact limité
et 1'amplitude des différences individuelles est faible :
le succès de 1' organisation dépend de 1' agrégation de
1' ensemble des performances individuelles. Le recru-
tement se fait sur la base d'une négociation salariale
simple : est embauché qui accepte le salaire proposé.
Une illustration simple de la portée de cette catégo-
risation est fournie par le cas de la production artis-
tique dans une organisation (un théâtre, un orchestre,
un opéra, une équipe de cinéma, une maison d'édition),
avec les différents métiers et fonctions qui sont requis
-production des œuvres, editing, métiers techniques et
artistiques, administration, commercialisation, promo-
tion, etc. Resserrons 1' analyse sur 1' exemple des métiers
artistiques et techniques requis par l'interprétation d'une
œuvre lyrique à l'opéra. Cette production mobilisera une

377
LE TRAVAIL CRÉATEUR

troupe de chanteurs solistes, un chœur, un orchestre,


un chef et une équipe technique. Les chanteurs et les
cantatrices solistes, pour tenir leurs emplois, doivent
être d'un niveau suffisant pour que leurs prestations
au fil des représentations aient, au minimum, la qualité
normalement attendue. Mais la prestation très réussie
d'une jeune cantatrice ou d'un jeune tenor peut donner
aux représentations un éclat considérable. La prestation
de 1'orchestre et du chœur et celle du chef risquent, elles,
de conduire les représentations à la catastrophe si elles sont
très médiocres, mais si elles sont réussies, elles influent
moins sur le résultat que la performance des solistes.
Enfin, le travail des machinistes (et des personnels de
salle et d'accueil) a généralement la qualité attendue, et
n'influe pas beaucoup sur la valeur des représentations.
Nous sommes ici dans le cadre d'un travail en équipe,
au sein d'une organisation stable ou d'une organisation
par projet (par exemple une représentation lyrique dans
le cadre d'un festival). Il n'est pas difficile d'étendre
l'analyse au travail individuel de l'artiste hors d'une
organisation. L'artiste, en gérant et en diversifiant son
activité, se comporte à vrai dire à la manière d'une micro-
organisation. Dans les pratiques de pluriactivité que j'ai
examinées, nous trouvons les deux ou trois types d'emploi
évoqués par l'analyse fonctionnelle. Celui d'artiste (créa-
teur ou interprète soliste) est évidemment un star job.
L'activité artistique ou intellectuelle de complément
(par exemple celle d'enseignant associée à la carrière de
peintre ou de compositeur, celle de journaliste associée
à la carrière d'écrivain, etc.) appartient à la deuxième
catégorie, dans la distinction de Stinchcombe, et tantôt
à celle des guardian jobs, tantôt à celle des foot-sa/dier
jobs, dans la typologie de Baron et Kreps. Enfin, les
activités extra-artistiques relèvent le plus souvent des
foot-sa/dier jobs; les cas d'association entre une carrière

378
TALENT ET RÉPUTA Tl ON

de créateur et un emploi permanent et fonctionnellement


essentiel dans une entreprise, à la manière de Charles
Ives, assureur et compositeur, sont exceptionnels dans
beaucoup d'arts, mais un peu plus fréquents dans les
lettres, surtout si le métier créateur est associé à une
carrière dans la fonction publique (les cas d'écrivains
ambassadeurs ou membres du corps diplomatique, tels
Claudel ou Saint-John Perse, sont célèbres).
Je montrerai plus loin dans ce chapitre, et dans les
chapitres 10 et 11 du livre, comment, pour les star jobs
que sont les activités artistiques principales, les entreprises
culturelles (éditeurs, galeristes, firmes discographiques
et cinématographiques) procèdent très exactement à la
recherche de la « perle rare » dont parlent Baron et
Kreps, mais en contractant au cas par cas, via la posi-
tion de freelancing des artistes ou via les équivalents du
salariat atypique français, pour abaisser au maximum les
coûts fixes de 1' activité de production. Les stratégies de
gestion de l'incertitude sur la qualité et sur la réussite
commerciale qui font appel à la surproduction de biens
s'appuient très exactement sur ce mécanisme d'orga-
nisation par relation contractuelle. À bien des égards,
la production dans les arts s'apparente à un écheveau
de contrats qui favorise des systèmes de sélection et de
carrière par tournois éliminatoires, comme je vais le
montrer bientôt.

Les inégalités spectaculaires :


de la critique à l'analyse

J'ai examiné la relation entre la formation et la rémuné-


ration, pour en extraire l'explication principale de la faible
qualité de l'ajustement des équations de salaire, dans le
cas des artistes. Au regard des professions supérieures

379
LE TRAVAIL CRÉATEUR

auxquelles elles sont rattachées par la nomenclature


statistique, les professions artistiques offrent un tableau
complexe de relations de complémentarité et de subs-
titution entre les sources de revenu correspondant aux
diverses activités exercées, et d'arbitrages en fonction de
la préférence pour le risque et de la hauteur des satis-
factions non monétaires trouvées dans l'accomplissement
de l'activité artistique principale.
Le résultat de cette composition complexe de sources
de revenu et d'allocations d'effort dans des activités
plurielles est, en revanche, simple. Toutes les enquêtes
nationales indiquent que les artistes connaissent une
plus forte inégalité des gains, une plus grande variabilité
de leurs revenus dans le temps, et des taux plus élevés de
chômage et de sous-emploi contraint que la quasi-totalité
des autres professions qui sont classées dans la même caté-
gorie statistique. Neil Alper et Greg Wassall ont calculé
qu'aux États-Unis, pendant les soixante années écoulées,
1'inégalité des revenus professionnels des artistes avait
augmenté à un rythme plus rapide que celle des autres
catégories de professional, technical and managerial
workers. Sur un ensemble de 123 professions supérieures
examinées, neuf des onze professions artistiques figurent
dans le palmarès des quinze professions qui connaissent
les plus fortes inégalités internes de revenu, et parmi ces
neuf professions, celles de comédien et de musicien ont
les scores les plus élevés d'inégalité 33 •
La distribution des revenus dans les professions arti-
stiques a généralement le profil d'une courbe de Pareto :
un dixième des professionnels d'un métier considéré

33. Neil Alper, Greg Wassall, « Artists' Careers and Their Labor
Markets», in Victor Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook
of the Economies of Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006,
vol. 1, p. 813-864.

380
TALENT ET RÉ PUT A TION

obtient la moitié des revenus annuellement distribués, et


un cinquième d'entre eux concentre 80 % des gains 34 • Les
individus à gains artistiques nuls ou négatifs (c'est-à-dire
nets des dépenses engagées pour l'exercice du métier)
sont plus nombreux que dans toutes les autres professions
supérieures. Et, à 1' autre extrémité, la pointe extrêmement
allongée de la distribution signale la présence des artistes
rémunérés à des niveaux astronomiques qui font songer
aux matrices de gain des loteries, comme je l'indiquais
dans le chapitre 5. Ainsi, alors que la distribution des
facteurs de capital humain que prend en compte une
équation de salaire a le profil typique d'une courbe en

34. Les statistiques disponibles en France sur les revenus tirés


de leur activité créatrice par les artistes plasticiens et les auteurs
(écrivains, photographes, compositeurs) et déclarés aux organismes
sociaux auxquels ils sont affiliés (à l'exclusion des revenus tirés
d'activités adjacentes dans des emplois de soutien à la carrière de
vocation) illustrent cette loi d'inégalité. En 2005, les 10 %des artistes
plasticiens les mieux rémunérés obtenaient 45 % de l'ensemble des
revenus distribués, de même que les 10 % des auteurs déclarant les
plus hauts revenus en droits d'auteur se partageaient la moitié de
l'ensemble des revenus ainsi distribués. De même, parmi les artistes
des spectacles (comédiens, musiciens, danseurs, artistes de cirque,
principalement) qui ont obtenu au moins un cachet dans l'année
considérée (2004), et donc à partir d'une définition très extensive de
l'affiliation à la profession, le dixième à la réussite la plus importante
concentrait 44 % des gains issus des activités observées (à l'exclu-
sion d'autres sources de revenus non liées à des contrats d'emploi
dans le secteur). Voir Éric Cléron, Frédérique Patureau, «Écrivains,
photographes, compositeurs. Les artistes auteurs affiliés à 1'Agessa
en 2005 », Culture Chiffres, 2007, 5, et Éric Cléron, Frédérique
Patureau, « Peintres, graphistes, sculpteurs. Les artistes auteurs affi-
liés à la Maison des artistes en 2005 », Culture Chiffres, 2007, 6;
Colin Marchika, Inégalités de revenu dans les métiers artistiques des
spectacles, Paris, Cesta, document de travail, 2008.

381
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cloche, répartissant plutôt symétriquement les individus


de la population considérée autour des valeurs moyennes,
et concentrant une majorité d'individus au milieu de la
distribution, nous avons affaire ici à une courbe très
asymétrique. La distribution des gains n'a nullement
la même structure que la distribution des compétences
et des qualifications prises en compte par une équation
de salaire. À quels mécanismes du marché du travail
artistique imputer ce décalage et les inégalités extrêmes
qui en résultent ?
Dans les sciences sociales, quelques-unes des ana-
lyses les plus importantes consacrées aux causes et
aux mécanismes d'accroissement des inégalités sociales
ont leur origine dans des travaux sur les sciences et
sur les arts. J'examinerai d'abord les analyses de type
normatif et d'inspiration critique, et je montrerai pour-
quoi nous sommes conduits à une impasse radicale si
nous nous contentons d'imputer les inégalités de type
paretien au simple fait que la production de 1'art est
organisée selon les mécanismes de la compétition dont
l'économie marchande fait le carburant de sa quête
incessante d'innovation. La critique d'une organisation
concurrentielle marchande des arts entend démontrer que
la compétition peut exténuer, ou freiner, la créativité;
elle substitue une approche normative des inégalités
à une approche explicative détaillée. Le raisonnement
contrefactuel qui inspire cette approche critique paraît
brouiller la distinction entre une approche positive (fon-
dée sur 1'examen des faits) et une approche normative.
En demandant ce qui arriverait si 1' art fonctionnait sous
une autre loi que la compétition interindividuelle et sa
traduction dans les inégalités de réussite, 1'approche
critique propose l'analogue d'un raisonnement expé-
rimental, mais à partir d'une expérience de pensée,
pour transformer 1'une des propriétés fondamentales

382
TA LENT ET RÉPUTATION

des mondes artistiques, l'attribution de valeur et la


hiérarchisation des valeurs, en un dispositif contingent
et arbitraire, qui pourrait bien être radicalement modi-
fié dans un autre système d'organisation. En montrant
à quelles contradictions aboutit la version marxienne
de l'espoir d'une abolition de la comparaison et de
la compétition interindividuelle, je pourrai rechercher
pourquoi les mondes de 1' art procèdent à d'incessants
classements et hiérarchisations.

Pourquoi classer? Les antinomies de l'évaluation

Dans les arts, 1' imputation de valeur et de talent opère


à travers des cotations de qualité, et les transforme en
classements finement hiérarchisés (les échelles de noto-
riété, les multiples espèces de prix et de consécrations,
les panthéons, les bit-parades, les listes de best-sellers,
les notations de qualité et d'originalité, comme celles des
interprétations de musique classique par la critique disco-
graphique) ou en classements plus grossiers (artistes de
premier plan/de second plan, œuvres littéraires majeures/
livres de bonne facture/romans de troisième catégorie,
films de qualité/films de série B, etc.). Or nous avons
affaire à des biens et à des prestations fortement dif-
férenciés, inventés et mis en circulation sous la loi de
1'originalité : les œuvres doivent différer par leur degré
d'originalité, ce qui les rend, théoriquement, difficilement
substituables et malaisément comparables.
Le processus d'évaluation qui est au cœur du sys-
tème artistique concurrentiel peut-il prétendre trier et
classer efficacement tant d'œuvres différentes mises
en circulation par tant d'artistes si peu substituables?
Procédons à une simplification brutale en considérant les
deux principales antinomies de 1'évaluation. Deux thèses

383
LE TRAVAIL CRÉATEUR

peuvent être opposées : la thèse qui défend l'efficacité


des systèmes de compétition et de classement des mondes
de 1'art, en leur reconnaissant la capacité de détecter
les talents et d'allouer les réputations sur la base des
mérites intrinsèques de chaque artiste et des œuvres
qu'ils destinent à un public, et la thèse qui soutient que
les processus d'évaluation sont très imparfaits et exces-
sivement malthusiens, et qu'une autre organisation des
mondes de 1' art rendrait la compétition moins rude et
finalement moins nécessaire. Le contenu de ces thèses
antinomiques réapparaîtra plus bas dans mon examen des
mécanismes d'amplification disproportionnée des écarts
de qualité. J'en présente ici les arguments.
La première antinomie traite du jugement des acteurs.
La réputation est fondée sur la perception qu'ont les
acteurs des mondes de l'art des différences qualitatives
entre les œuvres et entre les artistes, et sur les choix
qu'ils font en fonction de leurs préférences. Comment
sont formées ces perceptions ? L'argument qui invoque
les différences intrinsèques de qualité entre les artistes
comme la source ultime des écarts de réputation doit
postuler, d'une part, que le jugement de chacun, pro-
fessionnel de 1' évaluation ou consommateur profane, est
construit à partir de l'information complète sur l'ensemble
des artistes et des œuvres qui sont en compétition pour
retenir l'attention. Sans cette information, les compa-
raisons de qualité seraient imparfaites et ne pourraient
pas identifier correctement des différences intrinsèques
de qualité. D'autre part, les informations doivent être
acquises et traitées, et les jugements doivent être émis,
de façon indépendante par chacun pour que soient écartés
les risques d'influence et de jeu stratégique sur les évalua-
tions. Ces deux conditions sont celles qui prévaudraient
si 1'on était situé dans un monde dans lequel les artistes
pourraient faire coïncider la différenciation illimitée de

384
TA LENT ET RÉPUTATION

leurs travaux avec une attention illimitée à leurs qualités


respectives. Ces deux conditions sont-elles réunies? Il est
aisé d'objecter, comme le fait Howard Becke~ 5 , qu'aucun
système de sélection ne peut traiter équitablement la
multitude des œuvres candidates à une appréciation, et
ne peut exiger des publics une connaissance de tout ce
qui est mis en comparaison, pour former leur évaluation.
Par ailleurs, les entorses au principe d'une évaluation
indépendante sont innombrables : il y a les manœuvres
collusives qui rapprochent les intérêts des évaluateurs de
ceux des producteurs et des intermédiaires du marché, les
interdépendances entre les évaluations critiques, en raison
de comportements d'imitation ou de jeux d'influence, et
les pratiques déclarées illégales comme celle du payolc? 6 •

35. Howard Becker, Les Mondes de l'art, trad. fr., Paris,


Flammarion, 1988, chap. 9.
36. Une firme de disques qui recourt au paya/a fournit une contre-
partie financière (paiements directs, royalties sur la vente des disques
programmés, offre d'actions à la station, achats d'écrans publicitaires
dans les émissions musicales concernées, cadeaux aux programma-
teurs, etc.) à une station de radio ou de télévision pour passer à
l'antenne tel ou tel de ses disques. À la différence d'une publicité
payante, la transaction est ignorée du public, qui, lui, peut supposer
que les choix de programmation sont faits en toute indépendance,
en fonction des goûts et des opinions des programmateurs. Pratiqué
de longue date, le paya/a fut déclaré illégal aux États-Unis en 1960,
parce qu'il introduisait une distorsion de concurrence, mais n'a pas
cessé depuis, et est jugé par certains comme inévitable, sous l'une
ou l'autre des multiples formes qu'il peut prendre. Voir Ronald
Coase, « Payola in radio and television broadcasting », Journal of
Law and Economies, 1979, 22(2), p. 269-328; Marie Connolly, Alan
Krueger, « Rockonomics : The Economies of Popular Music », in
Victor Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook of the Economies
of Art and Culture, op. cit., p. 667-719; Richard Caves, Creative
industries, op. cit., chap. 18.

385
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La seconde antinomie est fondée sur une propriété


remarquable de l'œuvre d'art: dans l'univers des produits
du travail humain, selon 1' analyse classique de Han-
nah Arendt, l'œuvre d'art dispose d'une caractéristique
unique, celle d'être durable, et donc de pouvoir susciter
durablement 1'admiration, au point d'obtenir un succès
qui peut devenir universel et indéfini. Mais la durabilité
de 1' œuvre s'acquiert. Il faut distinguer entre le court,
le moyen et le long terme dans la formation des réputa-
tions et la convergence des évaluations. L'argument est
que sur le court terme, l'incertitude est maximale sur la
qualité esthétique des œuvres et sur l'importance relative
des artistes : c'est dans le court terme que la dispersion
des évaluations est la plus forte, que la spéculation agit
le plus fiévreusement en tirant le plus grand parti des
asymétries d'informations, et que la concurrence est la
plus vive entre tous ceux qui émettent des jugements
et interviennent dans le classement relatif des artistes.
Sur le moyen terme, la gamme des interventions sur
le prix et la valeur attribués aux œuvres se restreint.
Les marchands d'art agissent sur l'offre en dosant les
quantités mises sur le marché pour agir sur les prix tant
qu'ils conservent un monopole sur l'offre, ou procèdent
à des opérations de relance d'artistes un temps éclipsés
par la concurrence des nouveaux venus. Ces actions
se déroulent en même temps que la sélection resserre
l'attention sur un étroit nombre d'artistes aptes à durer.
Sur le long terme, 1' évaluation bénéficie de la réduction
d'incertitude sur l'identité et l'importance des œuvres.
L'offre des artistes qui ont achevé leur carrière ou qui
sont décédés est complète, et le travail d'analyse savante,
mais aussi de conservation, de mise en patrimoine, en
musée, en répertoire, s'est développé pour les artistes

386
TA LENT ET RÉPUTATION

les plus réputés37 • La durabilité de l'œuvre d'art est ce


qui rend possibles la convergence des évaluations et la
levée de l'incertitude, lorsque, comme dans le cas de l'art
savant, les œuvres prétendent pouvoir délivrer un flux
indéfini de plaisirs esthétiques, pourvu qu'elles demeurent
vues, lues, écoutées, commentées, discutées, interprétées
diversement, mises en énigme et en controverse, et que,
selon la belle comparaison de George Kubler, elles conti-
nuent, à la manière des étoiles, à émettre de la lumière
en franchissant le temps et 1' espace38 •
Ainsi peut être énoncé le principe de stabilité des
classements universellement ratifiés. Parmi les œuvres et
les créateurs reconnus comme les meilleurs à un moment
donné, une sursélection s'enclenche qui alimente le pal-
marès des valeurs les plus durables, et qui fait entrer
quelques artistes de chaque période dans un panthéon de
valeurs universelles et indéfiniment célébrées. L'humanité
ne dispose pas d'une meilleure définition de l'objectivité
des valeurs artistiques que celle de leur durable universa-
lité. C'est ce qui permet de qualifier les œuvres d'art de
biens publics, comme je le montre dans le chapitre 13 :

37. Pour une mesure de la stabilité de la réputation des grands


peintres sur le long terme, voir, par exemple, Victor Ginsburgh et
Sheila Weyers, « Persistence and fashion in art Italian Renaissance
from Vasari to Berenson and beyond », Poetics, 2006, 34, p. 24-44.
38. L'une des conséquences est la concurrence que les œuvres et
les artistes du passé peuvent livrer durablement à ceux du présent :
le domaine de la musique savante, symphonique, instrumentale et
lyrique, avec ses classiques et son répertoire, qui s'est plutôt élargi
vers le passé, à la faveur des redécouvertes en grand nombre suscitées
notamment par le mouvement d'interprétation de la musique baroque
sur instruments dits d'époque, en fournit un exemple spectaculaire.
Voir sur ce point Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du musicien,
Paris, Flammarion, 1983, et Richard Caves, Creative industries,
op. cit., chap. 22.

387
LE TRAVAIL CRÉATEUR

leur valeur n'est pas bornée au contexte immédiat de


leur production et de leur réception. C'est ce qui inclinait
Marx, pourtant théoricien du déterminisme historique, à la
perplexité face aux beautés de 1' art grec : en se demandant
pourquoi les œuvres issues d'une société donnée -la société
grecque, esclavagiste - pouvaient continuer à nous procurer
une jouissance artistique jusqu'à nous servir de norme,
de modèle inaccessible, il suggérait que la dialectique de
la production et de la consommation doit compter avec
une autonomie de la carrière historique des œuvres, avec
une histoire non dialectique de 1' évaluation artistique.
Mais, objectera-t-on, comment donc est acquise cette
durabilité? La sélection est-elle donc à ce point parfaite
que nous puissions passer de l'incertitude sur la qualité
à la certitude sur ce qui doit faire consensus et inspirer
une admiration générale, voire universelle? C'est, dira la
thèse opposée, négliger les cas d'erreur ou d'oubli dans
1' attribution de valeur et tous les exemples de fluctuation
des valeurs et des réputations sur le long terme même.
Il est faux de considérer que 1' allongement du proces-
sus d'évaluation opère de manière linéaire comme un
savant emboîtement des classements. Les raisons pour
lesquelles des œuvres et des artistes bénéficient d'une
réputation très durable peuvent être en réalité multiples,
et mêlent des considérations esthétiques historiques, éco-
nomiques, dont l'enchevêtrement est lui-même instable,
comme le prouvent les phénomènes de redécouverte
ou de déclassement ou 1' attribution à certaines œuvres
d'une importance historique indépendante de leur valeur
esthétique39 • C'est ce qui conduit Howard Becker, dans
le dernier chapitre de ses Mondes de l'art, à soutenir que

39. Francis Haskell analyse ces phénomènes de redécouverte et la


variété de leurs motifs dans La Norme et le Caprice. Redécouvertes
en art, trad. fr., Paris, Flammarion, 1986.

388
TALENT ET RÉPUTATION

si nous cherchons un fondement à 1' accord qui se fait


sur les artistes vainqueurs de compétitions éliminatoires
de plus en plus sélectives, nous sommes renvoyés en
fait à des raisons de convergence qui sont trop floues et
trop générales pour que 1' explication par des différences
perceptibles et incontestables de qualité soit réellement
convaincante. Et, ajoute-t-il, ces compétitions sélectives
ignorent des pans entiers de la production artistique,
comme l'art naïf ou l'art populaire, qui sont trop éloi-
gnés des normes esthétiques dominantes pour pouvoir
entrer dans le processus de sélection avec des chances
raisonnables de succès. Enfin, ce qui passe pour une
objectivation de la valeur artistique est aussi le produit
de mécanismes institutionnels et sociaux responsables de
la rigidité et de l'inertie des classements, à la faveur
de la multiplication des musées et autres formes de
patrimonialisation de la culture. La durée de vie des
œuvres réputées les meilleures se transforme en un
indice indiscuté de qualité, par un mécanisme d'auto-
renforcement et d'auto-entretien des réputations, et n'est
pas simplement soutenu par la qualité intrinsèque des
œuvres qui continuerait de rayonner par elle-même et de
convaincre indéfiniment par la seule force de 1'évidence.
Comment échapper à la mâchoire de ces antinomies ?
Grevé d'imperfections et pourtant générateur de conver-
gences durables des opinions et des préférences, le méca-
nisme d'évaluation qui soumet les artistes et les œuvres
à de multiples épreuves de comparaison déclenche une
interrogation simple, mais qui peut devenir rapidement
dévastatrice. Le talent est-il vraiment un considérable
avantage intrinsèque dont dispose un individu et qui,
au terme d'analyses ayant calibré tous les autres fac-
teurs possibles de la réussite, demeure comme un résidu
inexpliqué, désignant ce que 1'analyse économique appelle
un coefficient d'hétérogénéité interindividuelle, et ce que

389
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le sens commun appelle un don ou une aptitude rare ?


Ou bien ne doit-il pas être considéré comme une pro-
priété dont la définition et 1' existence même dépendent
des formes de concurrence et des procédés de sélection
des marchés, et peuvent varier avec celles-ci ? Pourquoi
les différences interindividuelles, qui sont les leviers de
1' originalité, devraient-elles devenir des inégalités inter-
individuelles, qui sont les produits de la compétition ?

La compétition sélective :
révélation ou construction de la valeur ?

Dans le chapitre conclusif de ses Mondes de l'art,


Howard Becker examine les opérations de sélection
qui conduisent aux palmarès et aux hiérarchies, et met
en question le principe même de la sélectivité dans les
mondes artistiques, au motif qu'il met en œuvre des opé-
rations socialement construites, changeantes et révisables.
D'abord, écrit-il, la sélection peut toujours être dif-
férente : « La sélection qui permet aux mondes de 1' art
de fonctionner et de bâtir des réputations élimine la
plupart des œuvres que d'autres modes de définition et
de sélection conduiraient à assimiler à de 1' art, de 1' art
de qualité et du grand art.» Ensuite, le taux d'élimina-
tion est beaucoup trop vertigineux : « Pour un artiste
qui finit par accéder à la notoriété, combien de laissés-
pour-compte?» Enfin arrive l'objection de style contre-
factuel qui résume la distance critique procurée par la
relativisation constructionniste :

«Les théories qui discernent les valeurs et les préoccu-


pations culturelles d'une société dans son art ne se fondent
en fait que sur l'art qui survit à des mécanismes complexes,
et variables dans le temps, de sélection et de formation des

390
TALENT ET RÉ PUT A TION

réputations. Parviendraient-elles aux mêmes résultats si elles


prenaient en compte la totalité de la production artistique
d'une sociéte0 ? »

Dans un échange à propos de cet argument, Howard


Becker a réagi à une analyse que j'ai donnée de ses
positions en me communiquant les arguments suivants :

« 1. J'estime qu'il est parfaitement possible d'arriver à


des consensus solides quand on juge la valeur de tel ou tel
spectacle ou œuvre ou artiste - à condition que chacun ait
appris à utiliser les mêmes critères d'évaluation. Ainsi, il est
tout à fait habituel pour des musiciens de jazz de s'accorder
à reconnaître que tel instrumentiste "swingue", mais pas
tel autre : ils ont tous grandi dans le même monde et ont
appris à appliquer ce critère de la même manière (même si
aucun d'entre eux ne peut réellement expliquer comment ils
s'y prennent, on peut en général se fier à leur jugement).
2. Mais il y a des cas et des lieux où ce consensus pré-
liminaire n'existe pas (1' essai de Barbara Herrnstein-Smith
que je cite [dans les Mondes de 1'art], avec ses jugements
sur les sonnets de Shakespeare, en est un bon exemple),
et il est donc impossible de parvenir à des jugements
semblables. Les gens partent de présupposés différents et
parviennent nécessairement à des conclusions différentes.
3. Il est courant aussi de voir des membres de la même
communauté artistique qui sont dotés d'une solide éducation
utiliser toutes sortes de critères de jugement (qui ne se
contredisent pas nécessairement). Ils peuvent dire ainsi que
tel interprète swingue vraiment, qu'un autre a de grandes
idées mélodiques, et qu'un troisième réalise un solo qui
a une grande cohérence. Ces choses peuvent ne pas aller
ensemble, et c'est souvent le cas. Ces gens reconnaissent que
le jugement sur la valeur du musicien dépendra du critère
qui est utilisé, et il n'y a aucune raison pour que tout le

40. Howard Becker, Les Mondes de l'art, op. cit., p. 363.

391
LE TRAVAIL CRÉATEUR

monde utilise toujours le même. Certains jours, j'aime les


Variations Goldberg dans l'interprétation de Glenn Gould
et d'autres fois dans celle de Charles Rosen.
4. Là où je suis le plus critique sur la question de la
démocratisation, c'est sur le point que vous soulignez, celui
concernant des genres artistiques tout entiers qui sont tout
simplement ignorés par les "gens cultivés", parce qu'ils
ne leur paraissent pas dignes d'attention ou de jugement.
5. Il y a une esthétique derrière ma façon de penser,
et derrière la manière dont j'ai songé à la présenter, mais
qui ira s'en préoccuper ? Certainement pas les spécialistes
d'esthétique. Mon idée principale, comme je le dis dans le
livre, est que 1' esthétique est une entreprise typiquement
négative, qui cherche à faire le tri entre le "bon art" méri-
tant et le "mauvais art" dépourvu de tout mérite. Toute
l'idée est d'empêcher les gens d'aimer et de goûter des
choses qu'ils ne devraient pas apprécier. Cette approche
diminue ainsi la quantité de plaisir possible dans le monde.
Ma conception est à 1' exact opposé, elle vise à découvrir
comment maximiser la quantité de plaisir en trouvant les
moyens d'aimer des choses qu'on "ne devrait pas aimer".
Ainsi, si je peux trouver un moyen d'aimer quelque chose
qui est vraiment nul, c'est bien. (Je me rappelle un article
de Charles Rosen, dans la New York Review of Books, sur
ce genre de musique qu'on trouve nulle : son principal
exemple était Liszt, et il se demandait comment il était
possible d'aimer réellement de la musique qui est nulle41 .) »

Ces différents arguments peuvent être classés sur une


échelle ascendante de radicalité constructionniste, selon
le principe formulé par lan Hacking42 • Becker songe-t-il
simplement à améliorer les procédures d'évaluation pour
corriger les imperfections concurrentielles qui n'assurent

41. Howard Becker, communication personnelle.


42. lan Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1999.

392
TALENT ET RÉPUTATION

pas 1'élection des meilleurs dans les meilleures condi-


tions (degré 1) ? Se fait-il ironique et anarchiste, en
s'impatientant des abus de célébration qui portent aux
nues un nombre d'artistes tout compte fait infinitésimal?
Au regard de l'infinie diversité des pratiques créatrices,
comment, à ce degré de rareté, le choix des « vainqueurs »
pourrait-il apparaître objectif et fondé en raison (degré 2) ?
Ou bien Becker songe-t-il à un monde possible où tout
ce qui se fait devrait disposer de chances égales de
reconnaissance et d'estime (degré 3) ?
Aux deux premiers degrés, ce sont les conditions dans
lesquelles opère le fonctionnement concurrentiel des
mondes artistiques qui sont mises en question, mais non
le principe même de la sélection concurrentielle. D'autres
modes d'organisation, d'autres systèmes d'évaluation et
d'autres structurations des préférences des consommateurs
donneraient tout simplement des résultats différents,
comme 1'histoire et la variabilité des systèmes culturels
nous le montrent.
L'argument de degré 1 peut être illustré par un exemple
pris dans le travail de Becker lui-même. Examinant les
tourbillons spéculatifs du marché de 1' art contemporain
et les techniques publicitaires d'intox qui visent à gon-
fler les réputations et les cotes de nouveaux artistes à
New York, Becker suggère que les excès de la volatilité
réputationnelle ont été rendus possibles par la disparition
de la « communauté de goût » qui fixait à la compétition
artistique et à la rivalité entre les amateurs d'art des
règles stables, porteuses de consensus, et moins soumises
qu'aujourd'hui à l'influence directe des opérateurs éco-
nomiques du marché de 1' art 43 •

43. Howard Becker, «La distribution de l'art moderne», in


Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l'art, Paris, La Documentation
française, 1986, p. 433-446.

393
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'argument de degré 2 a une portée plus forte. Il peut


être formalisé ainsi. Supposons que les qualités néces-
saires à la réussite professionnelle dans les arts ou dans
les sciences soient distribuées de manière continue entre
les individus, à la manière dont les scores au Scholastic
Aptitude Test (SAT) hiérarchisent les étudiants américains
à 1' occasion de leur candidature à 1' entrée dans un collège
universitaire. La distribution classera les individus selon
leur dotation en aptitudes et en qualités intrinsèques
(quelles qu'en soient 1' origine et la nature), mais sur
chaque portion de la distribution, deux individus que
la mesure du capital de leurs qualités recherchées (leur
score) rapproche immédiatement ne sont séparés que
par un écart minime. Examinons 1' extrémité supérieure
de la distribution, celle où se concentrent les indivi-
dus les plus talentueux. Le propre des compétitions en
économie marchande est d'accroître spectaculairement
les écarts de gain matériel et symbolique entre le ou
les quelques vainqueurs et tous les autres : la matrice
des gains est celle d'une loterie avec un ou quelques lots
considérables, mais les vainqueurs ne sont pas tirés au
sort, la compétition est entièrement fondée sur l'engage-
ment des qualités les plus hautes de 1' accomplissement
personnel - la capacité d'invention, la créativité, les
ressources intellectuelles les plus prisées. La compétition
prend très souvent 1' allure de tournois, incarnés par les
prix littéraires ou scientifiques, les hit-parades, les listes
de best-sellers, les palmarès des critiques. La forme de
tournoi la plus radicale, c'est-à-dire la plus inégalitaire,
est celle qui fait connaître et qui honore un vainqueur, ou
deux vainqueurs conjoints, et leur offre de « rafler toute
la mise», comme dans l'attribution du prix Goncourt,
du prix Pulitzer, du prix Pritzker, du prix Nobel, de la
médaille Field, pour ne citer que quelques-uns des plus
prestigieux. Il en va de même pour 1' élection au sein

394
TALENT ET RÉ PUT A TION

d'un cercle d'élite dont la composition est strictement


délimitée par un numerus clausus : il y a quarante sièges
à 1'Académie française, et, comme le souligne Harriet
Zuckerman44 , le 41 e fauteuil, s'il existait, serait attribué
à quelqu'un dont les mérites sont équivalents à ceux des
autres académiciens.
Il se trouve pourtant que dans les arts comme dans
les sciences, les prix, les classements, les récompenses,
les signes distinctifs de la célébrité ou du mérite ont vu
leur nombre grandir tout au long du xxe siècle. Le déve-
loppement même des marchés concurrentiels dans ces
deux mondes peut conduire à élargir la quantité sociale
d'admiration procurée aux meilleurs professionnels.
Mais en résulte-t-il une moindre rareté de la réussite, ou
une multiplication des catégories de réussite, ou encore
un affaiblissement des hiérarchies durables, et, au total,
une moindre concentration des gains matériels et sym-
boliques de la réussite? Les vainqueurs n'accaparent-ils
plus qu'une fraction réduite des marchés? Aux États-
Unis, on décernait une vingtaine de prix littéraires à
la fin des années 1920, et plus d'un millier au début
du XXIe siècle. James English a estimé un indice du
nombre des prix littéraires décernés aux États-Unis et
en Grande-Bretagne45 • L'indice est le rapport entre le
nombre de prix décernés chaque année, et le nombre de
nouveaux titres publiés annuellement, exprimé en mul-
tiples de 1 000. La valeur de cet indice a été multipliée
par dix depuis les années 1920. En d'autres termes, le
signalement de la valeur compétitive des écrivains et de

44. Harriet Zuckerman, Scientific Elite : Nobel Laureates in the


United States, New York, The Free Press, 1977.
45. James English, The Economy of Prestige. Prizes, Awards
and the Circulation of Cultural Value, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 2005.

395
LE TRAVAIL CRÉATEUR

leurs livres par 1' attribution de prix a augmenté dix fois


plus vite que la diversité de la production littéraire. N'y
a-t-il pas là de quoi offrir à davantage de concurrents
une chance d'accéder à la visibilité et de trouver un
public? C'est l'argument de Tyler Cowen, qui veut
discerner une volatilité plus grande des réputations et
une fragilisation de la domination des marchés par les
superstars 46 • L'allocation inflationniste de la célébrité
éphémère, qui ne pourrait se convertir en une gloire
durable qu'une fois identifiée à un mérite, lui paraît être

46. Tyler Cowen, What Priee Fame?, Cambridge (Mass.),


Harvard University Press, 2000. Celui-ci décrit les rouages des
cultures et des sociétés à forte intensité de célébrité (fame), qu'il
oppose aux idéaux de récompense méritocratique de la valeur
artistique. Il fait ainsi l'inventaire des nombreux procédés qui
produisent et amplifient la célébrité en actionnant les mécanismes
de contagion dans les groupes de pairs (fans), en intensifiant la
promotion publicitaire, en cherchant à intégrer verticalement la
critique littéraire et en exploitant les éloges vendeurs (praise for
sale). Mais, à la différence de Robert Frank et Philip Cook, les
auteurs d'un essai critique sur l'expansion des winner-take-all-
markets (The Winner-Take-All Society, New York, The Free Press,
1995), cette industrie grandissante de la célébrité lui paraît procurer
des bénéfices croissants de diversité et d'innovation, sans que la
preuve en soit réellement donnée. Dans un compte rendu critique de
ce livre (Journal of Cultural Economies, 2001, 25(2), p. 151-155),
Sherwin Rosen souligne le caractère trop allusif de cette notion de
fame, qui permet à Cowen de vanter les bienfaits de l'expansion
commerciale des marchés culturels, en dépit des multiples manipu-
lations de l'allocation de la célébrité. La publicité, rappelle Rosen,
fut l'objet des mêmes débats : considérée comme un moyen utile
de diffusion d'une information, elle est tenue aussi pour un pro-
cédé de manipulation des goûts. L'importance croissante que joue
l'offre d'espace publicitaire dans le financement des plateformes
de diffusion gratuite des contenus culturels numériques a de quoi
aiguiser à nouveau 1' attention sur cette ambiguïté.

396
TALENT ET RÉPUTATION

un jeu à somme positive, puisqu'elle conduit les gens


à s'enflammer pour un plus grand nombre d'artistes,
et les professionnels à inventer des distinctions et des
célébrations du talent de toutes sortes. Mais l'affaiblis-
sement du lien durable entre la célébrité et le mérite
artistique est-il une bonne ou une mauvaise nouvelle?
Une bonne nouvelle, pensera un adepte d'une démocratie
de 1' admiration, si la mobilité des réputations interdit
désormais à quiconque de dominer longuement une scène
artistique et d'y bénéficier d'une rente réputationnelle
exorbitante. Encore faudrait-il vérifier si l'intensifica-
tion de la compétition et la mise à mal des rentes de
réputation offrent des chances plus égales à beaucoup
d'artistes d'entrer dans la compétition, ou si elle ne
conduit pas à fixer la compétition sur un type de pro-
ductions qui correspondent le mieux aux exigences des
marchés culturels de masse, sans annuler les inégalités
de la distribution paretienne des gains. Si cette dernière
hypothèse était la bonne, la nouvelle serait mauvaise
pour les tenants d'une conception méritocratique de la
réussite, puisque les marchés à fort potentiel de profit
immédiat tendraient à imposer leur modèle et à formater
la production pour 1' orienter vers le divertissement le
plus aisément consommable.
Les données qui mesurent la concentration du succès
sont sans ambiguïté : la loi de Pareto ne s'est nulle-
ment évanouie47 • En réalité, la population des prix se
distribue elle-même selon une hiérarchie d'influence
et d'octroi de prestige qui a le même profil que les
inégalités de réputation des artistes. Et les cumuls de
prix par certains créateurs, dont James English donne
une série d'exemples, nous éloignent du schéma idéalisé

47. Voir, par exemple, Marie Connolly, Alan Krueger,


« Rockonomics : The Economies of Popular Music)), art. cité.

397
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'une profonde « décentralisation de la gloire » que veut


observer Cowen48 •
Que retenir de ce point? L'hypothèse d'une distri-
bution continue des qualités requises par la pratique
professionnelle des sciences ou des arts est celle sous
laquelle est formulé 1' argument critique d'une coupure
injustement radicale entre ceux qui sont situés de part
et d'autre des barrières élevées par la compétition, avec
ses rares positions gagnantes. Mais cette hypothèse d'une
distribution continue est plus aisée à formuler qu'à spé-
cifier rigoureusement. La sociologie des sciences nous
fournit un bon terrain d'examen de la question et de sa
portée normative.
Les travaux de scientométrie se sont développés
dans les années 1960, et ont alimenté la sociologie des
sciences en matériaux empiriques, pour permettre d'iso-
ler les facteurs de la productivité et de la compétitivité
scientifiques. L'une des questions décisives, et dont la
portée politique est évidente, est d'estimer la relation
causale entre la taille de la population scientifique et
le degré d'avancement de la recherche scientifique49 •
Si la corrélation est linéaire, l'argument est direct : le
nombre fait la qualité. Et l'argument de l'efficacité peut
se déplacer : le nombre pourra jouer un rôle d'autant
plus important qu'il est corrélé à un mode d'organisation

48. Voir aussi Alan Collins, Chris Hand, «Vote Clustering in


Toumaments : What Can Oscar Tell Us?», Creativity Research
Journal, 2006, 18(4), p. 427-434. Les auteurs examinent la probabi-
lité pour un film de cumuler les récompenses dans les compétitions
américaines (Golden Globe, Oscar) et observent que la distribution
obéit à une loi de Yule (le succès est cumulatif), comme c'est le cas
pour le profil très inégalitaire de répartition des recettes des films.
49. Stephen Cole, G. S. Meyer, «Little Science, Big Science
Revisited », Scientometrics, 1985, 7(3-6), p. 443-458.

398
TA LENT ET RÉ PUT A TION

optimale de la recherche scientifique. Joseph Ben-David


a, par exemple, montré comment 1'Allemagne, à la fin
du XIXe siècle, avait une recherche scientifique plus
puissante que celle de la France ou de 1'Angleterre, en
raison de 1' organisation décentralisée de son enseigne-
ment supérieur, du nombre élevé de ses universités, et
des relations de compétition ouverte entre elles (une
vingtaine d'universités en concurrence pour le leadership,
contre deux fortement dominantes dans les deux autres
pays), et en raison des créations d'emploi scientifique
que l'expansion et la dynamique concurrentielle d'une
telle organisation ont provoquées 5°.
Mais cet argument de la puissance du nombre avait
de quoi étonner ceux qui ont montré à quel point la
productivité des scientifiques est inégalement répartie
(c'est l'inégalité du côté de l'offre), et, plus encore,
combien le crédit de notoriété et d'estime qui est attribué
par la communauté professionnelle à ses membres, à
travers les citations qui sont faites de leurs travaux, est
impitoyablement concentré sur une élite (ce qui équivaut
à une mesure de la sensibilité de la demande émanant
du groupe professionnel à 1' égard de la qualité ou de
l'utilité de l'offre proposée).
Les calculs et les estimations que réalisa Derek de
Solla Price51 dans les années 1960 confirmaient la loi
de Lotka, en montrant que le nombre de scientifiques
produisant N articles est approximativement propor-
tionnel à 1/N2 : sur 100 auteurs produisant un article,

50. Voir Joseph Ben-David, Awraham Zloczower, « Universities


and academie systems in modem societies », European Journal of
Sociology, 1962, 3(1), p. 45-84; repris in Joseph Ben-David, Scientific
Growth, Berkeley, University of Califomia Press, 1991.
51. Derek de Solla Priee, Little Science, Big Science, New York,
Columbia University Press, 1963.

399
LE TRAVAIL CRÉATEUR

25 en produisent deux, 11 en produisent trois, etc.


Et, poursuivait Priee, si 1' on classe 1 000 articles ou
1 000 scientifiques par ordre décroissant de citations de
leurs travaux par leurs collègues, la moitié du nombre
total de citations se concentre sur quelque 32 articles
ou auteurs, c'est-à-dire sur un nombre qui représente
la racine carrée de la population totale d'articles ou
d'individus considérés. D'où son argument : accroître
la population des scientifiques augmenterait bien moins
que proportionnellement la valeur totale de la production
de recherche, puisqu'avec un doublement du nombre
de scientifiques, 1' augmentation de la production de
recherche de valeur serait de 5 %.
Ces inégalités pyramidales suscitent assez vite la ques-
tion de 1' allocation dysfonctionnelle des moyens et des
capacités. N'y a-t-il pas un incroyable gâchis humain
et social à laisser se développer des systèmes d'activité
dans lesquels la réussite exceptionnelle d'un petit nombre
nourrit le fol espoir de réussite de tous ceux qui entrent
dans la compétition et qui, dans leur immense majorité,
seront plutôt des soldats du rang que des producteurs
reconnus et fortement estimés ?
Et si le nombre de scientifiques était réduit, la recherche
en souffrirait-elle ? Si oui, alors se vérifierait ce que Jona-
than et Stephen Cole nomment «l'hypothèse Ortega»,
c'est-à-dire l'argument de José Ortega y Gasset selon
lequel, sans les découvertes et les productions mineures
de la grande masse des scientifiques de deuxième ou
troisième plan, les avancées et les percées des scienti-
fiques de premier plan seraient impossibles 52 • La science,
tout en étant vivement inégalitaire et structurée de part
en part par la compétition, aurait donc des propriétés

52. Jonathan Cole, Stephen Cole, Social Stratification in Science,


Chicago, The University of Chicago Press, 1973, chap. 8.

400
TALENT ET RÉPUTATION

fonctionnellement communautaires et collectives : les


interdépendances entre les activités des professionnels de
toute réputation sont si fortes que chacun est nécessaire,
ou, ce qui revient au même, que nul, petit ou grand, n'est
irremplaçable. La preuve n'est-elle pas dans les phéno-
mènes de découverte simultanée ou quasi-simultanée
examinés par Robert Merton 53 ? La science avance, que
les découvertes soient le fait de tel chercheur ou de tel
autre. Mais Merton observait aussi que les scientifiques
d'exception ne sont pas simplement ceux qui font une
découverte qu'un autre pourrait faire aussi, mais ceux
qui sont impliqués dans de multiples découvertes : « Le
scientifique de génie est 1' équivalent fonctionnel de toute
une gamme d'autres scientifiques aux talents de degré
variable 54 • »
Pour les Cole, cette hypothèse Ortega ne tient pas : cer-
tains sont plus irremplaçables que d'autres. La conclusion
redoutable qu'ils esquissent est qu'« il pourrait ne pas être
nécessaire d'avoir 80 % de la communauté scientifique
occupée à produire 15 % ou 20 % du travail de recherche
utilisé dans les découvertes scientifiques significatives,
quand la moitié seulement de leur nombre produirait
sans doute le même résultat55 ». De tels diagnostics de

53. Robert Merton, « Singletons and Multiples in Scientific


Discovery : A Chapter in the Sociology of Science », Proceedings
of the American Philosophical Society, 1961, 105(5), p. 470-486.
54. Ibid., p. 484.
55. Jonathan Cole, Stephen Cole, Social Stratification in Science,
op. cit., p. 231. Dans 1' étude ultérieure déjà citée (Stephen Cole,
G. S. Meyer, « Little Science, Big Science Revisited », art. cité), Cole
et Meyer ont procédé à une estimation des effets de la croissance
des effectifs de jeunes physiciens entrant dans la carrière universi-
taire dans les années 1960, et de la baisse des taux d'entrants, dans
la première partie des années 1970. Si l'hypothèse de Priee et les
conclusions tirées de l'infirmation de l'« hypothèse Ortega» par les

401
LE TRAVAIL CRÉATEUR

social waste peuvent être aussi dévastateurs qu'est naïve


1' argumentation qui veut voir une relation linéaire entre
le niveau de dépenses pour la recherche scientifique
d'un pays et la valeur de sa production scientifique,
sans égard pour toutes les considérations d'organisation
des carrières et du travail scientifiques, de concentration
des ressources, de compétition, de stratification, d'inci-
tation monétaire et symbolique, de conditions d'exercice
de la recherche, tant du côté des chercheurs que du côté
de leurs étudiants.
Qu'est-ce qui pose problème dans la conclusion for-
mulée par Jonathan et Stephen Cole? Priee a donné la
réponse, en forme de mise en garde contre les conclusions
dévastatrices qui pourraient être tirées de ses calculs :
«Le seul hic est qu'on ne peut jamais savoir à l'avance
quels articles, livres, concepts ou individus rejoindront
le noyau dur de la production de qualité ou 1' élite du

Cole étaient justes, la proportion de jeunes chercheurs obtenant au


moins une citation de leurs travaux dans les deux grandes revues de
physique étudiées devrait s'accroître quand les effectifs diminuent et
réciproquement, puisque le nombre des chercheurs reconnus comme
les plus créatifs (c'est-à-dire cités par leurs collègues) devrait varier
dans des proportions beaucoup plus limitées que le nombre total de
chercheurs publiants. Mais les données montrent au contraire que
la proportion est assez constante : le nombre de jeunes physiciens
qui font, au début de leur carrière, des contributions remarquées et
citées, varie à la hausse et à la baisse comme les effectifs totaux des
différentes cohortes d'entrants, au fil des ans. En d'autres termes, la
fluctuation du nombre de jeunes scientifiques « talentueux » dépend,
selon l'étude, des opportunités d'emploi et des choix de carrière cor-
respondants. Mais elle peut refléter aussi les conséquences différées
des variations de l'offre d'emploi : en période de forte croissance des
recrutements, la dispersion qualitative peut s'accroître, tout comme
s'accroît le nombre de scientifiques de valeur qui sont conduits à
rejoindre des départements universitaires de moindre réputation.

402
TALENT ET RÉPUTATION

groupe professionnel56 • »Le principe d'incertitude est un


argument central. Il s'applique ici comme il s'applique
dans les arts et dans les industries culturelles : il est ce
no body knows principle dont parle si bien Richard Caves 57 •

Un monde possible sans compétition


ni différences de talent ?

Pour démontrer ce qu'il en coûte de nier ce principe


d'incertitude, allons au scénario le plus radical, contenu
dans l'argument de degré 3, et voyons les enseigne-
ments que nous retirerons de son examen. Les artistes
pourraient-ils travailler sans être mis en rivalité par les
évaluations comparatives des critiques, des experts, des
professionnels et des publics ?
La révolution technologique actuelle laisse entrevoir,
selon certains5 8 , un monde de production totalement
atomisé, où d'innombrables producteurs de biens cultu-
rels, ayant accès à des technologies de plus en plus

56. Derek de Solla Priee, « Sorne Remarks on Elitism in Information


and the Invisible College Phenomenon in Science », Journal of the
American Society for Information Science, 1971, 22(2), p. 75.
57. On pourrait citer d'autres secteurs auxquels appliquer ce
principe, avec son corrélat inégalitaire de distribution paretienne
des rétributions matérielles et symboliques. Robert Frank et Philip
Cook (The Winner-Take-All Society, op. cit.) voient s'imposer dans
le journalisme, l'édition, la mode, le design, le métier d'avocat, les
activités du conseil, la médecine, la recherche universitaire, la finance,
le management des entreprises, le conseil en communication politique
ou la création publicitaire, des mécanismes spectaculairement inéga-
litaires de cotation des talents et de rémunération des réputations qui
sont comparables à ceux qui prévalent dans les sports et les arts.
58. Voir, par exemple, Eric von Hippel, Democratizing Innovation,
Cambridge (Mass.), MIT Press, 2005.

403
LE TRAVAIL CRÉATEUR

puissantes et de moins en moins coûteuses à acquérir et


à exploiter, produiraient à bas coût des œuvres instanta-
nément diffusables et appropriables : une communauté
de producteurs, en somme, qui se passerait de toutes
les catégories d'intermédiaires qui réalisent le travail
de mise en forme, de mise en concurrence, de mise en
comparaison et d'évaluation des œuvres et des artistes.
Dans ce scénario, la gratuité de 1' accès aux biens dif-
fusables par Internet, véhiculés et échangés depuis un
terminal (ordinateur, mobile, ipod, kindle, etc.) vers tous
les autres, imposerait sa loi, en dessinant une symé-
trie entre ceux qui échangent : tout bénéficiaire d'un
échange peut être, à son tour, producteur d'un bien à
livrer gratuitement. La chaîne des dons et contre-dons
organiserait un univers de production sans friction (la
friction des comparaisons envieuses, des différences
exploitables de talent) ni monétarisation, si ce n'est, sans
doute, celle des équipements à se procurer initialement
et à renouveler régulièrement. Ce serait réinventer ce
qui a souvent été présenté comme le comble de l'amour
de l'art, celui du praticien amateur, enfin débarrassé de
la délicate (et réputée aliénante) conversion de son acte
créateur en création de valeur.
Les technologies et leurs convergences auraient alors
pour propriété quasi magique de résoudre simultanément
les trois apories des marchés culturels. Elles amplifie-
raient et modifieraient la consommation en fournissant
aux consommateurs une information plus complète sur
les œuvres, grâce à un échantillonnage illimité qui leur
permettrait de tester tout ce qui peut les intéresser, avant
d'accorder leur préférence à tel artiste ou à tel contenu.
La consommation cesserait alors d'être influencée par
la publicité sur les artistes stars (le rendement du mar-
keting promotionnel serait devenu fortement décroissant
ou nul). Deuxièmement, les artistes seraient plus nom-

404
TA LENT ET RÉ PUT A TION

breux, puisque les coûts de production s'abaisseraient


sans cesse, et que les pratiques créatives offriraient des
possibilités sans cesse plus larges de recombinaison, de
mélanges, de collage, d'hybridation à partir de la produc-
tion existante, en allégeant ainsi le coût de 1' invention59 •
Les technologies auraient pour propriété de rétablir une
distribution gaussienne des aptitudes et des réputations : à
la concurrence très inégalitaire orchestrée par les grandes
firmes se substitueraient des variations de faible ampli-
tude autour d'une valeur réputationnelle moyenne. Enfin,
le bien-être social serait augmenté : la production et la
consommation seraient plus abondantes et plus diverses,
le prix d'accès aux œuvres serait plus bas ou nul, pour
des unités de consommation plus aisément divisibles (un
titre au lieu d'un album, trente secondes de musique pour
la sonnerie de son mobile plutôt qu'un titre entier, etc.),
et, logiquement, il y aurait une réduction spectaculaire

59. Il est intéressant de noter que la révolution technologique


actuelle fait ressurgir les arguments de ceux qui, au début du
XIXe siècle, voulurent s'opposer à la législation sur la propriété
littéraire et artistique. Dans un essai demeuré fameux, Les Majorats
littéraires (rééd. présentée par Dominique Sagot-Duvauroux, Paris,
Presses du Réel, 2002), Proudhon, poursuivant sur le terrain de
la production intellectuelle sa critique socialiste de la propriété,
combattait le principe de la propriété des œuvres intellectuelles, et
notamment l'assimilation des droits d'exploitation à un droit absolu,
exclusif, et durable, voire perpétuel, de propriété, inspirée de la
tradition philosophique et juridique de l'individualisme possessif
issue de Locke. Voir, sur ce point, la thèse de Laurent Pfister,
L'Auteur, propriétaire de son œuvre. La formation du droit d'auteur
du XVIe siècle à la loi de 1957, thèse de droit, multigraphiée, 1999.
Sur les nouvelles conventions de travail créateur et d'échanges
culturels suscités par les usages artistiques d'Internet, voir Jean-Paul
Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création,
Paris, Éditions du CNRS, 2005.

405
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des inégalités de réussite et une extinction des rentes


réputationnelles.
Les majors piqueraient du nez, et le star-system avec
elles. Cette vision est celle d'une communauté de créateurs
entrepreneurs indépendants, et d'une communauté de
consommateurs fortement interconnectés et s'échangeant
sans contraintes à peu près tout. Mieux, 1' écart entre
producteur et consommateur se réduirait, et la barrière
pour passer de l'état de consommateur à celle d'artiste
créateur et producteur mettant en circulation ses œuvres
s'abaisserait jusqu'à avoisiner le zéro. Or c'est là très
exactement ce que Marx imaginait : une communauté
d'artistes créateurs n'étant plus mis en rivalité par les
comparaisons évaluatives des consommateurs, car la
disjonction producteur/consommateur disparaîtrait pro-
gressivement.
Marx, dans ses Manuscrits de 1844 et, plus tard, dans
sa conception du travail non aliéné du Capital, a postulé
une liaison essentielle entre 1' organisation concurren-
tielle de la production et la valorisation du talent. La
division du travail est, selon son analyse, la principale
source d'aliénation de l'homme, notamment parce qu'elle
provoque la spécialisation mutilante des compétences
individuelles, alors que le travail devrait être pour chaque
homme le moyen de se réaliser dans la plénitude de son
essence individuelle, conformément à un idéal d'origine
aristotélicienne dans lequel Jon Elster60 voit l'essence
du communisme marxien. C'est 1'économie capitaliste
d'échange et de production pour la consommation, avec
ses rapports de propriété des moyens de production et
son système d'extorsion de la plus-value, qui a fait du
travail une marchandise, et qui suscite, selon Marx, la

60. Jon Elster, Karl Marx. Une interprétation analytique, trad. fr.,
Paris, PUF, 1989.

406
TA LENT ET RÉ PUT A TION

réduction abstraite de tout travail complexe à un multiple


du travail moyen ou simple, non qualifié, mesuré selon
une simple quantification de l'énergie dépensée, et purgé
de toutes ses caractéristiques individuelles. Le projet de
Marx est d'obtenir que le travail cesse d'être un simple
moyen, une valeur négative, de 1'énergie dépensée pour
se procurer les biens sources de satisfaction. Dans une
bonne société (celle qui, pour Marx, aura dépassé suc-
cessivement le capitalisme et le socialisme), le travail
se manifestera dans la plénitude de sa positivité comme
l'instrument par excellence du bien-être individuel. Quelle
est la condition pour y parvenir? La condition déci-
sive pourrait être de neutraliser tous les mécanismes de
concurrence interindividuelle qui provoquent la sélection
de certaines aptitudes, qui avantagent ceux qui en sont
pourvus plus que la moyenne, et qui déclenchent une
spécialisation des individus et des activités. La solution
marxienne est encore plus radicale et plus simple, mais
anthropologiquement et socialement illogique.
Il y a, en effet, dans son scénario, un postulat clé, celui
de 1' égale dotation de tous les individus en aptitudes sem-
blables : les inégalités d'aptitude et de capacité qui sont
observées et exploitées ne sont, selon Marx, que le produit
de la structure institutionnelle des sociétés capitalistes et
précapitalistes, et en aucune façon une donnée naturelle.
Mais comment ce postulat peut-il être concilié avec la
puissance d'individuation que recèle le travail et qui se
libère dans 1' autoréalisation par le travail libre et créateur ?
Dans la conception marxienne, chaque individu dispose
d'un ensemble d'aptitudes suffisamment nombreuses et
suffisamment diverses pour que toute forme de division
du travail, même assortie d'une mobilité organisée entre
des emplois variés, apparaisse comme mutilante. Ensuite,
pour pouvoir considérer que ces aptitudes sont égale-
ment réparties entre tous les membres d'une société, il

407
LE TRAVAIL CRÉATEUR

faut admettre qu'elles existent, en puissance, en chaque


individu, mais que les occasions de les actualiser sont
diversement offertes. Il faut alors faire en sorte que cette
actualisation se déroule dans un temps indéfini, autrement
dit que chaque individu trouve dans le temps de la vie
sociale suffisamment d'occasions pour actualiser tour à
tour l'ensemble de ses aptitudes, au lieu d'en bomer le
développement à la période initiale de formation, par une
sélection précoce de certaines aptitudes, au détriment de
toutes les autres. Enfin, à une société d'échange peuplée
de producteurs et de consommateurs se substitue une
société de producteurs créateurs, dans laquelle 1'acte
productif s'apparente, selon une logique typiquement
hégélienne, à un processus interminable d'apprentissage
et de découverte de soi. Le refus de la division du travail
et le refus des différences d'aptitude exigent ainsi un
horizon indéfini d'actualisation des qualités propres à
chaque individu, comme le note Luc Boltanski :

« La critique de la division du travail [... ] est plus fon-


damentalement liée au refus, déjà exprimé dans L'Idéologie
allemande, de la différence des talents naturels. Le refus
de reconnaître une inégalité des talents s'inscrit chez Marx
dans le cadre du rapport qu'il établit entre puissance et acte.
Il est déterminé par la volonté de maintenir une incertitude
radicale sur les puissances dont sont dépositaires les per-
sonnes et qui, ne se révélant que dans 1' effectuation par
des actes, ne sont jamais complètement dévoilées parce que
la possibilité d'agir n'est jamais close. Or la division du
travail, qui repose sur une différenciation et sur une hiérar-
chisation des compétences, suppose une prédétermination
et une stabilisation qui soutient les attentes réciproques des
personnes établies dans des positions différentes 61 • »

61. Luc Boltanski, L'Amour et la Justice comme compétences,


Paris, Éditions Métailié, 1990, p. 211.

408
TALENT ET RÉ PUT A TION

La temporalité de 1' activité à laquelle on aboutit est


d'une espèce particulière: l'indétermination de l'avenir et
l'indétermination des capacités individuelles sont requises
simultanément pour que le temps soit gros d'occasions
sans cesse nouvelles d'actualisation des potentialités,
et pour que les individus ne se connaissent pas assez
eux-mêmes ni assez entre eux pour spéculer sur les
compétences particulières dont ils pourraient disposer, et
pour faire jouer ainsi tous les ressorts de la concurrence
interpersonnelle. En un mot, 1'avenir est indéterminé,
mais il n'est pas générateur de situations incertaines, qu'il
s'agisse d'une incertitude sur les états futurs du monde
ou d'une incertitude stratégique, engendrée par le com-
portement d'autrui et ses effets sur les décisions d'ego.
Gerald Cohen et Jon Elster ont souligné les incohé-
rences logiques que recèle la théorie de Marx. Gerald
Cohen distingue dans celle-ci quatre ensemble d'idées 62 :
une théorie de 1'histoire, selon laquelle la croissance
des capacités de production est la force qui sous-tend
le changement social ; une anthropologie philosophique,
qui tient les hommes pour des êtres essentiellement
créatifs, et pleinement accomplis quand ils exercent leurs
talents et leurs pouvoirs ; une théorie économique qui
attribue à toute activité et à toute chose produite une
valeur en fonction de la quantité de travail (de dépense
d'énergie musculaire, nerveuse, cognitive) requise par
elles, et qui récuse les facteurs de rareté et de désira-
bilité comme déterminants ultimes de la valeur ; une
vision de la société du futur, qui adresse au capitalisme
une accusation principale, celle de détruire le potentiel
créatif de 1'homme, et qui recherche comment organiser

62. Gerald Cohen, Karl Marx 's Theory of His tory, édition révisée,
Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 345 sq.

409
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la société pour permettre à la créativité du corps social


de se libérer pleinement. Les incohérences logiques de
la théorie marxienne proviennent essentiellement de la
tension entre son anthropologie philosophique et sa théo-
rie économique.
Partons d'un exemple. S'agissant d'une incarnation
aussi caractéristique du travail créateur que la réalisation
d'une peinture, Marx adresse à sa propre théorie de la
valeur l'objection suivante : la valeur d'une peinture se
mesure d'après l'intensité de la demande qui s'adresse
à elle plus que d'après la quantité de travail déposée
en elle. Mais cette objection, soutient Marx, pourrait
être levée si la société était organisée selon d'autres
rapports que ceux de la concurrence marchande. Pour
y parvenir, il faudrait, selon 1' espoir de 1' eschatologie
marxienne, surmonter les contraintes de rareté physique
des ressources dans une économie autrement organisée.
La question est alors : la rareté et la désirabilité des qua-
lités qui sont admirées dans une peinture constitueraient-
elles des résidus d'un système social dépassé, et donc
des valeurs anthropologiques à dépasser ? Apparaît ici
1'une des apories de la conception de Marx. Elle réside
dans 1'hypothèse que les individus devraient pouvoir
s'accomplir dans des activités créatrices sans jamais se
rapporter à autrui comme à un modèle ou à un contre-
modèle, et sans jamais non plus se comparer à eux-mêmes
dans le temps, pour vérifier s'ils ont progressé ou non,
et pour estimer ce qui pourrait les inciter à renoncer à
telle ou telle activité et à se spécialiser dans celle où ils
jugeraient avoir plus de facilité à s'accomplir. Mais que
peut-on apprendre et savoir sur soi, sans se rapporter
à autrui et aux différents soi que 1'on est au cours du
temps ? Comment se réaliser dans la plénitude de son
humanité si celle-ci est une abstraction indifférente au
déploiement des différences réelles entre les individus

410
TALENT ET RÉPUTATION

et aux gains qu'il y a à retirer de tout échange interin-


dividuel, comme je l'ai montré dans les deux premiers
chapitres de ce livre ?
La solution marxienne revient à inventer une sorte
d'individualisme indifférencié, et indifférent à lui-
même : les individus ne doivent surtout pas interagir
afin d'éviter qu'affleurent des différences et, avec elles,
des situations d'échange et de transaction fondées sur
les avantages comparatifs dont chacun pourrait tirer
profit pour faire ce que 1' autre ne ferait pas aussi bien
ou aussi volontiers, bref pour éviter qu'adviennent la
spécialisation et la marchandisation de 1' acte productif.
Chaque travailleur-créateur devrait être indifférent à une
quelconque appréciation des résultats de son travail par
autrui, parce que cette évaluation serait immanquablement
porteuse des germes de la comparaison hiérarchisante,
ceux de 1'admiration comme ceux de 1' envie. Cette clause
revient à abolir l'incertitude stratégique qu'introduisait
1'appréciation par autrui et la rivalité avec autrui. Mais
l'incertitude intrinsèque disparaît aussi : la possibilité
de 1' échec serait abolie, et la réussite serait le terme
certain de chaque entreprise créatrice. Le talent et les
différences de talent disparaissent alors, car il n'y a plus
de performances relatives, plus ou moins réussies, plus ou
moins admirables : chaque acte de travail créateur atteint
absolument son but. «Milton a produit le Paradise Lost
pour la même raison qu'un ver à soie produit de la soie.
C'était une manifestation de sa nature», écrit Marx63 •
C'est là une vision totalement opposée à la détermination
la plus élémentaire de ce qu'une activité créatrice recèle
d'épanouissant, avec ses obstacles, ses difficultés, ses
surprises, son cheminement inattendu, 1' excitation de

63. Cité par Jon Elster, Karl Marx. Une interprétation analytique,
op. cit., p. 130.

411
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la découverte, les leçons à tirer de l'échec, comme je


l'ai indiqué plus haut dans ce chapitre, et comme je le
montrerai aussi dans le chapitre 9.
L'idéal auquel aboutit la vision marxienne est celui d'une
communauté de créateurs, qu'aucune relation de concur-
rence ne trouble dans leur activité. Comme le remarque
Elster, un tel modèle suppose que le travailleur-créateur
n'expose pas les résultats de son travail à des consomma-
teurs, pour que soient écartées les conséquences négatives
de la mise en concurrence. L'horizon d'une telle conception
du bien-être est l'instauration d'une société monadique
où chacun peut déployer ses talents sans craindre leur
asservissement à une demande sociale, autrement dit une
société sans interactions ni intersubjectivité. Mais le besoin
d'identification à soi et le nécessaire rapport à autrui sont
pourtant des conditions de possibilité de 1' organisation
sociale d'une communauté; leur déni constitue une fai-
blesse majeure de l'anthropologie philosophique de Marx.
Même non monétarisée, la recherche d'une reconnaissance
par autrui est inévitable, souligne Elster :

« Marx concevait le communisme comme une synthèse


des sociétés capitalistes et précapitalistes, conciliant l'indi-
vidualisme des premières et le caractère communautaire des
secondes. L'autoréalisation de l'individu devrait se faire à
la faveur d'un travail créatif dans l'intérêt de la commu-
nauté. Pourtant, une extrême insistance sur 1' autoréalisation
créative entre en conflit avec la valeur communautaire. Si
la production doit servir l'intérêt de la communauté, il est
au moins une partie de ses membres qui, quelque temps
tout au moins, doivent s'abandonner aux plaisirs passifs
de la consommation, c'est-à-dire consommer les produits
qui sont le fruit de 1' autoeffectuation par le travail. La
seule forme de communauté pleinement compatible avec
1' extrême insistance sur la création est la communauté des
créateurs. Un romancier pourrait savoir qu'il n'y a pas de

412
TALENT ET RÉPUTATION

réaction à attendre du public tout en attendant impatiemment


la réaction de ses confrères romanciers. La science est un
domaine dans lequel il n'y a pas de clients, mais seulement
des collègues. C'est aussi un domaine dans lequell 'altruisme
passe au second plan après l'émulation, la compétition et
l'affirmation de soi-même. Suivant l'expression de Hegel,
elle est das geistige Tierreich. Dans une certaine mesure,
c'est inéluctable. La réalisation de soi est intimement liée
à la reconnaissance par d'autres personnes compétentes64 • »

J'ai montré, dans le chapitre 2, comment le même


argument que celui d'Elster apparaissait chez Rawls,
quand il indique comment, « en voyant chez les autres
1'exercice de compétences de haut niveau, nous y pre-
nons du plaisir et le désir s'éveille en nous de faire des
choses semblables nous-mêmes». L'argument rawlsien
est également une tentative pour conjurer le risque de
comparaison envieuse qui peut transformer les différences
d'aptitude pour telle ou telle activité en un dévastateur
jeu à somme nulle. Mais au lieu que Marx égalise
les excellences en dotant chacun des mêmes aptitudes,
Rawls transforme les différences d'aptitude en bien
collectif, puisque par leurs accomplissements remar-
quables, « c'est comme si les autres faisaient apparaître
une partie de nous-mêmes que nous n'aurions pas été
capables de cultiver. Nous avons dû nous consacrer à
autre chose qui ne représente qu'une petite partie de ce
que nous aurions pu faire 65 • »
Il est intéressant de comparer l'argument de Rawls
avec celui développé par Ronald Dworkin66 • Selon

64. Ibid., p. 701.


65. John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr., Paris, Le Seuil,
1987, p. 468 et 488.
66. Ronald Dworkin, Sovereign Virtue : The Theory and Practice
of Equality, Cambridge, Harvard University Press, 2000.

413
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Dworkin, les talents (et les handicaps) doivent figurer


parmi les ressources qui doivent être égalisées dans un
monde socialement désirable, c'est-à-dire essentiellement
égalitaire. Dans le même temps, en se fondant sur la
conception aristotélicienne de la bonne vie comme idéal
d'accomplissement individuel, Dworkin veut déterminer
le «bien-être critique» de chaque individu, à partir
d'un modèle du défi : une existence réussie est une
performance qui demande de la compétence, et elle
se mesure aux accomplissements, événements et expé-
riences qui montrent que nous avons bien relevé le défi
de réaliser notre vie avec compétence. Dans ce projet,
chaque personnalité fait face à des circonstances (capa-
cités physiques, santé, ressources, environnement de vie,
langage et culture d'appartenance, etc.) qui façonnent
son évaluation du défi : certaines de ces circonstances
sont des limitations, des obstacles, d'autres sont des
paramètres qui aident à définir en quoi consiste pour
chacun une vie réussie. Comme le fait remarquer Kwame
Anthony Appiah dans une discussion critique du livre
de Dworkin67 , la question se pose alors de savoir si les
talents dont 1' individu peut être doté ne constituent pas
intrinsèquement des paramètres qui définissent son idéal
de vie, et qui sont hors de portée d'un schéma d'éga-
lisation, sous peine d'anéantir l'équation individuelle
d'une bonne vie comme défi à relever. Dans ce cas, en
effet, soit l'égalisation signifie le transfert redistributif
d'une partie plus ou moins élevée des surplus de gains
que des talents exceptionnels valent à leurs détenteurs
(via la fiscalité des revenus). Soit elle signifie que les
talents sont des ressources à redistribuer de telle manière
que personne ne parvienne à exprimer complètement ses

67. Kwame Anthony Appiah, « Equality of What? )), New York


Review of Books, 2001, 48(7).

414
TALENT ET RÉPUTATION

aptitudes, et que soient combattues ainsi les situations de


sélection concurrentielle procurant un avantage cumulatif
aux meilleurs, ou que la politique fiscale de redistribution
désincite considérablement tout investissement dans les
formations et les projets professionnels qui favoriseraient
l'épanouissement complet d'une excellence individuelle.
Là aussi, le point clé est finalement de savoir si la diffé-
renciation et la comparaison interindividuelles enrichissent
la collectivité ou si elles engendrent essentiellement un
conflit de rivalité envieuse.
L'histoire des arts et ses différents modes d'organisa-
tion nous enseignent que les valeurs cardinales de l'acti-
vité créatrice- les qualités d'invention et de perfection,
1'originalité, 1' individualité du travail créateur-n' auraient
pas de sens ni d'existence sans comparaison entre les
artistes et entre les œuvres. La comparaison rend pos-
sible le cheminement du travail créateur, la formation et
l'autoformation qu'il requiert, l'attention qu'il sollicite des
publics et les investissements qu'exige son financement.
Car réussir ou échouer à créer et à inventer doivent
s'entendre en deux sens : ils ne peuvent pas dépendre
simplement de 1' appréciation personnelle par le créateur
du degré d'accomplissement de son travail, hors de toute
référence à des jugements esthétiques. L'originalité, ou
le manque d'originalité, de l'invention individuelle, et
la valeur d'accomplissement n'ont de sens que dans un
monde de comparaison interindividuelle. Ce sont les
formes de concurrence qui varient, et qui caractérisent
les ressorts historiquement changeants de la formation
de la valeur.
En réalité, comparaison et concurrence ne sont pas
séparables de la dimension d'incertitude qui est le pivot
des activités créatrices. La concurrence caractérise assu-
rément un système de transaction et de détermination des
valeurs et des prix, mais nous pouvons dire tout aussi

415
LE TRAVAIL CRÉATEUR

précisément qu'elle structure la relation d'incertitude dans


les interactions et les interdépendances avec autrui (pairs,
professionnels du monde d'activité considérée, public). Tel
est le versant stratégique de la dimension d'incertitude.
L'autre versant concerne le cours même de 1' activité
créatrice : celle-ci n'est jamais assurée de parvenir à
son terme, et c'est là ce qui rend l'accomplissement du
travail créateur si désirable. L'incertitude intrinsèque est
une condition nécessaire et redoutée : par elle, le travail
peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle
aussi, il constitue un défi toujours éprouvant et toujours
accommodé, puisque le travail est tâtonnant, orienté vers
un achèvement, mais sans terme clairement et confor-
tablement assignable. Les régimes d'invention artistique
sont, en ce sens, appariés à des régimes de gestion de
l'incertitude, comme je m'emploie à le démontrer tout
au long de ce livre.
Que vaut 1' autre argument pivot, selon lequel chaque
individu doit pouvoir développer et utiliser toutes ses
facultés ? Si la solution marxienne était possible, ce serait
résoudre d'un coup le double problème qui est au cœur
de la critique de la division du travail: l'épanouissement
des forces productives par 1' autoréalisation dans le travail
créateur accroîtrait la productivité du travail et accélérerait
1' accumulation de richesses partageables, en même temps
que s'opérerait un transfert de bien-être des satisfactions
recherchées dans la consommation vers celles procurées
par le travail, qui deviendrait le « premier besoin de la
vie». Cet idéal est-il plus vraisemblable que celui d'un
travail créateur sans compétition ? La collectivité ne peut
se transformer en une communauté de créateurs qu'à
deux conditions exorbitantes. La première est que le désir
d' autoréalisation de chacun ne fasse obstacle à celui de
personne d'autre, ce qui requiert, comme le note Elster,
une absence de contraintes dans la maximisation par

416
TALENT ET RÉ PUT A TION

chaque individu de son utilité, condition qui est connue


sous le nom de« société d'abondance», et qui constitue
une figure parfaite de l'utopie. La deuxième condition
est l'indifférence absolue à autrui. Un individu peut-il
être incité à créer et éprouver le type de satisfaction que
réserve l'exercice d'une activité créatrice si celle-ci ne
doit jamais se rapporter à autrui, ni réellement, pour lui
montrer le résultat, pour dialoguer avec lui, ou, a fortiori,
en s'exposant à son jugement, ni même mentalement,
à travers un dialogue intérieur avec autrui ? La réponse
ne peut être que négative, sauf à considérer 1' activité
créatrice comme une pure et simple forme de besoin
naturel élémentaire de production, du type de celui qui
définit le travail du ver à soie occupé à produire son fil,
selon la comparaison déjà citée. Si Marx avait raison, la
qualité de génie définie par Kant comme « cette dispo-
sition innée de 1' esprit (ingenium) par le truchement de
laquelle la nature donne à 1' art ses règles » devrait être
étendue à tout individu, au titre de son appartenance à
la nature des espèces vivantes. Mais telle n'était préci-
sément pas la position kantienne : le philosophe voyait
une différence de nature (une « différence spécifique »)
entre ceux qui sont doués pour les beaux-arts et ceux
qui ne font qu'imiter au lieu d'inventer68 •

68. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit.,


p. 1091-1092. Kant considérait aussi que dans les sciences, la dif-
férence n'est que de degré entre le plus grand inventeur et le plus
laborieux imitateur et épigone. Kant assimilait le phénomène de la
génialité artistique à un mécanisme de distribution aléatoire des dis-
positions innées, sous la loi duquel 1' essence du travail créateur de
chaque artiste ainsi doué forme une totalité close sur elle-même et se
dépose, à la disparition de l'artiste, dans un héritage, et non, comme
pour les sciences, dans un corps de connaissances communicables
à autrui. Dans un langage d'économiste, nous dirions que l'œuvre

417
LE TRAVAIL CRÉATEUR

En définitive, pour supprimer la compétition sans sup-


primer la valeur expressive et accomplissante du travail
créateur, Marx doit effacer de son modèle le principe
d'incertitude, l'attention d'autrui et la communication
avec autrui et toute contrainte externe. Mais dans ce cas,
l'acte créateur est devenu une pulsion naturelle. Il n'émane
plus d'un individu socialisé travaillant à relier l'invention
à partir de soi à l'échange avec autrui (pair, public) et à
la coopération avec des mondes professionnels.

Exploiter l'incertitude :
surproduction, tournois et carrières

L'évaluation des artistes et de leurs œuvres, et la


perception de différences qualitatives, seraient aisées
si 1' appréciation était réalisée en termes absolus, et si
elle conduisait à déterminer les qualités de 1' artiste et
les caractéristiques de ses œuvres à partir d'une échelle
univoque de mesure et d'un ensemble stable de critères
dépourvus d'ambiguïté. Tel n'est pas le cas. Comme je l'ai
déjà noté, les propriétés fondamentales de l'activité sont
la différenciation illimitée des biens et des qualités des
artistes, et la compétition par 1' originalité. L'originalité
esthétique et la valeur artistique, à la différence d'une
performance sportive chronométrée ou de la résolution
d'un problème, ne se mesurent pas autrement qu'en
termes relatifs.
Mais comment opère une mesure relative de la qua-

de l'artiste est un bien final (et durable parce que sa production


n'est pas gouvernée par la visée d'une fin déterminée), alors que
la connaissance scientifique est un bien intermédiaire, transmissible,
fongible dans le mouvement de perfectionnement des connaissances,
et donc voué à l'obsolescence.

418
TALENT ET RÉPUTATION

lité? Pour répondre, je dois d'abord rappeler quelles sont


les caractéristiques principales des carrières artistiques
qui ont émergé des analyses précédentes et, en regard,
disposer les procédés de gestion de l'incertitude qu'ont
inventés les entrepreneurs culturels, notamment à travers
la sollicitation des artistes en très grand nombre (en consi-
dérable surnombre au regard des chances de réussite). Le
mécanisme de sélection et la dynamique des carrières se
déduiront aisément de ces deux premiers points.
Les carrières des artistes (et celles des œuvres) se
déroulent, pour 1' essentiel, hors du cadre organisationnel
stable que fournit une entreprise qui passe un contrat
de long terme avec ses employés pour les rémunérer
en échange des actes de travail qu'elle spécifie, qu'elle
cherche à contrôler (la seule définition juridique convain-
cante du salariat est la relation de subordination), et
dont elle mesure la productivité. Ici, au contraire, la
carrière est généralement une trajectoire de réalisations
construite au fil de transactions contractuelles, et dont la
dynamique ne bénéficie d'aucune des garanties associées
à la carrière salariale ordinaire.
D'autre part, c'est la compétition sur un marché qui
détermine la valeur des réalisations, à travers l'intensité
de la demande immédiate qui les préfère, et à travers un
flux de demande, qui s'établit sur le caractère durable
de 1' œuvre et sur 1' interdépendance entre les œuvres
successivement produites par l'artiste au long de sa car-
rière -le succès de l'une peut déclencher un engouement
pour ses œuvres précédentes, et élever 1' attention pour
les suivantes. La qualité de chaque offre est incertaine :
l'appréciation des aptitudes des artistes et de la valeur
des œuvres ne peut pas se faire directement, à travers
des mesures de compétences ou des tests standardisés.
Et lorsque l'évaluation d'une performance ou d'un
produit en termes absolus est impossible, les classe-

419
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ments, les schémas de rémunération et les profils de


progression dans la carrière ont la forme de tournois
(tournois compétitifs en musique, recrutements par cas-
ting, attributions de prix, classements dans les hit-parades,
jugements et cotations des critiques, etc.) dans lesquels
les évaluations sont construites à partir d'incessantes
comparaisons. Les artistes travaillent à différer les uns
des autres selon de multiples dimensions pour soutenir
la compétition par 1'originalité, mais les critiques, les
professionnels des mondes de 1'art, les intermédiaires
des marchés (producteurs, employeurs, organisateurs,
agents) et les consommateurs ne cessent d'opérer des
classements. La culture nécessaire pour apprécier et
évaluer les œuvres peut se laisser définir comme la
somme des comparaisons significatives qu'un individu
est capable d'effectuer, explicitement et tacitement, pour
attribuer sens et valeur à une œuvre. Ainsi, ce que la
loi de 1'originalité tend dans un premier temps à juxta-
poser, les professionnels et les publics le hiérarchisent
dans leurs préférences et dans leurs investissements,
au long d'une série d'épreuves de compétition et de
comparaison. Ce qu'on appelle le «talent» peut être
défini comme ce gradient de qualité qui est attribué à
l'individu artiste à travers ces comparaisons dépourvues
de repères externes absolus. La difficulté de définir le
talent vient de ce qu'il est non pas une valeur arbitraire,
mais une qualité purement différentielle.
Enfin, les carrières distribuent les professionnels par
hiérarchie de réputation, en fonction de leurs réalisations
passées.
Ensemble, ces trois caractéristiques ont leurs répondants
dans la manière dont opèrent les entrepreneurs culturels.
La stratégie est entièrement ordonnée autour d'un couple :
l'exploitation de l'incertitude, qui est une condition du
profit entrepreneurial, selon la définition classique de

420
TALENT ET RÉPUTATION

Frank Knight69 , et la réduction de l'incertitude. Les


ingrédients du succès sont très mal connus, l'incertitude
quant au potentiel de marché de chaque œuvre et de
chaque innovation pousse chaque firme à multiplier les
paris sur les artistes, ce qui, par effet de composition,
conduit l'ensemble des entrepreneurs des industries cultu-
relles à alimenter un excès structurel d'offre, avec ses
pics saisonniers (par exemple, les « rentrées littéraires »
qui sont assorties de statistiques journalistiques sur la
croissance vertigineuse, année après année, des publi-
cations de romans candidats aux prix littéraires), et ses
fluctuations conjoncturelles70 • Mais, dès qu'ils parviennent

69. Frank Knight, Risk, uncertainty and profit, Boston, Houghton


Miffiin Company, 1921.
70. Cette stratégie de surproduction, telle qu'elle a prévalu dans
ce qui est appelé le monde « prénumérique >> de la production cultu-
relle, est présentée ainsi, pour 1'industrie musicale : « [En raison de
l'imprévisibilité du succès] les firmes sont incitées à produire un
grand nombre d'artistes, ce qui s'avère peu coûteux, car l'essentiel des
coûts fixes par album est supporté après l'enregistrement (promotion,
distribution), puis à promouvoir une sélection de ceux qui semblent
rencontrer une demande. Le star system consiste ainsi à s'efforcer
de concentrer la demande sur quelques stars afin d'accroître les éco-
nomies d'échelle. Les 10 % de succès commerciaux suffisent alors
à compenser les pertes réalisées sur le reste du catalogue. [ ... ] Cette
tendance à focaliser les forces commerciales sur un petit nombre de
titres est en phase avec la structure du marché de détail. En 2004, si
39 % des ventes de disques ont été réalisées dans les grandes surfaces
spécialisées, la part des hypermarchés était de 3 7 %. Or, dans les
seconds, le nombre de références proposées est de dix à vingt fois
inférieure à l'offre d'un magasin Fnac ou Virgin. » Nicolas Curien,
François Moreau,« L'industrie du disque à l'heure de la convergence
télécoms/médias/intemet »,in Xavier Greffe (dir.), Création et diversité
au miroir des industries culturelles, Paris, Ministère de la Culture/
Documentation française, 2006, p. 78.

421
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à déceler un artiste à« haut potentiel», les entrepreneurs


s'ingénient à le surexposer et à actionner les leviers qui
déclenchent dans le public les mouvements de contagion
imitative, en exploitant la dynamique d'autorenforcement
qui fait du succès de 1' artiste un effet et une cause de
la qualité que lui attribuent les consommateurs. Et cet
artiste qui engrange les premiers succès, ils peuvent
chercher à le «développer», à la manière d'une inven-
tion scientifique ou d'une innovation technique dans la
recherche-développement. Ainsi, après avoir tiré parti de
l'incertitude sur l'identité des vainqueurs en exploitant
la compétition par 1'originalité, ils s'efforcent de réduire
l'incertitude sur les chances de succès futur de l'artiste
prometteur, en cherchant à transformer sa valeur instan-
tanée en une valeur durable, un actif sûr sur lequel il
est possible d'investir.
Faut-il assimiler simplement le problème de la sur-
production artistique à un phénomène moderne d'indus-
trialisation de la culture, ou, pour parler comme Charles
Lalo 71 , d'américanisation de la culture? L'excès d'offre
d'artistes a été souligné à peu près aussi souvent que des
sociologues, des économistes ou des historiens se sont
penchés sur les marchés du travail artistique72 • Chaque

71. Charles Lalo, L 'Art et la Vie sociale, Paris, Doin, 1921.


72. Je reviens sur ce point dans le chapitre 12, avec l'analyse
de l'économie d'agglomération et de la concentration spatiale des
artistes. Les exemples historiques sont innombrables : multiplication
des carrières de peintres aux Pays-Bas au xvne siècle ; profusion
de compositeurs dans la Vienne de la fin du XVIIIe siècle ; afflux
de romanciers et de poètes et formation des bohèmes littéraires et
artistiques à Paris et dans les grandes métropoles européennes à
partir des années 1830 ; incapacité du système académique français
à prendre en charge les carrières des innombrables peintres formés
dans un nombre grandissant d'écoles d'art, au xrxe siècle; afflux
de musiciens candidats à la professionnalisation à Londres, dans la

422
TA LENT ET RÉPUTATION

fois, un éventail de facteurs similaires ont été mis en


évidence : une demande croissante d'art, stimulée par des
facteurs tels que l'urbanisation, le niveau d'éducation à
la hausse, 1' accroissement des revenus, 1' augmentation du
temps de loisir, 1' aide publique ; des changements dans
la commercialisation de l'art; l'impact des innovations
technologiques sur la production, la distribution et la
consommation de 1'art.
L'argument de la surproduction, cousin de la déplo-
ration des effets dévastateurs de la loi de Pareto, mérite
donc d'être spécifié selon les arts et selon les segments
de marché considérés, et selon les périodes. Mais s'il
est si fréquemment invoqué comme une maladie de
l'industrialisation de la culture, c'est que les industries
culturelles s'organisent et se réorganisent sans cesse pour
faire de la surproduction une forme avancée de gestion
de l'incertitude et un levier de profitabilité. Nulle part
davantage qu'ici n'apparaît toute la gamme des influences

seconde moitié du xrxe siècle, etc. Ces exemples sont empruntés aux
ouvrages suivants : John Michael Montias, Le Marché de l'art aux
Pays-Bas, xr-xviie siècles, Paris, Flammarion, Paris, 1996; William
Baumol, Hilda Baumol, « On the economies of musical composition
in Mozart's Vienna »,in James Morris (dir.), On Mozart, New York,
Cambridge University Press, New York, 1994 ; Cesar Grafta, Bohemian
versus Bourgeois, New York, Basic Books, 1964; Robin Lenman,
« Painters, patronage and the art market in Germany 1850-1914 »,
Past and Present, 1989, 123, p. 109-140 ; Harrison et Cynthia White,
La Carrière des peintres au XIX siècle, trad. fr, Paris, Flammarion,
1991 ; Cyril Ehrlich, The Music Profession in Britain since the
Eighteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1985. Pour un traite-
ment théorique de la question du surnombre artistique, je renvoie à
mon chapitre « Artistic Labor Markets : Contingent Work, Excess
Supply and Occupational Risk Management», in Victor Ginsburgh,
David Throsby (dir.), Handbook of the Economies ofArt and Culture,
op. cit., vol. 1, chap. 22, p. 765-806.

423
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qui sont exercées par les entrepreneurs culturels sur


1'évaluation des artistes en compétition et sur les choix
des consommateurs.
Toute l'architecture des industries culturelles (celles du
disque, du livre, du cinéma, de l'audiovisuel) a été, en
effet, établie sur une organisation des relations entre la
production, la distribution, la promotion et la consomma-
tion des biens et des services qui pousse à actionner la
compétition par tournois (les bit-parades) pour identifier
les talents profitables. Les principes économiques de base
en sont connus 73 • La forme de concurrence du secteur
est celle de la concentration oligopolistique. Ainsi, dans
l'industrie musicale, quelques grandes firmes réalisent les
trois quarts du chiffre d'affaires mondial du secteur et
une nébuleuse de producteurs dits indépendants entretient
avec ces majors des rapports de « coopétition74 • » La
concentration s'explique par la structure des coûts : dans
1' industrie musicale comme dans celle du livre, le coût
de production du bien (1' acquisition et la rémunération
de la matière première, le travail créateur) et celui de la
fabrication matérielle sont proportionnellement faibles et
variables, alors que les coûts de distribution et ceux de

73. Voir Françoise Benhamou, L'Économie de la culture, Paris, La


Découverte, 2008; Marie Connolly, Alan Krueger, « Rockonomics :
The Economies of Popular Music », in Victor Ginsburgh, David
Throsby (dir.), Handbook of the Economies of Art and Culture,
op. cit., vol. 1, chap. 20, p. 667-719 ; Nicolas Curien, François Moreau,
L'Industrie du disque, Paris, La Découverte, 2006 ; Xavier Greffe,
Nathalie Sonnac (dir.), Culture Web. Création, contenus, économie
numérique, Paris, Dalloz, 2008; David Hesmondhalgh, The Cultural
Industries, Londres, Sage, 2002; «Cultural Industries: Leaming from
Evolving Organizational Practices », Organization Science, 2000,
11 (3 ), Special Issue.
74. Barry Nalebuff, Adam Brandenburger, La Co-opétition, trad.
fr, Paris, Éditions Village mondial, 1996.

424
TALENT ET RÉPUTATION

promotion sont fixes et élevés - ils constituent les trois


quarts des coûts totaux. La concentration industrielle
est par conséquent motivée par les économies d'échelle
liées à la distribution et à 1'exploitation commerciales
d'une matière première- la créativité des artistes- dont
la valeur de marché est difficilement prévisible, mais
qu'on peut se procurer à peu de frais et sans engager
des coûts élevés pour la contrôler.
La structure de la compétition en est 1' expression. Il
est efficace pour les grandes firmes de laisser agir les
producteurs indépendants comme des aventuriers explora-
teurs, preneurs de risques et fins connaisseurs des niches
de marché et des tendances émergentes, et d'organiser
une compétition coopérative avec ceux-ci, via la distri-
bution de leurs produits et les participations financières
dans leur capital. C'est l'image classique de l'oligopole
à franges. Les petites firmes consacrent 1' essentiel de
leurs moyens à la recherche des talents et au financement
de leurs productions ; les majors extraient la rente via
la distribution des productions indépendantes, rachètent
aux indépendants les contrats des artistes qui réussissent,
développent les carrières les plus prometteuses, s'allient
aux stars, et s'emploient, par leurs investissements publi-
citaires et promotionnels, à déclencher et à renforcer la
dynamique d'amplification des succès. Le tableau doit
être décrit en termes moins binaires, car les majors sont
en réalité elles-mêmes des galaxies, dans lesquelles des
labels se comportent en centres autonomes de production
et de profit, et agissent aussi en découvreurs de talents.
Mais la distinction par la taille demeure, et elle imprime
ses caractéristiques à la démographie de la population
d'entreprises : taux de mortalité élevé des petites firmes,
croissance des plus habiles ou chanceuses, rachats, fusions,
concentration. Et la forme de la concentration change :
de vastes groupes multimédias se sont constitués qui,

425
LE TRAVAIL CRÉATEUR

comme naguère, produisent, distribuent leur production


et celle d'autres producteurs, et contrôlent des maisons
d'édition (titulaires de droits protégés pour des durées
sans cesse allongées), mais qui, bien plus que naguère,
contrôlent des chaînes de radio et de télévision, et des
réseaux d'exploitation commerciale (vente au détail, vente
en ligne, téléchargement payant), pour agir directement
sur les leviers d'amplification du succès.
Dans une économie de variété, les producteurs indé-
pendants sont sans cesse plus nombreux, alors même que
le taux de concentration du secteur s'élève : en réalité,
c'est aussi la densité de leurs relations d'interdépendance
avec les autres firmes et avec les entreprises dominantes
qui s' accroîe 5 • Ce caractère « ouvert » du système de
production coopétitive explique ainsi que bien que le
taux de concentration oligopolistique dans 1'industrie du
disque ait augmenté depuis le début des années 1970,
les taux d'innovation et de diversité dans la production
musicale, tels que 1'analyse des hit-parades permet de
les calculer, se sont maintenus ou ont même progressé
(selon 1'indicateur choisi) au cours des années 198076 •
Réunissons les deux versants des carrières et des mar-
chés. L'excès d'offre (de biens et de candidats à la carrière
d'artiste) a deux motifs. Le nombre d'artistes et la variété

75. C'est ce que rappelle David Hesmondhalgh dans sa synthèse


sur les industries culturelles, The Cultural Industries, op. cit., chap. 5.
76. Voir notamment Paul Lopes, «Innovation and Diversity in
the Popular Music Industry, 1969 to 1990 », American Sociological
Review, 1992, 57, p. 56-71, et Richard Caves, Creative Industries,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, qui discutent
l'évolution de la situation de l'industrie musicale depuis l'étude
fondatrice de Richard Peterson, David Berger, « Cycles in Symbol
Production : The Case of Popular Music », American Sociological
Review, 1975,40,p.158-173.

426
TALENT ET RÉ PUT A TION

de la production augmentent plus vite que la demande,


parce que la surproduction est une réponse rationnelle
des organisations à un environnement incertain. D'autre
part, l'organisation par projet de la production des biens
artistiques, qui permet de minimiser les coûts fixes d'un
tel schéma de surproduction rationnelle, fait largement
appel à des relations contractuelles temporaires avec les
diverses catégories de professionnels impliqués, pour
la plupart des opérations requises, depuis la création
jusqu'à la diffusion des biens. Ce mode d'organisation
a lui-même pour caractéristique d'engendrer une main-
d' œuvre structurellement excédentaire, disponible pour
les projets qui la sollicitent, comme je le montre dans
le chapitre 1O.
Comment, de ces flux de candidats à une carrière,
faire émerger ceux qui vont s'insérer plus ou moins
durablement dans la profession, alors que la qualité ne
se laisse pas mesurer directement et absolument, que
l'incertitude sur la valeur potentielle des artistes fait loi,
que des qualités essentielles peuvent ne se révéler qu'à
travers une série d'expériences professionnelles, et que
l'information sur les caractéristiques de chacun, dans une
compétition par 1'originalité, est difficile à rassembler
et à actualiser ? La réponse est dans la formule des
compétitions par comparaison relative et par tournoi
d'évaluation, qui est omniprésente dans les mondes de
1'art, pour classer les artistes et les œuvres.
Comment concevoir une carrière sur le modèle d'un
tournoi compétitif? Selon le modèle proposé par James
Rosenbaum77 , les conditions requises pour 1' adoption d'un

77. James Rosenbaum, « Toumament mobility: career patterns in a


corporation», Administrative Science Quarter/y, 1979, 24, p. 220-241 ;
id., Career Mobility in a Corporate Hierarchy, New York, Academie
Press, 1984. Ces travaux portent principalement sur la gestion des

427
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mécanisme de tournoi sont : 1' existence de différences


interindividuelles substantielles, qui justifient que les plus
méritants l'emportent sur les autres; l'imperfection de
l'information sur les aptitudes individuelles, qui requiert
des compétitions répétées, à la différence des situations
d'activité dans lesquelles l'aptitude paraît pouvoir être
mesurée sans ambiguïté; l'importance prise par les réa-
lisations passées, qui influent sur les chances de succès
des réalisations présentes (par contraste, Rosenbaum prend
1' exemple du vendeur qui fait du porte-à-porte et pour qui
le taux de succès antérieur n'a pas vraiment d'influence
sur les chances de succès de son démarchage suivant) ;
l'existence d'un système efficace d'interprétation des

carrières en organisation et montrent comme il est fait appel à des


mécanismes de tournoi et de compétition éliminatoire répétée pour
organiser les mobilités ascendantes quand l'organisation insiste sur
ces facteurs inobjectivables de productivité que sont le talent et le
potentiel, c'est-à-dire sur ces différentiels de qualité qui ne sont
précisément visibles qu'à travers le mécanisme des tournois de
comparaison relative. Dans son ouvrage sur L'Économie du star-
system (Paris, Odile Jacob, 2002), Françoise Benhamou explore en
détail la littérature économique qui cherche à rendre compte des
écarts disproportionnés de gains et de notoriété, et fournit tout un
ensemble de données à l'appui des modèles présentés. Elle examine
les tournois compétitifs que sont les concours et palmarès dans les
arts, pour l'analyse desquels, comme elle l'indique, le modèle de
Sherwin Rosen (« Prizes and Incentives in Elimination Tournaments )),
American Economie Review, 1986, 76(4), p. 701-715) fournit une
piste précieuse. Ma propre exploitation des travaux sociologiques et
économiques sur les mécanismes de classement et d'amplification
des écarts de classement s'ordonne autour de la construction d'un
modèle intégrateur qui est présenté à la fin de ce chapitre. C'est l'une
des raisons pour lesquelles je donne à la caractérisation des carrières
artistiques selon le modèle des tournois une portée plus large que
celle des prix et des palmarès.

428
TALENT ET RÉPUTATION

informations sur les réalisations passées de l'individu


à évaluer. Ces hypothèses dérivent de deux constats
simples : la nature et la quantité exacte des ressources
(aptitudes, effort, compétences acquises) engagées par
l'individu sont difficiles ou impossibles à préciser et à
mesurer directement, et la valeur du résultat ne se laisse
apprécier qu'à travers des classements ordinaux. Ces hypo-
thèses correspondent bien à ce que nous observons ici.
Si, par exemple, nous postulons qu'entre les artistes
existent bien des différences d'aptitude et de productivité,
comment pouvons-nous les caractériser ? Que savons-nous
de ces aptitudes inégalement distribuées ? La réponse vaut
pour l'analyse de la réussite dans les arts, mais aussi
dans les sciences, les sports, 1' action politique ou les
affaires. Certaines qualités sont des capacités mesurables
(capacités intellectuelles, qualités physiques et psycholo-
giques) qui agissent comme des conditions nécessaires
facilement détectées, notamment quand la compétition
est d'abord gouvernée par la réussite aux épreuves ini-
tiales de la compétition scolaire et universitaire, avec
les avantages cumulatifs que procurent la vitesse de
réussite des études, la fréquentation des meilleurs établis-
sements, le contact avec des enseignants et des étudiants
de haut niveau. D'autres qualités sont documentées par
les explorations biographiques : la quantité de travail,
la ténacite 8, la fertilité de l'imagination et l'aptitude

78. John Hu ber tient le talent (qui se manifeste dans la productivité


sur une période donnée, par exemple la productivité annuelle) et la
ténacité (qui se manifeste dans la longévité de la production) pour
les deux principaux déterminants du succès d'une carrière scientifique
et fait l'hypothèse que la distribution continue de ces deux qualités
dans une population de scientifiques est fortement biaisée, et crée les
inégalités paretiennes observées. Voir John Huber, «A New Method
for Analyzing Scientific Productivity »,Journal of the American Society

429
LE TRAVAIL CRÉATEUR

au divergent thinking, qui constitue l'un des ressorts de


l'invention créative, ou encore la capacité de concentration
sur des activités dans lesquelles l'intérêt de l'individu
est si fortement stimulé que la motivation intrinsèque
agit comme le meilleur levier d'un comportement quasi
obsessionnel mélangeant les valeurs de travail et de jeu79 •
La hiérarchie de ces qualités varie selon la nature des
activités considérées : un avantage substantiel dans la
dotation de celles qui sont les plus importantes pour un
domaine précis d'activité procure aux candidats au succès
le moyen d'accéder à 1' étage supérieur de la sélection
compétitive. À partir de ce point, le raisonnement par
les facteurs de la réussite devient un leurre, car, au-delà
d'un certain seuil, l'avantage que pourrait procurer la
détention en plus grande quantité de 1'une ou 1' autre de
ces qualités, et, par exemple, de capacités intellectuelles

for Information Science and Technology, 2001, 52(13), p. 1089-1099.


Michèle Lamont et ses collègues ont mené des travaux sur l'évalua-
tion par les pairs de dossiers de bourses de recherche en sciences
sociales. Le critère d'originalité y joue un rôle important. Mais est-il
susceptible d'universalisation, selon l'idéal mertonien? L'argument
de ces auteurs est que de multiples considérations psychologiques,
morales et culturelles s'introduisent dans l'évaluation et servent
à définir le degré d'originalité d'un projet candidat. Voir Joshua
Guetzkow, Michèle Lamont, Grégoire Mallard, « What is Originality
in the Humanities and the Social Sciences », American Sociological
Review, 2004, 69(2), p. 190-212; Michèle Lamont, Marcel Fournier,
Joshua Guetzkow, Gregoire Mallard, Roxane Bernier, « Evaluating
Creative Minds : The Assessment of Originality in Peer Review »,
in Arnaud Sales, Marcel Fournier (dir.), Knowledge, Communication,
and Creativity, Londres, Sage, 2006, p. 166-182.
79. Voir les études recueillies par Robert Sternberg (dir.), Handbook
of Creativity, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Mihaly
Csikszentmihalyi, Flow : The Psycho/ogy of Optimal Experience,
Londres, Harper, 1991.

430
TA LENT ET RÉ PUT A TION

encore beaucoup plus élevées que celles des concurrents,


n'augmente plus véritablement les chances d'une réussite
très importante dans l'activité concernée. C'est bien sûr
la combinaison des divers types de qualités et capacités
qui compte, mais la formule du dosage de ces qualités
et capacités qui pourrait produire les combinaisons opti-
males est indétectable 80 • Nous savons simplement que
la distribution de ces qualités et de leurs combinaisons
indéchiffrables provoque de fortes inégalités dans les
chances de réussite, mais que 1'estimation de celles-ci
est impossible a priori : d'où le recours aux pratiques
de comparaison relative.
À la question de savoir pourquoi les mondes de
1' art procèdent à des classements comparatifs et à des
sélections éliminatoires, il est maintenant possible de
donner une réponse plus complète. La compétition par
1' originalité, la valorisation de la nouveauté comme
valeur émergente et imprévisible, et la faible capacité
d'anticipation des préférences des consommateurs déter-
minent 1'incertitude sur la qualité relative des biens et

80. La production de recherches savantes, mais aussi d'ouvrages


de vulgarisation ou de best-sellers consacrés à la créativité et aux
individus exceptionnellement doués et aux génies n'atteint sans doute
nulle part une aussi grande abondance qu'aux États-Unis: la tolérance
beaucoup plus élevée aux inégalités et la valorisation des réussites
spectaculaires y sont ancrées dans un individualisme méritocratique
qui veut voir dans les talents d'exception une illustration de l'indé-
termination ultime du succès. Dans le même temps, établir la liste
des facteurs de la réussite qui sont identifiables séparément fournit
les ingrédients de base des entreprises de sélection des talents, de
développement de la créativité et de quête des signes de l'élection
à un destin hors du commun. Pour une présentation attrayante de
l'analyse des «ingrédients» de la réussite, devenue une réussite
de librairie, voir Malcolm Gladwell, Outliers. The Story of success,
Londres, Little, Brown and Company, 2008.

431
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des artistes. Cette incertitude s'exprime dans la forte


indétermination des combinaisons de qualités requises
pour réussir dans la compétition.
Dans ce contexte, la carrière des artistes peut être
analysée comme un processus stochastique81 : les jeunes
artistes sont incertains sur la qualité de leur travail, et
leurs engagements (expositions, publications, perfor-
mances, concerts) constituent une succession d'épreuves
d'évaluation. Ils choisissent de poursuivre, si les premières
évaluations des pairs, des critiques, des membres de leur
groupe de référence, sont favorables. Les artistes qui réus-
sissent moins bien ou très peu dans une première phase de
la carrière sont exposés à un mécanisme de désavantage
cumulatif. Le maintien dans la carrière, dans l'espoir de
surmonter les effets négatifs de débuts médiocres, dépend
des moyens qui sont à la disposition des artistes pour
gérer les risques professionnels (multiactivité, couverture
assurantielle du sous-emploi, diversification des segments
d'activité sur lesquels acquérir une visibilité, initiatives
entrepreneuriales, aides publiques), et de la valeur qu'ils
attribuent à la gratification non monétaire de leur activité,

81. Glenn MacDonald, «The Economies of Rising Stars»,


American Economie Review, 1988, 78(1), p. 155-166. Le modèle
de MacDonald a, par exemple, été testé par Mark Fox et Paul
Kochanowski, « Multi-Stage markets in the Recording Industry »,
Popular Music and Society, 2007, 30, p. 173-195. Les auteurs montrent,
à partir de données sur le marché américain du disque des années
1958 à 2001, comment le succès ou l'échec sur le marché des singles
agit comme un filtre éliminatoire qui ne permet qu'à une partie des
prétendants au succès de réaliser des albums, pour la production
desquels les investissements sont beaucoup plus élevés. Ils entendent
montrer aussi que la qualité (mesurée unidimensionnellement) n'est
pas le seul critère explicatif et que plusieurs variables sociodémo-
graphiques peuvent expliquer certaines inégalités d'accès au succès.

432
TALENT ET RÉ PUT A TION

au regard des activités alternatives dans lesquelles ils


pourraient disposer de chances supérieures de réussite.
Une cohorte d'artistes entrés simultanément sur le
marché est ainsi composée de tous ceux qui n'obtiennent
que des succès modestes ou rencontrent assez vite des
échecs, et dont les revenus sont faibles, et d'une minorité
de professionnels qui, au terme d'une première phase
de carrière, émergent de la compétition. Les inégalités
de revenu expriment les effets de composition de la
population artistique dont la croissance est portée par
deux mécanismes. Le nombre des entrants qui cherchent
à faire carrière augmente plus rapidement que la part de
ceux que la compétition relègue et élimine. Les artistes
d'une cohorte qui poursuivent leur carrière entrent en
compétition avec les artistes des cohortes antérieures :
leur situation dans la compétition ne dépend pas d'un
statut attaché à un emploi comme dans une organisation,
avec son ancienneté et sa position hiérarchique, mais de
la valeur estimée de leur production et de leurs chances
de se maintenir ou de s'élever dans la hiérarchie des
réputations.
Il est intéressant d'observer que l'analyse peut s'appli-
quer dans les mêmes termes à la population et à la car-
rière des évaluateurs. Comment procèdent les critiques ?
Pour identifier et apprécier le travail des artistes qui
sont au début de leur carrière, les mondes artistiques
font appel à une population très hérérogène d'acteurs
qui se renouvelle elle-même rapidement, celle des can-
didats à une carrière dans les métiers de 1'organisation
et de l'information artistiques. Il s'agit de s'insérer dans
des réseaux de professionnels des mondes de 1' art, de
rechercher et de traiter de l'information sur des talents
prometteurs et des tendances émergentes de la création,
d'exercer un rôle qui tient du journalisme de reportage,
de la chronique informée sur les lieux de création, de

433
LE TRAVAIL CRÉATEUR

l'importation d'informations venues de l'étranger, de la


diffusion des prophéties qui sont sans cesse émises par
les professionnels du marché, et de la production d' appré-
ciations critiques.
À ce stade, l'activité des professionnels et des appren-
tis professionnels de l'information et de l'évaluation
artistiques a peu à voir avec une expertise constituée :
elle est exercée par une grande diversité d'agents qui
recherchent et font circuler de l'information pour ali-
menter la compétition artistique, avec ses enjeux esthé-
tiques et financiers. Il est impossible de définir la valeur
d'un jeune artiste par la valeur actualisée des revenus
monétaires et symboliques que produira son travail. La
meilleure approximation de l'estimation d'une valeur
hautement incertaine est la somme des informations qui
s'échangent entre les acteurs des marchés et des institu-
tions culturelles sur le travail et la personnalité de cet
artiste. L'information a une faible teneur en évaluation
experte, même pour les artistes les plus prometteurs,
tout simplement parce que les catégories de 1' évaluation
doivent être en partie remodelées au contact de ce qui
pourrait se révéler une innovation significative, mais dont
la portée est encore inconnue. Sans surprise, à ce stade,
le discours appréciatif peut amalgamer de 1' information
journalistique, des « éloges vendeurs » qui mettent le
jugement critique au service de la promotion publicitaire,
et des tentatives d'analyse esthétique dont la portée ne
sera vérifiée qu'à plus long terme 82 •
Quand la visibilité de 1' artiste augmente, les opérations

82. Dans son essai What Priee Fame? (op. cit., p. 79 sq), Tyler
Cowen voit, curieusement, dans cet amalgame entre l'appréciation
critique et l'éloge publicitaire un heureux levier de dispersion des
informations, qui favoriserait 1' innovation et la diversité, avant que
le travail des « gatekeeper critics » vienne façonner 1' agenda de la

434
TALENT ET RÉPUTATION

de mise en comparaison qualitative sont plus aisées, et


l'évaluation est davantage le fait de« gatekeeper critics »
et de« taste-makers »qui, comme les artistes eux-mêmes
qu'ils discutent et mettent en valeur, ont franchi les
premières étapes de 1' intégration dans les milieux pro-
fessionnels de 1' art. Leur culture est plus importante,
parce que les critères qu'ils emploient sont forgés à partir
d'un espace de comparaison plus homogène. L'exper-
tise détenue par les historiens de la discipline et par
les critiques spécialistes de la création contemporaine
intervient comme un troisième degré d'évaluation, pour
donner une substance comparative plus importante et une
crédibilité plus forte aux jugements portés. En matière
d'art contemporain, la compétence, difficile à définir
puisqu'elle s'exerce sans recul du temps, équivaut en
grande partie, selon Raymonde Moulin, à 1'expérience
et à la familiarité acquise avec 1'histoire artistique de
quelques décennies écoulées et à l'empathie avec l'esprit
du temps : c'est la maîtrise d'une quantité importante
d'information et son actualisation permanente qui sont le
savoir « érudit » du critique influent et du conservateur
d'art contemporain. Et cette information est augmentée et
actualisée notamment grâce à la multiplicité des positions
qui sont occupées par les évaluateurs, à la fois ou tour
à tour critiques, théoriciens, commissaires d'exposition,
conservateurs, administrateurs de fondations, et ce, à
l'intersection de l'univers artistique de la création et de
1'univers économique du marché83 •
Saisie en coupe instantanée, la hiérarchie des réputa-
tions des artistes paraît exprimer des différences subs-

gloire dans le sens conservateur de la consolidation des réputations


établies et de l'aversion au risque.
83. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, op. cit.,
p. 212 sq.

435
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tantielles de qualité, telles qu'elles ont été révélées par


une succession de comparaisons et de compétitions. Mais
comme le souligne James Rosenbaum8\ les comparaisons
classantes ne se contentent pas de révéler des qualités
inégalement distribuées et de sélectionner les individus
sur cette base. Ces compétitions font diverger les carrières
de concurrents dont les aptitudes pouvaient être proches,
voire, dans un raisonnement plus radicalement relativiste,
équivalentes. La concentration des gains et des réputations
sur un tout petit nombre d'individus pourrait alors corres-
pondre à des écarts de réussite qui sont sans commune
mesure avec les écarts d'aptitude dénommés talents. Le
signal émis par le gain d'une épreuve compétitive est
le levier d'un processus d'accumulation de réputation.
Mais cette accumulation de réputation correspond-elle
à un avantage de qualité intrinsèque qui serait devenu
évident et qui s'amplifierait ? Ou bien la réputation de
1' artiste devenu célèbre agit-elle pour biaiser positive-
ment la perception de ses qualités relatives, par rapport
à celles de ses concurrents ?
Les mécanismes de classement et de sélection adoptés
dans les mondes de 1' art montrent comment les acteurs
de ces mondes opèrent en situation d'incertitude sur la
valeur fondamentale d'un bien ou d'un artiste. Mais ils ne
nous disent rien de 1' amplitude des différences de qualité
sous-jacentes aux différences de gains. Ce point a intrigué
sociologues et économistes. D'où résultent au juste les
inégalités de profil paretien, à l'échelle d'une population
d'artistes ou de scientifiques (les deux populations les
plus étudiées sur cette question), et les gains colossaux

84. James Rosenbaum, « Organization career systems and


employee misperceptions »,in Michael Arthur, Douglas Hall, Barbara
Lawrence (dir.), Handbook of career theory, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989.

436
TA LENT ET RÉ PUT A TION

des stars ? L'analyse peut s'orienter dans deux directions


différentes, que j'examinerai dans cet ordre. Soit nous
supposons que c'est la différence intrinsèque de talent
entre les artistes ou entre les scientifiques engagés dans des
carrières concurrentes qui est le mécanisme déclencheur
des inégalités, mais sous cette spécification paradoxale
que ces écarts de talent ont une amplitude indéterminée,
puisque nous ne savons pas mesurer directement ces
qualités mais seulement les comparer entre elles pour les
ordonner dans un classement. Soit nous supposons que la
différence de talent est une hypothèse parmi d'autres, et
que des différences considérables de trajectoire peuvent
surgir même en 1' absence de différences de talent : c'est
le modèle mertonien de 1' avantage cumulatif. Ces orien-
tations différentes de l'analyse sont-elles incompatibles?
Je montrerai qu'elles peuvent se rejoindre.

L'explication des inégalités


selon le modèle des superstars de Sherwin Rosen

Qu'elle soit obtenue dans une relation contractuelle


de travail payée selon la durée de la prestation et la
réputation de l'artiste, qu'elle provienne de la cession
de l'œuvre à un acheteur ou qu'elle soit constituée d'un
flux de droits d'auteur, la rémunération du travail créa-
teur varie d'abord avec la sensibilité de la demande aux
différences de qualité entre les artistes. Cette élasticité
de la demande à la qualité s'exprime dans le prix qu'un
consommateur consent à payer pour obtenir telle qualité
d'œuvre ou de spectacle ou, si le prix unitaire est fixe,
telle ampleur et variété de consommation, en fonction
du poids des dépenses culturelles dans son budget, et en
fonction de son usage de 1' art comme simple source de
gratification ou aussi, dans le cas des œuvres uniques

437
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ou des biens artistiques collectibles, comme réserve de


valeur, à l'égal d'un actif financier.
Une conception essentialiste du talent ou du génie
postulera que les écarts de consécration matérielle et
symbolique dans les arts et dans les sciences sont pro-
voqués par des différences d'aptitude d'une amplitude
proportionnelle, et que la communauté des pairs (dans
les sciences) et celle des différents publics (dans les
arts), même imparfaitement informées ou inégalement
cultivées, ne pourront que se rendre à 1' évidence, tôt ou
tard, en fournissant ainsi au jugement de valeur et de
différence de valeur son socle d'universalité. Mais si tel
était le cas, la décomposition factorielle des causes de
l'inégalité des gains devrait capter l'influence de détermi-
nants aussi puissants que ces aptitudes dont les individus
seraient si inégalement dotés. C'est précisément ce que
les équations de salaire échouent à faire, comme je l'ai
rappelé plus haut. Il faut trouver une autre explication.
Celle que propose Sherwin Rosen a deux propriétés :
elle affirme qu'il existe bien des différences de talent, et
elle affirme que la demande est sensible à ces différences
de talent. L'explication est donc proche de la conception
essentialiste évoquée à 1' instant, qui fait du talent un
facteur exogène. Mais elle s'en écarte aussi, en montrant
comment les différences de rétribution des artistes peuvent
parfaitement être hors de proportion avec les différences
de talent entre les artistes. L'analyse figure dans un article
souvent cité, dans lequel Sherwin Rosen85 examine le
phénomène des superstars dans les arts, les sports ou
les professions libérales. Dans ces secteurs d'activité, il
existe typiquement des star jobs dont la caractéristique

85. Sherwin Rosen, «The Economies of Superstars», American


Economie Review, 1981, 71(5), p. 845-858.

438
TALENT ET RÉ PUT A TION

centrale est de faire du talent perçu un facteur rare et


recherché. La distinction dont part Rosen est simple :

« Certaines tâches sont si routinières et si bien circons-


crites par la manière habituelle de les exercer qu'à peu près
n'importe quelle personne compétente y atteint le même
résultat. D'autres activités sont plus difficiles, plus incer-
taines, ce qui offre de nombreuses possibilités d'agir et de
décider comment faire. Dans 1'exercice de telles tâches, un
talent supérieur a plus de chances d'émerger et de faire la
différence. Des médecins aux capacités supérieures passent
beaucoup moins de temps à traiter des cas routiniers que
des cas difficiles 86 • »

Dans ces métiers, les biens et les prestations produits


sont fortement différenciés, l'expertise ou l'originalité sont
considérablement valorisées, et les différences de qualité
perçues ont une importance décisive pour orienter les
préférences des consommateurs : à prix donné du bien
ou de la prestation, aller vers le professionnel jugé le plus
talentueux procure plus d'utilité au consommateur. Ainsi
un chirurgien dont la capacité de sauver des vies dépasse
de 10 % celle de ses collègues peut attirer vers lui une
demande très importante : ses tarifs seront supérieurs de
bien davantage que 10 %, et ses gains totaux seront sans
commune mesure avec 1'écart de qualité qui le distingue
de ses confrères. Les professionnels les plus talentueux
sont ainsi en mesure de cumuler les avantages d'un prix
de vente plus élevé de leur service et d'une activité plus
intense pour servir une demande forte, à condition de trou-
ver le moyen de satisfaire cet accroissement de la demande
sans dégrader (comparativement à leurs concurrents) la
qualité du service ou du bien proposé. La différence de

86. Sherwin Rosen, « The Economies of Superstars )), The American


Scholar, 2001, p. 455.

439
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qualité de la prestation détient, dans ce modèle, une valeur


intrinsèque, elle peut être perçue sans biais.
Dans le cas des biens artistiques, le mécanisme de
concentration des gains dans les mains d'une élite pro-
fessionnelle est bien sûr mis en mouvement aussi par
la perception qu'a le consommateur des différences de
qualité. Cette perception oriente la demande vers les
artistes jugés les plus talentueux. Si le bien est non
reproductible, comme c'est le cas pour une peinture, ou
si la prestation n'est pas réalisable hors du face-à-face
vivant, dans une durée incompressible, comme dans un
spectacle musical ou théâtral, les artistes vers qui vont
les préférences du public peuvent augmenter leur quantité
de travail, s'ils ont choisi une spécialité artistique qui
suscite plus d'intérêt (par exemple plutôt le piano ou le
violon que la contrebasse) et s'ils localisent leur activité
dans de grandes métropoles qui concentrent une demande
potentielle importante. Le développement considérable
des systèmes d'information et les facilités de déplace-
ment des artistes élargissent leur marché potentiel aux
dimensions de la planète : la demande d'art plastique
ou d'interprétation de musique classique instrumentale
ou lyrique est, à 1' échelle mondiale, concentrée sur un
petit nombre d'artistes dont la réputation et la carrière
bénéficient d'effets de levier considérables.
Et si le bien est reproductible (livre, disque, film, vidéo,
etc.), 1' artiste et la firme qui le produit ont la capacité de
servir simultanément des marchés beaucoup plus consi-
dérables. Les artistes réputés recourent à l'exploitation
intensive des technologies de consommation jointe. Par
l'intermédiaire des moyens classiques de duplication
physique des biens et de diffusion audiovisuelle, et grâce
à la cascade d'innovations issues de la numérisation du
signal et de la constitution de réseaux de toutes tailles
pour le commerce et 1' échange instantanés des contenus

440
TA LENT ET RÉPUTATION

numérisés, les artistes peuvent servir très rapidement un


marché planétaire.

« La superstar est quelqu'un dont 1' audience est énorme


en comparaison de 1' échelle à laquelle la plupart d'entre
nous opérons. Les marchés personnels de cette magnitude
sont à peu près exclusivement soutenus par l'utilisation des
médias qui opèrent comme une ressource coopérative. Ces
marchés incarnent des technologies qui, de fait, permettent
à quelqu'un de se cloner à faible coût. Plus exactement,
les coûts n'augmentent pas en proportion de la taille du
marché.[ ... ] Une fois qu'un auteur livre son manuscrit à un
éditeur, le texte peut être dupliqué à faible coût pratiquement
indéfiniment. Un programme de télévision ou de radio est
communiqué quasiment sans frais et de manière identique
à qui veut le capter. L'interprète ou l'auteur fournit plus
ou moins le même effort, que le livre soit lu ou le concert
entendu par un millier ou un million de personnes 87 • »

Le second point essentiel du modèle de Rosen est celui


de la force d'attraction du talent sur la demande. Certes, à
la différence du cas du chirurgien, la qualité des artistes et
des biens artistiques représente une utilité subjective, mais

87. Ibid., p. 455. Le modèle de Rosen a connu de nombreuses appli-


cation à divers domaines d'activité. Parmi les plus récentes, je citerai un
ingénieux travail de Xavier Gabaix et Augustin Landier sur la rémunération
des dirigeants (CEO) américains d'entreprise. Les auteurs démontrent
que si ces dirigeants sont classés par niveau de talent, placer à la tête de
l'entreprise dirigée par le CEO no 1 celui qui figure en 250e position ne
ferait perdre à la firme que 0,016 %de sa valeur, alors même que le CEO
n° 1 est payé plus de cinq fois plus que le CEO n° 250. L'explication tient
notamment à l'intensité de la demande, parmi les firmes qui cherchent
leurs dirigeants, la croissance de la taille des firmes exerçant un effet
de levier sur le niveau général des rémunérations des dirigeants. Xavier
Gabaix, Augustin Landier,« Why Has CEO Pay Increased So Much? »,
Quarter/y Journal of Economies, 2008, 123(1), p. 49-100.

441
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la différence de qualité qui procure plus d'utilité subjective


est précisément inhérente à la nature du service artistique
demandé par le public. Sans 1'hypothèse selon laquelle les
différences de qualité jouent un rôle essentiel pour orienter
les préférences des consommateurs, on ne comprendrait
pas pourquoi il y a concurrence entre les artistes. Car,
comme dans le cas du chirurgien expert qui sauve plus
de vies qu'un autre, mais avec des conséquences moins
dramatiques, 1' artiste jugé meilleur est beaucoup plus
désirable qu'un artiste de qualité inférieure, et ce sans que
les consommateurs soient sous influence. Deux concerts,
deux expositions ou deux films de qualité moyenne ne
me procurent pas autant de satisfaction qu'un concert,
une exposition ou un film de grande qualité. L'avantage
comparatif de la qualité perçue comme supérieure agit avec
une telle force qu'il peut déclencher une concentration de
la demande et, avec elle, de la célébrité et de la fortune
sur les artistes réputés les plus talentueux.
Mais de combien ce talent doit-il être supérieur pour
attirer la demande? Citant l'exemple des interprètes
de musique classique, Rosen note que « les différences de
revenu entre des interprètes de tout premier rang et
des interprètes de second ordre sont importantes, même
si, dans une écoute à 1' aveugle, seule une infime partie
de l'auditoire est capable de détecter plus que des diffé-
rences mineures entre eux88 • » Le modèle de Rosen ne se
contente donc pas simplement d'affirmer que le rendement
du talent est démultiplié par les moyens d'élargissement
du marché que procurent les médias, les technologies de
communication, la mobilité spatiale des professionnels
et des consommateurs, la mondialisation des échanges
et des carrières d'élite. Ce que Rosen souligne aussi et
entend expliquer, c'est que la différence de talent entre des

88. Ibid., p. 453.

442
TALENT ET RÉPUTATION

professionnels peut très bien être minime, mais que cela


suffira à concentrer sur ceux qui sont jugés (légèrement
ou largement) plus talentueux un accroissement plus que
proportionnel de la demande, et suffira à leur procurer
une réputation et des chances d'activité qui, pour un
temps plus ou moins long, renforceront vigoureusement
leur position dans cette concurrence.
On trouve du reste le même argument dans un ouvrage
devenu classique du sociologue William Goode, The Cele-
bration of Heroes, paru quelques années avant l'article
de Rosen 89 :

«Bien que seul un petit nombre d'individus remarquables


atteignent le niveau le plus élevé de performance dans les
activités où la compétition est aiguë, les réalisations les plus
élevées sont généralement de niveau très proche. [ ... ] Seule
une poignée de gens peuvent percevoir les écarts précis
d'excellence qui séparent les dix ou plus probablement les
quatre-vingts meilleurs pianistes classiques dans le monde.
De fait, dans la plupart des activités, y compris dans celle
de creuser des fossés [ditch digging], les critiques les plus
perspicaces pourraient soutenir qu'il n'y a pas d'individu
au sommet, mais plutôt une poignée de gens de premier
plan, dont chacun se distingue des autres par des différences
complexes de qualité plutôt que par de simples degrés
d'excellence. Bien que les différences d'excellence parmi
les top performers soient petites, les écarts de succès sont
grands avec ceux dont les performances sont très proches des
leurs [ ... ]. Le plus créatif des chercheurs scientifiques sait
qu'à n'importe quel moment, la nouvelle idée qu'il nourrit
est fort probablement près d'être inventée par quelqu'un
d'autre, peut-être inconnu jusqu'ici90 • »

89. William Goode, The Celebration ofHeroes. Prestige as a Social


Control System, Berkeley et Los Angeles, University of Califomia
Press, 1979.
90. Ibid., p. 68.

443
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'argument de Rosen fournit une explication convain-


cante du considérable pouvoir de marché que les artistes
réputés de meilleure qualité détiennent, pour exploiter à
grande échelle leur notoriété, et en tirer des gains sans
rapport de proportion avec 1' écart de qualité qui les sépare
de leurs concurrents de notoriété un peu moindre. Mais
Rosen comme Goode laissent de côté l'une des carac-
téristiques essentielles du fonctionnement des marchés
artistiques, l'incertitude sur la qualité. Le modèle de
Rosen a quelque chose d' énigmatique91 • Rosen postule

91. Ce modèle a intrigué ceux qui voulaient le tester empirique-


ment et qui ont cherché comment mesurer le talent et les différences
de talent. Ainsi, William Hamlen a assimilé la qualité d'un chanteur
de musique de pop ou de rock à la qualité de sa voix. Il a soumis
les voix d'une centaine de chanteurs à une analyse spectrale de leur
richesse en harmoniques dans les fréquences élevées, qui sont les
plus discriminantes. Différentes autres variables ont été prises en
compte pour expliquer les ventes de disques single (longueur de la
carrière, sexe, appartenance ethnique, position d'auteur-interprète ou
non, carrière cinématographique adjacente, etc.). La longévité dans
la carrière a le pouvoir explicatif le plus fort. Quant au facteur de
la qualité vocale, il est le plus faiblement corrélé au succès, parmi
tous les facteurs à effet significatif, et sans que les écarts de succès
soient plus que proportionnels aux écarts de qualité ainsi mesurés.
Ce qui infirmerait 1' analyse de Rosen. Dans un deuxième article, qui
opère une distinction entre les deux formats principaux de disques
du marché, singles et albums, l'auteur constate que la qualité ne
joue aucun rôle significatif pour l'analyse des ventes d'albums (à
la différence des singles). Les singles jouent donc le rôle de filtres
sélectifs pour écrémer la vaste population de chanteurs candidats au
succès, et seuls ceux qui ont franchi cette étape concourent pour
la réussite durable, à travers la production d'albums, conformé-
ment à un modèle dynamique de sélection éliminatoire proposé par
MacDonald, que nous examinons plus haut. Mais si la qualité vocale
ne joue plus de rôle à ce second stade, c'est que sa définition par la

444
TA LENT ET RÉPUTATION

en effet, d'une part, que les différences de qualité entre


les artistes et entre les œuvres sont réelles et percep-
tibles, et que la supériorité qualitative de certains artistes
est une donnée exogène de la compétition et non pas,
comme le voudraient les hypothèses constructionnistes,
le pur produit d'une fabrication (par les marchés et
leurs entrepreneurs, par une coalition d'intérêts, etc.).
C'est sur cette donnée exogène que peuvent converger
les préférences individuelles des consommateurs. De
même, les préférences des consommateurs sont définies,
et indépendantes les unes des autres : ce sont aussi des
caractéristiques exogènes. À partir de là, 1'hypothèse
est que 1' écart de qualité peut être perçu suffisamment
nettement par le consommateur pour que celui-ci soit
en mesure de choisir sans ambiguïté, et de tirer une
satisfaction supérieure de ce qu'il juge meilleur.
Mais Rosen admet, d'autre part, que les écarts qua-
litatifs peuvent être minimes, quasiment négligeables,
au point de ne pouvoir être perçus que par quelques-
uns. Or, doit-on demander, si les différences de qualité
entre les artistes en compétition peuvent être minimes,
ou négligeables, comment peuvent-elles être perçues, et
acquérir une force telle qu'elles orientent les choix des
consommateurs et sont capables de faire diverger les

richesse harmonique de la voix ne suffit plus. D'autres qualités sont


non moins essentielles, tant du côté des caractéristiques de l'artiste
que des œuvres chantées. Le talent s'avère décidément malaisé à
définir et à mesurer autrement que de façon multidimensionnelle et
comparative ; la notoriété acquise par un artiste après les premiers
tournois éliminatoires agit par ailleurs comme un signal de qualité,
qui segmente le marché. Voir William Hamlen Jr., « Superstardom
in Popular Music : Empirical Evidence », Review of Economies and
Statistics, 1991, 73(4), p. 729-733; id., « Variety and Superstardom
in Popular Music», Economie lnquiry, 1994, 32(3), p. 395-406.

445
LE TRAVAIL CRÉATEUR

trajectoires de réussite d'artistes dont les qualités peuvent,


par hypothèse, avoir été très proches ? Pour que le talent
soit une donnée exogène certaine et procure un avantage
solide dans la compétition, il faut que les consommateurs
soient aptes à le reconnaître en exerçant leur jugement,
s'ils sont les décideurs ultimes et souverains de ce qui
peut s'accorder avec leurs préférences.
Sherwin Rosen et William Goode suggèrent qu'il
existe des experts en perception des différences infimes
de qualité. Ils évoquent« l'infime partie de l'auditoire»
ou « la poignée de gens » capables de détecter les diffé-
rences de qualité, dans certaines situations qui paraissent
constituer des épreuves cruciales de jugement (l'écoute
à l'aveugle, par exemple, qui est privée de l'information
que contiennent le nom et la réputation de 1' artiste).
Même s'ils ne sont qu'une poignée, des individus sont
donc en mesure de distinguer à coup sûr ce qui est
supérieur en qualité : ils doivent être plus cultivés et
plus sensibles à ces différences que le public profane,
notamment, imagine-t-on aisément, lorsque l'appréciation
évaluative exige de grandes compétences esthétiques.
Mais cette hypothèse est-elle si évidente? Suffit-il,
par exemple, de grandes compétences esthétiques en
art contemporain (à supposer qu'elles soient aisées à
définir) pour discerner le talent prometteur d'un jeune
peintre? Les divergences d'opinion des critiques, et les
antinomies de 1' évaluation que j'établissais plus haut,
nous rappellent que le jugement expert ne s'incarne pas
simplement dans des individus doués d'une acribiè hors
du commun, ou entraînés à 1' évaluation. La formation
des opinions est le produit de multiples échanges, tâton-
nements et confrontations.
Le schéma d'un noyau d'experts fins connaisseurs
des talents indique par ailleurs que l'attribution de talent
n'est pas le fait d'une population de consommateurs

446
TALENT ET RÉ PUT A TION

exerçant souverainement leur jugement de façon libre


et indépendante, mais peut être opérée par certains, et
ratifiée par les autres. C'est donc un processus social qui
agit pour amplifier la réputation d'un artiste, celui d'un
mécanisme de diffusion des évaluations émises par des
consommateurs experts ou des professionnels crédibles.
Cette diffusion peut prendre la forme d'un élargissement
progressif du cercle de la reconnaissance du talent à partir
du noyau central des pairs jusqu'aux publics profanes
peu experts pour qui l'information fournie et certifiée
par les experts constitue un signal suffisant et fiable de
qualité, en passant par les critiques, les marchands, puis
les consommateurs avertis et les collectionneurs92 • Mais
l'influence sociale sur le jugement et sur les préférences
des individus peut prendre d'autres formes. Comme l'écrit
Françoise Benhamou, « le star-system écrase les étapes
[de reconnaissance élargie par cercles concentriques]
décrites par Alan Bowness ou par Raymond Boudon
en en écourtant la durée, et les médias interviennent
pour consolider ou même court-circuiter 1'effet de la
reconnaissance par les deux premiers cercles93 ».Dans ce
cas, toutes sortes d'influences sur le consommateur sont
concevables et sont praticables : la promotion publicitaire,
le bouche-à-oreille spontané ou orchestré (le buzz), les
signaux fournis par les palmarès, etc. Que reste-t-il de la
réalité exogène du talent, comme foyer de convergence
des évaluations ? La question doit être examinée.

92. Voir Alan Bowness, The Conditions of Success. How The


Modern Artist Rises ta Fame, Londres, Thames & Hudson, 1989.
93. Françoise Benhamou, L'Économie du star-system, op. cit.,
p. 89; Raymond Boudon, «L'intellectuel et ses publics», in Jean-
Daniel Reynaud, Yves Grafmeyer (dir.), Français, qui êtes-vous?,
Paris, La Documentation française, 1981 ; Alan Bowness, The
Conditions of Success, op. cit.

447
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Talent et influence sociale

Les consommateurs sont sensibles à des écarts de


qualité entre les artistes. Comment est formée leur per-
ception d'une différence, même minime, de qualité ?
Par 1' expérience directe ? Par 1' adoption des évaluations
des critiques et des prescripteurs ? Par les évaluations
informelles échangées dans les cercles de sociabilité
(le bouche-à-oreille) ? Par la contagion imitative ? Par
l'information et les arguments persuasifs du marketing
de l'industrie culturelle? Par un recours variable (selon
l'identité des publics concernés et des biens considérés)
à ces différentes sources et à un mélange de signaux ?
Le modèle de 1' efficacité concurrentielle des marchés
affirme que la réputation des œuvres et des artistes est
bien fondée sur la perception qu'ont les acteurs des
mondes de 1' art des différences qualitatives : la mesure
de la valeur fondamentale des œuvres et des artistes
est formée à partir de la totalité des informations qui
sont produites sur ceux-ci et qui sont exploitées par les
professionnels et par les publics consommateurs. Si 1'on
était situé dans un monde de compétition parfaite, le
consommateur profane ou le professionnel de 1' évalua-
tion émettraient leur jugement de façon indépendante et
disposeraient d'une information complète sur l'ensemble
des œuvres qui peuvent les intéresser.
Le coût d'une information complète pour exercer un
choix indépendant et exprimer une préférence intrinsèque
est exorbitant, pour deux raisons liées. D'une part, les
consommateurs sont confrontés à un univers de produc-
tion artistique dont la variété est illimitée, tout comme
les entrepreneurs et les professionnels eux-mêmes ont
affaire à une population d'artistes qui se concurrencent
par l'originalité et la diversité de leurs qualités : ils n'en
identifient qu'une fraction très limitée. Aucun système

448
TA LENT ET RÉ PUT A TION

de sélection ne peut traiter équitablement la multitude


des œuvres candidates à une appréciation, et ne peut
exiger de ceux qui font 1' expérience de ces œuvres une
connaissance de tout ce qui est mis en comparaison, pour
former leur évaluation. D'autre part, les biens artistiques
sont des cas paradigmatiques de biens d'expérience :
1' évaluation directe des œuvres et des prestations est
impossible avant que chacun ait pu faire 1' expérience
de les écouter, de les regarder, de les lire, pour porter
un jugement. Même en recourant à diverses formes
d'échantillonnage et de zapping qui sont aujourd'hui très
répandues dans les marchés culturels, le consommateur
ne se procure que des ersatz d'expérience, qui ont une
qualité informationnelle limitée.
Pour le consommateur, il est donc habituel de n'avoir
qu'une information très imparfaite. S'il cherche à se
procurer de l'information de bonne qualité, il doit pro-
portionner ses coûts de recherche à la valeur du bien ou
du service considéré, et au flux de satisfaction espéré.
Si l'information est trop coûteuse à chercher ou impos-
sible à trouver, le consommateur peut acheter le bien
ou le service, procéder à 1'expérience directe et tirer des
conclusions quant à ses arbitrages futurs de dépenses
de consommation, dans un processus d' apprentissage94 •
Pour le choix d'un spectacle ou d'un film, la recherche
d'information sera plus limitée que pour l'achat d'un
bien culturel durable, dont le potentiel de déception
est plus important, pour faire écho à la subtile analyse
qu'Albert Hirschman applique aux biens de consomma-
tion en général95 •

94. Philip Nelson, « Information and consumer behavior »,Journal


of Political Economy, 1970, 78(2), p. 311-329.
95. Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, trad. fr.,
Paris, Fayard, 1983.

449
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'une des manières de rendre compte des écarts de


réussite entre les artistes est d'y voir le résultat de la
gestion par les consommateurs de cette recherche d'infor-
mation, et notamment de 1'adoption de comportements
mimétiques. L'argument est le suivant. Le consommateur
veut choisir un spectacle, un livre, un film, une exposition.
Il est confronté à des artistes, à des œuvres ou à des
présentations dont il ne sait rien ou pas grand-chose. Une
des informations les moins coûteuses à acquérir pour en
savoir plus long est celle que procure l'observation du
comportement d'autrui. Pour un consommateur, le choix
d'artistes ou de spectacles déjà préférés par d'autres réduit
spectaculairement ses coûts de recherche, s'il interprète
comme un signal de probable qualité 1' expression des
préférences dans le sillage desquelles il se place.
L'information que l'observation du comportement de
consommation d'autrui peut délivrer sur la qualité sous-
jacente inconnue des biens suggère une modélisation des
phénomènes de succès : la probabilité pour un artiste
d'être choisi par un nouveau consommateur de biens
culturels est proportionnelle au nombre de consom-
mateurs qui le connaissent déjà, l'achètent, en parlent,
attendent ses nouvelles œuvres. Kee Chung et Raymond
Cox ont étudié la probabilité pour des artistes d'obtenir
des disques d'or aux États-Unis entre 1958 et 198996 .
Ils modélisent la dynamique de consommation comme
un processus séquentiel d'achat : les consommateurs,
1'un après 1'autre, achètent un premier disque dans la
première période, puis un nouveau disque dans la deu-
xième période, et ainsi de suite. Le choix du disque, à
chaque période, obéit à deux hypothèses : la probabi-

96. Kee Chung, Raymond Cox, « A Stochastic Model of


Superstardom : An Application of the Yule distribution», Review
of Economies and Statistics, 1994, 76(4), p. 771-775.

450
TALENT ET RÉPUTATION

lité pour qu'un consommateur supplémentaire achète


le disque considéré est une fonction proportionnelle du
nombre d'acheteurs qui l'ont déjà choisi ; il existe une
probabilité faible et constante pour que le consommateur
supplémentaire choisisse un autre disque. Les auteurs
indiquent que puisque la distribution observée des disques
d'or coïncide avec la distribution du processus stochas-
tique qui est modélisé, le phénomène de superstar n'est
qu'un mécanisme probabiliste qui prédit que quelques
individus chanceux concentrent le succès artistique et
financier. Il n'est pas besoin de faire intervenir une
quelconque différence de talent : il peut suffire d'un
événement initial qui déclenche le choix en faveur d'un
artiste et qui engendre un phénomène de contagion. De
quelle nature est cet événement initial ? Dans le modèle
présenté, nous avons affaire à une pure hypothèse pro-
babiliste : « Il existe une probabilité faible et constante
pour que le consommateur supplémentaire choisisse un
autre disque, qui n'a pas été choisi précédemment, ce
qui permet de comprendre comment s'amorce un effet
boule de neige, dès lors que d'autres consommateurs
vont suivre son comportement97 • »
Dans une étude expérimentale très suggestive, Matthew
Salganik, Peter Dodds et Duncan Watts98 ont proposé
à quelque 14 000 internautes de classer, par degré de
préférence (sur une échelle de 1 à 5), des chansons incon-
nues de groupes inconnus. Les participants sont répartis
aléatoirement en deux groupes. Le premier groupe est
formé d'auditeurs à qui on propose d'écouter 48 chansons,
présentées dans une liste dont 1' ordre est, pour chaque

97. Ibid.
98. Matthew Salganik, Peter Dodds, Duncan Watts,« Experimental
Study of Inequality and Unpredictability in an Artificial Cultural
Market », Science, 2006, 311, p. 854-856.

451
LE TRAVAIL CRÉATEUR

auditeur, déterminé aléatoirement. Chaque participant


décide dans quel ordre écouter les chansons, en fonction
du seul nom des groupes, attribue à chaque chanson qu'il
écoute un score de qualité et se voit ensuite offrir la
possibilité (acceptée ou non) de la télécharger. L'expé-
rience révèle comment les caractéristiques intrinsèques
des chansons sont 1' objet de jugements de préférence
de la part des auditeurs : elle fournit ainsi une mesure
naturelle de la qualité des chansons, sur la base de leur
classement (un équivalent de leur part de marché).
Le second groupe d'auditeurs est formé de participants
distribués aléatoirement en huit sous-groupes qui agissent
indépendamment les uns des autres. Dans chacun de ces
huit sous-groupes, chaque individu reçoit la liste des 48
chansons organisée chaque fois aléatoirement, écoute
les chansons, et fait ses classements, comme dans le
premier protocole. Mais chaque internaute de ces huit
sous-groupes dispose d'une information supplémentaire:
il sait, avant de donner son évaluation, combien de fois
une chanson a été téléchargée par les auditeurs précédents
de son sous-groupe, ce qui constitue un signal, faible
mais réel, susceptible de le renseigner sur les préférences
des autres. Ce second protocole fait apparaître 1'effet
de l'influence sociale que fournit l'information sur les
choix d'autrui.
Dans une variante de ce second protocole, la liste des
chansons est présentée, avec leurs scores de télécharge-
ment, non plus dans un ordre aléatoire, mais par ordre
décroissant de popularité (de quantité de téléchargements),
ce qui augmente la force du signal informationnel sur
la popularité des chansons au moment où 1' auditeur fait
ses choix et ses évaluations. La comparaison entre les
deux situations (choix indépendant, et choix informé des
choix d'autrui) montre que l'inégalité de qualité entre les
chansons, mesurée par les scores attribués, augmente :

452
TALE NT ET RÉ PUT A TION

les chansons bien notées (populaires) le sont beaucoup


plus, et les chansons mal notées sont beaucoup plus
impopulaires. Les différences sont toujours plus fortes
que lorsque le choix est indépendant. Le score d'inéga-
lité de qualité est encore augmenté dans la variante où
l'information sur les choix d'autrui est donnée par un
score ordonné de popularité des chansons (1' équivalent
d'un bit-parade).
Un autre résultat important tient à l'incertitude du
succès. Si l'on compare les scores de popularité des
chansons qui sont attribués par chacun des groupes
d'auditeurs constitués aléatoirement, on observe de fortes
différences de classement d'un groupe à l'autre, alors
même que les chansons proposées sont identiques, et
qu'elles sont présentées dans les mêmes conditions à
des groupes d'internautes formés aléatoirement, et donc
dépourvus de différences identifiables. L'imprévisiblité
est en outre plus forte en contexte de choix influencé
par la connaissance des choix d'autrui, et s'accroît quand
l'information est structurée selon le principe du bit-parade.
Une même chanson, d'une qualité donnée, obtient ainsi
des scores très différents d'un groupe à 1'autre : « Ce
type d'imprévisibilité est inhérent au processus et ne peut
pas être simplement éliminé par une amélioration de la
connaissance des œuvres ou des individus participants99 • »
Ces résultats confirment certains des modèles de cas-
cade informationnelle :

« D'une part, plus les participants sont informés des choix


d'autrui, plus l'accord semble se faire entre leurs préférences
musicales, ce qui semble rendre prévisibles, rétrospective-
ment, les caractéristiques du succès. [ ... ] D'autre part, en
examinant différentes réalisations du même processus de

99. Ibid., p. 855.

453
LE TRAVAIL CRÉATEUR

choix, nous voyons qu'à mesure que l'influence sociale


augmente, il devient de plus en plus difficile de prévoir
quelles chansons seront considérées comme bonnes ou
mauvaises 100 • »

L'information publique que lui fournit l'observation


du comportement d'autrui est un signal assurément peu
coûteux, mais elle est également mince, au regard de
1'information privée que procure à un consommateur
sa connaissance détaillée d'un artiste, d'un genre, d'un
style, d'un domaine. Le faible coût de l'information
publique explique son fort potentiel de propagation,
mais sa faible teneur en information fait sa fragilité.
Un engouement puissant peut se déclencher à partir
d'une simple information sur les scores de vente ou de
fréquentation d'un film, d'un livre, d'un disque; cet
engouement peut évidemment être orchestré à partir de
prédictions sur le succès attendu de ce film. Mais la
minceur de 1' information quant à la valeur du bien la
rend vulnérable à des chocs même minimes, quand les
consommateurs commencent à échanger des opinions et
à acquérir d'autres informations. Le bouche-à-oreille peut
apporter un flot d'appréciations privées qui contrarient
le processus de contagion, et qui inversent la dynamique
dans le sens d'une désaffection rapidement amplifiée. Le
succès et la chute d'estime résultent d'un processus de
contagion imitative, ou de cascade informationnelle, mais
leur robustesse s'accroît à mesure que les individus se
procurent une information plus substantielle 101 •

100. Ibid., p. 856.


101. La définition simple d'une cascade informationnelle est la
situation dans laquelle « il est optimal, pour un individu qui a observé
les actions des autres avant lui, de suivre le comportement de l'individu
précédent sans s'occuper de sa propre information [ ... ], ce qui peut

454
TALENT ET RÉPUTATION

L'imitation du comportement d'autrui ne doit pas être


traitée comme une forme de passivité et de non-choix
associée à une incompétence. Il serait trop simple de
considérer que le consommateur éclairé, celui qui est
doté de ressources culturelles et monétaires importantes,
sait choisir en toute connaissance de cause, et qu'il se
meut avec aisance dans 1'univers des biens les plus
sophistiqués, en obtenant un rendement optimal de ses
investissements, alors que le consommateur à faible
capital culturel et économique s'adresse aux domaines
culturels qui exigent peu de connaissances et n'y effectue
ses choix que selon un comportement élémentaire de
herding (un comportement imitatif au sein d'un groupe
dont les membres sont amenés à adopter un comporte-
ment identique, grégaire). Le herding behavior affecte
aussi les univers les plus sophistiqués de consommation
artistique : le snobisme désigne depuis longtemps le
décalage entre la compétence esthétique qui paraît sou-
tenir les choix culturels d'un individu et la dynamique
d'interdépendance des préférences qui déclenche des

permettre d'expliquer une conformité locale de comportement et la


fragilité des comportements de masse » selon Sushil Bikhchandani,
David Hirshleifer, Ivo Welch, «A Theory of Fads, Fashion, Custom
and Cultural Change as Informational Cascades »,Journal ofPolitical
Economy, 1992, 100(5), p. 992-1026. Voir aussi Abhijit Banerjee,
« A Simple Madel of Herd Behavior », The Quarter/y Journal of
Economies, 1992, 107(3), p. 797-817; Sushil Bikhchandani, David
Hirshleifer, Ivo Welch, « Leaming from the Behavior of Others :
Conformity, Fads, and Informational Cascades »,Journal ofEconomie
Perspectives, 1998, 12(3), p. 151-170; Christophe Chamley, Rational
Herds. Economie Models of Social Learning, Cambridge, Cambridge
University Press, 2004. Pour une application à la consommation ciné-
matographique, voir Arthur De Vany, Hollywood Economies. How
Extreme Uncertainty Shapes The Film lndustry, Londres, Routledge,
2004, chap. 6.

455
LE TRAVAIL CRÉATEUR

contagions dans 1'univers plus raréfié des petits nombres,


des happy few 102 •
En réalité, la contagion imitative a ceci de rationnel
qu'elle maximise les chances de pouvoir échanger des
opinions et des informations avec autrui sur les œuvres
concernées. Car 1'un des aspects essentiels de la consom-
mation esthétique réside dans la dynamique d'apprentis-
sage et d'échange. La satisfaction esthétique tirée d'une
lecture ou d'une expérience culturelle augmente pour
celui qui peut en faire un sujet de discussion avec autrui.
Le bénéfice est dans ce qu'on appelle des effets ou des
extemalités de réseau : la valeur de 1' œuvre dépend aussi
du nombre de ceux qui lui accordent leur attention et
qui peuvent en parler entre eux. Il suffit de segmenter
la population des consommateurs selon les variables
appropriées (position sociale, capital culturel, capital
social) pour augmenter le réalisme de ce mécanisme
d'affiliation des évaluations et d'interdépendance des
préférences, et pour le doter d'un rendement en termes
de capital social. Pour les informations que je cherche
à obtenir ou que je veux transmettre pour communiquer

102. Marcel Proust s'amuse de ces décalages quand il décrit,


dans La Recherche du temps perdu, les « expériences de sociologie
amusante » que pratique Swann en composant, pour ses soirées, des
« bouquets sociaux groupant des éléments hétérogènes » (voir À
l'ombre des jeunes filles en fleurs, in À la recherche du temps perdu,
Paris, Gallimard, 1954, tome 1, p. 521). Dans Sodome et Gomorrhe,
c'est lors d'une soirée chez les Verdurin que Madame de Cambremer
demande au pianiste de jouer une réduction pour piano de Fêtes
de Debussy, mais celui-ci n'en connaît que les premières notes et
« par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença
une marche de Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu
de transitions et ne fit pas d'annonce, tout le monde crut que c'était
encore du Debussy, et on continua à crier : "Sublime !" » (ibid.,
tome 2, p. 954-955).

456
TALENT ET RÉPUTATION

avec autrui, je m'adresse principalement à mon groupe


social de référence ou à mon groupe de pairs. Et la diffé-
renciation compétitive entre les groupes sociaux, telle que
la sociologie 1' a depuis fort longtemps analysée, depuis
les travaux sur la mode de Simmel et sur l'imitation de
Tarde et Simmel jusqu'à la généralisation théorique de
1'argument chez Bourdieu 103 , explique que les consom-
mateurs de biens symboliques peuvent se distinguer en
élisant perpétuellement de nouveaux biens et styles de
consommation sur lesquels échanger et s'informer dans
leur cercle de pairs.
La recherche d'informations via l'observation d'autrui,
l'échange d'opinion et la délégation du jugement à des
professionnels de 1' évaluation ne signifient pas pour
autant que la consommation se laisse entièrement gou-
verner par une pure quête de signaux de qualité. Dans
sa contribution à 1' analyse économique du succès et du
stardom à partir du comportement des consommateurs,
Moshe Adler 104 envisage 1'acte de consommation artis-
tique, d'une part, comme une combinaison d'expérience
personnelle directe et de socialisation de cette expérience
par la discussion avec autrui, et, d'autre part, comme un
processus d'apprentissage, qui pousse à approfondir la
connaissance de certains domaines, œuvres et artistes. La
consommation a les propriétés d'une addiction, avec son
utilité marginale croissante, à rebours des lois ordinaires

103. Georg Simmel, La Tragédie de la culture et autres essais,


trad. fr., Marseille, Rivages, 1988 ; Gabriel de Tarde, Les Lois de
1'imitation, Paris, Alcan, 1890 ; Pierre Bourdieu, La Distinction,
op. cit.
104. Moshe Adler, « Stardom and Talent », American Economie
Review, 1985, 75(1), p. 208-212; id., « Stardom and Talent», in
Victor Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook of the Economies
of Art and Culture, op. cit., vol. 1, chap. 25, p. 895-906.

457
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de la consommation des biens ordinaires 105 • Le plaisir que


je retire de la fréquentation des œuvres augmente avec
l'intensité de ma consommation d'art, car j'accumule
des connaissances qui vont me procurer des plaisirs plus
raffinés, et qui vont démultiplier mon espace de choix et
mes capacités à discriminer entre les œuvres qui s'offrent
à moi. C'est la considérable diversité des œuvres (et
de leurs présentations et interprétations) et des qualités
des artistes qui me fournit un domaine d'exploration
illimité, dans lequel je peux progresser en augmentant
mon «capital d'expérience», c'est-à-dire ma capacité
d'obtenir une variété croissante de plaisirs à partir de
ce que je consomme 106 • La satisfaction esthétique que je

105. George Stigler, Gary Becker, «De gustibus non est dispu-
tandum », American Economie Review, 1977, 67, p. 76-90.
106. Il serait réducteur de transformer le comportement d'appren-
tissage ainsi décrit ainsi en un processus de pure accumulation de
connaissances, qui, pour l'exprimer dans les termes où Jean-Claude
Passeron a exploré cette question, réduirait l'« esthèse »à l'« ascèse»,
le plaisir esthétique à sa teneur en connaissances, comme le fait une
conception strictement intellectualiste de la compétence esthétique. Voir
sur ce point Jean-Claude Passeron, «L'œil et ses maîtres», postface au
catalogue de l'exposition Les Jolis Paysans peints, Marseille, Musée
des beaux-arts et Imerec, 1990, et Pierre-Michel Menger, «L'un et le
multiple. Sur la sociologie de la culture et de l'expérience esthétique
dans les travaux de Jean-Claude Passeron », Revue européenne de
sciences sociales, 1996, 34, p. 99-108. L'une des façons d'analyser
empiriquement ce point consiste à examiner les carrières de consom-
mation. Dans une étude que j'ai menée sur le public des concerts du
principal ensemble orchestral français spécialisé dans la diffusion de
la musique contemporaine, j'ai examiné les comportements d'adhésion
durable, mais aussi ceux de désaffection, face à des œuvres nouvelles
d'intérêt inégal et d'accès perceptif malaisé, qui ont un «potentiel
de déception» élevé, pour citer la formule déjà mentionnée d'Albert
Hirschman. Ceux des auditeurs qui forment le noyau stable présentent

458
TALENT ET RÉ PUT A TION

recherche chez un artiste obéit certes à la loi de l'utilité


marginale décroissante : je me lasserais de ne lire que
le même romancier, mais pas de suivre le travail d'un
romancier que j'aime, œuvre après œuvre 107 . Mais mon

la particularité remarquable de rester fidèles, même en cas de forte et


durable perplexité perceptive: c'est qu'ils n'imputent qu'à eux-mêmes,
et non aux compositeurs, la responsabilité des défaillances de la com-
munication esthétique, et qu'ils attribuent aux œuvres suffisamment
de valeur pour parier sur les bénéfices d'une fréquentation prolongée,
propre à combler 1'écart entre les limites de leur perception actuelle
et les satisfactions de la perception compétente. Cette disposition,
qui anticipe la satisfaction future, fait en quelque sorte écho à l'un
des motifs de la socialisation du risque créateur, celui de tirer parti
de l'incertitude des évaluations esthétiques immédiates et de compter
sur le temps et sur les révélations a posteriori de la valeur effective
des œuvres pour faire de 1'art présent un bien public. Cette attitude
est tout particulièrement le fait des professionnels des mondes de
l'art présents dans le public et des professionnels de la production
ou de la diffusion des connaissances que sont les enseignants. Voir
Pierre-Michel Menger, «L'oreille spéculative», Revue française de
sociologie, 1986, 27(3), p. 445-479.
107. Ken Hendricks et Alan Sorensen (« Information and Skewness
of Music Sales», 2007, Research paper, www.stanford.edu/~asorense/)
ont examiné, sur un échantillon de 355 musiciens, quel est l'impact
de la publication d'un album sur la vente de leurs précédents disques
et sur la vente des suivants. Ils observent un backward spi/lover
significatif : des consommateurs découvrent la production antérieure
d'un artiste à partir de la connaissance qu'ils retirent de l'achat d'un
album récent de cet artiste. La valeur d'information publicitaire que
joue la production récente d'un artiste pour ses réalisations antérieures
est d'autant plus forte que le succès de l'album récent est plus élevé.
Il existe en quelque sorte un avantage cumulatif rétroactif. Celui-ci
s'ajoute à l'avantage cumulatif qui procure à un artiste débutant
qui atteint une notoriété suffisante une probabilité croissante de
bien vendre sa réalisation suivante : par un calcul contrefactuel,
les auteurs estiment ainsi que les artistes obtiennent pour la vente

459
LE TRAVAIL CRÉATEUR

investissement dans le domaine peut rapidement s'orien-


ter dans plusieurs directions et s'élargir à de nouveaux
artistes, de sorte que le rendement de l'investissement
culturel addictif est marginalement croissant. Ainsi, selon
l'étendue et la profondeur de ses connaissances cultu-
relles, un consommateur sera porté à s'apparier avec
des partenaires d'échange et de discussion de profil au
moins égal, et pourra bénéficier, dans l'échange avec
autrui, d'expériences et de connaissances complémen-
taires des siennes.
Les biens culturels apparaissent comme des biens
d'échange par excellence : leurs caractéristiques sont
révélées dans les échanges sociaux, et leur évaluation
incorpore des mécanismes d'influence sociale qui font
d'un bien artistique l'objet d'une consommation et d'un
jugement indissociablement privés et collectifs 108 •

de leur second album 25 % de ventes de plus que s'il s'agissait de


leur premier album. Il faut remarquer que la probabilité de réaliser
un second album est corrélée au succès du premier, ce qui équivaut
à un tournoi éliminatoire qui décime une partie de la cohorte des
musiciens « primipares » et affecte donc 1' estimation contrefactuelle.
108. C'est du reste un argument central de la Critique de la
faculté de juger de Kant. Béatrice Longuenesse analyse ainsi le plaisir
de pouvoir communiquer et partager avec autrui son état d'esprit à
l'égard d'un objet beau : «Selon Kant, le plaisir que nous éprou-
vons à appréhender l'objet que nous jugeons beau est double. Nous
éprouvons un plaisir du premier ordre à la mutuelle animation de
l'imagination et de l'entendement dans un acte d'appréhension et de
réflexion qui n'est pas limité par la règle d'un quelconque concept
particulier ou universel. C'est ce que Kant appelle le "libre jeu"
de l'imagination et de l'entendement. Mais ce plaisir à soi seul ne
suffirait pas à constituer notre expérience de ce que nous appelons
le plaisir esthétique de la réflexion, le plaisir pris au beau. Un autre
trait constitutif de ce plaisir esthétique tient à ce que la mutuelle
animation de l'imagination et de l'entendement dans l'appréhension

460
TA LENT ET RÉ PUT A TION

Une interprétation sociologique de la préférence pour


les classements qui s'accorde avec le goût du libre exer-
cice du jugement individuel peut s'en déduire. Comment
définir en effet le noyau de convergence des expériences
dont il s'agit pour les consommateurs de s'entretenir ?
L'accumulation de connaissances que recèle la valeur
addictive de la consommation artistique permet de tisser
une communauté de préférences, centrée sur les artistes
renommés, connus de chacun : c'est sur ceux-ci que
les échanges ont toutes chances de pouvoir se faire ou
d'être le mieux équilibrés. Une trop forte dispersion
des goûts sur un trop grand nombre d'artistes détruirait
le bénéfice lié à l'échange de connaissances, d'infor-
mations, à la confrontation des opinions sur un même
artiste ou une même œuvre. Inversement, une excessive
concentration de 1'admiration et des engouements sur
une poignée d'artistes exténuerait le goût pour la variété
des expériences, qui est 1'un des ressorts de la valeur
d'apprentissage que contient la découverte du nouveau.
Il est ainsi possible d'établir une graduation des
comportements de consommation : entre le consom-
mateur qui est dépourvu d'informations directes sur
la valeur présumée de ce qui s'offre à lui, et qui se

de l'objet, et le plaisir de premier ordre qu'il provoque, pourraient


et devraient être partagés par tous. Qu'un état plaisant de stimulation
mutuelle de l'imagination et de l'entendement soit universellement
communicable (susceptible d'être partagé) est la source d'un plaisir
du second ordre qui a pour résultat le jugement esthétique : "ceci
est beau". C'est la raison pour laquelle le plaisir inclut cette sorte
particulière de désir qui est caractéristique de 1'expérience esthétique,
à savoir la demande que nous adressons à autrui de partager le plaisir
que nous éprouvons et de s'accorder avec nous sur le jugement "ceci
est beau!", sur lequel nous fondons ce plaisir.)) Béatrice Longuenesse,
Kant On The Human Standpoint, Cambridge, Cambridge University
Press, 2005, p. 278.

461
LE TRAVAIL CRÉATEUR

laisse guider par les choix d'autrui, dans une situation


de simple mimétisme faiblement informatif, d'une part,
et le consommateur expert qui investit dans la connais-
sance de la production artistique (un artiste, une période,
un genre, etc.), et qui échange avec d'autres individus
cultivés, d'autre part, il y a toute la variété des situations
intermédiaires, et la variabilité des comportements d'un
même consommateur.
Les consommateurs ont des préférences qui sont situées
dans un triangle de forces : ils tirent parti de 1' extrême
variété de 1' offre, ils la réduisent par 1' information que
leur transmet le comportement d'autrui et par les échanges
interindividuels, ils convertissent des expériences en
investissements qui structurent 1' espace de leurs choix.
Dans ce schéma d'analyse, les chances de réussite
des œuvres et des artistes, au total, obéissent à ce que
les statisticiens nomment une loi de puissance, pour
qualifier les processus stochastiques qui permettent de
décrire pourquoi la richesse va aux riches, pourquoi la
distribution de taille des villes crée des écarts croissants
au bénéfice des grandes concentrations de population, ou
pourquoi, dans la littérature scientifique, un cinquième
des articles recueille quatre cinquièmes des citations.
Ici, la loi de puissance a la forme d'une distribution
de Yule : la probabilité pour un artiste d'être connu et
choisi par un nouveau consommateur de biens culturels
est proportionnelle au nombre de consommateurs qui le
connaissent déjà, l'achètent, en parlent, et attendent ses
nouvelles œuvres. Le processus explique la formation
de réputations stables, et les mouvements cycliques que
provoquent les engouements et les modes (fads and
fashions ), avec leurs pics et leurs reflux.

462
TALENT ET RÉ PUT A TION

La manufacture du talent et du succès :


culture savante contre culture industrielle?

L'analyse menée jusqu'en ce point peut se résumer


ainsi : si nous fixons comme une donnée exogène la
différence de talent entre les artistes et si nous faisons
de celle-ci un déterminant essentiel des différences de
gain, il est normal de considérer que la valeur du talent
d'un artiste sera fonction de l'intensité de la demande
qui s'oriente vers lui. Il est plus intéressant de suppo-
ser qu'un écart même minime de talent peut suffire à
provoquer d'énormes différences. Cette hypothèse rn' a
conduit à rechercher jusqu'à quel point la sensibilité de
la demande à la qualité était formée autrement que par
un jugement indépendant de chaque consommateur sur
ce qu'il voit, lit, entend. L'imitation interindividuelle et
la contagion des préférences sont-elles la signature de
1' abdication du consommateur souverain qui renonce
à son pouvoir de jugement au profit d'intermédiaires
du marché ou d'experts capables de l'influencer sans
mesure ? La mise en évidence de la dimension indis-
sociablement privée et collective de la consommation
artistique et des jugements qui la soutiennent peut per-
mettre d'écarter la double abstraction du consommateur
rationnel souverain et du consommateur passif et sous
influence.
Mais le raisonnement qui a été conduit ainsi s'applique-
t-il indifféremment aux différents arts et aux deux sphères
habituellement distinguées de la culture savante et de la
production culturelle à vaste audience ? Le consomma-
teur plus cultivé, et plus rare, de culture savante, n'est-
il pas plus souverain que le consommateur de culture
populaire ? Manufacture-t-on le talent pour le second,
au lieu que c'est à le détecter que s'emploierait le pre-
mier ? L'incertitude sur la qualité, condition nécessaire

463
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de la compétition par 1'originalité, peut-elle être réduite


et contrôlée ?
Dans 1' examen de la question du talent, 1' analyse du
processus d'amplification de différences de qualité qui
peuvent être initialement très faibles est toujours menacée
d'éliminer l'argument clé de l'incertitude sur la qualité et
sur le succès, et ce, de deux manières opposées : soit en
postulant que la différence intrinsèquement sous-jacente
est aisément perceptible par le consommateur profane ou
au moins par le consommateur expert, soit en postulant
que le talent est une pure et simple construction sociale
et marchande, le nom donné par 1' ingénierie industrielle
de la créativité à la fabrication et à 1' exploitation de la
nouveauté profitable.
Mettre en évidence les mécanismes d'influence sociale,
comme je l'ai fait plus haut, ne conduit pas automati-
quement à réduire à néant la dimension d'incertitude.
L'influence sociale sur les choix de consommation est le
plus souvent exercée à travers de multiples canaux : les
échanges interindividuels dans les groupes de pairs (le
bouche-à-oreille), l'activisme des fans, le buzz, l'attention
accordée aux évaluations des critiques et aux prescrip-
tions des « taste-makers ». L'incertitude est préservée
quand les sources de déclenchement d'un processus de
contagion sont multiples, et que les choix peuvent dif-
férer de façon aléatoire d'un groupe à l'autre 109 • Comme

109. Les travaux se sont multipliés pour estimer le poids respectif


des différentes sources d'information et d'influence, notamment sous
l'influence de la recherche en marketing. Morris Holbrook et Michela
Addis («Art Versus Commerce in the Movie Industry : a Two-Path
Model of Motion-Picture Success », Journal of Cultural Economies,
2008, 32, p. 87-107) ont, par exemple, comparé les deux catégories
principales de succès des films de cinéma, la reconnaissance artistique,
fondée sur les consécrations critiques et les prix et récompenses pro-

464
TALENT ET RÉPUTATION

l'indiquent Salganik, Dodds et Watts, dans la conclusion


de leur étude expérimentale :

fessionnels, et le succès marchand (box-office des films en salle et


locations et ventes vidéo). La première catégorie de succès se fonde
sur les évaluations des critiques et les évaluations des spectateurs :
sans surprise, ces évaluateurs réagissent négativement aux informations
sur le budget, le nombre de salles programmant un film et les recettes
du box-office de la première semaine d'exploitation, qui sont autant
d'arguments publicitaires destinés à signaler la qualité (commerciale)
des films du marché de grande consommation. Ce dernier marché
opère à l'inverse : le buzz populaire et la critique journalistique qui
s'adresse aux publics cibles de ce marché sont fortement influencés
par les stratégies de marketing qui mettent en avant les ingrédients de
la production (budgets de blockbuster, stars, programmation massive,
etc.). Mais les auteurs ne disent rien de l'incertitude qui affecte le
succès sur chacun de ces segments du marché. Dans une recherche
sur les décisions de fréquentation des films, Enrico Moretti (« Social
Learning and Peer Effects in Consumption : Evidence From Movie
Sales», 2008, NBER Working Paper 13832) montre comment les
consommateurs apprennent à s'ajuster à l'incertitude sur la qualité. Il
examine comment les consommateurs réagissent à l'information que
constitue l'écart entre la performance attendue d'un film (approchée
par le nombre de salles où il est distribué) et la performance observée
(mesurée d'après les recettes réalisées pendant la première semaine
d'exploitation). Un succès inattendu (un niveau de recettes supérieur
à ce que laissait supposer le nombre de salles programmées) a un
effet positif : l'information qu'il contient conduit les spectateurs
potentiels à réviser leur estimation de la qualité du film et provoque
une hausse de la fréquentation en deuxième semaine, selon le méca-
nisme de social learning analysé ici. Cet effet est plus fort sur les
spectateurs dont l'attente et l'information à l'égard du film étaient
plus indéterminées et qui se décident à aller voir le film. Et il est
plus fort sur les spectateurs dont le réseau social est étendu (l'argu-
ment est indirect et se fonde sur 1'hypothèse que les adolescents, qui
réagissent plus fortement à un succès plus grand que prévu, ont un
réseau social plus étendu).

465
LE TRAVAIL CRÉATEUR

« Les experts échouent à prédire le succès non pas parce


que ce sont des juges incompétents ou trop mal informés
sur les préférences d'autrui, mais parce que les marchés
ne se contentent pas simplement d'agréger des préférences
individuelles préexistantes, lorsque les décisions individuelles
sont sujettes à une influence sociale. Dans un tel monde, il
existe des limites intrinsèques à la prévisibilité des résultats,
quelles que soient la compétence ou l'information dont on
dispose 110 • »

Mais l'argument de l'influence sociale peut aussi être


retourné dans un sens contraire, et exténuer le rôle de
l'incertitude : la qualité attribuée aux vainqueurs de la
compétition est présentée comme le résultat de stratégies
marchandes de construction de la valeur et d'exploitation
de la surabondance des talents qui se pressent dans la
compétition. Le talent est alors ce label à 1' aide duquel
l'industrie de la créativité signale l'originalité de l'artiste
qu'elle façonne et promeut.
Les recherches inaugurales de l'École de Francfort
sur les industries culturelles 111 avaient procédé à ce type
d'analyse critique en attribuant aux entrepreneurs et aux
marchés la capacité de formater les produits culturels et
de construire le succès de toutes pièces. Elles en avaient
réservé l'application à l'examen des genres artistiques
populaires, qui exigent un moindre investissement cultu-
rel pour être appréciés : les marchés sont plus vastes,

11 O. Matthew Salganik, Peter Dodds, Duncan Watts, « Experimental


Study of Inequality and Unpredictability in an Artificial Cultural
Market », art. cité, p. 856.
111. Voir notamment Theodor Adorno, Max Horkheimer, La
Dialectique de la raison, trad. fr., Paris, Gallimard, 1974; Theodor
Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, trad. fr., Genève,
Contrechamps, 1994.

466
TALENT ET RÉ PUT A TION

les cycles d'exploitation des œuvres sont plus courts, la


vitesse de renouvellement des modes est plus grande,
la compétition est plus intense, parce qu'elle oppose un
plus grand nombre d'artistes dans chacun des genres
populaires considérés, et que les enjeux économiques
attachés au succès marchand engendrent une multitude
de pratiques destinées à influencer les préférences et les
choix. N'est-il pas tentant de réduire à néant l'hypothèse
de différences intrinsèques de talent en lui substituant celle
de 1' efficace ingéniosité des marchands, et en invoquant la
faible résistance des publics à la persuasion publicitaire ?
Mais pourquoi limiter alors à la seule sphère des
marchés culturels de masse cette réduction de l'inven-
tivité des artistes et de la capacité de jugement de leurs
publics ? Une ontologie sociale qui protégerait le talent
dans le monde de la culture savante, et qui le nierait
dans celui de la culture populaire, ne relève-t-elle pas
de cette dérive interprétative si commune qui oppose
l'art savant, plein du sens des projets créateurs librement
conçus, comme son public serait plein de compétence
et d'aptitude au jugement esthétique, d'un côté, et l'art
populaire, déficitaire en substance artistique, comme
les classes populaires se définiraient par un manque de
capacité de jugement, de 1'autre côté 112 ?
Que nous dit la division habituelle du monde de la
création artistique en deux hémisphères aux caractéris-
tiques parfaitement opposées ? Dans la création savante,
la production est réputée se situer essentiellement en
avant d'une demande qui se constitue progressivement.

112. Voir sur ce point Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le


Savant et le Populaire, Paris, Éditions de l 'EHESS, Gallimard, Le
Seuil, 1989, ainsi que la préface de Jean-Claude Passeron à l'ouvrage
de Richard Hoggart, La Culture du pauvre, trad. fr., Paris, Éditions
de Minuit, 1970.

467
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le décalage structural entre 1'offre et la demande renforce


le pouvoir des évaluateurs experts (critiques, profession-
nels, historiens, conservateurs) et la compétition suscite
des procédures de sélection qui sont réputées se placer
à l'abri déclaré des effets corrupteurs de l'influence
sociale et marchande (celle de la manipulation des jurys
et des prix, du contrôle direct ou indirect du jugement
critique, des engouements artificiellement provoqués).
La compétition méritocratique devrait toujours finir par
1' emporter sur les quêtes manœuvrières de célébrité, dans
une économie de 1' accumulation lente de réputation et
de la détermination de la valeur des œuvres par leur
pouvoir de durer. L'étau de la faible demande publique
existant pour la création savante est ainsi réputé se
desserrer avec 1' allongement des délais de consécration,
selon une équation du succès qui est à l'inverse de celle
prévalant dans la création dite populaire. Concentrée
sur un tout petit nombre d'artistes parvenus à durer, la
notoriété se diffuse et les cercles de la reconnaissance
s'élargissent.
Et la production s'apparente plutôt à un modèle
d'organisation simple, dans laquelle 1' autonomie de
1' acte créateur est mieux établie comme un amont abrité
d'influences délibérées sur la nature même de l'inven-
tion artistique. Ceci suppose que le travail créateur soit
inséré, depuis la phase d'invention jusqu'à celle de la
commercialisation et de 1' évaluation, dans une chaîne
d'interventions successives des professionnels impliqués
dans les différents rôles que leur assigne la division
du travail (par exemple éditeur, correcteur, imprimeur,
distributeur, libraire, critique), sans que ces interventions
soumettent le cœur de 1' activité, le contenu de création,
à des négociations et à une instabilité incontrôlables
par 1' auteur.
Cette autonomie, ou autonomie relative, de 1' activité

468
TALENT ET RÉ PUT A TION

créatrice est 1'une des caractéristiques traditionnellement


associées à la sphère de la production savante 113 • Elle
doit être comprise comme une caractéristique organisa-
tionnelle. Elle renseigne sur le degré de contrôle que
cherche à exercer l'artiste sur sa production, mais elle
ne saurait désigner le travail créateur comme une acti-
vité magistralement retranchée du réseau d'interactions
qui la rend précisément possible et soutenable. C'est la
leçon de 1' analyse des interactions entre 1'artiste et son
environnement telle que la formule la théorie beckerienne
des mondes de 1'art.
Les diverses variétés de créations dites populaires
-romans populaires, variétés musicales, Broadway shows,
pièces de boulevard, fictions télévisées ... - sont, elles,
essentiellement candidates à un succès sans délais, et
bref. Leur mode d'existence économique suppose que
les consommateurs soient immédiatement responsables
du destin des œuvres et de 1'évolution de la production.
La concurrence très vive entre les firmes et la vitesse
d'obsolescence des œuvres obligent les producteurs à
exploiter très rapidement les indications obtenues sur
les préférences des consommateurs 114 • Les diverses pro-

113. Voir Pierre Bourdieu,« Le marché des biens symboliques»,


L 'Année sociologique, 1971, 22, p. 49-126.
114. Narasimtan Anand et Richard Peterson ont étudié, pour
l'industrie musicale, l'adoption et l'évolution des méthodes et des
technologies d'analyse des ventes et de construction des bit-parades :
« La création par le magazine Billboard, en 1958, du bit-parade des
Top 100 concentra l'attention des artistes, des dirigeants des firmes
de disques, des disquaires, des fournisseurs et opérateurs de juke-
box, des programmateurs radio et autres professionnels sur une seule
mesure résumée de la performance dans le champ. Dans le champ de
la musique commerciale, la création et la diffusion hebdomadaire de
l'information montrant le succès relatif des disques les plus populaires
permit aux acteurs de ce champ de structurer leurs croyances sur le

469
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cédures de mesure du succès sont autant d'informations


fournies en permanence aux professionnels pour orien-
ter leurs choix de promotion publicitaire et d'investis-
sement sur des carrières d'artistes à développer ou à
écarter, tout comme elles fournissent au consommateur
une information sur le comportement des autres. Elles
font ainsi partie des ressources à 1' aide desquelles les
entrepreneurs du marché culturel opèrent cette forme
particulière de structuration de la demande qui consiste
à organiser l'interdépendance des évaluations et des
préférences individuelles, en faisant valoir la garantie
qu'est le comportement collectif de consommation 115 •

succès et l'échec de tels ou tels disques, artistes, genres ou sous-genres,


à partir de la lecture des classements [ ... ] et d'estimer le potentiel des
individus et des organisations du secteur à partir des scores réalisés
antérieurement.» (Narasimtan Anand, Richard Peterson, « When
Market Information Constitutes Fields : Sensemaking of Markets in
the Commercial Music Industry », Organization Science, 2000, 11(3),
p. 281). Les auteurs examinent notamment l'impact de l'innovation
qu'a constitué la remontée en temps réel des informations sur les
ventes de disques, à partir des années 1980, avec l'introduction de
la lecture optique des codes barre des produits par SoundScan. La
mesure des ventes réelles de disques a supplanté les classements
relatifs à partir de listes préétablies, augmenté le contrôle du pôle
commercial sur le pôle artistique, modifié les stratégies de marketing
en déplaçant la poussée promotionnelle vers l'amont, avant la sortie
des disques, une fois qu'il était apparu que le sort d'un disque se
jouait en très peu de temps après sa sortie et n'obéissait plus à un
processus de conquête graduelle d'une audience. Quant aux effets sur
la structure de la compétition, les auteurs notent que ces innovations
peuvent tout à la fois renforcer la concentration des ventes au profit
des grands labels, et consolider des marchés de niche, en permettant
à des producteurs mieux informés d'exploiter plus finement des
segments spécifiques de création et de consommation.
115. Alan Sorensen (« Bestseller Lists and Product Variety »,
Journal of Industrial Economies, 2007, 55(4), p. 715-738) a estimé

470
TA LENT ET RÉ PUT A TION

Il faudrait bien sûr apporter une série de correctifs à


cette partition simplifiée de la production culturelle. On
pourra faire le compte des evergreens (les succès éternels)
de la chanson, examiner les procédés de canonisation
de formes et de genres d'art (littérature policière, bande
dessinée, jazz) d'abord situés à l'extérieur de la culture
savante et qui, en s'élevant dans la hiérarchie culturelle,
se dotent d'une histoire, de créateurs pionniers, d'auteurs
«classiques», d'un patrimoine, de collectionneurs, et d'un
répertoire d'œuvres de référence, etc. En sens inverse,
les consécrations fulgurantes dans la culture savante
suscitent toujours l'émoi dans un univers où l'acquisition
de la réputation obéissait traditionnellement à un cycle
long : manifestations d'« art biz », bulles de célébrité,

l'impact qu'a sur les ventes 1'entrée des ouvrages dans les listes
de best-sellers du New York Times, et donc l'influence exercée
sur le consommateur par les signaux de succès que fournissent les
comportements d'achat des autres consommateurs. L'analyse, qui
tire parti du décalage entre la date de publication, les courbes des
premières semaines de vente et le moment où un ouvrage qui se
vend très bien va figurer dans la liste de best-sellers, montre que
celle-ci n'a, en moyenne, qu'un impact additionnel modeste sur
les ventes des ouvrages dont elle révèle le succès, que cet effet est
cependant sélectif, et beaucoup plus marqué pour certains livres,
notamment pour ceux des auteurs débutants, et que l'augmentation
des ventes observée est surtout importante dans la semaine où le
livre fait son entrée dans la liste. Sorensen estime par ailleurs
1'effet propre que la diffusion de ces listes peut avoir sur la
concentration des choix de consommation, et donc sur la diversité
de la production littéraire. Plus prudente, la conclusion est que la
publication de listes de best-sellers ne semble pas augmenter la
vente des livres signalés comme des succès au détriment de celle
des autres livres, dans un genre donné. Il y aurait complémentarité
et non substitution (ou hold-up) entre les best-sellers et les autres
livres d'un même genre.

471
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mouvements de spéculation qui, sur le marché de 1'art


contemporain, permettent de réaliser, sur le court terme,
des profits et des pertes sensiblement plus élevés que sur
le segment de 1' art en voie de consécration ou de 1' art
classé, comme le montre Raymonde Moulin 116 •
Dans la sphère des créations populaires et des marchés
de grande consommation culturelle, larecherche du succès
commercial est généralement décrite comme le produit
d'une intervention coordonnée sur la production des biens,
sur leur distribution, sur leur promotion publicitaire, et
sur leur célébration critique. Les interdépendances entre
les acteurs essentiels (auteurs, producteurs, directeurs
artistiques, professionnels du marketing, distributeurs,
vendeurs, programmateurs) immergent le pôle des acteurs
« créatifs » dans un écheveau de boucles de rétroaction
entre 1' amont et 1' aval du travail de création, selon un
système de négociations, de tests, de révisions et de
procédures destinées à gérer 1' escalade dans 1' engagement
vers la réalisation finale : le projet peut s'interrompre,
être réélaboré, radicalement refondu ou abandonné, après
une phase initiale de conception, ou après une première
étape de préproduction ou à un stade plus avancé, et une
fois parvenu à une première phase d'achèvement, être
testé auprès de clients, de programmateurs, de « taste-
makers », puis remanié. La révision des anticipations
quant aux chances de succès du projet est le produit de
multiples négociations et décisions. L'organisation de la
production est conçue pour permettre, jusqu'à un stade
avancé, la modification du contenu du projet, pour l'ajus-
ter à des informations nouvelles sur sa valeur estimée,
pour le soumettre à des conflits explicites d'autorité et
d'expertise sur son originalité et sa profitabilité, et à
des arbitrages quant aux investissements publicitaires et

116. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, op. cit.

472
TA LENT ET RÉPUTATION

promotionnels qui correspondent à 1'estimation de son


potentiel commercial.
L'influence sociale devient ici le résultat délibéré
de procédures développées par les entreprises et les
professionnels des marchés artistiques pour tenter de
contrôler efficacement les zones d'incertitude du mar-
ché. L'influence sur les préférences des consommateurs
engage, je l'ai rappelé plus haut, des dépenses croissantes
et des innovations incessantes. Campagnes publicitaires,
surexposition des produits dans les espaces de commercia-
lisation physique ou virtuelle, recours au buzz 117 , éloges
vendeurs, bit-parades et best-sellers, recommandations
d'achat à partir des choix complémentaires effectués par
d'autres acheteurs du même bien, la gamme des outils
employés par le marketing n'a cessé de s'élargir et d'user
des deux fonctions de la publicité, celle de délivrer une

117. Le buzz, cette technique de marketing consistant à faire du


bruit autour d'un produit ou d'une marque, ou, pour ce qui nous
concerne, autour d'un artiste, d'un événement ou d'un spectacle,
tire parti des propriétés de contagion que recèle la propagation de
l'information à travers les réseaux interpersonnels de communication
et d'échange d'informations et d'opinions. Dans son analyse du
buzz, Emanuel Rosen (The Anatomy of Buzz, New York, Doubleday,
2002) détaille les ressorts d'un management optimisé du buzz : la
sélection des produits à fort pouvoir de contagion informationnelle,
les techniques d'amorçage et d'accélération de la contagion par la
surexposition des produits en des points stratégiques des réseaux inter-
personnels, par le recours au viral marketing sur Internet, l'invention
de « bonnes histoires » autour du produit à faire connaître, distillées
graduellement pour entretenir le mystère et préserver la valeur de
rareté du bien concerné, etc. À bien des égards, il s'agit d'une mise
en application à grande échelle des résultats des recherches sur les
réseaux de communication et d'influence interpersonnelle, et sur les
mécanismes de diffusion des innovations qui figurent parmi les acquis
des sciences sociales du dernier demi-siècle.

473
LE TRAVAIL CRÉATEUR

information gratuite et celle de persuader et d'influencer.


L'emprise de cette technologie publicitaire change de
nature avec la formation des marchés à multiples versants
sur lesquels les plateformes peuvent abaisser jusqu'à la
gratuité 1' accès des internautes aux contenus culturels tout
en vendant aux annonceurs publicitaires un public et ses
caractéristiques de plus en plus précisément identifiées,
pour en faire les cibles du marketing publicitaire 118 • Les

118. Le principe de ces marchés est le suivant. Une plate-forme


produisant des biens ou des services met en contact deux catégories
d'agents en courtisant chacune de telle sorte que le nombre de
clients des deux côtés se développe de manière interdépendante.
Une plate-forme de jeux vidéo qui vend des consoles de jeux a
besoin que le nombre de joueurs utilisateurs de ses consoles soit
suffisamment grand pour inciter les producteurs de jeux vidéo et
les développeurs à configurer leurs produits pour ces consoles, de
l'autre côté. Un réseau de télévision propose ses programmes à des
consommateurs et vend des écrans publicitaires aux annonceurs en
fonction du nombre de spectateurs qu'il attire. C'est le mécanisme
des extemalités croisées : la valeur du produit pour une catégorie
d'agents dépend du nombre d'agents présents sur l'autre versant
du marché. La tarification peut différer très fortement sur chaque
versant du marché, sans rapport avec les coûts de production des
biens ou des services. Le développement des marchés à versants
multiples dans le secteur culturel met en évidence le rôle clé joué
par la publicité et par les technologies de ciblage de l'audience que
permettent les plateformes de réseau telles que Web 2.0 : la gratuité
apparente de l'accès à une quantité et une diversité croissante de
contenus, notamment via le développement des sites communau-
taires sur Internet, est gagée sur un développement et un raffine-
ment spectaculaires de la technologie publicitaire. Sur les marchés
multifaces ou à multiples versants, voir Jean-Charles Rochet, Jean
Tirole, « Platform competition in Two-Sided Markets », Journal of
the European Economie Association, 2003, 1, p. 990-1029 ; Jean
Gabszewicz, Xavier Wauthy, « L'appropriabilité économique des
produits de contenus», in Xavier Greffe, Nathalie Sonnac (dir.),

474
TALENT ET RÉPUTATION

technologies d'influence sociale qu'exploite la publicité


sont d'autant plus efficaces qu'elles sont logées au cœur
des réseaux sociaux d'échange développés par Internet.
Mais c'est sur 1' autre versant des industries culturelles,
celui de la création des contenus, que la question du
contrôle a toujours été plus aiguë. L'argument du degré
optimal de contrôle que les firmes cherchent à exercer
sur les artistes pour réduire l'incertitude sur le succès
est au cœur des travaux sur les industries culturelles.
Le succès aurait-il ses recettes, les œuvres et les genres
populaires seraient-ils décomposables en une série de
caractéristiques dont la combinaison et le dosage variés
constitueraient autant de paramètres à contrôler pour
procéder à de multiples tests à grande échelle (la surpro-
duction d'œuvres en fournit la matière première), avec
une intensité élevée d'apprentissage par essai-erreur?
La réponse est à chercher notamment dans 1' efficacité
des techniques de formatage des produits culturels. La
production culturelle se divise en une série de genres et
de catégories : les conventions propres à la production
dans chacune d'elles peuvent différer fortement. Les
niveaux de réputation et 1'appréciation de la qualité
artistique varient selon les genres : les conventions sty-
listiques, le niveau d'élaboration formelle, la cotation de
1'originalité sont susceptibles de variance plus ou moins
élevée. Là où la variabilité des formules de création
est faible, c'est que l'incertitude a été réduite par le
formatage conventionnel des contenus. Après tout, un
genre artistique est, depuis fort longtemps dans les arts
savants comme dans les arts populaires, une ressource
conventionnelle typique qui permet de fixer 1'horizon

Culture Web, op. cit., chap. 24; Xavier Wauthy, «No free lunch
sur le Web 2.0 ! Ce que cache la gratuité apparente des réseaux
sociaux numériques », Regards économiques, 2008, 59.

475
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'attente des publics quant aux plaisirs à en espérer, et


quant aux usages sociaux à leur assigner.
Les genres et leurs subdivisions constituent des repères
sur lesquels coordonner les anticipations, des deux côtés
du marché. Les innovations de l'industrie culturelle
pour réduire l'incertitude sur le comportement de la
demande et pour construire des liens récurrents avec
des segments de public consistent, pour une bonne part,
à faire émerger de nouveaux genres ou à convertir des
succès en des genres et en des catégories identifiables,
au prix de typifications des artistes et des œuvres qui
dotent chaque bien d'une identité double, celle de son
coefficient de singularité et celle de sa catégorie d'appar-
tenance. L'exploitation d'un succès sous forme d'une
série de répliques ou de suites (sequels), et la sériali-
sation de la production (le feuilleton littéraire, la série
en bande dessinée, la série télévisée, etc.) constituent
d'autres modalités de formatage conventionnel à des
fins de fidélisation d'une audience 119 • David Hesmond-
halgh souligne que 1' importance croissante prise par
le marketing dans les industries culturelles s'exprime
notamment dans la sophistication des opérations de
catégorisation et de formatage des biens, qui ont pour

119. Le rendement économique des sequels (les descendants


d'un film ou d'un roman source) est-il décroissant, comme on peut
le supposer, si l'on croît à la force intrinsèque de l'originalité, ou
meilleur qu'un produit orphelin, si l'on suppose que le succès a
un effet de marque et de réputation? Dans «Fast and frequent :
Investigating box office revenus of motion picture sequels »,Journal
of Business Research, 2008, 61, p. 798-803, Suman Basuroy et
Subimal Chatterjee montrent que les deux mécanismes opèrent :
un film qui veut répliquer la formule d'un succès initial en lui
faisant suite réussit moins bien que son aîné, mais mieux qu'un
film sans ascendant et d'autant mieux que le rejeton est produit
plus rapidement.

476
TALENT ET RÉPUTATION

but d'opérer des appariements de plus en plus précis


entre les segments de consommateurs, les catégories de
préférences et d'attentes, et les contenus caractéristiques
des productions qui leur sont proposées 120 •
Une hypothèse classique est que la hiérarchie des
genres, dans chaque culture, exprime le degré plus ou
moins élevé de contrôle qui est exercé sur les créateurs
en chacun d'eux. Mais cette hypothèse est trop élémen-
taire : 1'argument beckerien des conventions de travail
artistique énonce que le contrôle est aussi un mécanisme
d'autocontrôle, d'anticipation d'une série de contraintes,
par 1'artiste comme par ses partenaires de travail, et que
1' originalité du travail doit s'entendre, une fois prises en
considération ces contraintes. L'innovation, en chaque
sphère, savante ou populaire, de la production artistique,
comme en chacun de leurs genres, passe par 1' intensité
de la compétition pour 1' originalité, et par la rétribution
de l'originalité.
Les industries culturelles fournissent un terrain d'obser-
vation et d'analyse sans équivalent pour qualifier la
question centrale de l'autonomie de l'acte créateur.
L'argument habituellement développé est celui de la
dissociation entre un contrôle souple de la création et
un contrôle étroit de la distribution et des opérations
de marketing et de vente. Sans autonomie suffisante
(ou contrôle suffisamment souple), le carburant de la
créativité se volatilise ; sans contrôle par 1'aval, dans
la distribution et les stratégies de promotion sélective
des œuvres et des artistes dont le potentiel commercial
attendu est plus élevé, pas de gestion efficace de la sur-

120. David Hesmondhalgh, The Cultural Industries, op. cit.


L'ouvrage de ce sociologue est construit tout entier sur la question
du degré d'autonomie des artistes et du pôle de la création dans les
firmes et dans le système des industries culturelles.

477
LE TRAVAIL CRÉATEUR

production 121 • L'histoire de la déconcentration verticale


dans 1' industrie du cinéma a fourni une bonne illustration
du couplage entre un modèle de spécialisation flexible
de la production, une persistance de la domination oligo-
polistique des majors, et un accroissement de la variété
de la production 122 • Les innovations organisationnelles
ont été dans le sens d'une désintégration des firmes en
unités autonomes, de l' extemalisation des fonctions et
des personnels qui pouvaient entrer en contrat de sous-
traitance et de prestation de service au gré des projets,
et, au total, de 1' assimilation des firmes à des nexus de
contrats, immergés dans des réseaux de relations avec
un environnement de « coopétiteurs », de partenaires
prestataires et de professionnels embauchés au projet 123 •

121. Dans son article pionnier « Processing fads and fashions »


(American Journal of Sociology, 1972, 77, p. 639-659), Paul Hirsch
a montré comment les industries culturelles recrutent des contact men
pour exercer leur influence sur les gatekeepers (responsables de la
programmation, directeurs artistiques) dans les médias. C'est l'une
des solutions qui permettent de contourner le recours au payola.
122. Michael Storper, «The Transition to flexible specialisation
in the film industry », Cambridge Journal of Economies, 1989, 13,
p. 273-305 ; pour une discussion critique, voir Asu Aksoy, Kevin
Robins, « Hollywood for the 21 st century : global competition for
critical mass in image markets», Cambridge Journal of Economies,
1992, 16, p. 1-22; et la réponse de Michael Storper, «Flexible
specialisation in Hollywood : a response to Aksoy and Robins»,
Cambridge Journal of Economies, 1992, 17, p. 4 79-484 ; Joseph
Lampel, Jamal Shamsie, « Capabilities in Motion: New Organizational
Forms and the Reshaping of the Hollywood Movie Industry »,Journal
of Management Studies, 2003, 40, p. 2189-2210.
123. Richard Caves, Creative industries, op. cit. ; voir aussi
Paul DiMaggio (dir.), The Twenty-First-Century Firm : Changing
Economie Organization in International Perspective, Princeton,
Princeton University Press, 2003 ; John Roberts, The Modern Firm :

478
TALE NT ET RÉPUTATION

Examiner quel est le degré tolérable ou optimal de


contrôle qui peut être exercé sur le pôle de création par
les autres pôles et notamment par les professionnels du
marketing dont 1' influence n'a cessé de croître, pour
savoir si le talent se construit, ou est découvert, puis
«développé» à la manière d'une innovation industrielle,
c'est se maintenir dans un raisonnement qui bute sur une
difficulté logique. Ce raisonnement postule que ce n'est
pas l'artiste lui-même qui détient un talent particulièrement
désirable et recherché, mais l'entrepreneur culturel (éditeur,
galeriste, producteur de film ou directeur artistique d'une
firme de disques, ou directeur du marketing), et que ce
talent permet à celui-ci de transformer un débutant en
artiste réputé. Le raisonnement est le même si 1' on dit
que c'est le critique qui a la capacité d'agir sur les répu-
tations, ou que c'est un mécène qui peut contrôler tout
le processus. Mais alors, le problème recule d'un cran.
Soit on suppose que le talent-maker dispose d'un pou-
voir social et économique capable de soumettre 1'opinion
des autres et le marché à sa volonté, et 1'on retombe dans
1'ornière des explications qui soutiennent que quelqu'un
peut toujours battre le marché s'il est plus fort, plus
grand, plus dominant. Il y a longtemps que les majors
de l'industrie culturelle ont appris que le succès s'obtient
et même se construit autrement qu'ainsi. Soit on dénie à
1' artiste un talent intrinsèquement supérieur pour mieux
l'attribuer au talent-maker. À la qualité remarquable d'un
artiste on substitue la qualité de celui qui parvient à le
hisser au-dessus des autres, et on lui prête divers talents
possibles, qui font de lui, dans son métier et sa fonction
propres, quelqu'un de supérieurement efficace. On dira

Organizational Design for Performance and Growth, Oxford, Oxford


University Press, 2007; Oliver Williamson, Sidney Winter (dir.), The
Nature of the Firm, Oxford, Oxford University Press, 1993.

479
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qu'il dispose d'une intelligence supérieure des marchés,


d'une quantité de connaissances nouvelles sur le com-
portement des consommateurs et sur les tendances de la
consommation, d'une maîtrise supérieure du dosage des
ingrédients de l'innovation profitable, d'une ingénieuse
organisation de la promotion publicitaire, pour persuader
des publics de plus en plus finement ciblés, et connectés
à une variété croissante de médias, sur lesquels il sait
qu'il faut intervenir de manière coordonnée.
Mais il faut alors supposer, d'une part, que ces
ingrédients-là aussi sont inobservables et non mesu-
rables, sinon ils seraient vite enseignés, transmis, et
1' avantage compétitif du talent-maker serait détruit. Et il
faut supposer, d'autre part, que ces ingrédients suffisent
au talent-maker pour transformer un candidat quelconque
à la réussite en une star. Les cas de réussite fulgurante
associant un entrepreneur habilement innovateur et un
artiste qui était inconnu, et qui le redeviendra vite, figurent
au répertoire des success stories comme une catégorie
de réussite. Mais si le talent-maker était si puissamment
talentueux, il pourrait réitérer 1' exploit. En réalité, il
s'est affairé lui-même à multiplier les essais-erreurs, et
il obtient, dans un cas, ce qu'il échoue à produire dans
la plupart des autres cas.
L'analyse des dynamiques de carrière et des inéga-
lités de réussite peut dégager 1' argumentation de cette
ornière. Le talent ne doit pas être considéré simplement
comme une différence de qualité intrinsèque détenue par
1' artiste et dont la manifestation est contrariée, ou au
contraire libérée, par un environnement qui en contrôle
plus ou moins souplement 1' expression. Il ne peut pas
être davantage tenu pour le produit d'une simple stratégie
de marketing, pour les motifs que je viens d'évoquer.
La cotation par la réputation opère non seulement parmi
les artistes, mais tout aussi bien parmi les professionnels

480
TALE NT ET RÉPUTATION

avec qui ils travaillent. L'intelligence créative doit être


conçue comme une ressource distribuée : la carrière
et le travail d'un artiste sont façonnés par des colla-
borations, des parrainages, des appariements avec des
professionnels de qualité comparable à la sienne dans
leurs fonctions respectives. Je reviendrai en détail sur ce
point au moment de discuter la portée des deux modèles
principaux que j'examine ici.

Le modèle mertonien de l'avantage cumulatif

Dans le modèle de Rosen, toute la dynamique de


l'analyse est située du côté de la demande, puisque ce
sont le comportement et 1' élargissement de celle-ci qui
sont 1'origine de réussites disproportionnées, au regard
des différences relatives de qualité. Le comportement
de la demande ne se comprend pas si 1'on ne voit pas
que les consommateurs apprennent, cherchent de l'infor-
mation, se parlent, s'imitent. Comment caractériser le
comportement des artistes ? On ne peut pas supposer
simplement qu'ils ont traversé les épreuves compétitives
qui leur permettent d'accéder au plus vaste marché en
étant dotés, depuis leurs débuts, d'un talent qu'il leur
suffit d'exprimer pour espérer réussir. Qu'apprennent-
ils au fil des épreuves compétitives de leur carrière qui
puisse leur permettre d'agir sur le cours des choses ? Quel
mécanisme peut nous fournir une explication convaincante
d'une dynamique des comportements ?
Le modèle de 1' avantage cumulatif permet d'analyser
les inégalités sociales comme le produit d'une dynamique
de divergence croissante des trajectoires à partir d'une
situation initiale de quasi-égalité des chances. L'argument
est le suivant. Un individu, un groupe, une firme dont
toutes les caractéristiques sont très proches de celles de

481
LE TRAVAIL CRÉATEUR

leurs concurrents, en viennent à disposer d'un avantage


minime. Cet avantage peut être une aptitude particulière,
une opportunité d'investissement, la bonne fortune d'une
invention, ou l'intervention du hasard pur et simple. Cet
avantage ne les favorise d'abord que légèrement, mais
va s'amplifier au point de provoquer une inégalité consi-
dérable dans la distribution des bénéfices qu'il permet
d'obtenir (revenus, profits, prestige, pouvoir de marché).
Comme le soulignent Thomas DiPrete et Gregory
Eirich 124 , le modèle de 1'avantage cumulatif qu'a pro-
posé Merton laisse ouverte la question des différences
de talents. Rien n'interdit de supposer qu'il pourrait
s'agir de différences effectives de talent ou d'aptitude,
que les carrières respectives des professionnels révèlent.
Mais à la différence de Rosen, Merton postule que
même si les trajectoires de deux jeunes professionnels
divergent considérablement, leurs qualités intrinsèques
peuvent très bien être équivalentes au départ. La cause
de 1' inégalité croissante peut être un facteur purement
aléatoire. Examinons 1' argument de Merton, et notam-
ment son hypothèse la plus radicale, celle de 1' absence
de différence de talent.
Supposons un ensemble de scientifiques ou d'artistes
qui sont dotés d'un niveau élevé de formation initiale et
d'un capital social comparable, et dont les niveaux de
réussite professionnelle seront très divers. Suspendons le
recours à l'argument de différences substantielles d'apti-
tude, puisqu'elles sont difficilement observables et que
la réussite dépend de qualités multiples dont le dosage
est très difficile à cerner. Après tout, notre groupe est
doté d'un haut niveau de formation qui a pu jouer le rôle

124. Thomas DiPrete et Gregory Eirich, «Cumulative Advantage


as a Mechanism for Inequality », Annual Review of Sociology, 2006,
32, p. 271-297.

482
TALENT ET RÉ PUT A TION

de filtre sélectif, en exigeant des qualités importantes.


Le groupe que nous définissons ainsi par hypothèse est
donc assez homogène pour que 1' étude des inégalités de
réussite ne semble pas perturbée par des facteurs ini-
tiaux non contrôlés. Comment parvenir à engendrer des
trajectoires de réussite spectaculairement divergentes ?
C'est l'objectif de ce second modèle d'explication des
inégalités considérables de revenu et de réputation : il
tente en somme de remonter à 1'origine de la formation
des réputations, pour examiner si la cotation des quali-
tés et leur transformation en réputation ne sont pas un
système sensible à d'infimes perturbations initiales des
conditions de la compétition.
Ce modèle, connu sous le nom d'effet Mathieu, nous
vient de la sociologie des sciences. Robert Merton est
parti de 1'hypothèse qu'une inégalité considérable de
réussite et de réputation dans une carrière scientifique,
telle qu'elle est mesurée par le facteur d'impact, par le
revenu monétaire, par l'obtention d'une position statutaire
élevée, par la rémunération symbolique, en prestige et
en reconnaissance sociale, peut parfaitement résulter
d'une différence initialement négligeable dans la qua-
lité intrinsèque des individus 125 • L'hypothèse ne revient
pas à placer sur une même ligne de départ tous les
candidats possibles à une carrière dans les sciences (ou
dans les arts, ou dans les mondes qui valorisent forte-
ment la créativité individuelle) ; il s'agit de comparer
les trajectoires professionnelles respectives d'individus
dotés d'une formation, de compétences, et de ressources
économiques et sociales équivalentes.

125. Robert Merton, «The Matthew Effect in Science»,


Science, 1968, 159, p. 56-63 ; id., «The Matthew Effect in Science,
II. Cumulative Advantage and the Symbolism oflntellectual Property »,
Isis, 1988, 79, p. 606-623.

483
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le modèle mertonien est établi à partir des postulats


suivants. Les ressources du monde scientifique (bourses,
crédits, honneurs, postes) sont limitées - c'est la contrainte
de rareté. Elles sont allouées à travers des épreuves de
compétition qui permettent de mesurer le talent en termes
relatifs, puisque celui-ci est difficile à observer direc-
tement. Et elles récompensent une performance passée
tout en incitant à la productivité future. Les pairs, dans
la communauté scientifique, ont une capacité limitée à
évaluer la masse considérable de travaux scientifiques en
cours et à estimer la productivité espérée des chercheurs.
Leurs décisions sont myopes : ils accordent leur atten-
tion, leur crédit, leur estime (les citations des recherches
d'autrui) et les ressources à distribuer principalement aux
chercheurs qui ont déjà acquis une réputation, en raison
de la valeur de signal que contient celle-ci. Leurs anti-
cipations sont donc essentiellement des extrapolations :
à partir de ce qu'ont été les performances observées, il
s'agit de prédire ce qui a des chances d'être produit, et
de stimuler la productivité des scientifiques choisis sur
cette base.
Cette spécification du système d'action et du compor-
tement des acteurs conduit à expliquer ainsi comment
1' écart entre deux scientifiques tend à s'accroître avec le
temps. Un chercheur qui s'est signalé par des travaux de
qualité tôt dans sa carrière obtiendra un accès plus aisé
aux ressources de travail et de publication, et obtiendra
davantage de citations. Sa production bénéficie d'un
effet de halo, provoqué par la réputation acquise pour
ses productions les plus significatives 126 • L'avantage
est direct. Pour une qualité de recherche donnée, la
chance d'obtenir des rétributions (des chances de res-

126. Jonathan Cole, Stephen Cole, Social Stratification in Science,


op. cit., p. 220-221.

484
TALENT ET RÉ PUT A TION

sources supplémentaires, une équipe plus compétitive,


un pouvoir de marché augmenté dans la compétition
pour les meilleurs emplois universitaires) est supérieure
pour celui dont le statut est plus élevé, même pour
des travaux dont la qualité ne dépasse pas toujours la
moyenne de ce que produisent ses collègues. Car même
si le travail d'un collègue de moindre notoriété est de
qualité comparable, comme on peut l'imaginer dans le
cas d'un article cosigné, la reconnaissance qui revient
à l'auteur plus prestigieux est supérieure. En somme,
comme le note Joel Podolny dans son commentaire du
modèle de Merton, pour un chercheur de haut statut, il
est plus aisé, c'est-à-dire moins coûteux, de produire
un travail d'une qualité donnée. Il reçoit plus facile-
ment des invitations pour présenter son travail dans des
institutions de haut niveau, et peut espérer en obtenir
des échanges plus fructueux pour améliorer son travail.
Dans le monde stratifié des universités, sa valeur lui
permet d'augmenter sa productivité. Il sera en mesure de
négocier son recrutement dans une université puissante
et renommée, et d'obtenir un meilleur équilibre qu'ail-
leurs entre sa charge d'enseignement et le temps qu'il
peut consacrer à ses recherches. La probabilité s'élève
de nouer des collaborations avec des scientifiques de
niveau équivalent ou supérieur au sien, et d'attirer des
étudiants brillants dont le fort degré d'investissement
dans les études doctorales conduira à des travaux en
collaboration dont il capitalisera une part des bénéfices 127 •
Il accumule du capital humain.
Déplaçons-nous au début du processus d'accumulation de
notoriété. La réputation peut-elle être entièrement découplée

127. Joel Podolny, Status Signais: A Sociological Study ofMarket


Competition, Princeton, Princeton University Press, 2005, chap. 2, et
notamment p. 26-27.

485
LE TRAVAIL CRÉATEUR

du talent ? Le mécanisme de 1' avantage cumulatif se met


en marche dès que, parmi un ensemble de candidats à
la réussite, un écart de performance apparaît, et que 1'un
des jeunes scientifiques obtient un avantage sur les autres.
L'explication est dans le mécanisme d'autorenforcement:
remarqué pour une performance remarquable tôt dans sa
carrière, le scientifique attire 1' attention de ses pairs et
reçoit le soutien de mentors et de collègues plus avancés
dans la carrière. Ceux-ci lui permettent d'abaisser son coût
de production d'une recherche de qualité et d'élever ses
chances d'élargir son audience.
Il est donc entendu que ce qui détermine causalement
l'obtention précoce d'une réputation et d'un statut éle-
vés est la différence de valeur entre les réalisations des
scientifiques qui sont en compétition au sein d'un même
groupe d'âge. Et il est manifeste aussi que ce lien causal
se renforce à mesure que les avantages s'accumulent au
point de faire apparaître comme une importante diffé-
rence intrinsèque de qualité ce qui, au départ, pouvait
être un écart minime. Le raisonnement de Merton laisse
indéterminée 1' origine de la différence de performance :
cette origine causale peut être une différence intrinsèque
d'aptitude ou de qualité (quelle que soit la définition de la
qualité, ou de la somme de qualités supérieures détenues
par le compétiteur le plus brillant), ou un simple facteur
aléatoire. En ramenant la différence initiale à presque rien
ou à rien du tout, Merton vise à écarter 1' argument qui
réduirait à une simple tautologie l'analyse du mécanisme
de l'avantage cumulatif: si la compétition était d'emblée
fortement inégale, et si les différences de qualité étaient
donc d'emblée facilement observables, et prédictives des
réalisations futures, le succès obéirait à un mécanisme
causal simple. En postulant que l'écart peut relever d'une
origine aléatoire, le modèle mertonien déplace le regard
vers la dynamique sociale de la disproportion : « Des

486
TALENT ET RÉPUTATION

scientifiques éminents reçoivent pour leurs contributions


à la science un crédit très disproportionné au regard de
ce qu'obtiennent des scientifiques moins connus pour
des contributions comparables 128 • »
Merton mentionne deux cas où ces écarts dispropor-
tionnés de rétribution en prestige sont aisément obser-
vables : des articles écrits et signés en collaboration, et
des découvertes simultanées. Dans le premier cas, deux ou
plusieurs chercheurs qui ont travaillé ensemble reçoivent
une attention et des profits inégaux : celui dont le nom
est déjà plus connu en tire beaucoup plus de visibilité,
alors qu'ils se sont partagé le travail. Dans le second
cas, deux ou plusieurs chercheurs ont eu la même idée
à peu près en même temps, indépendamment 1'un de
1'autre, mais 1'un publie un tout petit peu plus tôt. Dans
ces exemples, le principe du raisonnement est conforme
à 1'argumentation constructionniste : les qualités initiales
des individus sont égalisées, et c'est le système d'alloca-
tion du prestige qui crée des dénivelés spectaculaires de
réputation. L'hypothèse clé est bien sûr que les contribu-
tions des chercheurs étaient d'égale valeur, ce qui permet
d'enclencher un raisonnement contrefactuel, et d'imaginer
que les choses auraient pu tourner tout autrement si
1'allocation de réputation était moins confiscatoire que
dans un système du « vainqueur qui rafle 1'essentiel »
ou du «vainqueur qui rafle tout», et si la hiérarchie des
réputations ne pesait pas autant sur l'attention accordée
au travail des chercheurs par leurs pairs.
Qu'est-ce qui provoque en définitive la divergence
précoce des trajectoires, et permet au mécanisme d'avan-
tage cumulatif d'entrer en action ?
Le propre de 1'argument de 1'avantage cumulatif est
de loger au cœur de 1' analyse un mécanisme qui se

128. Robert Merton, «The Matthew Effect in Science», art. cité, p. 57.

487
LE TRAVAIL CRÉATEUR

déclenche à partir d'écarts qui peuvent être infinitési-


maux ou d'ampleur indéterminée, mais qui s'accroissent
rapidement. La tentation est forte d'identifier ce méca-
nisme aux facteurs qui servent habituellement à expliquer
les inégalités de performance scolaire. La recherche
scientifique est une activité dans laquelle la qualité
de la formation initiale a un effet considérable sur les
chances de réussite professionnelle. Dans son étude sur
l'élite scientifique des lauréats du prix Nobel, Harriet
Zuckerman montre comment la plupart des scientifiques
exceptionnellement productifs ont fait leurs études dans
les meilleures universités et ont fait carrière dans les
meilleurs départements universitaires 129 • Le système de
formation et de recherche impose sa logique concurren-
tielle à chaque étape, depuis les études initiales jusqu'au
point culminant d'une carrière, pour apparier les meil-
leurs scientifiques avec les meilleurs établissements de
recherche et d'enseignement, par le jeu des mobilités,
des enchères compétitives sur les recrutements et des
avantages offerts par la présence d'une masse critique
de scientifiques de haute valeur dans les universités les
plus attractives. Tout ceci est mesurable et donne lieu
à des résultats bien documentés.
L'observation d'une élite scientifique révèle la force des
mécanismes de sélection qui, à chaque étape, opèrent pour
concentrer progressivement les talents prometteurs dans
les environnements les plus féconds. Et la remontée vers
celles des origines causales de ces réussites d'exception
qui sont facilement documentables mentionne notamment
les facteurs d'origine sociale, ceux de la culture religieuse
et de l'identité confessionnelle (attestés en particulier
par la surreprésentation des lauréats d'origine juive)
et ceux de l'identité des formateurs. Ainsi, les lauréats

129. Harriet Zuckerman, Scientific Elite, op. cit.

488
TALENT ET RÉPUTATION

du prix Nobel sont deux fois plus nombreux que les


autres scientifiques à avoir des parents classés dans la
catégorie supérieure des « professional workers », parmi
lesquels les pères exerçant une profession scientifique
sont très majoritaires. Et plus de la moitié des lauréats
ont travaillé avec des prix Nobel, pendant leurs études
et dans leurs toutes premières collaborations en qualité
de scientifiques juniors.
Le pouvoir sélectif de la formation initiale est si
puissant, pour 1'accès à des métiers comme ceux de la
recherche scientifique, qu'aux étages supérieurs de la
compétition professionnelle, il permet de circonscrire
les épreuves de concurrence à un ensemble restreint
d'individus dont les performances scolaires sont très
proches 130 • Pour isoler la contribution des facteurs qui
sont responsables de la différenciation des trajectoires et
qui façonnent la fine pointe de 1'exception talentueuse,
il faudrait pouvoir comparer les carrières de lauréats du
Nobel avec celles de scientifiques dotés d'une origine
sociale similaire, formés par des mentors tout aussi
éminents, et en poste dans des universités tout aussi
prestigieuses. Mais si ce contrôle statistique des fac-

130. Voir sur ce point, par exemple, Jonathan Cole, Stephen


Cole, Social Stratification in Science, op. cit., p. 68 sq. Les auteurs
rappellent les résultats stériles des tests de corrélation entre le QI
des chercheurs et la valeur scientifique de leur production (mesurée
d'après le taux de citations de leurs travaux). Le corrélation est posi-
tive pour la probabilité d'obtenir un PhD. Mais parmi les détenteurs
du doctorat, la mesure des aptitudes par le QI n'apporte aucune
information supplémentaire. L'intelligence mesurable est, pour le
dire banalement, une condition nécessaire mais non suffisante. Mais
les auteurs identifient le rôle indirect des différentiels d'aptitude
intellectuelle, dans une population donnée de chercheurs, à travers
la corrélation positive entre le niveau du QI et le prestige du dépar-
tement universitaire d'appartenance des chercheurs.

489
LE TRAVAIL CRÉATEUR

teurs causalement responsables de l'avantage initial ne


peut pas être réalisé, le doute s'installe sur le sens de
la causalité. Est-ce 1'enseignant prestigieux qui procure
immédiatement un avantage à son protégé, en publiant
avec lui, en le faisant évoluer dans un milieu hautement
stimulant, en faisant converger vers cet étudiant des
anticipations de réussite qui augmentent sa confiance
en lui et le mettent en position idéale pour obtenir des
offres d'emploi dans les universités et les centres de
recherche de premier plan? Ou est-ce en raison de ses
capacités hors normes que 1' étudiant peut avoir accès à
un environnement universitaire d'exception et en tirer
un parti considérable très tôt, notamment en obtenant le
parrainage d'un enseignant prestigieux?
Les études empiriques suscitées par 1' argument mer-
tonien de 1' avantage cumulatif ont été nombreuses à
s'appliquer à la recherche scientifique et à ses rouages
organisationnels 131 • L'efficacité et 1' équité du système
de concurrence professionnelle dans les sciences sont

131. Pour les arts, outre les travaux que je cite plus loin, je
peux mentionner ici l'étude de Kees van Rees et Jeroen Vermunt
(«Event history of authors' reputation : Effects of critics' attention
on debutants' careers », Poetics, 1996, 23, p. 317-333). Les auteurs
examinent s'il existe un effet cumulatif dans 1' attention accordée
par les critiques aux écrivains dont les livres précédents ont déjà
fait l'objet de comptes rendus modérément ou très favorables. Les
hypothèses testées sont que 1' attention augmente si 1' écrivain est
publié par un éditeur réputé et a obtenu de bonnes critiques pour
ses précédents livres, mais qu'à mesure que le temps passe et que
les livres d'un écrivain se succèdent, l'attention et la couverture
critique décroissent, parce que l'effet de découverte et d'engoue-
ment se dissipe. Les données exploitées par les auteurs confirment
ces hypothèses, mais aussi que les écrivains les plus réputés sont
mieux abrités des effets d'érosion. Une preuve, en forme d'expé-
rience naturelle, de cette analyse statistique peut être trouvée dans

490
TALENT ET RÉPUTATION

mises en question, si la stratification du monde de la


recherche scientifique est affectée de biais dysfonction-
nets. C'est en effet l'idéal d'universalité porté par le
modèle de compétition méritocratique qui est lézardé,
si la rareté des ressources de temps et d'attention qui
sont allouées à la production d'évaluations ou à la
recherche d'informations sur la qualité des travaux
scientifiques provoque un recours excessif aux signaux
réputationnels et des distorsions de concurrence dans
un contexte d'information imparfaite. Sans parler des
manœuvres stratégiques dont 1' allocation des réputations
peut être 1' objet et qui nous renvoient à la conception
du monde scientifique comme une arène politique et
un univers de transactions et de marchandages des
estimations de la qualité. Et 1'idéal d'universalité et
de compétition loyale est plus sérieusement fissuré
si le mécanisme d'avantage cumulatif opère dans un
contexte de forte rareté des positions promises aux
meilleurs : c'est 1'argument, déjà cité, du 41 e fauteuil
de l'Académie française, qui, s'il était attribué, irait à
quelqu'un qui aurait à 1'évidence les mêmes mérites
que les 40 académiciens titulaires. C'est ce couplage
entre la rareté des positions d'élite et les bénéfices
qu'elles procurent qui fait écrire à Harriet Zuckerman
que «le mécanisme de l'avantage cumulatif jette un
doute considérable sur la conclusion selon laquelle les
différences marquées de performance entre la super-élite
et les autres scientifiques sont le reflet de différences
tout aussi marquées dans leurs capacités initiales de
réaliser un travail scientifique 132 • »
Jonathan et Stephen Cole concluent leur ouvrage sur

le cas de dédoublement identitaire de Romain Gary que j'évoque à


la fin de ce chapitre.
132. Harriet Zuckerman, Scientific Elite, op. cit., p. 250.

491
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la stratification sociale dans les sciences 133 par la discus-


sion de ces points, afin de localiser la portée et le point
d'application exact de l'argument de l'avantage cumulatif.
La science leur paraît s'approcher assez correctement
de son idéal d'universalité et de juste allocation des
réputations en fonction de la qualité du travail réalisé,
tel qu'il est mesuré d'après le succès d'un scientifique
dans sa communauté professionnelle, c'est-à-dire d'après
le nombre de citations reçues. Mais le processus d'avan-
tage cumulatif est le seul mécanisme qui, selon eux,
provoque, dans le fonctionnement des sciences, un écart
significatif par rapport à cet idéal fonctionnel de stra-
tification selon la qualité : « Dans presque tous les cas
où la science s'écarte de l'idéal, nous trouvons que le
processus d'avantage cumulatif est à 1' œuvre. Les gens
qui ont réussi au temps 1 ont de meilleures chances de
réussir au temps 2, indépendamment de 1' accomplissement
objectif de leur rôle; ceux qui réussissent initialement
obtiennent un avantage dans la compétition suivante
pour les rétributions 134 • »
Le mécanisme d'avantage cumulatif est établi sur
l'existence d'un écart initial. C'est dans cette phase
initiale que les épreuves compétitives (publications, can-
didatures à des bourses et à des emplois) conduisent
chaque fois à juger qui fait mieux, avant de procurer à
ceux qui sont ainsi identifiés une vitesse supérieure de
déplacement et des chances plus élevées d'accumulation
de réalisations dans le système stratifié de compétition.
D'où vient que quelqu'un fait mieux d'emblée? Il faut
une modélisation précise de 1' argument de 1' avantage
cumulatif, comme celle que proposent Paul Allison,

133. Jonathan Cole, Stephen Cole, Social Stratification in Science,


op. cit., chap. 9. ·
134. Ibid., p. 235.

492
TALENT ET RÉPUTATION

Scott Long et Tad Krauze 135 • Si nous supposons que des


chercheurs d'une même cohorte ont, au départ de leur
carrière, la même propension à publier, et que chaque
article qu'ils publient augmente leur propension à publier
d'un coefficient identique pour tous, nous n'obtenons que
des différences constantes de productivité dans le temps.
Des inégalités apparaissent certes très tôt dans le rythme
de publications des uns et des autres : 1'hypothèse est
que ces différences sont provoquées en bonne partie par
des processus aléatoires, hors de contrôle des individus.
Sous ces conditions, qui sont celles d'une homogénéité
initiale en qualité des chercheurs, la modélisation statis-
tique conclut que les inégalités de productivité ne varient
pas dans le temps. Or le résultat que prédit le modèle de
Merton est que les inégalités de productivité parmi les
chercheurs d'une même cohorte sont croissantes. Pour
parvenir à ce résultat, il faut introduire une hétérogénéité
interindividuelle. Tous les chercheurs n'ont pas d'emblée
la même propension à publier. Et tous les chercheurs ne
bénéficient pas, après une publication ou une série de
publications initiales, d'une même impulsion supplémen-
taire à publier à un rythme encore plus soutenu : ceux
dont les articles sont jugés bons ou remarquables sont
davantage encouragés à produire davantage. En somme,
pour expliquer des inégalités croissantes, il est impossible
de s'en tenir à 1'hypothèse que tous les concurrents ont
les mêmes capacités initiales à produire. Un coefficient
d'hétérogénéité ou de différence qualitative doit être
introduit au départ pour rendre compte des inégalités de
réussite, qui sont après tout d'abord d'inégales capacités
à produire des résultats de qualité.

135. Paul Allison, Scott Long, Tad Krauze, «Cumulative Advantage


and Inequality in Science », American Sociological Review, 1982,
47(5), p. 615-625.

493
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'aléa, à l'origine des différences de trajectoire

Dans 1' argumentation de Merton, la cause qui est à


l'origine des écarts de performance entre deux scienti-
fiques peut être la chance, 1'aléa. Ce coefficient d'aléa
mérite d'être examiné plus précisément. Il joue un rôle
particulier dans le contexte des arts.
Le coefficient d'aléa sert habituellement à caractériser
l'imprévisibilité de la découverte et de la nouveauté
originale. Si les professions scientifiques et artistiques
valorisent massivement la créativité, c'est dans l'exacte
mesure où le travail créatif comporte en son cœur même
un élément d'aléa, comme l'indiquent les descriptions
du processus de découverte par un enchaînement de
phases distinctes : travail intensif, rumination infracons-
ciente, association inconsciente imprévisible entre des
idées jusque-là non reliées, émergence de la découverte,
contrôle scrupuleux de la valeur de l'idée nouvelle,
communication publique 136 •

136. S'agissant de l'invention scientifique, Dean Simonton


(Scientific Genius : A Psycho/ogy of Science, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988) a cherché à donner un contour précis à ce
modèle de phasage qu'on fait remonter à la description par Henri
Poincaré de son travail sur les fonctions fuchsiennes dans son essai
de 1908 L'Invention mathématique (repris dans Henri Poincaré,
Science et méthode, Paris, Flammarion, 1947) et à l'usage qu'en fit
Jacques Hadamard dans son Essai sur la psychologie de l'invention
dans le domaine mathématique (Paris, Blanchard, 1959). Le maître
mot de Poincaré était «inventer, c'est choisir» parmi la population
nombreuse des idées qu'engendre un travail intensif sur un sujet et
des nombreuses associations et collisions d'idées jusque-là disjointes.
Dans la lignée d'une épistémologie évolutionniste due à Donald
Campbell(« Blind variation and selective retention in creative thought
as in other knowledge processes )), Psychological Review, 1960,
67(6), p. 380-400), Simonton conçoit le génie comme un puissant

494
TA LENT ET RÉPUTATION

L'organisation du travail peut élever les coefficients de


variabilité et d'incertitude. À la différence des sciences,
la compétition et la réussite dans la plupart des métiers
artistiques ne sont que faiblement corrélées à la formation
initiale, comme je l'ai indiqué plus haut. L'importance
que revêtent la formation sur le tas et 1' accumulation
des expériences de travail s'explique notamment par la
forte exposition du travail individuel à l'incertitude d'un
environnement très turbulent, celui de 1' organisation par
projet et du degré variable de contrôle de l'individu sur
le résultat du travail d'équipe. Une carrière réussie peut
être assimilée à une augmentation graduelle du contrôle
que 1' artiste parvient à exercer sur les dimensions les
plus variables de son activité et sur les relations avec
son environnement, dans un univers où la stratification
par la réputation n'est pas arrimée à des organisations
stables, comme dans les sciences. C'est donc le système
même du travail artistique qui crée les conditions de

«générateur de permutations aléatoires», de combinaisons ordonnées


d'idées jusque-là non reliées entre elles et dont un petit nombre
se révèle apte à survivre au processus de sélection qui en teste la
fécondité et à former des configurations stables, qui sont conservées
puis élaborées pour être communiquées, avant qu'un dernier proces-
sus de sélection conduise la communauté scientifique à en accepter
certaines. Dans ce modèle, le hasard est au cœur des combinaisons
inventives, et le génie se signale par le volume très élevé d'idées
qu'il produit et qu'il fait entrer dans le mouvement d'associations et
collisions imprévisibles d'où émerge une découverte. Robert Merton
était lui-même suffisamment fasciné par la composante de hasard
chanceux dans le processus de découverte pour avoir consacré, avec
Elinor Barber, un ouvrage entier au phénomène et à la généalogie
du curieux concept de « serendipity », ce mélange d'inspiration, de
ténacité et de bonne fortune ou d'heureux hasard. Voir Robert Merton,
Elinor Barber, The Travels and Adventures of Serendipity, Princeton,
Princeton University Press, 2006.

495
LE TRAVAIL CRÉATEUR

l'intervention du hasard. La carrière se construit d'un


projet à 1' autre, et les chances de succès de chaque
projet varient : le plus souvent, le travail individuel
est immergé dans une entreprise collective, dont les
chances de succès sont imparfaitement corrélées avec
les qualités de chacun des membres de 1' équipe. La
compétence ou le talent d'une comédienne, évalués
d'après sa prestation personnelle, ne sont sans doute pas
fondamentalement différents selon que le film dans lequel
elle joue est un succès ou un échec, mais sa visibilité
et ses chances d'être associée à d'autres projets plus ou
moins prometteurs dépendent pour une part de la réussite
du film 137 • L'organisation par projet introduit une très
forte variabilité dans 1' activité et multiplie les points
de bifurcation possible : disposer de la bonne informa-
tion sur les projets à venir et les occasions d'emploi,
remplacer au pied levé la cantatrice vedette grippée ce
soir-là, trouver un rôle dans lequel, contre toute attente,
on peut se révéler sans avoir jamais été distribué dans
cette catégorie d'emplois auparavant 138 • La complexité

137. L'enquête de Robert Faulkner sur la carrière des compositeurs


de musiques de film à Hollywood (Music on Demand. Composers and
Careers in the Hollywood Film Industry, New Brunswick, Transaction
Books, 1983) et l'analyse des carrières des scénaristes de films et de
séries télévisées faite par William et Denise Bielby (« Organizational
Mediation of Project-Based Labor Markets », American Sociological
Review, 1999, 64(1), p. 64-85) montrent combien les réputations sont
sensibles à l'effet de succès ou d'échecs immédiatement antérieurs,
mais aussi, de manière plus contre-intuitive, comment la participation,
pendant plusieurs années, à une série de projets qui ont été des succès
peut devenir un signal négatif, dans une industrie dont le cycle de
renouvellement des genres et des contenus est très rapide.
138. Pour une analyse du rôle de l'imprévu chanceux dans les
carrières féminines de chef d'orchestre, voir Cora Diaz de Chumaceiro,
« Serendipity and Pseudoserendipity in Career Paths of Successful

496
TA LENT ET RÉ PUT A TION

des projets multiplie les aléas et parfois 1'enchaînement


des coups du sort 139 • Peu de professions recourent du
reste autant que les professions artistiques à des pratiques
superstitieuses et à des rituels de conjuration, qui sont le
corrélat d'un autre mécanisme comportemental essentiel,
la survalorisation de soi, évoquée plus haut.
On peut aussi donner de la chance une caractérisation
plus simple. Dans le modèle de Merton, l'incertitude sur
le cours de la compétition peut intervenir au départ sous
forme d'événements aléatoires (chance events, unequal
luck) capables de faire dévier le cours d'une carrière : ce
sont le choix d'un sujet de recherche qui coïncide avec
une actualité imprévue et avec une demande sociale forte,

Women: Orchestra Conductors », Creativity Research Journal, 2004,


16(2-3), p. 345-356. Pour une analyse des carrières musicales fémi-
nines qui révèle l'envers du hasard, c'est-à-dire la discrimination à
l'égard des femmes dans les recrutements des instrumentistes des
orchestres symphoniques, il faut lire la recherche très originale et
d'une grande rigueur méthodologique publiée par Claudia Goldin et
Cecilia Rouse, « Orchestrating Impartiality : The Impact of "Blind"
Auditions on Female Musicians », American Economie Review, 2000,
90(4), p. 715-741. L'introduction des paravents lors des auditions
de recrutement, pour masquer l'identité des candidats, a provoqué
1'augmentation des recrutements féminins. Il s'agissait là de supprimer
un facteur d'« aléa», le biais dicriminatoire des préférences sexuées
des évaluateurs recruteurs, variable selon les orchestres, et parfois
étonnamment tenace, comme dans le cas de l'Orchestre philharmonique
de Vienne, l'un des plus réputés du monde, mais aussi le dernier des
grands orchestres à avoir admis des femmes dans ses rangs.
139. Les catastrophes qui émaillèrent le tournage du film que
Terry Gilliam voulut réaliser d'après le Don Quichotte de Cervantes
firent le malheur du réalisateur, de son équipe et de son producteur,
mais le bonheur de ceux qui furent présents pour observer et filmer
cet échec retentissant et en faire un film, Lost in la Mancha, qui
obtint un succès inespéré.

497
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ou la désignation, dans une compétition pour l'attribution


de moyens de recherche, de rapporteurs qui, en raison
de leurs intérêts propres ou de considérations privées,
peuvent se passionner pour le travail d'un des candidats
et qui se révéleront décisifs, etc.
Dans le cas des arts, on pourrait citer, parmi ces
facteurs de chance, 1'heureuse ou la malheureuse coïn-
cidence entre la publication d'un roman, la sortie d'un
film ou la tenue d'une vente aux enchères de peintures,
d'un côté, et un événement d'actualité, qui procure à
l'œuvre une visibilité inattendue ou qui, au contraire,
l'éclipse totalement (en raison d'un attentat, d'un krach
boursier, etc.), de l'autre côté 140 • L'un des exemples
troublants d'une intervention causale pure du hasard a
été donné dans une recherche portant sur 1' évaluation
de la qualité des interprètes de musique classique dans
les concours d'interprétation musicale. En analysant
le déroulement de onze des compétitions de piano du
concours Reine Elisabeth, qui eurent lieu entre 1952
et 1991, Victor Ginsburgh et Jan van Ours ont montré
qu'il existait une relation entre le classement final des
candidats et leur ordre de passage devant le jury, aux
différentes étapes du concours. L'ordre de passage est
tiré au sort, pour des raisons d'équité ex ante, mais il
se révèle générateur d'iniquité ex post : les candidats

140. Sur l'analyse de la chance et des coïncidences en sciences


sociales, outre l'ouvrage de Robert Merton et Elinor Barber déjà cité,
voir Albert Bandura, « The Psychology of Chance Encounters and Life
Paths », American Psychologist, 37(7), p. 747-755 ; Howard Becker,
«Foi por acaso : Conceptualizing Coïncidence», The Sociological
Quarter/y, 1994, 35(2), p. 183-194 ; David Krantz, « Taming Chance :
Social Science and Everyday Narratives », Psychological Inquiry,
1998, 9(2), p. 87-94 (ainsi que les commentaires de cet article dans
le même numéro de la revue).

498
TALENT ET RÉPUTATION

qui sont auditionnés au tout début de la compétition


sont désavantagés. Plusieurs raisons sont avancées : les
juges peuvent avoir des attentes initialement élevées
et se montrer sévères, avant de réviser leurs critères
d'appréciation après les premières auditions; un concerto
est spécialement composé pour chaque concours et il est
donc inconnu des interprètes, mais aussi du jury, qui là
encore, s'engage dans un processus d'apprentissage, en
révisant ses attentes à mesure qu'il se familiarise avec
1' œuvre et ses interprétations successives.
L'analyse des deux économistes obéit au schéma de
1'avantage cumulatif : le rang de classement a bien
une influence directe sur les chances de carrière et de
succès professionnel des pianistes qui ont été mis en
concurrence. La musique classique et son interpréta-
tion sont pourtant un domaine d'activité soumis à des
apprentissages techniques impitoyables et à une sélection
très brutale par la précocité, comme je le montre au
chapitre 8. Le jugement selon des critères objectifs de
qualité y paraît plus aisé que dans les autres domaines
artistiques. L'effet de 1' ordre aléatoire de passage dans le
concours suggère donc que les candidats retenus étaient
déjà issus d'un impitoyable processus de sélection pré-
alable, et qu'ils étaient proches par leurs qualités, mais
que 1'intervention du hasard a finalement provoqué un
résultat que le marché musical a amplifié en interprétant
le rang comme un indiscutable signal de qualité objective,
et en amorçant ainsi la spirale de l'accumulation des
engagements et des enregistrements générateurs de gains
de réputation 141 • Merton aurait conclu que la formation
des écarts de qualité et de talent est en partie gouvernée

141. Victor Ginsburgh, Jan van Ours, « Expert opinion and compen-
sation : Evidence from a musical competition », American Economie
Review, 2003, 93(1), p. 289-296.

499
LE TRAVAIL CRÉATEUR

par des processus dont 1' origine est hors de contrôle du


chercheur ou de l'artiste 142 •
Mais ici, comme dans l'analyse d' Allison citée plus haut,
il faut admettre que les individus sont inégalement capables
d'exploiter les opportunités qui s'offrent à eux, y compris
grâce à l'intervention du hasard. Arthur De Vany 143 , dans
son analyse des inégalités extrêmes qu'engendre l'incerti-
tude sur le succès dans l'industrie cinématographique, se
demande, lui aussi, quelle part du succès il faut attribuer à
la chance (luck) et quelle part au talent. Supposons qu'un
réalisateur ou une actrice connaissent deux situations seu-
lement pour chacun des films qu'ils tournent : le succès
ou 1' échec. En cas de succès, ils continuent, et, en cas
d'échec, ils cessent, et font autre chose (de la télévision,

142. Ce rôle de la chance peut faire écho à la formule de Machiavel


selon lequel les succès politiques du Prince s'expliquent, pour moitié,
par la virtu (la force, 1' aptitude, les qualités intrinsèques), et, pour
moitié, par la fortuna (le hasard incontrôlable et perturbateur de tout
ordre rationnel). La référence à Machiavel figure dans Stephen Turner,
Daryl Chubin, « Chance and eminence in science : Ecclesiastes II »,
Social Science Information, 1979, 18(3), p. 437-449. Loin de tenir
la science pour un système robuste de stratification qui se sert d'un
principe accepté de cotation de la valeur des productions et débouche
sur une allocation inégalitaire des réputations et des récompenses
en fonction des différences de productivité des chercheurs et de
l'importance de leurs contributions, les auteurs de cette critique
constructionniste invoquent le rôle du hasard pour suggérer que la
machinerie inégalitaire de la science n'est qu'une colossale production
institutionnelle de différences dont 1' amplification et la structuration
masquent une distribution pour partie aléatoire des chances d'action
des compétiteurs. Mais les auteurs devraient se souvenir que 1' art du
Prince est tout entier dans la capacité de se préparer à voir la fortuna
bousculer ses actions et à réagir en conséquence, en se saisissant de
la puissance de l'aléa pour en détourner l'action à son profit.
143. Arthur De Vany, Hollywood Economies, op. cit., p. 239-242.

500
TALENT ET RÉPUTATION

un autre métier au cinéma ou dans 1'audiovisuel), ou bien


ils quittent le secteur et ses métiers. Si le hasard gouverne
tout le processus, la distribution doit suivre une loi bino-
miale B (n, Y2) comme dans un jeu de pile ou face. La
probabilité de faire deux films est de 0,5 : la moitié des
acteurs et des réalisateurs débutants, dans cette hypothèse,
ne tournent pas plus d'un film ; la probabilité d'en faire
trois est de 0,25, et celle d'en faire quatre est de 0,125,
etc. Que disent les données exploitées par De Vany sur la
distribution du nombre de films par acteur et par réalisa-
teur dans le cinéma nord-américain entre 1982 et 2001 ?
Que la distribution suit la courbe de la loi binomiale, ou,
en d'autres termes, que je peux jouer à pile ou face ma
chance de tourner davantage. Mais une inflexion de la
courbe apparaît dans les données : à partir du 7e film, la
probabilité de poursuivre est supérieure à celle d'un tirage
aléatoire à deux issues possibles. D'autres facteurs agissent
donc sur les chances de carrière, et l'effet de seuil mis
en évidence illustre la loi de Pareto :

«Les probabilités [de faire un film de plus plutôt que


d'échouer à continuer, selon le calcul par odds ratios]
sont élevées pour les réalisateurs les plus prolifiques, ce
qui indique que derrière le facteur chance, quelque chose
d'autre intervient pour déterminer combien de films un
réalisateur peut faire. En cherchant à séparer l'influence de
la chance et celle du talent, nous voyons agir une propriété
remarquable de la distribution de Pareto. Un réalisateur qui
serait simplement chanceux constaterait que la probabilité
d'obtenir un succès avec son prochain film est de 0.5. Et
il en irait ainsi pour chaque film, quel que soit le nombre
de films déjà faits par le réalisateur. En d'autres termes,
dans ce cas de figure, la probabilité de rencontrer le succès
n'est pas modifiée par la quantité d'expérience accumulée,
et mesurée au nombre de films déjà réalisés.
Mais si le talent, la compétence (ski/1) ou l'apprentissage

501
LE TRAVAIL CRÉATEUR

comptent pour obtenir le succès, alors la probabilité de


réussir ne doit pas être constante d'un film à l'autre, mais
doit augmenter avec le nombre de succès déjà obtenus. C'est
précisément cela qu'implique la distribution de Pareto 144 • »

Ceci conduit à un calcul de probabilité différent. Au


lieu de distribuer les individus selon le nombre de films
faits, il devient possible de déterminer, à chaque point de
la carrière cinématographique, quelles sont leurs chances
de faire un ou plusieurs films supplémentaires : à mon
premier film, ma probabilité d'en faire un ou plusieurs
autres est de 0,35 ; si j'ai deux films à mon actif, j'ai
0,54 chance d'en tourner d'autres; si j'en ai fait trois,
mes chances de poursuivre sont de 0,64, et de 0,71 si j'en
ai déjà tourné quatre, etc. 145 • Cette probabilité croissante
capte l'influence de la réputation ou de l'expérience
accumulées, et elle révèle la dynamique de 1' avantage
cumulatif, une fois enclenché le processus. La leçon à
tirer est donc celle-ci : la carrière suppose de franchir les
étapes de tournois éliminatoires (ici représentés de manière
élémentaire par un jeu de pile ou face), et franchir ces
étapes, c'est battre le hasard. Le développement de la
carrière agit comme un révélateur de qualités sous-jacentes
(celles qui ont permis de franchir plusieurs étapes), qui
sont inégalement réparties entre les individus. Celui qui,
dans ce contexte de travail par projet, réussit à dévelop-
per sa carrière bénéficie des avantages d'une réputation

144. Arthur De Vany, Hollywood Economies, op. cit., p. 241.


145. Le résultat est le produit de l'équation suivante
P (x> X 0 ) = (x 0 1xY, où X 0 est le nombre de films déjà tournés, x le
nombre supérieur à X 0 et l'exposant a est le coefficient de puissance
qui capte l'action de la loi de Pareto; dans le calcul de De Vany, a
est égal à 1,5. D'où le calcul pour un réalisateur qui a tourné 4 films :
sa probabilité d'en faire 5 ou davantage est égale à : (4/5Y·5 = 0,71.
Voir Arthur De Vany, Hollywood Economies, op. cit., p. 241-242.

502
TALENT ET RÉPUTATION

bien établie, en étoffant ses réseaux de relations, qui


sont pourvoyeurs d'informations et de propositions de
travail, et accroît ses compétences. Cette dynamique est
particulièrement influente dans ces métiers où l'appren-
tissage sur le tas joue un rôle important, et où le signal
réputationnel est un moyen d'information hautement
fonctionnel que s'échangent les professionnels dans leurs
réseaux, pour organiser le travail de projet en projet.
Quand 1'activité de 1'artiste s'effectue dans le cadre
d'une relation d'emploi et d'un paiement à l'acte de
travail, comme dans le monde des spectacles, les écarts
de revenu sont d'abord engendrés par l'action conjointe
de la réputation professionnelle sur les chances d'emploi
et sur la rémunération du travail. L'analyse est aisée
à faire, parce que la mesure de la quantité de travail
rémunéré est possible. Ainsi, dans les arts du spectacle,
et à 1'exception des orchestres et des théâtres lyriques
qui emploient une partie de leur personnel sur une base
fixe et permanente, le système d'embauche et d'activité
ajuste les durées d'emploi et le niveau des rémunérations
aux caractéristiques de chaque projet. Cette organisation
flexible de la production individualise fortement la rela-
tion d'emploi, et fait essentiellement appel à l'information
que contient la réputation des artistes et des techniciens.
Chaque engagement peut être 1' occasion d'une éva-
luation des qualités et des compétences de 1' artiste, et
1' employeur ou 1' intermédiaire (agence d'artistes, courtier
en projet, société de production) a toute liberté de ne
pas réembaucher qui ne lui a pas donné satisfaction.
Le moyen le plus rapide et le moins coûteux d'évalua-
tion des compétences est l'exploitation des informations
contenues dans le générique des emplois antérieurs de
l'artiste (rythme des engagements, valeur et succès des
projets auxquels collabore l'artiste, visibilité dans la
communauté professionnelle, degré de spécialisation

503
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dans certains emplois, etc.). L'espérance de travail et de


gain d'un comédien ou d'un musicien freelance est donc
indexée sur les signaux de réputation que contient son
générique, ou du moins la partie récente de son générique.
Un mécanisme typique d'avantage cumulatif intervient
dès lors que le fait de travailler beaucoup (peu) est un
bon (mauvais) signal de qualité, qui augmente (dégrade)
les chances d'emploi. La distribution des quantités de
travail qui en résulte, et, plus encore celle des niveaux
de gains sont très dissymétriques 146 •
Dans son analyse des carrières des compositeurs
de musiques de film à Hollywood, Robert Faulkner147
avait montré que ce processus d'autorenforcement trou-
vait son carburant dans les caractéristiques mêmes de
1' organisation par projet qui sont propres aux industries
culturelles et tout particulièrement dans la stratification
des différentes catégories de professionnels qui sont
appelés à collaborer dans des équipes de projet selon
le niveau de leur réputation et selon la densité des
réseaux auxquels ils appartiennent. De Vany rappelle
de même comment les producteurs se situent au centre
de réseaux de contact entre les artistes et entre les
personnels freelance qui peuvent être recrutés pour un
projet 148 • La réputation et l'employabilité d'une artiste
qui connaît le succès augmentent parce qu'augmente la
densité des liens qu'elle développe au sein de réseaux

146. Ainsi, en 2004, selon les calculs effectués par Colin Marchika
sur les données de la Caisse des congés spectacles, le cinquième des
artistes du spectacle les mieux payés se sont procurés 60 % (65 %
pour les seuls comédiens) du total des revenus déclarés à 1' organisme
concerné ; et le cinquième des artistes les plus actifs ont concentré
45 % du volume total de travail déclaré.
147. Robert Faulkner, Music on Demand, op. cit.
148. Arthur De Vany, Hollywood Economies, op. cit., p. 239.

504
TALENT ET RÉPUTATION

professionnels au centre desquels se situent les pro-


ducteurs et les agents qui constituent les équipes pour
chaque projet.
Il faut remarquer ici que la quantité et le prix du travail
artistique ne peuvent pas être identifiés ni mesurées de la
même manière dans tous les arts. Dans le cas des artistes
dont les œuvres font l'objet de cessions contractuelles
à des éditeurs, à des producteurs phonographiques, à
des galeristes, 1' espérance de gains est indexée sur la
carrière commerciale de 1' œuvre. Et, pour les œuvres
reproductibles, elle est échelonnée sur une durée qui, en
droit, s'étend au-delà de la mort de 1'artiste, et dure aussi
longtemps que le stipule la législation de la propriété
littéraire et artistique en vigueur. Le flux de revenus est
donc une fonction directe de la performance de marché
de l'œuvre.
Le prix des œuvres uniques est essentiellement formé
en fonction de l'intensité de la demande et des actions
(de court ou de long terme) qui peuvent être entreprises
pour élever la réputation de 1' artiste et pour influencer
la demande. Une quantité donnée de travail « mis en
œuvre » peut être payée à un prix qui varie du zéro à
l'infini 149 • Et un même artiste peut constater des relations
très variables entre 1'effort mis à produire une œuvre
et la rémunération de cet effort. Une œuvre produite en
un temps record peut avoir un succès considérable, un
projet de toute une vie peut aboutir à une œuvre inache-
vée et inexploitable, le rythme de création peut fluctuer
considérablement au long de la carrière, une alternance
existe souvent entre des travaux exigeants ou harassants
dans lesquels 1' artiste expérimente de nouvelles choses,
et des activités plus banales où il exploite une formule

149. Voir Raymonde Moulin, L'Artiste, 1'institution et le marché,


op. cit.

505
LE TRAVAIL CRÉATEUR

éprouvée qui a déjà fait ses preuves, et qui est plus


immédiatement lucrative, etc. 150 •
Dans ces arts où 1'unicité physique de 1' œuvre (ou
la rareté contrôlée de ses exemplaires, dans le cas
d'éditions de bronzes, par exemple) est décisive, c'est
le signal transmis par le prix des œuvres qui peut agir
comme un mécanisme d'avantage, ou de désavan-
tage cumulatif. Comme le font observer Bruno Frey
et Werner Pommerehne 151 , si un artiste plasticien est
confronté à une demande trop faible pour ses œuvres
et son travail, a-t-il la ressource de les vendre à des
prix plus bas pour attirer plus d'acheteurs et rééqui-

150. Les artistes déclarent volontiers travailler beaucoup plus


qu'un salarié ordinaire, et s'investir complètement dans l'acte de
travail créateur, alors même qu'ils n'en obtiennent que des revenus
modestes. Cette perception de la relation déroutante entre l'effort et
son prix alimente les multiples formes de protestation des artistes
contre ce qui peut leur paraître constituer une forme d'exploitation
et d'auto-exploitation. Elle ne peut reposer que sur une économie
normative de la création, qui s'établirait sur 1'hypothèse que la
valeur sociale de l'art peut se substituer au critère de l'intensité de
la demande. À la fin des années 1960, la dénonciation par les artistes
de l'exploitation capitaliste de l'art par le marché était courante en
France. Les artistes plasticiens de l'éphémère groupe Support-Surface,
qui passe pour avoir formé le dernier mouvement d'avant-garde en
France, avant que le principe même d'avant-garde et d'organisation
collective autour de ses idéaux s'efface, ont voulu fixer le prix des
œuvres en fonction de leur coût de revient. Ils proposaient de calculer
ce prix en multipliant la quantité de travail par un montant horaire,
augmenté des dépenses de matériel et des charges fixes (par exemple
le coût de la location de l'atelier, les coûts d'exposition par la galerie),
mais ne faisaient ainsi que reporter la difficulté sur les critères de
fixation du taux de rémunération du travail créateur.
151. Bruno Frey, Werner Pommerehne, Muses and Markets,
Oxford, Blackwell, 1989.

506
TA LENT ET RÉPUTATION

librer sa situation? Ou peut-il améliorer sa situation


en modifiant sa production pour vendre davantage
d'œuvres à un prix unitaire plus bas? Ces solutions
lui seraient accessibles si 1' excès d'offre pouvait être
défini en référence à un prix théorique d'équilibre.
Mais la situation de travail de ces artistes bouscule le
raisonnement habituel qui met en relation les prix et
les quantités pour définir un équilibre de production,
car, sur le marché de l'art, le prix des œuvres est tenu
pour un signal de qualité. La cote d'un artiste ne peut
pas varier à la baisse sans éveiller le soupçon d'une
qualité artistique insuffisante ou déclinante, comme l'a
montré Olav Velthuis 152 • De même, une production trop
visiblement abondante peut déclencher le soupçon que
l'artiste veut exploiter une niche ou une augmentation
temporaire de la demande, et qu'il perd donc sa qua-
lité d'artiste intrinsèquement motivé pour rejoindre les

152. Les différences de prix comme signaux de qualité et les


effets des baisses des prix, sur le marché de la peinture, ont été
étudiés par Olav Velthuis dans Talking Priees (Princeton, Princeton
University Press, 2005, chap. 7). Celui-ci souligne que le prix est
non seulement un vecteur d'information sur la qualité, mais aussi un
attribut d'une organisation du marché de la peinture comme système
de statuts hiérarchisés des peintres et des collectionneurs. L'analyse
s'inscrit notamment dans la ligne des travaux théoriques de Harrison
White sur les marchés conçus comme des réseaux (Harrison White,
Markets from Networks, Princeton, Princeton University Press, 2002).
Pour l'analyse économique générale de la relation entre prix, qualité
et réputation, voir notamment Sanford Grossman, Joseph Stiglitz,
« Information and Competitive Priee Systems », American Economie
Review, 1976, 66(2), p. 246-253; Carl Shapiro, « Premiums for High
Quality Products as Retums to Reputations)), Quarter/y Journal of
Economies, 1983, 98(4), p. 659-680; Joseph Stiglitz, «The Causes
and Consequences of The Dependence of Quality on Priee )), Journal
of Economie Literature, 1987, 25(1), p. 1-48.

507
LE TRAVAIL CRÉATEUR

rangs des créateurs inauthentiques, guidés par le seul


espoir du profit.
Inversement, il est courant qu'un artiste exploite dans
une série d'œuvres une idée nouvelle ou une innovation
majeure, et en révèle ainsi tout le potentiel : la capacité
pour le créateur d'augmenter ainsi sa production sans
dégrader la valeur reconnue aux déclinaisons multiples
de son innovation, qui deviennent les incarnations d'un
style ou d'une marque aisément identifiables, varie avec
la hauteur de sa réputation et donc avec 1' intensité de la
demande 153 • Le jugement sur le comportement et sur les
motivations de 1' artiste peut en effet aller dans des sens
très opposés. L'artiste reconnu qui exploite une formule
à succès qu'il a mise au point détient un pouvoir tempo-
raire de marché et une rente d'innovateur. L'exploitation
de son innovation en une série d'œuvres fortement res-
semblantes sera célébrée comme une manifestation de
fécondité créatrice aussi longtemps que son marchand et
lui pourront exploiter la demande en élargissant le cercle
des acheteurs, collectionneurs et institutions. Le cycle
d'exploitation d'une innovation s'épuisant, le jugement
s'inverse, et ce qui était tenu pour la manifestation admi-
rable de la fécondité créatrice passe pour une compulsion
de répétition ou un autoplagiat stérile : le cas de la
production de Giorgio de Chirico, après la phase brève
d'innovation qu'ont été ses peintures métaphysiques, est
célèbre. Une autre séquence de carrière doit s'ouvrir, qui
met l'artiste en compétition avec lui-même (son passé)
autant qu'avec ses collègues. L'avantage cumulatif peut
se muer en désavantage cumulatif.

153. Nathalie Moureau imagine ainsi une application du modèle des


superstars de Rosen au cas des arts plastiques, dans son ouvrage Analyse
économique de la valeur des biens d'art, Paris, Economica, 2000.

508
TA LENT ET RÉ PUT A TION

L'intensité variable de l'avantage cumulatif


L'intensité d'un mécanisme d'avantage cumulatif est
variable. Les paramètres de cette variabilité sont nom-
breux, et donnent leur substance propre à 1'histoire des
mondes artistiques (et scientifiques), et à 1' organisation
changeante de leurs activités. J'illustrerai cette variabilité
à travers deux exemples de sens opposé : celui des affini-
tés entre la demande d'innovation esthétique et 1' avantage
procuré par des débuts professionnels précoces, et celui
de l'incidence de la révolution de la numérisation sur
l'industrie culturelle.
Dans les analyses qu'il consacre à l'effet Mathieu,
Robert Merton fait remarquer que le critère de la précocité
joue un rôle majeur dans le mécanisme d'avantage cumu-
latif, et constitue un biais institutionnel caractéristique
de tout le système éducatif américain 154 • Alan Gregg, un
médecin chercheur et administrateur, dont Merton cite
les arguments, distinguait quatre types d'émergence de
l'aptitude (emergent ability) : le type «rempart», avec
une manifestation précoce de 1' aptitude, qui atteint son
maximum très tôt, puis décline graduellement; le type
«plateau», avec une émergence précoce, et un main-
tien continu, solide et serein, de la performance ; le
type «lent crescendo», dont le démarrage est lent et
qui s'améliore au long de sa carrière, et qui constitue
une valeur sûre, ni exceptionnelle ni décevante ; enfin
le type « late-bloomer », dont la réussite surprend, car

154. Robert Merton, « The Matthew Effect in Science, Il. Cumulative


Advantage and the Symbolism of Intellectual Property », art. cité ;
id., « "Recognition" and "Excellence" : Instructive Ambiguities »,
in Adam Yarmolinsky (dir.), Recognition of Excellence, New York,
The Free Press, 1962, repris in Robert Merton, The Sociology of
Science, Chicago, The University of Chicago Press, 1979, chap. 19.

509
LE TRAVAIL CRÉATEUR

elle se manifeste tard et de manière si inattendue qu'elle


n'éveille guère la jalousie. Les carrières peuvent être gou-
vernées par des mécanismes de sélection qui avantagent
systématiquement la précocité en raison du calendrier
particulier de maturation et d'expression des aptitudes :
les chercheurs en physique ou en mathématique atteignent
leur maximum de créativité et de fécondité très tôt, bien
davantage que dans les sciences humaines et sociales 155 •
De même, la détection des aptitudes à la danse classique
ou à la pratique musicale instrumentale classique, et leur
développement à travers une formation technique et très
sélective, sont très précoces : la vitesse d'acquisition de
la formation et des diplômes qui la certifient est un bon
prédicteur des chances de professionnalisation réussie 156 •
Si la demande de manifestation précoce d'un potentiel
créateur devient un argument de compétition marchande,
et tire parti de l'excès d'offre de candidats à la car-
rière pour accélérer les tournois compétitifs, au point
de raccourcir la période probatoire pendant laquelle il
s'agit d'apprendre par la pratique et d'accumuler de
1' expérience, les types 3 et 4 de la typologie de Gregg
n'ont plus guère de chance de se manifester. L'une des
manières d'analyser les déterminants sociaux et éco-
nomiques du succès artistique réside, de fait, dans cet
examen des profils de carrière selon 1' âge 157 •

155. Jonathan Cole, Stephen Cole, Social Stratification in Science,


op. cit., p. 112 sq.
156. Dominique Lafourcade, L'Insertion professionnelle des
instrumentistes diplômés du Conservatoire national supérieur de
musique et de danse de Paris, Paris, 1996, EHESS, mémoire de
DEA, multigraphié.
157. Comme le montre Raymonde Moulin (Le Marché de l'art.
Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2003),
la mondialisation des marchés de l'art opère dans le sens d'un

510
TALENT ET RÉPUTATION

Une recherche circonscrite aux peintres majeurs de


1'histoire de 1' art de la seconde moitié du XIXe siècle et
du xxe siècle a été menée par David Galenson 158 • Elle part
de 1'hypothèse que les peintres consacrés par la postérité
étaient des innovateurs de deux types possibles. Les
innovateurs« conceptuels», tel Picasso, font une percée
esthétique très tôt (celle-ci s'apparente à une découverte
scientifique faite à un âge précoce), et ce sont les œuvres
du début de leur carrière qui sont considérées comme les
meilleures par les historiens d'art et les professionnels
des musées et du marché, et atteignent les prix les plus
élevés. L'autre type est celui des innovateurs « expéri-
mentateurs » qui, tel Cézanne, développent un principe
fondamental de recherche créatrice tout au long de leur
carrière, et dont les dernières œuvres sont reconnues
comme les plus importantes et ont les plus hautes cotes.
Les données exploitées par Galenson le conduisent à
conclure que la valeur accordée à 1'innovation ne cesse
de grandir. Il est vrai que la demande d'innovation émise
par les marchands, par les collectionneurs et par le nombre
grandissant des musées, des fondations, des foires et des

élargissement considérable des viviers : 1'un des derniers mis en


exploitation par le marché est le vivier des plasticiens chinois, dont
le succès est porté par la constitution d'une masse critique suffisante
de collectionneurs fortunés incarnant l'essor du capitalisme chinois
et sachant jouer des leviers du commerce mondial de l'art. Dans ces
viviers, les marchands, les écoles d'art, les collectionneurs, les insti-
tutions publiques et les organisations privées puisent le carburant de
leurs paris spéculatifs sur les talents à former, à lancer et à valoriser
de manière coordonnée. Il serait intéressant d'estimer l'effet de cet
élargissement des viviers et de cette interdépendance grandissante des
systèmes artistiques locaux sur la distribution par âge de la réussite
et sur la longévité des carrières.
158. David Galenson, Painting Outside The Lines. Patterns ofCreativity
in Modem Art, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001.

511
LE TRAVAIL CRÉATEUR

expositions internationales d'art contemporain, s'accroît.


Les peintres pratiquant des innovations « conceptuelles »
inventent leur formule créatrice et percent plus tôt, ils
bénéficient d'un avantage compétitif parce qu'ils s'ajustent
mieux (plus rapidement) à la demande environnante
d'innovation:« La probabilité pour qu'un artiste exécute
très tôt les œuvres auxquelles est accordée la valeur
la plus élevée n'a pas cessé d'augmenter au cours du
temps. » Mais que signifie la tendance ainsi observée ?
La demande d'originalité esthétique va-t-elle dans le
sens de la concentration de 1' admiration pour la décou-
verte de nouveaux procédés et de nouvelles idées, au
détriment de la lente maturation ruminante du peintre
dont l'œuvre entière n'est que la résolution d'un unique
problème sans cesse exploré ? L'économie marchande
de l'art pousse-t-elle à une assimilation de plus en plus
irrésistible de l'invention créatrice désirable à une inno-
vation« conceptuelle»? La valorisation de l'innovation
et de la précocité « conceptuelle » pourrait nous dire
autre chose que le triomphe d'un type de personnalité
créatrice sur un autre. Dans sa discussion du travail de
Galenson 159 , Fabien Accominotti met en évidence les

159. Fabien Accominotti, « Creativity from Interaction : Artistic


Movements and the Creativity Careers of Modem Painters », Poetics,
2009. Avec un autre modèle d'analyse des données de Galenson,
Fabien Accominotti décèle un facteur qui peut agir sur le prix accordé
à la précocité des innovateurs «conceptuels>>, à savoir leur apparte-
nance fréquente à un groupe et à un mouvement esthétiques, ce qui
peut contribuer à expliquer le surcroît d'intérêt accordé aux œuvres
produites par ces peintres au moment de leur pleine identification
à l'innovation introduite par le mouvement considéré. La cotation
marchande des artistes innovateurs membres d'un groupe tire parti
de la double identité de ceux-ci : leur nom est attaché à une innova-
tion collective remarquable, mais ils sont plus que les rouages d'une
entreprise collective. L'impressionnisme, le cubisme, le fauvisme,

512
TALENT ET RÉPUTATION

facteurs d'organisation collective du travail artistique et


leurs évolutions, notamment en établissant l'importance
que revêt, après 1850, la structuration de l'innovation et
de la compétition artistique en mouvements esthétiques et
en réseaux de collaboration, avec les coalitions d'acteurs

etc., sont des marques esthétiques extrêmement puissantes dans l'his-


toire, dans le discours savant et dans les catégorisations profanes
les plus efficaces de la consommation culturelle, qui rehaussent la
valeur moyenne de tous les artistes qui en furent membres, tout en
exerçant un considérable effet de levier sur les prix et les réputations
des artistes majeurs du groupe. La formation et le cycle de vie des
mouvements esthétiques et des groupes d'artistes ont été étudiés par
Michael Fàrrell ( Collaborative Circles. Friendship Dynamics and
Creative Work, Chicago, The University of Chicago Press, 2001).
Suivant une tradition d'analyse psychosociologique de la dynamique des
petits groupes, l'auteur décompose la vie d'un cercle de collaboration
en une série d'étapes- formation, dynamique de rébellion, recherche
négociée collectivement d'une vision commune, production d'œuvres,
présentations publiques (dont un leader prend en charge 1' organisation),
dissociation du groupe, réunions nostalgiques. Comme l'a souligné
Randall Collins dans un compte rendu de l'ouvrage (Social Forces,
2004, 83(1), p. 433-436) et en s'appuyant sur ses propres travaux de
sociologie de la philosophie (The Sociology ofPhilosophies, Cambridge
(Mass.), Belknap Press, 1998), l'analyse reconduit toutefois une expli-
cation causale trop convenue de la formation de ces cercles : c'est
parce qu'ils seraient marginaux que les artistes et créateurs innovateurs
trouveraient dans la collaboration collective la ressource nécessaire à
1'organisation de leur percée novatrice. La notion de marginalité est
un argument discutable, et trop mal spécifié, et les contre-exemples
sont nombreux de groupes d'artistes ou de chercheurs situés au cœur
du système artistique ou scientifique, et qui prennent position dans les
luttes de concurrence à travers la formation d'un groupe qui permet de
mobiliser des ressources et de coaliser des acteurs. Plus intéressantes
sont les questions de l'inégalité des gains retirés de leur collaboration
par les différents membres du groupe, et de 1'érosion des bénéfices
de l'action collective.

513
LE TRAVAIL CRÉATEUR

(marchands, critiques, aujourd'hui conservateurs) qm


leur sont associées.
L'incidence de l'évolution des marchés et des formes
de la compétition artistique sur 1'horizon de développe-
ment temporel des carrières est une des questions que
suscite 1' évolution des industries culturelles. Les grandes
firmes, qui continuent à dominer ce secteur tant qu'elles
ont une capacité supérieure de développer l'innovation
en finançant la recherche du succès par la surproduction,
ont progressivement consacré une proportion croissante
de leurs moyens à promouvoir ce qui émerge rapide-
ment de la compétition 160 • La diversité de la production
augmente d'un côté, mais l'organisation des circuits de
distribution aboutit à une réduction des chances de survie
de cette offre plus abondante, en raccourcissant les cycles
d'exploitation des biens. Des systèmes d'information ont
été développés qui renseignent de plus en plus précisé-
ment et rapidement sur les performances marchandes des
biens. En surexposant une étroite proportion de 1' offre
à l'attention des consommateurs, la compétition par la
variété s'ajuste aux contraintes de la distribution. Les
industriels réduisent, pour en contrôler l'emploi, les coûts
de recherche du consommateur quand ils augmentent leurs
dépenses de promotion et en diversifient les formes, en
mêlant l'information à la promotion et à l'éloge critique
vendeur. Les chances offertes à un artiste de développer
ses qualités sont donc liées à la vitesse avec laquelle les
évaluations qui permettent de le situer dans la compétition
déclenchent sa progression, ou son éviction, en fonction
du succès de ses premières séquences de carrière. Les

160. Selon Nicolas Curien et François Moreau («L'industrie du


disque à l'heure de la convergence», art. cité), les majors consacrent
20 % de leurs ressources à rechercher des talents, et les producteurs
indépendants 60 %.

514
TALENT ET RÉPUTATION

courses à la célébrité (Nouvelle Star, Star Academy,


etc.) transforment ces spéculations à court terme sur le
talent en véritables tournois offerts en spectacle, et leurs
publics en décideurs effectifs.
L'autre exemple d'intensité variable de l'avantage
cumulatif peut être recherché dans les transformations
introduites par les technologies contemporaines de
numérisation, qui, pour certains, semblent fournir les
conditions d'une expérience naturelle. L'une des rai-
sons pour lesquelles le mécanisme d'avantage cumulatif
opère puissamment tient à la rareté des ressources, tant
du côté des producteurs et des entrepreneurs que du
côté des consommateurs et des évaluateurs. J'ai précé-
demment indiqué comment les consommateurs trouvent
dans l'observation du comportement d'autrui le moyen
d'abaisser les coûts de leur recherche d'information sur
l'identité et la qualité des biens, ou encore, comment
les réseaux professionnels trouvent dans la réputation
espérée une information peu coûteuse sur la qualité des
individus avec qui contracter pour un projet. Dans son
modèle, Merton souligne que 1' évaluation par les pairs
opère sous contrainte de rareté de la ressource de temps et
d'attention à accorder à la masse considérable de travaux
produits sans cesse, ce qui procure à 1'évaluation et à
la cooptation sur la base des réputations une efficacité
à moindre coût, et à la hiérarchie des réputations son
effet de levier sur 1'accumulation des avantages.
Les bouleversements technologiques advenus avec la
numérisation des contenus et de leurs échanges poussent
à vérifier si les mécanismes responsables d'une concen-
tration disproportionnée de 1'attention, de la réputation et
des gains sur une minorité de professionnels talentueux
peuvent être modifiés, et si 1' excès de 1' offre peut être
allégé par la diversité croissante de celle-ci, sous forme
de marchés de niche qui se révéleraient plus efficaces

515
LE TRAVAIL CRÉATEUR

que les marchés de masse. Les arguments normatifs


qui ont été avancés pour critiquer la compétition artis-
tique et ses effets inégalitaires, et que j'ai rappelés
plus haut, demeuraient abstraits et pouvaient déboucher
sur des contradictions insolubles. Ici, nous avons affaire à
des transformations réelles et rapides de 1' organisation des
activités. Que savons-nous actuellement de leurs effets ?
Le scénario d'une économie de la création qui n'obéi-
rait plus à la loi de Pareto est avancé. La concentration
économique, dans les industries culturelles, les com-
portements de herding et la forte concentration de la
demande sur une étroite proportion de créateurs étaient
motivés notamment par des facteurs de rareté. Certains
de ces facteurs sont annulés ou substantiellement modi-
fiés : la dématérialisation de la distribution des conte-
nus via les canaux numériques, la commercialisation et
l'écoulement physique d'une plus grande diversité de
produits non dématérialisés via 1' organisation en réseau
des vendeurs par des procédés de vente en ligne comme
celui d' Amazon, 1'appropriation légalement ou illégale-
ment gratuite des contenus, la multiplication des réseaux
d'information et d'échanges d'information, toutes ces
innovations paraissent lever un à un les obstacles mis à
la diversification des comportements de consommation
et à la viabilité de marchés de niche. Une concurrence
plus parfaite n'advient-elle pas qui distribuerait plus éga-
litairement les probabilités de succès sur une bien plus
grande quantité d'œuvres 161 ? C'est ainsi que se présente

161. Le scénario d'abolition de la loi de Pareto revient, en d'autres


termes, à récuser la définition reçue de 1' œuvre comme produit d'une
division stricte du travail entre un créateur et des consommateurs,
et à réaménager radicalement l'appareil des lois et des conventions
juridiques qui ont organisé la consécration d'une économie de produc-
tion et d'échanges marchands du travail artistique autour de l'œuvre

516
TALENT ET RÉPUTATION

le scénario de la longue traîne, de la longue queue de


distribution de la courbe de Pareto : un royaume de plus
grande abondance nous est promis, dans lequel toute
la production est disponible en permanence, le choix
proposé au consommateur est illimité, et la demande, en
augmentant, peut se disperser sur cette offre infiniment
élargie 162 •
La crédibilité de cette prophétie peut être évaluée à
1' aune des analyses empiriques qui, malgré le faible recul
temporel, cherchent à mesurer la réalité des changements
provoqués dans le commerce et la consommation des
biens culturels par la révolution de la numérisation et par
celle de la vente en ligne. Quelles sont les hypothèses ?
Anita Elberse en donne une bonne présentation et propose
de les tester163 • D'une part, la disparition des coûts liés à
la présentation physique des biens en magasin devrait, dit
Chris Anderson, augmenter considérablement la variété
des produits disponibles dans le commerce en ligne.
Les outils de recherche et de recommandation aideraient
les consommateurs à ne pas se laisser submerger par
l'immensité du choix. Le phénomène de la longue traîne
serait ce surcroît de consommation que le commerce en
ligne et la distribution numérique font apparaître et qui
s'adresse aux produits sous-exposés par le commerce
traditionnel parce que leurs ventes sont trop faibles ou
trop lentes. C'est alors une variété considérable de pro-
duits culturels (films en vidéo, disques, livres, etc.) que

conçue comme le monopole d'un innovateur, comme une réserve


de valeur et comme la source d'un flux potentiellement éternel de
services artistiques liés à son intangible intégrité matérielle.
162. Chris Anderson, The Long Tai!. How Endless Choice Is
Creating Unlimited Demand, New York, Random House, 2007.
163. Anita Elberse, « Should you invest in the long tail? »,Harvard
Business Review, juillet-août 2008, p. 88-96.

517
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la révolution technologique dans la distribution rendrait


commercialement viables même si leur vente est faible.
Que vaut la prophétie au vu des données statistiques
disponibles ? Elberse a collecté des données sur les ventes
en ligne de musique et de vidéo aux États-Unis et en
Australie. Les achats en ligne se concentrent comme
le prédit la loi de Pareto : 10 % des titres concentrent
78 % des ventes de morceaux de musique, et 1 % en
concentre 32 %. Mais Elberse note aussi que les ventes,
si concentrées soient-elles, étaient opérées à partir d'un
million de titres disponibles, soit une offre considéra-
blement supérieure à celle de la distribution physique
traditionnelle ou même des programmes de radio. Pour les
films vidéo en location, la concentration de la demande
est moindre, mais reste forte : parmi les 16 000 titres
offerts, 10 % concentrent 48 % des locations, et 1 %,
soit autant que Hollywood produit annuellement de films,
rassemble 18 % des locations. Une autre de ses études 164
montre que la vente de produits figurant dans la longue
traîne augmente effectivement : le nombre de films
vidéo vendus en ligne à quelques exemplaires a doublé
en cinq ans, mais dans le même temps, le nombre de
titres proposés qui n'ont pas été achetés une seule fois
a quadruplé. En d'autres termes, la variété croissante de
titres offerts à la vente s'accompagne d'une proportion
croissante de titres qui se vendent peu ou pas du tout,
et, à l'autre bout, d'une concentration croissante des
meilleures ventes (dans le dernier décile de la distri-
bution) sur un nombre de plus en plus réduit de titres.
La seconde prophétie d'Anderson est que la distribution
en ligne modifie le comportement des consommateurs,

164. Anita Elberse, Felix Oberholzer-Gee, «Superstars and


Underdogs : An Examination of the Long Tait Phenomenon in Video
Sales», Harvard Business School Working Paper, 2006, 07-015.

518
TA LENT ET RÉ PUT A TION

et les conduit à accorder plus d'attention à des produits


de niche (ceux qui correspondent à leurs intérêts spé-
cifiques) qu'aux produits de masse. Internet conduira à
allonger la longue traîne et permettra aux individus de
découvrir des produits mieux assortis à leurs goûts. Le
marché devrait ainsi se fragmenter en une multitude de
niches. Loin d'être un jeu à somme nulle, l'évolution
devrait correspondre à une expansion des marchés et à
un surcroît de consommation : de multiples ventes de
niches, agrégées, finissent par dépasser le niveau du
marché dominé par les produits de masse.
Elberse observe que les consommateurs attirés par les
produits obscurs ont une forte intensité de consommation
culturelle et une culture musicale ou cinématographique
plus étendue (mesurables au nombre de choix possibles
qu'ils peuvent faire). Mais s'ils s'aventurent plus volon-
tiers du côté des œuvres à public limité, leur jugement
critique (recueilli via leurs évaluations sur Internet) est
plus sévère pour ces produits que pour la production la
plus populaire. L'addiction culturelle, en d'autres termes,
est satisfaite par l'exploration d'une plus grande variété
de produits, que permet précisément le commerce en
ligne, mais sans annuler la distribution très fortement
asymétrique des préférences et des achats. Le marché
de niche ne se substitue pas au marché des tournois de
compétition et des achats mimétiques 165 •

165. Les conclusions d'une étude sur données françaises réalisée


par Pierre-Jean Benghazi et Françoise Benhamou («Longue traîne :
levier numérique de la diversité culturelle ? », Culture Prospective,
2008, 1) insistent davantage sur la dispersion des ventes que rend
possible une offre incomparablement plus abondante (notée aussi
par Elberse ), sans que la concentration paretienne vers une étroite
proportion d'œuvres et d'artistes soit bouleversée, ni qu'un modèle
d'affaire de type longue traîne (fragmentation en de multiples marchés

519
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les appariements sélectifs

Dans les modèles que j'ai discutés, les inégalités


spectaculaires de réussite concernent principalement
une situation spécifique : celle où des artistes ou des
professionnels détenant une expertise valorisée sont en
concurrence pour capter une demande en agissant chacun
individuellement et en interaction directe avec le marché,
sans partenaires apparents. Mais pour travailler, pour
produire ou diffuser leurs produits, les professionnels
s'intègrent généralement à une organisation permanente
ou éphémère (orchestre, compagnie théâtrale, équipe
de production d'un film, etc.) ou contractent avec une
organisation qui agit en intermédiaire (maison d'édi-
tion littéraire ou phonographique, galerie de peinture)
pour réaliser matériellement les exemplaires du bien,
et mettre en circulation 1' œuvre et accéder au marché.
C'est ici que s'insère un autre levier des inégalités :
celui des appariements sélectifs. L'introduction du
modèle des appariements sélectifs permet de résoudre
certaines des difficultés rencontrées dans 1' examen des
modèles de Rosen et de Merton.
Les appariements sélectifs caractérisent la nature mul-
tiplicative de la fonction de production dans le travail
artistique. Un créateur, tout comme un scientifique dans
le modèle mertonien d'avantage cumulatif, gagne à être
associé à des professionnels dont les qualités, dans son
métier ou dans chacun des leurs, sont réputées égales
ou supérieures aux siennes. Pour procurer à un artiste
prometteur les meilleures chances de développer son

de niche) paraisse viable en l'état actuel. Voir aussi Erik Brynjolfsson,


Yu Hu, Duncan Simester, « Goodbye Pareto Principle, Hello Long
Tail : The Effect of Search Costs on the Concentration of Product
Sales », MIT Sloan School of Management Working Paper, 2007.

520
TALENT ET RÉPUTATION

talent, il importe en effet de lui associer des profes-


sionnels de valeur comparable dans les autres métiers
nécessaires à la production et à la mise en circulation
des œuvres : un réalisateur de cinéma réputé cherchera
à s'adjoindre des professionnels de premier plan aux
postes clés (direction de la photo, scénario, montage,
costumes, etc.) ~un éditeur pourra confier à son directeur
littéraire le plus aguerri les relations de travail avec les
écrivains les plus talentueux ou les plus prometteurs de
sa maison. Et dans l'amorce des carrières artistiques et
des carrières scientifiques, la trajectoire d'apprentissage
formel puis d'apprentissage sur le tas (voire de forma-
tion par compagnonnage, dans une formule persistante
d'organisation artisanale de certains métiers artistiques et
technico-artistiques) est fortement déterminée par 1' asso-
ciation avec des partenaires expérimentés, qui procurent
à l'individu en voie de professionnalisation des chances
supérieures de développer ses compétences dans des
projets exigeants, au contact de partenaires eux-mêmes
sélectionnés en fonction de leur potentiel.
Les mondes artistiques associent à des architectures
organisationnelles labiles (réseau, projet, désintégration
verticale) une structuration des équipes par association
entre professionnels de qualité ou de réputation équiva-
lente, ou, pour le dire plus précisément, par appariements
sélectifs : les marchés du travail pour les emplois les plus
qualifiés se hiérarchisent ainsi par assortiments profession-
nels. La dynamique de la carrière réussie équivaut à un
mouvement de mobilité ascendante au sein d'un monde
stratifié de réseaux d'interconnaissance et de collaboration
récurrente. Comme je 1' ai souligné plus haut en présen-
tant les analyses de stratification des emplois selon leur
importance fonctionnelle, le talent dans l'exercice d'un
métier est un facteur complémentaire de production et
non un facteur additif: la réunion de talents de niveau

521
LE TRAVAIL CRÉATEUR

approximativement équivalent, chacun dans leur ordre


(interprétation, intermédiation organisationnelle, édition,
financement, etc.), a un effet multiplicatif sur les chances
de réussite du projet et sur les chances d'accumulation
de réputation pour ceux qui y collaborentl 66 • L'inter-
dépendance des performances rend les bénéfices de la
relation complémentaires : un éditeur qui attire des auteurs
talentueux se procure des chances plus élevées d'étoffer
son expérience et son renom éditorial, tout comme un
auteur talentueux gagne à collaborer avec un éditeur
réputé pour ses qualités professionnelles.
La démonstration pionnière de la force des apparie-
ments sélectifs a été faite, pour l'industrie culturelle, par
Robert Faulkner dans le cas du cinéma hollywoodien 167 •
La mobilité des peintres dans le réseau des galeries
étudiée par Fabien Accominotti obéit à un mécanisme
analogue 168 • De nombreuses analyses consacrées aux
carrières scientifiques, aux réseaux de collaboration et
de copublication entre chercheurs, et à la mobilité ascen-
dante dans le marché du travail universitaire aux États-
Unis montrent de même comment la stratification de la
population des enseignants-chercheurs par leur niveau de
réputation (de productivité, de visibilité et d'audience)

166. Sur la relation entre la position hiérarchique dans une orga-


nisation et les effets multiplicatifs de productivité attendus du talent
des individus sélectionnés pour occuper les positions les plus élevées,
voir Sherwin Rosen, « Authority, control and the distribution of
eamings »,Bell Journal of Economies, 1982, 13(2), p. 311-323 ; sur
le modèle des appariements sélectifs, voir Michael Kremer, « The
O'Ring Theory of Economie Development », Quarter/y Journal of
Economies, 1993, 108, p. 551-575.
167. Robert Faulkner, Music on Demand, op. cit.
168. Fabien Accominotti, « Marché et hiérarchie : la structure
sociale des décisions de production dans un marché culturel)), Histoire
& Mesure, 2008, 23(2), p. 177-218.

522
TALENT ET RÉPUTATION

gouverne les appariements collaboratifs, et comment le


marché des recrutements et des mobilités de carrière est
gouverné par la règle de 1'assortiment entre la valeur
comparée du candidat et la position des établissements
dans la hiérarchie d'excellence.
Il est aisé de relier 1' argument des appariements sélec-
tifs à 1'analyse dynamique des carrières qui se fonde
sur le mécanisme de la compétition par tournoi et sur
celui de 1'avantage cumulatif. Dans le cours des pre-
mières expériences formatrices des artistes, des capacités
se manifestent différemment et inégalement selon les
individus. Demeure encore indéterminée la question de
savoir de quelle espèce sera la différence de talent entre
certains créateurs qui, à plus ou moins long terme, et
durablement ou non, vont réussir, et d'autres, qui seront
moins bien lotis. Exprimé en termes de probabilités
de réussite, 1' avantage procuré tôt dans la carrière par
un talent espéré peut être faible, mais il suffit qu'il y
ait, à chaque épreuve de comparaison compétitive, une
différence perceptible, petite ou grande, pour polariser
les investissements et les paris des acteurs du système
(l'artiste lui-même, les formateurs, les professionnels,
les mécènes, les entrepreneurs, les critiques, les consom-
mateurs). Le caractère intrinsèquement formateur des
situations de travail désigne le même ressort : il existe
un profil optimal d'accroissement des compétences, qui
est fonction du nombre et de la variété des expériences
de travail et de la qualité des réseaux de collaboration
mobilisés par l'artiste dans l'enchaînement de ses projets.
La comparaison relative des œuvres et des per-
formances artistiques, qui advient dans les épreuves
concurrentielles, et l'indétermination durable du cours
de 1'activité créatrice confèrent, ensemble, au travail de
l'artiste sa tension continuelle. C'est sur cette base que
1' analyse des écarts de réputation et de réussite met en

523
LE TRAVAIL CRÉATEUR

jeu le rôle causal des réseaux d'interdépendance et de


coopération dans le travail. Car pour créer ou pour diffu-
ser leurs œuvres, les créateurs et les artistes contractent
avec des organisations (agences artistiques, maisons
d'édition littéraire ou phonographique, galeries de
peinture, sociétés de production).
À travers les épreuves sélectives et les informations
procurées étape après étape à 1' individu, à ses pairs, à
ses partenaires de travail et à ses soutiens sur la valeur
de son engagement dans le travail créateur, la dynamique
de sa carrière se comprend alors d'abord comme un
cheminement d'apprentissage dans un système segmenté
d'activité. Qu'il s'agisse des professionnels qui patronnent
ses débuts, des partenaires de son système d'activité ou
des diverses autres catégories d'acteurs des mondes de
l'art avec qui l'artiste établit des liens de travail, c'est
par le développement de réseaux de collaboration que
s'organise son activité, et ce d'autant plus qu'il doit
mobiliser des ressources diversifiées pour développer
ses capacités de travail.
Deux conséquences remarquables doivent être souli-
gnées. D'une part, les multiples et incessants jugements
évaluatifs à partir desquels se construisent les hiérarchies
réputationnelles agissent comme des forces structurantes
pour segmenter un milieu professionnel dont les activités
ne se coulent pas dans un moule organisationnel stable.
D'autre part, des écarts de talent dont l'amplitude est
initialement faible ou, à tout le moins, d'importance
incertaine, quant à la réussite future, sont rapidement
augmentés par le jeu des appariements sélectifs, avec
leur action multiplicative sur 1' expression des qualités
individuelles de ceux qui collaborent, et avec l'autorité
qu'ils confèrent à ceux qui se cooptent dans le choix
sélectif de leurs projets créateurs.
Nous comprenons mieux, dès lors, comment une hié-

524
TA LENT ET RÉ PUT A TION

rarchie se constitue. Elle est fondée sur la réputation.


Celle-ci a la propriété fonctionnelle d'un efficace vecteur
d'information et d'investissement, dans un univers d'activi-
tés et de biens fortement différenciés : ni les professionnels
des mondes de 1'art ni les consommateurs ne peuvent
estimer par 1' expérience directe ce que valent chaque artiste
et chaque œuvre, ni réestimer à tout instant la valeur d'un
artiste, dans le contexte mouvant d'une concurrence sans
cesse renouvelée. Arthur Stinchcombe 169 indique que le
vocabulaire du talent, du génie, du brio, de la créativité
est un moyen habituel d'attribuer aux individus des qua-
lités hors du commun dans les domaines d'activité où la
réussite est hautement incertaine (les arts, la recherche,
la publicité). Ces termes ont pour principale fonction
sémantique de marquer une différence nette avec toutes
les autres qualités habituellement mesurables d'un individu.
Et ils sont apposés essentiellement a posteriori puisqu'il
s'agit de domestiquer et de catégoriser le non-mesurable,
qui ne se laisse pas prédire, mais seulement « rétrodire ».
Ce vocabulaire opère la conversion d'une incertitude levée
a posteriori, au vu de l'expérience, en une espérance de
succès. Pour paraphraser le titre d'un ouvrage de Niklas
Luhmann 170, l'imputation de talent agit comme un méca-
nisme de réduction de la complexité sociale.
L'accumulation de réputation de 1' artiste désigne un
mécanisme d'avantage cumulatif : alors que la carrière
artistique se présente au jeune professionnel comme une
succession d'épreuves de comparaison relative dans les-
quelles chaque performance est jugée pour elle-même, la
réputation de 1' artiste qui a franchi une série d'épreuves

169. Arthur Stinchcombe, Constructing Social Theories, Chicago,


The University of Chicago Press, 1968, p. 264-265.
170. Niklas Luhmann, La Confiance. Un mécanisme de réduction
de la complexité sociale, trad. fr., Paris, Economica, 2006.

525
LE TRAVAIL CRÉATEUR

concurrentielles est un capital qui peut être géré de


diverses manières pour protéger 1' artiste de la variabilité
des évaluations instantanées, et qui lui permet d'aug-
menter plus rapidement les gains issus de sa notoriété.
L'imputation de talent conduit à attribuer une valeur
plus stable à 1' artiste préféré et à ses œuvres, et cette
valeur est incorporée à l'identité de l'artiste, en étant
assimilée à des qualités substantielles que résume le nom
de 1' artiste. Au lieu de défendre seulement des œuvres,
l'éditeur, le marchand d'art défendent des artistes, dont ils
construisent la carrière, et proposent aux consommateurs
de fixer leur intérêt et leurs investissements culturels sur
des carrières 171 •
La cotation réputationnelle permet d'inscrire l'artiste
dans un système de relations stratifiées : il est profitable
pour l'artiste d'être associé à d'autres artistes et à des
professionnels de niveau au moins équivalent. Le jeu des
relations d'échange et de collaboration définit une hié-
rarchie de statut des artistes. Dans un système concurrentiel
de ce type, la position dans la hiérarchie est associée à
la réputation que chacun a accumulée, et cette position
devient un« statut», un indicateur hiérarchique de qualité
utilisé dans un système de relations et d'échanges, et qui
est plus stable que la somme des informations contenues
dans la valeur attribuée aux différentes réalisations d'un
individu. Selon l'analyse de Joel Podolny :

«Chaque individu sait qu'il existe une incertitude sur


ses qualités sous-jacentes et chacun sait que l'expression de
ces qualités dans des réalisations passées ne va pas entiè-
rement supprimer l'incertitude quant à l'existence présente
de ces qualités. Étant donné cette incertitude, chacun sait

171. Voir Harrison White, Careers and creativity, Boulder,


Westview Press, 1993, chap. 3.

526
TALENT ET RÉPUTATION

que d'autres vont prêter attention à son statut, tel qu'il est
révélé par des associations et des relations, à la manière
d'un signal sur la qualité sous-jacente 172 • »

La réputation est réductrice d'incertitude, et le statut est


réducteur de l'incertitude sur la qualité informationnelle
actuelle des signaux réputationnels liés aux réalisations
passées. La trajectoire complète d'accumulation de la
réputation n'importe plus, si l'on suppose que la valeur
attribuée à l'artiste (son statut, dit Podolny) résume et
garantit toute l'information qui est produite et échangée
dans le monde de l'art quant à sa qualité relative.
La réputation est, certes, constamment contestable
tant qu'elle est soumise aux épreuves de la concur-
rence interindividuelle, mais, à travers les mécanismes
d'autorenforcement et d'appariement sélectif, elle procure
des chances profondément inégales d'épanouissement du
talent créateur, aussi indéterminée et petite qu'ait été la
valeur distinctive initiale de celui-ci.

Talents et hiérarchies : un modèle

Les différents éléments du puzzle analytique que j'ai


disposés dans ce chapitre pour explorer la question du
talent et des inégalités dans les arts forment un ensemble
plus simple qu'il n'y paraît. Cet ensemble peut être
rapproché du modèle proposé par Roger Gould pour
expliquer l'émergence des hiérarchies sociales 173 • Les

172. Joel Podolny, Status Signais :A Sociological Study of Market


Competition, op. cit., p. 19. La distinction entre réputation et statut
est au centre des analyses de cet auteur.
173. Roger Gould, «The Origins ofStatus Hierarchies: A Formai
Theory and Empirical Test», American Journal of Sociology, 2002,
107(5), p. 1143-1178. Fabien Accominotti me fait remarquer, à juste

527
LE TRAVAIL CRÉATEUR

quatre composantes du modèle théorique de Gould, telles


qu'elles sont mises en évidence par Thomas DiPrete
et Gregory Eirich 174 , sont les suivantes. D'une part,
il existe des différences intrinsèques de qualité entre
les individus, dans 1' accomplissement des activités qui

titre, que le modèle de Gould est destiné à expliquer des inégali-


tés statutaires modérées au sein de petits groupes sociaux, et que
Gould dote les individus d'une préférence pour la réciprocité dans
l'échange, afin de contrecarrer les effets fortement inégalitaires d'un
mécanisme débridé d'avantage cumulatif à la Merton. L'un des points
de discordance possible avec mon analyse concerne l'intégration de
l'argument théorique des appariements sélectifs. Dans le modèle
mertonien, les individus, au début du processus d'avantage cumulatif,
bénéficient de leur association avec des gens plus réputés. Dans l'idée
d'appariement sélectif, la relation de collaboration opère entre des
individus de réputation ou de statut comparables. La difficulté peut
être résolue si l'on admet que le statut élevé d'un artiste ou d'un
chercheur lui garantit une réputation, mais pas une productivité inva-
riablement assurée d'être jugée de la meilleure qualité. Les carrières
ont leur pic, leurs variations d'intensité, et leur versant déclinant. En
collaborant avec un jeune collègue prometteur qui représente, poten-
tiellement, l'équivalent d'un futur chercheur réputé, un aîné reconnu
peut espérer bénéficier de la relation de collaboration, malgré 1' écart
de réputation ou de statut. Il peut donc être de l'intérêt de l'artiste ou
du scientifique réputés de diversifier leur investissements de travail
en collaboration. Mais la différence d'âge ou d'avancement dans la
carrière n'est pas seule en cause. Il existe une incertitude due à la
fonction complexe de production qui caractérise l'activité d'une équipe
ou d'une organisation par projet : les cas d'échec de spectacles, de
concert ou de films qui réunissent des stars montrent que l'addition
des talents ne fait pas la complémentarité réussie. Enfin, il faut bien
admettre une contrainte structurale sur les probabilités d'association
qui obéiraient entièrement à la règle de l'association optimale avec
quelqu'un de supérieur. La pyramide est contrainte en son sommet.
174. Thomas DiPrete, Gregory Eirich, «Cumulative Advantage
as A Mechanism for Inequality )), art. cité, p. 290 sq.

528
TALENT ET RÉPUTATION

sont génératrices de classements hiérarchiques et de


segmentations par statut. Ces différences (ou la distri-
bution des qualités dont elles sont l'expression) sont
une caractéristique exogène du système d'action. La
magnitude de ces différences est impossible à déterminer
précisément, mais la comparaison relative les révèle. Ce
point a émergé de l'analyse, quand j'ai examiné la portée
des deux modèles d'amplification disproportionnée des
rétributions, le modèle de Rosen et le modèle de Merton
de l'avantage cumulatif. Merton entendait augmenter la
portée de son argumentation en émettant l'hypothèse
que la bifurcation entre des carrières individuelles peut
être entièrement due au hasard et non à des différences
intrinsèques de qualité, mais ne faisait ainsi qu'affecter
d'un coefficient d'aléa le postulat de base, selon lequel
un avantage initial même faible suffit à déclencher des
écarts de réussite qui s'amplifient considérablement.
À 1'appui de 1'argument de différences intrinsèques,
j'ai présenté la modélisation de 1'argument mertonien
d'Allison, Long et Krauze, les calculs de De Vany met-
tant en évidence les points d'inflexion à partir desquels
la probabilité de faire carrière au cinéma diffère d'un
simple tirage aléatoire de chances, ou encore l'analyse
des carrières selon le modèle de tournois de compa-
raisons relatives, dans lequel les stars émergent d'une
série d'épreuves sélectives qui réduisent progressivement
les effectifs d'une cohorte d'artistes. La probabilité de
parcourir un grand nombre d'étapes selon un processus
stochastique augmente si l'individu est, à chaque étape,
un rien meilleur que ses concurrents ou la moyenne de
ses concurrents. Au contraire, le postulat d'une absence
complète de différence, qui est à la base aussi bien d'ana-
lyses qui attribuent le succès entièrement à des processus
d'influence sociale (le talent comme pure construction
sociale et entrepreneuriale) que d'analyses contrefactuelles

529
LE TRAVAIL CRÉATEUR

examinant ce que serait une société sans compétition et


sans différences de talent, contiennent des incohérences
logiques et anthropologiques insurmontables.
Deuxièmement, les différences de qualité sous-jacentes
aux écarts de réussite ne sont pas pleinement observables.
L'analyse que j'ai menée est gouvernée par cette hypo-
thèse : le mécanisme des comparaisons relatives tire
sa force de l'inobservabilité des facteurs personnels de
la réussite ou de la combinaison de ces facteurs. Cette
ignorance est-elle une incertitude épistémique, que les
progrès du savoir finiront par réduire à une distribution
de probabilités connaissables et mesurables? L'hypothèse
plus féconde est qu'il s'agit d'une incertitude plus fon-
damentale, qui tient aux interactions et aux rétroactions
dans la carte des facteurs qui déterminent la réussite. Et
l'incomplète observabilité des différences de qualité a
une fonction majeure, celle d'un voile d'ignorance : elle
permet à un nombre important de candidats de nourrir
l'espoir d'une carrière dans les métiers d'invention et
de création, en dépit de la loi d'airain que symbolise
la distribution paretienne très asymétique des chances
de réussite. Chacun peut supposer que c'est une com-
binaison des facteurs de travail, de chance et d'aptitude
intrinsèque qui permet la réussite, mais la spécification
très imparfaite des facteurs et de leur dosage pousse
chacun à surestimer ses chances. Le gain d'une telle
indétermination réside, pour l'individu, dans les acquis
d'expérience de l'apprentissage on the job; la perte se
mesure à la dilapidation de qualités qui pourraient être
employées autrement, si la persistance malgré l'échec
est facilitée par des dispositifs (ressorts psychologiques,
culture collective, socialisation trompeuse du risque
professionnel) qui agissent comme des barrières à la
sortie. Les carrières artistiques et scientifiques doivent
être arrimées à une constellation de rôles professionnels

530
TALENT ET RÉPUTATION

adjacents (enseignement, entrepreneuriat, gestion) pour


offrir des ressources de gestion de l'incertitude qui est
attachée au rôle le plus attirant, celui de créateur qui
vaut leur réputation et leurs rétributions hors normes à
une étroite minorité de professionnels.
Troisièmement, c'est de 1' attention que lui prêtent les
autres qu'on infère la qualité d'un individu. J'ai souligné
que le travail de l'artiste ou du scientifique était impensable
s'il n'était pas orienté vers l'attention d'autrui. Obtenir
l'attention d'autrui, c'est aussi entrer dans une situation
de jugement sur et par autrui, et de comparaison avec
autrui, comme je l'avais montré dans les deux premiers
chapitres. C'est ce qui permet de comprendre comment
la dynamique de 1' avantage cumulatif se déclenche à
partir de l'attention sélective portée à des individus et
à des œuvres dans une communauté professionnelle ou
dans un public. L'attention est un signal informationnel
transmis à autrui, qui peut rapidement provoquer une
contagion rationnelle parmi un nombre croissant d'indi-
vidus, à travers les réseaux de relations interpersonnelles.
Le résultat est que le statut accordé à celui qui réussit
mieux, en concentrant 1'attention, procure un avantage
disproportionné. Gould formule 1' argument ainsi :

« Selon la théorie proposée ici, la raison pour laquelle


des positions sociales plus ou moins avantageuses existent
réside dans le fait que les jugements sur la qualité rela-
tive sont socialement influencés. Des jugements sociale-
ment influencés amplifient les différences sous-jacentes,
de telle sorte que les acteurs qui sont classés au-dessus de
la moyenne, selon telle ou telle dimension qualitative abs-
traitement définie, sont surévalués, tandis que ceux qui se
situent sous la moyenne sont sous-évalués, par référence à
un scénario de base dans lequel l'influence sociale n'opère
pas. L'amplification intervient parce que des interactions
observables qui expriment des jugements de qualité sont

531
LE TRAVAIL CRÉATEUR

aussi des signaux adressés à d'autres acteurs qui cherchent


des repères pour former leurs propres jugements.
Il en résulte que même si les jugements sont, en dernier
ressort, modelés par les qualités sous-jacentes des individus,
les bénéfices que procurent ces jugements sont exagérés à
un bout de 1'échelle et réduits à 1' autre extrémité. Dans le
même temps, les positions avantageuses que les individus
occupent à l'extrémité supérieure ne sont, selon cette théorie,
en rien créées ou défendues par quiconque : chaque individu
contribue à la création de positions structurales simplement
en permettant aux jugements des autres d'influencer le sien.
C'est, notons-le, ce mécanisme tel que je l'ai brièvement
esquissé qui capte 1' essentiel de ce que les sociologues
entendent par "statut", c'est-à-dire le prestige accordé aux
individus en raison des positions qu'ils occupent plutôt qu'en
raison de leur comportement immédiatement observable.
Par exemple, les opinions d'une personnalité respectée
reçoivent plus d'attention et de crédit que celles des gens
ordinaires, même si ces opinions sont en elles-mêmes très
quelconques. La différence, à n'en pas douter, est due en
partie aux réalisations passées qui ont directement contribué
à faire la réputation de cette personnalité, mais aussi, selon
mon argument, au fait que certains observateurs s'attendent
à voir tous les autres observateurs accorder une grande
attention aux opinions en question 175 • »

En quatrième lieu, j'ai insisté sur la dynamique des


appariements sélectifs qui agissent eux-mêmes comme
un levier dans le mécanisme d'avantage cumulatif. La
caractéristique propre des appariements sélectifs est de
procurer aux individus appariés des rendements de leurs
aptitudes respectives qui sont supérieurs à ce qu'ils
seraient dans des cas d'appariement au hasard : un
acteur de premier plan et un grand metteur en scène

175. Roger Gould, «The Origins of Status Hierarchies ... », art.


cité, p. 1146-114 7.

532
TA LENT ET RÉPUTATION

qui le dirige peuvent espérer tirer de leur collaboration


des gains d'expérience et des rétributions bien supé-
rieurs à ce qu'énonce une simple fonction additive.
L'une des définitions du talent, et 1'un de ses bénéfices,
c'est qu'ils peuvent tirer un meilleur parti de la colla-
boration avec un tel partenaire qu'avec un acteur ou
un réalisateur moins talentueux. Leur association a un
effet multiplicatif. C'est tout particulièrement le cas, si
fréquent dans les arts, avec un système d'organisation
par projet, qui assemble et désassemble sans cesse les
équipes au gré des réalisations, et qui sélectionne et
assortit les individus sur la base de leur réputation et de
leur valeur. L'analyse en termes d'appariements sélectifs
renforce 1' argument d'une stratification par statut des
individus dans les mondes très concurrentiels des arts
et des sciences. Quand les qualités individuelles sont
incomplètement observables, la réputation réduit l'incer-
titude sur la valeur individuelle, et le statut procuré par
une position dans la structure du monde professionnel,
selon l'analyse de Podolny, renforce la crédibilité de
l'information fournie par la réputation. Mais les appa-
riements ne constituent pas des lois d'airain du succès.
Deux forces contradictoires agissent. Les mécanismes
de concurrence qui exploitent l'incertitude comme le
carburant de 1' innovation favorisent les classements de
réputation sans mémoire très profonde : 1' artiste vaut
ce que valent ses dernières prestations ou œuvres. Et
la composition des équipes doit équilibrer la valeur de
la réputation des membres appariés avec la recherche
de talents nouveaux assortis au projet. Mais le travail
artistique s'organise aussi en carrières, ce qui réduit
la volatilité excessive des réputations : 1' artiste a une
valeur intrinsèque attestée par la dynamique cumulative
de sa carrière, et cette valeur agit sur la perception de
la qualité de ses nouvelles productions.

533
LE TRAVAIL CRÉATEUR

On peut trouver à ce raisonnement en quatre points


une illustration, en forme d'expérience naturelle 176 , dans
la carrière de 1' écrivain Romain Gary, qui fut lauréat
du prix Goncourt en 1956, et qui prit un pseudonyme
pour publier sous un autre nom. Il fut à nouveau lauréat
du prix Goncourt sous cette identité fictive. L'affaire
est présentée ainsi sur le site du Mercure de France,
l'éditeur d'Émile Ajar (alias Romain Gary).

L'affaire Romain Gary/Émile Ajar


« Au début des années 1970, Romain Gary est un auteur
déjà très connu publié chez Gallimard. Son premier roman
Éducation européenne a paru en 1945. En 1956, Gary
reçoit le prix Goncourt pour Les Racines du ciel. Mais
1' écrivain a bientôt la nostalgie des recommencements :
en 1973, il a déjà écrit dix-neuf romans et il éprouve le
sentiment de ne plus surprendre personne. Commence alors
l'aventure Émile Ajar. Après avoir terminé la rédaction
de Gros câlin, une sorte de fable sur la solitude, dans
laquelle un statisticien s'éprend d'un python, Gary signe
son livre Émile Ajar et l'envoie aux éditions Gallimard,
où le manuscrit est refusé. Sans se faire connaître, Gary le
propose alors à Simone Gallimard au Mercure de France,

176. L'expérience naturelle est une méthode économique inspi-


rée des études contrôlées dans les essais cliniques thérapeutiques.
En médecine, pour valider l'efficacité d'une procédure (traitement,
médicament), on administre le traitement actif à un groupe et un
traitement inactif à un groupe dit de contrôle, composé d'individus
ayant les mêmes caractéristiques pertinentes pour 1' expérience
(la garantie la plus élevée, de randomisation, est fournie par la
distribution aléatoire des individus entre les deux groupes). La
méthode a été reprise en économie, sous le nom d'expérience
naturelle, pour mesurer l'efficacité d'un dispositif de politique
économique, en mesurant son efficacité sur un groupe humain,
par comparaison avec un groupe identique non bénéficiaire du
«traitement».

534
TALE NT ET RÉPUTATION

qui se décide aussitôt à le publier. Considéré comme un


premier roman, le livre est assez favorablement accueilli
par la critique, mais très vite un doute se propage quant
à la véritable identité de son auteur. Le nom d'Émile
Ajar en cacherait-il un autre : Raymond Queneau, Louis
Aragon peut-être ? Gros câlin est pressenti pour le prix
Renaudot, mais Robert Gallimard, le confident de Gary,
le persuade de refuser par avance le prix. En 1975, afin
de couper court à tout soupçon, Gary décide de don-
ner corps à son pseudonyme. Le scénario se réalise à
l'occasion de la publication d'un texte qui porta quelque
temps le titre provisoire de La Tendresse des pierres
avant de paraître sous celui de La Vie devant soi. Pour
incarner le personnage de l'écrivain Ajar, Gary choisit
son jeune cousin Paul Pavlovitch, un touche-à-tout assez
doué. Michel Cournot, alors directeur littéraire, rencontre
le jeune homme à Genève et Simone Gallimard fait sa
connaissance dans la banlieue de Copenhague. Émile Ajar
reçoit le prix Goncourt en novembre. Le prix ne pouvant
être attribué qu'une seule fois à un même écrivain, Gary,
conseillé par son avocate Gisèle Halimi, tente de dissuader
son cousin d'accepter, mais celui-ci s'est pris au jeu. Paul
Pavlovitch, bientôt identifié comme le neveu de Gary,
affirme n'être pour rien dans la rédaction du texte, ce qui
ne compromet pas le succès triomphal du roman, qui se
vend à plus d'un million d'exemplaires et sera traduit en
vingt-trois langues. En 1979, un dernier livre paraît sous
le nom d'Émile Ajar, L'Angoisse du roi Salomon. Romain
Gary se suicide le 2 décembre 1980. Dans Vie et mort
d'Émile Ajar, un texte écrit le 21 mars 1979, il avait lui-
même annoncé pour conclure : "Je me suis bien amusé.
Au revoir et merci." Le 30 juin 1981, un communiqué de
l'AFP dévoile la véritable identité d'Ajar 177 • »

177. Voir www.mercuredefrance.fr/gary-ajar.htm. Voir aussi Juliette


Cerf, « De Gary à Ajar : Double Je chez Gallimard », Les mots du
cercle, Gallimard, 26, sd.

535
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Romain Gary ne révéla sa double identité que dans un


livre posthume, paru après son suicide. Il y expliquait
ainsi son ambition de « création de soi par soi » :

« J'étais un auteur classé, catalogué, acquis, ce qui dis-


pensait les professionnels de se pencher vraiment sur mon
œuvre et de la connaître. [ ... ] J'étais las de n'être que moi-
même. J'étais las de l'image Romain Gary qu'on m'avait
collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans,
depuis la soudaine célébrité qui était venue à un jeune
aviateur avec Éducation européenne [ ... ]. On m'avait fait
une gueule [ ... ]. Recommencer, revivre, être un autre fut
la grande tentation de mon existence [... ]. La vérité est
que j'ai été très profondément atteint par la plus vieille
tentation protéenne de l'homme: celle de la multiplicité 178 • »

Ce dédoublement identitaire, couronné par une double


réussite, est une expérience naturelle sur la relation
entre la qualité intrinsèque et l'identité statutaire. Ayant
obtenu, par ses qualités intrinsèques, un notable succès
avec son premier roman publié sous son nom de plume
Romain Gary (après des publications sous son nom d'état
civil), il atteint la consécration du prix Goncourt. Puis
il s'impatiente d'être enfermé dans une réputation et le
corset d'un statut qui biaise, négativement, à ses yeux,
les évaluations de son œuvre, et il se délivre du fardeau
d'être soi en entamant une seconde carrière littéraire
parallèle, et obtient le prix Goncourt pour son deuxième
roman pseudonyme. Il veut ainsi faire la démonstra-
tion que sa réussite est entièrement due à ses qualités
intrinsèques, et que les gains du statut acquis dans sa
carrière officielle étaient devenus des handicaps. D'un
côté, l'identité nouvelle le délivrait du fardeau de son

178. Romain Gary, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard,


1982, p. 28.

536
TALENT ET RÉPUTATION

passé et lui procurait un surcroît de liberté d'invention,


abritée des anticipations par lesquelles les critiques et le
public prédéterminaient leurs attentes et leurs évaluations
à son égard. De l'autre côté, il prenait le risque d'une
confirmation expérimentale du déclin de la renommée
attachée à sa carrière officielle. Étaient-ce donc les mêmes
qualités intrinsèques d'un écrivain talentueux qui étaient,
d'une part, exposées à l'érosion de l'attention publique
et, de 1' autre, placées derrière le paravent de la pseu-
donymie pour être purgées des assignations statutaires
propres à la machinerie de la compétition et de la course
à l'originalité dans le monde littéraire 179 ? Et n'étaient-ce
que ces qualités qui entraient en jeu dans la réussite de
l'expérience? La machination d'Ajar se logeait aussi dans
le réseau des appariements sélectifs que j'ai évoqués,
si 1' on voit comment y intervinrent quelques-uns des
principaux éditeurs de la place parisienne de 1' époque,
et elle bénéficiait de toute l'expérience de Gary, grand
expert en négociations exigeantes avec ses éditeurs.

179. Voir Michel Lafon, Benoît Peters, Nous est un autre. Enquête
sur les duos d'écrivains, Paris, Flammarion, 2006. L'ouvrage contient
notamment le résultat d'une étude de linguistique quantitative produite
par Dominique Labbé, qui mesure les degrés de similitude dans le
vocabulaire et le style des romans de Gary et d'Ajar et conclut à une
configuration à trois termes : Romain Gary aurait deux styles d'écriture
et de construction narrative (qui coexistent et ne se succèdent pas
simplement dans la carrière), et c'est de l'un de ces deux styles que
le style adopté par Ajar est le plus proche, selon l'analyse statistique
proposée. Dominique Labbé a donné une version actualisée de son
étude, « Romain Gary et Émile Ajar », 2008, document téléchargeable
sous http://hal.archives-ouvertes.fr, sous la référence hal-00279663.
CHAPITRE 7

Comment analyser la grandeur artistique ?


Beethoven et son génie

Analyser la carrière et l'œuvre d'un grand artiste


suppose de pouvoir décrire un fragment de 1'histoire
du monde soumis aux lois de la causalité tout en dotant
l'artiste d'un pouvoir d'agir: la grandeur de l'artiste sera
volontiers caractérisée par sa capacité à faire dévier le
cours prévisible du monde (le cours du monde artistique
et, au-delà, directement ou indirectement, celui du monde
en général), à laquelle il faut bien assigner des causes et
des raisons. D'où l'hésitation des travaux sur la grandeur
ou la génialité artistiques entre plusieurs formules. L'une
d'elles insiste sur le pouvoir de contrôle qui place l'artiste
sous la dépendance de forces sociales et économiques,
jusques et y compris dans 1'espace de confinement qu'est
son monde professionnel, où il est pourtant supposé jouir
d'une «autonomie relative» : selon le schéma habituel
de ruse de la raison historique, 1' invention géniale, même
et surtout lorsqu'elle est réputée rompre avec 1' ordre
social, est, de fait, mise au service de la consolidation
de cet ordre. Une seconde conception de la grandeur
artistique fait de l'artiste un stratège rationnel capable
de rechercher la meilleure formule d'organisation de son
activité pour s'approprier un pouvoir artistique et social
à la hauteur du talent dont il se sait porteur.
Dans le premier cas, le créateur n'est qu'un agent
remarquable de 1'histoire, le jouet de forces qui déter-

538
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

minent de part en part son activité. Dans le second,


il en est un acteur, qui intervient, délibère, mobilise
des ressources. Se soustrait-il aux lois de la gravitation
sociale ? Certes non. Mais alors, comment penser sa
puissance d'action et sa faculté de faire émerger le
radicalement nouveau, si son action est enserrée dans
les filets du déterminisme social ? La solution souvent
avancée autrefois consistait à expliquer le comportement
du grand artiste au prix de contorsions analytiques plus
énigmatiques que clarificatrices : si le créateur est grand,
c'est qu'il est le producteur de la vérité objective de la
société, à 1' égal de penseurs, scientifiques ou philosophes
qui parviendraient à se placer en surplomb du jeu social
ou historique, pour le penser. Le grand artiste est celui
qui parvient à tordre les déterminismes historiques sur
eux-mêmes. Cette construction héroïque, visible dans
1'œuvre de Theodor Adorno ou de Pierre Bourdieu,
suppose en particulier que les configurations historiques
successives d'une société puissent être décrites comme
des totalités structurées au sein desquelles s'opposent
des « macro-acteurs » (classes ou fractions de classe)
auxquels l'artiste ne s'identifie jamais complètement,
ce qui lui confère précisément le pouvoir d'objectiver
leurs oppositions et 1'arène sociohistorique tout entière
de ces luttes de concurrence.
Encore faut-il comprendre comment s'établit la répu-
tation d'un créateur. La grandeur reconnue à son œuvre
n'est ratifiée que graduellement, à partir d'évaluations
d'abord divergentes et concurrentes. Le soupçon que
déclenche 1' analyse historique de la convergence pro-
gressive des évaluations est que l'attribution de valeur
est historiquement et socialement contingente : les choses
auraient pu emprunter un tout autre cours, et ce que nous
autres modernes, étrangement installés dans le culte,
conservateur, des patrimoines et dans celui, destructeur,

539
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des innovations perpétuelles, faisons figurer au palma-


rès des créations candidates à 1'admiration éternelle,
pourrait bien n'être que le résultat vivement agrandi
d'une organisation contingente des luttes sociales. En
célébrant le génie, nous payerions au prix fort 1'oubli
de la violence sociale. Dans ce cas, l'acte d'invention
pourrait entièrement s'expliquer, pourvu qu'on y mette
suffisamment d'acharnement et de moyens, et 1' auteur
ne serait que le jouet de forces qui auraient pu se com-
poser tout autrement.
La carrière créatrice de Ludwig van Beethoven ne
relève pas de la légende romantique du génie maudit
et incompris, puisque le compositeur bénéficia très vite
d'une reconnaissance importante et internationale. C'est
le succès précoce d'un créateur profondément original qui
constitue l'énigme : notre héros est-ille représentant de
forces sociales qui le soutiennent et savent tirer parti de
ses audaces et ses succès, un révolutionnaire qui parvient
à mobiliser des appuis inhabituellement divers, ou est-il
l'incarnation glorieuse du développement de l'art en une
sphère désormais beaucoup plus autonome, à la faveur de
transformations du système musical dont le compositeur
accélérerait, ou permettrait même l'accomplissement?
Dans la présentation habituelle de 1'évolution de la
condition sociale des compositeurs, les choses sont
claires : la carrière de Beethoven fournirait le para-
digme des changements en cascade qui transforment le
statut social du compositeur au tournant des XVIIIe et
1
XIXe siècles , sur les deux versants de l'organisation du
travail créateur. Du côté des employeurs, «patrons»,
mécènes, commanditaires individuels ou collectifs, la
tutelle perd de son pouvoir de contrainte, selon une

1. Lydia Goehr, The Imaginary Museum ofMusical Works, Oxford,


Oxford University Press, 1992.

540
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

conjonction de motifs qui s'enchaînent dans une spirale


autorenforçante de 1' émancipation. Le pouvoir traditionnel
des groupes sociaux principalement investisseurs dans le
« patronage2 » artistique est affaibli par les révolutions
sociales et politiques qui précipitent le déclin des aristo-
craties ou est concurrencé de plus en plus efficacement
par la puissance croissante de la bourgeoisie. D'autre part,
l'individualisme artistique s'affirme, armé de l'appareil
idéologique qui célèbre les mérites incommensurables
du talent d'exception, du génie. L'originalité incarnée
dans la personne de 1' artiste, la notion de génie en a
fourni un étalonnage nouveau, quand 1' esthétique de la
deuxième partie du XVIIIe siècle a refondé la théorie de
l'être d'exception, modèle défiant l'imitation et se défiant
de 1'imitation, personnalité imprévisible et idéalement
créatrice, au sens ontologique du terme3 • Le pendant
expressif de ce pivotement historique vers une autre incar-
nation de 1' accomplissement novateur en art est la trame
psychologique de la génialité beethovenienne : volonté
farouche d'indépendance, esprit de rébellion toujours

2. Il faudrait pouvoir conserver l'ambivalence du terme,


aujourd'hui désuet et discrédité, de «patronage», tout à la fois
appui, parrainage, protection, et contrôle dans une relation de service
dûment contractualisée, car il permet de rappeler la dimension de
contrôle mieux que celui de mécénat, dont 1'usage présent retient
d'abord le versant libéral du soutien, du fait de 1' émancipation réussie
des artistes à l'égard des formules passées de mise en tutelle directe.
3. Gérard Lebrun, Kant et /afin de la métaphysique, Paris, Armand
Colin, 1970 ; Edward Lowinsky, «Musical Genius. Evolution and
Origins of a Concept. I&II », The Musical Quarter/y, 1964, 50(3),
p. 321-340, et 50( 4), p. 476-495 ; Roland Mortier, L'Originalité,
Genève, Droz, 1982 ; Rudolf Wittkower, « Genius : Individualism in
Art and Artists », in Philip Wiener (dir.), Dictionary of the History
of ldeas : Studies of Selected Pivotai Ideas, New York, Charles
Scribner's Sons, 1973, volume 2, p. 297-312.

541
LE TRAVAIL CRÉATEUR

armé à l'égard d'une autorité trop vite prête à oublier


qu'elle ne dispose que du pouvoir temporel et qu'elle ne
peut rien contrôler sérieusement dans 1' ordre spirituel,
qui est le plus haut, car le plus directement expressif des
intérêts supérieurs et universels de 1'humanité.
Mais le compositeur évolue aussi dans un environ-
nement plus complexe, où ses attaches, multiples et
composites, ne se réduisent plus à la relation d'emploi
et de mécénat. Le basculement historique opère dans
le système d'organisation de la vie musicale : avec
Beethoven, les preuves de la consolidation décisive des
structures de marché commencent à foisonner. Qu'est-
ce que le marché, en 1'espèce ? Les conditions de la
professionnalisation des musiciens changent, grâce à
la multiplication des formes rémunérées d'activité à
destination d'une demande profane stimulée. Essor des
concerts publics payants, revenus procurés par 1' édition
des partitions et de leurs multiples déclinaisons (trans-
criptions, réductions, arrangements), alimentation en
œuvres nouvelles de plusieurs marchés distincts (sur un
continuum allant des musiques les plus savantes et les
plus exigeantes aux musiques de divertissement et aux
harmonisations de la musique populaire), développement
de 1'enseignement de la musique, multiplication des
prestations orchestrales et instrumentales qui font circuler
les œuvres, fournissent des commandes aux compositeurs
et de 1' emploi aux interprètes, tel est le cercle vertueux
dans lequel le paradigme beethovenien s'inscrit. Si ces
changements sont cumulatifs et opèrent graduellement,
il est vrai que la réputation de Beethoven et le style de
contrôle qu'elle lui assure sur ses moyens de subsistance
fournissent l'exemple d'une émancipation précoce.
Le paradigme beethovenien serait donc celui de la
rencontre entre la nouvelle donne sociale, qui renforce
le pouvoir de la classe bourgeoise dans sa lutte contre

542
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

l'aristocratie, le succès de la norme de 1'individualisation


expressive dans 1' art, et le développement du marché
musical. Dans les travaux auxquels je ferai référence,
ces trois dimensions sont invoquées, mais inégalement
convoquées. Les compromis explicatifs qui en résultent
fournissent une mesure instructive de la difficulté de
penser la réussite du travail créateur.
Face à ce défi, trois solutions sont possibles. La pre-
mière revient à perpétuer le diagnostic traditionnel de la
corrélation entre un destin artistique et une configuration
sociale donnée, dotée de sa structure distinctive. L' exi-
gence empirique demeurera limitée, 1' essentiel résidant
dans la modélisation par jeux de forces et jeux d'homo-
logies entre la scène sociale et le tissu de 1' œuvre, via la
position de 1' artiste dont 1' activité comme la personnalité
doivent demeurer résumables à une équation déterminante,
stable dans le temps de la carrière. Mais à la simplicité
mécaniste de 1' assimilation du génie beethovenien à
la dynamique d'émancipation de la classe bourgeoise,
un auteur comme Theodor Adorno substitue une inter-
prétation dialectique de la grandeur artistique comme
production de vérité sociale4 • Il en résulte une étrange
opération de torsion du déterminisme social sur lui-même,
destinée à préserver, sous le vocable de l'autonomie, la
valeur d'émergence de l'invention créatrice et sa force
d'intervention dans le cours de l'histoire.
La deuxième solution peut apparaître, au premier abord,
comme une variante empiriste de la première. Il s'agit
de fonder 1' explication par les causes déterminantes et
les structures sociales sur une enquête sociohistorique.
Beethoven devient l'acteur d'une configuration historique

4. Theodor Adorno, Beethoven, Frankfurt am Main, Suhrkamp,


1994 ; id., Introduction à la sociologie de la musique, Genève,
Contrechamps, 1994 [1962].

543
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ambivalente : selon un argument fréquemment employé


dans les ouvrages de sociologie historique ou d'histoire
sociale de 1'art, il existe une catégorie de grands artistes
dont la carrière peut être analysée à partir du chevauche-
ment et de la transition entre deux régimes très contrastés
d'organisation de la vie artistique. Norbert Elias avait
appliqué ce schème explicatif à 1'étude de la carrière
et du comportement de Mozart5 • En augmentant la
densité empirique de 1' étude, mais aussi en radicalisant
1' entreprise de réduction de la grandeur géniale à une
pure affaire de construction sociale et de lutte d'intérêt
entre classes sociales, c'est dans ce décor de la transi-
tion et de la concurrence entre des classes et entre des
modes d'organisation de la vie musicale que Tia DeNora
a établi son examen de la carrière de Beethoven6 • L'un
des procédés les plus spectaculaires de cette approche
constructionniste est 1'abolition des différences de talent :
c'est en supposant une égale dotation des compositeurs
concurrents en potentiel d'invention créatrice que la socio-
logue pense pouvoir mesurer l'importance et l'efficacité
des ressources sociales et économiques investies dans un
créateur plus que dans l'autre et expliquer les inégalités
considérables de réussite artistique et de reconnaissance
sociale qui ont situé Beethoven au sommet. Une telle
solution est irréaliste et conduit en outre à une cascade
de contradictions dans le raisonnement.
Je suggérerai une troisième voie d'analyse. L'orga-
nisation concurrentielle des activités professionnelles et
l'indétermination durable du cours du travail novateur
inscrivent le cheminement de la carrière du créateur dans

5. Norbert Elias, Mozart. Sociologie d'un génie, trad. fr., Paris,


Le Seuil, 1991.
6. Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, Paris,
Fayard, 1998 [1995].

544
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

un monde segmenté, mais non figé, de réseaux d'activité


plutôt que sous le contrôle d'entités toutes puissantes
(«l'aristocratie», «la bourgeoisie»). Dans ce cadre,
la question du talent et des différences de talent peut
être approchée autrement : plutôt que d'hésiter entre la
réduction à zéro prônée par un égalitarisme intenable et
la mythologie millénaire de l'écart infini qui égale les
grands créateurs aux dieux, il est aisé d'adopter un autre
chemin, qui fait apparaître des mécanismes d'amplifica-
tion de différences de talent initialement indéterminées, et
qui fait place à la force socialement et économiquement
structurante des réseaux d'acteurs.

La grandeur de l'artiste : un maximum social?

Une première conception voit dans le grand artiste


le représentant d'une classe ou d'une fraction de classe
telle qu'elle est incarnée dans des cercles rapprochés de
mécènes et de commanditaires dont la vision du monde
ou l'idéologie orientent, voire déterminent de part en
part la production de 1' artiste. Lucien Goldmann, dans
le chapitre d'ouverture de son Dieu Caché, établit ainsi
sa théorie matérialiste de la grandeur artistique :

«Une vision du monde, c'est précisément cet ensemble


d'aspirations, de sentiments et d'idées qui réunit les membres
d'un groupe (le plus souvent, d'une classe sociale) et les
oppose aux autres groupes. C'est, sans doute, une schémati-
sation, une extrapolation de l'historien, mais l'extrapolation
d'une tendance réelle chez les membres d'un groupe qui
réalisent tous cette conscience de classe d'une manière plus
ou moins consciente et cohérente. Plus ou moins, disons-
nous, car si l'individu n'a que rarement une conscience
vraiment entière de la signification et de 1'orientation de ses
aspirations, de ses sentiments, de son comportement, il n'en

545
LE TRAVAIL CRÉATEUR

a pas moins toujours une conscience relative. Rarement, des


individus exceptionnels atteignent, ou tout au moins, sont
prêts d'atteindre, la cohérence intégrale. Dans la mesure
où ils y parviennent, sur le plan conceptuel ou imaginatif,
ce sont des philosophes ou des écrivains et leur œuvre
est d'autant plus importante qu'elle se rapproche plus de
la cohérence schématique d'une vision du monde, c'est-
à-dire du maximum de conscience possible du groupe
social qu'ils exprimene. »

Cette caractérisation de la grandeur artistique par une


simple indexation des variables déterminantes sur leur
niveau maximum maintient 1' artiste dans le filet social
du groupe qu'il représente. Le grand artiste devrait, dès
lors, en toute logique, être privé de la moindre chance
d'accéder à une gloire durable ou universelle, au-delà
de l'horizon d'une génération. C'est l'argument employé
par ceux qui réduisent la signification du travail de
1'artiste au point de vue de ceux qui, dans les classes
supérieures, commanditent et financent son travail ou
en sont les consommateurs principaux. La déduction est
brutale et réductrice : 1' argument est que si ces œuvres
ont été créées dans des sociétés modelées par de très
profondes inégalités sociales et même rendues possibles
par la domination des classes supérieures, elles ne sau-
raient, dans un monde idéalement démocratique, être
désignées à l'admiration publique et universelle, comme
c'est le cas aujourd'hui quand elles sont présentées et
préservées dans des musées, dans des salles de concert,
dans des théâtres, des opéras, des bibliothèques et dans
tous les lieux et manifestations financés sur des fonds
publics, et au-delà, incorporées à ce puissant vecteur de

7. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959,


p. 26-27.

546
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

transmission intergénérationnelle de la révérence à l'égard


des chefs-d' œuvre qu'est le contenu des programmes
d'enseignement scolaire et universitaire. Marx était bien
plus subtilement perplexe quand il demandait pourquoi les
œuvres produites dans un contexte social donné pouvaient
continuer de nous plaire et de nous impressionner. Ce qui
revient à admettre que les œuvres ne sont pas la simple
transcription expressive des forces du monde où elles
ont été conçues, pas plus que leur carrière n'équivaut à
la propagation plus ou moins réussie des significations
initialement contenues en elles.
Il existe une autre voie possible pour indexer la grandeur
géniale sur un maximum social : au lieu d'examiner la
relation d'un artiste avec ses contemporains, pour voir
comment se concentre en lui la conscience et la vision
du monde que le groupe n'arrive pas à formuler, il s'agit
de considérer la profondeur généalogique des figures
d'exception, en tirant parti d'une caractéristique essen-
tielle de l'œuvre d'art, sa vocation à constituer un bien
durable. L'œuvre d'art enferme en elle le temps, celui de
la conservation du passé et de sa patrimonialisation, celui
de la transmission des savoirs et des modèles dont les
créateurs doivent tout à la fois s'inspirer et s'écarter : il
leur faut éviter de se laisser écraser par le poids du passé8
tout en conférant à leur travail une valeur de position
historique, sous peine de courir le risque fatal auquel le
devoir d'originalité expose un artiste, celui de l'arbitraire
insignifiant. Comme je le montrerai dans le chapitre 9,
la composition des deux principes de l'imprévisibilité et
de l'inévitabilité, de la liberté et de la nécessité, dans la

8. Voir sur ce point Walter Jackson Bate, The Burden of the Past
and the English Poet, Cambridge (Mass.), Belknap Press, 1970 ;
Harold Bloom, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, Oxford,
Oxford University Press, 1973.

547
LE TRAVAIL CRÉATEUR

détermination de l'acte créateur et de son résultat, est au


principe de toutes les esthétiques modernes.
Cet argument est employé par Georg Simmel pour
enlacer l'artiste d'exception dans les fils du déterminisme
historique. Dans sa Philosophie del 'argent, Georg Simmel
s'est inspiré de la théorie marxienne de la qui réduit la
valeur de tout bien et de toute prestation à la quantité de
travail nécessaire à sa production. Le problème réside dans
la différence importante de rémunération entre des acti-
vités qui exigent pourtant « subjectivement » des niveaux
d'engagement équivalents9 • La solution est fournie par le
passage du plan subjectif au plan objectif : elle consiste à

9. Georg Simmel écrit ainsi : «Il existe certaines catégories de


travaux qui, a priori, représentent une valeur supérieure à d'autres,
si bien que, dans ce cas, la prestation individuelle n'a pas besoin de
contenir plus de peines ni de dons que dans d'autres pour occuper un
rang plus élevé. Ne savons-nous pas très bien qu'au sein des "profes-
sions supérieures" d'innombrables activités n'exigent pas davantage
des individus que les professions dites "inférieures", ne savons-nous
pas ainsi que les ouvriers de mines et des usines doivent souvent
faire preuve d'une circonspection, d'une abnégation, d'un mépris de
la mort qui élèvent la valeur subjective de leur prestation bien au-
dessus de nombreux métiers de fonctionnaires ou de savants ; que la
performance d'un acrobate ou d'un jongleur demande tout autant de
patience, d'habileté ou de talent que celle de maint pianiste virtuose,
incapable d'ennoblir par quelque profondeur spirituelle son savoir-
faire strictement manuel. Malgré cela, non seulement cette deuxième
catégorie de travaux sera en fait bien mieux rémunérée que la pre-
mière, mais encore on verra les appréciations dépourvues de préjugés
sociaux emprunter la même voie dans de nombreux cas. Avec la pleine
conscience du travail subjectif égal ou supérieur qu'un des produits
exige, on accordera néanmoins à l'autre un rang et une valeur plus
élevés : d'autres facteurs que la proportion de travail, semble-t-il tout
au moins, ont déterminé son évaluation. » Georg Simmel, Philosophie
de l'argent, trad. fr., Paris, PUF, 1987, p. 527-528.

548
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

prendre en compte, pour chaque activité, le « quantum de


travail déjà accumulé dans les pré-requis objectifs, tech-
niques » fournis par le travail des générations antérieures
ou, si l'on se place dans une ligne hiérarchique d'activité,
par le « travail antérieur de nombreux subalternes » dont
les contributions se condensent dans 1' activité des pro-
fessionnels occupant les emplois supérieurs :

« Le travail dit qualifié, vis-à-vis de celui qui ne 1' est


pas, repose non seulement sur la formation supérieure du
travailleur, mais tout autant sur la structure plus élevée, plus
complexe, des conditions de travail objectives, des matériaux,
de 1'organisation historico-technique. Pour que devienne
possible fût-ce le plus médiocre des pianistes, il faut une
tradition si vieille et si vaste, un stock supra-individuel si
considérable de productions techniques et artistiques que
ces ressources réunies là mettent son travail bien au-dessus
de celui du funambule ou du prestidigateur, infiniment plus
important peut-être du point de vue subjectif. Et de même
en général : les prestations que nous estimons supérieures,
uniquement d'après la profession et sans que des facteurs
personnels n'expliquent leur supériorité, seront celles qui,
dans l'édification de la culture, jouent un rôle relativement
conclusif, se préparent de longue main et intègrent comme
leur condition technique un maximum de travail fourni par
les prédécesseurs et les contemporains- aussi injuste qu'il
puisse être de justifier par cette valeur de la prestation
objective, émanant de causes entièrement suprapersonnelles,
une rémunération ou une estimation spécialement élevées
au bénéfice du prestataire accidentel 10 • »

Simmel transpose ici à l'évaluation de l'activité artis-


tique la théorie marxienne (d'inspiration ricardienne) de la
valeur travail, dans laquelle le prix des biens est déterminé

10. Ibid., p. 528-529.

549
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à partir de la série infinie de tous les inputs de travail ayant


servi, dans le passé, à produire ce qui est actuellement
nécessaire à la production de la marchandise considérée.
La théorie marxienne de la valeur travail, pour être
généralisable, se devait d'homogénéiser radicalement la
grandeur travail, de transformer toute forme de travail,
jusqu'à l'activité la plus complexe et la plus qualifiée,
en un multiple du travail simple, non qualifié. Cette
théorie pouvait-elle s'appliquer à la détermination de
la valeur des œuvres d'art ? Marx a signalé le cas des
œuvres d'art uniques, telles les peintures et les sculptures,
comme une des objections possibles à sa théorie : selon
lui, la détermination du prix des œuvres est fonction du
rapport entre un vendeur monopoleur et l'intensité de la
demande des consommateurs acheteurs, et non pas du
quantum de travail socialement nécessaire à leur produc-
tion. Le marché des œuvres d'art repose, de fait, sur des
mécanismes de concurrence monopolistique qui situent
les œuvres d'art, avec leur caractère d'unicité et donc
de rareté physique intrinsèque, à l'écart des procédures
habituelles de tarification des biens 11 •
Marx niait 1' existence de compétences non produc-
tibles, et donc non exprimables en investissements de
formation et d'apprentissage: en d'autres termes, comme
l'indique le chapitre 6, il récusait l'existence de talents
et d'habiletés différents et inégalement répartis d'un
individu à l'autre. Simmel, lui, réduit bien les qualités
à des condensations de quantités, et donc le complexe
à un multiple du simple, mais ne récuse pas le talent
exceptionnel. Il voit dans la manifestation de facilités et
de capacités exceptionnelles accordées à certains individus
l'expression d'une hérédité collective. Le génie équivaut à

11. Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France,


Paris, Éditions de Minuit, 1967.

550
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

une accumulation intense de travail réalisée par plusieurs


générations et condensée en un individu, et la rareté des
génies artistiques provient du délai nécessaire à ce temps
d'accumulation :

« Si le génie doit apprendre bien moins que 1'homme


ordinaire pour effectuer la même performance, s'il sait des
choses qu'il n'a pas connues, c'est là un prodige qui suggère
une coordination exceptionnellement abondante et facilement
mobilisable d'énergies transmises par l'hérédité. Veut-on
remonter assez loin dans la série héréditaire indiquée là,
et donc s'aviser que toutes les expériences et habiletés en
son sein n'ont pu s'acquérir et s'épanouir que par le labeur
et la pratique réels, alors la spécificité individuelle de la
prestation géniale apparaîtra comme le résultat condensé
de tout un travail, celui de générations entières. L'homme
particulièrement "doué" serait donc celui chez qui s'accu-
mule un maximum de travail ancestral, sous une forme
latente qui se prête à une exploitation ultérieure ; aussi la
valeur supérieure que, de par sa qualité, possède le travail
d'un tel individu, provient-elle d'un surplus quantitatif de
travail qu'il n'a pas eu à fournir personnellement, mais dont
il permet de prolonger les effets grâce à la spécificité de
son organisation propre. Dès lors- en supposant un même
labeur actuel de la part des sujets - leur prestation serait
différemment élevée dans la proportion où la structure de
leur système psycho-physique recèle une somme différente,
agissant avec une facilité elle aussi différente, d'expériences
et d'habiletés acquises par le travail ancestral. Et lorsqu'on a
voulu exprimer le degré de valeur des performances non par
le quantum de travail requis, mais- toujours dans la même
direction - par le "temps de travail socialement nécessaire"
à leur production, cela non plus n'échappe point à pareille
interprétation. La valeur supérieure des performances dues
à un don particulier signifierait alors que la société doit
toujours vivre et œuvrer assez longtemps avant de susciter
à nouveau un génie; elle a besoin d'un délai assez grand,

551
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qui conditionne la valeur de la prestation, non dans ce cas


pour la produire très immédiatement, mais pour en produire
les producteurs, lesquels ne se manifestent qu'à intervalles
plutôt espacés 12 • »

Les qualia, ces qualités qui paraissent désigner


l'essence même de l'individualité, ne sont plus ici que
des contractions de quanta. Que vaut l'argument? Soit il
verse dans le plus strict déterminisme, et 1'hérédité ainsi
socialisée équivaut à identifier la dotation exceptionnelle
de certains individus aux acquis d'une position sociale
héritée d'une lignée familiale. Soit, comme il est manifeste
dans d'autres travaux de Simmel consacrés à de grands
créateurs, l'hypothèse n'a rien d'aussi déterministe, et
elle énonce simplement que le génie n'est jamais aussi
individuel et autocréé qu'il peut sembler, et qu'il est bon
pour la société de le reconnaître, mais elle perd toute
chance d'être spécifiée correctement. Car comment expli-
quer à partir d'elle que le talent d'un artiste, par rapport
à celui de son concurrent, peut attirer une demande très
supérieure et être estimé à un prix beaucoup plus élevé,
au point que la différence de prix sera sans rapport avec
les quantités de travail et de formation incorporées dans
la production ou la prestation de ces deux artistes ?

Les torsions de l'explication déterministe du génie

Contre le déterminisme mécaniste si prisé dans les


premiers travaux d'histoire sociale de l'art, la sociologie a
élevé des mises en garde suffisamment argumentées pour
que la production d'un grand artiste ne soit plus considérée
comme le simple véhicule de la diffusion d'une idéologie

12. Georg Simmel, Philosophie de l'argent, op. cit., p. 527.

552
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

dominante. Mais tant que le cadre déterministe s'impose,


la caractérisation du créateur devient, paradoxalement, plus
problématique à mesure qu'elle veut gagner en épaisseur
et en réalisme. Comment, en effet, faire du grand créateur
un être social, un élément d'un ensemble soumis à des
lois de détermination des comportements auxquelles nul
ne peut se soustraire, et, simultanément, voir en lui le
principe actif, la force motrice d'un monde de production
organisé selon des lois propres?
La réponse d'Adorno prend appui sur le motif de la
différenciation et de l'autonomisation des sphères d'acti-
vité, qu'avaient déjà mis en avant Émile Durkheim et
plus encore Max Weber. Mais Adorno débouche sur une
solution paradoxale. Le rapport que 1' œuvre entretient
avec la société n'a rien d'un rapport de détermination
causale classique : à la façon d'une bande de Mœbius,
l'œuvre exprime d'autant plus complètement l'essence de
la société qu'elle est 1' envers d'une peinture du social ou
d'une représentation des réalités sociales. Pour produire
cette figure de l'objectivation du monde telle qu'elle sourd
de l'acte créateur, Adorno doit récuser toute recherche
consciente et délibérée d'absorption de la réalité sociale
dans l'art, et énoncer une loi du maximum d'autonomie et
de distance, comme condition du maximum de vérité. C'est
ce que suggère la référence à la monadologie leibnizienne :

«Le rapport des œuvres d'art avec la société peut être


comparé à la monade leibnizienne. Sans fenêtres, donc
sans qu'elles soient conscientes de la société, en tout cas
sans que cette conscience les accompagne constamment
et nécessairement, les œuvres, et notamment la musique
éloignée de tout concept, représentent la société 13 • »

13. Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique,


op. cit., p. 215.

553
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Comment caractériser 1' activité créatrice, sa réussite


et son ancrage social et historique à partir d'une telle
conception ? Le créateur devient grand quand il assume
des «tâches objectives», au sens hégélien, c'est-à-dire
s'essaie à réaliser ce que le cours de 1'histoire lui dicte
de résoudre pour que la société s'accomplisse. Ce qui
fait de 1' expérience artistique un « contraire de la liberté
liée au concept d'acte créateur». Selon un schéma expli-
citement hégélien, l'individu est évidé de sa particularité
quand il devient 1' opérateur de la nécessité historique :

« Les œuvres accomplies sont celles dans lesquelles,


comme Hegel le savait déjà, l'effort individuel, voire la for-
tuité de 1' être-ainsi individuel, disparaît derrière la nécessité
de la chose. Sa particularité réussie devient nécessité 14 • »

S'il est un créateur auquel Adorno a songé en éla-


borant cette théorie matérialiste ancrée dans le principe
d'autonomie de l'art, c'est bien Beethoven. Celui-ci
demeure, dans la partie de l'œuvre d'Adorno consacrée
à la musique, la figure sans doute centrale, le créateur
qui 1'a obsédé tout au long de sa vie, et sur lequel il
espérait achever un grand livre indéfiniment repoussé,
dont il ne nous reste que des fragments 15 • Pour ce qui
touche à l'interprétation sociologique du cas Beethoven,
Adorno en avait préalablement fourni les grandes lignes
dans son Introduction à la sociologie de la musique, dans
laquelle Beethoven est le compositeur le plus cité et à
bien des égards le foyer de la démonstration. Il y incarne
une sorte de Hegel compositeur, « puisque les catégories
de la philosophie de Hegel peuvent être appliquées sans

14. Ibid., p. 180.


15. Theodor Adorno, Beethoven, op. cit.

554
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

forcer jusque dans le moindre détail à sa musique».


Adorno voit dans son œuvre l'incarnation énigmatique
d'un art authentiquement porteur d'une valeur de vérité
et pourtant socialement déterminé :

« S'il est déjà le prototype musical de la bourgeoisie


révolutionnaire, il est en même temps celui d'une musique
pleinement autonome esthétiquement, libérée de tout asser-
vissement. Son œuvre fait éclater le schéma de 1'adéquation
docile de la musique et de la société. Chez lui, en dépit
de tout l'idéalisme du ton et de l'attitude, l'essence de la
société qui émane de lui en tant qu'il est le représentant
du sujet global devient essence de la musique même 16 • »

Le sujet Beethoven est un pur prototype de la bourgeoi-


sie en même temps qu'un an ti bourgeois, d'où 1' équation
improbable d'un soutien aristocratique à une œuvre qui
est par excellence celle de 1' émancipation bourgeoise :

« Le fait que lui, le prototype du bourgeois, ait été pro-


tégé par des aristocrates s'accorde aussi bien au caractère
social de son œuvre que la scène que 1' on connaît grâce à
la biographie de Goethe, où il scandalisa la société de cour.
Ce que 1' on rapporte sur la personne de Beethoven laisse
peu de doute sur sa façon d'être sans-culotte, anticonven-
tionnelle, et en même temps fanfaronne à la Fichte ; elle
réapparaît dans 1'habitus plébéien de son humanité. Celle-ci
souffre et proteste. Elle ressent la déchirure de sa solitude.
L'individu émancipé y est condamné dans une société dont
les mœurs sont encore celles de l'époque absolutiste, et,
avec elles, le style auquel se mesure la subjectivité s'ins-
tituant elle-même 17 • »

16. Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique,


op. cit., p. 213.
17. Ibid., p. 215.

555
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Beethoven est, selon Adorno, celui qui doit résoudre


le problème de la forme sonate que lui ont léguée Haydn
et Mozart, c'est-à-dire le problème de la production de
1' œuvre comme totalité unifiée déductivement, comme
dialectique systématique des parties isolées et de la
cohérence ensembliste du tout compositionnel et comme
mouvement vers la pleine autonomie formelle. Ce faisant,
Beethoven produit la vérité essentielle de la société qui
1'environne :

« Les catégories centrales de la construction artistique


sont traduisibles en catégories sociales. Sa parenté avec le
mouvement bourgeois de liberté qui traverse sa musique est
celle de la totalité se déployant dynamiquement. C'est dans
la mesure où ses mouvements, en suivant leur propre loi,
s'agencent selon un devenir, une négation, une confirmation
d'eux-mêmes et du tout, sans regarder vers l'extérieur,
qu'ils deviennent semblables au monde, dont les forces les
meuvent; et non pas parce qu'ils imitent ce monde. En ce
sens, la position de Beethoven face à 1' objectivité sociale
est davantage celle de la philosophie - celle de Kant à
beaucoup d'égards, et essentiellement celle de Hegel- que
celle, douteuse, du reflet : chez Beethoven, la société est
reconnue a-conceptuellement, non pas dépeinte 18 • »

Ce qui est combattu ici, c'est la fausse identification


de l'artiste avec la singularité triomphante, sorte d'épi-
phanie de la bizarrerie ou de l'idiosyncrasie individualiste
qui exalterait 1'artiste comme libre autodétermination de
soi, signature pseudo-historique de l'arbitraire ou de la
gratuité de l'imagination inventive, sans épaisseur his-
torique. Être un artiste à la hauteur de sa tâche, c'est,
selon Adorno, se déposséder de ce faux individualisme,
qui n'est qu'une figure publicitaire pseudotéléologique

18. Ibid, p. 213.

556
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

de 1' ordre bourgeois du monde, moyennant quoi les


artistes, « en vertu de 1' objectivité des tâches, y compris
de celles que soi-disant ils s'imposent à eux-mêmes,
cessent d'être des individus privés 19 ».
Mais cette première qualification de la grandeur de
l'artiste ne suffit pas : elle ne servirait qu'à faire de lui
l'une des figures historiques de l'accomplissement d'un
ordre social, et donc, si la société est gouvernée par le
triomphe de la bourgeoisie, un représentant accompli des
idéaux de celle-ci. Or la grandeur de Beethoven, comme
celle de Haydn et de Mozart, chacun à leur manière, est
de travailler à la fermentation du levain artistique : la
grandeur est indexée sur une dialectique téléologique,
car aucune réalisation, aucun accomplissement ne sont
clos sur eux-mêmes, et l'artiste reçoit de ses devan-
ciers des problèmes à résoudre, qu'il réélabore et qu'il
transmet, en anticipant ainsi son propre dépassement.
La qualité de l'art se mesure à sa dualité, qui incarne
pour Adorno sa vérité : exprimer la totalité sociale de
son point de vue (c'est la métaphore leibnizienne) et,
simultanément, déjouer l'identification du contenu de l'art
à un quelconque contenu social directement déductible
de la structure intelligible de la société :

« Plutôt que de rechercher 1'expression musicale des points


de vue de classe, on aura essentiellement avantage, en ce
qui concerne les rapports de la musique avec les classes, à
envisager que dans toute musique, à vrai dire moins dans
la langue qu'elle parle que dans sa constitution structurelle
interne, apparaît la société antagoniste dans sa totalité.
[ ... ] Les tensions musicales internes sont la manifestation,
inconsciente d'elle-même, des tensions sociales20 • »

19. Ibid., p. 217.


20. Ibid., p. 73-74.

557
LE TRAVAIL CRÉATEUR

En ce sens, 1' œuvre authentique, la grande œuvre, est


celle qui fait sourdre en permanence la violence, 1'insou-
mission, la contradiction inhérentes à toute organisation
sociale et, partant, à toute inscription d'un artiste dans
une société donnée :

«Ce qui concourt à la complexion de l'œuvre d'art, ce


sont les membra disjecta de la société, aussi méconnaissables
soient-ils. Dans leur contenu de vérité se rassemblent toute
leur violence, toute leur contradiction et toute leur détresse.
Le social dans les œuvres d'art, auquel s'adresse l'effort
de la connaissance, n'est pas seulement leur adaptation aux
desiderata externes des commanditaires ou du marché, mais
précisément leur autonomie et leur logique immanente. Il
est vrai que leurs problèmes et leurs solutions ne sont pas
engendrés au-delà des systèmes sociaux de normes. Mais
ils n'obtiennent de dignité sociale que s'ils s'en éloignent;
les productions les plus élevées nient ces systèmes. La
qualité esthétique des œuvres, leur contenu de vérité, qui
n'a guère à faire avec une quelconque vérité empiriquement
représentable, ni même avec la vie psychique, coïncide avec
le socialement vrae 1.))

En dépit des apparences, les durkheimiens qui se sont


aventurés dans 1' analyse de 1'art22 ont proposé un cadre
analytique assez semblable, qui a été systématisé ultérieu-
rement dans la théorie structuro-constructiviste de Pierre
Bourdieu23 • Un mécanisme autolimitatif de détermination
est invoqué, celui de 1' « autonomie relative24 » : dans

21. Ibid., p. 218-219.


22. Voir notamment Charles Lalo, L'Art et la vie sociale, Paris,
Doin, 1921.
23. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Paris, Le Seuil, 1992.
24. Le concept apparaît déjà chez Lalo.

558
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

le cours de l'évolution historique, la sphère d'activité


artistique s'est progressivement constituée et séparée,
à la manière d'un espace de confinement protecteur
où 1'artiste veut s'abriter des influences directement
contraignantes qui s'exerceraient sur son travail. Mais
cet espace professionnel n'est qu'une pièce de la totalité
sociale, 1' action déterminante de la structure sociale et
des forces qui 1' animent étant retraduite dans la logique
interne du système d'activité considéré. Les œuvres de
la plus haute valeur et les artistes les plus grands sont
qualifiés, à peu de chose près, selon le même schème
analytique que chez Adorno.
Flaubert, tel que 1' étudie Bourdieu dans ses Règles
de l'art, objective son milieu social par son travail
d'écrivain. Comment faire de l'artiste le révélateur des
forces sociales qui le produisent, et mesurer la gran-
deur de l'œuvre à sa valeur de vérité? L'art n'est-il
pas gouverné par les mêmes forces qui déterminent
1' organisation et la gravitation des autres sphères de
la structure sociale ? Deux conditions sont mises à ce
surprenant retournement du déterminisme social contre
lui-même. D'une part, les forces sociales qui déterminent
causalement le comportement du grand artiste ont des
propriétés contradictoires. Bourdieu prend soin de délier
le filet qui enserrerait celui-ci dans l'idéologie de sa
classe : 1' artiste n'a toutes les chances de surplomber
et d'objectiver avec justesse le monde social dont il est
pourtant un membre que s'il n'a pas d'identité sociale
cristallisée, que s'il n'est pas sous la dépendance de ses
origines ni d'un groupe. C'est ce qui permet au créateur
de produire une œuvre dotée d'une valeur de vérité, celle
de l'objectivation de son monde social :

« Les grandes révolutions artistiques ne sont le fait ni


des dominants [ ... ] ni des dominés, [ ... ] elles incombent

559
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à ces êtres bâtards et inclassables dont les dispositions


aristocratiques associées souvent à une origine sociale privi-
légiée et à la possession d'un grand capital symbolique [ ... ]
soutiennent une profonde impatience des limites, sociales
mais aussi esthétiques, et une intolérance hautaine de toutes
les compromissions avec le siècle25 • »

D'autre part, cette objectivation n'a rien d'une entre-


prise qui rapprocherait l'œuvre d'un essai sociologique
délibérément entrepris, avec ses moyens littéraires, par un
écrivain supérieurement lucide. L'opérateur de la torsion
qui doit retourner le déterminisme contre lui-même, dit
Bourdieu, comme Adorno avant lui, c'est le travail sur
la forme. Ainsi en va-t-il du roman flaubertien et, en
1'espèce, de L 'Éducation sentimentale :

« Cette série de ruptures de toutes les relations qui,


comme des amarres, pouvaient rattacher l'œuvre à des
groupes, à leurs intérêts et à leurs habitudes [ ... ] [sont] tout
à fait analogues à celles qu'accomplit la science, mais ne
sont pas voulues comme telles et [ ... ] s'opèrent au niveau
le plus profond de la "poétique insciente", c'est-à-dire du
travail d'écriture et du travail de l'inconscient social que
favorise le travail sur la forme, instrument d'une anamnèse
à la fois favorisée et limitée par la dénégation qu'implique
la mise en forme 26 • »

Ici comme pour Adorno, c'est par une sorte d'évi-


dement de soi comme sujet que le créateur se produit
comme instance d'objectivation: il s'affranchit des lois de
la pesanteur sociale, sans quitter son monde. L'équation
sociologique de la génialité artistique revient à indexer
la valeur de l'artiste sur cette capacité d'« autodéter-

25. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 163.


26. Ibid., p. 151.

560
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

mination » : le grand artiste parvient, via le travail des


formes, à la connaissance des lois de détermination de
son monde et de son art.
Sous ces deux conditions - la composition inhabituelle
des forces déterminant l'identité sociale de l'artiste, le
travail sur la forme-, l'art peut prétendre être une activité
à nulle autre pareille. Mais la commutation qui convertit
le sujet déterminé en acteur déterminant de l'histoire de
son monde artistique et de l'histoire du monde a-t-elle
bien les propriétés d'un ressort qui préserverait le cadre
déterministe dans lequel les auteurs présentés à 1'instant
inscrivent toute leur analyse 27 ? La réponse fournie par
eux est, avons-nous vu, celle de l'identité sociale inclas-
sable : l'individu génial est une figure statistiquement
improbable parce qu'il réunit en lui des caractéristiques
ordinairement disjointes. Mais ce ressort causal pourrait
bien n'avoir que la frêle apparence d'un argument ad
hoc, ce qui ébranlerait tout l'édifice analytique. Car
comment s'assurer, par exemple, que le principe géné-
ral d'explication des comportements individuels par les
déterminismes sociaux tient bon, si les plus éminents
des individus échappent étrangement à sa loi ?
Ainsi, 1'une des contradictions aisées à déceler dans
les écrits sociologiques sur les grands artistes tient à un
fréquent dédoublement épistémologique de 1' explication.
D'un côté, selon les schèmes d'analyse déterministes,
voire ultra-déterministes (dans les formules les plus
spectaculaires de réduction critique), la carrière et la

27. Sur ce schème de la commutation, du retournement du passif


en actif, et sur sa présence dans la théorie de l'habitus de Bourdieu
dans le sillage de la phénoménologie husserlienne, voir la péné-
trante analyse de François Héran, «La seconde nature de l'habitus>>,
Revue française de sociologie, 1987, 28(3), que je présente dans le
chapitre 1, p. 40.

561
LE TRAVAIL CRÉATEUR

réussite de 1' artiste sont présentées comme programmées


ou contrôlées, et les bizarreries comportementales de
1' artiste deviennent 1'un des indices de son inclassabilité
sociale. De 1' autre côté, une interprétation stratégiste
du comportement et de la psychologie du créateur fait
volontiers de celui-ci un ambitieux, un calculateur déter-
miné et rationnel capable de manœuvrer avec succès.
Des traits comportementaux désaccordés composant
un être inclassable, voilà qui appartient au répertoire
des topoï décrivant la personnalité multiple des grands
hommes pour insister sur les dimensions paradoxales de
la génialité : grand homme manieur de grands principes
humanistes, tout entier engagé dans le don de soi à la
cause de 1' art, jusqu'au sacrifice de son corps défaillant
et à la souffrance rédemptrice28 - voici pour la partie
romantique de la transfiguration -, et pourtant comptable
vétilleux de ses intérêts, capable de bassesses et d'indi-
gnités -voilà pour le réalisme de l'incarnation sociale.
Le trait sous lequel, depuis fort longtemps, et sans doute
avec un relief symbolique marquant depuis le cas de
Michel-Ange, on a résumé ces postulations contradic-
toires est celui de 1' excès, de 1' hu bris du tempérament
génial. Le point serait de peu d'intérêt s'il ne faisait que
signaler que le génie apparaît ainsi doté d'une humanité
hypertrophiée, supérieurement discordante. La rhétorique
de l'agrandissement peut en fait s'appliquer aussi bien
à tous les paramètres du comportement - grand savant,
grand technicien, grand travailleur, grand hypocondriaque,

28. La description qu'Adorno donne des artistes authentiquement


novateurs, porteurs de la vérité sur le monde social au milieu de ce
même monde qui n'en finit pas de se perdre dans les « catastrophes
sataniques du capitalisme», rappelle combien la romantisation du
génie a persisté, même chez les auteurs les plus avertis du maniement
idéologique des arguments esthétiques.

562
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

grand exalté, grand égoïste, grand dévorateur d'âmes,


grand stratège, etc.-, et la légende peut se tisser de tous
les paradoxes, c'est là 1'une des matrices de 1'originalité
artistique transposée de 1'œuvre à la biographie.
Mais le traitement que reçoit le thème de la démulti-
plication de la personnalité d'exception acquiert un profil
surprenant dans nombre d'explications sociologiques de
1'innovation géniale. La conjonction des motifs déter-
ministes d'explication de la réussite et des notations
stratégistes ne peut se sauver des contradictions les
plus flagrantes que si l'ensemble de l'activité créatrice
est conçue en termes de contrôle, tantôt externe, tantôt
interne : contrôle des mécènes ou des entrepreneurs
marchands sur la maturation du talent créateur et sur son
activité, contrôle progressif du créateur réputé sur son
environnement. D'où cette géométrie du jeu de forces qui
conduit à concevoir l'activité créatrice de l'artiste à succès
comme un processus de retournement : 1' artiste retourne
contre ses mécènes les armes qui ont pourtant servi à
le contrôler. Sa passivité de sujet contrôlé, d'individu
sans qualités particulières, sur lequel l'investissement
social des puissants ou des marchands peut déployer
son efficacité sans limites, est retournée en capacité
d'action ou en activisme grâce à la réussite même de
l'investissement. L'énigme recule alors d'un cran : quel
peut bien être le ressort de cette commutation ?
Pour étayer un raisonnement dont le fondement épisté-
mologique et la valeur explicative sont sujets à caution,
un autre argument, d'une tout autre portée, peut être
convoqué par les auteurs pris dans les lacis du déter-
minisme : il faut rechercher dans les coordonnées spa-
tiales et temporelles de l'activité créatrice des traits qui
s'accordent avec l'identité sociale atypique du créateur
d'exception, autrement dit relier l'invention de l'artiste à
une conjoncture historique inhabituelle. C'est le cas quand

563
LE TRAVAIL CRÉATEUR

un grand artiste ou un groupe d'artistes novateurs paraît


opérer la transition entre un système d'organisation de
la vie artistique et un autre, ou que son travail est situé
dans la tension et la concurrence entre deux systèmes,
par exemple entre le mécénat et le marché29 , ou entre
1' organisation corporative et 1' organisation académique
des activités professionnelles30 , ou encore entre le contrôle
académique des carrières et le système concurrentiel de
marché 31 • Dans de telles conjonctures se démultiplieraient
tout à la fois les formes de contrôle social agissant sur
la sphère artistique et les chances de jeu stratégique.

29. Voir les travaux de John Michael Montias sur la peinture


hollandaise et l'émergence du marché de l'art au XVIIe siècle (Artists
and Artisans in Delft. A Socio-Economic Study of the Seventeenth
Century, Princeton, Princeton University Press, 1982 ; Le Marché
de l'art aux Pays-Bas (xve-XVI1e siècles), Paris, Flammarion, 1996),
ainsi que sa très minutieuse enquête sur la carrière de Vermeer
(Vermeer. Le peintre et son milieu, trad. fr., Paris, Adam Biro, 1990).
Étudiant le même monde artistique, Svetlana Alpers (L 'Atelier de
Rembrandt, trad. fr., Paris, Gallimard, 1991) a vu en Rembrandt
un innovateur qui s'appuyait sur le système émergent du marché
de l'art pour s'affranchir du mécénat et imposer ses conceptions
et son autonomie.
30. Voir les recherches de Martin Wamke (L'Artiste et la Cour,
trad. fr., Paris, Éditions de la MSH, 1989) sur la concurrence entre
les villes et les cours dans le gouvernement de la carrière des peintres
de la Renaissance au XVIIe siècle.
31. Harrison et Cynthia White (La Carrière des peintres au
XIX" siècle, trad. fr., Paris, Flammarion, 1991) ont vu dans la mise en
place du triangle marchand-critique-peintre l'une des clés du succès
de la révolution impressionniste.

564
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

Beethoven entre mécénat et marché,


ou comment installer le génie dans son décor social

L'histoire sociale des arts a beaucoup cultivé la nar-


ration simplificatrice quand il s'agissait d'analyser les
moyens par lesquels les artistes se sont progressivement
émancipés de la tutelle directe des puissants. Le pouvoir
de contrainte exercé par les mécènes agissant en tant
qu'employeurs au sein des chapelles princières et des
structures de cour, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, parais-
sait offrir 1'exemple de pures relations de dépendance
directe de 1'art à 1' égard de son environnement social.
L'étude de ce pouvoir devait fournir la clé permettant
d'aller de l'extérieur - les conditions de production -
vers l'intérieur de la création- la structure des œuvres.
Dans ces travaux, le grand artiste est très souvent traité
comme un innovateur sur le double plan esthétique
et social, soit qu'il représente le pouvoir montant de
forces sociales porteuses de nouvelles aspirations et de
nouvelles visions du monde accordées avec les fonde-
ments de leur puissance de contestation et de révolution
socioéconomique, soit qu'il marque la transition entre
un régime ancien et un régime nouveau d'organisation
du système de production artistique et entre leurs socles
esthétiques respectifs. Cette dernière perspective paraît
pouvoir cumuler tout particulièrement les séductions ana-
lytiques : l'histoire s'incarne dans des individus qui font
date, c'est-à-dire rupture. Sans ces figures d'exception,
1'histoire ne trouverait pas à s'alimenter en innovations
et en découvertes qui déplacent les bornes de l'invention
humaine. Mais sans les transformations sociales qui
agissent sur la probabilité de voir émerger ces figures
d'exception, l'art, nous dit-on, ne disposerait pas des
leviers de l'invention et de la rupture géniales.
La description du grand artiste engagé dans une lutte

565
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de libération indissociablement esthétique et sociale, qui


prend généralement appui sur les conflits internes aux
classes dirigeantes pour étayer sa volonté d'émancipa-
tion, voilà typiquement le schéma adopté par Norbert
Elias dans son analyse fragmentaire du cas Mozart. Il se
démarque toutefois des versions les plus mécanistes d'un
certain déterminisme marxiste comme celui qui réglait
les sociologies historiques d'un Frederik Antal ou d'un
Arnold Hause2 2, pour qui la montée de la bourgeoisie
et le déclin corrélatif de 1' aristocratie forment une toile
de fond historique dessinée selon une géométrie simple
qui peut se maintenir durant des siècles dans les mêmes
termes -la montée et le déclin n'en finissant pas d'adve-
nir -, tant est curieusement statique cette conception de
1'horlogerie sociale avec poids et contrepoids.
Le raisonnement d'Elias est principalement fondé sur
l'hypothèse d'une relation de contrainte entre l'artiste et
ceux qui le « patronnent ». Le seul facteur de déclenchement
possible d'une énergie émancipatrice est l'ambivalence de
la personnalité de l'artiste, telle qu'elle peut s'accorder
avec les transformations de la société où il cherche les
ressources de sa libération professionnelle. Dans le cas de
Mozart, cette ambivalence est, selon Elias, le produit de deux
déterminismes, psycho-affectif et social, et d'un degré élevé
de conscience de soi de l'artiste génial : Mozart est décrit
comme un roturier sans manières de la petite bourgeoisie,
mais dont la spontanéité et la franchise le mettent à 1' abri
d'un consentement psychologique à la domination telle
qu'elle serait imposée par des relations univoques d'autorité
mécénale. La force émancipatrice de Mozart est dès lors le
produit de la composition de deux forces contraires -un

32. Frederik Antal, Florentine Painting and Its Social Background,


Londres, Routledge, 1948 ; Arnold Hauser, The Social History ofArt,
Londres, Routledge and Kegan Paul, 1951.

566
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

rapport externe de dépendance et d'infériorité, un mécanisme


interne de réassurance fondé sur une confiance sans faille
dans son exceptionnel talent, dans un sentiment de supé-
riorité inébranlable sur ses collègues. Mozart apparaît ainsi
transgressif et soumis, révolté et avide de reconnaissance
de la part des puissants, supérieurement conscient de son
talent et des moyens de lutter contre le système qui le bride,
et attaché, par son imagination musicale et sa conscience
artistique, au goût de cette société traditionnelle. Conscient
de sa valeur mais pris dans les mailles de la contrainte, il
cherche les voies de l'émancipation par l'insubordination
sociale et psychologique à l'égard de l'étiquette des rela-
tions de cour. La forte coloration œdipienne de la révolte
telle que la présente Elias superpose dans 1'explication du
comportement et de 1' activité de Mozart un déterminisme
psychanalytique à une liberté à l'égard de son histoire per-
sonnelle que lui confere sa conscience aiguë de sa valeur.
Le schème de la torsion du déterminisme sur lui-même,
rendue possible par les caractéristiques ambivalentes de
l'individu et de la situation où il se meut, est bien là.
La loi générale dans laquelle Elias finit par enfermer
et par affadir cette analyse biographique reste assez
banalement mécaniste et substitue au génie, incarnation
suprême d'une vision du monde d'une époque ou d'une
classe, le pouvoir fécondant des périodes de transition :

« Les grandes créations naissent toujours de la dyna-


mique conflictuelle entre les normes des anciennes couches
dominantes sur le déclin et celles des nouvelles couches
montantes33 • »

La réalité historique est assurément plus aisée à styliser


qu'à explorer dans le détail. Dans un bref compte rendu

33. Norbert Elias, Mozart ... , op. cit., p. 19.

567
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sèchement critique, et plutôt condescendant, du livre


d'Elias, Tia DeNora34 a dénoncé la légèreté de l'entre-

34. Le compte rendu de Tia DeNora est paru dans The Sociological
Review, 1994, 42(3), p. 588-589. L'ouvrage d'Elias est certes inachevé,
puisque sa mise au point fut empêchée par la mort de l'auteur, et
seules la qualité de la signature et l'incorporation de ce travail dans
l'œuvre entière d'Elias paraissaient à Tia DeNora justifier la publi-
cation d'un manuscrit si imparfait. Mais le problème qui est posé est
plus profond que celui du déficit d'achèvement, et il a provoqué de
fréquentes disputes à propos du travail sociologique sur les arts : un
théoricien réputé peut-il réellement se livrer à un exercice d'interpré-
tation à partir de la compilation de quelques travaux dont la matière
aurait en quelque sorte attendu, pour livrer ses secrets les plus hauts,
la plus-value d'un cadre théorique inédit, et d'une lecture inspirée, en
dispensant ledit théoricien de les confronter à une substantielle enquête
historique, dotée d'hypothèses originales et de preuves empiriques
nouvelles ? La critique du déficit d' empirie s'aiguise encore quand
le sociologue n'est pas «grand théoricien», mais simple manieur de
paradigmes considérés comme réducteurs et mécanistes. Les procès
en simplification historique, instruits par les historiens d'art contre
les sociologues, sont nombreux, et certains sont demeurés célèbres,
comme le réquisitoire de Millard Meiss contre Frederick Antal, l'auteur
de Florentine Painting and lts Social Background (Millard Meiss,
« Review of Frederick Antal, Florentine Painting », The Art Bulletin,
1949, 31, p. 143-150), ou celui d'Ernst Gombrich contre la sociologie
marxiste de l'art d'Arnold Hauser (Ernst Gombrich, Meditations on
a Hobby Horse, Londres, Phaidon Press, 1963). Plus récemment,
Antoine Schnapper, dans l'introduction de sa vaste enquête en deux
volumes sur les collectionneurs français d'œuvres d'art et d'objets
de curiosité (Le Géant, la licorne et la tulipe, Paris, Flammarion,
1988; Curieux du Grand siècle, Paris, Flammarion, 1994), opposait
la rigueur et la féconde modestie du travail empirique de 1'historien
aux vaines et monotones simplifications du « sociologisme ». Il
existe heureusement des contre-exemples, comme l'accueil, somme
toute durablement favorable chez les historiens d'art, qui a été fait à
l'ouvrage de Harrison et Cynthia White, Canvases and Careers, l'un

568
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

prise qui revient à puiser dans un matériau très limité


- la correspondance de Mozart, un essai biographique
au demeurant très discuté de Wolfgang Hildesheime~ 5
et quelques sources secondaires peu sûres - la substance
requise pour chercher à produire une interprétation auda-
cieuse ou révolutionnaire. Le résultat est présenté tantôt
comme banal et scientifiquement dépassé, tantôt comme
faux et naïvement (voire sentimentalement) hagiogra-
phique, en raison de biais de rétrospection mal contrôlés
qui font passer pour des données d'époque ce qui n'est
que le travail de construction historique postérieur aux
faits - par exemple 1' absolutisation du génie de Mozart
au même titre que celle du génie de Beethoven - ou qui
simplifient la réalité pour faire entrer dans le schématisme
séduisant d'un grand récit bien ordonné- par exemple
la légende de 1' émancipation réussie de Beethoven, qui
serait le vrai bénéficiaire d'un processus inauguré, mais
point mené à son terme, par Mozart - une dynamique
historique plus chaotique et contradictoire que ne peut le
soupçonner Elias, car 1'histoire de la condition sociale du
compositeur, à partir de Beethoven, ne peut pas s'écrire
simplement comme celle de 1'avènement irrésistible du
freelancing 36 •

des rares exemples de modélisation sociologique d'une transformation


historique de la production artistique et des conditions d'émergence
d'une innovation, la peinture impressionniste, ainsi que le rappelle
Jean-Paul Bouillon dans sa préface à la traduction française (La
Carrière des peintres au XIT siècle, op. cit.).
35. Wolfgang Hildesheimer, Mozart, trad. fr., Paris, Éditions
Jean-Claude Lattès, 1979.
36. Dans Quarter Notes and Bank Notes. The Economies of Music
Composition in the Eighteenth and Nineteenth Centuries (Princeton,
Princeton University Press, 2004), l'économiste Frederic Scherer
montre que si l'emploi dans les cours et dans les chapelles était bien
la composante principale du marché du travail des compositeurs,

569
LE TRAVAIL CRÉATEUR

DeNora elle-même, dans son ouvrage sur Beethoven37 ,


souligne bien comment Beethoven a su « tirer parti, avec
un pragmatisme certain, de la coexistence, dans une
période de transition, de plusieurs sources concurrentes
de revenus, parfois perçues comme incompatibles : le
salon de musique et la salle de concerts». Le but de
1' étude de la carrière de Beethoven proposée par DeNora
est de démontrer que le talent exceptionnel de celui-
ci ou la qualité de génie qu'on lui a reconnue de son
vivant peuvent s'analyser comme de parfaites construc-
tions sociales, comme je vais le montrer dans la section
suivante. Il importe donc de substituer (pour DeNora)
ou d'adjoindre (pour d'autres auteurs, tel Bourdieu) à
la grandeur artistique une grandeur d'une autre espèce
qui fournit en quelque sorte au créateur 1' équipement
psychologique nécessaire pour évoluer au mieux dans la
«période de transition». Le sens des affaires, l'âpreté
au gain, le pragmatisme ou 1'habileté manœuvrière de
Beethoven, que beaucoup d'auteurs ont décrits de façon
plus ou moins pittoresque 38, sont transfigurés en mani-

l'activité en freelance a émergé bien avant Mozart et que son impor-


tance a augmenté graduellement, en s'ajoutant le plus souvent à des
emplois fixes et en prenant une part croissante dans la combinaison
des sources de rémunération.
37. Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, op. cit.
38. Dans leurs ouvrages, et pour ne citer que quelques travaux,
Henry Raynor (A Social History of Music : From the Middle Ages
to Beethoven, Londres, Barrie&Jenkins, 1972), Maynard Solomon
(Beethoven, trad. fr., Paris, 1985), Barry Cooper (Beethoven, Oxford,
Oxford University Press, 2000) ou Lydia Goehr (The Imaginary
Museum of Musical Works, op. cit.) ont tous évoqué les trouvailles
et les ruses de Beethoven pour jouer sur plusieurs tableaux, pour se
faire payer deux fois, tirer parti de sa popularité sur les deux marchés
de la musique savante et des genres populaires. Lydia Goehr parle
ainsi d'une « autonomie à double face )) (p. 21 0) qui consiste à faire

570
COMMENT AN AL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

festations d'un talent d'« entrepreneur social», voire de


«pionnier de l'utilisation des tactiques commerciales en
musique», selon DeNora, ou encore, selon Bourdieu, en
preuves du « génie économique » de Beethoven, « grand
innovateur musical parce que grand entrepreneur éco-
nomique» et même «innovateur politique39 ». C'est,
dans un autre contexte et pour un autre art, la peinture
hollandaise du xvne siècle, le même argument qui a
été employé par Svetlana Alpers pour faire coïncider
la carrière de Rembrandt avec 1' émergence du marché
de l'art40 • Alpers veut montrer comment Rembrandt s'y
prend pour s'affranchir du mécénat et pour imposer ses
conceptions et son autonomie. Le peintre devient ainsi
le stratège d'une nouvelle économie marchande des
biens culturels où 1' artiste vit à crédit et paie ses dettes

allégeance à deux idéaux contradictoires : l'art pour l'art, l'idéalisme


du détachement à l'égard du monde, d'un côté, les idéaux démocra-
tiques du compositeur œuvrant à l'émancipation de l'humanité dans
le besoin, de l'autre. Ces auteurs évoquent aussi le versant dévoyé
de la démultiplication, celui de la duplicité de Beethoven, qui fut
capable, par exemple, de promettre un manuscrit simultanément à
toute une série d'éditeurs : le cas de la Missa Solemnis est célèbre,
où 1' on voit Beethoven traiter avec cinq éditeurs et préparer quasi
simultanément la vente de copies de l'œuvre à des souscripteurs poten-
tiels dans les cours d'Europe. On cite volontiers aussi son chantage
au départ de Vienne, pour un poste de Kapellmeister à Kassel, qui
lui était promis par Jérôme Bonaparte, et que Beethoven fit mine
d'accepter afin d'obtenir de ses mécènes viennois le relèvement de
sa rente annuelle. Au répertoire de ces habiletés ou demi-habiletés
beethoveniennes figure encore son utilisation de la particule « van »
au nom de laquelle il prétendit appartenir à la noblesse, jusqu'à ce
que la supercherie soit découverte ...
39. Pierre Bourdieu, «Bref impromptu sur Beethoven, artiste
entrepreneur», Sociétés & Représentations, 2001, 11, p. 17.
40. Svetlana Alpers, L'Atelier de Rembrandt, op. cit.

571
LE TRAVAIL CRÉATEUR

en œuvres d'art, de sorte que ni la facture ni le degré


d'achèvement des œuvres n'échappent à son contrôle.
Mais comment s'assurer que 1' appariement des grandes
créations avec les transformations stylisées de la confi-
guration sociale et économique considérée n'est pas un
artefact? Ne s'agit-il pas de contracter commodément les
changements graduels et 1' étirement temporel des phé-
nomènes émergents qui rythment les transformations de
1' organisation sociale et économique du travail artistique ?
N'est-ce pas là le moyen de synchroniser à peu de frais
la transition chroniquée et les coordonnées de la carrière
d'un artiste phare, ou même de faire coïncider le temps
historique et les transformations sociales et économiques
avec la production de certaines œuvres clés ? Le schème
de la transition entre deux systèmes d'organisation de
la vie artistique peut être, il est vrai, utilisé de manière
suffisamment élastique pour accréditer l'idée que l'inno-
vation artistique se déroule tout à la fois dans un décor
mouvant et dans une temporalité bien bornée. Dans ses
recherches sur Beethoven et 1' économie de la musique
à Vienne, Julia Moore a souligné que ce double décor,
où Beethoven est réputé agir en stratège virtuose et en
entrepreneur innovateur, était déjà planté avant sa venue,
et que les possibilités de double jeu et de double profit
étaient déjà largement exploitées par les compositeurs
réputés, tels Haydn et Salieri41 •
La superposition, terme à terme, des deux ordres,
esthétique et socioéconomique, de l'innovation court le
risque de déformer la réalité de l'organisation de l'acti-
vité des artistes et de leurs relations de travail. Ceux qui
acquièrent une forte réputation n'ont pas besoin d'être
des entrepreneurs innovateurs pour disposer d'un pouvoir

41. Julia Moore, Beethoven and Musical Economies, PhD,


University of Urbana Champaign, 1987.

572
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

de négociation et d'action qui les dégage des situations


de pure dépendance. Les travaux que Christian Wolff
a consacrés à Bach livrent ainsi maints exemples de
l'habileté tactique manifestée par le compositeur pour
accroître son salaire, pour aménager les contraintes par-
fois très strictes de son emploi contractuel de maître de
chapelle, pour établir sa supériorité musicale au vu de
tous, et ce en jouant généralement de la rivalité entre les
organisations mécènes ou entre les cours désireuses de
s'attacher les services d'un compositeur à la réputation
grandissante42 •

42. Christoph Wolff, Johann Sebastian Bach. The Learned


Musician, Oxford, Oxford University Press, 2000. Bon nombre des
plus grands peintres, entre le xve et le xvne siècles, ont été en
mesure de tirer parti de toutes les prérogatives des peintres de cour
sans connaître la situation de subordination de ceux-ci. Auprès des
cours, avec les titres et les honneurs, ils obtenaient un flux régulier
de commandes lucratives qui leur fournissaient l'essentiel de leurs
revenus, et la sécurité attachée à une demande curiale éminemment
solvable, mais aussi un prestige pouvant leur assurer une réputation et
des commandes à l'échelle internationale, et une plus grande liberté
d'innover, puisque, nous dit Martin Warnke (L'Artiste et la cour,
op. cit. ), les commanditaires des cours recherchaient plus volontiers
1' extraordinaire, la nouveauté, 1'originalité et ne craignaient pas les
écarts ou les ruptures avec la tradition, à la différence de ce qu'exi-
geaient habituellement les commanditaires des villes ou leurs édiles,
aux attentes plus conservatrices. Mais ces peintres illustres résidaient
le plus souvent en ville, pour mieux préserver leur espace de liberté
contre le contrôle de l'organisation curiale, tout en s'affranchissant
de la tutelle des corporations urbaines, et des règles contraignantes
et des taxes qu'imposaient celles-ci aux peintres ordinaires de la cité.
C'est à leur exceptionnelle réputation que ces peintres devaient de
s'émanciper de la sorte, par un double jeu qui n'équivalait pourtant
pas à une position d'équilibre stable entre les deux systèmes d'orga-
nisation. C'est bien le système de la commande de cour qui prévalait
et c'est par lui d'abord que l'indépendance était assurée. Analysant la

573
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Dans son essai, DeNora entend opérer un double


déplacement : réancrer la carrière de Beethoven dans
la société viennoise de la fin du XVIIIe siècle, avec sa
division en classes et le retentissement de la concurrence
entre celles-ci sur le système de valeurs esthétiques à
défendre ; déconstruire le mythe du génie propulsé au
sommet de l'histoire par la seule force de ses consi-
dérables talents, dont l'aveuglante évidence suffirait à
expliquer la réussite du grand homme et 1' admiration
des connaisseurs puis des foules.
Les acteurs principaux du récit sont, comme chez Hau-
ser, Elias et Adorno, des classes sociales et des fractions
de classe, dont certaines figures de mécènes, si indivi-
dualisables soient-elles, ne sont que les représentants,
et la trame théorique est une explication déterministe,
semblable à celle des devanciers, mais nourrie cette fois
d'un matériau empirique autrement plus fourni 43 •
Les travaux exploités par DeNora la conduisent à rejeter
l'argument d'un Beethoven instrument de l'émancipation
de la bourgeoisie, et à souligner que pour tout ce qui
concerne la première partie de la carrière du compositeur,
qui est la plus décisive pour asseoir sa réputation et sa
position à Vienne, c'est en réalité 1' aristocratie viennoise

situation de Dürer, et la rapprochant de celles de Rubens, du Titien


et d'autres encore, Wamke montre que c'est la renommée auprès des
cours qui leur procurait leur indépendance à la ville.
43. Cette densité empirique est très largement due aux travaux
de Julia Moore et Mary Morrow, qui sont si abondamment citées
et mobilisées par DeNora que l'ouvrage pourrait apparaître comme
une production collective, n'était la responsabilité finale de l'auteur
signataire quant à la cohérence interprétative d'ensemble. Voir Julia
Moore, Beethoven and Musical Economies, op. cit.; Mary Morrow,
Concert Life in Haydn 's Vienna. Aspects of a Developing Musical
and Social Institution, New York, Pendragon Press, 1989.

574
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

d'ancienne lignée qui fournit les soutiens principaux.


L'argumentation qui fait du génie beethovenien une pure
construction sociale part du syllogisme suivant : 1) la
musique est un véritable enjeu de concurrence sociale et
donc un puissant outil de contrôle social ; 2) qui contrôle
la hiérarchie des valeurs contrôle la sphère musicale ;
3) les aristocrates trouvent en Beethoven le compositeur
idéalement utilisable pour imposer la hiérarchie idéolo-
giquement et esthétiquement la plus favorable, celle de
la grande musique ; 4) la célébration de Beethoven est
un instrument de contrôle social. La thèse ainsi résumée
paraît tomber dans les travers classique du fonctionna-
lisme. Les précautions prises par DeNora pour écarter
cette critique ne font en réalité que la renforcer.

« Aucun témoignage explicite ne permet d'affirmer que


les aristocrates estimèrent leur autorité traditionnelle menacée
[ ... ]. Mais en vertu de quoi cela aurait-il pu être le cas?
Cette entreprise aristocratique eut beau ne découler d'aucune
volonté stratégique, ses conséquences sociales - la structu-
ration de groupes définis par leur statut - sont indéniables.
Estimer que la noblesse était capable d'avoir une vue aussi
objective de sa propre situation revient à lui attribuer des
qualités de réflexion qu'elle ne possédait sûrement pas.
Il vaut cependant la peine de s'interroger sur le contexte
culturel du mécénat aristocratique, et de se demander dans
quelle mesure cette esthétique aristocratique possédait une
dimension stratégique 44 • »

Que fait l'aristocratie, selon la sociologue? Le déclin de


son autorité sur la sphère culturelle est, à long terme, rendu
irrésistible par la double dynamique du renforcement
des classes moyennes et par la professionnalisation des
musiciens qui recherchent, dans 1'expansion du marché

44. Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 86-87.

575
LE TRAVAIL CRÉATEUR

musical le moyen d'une plus grande indépendance sociale


et économique et une capacité d'innovation accordée à
la nécessité de diversifier leurs activités. Pour empêcher
1' érosion de leur influence, les aristocrates s'emploient
à modifier les catégories esthétiquement et socialement
classantes de la production et de la consommation
musicale, afin de conserver un contrôle monopolistique
sur une sphère inaccessible aux amateurs dépourvus
de culture, bref afin de recréer une distance avec les
classes concurrentes en leur faisant reconnaître et avaliser
la nouvelle hiérarchie des valeurs, qui fait de Beethoven
le parangon de la grande musique, complexe, savante
et puissamment expressive, dans la lignée de Haydn et,
dans une moindre mesure, de Mozart. Ce qui conduit
à ce condensé de luttes entre macro-acteurs stratèges :

« Après avoir constaté que la cour cessait de soutenir la


musique instrumentale, la haute aristocratie relativisa tout
naturellement ses efforts en ce domaine pour lui ravir sa
position de plus prestigieux mécène musical, mais en même
temps, 1' entrée dans la vie musicale de la petite aristocratie
et des classes moyennes obligea la grande noblesse, dans la
mesure où elle voulait conserver en la matière sa position
en flèche, à susciter de nouvelles formes de musique et à
s'en réserver 1' exclusivité45 • »

Du côté des compositeurs et des musiciens, qu'arrive-


t-il? Les vieilles structures de mécénat (les chapelles
privées employant des musiciens permanents) tombent
en désuétude ; les musiciens cherchent à développer un
marché de concerts publics et privés, de prestations et
de productions éditées pour organiser leur activité et
financer leur indépendance. Ils cherchent à s'appuyer

45. Ibid., p. 81.

576
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

sur une nouvelle demande musicale qui commence à


s'exprimer dans les rangs de la classe moyenne supérieure
et de l'aristocratie fraîchement anoblie.
Dans le décor viennois, le ressort de l'intrigue est donc
celui d'une double dynamique de concurrence. Celle qui
a lieu entre fractions sociales pour conserver ou modifier
le leadership sur la vie musicale - sachant, mais c'est
un postulat fonctionnaliste par définition invérifiable,
que la musique est un enjeu social majeur pour asseoir
la domination sociale des groupes en concurrence, bref
une arme de lutte sociale -, et, du côté des musiciens,
la concurrence pour le succès et la conquête de posi-
tions dominantes et/ou sûres sur un marché fortement
déséquilibré, 1' offre de talents étant très supérieure à
ce que la demande solvable peut assurer en termes non
point d'engagements ponctuels, mais de carrières tissées
au gré de tels engagements- c'est là la nouvelle donne
des carrières indépendantes. Le dénouement - provi-
soire, s'agissant d'une séquence de quelque vingt années
d'histoire viennoise - est la sauvegarde par l'ancienne
aristocratie, au reste nullement déclinante économique-
ment, de son contrôle sur la vie musicale, moyennant
la promotion de l'idéologie de la «grande musique»,
de la «musique sérieuse de grand genre», accessible
aux plus solidement et anciennement cultivés, et incar-
née dans 1'exigeante puissance créatrice de Beethoven.
Les bourgeois peuvent certes chercher à concurren-
cer 1' aristocratie sur le terrain des actes de patronage
- financement de concerts privés liés à 1' organisation de
salons, organisation de concerts publics ou abonnements
aux concerts publics -, mais sont vaincus sur le terrain
symbolique, puisque le prestige de la musique la plus
haute va à ceux -là seuls qui savent la comprendre et la
soutenir le plus vigoureusement, les aristocrates.
Que devient le talent beethovenien dans un tel cadre

577
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'analyse? Loin d'être une incarnation solitaire et


spontanée de la puissance productrice de la nature,
comme le veut la définition romantique, ou d'apparaître
comme 1' opérateur de la nécessité historique, tel que
le présente la théorie adornienne, le génie célébré en
Beethoven se construit à partir des ressources que lui
fournissent principalement les mécènes et, secondaire-
ment, les professionnels du marché musical, et dont ils
attendent un retour sur investissement. Plus précisément,
la réduction de la grandeur géniale à un processus de
pure construction sociale repose sur deux arguments.
D'une part, le compositeur le mieux préparé à occuper
la position directement accordée avec l'idéologie et
1' attente de la classe dominante prend 1' avantage. C'est
l'argument propre au contexte viennois où sont répu-
tées dominer la valeur canonique de musique sérieuse
et l'idéologie de la «grande musique». D'autre part,
à talent égal, le compositeur qui dispose du plus gros
capital social prend 1' avantage (argument censé valoir
pour tout contexte). C'est ce second argument que je
vais examiner d'abord.

Le génie, une simple affaire


de construction sociale ?

Comment opère la sociologie constructionniste quand


elle veut démontrer que ce que le sens commun tient
pour une réalité essentielle n'est en réalité que le produit
d'arrangements sociaux contingents? Dans son examen
des procédés constructionnistes, lan Hacking propose de
distinguer trois degrés de radicalite6 • Au premier niveau,

46. lan Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge


(Mass.), Harvard University Press, 1999.

578
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

il s'agit de soutenir que le résultat X, qui fait l'objet


d'une analyse de construction sociale, et, par exemple,
ici, la détention d'une forte réputation imputable à un
grand talent, n'était pas un résultat inévitable. Le deu-
xième niveau pousse 1'argument à la conclusion que X
se révèle être une mauvaise chose. Le troisième niveau
est plus radical encore : le monde se porterait mieux
sans X. En fonction de ces trois niveaux de radicalité,
Hacking classe les postures constructionnistes selon un
mouvement d'opposition croissante à 1' essentialisme.
La mise en suspens de 1'évidence peut, par exemple,
devenir une initiation au soupçon désacralisateur, mais
ne conduit pas automatiquement à 1' escalade vers la
rébellion contre les réalités sociales à démystifier. Plus
radicale est 1' entreprise de démasquage et de mise en
pièces, dont la formule la plus vigoureuse réside, selon
Hacking, dans 1'application de la théorie marxienne de
1'idéologie au domaine tout entier de la connaissance.
Karl Mannheim avait, dans un article pionnier de 1925 47 ,
inauguré une telle entreprise : derrière x, il s'agit de
déceler les fonctions sociales, économiques et politiques
qui soutiennent son existence, et qui, une fois mises au
jour, suffisent à ruiner la portée de x.
Le radicalisme constructionniste qui prend pour objet
le talent créateur de 1'artiste se situe généralement assez
haut sur cette échelle, à la hauteur nécessaire pour faire
tomber les idoles et opérer un retournement spectaculaire.
Celui-ci consiste à faire du talent non plus une variable
explicative, mais une variable à expliquer. Les ressorts
argumentatifs qui sont mobilisés pour étayer une telle
position sont divers. Pour récuser la conception essen-
tialiste qui fait des découvertes scientifiques ou des

47. Karl Mannheim,« Das problem einer Soziologie des Wissens »,


Arch iv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1925, 53, p. 577-652.

579
LE TRAVAIL CRÉATEUR

innovations artistiques le produit nécessaire du génie de


leurs auteurs, on peut imaginer de déployer les divers
cheminements possibles de 1' activité créatrice et examiner
comment d'autres œuvres et d'autres évolutions auraient
pu apparaître. Faut-il, dans ce cas, nier le talent ou le
génie du chercheur ou de 1' artiste qui sont les auteurs
du travail novateur ? Pas nécessairement. Il suffira, par
exemple, de soutenir que le talent du créateur considéré
ne se limite pas à un capital considérable de compétences
dans sa discipline, et que ce talent comporte aussi des
habiletés ou des capacités requises par la conduite du
travail de création - des capacités de négociateur, de
stratège, de politicien, etc. La figure du savant ou de
1' artiste uniquement guidé par sa motivation intrinsèque
et par son désintéressement est alors rangée au magasin
des légendes, mais la force créatrice du brillant cher-
cheur ou du génial artiste demeure 1' origine à laquelle
il faut remonter.
Plus directement réductrice est 1' argumentation qui
récuse toute différence d'aptitude propre à procurer à
son détenteur un avantage irrattrapable, et qui donc nie
toute forme d'inégalité interindividuelle de talent. Mais,
pour étayer cette position, comment parviendra-t-on à
neutraliser le facteur du « talent » ?
L'un des outils favoris des analyses construction-
nistes est l'expérience de pensée : il s'agit de construire
différents scénarios possibles, en remontant en amont
de la réalité observée à 1'aide d'hypothèses contre fac-
tuelles du type «que serait-il arrivé si jamais ... ? ». Ce
déploiement de scénarios alternatifs se présente comme
une expérimentation par variations imaginaires à partir
du cours réel des choses : un événement ou un cas à
expliquer étant donnés, il faut rechercher quelle cause,
si elle avait agi différemment, aurait le plus directement
contribué à modifier le résultat. S'appliquant à un cas

580
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

singulier, ce procédé relève de ce que Paul Ricœur appelle


« 1' imputation causale singulière » : celle-ci « offre une
double affinité, d'une part avec la mise en intrigue, qui,
elle aussi, est une construction imaginaire probable, et,
d'autre part avec l'explication selon des lois48 ». C'est
cette double affinité qui explique la séduction du pro-
cédé : mi-exercice d'imagination, mi-protocole d'expé-
rimentation mentale, il nous invite à remonter le temps
et la chaîne des causes pour envelopper librement le
réel dans les possibles dont il est issu et dont un autre
réel aurait pu surgir.
Dans le cas présent, il s'agit d'imaginer ce qui aurait
pu se passer si la distribution des facteurs qui caractérisent
les ressources individuelles de 1'artiste et les données de
son environnement d'activité avait été différente, puis
de comparer les conséquences probables de ce scénario
imaginaire avec le cours réel des événements. Pour faire
varier les conditions sociales dans lesquelles les aptitudes
et les compétences de 1'artiste se développent, il peut être
tentant de comparer les carrières de différents artistes
qui sont inégalement réputés, mais dont rien n'indique
avec certitude qu'ils étaient dotés de talents sensiblement
différents au départ, ou aux toutes premières étapes de
leur parcours. L'étude de la trajectoire sociale et profes-
sionnelle de chacun d'eux doit permettre de déceler des
éléments qui sont tenus pour causalement responsables
des écarts de réussite et d'accomplissement observés.
Ces expériences de pensée paraissent fournir une trans-
cription approximative du raisonnement probabiliste qui
cherche à déterminer le poids respectif de chaque facteur
en contrôlant l'influence de tous les autres, mais elles
ne renferment pas la substance empirique des opérations

48. Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1, Paris, Le Seuil, 1983,


p. 257.

581
LE TRAVAIL CRÉATEUR

statistiques de régression logistique qui formalisent le


raisonnement de type« toutes choses égales par ailleurs».
Par quel moyen peut-on annuler l'importance des
écarts de réputation qui placèrent assez vite Beethoven
au-dessus de ses concurrents puis firent de lui la figure
par excellence du génie créateur en musique ? La pre-
mière opération consiste à récuser une distinction de
nature entre talent et génie. Comme le rappelle Raymond
Williams dans 1' article Genius de ses Keywords 49 , la
notion de génie fut à 1' origine construite pour marquer
une différence de nature entre 1' artiste génial et 1' artiste
simplement talentueux, avant que 1'usage transforme
progressivement cette différence de nature en une dis-
tinction de degré. Admettons donc qu'un artiste est
grand s'il a beaucoup de talent, et génial s'il a des
talents exceptionnels, au sens statistique que revêt la
valeur d'exception. La deuxième opération consiste à
poser la question, que j'ai commencée à explorer dans
le chapitre précédent : qu'est-ce au juste que le talent?
Et qu'a donc d'exceptionnellement talentueux le génie?
Peter Kivy, dans l'ouvrage qu'il consacre aux dif-
férentes conceptions du génie, prend parti pour une
conception de sens commun du génie contre les diverses
tentatives de réduction sceptique qu'il pourfend, et au
premier rang desquelles figure la sociologie construction-
niste, illustrée par l'essai de DeNora sur Beethoven, qu'il
critique sévèrement. La conception de sens commun dit
tout simplement que la preuve de 1'existence du génie
ou du talent d'exception est à chercher dans ce que
celui-ci produit, dans ses œuvres. C'est la conception
« dispositionnelle » du génie :

49. Raymond Williams, Keywords. A Vocabulary of Culture and


Society, Oxford, Oxford University Press, 1985.

582
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

« Le génie n'est pas un attribut additionnable à d'autres,


c'est une propriété dispositionnelle, dont on ne décèle la
présence que lorsqu'elle s'exprime (comme le sucre a la
propriété dispositionnelle de se dissoudre dans 1'eau et que
nous voyons qu'il est effectivement soluble) : nous savons
que Beethoven fut un génie musical parce que nous savons
que, sa vie durant, il a créé des œuvres musicales auxquelles
nous accordons la plus haute valeur 0 • »

La question devient donc : comment se font les éva-


luations sur lesquelles sont fondées les réputations et,
dans quelques cas extrêmes, 1' attribution d'une gran-
deur exceptionnelle à certains artistes ? L'évaluation
et 1'attribution de réputation qu'elle engendre sont des
processus imparfaits : les acteurs de 1' évaluation doivent
percevoir des différences qualitatives entre les œuvres
et entre les artistes, et les consolider au fil des tournois
éliminatoires, mais les cas d'erreur ou d'oubli ne sont
pas négligeables. Les différentes évaluations doivent
converger, mais cette convergence n'a pas la valeur d'une
ratification fondée sur des jugements indépendants et
pleinement informés de la variété des choix possibles si
des mécanismes d'affiliation, d'imitation ou d'influence
entachent le processus et si les évaluateurs principaux
n'ont qu'une connaissance limitée ou biaisée de toutes
les œuvres candidates à la reconnaissance. Les tournois
successifs de sélection agissent pour conférer une valeur
croissante aux vainqueurs, mais les mécanismes de cette
sélection ne sont pas homogènes dans le temps, des
considérations esthétiques, historiques et institutionnelles
s'amalgament.

50. Peter Kivy, The Possessor and the Possessed. Handel,


Mozart, Beethoven and the !dea of Musical Genius, New Haven,
Yale University Press, 2001, p. 177.

583
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Si donc le mécanisme d'évaluation est imparfait, ne


faut-il pas examiner plus sérieusement le lien causal
entre le talent et les chances de succès dans les tournois
d'évaluation entre les artistes? Différents degrés de soup-
çon critique sont concevables pour affaiblir la force de
ce lien. Ne paraît-il pas légitime de faire remarquer que
la grandeur artistique de Beethoven n'a pas été ratifiée
aussi simplement que notre appréciation rétrospective de
la production du compositeur et de ses concurrents nous
pousse à le croire ? Depuis les évaluations à 1' origine
peu stabilisées et divergentes jusqu'à la certitude issue de
l'épreuve du temps, le chemin n'est-il pas plus sinueux
que nous ne le supposons? Comment passe-t-on au
juste de la dispersion des évaluations à leur convergence
et aux classements qui se construisent par décantation
successive dans des tournois sélectifs incessants et qui,
parmi les artistes opposent les vivants aux vivants, les
morts aux morts et les morts aux vivants, depuis que 1' art
est patrimonialisé, muséifié, mis en répertoire musical,
conservé, transmis, enseigné, célébré, collectionné ?
L'argument constructionniste habituel, dont j'ai
esquissé le contenu dans les pages précédentes, entend
procéder à une suspension des évidences au nom des
scénarios qui auraient pu se réaliser, mais dont nous
avons perdu la notion même, aveuglés que nous sommes
par toutes les mythologies qui nous font croire à des
vérités éternelles et essentielles là où il nous faudrait
comprendre que nous avons affaire à des situations et
des valeurs socialement construites, contingentes et his-
toriquement changeantes. Et pour cesser de croire à des
idées aussi aveuglantes que celle énoncée par Kivy, qui
veut que la qualité des œuvres de Beethoven ait été le
facteur décisif de sa reconnaissance et de sa gloire, quoi
de plus simple que de supposer que ces jugements n'ont
la vie dure que parce que nous oblitérons la genèse des

584
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

réalités à examiner en nous fiant aux fausses certitudes


des interprétations rétrospectives 51 ?
Pour corriger ces biais de rétrospection et nous faire
cesser de croire que la supériorité de Beethoven était
très tôt apparente et éclatante, DeNora invoque des opi-
nions divergentes sur les talents comparés de Beethoven
et d'autres compositeurs : «Comment convaincre les
milieux musicologiques actuels que la musique de Wôlffl
pourrait être meilleure que celle de Beethoven ? Ce point
de vue fut pourtant défendu par certains contempo-
rains52. » L'argument est empiriquement mince, au regard
de l'enjeu, qui est de bousculer l'historiographie. Pourtant
les preuves de 1' exceptionnelle réputation de Beethoven
dans le monde de ses contemporains sont surabondantes :
la recherche historique a depuis longtemps fourni des

51. « Le principal problème de la littérature beethovenienne,


lorsqu'elle traite de ce que fut sa renommée, est qu'elle se limite plus
ou moins à des comptes rendus rétrospectifs faisant de la qualité des
œuvres de Beethoven la seule cause de sa reconnaissance. De tels
comptes rendus font de sa grandeur une sorte de machine à abolir
le temps.» Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 29. Cet argument
a été exploité par divers auteurs qui ont vu dans 1'évolution récente
des travaux musicologiques consacrés à Beethoven la véritable matrice
idéologique d'une invention mythologique de la génialité musicale.
Dans un long essai consacré à Josquin des Prez, Paula Higgins entend
ainsi démontrer que Josquin est devenu brutalement un génie à partir
des années 1970, au prix d'une véritable construction mythologique
largement fondée sur 1' exemple beethovenien, dans le sillage de ce
moment décisif que furent la célébration du bicentenaire de la nais-
sance de Beethoven en 1970, et 1'accélération de sa transformation
en héros mythique de la civilisation moderne. Voir Paula Higgins,
« The Apotheosis of Josquin des Prez and Other Mythologies of
Musical Genius », Journal of the American Musicological Society,
2004, 57(3), p. 443-510.
52. Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 269.

585
LE TRAVAIL CRÉATEUR

indices concordants de 1' exceptionnelle ampleur de la


réussite de Beethoven à Vienne, puis dans toute l'Europe,
dès le début des années 1800, et ce sans avoir à violer la
chronologie de la reconnaissance du talent du composi-
teur3. À vrai dire, le point qui importe pour enclencher
le raisonnement constructionniste n'est pas de vérifier le
rapport des forces - combien de supporters de Beethoven,
combien de contempteurs de sa production, à la période
considérée? Une telle comptabilité est, en tout état de
cause, introuvable. Il s'agit plutôt de jeter le soupçon
sur le mécanisme même de formation des évaluations,
et d'invoquer l'efficacité de procédés d'amplification
publicitaire de la réputation de Beethoven.

«Un décalage existait entre d'une part l'accueil (incon-


testablement mitigé et sans doute très contrasté) effecti-
vement réservé au talent de Beethoven, et, d'autre part la
"dramatisation publique" de cet accueil réalisée par ceux
qui, croyant (ou affectant de croire) en lui, firent tout
pour qu'il apparaisse sous un jour flatteur. [ ... ] L'histoire
de la réputation et du succès de Beethoven auprès de ses
contemporains à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe
est donc celle de la représentation de la réputation, et non
simplement celle de la réputation per se 54 • »

Qu'est-ce qu'une évaluation bien formée, susceptible


de donner crédit à la réalité des différences de talent ?
Je reprends ici l'un des arguments principaux de mon
chapitre 6. L'évaluation repose sur des comparaisons
et des mises en concurrence dont les mécanismes sont
certes imparfaits, mais qui demeurent efficaces tant que

53. Voir Maynard Solomon, Beethoven, op. cit.; Barry Cooper,


Beethoven, op. cit.; Lewis Lockwood, Beethoven. The Music and
the Life, New York, W.W. Norton & Company, 2003.
54. Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 265.

586
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

l'incertitude qui rend possible le jeu concurrentiel sus-


cite des innovations et procure des profits supérieurs à
ceux du contrôle monopolistique ou bureaucratique de
la production artistique. Sommes-nous, au début de la
carrière de Beethoven à Vienne, dans un monde suffi-
samment concurrentiel pour que les différences de répu-
tation résultent d'évaluations bien formées, émises par
1' ensemble des acteurs du monde de 1' art concerné, quant
à la qualité des artistes et des œuvres en compétition ?
Tous les auteurs qui ont étudié de près la vie musi-
cale à Vienne au tournant du XVIIIe siècle s'accordent
pour diagnostiquer une situation de transition pendant
laquelle deux formes d'organisation se superposent ou
s'enchevêtrent : le mécénat et la diffusion privée dans
des salons contrôlés par les puissants d'une part, l'émer-
gence d'un marché concurrentiel des concerts publics
et des emplois d'instrumentiste et d'enseignant alloués
au gré des engagements ponctuels, dans un contexte de
demande croissante de spectacles, de pratique amateur
et de formation, qui favorise la professionnalisation des
artistes et 1' essor de 1' édition et de la facture instrumen-
tale, d'autre part.
Quelle est l'influence de ce chevauchement des deux
systèmes sur la formation des réputations et des revenus
des musiciens ? Julia Moore analyse ainsi la nouvelle
donne :

« La nouvelle situation avait ceci de particulier que les


rares musiciens ayant les plus grandes chances de bénéfi-
cier des avantages financiers du nouveau marché musical
- accès fréquents aux théâtres pour y donner des académies,
nombreuses publications, etc. -étaient précisément ceux qui
restaient protégés par 1' ancien système de mécénat. Haydn
et Salieri sont sans doute les exemples les plus frappants
d'artistes bénéficiant du meilleur des deux mondes. Pour ceux

587
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qui n'occupaient pas de postes permanents, les inégalités


de revenus ne provenaient pas uniquement des difficultés
éprouvées à gagner beaucoup grâce aux concerts publics
et aux publications, et même les engagements isolés jadis
tant prisés par Mozart ne rapportaient de grandes sommes
qu'à quelques interprètes vedettes, le musicien moyen étant
au contraire très mal payé55 • »

Les écarts croissants dans la condition des musiciens


décrits ici peuvent être compris de deux manières diffé-
rentes. L'une nous vient de la sociologie des inégalités
et se fonde sur 1' argument de 1' avantage cumulatif qui
permet à celui qui est déjà doté d'une position et d'une
réputation enviables de bénéficier plus que proportion-
nellement de la valeur reconnue à son talent, dans un
contexte de croissance de l'activité, de développement
du marché et d'expansion de l'aire de diffusion de
ses œuvres. La question qui demeure en suspens, dans
ce scénario de concentration des gains au bénéfice de
quelques créateurs déjà célèbres, est celle de la réalité
des différences de talent qui provoquent cette polarisation
grandissante des chances de réussite professionnelle. J'y
reviendrai plus loin. L'autre interprétation voit dans la
situation nouvelle un simple durcissement de la réalité
antérieure et réduit le changement que devrait provoquer
la situation de transition à n'être qu'une augmentation
du degré de contrôle exercé par les dominants : c'est la
formule du pessimisme social radical, qu'affectionne la
sociologie critique, et qui n'entend procéder à l'indis-
pensable contextualisation sociohistorique des faits à
analyser que pour y chercher les preuves de la puissance
des mécanismes de contrôle et de contrainte qui assurent

55. Julia Moore, Beethoven and Musical Economies, op. cit., 1987,
p. 420, citée in Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 98.

588
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

la reproduction de 1'organisation sociale et artistique


considérée. C'est cette interprétation qui a la faveur de
DeNora:

« À Vienne dans les années 1790, il était extrêmement


difficile pour un musicien d'accéder en toute indépendance
au succès commercial : les aristocrates surent préserver leur
rôle de gardiens du domaine public. Les forums publics
existants étaient en général soutenus ou garantis par des
fonds privés, de sorte que même les concerts au bénéfice
de tel ou tel, et parfois les publications musicales, étaient
en réalité moins "publics", et jouissaient d'une autonomie
moindre, qu'on ne l'imagine à première vue 56 • »

La thèse retenue est celle du contrôle idéalement effi-


cace exercé par les mécènes de 1' aristocratie, capables
de tirer le meilleur parti des deux systèmes du mécénat
et du marché pour conserver dans le second, qui se
développe, le pouvoir qu'ils avaient construit dans le
premier, qui décline. L'argumentation est paradoxale.
La diversité des opinions des contemporains quant aux
mérites artistiques respectifs de Beethoven et de tel ou tel
de ses concurrents était invoquée par DeNora pour réduire
la supériorité reconnue à Beethoven à une construction
élaborée a posteriori. Maintenant, l'existence même
d'opinions diverses et de sources variées d'évaluation,
qui est la caractéristique d'un système de compétition
marchande, ou marchande et mécénale, est elle-même
réduite à sa plus simple expression, puisqu'elle n'a
aucune chance d'avoir une quelconque efficacité sur la
formation des réputations : tout est entre les mains de
ceux qui ont à la fois un jugement et un pouvoir social
et économique, les mécènes de l'aristocratie. En d'autres

56. Tia DeNora, Beethoven ... , op. cit., p. 97.

589
LE TRAVAIL CRÉATEUR

termes, 1' opération constructionniste consiste à niveler


la distribution des talents artistiques et à donner le plus
grand relief à la distribution des capitaux sociaux et
économiques. L'autonomie du monde de 1' art est réduite
à néant, le champ est libre pour que s'exerce le pouvoir
des forces sociales dominantes : c'est sur la puissance et
le jugement des mécènes, quant à la capacité de façon-
ner la réussite de tel ou tel compositeur, que 1'analyse
constructionniste peut être resserrée. L'analyse de la
réussite artistique et de l'innovation est en quelque sorte
purgée de sa composante individuelle, celle qui faisait
de Beethoven un être hors du commun. Mais comment
démontrer que tout est social dans la réussite et le génie
novateur de Beethoven ?

Puissance du mécène, habileté du génie

Idéalement, pour mesurer 1' influence du système de


relations sociales sur les chances respectives de carrière
de deux compositeurs, il faudrait pouvoir les placer sur
une même ligne de départ, et vérifier si, à compétences
artistiques égales, le plus doté en ressources sociales ira
plus vite et plus loin dans la réussite et/ou dans l'inno-
vation. L'expérimentation est impossible, et la preuve
rigoureuse est donc introuvable, mais 1' expérience de
pensée paraît toujours possible.
Où donc chercher la manifestation d'une égalité des
talents ou d'une inégalité à rebours de l'évidence? Aussi
près que possible de 1' origine de la carrière, et notamment
au moment où Beethoven veut compléter sa formation
auprès de Haydn. Haydn, dans ces années-là, était le
compositeur le plus réputé en Europe, et un pédagogue
influent capable de parrainer très efficacement de jeunes
talents prometteurs. L'opinion de Haydn sur ses élèves,

590
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

telle qu'elle est rapportée par son biographe Griesingef 7 et


citée par DeNora, conduit à abaisser la valeur intrinsèque
du potentiel créateur de Beethoven au bénéfice d'autres
compositeurs, tels que Pleyel, Neukomm ou Lessel, répu-
tés meilleurs élèves par Haydn. Les relations qui se sont
nouées entre Haydn et Beethoven ont été ambivalentes,
mêlant admiration réciproque, rivalité et adoubement quasi
filial, comme l'examine du reste longuement DeNora.
Les deux grands créateurs se portèrent une considérable
estime réciproque, quand la carrière de 1'un était déjà à
son terme et que celle du second était en plein essor.
Tout ceci ne détourne pas la sociologue de tenir pour
vraisemblable qu'en situation d'apprentissage auprès de
Haydn, la supériorité de Beethoven ne serait pas avérée.
Et pourtant la carrière créatrice future de ces divers élèves
sera fort dissemblable. Pourquoi ? Le facteur invoqué est
encore une fois l'inégale dotation en capital social.
Ailleurs, DeN ora suggère de comparer les carrières
de Beethoven et de Dussek. Cette opération de rappro-
chement des identités artistiques des deux compositeurs,
destinée à égaliser leurs chances de succès afin de mon-
trer que ce sont les contextes qui ont tout fait diverger,
est un coup de force analytique, mais qui se fait ici de
façon tout à fait anodine :

« À une époque où les liens avec 1' aristocratie res-


taient cruciaux pour la survie économique d'un musicien,
Beethoven occupait donc une position extrêmement favo-
rable. Les nobles avec lesquels il se trouvait associé étaient
très réceptifs au concept de grandeur musicale. Au plan
des relations et de la place occupée dans l'univers musical,

57. Voir Marc Vignal, Joseph Haydn. Autobiographie. Premières


biographies, Paris, Flammarion, 1997, cité in Tia DeNora, Beethoven ... ,
op. cit., p. 154.

591
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Beethoven n'avait sans doute pas son pareil parmi les


compositeurs contemporains. L'importance que joua cet
entourage social pour sa [celle de Beethoven] carrière (et
pour le contenu de ses œuvres) apparaît très clairement
lorsqu'on le compare avec Jan Ladislav Dussek, compo-
siteur dont la carrière et le style, dans les années 1790 et
au début des années 1800, ressemblaient beaucoup à ceux
de Beethoven58 • »

En procédant à cette comparaison des deux carrières,


DeNora énumère les handicaps qu'avait à surmonter Dus-
sek, et discerne dans les éloges considérables qui vont
à Beethoven la manifestation de toutes sortes de jeux
d'intérêt. L'accumulation des soupçons est telle que la
sociologue veut se prémunir contre la dérive qui menace
l'exercice du soupçon, et qui prête à tous les acteurs du
jeu un comportement absolument calcultateur et totalement
cynique. Il faut donc concéder du talent à Beethoven.
Mais sitôt la concession faite, l'exercice d'abaissement du
facteur « talent » et de rehaussement du facteur « capital
de relations » reprend, et la palinodie est incessante.

« Il serait trop cynique (et fort discutable au plan socio-


logique) de réduire au népotisme les succès et l'éclosion
du talent de Beethoven : musicalement, bien évidemment,
sa compétence et son talent s'imposaient. Le problème est
plutôt qu'existaient à l'époque de nombreux autres musiciens
qui, dans d'autres circonstances, auraient eux aussi connu la
célébrité. Reste qu'il ne faut pas sous-estimer l'importance
des liens noués en ses débuts par Beethoven, d'autant que
selon tous les témoignages, son talent, contrairement à celui
de Mozart, n'eut rien de précoce59 • »

58. Tia DeNora, Beethoven ... , op. cil., p. 100.


59. Ibid., p. 110.

592
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

Le raisonnement « toutes choses étant égales par ail-


leurs», censé révéler l'effet propre du capital de relations
sociales de 1' artiste, est généralisé ailleurs, sous forme
hypothétique :

« On peut se demander si un autre compositeur, une


fois "plongé" dans le réseau de mécénat qui entourait
Beethoven, aurait atteint les mêmes succès (historiquement
sans précédents) que lui. Il faut rappeler à ce propos que
Beethoven n'était pas un objet passif autour duquel des
mécènes construisaient une aura de grandeur. Sa position
au début du XIXe siècle et plus tard dépendit aussi étroi-
tement de ce qu'il entreprit lui-même au plan aussi bien
musical que social. Cela ne signifie pas qu'aucun autre
compositeur n'était alors capable de capitaliser une telle
réputation. Certains, à mon avis, étaient mieux placés (ou
doués) que d'autres pour y parvenir (Gelinek moins que
Wolffl ou Dussek, par exemple). Il est intéressant de se
demander quels jugements nous porterions aujourd'hui si
un autre compositeur avait été intégré dans le même réseau
de soutien que Beethoven60 • »

Invariablement, d'élémentaires corrections sont appor-


tées par 1' au te ure à ses emportements démonstratifs :

« Insister sur la représentation de son talent ne signifie


nullement dépeindre Beethoven et ses partisans comme
des promoteurs fort habiles de son image, décidés dès le
départ à lancer son art sur le marché. Nous n'interprétons
pas la situation aussi cyniquement, pas plus que nous ne
pensons que Beethoven et ses mécènes propulsaient sur le
marché un "produit fini", ce qui reviendrait à simplifier à
l'extrême le processus social complexe décrit jusqu'ici, et
à ne tenir aucun compte de l'interaction, au fil du temps,
des activités artistiques de Beethoven en personne, de l'idée

60. Ibid., p. 208.

593
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qu'il se faisait de lui-même, et de la construction d'un


environnement qui lui soit favorablé 1• »

On peut souscrire aisément à une vision processuelle


de la dynamique d'une carrière, et au constat scientifique-
ment modeste qu'« à l'époque, ce talent se construisit dans
le temps et dans 1' espace par accumulation progressive,
de façon très pratique et assez quelconque, sans que rien
n'ait été entièrement programmé ni planifié à l'avance62 ».
Mais comment comprendre alors que quelques lignes
plus haut il est écrit que « Beethoven réussit parce que
fut édifié un réseau complexe destiné à faire naître et
reconnaître son talent » ou qu'ailleurs dans 1' ouvrage,
après les concessions rituelles à l'anti-réductionnisme,
DeNora explique :

« Beethoven arriva à Vienne muni d'un "capital" cultu-


rel et social appréciable - relations déjà nouées, honneurs
déjà reçus - qui lui permit (pour étendre la métaphore)
d'obtenir du "crédit" auprès de ses mécènes nouveaux et
en puissance. [... ] On ne saurait évidemment attribuer les
succès de Beethoven à ses seules relations. Reste que sa
carrière fut plus ou moins "programmée" au départ, et que
sans cette sécurité, il n'aurait jamais développé le talent
unique et imposant que l'on sait; c'est parce qu'il pouvait
se le permettre socialement que Beethoven prit des risques
sur le plan artistique63 • »

Les palinodies sont incessantes, mais le projet est au


fond rectiligne. Pas meilleur élève, et assurément pas
nouveau Mozart, ni sans doute meilleur compositeur
perse que d'autres, mais mieux doté socialement, plus

61. Ibid., p. 265.


62. Ibid., p. 265-266.
63. Ibid., p. 112.

594
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

ambitieux et plongé dans un environnement plus favorable


dans lequel il exploite au mieux ses avantages initiaux,
voici l'équation retenue par DeNora pour désigner les
qualités et les habiletés distinctives de Beethoven. Et pour
s'assurer que le capital social dont dispose Beethoven ne
lui a pas été procuré par sa valeur intrinsèque sur laquelle
miseraient tous ceux qui ont un rôle dans la vie musicale
locale, DeNora nous transporte sur la scène originaire,
à Bonn, la ville où Beethoven est né en 1770 et a vécu
jusqu'à son installation à Vienne à la fin de 1792.
Pour prétendre corriger les biais de la reconstruction
rétrospective qui projettent sur toute la carrière de Beetho-
ven l'image du génie absolu de la musique, idéalement
humain et idéalement surhumain, 1' analyse critique doit
reposer entièrement sur l'hypothèse qu'un avantage aurait
été obtenu par Beethoven dès 1' origine, à Bonn, et qu'il
aurait été exploité ensuite au mieux par Beethoven à
Vienne. Cet avantage serait essentiellement social: l'aris-
tocratie de Bonn se serait mobilisée pour faire défendre
par ce jeune talent prometteur la renommée de la cité,
et, au premier chef, de son élite sociale et culturelle et
de ses valeurs supposées (c'est-à-dire l'engagement en
faveur de la «grande» musique). Tel que l'interprète
DeNora, il ne s'agit de rien de moins que d'une technique
publicitaire, celle de la prophétie autoréalisatrice, qui
fabrique de toutes pièces la réputation du compositeur en
lui prédisant 1' avenir le plus brillant et en programmant
son ascension sociale et artistique : la postérité se serait
emparée de cette prophétie pour construire la légende
de l'irrésistible puissance du génie beethovenien64 • Le

64. Le chapitre consacré par DeNora aux relations de Beethoven


avec Haydn, après son installation à Vienne, s'en prend à la mytho-
logie du génie beethovenien construite à partir d'une surexploita-
tion a posteriori de documents et déclarations célébrant le talent

595
LE TRAVAIL CRÉATEUR

slogan le plus connu de cette machinerie publicitaire, il


faudrait le voir dans la lettre que le comte Waldstein, un
aristocrate de Bonn qui a connu et admiré passionnément
Mozart, et qui est persuadé de la valeur et de 1' avenir de
Beethoven, adresse au jeune compositeur au moment où
celui-ci part étudier avec Haydn à Vienne :

« Cher Beethoven, vous partez pour Vienne accomplir


un vœu longtemps contrarié. Le génie de Mozart est encore
en deuil et pleure la mort de son disciple. En l'inépuisable
Haydn, il a trouvé à se réfugier mais pas à s'employer ; à
travers lui, il désire s'unir à quelqu'un d'autre. Grâce à un
travail assidu, vous recevrez l'esprit de Mozart des mains
de Haydn65 • »

Lewis Lockwood, dans sa biographie de Beethoven,


examine les années de formation de Beethoven à Bonn.
Nous y trouvons de tout autres ingrédients de l'analyse
du talent prometteur de Beethoven. Ville de petite taille,
Bonn était pourtant le siège de 1'Électeur de Cologne et
de sa cour : à ce titre, le mécénat musical y était très
actif, et procurait des emplois à nombre de musiciens.
L'importance du soutien aristocratique à la musique variait
avec la conjoncture économique, avec la personnalité de
l'Électeur et des membres de la cour, avec l'intensité
de la compétition avec les villes proches. La réputation

exceptionnellement prometteur de Beethoven : «Notre objectif est


de montrer que ressasser une histoire sur la grandeur potentielle de
Beethoven était une des conditions nécessaires de son succès futur.
Cette anecdote a joué un rôle publicitaire inhabituel et favorisa la
réception dont devaient bénéficier plus tard les œuvres de Beethoven.
En d'autres termes, répéter plusieurs fois l'histoire des talents que
possédait Beethoven était un moyen de mettre en scène la stature
d'une personne reçue et acceptée par un maître célèbre)). Ibid, p. 130.
65. Cité d'après Lewis Lockwood, Beethoven ... , op. cil., p. 50.

596
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

de 1' orchestre et de la vie musicale de Mannheim, avec


laquelle Bonn était en concurrence pour le leadership
musical provincial, déclina à la fin des années 1770. Celle
de 1' orchestre de la ville Bonn grandit, et ses principaux
chefs de pupitres furent des musiciens de grande valeur :
le violoniste Franz Anton Ries, dont le fils Ferdinand fut
condisciple de Beethoven dans ses études musicales et
demeura très proche de lui sa vie durant, comme copiste,
agent et biographe ; le violoniste Andreas Romberg, qui
eut plus tard une brillante carrière d'instrumentiste et
de compositeur à Hambourg et dont le cousin Bernhard
Romberg rejoignit l'orchestre pour quelques années avant
d'entamer une carrière internationale de soliste, et de
devenir le plus célèbre violoncelliste de son temps ; le
remarquable violoncelliste Joseph Reicha qui dirigea
l'Opéra de la cour de Bonn; le corniste Nikolaus Simrock
qui fonda en 1793 une maison d'édition musicale à
Bonn, entretint des liens étroits avec Beethoven et fut
le premier éditeur de certaines de ses œuvres majeures
telles la Sonate à Kreutzer op. 47 pour violon et piano,
la sonate pour piano Les Adieux op. 81 a, et les deux
sonates pour violoncelle et piano op. 102.

« Pour un centre musical de petite taille comme 1' était


Bonn, l'éventail de talents était remarquable et jouer [comme
c'était le cas de Beethoven] de 1'alto dans 1' orchestre avec
de tels instrumentistes offrait à Beethoven une excellente
introduction à la littérature orchestrale la plus importante du
temps, et en particulier aux symphonies de Haydn, Mozart
et de bien d'autres compositeurs 66 • »

Le principal professeur de Beethoven à Bonn était


Christian Gottlob Neefe, venu de Leipzig. Compositeur

66. Lewis Lockwood, Beethoven ... , op. cit., p. 30.

597
LE TRAVAIL CRÉATEUR

médiocre, mais cultivé, et professeur exigeant, rigoureux


et généreux, il avait été en contact avec des poètes et écri-
vains du mouvement littéraire et politique du Sturm und
Drang, et surtout il transmettait à Beethoven sa connais-
sance approfondie de 1'œuvre de Bach et son admiration
pour Mozart. La plus grande partie de 1'œuvre de Bach
était mal connue dans les années 1780 et les partitions de
ses œuvres étaient difficiles à trouver hors des cercles de
proches et d'admirateurs du cantor, ses fils, ses élèves et
certains théoriciens érudits. Beethoven pianiste apprit et
joua le Clavier bien tempéré, à une époque où l'œuvre,
encore inédite, était incompréhensible et trop difficile
d'exécution pour beaucoup de musiciens. La connaissance
et la diffusion de 1' œuvre éditée de Bach connurent un réel
essor à partir du début du XIXe siècle, dans le cours de la
carrière de Beethoven. Le contact précoce de Beethoven
avec 1' art de Bach, qui combinait au plus haut point la
puissance de la science compositionnelle et la force de
1' expression musicale, advenait à peu près au moment
où, à Vienne, Mozart approfondissait sa connaissance de
Bach, dans le salon du baron van Swieten, futur grand
mécène de Beethoven, en prenant part à des concerts
consacrés à des œuvres chorales et instrumentales de
Bach et Haendel. Mais c'est de Mozart que Beethoven
s'inspirait le plus directement dans ses premiers essais
de composition et ce sont certains de ses concertos pour
piano qu'il interpréta avec 1' orchestre de Bonn.
Pour définir les avantages dont pouvait disposer
Beethoven dans ses années de formation, Lockwood
insiste sur les ressources et les attentes artistiques qui
caractérisent 1' activité musicale à Bonn, et au façonne-
ment desquelles le nouvel Électeur, l'archiduc Maximi-
lian Franz, apporta une contribution décisive, à partir
de 1784. Frère de l'empereur Joseph II, passionné de
musique, et grand admirateur de Mozart qu'il avait tenté

598
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

de faire venir pour en faire le maître de chapelle de la


cour, l'archiduc voulait assurément voir dans le talent
précoce de Beethoven une nouvelle incarnation possible
du génie prodigieux qu'avait symbolisé au plus haut
point Mozart. Le triomphe de Mozart et de sa famille,
lors de leur premier périple européen entre 1763 et 1766,
avait marqué les esprits en raison de 1'ahurissante pré-
cocité d'interprète et de compositeur du jeune Mozart.
Beethoven appartenait certes à la catégorie assez fournie
des enfants musiciens très précoces, issus d'un milieu
de musiciens, très tôt familiarisés avec la musique par
l'exemple paternel et grand-paternel, et très tôt poussés
par ce milieu familial vers des apprentissages exigeants.
Le père de Beethoven, son premier professeur, constatant
les dispositions si remarquables de son fils, organisa, en
1778, un concert à Cologne pour y présenter Ludwig,
dont il falsifia l'âge pour le rajeunir de plus d'un an.
Et le professeur de Beethoven, Neefe, lui attribuait, lui
aussi, moins que son âge lorsqu'il présenta, en 1783, la
première œuvre éditée du jeune compositeur et écrivit :

« Louis van Beethoven [sic], fils du chanteur ténor men-


tionné, est un garçon de 11 ans, au talent très prometteur. Il
joue du piano avec beaucoup de maîtrise et de force, déchiffre
remarquablement à vue, et, pour le dire très simplement, il
joue principalement le Clavier bien tempéré de Sebastian Bach,
que Monsieur Neefe lui a mis en mains. Quiconque connaît
cette collection de préludes et fugues dans tous les tons - ce
qu'on peut appeler le non plus ultra de notre art- saura ce
que ceci signifie. [ ... ] Ce jeune génie mérite qu'on l'aide à
voyager. Il deviendrait certainement un second Mozart s'il
progresse comme il a commencë7• »

67. Cité par Dominique Hausfater, « Être Mozart : Wolfgang et


ses émules», in Michèle Sacquin (dir.), Le Printemps des génies.

599
LE TRAVAIL CRÉATEUR

À la mort de Mozart, en 1791, Beethoven était âgé


de 21 ans, et sa carrière créatrice n'avait rien d'aussi
exceptionnellement précoce que celle de Mozart. Mais
c'était à présent le génie créateur de Mozart, dans toute
l'originalité et la variété de ses accomplissements, qui
était au cœur du travail de deuil et du remords de tous
ceux qui imaginaient ce qu'aurait pu être le destin du
compositeur si les mécènes viennois avaient su le sou-
tenir dans ce que furent ses ultimes années si fécondes
et pourtant matériellement si éprouvantes. Ici apparaît
la force du mécanisme qui est déclenché par le regret,
et qui enclenche le raisonnement contrefactuel : la pen-
sée que le cours des choses aurait pu être différent
débouche sur l'inférence causale selon laquelle le destin
de Mozart, en ce point de sa carrière, était largement
dépendant du soutien des mécènes, qui lui fit défaut in
fine. Rien, assurément, ne prouvera jamais la justesse
de ce raisonnement et de l'imputation causale qui fait
de la défaillance des mécènes le facteur principal de la
fin prématurée de Mozart. Mais le sentiment de regret,
qui a pu provoquer une interprétation biaisée du passé,
agit bien sur les choix quant à 1' action future et sur
l'émergence de normes de comportement68 •
Comme le rappelle Lockwood, le sentiment d'une
perte incalculable s'installait, les concerts et les éditions
de ses œuvres se multipliaient, les commémorations et
les premières biographies attestaient de l'intensité du
sentiment de perte et de la peur du vide artistique, que

Les enfants prodiges, Paris, Bibliothèque nationale/Robert Laffont,


1993, p. 81.
68. Voir sur ce point Daniel Kahneman, Dale Miller, « Norm
Theory : Comparing Reality to lts Alternatives», Psychological
Review, 1986, 93, p. 136-153; Neal Rose,« Counterfactual Thinking »,
Psychological Bulletin, 1997, 121(1), p. 133-148.

600
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

seul un nouveau compositeur aussi puissamment origi-


nal et universel que Mozart devrait combler, pour être
le héros d'un nouvel âge. Tel était le pari que faisait
le comte Waldstein dont un parent éloigné, le prince
Lichnowsky, sera le principal mécène de Beethoven
dans ses premières années viennoises après avoir été 1'un
de ceux de Mozart69 , et tel était le projet de l'archiduc
Max Franz:

«Le plan de [l'archiduc] Max Franz était que Beethoven


irait se perfectionner avec Haydn à Vienne, puis revien-
drait à Bonn où 1'Électeur rêvait de gloire et voulait faire
de Beethoven sa star. Mais les secousses politiques qui
provoquèrent la fin de la cour de Bonn interdirent tout
retour possible à Beethoven, à supposer qu'il en eût eu
l'intention70 • »

L'économie du capital social telle que l'invente DeNora


conduisait la sociologue à imaginer une « programma-
tion » de la réussite beethovenienne, en conférant aux
détenteurs de la puissance sociale à Bonn une capacité
d'agir dotée d'une efficacité et d'une lucidité sans équi-
valent. Le portrait de la vie musicale à Bonn et de ses
principaux protagonistes fait apparaître de tout autres
caractéristiques : des professionnels de haut niveau, des
chances de formation et d'apprentissage par la pratique
au contact de professeurs et d'instrumentistes dont la
valeur et la carrière sont reliées à de nombreux autres
centres musicaux, un complexe de motifs habituels de

69. Barry Cooper note lui aussi que le sentiment de honte de


n'avoir pas aidé davantage Mozart à la fin de sa vie a pu aiguiser
le sentiment de responsabilité du prince Lichnowsky à l'égard de
la jeune carrière à soutenir du très prometteur Beethoven à Vienne.
Voir Barry Cooper, Beethoven, op. cit., p. 41.
70. Lewis Lockwood, Beethoven ... , op. cit., p. 34.

601
LE TRAVAIL CRÉATEUR

soutien à la musique, conformément aux investissements


de l'aristocratie dirigeante des villes de cour dans les
arts, et de liens personnels des mécènes particuliers avec
les compositeurs les plus glorieux et avec le génie le
plus emblématique du temps, Mozart, une situation de
compétition pour les emplois et les soutiens qui concen-
trait les investissements et les paris sur un petit nombre
de musiciens et apprentis compositeurs. Au regard de
cette situation, qui plaçait Bonn en bon rang parmi les
centres musicaux susceptibles de favoriser la carrière
d'un compositeur, mais sans avoir en rien un avantage
écrasant sur d'autres villes et cours, qu'est-ce qui favorisa
Beethoven ? Lockwood esquisse un raisonnement ana-
logue à celui qui, chez DeNora, cherche à comparer deux
compositeurs placés sur une même ligne de départ, mais
la comparaison prend un tout autre tour. Elle s'établit ici
à contexte donné, et non pas, comme pour la comparaison
entre Beethoven et Dussek, à potentiel créateur donné.
Anton Reicha avait le même âge que Beethoven : il était
le neveu de Joseph Reicha, remarquable violoncelliste,
qui rejoignit l'orchestre de la cour de Bonn en 1784 et
prit la direction de l'opéra de la cour en 1790. Anton
arriva à Bonn à 1' âge de 14 ans, et fut comme Beetho-
ven l'élève de Neefe. Condisciples et amis, Beethoven
et Anton Reicha s'inscrivirent ensemble à la faculté de
philosophie de Bonn en 1789. Mais Reicha connut une
tout autre carrière, de compositeur, de pédagogue et de
théoricien, en France. Lockwood décrit ainsi le pouvoir
fécondant du monde musical dans lequel étaient plongés
les deux jeunes camarades d'études :

«Que l'orchestre de Bonn, qui répétait et jouait tous les


jours, offrît de multiples occasions de se familiariser avec
les styles contemporains n'est pas une simple hypothèse
raisonnable mais est confirmé par des témoins, tel Anton

602
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

Reicha, qui fut peut-être le plus remarquable des pairs du


jeune Beethoven. Débordant d'espoirs pour une carrière dans
la musique, Reicha fut exposé à un environnement musical
qui était exactement le même que celui de Beethoven, mais
montra finalement que ses talents résidaient davantage dans
la théorie et la pédagogie que dans la composition, en dépit
des nombreuses œuvres qu'il écrivit. Reicha dit plus tard
de ses années à Bonn : "en jouant et en entendant chaque
jour de la bonne musique instrumentale et vocale, je me
consacrai complètement à la musique. Jusque-là, j'avais été
un simple interprète et un musicien très ordinaire; à présent,
la passion de la composition me submergea et devint une
véritable fièvre 71 ". ))

La comparaison met en évidence qu'un milieu artis-


tique n'a pas simplement un pouvoir fécondant, mais
qu'il procède aussi à une sélection, en fonction de ce
que révèlent la situation d'apprentissage et les premières
manifestations de 1' aptitude créatrice. Cette compétition
oriente les investissements des mécènes selon une logique
tout à fait ordinaire de coûts/bénéfices, en fonction de la
variable principale de la compétition, qui est la valeur
espérée du talent créateur de celui qui est exposé à des
situations répétées de mise à 1' épreuve, de comparaison
relative, d'élévation ou de révision des anticipations
quant à ses chances de succès.

Entre bourgeois et aristocrates,


Beethoven musicien parmi ses pairs

Beethoven, produit en partie incontrôlable de l'éman-


cipation bourgeoise, ou protégé des aristocrates viennois
qui s'assurent un leadership en soutenant un musicien

71. Ibid., p. 40-41.

603
LE TRAVAIL CRÉATEUR

exceptionnellement talentueux? Mais faut-il se contenter


de balancer entre les arguments d'Adorno (et, dans des
versions plus mécanistes, d'Arnold Hauser ou de Henry
Raynor72 ) et ceux de la sociologie constructionniste de
Tia DeNora?
Tout comme Ernst Gombrich ou Millard Meiss récu-
saient les analyses déterministes qui placent le style et
les réussites de tel peintre ou école de peinture sous
la dépendance causale de facteurs sociaux réduits à la
position de classe des commanditaires73 , Charles Ros en
a, dans une critique en règle de l'ouvrage de DeNora,
élevé une série d'objections fortes 74 • Deux ont, pour
mon propos, une portée particulière : la complexité des
relations entre les artistes et les mécènes aristocrates ;
l'oubli d'une catégorie décisive d'acteurs dans l'analyse
des réseaux d'influence et de contrôle de la vie musicale,
les musiciens professionnels eux-mêmes.
On trouve dans le comportement de Beethoven à
1' égard de ses mécènes un composé instable de demande
de protection et de refus de se subordonner, au nom
de 1'auto-affirmation de 1' artiste et de la supériorité du
talent sur la fortune liée au statut hérité. Les formes de
dénégation de la relation subordonnante de protection
que pointe la chronique des incartades de Beethoven à
1' égard du grand monde figurent au répertoire connu et
commenté des manifestations du tempérament génia-

72. Arnold Hauser, The Social History of Art, op. cit ; Henry
Raynor, A Social History of Music, op. cit.
73. Ernst Gombrich, Meditations on a Hobby Horse, op. cit.;
Millard Meiss, « Review of Frederick Antal », art. cité.
74. Charles Rosen, « Did Beethoven Have All the Luck? », The
New York Review of Books, 1996, November 14, p. 57-63; repris in
Charles Rosen, Critical Entertainments, Cambridge (Mass. ), Harvard
University Press, 2000, chap. 8.

604
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

lement insoumis à l'autorité, depuis Michel-Ange. En


réalité, souligne Charles Rosen :

« La relation qu'entretiennent le grand art classique et


l'artiste génial avec une société aristocratique est très com-
plexe : le génie de 1' artiste est un trophée pour la cour qui
1' emploie, mais c'est aussi une protestation et une entreprise
de sape à 1'égard de 1'autorité qui finance 1' art. [ ... ] Le choc
de 1'effarouchement et de 1' indignation puis la fascination
étaient la base de la réputation de Beethoven75 • »

Comme les travaux les plus suggestifs d'histoire sociale


de 1'art le montrent, les distinctions courantes entre les
systèmes d'organisation de la vie artistique qui veulent
mesurer les degrés de liberté formelle ou réelle des artistes
dans chacun d'eux procèdent de stylisations trop simples.
Elles négligent en particulier un facteur essentiel qui
confère un degré de liberté propre à l'activité de certains
artistes dans n'importe quel système d'organisation :
l'influence que leur procure leur réputation. Le pouvoir
de négociation et d'action dont dispose l'artiste, pour
étendre le contrôle sur son activité, s'accroît en effet à
mesure que sa valeur est célébrée. Les modalités en sont
assurément différentes d'un régime de création à l'autre,
puisque la formation de la réputation n'obéit pas aux
mêmes règles en contexte de mécénat aristocratique ou
princier, de système marchand, de mécénat public ou de
contrôle par une académie ou une union professionnelle
détenant le monopole d'attribution des récompenses, des
titres et des postes officiels. Mais dans tous les cas, les
efforts et les luttes qu'engage 1' artiste innovateur pour
s'affirmer passent par la recherche d'un avantage qui
déroge aux règles strictes du système dominant considéré.

75. Charles Rosen, « Did Beethoven ... »,art. cité, p. 58-59 et p. 61.

605
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'artiste réputé peut, en régime de mécénat, s'efforcer,


avec succès, de marchander le prix et la disponibilité de
son talent ; il conquiert, dans un système concurrentiel
de marché, un pouvoir de monopole temporaire, en
raison de la sensibilité élevée de la demande à 1' égard
des différences de qualité des œuvres et des artistes, qui
provoque la concentration sur les plus réputés d'une part
de la demande plus que proportionnelle à la différence
de qualité; il peut jouer double jeu, pour desserrer l'étau
d'un régime politique totalitaire et se soustraire à ses
contrôles 76 • Cette recherche d'une liberté à l'égard des
rouages de la vie artistique et à 1' égard des contraintes
qu'ils imposent à la façon de faire œuvre originale
peut s'appuyer notamment sur le fait que les systèmes
d'organisation du travail artistique, loin de se succéder
simplement, peuvent coexister plus ou moins durablement.
Comme l'écrit Raymonde Moulin :

76. L'un des cas les plus commentés et les plus énigmatiques de
double jeu esthétique est certainement celui de Dimitri Chostakovitch,
dont l'œuvre et la carrière apparaissent comme un entrelacs indémêlable
de soumission à 1'ordre stalinien et aux formes les plus brutales de
la terreur totalitaire, d'adhésion plus ou moins durable à certains des
idéaux dont ce régime fait la promotion, mais non l'application, et de
résistance critique à la domination totalitaire. L'analyse des œuvres de
Chostakovitch, 1' exégèse de ses écrits, déclarations et correspondances,
et la reconstruction de sa biographie constituent l'un des meilleurs
exemples de dispute mi-académique mi-politique consacrée à un
créateur : la fabrication de l'énigme est d'autant plus fascinante que
ce compositeur a longtemps été méprisé et banni du panthéon de la
modernité, avant de connaître une spectaculaire réévaluation, qui a
converti tous les signes de conformisme en manifestations d'ironie
critique ou de témoignage douloureux des épreuves imposées à
l'artiste trop humain par l'Histoire, par ses tragédies, ses violences
et ses conflits sans mesure humaine.

606
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

« Aucun des modes de professionnalisation de 1' artiste


n'épuise, à un moment donné, 1' ensemble de la population
qui se livre à la pratique artistique, dans la mesure même
où le mode de professionnalisation est, à chaque époque, un
des enjeux majeurs de la concurrence entre les artistes pour
la reconnaissance sociale et pour les moyens d'existence 77 • »

Les relations entre Beethoven et ses mécènes sont


certes asymétriques, dans 1' échange qui monnaye le
soutien économique au créateur contre 1' espérance de
rendement social d'un bon investissement de mécénat,
mais les deux parties ont de bons arguments à faire
valoir pour chercher à réussir ensemble dans leur quête
de renommée et de prestige. Le jeu est à somme positive,
il est coopératif, et non pas purement antagoniste, car le
mécène réduirait ses espérances de gain si 1' artiste ne
disposait pas d'assez de chances d'exprimer son talent
intrinsèque : c'est la compétence de chacun, artiste et
mécène qui conditionne la réussite de leur association,
et qui rend la relation profitable. Les idiosyncrasies du
génie, et la combinaison d'« originalité choquante et
même alarmante de l'improvisation et de la composition
et de style d'exécution virtuose, brillant et impérieux 78 »

77. Raymonde Moulin,« De l'artisan au professionnel: l'artiste»,


Sociologie du travail, 1983, 4, repris in Raymonde Moulin, De la
valeur de l'art, Paris, Flammarion, 1995, p. 94. Parmi les travaux qui
ont insisté sur la capacité des artistes de modifier les règles du jeu
dès que leur réputation leur valait d'être demandés et désirés, citons
ceux de Martin Wamke, qui, dans L'Artiste et la Cour (op. cit.),
analyse bien l'inscription stratégique par l'artiste de son activité
dans un double système, qui lui permettait d'exploiter sa réputation,
c'est-à-dire de profiter de la concurrence entre ceux qui demandaient
ses œuvres et ses services, et de ménager ainsi à son activité plus
d'indépendance que de subordination.
78. Charles Rosen, « Did Beethoven ... », art. cité, p. 61.

607
LE TRAVAIL CRÉATEUR

qui caractérise Beethoven font apparaître les marges de


négociation du créateur plutôt que son enfermement dans
une situation de contrôle aliénant.
Dans sa préface au livre de DeNora, le musicologue
Howard Robbins Landon ne s'embarrasse pas de subtiles
modélisations sociologiques : selon lui, Beethoven fit un
usage très pragmatique de la sécurité financière que lui
offrait sans contreparties la noblesse viennoise et en profita
pour apprendre à libérer son art de tout confinement :

« Ayant en quelque sorte été mis en piste, Beethoven était


libre de faire évoluer son talent. Son esprit prit bientôt son
envol. [ ... ] Avec l'Eroica, il quitta l'univers brillant des
salons viennois du XVIIIe siècle et se retrouva soudain dans
un monde bien à lui : violent, rhapsodique, explosi:fl 9 • »

Prolongeons l'analyse de Charles Rosen. Plusieurs com-


plexités perturbent le schéma qui fait de la réussite artistique
le véritable « produit » d'un travail collectif de mobilisation
et de construction sociales : le ressort causal défaillant
que recèle la lecture déterministe de 1'histoire sociale ; la
combinaison de rôles et de ressources, avec les relations
d'interdépendance qui s'y attachent; la mobilisation d'un
réseau d'acteurs plus hétérogène que le présume la lutte
de concurrence entre classes sociales ou groupes sociaux.

Beethoven supérieurement calculateur:


les paralogismes de la contre-mythologie

Que signifie pour un artiste accumuler et mobiliser du


capital social et dans quel sens la relation de causalité

79. Howard Robbins Landon, Préface à Tia DeNora, Beethoven ... ,


op. cit., p. 11.

608
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

agit-elle? Est-ce en raison de ses talents, musicaux et


autres, que le compositeur gagne la faveur de protecteurs
puissants et s'assure une réputation par un mécanisme
classique d'autorenforcement de la réussite - le succès
appelle les soutiens qui renforcent la probabilité de
réussir? Ou est-ce en raison de son capital initial de
relations que le compositeur bénéficie de soutiens qui
élèvent ensuite le niveau d'exigence à son égard et le
conduisent à développer des talents dont il ne pouvait
pas se savoir doté avant de les forger à 1' épreuve des
incertitudes et des apprentissages du travail créateur ?
Ce genre de question semble désigner 1'ultime fon-
dement d'un raisonnement causal déterministe, dans la
tentative d'explication du talent d'exception : la réponse
est évidemment introuvable, parce que la question est
mal posée. La solution la plus spectaculaire serait de
renverser la légende de 1' artiste inspiré et libre, indif-
férent à la gestion de ses intérêts, préoccupé de son art
et du salut de 1'humanité par le sacrifice de sa personne
au service de 1' art dans une société vouée à ne pas
comprendre la signification profonde du défi esthétique
universel qu'il lance. À ce renversement spectaculaire
correspond le portrait d'un Beethoven suprêmement
stratège, sorte d'innovateur schumpeterien bien décidé,
dès le départ (il s'est « programmé »), à se procurer par
tous les moyens 1' indépendance nécessaire à une prise
de risque esthétique. La relation avec Haydn correspon-
drait à un schéma supérieurement calculateur de docilité
puis d' affranchissement80 , 1' admiration pour Bach et

80. La complexité des relations d'apprentissage dans le monde de


la création artistique produit très couramment les situations de « double
bind» (double contrainte), comme je l'ai indiqué dans le chapitre 6.
Voir aussi Pierre-Michel Menger, « La formation du compositeur :
l'apprentissage de la singularité et les pouvoirs de l'établissement»,

609
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' énergie déployée pour la publication de certaines de


ses œuvres permettraient à Beethoven de se grandir lui-
même, sa fausse prétention à la noblesse aurait pour but
de «renégocier son statut vis-à-vis de ses mécènes» et
d'« innover au plan social », la manipulation des éditeurs
candidats à la publication de ses œuvres nouvelles ferait
de Beethoven un« pionnier de l'utilisation des tactiques
commerciales en musique ».
Les interactions entre les facteurs de la réussite sont
trop complexes pour que tous les comportements et les
situations puissent être réduits à une naïve comptabilité
des profits escomptés de toute interaction, et que les
motivations intrinsèques de 1' action puissent être ainsi
exténuées par 1'hypothèse de buts extrinsèques idéalement
calculables. Les biographes de Beethoven81 , tout en
recensant, pour chacune des activités, les particularités
de ses façons de faire (interprète fougueux, pédagogue
ombrageux, etc.), soulignent la diversité croissante des
moyens de contrôle de l'artiste sur sa carrière ascendante,
en même temps qu'une sécurité accrue dans la négo-
ciation de son indépendance vis-à-vis de ses mécènes.
L'enchevêtrement de demande de protection et d'acti-
visme entrepreneurial n'en finit pas de déjouer les sché-
mas traditionnels. D'un côté, Beethoven est volontiers
enclin à se considérer mal loti, en proie aux difficultés
financières, se supposant de gros besoins alors que son
mode de vie très simple et progressivement négligé paraît
exiger peu. De 1'autre, les mécènes sont disposés à lui
attribuer une rente pluriannuelle sans contrepartie, à lui

in Anne Bongrain, Yves Gérard (dir.), Le Conservatoire de Paris,


1795-1995, Paris, Buchet/Chastel, 1996, p. 321-343.
81. Voir Maynard Solomon, Beethoven, op. cit. ; Barry Cooper,
Beethoven, op. cit. ; id. (dir.), Dictionnaire Beethoven, Paris, Jean-
Claude Lattès, 1991.

610
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

commander des œuvres, à s'entremettre pour favoriser des


concerts privés, à contribuer au succès de ses concerts
publics à bénéfice. Et, au-delà de ces relations bilaté-
rales de mécénat, se constitue le réseau progressivement
tissé de tous les professionnels du monde musical qui
entrent en affaires avec Beethoven, et qui y mettent le
prix, engendrant un flux continuel de transactions et de
cessions de droits sur 1' édition ou sur la diffusion de
tel ou tel ensemble d'œuvres à 1' échelon national ou
intemational82 •
Il est alors beaucoup plus difficile de réduire le cours
de l'activité d'un compositeur, avec ses contraintes et
ses marges d'incertitude, à une formule simple, à un
principe d'organisation dont les termes varieraient peu
dans le temps. Le compositeur apprend à exploiter des
marges de liberté en fonction du pouvoir que lui procure
sa réputation, de même qu'il peut varier ses comporte-
ments et mettre le travail mercenaire (les arrangements,

82. Beethoven tenait sa situation matérielle pour plus instable


et précaire qu'elle ne l'était en réalité. Ce pessimisme a plusieurs
explications: il exprime un comportement d'inquiétude obsessionnelle,
face aux variations de fortune liées à ses propres difficultés créatrices,
des effets de conjoncture (l'impact de l'inflation sur le niveau de ses
revenus). Mais il exprime aussi la relation incertaine entre l'effort
créateur et l'assise matérielle de l'activité indépendante. Dans une
économie de cessions de droits, de commandes rémunératrices et
de concerts à bénéfices, la valorisation économique de l'œuvre en
devenir revient à indexer 1' acte créateur sur des grandeurs fluctuantes
et négociables, en des transactions dont les termes sont chaque fois
spécifiques. À l'inverse, dans une économie de rente, comme celle
qu'aménage provisoirement, et partiellement, le soutien financier, à
Vienne, de trois princes en 1809, la réputation procure à Beethoven
un flux de revenus indépendant de la productivité et de l'intensité
de la demande. On sait que l'inflation et la mort d'un des princes
compliquèrent vite le versement de cette rente.

611
LE TRAVAIL CRÉATEUR

les harmonisations de chansons folkloriques, les com-


mandes de pièces de circonstances) au service de projets
beaucoup plus incertains.
L'un des indices de cette complexité touche à ce
qui relève habituellement de la sociographie de la vie
d'artiste, les ressources que se procure le créateur.
Mais les ressources ne sont que le résultat comptable
d'un ensemble de transactions diversement négociées
et tarifées et d'une combinaison d'activités et de
rôles professionnels. Sont impliqués tout à la fois des
arbitrages entre niveau de gain, degré de contrainte
dans 1' exécution du travail, temps conservé pour soi
et dimensions non monétaires positives et négatives
de 1' acte de travail, et 1' établissement de relations
avec diverses catégories de partenaires au fil de ces
transactions, avec pour enjeu permanent le degré de
contrôle que chacun cherche à obtenir sur le cours
de son activité.
Or la carrière de Mozart, et plus encore celle de
Beethoven, outre les appuis recherchés auprès de 1' aris-
tocratie, se construisent, à la fin du XVIIIe siècle, sur une
diversification des sources de gain et de combinaison
des rôles professionnels (d'interprète, de compositeur
négociant ses commandes et ses droits de publication, de
pédagogue, d'organisateur de concerts pour promouvoir
ses œuvres, de conseiller occasionnel de tel éditeur ou
facteur d'instrument, etc. 83 ). Il est manifeste que Beetho-

83. Frederic Scherer a procédé, pour un échantillon limité de


compositeurs réputés nés entre 1650 et 1850, à une analyse statistique
des sources de revenu et de l'évolution de leurs combinaisons pour
les différentes cohortes de compositeurs étudiées. L'essor de la car-
rière créatrice en freelance est liée à une multiplication des diverses
sources possibles de rémunération reliées à l'activité de composition.
La constitution d'un marché éditorial fournit des revenus directement

612
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

ven a obtenu grâce à cette combinaison de rôles, qui se


modifia pendant sa carrière, le moyen de tisser des liens
multiples avec le milieu musical professionnel et les
mécènes et d'établir rapidement sa réputation- le cœur
de cette diversité étant, au départ, constitué par les béné-
fices cumulés de la double activité de pianiste virtuose
et de créateur puissamment original. Ces combinaisons
de rôles ne sont assurément pas une singularité de la
carrière de Beethoven, mais elles permettent de mieux
comprendre comment sont composées les formules de
l'indépendance professionnelle, ici dans une situation
historique de double système d'organisation de la vie
musicale.
Il serait hasardeux de corréler ces formes bien connues
de cumul de positions avec la capacité d'innovation
esthétique du compositeur. Ces jeux de positions multiples
et leurs transformations caractérisent d'abord le système
d'organisation des activités musicales et ses évolutions.
Mais il importe d'observer que c'est par 1' interdépendance
des rôles et par 1' ajustement des avantages que peut
procurer leur combinaison que s'explique pour partie
la vitesse d'accumulation de la réputation. Le capital
de réputation qu'accumule 1' artiste lui permet de gérer
ensuite plus sûrement cette diversité d'activités pour en
écarter les contraintes et s'assurer le contrôle relatif de sa

liés à 1' exploitation des œuvres originales et multiplie les demandes


de travaux sur commande - productions pédagogiques, arrangements,
orchestrations ou réductions des œuvres originales, etc. Le savoir et
la réputation du compositeur peuvent être exploités dans des activités
d'enseignement privé ou public. Les initiatives entrepreneuriales se
multiplient avec l'essor du marché des concerts et de l'édition musi-
cale, et les compositeurs sont de plus en plus nombreux à les inclure
dans leur portefeuille d'activités. Voir Frederic Scherer, Quarter Notes
and Bank Notes, op. cit., chapitre 3.

613
LE TRAVAIL CRÉATEUR

carrière et de son environnement social et professionnel.


En d'autres termes, les dédoublements professionnels
n'ont pas les mêmes caractéristiques selon qu'ils sont
dictés par les contraintes matérielles et les difficultés
d'exercice de l'activité dite de «vocation» ou qu'ils
accompagnent et expriment 1' élargissement du pouvoir
artistique du créateur réputé 84 •

L'aristocratie viennoise et ses mécènes :


réseaux et conseillers

Doter l'aristocratie comme classe d'une intentionnalité


et de comportements stratégiques destinés à lui permettre
de maintenir un contrôle sur la vie musicale dans une
période de changements en cascade, c'est supposer que
tous les membres de la classe agissent de manière homo-
gène, coordonnée et systématique. L'approche socio-
historique de 1' art devrait conduire à des pesées plus
différenciées. Le recours à l'enquête historique permet de
caractériser les soutiens les plus actifs à Beethoven selon
leur identité sociale, mais n'autorise assurément pas à faire
de ceux-ci les acteurs par délégation de toute la fraction
de 1' aristocratie identifiée, puisque la préférence pour
Beethoven est loin d'être partagée par tous les membres
de celle-ci. Si elle l'était, on pourrait superposer parfai-
tement l'analyse microsociologique de la mobilisation et
des réseaux de soutien, et 1' analyse macrosociologique
des classes sociales saisies comme entités homogènes
et collectivement agissantes. La variable d'identification
des individus qu'est la position sociale, telle qu'elle doit
entrer dans un modèle explicatif, au titre de variable
analytique, serait convertie en acteur historique et les

84. Ce point a été abordé plus haut, dans le chapitre 5.

614
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

individus ne seraient que des incarnations substituables


de la classe : la configuration de leurs relations tout
comme les motifs de leur comportement perdraient leurs
déterminations contextuelles particulières. À l'inverse, une
sociologie des acteurs et des réseaux d'acteurs conduit
à incarner les forces sociales dans des individus précis,
et à les doter d'intentionnalité, de capacité d'action,
dès lors qu'il s'agit de saisir des épisodes d'interaction
avec le compositeur - négociations, demandes, conflits,
échanges d'honneurs, dédicaces- tels qu'ils peuvent être
attestés par les documents dont on dispose.
Dans les réseaux de soutien à Beethoven, le nombre
de participants directement agissants est particulièrement
restreint : Charles Rosen a beau jeu d'observer que toute
l'aristocratie viennoise n'est pas derrière Beethoven à
s'enthousiasmer pour la musique difficile et les œuvres
« durchkomponiert 85 ». L'explication de l'engagement
propre des principaux mécènes de Beethoven, tels que le
comte Waldstein (à Bonn), le prince Lichnowsky, l'archi-
duc Rodolphe, le prince Lobkowitz, le prince Kinsky,
le baron van Swieten (à Vienne) importe dès lors tout
particulièrement. Et le rôle majeur de certains d'entre
eux peut déjouer le schéma explicatif élémentaire par la
position de classe. Ainsi le baron van Swieten joue un
rôle clé dans la propagation du canon esthétique de la
grande musique. Pourtant, il n'appartient précisément pas
à l'aristocratie de vieille souche : sa personnalité est plus
complexe que le dit l'argument selon lequel il serait le
pur représentant d'une fraction de 1' aristocratie, puisque
celle dont il vient est inférieure en statut à celle dont
il est supposé être l'un des plus sûrs guides culturels 86 •

85. Charles Rosen, « Did Beethoven ... », art. cité.


86. Ce genre d'énigme illustre les défauts d'une analyse qui
insiste sur le calcul rationnel des bénéfices à attendre d'une action

615
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tentons d'appliquer un raisonnement semblable à


celui qui cherche à tester 1' influence du capital social
sur la carrière de deux compositeurs d'égales capacités
ou celle du talent sur la carrière de deux composi-
teurs aux origines sociales proches. À position sociale
comparable et à ressources équivalentes, pourquoi tel
aristocrate s'engage-t-il à mécéner la musique sérieuse
et pourquoi tel autre, qui lui est socialement équivalent,
ne le fait-il pas?
De deux choses l'une. Ou bien l'hypothèse de dif-
férences interindividuelles de compétence ou de talent
est condamnée du côté de 1' étude des mécènes comme
elle l'est du côté des créateurs, et dans ce cas, l'expli-
cation de la réussite conjointe de Beethoven et de ses
mécènes devient de plus en plus abstraite et creuse, en
invoquant invariablement 1' appui des groupes socialement
dominants. Ou bien 1' engagement de certains mécènes
fait apparaître des différences d'aptitude, que celles-ci
relèvent du flair artistique, de la compréhension profonde

(le mécénat) et qui, simultanément, fait dériver les décisions et les


préférences de l'acteur (le mécène) de sa position de classe. C'est
le travers du fonctionnalisme, si bien cerné par Paul V eyne quand
il montre que 1' évergétisme romain ne peut pas se réduire à un
dispositif de contrôle politique ou à un élément de reproduction des
rapports de classe : «La rationalité de l'expression, son adaptation à
des fins, a quelque chose de paradoxal : si elle est trop rationnelle,
elle manque ses effets. Quand on se complaît en soi-même et en sa
grandeur, on se soucie peu de l'impression à faire sur autrui et on la
calcule mal. Or autrui le sait : il sait qu'une expression authentique
ignore le spectateur et ne proportionne pas ses effets : les importants,
qui calculent trop, ne voient pas les sourires derrière leur dos. Le
spectateur doute d'une expression calculée : une véritable grandeur
ne se complairait-elle davantage en elle seule ? Seule une expression
qui ne cherche pas à produire un effet en produit un. » Paul Veyne,
Le Pain et le Cirque, Paris, Le Seuil, 1976, p. 679.

616
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

de la musique, de la virtuosité entrepreneuriale ou de


quelque autre qualité inégalement distribuée au sein du
groupe des mécènes. Dans ce second cas, les mécènes les
plus engagés en faveur de Beethoven ne sont pas sim-
plement détenteurs de ressources sociales, économiques
et culturelles (d'autres mécènes qui les détiennent aussi
font de moins bons choix artistiques), mais paraissent
dotés d'une clairvoyance supérieure ou de capacités stra-
tégiques supérieures, c'est-à-dire de talents dont 1' analyse
constructionniste voulait précisément écarter l'hypothèse.
D'où l'effet curieux qu'aurait une explication récusant la
différence de talent entre Beethoven et ses rivaux moins
glorieux : ce sont les mécènes qui deviendraient géniaux,
en sachant élever à la réussite absolue un compositeur
de valeur indéterminée87 •
La solution vient en réalité d'une analyse plus pro-
fonde de ce que sont les talents et d'un examen plus
attentif des chances de réussite du mécène. L'analyse du
réseau des alliances familiales et des relations sociales

87. On peut généraliser l'argument au système marchand: lorsque


les différences de talent entre les artistes sont écartées, il faut faire
jouer un rôle décisif à des différences de talent entre les entreprises
(maisons d'édition, galeries, firmes de disque, producteurs et distri-
buteurs de films, sociétés audiovisuelles) qui «patronnent» l'artiste.
Certains entrepreneurs ne sont pas simplement plus puissants, dotés
de réseaux plus importants, mais ont un flair, une culture, un talent
supérieur de découvreur, ou, pour parler comme Joseph Schumpeter,
dans sa Théorie de l'évolution économique (trad. fr., Paris, Dalloz,
1983), ce sont des innovateurs plus brillants qui savent combiner
supérieurement les ressources nécessaires. Car comment qualifier
1'habileté du mécène ou du marchand qui choisit le bon artiste à
défendre, une fois admis que, dans le mécénat comme dans 1' entre-
preneuriat artistique, la compétition existe, et 1' échec comme la
réussite ? Chassé du côté de 1'artiste, le talent revient du côté de
1'entrepreneur innovateur.

617
LE TRAVAIL CRÉATEUR

entre mécènes, telle qu'elle apparaît fugitivement chez


DeNora, offre une piste dans une enquête assurément
complexe, mais point hors de portée des historiens et
sociohistoriens 88 • Mais il faut aussi et surtout examiner
le rôle des musiciens et des artistes et lettrés au cœur
même des réseaux et des activités de mécénat. Charles
Rosen souligne le rôle déterminant de ces musiciens qui
« conseillaient les quelques aristocrates qui financèrent
Beethoven, en leur disant où mettre leur argent pour
réaliser les meilleurs investissements culturels 89 ». Rosen
insiste en outre sur le rôle essentiel des cercles littéraires
de poètes et de romanciers dans le soutien à Beethoven
comme dans 1' acclimatation de la musique comme grand
art, 1' œuvre de Haydn ayant fourni préalablement un
modèle intemationalement célébré de grandeur culturelle.
Le mécénat aristocratique visible compose avec ce que
Philippe Urfalino a appelé un mécénat caché fondé sur
les évaluations de professionnels, pairs, partenaires et
concurrents 90 •
Les recherches historiques sur les salons musicaux
apportent, de leur côté, quantité de matériaux qui sug-
gèrent qu'on peut y voir des organisations aux rôles mul-
tiples - sociaux, politiques, professionnels, esthétiques.
Nous pouvons les assimiler à des banques de crédit
social, pour emprunter à Max Weber sa caractérisation

88. Le travail de John Padgett et Christopher Ansell (« Robust


Action and the Rise of the Medici, 1400-1434 », American Journal
ofSociology, 1993, 98(6), p. 1259-1319) sur l'ascension des Médicis
à Florence offre un excellent exemple de la portée d'une analyse des
réseaux sociaux qui insiste plutôt sur l'ambiguïté et l'hétérogénéité que
sur la planification délibérée et purement intéressée des comportements.
89. Charles Rosen, « Did Beethoven ... », art. cité, p. 61.
90. Philippe Urfalino, «Les politiques culturelles : mécénat caché
et académies invisibles», L'Année sociologique, 1989, 39, p. 81-109.

618
COMMENT ANAL YSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

des cercles de fréquentation. Il importe d'identifier, dans


la « production » de ces salons, les succès que sont les
paris et les investissements sur des talents artistiques
rapidement, sinon durablement consacrés, tout autant
que les échecs, les choix malencontreux, qui jettent
quelques vives lumières sur l'inégale clairvoyance des
élites. Et il convient d'analyser les formes de gestion de
ces investissements dans le mécénat - gestion prudente,
diversifiée ou spécialisée - au long du cycle de vie de
ces organisations particulières. C'est alors un espace
de concurrence qui est révélé, concurrence interne aux
salons, entre leurs membres ou entre les factions qui s'y
affrontent, et concurrence entre salons. Dans cet espace,
les compositeurs et les musiciens interprètes s'assurent
des revenus, des crédits symboliques, des appuis mon-
dains et officiels, et négocient une partie de leur carrière
publique : la concurrence est là pour les inciter à n'être
jamais ni tout à fait dupes ni tout à fait insincères dans
la gestion de leurs relations sociales.
Les nouvelles formes d'organisation de la production
et de la diffusion publique des œuvres furent largement
dépendantes des initiatives des musiciens et de réseaux
d'acteurs agissant de concert. Elles eurent pour consé-
quence de démultiplier les mécanismes de comparaison
et de sélection qui structuraient la concurrence pour la
réussite. Sur quelles épreuves s'établit le jeu de concur-
rence? En lieu et place d'une analyse statique par la
mobilisation de capitaux et par l'engagement d'inves-
tissements censés procurer un avantage durable dans
la concurrence, je conclurai mon analyse en dessinant
les contours d'une analyse dynamique de la réussite
talentueuse.

619
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Ni donné ni construit :
l'amplification des différences indéterminées
de talent jusqu'à la célébration du génie

Le point central de mon analyse est de savoir comment


rendre compte du talent d'exception. J'ai présenté et
discuté jusqu'ici deux sortes d'explication. La première
soutient que 1' individu considéré est exceptionnel parce
qu'il a des aptitudes exceptionnelles et aussi parce que
ses origines sociales le rendent inclassable : c'est pour
cette raison qu'il produit des œuvres d'exception. Selon
la deuxième explication, l'individu génial n'a, au départ,
rien du tout d'exceptionnel, il n'est pas plus talentueux
qu'un autre, mais il est soutenu par des forces sociales qui
lui permettent de faire une carrière exceptionnelle. Et j'ai
critiqué ces deux argumentations. Il est temps de proposer
une solution. Nous n'avons pas de preuve absolue de la
présence ou de 1' absence du talent, parce que nous ne
savons pas exactement ce qu'est le talent, parce que nous
ne savons pas le mesurer indépendamment de ce qu'il
produit, les œuvres, et que mesurer la valeur des œuvres
n'est pas un processus naturel et simple, qui serait doté
d'une objectivité incontestable. Les évaluations divergent,
elles changent, la valeur des artistes peut être revue à la
hausse ou à la baisse, etc. Comment s'y prendre alors ?
Peut-on se passer de 1'hypothèse qui fait de 1' excep-
tionnel talent un avantage écrasant dans la compétition
pour la réussite et l'origine de la carrière d'un génie?
Il suffit de faire une légère modification dans 1'hypo-
thèse pour trouver la solution. Je me réfère au modèle
théorique exposé dans le chapitre 6 : il peut expliquer
de considérables différences de réputation et de gains
par un mécanisme d'amplification de différences qui
peuvent très bien être initialement indéterminées.
Comme je 1' ai indiqué dans le chapitre précédent, nous

620
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE ?

pouvons supposer qu'il n'y a au départ qu'une très faible


différence de talent entre deux artistes dont 1'un deviendra
ce que nous appelons un génie, mais nous devons supposer
que cette différence est perçue assez tôt par ceux qui font des
comparaisons (critiques, musiciens, publics), et nous devons
expliquer ensuite pourquoi cette différence suffira à concentrer
sur celui qui est jugé un peu plus talentueux 1' essentiel de la
demande et donc à lui procurer une réputation très supérieure
à ce que peut être son avantage réel en valeur artistique.
Mais deux conditions sont requises pour que ce modèle ait
un réel pouvoir analytique. Il faut admettre cette différence
perceptible de qualité, qui apparaît dans les jugements émis
d'abord par les professionnels et fondés sur de multiples
comparaisons relatives. Et il faut concevoir un espace de
concurrence, avec la mobilité des opinions et des évalua-
tions qui le caractérise. À chaque épreuve de comparaison
compétitive, cette différence perceptible, petite ou grande,
agit pour orienter les jugements et les investissements des
acteurs du système, les professeurs de 1' artiste, les musiciens
professionnels, les mécènes, les entrepreneurs de concerts,
les critiques, les publics. Or sur ces deux points, l'analyse
constructionniste examinée plus haut était fautive.
Le schéma d'amplification dynamique qui me sert ici
de solution suggère comment les carrières de deux artistes
originellement proches peuvent diverger radicalement.
Au gré des projets et des évaluations, ce mécanisme
d' autorenforcement ou d'avantage cumulatif permet à
celui dont les capacités sont le mieux sollicitées d'obtenir
une plus grande variété de commandes, d'explorer plus
de solutions nouvelles, de se procurer de meilleures
occasions de collaboration avec des professionnels de
valeur, et d'éprouver ce mélange d'estime croissante
de soi et de défi perpétuellement renouvelé que procure
1'accroissement de la réputation.
La concurrence et l'incertitude qui gouvernent durable-

621
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ment l'activité créatrice conservent à la mise à l'épreuve


du talent sa tension dynamique. C'est sur cette base que
1' analyse des écarts de réussite fait jouer un rôle déterminant
au réseau des relations établies par l'artiste. Qu'il s'agisse
des mécènes, des partenaires instrumentistes ou des diverses
catégories de professionnels avec qui Beethoven établit des
liens de travail et de collaboration, c'est selon une for-
mule d'appariements sélectifs que s'organisent ses réseaux
d'activité. Quand l'assise du travail artistique n'est plus
celle du lien permanent avec un employeur au sein d'une
organisation stable, comme c'était par exemple le cas pour
l'emploi de maître de chapelle dans une cour princière, la
carrière se construit de projet en projet, dans des relations
de négociation et de coopération où les partenaires- musi-
ciens, organisateurs de concerts, mécènes, éditeurs, critiques,
facteurs d'instrument, écrivains et poètes, etc.- se cooptent
en fonction de leur niveau de réputation et de leur influence
artistique et sociale. La dynamique de la carrière créatrice
réussie est ce mouvement de mobilité ascendante au sein
d'un monde stratifié de réseaux d'interconnaissance et de
collaboration : quand le talent est un facteur complémen-
taire de production et non un facteur additif 1, la réunion de
talents de niveau approximativement équivalent, chacun dans
leur ordre (interprétation, intermédiation organisationnelle,
édition, financement) a un effet multiplicatif sur les chances
de réussite du projet et sur les chances d'accumulation de
réputation pour chacun de ceux qui y collaborent92 •

91. Voir sur ce point Arthur Stinchcombe, Stratification and


Organization, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; Michael
Kremer, «The O'Ring Theory ofEconomic Development »,Quarter/y
Journal ofEconomies, 1993, 108, p. 551-575 ; Richard Caves, Creative
Industries, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
92. Parmi les travaux fondés sur une telle perspective d'analyse,
citons Robert Faulkner, Music on Demand Composers and Careers in

622
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

Parmi les profits retirés de cette hiérarchisation des


réseaux d'appariement, le moindre n'est pas l'apprentis-
sage mutuel, comme le montrent, par exemple, les mul-
tiples cas de collaboration féconde entre les compositeurs
les plus talentueux et les interprètes les plus réputés, et,
ici, entre Beethoven et les interprètes renommés (Clement,
Duport, Kreutzer, Rode, Schuppanzigh, Stich ... ) avec qui
il a travaillé. À la faveur de ces collaborations, les artistes
augmentent leurs chances de développer leurs compé-
tences au contact de partenaires également talentueux, et
peuvent s'engager plus aisément dans des projets créateurs
exigeants. Dès lors, nous comprenons mieux comment,
à partir de classements réputationnels dont la métrique
initiale est souvent fruste (talent prometteur ou mineur,
artiste de premier plan ou de second plan, œuvres de
valeur ou produits de série B, etc.), une hiérarchisation
finement graduée se constitue, qui est, certes, constamment
contestable parce qu'elle est soumise aux épreuves de
la concurrence interindividuelle, mais qui engendre des
chances très inégales d'épanouissement du talent créateur.
Parvenu à ce point, je peux réunir les deux versants
de 1' analyse. La force intrinsèque du talent individuel
et la segmentation du marché du travail créateur que
provoque le mécanisme des appariements sélectifs consti-
tuent, dans une interaction dynamique, les deux forces
dont la composition produit la. considérable variance
des réputations et conduisent, au bout de la distribution
statistique des aptitudes, jusqu'à 1' exception déclarée
géniale. Encore faut-il au talent d'exception une terre
d'accueil esthétique : c'est l'objet d'une analyse de la
matrice d'élaboration de la «grandeur» comme valeur

the Hollywood Film Industry, New Brunswick, Transaction Books, 1983;


William Bielby, Denise Bielby, « Organizational Mediation of Project-
Based Labor Markets», American Sociological Review, 1999, 64, p. 64-85.

623
LE TRAVAIL CRÉATEUR

esthétique canonique, et c'est 1' autre point de divorce


avec 1' analyse constructionniste du style élevé en musique,
qui procède selon une réduction exténuante des couches
de sens à de purs rapports sociaux de force. Les travaux
de Carl Dahlhaus, de Lydia Goehr, de Leonard Meyer,
de Charles Rosen sont ici des guides plus sûrs93 • Il
faut relier la notion d'art musical savant ou élevé à
1' esthétique qui se constitue dans la seconde moitié du
xvme siècle et qui reçoit sa formulation la plus profonde
chez Kant, et à sa postérité romantique : 'la création
musicale, devenue paradigme de 1' art, n'est réputée
s'accomplir qu'en étant libérée de ses significations et de
ses usages extra-musicaux, pour acquérir l'universalité et
la spiritualité en même temps que l'intelligibilité d'une
construction expressive fortement évaluée à 1' aune de
sa cohérence formelle, garante de son a-contextualité
universalisante. Mais la création est aussi évaluée à
1' aune de son originalité dans le recours à des formats
compositionnels nouveaux, selon un jeu de concurrence
qui impose aux compositeurs d'assurer la viabilité de
leurs œuvres sur le marché musical, par 1' exploitation
économique et sociale de leur durabilité. La « matrice »
de l'élaboration de la valeur de grandeur, c'est dès lors
aussi 1' évolution de la taille des salles de concert, celle
de la dimension des orchestres et des nouveaux équilibres
sonores impliqués par le recours à des effectifs accrus,
1'hétérogénéité du public des concerts où se mêlent des
auditeurs aux compétences fort différentes, toutes réalités
qui ont encouragé la composition d'œuvres plus longues,

93. Carl Dahlhaus, Die Musik des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden,


Athenaion, 1980; Lydia Goehr, The Imaginary Museum ... , op. cit.;
Leonard Meyer, Style and Music, Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 1989 ; Charles Rosen, Le Style classique, trad.
fr., Paris, Gallimard, 1978.

624
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

plus massives, plus contrastées, et dont la complexité de


structure, de texture et d'orchestration oblige le compo-
siteur à valoriser l'individualisation frappante des idées
et des climax expressifs, et à rechercher 1' intégration par
une différenciation tonale accrue. Les plans de l'analyse
de la grandeur musicale se multiplient, jusqu'au terrain
de la symbolique sociale où l'attrait de la grandeur, du
sublime, et les signes de la transcendance peuvent être
rapportés à un pacte de communication esthétique, à une
redistribution des formes de consommation plus qu'à
un hypothétique profit de contrôle faisant rempart face
à des changements cumulatifs.
La dynamique même de la valorisation de la musique
savante, élevée et sérieuse, incorpore d'autant plus direc-
tement ces différentes dimensions que les termes de la
professionnalisation des artistes se modifient, avec la
concurrence entre deux systèmes d'organisation de l'acti-
vité professionnelle (l'emploi salarié subordonné, l'activité
indépendante) et avec les combinaisons qui sont praticables.
L'adoption de catégories qui hiérarchisent les genres et
les styles conduit au renforcement par le compositeur de
son pouvoir de négociation avec ses partenaires et avec
ses publics les plus influents. Dans cette évolution, les
catégories de grandeur ou d'art savant et sérieux, tout
comme celle de génie, ont une histoire longue, forgée
par le développement d'un langage et de techniques com-
positionnelles complexes et hautement spécialisés, qui
forment les conditions nécessaires de 1' identification de la
musique avec un savoir créateur hors du commun94 • Mais

94. Pour une analyse du style héroïque beethovenien, tel qu'il a


été forgé par le compositeur, tel qu'il a été reçu par les générations
successives d'auditeurs et tel qu'il est devenu une valeur culturelle,
voir Scott Bumham, Beethoven Hero, Princeton, Princeton University
Press, 1995.

625
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ces valeurs de sérieux, de grandeur, de difficulté, doivent


aussi être examinées comme un élément de rhétorique
professionnelle destiné, comme nous 1' apprend la socio-
logie des professions, à séparer une élite de musiciens,
qui revendiquent un savoir et une compétence supérieurs,
d'une base moins cultivée, occupée à des activités plus
communes. Rosen rappelle ainsi que la première association
syndicale de musiciens, fondée à Vienne au début des
années 1780, refusait d'affilier les musiciens de danse :
ce point indique quelle ressource la qualification des
niveaux de pratique peut offrir dans la concurrence qui
accompagne l'expansion d'un marché professionnel.

Pour qui veut concevoir le monde artistique comme


une arène où la répartition des ressources procurées par
les positions sociales occupées se propage aux destinées
artistiques et aux contenus de l'innovation, les luttes de
concurrence sont un jeu à somme nulle : tout ce qui est
gagné par les uns est perdu par les autres. Donc tout ce
que Beethoven parviendrait à capter grâce à ses relations
tôt établies avec la noblesse de Bonn puis de Vienne,
agirait comme un mécanisme de concentration des moyens
du succès. Il en irait de même pour les mécènes et les
publics : tout ce qui est sous 1' emprise des premiers
équivaut à une énergie de domination sociale sur les
seconds. Le mécène a sur l'artiste la supériorité que
lui confère son pouvoir social et économique ; 1' artiste
tire parti de ses soutiens pour se forger une réputation
auprès de publics qui se laissent persuader de soutenir ses
audaces. L'une des conclusions radicales qui est tirée par
certains, à partir d'une telle explication de la réussite, est
que l'admiration pour Beethoven méconnaîtrait la violence
sociale qui a rendu possible la carrière de Beethoven.
La déstabilisation constructionniste, qui voudrait se
présenter sous les traits d'une salutaire démythification

626
COMMENT ANALYSER LA GRANDEUR ARTISTIQUE?

des grandeurs sacrées, en viendrait ainsi à transformer, de


proche en proche, tout le contenu de la culture savante
en une gigantesque comptabilité sociale négative.
Quel argument opposer à cette entreprise de réduction
des valeurs et des significations de 1' art à de purs rapports
de force et à des manifestations de violence sociale ? La
réponse depuis longtemps avancée était contenue dans
1' argument de 1'autonomie relative de 1' art, et dans celui
de 1' exceptionnalité sociale du grand artiste, telles que
je les ai examinées d'abord.
Si l'accomplissement individuel dans des activités créa-
trices ne se résumait qu'à un jeu à somme nulle, nous
ne pourrions pas comprendre pourquoi les considérables
inégalités de réputation, quels qu'en soient les déterminants
et la pérennité, sont si légitimes qu'elles transforment les
œuvres issues de toutes les compétitions artistiques en biens
publics, dans ces « halls of fame » que sont les musées
et autres organisations financées par la collectivité pour
conserver, étudier, diffuser et faire connaître les vainqueurs
des tournois de célébrité. Le génie, comme manifestation
d'une aptitude exceptionnellement supérieure, serait introu-
vable dans une société où il serait omniprésent, totalement
«démocratisé» comme une manifestation d'indifférencia-
tion interindividuelle, dans une société où chacun serait
porteur d'égales capacités d' autoréalisation dans toutes
sortes d'activités et pourrait les actualiser sans limites ni
confrontation concurrentielle. Il faudrait en somme une
surabondance des talents pour abolir la différenciation
interindividuelle, dont l'artiste génial est l'incarnation
hyperbolique. C'est l'une des contradictions les plus pro-
fondes de la critique sociale de 1' art qui affleure ici : les
écarts de talent, et toutes les inégalités qu'ils engendrent et
légitiment, ne perdraient leur influence et leur importance
que si nulle ressource n'était plus réellement rare.
CHAPITRE 8

La précocité créatrice
et les conditions sociales de 1'exception

Dans les deux précédents chapitres, j'ai longuement


examiné les contributions que la science sociale peut
apporter à l'analyse du talent et du génie. J'ai, au passage,
évoqué 1'un des leviers les plus puissants de la dynamique
d'avantage cumulatif qui suscite des écarts de réussite
considérables entre les artistes et entre les scientifiques, la
précocité de la manifestation des qualités les plus prisées.
En musique, c'est dans le monde des interprètes que la
production des enfants prodiges et le lancement précoce
des carrières de soliste virtuose se sont banalisés depuis
deux siècles. L'équation de la réussite très sélective y
opère avec une évidence toute particulière. Mais 1' offre
et la demande de précocité créatrice ont leurs propriétés
contingentes, elles ont une histoire, comme le cas des
génies précoces de la composition musicale savante peut
nous 1' enseigner.
Le petit musicien prodige n'est plus aujourd'hui com-
positeur. Les Mozart, Rossini, Chopin, Liszt, Weber ou
Bizet des siècles écoulés ont fait place à une autre réalité
du professionnalisme créateur et à un autre tempo de
la carrière. Les principaux compositeurs du xxe siècle
n'ont, avant 1' âge de vingt ans, donné de leurs capacités
créatrices à peu près aucun témoignage annonciateur qui
soit demeuré pour lui-même et non comme un simple
document valorisé par la gloire ultérieure de 1' artiste.

628
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

A fortiori, rien ne se compare dans 1'activité et la pro-


duction des compositeurs actuels à la somme d'œuvres
tôt écrites par les plus précoces des compositeurs des
siècles passés.
Il serait pourtant naïf de voir dans ce passé comme
un âge d'or, un temps heureux où pouvaient se concilier
en des destins d'exception l'éclosion précoce des talents
et la force du génie créateur souverain. Si le talent et
le génie sont considérés d'abord comme des grandeurs
relatives, qui expriment la rareté des capacités artistiques
ou intellectuelles candidates à la reconnaissance publique
et la rareté des consécrations glorieuses et durables, le
constat d'une disparition du phénomène de la précocité
créatrice peut recevoir plusieurs interprétations. Soit la
sacralisation de la création musicale du passé a permis
de transfigurer la production initiale des compositeurs
les plus fêtés des siècles antérieurs en un témoignage
indiscutablement prophétique des heureuses réalisations
de leur maturité, mais n'a plus sa contrepartie dans la
célébration des compositeurs contemporains, faute d'un
niveau de consécration suffisant ou d'une semblable
fascination pour 1' accomplissement précoce du talent.
Soit la rareté des talents d'exception ne peut plus se
manifester avec la précocité qui fut celle d'un Mozart,
d'un Mendelssohn ou d'un Schubert, parce que la compo-
sition contemporaine ne mobilise plus et ne valorise plus
de semblable manière les qualités que peut manifester
très tôt un enfant. Soit notre siècle banalise, à travers
la célébration de la créativité, la conception romantique
du génie et en « démocratise » la manifestation. Avant
d'examiner ces diverses hypothèses, il importe de pré-
ciser le constat d'un recul de la précocité créatrice et
d'en discuter la portée.

629
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La précocité : légendes et faits

La précocité du don et le hasard de la découverte


des talents innés constituent les thèmes obligés de la
célébration du génie, dans la « formule biographique »
type qu'on peut construire d'après les traits les plus
récurrents des biographies d'artiste. Le motif de la pré-
cocité a pour corrélats habituels l'appel irrésistible de la
vocation, la prédestination, 1' autodidaxie, la capacité du
jeune prodige de triompher des obstacles mis sur sa route
et notamment des oppositions familiales, et 1' ascension
sociale de l'artiste d'humble origine, qui doit à son
talent et aux hasards des rencontres lui permettant de
manifester ce talent d'accéder au faîte des honneurs et
de la réussite sociale. Ce que Ernst Kris et Otto Kurz,
dans leur enquête sur L'image de l'artiste, résument
dans le schéma téléologique suivant :

«Tout pousse l'enfant à accomplir un jour de grandes


œuvres. La série de hasards qui conduit à la découverte
de son talent et, ultérieurement, à sa brillante ascension,
est en fait donnée dans 1' énoncé biographique comme la
conséquence inéluctable de son génie. Son statut d'enfant
prodige - déjà miraculeux en soi - exprime les faveurs
spéciales qui lui ont été accordées par le ciel 1• »

Si les thèmes évoqués et leur cristallisation romantique


sont des éléments récurrents d'une formule biographique
typifiant l'image de l'artiste, s'agit-il alors d'une pure
invention mythologique, bâtie par extrapolation à partir
de quelques cas particuliers ? Il est sans doute vain de
chercher à vérifier la légende en estimant la probabilité de

1. Ernst Kris, Otto Kurz, L'Image de l'artiste, trad. fr., Marseille,


1979 [1934], p. 67.

630
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

la précocité dans la carrière des artistes. Bien des carrières


glorieuses ont débuté plus tardivement, et 1'hypothèse
d'une corrélation entre la précocité et la détention d'un
talent suffisant est malaisée à tester en raison de l'indé-
termination des deux variables elles-mêmes- comment
définir et graduer le talent artistique et comment définir
la précocité? Comme je l'ai souligné dans les deux cha-
pitres précédents, le talent est précisément cette notion
qui sert à nommer un ensemble de qualités plus diverses
et plus difficilement spécifiables que les simples habi-
letés techniques et la manipulation virtuose des savoirs
transmis, puisque la production des artistes est évaluée
à 1'aune de son originalité, de sa valeur distinctive, à
travers d'innombrables comparaisons relatives.
On sait, par 1'enquête historique autant que par 1' étude
statistique des carrières des différentes populations
d'artistes contemporains, à quelles conditions naissent
et s'affirment le plus probablement les vocations d'artiste.
S'il est une donnée qui s'impose avec la plus grande
régularité statistique dans le cas des musiciens, c'est bien
celle de la précocité des expériences musicales fondatrices
et des manifestations de 1' aptitude du futur musicien,
compositeur ou interprète. Agissant antérieurement à tout
apprentissage formel, la familiarisation précoce avec un
art, la prégnance de 1' environnement culturel tissé par la
famille et par 1' ensemble des investissements artistiques
et culturels qui composent le décor intime de 1'enfant
futur artiste pèsent lourd dans le goût pour une pratique
artistique et dans la succession des décisions et des
orientations qui vont construire une carrière artistique.
Cette éducation privée conditionne directement la réussite
de 1' engagement dans 1' apprentissage formel.
La précocité est 1'argument qui soutient 1' assimilation
si fréquente du talent avec un don, avec une qualité
innée si inégalement distribuée entre les individus qu'elle

631
LE TRAVAIL CRÉATEUR

suscite la fascination de tous ceux qui s'en supposent


dépourvus pour ceux qui la détiennent. Si la formation
de l'ouïe, de la mémoire et de la sensibilité, l'inculcation
des automatismes gestuels et la discipline rigoureuse de
la coordination sensorimotrice peuvent conditionner à
ce point les chances de succès de 1' apprenti musicien,
c'est qu'elles doivent façonner l'enfant très tôt, comme
pour révéler des capacités innées, très inégalement dis-
tribuées parmi les individus. La précocité serait donc,
paradoxalement, tout à la fois cet impératif propre
aux apprentissages artistiques les plus techniques et
la négation des pouvoirs de 1'apprentissage, puisque
celui-ci ne ferait que révéler et développer des aptitudes
préexistantes.
Il faut en réalité décomposer 1' argument. L'étude des
biographies des musiciens montre combien l'ampleur et
la réussite de la familiarisation dès la prime enfance sont
statistiquement liées à la culture et à la pratique musi-
cales des parents : 1' accent sera alors mis sur la relation
directe entre la distribution sociale de la préférence pour
la musique et 1' étroitesse sociale du recrutement des
apprentis musiciens2• Cette situation d'inégale probabilité
de la formation du « goût » musical selon les milieux

2. Le cas de la formation musicale classique est très éloquent,


puisque la fréquentation, la connaissance et la pratique de celle-ci
sont parmi les plus inégalement distribuées socialement. D'où la
forte proportion d'élèves des écoles de musique originaires des
classes supérieures (45 %en 1980 selon l'enquête d'Antoine Hennion,
Françoise Martinat et Jean-Pierre Vignolle, Les Conservatoires et leurs
élèves, Paris, La Documentation française, 1983). Cette proportion est
d'autant plus grande qu'on s'élève dans la hiérarchie des établisse-
ments : ainsi, au début des années 1980 (période sur laquelle portait
l'enquête citée), près de 55 % des élèves du Conservatoire national
supérieur de musique de Paris étaient issus des classes supérieures.

632
LA PRÉCOCITÉ CRÉATRICE

sociaux conduit à récuser 1' assimilation stéréotypée du


génie à un don divin ou naturel, aléatoirement distri-
bué. Pourtant, les écarts de réussite entre des artistes
initialement placés dans des conditions comparables
d'apprentissage et d'investissement psychique démontrent
la complexité du phénomène de la révélation du talent et
le caractère probabiliste de la relation entre dispositions
et consécration.

Le calendrier de la précocité

L'une des objections élémentaires à une interprétation


trop rigide de la relation entre 1' âge de la manifestation
des dons et la capacité créatrice tient au calendrier
même de la précocité, étant donné 1'évolution de 1' espé-
rance de vie et la modification du calendrier social et
biologique de la maturation individuelle à travers le
temps. L'accomplissement artistique à 18 ans pouvait-
il se manifester avec la même probabilité et revêtir la
même signification en 1775, en 1830, en 1880 ou en
1950, pour évoquer les repères chronologiques les plus
saillants de la biographie des compositeurs cités ici ?
Une estimation de 1' espérance moyenne de vie aux
différentes époques de l'histoire européenne moderne
a été calculée pour les écrivains et les musiciens 3 •
L'espérance de vie à la naissance passe de 44 ans au
XVIIe siècle à 52 ans au XVIIIe siècle et à 54 ans entre
1800 et 1870. À titre de comparaison, les valeurs pour
la population française étaient respectivement de 25 ans,
37 ans et 44 ans. Faute de données comparables pour
la période plus récente, l'hypothèse d'une influence de

3. Jacques Houdaille, «L'espérance de vie des écrivains et des


musiciens», Population, janvier-février 1989, 1.

633
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1'allongement de 1'espérance de vie sur le calendrier


biographique de la maturation artistique ne peut être
ni démontrée ni rejetée.
Le phénomène de 1' enfant prodige occupe essentielle-
ment la période 1680-1840, alors que la durée moyenne
de vie s'allonge continûment, ce qui suggérerait une
courbe en cloche, avec une émergence du phénomène
à la fin du xvne siècle, un pic autour de 1750-1810,
et une décrue par la suite. L'allongement continu de
l'espérance de vie contrarierait-ilia précocité créatrice?
Le schéma causal serait : à vie brève, débuts précoces
et création intensive. Il peut être transformé en légende
fascinante, s'il est agrémenté de l'argument que l'artiste
aurait une obscure conscience prémonitoire de sa fin
prématurée et contracterait dans 1' intensité d'effort ce
que le temps ne lui donne pas, provoquant ainsi sa mort
prématurée. C'est ce qu'avancent des biographies de
compositeurs tôt féconds et tôt disparus : Mozart dispa-
raît à 36 ans, Mendelssohn à 38 ans, Weber à 40 ans,
Schubert à 31 ans, Bizet à 37 ans, Chopin à 39 ans, et
Rossini n'écrira plus d'opéra après 37 ans, comme s'il
avait vécu 1' essentiel de sa vie en raccourci, dans ses
années de fécondité juvénile. Nos contemporains, qui
vivent en moyenne plus vieux, sont-ils moins tenaillés
par l'urgence quasi métaphysique qui était réputée habi-
ter les génies exceptionnellement précoces d'autrefois
et qui les amenait à la défaite prématurée contre la
mort qu'ils s'employaient précisément à conjurer par
une dépense illimitée d'énergie? Mais on trouverait
aussi maints contre-exemples de relative ou grande
longévité, dans les périodes de forte manifestation de
la précocité : Haydn, Beethoven, Liszt, Berlioz, Brahms
ou Saint-Saens.
À 1' évidence, pour comprendre pourquoi « 1' âge auquel
le talent commence à s'exprimer en moyenne (il n'est,

634
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

en effet, d'autre calcul possible) est très variable selon


les périodes historiques 4 », il faut prendre en compte
d'autres facteurs.

La précocité du génie :
une certitude rétrospective ?

L'une des forces du stéréotype que constitue le por-


trait de 1' artiste en génie précoce tient aux conjurations
de l'incertitude qu'opère la rationalisation a posteriori.
Plaçons-nous à l'instant t, au moment où un ensemble
d'enfants ou d'adolescents d'une même génération mani-
festent des dons artistiques et s'engagent dans des appren-
tissages artistiques orientés vers un projet professionnel.
Il s'agit de savoir lequel, parmi ces enfants dont les
talents s'affirment précocement, deviendra, à l'instant
t + n, un artiste accompli candidat à la consécration.
Dans ce cas, la précocité peut constituer une condition
nécessaire, comme c'est le cas dans les métiers artis-
tiques exigeant un apprentissage long et rigoureux, mais
non une condition suffisante, puisque la compétition se
prolonge dans le temps de la maturité. Si la précocité
peut procurer un avantage, la réussite comporte en effet
bien des dimensions qui ne sont pas toutes liées à la
vitesse d'acquisition d'une technique et d'une somme
d'expériences créatrices. Dans tous les cas, une sélection
sévère interviendra, et ne conservera qu'à une infime
minorité de vocations précoces la qualité de manifesta-
tions annonciatrices du talent mature. Ces quelques rares
élus attirent plus volontiers l'intérêt des biographes qui
en font leurs héros.
Si nous nous plaçons maintenant à l'instant t + n,

4. Ernst Kris, Otto Kurz, L'Image de l'artiste, op. cit., p. 59.

635
LE TRAVAIL CRÉATEUR

c'est-à-dire à un moment où l'on peut juger de l'activité


d'une génération de créateurs, nous rechercherons dans
la biographie des plus importants quelles dispositions ils
ont manifestées dans leur enfance et leur adolescence, n
années plus tôt, à l'instant t. C'est toucher du doigt une
ambiguïté essentielle : pour que la précocité créatrice fasse
impression, encore faut-il que l'artiste ait manifesté par la
suite un talent qui lui vaille la consécration. En d'autres
termes, la précocité est, s'agissant des créateurs retenus
par 1'histoire, une valeur observée rétrospectivement : si
Mendelssohn n'avait pas produit dans sa maturité une
œuvre propre à l'installer durablement dans le panthéon
des gloires artistiques, sa précocité perdrait 1' essentiel de
sa séduction et de sa signification, puisqu'elle n'aurait
pas eu valeur d'anticipation sur l'épanouissement de ses
capacités d'artiste.
Corrélativement, tel créateur parvenant progressivement
à la consécration, à travers les épreuves de la concur-
rence avec ses pairs, cristallise 1' attention des critiques,
des musicologues, des éditeurs et des interprètes, de son
vivant ou, plus souvent encore, après sa mort, quand la
célébration de son génie conduit à explorer toute sa pro-
duction et à réévaluer à 1' aune de sa position historique
tout son catalogue d'œuvres. Toutes les conditions sont
réunies pour que puissent être décelés, rétrospectivement,
sans grand risque d'erreur, les témoignages avant-coureurs
de la valeur future du glorieux créateur.
Le mécanisme complexe des redécouvertes en art, si
subtilement exploré par Francis Haskell 5 pour la peinture,
joue fréquemment sur la réévaluation ou, tout simple-
ment, sur l'exhumation d'œuvres de jeunesse inconnues
ou ignorées, pour reconstruire la destinée de 1' artiste et

5. Francis Haskell, La Norme et le Caprice, trad. fr., Paris,


Flammarion, 1986 [1976].

636
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

le grandir jusque dans les manifestations les plus bal-


butiantes de son génie. Encore faut-il que le créateur
ait connu la gloire ou une consécration significative
de son vivant, car les phénomènes de redécouverte, si
variés soient leurs motifs, ne vont pas jusqu'à inverser
radicalement les jugements de 1'histoire, en réhabilitant
des artistes totalement méconnus de leurs contemporains6 •
Ce qui explique pourquoi les créations d'enfants ou
d'adolescents précoces considérés sur le moment même
comme des prodiges ne laissent aucune trace ni aucune
chance de réévaluation, si leurs jeunes auteurs n'ont
pas eu ensuite une carrière et une production accom-
plies. C'est signaler aussi combien la reconnaissance
de la précocité créatrice est dépendante des conditions
historiquement changeantes de la valorisation et de la
consécration des artistes.

Les conditions historiques de la précocité créatrice

La précocité n'est pas simplement une sorte de situation


exceptionnelle qui vaudrait à quelques rares artistes un
avantage initial décisif, c'est une condition nécessaire
à la formation de la sensibilité et à 1'acquisition com-
plète des capacités physiques et cognitives requises dans
la pratique d'un art ésotérique et hautement technique
comme 1' est la musique savante. La précocité suppose
que 1' enfant soit régulièrement exposé à des situations
dans lesquelles la musique est non seulement présente,
mais fortement valorisée. La médiation familiale constitue
le corrélat de la précocité parce que, tout au long de la
période décisive de sensibilisation, les parents sont les

6. Daniel Milo, « Le phénix culturel : de la résurrection dans


l'histoire de l'art», Revue française de sociologie, 1986, 27(3).

637
LE TRAVAIL CRÉATEUR

adultes les plus influents et qu'ils contribuent le plus


directement à façonner 1' environnement quotidien de
1' enfant. Qui plus est, 1'exigence très contraignante de
discipline corporelle et mentale imposée par les débuts très
jeunes et par la longueur de l'apprentissage instrumental
peut être contrebalancée et motivée continûment par la
densité de la relation affective construite autour de la
situation d'apprentissage. Dans les données biographiques
des compositeurs, telles que peut les recueillir 1' enquête
sociologique à l'échelle d'une population entière de créa-
teurs contemporains7 , deux figures occupent une position
centrale dans les années d'initiation et d'apprentissage :
la mère et le piano, inséparables au point de former le
double 1'un de 1' autre, et de supporter toute la charge
des identifications imaginaires.
Qu'il y ait, depuis un siècle environ, un progressif
effacement de 1' extrême précocité créatrice (au sens
défini plus haut) ne signifie nullement la suspension
de cette exigence d'une familiarisation précoce avec
le monde de la musique savante, avec ses œuvres et
avec ses instruments. Le bref recensement de ceux des
compositeurs marquants du xxe siècle qui ont écrit avant
25 ans des œuvres demeurées partie intégrante de leur
catalogue montre que si Strauss, Chostakovitch, Prokofiev
ou Rachmaninov figurent sans doute parmi les derniers
compositeurs de ce siècle qui aient produit avant leurs
20 ans des œuvres inscrites dans leur catalogue d'opus,
la majorité des principaux créateurs consacrés par le
xxe siècle ont composé, entre 1' âge de 20 et 25 ans, des
œuvres notoires et, pour certains d'entre eux, quelques-
unes de leurs pièces maîtresses.

7. Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du musicien, Paris,


Flammarion, 1983.

638
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRlCE

Tableau 1. Les premières œuvres importantes écrites avant l'âge de


25 ans par un ensemble de compositeurs marquants du xx• siècle

Be la Bartok ( 1881-1945) :Kossuth (orchestre), 1903 ; Première Sonate pour violon


et piano, 1903 ; Rhapsodie pour piano et orchestre, 1904

Alban Berg (1885-1935) : Sieben frühe Lieder (chant et piano, orchestrés


ultérieurement), 1905-1908 ; Sonate pour piano, op. 1, 1907-1908

Luciano Berio (1925-2003): Quintetto (instruments à vent), 1948; Magnificat


(voix et instruments), 1949

Pierre Boulez (1925-) : Sonatine pour flûte et piano, 1946 ; Première Sonate
pour piano, 1946 ; Visage nuptial (1re version, voix et instruments), 1946 ;
Deuxième Sonate pour piano, 1948 ; Livre pour Quatuor, 1949)

Benjamin Britten (1913-1976) : Sinfonietta (orchestre de chambre), 1932;


Variations sur un thème de Frank Bridge (orchestre à cordes), 1937

Dimitri Chostakovitch ( 1906-197 5) : Scherzo (orchestre), 1919 ; Trois danses


fantastiques (piano), 1922 ; Trio, 1923 ; Symphonie n° 1, 1924 ; Octuor, 1925 ;
Sonate n° 1 (piano), 1926 ; Aphorismes (piano), 1927 ; Symphonie n° 2, 1927 ;
Symphonien° 3,1929 ;LeNez(opéra), 1928 ;L'âged'or(ballet), 1930,etc.:
les 27 premiers opus du catalogue du compositeur ont été écrits avant 1932

Claude Debussy (1862-1918): nombreuses mélodies: Nuits d'Étoile, 1878, Beau


Soir, 1879, Chansons, 1881-1884, Fêtes Galantes, 1881-1882, etc.; L'enfant
prodigue (cantate), 1884; Printemps (chœur et orchestre), 1887

Pierre Henry (1927-) :Bidule en Ut (avec P. Schaeffer, mus. concrète), 1949;


Symphonie pour un homme seul (avec P. Schaeffer, mus. concrète), 1950;
Le Microphone bien tempéré (mus. concrète), 1951

Charles Ives (1874-1954): Psaume LXVII (chœur), 1894; Circus Band, 1894;
Quatuor à cordes n° 1, 1896 ; Première Symphonie (orchestre), 1898

Witold Lutoslawski ( 1913-1994) : Sonate pour piano, 1934 ; Variations


symphoniques, 1938

Olivier Messiaen (1908-1992) : Le banquet céleste (orgue), 1928 ; Préludes (piano),


1929; Les Offrandes oubliées, 1930

639
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Darius Milhaud (1892-1974): La brebis égarée (opéra), 1910; Premier Quatuor


à cordes, 1912; Les Choéphores (voix, chœur et orchestre), 1915

KrysztofPenderecki (1937-): Épitaphe (cordes et percussion), 1958; Psaumes de


David (chœur et instruments), 1958 ; Émanations (orchestre), 1959 ; Strophes
(chant et instruments), 1959; Quatuor à cordes, 1960; Anaklasis (cordes
et percussion), 1960; Threni (cordes), 1961 ; Polymorphie (cordes),1961 ;
Phonogrammes (flûte et orchestre de chambre), 1961; Fluorescences
(orchestre), 1962

Francis Poulenc (1899-1963): Rhapsodie Nègre (chant et instruments), 1917; Le


bestiaire (chant et instruments), 1919 : Trois Mouvements Perpétuels (piano),
1919; Les Biches (ballet), 1923

Sergei Prokofiev (1891-1953) :Première sonate pour piano, 1909; 4 Études


(piano), 1909; 4 Pièces (piano), 1911; 4 Pièces (piano), 1912; Toccata
(piano), 1912 ;DeuxièmeSonatepourpiano, 1912 ;DixPièces(piano), 1913;
Premier Concerto pour piano, 1912 ; Deuxième Concerto pour piano, 1913 ;
Suite Scythe (orchestre), 1914, etc.: l'opus 1 à l'opus 20 ont été écrits avant
25 ans

Sergei Rachmaninov (1873-1943): Premier Concerto pour piano, 1890; Pièces


pour piano, 1892 ; Aleko (opéra), 1893 ; Le Rocher (fantaisie pour orchestre),
1893 ; Trio élégiaque, 1893 ; Suite no 1 (2 pianos), 1893 ; Pièces pour piano,
1894 ; Première Symphonie, 1895 ; Moments musicaux (piano), 1896

Maurice Ravel (1875-1937): Sérénade grotesque (piano), 1894; Menuet antique


(piano), 1895 ; Un grand sommeil noir (chant et piano), 1895 ; Schéhérazade
(orchestre), 1898 ; Pavane pour une infante défunte (piano), 1899

Erik Satie (1866-1924) : Quatre Ogives (piano), 1886 ; Trois Sarabandes (piano),
1887; Trois Gymnopédies (piano), 1888; Trois Gnossiennes (piano), 1890

Arnold Schoenberg (1874-1951): 2 Gesiinge (chant et piano), 1898; La Nuit


transfigurée (sextuor à cordes), 1899

Alexandre Scriabine (1872-1915): les 20 premiers opus (pièces pour piano et 2


sonates pour piano) ont été écrits avant 25 ans

Karlheinz Stockhausen (1928-2007) : Kreuzspiel (4 instruments), 1951 ; Spiel


(orchestre), 1952; Klavierstücke !-IV, 1952

640
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

Richard Strauss (1864-1949) :Suite (instruments à vents), 1881; Sérénade


(instruments à vents), 1881 ; Concerto pour violon, 1882 ; Premier Concerto
pour cor, 1883 ; Burlesque (piano et orchestre), 1886 ; Symphonie, 1884 ; Aus
Italien (orchestre), 1886 ; Macbeth (orchestre), 1887 ; Don Juan (orchestre),
1888; Mort et Transfiguration (orchestre), 1889, etc.: les 23 premiers opus
sont datés d'avant ses 25 ans et comprennent également des œuvres pour
piano, de la musique de chambre, des Lieder.

Igor Stravinsky (1882-1971): Symphonie en mi bémol (orchestre), 1905-1907;


Le Faune et la Bergère (chant et orchestre), 1906-1907; Pastorale (chant
et piano), 1907

Anton von Webern (1883-1945): Passacaille, op. 1 (orchestre), 1908

Mon argument est que cette précocité, dans tous les


arts, et, avec un relief particulier, dans la musique, est
inséparable de toute une organisation donnée des appren-
tissages et des savoirs compositionnels, non moins que des
rôles professionnels associés à 1' exercice de la création.
Plus la division du travail s'impose historiquement pour
favoriser la spécialisation des fonctions professionnelles
(essentiellement la composition, 1' activité d'interprète,
la fonction de chef d'orchestre avec sa forte dimension
entrepreneuriale, l'enseignement), plus les combinaisons
de rôles professionnels auxquelles recourent les compo-
siteurs pour soutenir leur carrière créatrice renforcent
la liaison avec les activités d'enseignement et, plus
marginalement, avec les fonctions entrepreneuriales, et
affaiblissent la liaison avec 1' activité professionnelle
d'interprète instrumentiste8 •

8. L'argument est d'abord fondé sur l'analyse statistique que


j'ai réalisée sur les fonctions professionnelles associées à l'activité
créatrice dans la carrière des compositeurs français du :xxe siècle
et sur l'évolution des combinaisons observées (voir Pierre-Michel
Menger, Le Paradoxe du musicien, op. cit. ). Dans son livre Quarter
Notes and Bank Notes. The Economies of Music Composition in the

641
LE TRAVAIL CRÉATEUR

A contrario, les biographies des compositeurs qui ont


été reconnus très précocement comme inhabituellement
doués insistent sur la liaison entre les deux rôles de
créateur et d'interprète. C'est ce que montre l'existence,
pendant toute la période ancienne et baroque, de lignées
familiales de musiciens, qui assuraient la transmission et
1' inculcation immédiate et prégnante des savoirs et des
techniques de 1' art musical. Ces transmissions dynastiques
faisaient coïncider au plus près la socialisation éducative,
l'investissement affectif, l'inculcation de la discipline et
de la maîtrise de soi et la valorisation d'un métier artis-
tique. Ces lignées familiales ont essentiellement existé
dans les temps où la vie musicale avait pour centre les
cours princières ou royales ou quand elle reposait, tant
pour 1' enseignement que pour la production de musique,
sur l'action de l'Église et sur ses organisations régulières,
comme au Moyen-Âge, puis séculières.
La relation intime entre l'activité d'interprète et l'acti-
vité compositionnelle permet de comprendre comment,
par extension progressive, l'apprenti musicien peut passer
de la pratique de 1' instrument et de 1' apprentissage du
langage dans lequel sont écrites les œuvres qu'il joue à
l'invention personnelle. Mais elle n'expliquerait pas si
bien le phénomène du créateur prodige si 1' organisation

Eighteenth and Nineteenth Centuries (Princeton, Princeton University


Press, 2004), Frederic Scherer a analysé en détail la carrière d'un
échantillon de compositeurs connus, nés entre 1650 et 1850. Son
étude du poids relatif des fonctions professionnelles combinées avec
l'activité de compositeur fait apparaître l'importance croissante de
l'enseignement en conservatoire au xrxe siècle, et, pour la dernière
cohorte observée (les compositeurs nés entre 1800 et 1850), le début
du reflux de la position d'instrumentiste d'orchestre et la fin de la
croissance de l'activité d'interprète freelance dans le portefeuille
d'activité de ces créateurs.

642
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

même de la carrière professionnelle du compositeur ne


reposait pas, notamment à partir de Mozart, sur la liaison
entre l'activité d'interprète et l'activité de compositeur, et
sur la valorisation croisée des précocités respectives. La
virtuosité de l'enfant interprète a soutenu l'intérêt public
pour ses capacités créatrices, quand bien même celles-
ci ne produisaient pas de réalisations remarquablement
originales avant 1' adolescence ou le début de 1' âge adulte
(c'est le cas pour Mozart lui-même). Réciproquement, la
précocité du jeune compositeur valorise son art d'inter-
prète, surtout s'il compose pour son propre usage des
œuvres qui mettent en valeur ses talents de virtuose. On
imagine aisément comment pouvaient se renforcer les
deux motifs d'admiration et d'émerveillement quand le
compositeur virtuose n'était encore qu'un petit homme
de 15 ou 10 ans, ou même moins.
Cette relation s'est profondément modifiée au
xxe siècle. L'activité d'interprétation s'était profession-
nalisée au cours du XIXe siècle : la séparation et la
spécialisation des rôles de compositeur et d'interprète
s'accomplirent en même temps que s'imposait progres-
sivement un répertoire d'œuvres classiques. Car l'art de
l'interprète était d'autant plus valorisé pour lui-même que
les œuvres exécutées étaient suffisamment connues des
auditeurs pour leur permettre d'apprécier 1' originalité et
la qualité de la restitution des partitions. Si les valeurs
d'originalité et de maîtrise technique de 1' exécution, en
formant les principes de la compétition artistique entre
interprètes, se fixèrent progressivement sur l'interpré-
tation d'un répertoire d'œuvres connues et consacrées,
c'est cette même dialectique de l'originalité qui condui-
sit les compositeurs, à la fin du XIXe siècle et au long
du xxe siècle, à compliquer le langage tonal ou à le
rejeter et donc à s'éloigner de ce passé qu'exploitaient
toujours plus intensément les interprètes du répertoire.

643
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Cette évolution s'est radicalisée après 1945, en raison


de la contraction du marché des emplois musicaux et
de la spécialisation des carrières, qui provoquait une
concurrence et une sélection plus poussées dans les
métiers d'interprète, mais aussi en raison du schisme
esthétique entre le passé de la musique tonale et les
recherches des avant-gardes sérielles et post-sérielles.
Pour les compositeurs-interprètes nés avant les années
1920, 1' activité créatrice pouvait, au moins au départ,
constituer une extension de leurs compétences techniques
d'instrumentistes, puisque le répertoire qu'ils avaient
assimilé et qu'ils interprétaient était bâti sur les mêmes
principes fondamentaux, sur le même langage tonal, si
avancées que fussent leurs recherches sur le renouvelle-
ment de celui-ci et des formes classiques. Les exemples
de compositeurs virtuoses de leur instrument - presque
exclusivement le piano - et consacrés pour leur double
talent sont devenus progressivement plus rares : Rachma-
ninov et Prokofiev ont été, parmi les créateurs précoces,
les plus fêtés dans la première moitié du xxe siècle.
Plus généralement, la grande majorité des compositeurs
recensés dans le tableau 1 ont fait du piano le centre de
leur apprentissage musical d'enfant et de leurs premiers
essais compositionnels, et d'une partie essentielle de leur
production créatrice de la maturité, du moins parmi les
compositeurs demeurés proches du langage tonal.
La rupture esthétique de 1' atonalisme et du sérialisme
a compromis les chances de succès d'une double car-
rière, ésotérique pour l'activité créatrice, publique et
soumise aux pressions de la demande pour les activités
d'interprète 9 • Par ailleurs, une rupture plus profonde

9. La seule exception à ce constat concerne le rôle de chef


d'orchestre : Pierre Boulez, Leonard Bernstein, Giuseppe Sinopoli
et quelques autres compositeurs dont la carrière s'est déroulée prin-

644
LA PRÉCOCITÉ CRÉA TRI CE

entre le compositeur et l'interprète se faisait jour10 • Les


techniques d'écriture sérielle et post-sérielle ont imposé
un contrôle étroit des paramètres de l'interprétation, qui
répondait à la précision recherchée dans 1'emploi et la
combinaison des paramètres compositionnels. Ce qui
exclut les mille et une libertés et initiatives stylistiques
qui font de 1' interprète du répertoire 1' intermédiaire tant
fêté entre les œuvres familières et le public attentif aux
singularités chatoyantes d'une exécution vivante.
L'une des conditions de 1' extrême précocité créa-
trice s'efface ainsi : 1' apprenti musicien ne peut plus
fonder sa découverte de l'art et de l'invention créatrice
sur des conventions esthétiques et une communauté de
langage qui organisent tout à la fois son apprentissage
des instruments et ses premiers travaux de composition,
tels qu'ils sont mis à l'épreuve du concert public. Il est
logique que la même dichotomie entre 1' inculcation de
savoirs musicaux forgés pour appréhender le répertoire
classique et 1'émancipation des recherches esthétiques à
1' égard des conventions de ce répertoire incite le compo-
siteur contemporain à renier comme de banals exercices
scolaires tous les travaux compositionnels préparatoires
conçus hors de l'impératif d'originalité, puisque celui-ci
est devenu la norme la plus commune de la création,

cipalement dans la seconde partie du xxe siècle doivent une partie


de leur prestige à ce cumul rare de qualités, lorsqu'il est devenu
exceptionnel d'être durablement grand dans l'exercice simultané des
deux rôles de créateur et de chef d'orchestre. Il reste que l'appren-
tissage et l'exercice du métier de chef d'orchestre ne peuvent revêtir
une fonction comparable à l'activité de pianiste, quand il s'agit de
comprendre comment sont reliés la précocité de la maîtrise d'un
instrument et la précocité de la capacité créatrice.
1O. Boris de Schloezer, Marina Scriabine, Problèmes de la musique
moderne, Paris, Éditions de Minuit, 1959.

645
LE TRAVAIL CRÉATEUR

fût-ce dans sa définition exclusivement négative, comme


somme d'interdits syntaxiques et stylistiques révoquant
un passé dépassé. Car le paradoxe forgé par la concep-
tion romantique du génie est bien dans cet impératif
d'originalité. Comme 1' a montré Leonard Meyer11 , le
rejet romantique des conventions mêlait dans une même
sémantique de la création 1' éloge de la sensibilité et de
l'inspiration spontanée, qui reliait le créateur à la nature
et à Dieu, et l'individualisme et l'originalité de l'inven-
tion artistique, conçus comme les vecteurs du progrès en
art. Mais l'originalité était bornée par les contraintes du
langage tonal, qui imposaient à 1' innovation de procéder
par degré dans l'usage des moyens d'innover, et non
par rupture radicale avec les idiomes communs. D'où
la fusion possible des deux dimensions de 1' expressivité
romantique dans la figure de 1' innocence de 1' enfant,
dépositaire de la puissance créatrice de la nature, et dans
la croyance en la «naïveté» du génie.
Mais l'impératif d'originalité se détache de l'idéal
romantique de spontanéité et d'intensité expressive
lorsque les contraintes de langage sont elles-mêmes
mises en question et qu'un changement radical, tel que
le dodécaphonisme, fait apparaître la tonalité comme une
solution arbitraire, historiquement épuisée et dépassable.
L'invention se définit alors plus exclusivement comme
la recherche de solutions techniques à des problèmes
de langage, de forme et de matériau sonore, et l'idéal
hautement individualiste d'originalité s'accorde mal avec
le culte de l'extrême précocité lorsque l'invention et le
génie créateurs sont mesurés à 1' aune des ruptures qui
définissent le degré d'innovation et de modernité d'une
œuvre. Il paraît hautement improbable d'obtenir de l'aspi-

11. Leonard Meyer, Style and Music, Philadelphie, University of


Pennsylvania Press, 1989.

646
LA PRÉCOCITÉ CRÉATRICE

rant créateur qu'il atteigne avant 20 ans une maîtrise


technique des langages musicaux et une conscience aiguë
des défis de l'innovation musicale lorsque l'ambition de
renouvellement s'étend, comme aujourd'hui, à toutes les
conventions cardinales de l'activité musicale : langages,
formalismes compositionnels, matériaux sonores, lutherie,
acoustique des salles, techniques de notation, techniques
de jeu instrumental.
Si précocité il y a, elle tient plutôt de la maturité
exceptionnelle - entre 20 et 25 ans - d'un jeune cher-
cheur, conformément à l'analogie, fortement sollicitée
par les compositeurs contemporains, de 1' activité créatrice
avec un travail de recherche.

La démocratisation de la précocité créatrice

Si le compositeur reconnu talentueux dès l'identifica-


tion précoce de son inventivité ne figure plus au répertoire
des incarnations spectaculaires de 1' exception créatrice,
un substitut lui a été inventé, qui atteste, a contrario,
combien cette figure de 1'histoire des arts qu'est 1' enfant
prodige est, en musique plus visiblement peut-être que
dans d'autres arts, inséparable d'un système d'appren-
tissage. Dans un monde musical stable, 1' apprentissage
d'où émerge la précocité exploitait la solidarité essentielle
entre les différents éléments conventionnels de l'acti-
vité musicale 12 , les techniques de notation, la lutherie

12. Le terme de convention est tiré par Howard Becker (Les


Mondes de l'art, trad. fr., Paris, Flammarion, 1988) de sa lecture
de David Lewis (Convention. A philosophical Study, Cambridge,
Harvard University Press, 1969). Il emprunte à la théorie des jeux
1' idée que les récurrences constamment observées dans les activités
collectives et les règles et normes dont elles peuvent procéder doivent

647
LE TRAVAIL CRÉATEUR

instrumentale, les techniques d'interprétation, les règles


syntaxiques et stylistiques d'écriture et de composition
et les modes de perception et de consommation de la
musique produite. J'ai indiqué que la figure de 1'enfant
créateur prodige se loge dans le réseau de ces propriétés
solidaires.
Dans un monde musical saisi par le relativisme
esthétique, la négation de 1'ordre ancien affecte tous
les maillons de la chaîne décrite à l'instant, comme le
manifeste la création électroacoustique: l'enfant prodige,
d'exception, peut y devenir la règle. Voyons comment.
L'invention de l'électroacoustique et sa pratique domi-
nante n'avaient aucun lien avec les modalités tradition-
nelles de composition, fondées sur l'acquisition d'un
savoir ésotérique, sur de longues années d'apprentissage
et sur des· rapports de coopération constants avec les
principaux acteurs du système de distribution (inter-
prètes, éditeurs, entrepreneurs de concerts, administra-
teurs d'orchestres et organismes de diffusion vivante,
etc.). Elle a fait d'autre part appel à des équipements et
des techniques de manipulation et de montage sonores
aisément maîtrisables par un apprentissage sur le tas.
Ces deux propriétés expliquent pourquoi la majorité

toujours être conçues comme des formes stabilisées d'arrangement


entre les acteurs sociaux. La notion sert à désigner tout à la fois
une communauté d'expériences et de pratiques propres à un groupe
social, et des techniques apprises et employées, des règles de création
et d'action, des instruments, des éléments de langage, des propriétés
physiques, acoustiques, spatiales, des codes de perception esthétique.
C'est en insistant sur la parenté entre des pratiques, des techniques,
des objets, des perceptions, des significations, des connaissances, que
Becker peut montrer comment les acteurs d'un monde social peuvent
se coordonner sans se concerter, et comment l'innovation révèle les
coûts implicites de cette coordination stabilisée, en obligeant les
acteurs à se concerter à nouveaux frais.

648
LA PRÉCOCITÉ CRÉATRICE

des praticiens de 1' électroacoustique sont des musiciens


autodidactes ou des produits de filières d'apprentissage
musical moins sélectives et moins spécialisées que celles
dont sont issus la quasi-totalité des compositeurs faisant
activement carrière dans le monde de la composition
instrumentale et orchestrale.
Pour mobiliser autour d'elle les ressources matérielles
et humaines lui permettant de s'établir et de durer, une
innovation esthétique aussi éloignée des conventions
traditionnelles de notation, d'écriture et d'instrumentation
que l'était la production d'œuvres par des moyens exclu-
sivement électroacoustiques exigeait la formation d'un
segment séparé d'activités, doté de moyens autonomes,
d'un système particulier d'apprentissage, de débouchés
spécifiques et de normes particulières de reconnais-
sance et d'évaluation des œuvres et des talents, bref, la
construction de 1' appareil institutionnel propre au monde
de 1' art nouveau à inventer.
La création d'un nouveau segment de création musicale
s'est accompagnée de 1' invention de nouvelles pédagogies
musicales, dont le credo commun est à coup sûr la doc-
trine de la créativité 13 • Il fallait en effet inventer d'autres
relations entre désir d'inventer et capacité de pratiquer
la musique dès lors que les technologies employées
faisaient disparaître l'exigence d'un savoir spécifique
longuement appris et supprimaient tout ensemble le rôle
clé de l'instrumentiste-interprète et la réalité même d'un
répertoire d'œuvres à exécuter d'après partition.
La relation triangulaire entre compositeur, interprète
et auditeur étant diminuée de la médiation centrale de
1' interprète, instrumentiste professionnel ou praticien
amateur, il importait en effet de réaménager, au moins

13. Pierre-Michel Menger, Les Laboratoires de la création musi-


cale, Paris, La Documentation française, 1989.

649
LE TRAVAIL CRÉATEUR

en théorie, la situation de 1'auditeur pour éviter de le


confiner dans une passivité encore supérieure à celle de
1' ordre musical ancien, où la ressource de 1' appropria-
tion des textes musicaux par la pratique instrumentale
personnelle constituait un cheminement sélectif dans la
connaissance et la jouissance musiciennes. Le mieux
n'est-il pas alors d'abolir, au moins déclarativement, la
distance entre celui qui produit la musique et celui qui
la consomme, ultime vestige d'une époque révolue?
Chaque individu est réputé être un créateur en puis-
sance : les nouvelles machines le feraient accéder à 1' acte
créateur sans la médiation laborieuse et mutilante de
1' apprentissage instrumental et compositionnel classique.
La discipline musicale traditionnelle est vue comme un
système de codes uniformément inculqués, de règles
contraignantes, de schématismes appauvrissant la matière
sonore; la séparation entre le compositeur, l'interprète et
1'auditeur et, pour chacun de ces rôles, entre profession-
nels ou spécialistes et amateurs est tenue pour rigide, car
fondée sur des différences de compétence et de savoir
exagérément fortes. Le jeu instrumental classique est
présenté comme un dressage, et la compétence com-
positionnelle comme le résultat d'une inculcation bien
trop rigoureuse. Le déficit en spontanéité, en plaisir et
en motivation atteindrait son sommet chez le consom-
mateur, puisque la division des rôles le figerait dans la
passivité de l'auditeur privé à jamais des moyens de
faire travailler son imagination et d'inventer.
Les pédagogies usagères des équipements électroacous-
tiques, qui, pour l'essentiel, transposent à la musique le
contenu doctrinal des pédagogies d'éveil, se présentent
comme naturelles, respectueuses de l'individu, non direc-
tives, démocratiques. Dans la perspective proposée, le
sujet n'est plus tant à l'écoute de l'éducateur qu'à l'écoute
de lui-même, de son corps, de ses gestes, des sons qu'il

650
LA PRÉCOCITÉ CRÉATRICE

produit sur ses machines : la situation pédagogique doit


se faire oublier puisqu'elle n'a pour but que de créer
les conditions de la spontanéité créatrice.
La pédagogie assistée des technologies contemporaines
a été présentée comme une forme supérieure (et accélérée)
de démocratisation, puisqu'elle en appelle non pas à des
savoirs, qui sont inégalement accessibles et inégalement
distribués, mais à la bonne nature individuelle, et qu'elle
veut promouvoir une égalité devant le droit et la capa-
cité de devenir créateur. La culture musicale héritée est
présentée comme ce répertoire figé d'habitudes et de
conditionnements inhibiteurs qu'il faut dissoudre pour
permettre à chacun d'exprimer sa force d'invention. D'où
le primat du corps et du geste librement guidés, et garants
de 1' épanouissement du plaisir, contre les techniques
habituelles d'inculcation des automatismes gestuels et
cognitifs. D'où aussi, solidairement, l'invention d'un natu-
ralisme sonore qui substitue aux conventions culturelles
(gamme, lutherie à tempérament, code solfégique, règles
d'agencement des énoncés musicaux ... ) un matérialisme
élémentaire des objets sonores, corrélat de l'activité
libératrice de l'imagination dans un corps spontané. Ce
matérialisme pousse au plus loin ce qu'Adorno appelait
la désensibilisation du matériau musical façonné par la
tradition classique, en attribuant à la matière première des
objets sonores générés par les machines ou à celle des
bruits captés dans le monde environnant des propriétés
intimes équivalentes ou même supérieures en complexité
aux élaborations secondaires les plus sophistiquées de
la pensée compositionnelle qui recourt à 1' organisation
culturelle des sons en notes, gammes, fonctions, pola-
rités. La relation entre le sujet et le monde des objets
sonores, réputé plus naturel que culturel, prend ainsi la
forme d'un état d'harmonie fusionnelle.
Et au centre de cette nouvelle scène, 1'enfant est

651
LE TRAVAIL CRÉATEUR

l'acteur et le témoin par excellence de cette supériorité


proclamée des dispositions sur les acquisitions, de l'inven-
tion sur 1'apprentissage, de 1'expérience sur 1'exercice,
de l'improvisation sur la règle, du jeu sur la discipline,
de 1'auto-apprentissage sur 1' autorité.
Cette figure annoncée - et promue par les pédagogies
musicales d'éveil - de la précocité créatrice incarne
l'utopie de la démocratisation du génie plus qu'elle
n'atteste une révolution en cours de l'activité créatrice.
À bien des égards, elle s'apparente, malgré le contexte
de son invention, à la conception du génie popularisée
par le romantisme et à la liaison opérée par celui-ci entre
génie et innocence naturelle de 1' enfant. Égalitarisme,
a-contextualité et répudiation des conventions, a fait
remarquer Leonard Meyer 14, sont des caractéristiques
cardinales de la conception romantique du génie. Comme
dans celle-ci, la « créativité » des contemporains est
délivrée de toute pesanteur sociale et de toute influence
d'un contexte donné, et des dimensions inégalitaires
qu'impliquerait un accès laborieux et coûteux aux moyens
de 1' épanouissement du talent individuel, dès lors que les
dons sont innés et révélés dès 1' enfance, hors de toute
convention culturelle et de toute distinction de classe.
L'invention d'une cité musicale idéale obéit à la formule
utopique par excellence de la précocité prodigieuse, qui
fait de tout artiste le fils de ses œuvres et de tout enfant
un candidat idéal à cet état d'accomplissement de soi.

14. Leonard Meyer, Style and Music, op. cit.


CHAPITRE 9

Les profils de l'inachèvement.


L 'œuvre de Rodin
et la pluralité de ses incomplétudes

La détermination ordinaire de 1' œuvre, dans les arts


savants, est celle d'une réalité achevée, durable, com-
plète et close sur la pérennité de son être-là, candidate
à 1'éternité matérielle et culturelle. Ce qui lui advient lui
est postérieur, et 1' affecte comme peut être affectée une
chose complètement formée quand elle est précipitée dans
les turbulences de son destin temporel. Des regards, des
lectures, des interprétations successives viendront déposer
sur elle de multiples attributions de significations. Des
protocoles d'exposition, de mise en forme éditoriale, de
diffusion 1' ouvriront à de multiples mises en relation
en 1' inscrivant dans des contextes changeants où ses
significations seront mises en perspective. Des opérations
matérielles de transformation (transfert sur des supports
de reproduction transmettant une quantité variable des
caractéristiques initiales de 1' œuvre) et de restauration
vont inscrire sa pérennité dans un flux imprévisible
d'usages et de manipulations. L'œuvre est ce qui, dans
ce mouvement héraclitéen, se tient là, identique à soi,
par son nom, par sa désignation, par ses caractéristiques
répertoriées, par l'identification de ses déplacements et
de ses transferts de propriété.
Mais qu'advient-il d'une œuvre inachevée? L'histoire
de l'art est peuplée de cas d'œuvres inachevées, sculp-
tures de Michel-Ange ou de Rodin, toiles de Léonard

653
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de Vinci, Turner ou Picasso, symphonies de Schubert,


Bruckner ou Mahler, opéras de Berg ou Debussy, romans
de Kafka, James ou Musil, œuvres philosophiques de
Pascal ou Nietzsche, incarnations poétiques du Chef-
d'œuvre inconnu de Balzac tel le Livre de Mallarmé,
transcriptions explicites des errements du créateur comme
celle qui est pratiquée par Ponge dans Pour un Malherbe.
Elles sont énigmatiques si aucune information ne nous est
parvenue sur le cours interrompu de leur création ; elles
peuvent aussi avoir été décrites par leur auteur comme
impossibles à achever parce que cent fois recommen-
cées et cent fois récusées, elles ont pu être remisées et
redécouvertes par 1' artiste ou par la postérité et mises
en circulation, avec ou sans le consentement explicite
de 1' artiste (Kafka fut heureusement trahi par son ami
et exécuteur testamentaire Max Brod), elles ont pu être
interrompues brutalement par la mort de 1' artiste - parmi
les cas les plus émouvants figure l'ultime page de l'Art
de la fugue où Bach signe son extraordinaire travail de
composition en introduisant les quatre notes qui épellent
son nom pour former le contre-sujet de la triple fugue
dont le développement est suspendu en pleine course
par la mort du compositeur.
Je prends ici pour centre de mon questionnement
1' œuvre d'Auguste Rodin. Trois exemples permettront
d'emblée de suggérer les défis qu'elle adresse à l'analyse
et de désigner la variabilité des pratiques de cet artiste.
Dans son Rodin, Antoinette Le Normand-Romain 1
présente La Méditation sous trois aspects : un plâtre
en grande version sans bras et inachevé daté de « vers
1896-1899 » (p. 80), un plâtre de la petite version daté
de « vers 1895 » (p. 106), un bronze de la petite version

1. Antoinette Le Normand-Romain, Rodin, Paris, Flammarion,


1997.

654
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

daté de «vers 1887-1897 » (p. 155). Nous apprenons


que La Méditation qui figure comme muse dans le
monument à Victor Hugo (premier projet, quatrième
maquette) était issue du vantail gauche de La Porte
de l'Enfer, et qu'elle a été complétée et modifiée pour
devenir une figure indépendante.
L'Homme au nez cassé, tenu pour le premier chef-
d' œuvre de Rodin et réalisé à 23 ans, est une œuvre
accidentée : la terre cuite qui fut présentée au Salon
de 1864 était le masque qui avait survécu après le bris
accidentel de la tête complète modelée initialement. Leo
Steinberg2, qui fait remarquer que Michel-Ange, figure
emblématique de l'art de la sculpture, avait lui-même le
nez cassé, note que « vingt ans plus tard, Rodin réalisa
une réplique en réduction du Nez cassé, qu'il voulait
faire figurer dans la Porte de 1'Enfer, et cette nouvelle
version témoigne de 1' orientation prise par sa réflexion :
la malléabilité du nez qu'un malheureux hasard avait
provoquée est ici devenue le caractère déterminant.
Désormais, c'est le visage tout entier qui est un milieu
instable, une mer houleuse».
Le troisième exemple est celui de La Porte de 1'Enfer.
Rodin travailla quelque vingt années à cette œuvre qui
parut incarner le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, jusqu'à
sa présentation en 1900, mais elle avait été dépouillée
alors des grappes de figures antérieurement suspendues
à ses panneaux. L'œuvre résultait d'une commande
publique, et sa gestation si longue avait déclenché une
véritable chronique publique de l'inachèvement, feuilleton
journalistique des bluffs et des signes d'impuissance du
génie créateur. Le paradoxe est que cette œuvre, qui
symbolise l'inachèvement du plus grand projet de Rodin,

2. Leo Steinberg, Le Retour de Rodin, trad. fr., Paris, Macula,


1991' p. 10-11.

655
LE TRAVAIL CRÉATEUR

a constitué la matrice génératrice d'une foule d'œuvres


isolées, auxquelles Rodin doit sa considérable popularité
à la fin du XIXe siècle. Comme 1'écrit Judith Cladel :

«La place qu'elle occupe dans la totalité de son œuvre


est capitale. Les quelque deux cents figures qu'elle com-
prend constituèrent un fonds dans lequel il ne cessa jamais
de puiser. Ses statues, ses groupes les plus célèbres en ont
été extraits pour être arrangés, transformés, "augmentés" ; ils
furent aux ordres du grand dramaturge de la plastique comme
les acteurs d'une troupe éprouvée: Le Penseur, Les Ombres,
La Cariatide, La Femme accroupie, Les Métamorphoses, Les
Faunesses, La Belle Heaulmière, le groupe du Baiser, les
figures d'Adam et Ève et tant d'autres sont des fragments
de la Porte3• »

La production de Rodin paraît déjouer les tentatives


les plus patientes et les plus scrupuleuses de mise en
ordre classificatoire : la sculpture n'est plus, dans les
mains de celui-ci et de ses nombreux assistants, un
art de la taille d'exemplaires uniques ou de la fonte
d'exemplaires multiples à partir d'un prototype stable
et achevé, mais aussi un gigantesque réservoir com-
posé de toutes les traces et incarnations imaginables
du travail créateur et de ses prolongations, fragments,
assemblages, répliques, œuvres lacunaires ou mutilées
ou démembrées, pièces retouchées et retravaillées à des
intervalles de temps très variables. Et les «jeux » avec
l'achèvement opérai peuvent obéir à des motifs et à
des intentions fort variables : témoignages obsession-
nellement conservés des étapes successives du travail
créateur sur une œuvre particulière, mais qui seront pour
partie écoulées comme des œuvres par vente, par don

3. Judith Cladel, Rodin. Sa vie glorieuse et inconnue, Paris,


Grasset, 1936, p. 142.

656
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

amical ou par donation à une institution ; réutilisation


ou recyclage d'états jugés antérieurement inachevés et
déclarés complets après modification ou sans modifi-
cation ; remaniements destinés à satisfaire la demande
d'un collectionneur insatisfait d'un état jugé imparfait
de 1' œuvre ou celle d'un collectionneur intéressé par une
variante explicitement définie ; décomposition de groupes
à des fins de prélèvement de parties et de recomposition
destinée à une adaptation à un programme iconographique
nouveau ; incertitudes sur le classement des différents
états génétiques de nombreuses créations rodiniennes
ayant connu une ou plusieurs formes achevées entre ce
qui est esquisse, étude partielle et ébauche échelonnées
au long du processus de production, tant celui-ci peut
être foisonnant.

Jouer avec la complétude :


unicité, multiplicité, pluralité

Gérard Genette4 distingue, après Nelson Goodman 5,


deux régimes, autographique et allographique, d'existence
des œuvres, afin de classer les arts selon qu'ils donnent
lieu à production d'un objet physique matériellement
unique (peinture, sculpture de taille) ou que 1'objecta-
lité de l'œuvre est idéale et se matérialise en copies et
exemplaires multiples (livres de littérature, partitions
musicales, sculptures de fonte). Genette réélabore et
approfondit avec un scrupuleux raffinement cette distinc-
tion pour échelonner sur un continuum les multiples cas

4. Gérard Genette, L'Œuvre de l'art. Immanence et transcen-


dance, Paris, Le Seuil, 1994.
5. Nelson Goodman, Languages ofArt, Oxford, Oxford University
Press, 1969.

657
LE TRAVAIL CRÉATEUR

intermédiaires, mixtes et ambigus que pourrait masquer


cette polarisation classificatoire initiale : la sculpture
occupe précisément plusieurs positions sur ce continuum,
selon le type de pratique considéré. Mais cette ontologie
dualiste est elle-même enveloppée par Genette dans une
distinction entre les deux modes possibles d'existence
des œuvres. Les régimes autographique et allographique
ne spécifient en effet qu'un seul de ces modes, celui de
1' immanence de 1' œuvre, tant que celle-ci est considérée
comme incarnée dans un objet, matériel ou idéal, mais
toujours complet et bien défini, en quoi elle consiste. Ce
que Genette nomme mode transcendant désigne tout ce qui
advient ou peut advenir, secondairement, à l'immanence
de 1' œuvre : la pluralité des versions (à distinguer de
la multiplicité des exemplaires identiques 6), la partialité
de 1' œuvre fragmentaire, la démultiplication de 1' œuvre

6. Genette donne la caractérisation suivante des « immanences


plurielles » : « Le trait commun à toutes ces formes est le fait, pour
une œuvre, d'immaner en plusieurs objets non identiques, ou plus
exactement (puisqu'en toute rigueur il n'existe pas en ce monde deux
objets absolument identiques) non tenus pour identiques et interchan-
geables, comme on tient généralement pour telles deux épreuves d'une
sculpture de fonte. Cette clause [ ... ]motive la distinction entre objets
multiples et objets pluriels. Une sculpture de fonte ou une gravure est
(en général) une œuvre (à immanence) multiple; les œuvres que nous
allons considérer maintenant sont à immanence plurielle». Gérard
Genette, L'Œuvre de l'art, op. cit., p. 187. Mais Genette relativise
aussitôt la portée de sa distinction, plus culturelle qu'ontologique
et plus graduelle que catégorique, précise-t-il. Et d'ajouter, prenant
l'exemple de la gravure, que les épreuves sont tenues pour multiples
et non pour plurielles dès lors que les différences entre deux épreuves
sont généralement provoquées par les défauts du procédé, donc
involontaires. Mais les cas de différences volontaires existent, et la
gradation continue entre multiplicité et pluralité se loge précisément
dans cette possibilité, que l'on trouve exploitée chez Rodin.

658
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

par ses lectures et par ses réceptions contextuellement


changeantes. L'immanence est le mode dominant d'exis-
tence, logiquement et ontologiquement premier, nous
dit Genette, la transcendance qui décline les avatars de
l'immanence n'est qu'une dérivation du mode premier:
il n'est pas d'œuvre concevable qui soit d'emblée plu-
rielle ou fragmentaire sans avoir d'existence objectale
immanente définie.
L'intérêt de l'exploration ainsi proposée est de faire
droit à tout ce qui peut affecter l'œuvre en sa consistance
première. C'est accorder une pleine signification esthé-
tique à tous les «jeux» avec l'immanence de l'œuvre.
Distinguons deux catégories de «jeux».
Les premiers prennent appui sur 1' œuvre complète et
la déclinent en une pluralité de versions dont la proxi-
mité avec l'original peut varier subtilement, ou consi-
dérablement, par cumul de facteurs de différenciation.
Que trouvons-nous dans l'œuvre de Rodin? Si l'on
suit le parcours de Genette, dans sa classification des
immanences plurielles, il y a chez Rodin une produc-
tion surabondante de versions différentes (à des degrés
très variables) d'une même œuvre, qu'il s'agisse de
« répliques » produites pour répondre à 1' engouement
suscité par certaines œuvres, ou de « versions » réé-
laborées pour satisfaire un commanditaire mécontent
d'un détail (un nez cassé ou un buste sans bras), ou de
formules de réduction ou d'agrandissement destinées
à décliner l'œuvre dans plusieurs formats à des fins
commerciales, mais aussi à des fins de comparaison et
d'évaluation d'une figure dotée de dimensions modifiées,
ou de « variantes » thématiques (modifications internes
marginales par adjonctions et soustractions accompa-
gnées d'un changement du titre de l'œuvre), ou aussi de
«retouches» (légères variantes et ajouts mineurs dans
la production d'exemplaires multiples ainsi différenciés

659
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et re-singularisés), ou de «reprises» (un même motif


thématique ou formel donne lieu à une nouvelle produc-
tion, sans constituer une copie d'une œuvre antérieure)
inspirées par l'obsession d'un artiste pour un motif qu'il
décline de multiples manières, par séries.
Dans nombre de ces cas, nous sommes dans l'indé-
cision permanente : où faire passer, par exemple, la
frontière entre ce qui est encore copie ou reprise, sous
la dépendance d'un modèle originel, et ce qui est déjà
œuvre autonome, réélaboration originale ? Typiquement,
la multiplication des distinctions, qui a des vertus ana-
lytiques évidentes, renforce irrésistiblement 1'hypothèse
qu'il s'agit là d'un continuum de pratiques et de solutions
échelonnées entre le même et 1' autre, entre la pluralité et
la singularité opérales, dont la fine différenciation offre
des possibilités arbitraires et changeantes de qualification
et ouvre la voie à de multiples occasions de dispute
ontologico-esthétique. L'important, pour mon propos, est
qu'elles offrent des ressources considérables au créateur
qui est en mesure d'accréditer la nécessité esthétique de
leur emploi virtuose.
Le second type de «jeux » nous entraîne sur 1' autre
versant de 1' œuvre : alors que la déclinaison à partir
d'une œuvre considérée comme matrice de la production
de variantes suppose un état défini et, sinon définitif,
du moins stabilisé de l'œuvre source, il s'agit ici d'états
réputés incomplets, lacunaires, partiels, fragmentaires,
d'une œuvre. En théorie, ou plutôt en bonne pratique
taxinomique, nous devrions, comme le fait Genette,
séparer, d'un côté, les esquisses, ébauches et autres
états préparatoires qui doivent être référés à une œuvre
accomplie et qui en incarnent la genèse, en amont du
résultat, et, de 1'autre, ce que Genette dénomme les
manifestations partielles et où il range les différents
modes d'inachèvement, inachèvement en aval de ce qui

660
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

a été ou aurait dû être plus complet que ce que nous


en connaissons.
La différence entre ces modalités d'inachèvement
tient à la prise que nous pouvons avoir sur 1'œuvre :
1' esquisse et 1'ébauche n'ont de sens que par référence
à 1'état final, et le fragment lacunaire n'a de sens que
par référence à un état supposé antérieurement complet.
Dans un cas, nous nous insérons, par la contemplation et
1' examen des esquisses, dans la genèse de 1'œuvre ; dans
1' autre cas, 1' œuvre porte témoignage de son histoire,
de ses avatars. La distinction paraît donc simple : nous
sommes soit à l'intérieur du processus créateur, et nous
en avons des traces successives, rapportables à un télos,
1'œuvre complète, soit à 1' extérieur de ce processus, mais
dans 1' épaisseur historique de la carrière de 1' œuvre,
dont celle-ci porte trace par les manques, mutilations,
accidents qui ont entamé son intégrité.
Mais là encore, la distinction se brouille, car les
cas intermédiaires ou mixtes prolifèrent : Rodin a, par
exemple, multiplié les ébauches et esquisses, dont cer-
taines furent remisées, d'autres données, d'autres mises
en circulation et donc considérées par le sculpteur comme
d'authentiques œuvres, même si leur inachèvement était
patent. Mais ne suffisait-il pas de les requalifier dans
la catégorie du non finito pour les débarrasser de la
négativité de leur incomplétude d'ébauches? Sur l'autre
versant, celui du résultat établi comme le point d'arrivée
du processus créateur, le cas simple des incomplétudes
par ablation et accident non volontaire, et non accepté
par 1' auteur dès lors qu'elles sont intervenues après sa
mort, concerne une œuvre achevée ; mais 1' inachèvement
constaté a posteriori est loin d'avoir toujours la simplicité
douloureuse de ces cas de mutilation et de dispersion des
fragments. D'une part, pour constater l'inachèvement, il
faut savoir, d'une manière ou d'une autre, ce qu'a dû être

661
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1' œuvre dans son état achevé : or cette garantie, qui fait
de l'inachèvement une soustraction a posteriori, ne relève
pas de l'évidence. L'incertitude sur les« indices internes
d'inachèvement», selon l'expression de Genette, ne fait
que croître à mesure que les normes esthétiques touchant
à une variété de plus en plus large de caractéristiques
de la production de 1' œuvre sont remises en question. Et
les exploitations postérieures de telles incertitudes sont
démultipliées d'autant. Ainsi, tel «abattis», main, pied,
bras, qui n'était d'abord qu'une pièce détachée destinée
à une figure, par un travail d'assemblage d'éléments
disponibles et de parties nouvellement modelées, peut
être qualifié d'œuvre autonome, dotée d'une symbolique
éloquente, comme il en va de la main. Le modèle d'une
qualification esthétique du fragment comme totalité est
fourni par le commentaire très précoce de Rainer Maria
Rilke, qui fut employé par Rodin quelques années à
Paris et qui a livré une lecture inspirée des pratiques
créatrices de Rodin :

«Il appartient à l'artiste de faire avec beaucoup de choses,


une autre, unique, et de la plus petite partie d'une chose
un monde. Il y a dans l'œuvre de Rodin des mains, des
mains indépendantes et petites qui, sans appartenir à aucun
corps, sont vivantes. Des mains qui se dressent, irritées et
mauvaises, des mains qui semblent aboyer avec leurs cinq
doigts hérissés, comme les cinq gorges d'un chien d'enfer.
Des mains qui marchent, qui dorment, et des mains qui
s'éveillent; des mains criminelles et chargées d'une lourde
hérédité, et des mains qui sont fatiguées, qui ne veulent plus
rien, qui se sont couchées, dans un coin quelconque, comme
des bêtes malades qui savent que personne ne peut les aider.
Mais les mains sont déjà un organisme compliqué, un delta
où beaucoup de vie, venue de loin, conflue, pour se jeter
dans le grand courant de 1' action. Il y a une histoire des
mains, elles ont réellement leur propre culture, leur beauté

662
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

particulière ; on leur reconnaît le droit d'avoir leur propre


développement, leurs propres désirs, leurs sentiments, leurs
humeurs et leurs caprices. Mais Rodin qui, par l'éducation
qu'il s'est donnée, sait que le corps se compose d'une foule
de scènes de la vie, d'une vie qui, partout, peut devenir
individuelle et grande, a le pouvoir de donner à une partie
quelconque de cette vaste surface vibrante, l'indépendance
et la plénitude d'un toue. »

Le point où peuvent bifurquer les intentions, les


décisions, les opportunités, quand il s'agit de se situer
ou de se déplacer sur 1'axe qui va de 1'achèvement à
1' inachèvement, est chaque fois à préciser. Rodin avait
1'habitude, pour faire évoluer son travail étape par étape,
de conserver les états successifs de ses argiles et de ses
plâtres modifiés, pour visualiser comme dans un film la
fécondité des transformations, ou pour enclencher des
expérimentations avec de multiples bifurcations pos-
sibles selon les assemblages dans lesquels il intégrait
les figures, ou encore par obsession de la conservation
des pièces de son travail créateur. Et son atelier de
Meudon était rempli de ce «peuple de sculptures» au
milieu desquelles il se plaisait à voir matérialisé son
génie modeleur et combinatoire. Face à chaque spéci-
men d'un état inachevé, les motifs de conservation de
1' ébauche, ou de sa requalification en œuvre autonome,
sont variés : réserve possible pour des travaux à venir,
état d'un travail provisoirement suspendu et à reprendre
ultérieurement, trésor de pièces négociables en cas de
succès ou de sollicitation amicale, constitution d'un musée
privé, projet de patrimonalisation de sa propre œuvre en
vue d'alimenter un musée public (le musée Rodin), etc.

7. Rainer Maria Rilke, Œuvres en prose, 1, trad. fr., Paris, Le


Seuil, 1966, p. 406-407.

663
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le trop-plein d'états provisoires, mais étemisables


sur simple décision de 1' artiste, ou par requalification
postérieure opérée par 1'auteur ou par la postérité
séduite par le culte de 1' inachevé et du fragmentaire,
déclenche une surabondance d'interprétations possibles
sur ce qui serait intentionnel, compulsif, stratégique,
calculé, négligé, oublié, minutieusement artisanal ou
grandiosement mégalomaniaque. Et l'enquête sur l'évo-
lution des comportements de 1' artiste à 1' égard de
l'incomplétude et de la fragmentation ne fait qu'ajouter
une dimension longitudinale de complexité à la quête
interprétative. Le point clé devient alors de savoir si
le goût du fragment est devenu système, voire brevet
d'invention dûment exploité, et si les corps fragmentés
ne sont pas des corps mutilés, ce qui inverserait la
signification défective du fragment et de l'inachè-
vement. Une sculpture achevée, puis délibérément
mutilée, est une forme parfaitement achevée de jeu
avec la complétude de la figure et non plus une sus-
pension du geste esthétique dans le cours premier de
son avancement, et la question se déplace alors vers
1' analyse des pratiques de mutilation et de démembre-
ment : peut-on in-achever une mutilation 8 ?
Genette observe que le goût moderne du fragment, de
l'inachèvement, en réhabilitant des états d'œuvres qui
n'étaient que préparatoires, opère « des abus et des coups
de force à l'égard de l'intention auctoriale, qui définit le
statut de l'œuvre». Mais il doit concéder aussitôt que :

8. Frederic Grunfeld, dans sa biographie de Rodin, fait entrevoir


rapidement ce qu'est le matériau des déclarations, anecdotes et mises
en scène journalistiques, bienveillantes ou violemment polémiques, qui
évoquent l'intérêt croissant du sculpteur pour le fragment. Frederic
Grunfeld, Rodin, trad. fr., Paris, Fayard, 1988.

664
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

«Cette intention instauratrice ou légitimante n'est pas


toujours certaine : lorsqu 'un artiste laisse derrière lui, soit
à sa mort, soit en se tournant vers une autre œuvre, un
manuscrit, un tableau, une sculpture, il ne 1'assortit pas
toujours d'un certificat d'achèvement ou d'inachèvement
qui assure la postérité de son statut intentionnel - on ne
sait pas tout à fait, par exemple, comment Picasso, de ce
point de vue, considérait Les Demoiselles d'Avignon 9• »

La remarque prend, dans le cas de Rodin, un relief


spectaculaire. À tous égards, le rêve du spécialiste géné-
ticien qui enquête sur le processus créateur à travers
1'analyse des ébauches est trop vite comblé par Rodin,
car Rodin est son propre «généticien». Il constitue et
conserve en permanence pour lui-même et livre à la
postérité un dossier génétique proliférant, complet, ou
sur-complet, des états de 1' incomplétude de ses produc-
tions. Non sans que les énigmes demeurent, car Rodin
n'a daté à peu près aucune pièce, ce qui est un comble.
L'enquête sur les motifs du créateur, sur la variabilité
de son comportement et sur la multiplication des résul-
tats, que cerne malaisément la notion unique d'œuvre,
bute sur une telle élasticité des critères de 1' achèvement.
La réception de 1' œuvre de Rodin agit, quant à elle,
à la manière d'une situation expérimentale pour faire
apparaître la variété des comportements à 1' égard de
l'incomplétude et de son acceptabilité. Du côté des
spectateurs - experts de la critique et des milieux artis-
tiques, publics de collectionneurs, d'amateurs, publics
profanes, opinion publique informée par la grande presse à
1'époque de Rodin, opinion contemporaine - la réception
de 1' œuvre de Rodin comporte comme 1'une de ses lignes
de force permanentes ce que Genette appelle joliment

9. Gérard Genette, L'Œuvre de l'art, op. cit., p. 223.

665
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la « tolérance opérale du public, [ ... ] la capacité d'une


génération à recevoir comme version d'une œuvre ce
que la génération précédente aurait peut-être tenu pour
simple document génétique, voire simplement versé à
la corbeille 10 ». Les réactions fortement contrastées à
1' égard des pratiques rodiniennes et de 1' emploi de tous
les états possibles de la fragmentation alimentaient la
grande presse et les querelles esthétiques jusqu'à l'accu-
sation lancée contre Rodin de pratiquer l'incomplétude à
rebours : finir d'abord des œuvres, puis les fragmenter
pour les griffer de sa marque de maître du non finito.
La « tolérance opérale » a beaucoup varié au long du
xxe siècle à l'égard de la liberté créatrice de l'artiste :
le jeu puissamment dérangeant avec la complétude, chez
Rodin, y aura, à 1' évidence, beaucoup contribué.

Les vouloir-dire de l'inachèvement

La qualité d'inachèvement peut ainsi être coordon-


née à de multiples paramètres de la pluralité opérale,
selon qu'il s'agit de versions et variantes d'une œuvre,
répliques, adaptations, remaniements, amendements,
ébauches, œuvres lacunaires, fragmentaires, mutilées,
dispersées.
Mais qu'advient-il alors de la position de principe qui
confère la préséance logique et ontologique à 1'activité
orientée vers la production d'œuvres achevées, maté-
riellement stabilisées et idéalement immuables ? Car la
pluralité attachée au mode d'existence transcendant n'est,
pour Genette, qu'un état dérivé, un avatar supplémentaire
qui affecte une œuvre ontologiquement autosuffisante :
en quoi le théoricien conforme ici sa taxinomie à la pra-

10. Ibid., p. 232.

666
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

tique massivement dominante des artistes et des mondes


de 1' art, qui ne connaît très largement que les œuvres
finies. Pourtant, les manifestations de cette pluralité
transcendante prolifèrent, se transforment historiquement
sans cesser d'abonder et de se diversifier, et s'incarnent
dans des formules qui peuvent faire du jeu avec l'objet
une variable centrale de 1' acte créateur. C'est au point
que Rosalind Krauss trouve dans la pratique de Rodin
le parfait tremplin d'une déconstruction de la relation
logique et ontologique de préséance de l'œuvre sur ses
avatars, afin de considérer ceux-ci non plus comme
des accidents, mais comme des manifestations d'une
irréductible et originaire pluralité 11 •
Premier effet perturbateur de l'irruption de l'ina-
chèvement dans le jeu de l'analyse et de l'interpré-
tation de l'œuvre : quelle ontologie de l'art résiste à
la démultiplication des modalités de son existence et
aux transformations, innovations et exploitations qui
prennent pour argument la totalité des états possibles
des œuvres plutôt qu'une unique détermination de son
état final?
Et ne sera-t-il pas légitime de soumettre l'achèvement
lui-même au questionnement, de suspendre l'évidence
de la clôture nécessaire du processus créateur dans le
repos d'une forme et d'un objet immuables, afin de
comprendre que l'achèvement est d'abord une décision
dans un processus de travail au cours incertain, et qu'il
ne relève pas de la simple application d'une norme
comme celle qui prévaut dans le monde des objets à
fonction déterminée, et qui veut qu'un objet directement
utile ne puisse fournir le service qui est attendu de lui
qu'en étant complètement façonné?
Comment l'artiste peut-il en terminer avec une œuvre,

11. Rosa1ind Krauss, Passages, trad. fr., Paris, Macula, 1997.

667
LE TRAVAIL CRÉATEUR

si l'on admet que le mot de Picasso - «le plus diffi-


cile, c'est de savoir décider de s'arrêter » - dépasse la
singularité de son cas? Et comment le créateur peut-il
ruser avec la clause de 1' achèvement ? André Green 12
remarque que chez certains créateurs, 1' inachèvement
devient une ligne de conduite, motivée par leur angoisse
majeure de voir se tarir leur capacité créatrice : évaluant
ce qu'ils produisent, ils voient dans chaque fin d'une
œuvre la fin possible de tout le processus, 1' épuisement
des forces, le danger d'un insoutenable déclin. Parce
que 1' expérience se répète et que chaque travail délivre
autant qu'il met en danger son auteur, la ruse consistera
pour le créateur à « se tenir en deçà, en réserve de tout
accomplissement, [afin de] s'épargner l'angoisse d'être
sous la sanction la plus impardonnable, celle qu'on ne
peut imputer qu'à soi-même 13 ». Prudemment, l'artiste
transfère au spectateur le soin d'accomplir le travail
définitif ou définitoire du remplissement de sens : 1' œuvre
peut alors paraître au spectateur complète, et pourtant
rester inaccomplie dans la conscience de 1' artiste, seul
maître de l'illusion protectrice. Ou bien l'artiste demande
au public de tolérer l'inachevé parce que ce n'est qu'une
trace d'un processus : seul ce processus, dans son pro-
gressif accomplissement, fait sens et peut rendre justice
au vouloir-dire de l'artiste.
Mais c'est alors la question du vouloir-dire de toute
œuvre qui est déplacée par la possibilité toujours ouverte,
et diversement sollicitée ou exploitée, de l'inachèvement
et des ruses qui rendent 1' inachèvement plus ou moins
patent. Lorsque Picasso déclara que les Demoiselles
d'Avignon n'étaient pas achevées, le problème posé

12. André Green, «Vie et mort dans l'inachèvement)>, Nouvelle


Revue de psychanalyse, 1994, 50, p. 155-183.
13. Ibid., p. 180.

668
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

par l'œuvre, fait remarquer Michael Baxandall 14 , n'était


pas tant résolu que posé : comment ne pas voir dans
l'interruption décidée de l'acte créateur, et dans sa clô-
ture par le dit de 1' artiste, un magnifique analyseur des
complexités du déchiffrement du travail créateur ? Car
l'inachèvement désigne alors l'ambivalence de tout regard
interprétatif sur 1'œuvre.
D'un côté, c'est toujours à partir d'un objet aux
contours et aux limites fixés que peuvent se déclencher
le déchiffrement et l'enquête sur le vouloir-dire de l'œuvre
et de l'artiste, car les signes s'y trouvent stabilisés et
disponibles pour l'investigation. Mais de l'autre côté,
le travail de l'artiste, tel qu'il est déposé dans telle ou
telle œuvre, ne fait complètement sens que situé dans le
cours de 1' ensemble de sa production et des productions
contemporaines ou antérieures auxquelles elle peut être
reliée : nous nous plaçons ici en amont et en aval de
1' œuvre, discernant en elle la dynamique du processus
créateur qui lui a donné naissance, et nous abolissons la
clôture de chaque œuvre pour l'inscrire dans un flux de
création et dans un contexte relationnel de différences
et similitudes avec les productions contemporaines ou
antérieures formant 1'univers le plus immédiatement
tangible de référence, dans un ensemble de possibles
par rapport auxquels 1' artiste opère des choix.
L'inachèvement de l'œuvre offre un accès privilégié à
la dimension propre de travail que recèle l'acte artistique.
Gilles-Gaston Granger a fait remarquer que :

«La création esthétique en tant que travail est l'une des


tentatives humaines pour surmonter l'impossibilité d'une
saisie théorique de l'individuel. [ ... ]

14. Michael Baxandall, Patterns of Intention, New Haven, Yale


University Press, 1985.

669
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La thèse générale est que l'objet s'individue lorsque


plusieurs structurations concurrentes sont simultanément
possibles - et non pas seulement des structurations de plus
en plus fines et pour ainsi dire emboîtées, mais des struc-
turations chevauchantes, superposées, certaines partielles,
d'autres globales pour un objet donné. De même que l'effet
stéréoscopique est obtenu par la conjonction de deux images
disparates, de même "l'effet d'individuation" naîtrait de
cette virtualité de structures multiples. Nous ne prétendons
pas bien entendu rendre ainsi compte d'une individuation
métaphysique, énonçant les caractères de 1' être, ni non plus
décrire un sentiment. La thèse avancée concerne un rapport
de l'homme cherchant à connaître et à agir, et de l'expé-
rience du monde qu'il constitue en objets. L'individuation
épistémologique n'est ainsi définie que dans et par une
pratique. On observera derechef que l'un des mouvements
de la science - sa composante "mathématique" - consiste
justement à ignorer l'individuation, dans la mesure où elle
choisit tel ou tel type de structuration qu'elle privilégie;
mais un mouvement opposé - sa composante "historique" -
le pousse à faire converger des structurations disparates
vers la détermination de l'ici et du maintenant, bref la porte
vers l'idéal spéculativement inaccessible d'une connaissance
de l'individuel 15 • »

L'inachèvement de l'œuvre ne nous place-t-il pas dans


la tension entre la dynamique du travail d'engendrement
des formes et des contenus et la clôture individuante
de la chose créée ? Les différentes figures possibles
de l'inachèvement, comme l'interruption de l'acte, la
fragmentation ou la réélaboration d'un état présenté
antérieurement ou ailleurs comme complet, ou encore
1' accident survenant à une œuvre et accepté et conservé
comme irruption du hasard dans le cours de l'activité,

15. Gilles-Gaston Granger, Essai d'une philosophie du style,


1968, p. 8 et p. 203.

670
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

et les différentes postures intentionnelles de 1' acte de


travail confronté à l'inachèvement- produit d'une déci-
sion, d'une négociation ou d'une contrainte, ratification
de la siuation par l'artiste ou par d'autres avec ou sans
son accord, etc. - font toutes surgir les lignes multiples
du façonnement créateur, saisi dans son cours incertain,
révisable et modelé par les interactions incessantes avec
les êtres et les situations environnants.
Il ne s'agit plus alors de considérer 1' acte créateur comme
le dévoilement d'un être en-soi caché ni, selon l'analyse
aristotélicienne, le travail de 1'artiste comme 1' extraction
de 1' œuvre hors de la gangue qui la renfermait tout entière
à 1'état de virtualité. Il s'agirait plutôt de trouver dans la
manifestation incertaine de la réalisation et de la clôture
de l'œuvre une voie d'accès au procès de sa production.
Il faut ici faire droit aux deux perspectives d'analyse
qui peuvent permettre de qualifier cette immersion de
1' œuvre dans 1' incertitude de sa fin. André Chastel 16
proposait de distinguer, dans l'art de la Renaissance, trois
«manières de désarticuler et de compromettre l'intégrité
des formes», l'inachevé et deux modalités associées au
non finit a, le fragmentaire et 1'hybride : il voyait dans
le « jeu dynamique de 1'inachevé et du fini » et dans
1' « arrachement de la forme à 1'opacité de la matière »
1'expression d'une nouvelle conscience chez 1' artiste
de la relation établie, par 1' acte même de production,
entre matière, imagination et esprit. La valeur supé-
rieure accordée au processus artistique, et à ses étapes
successives, permet ainsi de valoriser les diverses phases
de 1' appropriation « réflexive » de la matière, quitte à
y voir des analogies avec les tourments de 1' âme aux
prises avec ses propres complexités.

16. André Chastel, «Le fragmentaire, l'hybride et l'inachevé>>,


1957, repris in Fables, formes, figures, tome 2, Paris, Flammarion, 1978.

671
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Il reste qu'une telle proposition d'analyse quasi lon-


gitudinale du processus créateur, telle que permettent
de la documenter les états intermédiaires du travail, ne
peut se construire logiquement qu'à partir d'un terme.
L'intelligibilité de 1' inachèvement est dialectiquement
dépendante de 1' existence de 1' aboutissement opérai.
Si les ébauches, les esquisses, les remaniements ou les
transformations proliférantes d'une figure sculptée par
Rodin viennent enrichir la compréhension et 1' analyse de
la production de 1' œuvre résultante, déclarée achevée par
1' artiste, c'est qu'elles nous donnent accès à ce qui, sans
1' examen de ces essais conservés mais dépassés dans le
cours ultérieur de la mise au point, resterait enfermé dans
le laboratoire mental de 1' artiste, à savoir la computation
des alternatives déployées par l'invention et la recherche
créatrices et progressivement décantées par la focalisation
du travail créateur sur la solution préférable. C'est bien là
l'un des secrets que nous cherchons à percer quand, pour
accroître notre intelligence d'une œuvre, nous scrutons les
embranchements de ce singulier arbre de décision qu'est
l'acte créateur. Il y a bien eu travail computationnel et
décision, et pas simplement fureur incontrôlée, comme le
prouvent précisément ces alternatives déposées au long
du parcours comme autant de balises devenues inutiles
au regard du résultat, mais éclairantes par le fait même
de cette conclusion téléologique.

Le travail du choix

Comprenons bien la dialectique ici à 1'œuvre. Écartons


les cas où 1' acte créateur est soumis à un cahier des
charges contraignant et suffisamment étroit pour limiter
à peu de chose l'initiative de l'artiste : ces cas sont très
minoritaires depuis que la défonctionnalisation de 1' art

672
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

et la valeur d'originalité esthétique, d'une part, et les


moyens Guridiques, socioprofessionnels) du contrôle par
1' artiste de son autonomie créatrice ont prévalu. Dans
tous les autres cas, le résultat n'est pas prédéterminé par
la visée d'une fin univoque, qu'il eût été possible de
spécifier conceptuellement dès 1' origine et qui eût rendu
l'acte de création purement fonctionnel, puisqu'ordonné
en tous ses instants par la représentation complète du
but. La propriété de l'acte créateur est celle d'un acte
téléologiquement orienté, mais point strictement orga-
nisable ni évaluable selon le schème fonctionnellement
optimisateur de la recherche systématique d'une adéqua-
tion testable et mesurable entre une fin complètement
déterminée et des moyens. Pour autant, la production
de 1' œuvre demeure à la fois sous le contrôle du créa-
teur, à partir de la représentation évolutive qu'il se fait
d'une certaine organisation interne, et sous le contrôle
des contraintes de différente nature dont le créateur doit
tenir compte- contraintes d'intelligibilité, d'exposabilité,
de stabilité matérielle, de mise en reproduction pour les
arts allographiques, autant de limites conventionnelles
qui sont toujours aménageables et révisables, mais au
prix de coûts à supporter.
C'est donc dire que le travail, orienté selon des choix
réalisés parmi un ensemble non initialement spécifié
d'alternatives, opère dans un espace structuré et limita-
tif. Dans son analyse des actes d' editing (que traduit la
notion de mise en forme), Howard Becker montre que
« l'œuvre doit sa forme définitive aux choix successifs,
importants et minimes, que l'artiste et d'autres effectuent
jusqu'au dernier momene 7 ». Choix entre de multiples
possibilités de sujet, de format, de traitement stylistique,

17. Howard Becker, Les Mondes de l'art, trad. fr., Paris,


Flammarion, 1988, p. 209.

673
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de matériau, d'assemblage, choix entre diverses façons


de faire, nouvelles pour l'artiste ou déjà employées pré-
cédemment, choix effectués par négociation ou confron-
tation ou collaboration directes avec divers autruis, ou
choix par anticipation des préférences, des objections et
des évaluations de ces autruis par construction dialogique
d'alternatives imaginées et de mises à 1' épreuve, choix
conscients, sélections automatiques ou choix issus de
cheminements infraconscients.
La description que donne Becker18 pour indiquer com-
ment les actes de choix et la tournure des enchaînements
de micro ou macrodécisions au long d'un travail créateur
relèvent d'une action collective peut être décomposée
en quatre arguments. D'abord, le nombre des choix
opérés est considérable, mais les supposer tous réfléchis
est absurde, car l'énergie dépensée à tout peser serait
dévoratrice et paralysante. D'où l'hypothèse d'une distri-
bution des choix dominée par les choix infraconscients,
et, celle, corrélative, d'une relative incapacité à justifier
les choix même les plus apparents. Ensuite, l'infinité
des choix à opérer se soutient d'une pratique continuelle
par 1' artiste de 1' interchangeabilité des points de vue,
fondée sur la fréquentation de ses partenaires et sur les
apprentissages capitalisables qui en procèdent, selon une
analyse empruntée à George Herbert Mead 19 • Le flux
de multiples décisions sourd continûment de ce proces-
sus de va-et-vient mental par lequel l'artiste convoque
en un dialogue intérieur diverses catégories d'acteurs
situés dans son réseau d'interaction et de coopération.

18. Voir notamment les pages 212 à 217 des Mondes de l'art,
dans la traduction française.
19. George Herbert Mead, Mi nd, self and society from the stand-
point of a social behaviorist, Chicago, The University of Chicago
Press, 1955.

674
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

En troisième lieu, tout comme les choix sont, dans leur


grande majorité, malaisément verbalisables, les anti-
cipations des opinions et des évaluations d'autrui, au
long du jeu intersubjectif des interpolations de points
de vue sur l'œuvre en devenir, sont à la fois nécessaires
et très imparfaites. L'artiste peut néanmoins procéder à
des raisonnements probabilistes simples afin de bomer
l'espace de choix par un calcul élémentaire d'anticipation
des chances de réalisation et de présentation de 1' œuvre
à faire, lorsque les différences de probabilité à computer
sont saillantes à 1' intuition (une nouvelle œuvre pour
quatuor à cordes a plus de chances de circuler qu'une
sonate pour basson et alto).
Enfin, la terminaison de 1' œuvre n'est généralement
pas l'affaire d'une lucidité clairvoyante qui renseigne-
rait sans ambiguïté 1' artiste sur 1'atteinte du but : des
modifications sont toujours imaginables et praticables,
et l'évaluation du juste point d'équilibre où l'œuvre
doit s'arrêter d'évoluer (« ni plus ni moins ») ne peut
pas se calculer, parce que le résultat escompté n'est
pas déterminable à 1' avance. Le « salut » vient alors de
la contrainte externe (un compte à rebours impose que
1' œuvre soit impérativement prête pour une publication,
une exposition ou une diffusion publique à telle date),
de 1'environnement (aux yeux de ceux de ses partenaires
qu'il choisit d'écouter, l'œuvre est achevée), et des coûts
d'opportunité de l'allongement éventuel du travail sur
l'œuvre (s'immobiliser plus longtemps sur l'œuvre aura
un prix direct - par exemple retarder la sortie du film,
c'est faire courir les agios bancaires, voire repousser les
délais de rémunération du personnel employé s'il a été
engagé en participation, etc. - et indirect - 1'artiste ne
se consacre pas à une autre œuvre ou à une autre tâche,
sa visibilité et sa réputation vont en pâtir).
Il serait certes plus simple de pouvoir s'en tenir à une

675
LE TRAVAIL CRÉATEUR

description intellectualiste de la création comme résolution


de problèmes et à l'analyse de ses phases de tâtonnement
comme autant d'épisodes d'un processus par essais et
erreurs qui se clôt sur la réussite plus ou moins complète
de l'entreprise. L'état d'inachèvement serait l'indice que
le problème n'a pas pu être intégralement résolu, mais
que les étapes intermédiaires de tâtonnement ont fourni
suffisamment de matériaux préparatoires pour que, grâce
à la célébrité de 1' artiste, soit assurée leur transfiguration
en documents ou en œuvres certes imparfaits mais com-
bien plus passionnants que les œuvres les plus achevées
d'artistes moins inventifs et moins talentueux. Le culte
contemporain de l'authenticité dans l'établissement des
œuvres et des interprétations entraîne de fait l'exhuma-
tion et la mise en circulation de la totalité du corpus
des plus grands créateurs, esquisses et inachèvements
toujours plus largement compris.
Mais, comme le remarque Baxandall, cette comparaison
de l'activité créatrice avec la résolution d'un problème
est d'une pertinence toute relative. Assurément, sans
une préfiguration initiale (intention, projet, spécifica-
tion grossière, schéma, plan, comme l'on voudra), qui
puisse fournir à 1' artiste un principe directeur pour son
projet, l'acte de travail n'a ni substance ni chance de
s'enclencher. Mais comment cerner l'impulsion initiale
et comment concevoir le travail par tâtonnement et par
approximation sans tomber dans une vision naïvement
représentationniste de 1'engendrement de 1'œuvre ? Karl
Popper0 qui adopte le lexique du « problème à résoudre »
et du «cahier des charges» d'un projet, le constate,
tout du moins pour ceux des artistes qui lui paraissent
procéder par essais, erreurs, corrections et dynamique

20. Karl Popper, «Rôle de l'autocritique dans la création»,


Diogène, 1989, 145, p. 38-48.

676
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

d'autocritique (par opposition à une seconde catégorie


de créateurs produisant surtout « du premier coup sans
brouillon ni retouches préliminaires ») : c'est la dyna-
mique de travail, avec ses boucles de rétroaction entre
le modèle conçu et 1' avancement de 1'œuvre, qui permet
de concrétiser, de spécifier progressivement l'intuition
ou l'intention originaires.
La conception qui distingue, pour les mettre en ten-
sion, la phase de conception initiale du projet et les
étapes innombrables et non programmables de choix et
d'invention qui, en cours de réalisation, transforment
ce projet en lui donnant forme, n'est rabattue sur un
seul pôle que dans les cas extrêmes. Ainsi de l'œuvre
de commande si minutieusement spécifiée que 1'artiste
n'est plus qu'un exécutant sous contrôle, et son geste
une pratique ancillaire, subordonnée à des fins qui lui
sont extérieures - 1' exécution du projet sera plus ou
moins habile, mais le comportement est « convenu »
et donc routinisable. À un autre extrême, on trouvera
l'expérimentation qui se veut purement aléatoire- écri-
ture automatique, composition algorithmique, dripping
(la technique de peinture associée notamment à 1' œuvre
de Jackson Pollock) sans travail d' editing - et dont le
caractère arbitraire dépend, en dernier ressort, d'un pacte
contraignant, mais en sa seule phase initiale - ne s'en
tenir qu'à des gestes le moins réfléchis possibles et ne rien
corriger ni éliminer. Enfin, on peut songer à un dernier
cas limite, celui de 1' œuvre totalement fragmentaire, si
l'on peut dire, l'œuvre dont l'avancement n'obéirait à
aucune formule initiale planificatrice ni à aucune mise en
cohérence progressive, tel un recueil de correspondance
ou un journal intime dont le fil chronologique tient lieu
de principe d'ordre, et qui serait alimenté par le flux
continu des décisions ponctuelles de consigner faits et
pensées, mais point gouverné par une macrodécision

677
LE TRAVAIL CRÉATEUR

organisatrice. Dans les deux derniers cas, 1' œuvre ne


connaît pas d'inachèvement par incomplétude, car l'inter-
ruption, volontaire ou involontaire, est la coupure d'un
flux indéfini. Dans le premier cas, 1' achèvement est en
principe programmable, et donc l'inachèvement doit en
toute logique consister en un déficit qui peut toujours
être comblé par un exécutant suppléant.
Dans tous les autres cas de création, qui sont la norme
adoptée, et qui font 1' objet des évaluations les plus
attentives et les plus dispersées, la valeur de ce qui
nous apparaît être la réussite d'une œuvre est toujours
double : la facture de l'œuvre était imprévisible- l'ori-
ginalité est la signature de la surprise, c'est une valeur
cardinale, considérablement estimée par notre culture
- et pourtant, telle qu'elle se présente, 1' œuvre réussie
impose un caractère d'inévitabilité- au sens où elle ne
peut être autrement.

L'œuvre, issue imprévisible et inévitable

Les deux valeurs doivent coexister : l'inévitabilité


seule transformerait la création en un processus fermé ;
l'imprévisibilité seule transformerait la création en une
activité de hasard, une loterie subjective et objective. La
décisive caractérisation kantienne de 1' activité esthétique
comme un processus orienté en finalité, mais sans fin
déterminée, fournit de façon énigmatique 1'accès à cette
composition paradoxale de la liberté et de la nécessité
créatrices, de 1' invention imaginative et de 1' exercice
permanent du jugement qui rejette et sélectionne sans
critères absolus.
Jaakko Hintikka a souligné, en des termes parfaitement
kantiens, comment le travail de création se dérobe à la
schématisation ordinaire de 1' action guidée par son but.

678
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

« Le trait crucial des actes de création artistique est que


ce qu'il y a en eux de plus authentiquement neuf n'advient
pas selon un processus dirigé vers une fin. Pour paraphraser
l'inimitable parole de Picasso, un artiste créatif ne cherche
pas : il trouve (c'est-à-dire il trouve sans chercher). Mais
cette absence totale de finalité des actes créatifs artistiques
est souvent ressentie comme paradoxale et énigmatique, car,
malheureusement, nous préférons les modèles téléologiques
plus familiers de l'action humaine. L'élément récalcitrant
des processus de création artistique, celui dont on ne peut
rendre compte dans ce modèle téléologique, est fréquemment
1'objet de mystifications diverses, qui vont de la théorie
de 1' inconscient aux interprétations voyant dans 1'artiste
le "medium" d'un "génie" dont il est "possédé" [ ... ]. Ces
mystifications ne doivent pas voiler le fait éminent, en
1' occurrence, que la création artistique, en tout état de
cause 1'une des activités les plus libres et les plus humaines
auxquelles on puisse espérer s'adonner, n'est précisément
pas finalisée (d'un point de vue conceptuel).
Nul prototype d'une conception artistique authentiquement
neuve n'in-existe dans l'acte qui lui donne naissance, ni
n'est visé par ledit acte. Son émergence peut surprendre
même celui qui lui a donné naissance. Pourtant les gestes
créateurs doivent certainement être considérés comme inten-
tionnels au sens que visait Husserl et qui nous préoccupe.
C'est une forme d'activité libre, consciente, qui implique
même véritablement une intention déclarée de la part de
l'artiste, mais non celle de produire un quelconque objet
d'art particulier, déjà défini 21 • »

L'argument de Hintikka intervient dans une analyse


qui a pour objectif la réélaboration de la notion d'inten-
tionnalité. Son propos est de découpler intentionnalité

21. Jaakko Hintikka, L'Intentionnalité et les mondes possibles,


trad. fr., Lille, Presses universitaires de Lille, 1989, p. 147-148.

679
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et finalité, et de le faire sur le terrain de 1' analyse de la


création artistique, qu'il tient pour «l'exemple le plus
convaincant à 1'encontre de 1'identification de 1'inten-
tionalité et de la finalité 22 ». La création artistique doit
donc pouvoir être pensée comme une activité intention-
nelle, mais non point au sens traditionnel, qui implique
la visée d'un but.
Le concept d'intention, dans le cas de l'art, est depuis
longtemps au cœur de débats qui tournent invariablement
autour du même problème: faut-il admettre que l'activité
créatrice d'un artiste est guidée par une intention, par un
vouloir-dire que l'œuvre exprime et que, pour recevoir et
interpréter 1' œuvre, il faut connaître les intentions de son
auteur? Ou bien la catégorie d'intention artistique est-elle
vide de sens, parce que le processus créateur n'est pas
de part en part contrôlé par une volonté consciente de
produire un ensemble précis de significations, et parce
que les œuvres, au-delà de leur contexte de création, se
chargent de significations nouvelles que rien ne permet
de disqualifier autoritairement, comme 1'ont soutenu
William Wimsatt et Monroe Beardsley dans un article
provocateur resté célèbre23 ?
La redéfinition qu'a proposée Hintikka de la notion
d'intention est celle-ci :

« Un concept est intentionnel si, et seulement si, il est


nécessaire de considérer plusieurs situations ou scénarios
possibles dans leurs relations mutuelles pour analyser la
sémantique dudit concept. [ ... ] Cette thèse, pour 1' expliquer
en des termes plus proches de l'intuition, affirme que le

22. Ibid.
23. William Wimsatt, Monroe Beardsley,« The Intentional Fallacy »,
Sewanee Review, 1946, LIV, p. 466-488, repris in William Wimsatt,
The Verbal leon, Lexington, University of Kentucky Press, 1954.

680
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

sceau de l'intentionnalité, c'est-à-dire de la vie mentale


consciente et conceptualisable, est d'être jouée avec, en toile
de fond, un ensemble de possibilités non actualisées 24 • »

Appliqué au cas de la création artistique, 1' argument


est que :

«Les actes de création artistique sont, bien sûr, intention-


nels au sens défini par ma thèse. Les descriptions mêmes
qui mettent en valeur la spontanéité des gestes créateurs
comprennent des concepts qui sont intentionnels au sens
que je donne à ce terme. Les descriptions peut-être les
plus caractéristiques comprennent la notion de surprise
dont l'analyse comprend nettement une comparaison entre
plusieurs "mondes possibles" vivement contrastés - ceux
auxquels la personne s'attendait et celui qui s'est en fait
matérialisé, en le surprenant. Les concepts intentionnels
de cette espèce ne sont pas non plus sans relation avec
nos évaluations esthétiques, car lesdites évaluations com-
prennent des comparaisons tacites ou même explicites entre
les détails d'une œuvre d'art et ce que son créateur aurait
pu exécuter à leur place. Toutes les évaluations esthétiques
comportent des comparaisons entre le possible et 1' effectif
et toute création artistique comporte des choix entre des
possibilités mutuellement exclusives dont 1'une seulement
peut être réalisée25 • »

Cette conception contient de quoi redéfinir les valeurs


d'inévitabilité (seule une possibilité peut être réalisée, dit
Hintikka) et d'imprévisibilité (signalée par la surprise),
et de quoi les articuler, plutôt que de les opposer.
Examinons d'abord chaque versant séparément.
Qu'adviendrait-il si la valeur d'inévitabilité dominait?

24. Jaakko Hintikka, L'Intentionnalité et les mondes possibles,


op. cit., p. 148.
25. Ibid.

681
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Triompherait alors 1'une ou 1' autre des conceptions qui


font du travail créateur un travail contraint, une fois
l'origine ou l'impulsion données : soit parce que le
motif originel de 1' acte créateur consiste en un problème
artistique à résoudre, et que les choix s'opèrent alors de
manière implacable, aux erreurs de cheminement près,
soit parce que le processus de création obéit, là aussi,
à une logique implacable, mais dont 1' artiste ne connaît
pas les termes et ne peut pas contrôler le cours, parce
qu'il est sous 1' emprise de forces dont il peut tout au
plus mesurer le pouvoir, mais guère la nature profonde.
Deux figures contraires de l'inévitabilité donc : celle
de la computation rationnelle et axiomatisable, celle
du pouvoir de 1' inconscient. Dans le second cas, trois
types d'inconscient peuvent se disputer la préséance
dans l'étiologie de l'inévitabilité : celle de l'inconscient
de la psychanalyse, donc de l'inconscient personnel
de l'artiste, celle de l'inconscient historique qui place
1' artiste sous la dépendance de forces sociales dont il
est le représentant expressif, celle de 1' inconscient du
langage de 1' art considéré et des contraintes du travail
formel. Mais la composante d'imprévisibilité qui donne
sens à l'invention et à l'originalité est, dans tous ces cas
de figure, réduite à néant.
Symétriquement, qu'adviendrait-il si 1' imprévisibilité
de la facture de l'œuvre était conçue comme un aléa
objectif, une donnée du cours du monde sur laquelle
l'artiste n'a pas prise? Tel serait, par exemple, le cas
si la production de 1' œuvre était entièrement sous la
dépendance de hasards - hasards de la distribution
génétique des facteurs supposés responsables du talent,
hasards des rencontres et des occasions permettant à ce
talent de s'exprimer dans un projet créateur, hasards
des inventions accidentelles, hasards des circonstances
favorables à la réception de 1'œuvre. C'est, Ernst Kris et

682
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

Otto Kurz 1' ont montré 26 , une des façons classiques de


tisser la légende de la vie d'artiste, faite de dons issus
des hasards de la loterie génétique, de rencontres fortuites
et d'interventions providentielles favorisant 1' expression
des dons. Mais dans ce cas, la composante d'inévitabilité
s'évanouit purement et simplement, et 1'artiste apparaît
comme le jouet d'indéchiffrables lois naturelles et de
1'entrecroisement aléatoire des lignes de la causalité
événementielle qui détermine toutes choses.
Il faut en réalité procéder à une double spécification de
1' imprévisibilité et de 1' inévitabilité : 1' imprévisibilité se
conçoit dans un cadre de probabilité subjective, et 1'iné-
vitabilité comporte un élément d'évaluation. Concevoir
la création de l'œuvre et sa réception comme imparfai-
tement prévisibles, ce n'est pas faire de 1' acte créateur
une inaccessible boîte noire, mais assimiler pleinement le
processus de production artistique à un travail : 1' artiste
forme des évaluations (par pondération probabiliste des
éléments soumis à son jugement) sur le cours préfé-
rable de son activité, selon le degré de contrôle qu'il
peut exercer, et sur les issues préférables de ses inter-
actions avec autrui. Ces évaluations constituent un sentier
d'apprentissage : l'artiste émet des jugements sur son
travail, reçoit des jugements d'autrui, réagit, interprète les
informations qu'il obtient. Il corrige ainsi et révise ses
croyances et ses jugements en fonction des informations
nouvellement acquises. L'important est de comprendre
que ce processus est orienté vers une fin, mais qu'il n'est
pas contraint par la spécification rigoureuse d'une fin.
Quant à la valeur d'inévitabilité, sa signification ne
s'accorde avec celle que recèle la valeur d'imprévisibi-
lité que si elle fait référence à un acte d'évaluation. En

26. Ernst Kris, Otto Kurz, L'Image de 1'artiste, trad. fr., Marseille,
1979 [1934].

683
LE TRAVAIL CRÉATEUR

suivant Hintikka, mais aussi Leonard Meyer 7 , je postule


que l'appréhension et l'interprétation d'une œuvre ne
résultent pas simplement de 1' examen et de la saisie
des possibilités effectivement réalisées, mais aussi des
possibilités qui étaient ouvertes au créateur, des scénarios
non réalisés. C'est par cette comparaison entre plusieurs
profils possibles de 1' œuvre que nous évaluons et inter-
prétons celle qui est effectivement offerte à notre regard
ou à notre écoute, c'est en enveloppant 1'œuvre réelle
dans une somme de possibilités qui nous sont suggérées
par les questions que nous formulons sur les chemine-
ments alternatifs du geste que nous dotons 1'œuvre de sa
signification intentionnelle. La compétence culturelle du
spectateur peut être définie par cette aptitude à concevoir
les options dont pouvait disposer le créateur.
C'est dans cette perspective que fait sens l'argument
d'inévitabilité : dire que la configuration de l'œuvre telle
qu'elle nous est présentée, était inévitable, c'est, comme
l'indique Meyer 8, faire l'hypothèse que tant aux yeux du

27. Leonard Meyer, Style and Music, Philadelphie, University of


Philadelphia Press, 1989, p. 32-33.
28. Leonard Meyer rappelle, à propos de l'analyse stylistique et de
l'appréciation des œuvres musicales, que l'emploi d'une telle notion
emporte un caractère évaluatif et non logique:« L'idée que les relations
musicales sont, ou devraient être, inévitables, a un effet pernicieux sur
l'analyse et la critique. C'est que l'évaluation de l'inévitabilité attire
l'attention presque exclusivement sur celles des possibilités qui sont
actualisées. Mais notre argument ici est que la pleine appréciation
d'une relation implique également une compréhension de sa structure
implicite. L'argument, dans sa logique implicite, pourrait fonctionner
comme suit : les meilleures relations sont celles qui sont nécessaires
(inévitables) ; de là le fait que les meilleures compositions présentent
un haut degré d'inévitabilité. Du fait que nous étudions et discutons
généralement d'excellentes compositions, ce qui se passe en elles
doit être inévitable, et, pour cette raison, nous n'avons pas besoin de

684
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

créateur que des destinataires de 1'œuvre, et, panni ceux-ci,


d'abord, de l'expert professionnel en évaluation qu'est le
critique, il n'y avait pas de possibilité préférable à celle qui
a été effectivement choisie, et que le résultat apparaît, tem-
porairement ou définitivement, comme la solution optimale.

Quelles prises analytiques?


Rodin et les cours possibles
de l'achèvement de l'œuvre

L'intérêt que nous pouvons prendre à la consultation


des études, esquisses, brouillons, ébauches et autres états
préparatoires des œuvres les plus admirées tient à ce qu'elles
nous paraissent donner accès précisément à des versions de
ce qui aurait pu être : elles nous permettent de disposer de
ces variantes qui nourrissent la connaissance et 1'évaluation
de 1'existant, par enrichissement probabiliste, et de nous
rapprocher de l'acte créateur considéré comme un travail.
Rodin a conservé et exploité un nombre exceptionnelle-
ment élevé d'états de création situés sur l'axe longitudinal
du processus créateur. Il livre ainsi non seulement des
documents sur son activité, mais encore les matériaux
d'une enquête à mener sur une multiplicité de registres
afin que nous puissions nous approcher de l'acte créa-
teur, à même la forme et la transformation des œuvres.
Quelles sont les identités de Rodin auxquelles il faut en
permanence faire référence dans le jeu du déchiffrement
et de l'interprétation de ses œuvres? Je mentionnerai
ici, à défaut de 1' analyse complète, les principes de la
pluralité rodinienne qui sont les plus proches de 1' analyse
directe de l'œuvre.

nous inquiéter de possibilités non réalisées>>. Leonard Meyer, Style


and Music, op. cit., p. 33, note 71.

685
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La sculpture et les fuites de l'originalité

Rodin est praticien d'un art, la sculpture, dont les


techniques et les supports propres offrent un éventail
considérable de possibilités, introuvables en peinture,
pour multiplier les états, qualifiables et réélaborables,
du travail créateur : la distinction entre le moulage
d'un argile modelé à l'aide d'un moule à creux perdu,
qui conduit à la destruction du modèle originel, et d'un
moule à bon creux, qui permet de conserver et de réuti-
liser le modèle, la variété des supports - argile, plâtre,
fonte en bronze, taille en marbre, etc. -, la diversité
des techniques (modelage, moulage, marcottage), les
jeux d'échelle dans la transformation d'un modèle en
œuvre permettent de situer le travail du sculpteur dans
un univers multidimensionnel d'invention, qui sollicite,
jusqu'à son possible évidement, la notion d'originalité.
Comme l'écrit Jean-René Gaborit :

«L'une des difficultés majeures dès que l'on aborde


l'étude d'une sculpture est toujours de la situer dans
le lent processus d'élaboration qui permet au sculpteur
de parvenir à l'œuvre achevée. La notion d'œuvre ori-
ginale est en sculpture particulièrement fuyante. Entre
1'œuvre entièrement autographe et la simple reproduction
commerciale, il existe tout un éventail de possibilités qui
n'ont pas d'équivalent rigoureux dans le domaine de la
peinture29 • »

La reconstitution de l'arbre généalogique du Balzac,


et l'analyse des techniques employées par Rodin telles
qu'elles figurent dans le catalogue de 1' exposition 1898 :

29. Jean-René Gaborit, «Sculpture, Matériaux et techniques»,


Encyclopedia Universalis, Paris, 1996, tome 20, p. 762-768.

686
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

le Balzac de Rodin 30 livrent une démonstration impres-


sionnante de 1'utilisation prolifique par Rodin de ce
foisonnement de procédés propres à la sculpture.

Le processus avant l'œuvre

Trois composantes essentielles de l'art de Rodin ont


pour foyer l'inachèvement et les ressources combina-
toires de l'inachèvement - la création défective, les
assemblages hybrides, la création plurielle. Ce qui peut
être désigné comme la création défective chez Rodin
(figures inachevées, mutilées, accidentées) tire parti des
exemples glorieux de la pratique passée du non finito,
tout particulièrement dans l'œuvre de Michel-Ange 3 \

30. Antoinette Le Normand-Romain (dir.), 1898 : le Balzac de


Rodin, Paris, Éditions du musée Rodin, 1998.
31. De Michel-Ange, Rodin dira : «C'est lui qui m'a tendu sa
main puissante». André Chastel commente ainsi l'influence de Michel-
Ange : «Dès les premiers ouvrages comme l'Homme au nez cassé
( 1864), donc avant le voyage d'Italie, il montre que le modelé fort et
bosselé de Michel-Ange l'attirait. L'Âge d'airain (1876) le confirme
encore. Mais c'est surtout après 1880 dans le cycle qui naît autour
de la Porte de l'Enfer, avec l'Adam, l'Eros, les Trois Ombres, le
Penseur, [ ... ] que l'adhésion à son grand style se démontre jusque
dans le détail. Il y a là, dans le parti et dans le traitement des formes,
la grande justification de Rodin, qui tend, comme le maître, à une
sorte d'animation complète du bloc. Et l'analogie majeure se trouve
dans la redécouverte du non finito, ce principe de contraste que tous
les connaisseurs et les artistes avaient dû jusque-là excuser; il est
compris par Rodin comme le ressort essentiel d'un art attentif au
mouvement et au frisson des formes, jusqu'à suggérer leur apparition
et leur dissolution. Le recours à l'inachevé qui est directement inspiré
à Rodin par l'étude de Michel-Ange sera la clé d'un style étrange,
complexe, où la force est comme saisie d'une vibration qui la retient
et menace de l'anéantir; les œuvres, selon le mot de Rodin, semblent

687
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mais s'alimente tout autant à l'héritage de la statuaire


antique, dont nombre d'œuvres majeures nous sont par-
venues incomplètes. L'état fragmentaire du Torse du
Belvédère demeure 1' exemple qui a certainement fasciné
et inspiré le plus les sculpteurs depuis la Renaissance ;
quant aux utilisations des pièces d'anatomie et aux mises
en scène des débris du vivant, la Renaissance leur réser-
vait des fonctions allégoriques et moralisantes, rappelle
André Chastel32 • La pratique de l'hybridation des figures
partielles dans des assemblages composites peut être
référée aux mêmes origines : Chastel souligne que son
importance à la Renaissance coïncida exactement avec
la découverte du non finito, avant de faire carrière sur-
tout dans le maniérisme. La défectivité rodinienne peut
passer pour une exploration systématique de ces trois
ressources exploitées à la Renaissance pour « compro-
mettre l'intégrité des formes», selon le mot de Chastel33 •
Mais l'inachèvement proprement dit n'est pas un idéal à

sous leur tension inquiète "prêtes à se briser"». André Chastel,


«Michel-Ange en France», 1966, repris dans André Chastel, Fables,
formes, figures, tome 2, Paris, Flammarion, 1978, p. 306.
32. André Chastel, «Le fragmentaire, l'hybride et l'inachevé»,
art. cité.
33. La caractérisation contrastée de ces trois modalités du désordre
figurai est ainsi proposée par André Chastel : «L'inachevé, le frag-
mentaire et l'hybride sont trois manières de désarticuler et de compro-
mettre l'intégrité des formes. Wolfflin pouvait à bon droit définir le
style de la Renaissance par le désir de pousser aussi loin que possible
la clarté, l'articulation et la précision des formes. Il a seulement
omis de voir la contrepartie de cet effort, qui nous est plus sensible
aujourd'hui que l'accent a été mis sur les courants anticlassiques et
la complexité spirituelle de la Renaissance.
L'hybride, même ramené à un ordre décoratif (qui souvent sort
d'ailleurs de ses limites) suppose une perception du chaos qui résiste
aux définitions raisonnables, qui échappe à la norme et à l'objecti-

688
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

la Renaissance, alors qu'il devient un principe esthétique


systématiquement exploité chez Rodin, et qu'il acquiert
la force d'un style.
Les analyses esthétiques de la pratique rodinienne de
1' inachèvement insistent largement sur cette ressource
formelle enfin devenue consciente d'elle-même, et donc
traitée non plus à la manière d'une découverte acciden-
telle et incertaine, comme chez Michel-Ange, mais bien
comme un pas décisif vers la révélation de 1' essence de
l'art du sculpteur. Débarrassé de l'anecdotique et des
contraintes de l'imitation du réel, et d'abord de ce réel
par excellence qu'est la forme humaine, 1' art du sculpteur
se dirige vers le traitement progressivement abstrait des
formes découpées dans cette totalité longtemps esthéti-
quement insécable, sinon par exception et bizarrerie, que
fut le corps humain. Dans les indices de la modernité
artistique, le non-fini et 1' émancipation à 1' égard de la
cohérence de la figure réelle sont en bonne place dans
1'avènement de la conscience de soi du travail formel.

vi té, et peut aller de 1'horrible au merveilleux : c'est une négation


du "fini" et du "vrai" par erreur et par excès.
Le fragmentaire en est la ruine par accident et introduit, non
pas la fascination de l'informe, mais le désarroi, l'impuissance
devant l'usure et la mort, la difficulté de maintenir l'intégrité du
"fini" et du "réalisé". Ces deux formes se trouvent donc facile-
ment associées au non finito proprement dit, surtout si l'on étend
celui-ci, comme nous le proposons, à certains effets de l'ordre
rustique en architecture; et c'est ainsi que les hermès cariatides,
qui sont des torsi, semblent parfois engloutis dans l'indécision de
la matière brute.
L'inachevé, la forme à l'état d'esquisse, complète la série des
réactions négatives à 1' ordre et à la clarté des images, en obligeant
à saisir la tension qui préside à leur apparition et parfois n'aboutit
pas.» André Chastel, «Le fragmentaire, l'hybride et l'inachevé)),
art. cité, p. 44.

689
LE TRAVAIL CRÉATEUR

C'était déjà l'un des leitmotivs des analyses esthétiques


d'André Malraux citant Baudelaire et ses propos sur
Corot (« une œuvre faite n'est pas nécessairement finie,
ni une œuvre finie nécessairement faite 34 »), et c'est la
pierre angulaire de la réévaluation de Rodin et de la
célébration de sa modernité, voire de son archi-modernité
par le critique Leo Steinberg dans les années 1960 et
1970, à partir d'un retournement de la hiérarchie des
évaluations. Les œuvres les plus connues (Le Baiser, Le
Penseur, L'Éternel Printemps) sont considérées comme
trop sentimentales, trop accessibles, trop expressives, trop
illustratives, trop rhétoriques, alors que la grandeur et la
modernité de Rodin sont dans le fragmentaire, l'incorpo-
ration des accidents, l'inachevé, et finalement dans ces
sculptures, ses «meilleures [œuvres], qui ont pour sujet
les matériaux mêmes dont elles sont faites et le procès
qui les a créées 35 ». La modernisation de Rodin par les
esthéticiens insistera désormais systématiquement sur
cette étrange torsion de l'œuvre sur elle-même, quand
« la façon dont 1' œuvre se produit, en étant tributaire
du hasard, de 1'erreur, de la découverte, des ratages,
des rattrapages constitue une histoire qui tend à devenir
progressivement le thème essentiel de l'œuvre de Rodin»,
le comble de sa confession personnelle, tellement « plus
franche qu'aucun contenu érotique manifeste36 ». Hans
Belting systématise le propos esthétique en voyant dans
le non finito :

«La manière la plus convaincante de se débrouiller


avec l'exigence de l'art absolu. Ce n'est qu'une forme de

34. André Malraux, Le Musée imaginaire, Genève, Albert Skira,


1947, p. 36.
35. Leo Steinberg, Le Retour de Rodin, op. cit., p. 75.
36. Ibid., p. 82.

690
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

possibilité, qui est devenue elle-même une œuvre. Non


seulement 1' artiste se refusait à en terminer avec une œuvre,
mais il tenait à ce que chaque œuvre fût dépassée par son
idée. Chez Rodin, le Torso est un nouveau masque du chef-
d'œuvre qui ne s'achève que dans notre imagination. Chez
Cézanne, le processus créateur est lui-même interminable,
donc n'est parvenu à son terme dans aucune œuvre sans qu'il
fût nécessaire d'en créer immédiatement de nouvelles, pour
dire mieux la même chose. L' autoréflexion, quel que fût
son lien avec 1'éros de la contemplation insatiable, égarait
parfois les deux artistes dans une autocensure impitoyable.
Dans cette conception de l'œuvre, le travail (l'œuvre) de
1'artiste le pousse à un geste de libération de soi à 1' égard
de 1'œuvre 37 • »

L'interprétation tire ici l'artiste vers une ontologie


négative de l'absence d'œuvre par excès de vouloir-dire
ou de vouloir-parfaire. L'étrange, pourtant, est dans le
côtoiement de ce vide absolutiste et du trop-plein de
séquences opérales incarnées dans des pièces tenues, plus
ou moins provisoirement, pour inachevées. La situation
devient ici hautement indécidable pour 1'herméneute qui
voudrait découvrir un principe générateur simple et unique
de l'activité de l'artiste : car face à l'impossible atteinte
du chef-d'œuvre, ou au dépassement de l'œuvre par son
idée, dont il n'y aurait d'incarnation que défective, com-
ment penser la prolifération des œuvres ou des tentatives
d'œuvres sans les réduire au néant de 1' impuissance
créatrice? Notre modernité peut en réalité jouer sur les
deux tableaux de l'absence et du trop-plein d'œuvres
pour célébrer 1' originalité de 1' artiste. Il faut et il suffit
de convertir le cheminement vers 1' absolu de 1' accom-
plissement en autant de témoignages irremplaçables de

37. Hans Belting, Das unsichtbare Meisterwerk. Die modernen


Mythen der Kunst, Münich, Verlag C.H. Beek, 1998, p. 233.

691
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la tension créatrice vers le but pour requalifier les états


imparfaits. C'est l'effet de diffusion ou de halo de la
valeur d'originalité, comme le suggère bien Jean Chate-
lain dans son examen des jeux autour de cette valeur :

« Comme c'est le don créateur qui fait 1'artiste, c'est par sa


nature innovatrice qu'une œuvre d'art doit être caractérisée.
Une véritable œuvre d'art est une œuvre qui ne ressemble
à rien de déjà fait : en bref, c'est une œuvre originale. De
même, tout ce qui porte témoignage des étapes créatrices
de l'artiste deviendra œuvre d'art. Comme l'artiste moderne
ne peut plus produire de répliques, puisque le faire serait
incompatible avec sa vraie nature, chaque fois qu'il revient
au même sujet ou au même thème - que ce soit deux fois,
dix fois ou cent fois - il apporte avec lui des variations et
des subtilités qui font du produit une œuvre originale. [ ... ]
À 1'autre bout de cette chaîne fertile de production, les
ébauches, esquisses, brouillons et essais, jusque-là considérés
comme des formes incomplètes d'une œuvre entreprise par
l'artiste, deviennent des témoignages du processus créateur.
Ils sont d'autant plus émouvants et importants qu'ils sont
plus rudimentaires et spontanés; de sorte qu'ils peuvent
être considérés comme des œuvres originales, dignes d'être
préservées et admirées. On en vient au point où n'importe
quelle œuvre réalisée par l'artiste lui-même est une œuvre
originale. D'un autre côté, n'importe quelle reproduction d'une
œuvre d'un artiste faite par quelqu'un d'autre, quel que puisse
être le processus, est sans réelle valeur artistique et donc
d'un prix sans conséquence, car il ne donne plus la preuve
de l'impulsion créatrice : c'est un objet, pas une œuvre38 • »

Tout en exploitant les multiples ressources qu'offre la


sculpture en sa qualité d'art composé et éditable (par la

38. Jean Chatelain, «An Original in Sculpture», in Albert Elsen


(dir.), Rodin Rediscovered, Washington, National Gallery of Art,
1980, p. 275.

692
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

production de séries), Rodin démultiplie l'institution de


1'originalité, en utilisant le cheminement délibérément
tâtonnant de sa création comme une ressource produc-
tive. La postérité de la seconde moitié du xxe siècle
en agrandira les effets aux dimensions d'une conduite
triomphalement moderne, tout en poussant plus loin que
jamais les jeux stratégiques avec l'originalité et la rareté,
comme 1' a montré Raymonde Moulin39 •

Phénoménologie du profilage
et ontologie de la multiplicité

Rodin n'avait qu'un credo esthétique, l'obsession


de la proximité avec la nature, mais les déclinaisons
plastiques de ce credo sont si variées et offrent prise
à des lectures si différentes que ce credo apparaît bien
comme un transcendantal, une archirègle susceptible
de connaître toutes les applications possibles. Georg
Simmel40 et Rainer Maria Rilke ont, par exemple, vu
en Rodin le sculpteur de la vie, des flux de vie, de la
matière vivante mise en mouvement dans la vibration de
ses surfaces, dans la tension entre les formes complètes,
partielles ou hybrides, dans le surgissement des formes
hors de l'informe. La matière est moins substance que
mobilité héraclitéenne, et le culte rodinien de la nature
s'écarte au plus loin du naturalisme primaire qui n'est
que servilement mimétique, et par là profondément anti-
modeme, aux yeux d'un Simmel.

39. Raymonde Moulin, «La genèse de la rareté artistique»,


Ethnologie française, 1978, 8(2-3), p. 241-258, repris in Raymonde
Moulin, De la valeur de 1'art, Paris, Flammarion, 1996.
40. Georg Simmel, Michel-Ange et Rodin, trad. fr., Paris, Rivages,
1996.

693
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Comment donner corps à cet idéal inaccessible de la


restitution du mouvement dans 1'art le plus obstinément
matériel et chosifiant qui soit, celui du maniement de
l'argile, du plâtre, du marbre, de la pierre, du bronze?
Rodin paraît avoir tout essayé : depuis 1' exactitude fana-
tique de 1' observation et du rendu du corps humain, qui
lui valut d'être accusé d'avoir réalisé L 'Âge d'airain
directement par moulage du corps de son modèle, jusqu'à
la formule, reprise notamment de Michel-Ange, du sur-
gissement de la forme et de la figure hors de la matière
informe (bloc de pierre ou de marbre partiellement taillé
d'où se dégage le sujet sculpté), en passant par la mul-
tiplication des essais sur les mouvements des corps, des
membres, des torses, par assemblages, fragmentations,
recompositions dûment documentées, archivées, voire
photographiées. C'est un peu comme si Rodin, nouvel
Étienne-Jules Marey, produisait, avec ses doigts, avec les
ciseaux de ses assistants, avec les appareils de ses parte-
naires photographes, le film de son travail de création41 •
Pourtant, dans son principe, tel que Rodin 1' énonça
dans les entretiens qu'il eut avec plusieurs interlocuteurs,
à qui 1' on doit les seuls textes tant soit peu systématiques
d'auto-analyse et d'éclaircissement de la part de l'artiste,
c'est bien d'une approximation asymptotique du sujet,
du modèle qu'il s'agit. Simplement, cette approximation
est temporalisée, non pas par une simple graduation
processuelle, mais par une visée perceptive et restitutive
qui évoque, au détail près, 1' analyse phénoménologique
de la perception.

«Auguste Rodin : Lorsque je commence une figure, je


regarde d'abord la face, le dos, les deux profils de droite et

41. Voir Michel Frizot, Étienne-Jules Marey : Chronophotographe,


Paris, Nathan Delpire, 2001.

694
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

de gauche, c'est-à-dire ses profils dans les quatre angles ;


puis, avec la terre, je mets en place la grosse masse telle que
je la vois et le plus exactement possible. Je fais ensuite les
intermédiaires, ce qui donne les profils vus des trois quarts ;
puis tournant successivement ma terre et mon modèle, je
les compare entre eux et les épure.
Henri Dujardin-Beaumetz : Mais qu'entendez-vous par
"profils"? Il importe toujours de bien définir les termes ...
Auguste Rodin : Dans un corps humain, le profil est
donné par 1' endroit où le corps finit ; c'est donc le corps
qui fait le profil. Je place le modèle de manière à ce que
la lumière, se découpant sur le fond, éclaire ce profil. Je
1' exécute, je tourne ma selle et celle de mon modèle, j'en
vois ainsi un autre, je tourne encore, et suis ainsi conduit
successivement à faire le tour du corps. Je recommence ; je
serre les profils de plus en plus, et je les épure. Comme le
corps humain a des profils à l'infini, je les multiplie autant
que je le puis ou que je le juge utile 42 • »

Il serait aisé de rapprocher, par le jeu des citations, cette


qualification dynamique des actes sériels d'observation
et la conception husserlienne de 1' acte perceptif, dans
laquelle 1' objet est visé à travers le flux des silhouettes,
des profils qui se donnent à la conscience percevante.
Le caractère dynamique de 1' acte perceptif, recueilli dans
le flux de vécus constituant 1' objet (chose, être vivant,
réalité mentale ou contenu imaginaire) et son corrélat
intentionnel, 1' ensemble des innombrables « esquisses »
ou« silhouettes» (selon le vocabulaire phénoménologique
même) de l'objet visé, sont pris dans un processus de
corrections et d'adjonctions incessantes : les actes de per-
ception sont temporalisés, en ce que la rétention de
l'immédiatement perçu et l'anticipation de l'à-percevoir

42. Auguste Rodin, Éclairs de pensée. Écrits et entretiens, Paris,


Éditions Olbia, 1998, p. 85.

695
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sont tressées avec le flux changeant des perspectives suc-


cessives sur 1'objet. Ces actes sont des rapports dirigés,
donateurs de sens dans les ordres liés de la perception,
du souvenir, de l'imagination, du jugement.
Je n'irai pas plus loin dans le jeu des analogies,
puisque je n'ai pas à me soucier de vérifier ici jusqu'où
la pratique rodinienne se laisse décrire adéquatement
dans un appareil interprétatif de type phénoménolo-
gique43. Le point qui m'intéresse est celui-ci: la pratique
créatrice de Rodin contient en son cœur un postulat qui
libère la possibilité de la prolifération des esquisses et

43. Ce genre d'enquête devrait conduire, par exemple, à s'inter-


roger sur les fondements communs (et peut-être banalement com-
muns) à une poétique de l'acte artistique de création d'une figure
et à une philosophie de la prise perceptive ou judicative sur le réel
comme acte de connaissance, mais elle devrait aussi s'orienter vers
les recherches communément réalisées, dans la seconde moitié du
XIXe siècle, sur l'analyse des formes et des mouvements, et vers
les conséquences de l'invention de la photographie - je citais les
rapprochements possibles entre certaines expériences rodiniennes et
les recherches chronophotographiques sur le mouvement d'Étienne-
Jules Marey. Dans un essai sur La Porte de l'Enfer, Rosalind Krauss
(L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad.
fr., Paris, Macula, 1993) relie la pratique rodinienne avec la théorie
husserlienne de 1' ego et de 1' entrelacs entre egoïté et altérité dans la
formation du moi. Et ce afin de fonder une lecture de ses sculptures
sur une phénoménologie de l'expérience corporelle et de récuser le
schéma causal/temporel ordinaire qui veut que 1' artiste tire de ses
expériences antérieures (perceptives, imaginaires) de quoi s'exprimer.
Mais l'idée qu'une expérience se tienne hors de toute mise en rela-
tion avec un passé retenu, et tout autant avec un futur anticipé, va
directement à l'encontre de la phénoménologie temporalisante de la
perception et de la conscience. Krauss veut en réalité déconstruire
la notion de conscience immédiatement rapportée à elle-même et à
son stock d'expériences écoulées, pour proposer une image de l'acte
créateur qui s'invente dans son cours propre.

696
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

des expérimentations. Mais qui peut décider si le flux


de productions proliférantes est, chez Rodin, la consé-
quence logique d'une innovation esthétique pleinement
contrôlée et appliquée en connaissance de cause, à
la suite d'une intuition inaugurale fulgurante, ou s'il
s'agit d'une recette empirique fondée sur un artisanat
obstiné et respectueux des principes les plus anciens
de la sculpture 44 ?
Dans ses déclarations, Rodin fournit, de manière récur-
rente, quatre types au moins d'indications sur ses façons
de faire : 1' observation minutieuse de la « nature » et de
la vie qu'elle recèle, la leçon des Anciens, les hasards
de toutes sortes (accidents, trouvailles, occasions inatten-
dues), et la fécondité du travail endurant et perfectible, le
tout composant une équation sans grand lustre - vérité,
simplicité, observation, labeur. À s'en tenir à la lettre de ce
«programme» qui n'a rien d'une esthétique subtilement
élaborée ou concertée, on méconnaîtrait précisément ce
qui fait le ressort de 1' activité créatrice - la composition
de répertoires d'actes dont l'entrelacs est impossible à

44. Les déclarations de Rodin inclinent vers la modestie d'une


obstination naturaliste et d'un artisanat laborieusement perfectionniste:
«En sculpture, la belle exécution, c'est le profil; c'est le volume.
Si 1'on dessine bien, on la trouve, quand on la cherche sincèrement,
avec le violent désir de faire vrai. Mais si l'on se contente d'un
rendu qui paraît satisfaisant, on ne fera jamais mieux. Combien de
fois m'a-t-on dit : "Restez-en là. N'y touchez plus." Et quelquefois
avec raison. Mais j'ai continué, entendant aller plus loin. [... ] J'ai
recommencé souvent dix fois un même buste. J'en faisais ainsi les
multiples aspects et les diverses expressions ; à la fin, quelle joie de
voir et de comprendre ! Voulant faire mieux, on démolit quelquefois
ce qu'on a fait de bien; mais il faut être possédé par le démon
du mieux. S'il nous guide mal un jour, il prend bien sa revanche,
en nous conduisant plus loin » Auguste Rodin, Éclairs de pensée,
op. cit., p. 130.

697
LE TRAVAIL CRÉATEUR

fixer dans une séquence causale simple, alors même que


les éléments en sont d'une extrême banalité.
De ce que cette composition de comportements n'a
rien d'une formule stable, et qu'elle est, pour tout dire,
maintenue ouverte par 1' acte même de travail artistique
et par les contextes variables où il se déplace, un indice
récurrent est tout aussi volontiers fourni par Rodin, quand
il perturbe ce qu'on pourrait appeler le raisonnement par
recouvrements imititatifs. Le raisonnement équivaut à
ceci : le secret de 1' art est de restituer la nature dans sa
vérité ; les sculpteurs de 1'Antiquité savaient pratiquer un
art simple et vrai, fondé sur la juste restitution de la nature ;
la bonne pratique artistique consistera donc à suivre les
leçons de 1'Antique et, par là, à s'approcher au mieux de
la Nature. Or Rodin n'a de cesse de rappeler que pour lui,
comme pour quiconque veut sculpter, la connaissance de
1'Antique ne mène à rien si 1' étude et le travail ne sont
pas d'abord pratiqués hors de tout rapport à 1'Antique.
C'est donc par le cheminement propre du travail qu'il faut
retrouver, par anamnèse ou par coïncidence, les principes
qui furent aussi ceux des millénaires antérieurs. L'ébauche
de doctrine rodinienne, qui paraît banalement imitative, et
qui semble fournir des garanties ratifiées par l'éternelle
beauté de 1' art grec, pour parler comme Marx, ne dirait
donc en réalité rien que de très sommairement « natura-
liste», à une époque où l'alternative entre figuration et
abstraction n'avait pas encore cours.
Pour compliquer le jeu, on pourrait appliquer à l'argu-
ment de la fidélité au passé antique de 1' art de la sculpture
le schéma de la ressaisie par les profils : tout comme les
« anciens étudiaient tout par le profil, par tous les profils
successivement45 », Rodin ne retrouve l'art grec ou l'art
de Michel-Ange ou celui des sculpteurs du Moyen-Âge

45. Ibid., p. 19.

698
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

que par leurs profils : fidélité par tournoiement, par


mise en perspective impassiblement totalisante, néces-
sairement sélective.
Le thème du profil et de la multiplication des saisies
de profil contient en réalité deux significations opposées,
la découpe fragmentaire et la totalisation, qu'il relie par
la dynamique du tournoiement, de l'action créatrice affai-
rée à expérimenter par multiplication des perspectives
instantanées et partielles.
Dans cette association du singulier et du pluriel, l'évi-
dence naturaliste du monde saisi par l'artiste est-elle
simplement mieux assurée, à tout le moins assurée d'être
plus complètement approchée par l'acte créateur, ou
s'évade-t-elle hors des catégories ordinaires modelées sur
la substance stable, fixe et limitative des objets et des
êtres saisis dans leur pose détemporalisée ? Il n'y a pas
de réponse unique à cette question, parce que la pratique
de Rodin n'est pas invariable : ainsi, dans nombre de ses
œuvres, c'est soit 1' absence même d'un modèle, comme
dans le cas du Balzac, qui fait bifurquer à plusieurs
reprises le travail de Rodin et le conduit à un résultat
très éloigné d'une recherche «naturaliste», au point de
susciter 1'une des plus considérables controverses qui aient
émaillé la carrière du sculpteur, soit l'utilisation d'une
même figure dupliquée qui, par assemblage, conduit à
une mise en scène littérale de la méthode des profils
(les groupes des Trois Faunes ses ou des trois Grandes
Ombres en sont des exemples célèbres) mais moyennant
la multiplication des figures et non la concentration des
profils en une figure unique 46 , soit encore la réutilisa-

46. Ce procédé de création plastique, détourné de la tradition des


compositions par groupes, devient un pivot de la réinvention moder-
nisante de Rodin parce que le traitement esthétique de la multiplicité
est rangé au nombre des multiples moyens utilisés par le sculpteur

699
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tion de tout ou partie d'œuvres déjà existantes qui, par


combinaison donnant lieu à un groupe nouveau, ou par
démembrement, hybridation et recomposition, engendre
des figures ou groupes qui dérogent intégralement à un
quelconque postulat «naturaliste». À l'inverse, dans
d'autres cas, l'approximation asymptotique d'une vérité
plastique du modèle est si obsédante qu'elle donne lieu
à des conflits avec le modèle, comme dans le cas du
buste de Clemenceau (le musée Rodin en détient plus
d'une trentaine d'états successifs47 ), ou bien elle engendre
des incidents comme celui de ce modèle italien qui

pour mettre en scène le procès de production de ses œuvres, comme


le fait remarquer Rosalind Krauss en commentant la position de Leo
Steinberg, inventeur du Rodin moderne.
« Il est [ ... ] extrêmement intéressant de se pencher sur 1'habitude
qu'avait Rodin de composer par multiplication, pour reprendre le terme
de Leo Steinberg. Les plâtres, moulés d'après les modèles en argile,
et considérés par Rodin comme le véhicule formellement neutre de
la reproduction, devinrent pour lui un moyen de composition. S'il
peut et doit y avoir un plâtre, pourquoi pas trois? Et si trois ... C'est
ainsi, pourrions-nous dire, que le multiple devint le medium. [ ... ]
Décidé à sauver 1' art de Rodin de toute effusion sentimentale et à le
soumettre aux critères autrement plus rigoureux du modernisme, Leo
Steinberg interpréta cette multiplication via le procès de production
des œuvres. Le dévoilement de ce procès nous renseigne sur les
moyens de la représentation ; en termes formalistes, il équivaut à une
mise à nu du procédé. Il fait de la surface exhibée des œuvres le
témoin, non des "arcanes de la sculpture", mais de sa fabrication dans
ce qu'elle a de plus prosaïque. Non content de multiplier la même
pièce, Rodin recherche et magnifie toute la gamme des "défauts" de
moulage et de fonte ; il laisse le bronze transcrire sous leur forme la
plus brute toute une panoplie d'astuces de modelage, tels ces petits
rouleaux d'argile ajoutés à certains plans pour renforcer la solidité
d'une forme.» Rosalind Krauss, L'Originalité de l'avant-garde ... ,
op. cit., p. 163.
47. Voir Antoinette Le Normand-Romain, Rodin, op. cit., p. 127.

700
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

posait pour une Ève et qui, au fil des séances, changea


insensiblement d'apparence parce qu'elle était enceinte,
fournissant à Rodin la matière d'un parfait apologue pour
illustrer son scrupuleux respect de la réalité naturelle
telle qu'elle est donnée dans le flux des perceptions.
Rodin nous suggère, dans ce dernier cas, d'y voir la
rencontre hautement symbolique de deux valeurs clés
de son naturalisme - la saisie perceptive la plus serrée
possible du réel à« copier», et l'intervention du hasard,
qui n'est qu'une autre forme de manifestation de la
nature, sous les traits de 1' entrecroisement de séries
causales indépendantes48 •

48. Le récit de cet incident est un condensé parfait de nombre


des caractéristiques autour desquelles s'est déployé tout l'éventail
des interprétations sur la modernité de Rodin :
« Je travaillais alors ma statue Ève. Je voyais changer mon modèle,
sans en connaître la cause ; je modifiais mes profils, suivant naïve-
ment les transformations successives de formes qui s'amplifiaient.
Un jour, j'appris qu'elle était enceinte; je compris tout. Les profils
du ventre n'avaient changé que d'une manière à peine sensible; mais
on peut voir combien j'ai copié la nature avec sincérité en regardant
les muscles des lombes et des côtés.
Henri Dujardin-Beaumetz : Il est certain que votre statue donne
absolument l'impression d'une femme primitive, mère de l'humanité.
Auguste Rodin : Je n'avais certainement pas pensé que, pour
traduire Ève, il fallût prendre comme modèle une femme enceinte ;
un hasard, heureux pour moi, me l'a donné, et il a singulièrement
aidé au caractère de la figure. Mais bientôt, devenant plus sensible,
mon modèle trouva qu'il faisait froid dans l'atelier; elle espaça les
séances, puis ne revint plus. C'est pour cela que mon Ève n'est pas
finie.>> Auguste Rodin, Éclairs de pensée, op. cit., p. 124-125.

701
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Face à un réel démultiplié,


la variabilité des comportements de création

De proche en proche, la mise en suspens de l'identité


stable des choses et êtres à « copier » se communique à
1'activité créatrice elle-même : peut-on assigner un seul
comportement de création à un artiste qui sollicite si diver-
sement des valeurs cardinales du travail créateur comme
l'achèvement et le pacte d'originalité? Trois réponses
sont données par les historiens d'art et les esthéticiens.
La première est fidèle aux indications fournies par
l'artiste lui-même lorsque, interrogé assez tard dans
sa carrière, il réexamine celle-ci et souligne quelques
principes fondamentaux, généralement aussi simples
qu'intemporels - la sincérité, la leçon des Anciens,
le respect de la vérité de la nature. Paradoxalement,
Rodin est le moins porté à se préoccuper lui-même de
ce qui a pu être changement ou multiplicité dans son
travail. La deuxième position, qu'adoptent Steinberg et
Krauss, fait de Rodin le déconstructeur par excellence de
1' ontologie substantialiste du monde et fournit la matrice
d'une lecture générale de 1'œuvre ou de sa partie la plus
significative : le propre de l'art rodinien, dès qu'il est
complètement formé, serait de récuser 1'unicité, sur tous
les plans, et systématiquement. La troisième approche
examine l'évolution de la création rodinienne et identifie
des périodes, des tournants ou des inflexions en celle-
ci, selon un procédé typique des études des carrières
d'artiste. La multiplicité est alors chronologiquement
ordonnée en séquences enchaînées et graduées, selon
divers profils inégalement concordants 49 •

49. Le profil de la courbe de notoriété peut être continûment


ascendant alors que celui de la «qualité» des œuvres (un com-
posé d'originalité, d'invention, d'innovation, de valeur marchande

702
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

À ces divers scénarios, non totalement exclusifs les


uns des autres, on peut en ajouter et en préférer un qua-
trième, qui représente à mes yeux la contribution possible
d'une sociologie de l'art affrontée à l'œuvre dans ses
états multiples. Les comportements de Rodin ne sont pas
interprétables dans les mêmes termes selon qu'on voit
en lui un artisan inventif, un défenseur opiniâtre d'une
esthétique naturaliste singulièrement émancipée, un expé-
rimentateur procédant par tâtonnement et laissant advenir
l'incertain dans le cours d'un travail orienté en finalité,
mais sans fin prévisible, un créateur aux prises avec les
tourments du processus créateur tels que la psychanalyse
les déchiffre, un entrepreneur qui dirige toute une firme,
qui est particulièrement affairé à répondre à une demande
très vigoureuse et qui déploie une énergie considérable
dans de multiples négociations et transactions directes
avec des particuliers, des mécènes, des marchands et
des institutions, en France et à l'étranger, pour promou-
voir son œuvre, un être social à double visage - avide
d'honneurs, de commandes officielles, de reconnaissance
publique et d'éternité sociale via sa propre muséifica-
tion et un travailleur secret, infatigable, obsessionnel,
tantôt prêt à affronter 1' opinion publique tantôt enclin

exprimant les fluctuations de la demande solvable) peut connaître


des inflexions de signes différents, liés au comportement du marché
de l'art en sa totalité et en ses divers segments, et à la carrière des
œuvres de l'artiste sur ce marché, ce qui, pour un artiste de réputation
continûment ascendante, provoquera des cotations très variables selon
un ensemble de caractéristiques, dont la période de production de
l'œuvre considérée. Voir Orley Ashenfelter, Kathryn Graddy, «Art
Auctions », in Victor Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook
of the Economies of Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006,
vol. 1, p. 909-945 ; David Galenson, Painting Outside The Lines.
Patterns of Creativity in Modern Art, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 2001.

703
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à transiger pour plier sa recherche privée aux exigences


contractuelles d'achèvement-, un artiste fasciné par la
gloire et 1' éternité des aînés - grands créateurs de son
siècle idolâtrés comme Balzac, Hugo, Baudelaire, grands
modèles du passé, Michel-Ange, Dante, Phidias - et
qui fascine les puissants de ce monde, un maître cha-
rismatique qui dévore l'énergie de ses collaborateurs et
assistants, qui est accusé de vampiriser le talent de certains
de ses collègues (Camille Claudel, Medardo Rosso), et
qui construit les images de sa grandeur par l'entremise
d'artistes dévoués plus ou moins brièvement à sa cause
(Rainer Maria Rilke, Edward Steichen).
Cette énumération qui pourrait être prolongée n'a pas
pour but de suggérer seulement que l'artiste d'exception
est une personnalité à multiples visages et multiples rôles,
ni que le créateur qui atteint une gloire mondiale modi-
fie le cours de son activité à mesure que s'entrelacent
de manière inextricable les motifs du renforcement de
1' estime de soi, le pouvoir artistique et social croissant
qui accompagne le succès durable, la gestion plus com-
plexe d'une activité de production ayant à arbitrer entre
recherche de voies nouvelles et exploitation de solutions
éprouvées, dûment brevetées à la manière de procédés
stylistiques immédiatement reconnaissables. La multi-
plicité des profils du travail et de la carrière de Rodin
s'exprime très concrètement dans la multiplicité des
significations et des valeurs respectives de 1' achèvement
et de l'inachèvement. Si mon hypothèse est féconde, il
faut voir dans la dualité de Rodin, telle que la présente
Rosalind Krauss et qui oppose un Rodin audacieux, faisant
de 1' achèvement des œuvres un problème, à un Rodin
complaisant, enclin à produire en série, une réduction
de cette multiplicité à une polarisation trop commode.
L'hypothèse corrélative de la priorité du pluriel sur 1'un
désigne assurément une caractéristique du matériau de

704
LES PROFILS DE L'INACHÈVEMENT

création et du système de production des œuvres inhérente


aux arts composés 50 , non moins qu'une des marques
d'originalité profonde de la poïétique rodinienne. Mais
ce qu'une sociologie de l'œuvre doit proposer d'autre
qu'une ontologie esthétique, fût-elle déconstructrice, est
bien l'analyse d'un espace complètement déployé de jeu,
au sens précis de la théorie des jeux, où la production,
la qualification, 1' évaluation et la commercialisation des
œuvres, dans leurs différents états possibles d'unicité vs
multiplicité, d'achèvement vs inachèvement, de produc-
tion vs reproduction (reprise, transposition, réemploi, etc.)
font l'objet d'un ensemble remarquablement ouvert de
procédures d'expérimentation et de négociation.

50. Rosalind Krauss, s'appuyant sur les analyses de Jean Chatelain,


remarque : « Il y va ici de ce qu'on pourrait nommer une "pluralité
irréductible" : une multiplicité implicite qui loge en tout objet, même
unique ou singulier. Les arts composés sont soumis de par leur
nature à ce potentiel de multiplicité, et la raréfaction systématique
n'y changera rien : le transfert de l'idée première d'un médium à un
autre lors de la réalisation de !'"original" diffère à jamais en celui-ci
tout caractère d'unicité originelle. >> Rosalind Krauss, L'Originalité
de l'avant-garde ... , op. cit., p. 159.
CHAPITRE 10

L'artiste, l'employeur et l'assureur.


La croissance déséquilibrée du travail
par projet dans les arts du spectacle

L'emploi discontinu sous forme de missions ou d'enga-


gements de courte durée, le temps d'un projet, se déve-
loppe aujourd'hui dans les services très qualifiés - le
droit, la gestion des ressources humaines, 1' éducation et
la formation, la médecine 1• L'ironie veut que les arts,
qui, depuis deux siècles, ont cultivé une opposition
farouche, mais ambiguë, à 1' égard de la toute-puissance
du marché, apparaissent comme des précurseurs, tant ils
ont adopté et développé à peu près toutes les formes
d'emploi flexible et toutes les formes de gestion du risque
d'emploi, depuis la pluriactivité contrainte du créateur
qui finance son travail de vocation par les gains issus
d'activités directement reliées à son art ou situées hors
de la sphère artistique, jusqu'à la pluriactivité choisie
de 1' artiste qui démultiplie ses activités pour amplifier
sa réussite professionnelle2•

1. Vicky Smith, «New forms of work organization », Annual


Review ofSociology, 1997,23, p. 315-339; Sharon Cohany, « Workers
in alternative employment arrangements : a second look», Monthly
Labor Review, 1998, november, p. 3-21 ; Steven Hippie,« Contingent
work : results from the second survey », Monthly Labor Review,
1998, november, p. 22-35.
2. Catherine Paradeise, Les Comédiens, Paris, PUF, 1998; Pierre-
Michel Menger, « Artistic labor markets and careers », Annual Review of

706
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

L'exemple des arts du spectacle est particulièrement sai-


sissant, puisque la désintégration verticale de la production
s'y est vigoureusement développée dans le dernier demi-
siècle, d'abord dans le cinéma et dans l'audiovisuel, puis
dans le spectacle vivanf. Par désintégration verticale, il faut
comprendre que la production des œuvres, des spectacles
et des contenus n'est plus intégrée dans de vastes firmes,
mais qu'elle mobilise, projet après projet, un ensemble
d'entreprises indépendantes : celles-ci fournissent les dif-
férents ingrédients et services (par exemple préproduction,
casting, décors, équipements électriques, mixage sonore,
montage, dans la production cinématographique) pour la
réalisation de biens qui sont chaque fois des prototypes.
Les entreprises et micro-entreprises (parfois réduites à
un ou deux individus) construisent un réseau sophistiqué
de relations entre elles, et avec les firmes dominantes
du secteur, qui agissent principalement en amont de la
production, pour la financer, et en aval, pour la distribuer.
En France, depuis bientôt trente ans, le secteur des
spectacles a connu une forte expansion, créatrice d'emplois.
Qu'il soit gouverné par les lois du marché, comme dans
l'industrie culturelle, l'audiovisuel et les médias privés, ou
par les mécanismes de 1'économie culturelle subventionnée,

Sociology, 1999,25, p. 541-74; David Throsby, Economies and Culture,


Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Philippe Coulangeon,
Les Musiciens interprètes en France. Portrait d'une profession, Paris,
La Documentation française, 2004. Voir ici même les chapitres 5 et 6.
3. Michael Storper, «The transition to flexible specialisation in
the film industry », Cambridge Journal of Economies, 1989, 13,
p. 273-305 ; Susan Christopherson, « Flexibility and adaptation in
industrial relations : the exceptional case of the US media enter-
tainment industries», in Lois Gray, Ronald Seeber (dir.), Under the
Stars, Ithaca, Comell University Press, 1996, p. 86-112; Richard
Caves, Creative Industries : Contracts Between Art and Commerce,
Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2000.

707
LE TRAVAIL CRÉATEUR

comme dans le spectacle vivant, ce secteur a transformé


en quasi-normes la fragmentation de l'activité en emplois
de courte durée et celle des carrières en engagements dis-
continus. À la différence des autres pays, cette évolution
s'est adossée en France à un régime spécifique d'indem-
nisation des épisodes interstitiels de chômage : c'est le
régime d'emploi-chômage des intermittents du spectacle.
Celui-ci n'a pas d'équivalent ailleurs en Europe ni
au-delà. Il est une bonne incarnation de ce que la France
dénomme son exception culturelle. Il est aussi une excep-
tion sociale, mais au sein de 1' économie française, cette
fois-ci : à l'échelon de tout un secteur d'activité, l'hyper-
flexibilité contractuelle n'a pas d'équivalent ailleurs sur
le marché du travail français. En revanche, la flexibilité
contractuelle se retrouve dans des pays moins sourcilleux
en matière de droit du travail que la France. Telle est
l'équation complète de l'exception culturelle de l'inter-
mittence : introuvable ailleurs qu'en France pour le
niveau de protection du risque de chômage, trouvable
ailleurs pour le niveau de flexibilité contractuelle, mais
pas dans d'autres secteurs d'activité en France. Une
exception dans 1' exception, en quelque sorte.
L'imbrication idéalement flexible entre travail frag-
menté et chômage interstitiel a paradoxalement exacerbé
les déséquilibres dans la croissance de ce secteur d'acti-
vité. Ces déséquilibres se résument ainsi : dans les vingt
dernières années, les effectifs de salariés employés sur
des contrats d'intermittents ont quadruplé, le volume
de travail rémunéré qui leur était alloué a été multiplié
par deux, la masse salariale par trois, et les dépenses
d'assurance chômage par neuf. Comment comprendre une
conjonction aussi énigmatique? Et comment déchiffrer
les termes du conflit dont ce régime d'emploi-chômage
est l'objet depuis plus de vingt-cinq ans, puisque ce
conflit ne concerne pas un secteur qui aurait basculé

708
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

dans le déclin et chercherait à sauver ses emplois, mais


bien un secteur en croissance ininterrompue ?

Le travail dans l'organisation par projet

Dans les arts du spectacle plus que dans les arts visuels
et littéraires, le processus de création d'une œuvre et de
réalisation d'un spectacle fait appel à tout un personnel
artistique et technique de collaboration et à une division
extensive du travail, au long d'une chaîne de production
dont la longueur est variable et se modifie avec les
conditions d'innovation esthétique et technique et avec
les transformations économiques propres à 1' art considéré.
D'où l'existence d'une grande variété de solutions orga-
nisationnelles au problème de la mobilisation des ressources
humaines et matérielles, depuis les formes d'intégration
stable de la totalité ou de la plus grande partie des fac-
teurs de production dans une entreprise durable jusqu'aux
modalités les plus éphémères de combinaison des facteurs
à 1' occasion de la réalisation d'un unique spectacle.
Le type d'organisation qui s'est imposé est identifié
sous divers concepts - organisation par projet, organi-
sation temporaire, adhocracie, quasi-firme. Il fournit une
solution à un double problème d'incertitude. Comment,
d'une part, agencer la réalisation de produits chaque fois
uniques, prototypiques, à la création desquels prennent
principalement part des personnels expérimentés et des
artistes choisis pour leurs caractéristiques et leurs com-
pétences singulières - c'est 1' élément d'idiosyncrasie du
travail, selon le vocabulaire d'Oliver Williamson4 - et
comment s'assurer de la qualité d'exécution individuelle

4. Oliver Williamson, Economie Organization. Firms, Markets


and Policy Control, Brighton, Wheatsheaf Books, 1986.

709
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et de la coordination de tâches qui associent des profes-


sionnels de divers métiers en des équipes par principe
éphémères, en renonçant aux règles traditionnelles, ici
inappropriées, de définition stricte des tâches et d'orga-
nisation hiérarchisée des emplois et aux procédures for-
melles de vérification de 1' engagement individuel dans
le travail collectif?
Comment, d'autre part, assurer la viabilité d'organi-
sations produisant des biens et des services chaque fois
différents quand elles évoluent dans un environnement
incertain, où la demande est versatile et le succès aléa-
toire? L'adoption de solutions modulaires (assemblage et
désassemblage d'équipes embauchées au coup par coup
sur contrat de court terme, sous-traitance, coopérations
avec d'autres producteurs) permet d'augmenter la part
des coûts variables et d'optimiser le rapport entre coûts
fixes et dépenses variables de production en fonction
des spécifications de chaque projet.
Ces solutions sont celles que mettent en évidence les
recherches sur la dynamique des organisations et des
marchés artistiques, lorsqu'elles étudient la substitution
d'organisations temporaires aux organisations stables et
intégrées sujettes à la« maladie des coûts» mise en évi-
dence par William Baumol et Willam Bowen5• Car l'inté-
gration des multiples activités requises par les grandes
productions audiovisuelles, lyriques ou théâtrales au sein
d'entreprises importantes n'est plus aisément viable hors
des secteurs massivement soutenus par les aides publiques
ou le mécénat privé et industriel. Et même dans la
sphère de la production culturelle fortement subvention-
née ou institutionnalisée, les formules organisationnelles
se complexifient : musées, centres dramatiques, centres

5. William Baumol, William Bowen, Performing Arts : the


Economie Di/emma, New York, The Twentieth Century Fund, 1966.

710
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

d'art contemporain, scènes nationales du spectacle vivant


greffent sur leur architecture traditionnelle des relations
de sous-traitance et des formules de contractualisation
avec des prestataires et des professionnels autonomes,
pour superposer organisation classique et organisation par
projet, production interne et manifestations temporaires,
production locale et coproductions en réseau : la variété
et le renouvellement de 1'offre culturelle passent par des
hybridations de l'activité permanente et de l'initiative
temporaire, et par une architecture plus mouvante des
ensembles culturels.
Ainsi s'infiltrent dans les établissements classiquement
représentatifs de 1' offre institutionnelle les principes selon
lesquels s'est réorganisée et développée une grande par-
tie de la production des industries culturelles (cinéma,
audiovisuel) et du spectacle vivant faiblement institué
(compagnies de théâtre et de danse, ensembles de musique
baroque, compagnies de cirque et de théâtre de rue ... )
et saisonnier (festivals). La désintégration verticale a
infléchi 1' évolution de la production culturelle : elle y a
fait apparaître et, dans certains cas, fait prévaloir com-
plètement ses caractéristiques de spécialisation flexible
et d'organisation extensive de la coopération entre des
firmes qui interviennent aux diverses étapes de la divi-
sion du travail de production de produits complexes et
chaque fois prototypiques. Ces sociétés spécialisées de
production et de service exploitent ainsi des solutions
de diversification de leurs activités et de dispersion des
risques entrepreneuriaux, et les nouvelles formes d' orga-
nisation qui en résultent sont caractéristiques du passage
d'une économie de différenciation à une «économie de
variété » de la production.
L'innovation artistique a cherché sa voie dans cette
architecture hyperflexible. Parmi d'autres exemples
possibles, celui des ensembles de musique ancienne et

711
LE TRAVAIL CRÉATEUR

baroque étudié par Pierre François6 est éloquent. Ces


ensembles se distinguent très fortement des orchestres
traditionnels : par la forme d'emploi, ici exclusivement
intermittente, du côté artistique ; par les conditions de
financement, puisque les taux de couverture des dépenses
par les subventions publiques directes sont faibles ; par
les relations de travail, car la récurrence des relations
d'emploi est une garantie de stabilité et de construction
d'une identité esthétique d'un ensemble, mais elle opère
sur fond de reconfiguration toujours possible des effectifs
et des liens contractuels ; enfin par les niveaux de rému-
nération, souvent inférieurs à ceux du monde classique,
et par les valeurs professionnelles partagées, qui sont
celles de la variété et de la mobilité des expériences
professionnelles dans des organisations temporaires, plutôt
que celles de la sécurité bien encadrée de la collectivité
traditionnelle de l'orchestre permanent. Ne disposant ni
de la stabilité organisationnelle des orchestres perma-
nents ni de lieux permanents, les ensembles de musique
baroque se financent sur le marché des concerts, par
les prestations que leur achètent les organisateurs de
concerts et les institutions que ceux-ci représentent, et
par les tournées et festivals où ils se produisent (30 %
des festivals musicaux sont consacrés en France à la
musique ancienne, dans les années 2000). Un examen
précis des conditions de viabilité économique de ces
ensembles fait ainsi apparaître le paradoxe du soutien
public indirect : proportionnellement beaucoup plus fai-
blement subventionnés que les orchestres traditionnels,
les ensembles se procurent leurs ressources d'une part
grâce au marché des concerts qui est irrigué par les finan-
cements publics- ce que Pierre François décrit comme

6. Pierre François, Le Monde de la musique ancienne. Sociologie


économique d'une innovation esthétique, Paris, Economica, 2005.

712
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

une « stratégie de la vigne vierge» -, et, d'autre part,


grâce aux facilités offertes par la flexibilité de 1' emploi
culturel à la française.

Offre et demande de travail discontinu :


mécanismes et principes d'analyse

Les formes dominantes d'organisation du travail qui,


dans les arts, sont associées à 1'évolution vers 1'organisa-
tion par projet ou vers l'organisation hybride sont l'auto-
emploi, le freelancing, le travail indépendant, d'une part,
et les diverses formes de travail salarié atypique, travail
intermittent, travail à temps partiel, multisalariat, d'autre
part. Elles ont pour effet d'introduire dans la situation
individuelle d'activité la discontinuité, les alternances de
périodes de travail, d'inactivité contrainte, de recherche
d'activité, de préparation à de nouveaux rôles ou modes de
création, d'investissement dans de nouvelles compétences
et connaissances, de gestion des réseaux d'interconnais-
sance et de sociabilité pourvoyeurs d'informations et
d'engagements éventuels. En termes binaires, c'est une
alternance entre travail rémunéré (soit monovalent, dans
1' activité de vocation, soit polyvalent, dans plusieurs
activités, combinées en un portefeuille d'emplois plus ou
moins cohérent et contraignant) et temps non rémunéré
assimilé à une inactivité éligible, sous certaines condi-
tions, à l'indemnisation du chômage, du moins tant que
la sphère de référence de 1' activité est celle du salariat.
Exprimée dans la logique de 1'offre de travail,
l'embauche flexible et l'activité discontinue introduisent
une confusion que le maniement très incertain des sta-
tistiques reflète directement. L'analyse de 1' offre sur le
marché du travail conduit ordinairement à énoncer qu'un
individu identifié comme détenteur d'au moins un contrat

713
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'emploi, si bref fût-il, dans le secteur considéré, est


présumé y développer sa carrière. Or parmi ceux qui sont
embauchés sous les formes d'emploi flexible et discontinu,
seule une partie se professionnalise, et une proportion signi-
ficative ne contribue que de manière éphémère à l'activité
du secteur. Le turn-over est en effet considérable : ainsi,
alors que chaque année, les entrants représentent autour
de 15 % des effectifs dans le secteur des arts du spec-
tacle en France, la moitié environ auront quitté ce secteur
d'emploi au cours des deux ans qui suivent leur entrée7 •
L'une des conséquences de cette dynamique d'attraction
et de centrifugation est de mettre en question la valeur
des données statistiques sur le nombre d'artistes et de
cadres et techniciens du secteur concerné : ces statistiques
peuvent difficilement passer pour des indicateurs fiables
de 1' offre de travail artistique et, corrélativement, elles
peuvent difficilement constituer la base de la mesure du
niveau effectif de chômage et de sous-emploi.
Analysée depuis le point de vue de la demande de
travail, la situation paraît plus simple : la réalité à prendre
en compte est celle de contrats, d'engagements pour
des projets et de transactions individualisées. Ce qui,
à la différence de la vision agrégée de 1' activité artis-
tique que fournit l'approche en termes de professions
et d'ensemble professionnel, conduit à opérer selon une
approche totalement désagrégée, à partir de séquences
et de séries d'engagements, d'opportunités d'emploi et
de relations négociées d'emploi.
Les données désagrégées fournissent les matériaux de
base de toute approche fondée sur la demande de travail
émise par des employeurs. Le volume de travail artistique et
technico-artistique comptabilisé n'équivaut pas ici à la som-

7. Rémi Debeauvais, Pierre-Michel Menger, Janine Rannou et


al., Le Spectacle vivant, Paris, La Documentation française, 1997.

714
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

mation des individus en situation de travail ou en recherche


de travail, selon 1' équation conventionnelle « un individu
en contrat = un professionnel dont une séquence de la vie
active est observée», mais équivaut en fait à la totalisation
de la demande de travail exprimée en termes de quantités
discrètes de travail effectué et de rémunérations versées.
Rapprochons à présent les deux versants de 1'analyse
du travail artistique et de son marché, par 1'offre et par
la demande. Le principal problème à considérer sera :
quel est l'impact du fait que la demande de travail est
exprimée principalement en termes d'emplois de courte
durée, d'engagements au projet, d'achats de droits liés
à 1' incorporation du travail dans une œuvre (livre, com-
position musicale, peinture, sculpture, scénario, etc.) ?
De nombreuses recherches consacrées aux professions
artistiques ont montré qu'un accroissement du nombre
d'artistes tel que le font apparaître les recensements de
population ou les enquêtes sur l'emploi est loin de corres-
pondre à un accroissement équivalent du niveau d'activité
exprimé en volume net de travail. Or si le volume de
travail totalisé à partir des engagements et des contrats
individuels émis par les employeurs augmente moins
vite que le nombre d'artistes présents sur le marché du
travail artistique, la concurrence s'intensifie et conduit
à des inégalités croissantes d'activité et de gains, à une
plus grande variabilité, dans le temps, du niveau et des
rythmes d'activité, et, au total, à un rationnement du tra-
vail pour ceux qui sont appelés à se partager le volume
de travail demandé : d'où 1'alternance plus fréquente,
et paradoxale parce qu'elle se situe dans un contexte
de croissance d'activité, entre séquences de travail et
séquences d'inactivité (éventuellement de chômage indem-
nisé) ou entre travail artistique de « vocation » et travail
rémunérateur dans des emplois liés aux arts ou extérieurs
à la sphère artistique.

715
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La relation contractuelle brève et flexible


et ses mécanismes incitatifs

Si 1' on observe les traits caractéristiques du travail


par projet et mission- des engagements contractuels le
plus souvent de brève durée, des relations temporaires de
travail avec des partenaires qui peuvent être chaque fois
différents, une grande variabilité des tâches à exécuter,
due notamment à 1' exigence de différenciation poussée
des produits - on voit le paradoxe. Un tel système
d'emploi exige de la part des individus une capacité
d'adaptation élevée, supérieure à celle que requerrait
normalement 1' emploi dans une organisation permanente,
stable, où la définition des tâches et le niveau d'engage-
ment sont mieux spécifiés, mais il impose simultanément
une plus grande insécurité d'emploi, la carrière évoluant
selon un cours irrégulier et toujours incertain.
Il s'agit par conséquent pour l'employeur d'obtenir tout
à la fois un haut degré d'engagement et d'initiative dans
une relation de travail éphémère et non routinière, et une
disponibilité de la main-d' œuvre artistique et technique
au coût le plus bas, afin d'ajuster les investissements
aux caractéristiques de chaque projet. Quel mécanisme
incitatif peut être assez fort pour consolider 1' engagement
contractuel réciproque entre employeur et employé et assez
souple et économique pour préserver la flexibilité des
coûts ? Ce mécanisme est double : salarial et réputationnel.
Diverses recherches sur la structure et le système
d'emploi de l'industrie cinématographique8 ont souligné
que le taux moyen des salaires horaires pratiqués dans le

8. Susan Christopherson, Michael Storper, «The Effects of Flexible


Specialization on Industrial Politics and the Labor Market : The
Motion Picture Industry », Industrial and Labor Relations Review,
1989, 42(3), p. 331-347.

716
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

cinéma est relativement élevé, et sensiblement supérieur à


celui de 1'industrie et des services. L'explication la plus
immédiate d'un tel écart est qu'il s'agit de compenser
l'insécurité et l'irrégularité du travail intermittent et
que les employeurs ont avantage à surrémunérer leur
personnel intermittent plutôt que de subir les hausses
de coûts fixes qu'entraînerait la suppression des méca-
nismes de flexibilité responsables de la souplesse du
système d'embauche. Mais, comme le remarquent Susan
Christopherson et Michael Storper, pour l'exercice d'un
métier donné et pour un type de prestation donné, le
salaire horaire versé (au minimum) est le même, que
1'agent travaille beaucoup ou peu.
Il peut être, par ailleurs, avantageux pour un employeur
de tisser avec des artistes et des techniciens intermittents
des liens qui dépassent le cadre limité d'un engagement
ponctuel sur un projet, et qui déboucheront ultérieurement
sur le réengagement de ceux qui apparaîtront compétents :
une continuité de la relation, d'un projet à un autre, a
d'évidents avantages, en permettant de limiter les coûts
de recherche et de transaction occasionnés par 1' embauche
de personnel nouveau et mal connu, et d'obtenir une
meilleure productivité dans le travail d'équipe. Mais,
dans un secteur d'activité aussi aléatoire, la promesse
de réembauche est affectée du coefficient d'incertitude
propre à 1' espérance de réussite de 1' employeur et ne
saurait constituer 1'unique incitation : le taux élevé des
salaires horaires fixés conventionnellement représente la
part non aléatoire du mécanisme incitatif.
La dimension réputationnelle de l'incitation à un haut
degré d'engagement dans une relation contractuelle tem-
poraire est, quant à elle, liée à l'une des propriétés
d'une organisation flexible de la production : le mode
d'information sur les aptitudes et la valeur du person-
nel artistique et technique disponible. Dans un univers

717
LE TRAVAIL CRÉATEUR

professionnel comme celui des métiers du spectacle,


les habituels signaux institutionnels de qualification (les
diplômes) n'ont pas cours, ne serait-ce qu'en raison de la
nature même du travail accompli, qui exige, observais-je
plus haut, une grande variété d'aptitudes. La recherche
et la sélection de personnel sont soumises, là encore,
à deux impératifs contradictoires : alors qu'une large
gamme de compétences et une forte capacité d'initiative
et d'adaptation à des tâches et des contextes d'emploi
changeants sont demandées, la durée d'un engagement
est trop brève et les contraintes de souplesse organisa-
tionnelle trop pressantes pour permettre à l'employeur
de développer et de tester ces compétences comme il
pourrait le faire dans le cadre plus stable d'une colla-
boration de longue durée.
L'emploi n'a pas cessé de se fragmenter en un nombre
croissant de contrats de plus en plus brefs alloués par une
population d'employeurs qui croît plus vite que celle des
salariés employés. C'est l'équation de la désintégration
du marché du travail : elle semble réaliser la situation
d'hyperflexibilité du marché du travail, qui motive une
protection assurantielle étendue pour des salariés pris dans
le tourbillon de cette dynamique de fragmentation. Alors
que, comme je le montrerai plus loin, le volume cumulé
de travail d'un artiste ou d'un technicien intermittent a
reculé d'année en année, notamment jusqu'à la fin des
années 1990, le nombre moyen de contrats de travail
cumulés par chacun, pour obtenir ce volume de travail,
n'a cessé d'augmenter, passant de 26 en 1993 à 37 en
2001, et le nombre moyen d'employeurs par intermit-
tent est passé de 5 à 8. La situation paraît strictement
conforme à la définition de l'intermittence : l'activité
d'un salarié engagé par de multiples employeurs, de
façon discontinue et faiblement prévisible, et dont le
passage au chômage est un risque, au plein sens du terme.

718
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

Pourtant, une autre réalité est non moins remarquable


c'est la part que prend celui des employeurs avec qui
un intermittent contracte et travaille le plus, dans une
période de 12 mois. En moyenne, 15 des 26 contrats,
en 1993, et 20 des 37 contrats, en 2001, ont été obtenus
par un intermittent auprès de 1' employeur qui le faisait
travailler le plus. Exprimée en volume de travail rému-
néré, la part d'emploi que chaque intermittent obtient
de son plus gros employeur est d'environ 60 % (64 %
en 1993, 59% en 2001 9).
En d'autres termes, l'intermittence est, pour 60 % de
tout le volume de travail offert sous CDD d'usage, une

9. La statistique peut se faire plus précise : en 2001, les trois


quarts des intermittents obtiennent plus de 40 % de leur volume
de travail auprès de leur plus gros employeur. Et un quart des
intermittents obtiennent ainsi plus de 88 % de leur volume de tra-
vail. Cette organisation des relations contractuelles varie avec les
secteurs et avec les métiers exercés : la tendance à la concentration
de l'activité auprès d'un employeur très prépondérant est un peu
plus forte chez les cadres, techniciens et ouvriers du cinéma et de
l'audiovisuel que chez les personnels du spectacle vivant. Elle est par
ailleurs plus forte chez les comédiens, les danseurs, et les metteurs
en scène et réalisateurs que chez les musiciens, qui incarnent le plus
manifestement l'intermittence de fragmentation : 48 % de l'activité
de ces derniers est réalisée avec leur principal employeur, contre
65 % pour les comédiens, et 70 % pour les metteurs en scène et
réalisateurs. De son côté, l'enquête de Philippe Coulangeon sur les
musiciens a montré que 58 % des musiciens recensés par la Caisse
des Congés spectacles obtenaient, en 2000, plus de 50 % de leur
volume de travail auprès d'un seul employeur (31 % en obtenaient
plus de 75 %). Ces proportions varient selon les genres musicaux
et les marchés professionnels correspondants : 41 % des musiciens
classiques, contre 29 % des musiciens des genres dits populaires
avaient obtenu de leur principal employeur plus de 75 % de leur
travail (Philippe Coulangeon, Les Musiciens interprètes en France,
op. cit, p. 178-182).

719
LE TRAVAIL CRÉATEUR

solution procurée aux employeurs pour embaucher régu-


lièrement des artistes et des techniciens à qui ils procurent
la majorité de leur activité. La lecture de ces chiffres
peut être orientée dans deux sens différents : celui d'un
considérable effet d'aubaine exploité par l'employeur
pour abaisser le coût de sa main-d'œuvre et transférer sur
1' assurance chômage le coût du maintien en disponibilité
de celle-ci, entre deux contrats ; celui d'une structura-
tion d'un marché du travail désintégré, qui conduit les
salariés à établir des liens contractuels stables avec un
tout petit nombre d'employeurs, et même des liens très
prédominants avec un seul employeur, et à tisser autour
de ce noyau de stabilité un réseau de liens d'activité
plus instables, plus diversifiés, plus souvent renouvelés.
L'existence de liens récurrents provoque par ailleurs
une profonde segmentation de ce marché du travail.
Des liens forts d'interdépendance sont établis entre les
professionnels dans un même métier, et entre les profes-
sionnels des différents métiers, qui ont des réputations
de niveau comparable, conformément au mécanisme
des appariements sélectifs décrit aux chapitres 6 et 7.
Les études sur 1' allocation des emplois dans la produc-
tion cinématographique hollywoodienne 10 , sur l'emploi
dans le secteur audiovisuel français 11 et sur le marché
du travail artistique au Canada 12 révèlent les effets de

1O. Susan Christopherson, Michael Storper, « The Effects of


Flexible Specialization on Industrial Politics and the Labor Market»,
art. cité; William Bielby, Denise Bielby, « Organizational mediation
ofproject-based labor market», American Sociological Review, 1999,
64, p. 64-85.
11. Janine Rannou, Les Métiers de l'image et du son, tome 1,
Paris, Ministère de la Culture, 1988.
12. Jean-Guy Lacroix, La Condition d'artiste : une injustice,
Outremont, VLB, 1990.

720
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

segmentation du marché du travail qui sont imputables


aux mécanismes réputationnels prévalant dans le système
d'engagement contractuel à court terme : l'extension du
recours aux emplois au projet engendre une plus grande
dispersion des revenus, et les différences individuelles
de gains résultent moins d'écarts dans les taux horaires
de salaire (qui rémunéreraient notamment 1'ancienneté)
que de quantités très inégalement réparties de temps
de travail. Ce qu'exprime la loi d'airain des carrières
artistiques soumises à 1' aléa des engagements tempo-
raires : l'embauche engendre l'embauche, créant ainsi
une très forte polarisation du marché entre une minorité
accumulant les emplois et les autres.

Une croissance en déséquilibre

Comment un système d'emploi discontinu, totalement


flexible et modelé sur 1'organisation verticale de la pro-
duction agit-il sur la relation entre l'offre et la demande
de travail ? L'évolution du marché français du travail
dans les spectacles illustre avec un relief tout particulier
les propriétés paradoxales de 1'hyperflexibilité sous abri
assurantiel.
Le secteur du cinéma et de l'audiovisuel (télévision,
radio, production de disques, de jeux vidéo, production
publicitaire ... ) a connu une forte croissance depuis le
début des années 1980. Le développement du pôle indus-
triel de 1' offre culturelle a été accéléré par la fin du
monopole de 1'État sur la télévision et la radio, par la
très rapide augmentation et diversification de l'offre de
programmes audiovisuels qui a suivi, par la concurrence
grandissante qu'elle a provoquée, puis par la cascade
d'innovations liées à la numérisation du signal dans les
technologies de l'information et de la communication.

721
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'offre dans le secteur du spectacle vivant (théâtre, danse,


musique, cirque, spectacles de rue) a bénéficié de la
forte croissance des dépenses culturelles publiques. Le
budget du ministère de la Culture a doublé en 1982. Les
collectivités locales ont été entraînées dans le mouvement
et l'ont relayé, au point de financer aujourd'hui près
de 70 % des dépenses culturelles publiques en France.
La croissance de l'emploi culturel a été modelée, dans
ces secteurs, par une organisation nouvelle de 1' offre :
la production par projet s'est imposée, une architecture
nouvelle de la concentration industrielle a été inventée,
une variété croissante de relations de transaction, de
dépendance, de sous-traitance, de « coopétition » a été
tissée entre les firmes dominantes et les multiples socié-
tés de production qui ont été créées, la multiplication
des festivals a symbolisé le développement irrésistible
d'une culture de l'événement artistique et de l'organi-
sation souple.
Une des explications de la croissance du secteur tient
à l'augmentation de la demande de culture. Est-ce que
la demande de spectacles, de films, de programmes
audiovisuels de la part du public a augmenté propor-
tionnellement à la croissance de 1' offre de travail, telle
qu'elle apparaît dans les statistiques du recensement
général de la population de 1'Insee, qui font état du
doublement du nombre des professionnels concernés
entre 1982 et 1999 ? La réponse est négative pour ce
qui concerne le spectacle vivant en tant qu'objet de
consommation culturelle finale : les enquêtes sur les
pratiques culturelles des Français montrent que la fré-
quentation des spectacles vivants a pu connaître une
progression, mais dont l'ampleur est demeurée modé-
rée et sans commune mesure avec les pourcentages de
progression des effectifs de professionnels du secteur
culturel recensés par l'Insee. Une autre évolution doit

722
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

être mentionnée pour compléter la réponse : sur 1'offre


de spectacles proprement dits s'est greffé un marché de
prestations à destination des collectivités locales, des
milieux associatifs, des organisations qui composent le
tissu de 1'action socioculturelle - animations scolaires,
interventions dans les quartiers, dans les établissements
hospitaliers, etc. - où les artistes et professionnels de la
culture opèrent à mi-chemin de l'action culturelle et de
1' action sociale, et souvent en disposant de financements
issus de ces deux sources.
L'explication par la demande est différente pour la
consommation des programmes audiovisuels et cinéma-
tographiques. Celle-ci a vigoureusement augmenté depuis
trente ans, soutenue par les innovations technologiques
et le coût décroissant des équipements domestiques et
des biens audiovisuels. Les enquêtes de l'Insee sur les
emplois du temps des Français et sur les pratiques et
les dépenses de loisir des Français ont toutes montré
que la consommation de programmes audiovisuels avait
fortement progressé depuis les années 1980. Par ailleurs,
le comportement des consommateurs de programmes
audiovisuels est devenu plus versatile, les préférences et
les fidélités sont d'autant plus volatiles que le volume
de 1'offre, en quantité et en diversité thématique, et le
ciblage segmentateur d'où dérivent les recettes publici-
taires ont installé une pression concurrentielle propice à
toutes les déloyautés consommatrices. Là encore, 1'offre
d'une quantité et d'une variété croissantes de programmes
s'est modelée sur une organisation verticalement désin-
tégrée de la production et sur son omniprésente flexi-
bilité contractuelle. Les budgets alloués par les chaînes
diffuseuses et donneuses d'ordre, et les aides publiques
et parapubliques et les recours aux financements redis-
tributifs du cinéma et de 1'audiovisuel ont constitué la
partie émergée de la transformation de 1' économie du

723
LE TRAVAIL CRÉATEUR

secteur. Une partie significative des besoins de finance-


ment a été couverte par 1' allégement des coûts de main-
d' œuvre, telle que le permet le recours systématique à la
flexibilité contractuelle maximale, usages opportunistes
et frauduleux compris.
Au total, la croissance avait deux caractéristiques :
des besoins de financement imparfaitement couverts par
la taille du marché de consommation intérieure et par
l'apport des financements publics et parapublics, une
économie de variété de la production soumise à une
pression concurrentielle croissante et à des cycles de plus
en plus courts d'innovation et d'originalité profitable.
Pour une très large part, cette croissance a trouvé
dans le système d'emploi le plus flexible, celui du CDD
intermittent, son carburant idéal, mais aussi le principe
de son déséquilibre. Trois indicateurs profondément dis-
cordants donnent la mesure de ce déséquilibre : entre
1987 et 2005, le volume d'emploi exprimé en équivalents
jours de travail a doublé(+ 118 %), mais le nombre de
professionnels et aspirants professionnels auxquels le
travail est alloué a triplé (+ 217 % ), et le nombre de
contrats d'emploi entre lesquels s'est fragmentée l'offre
d'emploi a décuplé (+ 985 %). D'où ce résultat surpre-
nant : un nombre sans cesse croissant de professionnels
ou de candidats à la professionnalisation sont entrés en
compétition pour capter une demande de travail dont
le volume total augmentait bien moins vite. Le résultat
est simple : les artistes et les professionnels des métiers
techniques, technico-artistiques et d'administration de
la production dans ce secteur n'ont cessé de voir leur
quantité moyenne de travail annuel diminuer (- 31 %)
et ont dû se procurer ce travail par une accumulation
de contrats dont la durée s'est effondrée (- 80 %). La
rémunération annuelle procurée par ces contrats a en
moyenne diminué de 24 %, chutant surtout au cours des

724
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

dix premières années observées ( 1987-1997), avant de


fluctuer autour de son point bas. Un secteur en crois-
sance, une demande de travail qui augmente, une offre
de travail (la population des salariés intermittents) qui
progresse plus vite encore, une fragmentation du tra-
vail en contrats de plus en plus courts, une situation
individuelle moyenne d'activité qui se dégrade : com-
ment comprendre le mécanisme de cette croissance en
déséquilibre ? Reprenons les différentes composantes
du diagnostic.

L'organisation d'un marché désintégré du travail :


à qui la charge ?

Si l'emploi en CDD intermittent s'est imposé comme la


norme d'emploi dans le secteur du cinéma, de l'audiovi-
suel et des spectacles, c'est qu'il procure trois avantages
décisifs aux entrepreneurs culturels. Le premier est un
avantage organisationnel, celui de la flexibilité fonction-
nelle de la structure projet de l'activité : la composition,
l'assemblage et le désassemblage de l'équipe requise
sont ajustés aux besoins variables de chaque projet.
Dans une économie de variété, qui suscite des cycles de
plus en plus courts dans la différenciation des biens et
des prestations, et dans la recherche d'originalité, cette
flexibilité est essentielle. Le deuxième est 1'allégement
des coûts de main-d'œuvre qui, de fixes, deviennent
idéalement variables. Le troisième est une couverture
avantageuse du risque de chômage inhérent à une formule
de désintégration verticale de la production.
Par comparaison avec le fonctionnement habituel du
marché du travail, les deux premiers avantages obtenus par
le secteur des spectacles sont particulièrement importants,
si 1'on compte, parmi les coûts du travail, les coûts de

725
LE TRAVAIL CRÉATEUR

transaction et les incertitudes juridiques qui pèsent sur


la terminaison d'une relation contractuelle. L'une des
qualités exceptionnelles du contrat intermittent réside,
en effet, dans sa souplesse procédurale sans· équiva-
lent : du fait de l'embauche à la tâche ou au projet, les
contraintes sur la cessation de chaque relation contrac-
tuelle sont nulles, la terminaison d'un contrat n'ayant
rien d'un licenciement. Les employeurs n'ont pas à se
justifier de leurs pratiques d'engagement, si le recours au
CDD d'usage est licite. Par comparaison avec ce« CDD
d'usage» qu'est le contrat intermittent, l'utilisation en
France du CDD classique apparaît comme encadrée d'un
écheveau redoutable de contraintes légales.
La gestion de la relation d'emploi s'allège spectacu-
lairement : les employeurs n'ont pas de responsabilité à
1' égard de la carrière de ceux qu'ils salarient pour des
durées brèves, ni aucune obligation d'aucune sorte de
réembaucher un salarié autrement qu'en fonction de leur
intérêt bien compris, et donc aucun frein n'est mis à la
spéculation sur les nouveaux talents. Comme 1'emploi
proposé est calibré pour la durée du projet (une pièce,
une publicité, un film, une émission télévisée, le dou-
blage d'un film étranger, etc.), l'erreur de recrutement
est vite corrigée, et sans frais.
Toute la charge de l'organisation de ce marché est,
en réalité, reportée sur l'extérieur de la relation entre
l'employeur et le salarié et d'abord sur l'organisme
chargé d'assurer le seul des risques sociaux qui appa-
raisse ici constant, c'est-à-dire systématique et continu,
le chômage. Le troisième avantage de l'intermittence
réside dans la couverture particulière du risque de chô-
mage qui est inhérent à cette organisation désintégrée
de la production. C'est cet avantage qui forme la clé de
voûte de 1'hyperflexibilité : il permet de constituer et
de rendre continuellement disponible une main-d' œuvre

726
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

sous-employée, et il forme le socle de 1'acceptabilité


de ce système générateur d'incertitudes et d'inégalités
inhabituellement élevées.
À la différence de ce qui pourrait advenir dans une
collectivité de salariés permanents d'un ensemble d'orga-
nisations stables, les salariés intermittents sont largement
dans l'incapacité d'identifier les causes des inégalités
interindividuelles d'allocation de travail et de rémuné-
ration, tant les situations d'emploi varient et fluctuent.
Du fait même de l'imbrication systématique entre les
épisodes de travail et ceux de chômage indemnisé, il est,
en revanche, assez simple pour chacun d'identifier par
quelles combinaisons de ressources il lui est possible de
se maintenir dans ce système d'emploi. Il est entendu, en
effet, pour qui se présente à 1'entrée dans les professions
du secteur, que le revenu est à composantes multiples,
salaires, indemnités de chômage, revenus dérivés de
l'exploitation des œuvres, participation éventuelle aux
bénéfices, revenus d'activités complémentaires, etc.
Dans cet ensemble, l'indemnisation récurrente des
périodes chômées constitue, paradoxalement, la par-
tie la plus certaine de la comptabilité personnelle de
chacun, tant qu'il demeure éligible. La garantie de res-
sources procurée par l'indemnisation est sous le contrôle
du comportement de recherche d'emploi du salarié
et de sa capacité à gérer son portefeuille d'emplois
et d'employeurs, et elle place le salarié en position
d'arbitrage entre travail et hors travail, à mesure qu'il
s'approche du seuil quantitatif d'activité qui le rend
éligible à l'indemnisation de son temps chômé. À bien
des égards, les compétences nécessaires au salarié qui
veut se professionnaliser solidement sur un marché de
1'emploi désintégré sont celles habituellement attendues
de 1'entrepreneur qui est confronté au risque d'activité, ou
du travailleur indépendant qui doit gérer son portefeuille

727
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de clientèle. Il lui faut se procurer du travail, créer en


permanence les conditions d'en obtenir ultérieurement,
et considérer les situations de travail comme génératrices
de plusieurs sortes de gains possibles : revenus salariaux,
volumes horaires nécessaires à l'accès à l'indemnisa-
tion du chômage, gains d'expérience et d'apprentissage,
chances de récurrence du lien d'emploi garantissant un
horizon d'activité moins temporaire que l'emploi hic et
nunc, position dans un réseau d'activité plus ou moins
dense. Les comptes individuels de 1' emploi flexible sont
multidimensionnels.
Et ce qui est vrai du comportement individuel per-
met de définir la gestion des garanties collectives, en
régime de « flexicurité ». L'indemnisation du chômage
est apparue à beaucoup comme la seule grandeur col-
lective effectivement mutualisable, alors que 1'allocation
des emplois échappe aux mécanismes régulateurs qui
pourraient corriger les inégalités d'activité. D'où la
bataille chaque fois menée autour du seuil d'éligibilité
à l'indemnisation du chômage: celui-ci a été maintenu à
un niveau suffisamment bas, et notablement inférieur
à celui du régime général d'assurance chômage, ce qui a
contribué à soutenir l'acceptabilité d'inégalités internes
explosives. La diffusion d'une culture sectorielle de la
flexibilité complète de 1' organisation du travail a au
demeurant fini par provoquer une dualisation grandissante
des situations d'emploi-chômage.
À l'organisme d'assurance chômage, il appartient de
mettre en œuvre la plus sophistiquée des réglementa-
tions de tout le système d'assurance chômage, de gérer
les dossiers individuels d'admission et d'indemnisation,
de créer et faire évoluer un système complexe et très
volumineux de traitement de l'information sur l'emploi
et sur les droits afférents, d'exercer un contrôle bien

728
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

plus difficile et coûteux qu'ailleurs 13 • Mais 1' organisme


assureur n'agit lui-même que sous le contrôle des par-
tenaires sociaux : définir et redéfinir les conditions de
fonctionnement « normal » du régime, qualifier et sanc-
tionner les anormalités, et, au bout du compte, établir
l'objectif de gestion de régime, et jusqu'où la solidarité
interprofessionnelle peut être sollicitée pour couvrir les
déficits des régimes particuliers, tout ceci passe par un
travail de production de règles et par un système de
négociations dont il est peu de dire qu'il s'est révélé
complexe et coûteux. De fait, l'organisme d'assurance
chômage constitue, à bien des égards, 1' équivalent d'un
dispositif de gestion des ressources humaines du secteur,
parce que la flexibilité de la négociation contractuelle et
la flexibilité assurantielle sont fonctionnellement liées.

L'hyperflexibilité sous abri assurantiel

Entrons dans le lacis des imbrications entre emploi


discontinu et chômage insterstitiel.
La situation de chaque actif intermittent doit en effet
être appréciée selon le nombre cumulé d'heures de tra-
vail rémunéré qu'il obtient dans une période de temps
donnée : c'est cette quantité de travail accumulé qui est
déterminante pour sa protection sociale et pour son accès

13. Les dépenses d'indemnisation et les coûts de transaction de


cette gestion assurantielle sont codéterminés. Plus d'un million de
contrats d'emploi sont déclarés chaque année : le contrôle systéma-
tique et très détaillé, par les services de l'assurance chômage, d'un
échantillon significatif de cette masse des transactions contractuelles
aurait un coût énorme. Ceci explique que le niveau des dépenses et
la capacité pour les employeurs et les salariés de s'arranger avec les
règles aient pu progresser simultanément.

729
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à l'indemnisation de ses périodes interstitielles d'inac-


tivité par un régime spécifique d'assurance chômage.
Techniquement, le système d'indemnisation du chômage
des personnels intermittents des secteurs du spectacle,
du cinéma et de 1' audiovisuel en France a fonctionné
jusqu'à présent ainsi. Lorsqu'un intermittent a atteint
ou dépassé un seuil d'activité cumulée de 507 heures
sur une période donnée ( 12 mois avant 2003, 10 mois
pour les techniciens ou 10,5 mois pour les artistes depuis
2003), et qu'il connaît une période d'inactivité, il entre
dans un épisode d'indemnisation, qu'il suspend dès qu'il
exerce une activité en contrat d'emploi- ce qui, dans le
régime général d'assurance chômage, est ordinairement
qualifié d'activité réduite, et qui est imbriqué ici beaucoup
plus étroitement et systématiquement avec les périodes
de chômage 14 - , avant de revenir en indemnisation

14. Le chômage classique est une rupture nette dans une trajec-
toire d'activité : dans la majorité des cas, les chômeurs demeurent en
indemnisation sans travailler, et en sortent en retrouvant un emploi,
une formation, un stage, ou un contrat aidé. Le comportement en
situation de chômage a pourtant connu une évolution importante, à
mesure que s'installait un chômage de masse, que s'allongeaient les
durées moyennes des épisodes de chômage et qu'apparaissaient les
situations de précarité récurrente. L'un des indices les plus visibles de
cette évolution des comportements est la forte progression des effectifs
de chômeurs en activité réduite. La possibilité d'un tel cumul, intro-
duite par décret en 1984 et définie par l'article L.351-20 du Code du
travail, a été précisée en 1991, et ses conditions ont été réaménagées
en 1995, puis en 1998, par fixation d'une triple limite : limitation à
136 heures de l'intensité mensuelle maximale de l'activité réduite,
ramenée à 110 heures par la convention d'assurance chômage de
2006, limitation à 18 mois (15 mois depuis 2006) du droit de cumuler
prestations de chômage et activités professionnelles pour les actifs de
moins de 50 ans (les plus de 50 ans peuvent demeurer indéfiniment
en situation de cumuler activités réduites et indemnités de chômage,

730
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

(décompte est donc fait mensuellement par les Assedic des


jours qui ont été travaillés et qui ne sont donc pas à lui
indemniser). Deux compteurs égrènent ainsi son temps:
celui de l'indemnisation, qui voit se réduire le crédit de
temps chômé indemnisable à mesure que 1'intermittent
le consomme, et celui du travail rémunéré effectué entre
deux moments d'inactivité, qui lui permet d'accumuler
des heures de travail propres à lui assurer, si elles sont
suffisamment nombreuses, un nouvel épisode consécutif
d'indemnisation, à la fin du premier.
En 1980, cette alternance entre temps chômé et reprise
d'activité, au sein d'un épisode d'indemnisation, était

tant qu'ils sont éligibles à celles-ci), limitation du montant des gains


journaliers (perçus pour les activités réduites exercées) à 70 % du
salaire journalier de l'activité antérieure à l'entrée en chômage.
Les statistiques produites par l'Unedic ont révélé l'impressionnante
progression de la pratique de l'activité réduite chez les demandeurs
d'emploi : leur pourcentage a été multiplié par 8, passant de 4 % à
32 %entre 1991 et fin 2000, puis a diminué et fluctué entre 35 %
et 28 % de 2000 à 2003, avant de remonter nettement (42 % à la
mi-2007). Parmi ces chômeurs actifs, les statistiques de l'Unedic
distinguent ceux qui sont bénéficiaires des allocations de chômage
en fin de mois, et ceux qui, tout en ayant un droit ouvert en assu-
rance chômage, voient leur indemnisation interrompue dans le mois
concerné, en raison des conditions de cumul (décalage, dépassement
de seuil, atteinte des 18 mois de cumul). Les premiers représentaient
94 % des demandeurs d'emploi en activité réduite au début de 1991,
mais seulement 53 % à la fin 2000, et 55 % à la mi-2003. Cette
évolution indique comment l'imbrication s'est progressivement réa-
lisée, avec ses conséquences contrastées : limitatives sur la situation
d'indemnisation, en vertu des règles de cumul, et positives sur les
probabilités de sortie du chômage. Par comparaison, l'intermittence
incarne la systématisation de l'activité réduite, à partir d'une conception
juridique, économique et organisationnelle particulière des fonctions
de l'imbrication entre activité et chômage.

731
LE TRAVAIL CRÉATEUR

encore une pratique minoritaire : dans 36 % des cas


seulement, les intermittents entrés en indemnisation
suspendaient celle-ci, le temps d'un ou plusieurs brefs
contrats de travail ; le plus souvent, un professionnel dans
les métiers considérés connaissait une période d'activité
régulière sans chômage interstitiel durable, ou, plus rare-
ment, une période de chômage indemnisé de plusieurs
mois sans activité interstitielle. En 1985, la pratique de
1' alternance entre temps chômé indemnisé et reprise
d'activité est devenue majoritaire (60 % des cas), et elle
s'est quasiment généralisée depuis le début des années
1990 (les 90 % étaient franchis en 1992).
Parallèlement, les séquences de reprise d'activité au
sein d'un épisode d'indemnisation se multipliaient : on
en trouvait en moyenne 4,4 chez ceux qui pratiquaient
cette alternance en 1980, mais 15,5 en 1992. Autant
dire que le comportement minoritaire d'imbrication
d'épisodes brefs de travail au sein d'un épisode long
de chômage indemnisé est devenu la norme dans les
années 1990. Il caractérise certes la forme de couver-
ture du salarié contre le risque de sous-activité, mais
aussi, et toujours plus spectaculairement à mesure que
l'intermittence devient la forme dominante d'emploi, la
manière dont les employeurs gèrent une main-d'œuvre
disponible pour des emplois fragmentables à volonté.
Quand ils embauchent pour peu de temps, les employeurs
s'inquiètent en effet beaucoup moins de faire retourner
leurs salariés à l'inactivité, si celle-ci est incluse dans un
épisode d'indemnisation de chômage, que s'ils ont affaire
à un actif qui, pendant le temps où il ne travaille pas,
sera sans revenus s'il n'est pas éligible à l'indemnisation.
Le raccourcissement observé de la durée moyenne des
contrats d'emploi trouve ici l'une de ses explications.
Les employeurs ont donc un intérêt direct à doter de
droits à indemnisation les salariés qu'ils emploient, pour

732
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

forger l'équivalent d'un contrat d'efficience. On peut voir


en effet dans 1'enchâssement décrit une adaptation, au
cas particulier de 1' emploi court et désintégré, du salaire
d'efficience décrit par la théorie économique 15 • Le salaire
d'efficience fait dépendre la productivité du travailleur
du salaire lui-même, en posant que l'observation ou le
contrôle de la productivité du travailleur par 1' entrepre-
neur sont imparfaits et qu'un salaire supérieur au salaire
concurrentiel (celui qui est, en théorie, ajusté continû-
ment à la productivité) permet à l'employeur d'inciter
le travailleur à fournir le niveau d'effort souhaité, ou
d'attirer les meilleurs travailleurs, ou encore de gérer
équitablement les situations des différents travailleurs.
Ici, 1' engagement productif du travailleur ne dépend plus
seulement du niveau de rémunération pratiqué, mais d'une
combinaison salaire/droit de tirage assurantiel, qui fait
l'objet de la négociation des conditions de rémunération
et de durée des contrats d'emploi, telle qu'elle peut
être ajustée par l'employeur et le salarié avant d'être
déclarée à l'organisme d'assurance chômage. C'est cette
combinaison qui a la propriété d'incitation recherchée.
L'observation faite plus haut, selon laquelle un salarié
obtient près des deux tiers de son volume de travail
auprès d'un seul employeur, dans une année donnée, se
comprend aussi plus aisément : 1' appariement est encastré
dans la sécurité assurantielle qui permet de construire un
lien stable à partir de relations discontinues de travail.
Les données offrent une confirmation directe du rai-
sonnement. D'abord, il apparaît que le passage par le
chômage indemnisé s'est progressivement généralisé. En
1984, 1'Unedic indemnisa quelque 9 060 intermittents, soit
un tiers des intermittents connus de la Caisse des congés

15. George Akerlof, Janet Yellen (dir.), Efficiency Wage Models


of the Labor Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

733
LE TRAVAIL CRÉATEUR

spectacles. En 1994, on comptait quelque 53 000 alloca-


taires indemnisés (77 % des effectifs recensés par la
Caisse des congés), et quelque 102 000 en 2007, soit
plus de 80 % des intermittents recensés. Mais l'ana-
lyse doit être complétée. Le volume des jours chômés
indemnisés a augmenté annuellement plus vite que la
quantité de travail et les effectifs d'intermittents. En 1980,
1' ensemble des intermittents ont déclaré aux organismes
sociaux 3,2 millions de jours de travail: parmi eux, ceux
qui travaillaient assez pour accéder à l'indemnisation
de leurs périodes de chômage ont connu 1,7 million de
jours chômés indemnisés. Le système d'emploi-chômage
procurait alors près de deux fois plus de temps de travail
rémunéré que de chômage indemnisé. En 1993, le rapport
entre ces valeurs avait pivoté : on comptait 5 millions
de jours de travail rémunéré pour 8,6 millions de jours
chômés indemnisés, et, en 2001, 6,8 millions de jours
travaillés contre 19,9 millions de jours chômés indem-
nisés. Ainsi, la création d'emploi sous forme de contrat
intermittent, telle qu'elle est attestée par 1' augmentation
de la quantité de travail, a provoqué une augmentation
plus que proportionnelle du chômage indemnisé.
L'augmentation du volume du chômage, dans un sys-
tème d'emploi flexible par contrat court, est logiquement
corrélée à une augmentation du travail, dès lors que les
intermittents alternent périodes travaillées et périodes
chômées, comme le veut la nature temporaire de leur
activité au projet. Mais si l'augmentation du chômage
indemnisé a été 3,5 fois plus rapide que celle de la quantité
de travail rémunéré, c'est que la flexibilité sécurisée par
ce dispositif spécifique d'assurance chômage a diffusé et
accru le risque à couvrir plutôt qu'elle ne l'a atténué :
c'est un cas pur d'aléa moral à 1' échelle d'un secteur
d'emploi tout entier. Fort logiquement, les indemnités
de chômage ont constitué une part croissante du revenu

734
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

des intermittents : 32 % en 1992, 39 % en 2002, 47 %


en 2007. Le salaire d'efficience est ici une combinaison
salaire/indemnité d'efficience, dont le niveau d'équilibre
se déplace vers une part croissante d'indemnisation. Pour
1'essentiel, la progression du revenu des intermittents
depuis le début des années 2000 provient de la forte
revalorisation des allocations chômage qui constitua 1'une
des contreparties de la réforme si contestée de 2003.
Le revenu annuel moyen des intermittents indemnisés
(soit le cumul des revenus du travail et des indemnités
de chômage) a progressé de 10 % entre 2003 et 2007
(en valeur réelle, corrigée de l'inflation) : l'indemnité
journalière moyenne de chômage versée aux intermittents
progressait de 15 % pendant que le salaire journalier
moyen demeurait stable. Avec une population d'inter-
mittents dont les effectifs ont été en forte croissance et
dont le taux d'utilisation de 1'assurance chômage n'a
cessé d'augmenter, les comptes assurantiels du régime
spécifique n'ont cessé de se dégrader : entre 1992 et
2007, le total des prestations versées a été multiplié
par 2,5, et le déficit (écart entre prestations versées et
cotisations encaissées) est passé, sur la même période,
de 423 millions d'euros (en valeur 2007) à 999 millions
d'euros.
C'est à la lumière de ces données que doivent être
examinées les crises qui ont émaillé le fonctionnement du
régime de l'intermittence. Le constat est simple : après
une décennie de forte croissance de 1' offre culturelle, sous
1' effet conjugué des investissements publics fortement
accrus dans le spectacle vivant et du développement
rapide des industries culturelles et de l'audiovisuel mar-
chand, toutes les valeurs de base de la relation entre la
croissance de 1' emploi et le droit de tirage assurantiel
avaient pivoté, au début des années 1990, selon une
logique irrépressible qui peut se résumer dans la corré-

735
LE TRAVAIL CRÉATEUR

lation paradoxale suivante : quand 1' emploi sous forme


intermittente augmente, le chômage indemnisé non seu-
lement augmente, mais progresse plus rapidement que
le volume d'emploi créé.
Alors que ce secteur a connu une croissance continue
(en financements, en revenus distribués, en volume de
travail alloué), il s'est adossé de plus en plus fortement
au chômage. Le paradoxe est si profond qu'il nourrit
tous les soupçons : soupçon de précarisation délibérée
orchestrée par les grandes entreprises, soupçon de ges-
tion minutieusement calibrée de la main-d'œuvre par les
employeurs, qui planifieraient leurs dépenses annuelles
en frais de personnel pour procurer à leurs salariés les
temps de travail strictement nécessaires à leur entrée
en chômage indemnisé ; soupçon de gestion très libre
de leurs temps de travail par les salariés qui, une fois
assurés d'entrer en indemnisation, sauraient inventer,
chacun pour son compte, une nouvelle articulation des
temps sociaux, en alternant travail, loisir, régénération de
soi, disponibilité mentale pour l'invention et l'inspiration,
engagement bénévole dans 1' action collective, travaux non
rémunérés, bref sauraient entrelacer les exigences d'une
économie concurrentielle, les dons et les échanges d'une
économie solidaire et les libertés d'un gouvernement de
soi introuvables dans le salariat ordinaire.
Le soupçon n'est pas explication. À la question« qui est
responsable?», il faut répondre« chacun et personne» :
c'est le propre d'un système d'emploi désintégré que
de diluer totalement les responsabilités. Les employeurs
forment une population très hétérogène d'entreprises et
d'associations qui recourent à volonté à ce type de recru-
tement : leur nombre a augmenté plus vite que celui des
salariés. Ils embauchent pour des durées aussi variables
qu'ils le souhaitent des salariés aussi nombreux et aussi
différents qu'ils le désirent - nouveaux talents, jeunes

736
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

désireux de se lancer, professionnels aguerris, artistes ou


techniciens réputés, etc. Ainsi leur demande de travail
se disperse sur une population de plus en plus large
de candidats à l'emploi, sans qu'ils aient à se soucier
en rien d'augmenter ou non le volume de chômage de
ceux-ci, puisqu'il est entendu qu'ils ne leur procurent
que de l'emploi par contrats en morceaux et fragments
(trois heures, deux jours, une semaine, etc.).
Qui coordonne alors ce système d'activité? C'est
1'organisme d'assurance chômage, qui seul tient les
comptes individuels d'emploi de chaque salarié, pour
vérifier son éligibilité à l'indemnisation des périodes chô-
mées, et pour lui verser ses prestations. Les employeurs
n'ont qu'à payer des cotisations dont le taux est uniforme,
qu'ils provoquent peu ou beaucoup de chômage dans les
rangs de leurs salariés.

Un risque inassurable?

Chacun s'accorde pour concevoir que 1' emploi flexible


est une nécessité fonctionnelle dans les spectacles, et
qu'à risque anormalement élevé, il faut une couverture
appropriée. Or la couverture du risque de chômage, telle
qu'elle a été organisée, a créé les conditions de la diffusion
et de l'amplification du risque plutôt que sa réduction.
Le système d'emploi sous CDD d'usage contient et
active en permanence les principes d'un déséquilibre
systématique : une fragmentation et une dispersion du
travail qui fait diverger systématiquement les courbes
d'offre et de demande de travail; des inégalités interin-
dividuelles de travail et de rémunération supérieures à
celles observées dans tout autre régime d'emploi ; une
sollicitation corrélative du caractère assistantiel et redis-
tributif du système d'assurance chômage pour réparer les

737
LE TRAVAIL CRÉATEUR

effets inégalitaires du système d'allocation des emplois


et de rémunération des réputations ; un exercice accru du
droit de tirage sur 1' assurance chômage par les salariés
les plus exposés à la fragmentation de leur agenda de
travail ; le brouillage des frontières entre la situation de
salarié et celle d'employeur, et un recours aisé à l'auto-
emploi qui peut avoir les apparences déclaratives de la
légalité, sans être tenu pour une transgression immorale
au regard des bonnes raisons invoquées pour se protéger
de la précarité dans l'exercice de l'art.
Si 1' emploi intermittent engendre un risque de sous-
emploi et de chômage qui non seulement est incom-
pressible, mais qui augmente à mesure que ce régime
d'emploi se diffuse, la question qui vient est directe : un
tel risque est-il véritablement assurable? En termes plus
directement comptables, un tel risque peut-il être géré
sans engendrer un déséquilibre structurel et exponentiel
des comptes de 1' assureur ? Mais pour déterminer de
quels moyens 1' assureur peut disposer pour corriger ce
déséquilibre, encore faut-il déterminer ce qui est exac-
tement assuré par 1' assureur.
La réponse est simple : 1' assurance chômage offre une
garantie conjointe, au salarié et à ses employeurs. Et
cette garantie conjointe est traitée comme une garantie
solidaire par le couple salarié/employeur qui se forme
ou se reconstitue à l'occasion de chaque transaction. La
flexibilité de l'allocation de travail est l'un des moyens
essentiels par lesquels l'entrepreneur culturel gère son
risque d'activité, la couverture assurantielle de ses
salariés lui est économiquement nécessaire. Salariés et
employeurs du secteur des spectacles s'accordent tous
pour revendiquer la préservation de ce régime particulier
d'assurance chômage, et dans des termes aussi proches
que ceux qui ont été définis à 1' origine du mouvement
de recours massif à ses facilités, il y a un quart de

738
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

siècle. Dans cette protection des avantages assurantiels


acquis, les salariés voient la garantie principale d'une
organisation viable de leur activité - à flexibilité sans
équivalent, protection hors normes, jusque dans le jeu
stratégique avec les règles -, mais ils en ont fait aussi
le socle égalitaire d'un système de répartition très inéga-
litaire des emplois, des réputations et des gains, comme
je l'ai souligné plus haut. Quant aux employeurs, qui,
pour la plupart, n'ont rien de commun avec des patrons
d'entreprises 16, ils ont tout intérêt à faire défendre par
leurs salariés un système qui transforme leurs dépenses
salariales en charges variables entièrement modelées sur
les contours exacts de chacun de leurs projets et d'une
facilité d'utilisation sans pareille. Pourquoi iraient-ils
réformer un système aussi avantageux, et qui leur procure
une abondance exceptionnelle de main-d'œuvre et un
réservoir suralimenté de talents à mettre en concurrence,
tant que les coûts induits d'assurance chômage de leurs
personnels sous-employés ne sont pas intemalisés dans
leurs comptes d'employeurs, mais qu'ils sont mutualisés
avec ceux de tous les autres secteurs d'activité?
La configuration stratégique du jeu des acteurs dans
cette relation salariale adossée à la couverture assuran-
tielle fournit l'explication de la relation de coopération
entre les employeurs et leurs salariés. Quand les salariés
et les employeurs organisent leurs transactions, tous ont
avantage à inclure le droit de tirage assurantiel dans le
réglage des paramètres du contrat de travail. Chaque
transaction opère selon deux dimensions : la rémunéra-
tion du travail effectué, et 1' alimentation du compte de

16. La majorité des employeurs sont à la tête d'associations de


loi 1901, une formule juridique qui offre la plus grande souplesse
procédurale dans le secteur non marchand, et dont les collectivités
territoriales et l'État ont usé et abusé pour faire croître l'offre culturelle.

739
LE TRAVAIL CRÉATEUR

temps travaillé du salarié, pour le qualifier à l'indem-


nisation. La négociation est alors plus virtuose et plus
stratégique que dans 1'emploi usuel. Les caractéristiques
d'un emploi qui correspond au besoin de l'employeur
peuvent être l'objet d'un marchandage contractuel pour
être étirées ou ramassées, ou morcelées, afin que soient
anticipés et incorporés le besoin et le gain de 1' accès
à l'indemnisation des périodes chômées. Et la déclara-
tion à 1' assureur du résultat de cette négociation entre
1' employeur et le salarié, qui s'appelle normalement
leur contrat d'emploi, peut avoir un lien plus ou moins
élastique avec les coordonnées temporelles et financières
de la prestation réellement effectuée. C'est sur de telles
bases que les employeurs peuvent apparaître comme de
purs créateurs d'emploi, alors que leur demande de travail
peut être aussi étroite, discontinue et dispersée qu'ils le
souhaitent. Ils ne sont pas tenus pour des créateurs de
chômage, mais pour des créateurs de droits de tirage sur
les comptes assurantiels qu'ils ouvrent à leurs salariés,
en alimentant les crédits d'heures requis pour qualifier
les salariés à l'indemnisation de leurs périodes chômées.
Cette configuration de la relation d'emploi explique
pourquoi chaque changement de règle a été rapidement
assimilé et accommodé par les employeurs, par les salariés
et par les intermédiaires qui fournissent les conseils et
services de gestion optimisée de l'emploi-chômage. À
coût financier identique pour l'employeur, il suffit ainsi
de modifier les termes de la transaction contractuelle
pour permettre au salarié de faire les réglages nécessaires
de son compte temps : un peu comme le réglage d'un
taximètre permet de mettre au point différents scénarios
de comportement, le contrat d'emploi peut jouer sur le
volume d'heures nécessaires pour s'assurer d'une nou-
velle ouverture de droits et d'un maintien continu en
indemnisation, au terme de la période d'indemnisation

740
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

en cours, et sur le taux de rémunération, qui définit le


niveau du revenu de remplacement versé par 1' assurance
chômage.
Or le système d'assurance chômage tel qu'il fonc-
tionne encore en France ne sait pas traiter la situation
qu'il doit gérer. Ses outils ne lui montrent pas que c'est
la configuration même de la relation d'emploi qui est
génératrice d'un avantage informationnel maximal sur
1' assureur. Le salarié et 1'employeur s'engagent dans une
coopération mutuellement avantageuse pour se couvrir
au mieux des risques qu'engendre la flexibilité dont ils
font usage. L'existence de cette coopération conduit à
ce que 1'économie du risque et de 1'assurance appelle
les situations d'anti-sélection et d'aléa moral 17 • Salariés
et employeurs peuvent, par leur comportement déli-
béré, créer ou augmenter ce risque qu'ils demandent à
1' assureur de couvrir. Ils peuvent exploiter de multiples
manières l'information privée et très difficilement obser-
vable qu'ils détiennent sur leur calendrier d'activité, sur
leur situation financière, sur leurs arbitrages entre travail,
inactivité choisie (de loisir, de préparation d'un projet,
de recherche nécessaire à l'invention créatrice, etc.) et
inactivité contrainte, pour obtenir le meilleur rapport
entre le droit de tirage sur l'indemnisation assurantielle
et l'équation prix/quantité du travail qu'ils conviennent
de déclarer à l'organisme assureur. L'inobservabilité des
multiples transactions contractuelles facilite le recours
aux pratiques opportunistes ou douteuses (arrangements
déclaratifs, utilisations abusives du CDD d'usage, trafic
de cachets fictifs, etc.).

17. Pierre-André Chiappori, Risque et assurance, Paris, Flammarion,


1996. Pour l'application aux organisations et au marché du travail,
voir Paul Mi1grom, John Roberts, Economies, Organization and
Management, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1992.

741
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Jusqu'ici, à peu près toutes les modifications introduites


dans l'organisation du système d'emploi-chômage ont
concerné les règles d'éligibilité et d'indemnisation des
salariés (admission, décalage, franchise, plafonnement,
annuité, etc.), mais elles n'ont jamais empêché les déficits
des comptes de ce régime de reprendre leur marche en
avant, dès que le choc des nouvelles règles était absorbé
par le couple salarié-employeur pour ajuster à celles-ci
les prix et les quantités de travail définissant 1'éligibilité
à l'indemnisation du chômage et le niveau de celle-ci.
Ont-elles affecté les revenus (salaires et indemnités) des
intermittents ? Ces revenus ont progressé de 18 % dans
la période où la réforme la plus récente a agi, soit entre
2003 et 2007, en raison de la forte revalorisation des
allocations chômage octroyées dans la négociation de
2003, en contrepartie du durcissement des règles d'éli-
gibilité, et en raison de 1' élévation du salaire pris pour
référence pour le calcul de l'indemnité de remplacement.
Mais les bénéficiaires principaux ont été les personnels
techniques, employés pour 1' essentiel dans le secteur de
1' audiovisuel et du cinéma où la demande de travail est
plus forte et le travail mieux rémunéré.
L'intervention publique dans le financement de la pro-
tection sociale des intermittents, à partir de 2004, avait
pour objectif de corriger transitoirement les effets négatifs
de la réforme de 2003. Elle a eu pour conséquence de
répartir transitoirement la progression des dépenses sur
deux comptes, celui de 1'organisme assureur et celui du
budget de l'État. L'État a inventé un mécanisme com-
pensateur18 qui a joué le rôle de vase communicant : les

18. Pour calmer la crise déclenchée en 2003, les ministères de


la Culture et du Travail ont mis en place un fonds provisoire en
2004, devenu transitoire en 2005 puis transformé en fonds de pro-
fessionnalisation et de solidarité en 2007. Il s'agissait de permettre

742
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

effectifs d'intermittents indemnisés augmentaient, mais


se distribuaient sur les deux dispositifs (80 800 sur les
annexes spécifiques de 1' assurance chômage, 23 300 sur
le dispositif de fonds transitoire, en 2006). Au total, les
dépenses d'assurance chômage ont repris leur marche en
avant, et les effectifs indemnisés ont retrouvé un niveau
proche de la période antérieure à la réforme supposée
décisive. Mais la dualisation de la main-d'œuvre est
croissante 19 • L'accès à l'indemnisation selon les nouvelles
règles est plus sélectif, même s'il a déclenché, comme à
chaque modification des règles, un ajustement du couple
employeur-salarié. L'usage de l'indemnité de chômage
comme revenu de complément plutôt que de remplace-
ment croît en intensité avec l'âge, faisant apparaître que
le risque de sous-emploi et de chômage prolongé aug-
mente fortement à partir de 50 ans, comme ailleurs sur le
marché du travail. Enfin, le marché de 1' emploi artistique
est plus déséquilibré que celui de 1'emploi technique, et
expose plus directement les artistes salariés du système
d'organisation par projet à l'intensité de la compétition
interindividuelle, dans une économie de la variété.
Parmi les changements introduits en 25 ans, une seule
mesure a concerné les employeurs d'intermittents, le

aux intermittents de bénéficier des règles antérieures d'indemnisation


et d'entrer à nouveau dans le système, une fois indemnisés par le
fonds, dès qu'ils avaient reconstitué leurs droits. Quelque 200 mil-
lions d'euros ont été versés ainsi par l'État en 2006 et 2007 à ces
intermittents pénalisés par les nouvelles règles. De nouvelles règles
modifient la situation en 2009 et rapprochent l'intermittent chômeur
en fin de droits d'un chômeur du régime général, en le rendant
éligible à l'allocation de fin de droits selon un schéma particulier.
19. Voir les conclusions du rapport de Jean-Michel Charpin (dir.),
Rapport sur le bilan du plan de professionnalisation et de structura-
tion du secteur du spectacle vivant et enregistré, remis au ministre
de la Culture, 2008.

743
LE TRAVAIL CRÉATEUR

relèvement de leurs cotisations d'assurance chômage,


qui fut instauré à partir de 2002, et qui engendra une
hausse de 50 % des recettes, sans que 1' écart en valeur
absolue entre dépenses et recettes ait cessé de s'élargir.
Or l'employeur bénéficie à plein de l'imbrication emploi
rémunéré-chômage indemnisé qui lui garantit, au meilleur
prix, la quantité et la qualité nécessaires de main-d'œuvre
employable, et il bénéficie à plein du report, sur les
comptes de l'organisme assureur, de l'intégralité des
coûts élevés de transaction liés à la gestion assurantielle
de 1' emploi intermittent. Mais il règle des cotisations
chômage dont le montant total ne couvre qu'un sixième
ou un septième des dépenses assurantielles engendrées
par ses pratiques d'emploi flexible.
Quel mécanisme peut modifier les comportements
et restaurer un équilibre assurantiel ? L'utilisation de
1' outil des incitations à la responsabilisation à 1' égard des
employeurs donne la réponse : l'incitation assurantielle
la plus efficace est la différenciation tarifaire20 qui fait
varier la contribution de 1' employeur au financement de
1' assurance chômage (par sa cotisation sur les salaires
versés) en fonction du niveau de dépenses indemnitaires
engagées pour couvrir les périodes de chômage des sala-
riés qu'il a rémunérés. Ce principe de modulation est le
mécanisme même qui fut inventé à la fin du XIXe siècle,
et précisé après 1945, pour assurer les salariés contre
les accidents du travail, pour rendre supportable (par
mutualisation partielle) le coût de l'assurance de ce risque

20. Denis Fougère, David Margolis, «Moduler les cotisations


employeurs à l'assurance chômage : les expériences de bonus-malus
aux États-Unis», Revue française d'économie, 2000, 2, p. 3-76 ;
Olivier Blanchard, Jean Tirole, Protection de l'emploi et procédures
de licenciement. Rapport du Conseil d'analyse économique, Paris,
La Documentation française, 2003.

744
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

pour les entreprises de petite comme de grande taille,


et pour inciter financièrement les employeurs à réduire
le risque d'accident, en proportionnant leur contribution
au taux d'accident observé 21 • Ce mécanisme avait alors
résolu un double problème d' assurabilité et de respon-
sabilisation, soit très exactement le type de problème
posé par l'assurance chômage dans un système d'emploi
parfaitement flexible.
Il est aisé de trouver comment adapter le mécanisme de
modulation des cotisations d'assurance chômage au secteur
des spectacles et à deux de ses particularités principales,
1'extrême hétérogénéité de la population des employeurs
et la part que prennent les financements publics dans
1'économie du spectacle vivant. Le mécanisme imaginé
est celui-ci. Ce que chaque employeur fait dépenser à
1'assurance chômage au titre de ses pratiques d'emploi
est enregistré sur le « compte assurantiel » de chaque
employeur, ce qui lève le voile d'ignorance qui masque
aujourd'hui la diversité des comportements des employeurs
d'intermittents. Le niveau de cotisation des employeurs à
l'assurance chômage est modulé en fonction de la position
du compte de chaque employeur. Une architecture de
financement en trois composantes est instaurée. D'une
part, la solidarité interprofessionnelle entre les autres
secteurs de 1'économie marchande (leurs employeurs et
leurs salariés) et celui-ci, au lieu de prendre en charge
la totalité du déficit assurantiel du régime particulier des
intermittents, n'en prend en charge qu'une fraction. D'autre
part, la modulation des cotisations employeur est introduite
pour couvrir 1' autre partie des dépenses. Enfin, 1' acteur
public - collectivités territoriales et État, qui sont des
donneurs d'ordre à grande échelle dans la production de
spectacles et la création d'emplois intermittents- décide,

21. Voir François Ewald, L 'État-providence, Paris, Grasset, 1986.

745
LE TRAVAIL CRÉATEUR

au titre de ses objectifs de politique culturelle, et dans


des négociations bilatérales ou générales, mais sur la base
de comptes établissant clairement la position de chaque
employeur, de rembourser une partie des surcotisations
assurantielles dues par ceux des employeurs à qui le
principe de la modulation vaut une hausse significative
de leur taux de cotisation.
Ce dispositif aurait pour autre avantage de clarifier la
position de chaque acteur dans le système d'emploi cultu-
rel. Le secteur des spectacles est pour 1' essentiel divisé
en deux mondes. Le secteur de l'audiovisuel (radios,
télévisions, vidéogrammes, jeux vidéo) et du cinéma opère
majoritairement dans le cadre de l'économie marchande
des industries culturelles. L'État et les collectivités terri-
toriales sont fortement engagés dans le second secteur, du
spectacle vivant, qu'ils irriguent de leurs financements : ils
procurent les principaux investissements dans la création
artistique et dans 1' emploi culturel, mais ils ne sont pas,
dans la plupart des cas, les opérateurs directs de 1' emploi.
La majorité des organisations sont des associations et
des établissements de diverses natures juridiques : les
associations de loi 1901 sont ici une véritable aubaine
de souplesse procédurale, aussi idéalement flexible du
côté de 1' organisation employeuse que 1' est, du côté
des salariés, la formule contractuelle de 1' emploi inter-
mittent au projet. Ces employeurs associatifs du secteur
non marchand, tout comme les employeurs du secteur
marchand, limitent leur responsabilité à 1' allocation des
contrats d'emplois parcellisés et à la fourniture des protec-
tions sociales afférentes. Ces employeurs détiennent ainsi
chacun une part très réduite ou infime de responsabilité
sur le comportement d'ensemble du système d'emploi
et sur la régulation du marché du travail des artistes
et des personnels techniques. Mais, par agrégation des
financements dont chacun est bénéficiaire, ils détiennent

746
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

collectivement un pouvoir considérable d'action: atomes


décideurs face à des artistes avec qui ils nouent des
liens structurellement faibles, ils n'exercent aucune res-
ponsabilité dans la structuration du marché du travail,
ni par la nature de leurs engagements contractuels ni
par la coordination de leurs comportements quant à la
régulation des accès à l'emploi ou au contrôle collectif
des usages de l'imbrication emploi-chômage, mais ils
agissent sur tout le comportement de ce marché du
travail. Ils se coordonnent par les règles de protection
sociale qui leur assurent une main-d'œuvre abondante,
et une réduction idéale de leurs coûts fixes : le coût de
maintien en disponibilité de la main-d'œuvre incombe
au régime spécifique d'assurance chômage dont ils sont
dispensés d'équilibrer les comptes.
L'acteur public occupe une position paradoxale dans
1' organisation du dispositif de protection sociale et assu-
rantielle. D'un côté, c'est bien l'État qui, en tant que
législateur et garant du fonctionnement paritaire des
relations professionnelles, fixe le droit du travail et celui
de la sécurité sociale, et décide de leurs évolutions ; et
c'est lui qui doit veiller à 1' équilibre des comptes sociaux
et à l'incidence du niveau des prélèvements sociaux sur
la compétitivité des entreprises. Mais, officiellement, il
n'intervient pas dans la gestion des organismes pari-
taires, tel que celui d'assurance chômage, ni dans les
négociations sur son évolution et ses réformes. De 1'autre
côté, en tant que financeur et employeur indirect d'une
multitude de compagnies de théâtre, de danse, de cirque,
d'ensembles musicaux, de structures de diffusion, de
festivals, il bénéficie des mêmes avantages que les entre-
prises du secteur privé de 1'audiovisuel et du cinéma :
allégement des coûts de main-d'œuvre à subventionner,
coûts procéduraux nuls dans la gestion des emplois et
des terminaisons d'emploi, flexibilité organisationnelle

747
LE TRAVAIL CRÉATEUR

idéale de l'économie de projet et d'événement. Pourquoi


les élus nationaux et les élus locaux ne défendraient-ils
pas tous ensemble un régime d'emploi-chômage qui leur
procure une offre culturelle dont ils ne financent qu'envi-
ron un tiers du coût réel ? Pris entre deux impératifs
difficilement conciliables, 1'État pousse à la réforme,
mais tempère la réforme, soutient 1' expansion de 1' offre
culturelle, mais se soucie de constater qu'en termes
d'emploi, cette expansion se coordonne trop bien par
le recours massif à 1'emploi le moins coûteux et le
plus flexible, admet que la solidarité interprofessionnelle
du régime général d'assurance chômage endosse trop
commodément le déséquilibre croissant des comptes
du régime spécifique de l'intermittence, mais corrige
les effets d'une réforme violemment combattue par les
professionnels du secteur. L'acteur public, étatique ou
territorial, fait de la politique, pour éviter de payer le
prix de sa politique culturelle. Celle-ci serait mise en
évidence par le système de modulation décrit plus haut.
Il est alors aisé de comprendre pourquoi il est urgent de
solliciter continûment de nouvelles expertises plutôt que
de mettre en œuvre leurs préconisations22 •

22. Les rapports d'expertise, qui font partie de l'outillage ordinaire


de la gestion et de la médiation politiques dans le conflit, se sont
succédé. L'examen de la question des intermittents peut même être
considéré comme un sujet favori des grands corps de contrôle de
l'État en France (Cour des comptes, Inspection générale des finances,
Inspection générale des affaires sociales, Inspection générale de
l'administration des affaires culturelles), tout à la fois en raison de la
régularité du conflit (réouvert à l'occasion de chaque renégociation,
par les partenaires sociaux, de la convention générale d'assurance
chômage et de ses annexes particulières, tous les trois ans environ)
et du cas d'école constitué par le mécanisme d'emploi-chômage des
intermittents, qui offre à ces hauts fonctionnaires un terrain inépuisable
d'exercice de leur expertise et, pour les jeunes membres de ces corps,

748
L'AR TI STE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

Troupe ou projet ?

Au point où nous sommes arrivés, il importe de relier


les trois constats essentiels. Le secteur des spectacles
s'est développé, l'offre de spectacles, d'événements,
de productions musicales, théâtrales, chorégraphiques,
festivalières, et la production audiovisuelle et cinéma-
tographique ont progressé continûment. Cette croissance
de 1' offre a été, dans le spectacle vivant, plus rapide que
celle de la demande, et soutenue par les apports conjoints
de financements publics et de couverture assurantielle du
chômage croissant des personnels. L'équation est diffé-
rente dans les industries culturelles, avec une demande
de produits audiovisuels plus soutenue, et entretenue
par une variété accrue de l'offre et par une compéti-
tion des entreprises qui a trouvé dans 1' emploi à coût
variable un carburant idéalement adapté. D'autre part,
cette croissance de 1'offre s'est opérée via le dévelop-
pement de l'emploi en CDD d'usage, qui a augmenté
les risques de sous-emploi, accru la compétition interin-
dividuelle pour obtenir des contrats d'emploi, et creusé
les inégalités entre une fraction de professionnels très
demandés, bien ou très bien payés et donc aussi bien

une occasion irrésistible de formation accélérée aux labyrinthiques


négociations mi-conflictuelles mi-collusives entre les milieux patro-
naux et syndicaux dans le cadre si particulier du paritarisme à la
française. Ces rapports sont recensés dans Pierre-Michel Menger, Les
Intermittents du spectacle, sociologie d'une exception, Paris, Éditions
de l'EHESS, 2005. Les derniers en date sont ceux de la Cour des
comptes, qui figure dans le Rapport public annuel 2006, p. 225-248,
et le Rapport sur le bilan du plan de professionnalisation et de
structuration du secteur du spectacle vivant et enregistré déjà cité,
établi en novembre 2008, sous la direction de Jean-Michel Charpin,
par six hauts fonctionnaires des trois corps d'Inspection générale des
finances, des affaires sociales et des affaires culturelles.

749
LE TRAVAIL CRÉATEUR

indemnisés quand ils connaissent le chômage, et une


proportion grandissante d'intermittents qui voient dans
l'indemnisation de leur chômage la clé de voûte d'un
système de travail et d'organisation de 1' agenda personnel
d'activité et d'inactivité qui leur paraîtrait intolérable si
le travail était moins attractif et 1' indemnisation alignée
sur le régime général d'assurance chômage. Enfin, les
réformes des mécanismes d'indemnisation n'ont pas
enrayé la croissance du déficit des comptes des régimes
assurantiels spécifiques de l'intermittence.
Le déséquilibre assurantiel peut être corrigé par un
mécanisme de modulation des cotisations d'assurance
chômage sur la base d'un compte assurantiel de chaque
employeur. L'excès d'offre a des propriétés structurelles,
liées à l'incertitude sur le succès des biens et des spec-
tacles, et des caractéristiques conjoncturelles, liées à la
préférence donnée à la création sur la diffusion de la
part des professionnels engagés dans la compétition pour
la réputation23 • Cette préférence est-elle imputable à la
préférence donnée à 1' organisation par projet ?
Si le marché du travail s'est désintégré à partir des
années 1980, la question surgit candidement : pourquoi
ne pas revenir aux emplois permanents, pourquoi ne pas
réinventer, pour les arts de la scène, les organisations
stables au lieu de laisser proliférer les organisations par
projet, qui sont, du côté de la structure des entreprises,
1' équivalent de ce qu'est 1'hyperflexibilité contractuelle du
côté de 1'emploi des salariés intermittents ? La question
est assurément économique et budgétaire. Les orchestres,
les théâtres lyriques et dramatiques et les troupes de ballet
sont ces candidats tout désignés à la « maladie des coûts »

23. Bernard Latarjet (dir.), Pour un débat national sur l'avenir


du spectacle vivant, Rapport pour le ministre de la Culture, Paris,
multigr., 2004.

750
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

mise en évidence par les économistes William Baumol et


William Bowen 24 : l'écart se creuse entre la progression
irrésistible de leurs dépenses de fonctionnement, et tout
particulièrement de leurs dépenses salariales, d'un côté,
et le niveau de leurs recettes directes, de 1'autre, et, pour
combler cet écart, un appel sans cesse croissant est fait
aux subventions publiques. Mais le subventionnement
lui-même modifie le comportement des responsables
des organisations, en les incitant à miser davantage sur
les séductions de 1'offre de créations esthétiquement
novatrices plutôt que sur la conquête de publics plus
nombreux et plus hétérogènes. L'organisation par pro-
jet coûte moins cher en frais de structure et en salaires
directs, mais plus cher en couverture assurantielle des
risques de sous-emploi des personnels : comme ces frais
assurantiels ne figurent pas dans les comptes, la maladie
des coûts est résolue fictivement.
Revenir à un système d'activité moins désintégré a
un coût, qui, pendant près d'un quart de siècle, a été
précisément transféré par les employeurs et leurs subven-
tionneurs (État, collectivités territoriales) sur 1' assurance
chômage des salariés exposés à un risque inhabituelle-
ment élevé de sous-emploi. Mais 1' obstacle financier
n'est pas le seul argument. Le modèle de la troupe de
comédiens 25 , de danseurs ou de chanteurs lyriques qui
travaillent en commun pendant un nombre significatif
d'années, comme on le trouve incarné dans les orchestres
symphoniques et lyriques et dans quelques ballets et
théâtres (la Comédie française incarnant 1' exception
multiséculaire dans le théâtre) a résisté dans quelques

24. William Baumol, William Bowen, Performing Arts, op. cit.


25. Sur le modèle et l'idéal de la troupe théâtrale, voir notamment
Serge Proust, « La communauté théâtrale. Entreprises théâtrales et idéal
de la troupe», Revue française de sociologie, 2003, 44(1 ), p. 93-113.

751
LE TRAVAIL CRÉATEUR

pays mieux que dans beaucoup d'autres (en Allemagne


mieux que dans le monde anglo-saxon) et dans certains
arts plus fortement que dans d'autres - les orchestres
classiques forment 1' exception la plus notable. Mais
ce modèle a été contesté par tous ceux qui voient dans
l'intégration durable des artistes au sein d'une organisa-
tion unique une entrave à leur créativité, une contrainte
bureaucratique et un risque de routine. Symétriquement,
les metteurs en scène, dont le pouvoir n'a cessé de grandir
à mesure qu'ils imprimaient à 1' esthétique théâtrale de
l'interprétation la propriété d'une cocréation ou d'une
recréation, engagée dans la compétition par 1' origina-
lité, voient dans le système d'emploi au projet le levier
idéal de leur emprise sur le travail des comédiens et la
condition idéale de leur autonomie créatrice et entrepre-
neuriale. La compétition artistique ne déploie sa pleine
efficacité, et ses pouvoirs de séduction immédiate sur les
publics les moins familiers d'un art, que lorsque l'art de
l'interprète et de son metteur en scène peut être valorisé
pour lui-même. Le creuset historique de cette évolution
fut le théâtre lyrique : c'est là que s'est manifestée
plus tôt et plus radicalement qu'ailleurs l'opposition
entre l'opéra de répertoire et de troupe, d'un côté, et
l'opéra de «festival permanent», de l'autre, avec leurs
séductions symétriques (profondeur du travail d'équipe
versus prestiges, et mirages, de la performance vocale).
L'enquête sur les mondes artistiques du spectacle et
leurs organisations dissipe pourtant l'illusion d'un strict
dualisme que résumerait 1' alternative « organisation en
troupe versus organisation par projet». D'une part, le
travail au théâtre ou dans un orchestre n'a pas les mêmes
caractéristiques qu'un tournage de film (voir chapitre 11):
l'équipe répète longuement, puis joue soir après soir, la
hiérarchie des emplois est moins inégalitaire, le star-system
a moins d'emprise, les qualités du «jouer ensemble» sont

752
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

au moins aussi nécessaires que 1'éclat des talents singu-


liers. D'autre part, comme je l'ai souligné plus haut, un
actif intermittent obtient en moyenne 60 % de son volume
total de travail, dans une année, auprès d'un employeur
pivot : la constitution de liens contractuels récurrents
fournit une contrepartie à 1' incertitude de 1' activité et
à ses conséquences en termes d'emploi. Enfin, et plus
fondamentalement, 1' organisation de la production dans
le cinéma, dans 1' audiovisuel et dans le spectacle vivant
fait jouer un rôle croissant à des solutions et à des orga-
nisations de courtage (brolœrage) de projet et à des talent
agencies, comme l'ont montré William et Denise Bielbi6 •
L'intermédiation consiste certes à rapprocher l'offre et la
demande de personnels embauchés au projet, et donc à
organiser des appariements efficients, mais les agences
et sociétés d'intermédiation interviennent aussi, progres-
sivement, en amont, dans l'organisation même de projets,
par des formules de packaging qui opèrent à l'intersection
entre des réseaux de professionnels des métiers de création
(scénaristes, comédiens, réalisateurs) et des firmes clientes
qui financent les productions ainsi contractualisées.
La forme d'emploi qu'est l'intermittence dévoile ici une
partie de sa vraie nature : un outil de souplesse organi-
sationnelle et de contraction des coûts de production qui
n'érode pas le ciment du travail collectif ancré dans la
collaboration répétée. Il apparaît au total qu'entre les deux
pôles extrêmes, la réalité du travail artistique se dispose
majoritairement sur les positions intermédiaires, orchestres
baroques composés d'intermittents mais travaillant très
régulièrement comme des ensembles intégrés, compagnies
théâtrales dotées d'un noyau dur, orchestres classiques
dont les membres ont, à côté de leur activité salariée

26. William Bielby, Denise Bielby, « Organizational mediation


of project-based labor market », art. cité.

753
LE TRAVAIL CRÉATEUR

permanente, de nombreux engagements extérieurs dans


des projets éphémères et des activités secondaires, etc.
Troupe et travail au projet seraient des modèles d'activité
plus directement concurrents, mais non exclusifs l'un de
1' autre, si leurs chances de viabilité économique étaient
moins inégales. Aujourd'hui, avec l'extemalisation massive
des coûts assurantiels du chômage sur les comptes de
l'Unedic, l'intermittence est une aubaine irrésistible. Si
une partie de ces coûts assurantiels est réintégrée dans les
comptes des employeurs, à travers un système pleinement
lisible de modulation des cotisations d'assurance chômage,
et à travers une redéfinition des niveaux et des modalités
d'exercice de la solidarité publique et interprofessionnelle
en faveur du travail et du risque de chômage dans les
spectacles, les deux modèles pourraient coexister et faire
valoir plus clairement leurs mérites respectifs. Moins-disant
contractuel et mieux-disant artistique ne formeraient plus
un couple naturel, si l'emploi artistique n'était plus uni-
formément tenu pour « temporaire par nàture », comme
l'accrédite un usage opportuniste des conditions juridiques
de recours massif à la flexibilité de l'emploi au projet.

L'expérience française de l'intermittence et de ses


crises de réforme paraît incarner deux positions radi-
calement opposées : celle d'une forme d'apothéose de
la flexibilité du marché du travail et de 1' organisation
par projet, qui substitue le contrat temporaire à l'inté-
gration permanente du salarié dans la firme, et dans
laquelle le capitalisme le plus avancé peut reconnaître
l'une de ses métamorphoses, et celle d'une apothéose
de la critique du capitalisme qui a construit la relation
d'emploi et les gains de productivité attachés à la
division du travail sur le lien de subordination durable
du travailleur à la firme employeuse et à son appareil
hiérarchique de contrôle et de prescription de tâches

754
L'ARTISTE, L'EMPLOYEUR ET L'ASSUREUR

dûment segmentées. On peut y entendre résonner deux


utopies régulatrices. La première est celle d'un monde
doté d'organisations temporaires qui s'approchent de
la perfection concurrentielle des marchés : la produc-
tion procéderait selon un schéma idéalement souple
d'allocation des travailleurs, des compétences et des
facteurs de production au gré des projets. La seconde
utopie est celle d'un monde d'accomplissement de soi
dans un travail expressif, et sur un horizon long et
continu de développement individuel : le socle en serait
suffisamment égalitaire, via la couverture du risque de
chômage assimilée à un revenu de complément, pour
rendre acceptables ou même désirables les inégalités
spectaculaires de réussite que suscitent nécessairement
1' allocation des emplois et la rémunération du travail
en fonction du niveau de réputation individuelle.
Telles qu'elles sont incarnées dans le fonctionnement
étudié ici de 1'hyperflexibilité salariale et assurantielle,
ces utopies se sont rejointes : il s'agit d'apparier un
mode d'organisation de l'activité économique et un
régime de professionnalisation fondés sur la créativité et
la concurrence, avec ce qu'ils sollicitent et engendrent
d'inégalités spectaculaires de réussite et de réputation,
d'un côté, et un système de solidarité assurantielle qui
immerge ce régime de production dans des compensations
assurantielles redistributives, de l'autre. Mais la spirale
mise en œuvre est celle d'un déséquilibre croissant que
la configuration classique des protections contre le risque
de chômage n'est pas du tout équipée pour traiter et
dont le coût n'est considéré comme tolérable qu'au prix
de marchandages et de rapports de force dont la seule
issue observée jusqu 'ici est la politisation des conflits
d'intérêt, c'est-à-dire l'appel à l'État comme tiers garant
de la soutenabilité du déséquilibre des comptes sociaux.
CHAPITRE 11

Les relations d'emploi


et l'organisation de l'activité des comédiens

Dans le monde des spectacles, de 1' audiovisuel et du


cinéma, l'absence d'intégration de l'immense majorité
des artistes interprètes dans des organisations stables
conduit à s'interroger sur les mécanismes régulateurs
d'un système de production artistique structuré par des
interdépendances éphémères. Si, pour les comédiens qui,
au gré des engagements, contractent avec de multiples
employeurs, l'activité ne se situe en effet pas au sein
d'une unique firme, elle ne s'apparente pas non plus
à des tribulations errantes sur un marché atomisé de
transactions anonymes et non répétées, mais à l'inter-
section des deux : les comédiens qui réussissent sont
des bâtisseurs de réseaux professionnels qui accumulent
les engagements en gérant la multiplicité de leurs liens
avec les metteurs en scène et les professionnels de la
production audiovisuelle et cinématographique.
Évoquer l'efficacité des relations d'interconnaissance
demeure pourtant trop schématique si nous ne parvenons
pas à qualifier les mécanismes qui procurent à ces liens
leur pouvoir organisateur. Pour ce faire, je m'appuierai
sur les résultats d'une enquête que j'ai menée sur la
profession de comédien1• Trois caractéristiques dominent

1. L'enquête sur laquelle s'appuie ce chapitre a fourni la matière


de mon ouvrage La Profession de comédien. Formations, activités et

756
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

dans 1'organisation des activités. D'une part, le secteur


principal d'emploi des comédiens, le théâtre, mobilise
plus que tout autre des liens récurrents de collaboration
entre comédien et metteur en scène. D'autre part, le
comédien doit apprendre à gérer la multiplicité des liens
contractuels avec une diversité organisée d'employeurs,
pour éviter le double écueil de la spécialisation étroite
et du renouvellement sans fin des collaborations sans
cesse changeantes. Enfin, 1' économie du secteur et le
fonctionnement des organisations théâtrales, souvent de
très petite taille, ne seraient pas viables sans le recours aux
ressources de polyvalence professionnelle qui relativisent
la distinction pure et stable entre fonctions d'interpré-
tation, fonctions de création et fonctions de gestion et
d'administration. C'est ce qui conduit à concevoir l'artiste
lui-même comme une micro-organisation, et à récuser
ainsi la distinction simple entre des pôles étanches de
la division du travail artistique.

Les caractéristiques de l'emploi

Pour étudier les conditions du travail au théâtre, il fut


demandé aux comédiens de décrire en détail les carac-
téristiques du plus récent emploi (achevé au moment de
l'enquête) qu'ils ont eu au théâtre. Comme l'indiquent
les valeurs des tableaux 1 à 3, pour la moitié des comé-
diens concernés, cet emploi a duré plus de 92 jours. La
médiane est près de six fois supérieure à celle observée
pour le cinéma. L'épaisseur temporelle de 1'activité
additionne deux grandeurs propres au travail théâtral :
la durée des répétitions, le nombre des représentations.

carrières dans la démultiplication de soi, Paris, La Documentation


française, 1998.

757
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La valeur médiane pour la durée des répétitions est de


49 jours, et de 26 pour le nombre de représentations,
reprises et tournées comprises. Travail durable, découpé
en trois périodes distinctes - répétitions, représentations,
tournées ou reprises -le jeu du comédien au théâtre tient
une part décisive de ses particularités de son déploiement
dans le temps : il est immergé longuement dans des
rapports collectifs d'invention et d'expression, et il est
construit à travers une exploration et un apprentissage
collectifs et individualisés, sous la direction du metteur
en scène, puis à travers une réitération de 1' expérience
de la représentation proprement dite. Le nombre de
comédiens impliqués dans un spectacle théâtral, parce
qu'il est beaucoup plus limité que celui des acteurs et
figurants mobilisés sur un tournage de cinéma ou de
télévision, suscite, chez les gens de théâtre, une percep-
tion plus directe de la responsabilité individuelle dans
1' accomplissement collectif et une densité supérieure des
liens avec le responsable artistique du spectacle. Mais
le nombre n'est pas tout : 1'agenda même du travail
est un facteur d'intégration et d'approfondissement des
deux dimensions cardinales de 1' activité, le jeu théâtral
étant inséparablement communautaire et individualisé
parce qu'il s'étend dans la durée et dans la réitération
de 1' expérience.

758
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

Tableau 1. Les caractéristiques


du plus récent emploi de comédien au théâtre

Cantetéristiques·de l'emploi ....artife Médiane ~ct•~e


Durée de l'emploi en jours
(répétitions incluses) 47 j. 92j. 168j.
Dont
rôle principal 46}. 91}. 176}.
rôle moyen 50}. 97}. 164}.
petit rôle 46}. 82,5}. 154}.

Durée des répétitions en jours 30 j. 45 j. 60j.

Nombre de représentations
10 26 50
(tournées et reprises incluses)

Source : CESTAIDEPS Enquête comédiens

Tableau 2. Les caractéristiques


du plus récent emploi de comédien au cinéma


Caraetéristiques de l'emploi
Durée de l'emploi en jours 3 j. 18 j. 32 j.

Durée du tournage en jours 2j. 5 j. 12j.


Dont
rôle principal 6}. 8}. 25}.
rôle moyen 3}. 8}. 14,5 j.
petit rôle 1j. 2}. 3}.

Source: CESTAIDEPS Enquête comédiens

759
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 3. Les caractéristiques


du plus récent emploi de comédien à la télévision

.,,,,,, . .,.,,~ :,·,,;,


,.,, ·,, "'''·>·

Durée de l'emploi en jours 4 j. 21 j. 37 j.

Durée du tournage en jours 2j. 5 j. 15 j.


Dont
rôle principal 2j. 8j. 20j.
rôle moyen 4j. 6,5j. 18j.
petit rôle lj. 1,5 j. 3j.

Source: CESTA/DEPS Enquête comédiens

À ces différences essentielles qui séparent le jeu théâtral


du travail de 1' acteur de cinéma ou de télévision, il faut
en ajouter d'autres, et d'abord la hiérarchie des rôles
tenus. Comparons théâtre, cinéma et télévision quant à
l'importance du rôle que les comédiens y ont obtenu (voir
tableau 4). Les comédiens ont deux fois plus de chances
d'obtenir un rôle principal au théâtre qu'au cinéma ou
à la télévision. La hiérarchie des emplois au théâtre se
limite à peu près à la distinction entre rôles de première
et de moyenne importance, alors que pour près d'un tiers
des comédiens engagés au cinéma et pour un quart de
ceux engagés à la télévision, leur plus récent emploi
a été un petit rôle. La même distinction prévaut dans
l'identification des fonctions occupées par les comédiens
dans les trois univers : la part des emplois de figurant
est quasi inexistante dans 1' activité des comédiens de
théâtre - 3 % des comédiens en ont eu au théâtre en 1994
et pour 0,3 % seulement des comédiens de théâtre, la
figuration a été l'activité principale- alors qu'au cinéma
et à la télévision, respectivement 27 % et 15 % des
comédiens ont fait de la figuration, et que pour environ
un comédien sur six, c'était l'activité prépondérante.

760
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

Tableau 4. L'importance du plus récent rôle


au théâtre, au cinéma et à la télévision

lmJijlJ'bm~ du rôle Théâtre anéma Télêvmon


Rôle principal 56% 38% 27%

Rôle de moyenne importance 34% 25% 45%

Petit rôle 6% 34% 26%

Sans réponse 4% 3% 3%

Total 100% 100% 100%

Source : CEST A/DEPS Enquête comédiens

Quels sont les autres facteurs qui peuvent avoir non


seulement une influence directe sur la part prise par cha-
cun à la production d'un spectacle ou d'un film, sur la
responsabilité qui lui revient dans la qualité du résultat,
et sur les bénéfices de visibilité qui en dérivent, mais
aussi sur les modalités d'allocation des emplois? Outre
celui, déjà mentionné, de la taille de l'équipe artistique,
généralement beaucoup plus réduite au théâtre, il faut
compter avec la nature même du travail, son organisa-
tion et son déroulement : les tournages de films se font
séquentiellement, alors qu'une représentation théâtrale
mobilise longuement 1' ensemble de 1'équipe dans le
même lieu et le même temps. La relation de travail entre
les membres d'une équipe n'a ni la même densité ni les
mêmes conséquences pour le travail et la satisfaction
individuels, selon qu'il y a succession ou simultanéité des
performances2 • Dans le cas du cinéma et de la télévision,

2. David Jacobs, « Toward a Theory of Mobility and Behavior


in Organizations : An Inquiry into the Consequences of Sorne
Relationships between Individual Performance and Organizational
Success », American Journal ofSociology, 1981, 87(3), p. 684-707 ;

761
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la coopération interindividuelle est fondée sur une assez


grande indépendance des contributions individuelles des
acteurs, alors que sur la scène de théâtre, l'interdépen-
dance est prégnante, et que le travail et la réussite du
groupe sont plus directement sensibles à la performance
de chacun. Le caractère communautaire et « familial » des
liens entre les comédiens de théâtre n'est pas la simple
expression métaphorique d'un commun attachement à
un métier qui favorise les affinités et les complicités ; il
désigne aussi, plus profondément, la densité même des
interactions et des échanges qui forment la substance
même de la représentation vivante. Que la qualité de
celle-ci varie avec 1' engagement et le talent de chacun
des interprètes beaucoup plus directement qu'au cinéma
et à la télévision, les comédiens le vérifient en outre
soir après soir, sans être jamais complètement assurés
du résultat, mais sans jamais oublier non plus que la
solidarité de l'équipe est largement garante de la valeur
de chaque performance individuelle. Il est aisé de com-
prendre que cette situation répétée et toujours incertaine
de réglage mutuel motive la perception par chacun de
l'importance de sa contribution individuelle au spectacle
et de la force des liens d'interdépendance avec le metteur
en scène. Les tableaux 1 à 3 montraient que l'étendue
temporelle de l'emploi ne diffère guère selon l'importance
du rôle joué au théâtre, mais distingue nettement les
comédiens détenteurs de petits rôles au cinéma et dans
les productions audiovisuelles de leurs partenaires plus
visibles : peu surprenant, ce résultat rappelle que tous
les interprètes participant au spectacle sont également
requis pour chaque représentation théâtrale et souligne
que l'implication durable de tous dans le collectif de jeu

Arthur Stinchcombe, Stratification and Organization, Cambridge,


Cambridge University Press, 1986.

762
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

théâtral s'oppose profondément aux conditions de travail


dans le cinéma et 1'audiovisuel, où la contribution de
chacun est étroitement circonscrite et discontinue.
Non moins agissant est le facteur organisationnel: 57 %
des comédiens ont obtenu leur rôle le plus récent (au
moment de 1' enquête) dans un spectacle monté par une
compagnie subventionnée, dont les effectifs, tels qu'ils
sont connus par 1'enquête, sont en moyenne de 4 membres
stables, et dont le directeur est, en règle générale, un met-
teur en scène. Autant que d'une logique de rôles distribués
selon les caractéristiques des personnages du spectacle, il
s'agit d'une logique de répartition du travail dans un col-
lectif de comédiens étroitement interdépendants : en cela,
l'entreprise théâtrale qu'est une compagnie, si éphémère
soit-elle, diffère notablement de l'organisation par projet
formée pour une production cinématographique ou télévisée.

L'information

L'analyse des conditions d'information sur l'emploi


situe clairement la position centrale du metteur en scène
(tableau 5) : pour le plus récent contrat qu'il a reçu
au théâtre, près d'un comédien sur deux a été informé
par un metteur en scène qu'il connaissait déjà, alors
que c'était le cas pour moins du quart des comédiens
de cinéma ou de télévision. À l'inverse, la médiation
d'un agent artistique constitue la modalité prépondérante
d'information sur l'emploi au cinéma et concerne un
comédien sur six dans la production télévisuelle, mais
elle est à peu près inexistante au théâtre.
Si l'on ajoute à la fonction pivot du metteur en scène
la circulation de 1'information par les réseaux personnels
- 30 o/o des comédiens ont obtenu l'information sur leur
emploi le plus récent au théâtre par l'intermédiaire de

763
LE TRAVAIL CRÉATEUR

contacts personnels - ce sont près de 80 % des comédiens


qui, au théâtre, font appel à des réseaux d'interconnais-
sance ou à des liens personnalisés de travail.

Tableau 5. Les conditions initiales d'information sur l'emploi

Par un metteur en scène


49% 22% 13%
qu'il connaissait déjà

Par une annonce 1,4% 7% 1%

Par l'ANPE 1,2% 4% 3%

Par son agent artistique 1,3% 28% 18%

Par des contacts personnels 30% 20% 31%

Autres 14% 17% 32 %*

Sans réponse 3% 2% 2%

Total 100% 100% 100%

Source : CESTAIDEPS Enquête comédiens


* Dont producteur de télévision : 11 %

61 % des comédiens de théâtre (soit quelque 5 340 comé-


diens) déclarent avoir 1'habitude de travailler avec un ou
plusieurs metteurs en scène. Seuls 22 % des comédiens
ont passé une audition avant d'être engagés dans leur
plus récent emploi au théâtre. Interrogés sur l'atout
qui leur a principalement permis d'obtenir cet emploi
(tableau 6), les comédiens de théâtre mentionnent avant
tout le fait d'avoir déjà travaillé précédemment avec le
metteur en scène du spectacle, bien avant la réputation
et les qualités ou compétences personnelles : le lien de
travail antérieurement établi garantit un accès plus rapide

764
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

à 1'emploi que les caractéristiques individuelles évaluées


au cas par cas selon le rôle à joue~. C'est l'inverse
au cinéma et à la télévision, où le physique, répertorié
par les annuaires professionnels et mis à 1'épreuve des
castings, est largement prépondérant.

Tableau 6. Les atouts pour l'obtention d'un emploi


selon le secteur d'activité

Atoatp~~ l'oiJtentioa Télévision


• PlQs:~•emplOi
d'in*etprète Qbtêôa
La formation 11% 10% 2%

La disponibilité 11% 8% 4%

Le physique, la ressemblance
17% 44% 41%
avec le personnage

Le fait d'avoir déjà travaillé


précédemment avec le metteur en 32% 4% 23%
scène

Le fait d'avoir été recommandé 8% 11% 9%

La réputation dans le milieu,


21% 23% 21%
les références

Total 100% 100% 100%

Source : CESTAIDEPS Enquête comédiens

3. Les divers facteurs cités agissent différemment selon les


genres de théâtre : c'est dans la sphère du théâtre d'auteur monté
par les compagnies subventionnées que les liens tissés avec un
metteur en scène ont compté le plus pour trouver l'emploi occupé
avant l'enquête. À l'inverse, dans un spectacle de boulevard, c'est
surtout à son physique que le comédien juge devoir son plus récent
emploi, et c'est la formation qui est citée d'abord par ceux qui ont
joué dans un spectacle pour le jeune public.

765
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La carrière des comédiens de théâtre conserve 1c1


1' empreinte de liens qui ont orienté décisivement son
cours : interrogés sur 1' existence d'un événement clé
qui, dans leur parcours, leur aurait permis d'obtenir,
de façon durable, plus de travail ou de mieux gagner
leur vie, un quart des comédiens de théâtre men-
tionnent une collaboration régulière avec un metteur
en scène, alors qu'ils ne sont pas plus de 5 % parmi
les comédiens travaillant surtout pour le cinéma ou
la télévision.
Par son travail avec et sur les acteurs comme par
sa position centrale dans le système de production des
spectacles et dans 1' allocation des emplois, le metteur
en scène est le levier de 1'organisation des projets.
Dans son activité et dans la conduite de sa carrière, le
comédien dispose d'une autonomie très supérieure à
ce qu'impose le travail salarié en organisation, même
si les contraintes du marché du travail et les inégalités
de réputation pèsent de tout leur poids sur les chances
d'accomplissement de chacun. Mais, pour trouver des
engagements, il est étroitement dépendant d'un réseau
d'employeurs avec qui il contracte et recontracte au gré
des projets lancés et des performances réalisées : les
metteurs en scène sont les points nodaux de ce réseau.
Le metteur en scène est aussi celui qui, aujourd'hui
plus que jamais, fonde son art sur le pouvoir qu'il
exerce sur ses interprètes, en cherchant à obtenir d'eux,
contradictoirement, une libération des facultés créa-
trices et une remise de soi garantes de la plasticité
réceptive de l'acteur. Le metteur en scène est encore
celui qui règle les relations de jeu entre les acteurs :
il doit obtenir de chaque acteur d'orienter son travail
d'interprétation au plus près des rapports avec autrui,
parce que la signification et la puissance expressive du

766
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

spectacle se fondent et sur l'individualisation du« jeu»


interprétatif de chaque comédien et sur la dynamique
collective du «jeu» entendu comme somme de règles
et de liens d'interdépendance stratégique. Les divers
styles de « gouvernement » des acteurs par les metteurs
en scène sont les solutions apportées à cette équation où
le degré voulu d'individualisation de chaque prestation
varie en fonction du degré recherché d'intégration de
chaque comédien dans le travail collectif. Le metteur en
scène est alors celui par le travail de qui doit se réaliser
en chaque comédien 1'articulation expressive de ses
particularités et de son appartenance à une collectivité.
Son pouvoir est assurément bien plus qu'une simple
relation d'autorité et de direction.
La situation du comédien est ambivalente : l'incer-
titude continuelle sur les emplois à venir le conduit à
effectuer une recherche permanente, ou un tri permanent
s'il est plus demandé que demandeur, et à accumuler de
l'information sur les projets générateurs d'engagements
qui lui conviennent. Or les pourvoyeurs d'informations
et d'engagements sont les metteurs en scène. La question
qui vient est : comment opèrent les metteurs en scène
pour sélectionner leurs acteurs, et comment opèrent
les comédiens pour s'apparier avec des metteurs en
scène ? Les uns comme les autres doivent trouver un
équilibre entre deux solutions : compter sur des liens
d'interconnaissance déjà établis et renouveler les équipes
pour conserver à l'activité sa dynamique d'innovation et
d'apprentissage. En termes organisationnels, cet équilibre
est celui de la stabilisation des liens de collaboration sur
un marché très atomisé, et celui de la fluidité de ces
mêmes liens, pour répondre à l'incertitude du cours des
activités, à l'impératif de flexibilité fonctionnelle, et à
l'ambition d'originalité.

767
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les liens de travail

En théorie, le marché du travail des comédiens met


en œuvre ce que les économistes considèrent comme
deux des conditions de la perfection concurrentielle
d'un marché : la divisibilité de la grandeur travail et
la faiblesse des coûts de transaction, qui correspondent
à deux des caractéristiques essentielles de l'intermit-
tence artistique - les contrats peuvent être de quelques
heures, de quelques jours ou davantage, sans qu'un seuil
fixe s'impose uniformément comme dans les formes
habituelles de contrat à durée déterminée, et les comé-
diens sont embauchés sans coûts de prospection de la
main-d'œuvre et d'établissement des contrats ni coûts
de contrôle de 1' activité comparables à ce qui se pra-
tique ailleurs sur le marché du travail. Mais une autre
des conditions essentielles est pour le moins difficile
à atteindre : la parfaite information de chacun sur les
emplois disponibles et sur leurs caractéristiques, du côté
des salariés, et la parfaite information sur les compé-
tences et les qualités des candidats à un emploi, du côté
des employeurs.
Le marché du travail des comédiens est en effet un
marché de 1'emploi où les transactions sont extrêmement
nombreuses, où les relations se nouent pour des durées
extrêmement variables, mais le plus souvent brèves, et où
les conditions d'emploi sont éminemment changeantes.
C'est donc un marché qui doit être alimenté par un flux
considérable d'informations sur les projets, les rôles, les
talents, les compétences, les idiosyncrasies personnelles.
Or les supports informationnels les plus développés sont
les réseaux d'interconnaissance.
Les réseaux constituent des mécanismes de structuration
des relations interindividuelles qui opèrent à la croisée
de ce que serait un monde de relations ponctuelles, sans

768
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

cesse changeantes et sans mémoire, et de ce que peut


être 1'organisation des activités au sein d'une entreprise
ou d'un groupe professionnel formellement clos sur lui-
même. L'importance des réseaux dans l'organisation du
travail est d'autant plus grande que l'activité requiert la
coopération matérielle d'un nombre élevé de partenaires
réunis au sein d'équipes éphémères. C'est le cas partout
où prévaut le mode d'organisation par projet, avec ses
mouvements caractéristiques de constitution et de dis-
solution des équipes réunies pour une pièce, un film,
une dramatique radiophonique ou télévisée. L'existence
de réseaux apporte des éléments de stabilité qui sont la
nécessaire contrepartie de la recherche permanente de
flexibilité fonctionnelle propre à ce secteur du marché du
travail artistique : elle facilite les recrutements par coopta-
tion et l'identification des compétences et des talents sur
la base des réputations individuelles puisque le système
d'emploi est fondé essentiellement sur des contrats de
brève durée et qu'il interdit de recourir aux procédures
trop lentes et trop coûteuses de prospection et de sélection
habituellement pratiquées sur le marché du travail qualifié.
Les réseaux organisent ainsi les échanges d'informa-
tions et d'évaluations selon des procédures qui n'ont
rien d'anarchique ni de perpétuellement instable : c'est
ce qui les rend efficaces, mais qui peut les transformer
aussi en obstacles à la fluidité des interactions. Car si
les réseaux sont multiples, ils sont aussi concurrents, et
dotés de règles informelles d'inclusion et d'exclusion,
et ils ne procurent à leurs membres qu'une partie de
toutes les informations disponibles.
Arrêtons-nous un instant sur ce fait, pour qualifier plus
exactement ce qu'il faut comprendre par information. Un
emploi est un appariement entre les caractéristiques du
postulant et celles du travail à accomplir. Au sens le plus
neutre, l'information porte sur l'existence d'un emploi

769
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à tenir ou sur un projet à venir générateur d'une série


d'emplois. Les emplois dont les occupants peuvent être
aisément ou parfaitement substitués les uns aux autres
- petits rôles, emplois de figuration - ne mettent en jeu
qu'un minimum de caractéristiques particulières. Pour
les emplois plus importants, l'appariement est plus com-
plexe: l'emploi n'est pas complètement défini à l'avance
puisque son profil peut, au moins en partie, évoluer en
fonction des caractéristiques mêmes de 1' acteur qui le
tiendra. L'information porte sur l'employabilité de tel ou
tel acteur, c'est-à-dire sur ses compétences et ses qualités
espérées, et sur ce que le producteur ou le metteur en
scène peut en inférer quant au rôle à tenir. L'information
sur l'emploi se mêle ici directement avec l'appréciation
des aptitudes de 1' artiste et de la valeur attendue de
l'appariement entre l'artiste et le rôle. D'où le double
motif de cloisonnement des réseaux d'information et de
cooptation : les évaluations d'employabilité pour tel ou
tel artiste diffèrent selon les segments du monde artistique
considéré, et les coûts de recherche et d'évaluation de
talents nouveaux et inconnus sont toujours plus élevés
que l'évaluation via les canaux de l'interconnaissance et
de la recommandation par les pairs, ce qui incite l'entre-
preneur du projet à limiter souvent sa prospection à un
cercle restreint d'artistes qui ont avec lui des habitudes
de collaboration, qui lui sont recommandés ou pour
lesquels il dispose de l'avis de collègues à qui se fier.
La fragmentation et la dispersion extrêmes des rela-
tions d'emploi engendrent des inégalités considérables
entre ceux qui sont au cœur des réseaux les plus denses
d'interconnaissance, se procurent au mieux l'informa-
tion et se cooptent\ et ceux qui sont dépourvus d'une

4. Robert Faulkner et Andy Anderson montrent comment l'émer-


gence de liens récurrents de collaboration entre artistes et entrepre-

770
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

grande partie de cette ressource essentielle et immatérielle,


parce qu'ils sont moins réputés, ou jeunes et en voie
d'insertion, ou trop indifférents aux jeux sociaux qui
supportent et orchestrent ces échanges d'informations et
de promesses d'embauche. Mais nul n'est à l'abri d'un
revers de fortune si 1'employeur rencontre des échecs
ou si une organisation trop déséquilibrée des relations
d'emploi conduit un comédien vers une appauvrissante
spécialisation.

Le comédien et la gestion des liens d'emploi

La gestion des liens professionnels entre les comé-


diens et leurs partenaires de travail connaît des règles
dont 1' apprentissage fait partie de la professionnalisation
et de la construction d'une carrière. La diversité des
relations contractuelles qui sont tissées par les artistes
obéit à des contraintes, mais fait aussi l'objet de stra-
tégies organisatrices. Les contraintes sont connues : la
discontinuité de 1' emploi pousse à un comportement de
recherche constant, 1' incertitude qui pèse sur la durée
des contrats à venir oblige à accumuler les emplois. Les
stratégies organisatrices le sont moins.
Le lien contractuel avec un employeur peut débou-

neurs des projets provoque une profonde segmentation du marché du


travail : dans le cas des rôles clés de la production de spectacles ou
de films (producteur, réalisateur, scénariste, directeur de la photogra-
phie, compositeur, dramaturge, décorateur, costumier, etc.), des liens
forts d'interdépendance sont tissés entre professionnels de réputation
comparable, d'où une stratification des appariements professionnels
selon les degrés de réussite dans les spécialités respectives. Voir
Robert Faulkner, Andy Anderson, « Short-Term Projects and Emergent
Careers: Evidence from Hollywood», American Journal ofSociology,
1987, 92(4), p. 879-909.

771
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cher sur trois situations au moins : l'engagement n'est


générateur d'aucun emploi ultérieur prévisible, l'enga-
gement provoque un réengagement à brève échéance,
1' engagement crée des liens intertemporels favorisant le
réengagement en fonction des projets de l'employeur.
Chaque relation d'emploi peut en outre être porteuse de
valeurs différentes pour 1' artiste :
- un engagement avec un nouvel employeur peut
offrir un intérêt économique immédiat mais ne procurera
aucun autre bénéfice que celui de 1'employabilité per
se, sachant que le fait même de travailler vaut comme
un signal réputationnel sur un marché concurrentiel
très déséquilibré par 1' excès d'offre de main-d' œuvre
instantanément employable ;
- un engagement avec un nouvel employeur permet
à un artiste de participer à un projet stimulant ou nova-
teur, d'explorer de nouvelles dimensions de son métier,
d'évoluer dans un environnement de travail nouveau,
de faire connaissance avec de nouveaux partenaires, de
se dégager de la trappe de la spécialisation qui menace
tous ceux qui se sont construits une niche pour s'abriter
de la concurrence de chacun avec tous : 1' engagement,
qu'il soit ou non suivi de réembauche, procure un béné-
fice de formation et de bien-être, convertible en capital
d'expérience ;
-par contraste, l'embauche par un employeur déjà
familier valorise 1' expérience acquise dans une rela-
tion d'emploi établie et diminue l'incertitude tant pour
1' employeur que pour 1' artiste.
L'importance des liens non récurrents tient à l'inté-
rêt que peut avoir l'artiste à explorer de nouveaux et
féconds environnements de travail, et à augmenter son
information sur des tâches et des situations de travail
jusqu'ici mal connues de lui. Certaines de ces embauches
permettent de nouer des liens avec des employeurs de

772
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

caractéristiques très différentes, et, par exemple, avec


des employeurs plus directement portés à la prise de
risque et à l'innovation pour s'établir dans la carrière.
Dans ce dernier cas, 1' artiste partage directement les
risques pris par 1'employeur, mais peut trouver des béné-
fices immédiats ou différés dans la diversification des
emplois qu'il obtient par là, et dans la diversification
des contacts professionnels noués. Mais l'existence des
liens faibles et non récurrents est aussi la conséquence
simple du mouvement de rotation très élevé qui affecte
le monde des employeurs du spectacle, mouvement qui
se compare à celui qui caractérise l'activité des artistes.
Enfin, l'extrême diversité des durées d'emploi et des
prestations demandées cumule ses effets avec la poly-
valence professionnelle observée chez les artistes pour
provoquer un taux important de relations contractuelles
nouvelles et sans lendemain.
Qu'elle exprime des comportements de prise de risque
ou qu'elle signale les contraintes d'un marché très frag-
menté et très turbulent, la part faite au renouvellement
incessant des liens de travail doit être équilibrée par
l'activité pour des employeurs déjà connus, à travers
les liens de la seconde catégorie, qui sont récurrents.
Ces derniers permettent à 1'artiste d'aménager des zones
de stabilité dans son activité, de réduire ses coûts de
recherche d'emploi, et d'exploiter des compétences et une
réputation obtenues par une spécialisation dans certains
emplois ou rôles.
Dans une recherche antérieure, j'avais testé 1'hypothèse
selon laquelle l'artiste améliore sa situation lorsqu'il
peut combiner des liens faibles et non récurrents avec
des employeurs différents d'une année sur l'autre, et
des relations récurrentes de travail avec des employeurs
familiers qui le connaissent et avec qui 1'ajustement

773
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mutuel est rapide 5 • Il importait, pour ce faire, de mesurer


le taux de renouvellement, d'une année sur 1'autre, du
groupe des employeurs avec qui avait travaillé un artiste.
L'analyse statistique montre que les comédiens tra-
vaillant principalement au théâtre ont en moyenne des

5. Voir Pierre-Michel Menger, «Appariement, risque et capital


humain : l'emploi et la carrière dans les professions artistiques»,
in Pierre-Michel Menger, Jean-Claude Passeron (dir.), L'Art de la
recherche. Essais en l'honneur de Raymonde Moulin, Paris, La
Documentation française, 1994, p. 219-238. L'hypothèse a été reprise
et testée sur un ensemble plus vaste de données par Olivier Pilmis,
«Des "employeurs multiples" au "noyau dur" d'employeurs : rela-
tions d'emploi et concurrence sur le marché du travail des comé-
diens intermittents», Sociologie du travail, 2007, 49, p. 297-315.
Depuis l'enquête pionnière de Robert Faulkner sur les compositeurs
de musique de film de Hollywood (Robert Faulkner, Music on
Demand, Composers and Careers in the Hollywood Film Industry,
New Brunswick, Transaction Books, 1983), plusieurs recherches amé-
ricaines très documentées ont tiré parti des avancées de la sociologie
des réseaux. Elles étudient comment se forment les équipes dans des
organisations artistiques temporaires, comment se structurent les liens
de collaboration récurrente, et comment l'équilibre est recherché entre
la stabilité des collaborations récurrentes et le taux de renouvellement
des équipes, tant du côté des producteurs qui cherchent à élever la
qualité des spectacles et des films que du côté des individus qui
cherchent à se couvrir des risques d'emploi par la diversification de
leurs liens de travail et de leurs rôles, pour éviter d'être trop étroi-
tement identifiés et spécialisés. Voir notamment Brian Uzzi, Jarrett
Spiro, «Collaboration and Creativity : The Small World Problem »,
American Journal of Sociology, 2005, 111(2), p. 447-504 ; Ezra
Zuckerman, « Robust Identities or Nonentities? Typecasting in the
Feature-Film Labor Market», American Journal of Sociology, 2003,
108(5), p. 1018-1074 ; id.,« Do Firms and Markets Look Different?
Repeat Collaboration in the Feature Film Industry, 1993-1995 »,
MIT Sloan School of Management Working Paper, 2004. Voir aussi
Richard Caves, Creative Industries, op. cit.

774
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

« portefeuilles » de relations contractuelles qui font


une plus large place aux liens récurrents que chez les
comédiens de cinéma. En d'autres termes, le travail du
comédien au théâtre se fonde plus souvent que dans les
autres secteurs sur un ensemble de liens personnalisés
et durables avec ceux qui les emploient, c'est-à-dire les
metteurs en scène, puisque ceux-ci cumulent les fonctions
d'entrepreneur de projets artistiques et de créateur- ils
sont à la tête de la plupart des compagnies et des orga-
nisations subventionnées, et lorsqu'ils travaillent pour
des théâtres qu'ils ne dirigent pas, ils ont généralement
la responsabilité de réunir l'équipe d'acteurs à engager.
La personnalisation des liens de travail et la position
cardinale des metteurs en scène sont les deux expressions
d'une même réalité artistique et organisationnelle : elles
relèvent de ces règles de gestion de la carrière que les
comédiens découvrent et apprennent à maîtriser sur le
tas. Les maîtriser, c'est savoir combiner récurrence et
renouvellement des liens, s'assurer des fidélités et tenter
l'aventure, mais c'est aussi savoir jouer des registres de
la polyvalence fonctionnelle.

Les comédiens et la multiplicité des rôles professionnels

Plus qu'un métier, l'activité de comédien interprète


doit en effet être considérée comme le foyer d'une
constellation de fonctions et de tâches professionnelles.
Aux diverses étapes d'une carrière, la capacité de se
démultiplier professionnellement ou, à 1'inverse, la pos-
sibilité et la volonté de se concentrer sur son travail
d'interprète figurent parmi les inflexions essentielles de
l'activité d'un artiste. Identifier une catégorie d'artistes
- ici, les comédiens - avec une fonction prédominante
- ici celle d'interprète - conduirait ainsi à méconnaître

775
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1'une des caractéristiques les plus profondément originales


des carrières artistiques, la fréquence des situations de
polyvalence professionnelle.
Interrogés sur les diverses fonctions qu'ils ont exercées
dans chacun des secteurs où ils ont travaillé 1' année pré-
cédente (tableau 7), près des deux tiers des comédiens
mentionnent deux fonctions ou davantage au théâtre,
alors que les probabilités de polyvalence fonctionnelle
sont beaucoup plus réduites au cinéma et à la télévision.

Tableau 7. La polyvalence professionnelle des comédiens


selon les secteurs d'activité

mi
R
Mi
Une fonction 36% 79% 82%
Dont comédien uniquement 33% 57% 70%

Deux fonctions 25% 17% 15%

Trois fonctions ou plus 39% 4% 3%

Total 100% 100% 100%

Source : CESTA/DEPS Enquête comédiens

Ces variations doivent être considérées comme des


indices de 1' organisation du travail artistique dans chaque
monde. Là où la mono-activité est très répandue, une
assez stricte division du travail s'impose dans la réalisa-
tion des œuvres et spectacles : c'est tout particulièrement
le cas à la télévision, où la variété des métiers et la
hiérarchie des compétences séparent fortement les trois
pôles fonctionnels : artistique (interprétation, réalisation,
écriture), technique et administratif. La division du travail
est très prégnante aussi dans 1'univers du cinéma, mais
les déclarations des comédiens sur leur activité dans ce

776
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

secteur font apparaître un niveau un peu plus élevé de


multifonctionnalité, dont l'origine est surtout à rechercher
dans les conditions de production des courts-métrages,
où l'indivision relative du travail permet d'abaisser les
coûts de production et d'entreprendre des projets dont
les financements sont souvent étroits et acrobatiques.
C'est dans le monde du théâtre que les comédiens
sont les plus nombreux à occuper différentes fonctions.
Si la communauté des artistes du théâtre se désigne si
fréquemment par le vocabulaire de la «famille», c'est
moins pour souligner l'unité corporative d'un groupe
professionnel que pour qualifier les multiples formes
de solidarité et de transmission qui caractérisent les
relations de travail. Comme 1' ont fréquemment souligné
les travaux de sociologie de 1' art, notamment depuis
Howard Becker6 , la production artistique s'organise
selon les règles d'une action collective : les indivi-
dus impliqués dans les différentes séquences de travail
entretiennent entre eux des relations directes ou indi-
rectes de coopération dont la stabilité repose sur des
conventions plus ou moins durables. À cette détermi-
nation s'ajoute l'effet propre de la démultiplication de
1' individu entre plusieurs fonctions, qui renforce les
liens d'interdépendance entre les professionnels. Loin de
s'articuler selon une simple succession d'interventions
nettement séparées, les activités ainsi organisées tirent
parti de la polyvalence des compétences acquises par les
professionnels dans un univers où la grande variété des
situations de travail et de création favorise une culture
de la flexibilité et du défi.

6. Howard Becker, «Art as collective action», American


Sociological Review, 1974, 39(6), p. 767-776.

777
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les comédiens metteurs en scène

Si 1' on recense les différents types de multiactivité


dans le secteur où celle-ci a principalement cours, soit
au théâtre, la fonction majeure qui, à côté de celle
d'interprète, entre dans le portefeuille d'activité d'un
comédien est la mise en scène : un tiers des comédiens
qui ont eu des emplois au théâtre y ont fait de la mise
en scène. Pour la plupart d'entre eux, cette activité de
metteur en scène n'est pas occasionnelle : dans 1' année
sur laquelle ils ont été interrogés (1' année 1994), les
comédiens metteurs en scène ont réalisé en moyenne
deux mises en scène et, dans le passé, ils en avaient
produit près de 9; 99 % d'entre eux envisagent de
poursuivre la mise en scène. La dimension organisa-
tionnelle de cette multiactivité en explique largement la
portée : elle indique que la carrière d'un grand nombre
de comédiens de théâtre est pour une large part liée aux
capacités d'action collective qu'ils mettent en œuvre.
Par son implication dans le travail de mise en scène, le
comédien prend le plus souvent une part directe, voire
principale à l'entreprise de production d'un spectacle.
Par contraste, la multiactivité associant 1' enseignement ou
l'animation au métier d'interprète illustre une modalité
plus individualiste de gestion du risque professionnel,
souvent observée chez les musiciens et chez les créateurs
(écrivains, plasticiens, compositeurs ... ).
L'association entre fonction d'interprétation, fonction
de mise en scène et fonction entrepreneuriale corrige
fortement 1' image d'une spécialisation rigoureuse des
activités telle que pourrait la suggérer le vedettariat dont
bénéficie une petite communauté de metteurs en scène
professionnels contemporains dont la réputation sinon
1' activité sont totalement déconnectées de leur activité et
de leur talent d'interprète. La réalité la plus saillante du

778
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

travail théâtral est celle d'une imbrication des fonctions


d'interprétation et de création dans l'agenda d'activité de
plus d'un quart des comédiens de théâtre, et non celle
d'une division fonctionnelle des tâches, telle qu'elle
s'impose au cinéma et à la télévision. Les comédiens
metteurs en scène sont-ils pour autant des primi inter
pares, des égaux assurant seulement plus de tâches?
La réalité de leurs relations avec les interprètes est plus
complexe : ils sont proches des comédiens puisqu'ils
cumulent les fonctions d'interprète et de metteur en
scène, ils sont courtisés, parce qu'ils sont à l'origine de
la plupart des projets et donc des engagements, et parce
qu'ils ont souvent constitué autour d'eux une« famille»
d'acteurs, et ils sont admirés parce qu'ils ont considé-
rablement déplacé vers la mise en scène le centre de
gravité de l'invention artistique au théâtre et parce qu'ils
ont inclus dans les variables stylistiques essentielles de
la création dramatique le contrôle, voire le façonnage le
plus minutieux du jeu de « leurs » acteurs.
Parmi les quelque 3 000 comédiens pratiquant égale-
ment la mise en scène, 2 070 déclarent avoir été ou être
responsables d'une compagnie théâtrale : pour un peu
plus d'un tiers de ces comédiens metteurs en scène et
directeurs d'une compagnie, il s'agit ou il s'est agi d'une
compagnie subventionnée - 790 comédiens du côté des
subventionnées, 1 280 du côté des non subventionnées.
La multiactivité n'est donc pas une simple variable indi-
viduelle d'exercice professionnel. La compagnie théâtrale
s'apparente fréquemment à une association de comédiens
polyvalents - ils sont en moyenne quatre membres -,
et non à une troupe d'acteurs dotée d'une infrastructure
organisationnelle. La distribution du nombre de membres
dans la compagnie dont le comédien metteur en scène
se déclare être ou avoir été responsable s'établit ainsi
(tableau 8).

779
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 8. Distribution des comédiens metteurs en scène


responsables d'une compagnie selon la taille de celle-ci

Omembre 205 9,9

1 membre 268 12,8

2 membres 355 17

3 membres 322 15,4

4 membres 355 17

5 membres 179 8,6

6 membres 112 5,4

7 à 9 membres 106 5

10 membres et plus 168 8,1

Sans réponse 16 0,7

Ensemble 2086 100

Source : CESTA/DEPS Enquête comédiens

Cette situation est due au fait qu'une partie des ressources


d'une compagnie ne vient pas des subventions publiques
ou des recettes directes, mais de ce que la démultiplica-
tion de chacun de ses membres entre plusieurs fonctions
parvient à procurer à 1'organisation pour fonctionner (par
la combinaison d'emplois artistiques, techniques, adminis-
tratifs, gestionnaires) et pour se relier à son environnement
(par la vente de services d'enseignement, d'animation7).

7. L'histoire que retrace Emmanuelle Marchal de la création et


des étapes du développement d'une compagnie de marionnettistes

780
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

Réciproquement, une compagnie ainsi formée n'est pas


une organisation au sens classique : ses membres, en étant
polyvalents, consacrent généralement à leur appartenance à
la compagnie une partie seulement de leur temps de travail
et sont libres de rechercher à 1' extérieur des engagements
au gré des propositions et des libertés que leur accorde le
rythme d'activité de la compagnie. C'est très exactement
en ce sens que la compagnie théâtrale est fréquemment
une organisation constituée à l'intersection des micro-
organisations que sont ses différents membres multiactifs 8•
Comédiens directeurs de théâtre, metteurs en scène
ou auteurs, musiciens associant à leur travail d'inter-

le montre bien. Emmanuelle Marchal, «Édification d'une entreprise


familiale et artistique. Histoire d'une troupe de marionnettistes»,
Innovation et ressources locales. Cahiers du Centre d'études de
l'emploi, 32, Paris, PUF, 1989, p. 35-69.
8. De ce type d'organisation, il est aisé de discerner les avantages
et les fragilités. Du côté des avantages, la mise en commun des
multiactivités individuelles s'ajoute aux ressources procurées par le
marché des subventions publiques nationales et locales et lui permet,
avec plus de souplesse et d'adaptabilité, d'assurer plus de fonctions
(production de spectacles, activités d'enseignement et d'animation,
prestations de services pour d'autres organisations culturelles) que
ne le pourrait une activité fondée sur une stricte division du travail
entre ses membres. Les fragilités tiennent au fait que la multiactivité
peut aisément dériver vers une dispersion stérilisante de 1'énergie
individuelle que le comédien acceptera moins bien au-delà d'une
phase initiale de démarrage si les contraintes ne se desserrent pas,
et au constat que chaque membre d'une telle organisation demeure
suffisamment autonome pour rompre les liens avec l'organisation à tout
moment, et aller poursuivre sa carrière dans une autre compagnie. La
population des compagnies se renouvelle au demeurant constamment,
par le jeu des créations et des disparitions des petites structures qui
se forment, se dispersent et se recomposent sur les bases de cette
mise en commun des polyvalences individuelles.

781
LE TRAVAIL CRÉATEUR

prète des activités d'enseignement, de composition ou


d'animation d'ensembles, écrivains exerçant le métier de
journaliste ou d'enseignant, etc., les profils de démulti-
plication professionnelle dans les arts sont courants et
varient avec les ressources de diversification qu'offre
chaque monde artistique. De même, les constellations
d'emplois simultanément occupés diffèrent, selon que
1' artiste doit chercher hors du monde artistique des sources
de revenu propres à financer 1' exercice de son métier
de vocation, ou qu'il trouve, par le cumul de plusieurs
positions professionnelles à l'intérieur de son monde
artistique, le moyen d'augmenter son autonomie et sa
capacité d'initiative, d'accroître sa réputation artistique
et sa cote, et d'éprouver le pouvoir hautement forma-
teur d'expériences professionnelles variées. Au fil des
recherches sociologiques menées sur les artistes dans les
années récentes, les figures de la spécialisation et celles
de la polyvalence professionnelle ont été mieux cernées
et mieux comprises. Elles ne constituent pas un banal
chapitre obligé d'une sociographie de la vie d'artiste :
elles révèlent les ressorts du travail artistique, à la fois
parce qu'elles font apparaître 1' artiste comme un être
multiple, engagé dans plusieurs vies et plusieurs jeux
professionnels, et parce qu'elles nous apprennent com-
ment sont ainsi tissés liens et réseaux de collaboration
et d'emploi.
De telles analyses ont l'intérêt de permettre de traiter
de manière conjointe les organisations et les professions
artistiques, notamment lorsque nous avons affaire à des
organisations par projet et à des activités profession-
nelles situées à 1'intersection du salariat et du travail
indépendant.
Le comédien doit recourir à une gamme élargie de
moyens pour conduire sa carrière : la mobilité intersec-

782
LES RELATIONS D'EMPLOI DES COMÉDIENS

torielle, que je n'ai pas étudiée ici 9 , et la polyvalence


des rôles professionnels deviennent des conditions de
réussite dans un tel système d'activité. Comme je l'ai
montré dans le chapitre 5, la sociologie des professions
appliquée aux milieux artistiques n'en dit pas assez quand
elle raisonne en termes de contraintes de subsistance et
qu'elle considère uniquement le second métier et les
boulots alimentaires comme des compléments nécessaires
aux artistes incapables de vivre de leur métier de voca-
tion. Car la variété observée des combinaisons d'activités
n'est pas figée, et ne se réduit pas à une simple relation
d'opposition entre vocation et subsistance.
L'autre face de 1' analyse concerne les organisations.
L'analyse produite ici montre comment 1' artiste peut
lui-même agir comme une micro-organisation, et pour-
quoi les organisations temporaires constituées autour
des projets artistiques se présentent souvent comme des
cristallisations éphémères de micro-organisations.

9. Je renvoie à mon ouvrage La Profession de comédien.


Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi,
Paris, La Documentation française, 1997, et, pour une analyse élargie
à l'ensemble des catégories professionnelles du spectacle (incluant les
techniciens et les cadres artistiques et technico-artistiques), à Remi
Debeauvais et al., Le Spectacle vivant, Paris, La Documentation
française, 1997.
CHAPITRE 12

Économie et politique
de la gravitation culturelle.
Paris et la concentration
de l'offre artistique dans les années 1980

La position hégémonique de Paris dans le système


de production culturelle constitue 1'une des incarnations
les plus fortes de la centralisation française. Comme
pour Londres ou Vienne, cette hégémonie de Paris est
historiquement enracinée dans la superposition des trois
dimensions de domination, politico-administrative, éco-
nomique et intellectuelle. Les travaux historiques qui ont
été consacrés au rayonnement culturel de ces métropoles
permettent de dessiner ce qui semble bien être, par-delà les
particularités des expériences historiques nationales, une
loi d'airain : la concentration des artistes et des intellec-
tuels et celle des publics les plus immédiatement réceptifs
à la production et à l'innovation artistiques attestent, par
leur durable et féconde liaison, que la corrélation entre
1' activité de création culturelle et la taille de la popula-
tion résidente d'une ville n'est pas simplement linéaire.
Pourtant, le développement des politiques culturelles
nationales a aussi imposé progressivement la légitimité
d'un principe opposé : une capitale hégémonique doit
s'efforcer de travailler en quelque sorte à 1' affaiblissement
de sa domination, pour garantir au pays tout entier et à ses
régions un développement plus harmonieux, et, à terme,
facteur d'enrichissement général. Le mouvement est soit
directement volontariste, à travers les divers mécanismes de
décentralisation politico-administrative et de déconcentra-

784
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

tion budgétaire vers les régions et leurs métropoles, soit plus


indirect, lorsque la dissémination des lieux de production,
des équipements, des populations de professionnels, dans
les villes et métropoles régionales, conduit de 1'imitation
du modèle central d'organisation de la vie culturelle à une
situation de développement local autocentré, puis à une
concurrence spatiale entre les pôles d'activité 1• Aux critères
et arguments d'équité sociale et spatiale se mêlent alors
des considérations d'efficacité liant le développement des
marchés artistiques à leur expansion territoriale.
Une troisième dimension de l'hégémonie d'une métro-
pole fait jouer l'une contre l'autre les deux évolutions
évoquées. Le cadre spatial et économique de 1'observation
doit être élargi aux dimensions de l'internationalisation
croissante des marchés et des relations d'échange. Le
processus d'internationalisation de la vie culturelle a
conféré à certaines métropoles une importance décisive
au long de 1'histoire moderne des arts, et s'est amplifié
avec la croissance des industries culturelles de l'image
et du son et des médias de communication et avec la
dématérialisation des flux financiers s'investissant dans
des actifs tels que les œuvres d'art, en concurrence avec
les valeurs mobilières et les biens immobiliers 2 • La
concurrence mondiale entre les grandes villes sur des

1. Paul DiMaggio, « On Metropolitan Dominance », in Martin


Shefter (dir.), Global City : The Economie, Political and Cultural
Influence of New York, New York, Russell Sage Foundation, 1993.
2. Olivier Chanel, Apports de l'économétrie à l'étude des champs
culturels: applications au marché des œuvres d'art et à la demande
télévisuelle, Marseille, EHESS GREQE, thèse de doctorat, multigr.,
1993; Olivier Chanel, Louis-André Gérard-Varet, Victor Ginsburgh,
Anne-Marie De Kerchove, Formation des prix des peintures modernes
et contemporaines et rentabilité des placements sur le marché de
l'art, Marseille, GREQE, miméo, 1990.

785
LE TRAVAIL CRÉATEUR

marchés comme celui des arts plastiques3 et celui des


industries culturelles4 , ou dans le secteur des industries
du divertissement liées à la production cinématographique
et audiovisuelle 5 , favorise la reconcentration urbaine des
créateurs et des opérateurs.
Une capitale comme Paris apparaît alors comme l'un
des nœuds d'un maillage mondial de «villes globales»,
comme on a pu les appeler6 , dont le réseau structure la
circulation des flux financiers, les transferts d'informa-
tion et le commerce des innovations, non moins que la
mobilité des acteurs de ces sphères hautement internatio-
nalisées d'activité et les flux touristiques. Le processus
de globalisation s'est étendu à la sphère culturelle de
plusieurs façons. Dans les arts savants et dans l'industrie
de la mode, les innovations, les goûts et les réputations
se diffusent très rapidement dans les grandes métropoles
culturelles, et une élite très largement cosmopolite de
créateurs et d'entrepreneurs dispose, à Paris, Londres,

3. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, Paris,


Flammarion, 1992.
4. Paul Hirsch, « Globalization of Mass Media Ownership »,
Communication Research, 1992, 19(6), p. 677-681.
5. Asu Aksoy, Kevin Robins, «Hollywood for the 21st century :
global competition for critical mass in image markets », Cambridge
Journal of Economies, 1992, 16, p. 1-22; Allen Scott, The Cultural
Economy of Cities, Londres, Sage, 2000; id., On Hollywood: the
Place, the Industry, Princeton, Princeton University Press, 2005.
6. Susan Fainstein, The City Builders : Urban Redevelopment in
London and New York, Oxford, Blackwell, 1993; John Mollenkopf,
«On Urban Key Nodes in the Global System», présentation au col-
loque du SSRC, New York, mars 1993 ; Saskia Sassen, The Global
City: New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press,
1991 ; Martin Shefter (dir.), Capital of the American Century : The
National and International Influence of New York City, New York,
Russell Sage Foundation, 1993.

786
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Milan, New York, Los Angeles, Tokyo, Berlin, Franc-


fort, d'une information très complète sur l'activité des
mondes de l'art. La globalisation se mesure d'autre part
à la distribution mondiale immédiate de biens culturels
reproductibles par une variété croissante de canaux et de
supports électroniques. Enfin, la globalisation s'exprime
dans la formation d' « ethnoscapes », selon l'expression
d' Arjun Appadurae, qui désigne le décor urbain perpé-
tuellement mouvant dont les personnages sont, outre les
résidents, une proportion élevée de touristes, d'immigrants,
d'exilés, de travailleurs étrangers porteurs de cultures dif-
férentes. Les villes globales constituent dès lors les sites
écologiques de la pluralité culturelle entendue dans ces
diverses dimensions, tant en raison de la masse critique
d'institutions et d'acteurs culturels (artistes, producteurs,
distributeurs, médiateurs et professionnels des mondes de
l'art) que de la concentration géographique des populations
(groupes sociaux, minorités ethniques, flux de visiteurs).
Le poids de ces facteurs qui agissent en des sens
partiellement contraires peut être étudié à travers les
données des enquêtes quantitatives sur la production, la
consommation et le financement culturels.

L'hégémonie parisienne a-t-elle été renforcée


ou affaiblie par le développement de 1' action
culturelle publique?

Deux enquêtes sur les loisirs des Français, réalisées en


1967 et en 1988 par 1'Insee, peuvent constituer un utile
point de départ. Examinons l'évolution d'ensemble d'un
certain nombre des pratiques culturelles mesurées dans

7. Arjun Appadurai, « Disjuncture and Difference in the Global


Culture Economy », Theory, Culture and Society, 1990, 7, p. 295-31 O.

787
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des termes semblables dans les deux enquêtes, avant de


rapporter les résultats aux changements de 1'offre et des
caractéristiques de la population, et de comparer 1' évo-
lution des comportements des Parisiens et des diverses
catégories de populations urbaines.
Les données rassemblées dans le tableau 1 révèlent,
pour 1' ensemble de la population métropolitaine, des
évolutions contrastées des taux de pratiques qui ont
été interprétées globalement comme le produit de la
concurrence exercée par la télévision, dont 1' écoute a
massivement progressé et s'est beaucoup intensifiée en
vingt ans 8 • Les sorties au spectacle (théâtre, concert)
ont stagné ou régressé, alors même que les individus
déclarent en plus grand nombre sortir le soir. Les pro-
grès les plus notables concernent la fréquentation du
patrimoine culturel et monumental (visites des musées
et des monuments et châteaux). Les seuils d'intensité
choisis pour qualifier les pratiques et dénombrer les pra-
tiquants peuvent masquer des évolutions contraires aux
tendances observables : c'est le cas pour le cinéma, dont
la pratique est un peu plus répandue dans la population,
mais de bien moindre intensité que dans les années 1960,
puisque le volume des entrées a chuté de 210 millions
de spectateurs à 13 5 millions sur les vingt ans considé-
rés. La fréquentation du théâtre a non seulement perdu
en extension sociale mais aussi en intensité. En sens
inverse, si la proportion des non-lecteurs (qui déclarent
ne jamais lire de livre) a reculé de 40 % à 33 %, celle
des lecteurs réguliers a également reculé.
Ces évolutions doivent être rapportées aux change-
ments de l'offre culturelle et des caractéristiques de la
demande potentielle. Dans la période étudiée, 1' offre

8. Olivier Choquet, «Vingt ans de développement des loisirs»,


in Données sociales, Paris, Insee, 1990, p. 213-216.

788
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

culturelle s'est considérablement élargie, tant en raison


du dynamisme des industries culturelles productrices des
biens reproductibles (livre, disque, film, produits audio-
visuels) que de l'essor de l'action culturelle publique. La
croissance des dépenses culturelles publiques de 1'État et
des différentes collectivités territoriales (régions, dépar-
tements, communes) s'est progressivement accélérée à
partir du milieu des années 1970. Le tableau 2 présente
la structure des dépenses culturelles engagées par les
différentes catégories de collectivités publiques en 1987.

Tableau 1. L'évolution de certaines pratiques


de loisirs culturels de 1967 à 1988 (base 100 en 1967)

~~- Agglomératiojî ~~~ Wè Easemblè


f.lftslêS.iiÛÛÛi ~- lê:t:tOO'M deD'.OOOà dela.. ·.
p~t llab. tooooo hab~ M~ou
J'etlq·~ .. .

Cinéma au moins
116,3* 85,3 110 106,2
une fois par mois

Théâtre
professionnel
86,9 70,5 81,4 85,6
depuis moins
d'un an

Concert classique,
opéra depuis nr nr nr 101
moins d'un an

Musées depuis
136 166 165 183
moins d'un an

Châteaux,
monuments
116,7 114,9 131 133,9
depuis moins
d'un an

789
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Sortie le soir
au moins une fois 164,4 146 161 157,6
par mois

Lecture d'au
moins un livre 84,8 86,1 94,8 96,9
par mois

Écoute
de la télévision
157 143,6 144,3 161
tous les jours
ou presque

* Le tableau se lit ainsi : si la proportion de Français de 15 ans et plus rési-


dant dans 1'agglomération parisienne et ayant déclaré en 1967 aller au moins
une fois par mois au cinéma (27,6 %) est prise pour référence et détermine
la base 100, la proportion de Français ayant déclaré cette pratique en 1988
(32,1 %) a progressé jusqu 'à un indice 116,3- soit (32,1 ro/27,6 %) x 100.
Champ: individus de 14 ans et plus.
Source :Françoise Dumontier, Hélène Valdelièvre, Les Pratiques de loisir
vingt après: 196711987-1988, Paris, Insee, 1989.

C'est la vive hausse des dépenses de 1'État à partir de


la fin des années 1970 qui a eu un fort effet d'entraîne-
ment sur les investissements des collectivités locales :
les dépenses des communes de plus de 10 000 habitants
et celles du ministère de la Culture, qui, à chacun des
deux pôles, apportent la plus forte contribution, ont
évolué de la même manière entre 1978 et 1987, pro-
gressant respectivement de 84 % et de 92 %, en termes
réels, déflatés 9 • Au total, la part de 1'État a diminué
progressivement, pour ne plus représenter, en 1987,
que 38,7 %de l'ensemble des dépenses culturelles des
collectivités publiques. Remarquons cependant, sans

9. Janine Cardona, Chantal Lacroix, Chiffres clés. Annuaire stati-


stique de la culture, Paris, La Documentation française, 1991 ; Catherine
Lephay-Merlin, Les Dépenses culturelles des communes. Analyse et
évolution 1978-1987, Paris, La Documentation française, 1991.

790
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

pouvoir détailler ici les mécanismes par lesquels l'État


a exercé son influence sur les collectivités locales,
que de multiples procédures de cofinancement ont été
inventées qui lient 1'action de 1'administration culturelle
parisienne aux initiatives locales ; à travers ces formes
de partenariat, 1'État a en quelque sorte réalisé une
décentralisation sous influence, en persuadant souvent
les décideurs locaux d'adopter les critères de choix de
1' administration culturelle parisienne 10 •

Tableau 2. Les dépenses culturelles


des différentes collectivités publiques en 1987

Mo•(llnt des dépeuesl987 ·•····•Poureen•


1

·• ··.
(en nûllianls de !ranes) ••.
1

État 15,5 38,7


Dont
Ministère de la Culture 9 22,5
Autres ministères 6,5 16,2

Collectivités locales 24,5 61,3


Dont
Régions 0,8 2
Départements 2,7 6,8
Communes 21 52,5

Ensemble des collectivités


40 100
pubUques

Source : « Évolution des dépenses culturelles des communes », in


Développement culturel, 85, Ministère de la culture, mai 1990.

1O. Sur ce point, voir en particulier les travaux de Erhard Friedberg


et Philippe Urfalino, « La décentralisation culturelle au service de la
culture nationale», in Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l'art, Paris,
La Documentation française, 1986 ; Philippe Urfalino, « La municipa-
lisation de la culture >>, in François Chazel (dir. ), Pratiques culturelles
et politiques de la culture, Bordeaux, Éditions de la MSH, 1987.

791
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Du côté des caractéristiques de la demande, le niveau


d'études de la population, qui constitue le déterminant
principal de la consommation culturelle, s'est nettement
élevé en vingt ans : entre 1967 et 1988, la proportion
de titulaires du baccalauréat dans la population française
et celle des étudiants dans 1' enseignement supérieur ont
doublé, la part des diplômés de 1' enseignement supérieur
a augmenté de 46 %.
Ensemble, ces deux évolutions auraient dû agir sur
la diffusion des pratiques culturelles : or on observe en
moyenne une stabilité ou une diminution limitée des
pratiques - à 1' exception de la visite des musées -, ce
qui veut dire, notamment, qu'à diplôme constant, la
fréquentation des théâtres et des concerts et la lecture de
livres ont nettement reculé, 1'élévation globale du niveau
scolaire de la population masquant cette baisse pure.
Bien que la relation de causalité entre la baisse ou la
stagnation des loisirs cultivés (spectacles, lecture) et le
succès de la télévision et des médias et supports d'image
(vidéo, jeux, cinéma) soit discutée 11 , il est incontestable
que l'allocation du temps de loisir, aujourd'hui modelée
plus directement par une exigence de rapidité et de ver-
satilité dans le divertissement 12 , connaît les contraintes de
1' accélération du rythme de consommation décrites par
Staffan Linder 13 (voir chapitre 3). En tout état de cause,
le schéma de la démocratisation culturelle, qui définit

11. Françoise Dumontier, François de Singly, Claude Thélot, « La


lecture moins attractive qu'il y a vingt ans», Économie et Statistique,
1990, 233, p. 63-80.
12. Frédérique Patureau, Les Pratiques culturelles des jeunes,
Paris, La Documentation française, 1992 ; François de Singly, Les
Jeunes et la Lecture, Paris, Ministère de l'Éducation nationale, 1993.
13. Staffan Linder, The Harried Leisure Class, New York,
Columbia University Press, 1970.

792
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

la production artistique comme une offre destinée à une


audience socialement toujours plus étendue et qui tient le
soutien public pour simultanément garant de 1'existence et
de la qualité de cette offre et de sa destination publique
la plus vaste, vit son horizon se rétrécir et sa légitimité
se limiter au principe de résistance que j'examine au cha-
pitre 13 et que l'on peut formuler ainsi : qu'arriverait-il
si les mécanismes responsables de la dévalorisation de la
culture savante jouaient sans retenue et si la collectivité
publique ne limitait pas 1'action négative qu'exerce la
concurrence des industries du divertissement sur la viabilité
économique de 1' offre et sur les préférences du public ?
Les pratiques de loisirs culturels ont-elles évolué dif-
féremment à Paris et dans les régions ? Les données
figurant dans le tableau 1 montraient que le compor-
tement des Parisiens freine le déclin des pratiques les
plus cultivées (spectacles) et/ou les plus touchées par la
concurrence de la télévision (cinéma) et que les résidents
des métropoles régionales et ceux des villes de moins
de 100 000 habitants contribuent le plus à la hausse
de fréquentation du patrimoine. D'où la structure des
inégalités de fréquentation qui, à vingt ans d'intervalle,
séparent les diverses catégories de population urbaine
(tableau 3) : les écarts se creusent pour les secteurs
en déclin (la culture de sortie), se comblent pour la
consommation patrimoniale qui progresse globalement,
varient assez faiblement pour la lecture (la stagnation
est répartie de manière assez homogène 14).

14. La mesure ici présentée des inégalités se fonde sur un seuil


minimal de fréquence des pratiques. Les inégalités sont beaucoup plus
fortes à mesure qu'on s'élève dans l'échelle d'intensité des pratiques :
ainsi pour la fréquentation des musées, si le rapport Paris (stricto sensu)/
métropoles régionales est en 1988 de 1,72 au seuil d'une visite annuelle
au moins, il passe à 3,9 pour un rythme annuel de trois visites ou plus.

793
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 3. L'évolution des inégalités géographiques


dans la pratique de certains loisirs culturels

~- llj
' .
...,·
.··'.' ........ ..·... · .

< ,.,,,,,,
•.••••,.. <.··'''· ,,,,. ,,.
< .
·.:.,.,... ,.. .. '· .,,,.,
•··
Cinéma au moins
1,15* 1,57 1,53 1,62
une fois par mois

Théâtre
professionnel
1,6 1,97 1,87 1,99
au moins une fois
par an

Musées depuis
1,63 1,33 1,86 1,53
moins d'un an

Châteaux,
monuments
1,36 1,38 1,53 1,37
depuis moins
d'un an

Sortie le soir au
moins une fois 0,99 1,12 1,21 1,23
par mois

Lecture d'au
moins 1,18 1,16 1,40 1,26
un livre par mois

* Chaque valeur figurant dans ce tableau donne le rapport entre taux de


pratique des résidents de l'agglomération parisienne et taux de pratique des
habitants des deux groupes de villes de la France métropolitaine. Ainsi, si
en 1967, un rythme de fréquentation mensuelle des cinémas était déclaré
respectivement par 27,6% de Parisiens et 23,9% d'habitants des villes de
plus de 100 000 habitants, le rapport est de 27,6%/23,9% = 1,15.
Champ : individus de 14 ans et plus.
Source :Françoise Dumontier, Hélène Valdelièvre, Les Pratiques de loisir
vingt après, op. cit.

794
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Peut-on évaluer le rendement des investissements


publics dans la culture? Telle qu'elle est mesurée (en
taux de pénétration selon les caractéristiques sociodémo-
graphiques de la population), 1'évolution de la probabilité
de consommation culturelle des Français est fortement
contrastée pour les deux principaux secteurs bénéficiaires
des crédits culturels publics nationaux et locaux : elle
a diminué en moyenne et elle est devenue plus inégale
encore, socialement et géographiquement, pour le secteur
des spectacles, alors qu'à l'inverse, la corrélation entre
démocratisation et décentralisation culturelles est positive
dans le secteur symboliquement le plus stable de 1' offre
culturelle, le patrimoine muséal et monumental, qui est
aussi le plus dispersé par son implantation géographique,
par son contenu, et par les motifs de sa fréquentation,
puisqu'y coexistent les profils de sortie culturelle, de
visite touristique, de pratique religieuse, de célébration
historique et mémoriale.
Ces évolutions, dès lors qu'elles sont mises en regard
des transformations structurelles de 1' offre culturelle et
des caractéristiques sociodémographiques de la demande,
constituent les signaux d'un relatif « épuisement de cré-
dit» du principe de démocratisation culturelle, tel qu'il
a été défini dans la phase de croissance de 1'intervention
publique 15 •

Paris, creuset de l'essor culturel

Pour rendre compte de la fonction de Paris dans


1'ensemble culturel français, il convient, comme le permet
l'enquête plus complète de l'Insee de 1988, de préciser la

15. Philippe Urfalino, «Les politiques culturelles: mécénat caché


et académies invisibles», L'Année sociologique, 1989,39, p. 81-109.

795
LE TRAVAIL CRÉATEUR

mesure de la consommation culturelle en segmentant plus


finement la catégorie de résidence, de manière à isoler
les Parisiens du reste de 1' agglomération parisienne et à
relier les comportements spécifiques de consommation
des Parisiens à 1'exceptionnelle concentration de 1' offre
culturelle dans Paris même.
À la lecture des données extraites de l'enquête de l'Insee
de 1988 (tableaux 4 et 5), trois constats s'imposent :
- la forte corrélation entre la probabilité des sorties
culturelles et le lieu de résidence crée des dénivellations
marquées entre Paris, 1' agglomération parisienne, les
métropoles régionales et les villes de 20 000 à 100 000
habitants, et ce pour tous les types de loisirs culturels
étudiés (tableau 4). À l'inverse, les écarts sont beaucoup
plus faibles pour les taux d'équipement et d'utilisation
des biens audiovisuels (tableau 5). Ils s'inversent même
dans le cas de la télévision, que les Parisiens sont moins
nombreux à posséder et à regarder que tous les autres
Français;

Tableau 4. La fréquentation des spectacles


et les sorties culturelles selon le lieu de résidence

Cinéma
> 3 fois/mois 16,1 %* 7,3% 6,2% 4,3% 3,1% 3,9%
1-3 fois/mois 29,5% 21,7% 21% 16,3% 16,8% 15,1%

Théâtre
professionnel
> 1 fois/an
44,3% 20,3% 15,4% 10,8% 10% 10,6%
1 fois/an ou
17,1% 28,1% 25,5% 17% 17,1% 16,2%
moins

796
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Concerts
classiques,
opéra
> 1 fois/an 16,7% 6,1% 6% 6,6% 5% 5,1%
1 fois/an ou 16,5% 11,6% 10,1% 8,8% 7,5% 7,4%
moins

Concerts rock,
jazz
> 1 fois/an 15,7% 8,9% 8,7% 7,2% 5,9% 5,9%
1 fois/an ou 13,9% 13,6% 11,9% 9,6% 8,4% 8,5%
moins

Spectacles de
music-hall, de
variétés
> 1 fois/an 26% 25% 21,6% 16,1% 18,7% 15,9%
1 fois/an ou 13,2% 14,8% 10,5% 9,8% 8% 9,3%
moins

Musées
> 3 fois/an 30,4% 12,4% 11,4% 7,7% 5,7% 7%
2 à 3 fois/an 18,1% 13,5% 10,8% 9,9% 9,1% 9,2%

Expositions
artistiques
temporaires
> 3 fois/an 21,3% 6,6% 4,1% 6,9% 5,6% 5,5%
2 à 3 fois/an 17,3% 9,6% 9,7% 8,2% 8,1% 7,6%

Châteaux,
monuments
> 3 fois/an 18,8% 12,6% 13,7% 9,3% 8,3% 8,7%
2 à 3 fois/an 20,3% 18,1% 17,7% 10,6% 11,6% 11,5%

*Le tableau se lit ainsi : sur 100 personnes résidant à Paris, 16,1 déclaraient
en 1988 aller au cinéma plus de trois fois par mois en moyenne dans l'année
écoulée.
Champ : individus de 14 ans et plus.
Source : enquête Loisirs des Français de 1'Insee ( 1988).

797
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 5. L'équipement des ménages et l'utilisation des biens


produits par les industries culturelles selon le lieu de résidence

-~~~
~D '~
•. • i

....
1
Possession
85,8 %* 94,7 % 94,8% 93% 94,8% 93,8%
d'une télévision

Possession
51,2% 51,8 % 55,3% 44,9% 42,8% 40,8%
d'une chaîne hi-fi

Posses sion
12,4% 8,5% 8,1% 5,6% 3,9% 5,1%
d'un lecteur CD

Possession de
livres
-plus de
33,1% 25,6 % 25,2% 14,5% 12,8% 15,2%
25 0 livres
32% 38,6 % 38% 35,3% 38,1% 34,1%
-de 51 à
25 0 livres

Écoute de la
télé vision tous
75,5% 85,4 % 83,8% 81,4% 82% 82,7%
les jours ou
presque

Écoute de
musi que
> 1 heure/jour 9,6% 9,9% 9,2% 7,9% 9,5% 7,4%
lhlsemaine à 47,9% 45,1 % 46,1% 40% 40,4% 36,4%
1 h/j.

Leeture de livres
>2 livres/mois
26,5% 18,5 % 16,1% 15% 14,2% 13,9%
1 à 21ivres/
25,2% 17,5% 23,8% 20,5% 18,7% 17,5%
mois

* Le principe de lecture des pourcentages est le même que dans le tableau 4.


Champ : individus de 14 ans et plus.
Source: enquête Loisirs des Français de l'Insee (1988).

798
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

- la pente des inégalités qui séparent Paris des autres


catégories de communes est d'autant plus forte que l'inten-
sité déclarée de la pratique est plus élevée : les Parisiens
sont non seulement plus nombreux à fréquenter les spec-
tacles mais aussi beaucoup plus nombreux à les fréquenter
souvent, tout comme ils achètent et lisent davantage de
livres. D'où le poids plus considérable de la consomma-
tion culturelle parisienne, dans les flux de fréquentation et
d'achat. Les théâtres parisiens captaient environ la moitié
du public du théâtre de la France entière 16 • Les éditeurs et
distributeurs de livres obtenaient la moitié de leur chiffre
d'affaires en France avec les librairies et les points de vente
de l'agglomération parisienne 17 • Dans le marché du film,
pour une offre représentant quelque 8 % du volume total
de fauteuils et de salles en France, les cinémas parisiens
ont drainé, en 1991, quelque 23 % de la fréquentation
totale du cinéma et procuré 25 % des recettes d'entrée
( CNC info, mai 1992). Ces dernières données sur le livre
et le cinéma sont d'autant plus remarquables qu'il s'agit de
biens culturels reproductibles et donc, par définition, can-
didats à 1'ubiquité, à la différence des spectacles vivants ;
- les écarts entre Paris et les autres catégories d'agglomé-
ration sont hiérarchisés selon les caractéristiques de 1' offre :
la pratique des loisirs culturels savants (concerts classiques,
opéra, théâtre, expositions artistiques), dont on sait combien
elle varie avec le niveau d'instruction et la position socio-
économique qui lui est liée, distingue les consommateurs
parisiens des autres catégories de résidents davantage que
la fréquentation des spectacles de musique de variété ou la
visite des châteaux et monuments. De même, 1' équipement

16. Robert Abirached, Le Théâtre et le Prince, 1981-1991, Paris,


Plon, 1992.
17. Jean-Marie Bouvaist, Jean-Guy Boin, Les Jeunes éditeurs,
Paris, La Documentation française, 1986.

799
LE TRAVAIL CRÉATEUR

des foyers en biens culturels, quoique globalement plus


homogène, isole d'autant plus nettement les habitants de
1'agglomération parisienne que le bien est d'invention récente
et suit le cycle bien connu de la diffusion de l'innovation
en cascade (cas du lecteur de disques compacts) ou qu'il
sollicite des dispositions directement corrélées avec le niveau
d'instruction (cas de la possession de livres).
Ces écarts s'expliquent tout à la fois par des effets de
structure et par l'effet d'entraînement de l'offre. Les effets
de structure expriment la concentration dans la capitale et
dans la région parisienne d'une population en moyenne
plus diplômée, plus fortunée et où les catégories sociales
fortement consommatrices de biens et services culturels
sont surreprésentées, comme le montrent les données sur les
caractéristiques comparées des résidents de France métro-
politaine et d'Île-de-France, rassemblées dans le tableau 6.

Tableau 6. Les caractéristiques socioéconomiques


distinctives des habitants de l'agglomération parisienne

llj
ou supérieur au bac (1990)

Proportion de titulaires d'un diplôme égal
19,2% 27,8%

Proportion d'individus ayant accompli plus


4,9% 9,5%
de deux années d'études supérieures (1990)

Proportion de ménages dont la personne


9,4% 17,8%
de référence est cadre supérieur en 1990

Proportion de cadres supérieurs


11,7% 20,1%
parmi les actifs occupés en 1990

Écart à la moyenne des salaires des cadres


supérieurs en 1991 (indice 100 =moyenne
210 232
des salaires des actifs dans l'ensemble de la
métropole)

800
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Revenu par habitant en 1988 69 000 F 84 200 F

Dépense annuelle de consommation


153 900 F 192 500 F
par ménage en 1989

Impôt sur le revenu en 1991, par foyer


19 539 F 27 743 F
fiscal imposé (en francs)

Impôt sur la fortune par habitant en 1991


80 F 278 F
(en francs)

Source : données extraites de La France et ses régions, Paris, Insee, 1993.

La structure de la population parisienne a par ailleurs


ceci de particulier qu'elle concentre les segments qui sont
les cibles directes de 1'offre culturelle savante soutenue
par des financements publics : professions intellectuelles
et scientifiques, professeurs, professions artistiques et para-
artistiques, cadres supérieurs du secteur public, étudiants,
toutes catégories qui ont une demande plus forte, plus
diversifiée et plus encline à la prise de risque en matière
culturelle, notamment à travers 1' intérêt porté à la création
contemporaine et la réceptivité à l'égard de l'innovation 18 •
La structure du budget des ménages parisiens s'écarte
de la moyenne, puisqu'à la fin des années 1980, les
dépenses pour la culture représentent 4,6 % de leur
budget total, contre 3,4 % pour la moyenne des Fran-
çais 19 • S'appliquant à des revenus et à des dépenses de
consommation de plus de 20 % supérieures à la moyenne
métropolitaine, cet écart explique que les dépenses cultu-
relles des Parisiens puissent être supérieures de 50 %

18. Pierre-Michel Menger, «L'oreille spéculative. Consommation


et perception de la musique contemporaine», Revue française de
sociologie, 1986, 27(3), p. 445-479.
19. Olivier Donnat, Les Dépenses culturelles des ménages, Paris,
La Documentation française, 1989.

801
LE TRAVAIL CRÉATEUR

à la moyenne 20 • Les différences composées de pouvoir


d'achat et de position sociale des Parisiens n'expliquent
cependant pas tout. Le contrôle du facteur de la position
sociale, qui conduit à comparer des individus de catégories
socioprofessionnelles identiques résidant respectivement
dans 1' agglomération parisienne et dans les régions, fait
apparaître les différences de comportement liées à l'envi-
ronnement. L'enquête sur Les Pratiques culturelles des
Français de 1988-1989 montrait que « selon les caté-
gories, les écarts de probabilités d'accès à la culture de
sorties21 [entre Parisiens et provinciaux] s'échelonnent
entre 21 points (les cadres) et 28 points (les employés et
les ouvriers22) ». L'effet d'offre est évident : la quantité,
la variété, la disponibilité et la vitesse de renouvellement
de 1'offre culturelle, dans tout ce qui n'est pas transmis
par support audiovisuel, ont une valeur incitative directe,
de même que la qualité et la vitesse de circulation de
l'information culturelle diffusée par les médias ou trans-
mise par les réseaux de sociabilité interindividuels. Ces
traits déterminent largement le caractère exceptionnel de
la consommation culturelle dans la capitale.
Ce qui conduit à décrire le public non plus seulement en

20. Ibid.
21. Cette enquête du ministère de la Culture a isolé les individus
participant d'une« culture de sorties», c'est-à-dire ceux des enquêtés
qui déclaraient au moins l'une des pratiques suivantes : avoir visité
dix fois ou plus l'un des lieux suivants -musée, exposition, galerie
d'art, monument historique-, être allés cinq fois ou plus à un concert,
à un spectacle d'opéra, au théâtre ou à un spectacle de danse, avoir
mangé au restaurant au moins une fois par semaine, être allé au cinéma
au moins deux fois par mois, être allés à des concerts de rock trois
fois ou plus, lire régulièrement Le Monde, Libération, ou Le Figaro.
22. Olivier Donnat, Denis Cogneau, Les pratiques culturelles
des Français, 1973-1989, Paris, La Découverte/La Documentation
française, 1990, p. 217.

802
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

termes de probabilités de consommation, selon l'intensité


des corrélations avec les caractéristiques sociodémogra-
phiques dont sont porteurs les individus, mais encore par
les rôles multiples que tiennent les membres des cercles
les plus rapprochés des producteurs, rôles de soutien, de
valorisation, de mobilisation de réseaux d'interconnais-
sance, d'évaluation première du travail proposé.

La concentration géographique
de l'offre culturelle

L'implantation majoritaire des artistes et des entreprises


de production culturelle dans la capitale est une caracté-
ristique ancienne du système français d'organisation de la
vie artistique. La tradition multiséculaire de centralisation
économique et administrative a établi et enraciné dans
1'agglomération parisienne, et même essentiellement dans
les murs de Paris, la plupart des institutions majeures de
formation, de production, de diffusion et de conservation
artistiques et des activités de conception et de réalisation
des produits de 1' industrie culturelle (cinéma, télévision,
édition, production phonographique), et une forte majorité
des diverses catégories de professionnels des mondes de l'art.
Pour qui voudrait quitter le registre de l'analyse glo-
bale, mi-savante, mi-intuitive, quant à la continuité his-
torique de l'hégémonie parisienne dans la sphère de la
production culturelle, il serait sans doute techniquement
difficile de construire un indice robuste de concentration
de la vie culturelle française dans la capitale, pour une
assez longue période historique. Mais pour la période
examinée, des études sectorielles fournissent une assez
bonne approximation de la concentration des entreprises
et des ressources humaines directement impliquées dans
les principaux secteurs de la production artistique.

803
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les diverses enquêtes sociologiques menées depuis le


début des années 1980 sur les populations de créateurs
contemporains vivant en France (écrivains, compositeurs,
artistes plasticiens, auteurs et réalisateurs de cinéma,
photographes d'art23 ) ont montré qu'environ 40 %à 45 %
d'entre eux sont nés à Paris ou dans la région parisienne
(contre 12 %de la population française dans son ensemble
selon le recensement de 1982), ce pourcentage s'élevant
à 50 % et plus si 1' on ne retient que les créateurs nés
en France. Les indications sur la résidence des créateurs
sont plus franches et plus significatives encore : selon
le recensement de 1990, Paris et sa région attirent en
moyenne de 70 % à 80% d'entre eux (dont plus des
deux tiers vivent à Paris même), alors que 19,8 %de la
population active vit en région parisienne, dont 3,8 % à
Paris. Parmi les quelque 6 000 créateurs ayant le statut
d'auteurs (écrivains, auteurs dramatiques, auteurs compo-
siteurs de musique, réalisateurs de cinéma, illustrateurs,
photographes) et suffisamment professionnalisés pour
bénéficier du régime spécifique de protection sociale qui
leur est ouvert, 7 5,5 % résident dans 1' agglomération
parisienne, et 51 % à Paris même, selon les statistiques
de 1' organisme gestionnaire de la sécurité sociale des
auteurs, à la fin des années 1980.
Les données sur les entreprises de production et de
diffusion liées à ces secteurs de la création sont tout
aussi franches : 529 des 848 galeries d'art cotisant à la
Mai~on des Artistes en 1988 étaient implantées dans Paris

23. Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du musicien, Paris,


Flammarion, 1983 ; Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron,
Dominique Pasquier, Fernando Porto-Vazquez, Les Artistes, Paris,
La Documentation française, 1985 ; Michèle Vessilier, Le Métier
d'auteur, Paris, Dunod, 1983; id.,« La démographie des créateurs»,
Population, 1989, 2, p. 291-310.

804
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

infra muros ; 1' effervescence du marché de 1'art, dans les


deux années suivantes, a favorisé la multiplication des
galeries nouvelles, mais sans guère affaiblir la suprématie
parisienne, puisque sur les 1 077 galeries recensées en
1990, 625 étaient parisiennes24 • Plus significatives que
des données sur la population d'entreprises, qui ne disent
rien du poids économique de celles-ci, sont les statistiques
de la branche éditoriale au milieu des années 1980 :

« La concentration parisienne de 1'édition peut être rap-


pelée en quelques chiffres : plus de 85 % des titres nou-
veaux sont édités à Paris, les éditeurs parisiens réalisent
plus de 95 % du chiffre d'affaires de l'édition française;
les sociétés de diffusion et de distribution appartiennent
à des éditeurs français et se sont installées en banlieue
parisienne au début des années 1970 ; les grands groupes
d'édition parisiens ont racheté ou contrôlent la quasi-totalité
des grossistes régionaux. [ ... ]
Dans ce lieu de rencontre économie-culture que constitue
1' édition, la prépondérance de la capitale demeure donc
écrasante et la concentration des groupes d'édition indus-
trielle est complétée par la concentration et l'impérialisme
des réseaux de distribution et de consécration. La croissance
s'est arrêtée, sans que pour autant les grandes entreprises
favorisent l'essaimage en province de petites filiales. L'idée
d'une plus grande proximité entre la production et les mar-
chés de la consommation a été réduite au développement de
centres régionaux de distribution, 1' essentiel de la production
restant conçu à Paris et promu depuis Paris25 • »

24. Voir Raymonde Moulin, L 'Artiste, 1'institution et le marché,


op. cit., et Bernard Rouget, Dominique Sagot-Duvauroux, Sylvie
Pflieger, Le Marché de l'art contemporain en France, Paris, La
Documentation française, 1991.
25. Jean-Marie Bouvaist, Jean-Guy Boin, Les Jeunes éditeurs,
op. cit., p. 165-166.

805
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Les artistes interprètes du spectacle (comédiens, musi-


ciens, danseurs, chanteurs), qui fournissent les plus gros
effectifs de la population des artistes professionnels,
étaient concentrés sur Paris et sa région dans des propor-
tions comparables : on y trouve ainsi près de 70 % des
artistes et techniciens du spectacle et de 1' audiovisuel,
selon les statistiques du recensement de 1982. Cette
valeur est confirmée par les enquêtes monographiques
disponibles sur les divers segments de la population des
artistes interprètes, puisque les proportions oscillent entre
60 % et plus de 80 % selon les métiers. Ainsi, selon
une étude de l'Unedic de 1989, 57 % des intermittents
du spectacle (artistes, cadres, techniciens et ouvriers)
bénéficiaires du régime d'assurance chômage propre
au cinéma et au spectacle en 1988 étaient domiciliés
à Paris même, et 16 % dans la région parisienne. Le
bénéfice des allocations de chômage étant, dans les
métiers du cinéma et du spectacle, un indice majeur de
professionnalité, les chiffres cités donnent une bonne
approximation du degré de concentration spatiale des
professionnels de ces secteurs.
Dans la mesure où les entreprises du spectacle vivant et de
l'audiovisuel emploient très majoritairement à des personnels
artistiques et technico-artistiques, leur taux de concentration
se déduit de celui des populations d'artistes et de cadres et
techniciens du secteur. C'est ainsi que dans la production
théâtrale, qui constitue pourtant l'exemple de référence d'une
politique volontariste de décentralisation menée par 1'État
dès l'après-guerre, la prolifération des compagnies théâtrales
n'a guère entamé 1'hégémonie parisienne, puisqu'au début
des années 1990, la moitié des 1 200 compagnies qui se
déclaraient professionnelles exerçaient à Paris (39 %) et
en Île-de-France (12 %26). Exprimée en volume de travail

26. Robert Abirached, Le Théâtre et le Prince, op. cit.

806
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

rémunéré offert, l'activité des entreprises du spectacle et


de l'audiovisuel de Paris et d'Île-de-France représentait, en
1991, 79 % du total du travail rémunéré alloué aux artistes
et travailleurs de la branche - 95 % pour 1'audiovisuel,
57 % pour le spectacle vivant - selon les données de la
Caisse des congés spectacles.

L'évolution de la concentration des artistes

La domination parisienne apparaît tout à la fois évidente


et banale, à travers de telles indications statistiques. Les
taux de concentration spatiale des artistes et des firmes
mentionnés, si précise soit leur mesure, incitent d'autant
plus aisément à une vision statique - et par là même
analytiquement dépourvue d'intérêt sinon de crédibilité-
qu'ils résultent d'enquêtes sectorielles ou de données
administratives prélevées dans des conditions et à des
dates différentes au long de la décennie étudiée. Il est
commode de postuler une stabilité temporelle des faits
morphologiques et de tenir pour marginales des variations,
faute de disposer de séries temporelles homogènes pour
chacune des populations et activités examinées.
Il est vrai que la connaissance quantitative des profes-
sions artistiques et de 1' offre culturelle est plus complexe
et plus imparfaite que la mesure de la consommation
culturelle déclarée par sondage auprès d'un échantillon
représentatif de personnes27 • Nous disposons cependant

27. Voir Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron, Pascaline


Costa, Danièle Hanet, Les Recensements et les enquêtes sur les
artistes plasticiens : comparaisons méthodologiques et effets sur les
politiques culturelles, Paris, Service des études et de la recherche
du ministère de la Culture et Centre de sociologie des arts, 1986 ;
Dominique Pasquier, «L'image statistique de l'artiste>>, in Xavier

807
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'une source robuste de mesure statistique périodique


depuis la refonte de la nomenclature des catégories
socioprofessionnelles de 1'Insee mise en œuvre en 1982,
avec la série des enquêtes sur l'emploi de l'Insee. Assu-
rément moins précises sur les différentes professions
que les travaux monographiques, elles ont 1' avantage de
mesurer 1' évolution des effectifs et de leur distribution
spatiale selon une définition homogène des activités.
De ces enquêtes ont été extraites, et exploitées dans le
tableau 7, les données relatives à la catégorie « professions
de 1' information, des arts et du spectacle » (catégorie
insécable dans l'exploitation première des données dif-
fusée par 1' Insee) pour la période 1982-1991.

Tableau 7. L'évolution des effectifs des professions de l'information,


des arts et du spectacle et de leur implantation
dans l'agglomération parisienne

Effectifs des professions


de l'information,
des arts et du spectacle 111160 140 551 154 878 171 883
Indice de progression 100 126,4 139,3 154,6
Pourcentage de membres
des professions
de l'information, des arts
et du spectacle résidant
dans l'agglomération
parisienne 45,8% 48,2% 47,2% 54,1%

Dupuis, François Rouet (dir.), Économie et culture, vol. 1, Paris, La


Documentation française, 1987.

808
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Effectifs des cadres et


professions intellectuelles
supérieures 1 808 362 1 939 895 2 266 736 2 566 809
Indice de progression 100 107,3 125,3 141,9
Pourcentage de cadres et
professions intellectuelles
supérieures résidant dans
l'agglomération parisienne 37,2% 37,1% 36,2% 35,2%

Effectifs totaux de la 21 396 548 21 318 915 21 508 296 22 376 748
population active
Indice de progression 100 99,6 100,5 104,6
Pourcentage de la
population active résidant
dans l'agglomération
parisienne 18,6% 19,3% 18,8% 18,9%

Source : Enquêtes sur l'Emploi de 1'Insee de 1982, 1985, 1988 et 1991.

Trois constats peuvent être faits :


- la forte croissance des effectifs dans les profes-
sions artistiques et les professions de l'information est
supérieure à celle de 1' ensemble « cadres et professions
intellectuelles supérieures». Le fait est d'autant plus
remarquable que ce groupe des « cadres et professions
intellectuelles supérieures » a, proportionnellement, connu
la plus forte augmentation d'effectifs dans la population
active dans les dix années concernées. Il n'y a guère que
les professeurs et les professions scientifiques(+ 63,7 %
entre 1982 et 1991) pour avoir crû plus vite que les
professionnels de l'information et des arts dans cette
période;
- les artistes et professionnels de l'information sont,
de toutes les catégories d'actifs, la plus implantée dans
Paris et son agglomération, puisqu'ils y concentrent plus
de la moitié de leurs effectifs : 54,1 % en 1991, contre
42,2 % pour les cadres d'entreprise, 25,2 % pour les
professeurs et professions scientifiques, 1' ensemble des

809
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cadres et professions intellectuelles supérieures comptant


dans l'agglomération 35,2 %de ses membres. Les profes-
sionnels qui nous concernent sont, proportionnellement,
près de trois fois plus parisiens que la moyenne de la
population active;
- les artistes et les professionnels de 1' information sont
la catégorie d'actifs qui a connu la plus forte accéléra-
tion de sa concentration géographique dans la capitale.
Peu de professions ont renforcé leur implantation dans
1' agglomération parisienne dans la dernière décennie :
les artisans, les professions libérales et les cadres de
la fonction publique, dont il serait aisé de montrer que
1' organisation des professions artistiques leur emprunte
différentes caractéristiques essentielles, appartiennent
à ce petit nombre d'exceptions, mais pour des taux
de concentration qui ont progressé beaucoup plus fai-
blement que ceux des artistes et des professionnels de
1' information.
On pourrait objecter que la catégorie considérée est
hybride et que la présence des professions de 1' information
peut, par son évolution propre, déformer les caracté-
ristiques de la catégorie. La comparaison des recense-
ments de la population de 1982 et 1990, qui exploitent
des échantillons beaucoup plus vastes et autorisent une
décomposition plus fine des professions, confirme, pour
les seules professions artistiques, le taux de progression
(+ 52 %) et la concentration élevée dans l'agglomération
parisienne (55,8 % en 1990).
De ce bref examen de l'évolution décennale de l'emploi
artistique, il faut conclure à une corrélation positive,
et sans équivalent, entre 1'expansion des effectifs et le
niveau de concentration géographique des professionnels
concernés, dans l'agglomération parisienne. Or, d'une
part, la consommation de biens culturels, stagnante ou
déclinante dans certains secteurs clés du marché du

810
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

travail artistique comme les arts du spectacle, n'a pas


pu avoir, globalement, d'effet d'entraînement direct sur
les chances de professionnalisation d'un nombre accru
d'artistes. D'autre part, le développement des investis-
sements culturels des collectivités locales, durant quinze
ans, aurait dû contribuer à une déconcentration du marché
de 1' emploi. Comment expliquer ces deux paradoxes ?

Les mouvements désaccordés de l'offre de travail


et de la demande de biens culturels

Les facteurs conjoncturels responsables de l'augmenta-


tion de la population de professionnels sont de plusieurs
ordres. Le raccourcissement du cycle de vie des produits
de l'industrie culturelle ou des innovations lancées sur
le marché de 1' art provoque, selon un mouvement de
causalité circulaire, la recherche plus fiévreuse et plus
spéculative de jeunes talents plus rapidement déclassés.
La multiplication des radios et télévisions de statut privé
a stimulé la croissance de la production de programmes
audiovisuels. Les investissements publics dans le secteur
culturel ont agi directement sur 1'emploi et la demande
de travail dans les secteurs fortement consommateurs
de main-d'œuvre (les arts du spectacle). La politique
publique de soutien à la création et à la production
artistiques a élargi la gamme des mesures visant à socia-
liser le risque que prennent les candidats à une carrière
artistique, ce qui peut aussi être compris comme le béné-
fice indirect de la sacralisation des créateurs du passé,
alors même que ces génies consacrés et universellement
célébrés fixent et figent sur eux une grande partie des
préférences du public profane et repoussent ainsi 1'hori-
zon de la consécration des artistes contemporains, leurs
héritiers statutaires.

811
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Or l'une des particularités paradoxales de ces transfor-


mations réside dans leurs effets multiplicateurs, et non
point seulement proportionnels, sur 1'emploi artistique.
Ainsi, si le secteur de 1' audiovisuel a, par son dévelop-
pement, procuré un volume accru de travail artistique
et technico-artistique en relation avec une progression
de la consommation, il serait hasardeux d'en conclure
à un gain net d'emplois proportionnel à la croissance
de 1' offre de programmes audiovisuels originaux de
divertissement et de loisir. Car, parmi les facteurs qui
contribuent à la disjonction entre offre d'emploi et
consommation des biens audiovisuels figure la trans-
formation du fonctionnement du marché de 1'emploi
lui-même et le recours croissant à l'intermittence, qui
a pour double effet de disperser sur un plus grand
nombre d'individus le volume de travail demandé par
les entreprises et de faire dépendre chaque artiste ainsi
employé fragmentairement d'un nombre élevé d'em-
ployeurs, le cumul d'engagements auxquels est tenu
1' artiste favorisant une mobilité qui brouille les effets
sectoriels d'une variation de la demande sur le niveau
d' emploe8 . La même analyse vaut a fortiori pour les
secteurs d'activité artistique qui ont depuis longtemps
déjà recours quasi exclusivement à 1' emploi intermittent,
c'est-à-dire 1' ensemble du spectacle vivant (à 1' exception
des emplois artistiques permanents dans les orchestres
et théâtres lyriques permanents, dans la troupe de ballet
de l'Opéra de Paris et à la Comédie française) et de la
production cinématographique.

28. Voir le chapitre 10 et Pierre-Michel Menger, Les Intermittents


du spectacle. Sociologie d'une exception, Paris, Éditions de l'EHESS,
2005 ; Janine Rannou, Stéphane Vari, Les Itinéraires d'emploi des
ouvriers, techniciens et cadres intermittents de l'audiovisuel et des
spectacles, Paris, CEREQ/CSA, multigr., 1993.

812
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

L'intervention publique sur les marchés artistiques


contribue, elle aussi, par principe, à la dissociation entre
production et consommation : les activités subventionnées
par les collectivités publiques ont leur économie propre,
mixte entre les contraintes exercées par la consommation
marchande pour la part de leur activité qui dépend de
l'autofinancement et les arbitrages qualité/efficacité qui
déterminent l'accès aux ressources publiques29 • L'une
des conséquences de cette économie du subventionne-
ment est de ne faire dépendre que partiellement voire
secondairement (au moins pour un temps) le niveau
d'activité des organisations du volume de la demande
effective pour les biens ou les spectacles produits. D'où
un niveau d'emploi de personnels artistiques qui peut
varier plus directement avec 1' exigence de qualité et la
hauteur des ambitions artistiques (arguments majeurs sur
le marché des subventions) de la compagnie théâtrale
ou chorégraphique qu'avec le volume de public et des
recettes d'entrée.
Mais les relations désaccordées entre la consommation
culturelle et le fonctionnement du marché de 1' emploi
artistique ont aussi des caractéristiques structurelles.
Un certain nombre de travaux historiques ont souligné
les effets des mouvements d'expansion des marchés cultu-
rels sur la démographie professionnelle. Ceux qui m'inté-
ressent directement portent sur le XIXe et le xxe siècles,
et notamment sur les périodes de développement rapide
de la production culturelle et de professionnalisation des
artistes et créateurs.

29. Claude Le Pen,« L'analyse microéconomique de la production


dramatique et l'effet des subventions publiques», Revue économique,
1982, 33, p. 639-674; Xavier Dupuis, «La surqualité : le spectacle
subventionné malade de la bureaucratie?», Revue économique, 1983,
34, p. 1089-1115.

813
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Cesar Grafia30 a, le premier, décrit les principaux


traits de 1' afflux d'écrivains à Paris dans la première
moitié du XIXe siècle et montré en quoi la surpopula-
tion artistique a contribué à 1' invention et au succès
des thèmes et comportements de la bohème artistique
parisienne. L'absence de barrières visibles d'entrée dans
le monde des lettres conférait au métier d'écrivain une
séduction exceptionnelle. Incarnation particulière du self-
made-man, 1' écrivain avait toute liberté de s' autodéfinir
comme créateur, en l'absence d'un exercice univoque
de la profession et de toute exigence d'une compétence
certifiée. Dans une société où 1' accès à toutes les autres
professions de prestige comparable était gouverné par des
mécanismes de sélection rigides, scolaires et/ou sociaux
(la fortune, le capital de relations, l'hérédité sociale),
l'accès de plain-pied à un univers où les réussites étaient
à la fois spectaculaires et imprévisibles faisait du monde
des lettres une zone d'apparent indéterminisme social31
qui avait tout pour attirer une population hétérogène,
en mobilité sociale - étudiants découragés par l'échec,
candidats à la promotion sociale venus de province et se
détournant des métiers sûrs, mais routiniers ou difficiles
d'accès, pour gonfler la population des auteurs en quête
de succès plus rapides, individus socialement déclassés
et tentés par la marginalité de la vie d'artiste.
Étudiant 1' expansion des activités musicales et leur
professionnalisation en Angleterre, Cyril Ehrlich32 a mon-

30. Cesar Grafia, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic


Books, 1964.
31. Christophe Charte, « Le champ de la production littéraire »,
in Roger Chartier, Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l'édition
française, tome 3, Paris, Promodis, 1985.
32. Cyril Ehrlich, The Music Profession in Britain Since the
Eighteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1985.

814
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

tré comment, dans un contexte de croissance rapide du


nombre des candidats à une carrière professionnelle à la
fin du XIXe siècle, Londres avait à la fois attiré une pro-
portion sans cesse plus élevée de musiciens et comment
la concentration londonienne est allée de pair avec le
développement d'écoles et d'organismes professionnels
et syndicaux de contrôle de la qualité et de 1' embauche
des artistes, et ce afin d'élever les barrières d'entrée
dans des professions progressivement « encombrées ».
Robin Lenman33 a de même examiné la relation entre
le développement du marché de 1'art dans les grandes
métropoles allemandes à la fin du XIXe siècle et la mul-
tiplication des candidats à une carrière artistique. Har-
rison et Cynthia White 34 ont vu dans la centralisation
parisienne du monde des arts plastiques tout à la fois
1'un des facteurs du déclin du système académique,
du fait de l'afflux des candidats à une carrière et de
1' engorgement progressif des structures de consécration
censées réguler la concurrence et le cursus honorum des
peintres, et l'une des conditions de l'émergence de la
France et de sa capitale comme le centre mondial de la
peinture au XIXe siècle.
Ces travaux historiques et sociologiques ont en commun
de mettre en évidence certaines conséquences paradoxales
des « booms culturels » quant au déséquilibre croissant
du marché de 1' emploi artistique qui les accompagne.
Le problème est triple.
D'une part, un accroissement de la demande artistique
ne se répartit pas également sur 1' ensemble des artistes
candidats à la consécration : elle a pour effet d'attirer

33. Robin Lenman, « Painters, Patronage and the Art Market


in Germany 1850-1914 », Past and Present, 1989, 123, p. 109-140.
34. Harrison White, Cynthia White, La Carrière des peintres au
XIX' siècle, trad. fr., Paris, Flammarion, 1991.

815
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de nouveaux artistes dans le secteur considéré, mais elle


amplifie aussi les écarts de réussite en faveur des plus
talentueux, en raison des forts biais de préférence des
consommateurs à leur égard. Mais 1'accroissement de la
demande s'accompagne généralement d'une expansion
des emplois adjacents qui fournissent aux artistes certaines
de leurs ressources économiques durant toute la période
(souvent aussi longue que la carrière elle-même) où le
travail de vocation n'est pas suffisamment rémunérateur :
l'allocation de ces emplois n'est pas aussi inégalitaire
que la répartition des gains issus des activités les plus
concurrentielles.
D'autre part, les variations de la consommation et
de la demande corrélative de travail artistique reten-
tissent à une vitesse inégale sur 1'évolution de 1' offre.
Comme l'a montré Cyril Ehrlich35 pour la population des
musiciens anglais, quand s'accroissent la consommation
de spectacles et la demande de services pédagogiques,
1'ajustement de 1' offre s'opère sans difficultés ni retards
importants, ne serait-ce que grâce au prélèvement tem-
poraire d'effectifs dans ces réserves de personnel que
constituaient les amateurs ou les semi-professionnels
exerçant à temps partiel ou occasionnellement. Mais
quand la courbe de la demande de travail artistique décline
durablement, l'ajustement est beaucoup plus difficile. Les
établissements d'enseignement artistique s'adaptent avec
peine et retard à la contraction du marché du travail ; la
précocité de 1' engagement dans une formation artistique,
nécessaire à 1' apprentissage des métiers techniquement
difficiles et longs à maîtriser, est un facteur inflation-
niste puisque, dans la période de boom artistique, sont
attirés des élèves dont, en bout de course, non seule-

35. Cyril Ehrlich, The Music Profession in Britain Since the


Eighteenth Century, op. cit.

816
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

ment les talents et les chances de réussite se seront


révélés inégaux, mais encore les capacités d'insertion
auront été réduites par la baisse de la demande ; enfin,
la structure des débouchés professionnels constitue un
autre facteur d'inélasticité, car c'est vers les métiers de
1'enseignement, qui forment déjà un débouché majeur
en période de croissance des effectifs professionnels,
que se tournent ceux qui affrontent en surnombre une
concurrence accrue pour 1'accès aux positions les plus
recherchées, quand celles-ci se raréfient. Et le cercle se
boucle puisque la surproduction d'apprentis artistes est
de la sorte auto-entretenue.
Enfin, 1' accroissement de la demande ne distribue pas
équitablement ses effets sur tout 1' espace de production
culturelle. L'imparfaite substitution entre les artistes,
révélée par les préférences des consommateurs, engendre
des écarts de demande en faveur de ceux qui sont répu-
tés les plus talentueux : les technologies de diffusion et
de reproduction permettent d'exploiter ces écarts pour
amplifier considérablement le succès marchand des artistes
lauréats des tournois de célébrité, sans que les coûts de
production s'accroissent en proportion de la taille du mar-
ché ni que la qualité des biens ou services offerts subisse
une dégradation inacceptable, comme je 1' ai rappelé en
examinant 1' argumentation de Sherwin Rosen36 , dans
le chapitre 6. L'analyse concerne tout particulièrement
les biens reproductibles et les contenus numérisables,
mais elle peut être étendue à d'autres types de biens et
prestations artistiques dont le marché s'internationalise à
la faveur d'une vitesse accrue de l'information et d'une
quasi-ubiquité des principaux acteurs concernés : il n'est
pas surprenant que le segment le plus spéculatif du marché

36. Sherwin Rosen, «The Economies of Superstars», American


Economie Review, 1981, 71(5), p. 845-858.

817
LE TRAVAIL CRÉATEUR

contemporain de la peinture présente aujourd'hui tant


d'analogies avec 1' organisation des industries culturelles,
en raison notamment de son internationalisation et de la
vitesse d'exploitation de ses nouveautés37 •

Pourquoi la concentration parisienne ?

Il me faut maintenant chercher à expliquer la corréla-


tion entre la croissance des effectifs et la concentration
géographique qui 1' accompagne. Les explications de cette
concentration qui me paraissent les plus appropriées sont
de trois ordres: l'entretien d'un réservoir de main-d'œuvre
structurellement excédentaire, propre à un système de
production en quête permanente de flexibilité, qui suppose
des mécanismes variés d'assurance personnelle ou insti-
tutionnelle contre le risque professionnel ; le prix attaché
à 1'un des ressorts du travail artistique, la recherche et
l'échange continuel d'informations et d'évaluations, tant
pour 1' orientation intrinsèque de 1' activité créatrice que
pour le fonctionnement du marché de l'emploi artistique;
enfin, l'idiosyncrasie du processus de production culturelle,
qui s'apparente par bien des traits au système artisanal.

Sureffectifs et flexibilité

L'exigence de flexibilité dans le système de produc-


tion culturelle implique la disponibilité d'une importante
main-d'œuvre pour les combinaisons chaque fois chan-
geantes de métiers, de compétences et de ressources

37. Raymonde Moulin,« Le marché et le musée», Revue .française


de sociologie, 1986, 27(3), p. 369-395 ; id., L'Artiste, l'institution
et le marché, op. cit.

818
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

matérielles à engager dans la réalisation d'un spectacle


ou d'une œuvre par définition prototypiques (uniques
et originaux). Car l'organisation par projet, dominante
dans la production artistique, conduit à des solutions
(sous-traitance, embauche temporaire et contrats à court
terme) qui répondent à 1' obligation constante de réor-
ganisation rapide des facteurs production pour chaque
nouveau projet et à la discontinuité imprévisible dans le
rythme d'activité 38 • L'existence de sureffectifs n'est pas
simplement conjoncturelle (bien que le niveau de ceux-
ci puisse varier conjoncturellement), mais structurelle.
Sur des marchés comme ceux des biens culturels qui,
contrairement à une vision courante de la construction
aisée du succès par manipulation cynique d'un ensemble
de paramètres bien connus, sont souvent imprévisibles et
aléatoires, l'une des stratégies pour réduire l'incertitude
du succès est, comme je l'ai indiqué dans les chapitres 5
et 6, la surproduction, la recherche tâtonnante du succès
supposant de multiplier le nombre des œuvres et spec-
tacles candidats à la réussite. D'où la sollicitation d'un
nombre élevé d'artistes prêts à réagir rapidement à une
offre d'emploi ou de contrat et à se tenir disponibles pour
des engagements ultérieurs. La recherche fiévreuse de la
réussite et l'indétermination de la concurrence artistique,
que favorise la versatilité des consommateurs (au moins
sur les segments du marché culturel les plus orientés
vers la consommation de masse et vers les profits de
court terme), expliquent ensemble qu'un grand nombre
d'artistes sont candidats à une carrière, que le succès
est forcément rare et que les artistes doivent trouver des
moyens de réduire, par diversification de leurs activités

38. Pierre-Michel Menger, «Marché du travail artistique et


socialisation du risque. Le cas des arts du spectacle »,Revue française
de sociologie, 1991, 32(1), p. 61-74.

819
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et de leurs mises, les risques professionnels attachés à


ces carrières fortement aléatoires.
Précisons ce point. Réussite et consécration des artistes
et des œuvres s'opèrent par le jeu de la concurrence.
C'est parce que les conditions du succès apparaissent
plus fortement indéterminées que dans la plupart des
autres activités productives que beaucoup de candidats
se présentent sur le marché du travail artistique et tentent
de faire carrière. Et c'est cette même indétermination
de la concurrence artistique qui explique que beaucoup
d'entrepreneurs culturels (éditeurs, galeristes, producteurs
de films ou de disques, etc.) recherchent constamment de
nouveaux talents sur qui parier. Mais les artistes jugés
talentueux ou, a fortiori, consacrés (au moins pour un
temps) comme les meilleurs, sont nécessairement rares.
Pour tous ceux qui, provisoirement ou durablement, ne
vivent pas de leur seul métier de vocation, il s'agira,
pour se maintenir dans le vivier des artistes employables
et en quête d'une percée, de se composer un portefeuille
d'activités (artistiques, para-artistiques, non artistiques)
et de ressources (par le travail, la famille, le conjoint,
1' entourage, les aides publiques, etc.). À 1'évidence, les
très grandes métropoles offrent les meilleures chances de
constituer et de gérer au mieux ce portefeuille, tout à la
fois en raison de la taille et de la diversité des marchés du
travail (artistique, connexe, ou non artistique) pourvoyeurs
d'emplois nouveaux ou complémentaires, et en raison
de la densité des réseaux interindividuels pourvoyeurs
d'informations sur de nouveaux projets, sur des soutiens
éventuels, sur les moyens d'accès aux aides publiques.
Alan Peacock39 a, par exemple, montré comment, à
Londres, qui est le plus grand centre au monde pour la

39. Alan Peacock, A Report on Orchestral Resources, Londres,


The Arts Council of Great Britain, 1970.

820
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

musique classique, les musiciens tirent paradoxalement


parti de 1' insécurité que leur impose le fonctionnement
des orchestres en coopératives autogérées, faiblement
subventionnées et fortement dépendantes des recettes des
concerts, pour cumuler leur activité principale avec des
engagements au cachet dans les multiples formations ou
studios d'enregistrement concentrés dans la capitale40 .

Réseaux et échanges d'information

Ce qu'on peut appeler le biotope du travail créateur, son


environnement artistique et culturel immédiat, au sens où

40. La situation londonienne décrite par Alan Peacock s'oppose


doublement à celle des orchestres britanniques régionaux subventionnés.
D'une part, les rémunérations contractuelles et les avantages fiscaux
attachés à 1' exercice professionnel sont plus importants dans la capitale et
le marché des emplois fixes et des emplois occasionnels beaucoup plus
large, en raison du nombre des orchestres symphoniques permanents,
de celui des formations permanentes ou intermittentes de chambre ou
d'orchestres spécialisés dans les répertoires de musique ancienne ou
contemporaine, et de la multiplicité des manifestations réunissant des
instrumentistes dans des ensembles ad hoc, tant dans le secteur classique
que pour les prestations dans les studios d'enregistrement de musique
de variété ou de film. Par ailleurs, le système d'emploi londonien
conduit à des formules contractuelles qui font reposer une bonne part du
risque professionnel sur les musiciens, qu'il s'agisse du grand nombre
de musiciens freelance engagés au coup par coup, ou de 1' organisation
des orchestres permanents qui ont conservé le mode de fonctionnement
établi au XIX: siècle de la coopérative autogérée et dont les membres
partagent leur temps entre leur emploi principal et les engagements
extérieurs, sans être assujettis aux contraintes du travail d'orchestre
aussi rigoureusement que leurs collègues des formations subventionnées
de province. La densité de la concurrence interindividuelle et ses effets
sur le niveau artistique des recrutements compensent une partie des
inconvénients liés à la dispersion des emplois du temps individuels.

821
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Bernard-Pierre Lécuyer et Gérard Lemaine41 ont parlé du


biotope des laboratoires de recherche scientifique, a une
importance d'autant plus grande que l'activité artistique
est faiblement institutionnalisée, davantage exercée en
indépendant qu'au sein d'organisations. Et même dans
des secteurs dotés d'organisations permanentes tels que
les orchestres ou les théâtres lyriques, les conservatoires
et les écoles d'art, ou les organes de presse générateurs
d'emplois pour les auteurs littéraires, l'organisation de la
carrière repose largement sur les ressources de multiacti-
vité dont ces organisations ne fournissent -qu'une partie.
Le vocabulaire des réseaux permet de souligner les
deux propriétés essentielles du biotope que constitue un
centre urbain dominant : chaque artiste appartient à un
ou plusieurs réseaux de pairs qui constituent son groupe
immédiat de référence, d'évaluation et de soutien- c'est
l'épaisseur communautaire de l'activité créatrice- et cha-
cun tisse en même temps un grand nombre de liens avec
les diverses catégories d'acteurs intervenant dans la pro-
duction artistique- c'est la dimension d'interaction dans
le cadre de la division sociale du travail de production.
Plus la concentration de ces deux sortes d'acteurs auxquels
1' individu est lié par une organisation en réseau - pairs
et partenaires - est grande, plus la densité des échanges
est forte, et plus, conformément au principe durkheimien
d'analyse morphologique des densités sociales, la voie
s'ouvre à un accroissement simultané des phénomènes
d'individualisation des comportements et des choix et
à une interdépendance accrue des acteurs dans un sys-
tème plus complexe d'organisation du travail. D'où la
double et ambivalente fonction des réseaux : stimuler la
production concurrente d'innovations et la quête indivi-

41. Bernard-Pierre Lécuyer, Gérard Lemaine et al., Les Voies du


succès, Paris, EHESS, GERS, miméo, 1972.

822
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

duelle d'originalité, d'une part, abriter les individus des


conséquences les plus perturbatrices de l'accroissement
de la concurrence, d'autre part. Du portrait établi par
Charles Simpson42 des artistes new-yorkais résidant à
SoHo, on voit bien émerger la dimension communau-
taire et la fonction d'abri et d'aide des réseaux liant
entre eux de petits groupes d'artistes : outre 1' économie
de soutien mutuel qu'il instaure, le réseau établit les
conditions d'un équilibre provisoire entre la nécessité
de préserver son originalité, les besoins d'information
sur le travail d'autrui et l'aspiration à une évaluation
non critique, à une validation discutée du travail indi-
viduel hors du contexte de la concurrence de marché.
Cet équilibre se modifie ou se détruit selon que 1' artiste
réussit ou non. En cas d'échec, les réseaux offrent des
ressources collectives de rationalisation rassurante et
de défense contre le découragement. En cas de succès,
la concentration spatiale des artistes et des acteurs du
monde de 1' art change de signification pour le créateur :
les avantages sont ceux de la densité des relations de
marché, de l'intensité des interconnaissances et de la
vitesse de circulation de l'information, et l'horizon de
référence devient lacommunauté cosmopolite d'artistes
et de professionnels réputés.
Le réseau se charge d'une importance organisation-
nelle croissante à mesure que les activités artistiques
requièrent la coopération matérielle d'un nombre gran-
dissant de partenaires. L'exemple le plus pur de la
corrélation positive entre la concentration spatiale des
artistes et l'efficacité du système d'organisation du travail
en réseau est fourni par les arts du spectacle (cinéma,
théâtre, danse, spectacles musicaux) : 1'organisation par

42. Charles Simpson, SoHo : The Artist in the City, Chicago,


The University of Chicago Press, 1981.

823
LE TRAVAIL CRÉATEUR

projet y domine, et conduit à un mouvement constant


de constitution et de dissolution des équipes réunies
pour un spectacle, un film, un concert. L'existence de
réseaux apporte des éléments de stabilité qui sont la
nécessaire contrepartie de la recherche permanente de
flexibilité et de réduction des frais fixes propre à ce
secteur du marché du travail artistique : elle facilite
les recrutements par cooptation et l'identification des
compétences et des talents sur la base des réputations
individuelles puisque le système d'emploi, fondé essen-
tiellement sur des contrats de brève durée, interdit de
recourir aux procédures trop lentes et trop coûteuses de
prospection, de sélection et d'embauche habituellement
pratiquées sur le marché du travail qualifié.
Le taux exceptionnellement élevé de concentration des
professionnels du spectacle dans l'agglomération pari-
sienne - 68,5 % pour les comédiens et danseurs, 73 %
pour les cadres artistiques du spectacle, 76 % pour les
cadres techniques selon les données du recensement de
1990 produites par 1'Insee - atteste que la réussite, ou
au moins 1'espérance de réussite, dépend pour une large
part de 1' accumulation des engagements générateurs de
visibilité artistique, le fait même de travailler constituant
en lui-même un signal de réputation dans un marché de
séquences brèves d'emploi dominé par l'aléa des succès
et par 1' existence permanente de sureffectifs.

Mode de production artisanal


et économie d'agglomération

La dernière dimension que je prends ici en compte


pour expliquer la concentration parisienne touche aux
caractéristiques économiques et organisationnelles de
la production artistique et des firmes. Maisons d'édi-

824
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

tion, galeries, éditeurs musicaux graphiques et phono-


graphiques, sociétés de production cinématographique
conservent bien des caractéristiques d'entreprises arti-
sanales.
Non seulement leur matière première, l'œuvre créée
par un artiste, doit être acquise contractuellement, sur
un marché concurrentiel, et au prix de transactions ins-
tables dans la durée, mais nombre des fonctions ou
des services qu'implique la production peuvent être
délégués à des individus travaillant en freelance ou à
des firmes extérieures à la société. L'édition en fournit
maints exemples : la préparation des manuscrits, la
conception et la réalisation des maquettes de couverture,
la composition, l'impression, la publicité sont largement
sous-traitées à 1' extérieur. Des maisons de taille petite ou
moyenne recourent à des firmes plus importantes pour
la distribution de leurs livres. Comme le font remar-
quer Lewis Coser, Charles Kadushin et Walter Powell43 ,
1' édition opère à bien des égards comme une industrie
artisanale, parce qu'il est toujours possible à une maison
de n'employer qu'un nombre très limité de cadres per-
manents et de sous-traiter toutes les autres fonctions à
des indépendants et des contractants externes : certaines
maisons de très grande réputation emploient un personnel
particulièrement restreint, mais tirent parti d'un vaste
réseau de relations que leur réputation leur a permis de
se constituer. À l'autre extrémité du continuum qui va
de l'artisanat à la concentration industrielle, on trouve
assurément de vastes groupes éditoriaux dont la taille et
la volonté de moderniser et de rationaliser les activités

43. Lewis Coser, Charles Kadushin, Walter Powell, Books. The


Culture and Commerce of Publishing, New York, Basic Books,
1982; Walter Powell, Getting into Print, Chicago, The University
of Chicago Press, 1985.

825
LE TRAVAIL CRÉATEUR

éditoriales reposent en partie sur l'internalisation de


certaines des fonctions sous-traitées à 1' extérieur par des
firmes indépendantes et s'accompagnent d'un mouvement
de concentration horizontale destiné à lier la production
éditoriale à d'autres secteurs adjacents - industrie de
1' audiovisuel, industrie du divertissement, marché des
matériels éducatifs, etc. Mais la variété des stratégies
au sein de ces groupes est grande, depuis l'intégration
complète jusqu'au contrôle d'unités autonomes agissant
comme des centres de production et de profit indépen-
dants, et suffit à signaler que les aspects industriels et
artisanaux peuvent coexister au sein d'une même entre-
prise, et ce en raison des caractéristiques propres de la
production culturelle. Car la recherche incessante de
nouvelles œuvres à publier et diffuser suppose d'attirer
des auteurs non seulement par des espérances de gains
mais encore par la réputation de la maison et les ser-
vices qu'elle peut offrir. Et le caractère prototypique
des biens interdit les économies d'échelle, hormis dans
les segments de production de masse comme 1' édition
scolaire et le livre de poche.
Par ailleurs, comme 1'a fait remarquer Glenn Car-
roll44 à propos de secteurs industriels comme la presse,
1'édition, la production de disques, de petites entreprises
spécialisées et de vastes firmes généralistes peuvent non
seulement coexister, mais entretenir des liens étroits, à
travers un processus de « partition de ressources » : le
succès de firmes généralistes crée les conditions du succès
de firmes spécialisées, les premières opérant auprès de
la clientèle la plus vaste et la plus universelle possible
et laissant inexploités des segments étroits du marché

44. Glenn Carroll, « Concentration and Specialization : Dynamics


of Niche Width in Populations of Organizations », American Journal
of Sociology, 1985, 90(6), p. 1262-1283.

826
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

auxquels s'adressent les secondes, par une connaissance


plus intime et plus directe de publics de consommateurs
aux préférences très spécifiques 45 •
Les firmes sont ainsi reliées par une multiplicité de
relations d'interdépendance - par exemple, l'une des
firmes utilise un produit d'une autre, des firmes font
appel à une même main-d' œuvre, une entreprise innove
dans une niche spécialisée, mais dépend d'une plus
grande pour son financement ou pour la distribution de
ses produits. La proximité spatiale facilite et rend moins
coûteuse leur activité productive, en allégeant les coûts
de transaction et en rendant plus rapidement disponibles
des informations qui leur permettent de s'ajuster 1'une à
l'autre46 • Les exemples d'une telle concentration abondent

45. Pour une application à l'édition littéraire, voir Walter Powell,


Getting into Print, op. cit. et Bernard Guillou, Laurent Maruani, Les
Stratégies des grands groupes d'édition, Paris, Cahiers de l'économie
du livre, Ministère de la Culture et Cercle de la librairie, 1991. Pour
une analyse de l'industrie phonographique dans ce sens, voir Antoine
Hennion, Jean-Pierre Vignelle, L'Économie du disque en France,
Paris, La Documentation française, 1978.
46. Cette économie d'agglomération est ainsi caractérisée par
Michael Storper et Richard Wa1ker : « Des industries sont essentiel-
lement des groupes d'activités productives impliquant de multiples
unités de production et de nombreuses entreprises qu'une forme de
système de gouvernance permet de tenir ensemble. Ces relations
peuvent avoir des structures de coût sensibles à la distribution spatiale
des entreprises, notamment là où les relations de transaction entre
unités de production sont particulièrement denses. Plus les coûts par
transaction sont élevés, plus la probabilité est grande de voir les
firmes s'agréger pour les réduire. Trois types de transactions sont
spécialement sensibles aux distances : celles qui ne peuvent pas être
standardisées - autrement dit celles qui sont imprévisibles - et qui
exigent de fréquentes recherches, comme c'est le cas lorsque les
marchés et les conceptions des produits changent fréquemment ; les

827
LE TRAVAIL CRÉATEUR

dans le cas de Paris et de ses arrondissements, qu'il


s'agisse des théâtres, des salles de concert, des studios
d'enregistrement et des studios de tournage, des studios
de post-production, des sociétés de production cinéma-
tographique et de production phonographique, ou, dans
d'autres secteurs de production culturelle, des éditeurs et
des galeristes. D'où la liaison fréquemment observée entre
l'inscription urbaine et la germination des innovations
culturelles, grâce à la« disponibilité d'une main-d'œuvre
aux talents variés et de capitaux prêts à s'aventurer»,
pour reprendre l'explication qu'Edgar Hoover appliquait
à 1' émergence de nouvelles industries dans des centres
industriels établis47 •
Dans la théorie « écologique » des effets externes
d'agglomération des entreprises qu'il a développée voici
plus de 25 ans, Arthur Stinchcombe48 insistait sur les gains
informationnels procurés par la concentration spatiale,
notamment pour ce qui est des marchés de biens forte-
ment individualisés (tels que les œuvres d'art, la haute
couture ou la joaillerie) et des marchés imprévisibles,
dont les marchés culturels sont un bon exemple, avec
leurs productions sans cesse nouvelles et prototypiques.
Or 1'une des caractéristiques associées au fonctionnement

liens fondés sur des transactions de faible volume qui ne peuvent


pas bénéficier d'économies d'échelle sur les coûts de transport; les
liens posant des problèmes qu'il faut résoudre par des contacts ou des
renégociations personnalisés.» Michael Storper, Richard Walker, The
Capitalist Imperative. Territory, Technology and Industrial Growth,
Oxford et New York, Basil Blackwell, 1989, p. 139-140.
47. Cité par Michael Storper, Richard Walker, The Capitalist
Imperative, op. cit.
48. Arthur Stinchcombe, Constructing Social Theories, Chicago,
The University of Chicago Press, 1968. Voir aussi Michael Piore,
Charles Sahel, Les Chemins de la prospérité. De la production de
masse à la spécialisation souple, trad. fr., Paris, Hachette, 1989.

828
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

de ces marchés, selon Stinchcombe, est la formation de


coalitions d'acteurs œuvrant ensemble à la réduction
des risques qu'implique le destin commercial incertain
des innovations. L'analyse du fonctionnement du mar-
ché de 1'art49 révèle toute 1' importance des interdépen-
dances entre acteurs culturels (conservateurs, historiens
d'art, critiques), acteurs économiques (marchands, com-
missaires priseurs, collectionneurs) et acteurs poli ti co-
administratifs (administrateurs culturels, élus locaux) :
depuis la coopération tacite ou la complicité involontaire
jusqu'à 1' action concertée ou à la collusion, de multiples
formes d'action collective peuvent aider à organiser la
double valorisation esthétique et financière des œuvres
et des mouvements sur le court terme, quand l'incerti-
tude sur la valeur des nouveautés est maximale et que
l'asymétrie d'information sur le jeu des évaluations est
la plus aisée à exploiter. Or le marché de l'art possède la
double propriété d'être très fortement internationalisé et
d'être centré sur quelques grandes métropoles mondiales,
selon un maillage qui s'apparente à celui des marchés
financiers, en raison des interdépendances entre ces deux
univers. À l'évidence, cette configuration spatiale joue
un rôle fonctionnel majeur dans la configuration des
relations d'interdépendance entre les acteurs économiques,
culturels et politiques comme dans la vitesse de collecte
et de circulation des informations indispensables aux
décisions. Ces relations ne peuvent pas être totalement
dématérialisées 50 •

49. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, op. cit.


50. Comme le précise Stinchcombe, « la formation de coalitions
exige qu'on dispose d'une information précise et détaillée sur les
engagements qu'autrui est en train de contracter. Ces engagements
eux-mêmes dépendent d'engagements contractés par d'autres encore.
L'interdépendance étroite qui doit exister entre les éléments consti-

829
LE TRAVAIL CRÉATEUR

La formation de coalitions doit cependant n'être


considérée que comme l'une des modalités de l'action
collective engagée dans toute production artistique, celle
qui exploite systématiquement les propriétés stratégiques
des interactions pour agir rapidement sur le processus
de valorisation des œuvres et réduire l'incertitude sur
les réputations des artistes ou des créations nouvelles.
C'est elle qui nourrit 1' assimilation si répandue entre
la concentration culturelle parisienne et le pouvoir de
manipulation des valeurs qu'on prête volontiers aux
acteurs opérant dans un aussi dense espace d'interaction
et d'interconnaissance.

L'ambivalence de l'action de l'État :


la politique culturelle entre décentralisation
et internationalisation

Le modèle français de vie culturelle est inséparable de


l'intervention publique dans le domaine des arts. L'État,
dont le soutien aux activités novatrices et aux secteurs
artistiques impuissants à s'autofinancer est décisif, doit
arbitrer entre 1'hégémonie de la capitale et la concentration
sur Paris des investissements culturels publics qui pro-
curent au pays du prestige et consolident son rang dans
la vie culturelle internationale, d'un côté, et les idéaux de
démocratisation et de décentralisation culturelles, de 1'autre.

tutifs de la coalition suppose pour chacun de savoir précisément


comment interpréter les intentions d'action des autres. Ce savoir
partagé sur quoi repose la confiance mutuelle dépend généralement
dans une large mesure de contacts en face à face entre des membres
potentiels d'une coalition qui alternent avancées et marches arrière
tout au long du processus conduisant graduellement aux engagements
ultimes. » (ibid., p. 271 ).

830
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

Agir dans le cadre national est plus aisé que de


modifier la position relative du pays dans la compé-
tition économique internationale. La solution politique
directe pour agir sur les deux plans a été d'accroître
significativement les investissements publics, ce qui
permet d'orchestrer la décentralisation à travers 1' effet
d'entraînement de la politique gouvernementale sur
l'action des élus locaux (selon divers schémas et moda-
lités de négociation et de coordination des opérations
et gestions d'équipements à financements publics mul-
tiples) et de développer et moderniser les institutions
culturelles publiques parisiennes, symboles d'excellence
artistique.
J'ai montré plus haut quel avait été l'effet d'entraî-
nement des dépenses du ministère de la Culture sur les
dépenses culturelles des collectivités locales. Or, dans
les années 1980, qui ont été en France des années de
croissance exceptionnellement forte des crédits publics
pour la culture, la répartition des crédits du ministère
de la Culture entre Paris et province a évolué comme
suit (tableau 8).

Tableau 8. Répartition comparée des dépenses du ministère


de la Culture entre Paris, l'Île-de-France
et les autres régions métropolitaines de 1981 à 1988

......
..
/

> · ·••• J!.t86 1988

Paris 44,3% 55,6% 57,3%

Île-de-France 15,5% 11,5% 10,2%

Province 40,2% 32,9% 32,5%

Sources :La politique culturelle de la France, Paris, La Documentation française,


1988, pour les données sur 1'année 1981, et Ministère de la Culture, Département
d'études et de prospective, pour les données sur les années 1986 et 1988.

831
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Le paradoxe d'une décentralisation recentralisatrice,


orchestrée par l'État-providence culturel depuis la capi-
tale, que les chiffres de ce tableau suggèrent, a pour
origine très concrète 1' importance prise par les très grands
projets architecturaux dans les crédits du ministère de la
Culture 51 • L'effet cumulé de la concentration, au long
de l'histoire, des investissements culturels majeurs sur
le site parisien est en effet d'autant plus perceptible que
les contraintes d'entretien et de renouvellement de cet
imposant stock patrimonial ont déclenché, depuis une
décennie, une ambitieuse politique de grands travaux
consistant pour une bonne part à moderniser le parc ins-
titutionnel le plus prestigieux (opéra, musée du Louvre,
conservatoire de Paris, Bibliothèque nationale, etc. 52 ).
Une hégémonie parisienne renforcée par l'État viole
théoriquement non seulement le principe de décentra-
lisation, mais encore celui de démocratisation, puisque
1' offre dans les secteurs culturels les plus dépendants
des crédits publics (concerts classiques, spectacles de
théâtre, de danse et d'opéra, expositions artistiques et
musées) atteint à Paris un niveau qualitatif et quantitatif
très supérieur à 1' offre dans les métropoles régionales,
et que, comme le montraient les données des tableaux 4
et 5, la demande pour cette offre vient très majoritai-
rement des catégories sociales les plus instruites et les
plus cultivées, qui sont surreprésentées à Paris.
Pour relativiser la portée des critiques contre ce double

51. Les dépenses consacrées aux « Grands travaux » ont représenté


quelque 6 % du budget total du ministère de la Culture en 1983,
près de 19% en 1985 et en 1987, 15 %en 1989 et 18 %en 1991
(calcul effectué d'après les chiffres cités in Janine Cardona, Chantal
Lacroix, Chiffres clés. Annuaire statistique de la culture, op. cit. ).
52. Philippe Urfalino, « Décisions, actions et jeux : le cas des
grands travaux parisiens», Villes en parallèle, 1994,20-21, p. 263-285.

832
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

manquement à l'équité sociale et géographique, l'argu-


ment économique qui désigne les produits artistiques
comme des biens semi-publics est régulièrement invoqué
et permet de motiver et de relégitimer continuellement
1' affectation structurellement inégalitaire des ressources
publiques dans le secteur de la culture. De quoi s'agit-il?
Les produits artistiques peuvent être définis comme des
biens mixtes, de caractère privé et public, si 1'on admet
que, bien que consommés par des personnes privées, ils
recèlent d'importantes « extemalités publiques». Parmi
ces extemalités, on invoquera notamment :
- les bénéfices économiques indirects procurés par
1' épanouissement des activités artistiques : 1' offre cultu-
relle contribue à la vitalité de la cité en attirant touristes
et consommateurs et en favorisant l'implantation d'entre-
prises, de sièges sociaux de firmes, notamment dans le
secteur tertiaire. Les arts sont demandés et consommés
par des catégories de populations (intellectuels, profes-
sionnels des arts et de 1' information, cadres supérieurs,
professions libérales) dont 1' activité et la présence dans la
ville présentent un intérêt évident pour la communauté :
l'importance et la diversité de l'offre artistique peuvent
affecter la décision de telles fractions de la population
active de résider dans la ville. Les entreprises artistiques
sont elles-mêmes, directement et indirectement, pour-
voyeuses d'emplois, et le marché du travail en bénéficie.
Les dépenses artistiques, celles des employeurs et des
consommateurs, bénéficient à la ville et à sa région à
travers des effets directs et multiplicateurs sur les activités
économiques et commerciales locales ;
- l'importance des arts et de la culture dans l'affirma-
tion ou la consolidation de l'identité nationale et dans
la recherche du prestige du pays au plan international ;
- enfin, les générations futures doivent être prises en
considération. Les générations actuelles sont responsables

833
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de la continuité de 1' activité de création artistique et de


la diffusion des œuvres pour l'avenir. Le soutien actuel
peut déterminer directement 1' existence, la quantité, la
variété et la qualité de l'offre future de ces biens. Il n'est
que d'observer l'importance des œuvres léguées par les
générations passées de créateurs, dans les nations pour-
vues d'une haute tradition artistique, pour comprendre
en quoi la vitalité de la production artistique dans les
grandes capitales des arts comporte une dimension de
pari sur le long terme et peut agir sur les chances des
artistes d'entrer dans le palmarès international des valeurs,
et pour quelques-uns de s'y maintenir durablement pour
prendre rang dans 1'histoire.
La première catégorie de justifications peut être abon-
damment discutée, tant elle s'applique à n'importe quelle
dépense publique et à n'importe quelle métropole. Une des
objections classiques consiste à remarquer que l'argument
des externalités ne vaut au mieux qu'en termes relatifs.
Des utilisations différentes des sommes dépensées pour-
raient produire des résultats comparables, soutiendront
ceux qui contestent que les produits culturels sont plus
efficaces que d'autres services pour attirer visiteurs et
touristes dans une ville.
Il en va différemment pour les deux derniers argu-
ments, qui ont pour particularité commune d'invoquer
d'autres consommateurs bénéficiaires ou arbitres, au-
delà des membres de la communauté sociale résidant
dans la ville concernée : consommateurs des générations
futures, et consommateurs-citoyens impliqués dans la
compétition culturelle et économique entre les nations.
Dans ces deux cas, 1' excellence de 1'offre culturelle est
une dimension cardinale, et 1' organisation des marchés
artistiques, fondée sur la sélection et la hiérarchisation
des œuvres et des artistes, désigne la capitale comme
le site « écologique » de 1' excellence.

834
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

L'internationalisation des marchés artistiques :


compétition culturelle et concurrence marchande

L'argumentation qui invoque les propriétés des biens


publics ou semi-publics pour légitimer la concentration
parisienne des dépenses culturelles de prestige peut être
considérée comme un élément d'une révision idéologique
et politique de la doctrine de 1'État-providence culturel
quant aux rapports entre art et économie et au champ
d'intervention de l'action publique. Cette révision fut,
paradoxalement, contemporaine de la très forte progres-
sion des dépenses culturelles publiques dans les années
1980 en France.
D'une part, une nouvelle forme de « comptabilité
culturelle » s'est développée qui a cherché à quantifier
et à prévoir les «retombées» économiques des opéra-
tions et investissements de prestige - flux touristiques
supplémentaires, croissance induite des achats de biens
et services liés, effets d'entraînement sur la consomma-
tion nationale de biens culturels, soutien au marché du
travail artistique et para-artistique - et à modifier en
conséquence la politique de gestion des établissements
culturels directement concernés.
D'autre part, la montée en puissance de 1'action
publique en France s'est déroulée dans la période où
les industries culturelles ont façonné le marché de grande
consommation culturelle. Les modèles de démocratisation
de la culture savante avouaient leurs limites quand les
stratégies de segmentation de l'offre selon les caractéris-
tiques les plus saillantes de la demande (notamment l'âge)
soutenaient le développement des industries culturelles,
celles de la musique, de 1' audiovisuel et du cinéma.
Sans renoncer à son idéal d'intervention régulatrice sur
de tels marchés, la politique culturelle française des
années 1980 a tiré quelques leçons du contraste entre

835
LE TRAVAIL CRÉATEUR

segmentation implicite (l'offre subventionnée de culture


savante n'a, de fait, pour destinataires majoritaires et
assidus qu'une fraction restreinte du corps social) et seg-
mentation explicite (celle qui résulte d'une construction
délibérée, d'un « ciblage » des publics destinataires tel
que le pratiquent les industriels de la culture, dans la
musique et l'audiovisuel).
Enfin, l'universalité des valeurs artistiques n'est plus
une simple rubrique du credo humaniste célébrant les
vertus éducatives et civilisatrices de l'art. L'image d'un
panthéon très international des gloires majeures de la
création artistique demeurait liée à une symbolique du
prestige et des contributions respectives des nations à
l'enrichissement d'un patrimoine universel. Aujourd'hui,
l'internationalisation de la vie intellectuelle, scientifique
et culturelle se mesure à l'intensification des courants
d'échange entre les pays et les différents continents, à
1' occidentalisation des modes de vie dans les pays en expan-
sion économique, à la vitesse de circulation des produits
culturels, à la mondialisation du commerce des œuvres
d'art et des débouchés de la production audiovisuelle et
musicale de grande consommation. Elle rend plus aiguë la
compétition culturelle entre les nations les plus développées
et entre leurs industries et marchés artistiques respectifs.
Les transformations du fonctionnement des marchés arti-
stiques, notamment du fait de cette internationalisation
croissante, conduisent non seulement les acteurs de ces
marchés, mais aussi 1' administration publique, promotrice
du modèle français d'économie culturelle mixte, à prendre
en compte les dimensions économiques et financières de
la concurrence artistique internationale.
Cette évolution s'appuie sur les différentes moda-
lités d'intervention de 1'État : la protection des sec-
teurs structurellement impuissants à s'autofinancer,
la fonction entrepreneuriale et la fonction régulatrice

836
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

dans des secteurs tels que 1' audiovisuel où coexistent


deux modèles concurrents - public et privé - de
production, 1' action régulatrice et incitatrice dans le
secteur des industries culturelles et sur le marché de
l'art, notamment par l'encadrement légal et régle-
mentaire de la concurrence et par le rôle d'investis-
seur institutionnel qu'assume l'État en finançant les
achats d'art contemporain des musées et institutions
culturelles publiques.
L'exemple du secteur des arts plastiques est parti-
culièrement éloquent. Depuis les années 1950, Paris
a perdu sa position de leader sur le marché de 1' art
contemporain, au profit de Londres et surtout de New
York. Pour corriger cette évolution et permettre aux
artistes français et au marché parisien de 1' art de recon-
quérir une position éminente, l'État n'a pas ménagé
ses efforts. En 1977 a été créé le musée national d'Art
moderne au sein du Centre Pompidou, qui a suscité la
multiplication des galeries d'art contemporain dans le
quartier environnant de Beaubourg. À partir de 1981
s'est développée une intervention publique massive en
faveur de 1' art contemporain qui a eu pour particula-
rité remarquable d'impliquer directement l'État dans le
soutien des activités marchandes et dans l'invention de
débouchés pour le commerce des œuvres contemporaines
d'avant-garde, à travers une politique sans précédent
d'achats et de commandes publiques d'œuvres représen-
tatives de l'art contemporain intemational53 • Telles ont

53. Raymonde Moulin a calculé que« la part de l'art contempo-


rain dans les acquisitions de l'État, au cours de l'année 1985, peut
être évaluée à 65 millions de francs, soit 8 % du montant total du
marché et environ 28 %du montant du marché intérieur. Si l'on tient
compte à la fois des crédits d'acquisition et des crédits de commande
(toutes catégories et toutes procédures confondues), on atteint pour

837
LE TRAVAIL CRÉATEUR

été, en France, les principales étapes du passage à une


économie culturelle mixte dans un domaine jusque-là
essentiellement gouverné par les lois du marché. Cet
investissement public peut en effet se justifier à la
fois en raison du rôle tutélaire de l'État-providence en
matière de création artistique - 1'État veut être garant
de 1' épanouissement des arts réputés difficiles et du
prestige culturel de la nation - et en raison de l'intérêt
économique bien compris que présente le soutien à un
secteur d'activités traditionnellement doté d'une balance
commerciale positive, puisque la France exporte plus
d'œuvres d'art qu'elle n'en importe- en valeur, le mon-
tant des exportations s'élevait en 1990 à 4,685 milliards
de francs (dont 1,312 milliard pour 1'art contemporain,
c'est-à-dire les œuvres produites depuis moins de vingt
ans à la date de l'exportation) et celui des importations
à 3 milliards 54 •
Si la transformation du marché parisien des arts plas-
tiques a concerné progressivement tout le pays, avec la
création de multiples musées et centres d'art contempo-
rain et de fonds régionaux d'art contemporain, ce sont
pourtant les choix faits par le monde parisien des arts
plastiques (marchands, critiques, conservateurs, collec-
tionneurs, membres de la bureaucratie culturelle) qui
continuent d'inspirer les initiatives provinciales, en impo-
sant les critères d'évaluation et de consécration forgés

cette même année 1985 un montant voisin de 17 5 millions de francs


qui représente environ 22 % du montant total du marché et 75 % du
marché intérieur. Le mode de calcul utilisé ne prend pas en compte
l'ensemble des achats publics puisque les acquisitions faites par les
régions et les municipalités (hors budgets FRAC et FRAM respecti-
vement) n'y figurent pas» (Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution
et le marché, op. cit., p. 235).
54. Voir ibid., p. 234.

838
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

par la communauté internationale des spécialistes de


1' art contemporain. Et, plus que de leadership de 1'une
ou 1' autre des grandes capitales internationales de 1' art
contemporain, c'est plutôt d'interdépendance entre les
grandes métropoles des pays les plus actifs sur ce mar-
ché (New York, Los Angeles, Londres, Paris, Madrid,
Milan, Cologne, Genève, Zurich) qu'il faut parler, même
si 1' importance du marché américain, de ses artistes, de
ses marchands, de ses collectionneurs et de ses musées
et fondations d'art contemporain fait encore de New
York le centre de ce réseau.
Les défis les plus spectaculaires lancés à 1' économie
culturelle mixte dont Paris est le centre concernent à
coup sûr 1' audiovisuel et les industries de programme
(télévision, cinéma, musique en particulier), marchés
sur lesquels la production américaine est largement
dominante et la balance commerciale des pays euro-
péens fortement déséquilibrée 55 • Maintenir et renforcer
à Paris un pôle de production audiovisuelle en mesure
de soutenir la concurrence avec 1'industrie américaine
de programmes était devenu un objectif d'autant plus
pressant que les exportations américaines n'avaient

55. L'Europe était, dans la décennie considérée, le premier impor-


tateur mondial de programmes de télévision : en 1989, 90 % des
programmes non européens des télévisions européennes provenaient
des États-Unis, 5 % du Japon et 5 %du reste du monde. En valeur,
1'Europe avait acheté des programmes hors de ses frontières pour
4,5 milliards de francs, et n'a exporté les siens que pour un montant
de 1,1 milliard de francs. Le Japon était lui aussi fortement défici-
taire, puisque ses exportations de programmes s'élevaient en 1989 à
450 millions de francs et ses importations à 1,3 milliard. L'Amérique
du Nord dégageait, elle, un fort excédent commercial de 5,2 milliards
de francs en 1989, et assurait 75 % des exportations mondiales. Ces
chiffres sont tirés du rapport Exporter les programmes français de
télévision, Sofirad, 1990.

839
LE TRAVAIL CRÉATEUR

cessé d'augmenter en Europe depuis la multiplica-


tion du nombre des sociétés de télévision privées et
1' élargissement de 1' offre de programmes télévisuels.
Le destin de la composante principale et la plus pres-
tigieuse de 1'industrie de programmes audiovisuels, le
cinéma, offre une parfaite illustration des enjeux de
l'internationalisation des marchés des biens de culture
et de divertissement et des fonctions de la concentra-
tion spatiale des principaux acteurs français de ces
marchés à Paris.
En tendance, la part des programmes importés par
les chaînes de télévision a fortement augmenté dans les
années 1980, avec 1' explosion de 1'offre télévisuelle.

Tableau 9. L'évolution des importations


de programmes télévisés dans cinq pays entre 1973 et 1988

,,,,,

Ill
,,,

'·' ~~; ,:,: :'

,, ,,
<} < "'> ii
':'./ i i, i
·.

France 9% 16% 33%

Grande-Bretagne 13% 25% 31%

Italie 13% 20% 46%

États-Unis 1% 2% 3%

Japon 11% 10% 12%

Source : Alain Le Diberder, Nathalie Coste-Cerdan, La Télévision, Paris,


La Découverte, 1991.

Observons 1' évolution du marché cinématographique


français. L'érosion continue de la fréquentation des salles
de cinéma en France, à partir des années 1960, s'est
doublée d'une baisse de la part d'audience des films
français et européens, alors que le cinéma américain a

840
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

conservé en France un volume de demande à peu près


stable et a donc amélioré fortement sa position relative,
comme le montre le tableau 1O.

Tableau 10. Fréquentation en France


des films selon leur origine, entre 1982 et 1991
(en millions de spectateurs)

AnJlée Films % FBmsCEE % Ydms %


franÇàis {llort FIUeel États-Unis
1982 107,8 53,4 %* 19,3 9,5 %* 60,7 30,1 %*

1985 78 44,5% 19,8 11,3% 68,7 39,2%

1988 48,8 39,1% 12,9 10,4% 57 45,7%

1991 35,2 30,1% 11,1 9,5% 68,7 58,7%

* Les pourcentages se lisent en ligne. Le total en ligne est inférieur à 100 %, la


différence représentant la fréquentation des films étrangers qui ne proviennent
ni de l'Europe communautaire ni des États-Unis.
Source : Centre national de la cinématographie.

Dans cette période, le marché français a pourtant mieux


résisté que celui des autres nations, tant en volume de
spectateurs qu'en parts de marché des films nationaux
(tableau 11), et 1'activité de production situe la France
au second rang mondial et Paris au centre de la produc-
tion cinématographique en Europe, tant par le volume
de films produits avec des capitaux intégralement ou
majoritairement français que par le nombre croissant
des coproductions internationales.

841
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Tableau 11. Parts de marché des films américains


et des films nationaux dans différents pays en 1991

.: \: . >
::.:':;:; .::·,

1< · •:'••·.,. . ·.· • < . >


..
:
:···, <
... ,.
. \i
:\:::·.:
>•:•:

•· i /.,.·; ' ........ '::


•·:·, ....,,,.. >' }.,.
France 58,1 %* 30,1 %*

Espagne 72,5% 10,4%

Royaume-Uni 80% 15%

Italie 66,4% 20,5%

RFA 83,8% 9,7%

Pays de la CEE 70% 19,5%

États-Unis 97% 97%

Japon 55,1% 41,4%

* Les pourcentages se lisent en ligne. Le total est inférieur à 100 %, la diffé-


rence représentant le volume de recettes réalisées par les films non américains
et étrangers au pays considéré.
Source : Centre national de la cinématographie.

C'est que 1' économie de la production s'est profon-


dément transformée dans la décennie écoulée et dépend
beaucoup des décisions d'un petit nombre d'organisations
et d'acteurs de l'industrie audiovisuelle. Car si la baisse de
la fréquentation des salles de cinéma avait été largement
provoquée par la concurrence de la télévision et de son
offre croissante de programmes, les chaînes de télévision
sont aussi, dans le même temps, devenues économique-
ment plus solidaires de la production des films, via la
réglementation publique des rapports cinéma/télévision.
La perte de recettes due à la chute de la fréquentation
des salles a été compensée par 1' accroissement des finan-
cements auxquels sont réglementairement assujetties les

842
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

chaînes - contributions au « compte de soutien » de la


branche, obligation pour les chaînes de consacrer un
pourcentage de leur chiffre d'affaires à la coproduction
ou au pré-achat des films. À quoi se sont ajoutées des
aides publiques et des incitations fiscales à l'investissement
dans la production cinématographique et audiovisuelle.
Au total, comme l'indiquait un rapport public de 1992 :

«L'intervention financière et réglementaire des pouvoirs


publics ne peut raisonnablement aller très au-delà de ce qu'elle
est actuellement. Une comparaison même simplificatrice à
l'extrême permet de mesurer l'effort déjà consenti : mises
bout à bout, les valeurs ajoutées des entreprises de production,
de distribution, d'exploitation et des industries techniques du
cinéma étaient de 1'ordre de 6 à 7 milliards de francs en 1991 ;
au cours de cette même année, les financements mis en œuvre
par le Centre national du cinéma, les obligations des chaînes
de télévision et les participations des Sofica56 , ont au total
bénéficié au cinéma pour plus de 2 milliards de francs 57• »

En d'autres termes, les choix du public des salles ont


pesé d'un moindre poids sur l'économie de la production
française, quand d'autres sources de financement se

56. Les Sofica sont des sociétés commerciales dont 1'objet est de
financer la réalisation d'œuvres cinématographiques et audiovisuelles.
Instituées en 1985, elles bénéficient d'un traitement fiscal avanta-
geux : les particuliers et les sociétés qui investissent dans ces sociétés
bénéficient d'une défiscalisation partielle de leurs investissements. Le
dispositif fit partie des mesures incitatives de la politique culturelle
publique destinées à faire converger l'action tutélaire de l'État à
l'égard de la culture et le développement de l'économie marchande
des industries culturelles les plus consommatrices de capitaux.
57. Jean-Paul Cluzel, Guillaume Cerutti, Mission de réflexion et
de proposition sur le cinéma français, Paris, Inspection générale des
Finances, 1992, p. 4.

843
LE TRAVAIL CRÉATEUR

substituaient aux recettes issues de la poche des consom-


mateurs directs du film en salle. Selon 1' expression des
auteurs du rapport cité, à une « logique de risque » se
substitue une «logique de préfinancement», orchestrée
par les pouvoirs publics, qui ne va d'ailleurs pas sans
fragilité pour l'économie du film ainsi remaniée 58 •
Conformément à 1' argumentation développée ici et aux
hypothèses de Stinchcombe, les mécanismes financiers,
politiques et entrepreneuriaux auxquels la production ciné-
matographique française a été ainsi assujettie avaient ceci
de remarquable qu'ils ont été négociés, définis et mis en
œuvre par un nombre restreint d'acteurs fortement inter-
dépendants, et dans un faible espace parisien d'interaction.
La morphologie de 1' espace de production et de
consommation culturelles est doublement déterminée
par la concentration urbaine des populations et par la
densité des relations d'interdépendance entre les acteurs
culturels (individus, organisations, administrations).
Prendre en compte la seule première dimension incline-
rait à raisonner selon une logique de la« carte culturelle»,

58. Le rapport cité fait observer qu'alors qu'en 1981, les recettes
des salles couvraient 85 % des financements à amortir, procurant à
la production une rentabilité globale à court terme et, au terme d'un
amortissement rapide, des profits potentiels à moyen et long terme sur
les marchés d'exploitation secondaire (télévision, ventes à l'étranger,
vidéo), en 1991, le marché primaire de 1' exploitation en salle ne
procure plus que 30 %des recettes nécessaires à l'amortissement des
financements. Le déficit à combler par des recettes à moyen terme
a vivement progressé et le cycle d'amortissement des films français
s'allonge : un déséquilibre croissant peut s'installer et conduire à
1' éclatement de la bulle financière si les financements complémen-
taires aux recettes d'exploitation et aux financements « encadrés »
(aides, pré-achats et coproductions des télévisions, investissements à
fiscalité avantageuse) sont gagés systématiquement sur des perspec-
tives incertaines et, à tout le moins, plus lointaines d'amortissement.

844
ÉCONOMIE ET POLITIQUE ...

au sens où ont été inventées et où sont gérées la carte


sanitaire et la carte scolaire, et à relier les caractéristiques
de l'offre (nombre d'équipements culturels, quantité de
spectacles et d'événements présentés dans une aire donnée)
à la taille et aux caractéristiques sociodémographiques de
la population résidente. C'est ce raisonnement qu'a mis en
œuvre Judith Blau59 dans une recherche sur l'offre cultu-
relle dans les grandes métropoles urbaines américaines :
en rapportant le volume de celle-ci au nombre d'habitants
des villes considérées, Blau parvient à un palmarès pour
le moins contre-intuitif, puisque ce sont Augusta, Orlando
et Tulsa, et non New York, Los Angeles ou Chicago, qui
arrivent en tête pour le nombre d'orchestres par habitant,
Charleston pour le nombre d'opéras, et Providence pour
les musées de premier plan. Le classement ainsi élaboré
ignore explicitement la qualité et la taille des organisa-
tions culturelles considérées et, à travers la corrélation
qui l'engendre, identifie la demande culturelle au volume
entier de la population, ce qui revient à substituer à la
demande réelle la demande potentielle que constituerait la
population résidente, pour rendre compte d'un palmarès
aussi paradoxal. Or, si cette identification peut se com-
prendre dans le cas de 1' offre de biens culturels de masse,
elle est manifestement trompeuse dans le cas de la culture
savante. L'auteur de l'étude mentionne du reste elle-même
l'importance des effets de seuil ou de masse critique qui
attestent 1' existence d'une corrélation non linéaire entre
taille de la population et volume d'offre culturelle savante.
Isoler la seconde dimension - la densité des interdépen-
dances et des liens d'interconnaissance sur lesquels repose
l'efficacité d'une organisation flexible et faiblement intégrée

59. Judith Blau, The Shape of Culture: A Study ofContemporary


Cultural Patterns in the United States, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989.

845
LE TRAVAIL CRÉATEUR

de la production- c'est aller à une vision critique quelque peu


naïve de la domination de la capitale, les réseaux constitués
paraissant conspirer pour perpétuer 1'hégémonie du centre
et contrôler la production des biens et la construction des
valeurs et des réputations. C'est oublier que l'espace culturel
national dont on désigne ainsi le centre de gravité est lui-
même enchâssé dans un système global d'échanges et de
concurrences et que la concentration opère à l'intersection
des impératifs d'équilibre du développement culturel national
et des enjeux de l'internationalisation des mondes de l'art.
Ce qui conduit à réviser notre conception de 1' assise démo-
graphique de la concentration de la production culturelle.
Les dimensions économiques et politiques de 1' organisation
des marchés artistiques impliquent dans l'espace culturel
local - ici celui de Paris et de son agglomération - et dans
les choix et décisions qui le modèlent, les populations
étrangères de créateurs et de consommateurs des biens
à diffusion internationale, à travers les liens tissés par le
cosmopolitisme artistique et par les échanges culturels et les
flux touristiques. Par l'entretien du patrimoine et le soutien
à la production, elles impliquent en outre les générations
passées et à venir responsables et destinataires de la création
des œuvres candidates à une admiration pérenne.
Par un paradoxe que j'espère avoir rendu compréhensible,
1' emprise des technologies contemporaines de diffusion des
œuvres, si elle élargit et accélère la vitesse de circulation
de celles-ci et le nombre de ses destinataires, ne peut
contribuer par elle-même à déterritorialiser la production
artistique et culturelle : elle agit sur celle-ci en raccourcis-
sant les horizons de profitabilité des investissements et les
cycles de vie des nouveautés, mais elle reste dépendante
des contraintes spatiales de la germination des idées et
des talents et de l'interdépendance fonctionnelle et infor-
mationnelle des acteurs sources et supports de création.
CHAPITRE 13

Art, politisation et action publique

Deux conceptions de la culture ont progressivement


prévalu depuis deux siècles : 1'une est universaliste
et a été forgée au XVIIIe siècle, par la philosophie des
Lumières. L'autre est différentialiste, et s'est affirmée au
XIXe siècle, dans la postérité de Rousseau et de Herder.
Dans la première conception, la culture, ses réalisations
ordinaires et ses œuvres prestigieuses, ses avancées et
sa diffusion extensive révèlent le pouvoir émancipateur
de l'organisation rationnelle d'une société dans sa quête
d'une autonomie croissante à 1' égard des limites impo-
sées par la nature, ses aléas et ses ressources rares :
ce pouvoir s'incarne dans tous les ordres de création,
artistique, scientifique, spirituel, symbolique, politique,
et les progrès accomplis par la culture orientent l'ins-
tauration d'un système social collectivement libérateur.
Dans la seconde conception, c'est l'intériorité et le déve-
loppement spirituel des individus qui sont mis en avant,
contre l'influence corruptrice des sociétés occupées à
étendre 1' espace du calculable et du négociable et à
enfermer le développement humain dans le cercle infer-
nal des besoins sans cesse plus nombreux et des cycles
de production-consommation sans cesse raccourcis et
renouvelés. Préparée par la conception rousseauiste des
rapports entre nature, culture et société, la révolution
romantique a associé étroitement la culture à la religion,
à 1' art, aux valeurs morales de 1' intercompréhension, à
la voix intérieure de la conscience et à 1' expressivité

847
LE TRAVAIL CRÉATEUR

individuelle plutôt qu'aux pouvoirs de la société civili-


satrice. La préséance va à la diversité des incarnations
culturelles, et les fondements ultimes des différences sont
la personnalité singulière de chacun, avec la totalité de
ses capacités créatrices, et la configuration particulière de
chaque groupe dont les membres partagent de durables
expériences communes.
L'art, son pouvoir social et politique et ses principes
de renouvellement sont conçus différemment dans ces
deux systèmes de représentation et d'interprétation. Dans
un cas, l'universalité d'une culture et la convergence des
évaluations sur un ensemble restreint d'œuvres unanime-
ment admirées sont des grandeurs hautement positives ;
1' art est susceptible de progrès cumulatifs, tout comme la
civilisation dont il est l'une des incarnations symboliques
les plus fortes ; la création a une valeur socialement
émancipatrice, quand bien même elle ne serait d'abord
comprise et goûtée que d'une élite. Dans l'autre cas, c'est
un relativisme différentialiste qui prévaut : les expressions
artistiques sont plurielles, les classer hiérarchiquement
fait violence aux particularités des réalisations issues
de groupes distincts, que l'identité de ces groupes soit
d'ordre social, spatial (pays, région, ville, quartier), eth-
nique, confessionnel, ou linguistique - ces facteurs de
différenciation étant d'évidence combinables. L'artiste
manifeste ici une disposition générique de créativité, et
ni les arts entre eux ni les relations entre producteurs et
consommateurs d'art ne se laissent classer autrement que
selon leur teneur partagée en inventivité ; le mouvement
de 1' art est celui du changement dans le foisonnement et
la diversité, plutôt que celui du progrès et de sa téléologie.
Pourtant, dans les deux conceptions, universaliste et
relativiste, de la culture et de 1' art, la relation entre 1'artiste
et le public est problématique. D'un côté, 1' adhésion
unanime aux arts et aux valeurs artistiques consacrés

848
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

est un postulat dont la réalité sociale des préférences et


des pratiques s'éloigne notablement ; et 1'artiste érigé en
novateur peut devancer à ce point le public qu'il distendra
plus encore la vocation socialement et/ou politiquement
émancipatrice de 1' art dont il est pourtant supposé être
le héros. De 1' autre côté, la créativité est une disposition
générique, mais les échelles de la réussite artistique
distinguent et classent les artistes les plus créatifs, et le
marché s'y entend admirablement pour attirer et trier les
talents en grand nombre, au gré de cycles d'engouement
de plus en plus brefs.
Mon analyse cherchera à montrer comment 1' action
culturelle publique fait droit à ces conceptions diver-
gentes et aux dilemmes qui caractérisent chacune. Je
partirai d'une caractérisation simple des fonctions de la
politique culturelle, en me situant successivement sur les
deux versants de la demande (objet de démocratisation)
et de l'offre (objet de soutien). L'une des justifications
de l'action publique est aussi l'une de ses apories :
c'est l'écart entre l'artiste novateur et la collectivité. Cet
écart peut faire l'objet soit d'une défense aristocratisante
et pessimiste (la modernité baudelairienne), soit d'une
rationalisation politico-esthétique (le principe d'avant-
garde), mais pose dans les deux cas la question de la
convergence ou de la divergence entre dynamique de
création et dynamique de consommation. Cet écart met
en évidence l'un des paradoxes constants de l'identifi-
cation de 1' innovation avec 1' émancipation socialement
et politiquement progressiste : ce sont les élites sociales
qui fournissent les soutiens les plus constants à l'audace
artistique, alors même que le mouvement en art a pour
socle idéologique et politique l'opposition à la domi-
nation bourgeoise. Je ferai apparaître la dualité de la
valeur d'originalité en art - héroïsme aristocratique du
novateur frondeur ou individualisme démocratique de

849
LE TRAVAIL CRÉATEUR

1'artiste expressif - et je montrerai comment cette dua-


lité a été assimilée par la politique culturelle, au prix
d'une superposition des deux conceptions de la culture
dégagées plus haut.

L'universalité des valeurs artistiques


et les inégalités de consommation culturelle

Le système d'action qu'ont progressivement forgé les


politiques culturelles publiques des sociétés démocra-
tiques a pour foyer quatre objectifs majeurs : entretenir
le patrimoine, former les professionnels et les praticiens
amateurs des arts, soutenir la production artistique, et
démocratiser la consommation culturelle, socialement
et géographiquement, en convoyant les œuvres vers les
publics les plus divers, en inventant de nouvelles moda-
lités d'accès aux œuvres et en élargissant la définition
même de la culture qu'il s'agit de promouvoir et de
diffuser par l'animation culturelle. Or les deux impératifs
qui ont le champ d'application le plus proche -le soutien
à la création artistique, 1' exigence de démocratisation
de la consommation des biens et services culturels -
paraissent enracinés dans deux représentations opposées
des relations entre l'artiste et le corps social.
Le principe de démocratisation culturelle est unani-
miste : il est construit sur la représentation d'un corps
social unifié et sur l'idéal d'un accès plus égal à un
ensemble d'œuvres unanimement admirées, à un patri-
moine commun des créations de l'esprit. La version la plus
simple de cette conception unanimiste peut être trouvée
dans les arguments qui servent à légitimer l'organisation
et le financement d'un service public de la culture, et à
soustraire ainsi une partie importante de l'offre culturelle
aux lois du marché.

850
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

De quel constat exact part-on? Toute une partie de


1' offre culturelle a une audience réelle étroite, essen-
tiellement recrutée dans les classes supérieures de la
société : c'est précisément la partie de 1'offre qui a la
plus haute valeur artistique, selon les canons esthétiques
dominants aujourd'hui (théâtre classique et contemporain,
peinture, musique classique, opéra, ballet) et c'est aussi
le secteur de la production et de la diffusion culturelles
qui a un coût d'entretien si élevé que sa survie ne paraît
pouvoir être assurée que moyennant un soutien massif
de la collectivité publique. Face à la contradiction qui
frappe de plein fouet le sentiment démocratique d'équité
-beaucoup d'argent public consacré aux loisirs culturels
d'une minorité sociale -, il existe une critique radicale,
et deux lignes d'argumentation défensive.

Le test du marché comme révélateur ?

La critique radicale assène le principe de la souve-


raineté du marché, qui prescrit que les actuels consom-
mateurs soient les seuls payeurs 1• C'est appliquer le test
de la viabilité marchande : seuls doivent être produits
et diffusés les biens et les services dont les consomma-
teurs sont prêts à payer le prix et dont ils permettront
la production aussi longtemps qu'ils choisiront de leur
réserver une place suffisante dans leurs dépenses. Pour-
quoi maintenir en vie et à si grands frais des institutions
dont l'impuissance à s'autofinancer peut suggérer qu'il
s'agirait de domaines d'activités économiquement obso-
lètes auxquels des substituts pourraient être inventés ?
Ce genre de raisonnement, s'il était mis en application,

1. Voir, par exemple, Edward Banfield, The Democratie Muse,


New York, Basic Books, 1984.

851
LE TRAVAIL CRÉATEUR

détruirait brutalement l'immense majorité des institutions


culturelles et ferait rapidement disparaître du marché du
travail 1' essentiel de la population des artistes profes-
sionnels car les tarifs des activités, s'ils étaient établis
sans subvention, deviendraient prohibitifs. Et alors de
deux choses 1'une : ou bien les arts disparaissent sous
la forme que nous leur connaissons, ou bien ils méritent
d'être entretenus et enrichis, et il faut le justifier.
De telles considérations peuvent du reste nourrir aussi
une critique de gauche de l'action culturelle publique dans
ce que celle-ci aurait de culturellement et socialement
conservateur- toute politique culturelle patrimonialisante
1'est inévitablement. Car 1' argument de la rationalité
marchande, qui est inspiré d'une philosophie politique
directement opposée à celle du volontarisme public, a
une brutalité réductrice qui peut aisément se confondre
avec 1' argumentaire pourtant idéologiquement opposé,
si, comme je le montrerai plus loin, l'évaluation de la
légitimité d'une culture se fonde sur l'identité sociale de
ceux qui la consomment majoritairement- et l'argument
vaut, a fortiori, pour 1' évaluation du legs patrimonial des
siècles passés, puisqu'il nous vient de sociétés beaucoup
plus violemment inégalitaires et antidémocratiques. Ce
qui, selon un raisonnement politique rejoignant la ratio-
nalité marchande, conduirait à recommander de soutenir
principalement ou exclusivement les pratiques et les
productions issues, ou à destination, des classes dominées.

L'asymptote de la démocratisation

Une première contre-argumentation s'oppose à l'assi-


milation réductrice de l'offre culturelle à l'identité de son
étroite base sociale de consommation, voire de production.
Maintenir des activités hors du champ d'application du

852
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

test du marché, c'est rechercher de bonnes raisons de


déroger au principe démocratique élémentaire de la souve-
raineté des citoyens et, ici, des citoyens consommateurs :
la question n'est pas simplement théorique, puisque,
dans des pays qui recourent aisément au référendum
d'initiative populaire, les choix culturels entrent assez
fréquemment dans le cercle de la décision démocratique
directe2 • La culture n'est pas seule en cause : la jus-
tice, 1' école, le maintien de 1' ordre public et la défense
nationale devraient-ils être «produits» selon des règles
et des critères d'efficacité et d'équité conformes à une
logique marchande ? Et si, au contraire, le principe du
service public et de l'intérêt général doit s'imposer, quelle
tolérance à l'inégalité d'accès et de consommation des
services délivrés est légitimable ?
Deux arguments jouent ici un rôle décisif. Le premier
met en jeu la distinction entre souveraineté formelle et
souveraineté réelle du consommateur : si 1' on décrit le
test du marché comme une élection dans laquelle le
consommateur peut, par les dépenses qu'il fait, contribuer
à décider quels biens doivent être produits et en quelle
quantité, il est aisé de s'apercevoir que tous les votes
ne pèsent pas le même poids et que les consommateurs
les plus dotés ont sur le cours des choses une influence
plus forte.
L'acteur public doit, pour améliorer les conditions
dans lesquelles se fait 1'élection marchande, agir sur les
facteurs d'inégalité dans la consommation des biens et
services considérés. Corriger les déséquilibres et iné-
galités géographiques est une première mission : point
de consommation s'il n'y a pas d'équipements et de
ressources humaines correspondantes. Deuxième facteur

2. Bruno Frey, Arts and Economies : Analysis and Cultural


Policy, Berlin, Springer Verlag, 2000.

853
LE TRAVAIL CRÉATEUR

d'inégalité dans la consommation des biens, le niveau


d'éducation dont toutes les enquêtes de sociologie cultu-
relle ont établi combien il est fortement corrélé avec la
consommation artistique, son intensité, sa variété et son
audace. Enfin, l'inégalité des ressources individuelles et
des budgets loisirs des ménages motive les politiques de
tarification des établissements culturels qui maintiennent
le prix moyen des entrées à un niveau acceptable, en
élargissant la gamme des prix, en ouvrant vers le bas
1' éventail des tarifs, et en pratiquant une discrimination
positive qui peut aller jusqu'à la gratuité pour certaines
catégories de publics ou certains jours. L'inquiétude
égalitaire sera à peu près apaisée par 1'hypothèse som-
maire selon laquelle, si le prix moyen des entrées est
suffisamment contrôlé et la tarification suffisamment
diversifiée, la diversité sociale du public culturel doit
croître avec la fréquentation des établissements, grâce à
l'augmentation de la capacité d'accueil et à la diversifi-
cation des tactiques de recrutement et de familiarisation
de publics nouveaux.
La relation entre la croissance du volume de fréquen-
tation et la diversification de sa composition sociale est
pourtant loin d'être linéaire. Les enquêtes de consom-
mation culturelle montrent qu'un des grands clivages
entre les consommateurs culturels est l'intensité de leur
fréquentation des établissements artistiques : il existe
une minorité de très gros consommateurs qui fréquentent
très souvent le théâtre, 1' opéra ou le concert et que la
simple statistique des flux de fréquentation, des taux de
remplissage des salles ou des ventes de billets ne permet
pas d'isoler, puisque cette statistique tend à entretenir la
confusion entre le nombre de spectateurs comptés et le
nombre d'individus différents dénombrables.
L'hypothèse d'une réduction prévisible, mais lente,
des inégalités devant la culture savante est, au demeu-

854
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

rant, prise en tenaille entre deux objections de nature


fort différente.
Cette hypothèse apparaît d'abord trop statique, car elle
ne prend pas en compte 1'évolution de 1'environnement
social et culturel. Les mesures de l'efficacité de la poli-
tique culturelle sont divergentes : si la fréquentation du
patrimoine muséal et des expositions d'art a, par exemple,
progressé en France dans les deux dernières décennies,
celle des concerts classiques (musique du passé et musique
du présent) est demeurée quasi stagnante. La pratique de
la lecture fournit un exemple spectaculairement ambiva-
lent d'une évolution moins positive que ne peut le laisser
croire un examen superficiel des tendances mesurées :
selon la formule paradoxale des auteurs d'une excellente
analyse de la relative désaffection à l'égard du livre, « la
France lit plus mais les Français lisent moins 3 ». Ce qui
se comprend de deux manières. D'une part, entre 1967 et
1987 (dates des deux enquêtes de 1'Insee sur les loisirs
qui sont examinées), les Français sont plus nombreux
à lire, mais ils lisent en moyenne moins de livres, le
déficit venant essentiellement de la moindre intensité de
pratique des lecteurs réguliers (ceux qui lisent au moins
un livre par mois), comme l'indique le rétrécissement
de ce groupe dans la population française. D'autre part,
1' évolution des taux de pratique de la lecture, positive

3. Françoise Dumontier, François de Singly, Claude Thélot, «La


lecture moins attractive qu'il y a vingt ans», Économie et Statistique,
1990, 233, p. 63-80. Une analyse plus récente du recul de la lecture,
imputée notamment à une altération de la fonction culturelle de l'école
et à une perte de son autorité culturelle, sous 1' effet de la massi-
fication scolaire, est donnée par Philippe Coulangeon, « Lecture et
télévision. Les transformations du rôle culturel de l'école à l'épreuve
de la massification scolaire», Revue française de sociologie, 2007,
48(4), p. 657-691.

855
LE TRAVAIL CRÉATEUR

si 1'on retient la proportion des individus ayant lu au


moins un livre dans les 12 mois précédant l'enquête,
doit être corrigée des effets des transformations sociales
qui agissent sur la propension à l'investissement cultu-
rel. La structure de la population française a changé en
vingt ans : la distribution par âge, la composition des
foyers, le taux de résidence urbaine, le taux d'emplois
féminins, 1' élévation du niveau de vie, celui du niveau
d'instruction, la répartition sectorielle des emplois entre
1' agriculture, 1' industrie et les commerces, la part des
emplois publics, le poids relatif des différentes catégories
socioprofessionnelles ont évolué, et ont pu agir sur les
préférences et les niveaux de pratique. Pour le savoir, il
suffit de comparer le niveau actuel de la consommation
à celui qui serait observé aujourd'hui si la structure de
la société, exprimée à travers tout ou partie des fac-
teurs énumérés à l'instant, était restée inchangée. Sous
ce nouvel éclairage, la progression du lectorat masque
en réalité une baisse, notamment en raison de la forte
augmentation, en vingt ans, du niveau d'études de la
population, qui est le facteur explicatif principal de la
consommation culturelle.
Et 1' on pourrait généraliser le principe de ce raisonne-
ment à tous les secteurs de la consommation culturelle
qui sont fortement dépendants du niveau d'éducation des
individus : la fréquentation de la culture savante a-t-elle
tiré un plein bénéfice de la croissance spectaculaire du
niveau de scolarisation des trente dernières années ? Et
si des limites apparaissent, comme pour la lecture, la
question est triple. Le niveau d'éducation est-il demeuré
un bon prédicteur de la consommation culturelle, ou
son poids relatif a-t-il diminué, dans un réseau devenu
beaucoup plus vaste et complexe de facteurs interdépen-
dants ? Comment modéliser la concurrence entre loisirs,
eu égard à la répartition du temps (individuel, familial,

856
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

social) et des investissements de diverses espèces à


allouer à une offre culturelle plus abondante et plus
diversifiée et compte tenu de l'influence, que l'on peut
dire de formatage, que les contenus et les rythmes de
consommation propres au loisir dominant, la télévi-
sion, imposent4 ? Peut-on enfin, à rebours de l'analyse
dépréciative, mesurer les effets négatifs ou dévastateurs
qu'aurait eus une action publique moins dynamique?
Il faudrait en réalité pouvoir appliquer à l'influence de
1' offre culturelle sur le comportement des consommateurs
un raisonnement identique à celui qui tient compte des
effets de structure dans 1'étude des déterminants de la
demande culturelle. L'offre de contenus, de spectacles, de
produits, de technologies d'appropriation, en se modifiant,
modifie les termes de la formation des préférences et
1'exercice des choix individuels. D'où la critique sou-
vent faite aux modèles d'analyse de la consommation
culturelle qui mettent invariablement 1'accent sur les
inégalités de consommation face à un répertoire inchangé
d'items. La culture à fréquenter et à consommer n'est
pas demeurée la même, et les outils de connaissance et
de mesure pourraient bien ne cerner que les zones de la

4. Pendant la période des trente dernières années où, en France,


l'action culturelle publique s'est très fortement développée, au nom
de l'idéal régulateur de la démocratisation, et dans les limites que
j'ai rappelées, la consommation de programmes télévisés stricto sensu
(compte non tenu de celle des programmes sur supports audiovisuels
autres que télévisuels) a connu une croissance spectaculaire dans
l'agenda du temps libre quotidien des individus, ainsi que les enquêtes
sur l'emploi du temps des Français de l'Insee l'ont mesuré. Voir
l'ensemble du numéro 352-353 d'Économie et Statistique, «Temps
sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes Emploi du
temps», Insee, 2002 et notamment l'article coécrit avec Philippe
Coulangeon et Ionela Roharik, « Les loisirs des actifs : un reflet de
la stratification sociale», p. 39-55.

857
LE TRAVAIL CRÉATEUR

production culturelle où l'inertie des inégalités demeure


forte, mais ne parviendraient pas à caractériser toutes les
évolutions qui ne se laissent plus mesurer dans les termes
classiques de la relation entre la compétence culturelle
et 1' appétit culturel qui valent pour la culture savante5 •

5. Les recherches de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron


sur les inégalités sociales de consommation culturelle et la théorie de
Bourdieu qui en est issue ont servi de référence à la définition des
objectifs volontaristes de l'action publique, mais aussi à l'évaluation
des gains incertains en matière de démocratisation culturelle. Contre
cette sociologie, largement diffusée et adoptée, les courants cultura-
listes se sont tout particulièrement employés à dégager l'analyse des
cultures «populaires» et les conduites d'écoute et de réception des
programmes de l'industrie culturelle de l'emprise d'une opposition
binaire entre la plénitude de sens et le vide de sens, le plein exercice
de la compétence culturelle, face à la culture savante, et le déficit
des comportements largement passifs d'écoute, face à l'offre télé-
visuelle de grande consommation. La présentation de ce conflit par
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, sous la forme d'un tableau
des antinomies de la sociologie de la culture, est éclairante, mais le
dépassement des oppositions mises au jour demeure un défi. Leurs
analyses ont porté notamment sur le sort fait aux cultures populaires,
et sur la hiérarchisation verticale de toutes les formes de production
et de comportement culturel. La « théorie de la légitimité culturelle »,
élaborée d'abord, à partir de Max Weber, par Bourdieu et Passeron dans
Les Héritiers et La Reproduction, puis développée plus exclusivement
par Bourdieu, entendait rompre avec le relativisme et son principe
d'autonomisation des cultures. À l'inverse, le« relativisme culturel»
est cette posture d'analyse qui soutient que tout groupe social élabore
un symbolisme irréductible, et que la multiplicité des cultures appelle
un travail de description où la comparaison interculturelle ne saurait
se transformer en mise en relation hiérarchisante. Le relativisme des
approches culturalistes a ainsi ouvert la voie à la réhabilitation des
cultures populaires. Contre ce relativisme, la théorie de la légitimité
rapporte le sens culturel des pratiques aux conditions et aux positions
sociales où il a cours, dans un espace social hiérarchisé. Les deux

858
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

Le style contrefactuel de ces questionnements, qui


peut se résumer à une formule et à un genre d'enquête
dont les historiens anglo-saxons sont friands, « what
if? », nous introduit à la seconde objection couramment
faite à 1' action publique : celle des coûts d'opportunité.
L'argument consiste à demander quelle efficacité auraient
pu avoir les moyens engagés dans la politique culturelle
s'ils avaient été employés autrement, à d'autres fins, selon
d'autres procédures d'allocation. Le raisonnement écono-
mique est friand de scénarios alternatifs, et le modèle de
l'action publique gouvernée par un segment administratif
central encourt de fréquentes critiques d'inefficacité,
c'est-à-dire à la fois de surcoût systématique au regard
des résultats observés et d'effets indésirables engendrés
par une gestion bureaucratique qui ne peut pas prétendre
opérer selon la rationalité parfaite de l'action désintéres-

composantes essentielles de cette théorie sont 1'homologie marxienne


entre rapports de force et rapports de sens, et la transposition à
1'ordre culturel du concept weberien de légitimité, qui permet de lier
la reconnaissance par les classes dominées des valeurs des groupes
dominants à la méconnaissance des rapports de force par lesquels la
domination sociale peut exercer son emprise. Pourtant, en usant de
ces deux armes théoriques contre le culturalisme, le paradigme de la
légitimité est porté à réduire à néant le sens des cultures populaires
dans le moment même où ces armes lui permettent d'objectiver
l'arbitraire de la culture des classes dominantes. D'où le diagnostic
établi par Grignon et Passeron : chacune des postures analytiques
qui s'affrontent est constitutivement menacée par un mouvement
de dérive. D'un côté le relativisme se dégrade en populisme, parce
qu'il absolutise l'autonomie des cultures populaires; de l'autre côté,
la théorie de la légitimité dérive vers le « légitimisme » misérabiliste
quand les pratiques et les symbolismes des cultures non savantes
sont réduits au néant du manque, du vide, de l'absence d'être et
d'œuvre. Voir Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et
le Populaire, Paris, Gallimard, Le Seuil, Éditions de l'EHESS, 1989.

859
LE TRAVAIL CRÉATEUR

sée au service des intérêts supérieurs de la collectivité


publique, ni même, plus restrictivement, au service de
la communauté des artistes considérée dans sa totalité.
Mais le raisonnement politique qui conteste sur sa
gauche le modèle de démocratisation tire lui aussi argu-
ment du faible rendement de 1' action publique, qui ne
fait que conforter le statu quo au bénéfice des classes
dominantes, pour plaider en faveur d'un élargissement
de la culture à légitimer et soutenir. J'examinerai plus
loin cette attaque relativiste contre le socle de la démo-
cratisation.

Le bénéfice collectif des bonnes affaires culturelles

Une seconde ligne d'argumentation consiste à récuser


1' assimilation directe entre la valeur sociale ou écono-
mique de la culture et les préférences de ceux qui en
sont les consommateurs directs. J'ai indiqué, dans le
chapitre 12, comment les arts reçoivent la qualité de
biens mixtes ou quasi publics, qui justifie leur subven-
tionnement par la collectivité publique. La valeur d'un
bien ou d'un spectacle artistique, dans ce raisonnement,
s'établit assurément à partir du flux des satisfactions
privées qu'en retirent ses consommateurs directs. Ceux-
ci correspondent à la valeur d'utilité directe, qui est
l'objet d'un échange monétaire. Mais l'utilité peut être
indirecte. Définir et totaliser les valeurs directe et indi-
recte de l'offre équivaut à élargir l'utilité retirée par ses
consommateurs actuels aux bénéfices accessibles aux
consommateurs potentiels et futurs. Ainsi, la production
artistique a une valeur d'usage indirecte si elle contri-
bue au prestige d'un groupe, d'un quartier, d'une ville
ou de la nation tout entière, et si elle sert à consolider
1' identification des individus avec leur communauté et

860
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

à renforcer la réputation internationale d'un pays. Les


bénéfices indirects (les externalités positives) de la qualité
d'une offre artistique sont mesurables dans sa contribution
à l'économie touristique ou à l'implantation de firmes et
de personnels hautement qualifiés dans les villes attrac-
tives. De même, les arts ont une valeur éducative, qui
figure depuis longtemps dans la doctrine politique du
développement complet de la personnalité citoyenne. Ces
utilités directes et indirectes sont d'abord attachées à la
relation présente entre les individus et l'offre culturelle.
Or les arts sont générateurs de biens durables, aptes à
délivrer des flux indéfinis de satisfaction. Si quelqu'un
ne consomme pas aujourd'hui une offre artistique, il peut
souhaiter se réserver la possibilité d'y accéder dans le
futur : c'est la valeur d'option qu'il exerce, pour éviter
que soient prises des décisions et enclenchées des évo-
lutions irréversibles, comme celles que provoquerait une
gestion instantanée exclusivement fondée sur la demande
directe de marché, trop myope dans ce cadre intertem-
porel. L'introduction du temps conduit alors à prendre
en compte la valeur de legs de 1'offre artistique, quand
celle-ci est vue comme un patrimoine de monuments,
d'œuvres et de connaissances dont les générations futures
tireront un profit d'autant plus élevé que la collectivité
de leurs aînés aura pris soin de ne laisser pas dépérir
toute la diversité de sa culture, ni ses créateurs et les
personnels qui 1'entretiennent et la renouvellent.
Ce dernier argument vaut spécialement pour les catégo-
ries de création dont l'histoire nous a appris qu'elles ne
s'adressent pas à une demande immédiatement constituée
et qu'elles requièrent le long terme pour être reconnues
et appréciées. La prise en considération de ce délai
conduit à légitimer la distinction que peut opérer la
politique publique entre 1'aide à la culture savante et le
traitement des productions plus populaires, ancrées dans

861
LE TRAVAIL CRÉATEUR

le marché. Les secondes ont pour horizon explicite le


court terme, elles sont éphémères et sans cesse renou-
velées : leur mode d'existence économique suppose que
les consommateurs soient immédiatement responsables
de leur entretien et de leur évolution. À l'inverse, dans
la production savante, le risque que prend 1' artiste qui
ne s'adresse pas à une demande largement constituée a
pour corrélat l'incertitude du jugement qui sera porté
ultérieurement sur la valeur de 1' œuvre : sans la socia-
lisation de ce risque par le mécénat public, 1' activité
créatrice serait menacée de disparition ou au moins de
sous-développement, et les générations futures fondées
à questionner leurs pères. On connaît la force de cette
intimidation qui fait valoir le risque de la mise à mort
d'un génie auquel l'avenir pourrait bien rendre jus-
tice. L'incertitude sur les valeurs artistiques qui seront
consacrées est assez grande pour que la pente logique
d'une politique culturelle développée soit le soutien à
des formes de création systématiquement innovatrices.
De proche en proche, c'est bien 1' identification rétré-
cissante de la sphère culturelle à ses producteurs, ses
personnels et ses consommateurs immédiatement iden-
tifiables qui est relativisée. L'argumentaire justificateur
de la politique culturelle construit une universalité de
la valeur culturelle par addition des publics concernés
directement et indirectement et par élargissement de
l'horizon temporel : il s'agit de recomposer, par l'argu-
mentation plus que par le postulat qui est manifestement
trompeur quand il est présenté comme une vérité révé-
lée, le dogme de 1'universalité du plaisir esthétique et
de la transcendance de la création artistique, passée ou
présente, par-delà les conditions sociohistoriques de la
production des œuvres. Ce qui revient à sophistiquer le
paradoxe qui embarrassait déjà Marx dans la contem-

862
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

plation des beautés de 1' art grec, éternelles et pourtant


filles de 1'histoire.

L'avant-garde artistique
et l'opposition à l'ordre bourgeois

Examinons à présent le problème depuis l'autre rive,


celle de la sphère artistique proprement dite.
Progrès artistique et progrès social peuvent-ils avoir
partie liée? L'explication traditionnelle d'une histoire
sociale de 1' art totalisante, telle qu'elle a eu cours, notam-
ment dans le sillage d'Arnold Hauser6 , consistait à
mettre en relation le système marchand d'organisation
de la vie artistique qui s'est progressivement imposé
au XIXe siècle et le mouvement de politisation de 1' art
novateur. Le chaînon clé est la dynamique d'innovation.
Le schème du progrès systématique des arts passe
en effet pour avoir constitué le vecteur de la politisa-
tion de la sphère artistique. La concurrence entre les
artistes d'une même génération et les rapports entre
les générations d'artistes s'expriment par des ruptures
successives, les innovations stylistiques sont ordonnées
selon leur contribution à 1'évolution des ressources for-
melles de chaque art. Le système marchand confère à
la compétition par 1'innovation esthétique ses principes
de gravitation: l'idée d'avant-garde suggère l'opposition
entre une production audacieuse qui précède la demande
publique, et une production conservatrice et mercenaire
qui satisfait immédiatement cette demande. Du même
coup, 1' art comme son destinataire, le public, cessent
d'être des totalités homogènes : un art authentique-

6. Arnold Hauser, Histoire sociale de l'art et de la littérature,


trad. fr., Paris, Le Sycomore, 1984.

863
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ment novateur doit contribuer à ruiner le pouvoir et la


morale de la bourgeoisie conformiste, et à émanciper
les classes dominées. Mais deux voies sont ouvertes :
soit l'artiste demeure en avant, dans sa sphère, et ses
audaces sont présumées constituer un levier essentiel
dans la lutte contre les valeurs bourgeoises, quitte à
demeurer incomprises de tous pendant longtemps ; soit
1' artiste se met au service des forces sociales œuvrant
pour le renversement politique des partis bourgeois, mais
risque bien d'y perdre son autonomie.
Les idéologies avant-gardistes qui se sont succédé
depuis le XIXe siècle dans les arts européens ont proposé
deux types de réponse : soit la politisation des arts, soit
le ralliement du peuple aux audaces des arts savants.
Les entreprises artistiques les plus radicalement poli-
tiques, qui furent aussi les moins nombreuses, avaient
pour programme d'associer directement la production
artistique à sa fonction politique, de mettre 1' art nova-
teur en résonance avec les transformations sociales et
politiques, pour constituer une culture authentiquement
révolutionnaire et prolétarienne : preuve a contrario,
l'écrasement des avant-gardes futuriste et formaliste dans
la Russie d'après Lénine, après l'élan initial qui devait
sceller 1'alliance de 1'audace esthétique et du mouvement
politique le plus radical, est l'exemple d'une tentative
aussi saisissante que brève. Le sort du mouvement de la
littérature prolétarienne en France dans les années 1920
et 1930 signalait les apories politiques de ces tentatives
en France : si, conformément à ce programme artistico-
politique, la valeur des œuvres se mesurait à leur pouvoir
d'instruire et de mobiliser les classes sociales les plus
démunies culturellement, l'impuissance des artistes ainsi
engagés à élever par l'art la conscience révolutionnaire
du peuple condamnait cette conception fonctionnelle,
hétéronome, de l'art comme outil politique. Et lorsque

864
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

le Parti communiste français, dans les années 1930,


rechercha des alliances au-delà de la classe ouvrière, au
nom de 1'intérêt national et de la lutte antifasciste, le
projet d'édification d'une culture antibourgeoise perdit
en importance et en crédie. Les encouragements du parti
communiste à produire une littérature et une peinture
réalistes-socialistes ont certes pu connaître des regains,
comme dans la conjoncture de la guerre froide et sous
1' influence du parti communiste soviétique, dans les
années 1950, mais dans la double tradition, guesdiste et
jauresiste, à laquelle s'est nourri le débat sur la contribu-
tion de 1'art à la lutte politique révolutionnaire, la ligne
d'une culture prolétarienne a rencontré trop d'opposants
et trop d'obstacles, à commencer par celui de l'exaltation
du patrimoine culturel national, pour susciter plus que
des conflits intestins 8•
De fait, c'est en majorité au plus loin de la culture
populaire que s'est organisée la quasi-totalité des mou-
vements artistiques d'avant-garde : du surréalisme aux
intellectuels parisiens maoïstes des années 1970, en
passant par Bataille ou Dubuffet, les artistes qui ont
promu une forme de gauchisme culturel se battaient sur
deux fronts, pour manifester la force révolutionnaire de
l'art : en critiquant ce qu'ils désignaient comme le bloc
de la production artistique traditionnelle ou académique,

7. Voir à ce sujet Pierre Gaudibert, Action culturelle: intégration


et/ou subversion, Paris, Casterman, 1977 ; Nikos Hadjinicolaou, « Sur
l'idéologie de l'avant-gardisme »,Histoire et critique des arts, 1978,
juiilet, p. 49-76 ; Évelyne Ritaine, Les Stratèges de la culture, Paris,
Presses de la FNSP, 1983.
8. Je me réfère ici à l'article de synthèse de Frédérique Matonti,
« Les intellectuels et le Parti : le cas français », in Michel Dreyfus
et al., Le Siècle des communismes, Paris, Éditions de l'Atelier, 2000,
p. 405-424.

865
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tranquillement assurée de rallier le goût majoritaire, et


en dénonçant les régressions aliénantes de la production
la plus populaire. L'argument d'une affinité « socio-
logique » entre combat artistique et combat politique est
bâti sur le syllogisme suivant : 1) 1' art correspondant au
goût majoritaire est par essence conservateur et confor-
miste, défenseur d'un ordre établi des valeurs et d'une
vision stable du monde; 2) la domination des classes
dirigeantes s'étend à la sphère culturelle, où, par le
jeu des lois du marché, la bourgeoisie, qui constitue la
demande la plus importante et la plus influente, est en
mesure d'imposer son goût et de gouverner la produc-
tion artistique ; 3) combattre, dans la sphère proprement
artistique, le conservatisme esthétique et 1' inertie de la
tradition, c'est lutter contre le gouvernement des arts
par la classe bourgeoise, grâce au pouvoir critique de la
nouveauté radicale. Contrairement à un art prolétarien,
l'avant-gardisme savant rejoint l'émancipation politique
du peuple sans renoncer à son autonomie.
C'est donc par un mécanisme indirect que l'art pour-
rait se politiser, sans se renier lui-même : les artistes
s'emploient d'abord à résoudre, dans leur sphère propre,
des problèmes esthétiques qui sont matière à concurrence
et conflits, et leur indépendance et leur professionnalisa-
tion dans l'exercice de leur art sont la condition d'une
influence sociale accrue dès lors que les conflits ne sont
pas arbitrés par des considérations externes, notamment
marchandes. Si des alliances peuvent être scellées entre
forces artistiques et politico-sociales progressistes, c'est
parce que les formes de la concurrence artistique pro-
voquent des classements et des oppositions homologues
de ceux qui ont cours dans le monde social.
Mais cette autoproclamation politique de l'art d'avant-
garde s'est heurtée à un paradoxe constant : c'est dans les
classes supérieures que s'est toujours manifesté l'intérêt

866
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

le plus vif pour 1'innovation esthétique, jusque dans


ses formes les plus radicales. Les créateurs les plus
conscients des antinomies de la philosophie avant-gardiste
pouvaient certes s'employer à différencier les élites, et
opposer le bourgeois d'esprit boutiquier et étroitement
utilitariste aux fractions cultivées, mais c'était, d'une
part, s'engager sur la voie d'une partition restrictive
du public partenaire des créateurs novateurs, à rebours
d'un idéal universaliste, et, d'autre part, déboucher sur
la formule d'un aristocratisme esthétique qu'il n'était pas
aisé de faire passer pour une solution d'émancipation
sociale. D'où le dilemme de la politisation des arts : le
syllogisme de la politisation indirecte ne voue-t-il pas
les créateurs à une autosatisfaction autistique? N'est-il
pas du reste construit sur une représentation de 1' art et
du principe d'autonomie de la sphère artistique qui ne
serait qu'une idéalisation discutable de 1'historicité de
la création ?
Il faut ici revenir aux origines communes de la concep-
tion évolutionniste de 1' art comme activité modemisable
ou téléologisable et de la contribution de l'art à l'éman-
cipation politique : c'est dans la notion d'avant-garde et
dans la valeur de l'avant-gardisme que peut être trouvée
1' équation paradoxale de la politisation par autonomisa-
tion de 1' art.

L'artiste, le progrès et le mouvement :


entre modernité et avant-garde

Quelle est 1' origine du principe avant-gardiste ? Au


début du XIXe siècle, l'art occupe une situation nouvelle
dans certaines des philosophies les plus influentes du
progrès social : Henri de Saint-Simon, dans sa division
de la société en classes, attribue ainsi la primauté aux

867
LE TRAVAIL CRÉATEUR

artistes et hommes d'idées, aux savants et ingénieurs,


et aux entrepreneurs. La conception de la puissance
sociale de 1' art se cristallise dans 1' application de la
notion militaire d'avant-garde. Renato Poggioli, dans
son analyse de 1'histoire et des significations du phé-
nomène artistique de 1' avant-garde, ne prétend pas
assigner à cette application une origine précise, mais
décèle dans De la mission de l'art et du rôle des
artistes, un texte de 1845 de Laverdant, disciple resté
obscur de Charles Fourier, l'usage peut-être premier
de la métaphore militaire 9 • L'art est, dans ce contexte
idéologique précis, clairement subordonné à des idéaux
politiques, et la valeur d'avant-garde ne concerne en
rien la dynamique interne de la sphère artistique pro-
prement dite. Les indices que donne Poggioli de cette
vocation strictement politique de la notion concordent :
avant les années 1870, il n'y a aucune extrapolation
proprement esthétique de la notion, il y a tout simple-
ment disjonction.
Assigner un rôle politique à 1' art en le rangeant sous
la bannière saint-simonienne de l'avant-garde n'impli-
quait nullement, en effet, que 1' art fût, dans son ordre
propre, novateur ou révolutionnaire : l'art engagé des
saint-simoniens et des fouriéristes, loin d'être esthéti-
quement avancé, s'est cantonné le plus souvent dans un
langage conventionnel, s'il faut le juger à l'aune des seuls
principes esthétiques 10 • Symétriquement, 1' innovation
esthétique n'impliquait nullement l'audace politiquement
révolutionnaire.

9. Renato Poggioli, The Theory of Avant-Garde, trad. angl.,


Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1968.
10. Voir sur ce point Neil McWilliam, Dreams of Happiness :
Social Art and the French Left, 1830-1850, Princeton, Princeton
University Press, 1993.

868
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

Selon 1'hypothèse de Poggio li, 1'emploi de la notion


d'avant-garde a bien deux profils, qui sont apparus suc-
cessivement, avant de s'entrelacer et de dessiner les mul-
tiples figures historiques d'une permanente ambivalence.
L'insurrection de la Commune et l'immédiate postérité
politique de celle-ci ont joué un rôle considérable pour
mettre en relation les valeurs artistique et politique de
1' avant-gardisme : 1'œuvre et 1'action des écrivains natu-
ralistes, d'une part, et la portée symbolique de l'enga-
gement de Rimbaud dans la Commune, d'autre part,
ont scellé 1' alliance directe entre la gauche et 1'extrême
gauche politiques et certaines personnalités ou courants
artistiques novateurs. Mais pour peu d'années, du moins
sous la forme attendue d'une liaison explicite et systéma-
tique, comme celle qui s'incarna dans les colonnes de La
Revue Indépendante, dans les années 1880, principale-
ment avec le courant naturaliste en littérature et avec les
premières positions du mouvement néo-impressionniste
en peinture. Quand les dimensions politique et artistique
de 1'avant-gardisme cessèrent de fusionner, la notion
demeura d'usage constant dans les arts, jusqu'à se diluer
dans l'espace artistique international à la manière d'une
valeur en vogue, mais elle fut d'emploi moins systéma-
tique et moins exclusif dans la sphère politique. Ce qui,
loin de simplifier le jeu de l'art et du politique, confère
toute sa dynamique et sa complexité à 1' évolution des
relations entre les mouvements artistiques d'avant-garde
et leur engagement social. Car les valeurs dont se charge
l'avant-gardisme artistique ne se transcrivent pas ipso facto
en messianisme politiquement révolutionnaire 11 •

11. Certains, comme Michel Faure (Musique et société du Second


Empire aux années vingt, Paris, Flammarion, 1985), constatant que tel
créateur, audacieux et novateur en son art, a pu prendre des positions
politiques conservatrices ou franchement réactionnaires (par exemple

869
LE TRAVAIL CRÉATEUR

De fait, la posture antibourgeoise de nombre d'écrivains


et d'artistes, dans la première moitié du XIXe siècle, en
disait plus long sur leur conception de l'art et sur les
paradoxes auxquels leur condition est exposée en régime
de marché que sur une logique d'affrontement politique
clairement dessinée.
Dans un ouvrage pionnier, plus souvent utilisé que
cité, Cesar Grafia 12 a démêlé les significations de
1' imprécation des artistes contre le monde bourgeois,
et les ambivalences de leurs prises de position. S'en
prendre au matérialisme et au mercantilisme bourgeois,
c'est, pour une large part, s'en prendre à 1' emprise
du marché qui devient alors le système dominant
d'organisation de la vie artistique. Une véritable
remythologisation de 1' acte créateur fait contrepoint
à la puissance croissante de 1' organisation marchande.
L'exaltation du génie créateur impose une dynamique
de 1' écart et de 1' exception : 1' activité créatrice est
profondément charismatique, et le créateur, tel que
le dessine la figure hugolienne du poète inspiré et
démiurge, devrait idéalement transformer la société
si ses idéaux de justice, de fraternité, d'humanisme
et d'accomplissement de soi s'imposaient sans heurts.
Mais, remarque Grafia 13 , cette exaltation du Moi de
1' artiste, charismatique et exemplaire, a pour contre-

Debussy), proposent des reconstructions sociohistoriques très réduc-


trices, pour rendre raison de telles divergences. Ces tentatives sont
généralement victimes de ce qu'on pourrait appeler le mythe de la
synchronisation des horloges : elles laissent croire que le mouvement
de la production artistique et la dynamique des luttes sociales doivent
coïncider rigoureusement.
12. Cesar Grafia, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic
Books, 1964.
13. Ibid., p. 55.

870
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

partie d'installer celui-ci dans la distance face à la


société tout entière : d'où la double postulation du
génie créateur, qui associe la confiance en soi, parfois
élevée jusqu'à l'arrogance, avec la crainte de l'incom-
préhension et de l'impuissance qui peut déboucher sur
le mépris et sur la posture de martyre.
C'est la transposition, dans l'ordre de la représenta-
tion sociale et politique, de la double identité de 1' art :
d'un côté figure 1'autonomie du créateur dont le travail
expressif est centré sur l'authenticité d'un comportement
personnel et n'est mesurable à l'aune d'aucune métrique
évaluative ordinaire, puisqu'il doit s'être dépouillé de
toute fonction utilitaire ; de 1' autre côté, le système de
marché impose d'obtenir la reconnaissance du public,
de préférence sans que celle-ci soit recherchée servile-
ment, mais sans non plus que puisse jamais être abolie
la contrainte de la sanction positive ou négative émise
par un public anonyme.
Paul Bénichou, dans sa trilogie consacrée aux écrivains
romantiques et post-romantiques 1\ a mis en évidence
1' ambivalence des engagements sociaux des écrivains et
poètes novateurs en France au xrxe siècle, et les modu-
lations de 1' économie idéologique de la double négation
du « ni modernité anti-individualiste, ni ralliement pur
et simple aux masses». Dans un premier temps, celui
du triomphe du premier romantisme, la double négation
avait trouvé sa solution dans 1'héroïsation du Poète : se
plaçant en avant de la foule, il demeure génie solitaire,
mais il se relie à la conscience collective en éclairant le
chemin sur lequel progresser. Dans un deuxième temps,
c'est le pessimisme et 1'héroïsation inversée, selon la

14. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, Paris, Corti, 1973;


id., Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988 ; id., L'École du
désenchantement, Paris, Gallimard, 1992.

871
LE TRAVAIL CRÉATEUR

formule de la malédiction expiatoire et rédemptrice,


qui organisent la vision désenchantée de la relation
entre l'artiste et la société 15 • Dans la pensée socialiste

15. Bénichou voit dans Vigny celui qui se tient précisément sur la
crête de l'ambivalence. La formule de la délégation de clairvoyance
historique au créateur génial suppose proximité et distance entre celui-
ci et le peuple, pour que les deux versants du rôle créateur puissent
coexister : «Une relation à plus longue portée [que l'application
immédiate des idées aux choses] unit le penseur au public; "le vul-
gaire ne peut pas plus se passer d'un individu que cet individu, tout
génie qu'il est, ne peut se passer du vulgaire". Aussi Vigny peut-il
affirmer tout aussi bien 1' alliance étroite de 1'homme de génie et du
public que leur divorce : "La conscience publique est juge de tout.
Il y a une puissance dans un peuple assemblé. Un public ignorant
vaut un homme de génie. Pourquoi ? Parce que le génie devine le
secret de la conscience publique. La conscience, savoir avec, semble
collective" ; et, dans le même temps : "L'homme de pensée ne doit
estimer son œuvre qu'autant qu'elle n'a pas de succès populaire et
qu'il a conscience qu'elle est en avant des pas de la foule". Ce n'est
pas une contradiction : cette polarité est la loi même du sacerdoce
poétique tel qu'il le conçoit, à la fois réservé et fécond. Comment
celui qui est en avant ne serait-il pas isolé, même s'il se sait suivi
à distance ? [... ] La conciliation se fait dans 1'histoire et selon une
marche où la foule, en méconnaissant la leçon d'aujourd'hui, s'ouvre à
celle d'hier.» Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, op. cit., p. 378.
Alors que la génération des poètes qui suit celle des grands
romantiques sombrera dans le désenchantement, les prises de position
de Vigny conjuguent ce que les polarisations entre élan et retrait
dissocieront, avec, à un extrême, la flamboyance activiste du poète
missionnaire et prophète que veut incarner Hugo, et, à l'autre extrême,
le pessimisme douloureux d'un Baudelaire, hanté par les équivoques de
la modernité au point d'inverser les signes du messianisme artistique
et de faire de l'art une malédiction plutôt qu'un sacerdoce : «Ainsi
l'idée du sacerdoce poétique, qui devait osciller, à travers les crises
du xrxe siècle, entre l'élan et le retrait, a trouvé chez Vigny, dès les
premières années de sa carrière, une définition pour ainsi dire perma-

872
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

de 1'époque et chez Marx, le pouvoir de la bourgeoisie


se sera révélé utile à la marche de 1'histoire, par ce
qu'il a apporté d'universalisme et d'émancipation à
1'égard du monde ancien des ordres et des dominations
aristocratiques locales, lorsqu'il aura été dépassé : son
pouvoir d'objectiver le monde et de tirer parti des pro-
grès permis par le rationalisme scientifique et technique
sera retourné contre lui, pour asseoir la justice sociale.
Chez les artistes novateurs, la critique du bourgeois
n'entre généralement pas dans un raisonnement direc-
tement politique : le monde bourgeois incarne d'abord
1'utilitarisme, le moralisme hypocrite, le rationalisme
intéressé et calculateur et un matérialisme omniprésent.
Ils lui opposent les caractéristiques de 1'ego artistique :
antirationalisme, force de l'imagination non calculatrice,
libre expression de soi hors des limites conventionnelles,
idéalisme nourri du culte de l'individu génial donnant son
exceptionnalité en exemple de la puissance libératrice des
forces créatrices. Suffit-il que le bourgeois incarne celui
dans lequel, comme le dit Valéry, « 1' artiste découvre et
définit son contraire 16 », pour que l'art puisse incarner
une puissance de transformation sociale ?
Baudelaire comme Flaubert s'en prennent au moder-

nente et répondant d'avance à toute vicissitude. Le gentilhomme amer,


métamorphosé pour survivre en héraut pensant du progrès, a protégé
mieux qu'un autre le type sacerdotal du Poète contre l'entraînement
des circonstances et leur reflux. Sa formule austère, un peu grise, a
moins frappé que d'autres : c'est pourtant celle qui défiait le mieux
les conjonctures nécessairement variables de la société qui naissait
alors. Il y a, à la fois, dans Vigny, un poète agissant et un poète
en exil, un Hugo et un Baudelaire, mais la rigueur de sa réflexion
sur la condition poétique excluait qu'il eût l'éclat ni de l'un ni de
l'autre.>> Paul Bénichou, ibid., p. 378.
16. Cité par Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la
modernité, Paris, Le Seuil, 1990, p. 28.

873
LE TRAVAIL CRÉATEUR

nisme industrialisateur et mécanisateur et à toutes les


forces qui, revendication d'égalité démocratique comprise,
promeuvent une société asservie à des espoirs étroitement
matérialistes de confort et de bonheur quantifiables. D'où
leur détestation des masses et du progrès massificateur,
et 1'esthétisation de leurs idéaux sociaux : c'est une
aristocratie de l'intelligence et de la production créatrice
qui constitue le seul rempart concevable contre 1' essor
d'un monde sans qualités. Grafia souligne que cette
horreur de la masse et du vulgaire, bourgeois en tête,
n'a pas de traduction dans une géographie simplement
politique des positions idéologiques :

«Si Flaubert et Baudelaire n'étaient pas des conser-


vateurs au vrai sens politique du terme, ils n'étaient pas
davantage des Machiavels modernes occupés aux subtilités
de la domination à la manière de professionnels de la poli-
tique. Ils ne s'intéressaient pas à l'usage intentionnel du
pouvoir, ni pour mettre en œuvre une idéologie sociale, ni
pour asseoir la volonté d'un parti. La fonction du pouvoir,
pour eux, était d'entourer l'élite d'un cordon sanitaire pour
lui permettre d'accomplir ses tâches intellectuelles sans être
troublée par les masses 17 • »

Culte de la singularité, spectacle de l'idiosyncrasie,


héroïsation du dandy en super-bohème qui fait de l'affir-
mation et de 1' exhibition de soi les seules réponses à
la distance entre 1' artiste et le public, 1' argumentaire
et les techniques de l'aristocratisation de l'écrivain ont
une double signification : promouvoir un individua-
lisme non conservateur, qui proteste aristocratiquement
contre 1' ordre bourgeois et matérialiste, et récuser une
philosophie téléologique de 1'histoire qui confond la

17. Cesar Grafia, Bohemian versus Bourgeois, op. cit., p. 121.

874
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

nouveauté ou 1' originalité du créateur singulier avec le


progrès conçu comme un impératif collectivement accepté
de dépassement perpétuel. Des analyses de la posture
idéologique de l'art avancé avant 1870 en France, nous
voyons ainsi émerger la double hélice d'une génétique
de la modernité artistique : 1'autonomie de 1' artiste,
comme idéal régulateur, autorise le plein accomplisse-
ment du projet créateur, y compris comme instrument
de la critique radicale de l'ordre bourgeois, c'est-à-dire
utilitaire et éradicateur de singularité ; mais la philoso-
phie temporelle de l'innovation artistique doit pouvoir
satisfaire 1' idéal du mouvement sans sombrer dans une
forme de mécanisation de l'invention qui imposerait un
système rationalisé de dépassement obsessionnel et qui,
d'évidence, abolirait la teneur en originalité du nouveau
artistique ainsi guidé.
Chez Baudelaire, cette dualité est source de multiples
équivoques et dédoublements, comme l'indique Antoine
Compagnon. La modernité est constituée par la contra-
diction car elle est inséparablement le transitoire et
l'immuable, le contingent et l'éternel; la modernité est
forgée par le refus critique car elle est antibourgeoise,
inutile, indéterminée dans sa signification ; la modernité
est habitée par la réflexivité, celle de l'autocritique et
de 1' autoréférentialité de 1' œuvre, celle de 1' ironie lucide
de 1' artiste. Au total, la philosophie baudelairienne de
1'accomplissement créateur récuse la temporalisation du
nouveau, pour célébrer le présent. Il ne s'agit pas d'ignorer
la temporalisation de tout acte et de toute situation, mais
de récuser le pouvoir déterminant du passé, et ce, dans
les deux configurations de cette détermination : soit parce
que le passé est considéré comme une réserve de sens
et de valeur conservée dans le présent, soit parce qu'il
incarne ce qui est à rejeter, à dépasser systématiquement.
Le passé sera vu comme une « succession de modernités

875
LE TRAVAIL CRÉATEUR

singulières 18 » ; le relier au présent reviendrait à enchaî-


ner et à abolir celui-ci, tout comme, symétriquement, la
conception du présent comme dépassement permanent
enchaîne et abolit celui-ci dans le futur qui le relègue
perpétuellement. Une conception discontinuiste de la
nouveauté peut seule préserver 1' équivoque du beau,
éphémère et éternel.
Or, pour que la valeur d'avant-garde prenne corps dans
la sphère artistique et conduise à identifier 1' innovation
esthétique avec le progrès social et politique, elle doit
convertir le refus critique en rupture, situer la nouveauté
sur un axe temporel de ruptures cumulatives avec le
passé, et inventer un culte du futur, où tout acte, toute
expression créatrice n'ont de sens que par différence
critique avec un passé repoussé et par visée anticipatrice
d'une contribution historisante à une nouvelle perpétuité
(totalement opposée à l'éternité baudelairienne), celle

18. J'emprunte la formule à Antoine Compagnon, dont voici


1' analyse : « La modernité, comprise comme sens du présent, annule
tout rapport avec le passé, conçu simplement comme succession de
modernités singulières, sans utilité pour discerner le "caractère de la
beauté présente". L'imagination étant la faculté qui rend sensible au
présent, elle suppose l'oubli du passé et l'assentiment à l'immédiateté.
La modernité est ainsi conscience du présent comme présent, sans
passé ni futur; elle est en rapport avec l'éternité seule. C'est en
ce sens que la modernité, refusant le confort ou le leurre du temps
historique, représente un choix héroïque. Au mouvement perpétuel
et irrésistible d'une modernité esclave du temps, et se dévorant
elle-même, à la désuétude de la nouveauté sans cesse renouvelée et
niant la nouveauté d'hier, Baudelaire oppose l'éternel et l'intempo-
rel. Ni l'ancien, ni le classique ni le romantique, qui ont été tour à
tour vidés de substance. La modernité tient à la reconnaissance de
la double nature du beau, c'est-à-dire aussi de la double nature de
1'homme. » Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la moder-
nité, op. cit., p. 30-31.

876
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

de l'innovation indéfinie. En assimilant le mouvement


d'innovation esthétique au progrès, l'avant-gardisme
promeut une conception téléologique de l'autonomi-
sation croissante de l'art : il prétend imposer, à titre
d'idéologie régulatrice, un cadre causal déterministe à
1'histoire à venir d'un art, et à la réévaluation de son
passé à partir de la valeur contributive des œuvres au
mouvement de cet art vers la conscience de sa nécessité
historique. C'est le principe souverain de la réduction
progressive de l'innovation à une activité de recherche
qui porte sur les propriétés formelles de chaque art, sur
ce qui est supposé constituer la spécificité irréductible
de celui-ci, dans la distance prise avec la structure et les
caractéristiques d'un quelconque référent. Ce principe fut
ainsi décliné en abandon de la représentation imitative
du réel en peinture, en dépassement du langage tonal en
musique, et en transformation de la grammaire ordinaire
du récit comme de la transcription simplement expressive
des affects en littérature.
Dressons un premier bilan intermédiaire. La conception
historiciste de la nouveauté comme dépassement systé-
matique orienté vers un but fournit 1'argumentaire des
alliances par homologie de position : l'artiste novateur,
dans sa sphère, mène contre le conservatisme et contre
1'ordre établi le même combat révolutionnaire que les
classes dominées contre l'ordre bourgeois. La question
est alors de savoir quelle est 1'efficacité extra-artistique
de cette radicalité esthétique : l'artiste peut-il offrir autre
chose qu'un appui indirect à un mouvement social?
Peut-il exercer un quelconque rôle messianique lorsqu'il
place son art dans le cadre impératif de 1'originalité
esthétique ?

877
LE TRAVAIL CRÉATEUR

L'individualisme et l'originalité

Dans le chapitre 7, j'ai montré comment s'y prenaient


sociologues et historiens pour chercher à comparer les
chances d'innovation sous les différents régimes d'organi-
sation de la production artistique. Les distinctions courantes
entre les diverses formes d'organisation de la vie artistique
procèdent de stylisations simplificatrices. Elles conduisent
à négliger un facteur essentiel qui, dans n'importe quel
système d'organisation, confère un degré de liberté propre
à l'activité de certains artistes : l'influence que leur pro-
cure leur réputation. Le pouvoir de négociation et d'action
dont dispose 1' artiste pour étendre le contrôle sur son
activité, s'accroît en effet à mesure que sa valeur est célé-
brée. Les modalités en sont assurément différentes d'un
régime de création à 1' autre, puisque la formation de la
réputation n'obéit pas aux mêmes règles en contexte de
mécénat aristocratique ou princier, de système marchand,
de mécénat public ou de contrôle par une académie ou
une union professionnelle détenant le monopole d'attri-
bution des récompenses, des titres et des postes officiels.
Mais dans tous les cas, les efforts et les luttes qu'engage
1' artiste innovateur pour s'affirmer passent par la recherche
d'un avantage qui déroge aux règles strictes du système
dominant considéré. C'est la compétition par l'originalité.
Je veux examiner ici la philosophie sociale que contient,
explicitement ou non, l'impératif d'originalité esthétique,
et, plus précisément, la signification du triomphe de l'indi-
vidualisme, combinaison d'autonomie, d'authenticité et de
réflexivité critique, dont l'artiste devient l'un des symboles
les plus expressifs et l'un des hérauts les plus éloquents.
Dans son livre sur Proust, Vincent Descombes 19, s'attardant

19. Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris,


Éditions de Minuit, 1987.

878
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

sur les antinomies de la modernité artistique, demande :


qu'advient-il quand chaque artiste est tenu de se montrer
original ? Les analyses de Baudelaire sont, là encore,
éclairantes : le régime individualiste de création contient
une contradiction dans les termes, parce que la plupart
des artistes ne peuvent pas espérer résoudre, dans leur
travail créateur, 1' équation de 1' individualisation réussie,
avec ses trois dimensions d'émancipation, d'autonomie
et de réalisation de soi. Le plus grand nombre connaît,
sous la pression du devoir d'originalité, le «doute», la
«pauvreté d'invention», le« chaos d'une liberté épuisante
et stérile», faute de manifester une originalité reconnue.
Et par un de ces paradoxes dont la concurrence artistique
n'est pas avare, les artistes qui s'essaient à se singulari-
ser se vouent en grand nombre à 1' imitation impuissante
des formules novatrices. Ils deviennent des « singes de
l'art» en haine d'eux-mêmes et en admiration aliénante
devant leurs collègues les plus inventifs dont 1' exemple
les stimule et les anéantit tout ensemble :

«Baudelaire voit [ ... ] qu'il est plus difficile d'être un


artiste heureux aujourd'hui qu'hier. [ ... ] Autrefois, il y
avait un style collectif, ce qui veut dire un style qui est
la propriété d'un groupe (d'une "école", et par-delà les
écoles, d'une société). [ ... ] Dans un tel régime de l'art,
les individus moins originaux trouvent leur "juste" place
dans une fonction seconde : "obéissant à la règle d'un chef
puissant et 1' aidant dans tous ses travaux" (Baudelaire,
Salon de 1846). Personne n'est en effet tenu de se montrer
original. Nous avons entre-temps changé de régime. Dans
le régime post-révolutionnaire de l'art, le style collectif est
non seulement absent de fait, mais exclu par principe. Il
ne doit surtout pas y avoir un même style pour tous. Tout
programme d'un "retour à 1' ordre" [ ... ] est aussitôt repéré,
et fort justement, comme une usurpation tyrannique. Au nom
de quoi certains individus imposeraient-ils leurs préférences

879
LE TRAVAIL CRÉATEUR

stylistiques à d'autres individus ? Au nom de quoi déclare-


t-on close 1'époque des expérimentations et des inventions ?
Or Baudelaire nous demande de considérer 1'autre face de
la modernité, le prix à payer pour que soit glorifié l'indi-
vidu. "L'individualité - cette petite propriété - a mangé
l'originalité collective" (ibidem) ... Dans un régime holiste
de l'art, l'originalité des solutions trouvées aux problèmes
artistiques est collective. Dans un régime individualiste,
chacun est tenu d'offrir une solution inédite à des problèmes
toujours plus difficiles en raison de la "division infinie du
territoire de 1' art". Baudelaire voit que la glorification de
l'individu engendre, pour le plus grand nombre, le "doute",
la "pauvreté d'invention". La plupart des gens sont en fait
incapables de faire preuve d'une originalité personnelle.
Il leur faut alors se contenter d'une originalité empruntée.
En l'absence d'un puissant style collectif, le destin de la
plupart des artistes sera l'imitation impuissante. Ils seront
les "singes de 1' art". Au lieu de subir la domination légitime
d'un maître dans une école, les singes de l'art subissent la
domination révoltante d'une personnalité plus puissante20 • »

Nous pouvons envisager la production artistique et


l'évaluation des artistes selon une perspective complé-
mentaire, celle des positions de marché. La concurrence,
en économie de marché, se nourrit de l'innovation pour
se développer, mais suscite aussi, corrélativement, des
écarts de réussite spectaculaires et une volatilité plus
grande des carrières. Quelle signification assigner à ces
inégalités? Sont-elles le résultat d'un aveuglement du
public dont les entrepreneurs les plus influents des marchés
artistiques peuvent, à leur guise, orienter les préférences ?
Expriment-elles une hiérarchie objectivée des talents en
compétition, quels que soient les déterminants de cette
hiérarchie? Ou sont-elles provoquées par une amplifi-

20. Ibid., p. 142-143.

880
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

cation excessive de différences assez limitées entre les


talents des artistes, en raison, notamment, de l'impact des
technologies modernes de diffusion et de reproduction qui
élargissent considérablement les marchés artistiques et les
écarts de réussite sur ceux-ci21 ? Du choix de la réponse
se déduit une représentation de ce qu'est la communauté
des artistes et de ce que peuvent être les idéaux collectifs
compatibles avec l'impératif d'originalité esthétique.
Le débat a par ailleurs une portée sociale et politique
plus large, puisqu'il s'agit de savoir si l'artiste en quête
d'originalité peut constituer un modèle social: il faut alors
désolidariser l'individualisme d'une de ses incarnations,
le bourgeois. C'est l'anticonformisme qui fournit le socle
d'une conception expressiviste de l'individualité. Les
valeurs d'originalité, d'authenticité, de sincérité person-
nelles appartiennent à ce que Charles Taylor appelle le
«tournant subjectif2 » ou encore le «tournant expressi-
viste23 » de la culture moderne en Europe, et qu'il situe
dans le sillage de 1'œuvre de Rousseau et de Herder. Les
individus sont, dans cette conception, dotés d'une forme
d'intériorité inédite, l'individualité de chacun est fondée
sur les caractéristiques particulières de sa personnalité qu'il
faut préserver de l'imitation et de l'influence d'autrui.
Chacun peut, grâce à la réflexivité du rapport conscient
à soi et du dialogue intérieur, chercher à accéder aux
profondeurs intimes de sa personnalité. L'authenticité
ajoute au contrôle réflexif d'un rapport sincère avec soi-
même la reconnaissance de 1' originalité de chaque mode
individuel d'existence, qui est source d'une rhétorique de

21. Voir plus haut le chapitre 6.


22. Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, trad. fr., Paris,
Éditions du Cerf, 1994.
23. Charles Taylor, Les Sources du moi, trad. fr., Paris, Le
Seuil, 1998, chap. 21.

881
LE TRAVAIL CRÉATEUR

la différence et de la diversité : la réalisation de soi ne


devrait être, dans l'idéal, entravée ni par le conformisme
social ni par les inégalités qui interdisent de reconnaître
la juste valeur de la personnalité de chacun et 1'épa-
nouissement complet de celle-ci. Si chacun a une façon
originale d'être humain, chacun doit encore découvrir ce
Soi qui ne se laisse rapporter à aucun modèle préexistant.
La référence à 1' art et à 1' artiste comme modèle de la
définition de soi devient ici centrale :

«Chez Herder, et dans la conception expressiviste de la


vie humaine, cette relation [entre la découverte de soi et la
création artistique] apparaît très serrée. La création artis-
tique devient le paradigme de la définition de soi. L'artiste
est promu en quelque sorte au rang de modèle de 1' être
humain, en tant qu'agent de la définition originale de soi.
Depuis 1800 environ, on a tendance à faire de 1' artiste un
héros, à voir dans sa vie 1' essence même de la condition
humaine, et à le vénérer comme un prophète, un créateur
de valeurs culturelles. [... ]
Si nous devenons nous-mêmes en exprimant ce que
nous sommes et si ce que nous devenons est, par principe,
original et ne dépend pas de ce qui existait auparavant,
ce que nous exprimons n'est pas non plus une imitation
de ce qui existait déjà, mais une création nouvelle. Nous
concevons alors l'imagination comme une force créatrice.
Examinons de plus près cet exemple, qui est devenu
notre modèle, où je me découvre grâce à mon travail en
tant qu'artiste, à travers ce que je crée. La découverte de
moi passe par une création, par la fabrication de quelque
chose de neuf et d'original. J'invente un nouveau langage
artistique - une nouvelle manière de peindre, un nouveau
mètre ou une nouvelle forme poétique, une nouvelle tech-
nique romanesque - et, à travers cela et cela seulement, je
deviens l'être que je portais en moi24 • »

24. Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, op. cit., p. 69-70.

882
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

Mais comment passer de 1' émancipation expressive


du comportement individuel à la vie collective ? La
valeur d'originalité peut-elle constituer une norme sociale
de réalisation de soi ? Comme le souligne Taylor, la
conjonction entre authenticité, originalité et liberté fonde
une conception qui est directement opposée à la morale
contraignante des conventions normatives, et à 1' ordre
utilitaire et calculateur introduit par les rationalisations
de la vie moderne - progrès technique, industrialisation
mécanisante, organisation des rapports sociaux selon la
discipline des régularités et la loi du nombre, y compris
démocratique. Comment cimenter alors une collecti-
vité autour du principe éminemment différenciateur de
1'authenticité individuelle ?
La première modernité artistique, qu'à l'instar de
Compagnon, il convient de distinguer du principe d'avant-
garde, fait sienne cette valeur d'originalité sans l'assujettir
à une téléologie historique. La conception expressiviste
de 1' accomplissement de soi admet comme un de ses
postulats de base l'universalité de cette capacité d'auto-
réalisation : seules des contraintes externes peuvent
empêcher les personnalités de s'épanouir dans leur ori-
ginalité. D'où une variante aristocratique et une variante
relativiste de cette position moderniste, selon que la
faculté d'accomplissement ne paraît pleinement accessible
qu'à quelques personnalités hors du commun prêtes à
témoigner, fût-ce douloureusement ou tragiquement, de
la grandeur de l'individu authentique dans un monde
assujetti au conformisme, ou qu'elle incarne une nouvelle
donne quasi anthropologique qui légitime les différences
expressives de comportement et d'engagement sans les
rapporter à un modèle de référence censé normer les
pratiques et les représentations individuelles.
De son côté, le principe d'avant-garde invoque simul-

883
LE TRAVAIL CRÉATEUR

tanément le dépassement critique de tout acquis, et le


principe dogmatique de la supériorité du futur tel que
le fait advenir 1' innovation perpétuelle :

« On confond [ ... ] trop souvent modernité et avant-garde.


Toutes deux sont sans doute paradoxales, mais elles ne
butent pas sur les mêmes dilemmes. L'avant-garde n'est pas
seulement une modernité plus radicale et dogmatique. Si
la modernité s'identifie à une passion du présent, l'avant-
garde suppose une conscience historique du futur et la
volonté d'être en avance sur son temps. Si le paradoxe de
la modernité tient à son rapport équivoque à la moderni-
sation, celui de l'avant-garde dépend de sa conscience de
1'histoire. Deux données contradictoires constituent en effet
1' avant-garde : la destruction et la construction, la négation
et 1' affirmation, le nihilisme et le futurisme. [ ... ]
Quand la première modernité n'a plus été comprise,
modernité et décadence sont devenues synonymes, car
l'implication du renouvellement incessant est l'obsolescence
subite. Le passage du nouveau au désuet est dès lors ins-
tantané. C'est ce destin insupportable que les avant-gardes
ont conjuré en se faisant historiques, donnant le mouvement
indéfini du nouveau pour un dépassement critique. Pour
conserver un sens, pour se distinguer de la décadence,
le renouvellement doit s'identifier à une trajectoire vers
1' essence de 1' art, une réduction et une purification25 • »

Érigée en doctrine, la liquidation critique du passé


et de toute forme de conservatisme met en avant le
non-conformisme : non discipliné par un contrôle esthé-
tique qui oriente le dépassement, ce non-conformisme
incline aisément vers l'anarchie, la révolte ou l'ironie. À
l'inverse, la mise en trajectoire des avancées artistiques
impose autoritairement un modèle évolutif, et, avec lui,

25. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité,


op. cit., p. 48-49.

884
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

l'assujettissement des créateurs ralliés aux initiatives


esthétiques des leaders, au sein des groupes, cercles,
écoles et tendances qui sont formés pour assurer la
viabilité et 1'exploitation systématique des innovations
jugées les plus fécondes. L'alliance du systématisme
esthétique et d'une organisation en groupes hiérarchisés
fait pencher vers 1' autoritarisme, fait de dogmatisme
esthétique, d'intimidation scientiste, de domination cha-
rismatique du maître sur des créateurs temporairement
ou durablement réduits à 1' état de disciples, et qui se
doivent d'être originaux selon les canons de leur groupe.
Anticonformisme et esprit de système, en coexistant
dans les conceptions avant-gardistes de l'innovation
artistique depuis la fin du XIXe siècle, donnent naissance,
aux différentes périodes, à des oppositions divergentes
à 1' ordre établi : le cubisme, la musique dodécapho-
nique, le constructivisme russe, du côté du dépassement
formaliste, le dadaïsme et les provocations de Marcel
Duchamp, le minimalisme humoristique d'Erik Satie, la
poésie surréaliste, du côté de la critique ironique, provo-
catrice ou nihiliste des conventions établies, et, après la
seconde guerre, les courants de 1' abstraction picturale,
le sérialisme musical, la subversion formaliste de la
narration littéraire dans le nouveau roman, d'un côté,
et, les compositions de John Cage, l'art brut de Jean
Dubuffet, le pop-art, le théâtre de 1' absurde, les travaux
du collège de pataphysique, de l'autre côté.

Un engouement embarrassant :
les élites sociales et l'art avancé

Chacune des formes avant-gardistes de dépassement


de la tradition suppose un degré suffisant de familiarité
avec le passé artistique qu'elle critique et relègue, pour

885
LE TRAVAIL CRÉATEUR

que soient comprises les audaces et les provocations,


surtout quand, comme dans 1'héritage de Duchamp et de
Dada, elles prennent l'apparence de solutions nihilistes
extrêmes, et qu'elles semblent incarner le comble de
l'arbitraire voire de l'insignifiance si elles ne sont pas
accompagnées par un travail d'interprétation persuasive.
Autant de motifs qui paraissent éloigner les recherches
avant-gardistes des masses à l'émancipation desquelles la
plupart des artistes novateurs espèrent pourtant contribuer
par 1' originalité de leurs inventions.
Vient alors la question posée par nombre d'artistes,
de théoriciens de l'esthétique et d'auteurs attentifs aux
contradictions sociales dont la sphère culturelle porte
l'empreinte : comment la société bourgeoise peut-elle
s'accommoder des contestations culturelles et artistiques
de sa domination par l'art novateur, au point de consacrer
des artistes, si extrêmes soient-ils dans leurs critiques et
leurs contestations, et d'en faire les héros des temples
modernes, musées, cimaises d'expositions publiques,
salles d'opéra et de concert, festivals, etc.? Et comment,
symétriquement, les artistes peuvent-ils s'accommoder
de cet encombrant engouement des élites pour leurs
audaces révolutionnaires ? Plus généralement, quel est
le destinataire de 1' activité artistique, dans un régime
d'innovation esthétique socialement contestataire? Et
qui l'État-providence culturel représente-t-il au juste,
quand il corrige, voire inverse les sanctions du marché ?
Agit-il au nom de la collectivité publique tout entière,
en soutenant et en préservant ce qui doit, en théorie
et à long terme, devenir le patrimoine commun ? Ou
bien ses interventions font-elles, au nom de la légitime
autonomie de la sphère artistique, prévaloir les intérêts
étroitement circonscrits d'une « classe culturelle», ou,
plus simplement encore, ceux des professionnels de
l'art?

886
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

C'est assurément dans les classes supérieures que


s'est toujours forgé le soutien le plus efficace aux inno-
vations artistiques les plus radicales. Mais, comme le
souligne Diana Crane dans son étude sur les avant-
gardes picturales à New York après 194026 , le premier
public des avant-gardes doit d'abord être caractérisé
comme un ensemble de supporters (constituencies),
représentants d'organisations (gouvernement, universités,
entreprises, fondations), membres de sous-cultures profes-
sionnelles (experts, critiques, conservateurs, marchands,
artistes, enseignants d'art) et réseaux de collectionneurs
et d'intellectuels, qui agissent en interdépendance au
sein de groupes distincts. L'analyse statistique de la
fréquentation des hauts lieux de la création la plus
immédiatement contemporaine a des degrés de précision
variables, en raison du mode même de diffusion et d'
« appropriation » des différents arts : il est plus aisé
d'enquêter sur le public des arts du spectacle vivant qui
fréquentent des salles de concert, de théâtre et d'opéra
que sur celui des galeries d'art contemporain, ou des
collectionneurs d'art contemporain. Mais au-delà de la
diversité des protocoles d'investigation, les résultats des
travaux sociologiques sont convergents.
D'une part, dans les arts dits savants, la production
immédiatement contemporaine recrute la majorité de son
public dans les professions intellectuelles, et, au sein de
celles-ci, d'abord parmi les créateurs et parmi les profes-
sionnels des mondes artistiques eux-mêmes. L'explication
devenue classique en sociologie, est celle, d'inspiration
weberienne, qui assimile le monde professionnel des arts
savants à un secteur d'activité fortement spécialisé, dont
la fréquentation suppose des compétences et/ou une fami-

26. Diana Crane, The Transformation of the Avant-Garde, Chicago,


The University of Chicago Press, 1987.

887
LE TRAVAIL CRÉATEUR

liarité avec l'innovation, ou au moins, selon la formule


de Bourdieu, une « prédisposition à comprendre sinon
les œuvres nouvelles ainsi produites, du moins 1' intention
de la rupture avec les normes établies27 ». D'autre part,
le rôle de cette « demande intermédiaire » est essentiel
pour orienter l'activité critique dans le travail d'éluci-
dation des audaces créatrices, à travers la production de
textes théoriques ou de discours d'accompagnement, et
pour mettre les créateurs en relation avec les diverses
variétés de professionnels susceptibles d'apporter des
soutiens, des investissements, des projets de travail ou
des occasions de diffusion des œuvres28 •
Toutes sortes d'accommodements ont donc été inventés
pour s'arranger du paradoxe de la délectation bourgeoise
pour un art antibourgeois : les œuvres et leur portée
réellement novatrice ne seraient compréhensibles des
bourgeois philistins que par malentendu ou sous 1' effet
de «contradictions dans la position de classe», ou ne
seraient jamais vraiment «récupérables», parce que la
domestication de l'innovation, via son insertion dans
les circuits marchands ou dans les programmes d'action
publique, n'annulerait pas la puissance critique attachée
à sa signification profonde ; ou bien encore elles ne
délivreraient leur effet politiquement révolutionnaire
qu'à moyen ou long terme, ce qui pourrait bien conduire
les bourgeois, par une ruse dévastatrice de la raison
historique, à être les instruments de leur propre ense-
velissement.

27. Pierre Bourdieu, «Champ du pouvoir, champ intellectuel


et habitus de classe », Scolies !, Cahiers de recherche de l'École
normale supérieure, Paris, 1971, p. 22-23.
28. Pierre-Michel Menger, «L'oreille spéculative. Consommation
et perception de la musique contemporaine », Revue française de
sociologie, 1986, 27(3), p. 445-479.

888
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

Les succès des novateurs et la consécration des pro-


vocations avant-gardistes transforment invariablement la
question du pouvoir social et politique de l'innovation
artistique en une indépassable aporie. Mais, en retour,
les interrogations sur la position sociale et politique de
1' art novateur ainsi consacré posent, en la dramatisant
jusqu'à la caricaturer, la question de la conception même
de l'innovation artistique : quelle autonomie reconnaître
à un système d'innovation dont le marché s'est si bien
accommodé qu'il en a fait le moteur de son développe-
ment, fût-ce en trouvant dans le soutien apporté par la
bureaucratie des administrations culturelles publiques et
de leurs conseillers experts un substitut de la demande
privée ? Et quelle différence sépare au juste le monde
de l'art savant et ses audaces avant-gardistes de toutes
les formes d'expression artistique et culturelle qui, sans
cultiver les surenchères formalistes, prétendent détenir en
propre un pouvoir expressif et une originalité esthétique,
et entendent réfuter les partages et les hiérarchies entre
un art autonome et un art hétéronome, déterminé par
d'autres lois que celle de la recherche de l'originalité?
L'évolution de la politique culturelle montre que les
deux vecteurs de 1' originalité artistique - 1'héroïsme
aristocratique du créateur et l'individualisme démocra-
tique du sujet expressif - sont progressivement venus
coexister pour étayer deux régimes d'action publique.
L'un s'identifie au soutien à l'offre artistique radica-
lement novatrice ; 1' autre milite pour 1'augmentation
et la diversification sociale de la demande culturelle29 •
Comment leur conjonction était-elle possible ?

29. Voir Pierre-Michel Menger, «Culture», in Emmanuel de


Waresquiel (dir.), Dictionnaire des politiques culturelles, Paris,
Larousse, 2000.

889
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Après la politisation, la politique :


la sécularisation des avant-gardes

Tant que les concurrences internes aux mondes artis-


tiques, par-delà les rivalités entre groupes et entre ten-
dances, se sont organisées en des luttes ouvertes entre
anciens et modernes, entre conservateurs et progressistes,
1' avant-gardisme a trouvé dans la politisation de ses
audaces et dans la critique politique des résistances à
celles-ci un levier particulièrement efficace pour radi-
caliser les enjeux de l'activité de création. La teneur
sociale et politique de la nouveauté authentique pouvait
toujours apparaître inversement proportionnelle à son
audience si le public était considéré comme prisonnier
de conventions esthétiques et ignorant de sa propre
aliénation. Plus qu'un argument de rationalisation conso-
latrice, ce type de comptabilité paradoxale se fonde sur
le schéma de 1'universalité potentielle de toute créa-
tion, pourvu que s'accomplissent les transformations
sociales propres à rallier 1' ensemble de la communauté
aux valeurs de l'innovation. Quand la création entre
dans le cercle de 1' administration des choses de 1' art
par la puissance publique, c'est une version sécularisée
de ces transformations - la démocratisation culturelle,
et son répondant, 1' élévation du niveau de formation
et donc d'aspiration culturelle - qui fournit la doctrine
de l'action publique. La métaphore spatiale de l'avant-
garde banalise le retard de la demande sur 1' offre, en en
faisant une donnée structurelle des marchés artistiques
qui sont mis perpétuellement en mouvement par les
innovations : 1' action publique peut rendre viable ce
décalage structurel, et tâcher d'en réduire l'amplitude.
Le principe de démocratisation se trouvera en affinité
avec cette version sécularisée de l'avant-gardisme si la
valeur critique et provocatrice des innovations de rupture

890
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

devient une donne ordinaire de la vie artistique, conforme


à la logique de concurrence des mondes de 1' art, et que
chaque vague d'innovations dépose son lot de réussites
ou d'incarnations symboliques du mouvement de l'art
qui méritent d'être reconnues, mises en collection et
insérées dans les circuits de la diffusion démocratisante.
Les politiques culturelles publiques en Europe, depuis
les années 1960, ont fait coïncider 1' accroissement des
moyens alloués aux activités de création avec le soutien
grandissant aux tendances les plus novatrices de 1' art.
Avec des moyens budgétaires en forte croissance, les
bureaucraties culturelles ont usé moins d'un pouvoir
discrétionnaire élargi que d'une délégation grandissante
des choix aux protagonistes des champs de luttes esthé-
tiques. Une fois récusé le monopole d'un contrôle par
une académie, 1'acteur public sollicite, pour opérer les
choix sélectifs, des représentants de la « communauté
artistique», mais, comme l'écrit Philippe Urfalino :

« L'État ne peut s'appuyer pour effectuer cette délégation


ni sur un consensus au sein de cette communauté ni sur la
médiation d'une instance ayant le monopole de la défini-
tion des normes rectrices de la légitimité culturelle et de la
consécration des artistes et des œuvres. [ ... ] Pour déléguer
ses choix, l'État n'a d'autres ressources que d'incorporer
au sein des dispositifs institutionnels les protagonistes de ce
champ et leurs luttes. C'est par ce biais que l'État peut se
substituer au marché tout en maintenant 1' autonomie de 1' art.
Il ménage 1'auto-administration de 1' art par la communauté
des pairs. [ ... ] Dans l'impossibilité d'exercer lui-même
des choix, comme de les concéder à une seule instance,
il doit utiliser ce qu'il contribue à créer : des "académies
invisibles30". »

30. Philippe Urfalino, « Les politiques culturelles : mécénat caché


et académies invisibles», L'Année sociologique, 1989, 39, p. 100-101.

891
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Or, en introduisant, via les mécanismes de délégation


des choix, une pluralité d'acteurs dans l'arène publique
de 1' art, la politique culturelle établit la légitimité du
principe de contestabilité qui conduit à entourer toute
évaluation et tout choix d'un halo d'incertitude quant
à sa justesse présente et future. Ainsi s'introduit aussi
le ferment relativiste : comment prétendre durablement
que les arts et les productions culturelles candidats à
la reconnaissance puissent faire l'objet d'une définition
sélective incontestable, quand le cercle de ceux à qui
sont délégués les choix publics s'élargit ?
En deuxième lieu, la politique culturelle a rendu logi-
quement solidaires la conservation obsessionnelle et
indéfiniment élargie du passé et la valorisation intense du
nouveau. Par un mécanisme aisément compréhensible de
transfert, la sacralisation muséale et la diffusion élargie
des chefs-d'œuvre du passé procurent irrésistiblement
un prestige inégalé à tous ceux qui peuvent aujourd'hui
faire homologuer leur titre de créateur. Ce transfert d'aura
symbolique des artistes consacrés du passé vers les créa-
teurs du présent candidats à une possible consécration
durable agit sur la vitesse d'accréditation des audaces
novatrices par les institutions publiques, en superpo-
sant à 1' évaluation sélective opérée sur le long terme
(celle qui alimente les collections des musées d'art du
passé) un système de reconnaissance officielle agissant
dans le court terme (celui qui alimente les acquisitions
d'œuvres pour les musées et collections publiques d'art
contemporain). D'où la double postulation de l'action
publique : elle établit des conditions rigoureuses de
sauvegarde, de protection et de conservation dans le
domaine relativement stable des valeurs artistiques et
patrimoniales sélectionnées par les experts dans 1'histoire
des arts ; elle agit sur les valeurs volatiles et incertaines

892
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

du présent, selon un raisonnement au futur antérieur


selon lequel la collectivité publique n'aura pas laissé
sans soutien ni reconnaissance des artistes dont nul ne
pouvait initialement mesurer l'importance exacte, mais
en courant le risque d'être inéquitable dans ses choix,
à court terme, ou inefficace, à long terme, selon ce que
jugent et proposent d'acquérir les instances à qui est
délégué le choix.
Enfin, la politique publique de soutien à 1' art contem-
porain est entrée progressivement dans une relation plus
complexe avec le marché : Raymonde Moulin a démontré
comment les conservateurs des musées d'art contemporain
et les responsables d'organisations culturelles publiques,
dans certains segments de la production, devancent le
marché pour découvrir, lancer et valoriser artistes et
mouvements novateurs, et comment ils consolident les
cotes du marché dans d'autres segments 31 • C'est notam-
ment en raison de la compétition internationale entre les
grandes nations productrices d'art et entre leurs artistes
que cette relation entre politique publique et marché se
transforme : une nouvelle rationalité s'impose ainsi aux
investissements publics à mesure que se multiplient les
institutions publiques et parapubliques de diffusion de
1' art contemporain.
Quelle signification revêt l'impératif de démocratisa-
tion dans une politique culturelle ainsi appareillée? J'ai
évoqué plus haut le rendement assez faible de la politique
culturelle au regard de l'objectif de démocratisation, si la
mesure porte sur 1' évolution de la composition des publics
dans les principaux secteurs d'intervention. On aurait
beau jeu, il est vrai, de demander où se situe le seuil en
deçà duquel serait constatée la persistance d'un élitisme

31. Raymonde Moulin, L'Artiste, l'institution et le marché, Paris,


Flammarion, 1992.

893
LE TRAVAIL CRÉATEUR

culturel entretenu par la force des privilèges sociaux et


au-delà duquel s'établirait une hétérogénéité acceptable
de l'audience. Beau jeu, également, de remarquer com-
bien il est illusoire d'assigner à la politique culturelle
publique, comme un objectif rationnel et crédible, ce qui,
en réalité, paraît être largement hors de son contrôle,
puisque les déterminants des pratiques culturelles et les
mécanismes générateurs des inégalités devant la culture
n'offrent qu'une prise très limitée au volontarisme d'une
action publique sectorielle. Le principe de démocratisation
tend en réalité à s'identifier à l'organisation d'un système
de production de biens et de services culturels à prix
administrés et à se résoudre en une formule quantitative
mesurant les performances d'un service public de la
culture : plus les produits et services financés majori-
tairement par la collectivité publique sont consommés,
plus l'action est légitime. L'inquiétude égalitaire est à
peu près apaisée par 1'hypothèse sommaire qui veut
que la diversité sociale du public culturel croisse avec
le volume de celui-ci.
L'idéal de démocratisation était la doctrine de l'inter-
vention publique au moment où la logique économique
des industries culturelles s'imposait à grande échelle,
et enchâssait la production et la consommation cultu-
relle nationale dans un environnement international de
commerce, d'échange et d'influence. Alors que l'action
publique se concentrait sur l'offre que le seul jeu des forces
du marché aurait condamnée à la disparition (l'opéra, la
musique classique, et toute la culture savante des arts du
spectacle), l'industrie du cinéma, du disque et du livre
développait, par la variété et 1' excès d'offre et par la
segmentation des publics, la diversification sociale de sa
consommation. Dans la symétrie des positions occupées
par 1'État et le marché, un secteur est devenu le levier
du rapprochement : 1' offre des musées et son extension à

894
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

l'art contemporain. Là se sont déroulées les évolutions les


plus rapides, dans les années 1970, avec la diversification
des espèces de patrimoine à conserver et à muséifier,
avec les innovations muséales qui prétendaient desserrer
quasi expérimentalement l'étau de l'élitisme culturel (le
Centre Pompidou en fut conçu comme le premier jalon),
et à travers les relations directes de 1' acteur public avec
le marché de 1' art contemporain. La conversion du « non-
public » à la fréquentation des arts savants avait été un
quasi leurre administratif : le volontarisme public s'est
lui-même converti à l'argument relativiste de la pluralité
des cultures à reconnaître et à soutenir.
En recourant à diverses modalités de soutien et de
reconnaissance - ouverture ou valorisation de filières
d'enseignement, financement de la production ou de la
distribution de produits, valorisation du statut des artistes,
promotion commerciale ou diffusion publique non-
marchande des œuvres, archivage et conservation des
patrimoines concernés -, la politique culturelle a double-
ment entamé le monopole des beaux-arts. Ont été réha-
bilités, et progressivement inscrits au nombre des ayants
droit de la politique culturelle, des activités, des produits
et des créateurs qui bénéficient de 1'affaiblissement des
hiérarchies entre art et artisanat, invention esthétique et
savoir-faire, beaux-arts et arts appliqués, mécaniques
ou fonctionnels. Ainsi apparaissent au catalogue des
secteurs promus la photographie de reportage (et non
plus seulement la photographie d'art), les métiers d'art,
la création de mode, la création publicitaire, 1' esthétique
industrielle, le cirque, les marionnettes, la cuisine. Des
secteurs artistiques de grande consommation, gouvernés
par les lois de l'industrie culturelle, tels que la chanson,
le rock, les musiques amplifiées, la bande dessinée,
bénéficient, d'autre part, de soutiens directs et indirects.
L'autre point d'application du relativisme élevé au rang de

895
LE TRAVAIL CRÉATEUR

doctrine politique concerne la réévaluation ou la revitalisa-


tion des pratiques culturelles entendues au sens le plus large
et le plus composite, c'est-à-dire au sens anthropologique
de la notion de culture : langues et cultures régionales et
communautaires, rites, coutumes, savoirs et savoir-faire,
cristallisés en traditions incorporées ou instituées, apprentis-
sages et compétences tant soit peu individualisées, affinités
communautaires qui fondent ou refondent l'unité et l'identité
de groupes sociaux, de lieux, de régions. Le relativisme
est ici généreux en particularisations, puisque sont isolées
et autonomisées aussi bien les cultures ouvrière, rurale,
immigrée, régionaliste, que la culture des jeunes dans le
foisonnement de ses manifestations.
Ainsi, la politique culturelle contemporaine se
dédouble, en adoptant deux logiques que l'analyse his-
torique oppose pourtant comme les termes quasi inva-
riants d'un dilemme familier. L'une, en prescrivant la
démocratisation, la conversion du grand nombre au culte
et à la fréquentation de 1' art savant, et solidairement le
soutien au renouvellement de l'offre, consolide d'abord
le pouvoir des professionnels de la création. L'autre
milite pour l'avènement d'une démocratie culturelle,
pour la déconstruction, 1' abolition ou 1' inversion des
divisions hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la
domination de la culture savante (art pur/art fonctionnel,
création originale/culture d'emprunt, culture universelle
et autonome/culture locale et hétéronome, etc.). Elle
célèbre alors l'invention individuelle, l'amateurisme, le
relativisme égalitaire, la coexistence non concurrentielle
des différences culturelles.
Faut-il voir dans ce dédoublement de l'action publique
la simple conséquence d'un accroissement des moyens
financiers de 1' action culturelle publique qui autoriserait
ipso facto la diversification des interventions et l'élar-
gissement des catégories de clientèles sans mettre en

896
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

concurrence les secteurs soutenus ? On a fait remarquer


que les deux stratégies d'action culturelle entraient en
coexistence pacifique et en relation de complémentarité
en période d'abondance des crédits culturels publics 32 :
la politique culturelle se réduirait alors à une fort prag-
matique bataille budgétaire et récuserait 1' archaïsme
des conflits doctrinaires pour leur substituer le réalisme
gestionnaire de la diversification, conforme aux progrès
du relativisme, ou, d'un mot plus convenu, conforme aux
exigences du pluralisme. La coïncidence des contraires
politico-idéologiques serait inscrite dans le destin de
la gestion publique, dont les traits caractéristiques sont
comme épaissis par 1'aisance budgétaire : la multiplication
des activités, des domaines et des modes d'intervention,
1'héterogénéité des actions additionnées, 1' indifférence,
l'impuissance ou l'hostilité à l'égard de toute forme
de rationalisation du gouvernement des hommes et des
choses de la culture, et donc à 1'égard de la promulgation
de finalités précises et concrètes, de la hiérarchisation
des priorités, de la gestion rigoureuse des ressources et
de 1' évaluation méthodique des résultats, telles sont les
caractéristiques souvent décrites qui confèrent à 1'action
publique dans le secteur culturel une irrésistible étrangeté,
au regard des normes d'une politique publique.
L'augmentation des moyens budgétaires d'une politique
culturelle favorise à coup sûr 1'expression de conceptions
et de revendications divergentes ou conflictuelles, portées
par une variété croissante de constituencies et de groupes
professionnels qui récusent toute définition restrictive
et monopolistique de la culture. Mais 1' argument de
l'amplification des moyens ne suffit pas à expliquer à
lui seul le décentrement relativiste de 1' action publique.

32. Voir Kevin Mulcahy, Richard Swaim (dir.), Public Policy


and the Arts, Boulder, Westview Press, 1982.

897
LE TRAVAIL CRÉATEUR

À bien des égards, les avant-gardes, en devenant


une manière d'art officiel, ont œuvré elles-mêmes à la
relativisation de leurs idéaux. Le schème de l'influence
sociale et politique indirecte de l'innovation avait étayé
les recherches formelles et la conception professionna-
lisante de l'invention experte, en reléguant les formes
populaires de création au rang de productions opiacées
qui ne font qu'enrichir les industriels de la culture et
les artistes mercenaires, et qui mystifient leurs consom-
mateurs. Or les limites de la démocratisation culturelle,
et 1' écart grandissant entre les recherches esthétiques
autotéliques et le reste de 1' offre culturelle, sont deve-
nues manifestes. L'argument de l'efficacité politique et
sociale indirecte de 1' innovation esthétique formaliste
courait dès lors, et plus que jamais, le risque d'apparaître
comme une idéologie d'intellectualisation protectrice d'un
corps spécialisé d'artistes assurés d'agir dans le sens de
l'histoire de leur art, mais hors de l'Histoire.
Ne faut-il pas alors s'interroger sur le modèle même
d'explication sociohistorique de l'évolution des arts vers
une autonomie croissante ? Les grands modernes du
xxe siècle ont construit un scénario d'évolution de l'art
destiné à motiver leurs choix et leurs audaces, quand ils
expliquaient que la création artistique était vouée à se
transformer en un système de plus en plus sophistiqué de
recherche formelle, et, mieux encore, que ce processus
était en marche depuis des siècles, que le radicalisme
d'un Anton W ebem est annoncé dès les innovations
d'un Josquin des Prez, que l'invention de la perspective
contient en elle-même le principe de sa décomposition
progressive jusqu'à 1' abandon de la figuration en peinture,
et qu'il en va de même pour la technique narrative en
littérature ou au cinéma. Ces reconstructions rétrospec-
tives sont courantes quand il s'agit de valoriser un artiste
en dessinant la généalogie de ses audaces, mais elles

898
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

furent déployées à grande échelle par les avant-gardes du


:xxe siècle pour redessiner 1'histoire des arts et réaligner
les styles et les mouvements selon quelques principes
simples de téléologie évolutionniste, et pour classer
les créateurs selon leur contribution à ces mouvements
irrésistibles de 1'histoire. Ces reconstructions sont des
arguments de combat esthétique destinées à disqualifier
les attaques des tenants de la tradition, et à récuser les
critiques contre l'insignifiance ou l'ésotérisme des audaces
formalistes. Ce sont aussi des arguments efficaces pour
faciliter 1' entrée de 1' art contemporain dans les musées
et les collections publiques, parce qu'ils simplifient le
travail de sélection des artistes et des mouvements et
qu'ils facilitent la mise en cohérence des choix autour de
tendances considérées comme représentatives des lignes
de force d'une production foisonnante d'innovations dans
un siècle où la concurrence développée par les marchés
et les industries culturelles entrait en composition avec
l'intensité croissante de la patrimonialisation de l'art,
avec sa mise en répertoire et en collection dans les
organisations muséales, lyriques, symphoniques.
La fécondation de la création savante par de multiples
échanges avec les arts populaires, avec les cultures tradi-
tionnelles européennes et les cultures extra-européennes,
démontre depuis longtemps que l'image d'une sphère
de création autonome dont le développement est dirigé
vers son apothéose formaliste est à ranger au magasin
des légendes, de ces légendes par lesquelles une partie
seulement des avant-gardes ont voulu assurer et garantir
l'intégrité de leurs révolutions formelles. S'il en faut une
preuve simple, il suffira de noter que ce sont certaines
des avant-gardes les plus influentes, et certaines des inno-
vations les plus hautement symboliques du programme
de rupture radicale, qui ont acclimaté un relativisme
esthétique peu compatible avec la surenchère formaliste,

899
LE TRAVAIL CRÉATEUR

et ce sous diverses espèces, nihiliste, ironique, humoris-


tique, moqueuse. Ce relativisme s'est incarné dans une
deuxième lignée d'innovations artistiques, celle qui, de
Duchamp ou Schwitters à Dubuffet et Warhol, de Satie
à Cage, a mis en question les frontières qui séparent
1' art savant de ses différents opposés.
Le geste de Duchamp demeure étonnant, tant il inocule
d'acide relativiste dans la pratique artistique. En trans-
figurant, par une opération de magie symbolique, une
roue de bicyclette ou un urinoir en œuvre d'art signée,
puis achetée, collectionnée, muséifiée, fétichisée, l'artiste
Duchamp proclame que faire de l'art n'est qu'un exercice
arbitraire, qu'est art ce que moi, artiste, je décide être
de 1' art. Cage, avec sa pièce 4 ' 33 " agit de même en
musique : 1' œuvre est une performance de 4 minutes
33 secondes pendant laquelle le ou la pianiste est devant
son piano, à ne rien jouer du tout au clavier. Par un
paradoxe dont l'art est devenu interminablement friand
depuis lors, la mise à bas des conventions esthétiques,
loin d'anéantir 1' art, révèle que tout peut être élevé au
rang d'art, sous des conditions appropriées d'esthétisa-
tian qui permettent de «transfigurer le banal», pour
reprendre le titre français du livre d'Arthur Danto 33 , et
de motiver l'acte d'invention, vite assimilable à une pure
convention de plus, en l'enveloppant d'une« atmosphère
d'interprétation» aisément vaporisable34 •
L'inventivité, déclenchée à la faveur de ce qui était
d'abord des expériences limites avant de constituer 1' éther

33. Arthur Danto, La Transfiguration du banal, trad. fr., Paris,


Le Seuil, 1989.
34. Yves Michaud voit entrer dans un «état gazeux» cet art
devenu équivalent à la capacité d' « artialiser » tout ce qui peut être
à portée de main d'artiste. Yves Michaud, L'Art à l'état gazeux,
Paris, Hachette, 2004.

900
ART, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

de la création contemporaine peut alors explorer métho-


diquement 1' envers de 1' art savant et professionnalisé :
dans la peinture naïve, dans 1'art brut, dans 1'art des
malades mentaux, dans toutes les variétés de marginalité
que recueille 1'outsider arf 5 est recherchée la garantie
que la pureté de la spontanéité créatrice, de l'authenticité
individuelle, n'a pas été corrompue et domestiquée par les
milieux professionnels et leurs subtils jeux stratégiques,
et par les marchés et la dictature des goûts et des modes.
Mais quelle figure de 1' artiste émerge de cette déhié-
rarchisation relativiste de la culture ? Les significations
sociales et politiques attachées à 1'art sont vigoureusement
redistribuées autour des valeurs d'authenticité et de sincérité
dans 1'accomplissement expressif de soi. La critique sociale
dont 1'art peut être porteur est dirigée vers la contestation
de toutes les forces, autorités, normes, contraintes, injus-
tices, qui freinent cet accomplissement expressif.
Étonnons-nous pourtant. Comment cette déhiérarchi-
sation relativiste peut-elle, dans la politique culturelle
contemporaine, se superposer si aisément à la doctrine
traditionnelle de 1'émancipation sociale et individuelle
que permet la fréquentation des œuvres et des valeurs
les plus hautes de la culture et de 1'art ? La réponse est
sans doute à chercher dans une réalité sociale et démogra-
phique simple : la succession des âges et des générations
de citoyens et de consommateurs, et la célébration de
la jeunesse comme ferment inépuisable d'innovation. En
jouant de l'identification entre le développement culturel
et le renouvellement générationnel, le volontarisme public
suggère que s'institue une alternative paisible, séculari-
sée, aux idéologies révolutionnaires, avant-gardistes ou

35. Voir Vera Zolberg, Joni Cherbo (dir.), Outsider Art: Contesting
Boundaries in Contemporary Culture, Cambridge, Cambridge
University Press, 1997.

901
LE TRAVAIL CRÉATEUR

populistes. Largement débarrassé de la charge socio-


politique de celles-ci, il paraît s'inspirer du comportement
même des marchés artistiques. Ne conforte-t-il pas cette
assimilation de la capacité d'innovation esthétique avec
la précocité inventive et entrepreneuriale, qui exprime
et accélère les cycles de production et de consécration
artistique en les ramenant aux dimensions de modes
annuelles ou biennales? Ne contribue-t-il pas à naturaliser
la succession arbitraire des courants d'innovation en les
mettant en résonance non plus avec des luttes politico-
idéologiques, mais avec les mouvements du libre jeu
culturel qui fait prospérer le culte de la nouveauté pour
elle-même sans le recours à des rationalisations externes,
depuis que le triomphe institutionnel des avant-gardes
a largement coïncidé avec leur décomposition et que
les diverses formes de syncrétisme ou d'éclectisme dits
post-modernistes ont révoqué le schéma téléologique des
ruptures cumulatives36 ?

36. Nous ne pouvons pas engager ici l'analyse de cette forme


de dépassement, par révocation de l'idée de dépassement, qu'est
le principe de post-modernité. Une discussion lucide, mais non
dépourvue d'apories, a été engagée par Richard Shusterman (voir
notamment L'Art à l'état vif, trad. fr., Paris, Éditions de Minuit,
1991) pour déterminer comment produire une esthétique socialement
progressiste en révoquant les hiérarchies traditionnelles entre culture
savante et culture populaire, sans sombrer dans le populisme : la
post-modernité y apparaît comme un levier historique permettant
d'accréditer l'évanouissement de la conception de l'art comme sphère
autonome, ou toujours davantage autonomisée. Mais la proposition
de hiérarchiser la sphère même de 1' art populaire pour y faire le tri
entre le bon grain et l'ivraie et pour renforcer ainsi la valeur d'une
esthétique populaire réintroduit une normativité dont le fondement est
soit contradictoire avec l'intention de déhiérarchisation soit arrimé à
un fonctionnalisme problématique, et en dernière analyse intenable.
Conclusion

Au terme des treize chapitres de ce livre, comment


apparaît 1'activité créatrice ? Dans le chapitre 9, j'ai
cité le propos de Gilles-Gaston Granger selon lequel
« la création esthétique en tant que travail est 1'une des
tentatives humaines pour surmonter l'impossibilité d'une
saisie théorique de l'individuel». Ce propos peut me
servir à souligner pourquoi j'ai cherché à faire varier
la focale de 1'analyse depuis 1'emploi et les professions
artistiques jusqu'à l'acte d'invention et ses incertitudes
essentielles.
La courbe générale de 1' analyse qui organise le livre
m'a conduit à poser le socle d'une conception de l'action,
puis à en extraire des propriétés indispensables à la qua-
lification du travail, à la valeur expressive du travail et
à la relecture de l'opposition entre le travail et le loisir.
J'ai montré ensuite comment les artistes travaillent et se
comportent dans un horizon d'incertitude. L'incertitude
agit comme une condition nécessaire de l'innovation et
de l'accomplissement de soi dans l'acte créateur, mais
aussi comme un leurre, en raison de la surestimation des
chances de succès qu'elle peut déclencher. L'apprentis-
sage par la pratique joue, de ce fait, un rôle décisif. Les
inégalités dans ce monde professionnel sont plus élevées
que dans les autres catégories de professions supérieures.

903
LE TRAVAIL CRÉATEUR

À quoi faut-il les imputer? L'argument du talent (ou du


génie) ne nous avance guère si nous en faisons un capital
initial aisément détectable et qui procurerait des garanties
élevées de réussite à ceux qui en seraient pourvus. Les
formes que revêt la concurrence au sein des mondes de
l'art et les moyens d'évaluer la qualité des œuvres et
des artistes par d'incessantes comparaisons relatives nous
disent que les différences interindividuelles doivent être
examinées autrement. Peuvent-elles être réduites à si peu
de chose qu'une démocratie du génie serait possible, et
serait seulement contrariée par l'organisation aujourd'hui
excessivement compétitive et excessivement marchande
des activités artistiques? Mais l'argument qui réduit à
néant les différences interindividuelles nous mène tout
droit à l'impasse. Il est possible de construire un modèle
d'explication des disproportions entre les écarts de réussite
et les écarts de qualité sous-jacents, qui permette d'isoler
le coefficient d'individualisation et d'originalité du travail
créateur, tout en l'immergeant dans le réseau des rela-
tions interindividuelles de collaboration et d'évaluation
qui lui confèrent ses propriétés sociales et économiques,
sans annuler la donnée fondamentale, l'incertitude où
sont l'artiste, ses partenaires et ses publics quant à la
qualité de ce qui peut être nouveau, différent, original
et convaincant. Le travail créateur peut alors être inséré
dans un marché du travail, avec ses réseaux, ses concen-
trations spatiales, ses rouages de politique publique et
ses tensions entre le réquisit fonctionnel d'autonomie
(d'indifférence productive à l'égard d'une demande) et
la dotation d'une épaisseur sociale et historique (d'un
sens, d'une valeur expressive et symbolique), qui fait
de l'œuvre plus que le produit contingent et éphémère
d'une imagination individuelle féconde.
Ayant ainsi élargi mon approche du comportement
individuel au fonctionnement des marchés du travail

904
CONCLUSION

dans les arts, je voudrais clore ce livre en revenant au


résultat du travail créateur, l'œuvre. J'ai montré com-
ment la production des œuvres, au long du processus
créateur, résulte de la combinaison de trois facteurs. Le
travail signifie 1' effort et 1'endurance, les connaissances
acquises et mises en action, le tâtonnement de l'invention,
l'accumulation d'expérience, les contraintes auxquelles
s'ajuster, la motivation intrinsèque de l'engagement,
et les solutions obtenues, sur lesquelles s'appuyer. Le
talent est ce gradient de différenciation interindividuelle
(ce jaillissement imprévisible d'individuation à quoi la
spontanéité de 1'imagination est assimilée) qui apparaît
dans les comparaisons relatives et qui émerge de la com-
pétition par 1' originalité : il permet de tirer un meilleur
parti du travail comme effort productif. Le coefficient
d'aléa désigne la sensibilité élevée du système d'action
qu'est le travail créateur aux propriétés imprévisibles et
non contrôlables de son environnement. Paul Valéry a
donné une définition probabiliste du travail créateur, qui
relie 1'effort à 1'aléa, et entrelace les motifs du contrôle
réflexif et de la spontanéité inventive :

«L'objet du poème est de paraître venir de plus haut que


son auteur. Au service de cette idée naïve et primitive, et
peut-être non fausse, tous les artifices, labeurs et sacrifices
de cet homme.
On peut avoir remarqué sur soi-même l'accident d'une
belle situation, ou d'une production heureuse de langage.
Par le travail et par 1'art, cet auteur que 1'on a présumé
d'être ou de posséder parfois, on le fait devenir comme
surnaturel. L'art et le travail ont pour objet de falsifier le
spontané et la série. Car la série des coups de 1' esprit s'écarte
toujours beaucoup de la série espérée de coups favorables.
On essaie de constituer une heureuse série en multipliant les
épreuves. Art et travail s'emploient à constituer un langage
que nul homme réel ne pourrait improviser ni soutenir, et

905
LE TRAVAIL CRÉATEUR

l'apparence de couler librement d'une source est donnée à


un discours plus riche, plus réglé, plus relié et composé que
la nature immédiate n'en peut offrir à personne. C'est à un
tel discours que se donne le nom d'inspiré. Un discours qui
a demandé trois ans de tâtonnements, de dépouillements,
de rectifications, de refus, de tirages au sort, est apprécié,
lu en trente minutes par quelque autre. Celui-ci recons-
titue comme cause de ce discours, un auteur capable de
l'émettre spontanément et de suite, c'est-à-dire un auteur
infiniment peu probable. On appelait Muse cet auteur qui
est dans l'auteu2 7 • »

J'ai recherché ce que 1' œuvre et les étapes de sa


création, dans leur matérialité, nous révélaient de cette
interaction des trois facteurs, quand j'ai demandé, dans
le chapitre 9, comment s'y prend l'artiste pour achever
un travail, pour terminer un projet, pour mettre au point
un spectacle. Je traiterai cette question du travail à même
l'œuvre plus complètement dans un autre ouvrage, dans
lequel j'examinerai comment s'y prennent les artistes
pour achever une œuvre.
Si je considère l'œuvre comme le résultat d'un pro-
cessus créateur, je peux me situer dans une analyse
longitudinale de l'action de création. Avant d'atteindre
l'état clos et stable d'une œuvre distinctement identi-
fiable et cataloguable, le travail créateur est passé par
des états successifs qui donnent à 1' acte de travail un
profil très souvent plus complexe que celui d'un pro-
cessus linéaire de sélection optimale des solutions les
plus appropriées et de rejet bien organisé des déchets
insignifiants du tâtonnement créateur. Quand elle nous
est accessible, la documentation archivée de ces états
successifs conduit à suspendre l'identité distinctive de

37. Paul Valéry, «Tel Quel», Œuvres, Paris, Gallimard, 1960,


p. 678-679.

906
CONCLUSION

1' œuvre : 1' œuvre est démultipliée en ses transformations


progressives (la documentation de sa création peut nous
livrer les ébauches, les repentirs, les révisions, les trans-
formations parfois radicales), et 1' œuvre est enveloppée
dans un ensemble de scénarios concevables, dont certains
au moins auraient pu advenir si le cours de 1' activité
de création et les choix opérés avaient été différents. La
réalité du travail de création a été documentée de plus en
plus soigneusement par les artistes dans 1' ère moderne,
d'abord dans les arts plastiques, puis, notamment depuis
le XIXe siècle, en littérature et en musique, à travers la
conservation et 1'étude des manuscrits, des esquisses,
des brouillons, des révisions. Elle a fait naître 1' espoir
que la philologie pouvait se transformer en une science
de la création artistique, en devenant une génétique des
textes et des œuvres. Je retiens principalement ici que
1'enveloppement de 1'œuvre dans les cours possibles,
mais non réalisés, de sa production et de son achèvement,
relève d'une qualification probabiliste de l'acte créateur,
et pourrait être inscrite dans une ontologie des mondes
artistiques possibles, à laquelle 1' enquête contrefactuelle
paraît livrer accès.
Le pouvoir de séduction exercé par une ontologie
des mondes artistiques possibles ne doit pas être sous-
estimé. L'intervention de l'artiste peut faire l'objet d'une
mise en intrigue, parce qu'elle acquiert les propriétés
dynamiques d'un déplacement dans un espace de choix
et de contraintes, de décisions et de révisions, dont le
détail est irreprésentable stricto sensu, mais dont les
contours et certains contenus sont visibles et attestent
d'un mécanisme permanent d'action et d'intervention
du sujet créateur sur lui-même, et sur la matière de
son imagination créatrice. C'est par là que se dessine
la figure d'un travailleur-créateur : ruminant, endurant,
tâtonnant, aux prises avec lui-même et apte à se dégager,

907
LE TRAVAIL CRÉATEUR

par 1'exercice du jugement, de voies infécondes. C'est


que les activités artistiques, et, dans des proportions
différentes, les travaux scientifiques, ont la particularité
d'engager deux forces dont la composition est habituel-
lement décrite comme le couple moteur de la créativité :
la faculté d'invention, pour ses propriétés d'arrachement
au socle des réalités connues et déjà produites, et le
contrôle patient et permanent du cours de 1' invention,
pour ses propriétés de sélection et d'optimisation à partir
d'un schéma d'évaluation et de correction.
L'artiste n'est pas seul à gagner en relief dans le
déploiement du cours incertain de 1' action créatrice.
Celui (philologue généticien, historien, esthéticien) qui
examine 1'archive et qui déploie le raisonnement contre-
factuel sur ce qu'aurait pu être un cours possible de la
création s'immisce dans l'acte créateur, aux points de
bifurcation par lui jugés décisifs, pour projeter 1'artiste
et l'œuvre dans un monde possible. Dans ce monde-là,
il peut obtenir le rang de cocréateur ou d'éditeur, il
interprète non pas le texte, la partition ou la toile tels
qu'ils sont, mais tels qu'un autre cours d'engendrement
les aurait établis : soit pour signaler combien la distance
avec l'œuvre réalisée valide les choix du créateur, soit
pour expliquer l'échec avéré de tel projet, soit pour inflé-
chir 1' appréciation portée sur la hiérarchie des œuvres
de l'artiste, soit pour tenter de résoudre l'énigme des
œuvres inachevées, soit encore pour rendre justice aux
œuvres que 1'intervention d'un éditeur, d'un marchand
ou d'un producteur détenteurs d'un pouvoir de contrôle
ont écartées du cours prévisible de leur achèvement.
La valorisation des actes du travail créateur suscite une
demande et un marché. De la séduction de la projection
d'une œuvre dans une ontologie de mondes possibles
témoigne, depuis longtemps déjà, la multiplication des
expositions dans lesquelles la présentation des œuvres

908
CONCLUSION

est assortie de celle des ébauches, états préparatoires,


esquisses, études, révélations des remords et remanie-
ments. La considérable industrie philologique et géné-
tique de la quête de l'authenticité dans l'interprétation
de la musique médiévale, baroque et classique, alimente
en hypothèses infinies la relecture des œuvres et la
réévaluation de leur degré de stabilité. Les technologies
suscitent de multiples procédés d'interaction des usagers
avec les œuvres et d'intervention sur les œuvres. Les
films commercialisés en vidéo sont assortis de bonus et
de making-of L'édition et la lecture numérique d'un livre
propulsent 1'œuvre dans un réseau hypertextuel, dans
lequel le texte est relié à un réseau illimité de contenus,
ceux de sa génétique propre (on imagine comment Musil
pourra désormais être lu), et ceux des livres, documents
et bibliothèques de connaissances à quoi le référer.
Dans tous ces cas, il ne s'agit plus d'une simple
production érudite, livrant les matériaux soigneusement
disposés d'une démonstration qui s'achèverait sur l'affir-
mation de la supériorité de l'ens realissimum qu'est
1'œuvre ainsi documentée. Il s'agit aussi de procurer à
tout un chacun 1'espoir ou le moyen de s'identifier à
1'artiste, ou de dialoguer avec son travail, en se logeant
dans le discours intérieur de 1'artiste et dans 1'atelier
mental et matériel de ses prises de décision méditées,
improvisées, imprévisibles, corrigées, assumées, ou même
en se réappropriant son travail pour abaisser les coûts
de sa propre invention.
La notion d'œuvre change. Sa figure classique nous est
conservée par l'immense appareillage de la patrimoniali-
sation qui a consacré l'œuvre d'art et les biens culturels
comme des biens durables par excellence, produits d'une
imagination singulière élevés au rang de biens publics
idéalement candidats à une admiration universelle et
pérenne. Tout un appareil juridique et économique a

909
LE TRAVAIL CRÉATEUR

étayé la construction de la figure moderne de 1' auteur


en même temps qu'il définissait l'intégrité matérielle et
immatérielle de 1' œuvre, comme bien d'échange, comme
vecteur de communication symbolique et comme socle de
l'exercice d'un droit de propriété reconnu à son auteur
et à ses ayants droit. Mais les technologies contempo-
raines de numérisation des contenus, avec leurs cascades
d'innovations, inscrivent aisément chaque œuvre dans
un réseau de transactions, d'usages, d'appropriations et
de transformations possibles qui affectent rapidement la
définition reçue de l'œuvre. Elles bouleversent l'architec-
ture des droits et des responsabilités dans la production
et 1' appropriation de 1' œuvre. Elles font advenir un
autre monde : dans 1'horizon incertain que dessinent
les innovations technologiques, la notion d'œuvre se
transforme rapidement.
Bibliographie

ABBOTT Andrew, The System of Professions, Chicago, The University


of Chicago Press, 1988.
ABIRACHED Robert, Le Théâtre et le Prince, 1981-1991, Paris, Plon, 1992.
AccoMINOTTI Fabien, « Marché et hiérarchie : la structure sociale des
décisions de production dans un marché culturel »,Histoire & Mesure,
2008, 23(2), p. 177-218.
AccOMINOTTI Fabien, « Creativity from Interaction : Artistic Movements
and the Creativity Careers of Modem Painters », Poetics, 2009.
ADLER Judith, Artists in Offices, New Brunswick, Transaction Publishers,
1979.
ADLER Moshe, « Stardom and Talent », American Economie Review,
1985, 75(1), p. 208-212.
ADORNO Theodor, Beethoven, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1994.
ADORNO Theodor, HORKHEIMER Max, La Dialectique de la raison, trad.
fr., Paris, Gallimard, 1974 [1947].
ADORNO Theodor, Introduction à la sociologie de la musique, Genève,
Contrechamps, 1994 [1962].
AKERLOF George, An Economie Theorist 's Book of Tales, Cambridge,
Cambridge University Press, 1984.
AKERLOF George, YELLEN Janet (dir.), Efficiency Wage Models of the
Labor Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
AKSOY Asu, ROBINS Kevin, « Hollywood for the 21 st century : global
competition for critical mass in image markets », Cambridge Journal
of Economies, 1992, 16, p. 1-22.
ALEXANDER Jeffrey, The Antinomies of Classical Thought : Marx and
Durkheim, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1982.
ALLISON Paul, LONG Scott, KRAuzE Tad, « Cumulative Advantage and
lnequality in Science», American Sociological Review, 1982, 47(5),
p. 615-625.

911
LE TRAVAIL CRÉATEUR

ALPER Neil, GALLIGAN Ann, «Recession to Renaissance :a comparison


of Rhode Island artists, 1981 and 1997 »,Journal ofArts Management,
Law and Society, 1999, 29(3), p. 178-203.
ALPER Neil, WASSALL Greg, « Artists' Careers and Their Labor
Markets», in Victor Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook
of the Economies of Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006,
vol. 1, p. 813-864.
ALPERS Svetlana, L'Atelier de Rembrandt, trad. fr., Paris, Gallimard, 1991.
ANAND N., PETERSON Richard,« When Market Information Constitutes
Fields : Sensemaking of Markets in the Commercial Music Industry »,
Organization Science, 2000, 11(3).
ANDERSON Chris, The Long Tai/. How Endless Choice Is Creating
Unlimited Demand, New York, Random House, 2007.
ANscoMBE Elizabeth, Intention, lthaca, Comell University Press, 1957.
ANTAL Frederik, Florentine Painting and Its Social Background, Londres,
Routledge, 1948.
APPADURAI Arjun, « Disjuncture and Difference in the Global Culture
Economy >>, Theory, Culture and Society, 1990, 7, p. 295-310.
APPIAH Kwame Anthony, « Equality of What? », New York Review of
Books, 2001, 48(7).
ARENDT Hannah, Condition de l'homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-
Lévy, 1961 [1958].
ARlAN Edward, Bach, Beethoven and Bureaucracy, Alabama, The
University of Alabama Press, 1971.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. fr., Paris, Vrin, 1959.
ARROW Kenneth, Essays in the Theory of Risk- Bearing, Amsterdam,
North-Rolland, 1969.
ARRow Kenneth, DEBREU Gérard, « Existence of an Equilibrium for a
Competitive Economy », Econometrica, 1954, 22, p. 265-290.
ARRow Kenneth, HAHN Frank, General Competitive Analysis, San
Francisco, Holden-Day, 1971.
ASHENFELTER Orley, ÜRADDY Kathryn, «Art Auctions », in Victor
Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook of the Economies of
Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006, vol. 1, p. 909-945.
AUBENQUE Pierre, La Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.
AzARIADIS Costas, GUESNERIE Roger, « Sunspots and cycles», Review
of Economie Studies, 1986, 53(5), p. 725-738.
BALLOT Gérard, « La théorie des contrats à paiement différé », Travail
et Emploi, 1992, p. 60-71.
BANDURA Albert, « The Psychology of Chance Encounters and Life
Paths », American Psychologist, 37(7), p. 747-755.

912
BIBLIOGRAPHIE

BANERJEE Abhijit, «A Simple Model of Herd Behavior », The Quarter/y


Journal of Economies, 1992, 107(3), p. 797-817.
BANFIELD Edward, The Democratie Muse, New York, Basic Books, 1984.
BARON James, KREPs David, Strategie Human Resources, New York,
John Wiley & Sons, 1999.
BASUROY Suman, CHAITERJEE Subimal, «Fast and frequent: Investigating
box office revenus of motion picture sequels », Journal of Business
Research, 2008, 61, p. 798-803.
BATE Walter Jackson, The Burden of the Past and the English Poet,
Cambridge (Mass.), Belknap Press, 1970.
BAUDELOT Christian,« Les carrières salariales», Données sociales, Paris,
Insee, 1984, p. 132-138.
BAUMOL William, BAUMOL Hilda, « On the economies of musical com-
position in Mozart's Vienna », in James Morris (dir.), On Mozart,
New York, Cambridge University Press, New York, 1994.
BAUMOL William, BowEN William, Peiforming Arts : the Economie
Di/emma, New York, The Twentieth Century Fund, 1966.
BAXANDALL Michael, Patterns ofIntention, New Haven, Yale University
Press, 1985.
BAZERMAN Max, Judgement in Managerial Decision Making, New York,
John Wiley, 1986.
BECKER Howard, « Art as collective action >>, American Sociological
Review, 1974, 39(6), p. 767-776.
BECKER Howard,« La distribution de l'art moderne», in Raymonde Moulin
(dir.), Sociologie de l'art, Paris, La Documentation française, 1986.
BECKER Howard, Les Mondes del 'art, trad. fr., Paris, Flammarion, 1988.
BECKER Howard, «Foi por acaso : Conceptualizing Coïncidence», The
Sociological Quarter/y, 1994, 35(2), p. 183-194.
BELTING Hans, Das unsichtbare Meisterwerk. Die modernen Mythen der
Kunst, Münich, Verlag C.H. Beek, 1998.
BEN PORATH Yoram, «The F-Connection : Families, Friends and Firms
and the Organization of Exchange », Population and Development
Review, 1980, p. 1-30.
BEN-DAVID Joseph, ZwczowER Awraham, « Universities and academie
systems in modem societies »,European Journal of Sociology, 1962,
3(1), p. 45-84; repris in Joseph Ben-David, Scientific Growth, Berkeley,
University of Califomia Press, 1991.
BENGHOZI Pierre-Jean, BENHAMOU Françoise, « Longue traîne : levier
numérique de la diversité culturelle ? », Culture Prospective, 2008, 1.
BENHAMOU Françoise, L 'Économie du star system, Paris, Odile Jacob,
2002.

913
LE TRAVAIL CRÉATEUR

BENHAMOU Françoise, L 'Économie de la culture, Paris, La Découverte,


2008.
BÉNICHOU Paul, Le Sacre de l'écrivain, Paris, Corti, 1973.
BÉNICHOU Paul, Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988.
BÉNICHOU Paul, L'École du désenchantement, Paris, Gallimard, 1992.
BENNETT Stith, On Becoming A Rock Musician, Amherst, The University
of Massachusets Press, 1980.
BERGER Mark, « Cohort Size and the Earnings Growth of Young Workers »,
Industrial and Labor Relations Review, 1984, 37, p. 582-591.
BERGER Peter, LUCKMANN Thomas, The Social Construction of Reality,
Londres, Penguin, 1969.
BERLIN Isaiah, Vico and Herder : two studies in the history of ideas,
Londres, Hogarth Press, 1976.
BESNARD Philippe, L'Anomie, ses usages et ses fonctions dans la 1isci-
pline sociologique depuis Durkheim, Paris, PUF, 1987.
BIELBY William, BIELBY Denise, « Organizational Mediation of Project-
Based Labor Markets», American Sociological Review, 1999, 64(1),
p. 64-85.
BIIŒCHANDANI Sushil, HIRSHLEIFER David, WELCH lvo, « A Theory
of Fads, Fashion, Custom and Cultural Change as Informational
Cascades», Journal ofPolitical Economy, 1992, 100(5), p. 992-1026.
BIKHCHANDANI Sushil, HIRSHLEIFER David, WELCH lvo, « Leaming
from the Behavior of Others : Conformity, Fads, and Informational
Cascades »,Journal ofEconomie Perspectives, 1998, 12(3), p. 151-170.
BLANCHARD Olivier, TIROLE Jean, Protection de l'emploi et procédures
de licenciement. Rapport du Conseil d'analyse économique, Paris,
La Documentation française, 2003.
BLAU Judith, The Shape of Culture : A Study of Contemporary Cultural
Patterns in the United States, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989.
BLAUG Mark (dir.), The Economies ofthe Arts, Londres, Martin Robertson,
1976.
BLOCK Michael, HEINEKE John, «The Allocation of Effort under
Uncertainty: The Case ofRisk-averse Behavior >>,Journal ofPolitical
Economy, 1973, 81, p. 376-385.
BLOOM Harold, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, Oxford,
Oxford University Press, 1973.
BLUMER Herbert, Symbolic Interactionism, Berkeley, California University
Press, 1969.
BoLTANSKI Luc, L'Amour et la Justice comme compétences, Paris,
Métailié, 1990.

914
BIBLIOGRAPHIE

BoNNELL René, Le Cinéma exploité, Paris, Le Seuil, 1978.


BouooN Raymond, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
BouooN Raymond, «L'intellectuel et ses publics», in Jean-Daniel
Reynaud, Yves Grafmeyer (dir.), Français, qui êtes-vous?, Paris,
La Documentation française, 1981.
BouooN Raymond, BoURRICAUD François, Dictionnaire critique de la
sociologie, Paris, PUF, 1982.
BouLEZ Pierre, Par volonté et par hasard. Entretiens avec Célestin
Deliège, Paris, Le Seuil, 1975.
BOURDIEU Pierre, « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de
classe », Scolies I, Cahiers de recherche de l'École normale supé-
rieure, Paris, 1971, p. 22-23.
BouRDIEU Pierre, « Le marché des biens symboliques », L'Année socio-
logique, 1971, 22, p. 49-126.
BoURDIEU Pierre, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
BoURDIEU Pierre, Les Règles de 1'art, Paris, Le Seuil, 1992.
BouRDIEU Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997.
BouRDIEU Pierre,« Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur»,
Sociétés & Représentations, 2001, 11.
BoURDIEU Pierre, avec Loïc WACQUANT, Réponses, Paris, Le Seuil, 1992.
BouRDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, Paris, Éditions
de Minuit, 1964.
BoURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, La Reproduction, Paris, Éditions
de Minuit, 1970.
BOURGUIGNON François, CHIAPPORI Pierre-André, REY Patrick, Théorie
micro-économique, Paris, Fayard, 1992.
BOURRICAUD François, L 'Individualisme institutionnel. Essai sur la socio-
logie de Talcott Parsons, Paris, PUF, 1977.
BouvAIST Jean-Marie, BoiN Jean-Guy, Les Jeunes Éditeurs, Paris, La
Documentation française, 1986.
BOWNESS Alan, The Conditions of Sucees. How The Modem Artist Ris es
to Fame, Londres, Thames & Hudson, 1989.
BRADSHAW Tom,« An Examination of the Comparability of 1970 and
1980 Census Statistics on Artists », in William Hendon, Nancy Grant,
Douglas Shaw (dir.), The Economies of Cultural Industries, Akron,
Association for Cultural Economies, 1984.
BRYNJOLFSSON Erik, Hu Yu, SIMESTER Duncan,« Goodbye Pareto Principle,
Hello Long Tail : The Effect of Search Costs on the Concentration of
Product Sales »,MIT Sloan School ofManagement Working Paper, 2007.
BURNHAM Scott, Beethoven Hero, Princeton, Princeton University Press,
1995.

915
LE TRAVAIL CRÉATEUR

CAIRNES John Elliott, Essays in Political Economy, Londres, Macmillan,


1873.
CAMERER Colin, LOVALLO Dan, « Overconfidence and excess entry :
An experimental approach », American Economie Review, 1999, 89,
p. 306-318.
CAMPBELL Donald, « Blind variation and selective retention in creative
thought as in other knowledge processes », Psychological Review,
1960, 67(6), p. 380-400.
CANTOR Muriel, PETERS Anne, « The Employment and Unemployment
of Screen Actors in the United States )), in William Hendon,
James Shanahan, Alice MacDonald (dir.), Economie Policy for the
Arts, Cambridge, Abt Books, 1980.
CARDONA Janine, LACROIX Chantal, Chiffres clés. Annuaire statistique
de la culture, Paris, La Documentation française, 1991.
CARROLL Glenn, « Concentration and Specialization : Dynamics of
Niche Width in Populations of Organizations )), American Journal
of Sociology, 1985, 90(6), p. 1262-1283.
CAss David, SHELL Karl, « Do sunspots matter? )), Journal of Political
Economy, 1983, 91(2), p. 193-227.
CASTORIADIS Cornelius, L 'Institution imaginaire de la société, Paris,
Le Seuil, 1975.
CAVES Richard, Creative Industries : Contracts Between Art and
Commerce, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2000.
CERF Juliette, « De Gary à Ajar : Double Je chez Gallimard )), Les Mots
du cercle, Gallimard, n° 26, sd.
CHAMBAZ Christine, MAURIN Éric, TORELLI Constance,« L'évaluation sociale
des professions en France : construction et analyse d'une échelle des
professions)), Revue française de sociologie, 1998, 39(1), p. 177-226.
CHAMLEY Christophe, Rational Herds. Economie Models of Social
Learning, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
CHAMPY Florent, Sociologie de l'architecture, Paris, La Découverte, 2001.
CHANEL Olivier, Apports de l'économétrie à 1'étude des champs culturels :
applications au marché des œuvres d'art et à la demande télévisuelle,
Marseille, EHESS GREQE, thèse de doctorat, multigr., 1993.
CHANEL Olivier, GÉRARD-V ARET Louis-André, GINSBURGH Victor,
DE KERCHOVE Anne-Marie, Formation des prix des peintures modernes
et contemporaines et rentabilité des placements sur le marché de
l'art, Marseille, GREQE, miméo, 1990.
CHARLE Christophe, « Le champ de la production littéraire )), in Roger
Chartier, Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l'édition française,
tome III, Paris, Promodis, 1985.

916
BIBLIOGRAPHIE

CHASTEL André, «Le fragmentaire, l'hybride et l'inachevé» (1957),


repris in Fables, formes, figures, tome 2, Paris, Flammarion, 1978.
CHASTEL André, «Michel-Ange en France» (1966), repris in Fables,
formes, figures, tome 2, Paris, Flammarion, 1978.
CHATELAIN Jean, «An Original in Sculpture», in Albert Elsen (dir.),
Rodin Rediscovered, Washington, National Gallery of Art, 1980.
CHAZEL François, « Théorie économique et sociologie : adversaires ou
complices? La réflexion d'un "classique": Talcott Parsons», Sociologie
et sociétés, 1989, 21(1), p. 39-53.
CHENU Alain, «Les horaires et l'organisation du temps de travail»,
Économie et Statistique, 2002, 352-353, p. 151-167.
CHENU Alain, HERPIN Nicolas, « Une pause dans la marche vers la civili-
sation des loisirs», Économie et Statistique, 2002, 352-353, p. 16-37.
CHIAPPORI Pierre-André, Risque et assurance, Paris, Flammarion, 1996.
CHOQUET Olivier, « Vingt ans de développement des loisirs », Données
sociales, Paris, Insee, 1990, p. 213-216.
CHRJSTOPHERSON Susan, « Flexibility and adaptation in industrial relations :
the exceptional case of the US media entertainment industries », in
Lois Gray, Ronald Seeber (dir.), Under the Stars, Ithaca, Comell
University Press, 1996, p. 86-112.
CHRISTOPHERSON Susan, STORPER Michael, « The Effects of Flexible
Specialization on Industrial Politics and the Labor Market : The
Motion Picture Industry », Industrial and Labor Relations Review,
1989, 42(3), p. 331-347.
CHUNG Kee, Cox Raymond, « A Stochastic Model of Superstardom :
An Application of the Yule distribution», Review of Economies and
Statistics, 1994, 76(4), p. 771-775.
CLADEL Judith, Rodin. Sa vie glorieuse et inconnue, Paris, Grasset, 1936.
CLÉRON Éric, PATUREAU Frédérique, « Écrivains, photographes, compo-
siteurs. Les artistes auteurs affiliés à l'Agessa en 2005 )), Culture
Chiffres, 2007, 5.
CLÉRON Éric, PATUREAU Frédérique, «Peintres, graphistes, sculpteurs.
Les artistes auteurs affiliés à la Maison des artistes en 2005 )), Culture
Chiffres, 2007, 6.
CLUZEL Jean-Paul, CERUTTI Guillaume, Mission de réflexion et de proposi-
tion sur le cinéma français, Paris, Inspection générale des Finances,
1992.
CoASE Ronald, « Payola in radio and television broadcasting )), Journal
of Law and Economies, 1979, 22(2), p. 269-328.
CoHANY Sharon, « Workers in alternative employment arrangements :
a second look)), Monthly Labor Review, 1998, november, p. 3-21.

917
LE TRAVAIL CRÉATEUR

CoHEN Gerald, Karl Marx 's Theory of History, édition révisée, Oxford,
Oxford University Press, 2000.
CoLE Jonathan, COLE Stephen, Social Stratification in Science, Chicago,
The University of Chicago Press, 1973.
CoLE Stephen, MEYER G.S., « Little Science, Big Science Revisited »,
Scientometrics, 1985, 7(3-6), p. 443-458.
CoLLINS Alan, RAND Chris, «Vote Clustering in Toumaments : What
Can Oscar Tell Us?», Creativity Research Journal, 2006, 18(4),
p. 427-434.
CoLLINS Randall, The Sociology of Philosophies, Cambridge (Mass.),
Belknap Press, 1998.
COLLINS Randall, « Review of Michael Farrell, Collaborative Circ/es.
Friendship Dynamics and Creative Work », Social Forces, 2004,
83(1), p. 433-436.
COMPAGNON Antoine, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Le
Seuil, 1990.
CoNNOLLY Marie, KRuEGER Alan, « Rockonomics : The Economies of
Popular Music», in Victor Ginsburgh, David Throsby ( dir.), Handbook
of the Economies of Art and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006,
p. 667-719.
CoOPER Barry (dir.), Dictionnaire Beethoven, Paris, Éditions Jean-Claude
Lattès, 1991.
CoOPER Barry, Beethoven, Oxford, Oxford University Press, 2000.
CosER Lewis, KADusHIN Charles, PoWELL Walter, Books. The Culture
and Commerce of Publishing, New York, Basic Books, 1982.
CoULANGEON Philippe, Les Musiciens interprètes en France. Portrait
d'une profession, Paris, La Documentation française, 2004.
CoULANGEON Philippe, « Lecture et télévision. Les transformations du
rôle culturel de l'école à l'épreuve de la massification scolaire»,
Revue française de sociologie, 2007, 48(4), p. 657-691.
CoULANGEON Philippe, MENGER Pierre-Michel, ROHARIK lonela, « Les
loisirs des actifs : un reflet de la stratification sociale », Économie et
Statistique, 2002, 352-353, p. 39-55.
CoWEN Tyler, What Priee Fame?, Cambridge (Mass.), Harvard University
Press, 2000.
CRANE Diana, The Transformation of the Avant-Garde, Chicago, The
University of Chicago Press, 1987.
CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard, L 'Acteur et le Système, Paris, Le
Seuil, 1977.
CsiKSZENTMlliALYI Mihaly, Flow: The Psycho/ogy of Optimal Experience,
Londres, Harper, 1991.

918
BIBLIOGRAPHIE

« Cultural Industries : Learning from Evolving Organizational Practices »,


Organization Science, 2000, 11(3), Special Issue.
CuRJEN Nicolas, MoREAU François,« L'industrie du disque à l'heure de la
convergence télécoms/médias/intemet »,in Xavier Greffe (dir.), Création
et diversité au miroir des industries culturelles, Paris, Ministère de
la Culture/Documentation française, 2006.
CuRJEN Nicolas, MoREAU François, L'Industrie du disque, Paris, La
Découverte, 2006.
D'AsPREMONT Claude, Dos SANTOS FERREIRA Rodolphe, GÉRARD-V ARET
Louis-André,« Fondements stratégiques de l'équilibre en économie:
coordination, rationalité individuelle et anticipations », in Louis-André
Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (dir.), Le Modèle et l'Enquête.
Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales,
Paris, Éditions de l'EHESS, 1995.
DAHLHAUS Carl, Die Musik des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden, Athenaion,
1980.
DANTO Arthur, La Transfiguration du banal, trad. fr., Paris, Le Seuil,
1989 [ 1981].
DAVIDSON Donald, Actions et événements, trad. fr. présentée par Pascal
Engel, Paris, PUF, 1993 [1980].
DE V ANY Arthur, Hollywood Economies. How Extreme Uncertainty
Shapes The Film Industry, Londres, Routledge, 2004.
DEBEAUVAIS Rémi, MENGER Pierre-Michel, RANNOU Janine et al., Le
Spectacle vivant, Paris, La Documentation française, 1997.
DENORA Tia, « Review of Norbert Elias, Mozart: Portrait of a Genius »,
Sociological review, 1994, 42(3), p. 588-589.
DENORA Tia, Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard,
1998 [1995].
DERATHÉ Robert, Rationalisme de Rousseau, Paris, PUF, 1948.
DERATHÉ Robert, Rousseau et la pensée politique de son temps, Paris,
PUF, 1950.
DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
DERRIDA Jacques, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, 1967.
DESCOMBES Vincent, Proust. Philosophie du roman, Paris, Éditions de
Minuit, 1987.
DESCOMBES Vincent,« Le pouvoir d'être soi», Critique, 1991, 529-530,
p. 559-560.
DESCOMBES Vincent,« L'action», in Denis Kambouchner (dir.), Notions
de philosophie, Gallimard, 1995, tome 2, p. 103-174.
DESCOMBES Vincent, Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit,
1996.

919
LE TRAVAIL CRÉATEUR

DIAZ DE CHUMACEIRO Cora, « Serendipity and Pseudoserendipity in Career


Paths of Successful Women : Orchestra Conductors », Creativity
Research Journal, 2004, 16(2-3), p. 345-356.
DIMAGGIO Paul, « On Metropolitan Dominance », in Martin Shefter
(dir.), Global City : The Economie, Political and Cultural Influence
of New York, New York, Russell Sage Foundation, 1993.
DIMAGGIO Paul (dir.), The Twenty-First-Century Firm : Changing
Economie Organization in International Perspective, Princeton,
Princeton University Press, 2003.
DIPRETE Thomas, ErRICH Gregory, «Cumulative Advantage as a
Mechanism for Inequality », Annual Review of Sociology, 2006, 32,
p. 271-297.
DoNNAT Olivier, Les Dépenses culturelles des ménages, Paris, La
Documentation française, 1989.
DoNNAT Olivier, CoGNEAU Denis, Les Pratiques culturelles des Français,
1973-1989, Paris, La Découverte/La Documentation française, 1990.
DRÈZE Jacques, « Human Capital and Risk-bearing », 1979 repris in Essays
on Economie Decisions under Uncertainty, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987, p. 347-365.
DUMONTIER Françoise, PAN KÉ SHON Jean-Louis, Enquête emploi du
temps 1998-1999, Paris, Insee, 2000.
DUMONTIER Françoise, SINGLY François de, THÉLOT Claude, « La lecture
moins attractive qu'il y a vingt ans», Économie et Statistique, 1990, 233.
DUMONTIER Françoise, V ALDELIÈVRE Hélène, Les Pratiques de loisir
vingt ans après : 196711987-1988, Paris, Insee, 1989.
DuPurs Xavier, « La surqualité : le spectacle subventionné malade de la
bureaucratie?», Revue économique, 1983, 34, p. 1089-1115.
DUPUY Jean-Pierre, Introduction aux sciences sociales. Logique des
phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992.
DUPUY Jean-Pierre, Le Sacrifice et l'envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
DURKHEIM Émile, Le Suicide, Paris, PUF, 1920 [ 1897].
DURKHEIM Émile, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie,
Paris, Librairie Marcel Rivière, 1952.
DURKHEIM Émile, De la division du travail social, Paris, PUF, 1972 [1893].
DURKHEIM Émile, « Jugements de valeur et jugements de réalité », Revue
de métaphysique et de morale, 1911, repris in Émile Durkheim,
Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974.
DURKHEIM Émile, Textes, tome 2, présenté par Victor Karady, Paris,
Éditions, de Minuit, 1975.
DURKHEIM Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris,
PUF, 1985 [1912].

920
BIBLIOGRAPHIE

EHRLICH Cyril, The Music Profession in Britain Since the Eighteenth


Century, Oxford, Clarendon Press, 1985.
ELBERSE Anita, « Should you invest in the long tail ? »,Harvard Business
Review, juillet-août 2008, p. 88-96.
ELBERSE Anita, OBERHOLZER-GEE Felix, «Superstars and Underdogs :
An Examination of the Long Tail Phenomenon in Video Sales »,
Harvard Business School Working Paper, 2006, n° 07-015.
ELIAS Norbert, Mozart. Sociologie d'un génie, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1991.
ELSTER Jon, Ulysses and the Sirens, Cambridge et Paris, Cambridge
University Press et Éditions de la MSH, 1979.
ELSTER Jon (dir.), The Multiple Self, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985.
ELSTER Jon, Making Sense of Marx, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985 ; traduit sous le titre Karl Marx. Une interprétation
analytique, trad. fr., Paris, PUF, 1989.
ELSTER Jon, The Cement of Society, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989.
ENGLISH James, The Economy of Prestige. Prizes, Awards and the
Circulation ofCultural Value, Cambridge (Mass.), Harvard University
Press, 2005.
EscARPIT Robert,« Succès et survie littéraires», in Robert Escarpit (dir.),
Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1970.
ESTRADE Marc-Antoine, MÉDA Dominique, ORAIN Renaud, « Les effets de
la réduction du temps de travail sur les modes de vie : qu'en pensent
les salariés un an après?}}, Premières Synthèses, Dares, 2001, 21(1).
EsTRADE Marc-Antoine, ULRICH Valérie,« Réduction du temps de travail
et réorganisation des rythmes de travail », Données Sociales, Paris,
Insee, 2002.
EwALD François, L'État-providence, Paris, Grasset, 1986.
FAINSTEIN Susan, The City Builders : Urban Redevelopment in London
and New York, Oxford, Blackwell, 1993.
FARRELL Michael, Collaborative Circ/es. Friendship Dynamics and
Creative Work, Chicago, The University of Chicago Press, 2001.
FAULKNER Robert, Hollywood Studio Musicians, Chicago, Aldine, 1971.
FAULKNER Robert, Music on Demand Composers and Careers in the
Hollywood Film Industry, New Brunswick, Transaction Books, 1983.
FAULKNER Robert, ANDERSON Andy, « Short-Term Projects and Emergent
Careers : Evidence from Hollywood», American Journal ofSociology,
1987, 92(4), p. 879-909.
FAURE Michel, Musique et société du Second Empire aux années vingt,
Paris, Flammarion, 1985.

921
LE TRAVAIL CRÉATEUR

FERMANIAN Jean-David, « Le temps de travail des cadres »,Insee Première,


1999, 671.
FILER Randall, «The "Starving Artist". Myth or Reality? Earnings of
Artists in the United States )), Journal of Political Economy, 1986,
96, p. 56-75.
FILER Randall, «The Priee of Failure : Earnings of Former Artists )), in
Douglas Shaw, William Hendon, Richard Waits, Artists and cultural
consumers, Akron, Association for Cultural Economies, 1987.
FILLOUX Jean-Claude, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977.
FLORIDA Richard, The Creative Class, New York, Basic Books, 2002.
FOGEL Walter, « Occupational Earnings : Market and Institutional
Influences)), Industrial and Labor Relations Review, 1979, 33, p. 24-35.
FOHRBECK Karla, WIESAND Andreas, Der Künstler-Report, Munich,
Hanser V erlag, 197 5.
FouGÈRE Denis, MARGOLIS David,« Moduler les cotisations employeurs
à l'assurance chômage : les expériences de bonus-malus aux États-
Unis )), Revue française d'économie, 2000, 2, p. 3-76.
FoURMENTRAUX Jean-Paul, Art et Internet. Les nouvelles figures de la
création, Paris, Éditions du CNRS, 2005.
Fox Mark, KocHANOWSKI Paul, « Multi-Stage markets in the Recording
Industry )), Popular Music and Society, 2007, 30, p. 173-195.
FRANÇOIS Pierre, Le Monde de la musique ancienne. Sociologie économique
d'une innovation esthétique, Paris, Economica, 2005.
FRANK Robert, CooK Philip, The Winner-Take-All Society, New York,
The Free Press, 1995.
FREIDSON Eliot, «L'analyse sociologique des professions artistiques)),
Revue française de sociologie, 1986, 27, p. 431-443.
FREY Bruno, Arts and Economies : Analysis and Cultural Policy, Berlin,
Springer Verlag, 2000.
FREY Bruno, POMMEREHNE Werner, Muses and Markets, Oxford,
Blackwell, 1989.
FRIEDBERG Erhard, Le Pouvoir et la Règle, Paris, Le Seuil, 1993.
FRIEDBERG Ehrard, URFALINO Philippe,« La décentralisation culturelle au
service de la culture nationale)), in Raymonde Moulin (dir.), Sociologie
de l'art, Paris, La Documentation française, 1986.
FRIEDMAN Milton, Prix et théorie économique, trad. fr., Paris, Economica,
1983 [1953].
ÜABAIX Xavier, LANDIER Augustin, « Why Has CEO Pay Increased So
Much? )), Quarter/y Journal of Economies, 2008, 123(1), p. 49-100.
ÜABORIT Jean-René, « Sculpture, Matériaux et techniques )), Encyclopedia
Universalis, tome 20, Paris, 1996, p. 762-768.

922
BIBLIOGRAPHIE

GABSZEWICZ Jean, WAUTHY Xavier,« L'appropriabilité économique des


produits de contenus», in Xavier Greffe, Nathalie Sonnac (dir.),
Culture Web, Paris, Dalloz, 2008, chap. 24.
GALENSON David, Painting Outside The Lines. Patterns of Creativity
in Modem Art, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001.
GARFINKEL Harold, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall, 1967.
GARY Romain, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1982.
GAUDIBERT Pierre, Action culturelle : intégration et/ou subversion, Paris,
Casterman, 1977.
GAZIER Bernard, Économie du travail et de l'emploi, Paris, Dalloz, 1991.
GENETTE Gérard, L 'Œuvre de 1'art. Immanence et transcendance, Paris,
Le Seuil, 1994.
GÉRARD-VARET Louis-André, Pouvoirs de marché et informations privées
en équilibre général : la théorie peut-elle avoir un pouvoir prédic-
tif?, GREQAM, Marseille, document de travail n° 49, miméo, s.d.
GERSHUNY Jonathan, Changing Times, Work and Leisure in Postindustrial
Society, Oxford, Oxford University Press, 2000.
GIGERENZER Gerd, SWIITINK Zeno, PORTER Theodore, DASTON Lorraine,
BEATTY John, KRüGER Lorenz, The Empire of Chance, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989.
GINSBURGH Victor, VAN OuRs Jan,« Expert opinion and compensation:
Evidence from a musical competition », American Economie Review,
2003, 93(1), p. 289-296.
GINSBURGH Victor, WEYERS Sheila, « Persistence and fashion in art
Italian Renaissance from Vasari to Berenson and beyond », Poetics,
2006, 34, p. 24-44.
GLADWELL Malcolm, Outliers. The Story of success, Londres, Little,
Brown and Company, 2008.
GLAUDE Michel, JAROUSSE Jean-Pierre, «L'horizon des jeunes salariés
dans leur entreprise», Économie et Statistique, 1988, 211, p. 23-41.
GOEHR Lydia, The Imaginary Museum of Musical Works, Oxford, Oxford
University Press, 1992.
GOFFMAN Erving, Encounters, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1961.
GOFFMAN Erving, Asiles, trad. fr., Paris, Éditions de Minuit, 1968 [1961].
GoLDMANN Lucien, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959.
GoLDTHORPE John, HOPE Keith, The social grading of occupations. A
new approach and scale, Oxford, Clarendon Press, 1974.
GOLLAC Michel, SEYS Baudoin, « Les Professions et Catégories
Socioprofessionnelles : premiers croquis », Économie et Statistique,
1984, 171-172, p. 79-134.

923
LE TRAVAIL CRÉATEUR

GOMBRICH Ernst, Meditations on a Hobby Horse, Londres, Phaidon


Press, 1963.
GOMBRICH Ernst, L 'Écologie des images, trad. fr., Paris, Flammarion, 1983.
GooDE William, The Celebration ofHeroes. Prestige as a Social Control
System, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1979.
GOODMAN Nelson, Languages of Art, Oxford, Oxford University Press,
1969.
GoRZ André, Métamorphoses du travail, Paris, Galilée, 1988.
GRANA Cesar, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic Books, 1964.
GRANDMONT Jean-Michel, Temporary Equilibrium : Selected Readings,
New York, Academie Press, 1987.
GRANGER Gilles-Gaston, Méthodologie économique, Paris, PUF, 1955.
GRANGER Œlles-Gaston, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris,
Aubier, 1967.
GRANGER Gilles-Gaston, Essai d'une philosophie du style, Paris, Armand
Colin, 1968.
GRASER Gail, « Manpower and the Arts : A Growth Area in Canada », in
William Hendon, Nancy Grant, Douglas Shaw (dir.), The Economies
of Cultural Industries, Akron, Association for Cultural Economies,
1984.
GREEN André,« Vie et mort dans l'inachèvement», Nouvelle Revue de
Psychanalyse, 1994, 50, p. 155-183.
GREFFE Xavier, SoNNAC Nathalie (dir.), Culture Web. Création, contenus,
économie numérique, Paris, Dalloz, 2008.
GRIGNON Claude, PASSERON Jean-Claude, Le Savant et le Populaire,
Paris, Gallimard, Le Seuil, Éditions de l'EHESS, 1989.
GROSSMAN Sanford, « An introduction to the theory of rational expecta-
tions under asymmetric information», Review of Economie Studies,
54, 1981, p. 541-560.
GROSSMAN Sanford, STIGLITZ Joseph, « Information and Competitive
Priee Systems>>, American Economie Review, 1976, 66(2), p. 246-253.
GRUNFELD Frederic, Rodin, trad. fr., Paris, Fayard, 1988 [1987].
GUETZKOW Joshua, LAMONT Michèle, MALLARD Grégoire, « What is
Originality in the Humanities and the Social Sciences», American
Sociological Review, 2004, 69(2), p. 190-212.
GUILLOU Bernard, MARUANI Laurent, Les Stratégies des grands groupes
d'édition, Paris, Ministère de la Culture et Cercle de la librairie,
Cahiers de l'économie du livre, 1991.
GUYAU Jean-Marie, L'Art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1889.
HABERMAS Jürgen, Le Discours philosophique de la modernité, Paris,
Gallimard, 1988.

924
BIBLIOGRAPHIE

HACKING lan, The Social Construction of What ?, Cambridge (Mass.),


Harvard University Press, 1999.
HADAMARD Jacques, Essai sur la psychologie de l'invention dans le
domaine mathématique, Paris, Blanchard, 1959.
HADJINICOLAOU Nikos, «Sur l'idéologie de l'avant-gardisme »,Histoire
et critique des arts, 1978, juillet, p. 49-76.
HAMERMESH Daniel, REEs Albert, The Economies of Work and Pay,
New York, Harper and Row, 1988.
HAMLEN William Jr., « Superstardom in Popular Music : Empirical
Evidence», Review of Economies and Statistics, 1991, 73(4),
p. 729-733.
HAMLEN William Jr., « Variety and Superstardom in Popular Music»,
Economie Inquiry, 1994, 32(3), p. 395-406.
HASKELL Francis, La Norme et le caprice. Redécouvertes en art, trad.
fr., Paris, Flammarion, 1986 (1976].
HAUMONT Bernard, «Les débouchés de l'architecture : un nouveau
paysage», Le Monde, 3 décembre 1987.
HAusER Arnold, The Social His tory ofArt, Londres, Routledge and Kegan
Paul, 1951, traduit en français sous le titre Histoire sociale de l'art
et de la littérature, trad. fr., Paris, Le Sycomore, 1984.
HAUSFATER Dominique, «Être Mozart : Wolfgang et ses émules», in
Michèle Sacquin (dir.), Le Printemps des génies. Les enfants prodiges,
Paris, Bibliothèque nationale/Robert Laffont, 1993.
HELLER Agnes, Das Alltagsleben, Francfort, Suhrkamp, 1978.
HENNION Antoine, MARTINAT Françoise, VIGNOLLE Jean-Pierre, Les
Conservatoires et leurs élèves, Paris, La Documentation française,
1983.
HENNION Antoine, VrGNOLLE Jean-Pierre, L'Économie du disque en
France, Paris, La Documentation française, 1978.
HÉRAN François,« La seconde nature de l'habitus», Revue française de
sociologie, 1987, 28(3), p. 385-416.
HERDER Johann Gottfried von, Ideen zur Philosophie der Geschichte der
Menschheit, Munich, Hanser, 2002 [ 1784-1791].
HERITAGE John, Garfinkel and Ethnomethodology, Cambridge, Po1ity
Press, 1984.
HERSHMAN Jab1ow, LIEB Julian, The Key to Genius, Buffalo, Prometheus
Books, 1988.
HESMONDHALGH David, The Cultural Industries, Londres, Sage, 2002.
HIGGINS Paula, « The Apotheosis of Josquin des Prez and Other
Mythologies of Musical Genius », Journal of the American
Musicological Society, 2004, 57(3), p. 443-510.

925
LE TRAVAIL CRÉATEUR

HILDESHEIMER Wolfgang, Mozart, trad. fr., Paris, Éditions Jean-Claude


Lattès, 1979 [1977].
HINTIKKA Jaakko, L'Intentionnalité et les mondes possibles, trad. fr.,
Lille, Presses universitaires de Lille, 1989.
HIPPEL Eric von, Democratizing Innovation, Cambridge (Mass.), MIT
Press, 2005.
HIPPLE Steven, «Contingent work : results from the second survey »,
Monthly Labor Review, 1998, november, p. 22-35.
HIRSCH Paul, The Structure of the Popular Music Industry, Ann Arbor,
University of Michigan, 1969.
HIRSCH Paul, « Processing fads and fashions », American Journal of
Sociology, 1972, 77, p. 639-659.
HIRSCH Paul, « Globalization ofMass Media Ownership », Communication
Research, 1992, 19(6), p. 677-681.
HIRSCHMAN Albert, Bonheur privé, action publique, trad. fr. Paris, Fayard,
1983 [1982].
HIRSCHMAN Albert, Vers une économie politique élargie, trad. fr., Paris,
Éditions de Minuit, 1986.
HoGGART Richard, La Culture du pauvre, préface par Jean-Claude
Passeron, trad. fr., Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1957].
HoLBROOK Morris, Aoms Michela, « Art Versus Commerce in the Movie
Industry : a Two-Path Model of Motion-Picture Success »,Journal
of Cultural Economies, 2008, 32, p. 87-107.
HouoAILLE Jacques,« L'espérance de vie des écrivains et des musiciens»,
Population, janvier-février 1989, 1.
HUBER John, «A New Method for Analyzing Scientific Productivity »,
Journal of the American Society for Information Science and
Technology, 2001, 52(13), p. 1089-1099.
HUGHES Everett, The Sociological Eye : Selected Papers, Chicago,
Aldine, 1971.
HUGHES Everett, Le Regard sociologique, textes rassemblés et présentés
par Jean-Michel Chapoulie, trad. fr., Paris, Éditions de l'EHESS,
1996.
HussERL Edmund, Méditations cartésiennes, trad. fr., Paris, Vrin, 1969
[1929].
HUTCHENS Robert, « Seniority, Wages and Productivity : A Turbulent
Decade», Journal of Economie Perspectives, 1989, 3(4), p. 49-64.
JACOBS David, « Toward a Theory of Mobility and Behavior in
Organizations : An lnquiry into the Consequences of Sorne
Relationships between Individual Performance and Organizational
Success », American Journal of Sociology, 1981, 87(3), p. 684-707.

926
BIBLIOGRAPHIE

JACQUILLAT Bertrand, SOLNIK Bruno, Les Marchés .financiers et la gestion


de portefeuille, Paris, Dunod, 1987.
JAMEUX Dominique, Pierre Boulez, Paris, Fayard, 1985.
JANET Pierre, L'Automatisme psychologique. Essai de psychologie expéri-
mentale sur les formes inférieures de 1'activité humaine, Paris, A lean,
1889.
JENCKS Christopher, PERMAN Lauri, RAINWATER Lee,« What Is A Good
Job? A New Measure of Labor-Market Success », American Journal
of Sociology, 1988, 93, p. 1322-1357.
JouVENET Morgan, Rap, techno, électro ... Le musicien entre travail
artistique et critique sociale, Paris, Éditions de la MSH, 2006.
Jo vANOVIC Boyan, «Job Matching and the Theory of Turnover», Journal
of Political Economy, 1979, 87, p. 972-990.
JULLIEN Philippe, « Onze fonctions pour qualifier les grandes villes »,
Insee Première, 2002, 840.
JULLIEN Philippe, PuMAIN Denise,« Fonctions stratégiques et images des
villes», Économie et Statistique, 1996, 294-295, p. 127-135.
KAoUSHIN Charles,« The professional Self-Concept of Music Students »,
American Journal of Sociology, novembre 1969, p. 389-404.
KAHNEMAN Daniel, MILLER Dale, « Norm Theory : Comparing Reality
to lts Alternatives», Psychological Review, 1986, 93, p. 136-153.
KAHNEMAN Daniel, SLOVIC Paul, TVERSKY Amos, Judgement under
Uncertainty: Heuristics and Biases, Cambridge, Cambridge University
Press, 1982.
KANT Emmanuel, Critique de la faculté dejuger, Œuvres philosophiques,
tome 2, Paris, Gallimard, 1985 [1789].
KATZ Lawrence, SUMMERS Lawrence, « Industry Rents : Evidence and
Implications », Brookings Papers : Microeconomies 1989, p. 209-290.
KILLINGSWORTH Mark, HECKMAN James, « Female Labor Supply : A
Survey », in Orley Ashenfelter, Richard Layard (dir.), Handbook of
Labor Economies, Amsterdam, North-Holland, 1986.
Kivv Peter, The Possessor and the Possessed Handel, Mozart, Beethoven
and the !dea of Musical Genius, New Haven, Yale University Press,
2001.
KNIGHT Frank, Risk, uncertainty and profit, Boston, Houghton Miffiin
Company, 1921.
KRANTZ David, « Taming Chance : Social Science and Everyday
Narratives», Psychological lnquiry, 1998, 9(2), p. 87-94.
KRAuss Rosalind, L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes moder-
nistes, trad. fr., Paris, Macula, 1993 [1985].
KRAuss Rosalind, Passages, trad. fr., Paris, Macula, 1997 [1977].

927
LE TRAVAIL CRÉATEUR

KR.EMER Michael, « The O'Ring Theory of Economie Development »,


Quarter/y Journal of Economies, 1993, 108, p. 551-575.
Krus Ernst, KURZ Otto, L'Image de l'artiste, trad. fr., Marseille, 1979
[1930].
KRUEGER Alan, « The Economies of Real Superstars : The Market for
Rock Concerts in the Material World »,Journal of Labor Economies,
2005, 23(1), p. 1-30.
KUBLER George, The Shape of Time, New Haven, Yale University
Press, 1962.
KuTY Olgierd, La Négociation des valeurs, Bruxelles, De Boeck, 1998.
LABBÉ Dominique, « Romain Gary et Émile Ajar », 2008, document
téléchargeable sous http://hal.archives-ouvertes.fr.
LACROIX Jean-Guy, La Condition d'artiste : une injustice, Outremont,
VLB, 1990.
LAFON Michel, PETERS Benoît, Nous est un autre. Enquête sur les duos
d'écrivains, Paris, Flammarion, 2006.
LAFOURCADE Dominique, L'insertion professionnelle des instrumen-
tistes diplômés du Conservatoire national supérieur de musique
et de danse de Paris, Paris, 1996, EHESS, mémoire de DEA,
multigraphié.
LAHIRE Bernard, La Condition littéraire, Pairs, La Découverte, 2006.
LALO Charles, L 'Art et la Vie sociale, Paris, Doin, 1921.
LAMONT Michèle, FOURNIER Marcel, GUETZKOW Joshua, MALLARD
Grégoire, BERNIER Roxane, « Evaluating Creative Minds : The
Assessment ofüriginality in Peer Review »,in Arnaud Sales, Marcel
Fournier (dir.), Knowledge, Communication, and Creativity, Londres,
Sage, 2006, p. 166-182.
LANCASTER Kelvin, Variety, Equity and Efficiency, New York, Columbia
University Press, 1979.
LATARJET Bernard (dir.), Pour un débat national sur 1'avenir du spectacle
vivant. Rapport pour le ministre de la Culture, Paris, multigr., 2004.
LAZEAR Edward, « Why is there mandatory retirement ? )), Journal of
Political Economy, 1979, p. 1261-1284.
LE DIBERDER Alain, CosTE-CERDAN Nathalie, La Télévision, Paris, La
Découverte, 1991.
LE NoRMAND-ROMAIN Antoinette, Rodin, Paris, Flammarion, 1997.
LE NoRMAND-ROMAIN Antoinette (dir.), 1898: le Balzac de Rodin, Paris,
Éditions du musée Rodin, 1998.
LE PEN Claude, «L'analyse microéconomique de la production dra-
matique et l'effet des subventions publiques)), Revue économique,
1982, 33, p. 639-674.

928
BIBLIOGRAPHIE

LEBRUN Gérard, Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Armand


Colin, 1970.
LÉCUYER Bernard-Pierre, LEMAINE Gérard et al., Les Voies du succès,
Paris, EHESS, GERS, miméo, 1972.
LENMAN Robin, « Painters, Patronage and the Art Market in Germany
1850-1914 », Past and Present, 1989, 123, p. 109-140.
LEPHAY-MERLIN Catherine, Les Dépenses culturelles des communes.
Analyse et évolution 1978-1987, Paris, La Documentation française,
1991.
Les débouchés de 1'architecture, une enquête du Monde Campus et du
Conseil de 1'ordre, Le Monde, 3 décembre 1987.
LEWIS David, Convention. A philosophical Study, Cambridge, Harvard
University Press, 1969.
LINDER Staffan, The Harried Leisure Class, New York, Columbia
University Press, 1970.
LOCKWOOD Lewis, Beethoven. The Music and the Life, New York,
W.W. Norton & Company, 2003.
LONGUENESSE Béatrice, Kant On The Human Standpoint, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005.
LOPES Paul, « Innovation and Diversity in the Popular Music Industry,
1969 to 1990 », American Sociological Review, 1992, 57, p. 56-71.
LOWINSKY Edward, « Musical Genius. Evolution and Origins of a Concept.
I&II )), The Musical Quarter/y, 1964, 50(3), p. 321-340, et 50(4),
p. 476-495.
LUHMANN Niklas, La Corifiance. Un mécanisme de réduction de la
complexité sociale, trad. fr., Paris, Economica, 2006.
MAcDONALD Glenn, « The Economies of Rising Stars )), American
Economie Review, 1988, 78(1), p. 155-166.
MALINVAUD Edmond, Théorie macroéconomique, Paris, Dunod, 1981.
MALRAUX André, Le Musée imaginaire, Genève, Albert Skira, 1947.
MANNHEIM Karl, « Das problem einer Soziologie des Wissens )), Archiv
for Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1925, 53, p. 577-652.
MARcHAL Emmanuelle,« Édification d'une entreprise familiale et artis-
tique. Histoire d'une troupe de marionnettistes)), Innovation et res-
sources locales. Cahiers du Centre d'études de l'emploi, 32, Paris,
PUF, 1989, p. 35-69.
MARCHIKA Colin, Inégalités de revenu dans les métiers artistiques des
spectacles, Paris, Cesta, document de travail, 2008.
MARSHALL Alfred, Principes d'économie politique, trad. fr., Paris, Giard
et Brière, 1906 [1890].
MARx Karl, Manuscrits de 1844, trad. fr., Paris, Garnier Flammarion, 1999.

929
LE TRAVAIL CRÉATEUR

MAssoN André, « Préférence temporelle discontinue, cycle et horizon


de vie», in Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude Passeron (dir.),
Le Modèle et l'enquête. Les usages du principe de rationalité dans
les sciences sociales, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995, p. 401-443.
MATONTI Frédérique, « Les intellectuels et le Parti : le cas français », in
Michel Dreyfus et al., Le Siècle des Communismes, Paris, Éditions
de l'Atelier, 2000, p. 405-424.
McCAIN Roger,« Markets for Works of Art and Markets for Lemons »,in
William Hendon, James Shanahan, Alice MacDonald (dir.), Economie
Policy for the Arts, Cambridge, Abt Books, 1980.
McCALL Michal, «The Sociology ofFemale Artists », Studies in Symbolic
Interaction, 1978, 1, p. 289-318.
McWILLIAM Neil, Dreams of Happiness : Social Art and the French
Left, 1830-1850, Princeton, Princeton University Press, 1993.
MEAD George Herbert, The Philosophy of the Act, Chicago, The University
of Chicago Press, 1938.
MEAD George Herbert, Mind, self and society from the standpoint of a
social behaviorist, Chicago, The University of Chicago Press, 1955.
MEADE James,« The theory oflabor-managed firms and ofprofit-sharing »,
Economie Journal, 1972, 82, p. 402-428.
MEISS Millard, « Review of Frederick Antal, Florentine Painting», The
Art Bulletin, 1949, 31, p. 143-150.
MENGER Pierre-Michel, Le Paradoxe du musicien, Paris, Flammarion,
1983.
MENGER Pierre-Michel,« L'oreille spéculative. Consommation et percep-
tion de la musique contemporaine », Revue française de sociologie,
1986, 27(3), p. 445-479.
MENGER Pierre-Michel, «L'État-providence et la culture», in François
Chazel (dir.), Pratiques culturelles et politiques de la culture, Bordeaux,
Presses Universitaires de Bordeaux, 1987.
MENGER Pierre-Michel, Les Laboratoires de la création musicale, Paris,
La Documentation française, 1989.
MENGER Pierre-Michel,« Marché du travail artistique et socialisation du
risque. Le cas des arts du spectacle », Revue française de sociologie,
1991, 32(1), p. 61-74.
MENGER Pierre-Michel,« Appariement, risque et capital humain: l'emploi
et la carrière dans les professions artistiques », in Pierre-Michel Menger,
Jean-Claude Passeron (dir. ), L 'Art de la recherche. Essais en 1'honneur de
Raymonde Moulin, Paris, La Documentation française, 1994, p. 219-238.
MENGER Pierre-Michel,« La formation du compositeur: l'apprentissage
de la singularité et les pouvoirs de l'établissement», in Anne Bongrain,

930
BIBLIOGRAPHIE

Yves Gérard (dir.), Le Conservatoire de Paris, 1795-1995, Paris,


Buchet/Chastel, 1996, p. 321-343.
MENGER Pierre-Michel, «L'un et le multiple. Sur la sociologie de
la culture et de l'expérience esthétique dans les travaux de Jean-
Claude Passeron », Revue européenne des sciences sociales, 1996,
34, p. 99-108.
MENGER Pierre-Michel, « Artistic labor markets and careers », Annual
Review of Sociology, 1999, 25, p. 541-74.
MENGER Pierre-Michel,« Culture», in Emmanuel de Waresquiel (dir.),
Dictionnaire des politiques culturelles, Paris, Larousse, 2000.
MENGER Pierre-Michel, Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, Le
Seuil, République des Idées, 2003.
MENGER Pierre-Michel, Les Intermittents du spectacle. Sociologie d'une
exception, Paris, Éditions de l'EHESS, 2005.
MENGER Pierre-Michel, « Artistic Labors Markets : Contingent Work,
Excess Supply and Occupational Risk Management », in Victor
Ginsburgh, David Throsby (dir.), Handbook of the Economies of
Arts and Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006, vol. 1, p. 765-806.
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, 1945.
MERTON Robert, « Singletons and Multiples in Scientific Discovery : A
Chapter in the Sociology of Science», Proceedings of the American
Philosophical Society, 1961, 105(5), p. 470-486.
MERTON Robert, « The Matthew Effect in Science », Science, 1968,
159, p. 56-63.
MERTON Robert, Sociological Ambivalence and Other Essays, New York,
The Free Press, 1976.
MERTON Robert, « "Recognition" and "Excellence": Instructive
Ambiguities »,in Adam Yarmo1insky (dir.), Recognition ofExcellence,
New York, The Free Press, 1962, repris in Robert Merton, The
Sociology of Science, Chicago, The University of Chicago Press,
1979, chap. 19.
MERTON Robert, « The Matthew Effect in Science, II. Cumulative
Advantage and the Symbolism of Intellectual Property »,Isis, 1988,
79, p. 606-623.
MERTON Robert, BARBER E1inor, The Travels and Adventures of
Serendipity, 2e édition, Princeton, Princeton University Press, 2006.
MEYER Leonard, Style and Music, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 1989.
MICHAUD Yves, L'Art à l'état gazeux, Paris, Hachette, 2004.

931
LE TRAVAIL CRÉATEUR

MILGROM Paul, RoBERTS John, Economies, Organization and Management,


Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1992.
MILLER Robert, « Job Matching and Occupational Choice », Journal of
Political Economy, 1984, 92, p. 1086-1120.
MILLS C. Wright, « Situated Action and the Vocabulary of Motives»,
American Sociological Review, 1940, 5, p. 904-913.
MILLS C. Wright, Les Cols blancs, trad. fr., Paris, Maspéro, 1966 [1951].
MILO Daniel, « Le phénix culturel : de la résurrection dans 1'histoire de
l'art», Revue française de sociologie, 1986, 27(3).
MINCER Jacob, JOVANOVIC Boyan, « Labor Mobility and Wages »,
in Sherwin Rosen (dir.), Studies in Labor Markets, Chicago, The
University of Chicago Press, 1981.
MINCER Jacob, préface à Solomon Polachek, Stanley Siebert, The
Economies ofEarnings, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
MoLLENKOPF John, «On Urban Key Nodes in the Global System»,
présentation au colloque du SSRC, New York, mars 1993.
MONTIAS John Michael, Artists and Artisans in Delft. A Socio-Economic
Study of the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University
Press, 1982.
MONTIAS John Michael, Vermeer. Le Peintre et son milieu, trad. fr.,
Paris, Adam Biro, 1990 [1989].
MoNTIAs John Michael, Le Marché del 'art aux Pays-Bas (xv" -XVI~ siècles),
Paris, Flammarion, 1996.
MOORE Julia, Beethoven and Musical Economies, PhD, University of
Urbana Champaign, 1987.
MORETII Enrico, « Social Leaming and Peer Effects in Consumption :
Evidence From Movie Sales», 2008, NBER Working Paper 13832.
MoRROW Mary, Concert Life in Haydn 's Vienna. Aspects of a
Developing Musical and Social Institution, New York, Pendragon
Press, 1989.
MoRTIER Roland, L'Originalité, Genève, Droz, 1982.
MOULIN Hervé, Théorie des jeux pour l'économie et la politique, Paris,
Hermann, 1981.
MOULIN Raymonde, Le Marché de la peinture en France, Paris, Éditions
de Minuit, 1967.
MouLIN Raymonde, « Architecte : le statut d'une profession »,
Encyclopedia Universalis, 1977.
MOULIN Raymonde, « La genèse de la rareté artistique », Ethnologie
française, 1978, 8(2-3), p. 241-258.
MOULIN Raymonde,« De l'artisan au professionnel, l'artiste», Sociologie
du travail, 1983, 4, p. 388-403.

932
BIBLIOGRAPHIE

MoULIN Raymonde, « Le marché et le musée », Revue française de


sociologie, 1986, 27(3), p. 369-395.
MoULIN Raymonde, L'Artiste, 1'institution et le marché, Paris, Flammarion,
1992.
MoULIN Raymonde, De la valeur de l'art, Paris, Flammarion, 1995.
MoULIN Raymonde, Le Marché de 1'art. Mondialisation et nouvelles
technologies, Paris, Flammarion, 2003.
MOULIN Raymonde, DUBOST Françoise, GRAS Alain, LAUTMAN Jacques,
MARTINON Jean-Pierre, SCHNAPPER Dominique, Les Architectes, Paris,
Calmann-Lévy, 1973.
MOULIN Raymonde, PASSERON Jean-Claude, COSTA Pascaline, HANET
Danièle, Les Recensements et les enquêtes sur les artistes plasticiens,
Paris, Ministère de la Culture et Centre de sociologie des arts, mul-
tigr., 1986.
MOULIN Raymonde, PASSERON Jean-Claude, PASQUIER Dominique, PORTo-
VAZQUEZ Fernando, Les Artistes, Paris, La Documentation française,
1985.
MoUREAU Nathalie, Analyse économique de la valeur des biens d'art,
Paris, Economica, 2000.
MuLCAHY Kevin, SWAIM Richard (dir.), Public Policy and the Arts,
Boulder, Westview Press, 1982.
MYERSON Roger, Game Theory. Analysis ofconjlict, Cambridge, Harvard
University Press, 1991.
NAGEL Ernest, The Structure of Science. Problems in the Logic of
Scientific Explanation, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1961.
NALEBUFF Barry, BRANDENBURGER Adam, La Co-opétition, trad. fr, Paris,
Éditions Village mondial, 1996.
NASH Dennison, « The Career of the American Composer », in Milton
Albrecht, James Bamett, Mason Griff (dir.), The Sociology of Art
and Literature, Londres, Duckworth, 1970.
NELSON Philip, «Information and consumer behavior », Journal of
Political Economy, 1970, 78(2), p. 311-329.
NISBETT Richard, Ross Lee, Human Inference, Englewood Cliffs, Prentice-
Hall, 1980.
NooUE Nicolas, Les Chiffres de l'architecture. Populations étudiantes
et professionnelles, Paris, Éditions du patrimoine, 2002.
OSBORNE Martin, RUBINSTEIN Ariel, A Course in Game Theory, Cambridge,
The MIT Press, 1994.
PADGETT John, ANSELL Christopher, « Robust Action and the Rise of
the Medici, 1400-1434 », American Journal of Sociology, 1993,
98(6), p. 1259-1319.

933
LE TRAVAIL CRÉATEUR

PARADEISE Catherine, Les Comédiens, Paris, PUF, 1998.


PARSONS Talcott, The Social System, Glencoe, The Free Press, 1959.
PASLER Jann, Writing Through Music. Essays on Music, Culture and
Politics, New York, Oxford University Press, 2007, chap. 11 :
«The Politcal Economy of Composition in the American University,
1965-1985 ».
PASQUIER Dominique, «Carrières de femmes : l'art et la manière»,
Sociologie du travail, 1983, 4, p. 418-431.
PASQUIER Dominique, «L'image statistique de l'artiste», in Xavier
Dupuis, François Rouet (dir.), Économie et culture, vol. 1, Paris, La
Documentation française, 1987.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan,
1991.
PASSERON Jean-Claude,« Weber et Pareto. La rencontre de la rationalité
dans les sciences sociales», in Louis-André Gérard-Varet, Jean-Claude
Passeron (dir.), Le Modèle et l'Enquête. Les usages du principe de
rationalité dans les sciences sociales, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995.
PATUREAU Frédérique, Les Pratiques culturelles des jeunes, Paris, La
Documentation française, 1992.
PEACOCK Alan, A Report on Orchestral Resources, Londres, The Arts
Council of Great Britain, 1970.
PEACOCK Alan, WEIR Ronald, The Composer in the marketplace, Londres,
Faber, 1975.
PEIRCE Charles Sanders, Collected Papers, Cambridge (Mass.), Belknap
Press, 1933, tome 4.
PERRENOUD Marc, Les Musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires,
Paris, La Découverte, 2007.
PETERSON Richard, BERGER David, « Cycles in Symbol Production :
The Case of Popular Music», American Sociological Review, 1975,
40, p. 158-173.
PFISTER Laurent, L'Auteur, propriétaire de son œuvre. La formation
du droit d'auteur du xvr siècle à la loi de 1957, thèse de droit,
Strasbourg, Université Robert Schuman, 1999.
PlLMIS Olivier,« Des "employeurs multiples" au "noyau dur" d'employeurs:
relations d'emploi et concurrence sur le marché du travail des comédiens
intermittents», Sociologie du travail, 2007, 49, p. 297-315.
PINE II Joseph, ÜILMORE James, The Experience Economy, Boston,
Harvard Business School Press, 1999.
PIORE Michael, SABEL Charles, Les Chemins de la prospérité. De la pro-
duction de masse à la spécialisation souple, trad. fr., Paris, Hachette,
1989 [1984].

934
BIBLIOGRAPHIE

PoDOLNY Joel, Status Signais :A Sociological Study ofMarket Competition,


Princeton, Princeton University Press, 2005.
PoGGIOLI Renato, The Theory of Avant-Garde, trad. angl., Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1968 [1962].
POINCARÉ Henri, Science et méthode, Paris, Flammarion, 1947.
PoLACHEK Salomon, « Occupational Self-Selection : A Human Capital
Approach to Sex Differences in Occupational Structure », Review of
Economies and Statistics, 1981, 63, p. 60-69.
POLACHEK Salomon, SIEBERT Stanley, The Economies of Earnings,
Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
POPPER Karl,« Rôle de l'autocritique dans la création», Diogène, 1989,
145, p. 38-48.
PowELL Walter, Getting into Print, Chicago, The University of Chicago
Press, 1985.
PRieE Derek De Solla, Little Science, Big Science, New York, Columbia
University Press, 1963.
PRieE Derek De Solla, « Sorne Remarks on Elitism in Information and the
Invisible College Phenomenon in Science», Journal of the American
Society for Information Science, 1971, 22(2).
PROUDHON Pierre-Jean, Les Majorats littéraires, rééd. présentée par
Dominique Sagot-Duvauroux, Paris, Presses du Réel, 2002 [1862].
PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1954.
PROUST Serge, « La communauté théâtrale. Entreprises théâtrales et idéal
de la troupe », Revue française de sociologie, 2003, 44(1 ), p. 93-113.
QUINTART Aimable, ZISSWILLER Richard, Théorie de la finance, Paris,
PUF, 1985.
RAMBACH Anne, RAMBACH Marine, Les Intel/os précaires, Paris, Fayard,
2001.
RANNou Janine, Les Métiers de l'image et du son, tome 1, Paris, Ministère
de la Culture, 1988.
RANNOU Janine, VAR! Stéphane, Les Itinéraires d'emploi des ouvriers,
techniciens et cadres intermittents de l'audiovisuel et des spectacles,
Paris, CEREQ/CSA, multigr., 1993.
RA VET Hyacinthe, CouLANGEON Philippe, « La division sexuelle du
travail chez les musiciens français », Sociologie du travail, 2003,
45, p. 361-384.
RAWLS John, Théorie de la justice, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1987 [1971].
RAYNOR Henry, A Social History of Music: From the Middle Ages to
Beethoven, Londres, Barrie&Jenkins, 1972.
REDFIELD Robert, «The Folk Society», American Journal of Sociology,
1947, 52(4), p. 293-308.

935
LE TRAVAIL CRÉATEUR

REEs van Kees, VERMUNT Jeroen, «Event history analysis of authors'


reputation: Effects of critics' attention on debutants' careers », Poetics,
1996, 23, p. 317-333.
REICH Robert, Futur parfait, trad. fr., Paris, Éditions Village mondial, 2001.
RICŒUR Paul, Temps et récit, tome 1, Paris, Le Seuil, 1983.
RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
RILKE Rainer Maria, «Rodin», in Œuvres en prose, tome 1, trad. fr.,
Paris, Le Seuil, 1966.
RITAINE Évelyne, Les Stratèges de la culture, Paris, Presses de la FNSP,
1983.
RoBINSON John, GoDBEY Geoffrey, Timefor Life: The Surprising Ways
Americans Use Their Time, University Park, The Pennsylvania State
University Press, 1992, rééd. augmentée en 1997.
RocHET Jean-Charles, TIROLE Jean, « Platform competition in Two-Sided
Markets», Journal of the European Economie Association, 2003, 1,
p. 990-1029.
RoDIN Auguste, Éclairs de pensée. Écrits et entretiens, Paris, Éditions
Olbia, 1998.
RoMER Paul,« Time : lt Really is Money »,Information Week, 11 sep-
tembre 2000.
RosE Neal, « Counterfactual Thinking », Psychological Bulletin, 1997,
121(1), p. 133-148.
RosEN Charles, Le Style classique, trad. fr., Paris, Gallimard, 1978
[1970].
RosEN Charles,« Did Beethoven Have All the Luck? », The New York
Review of Books, 1996, November 14, p. 57-63. Repris in Critical
Entertainments, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000,
chap. 8.
RoSEN Sherwin, « The Economies of Superstars », American Economie
Review, 1981, 71(5), p. 845-858.
RosEN Sherwin, « Authority, control and the distribution of eamings )),
Bell Journal of Economies, 1982, 13(2), p. 311-323.
RosEN Sherwin, « Prizes and Incentives in Elimination Toumaments )),
American Economie Review, 1986, 76(4), p. 701-715.
RosEN Sherwin, « The Theory of Equalizing Differences )), in Orley
Ashenfelter, Richard Layard (dir.), Handbook of Labor Economies,
Amsterdam, North-Rolland, 1986.
ROSEN Sherwin, « Review ofTyler Cowen, What Priee Fame?)), Journal
of Cultural Economies, 2001, 25(2), p. 151-155.
RosEN Sherwin, «The Economies of Superstars)), The American Scholar,
2001.

936
BIBLIOGRAPHIE

ROSENBAUM James, « Toumament mobility : career patterns in a cor-


poration », Administrative Science Quarter/y, 1979, 24, p. 220-241.
ROSENBAUM James, Career Mobility in a Corporate Hierarchy, New
York, Academie Press, 1984.
RosENBAUM James, « Organization career systems and employee misper-
ceptions »,in Michael Arthur, Douglas Hall, Barbara Lawrence (dir.),
Handbook of career theory, Cambridge, Cambridge University Press,
1989, p. 337-338.
ROSENBERG Bernard, FLIEGEL Norris, The Vanguard Artist, New York,
Arno Press, 1979.
RosENBLUM Barbara,« Artists, Alienation and the Market», in Raymonde
Moulin (dir.), Sociologie de l'art, Paris, La Documentation française,
1986.
ROUGET Bernard, SAGOT-DUVAUROUX Dominique, PFLIEGER Sylvie, Le
Marché de 1'art contemporain en France, Paris, La Documentation
française, 1991.
RoussEAU Jean-Jacques, Émile, Paris, Garnier, 1872.
SALGANIK Matthew, DoDDS Peter, WATTS Duncan, « Experimental Study
of Inequality and Unpredictability in an Artificial Cultural Market »,
Science, 2006, 311, p. 854-856.
SANCHEZ-VAzQUEZ Adolfo, Art and Society. Essays in Marxist Aesthetics,
New York, Monthly Review Press, 1973.
SANTOS F.P., « Risk, Uncertainty and the Performing Artist », in Mark
Blaug (dir.), The Economies of the Arts, Londres, Martin Robertson,
1976.
SARTRE Jean-Paul, L'Idiot de la famille, Paris, Gallimard, tome 3, 1972.
SASSEN Saskia, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton,
Princeton University Press, 1991.
SCHELLING Thomas, « Self-Command in Practice, in Policy and in a
Theory of Rational Choice », American Economie Review, 1984,
74(2), p. 1-11.
SCHELLING Thomas, Stratégie du conflit, trad. fr., Paris, PUF, 1986 [1960].
SCHERER Frederic, Quarter Notes and Bank Notes. The Economies of
Music Composition in the Eighteenth and Nineteenth Centuries,
Princeton, Princeton University Press, 2004.
SCHLOEZER Boris de, SCRIABINE Marina, Problèmes de la musique moderne,
Paris, Éditions de Minuit, 1959.
SCHNAPPER Antoine, Le Géant, la licorne et la tulipe, Paris, Flammarion,
1988.
SCHNAPPER Antoine, Curieux du Grand siècle, Paris, Flammarion, 1994.
SCHNAPPER Dominique, L 'Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981.

937
LE TRAVAIL CRÉATEUR

SCHUMPETER Joseph, Histoire de l'analyse économique, trad. fr., Paris,


Gallimard, 1982 [1954].
SCHUMPETER Joseph, Théorie de 1'évolution économique, trad. fr., Paris,
Dalloz, 1983 [1911].
SCHÜTZ Alfred, Collected Papers, 3 vol., La Haye, Martinus Nijhoff,
1962-1966.
Scorr Allen, The Cultural Economy of Cities, Londres, Sage, 2000.
Scorr Allen, On Hollywood: The Place, the Industry, Princeton, Princeton
University Press, 2005.
SEYS Baudoin, « Les groupes socioprofessionnels de 1962 à 1985 »,
Données Sociales, Paris, Insee, 1987, p. 37-72.
SHAPIRO Carl, « Premiums for High Quality Products as Returns to
Reputations», Quarter/y Journal of Economies, 1983, 98(4),
p. 659-680.
SHEFTER Martin (dir.), Capital of the American Century: The National
and International Influence of New York City, New York, Russell
Sage Foundation, 1993.
SHUSTERMAN Richard, L'Art à l'état vif, trad. fr., Paris, Éditions de
Minuit, 1991.
SIMMEL Georg, Philosophie de l'argent, trad. fr., Paris, PUF, 1987 [1900].
SIMMEL Georg, La Tragédie de la culture et autres essais, trad. fr.,
Marseille, Rivages, 1988.
SIMMEL Georg, Michel-Ange et Rodin, trad. fr., Paris, Rivages, 1996 [1911].
SIMONTON Dean, Scientific Genius : A Psycho/ogy ofScience, Cambridge,
Cambridge University Press, 1988.
SIMPSON Charles, SoHo : The Artist in the City, Chicago, The University
of Chicago Press, 1981.
SINGLY François de, Fortune et infortune de la femme mariée, Paris,
PUF, 1987.
SINGLY François de, Les Jeunes et la lecture, Paris, Ministère de
l'Éducation nationale, 1993.
SMITH Adam, Recherches sur la nature et la cause de la richesse des
nations, trad. fr., Paris, Gallimard, 1976 [1776].
SMITH Vicky, «New forms of work organization », Annual Review of
Sociology, 1997, 23, p. 315-339.
SaLOMON Maynard, Beethoven, trad. fr., Paris, Éditions Jean-Claude
Lattès, 1985 [1979].
SORENSEN Alan, « Bestseller Lists and Product Variety », Journal of
Industrial Economies, 2007, 55(4), p. 715-738.
SPENCE Michael, Market Signaling, Cambridge, Harvard University
Press, 1974.

938
BIBLIOGRAPHIE

STEINBERG Leo, Le Retour de Rodin, trad. fr., Paris, Macula, 1997 [ 1963].
STIGLER George, BECKER Gary, «De gustibus non est disputandum »,
American Economie Review, 1977, 67, p. 76-90.
STIGLITZ Joseph, « The Causes and Consequences of The Dependence
of Quality on Priee », Journal of Economie Literature, 1987, 25(1 ),
p. 1-48.
STINCHCOMBE Arthur, « Bureaucratie and Craft Administration of
Production : a Comparative Study », Administrative Science Quater/y,
1959, 4.
STINCHCOMBE Arthur, Constructing Social Theories, Chicago, The
University of Chicago Press, 1968.
STINCHCOMBE Arthur,« Sorne empirical consequences of the Davis-Moore
theory of stratification>>, American Sociological Review, 1963, 28,
p. 805-808, repris in Stratification and Organization, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986.
STINCHCOMBE Arthur, Stratification and Organization, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986.
STORPER Michael, « The transition to flexible specialisation in the film
industry », Cambridge Journal of Economies, 1989, 13, p. 273-305.
STORPER Michael, W ALKER Richard, The Capitalist Imperative. Territory,
Technology and Indus trial Growth, Oxford et New York, Basil
Blackwell, 1989.
STORR Anthony, The School of Genius, Londres, Andre Deutsch, 1988.
STRAuss Anselm, « Introduction », in George Herbert Mead, On Social
Psycho/ogy, Chicago, The University of Chicago Press, 1956.
STRAUSS Anselm, « The Art School and Its Students : A Study and An
Interpretation», in Milton Albrecht, James Bamett, Mason Griff(dir.),
The Sociology of Art and Literature, Londres, Duckworth, 1970.
STRAUSS Anselm, La Trame de la négociation. Sociologie qualitative et
interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger,
Paris, L'Harmattan, 2002.
SWEDBERG Richard, Economies and sociology : Rede.fining their boun-
daries. Conversations with economists and sociologists, Princeton,
Princeton University Press, 1990.
TARDE Gabriel de, Les Lois de l'imitation, Paris, Alcan, 1890.
TAYLOR Brian,« Artists in the Marketp1ace: A Framework for Analysis »,
in Douglas Shaw, William Hendon, Richard Waits, Artists and cultu-
ral consumers, Akron, Association for Cultural Economies, 1987.
TAYLOR Charles, The Explanation of Behavior, Londres, Routledge and
Kegan Paul, 1964.
TAYLOR Charles, Hegel, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.

939
LE TRAVAIL CRÉATEUR

TAYLOR Charles, Le Malaise de la modernité, trad. fr., Paris, Éditions


du Cerf, 1994 [1992].
TAYLOR Charles, Les Sources du moi, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1998 [1990].
THOMPSON James, Organizations in Action : Social Science Bases of
Administration, New York, Mac Graw Hill, 1967.
THROSBY David, « Disaggregated eamings functions for artists », in
Victor Ginsburgh, Pierre-Michel Menger (dir.), Economies of the
Arts, Amsterdam, North Rolland, 1996.
THROSBY David, Economies and Culture, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001.
TowsE Ruth, Singers in the Marlœtplace. The Economies of the Singing
Profession, Oxford, Clarendon Press, 1993.
TREIMAN Donald, Occupational prestige in comparative perspective,
New York, Academie Press, 1977.
TURNER Stephen, CHUBIN Daryl, « Chance and eminence in science :
Ecclesiastes II», Social Science Information, 1979, 18(3), p. 437-449.
URFALINO Philippe, «La municipalisation de la culture», in François
Chazel (dir.), Pratiques culturelles et politiques de la culture, Bordeaux,
Éditions de la MSH, 1987.
URFALINO Philippe, «Les politiques culturelles : mécénat caché et aca-
démies invisibles», L'Année sociologique, 1989, 39, p. 81-109.
URFALINO Philippe,« Décisions, actions et jeux: le cas des grands travaux
parisiens», Villes en parallèle, 1994, 20-21, p. 263-285.
Uzzi Brian, SPIRO Jarrett, «Collaboration and Creativity: The Small World
Problem », American Journal ofSociology, 2005, 111(2), p. 447-504.
VALÉRY Paul,« Pièces sur l'art», Œuvres, Paris, Gallimard, 1960, tome 2.
VALÉRY Paul, Cahiers, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1983.
VAN PARIJS Philippe, Le Modèle économique et ses rivaux, Genève,
Paris, Droz, 1990.
VEBLEN Thorstein, Théorie de la classe de loisir, trad. fr., Paris, Gallimard,
1970 [1899].
VELTHUIS Olav, Ta/king Priees, Princeton, Princeton University Press,
2005.
VESSILIER Michèle, Le Métier d'auteur, Paris, Dunod, 1983.
VESSILIER Michèle,« La démographie des créateurs», Population, 1989,
2, p. 291-310.
VEYNE Paul, Le Pain et le Cirque, Paris, Le Seuil, 1976, p. 679.
VIGNAL Marc, Joseph Haydn. Autobiographie. Premières biographies,
Paris, Flammarion, 1997.
WAITS Richard, McNERTNEY Edward, « Uncertainty and lnvestment in
Human Capital in the Arts », in William Hendon, James Shanahan,

940
BIBLIOGRAPHIE

Alice MacDonald (dir.), Economie Policy for the Arts, Cambridge,


Abt Books, 1980.
W ALLISER Bernard, Anticipations, équilibres et rationalité économique,
Paris, Calmann-Lévy, 1985.
W ALLISER Bernard, PRou Charles, La Science économique, Paris, Seuil,
1988.
WALRAS Leon, Éléments d'économie politique pure, Paris, LGDJ, 1952
[1874].
W ARNKE Martin, L 'Artiste et la cour, trad. fr., Paris, Éditions de la
MSH, 1989 [1985].
WATZLAWICK Paul, HELMICK BEAVIN Janet, JACKSON Donald, Une logique
de la communication, trad. fr., Paris, Seuil, 1972.
WAUTHY Xavier,« No free lunch sur le Web 2.0 ! Ce que cache la gratuité
apparente des réseaux sociaux numériques», Regards économiques,
2008, 59.
WEBER Max, Économie et société, Paris, trad. fr., Plon, 1971 [1921].
WHITE Harrison, Careers and creativity, Boulder, Westview Press, 1993.
WHITE Harrison, Markets from Networks, Princeton, Princeton University
Press, 2002.
WHITE Harrison, WHITE Cynthia, Canvases and Careers, New York,
John Wiley, 1965.
WHITE Harrison, WHITE Cynthia, La Carrière des peintres au xiX" siècle,
préface de Jean-Paul Bouillon, trad. fr., Paris, Flammarion, 1991.
WILLIAMS Raymond, Keywords. A Vocabulary of Culture and Society,
Oxford, Oxford University Press, 1985.
WILLIAMSON Oliver, Economie Organization. Firms, Markets and Policy
Control, Brighton, Wheatsheaf Books, 1986.
WILLIAMSON Oliver, WINTER Sidney (dir.), The Nature of the Firm,
Oxford, Oxford University Press, 1993.
WILLIS Robert,« Wage Determinants: A Survey and Reinterpretation of
Human Capital Earnings Functions )), in Orley Ashenfelter, Richard
Layard (dir.), Handbook of Labor Economies, Amsterdam, North-
Rolland, 1986, p. 525-602.
WIMSATT William, BEARDSLEY Monroe, «The lntentional Fallacy )),
Sewanee Review, 1946, 54, p. 466-488, repris in William Wimsatt,
The Verbal leon, Lexington, University of Kentucky Press, 1954.
WITHERS Glenn, « Artists Subsidy of the Arts )), in Richard Waits,
William Hendon, Harold Horowitz (dir.), Governments and Culture,
Akron, Association for Cultural Economies, 1985.
WITTKOWER Rudolf, « Genius : Individualism in Art and Artists )), in
Philip Wiener (dir.), Dictionary of the History of Ideas : Studies of

941
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Selected Pivota/ Ideas, New York, Charles Scribner's Sons, 1973,


vol. 2, p. 297-312.
WOLFF Christoph, Johann Sebastian Bach. The Leamed Musician, Oxford,
Oxford University Press, 2000.
ZoLBERG Vera, CHERBO Joni (dir.), Outsider Art: Contesting Boundaries in
Contemporary Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
ZUCKERMAN Ezra, «Do Firms and Markets Look Different? Repeat
Collaboration in the Feature Film Industry, 1993-1995 »,MIT Sloan
School of Management Working Paper, 2004.
ZuCKERMAN Ezra, « Robust Identities or Nonentities ? Typecasting in
the Feature-Film Labor Market», American Journal of Sociology,
2003, 108(5), p. 1018-1074.
ZUCKERMAN Harriet, Scientific Elite : Nobel Laureates in the United
States, New York, The Free Press, 1977.
Index des noms

Abbott Andrew : 355 n. 9 Appiah K wame Anthony : 414


Abirached Robert : 799 n. 16, Aragon Louis: 535
806 n. 26 Arendt Hannah : 287 n. 29, 288
Accominotti Fabien : 44, 512, n.32,386
522, 527 n. 173 Arian Edward : 279 n. 16
Addis Miche la : 464 n. 109 Aristote: 12, 195,297 n. 39
Adler Judith : 315 n. 60, 323 Arrow Kenneth : 99, 312 n. 57
n. 70, 362-363 Arthur Michael : 436 n. 84
Adler Moshe : 457 Ashenfelter Orley: 154 n. 3, 161
Adorno Theodor: 466 n. Ill, 539, n. 10, 163 n. 12, 703 n. 49
543, 553-554, 556-557, 559-560, Aubenque Pierre : 195
562 n. 28, 574, 604, 651 Auer Leopold : 352
Ajar Émile: 534, 537 Azariadis Costas : 97
Akerlof George : 156 n. 4, 305
n. 48, 733 n. 15 Bach Johann Sebastian 573,
Aksoy Asu: 478 n. 122, 786 n. 5 598-599, 609, 654
Albrecht Milton : 315 n. 60, 322 Ballot Gérard : 156 n. 5
n.69 Balzac Honoré de: 654-655, 704
Alexander Jeffrey: 52 n. 5 Bandura Albert : 498 n. 140
Allison Paul : 492, 500, 529 Banerjee Abhijit : 455 n. 101
Alper Neil: 348 n. 4, 373, 380 Banfie1d Edward : 851 n. 1
Alpers Svetlana: 564 n. 29, 571 Barber Elinor : 495 n. 136, 498
Anand Narasimtan : 469-4 70 n. 114 n. 140
Anderson Andy : 770 n. 4 Bamett James : 315 n. 60, 322
Anderson Chris : 517-518 n.69
Anscombe Elizabeth : 13 7 Baron James : 376, 378-379
Ansell Christopher : 618 n. 88 Bartok Be1a : 639
Antal Frederik : 566, 568 n. 34 Basuroy Suman: 476 n. 119
Appadurai Arjun : 787 Bataille Georges : 865

943
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Bate Walter Jackson: 547 n. 8 Bernstein Leonard : 644 n. 9


Baudelaire Charles : 690, 704, Besnard Philippe: 239
873-875, 879 Bielby Denise : 496 n. 137, 623
Baudelot Christian : 273 n. 5 n. 92, 720 n. 10, 753
Baumol Hilda : 423 n. 72 Bielby William: 496 n. 137, 623
Baumol William : 271 n. 3, 310 n. 92, 720 n. 10, 753
n. 54,423 n. 72, 710, 751 Bikhchandani Sushil: 455 n. 101
Baxandall Michael : 669, 676 Bizet Georges : 628, 634
Bayes Thomas : 117 n. 59 Blaug Mark: 275 n. 11,343 n. 91
Bazerman Max : 306 n. 49 Blau Judith : 845
Beardsley Monroe : 680 Black Michael: 312 n. 57
Bearman Peter : 44 Bloom Harold : 54 7 n. 8
Beatty John : 50 n. 4 Blumer Herbert : 67, 68 n. 22, 91
Becker Gary: 49, 458 n. 105 Boghossian Paul : 44
Becker Howard: 41, 67, 91, 295 Bain Jean-Guy : 799 n. 17, 805
n.37, 318 n.63, 331 n. 75, n.25
332, 335, 385, 388, 390-393, Boltanski Luc : 408
498 n. 140,647 n. 12,673-674, Bolton Patrick : 44
777 Bonaparte Jérôme: 571 n. 38
Beethoven Ludwig van : 27, 29, Bongrain Anne : 610 n. 80
346,538,540,542-543,554-557, Bonnell René: 336
565, 569-570, 572, 574, 576-578, Baudon Raymond : 65-66, 44 7
582-587,589-605,607~10,612, Bouillon Jean-Paul : 569 n. 34
614-616,618,622-623,626,634 Boulez Pierre : 355, 359, 639,
Belting Hans : 690-691 n. 37 644 n. 9
Ben-David Joseph : 399 Bourdieu Pierre : 49, 56-58, 60
Benacerraf Paul : 44 n. 14, 65, 105 n. 55, 130,
Benghazi Pierre-Jean : 519 n. 165 132, 250, 281, 285 n. 24, 359
Benhamou Françoise : 424 n. 73, n. 15, 457, 469 n. 113, 539,
428 n. 77,447, 519 n. 165 558-560, 561 n. 27, 570, 571
Bénichou Paul : 285, 871, 872 n. 39, 858 n. 5, 888
n. 15 Bourguignon François : 107 n. 56
Bennett Stith : 350 n. 6 Bourricaud François : 54, 55 n. 8,
Berenson Bernard : 357 65
Berg Alban: 639, 654 Bouvaist Jean-Marie: 799 n. 17,
Berger David: 274 n. 10 805 n. 25
Berger Peter : 65, 286 n. 29 Bowen William : 271 n. 3, 310
Bergin Joseph : 43 n. 54, 710, 751
Berio Luciano: 639 Bowness Alan : 44 7
Berlin Isaiah : 286 n. 29 Bradshaw Tom : 273 n. 6
Berlioz Hector : 634 Brahms Johannes : 634, 351 n. 7
Bernier Roxane : 430 n. 78 Brandenburger Adam: 424 n. 74

944
INDEX DES NOMS

Brinkley Alan : 44 Chiappori Pierre-André : 44, 107


Britten Benjamin : 639 n. 56,741 n. 17
Brod Max : 654 Chopin Frederic : 628, 634
Bruckner Anton : 654 Choquet Olivier : 788 n. 8
Brynjolfsson Erik : 520 n. 165 Chostakovitch Dimitri : 606
Bumham Scott : 625 n. 94 n. 76, 638-639
Christopherson Susan : 707 n. 3,
Cage John : 885, 900 716 n. 8, 717, 720 n. 10
Caimes John Elliot : 276 Chubin Dary1 : 500 n. 142
Camerer Colin : 3 70 n. 26 Chung Kee : 450
Campbell Donald : 494 n. 136 Clade1 Judith : 656
Cantor Muriel : 333 n. 78 Claudel Camille : 704
Cardona Janine : 790 n. 9, 832 Claudel Paul : 317 n. 62, 3 79
n.51 Clement Franz : 623
Carroll Glenn : 826 Cluzel Jean-Paul : 843 n. 57
Cass David : 96, 97 n. 49 Coase: 385 n. 36
Castoriadis Cornelius : 224, 225 Cogneau Denis : 802 n. 22
n. 14 Cohany Sharon : 706 n. 1
Caves Richard : 369-370, 387 Cohen Gerald: 409,409 n. 62
n. 38, 403, 426 n. 76, 478 Cole Jonathan : 348 n. 5,
n. 123, 622 n. 91, 707 n. 3, 400-402, 484 n. 126, 489
774 n. 5 n. 130, 491, 492 n. 133, 510
Cerutti Guillaume : 843 n. 57 n. 155
Cézanne Paul : 511 Cole Stephen : 398 n. 49, 400,
Chambaz Christine : 159 n. 9 401, 402, 484 n. 126, 489
Chamley Christophe : 43, 455 n. 130, 491, 492 n. 133, 510
n. 101 n. 155
Champy Florent : 341 n. 89 Collins Alan : 398 n. 48
Chanel Olivier : 785 n. 2 Compagnon Antoine: 873 n. 16,
Charle Christophe : 317 n. 62, 87 5, 876 n. 18, 883, 884 n. 25
325 n. 72,814 n. 31 Connolly Marie : 385 n. 36, 397
Charpin Jean-Michel: 743 n. 19 n. 47, 424 n. 73
Chartier Roger : 317 n. 62, 814 Constant Benjamin : 194
n.31 Cook Philip: 396 n. 46, 403 n. 57
Chastel André : 671, 688 Cooper Barry : 570 n. 38, 586
Chatelain Jean : 692, 705 n. 50 n. 53, 601 n. 69, 610 n. 81
Chazel François : 55 n. 8, 312 Corot Camille : 690
n. 56, 791 n. 10 Coser Lewis A. : 310 n. 54, 825
Chenu Alain: 209 n. 6, 213, 214 Costa Pascaline : 274 n. 9, 807
n.9,215,228,235 n.27
Cherbo Joni: 901 n. 35 Coste-Cerdan Nathalie: 840

945
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Coulangeon Philippe : 219, 279 Diaz de Chumaceiro Cora : 496


n. 16, 347 n. 2, 707 n. 2, 719 n. 138
n. 9, 855 n. 3, 857 n. 4 Di Chirico Giorgio : 508
Cournot Augustin : 145 DiMaggio Paul : 785 n. 1
Cowen Tyler : 396, 398, 434 DiPrete Thomas : 44, 482, 528
n.82 Dodds Peter: 451, 465, 466
Cox Raymond : 450 Donnat Olivier : 801 n. 19, 802
Crane Diana: 887 n.22
Crozier Michel : 86 Dos Santos Ferreira Rodolphe :
Csikszentmihalyi Mihaly : 430 145
n. 79 Dreyfus Michel : 865 n. 8
Curien Nicolas : 421 n. 70, 424 Drèze Jacques : 314 n. 58
n. 73, 514 n. 160 Dubost Françoise : 341 n. 88
Dubuffet Jean : 865, 885, 900
Dahlhaus Carl : 624 Duchamp Marcel : 885-886, 900
Dante: 704 Dujardin-Beaumetz Henri : 695
Danto Arthur : 900 Dumontier Françoise : 209 n. 6,
D'Aspremont Claude: 145 790, 792 n. 11, 794, 855 n. 62
Duport Jean-Louis: 623
Daston Lorraine : 50 n. 4
Dupuis Xavier : 807-808 n. 27,
Davidson Donald : 76, 136, 137
813 n. 29
n. 70, 138
Dupuy Jean-Pierre : 48, 92, 93
Debeauvais Rémi: 714 n. 7, 783
n. 48, 191, 194, 195 n. 41
n.9
Durkheim Émile : 21, 53 n. 5,
Debreu Gérard : 99, 109 62, 83, 181-185, 237-240,
Debussy Claude : 456 n. 102, 242-246, 248-251, 253 n. 17,
639,654 254, 256-259, 260 n. 25-26,
De Kerchove Anne-Marie : 785 261, 263-265, 267, 288 n. 32,
n.2 290 n. 33, 553
DeNora Tia : 544, 568, 570, 574, Dussek Jan Ladislav : 591-593,
575 n. 44, 582, 585, 586 n. 54, 602
588 n. 55, 589, 591-592, Dworkin Ronald : 413
594-595,601,604,608,618
Derathé Robert : 246 n. 9, 263 Ehrlich Cyril : 339 n. 84, 423
n.28 n. 72,814,816
Derrida Jacques : 70, 71 n. 25, Eirich Gregory : 482, 528
246 n. 9, 257, 263 n. 28, 265, Elberse Anita: 517-519
266 n. 31 Elias Norbert: 544, 566-568, 574
Descombes Vincent: 43, 92, 138, Eisen Albert : 692 n. 38
141,878 Elster Jon : 48, 80, 87, 282, 406,
De Vany Arthur : 455 n. 101, 409,412-413, 416
500, 502 n. 144, 504, 529 English James : 395, 397

946
INDEX DES NOMS

Escarpit Robert: 337 n. 82 Friedman Milton : 158, 276


Estrade Marc-Antoine: 204 n. 3 n. 12,280 n. 18,301
Ewald François: 745 n. 21 Frizot Michel : 694 n. 41

Fabre Pierre-Antoine: 41 Gabaix Xavier: 44,441 n. 87


Fainstein Susan : 786 n. 6 Gaborit Jean-René : 686
Farrell Michael : 513 n. 159 Galenson David : 511, 703 n. 49
Faulkner Robert : 335 n. 79, 336, Galligan Ann : 3 73
496 n. 137, 504, 522, 622 Gallimard Robert: 534, 906
n. 92, 770 n. 4, 774 n. 5 Garfinkel Harold : 67, 78
Faure Michel : 869 n. 11 Gary Romain : 491 n. 131, 534,
F erguson Priscilla : 44 536, 537 n. 179
Fermanian Jean-David : 204 n. 3, Gaudibert Pierre : 865 n. 7
210-211 Gazier Bernard : 150 n. 1
Feuerbach Ludwig : 286 n. 29 Gelinek Joseph : 593
Fichte Johann Gottlieb: 555 Genette Gérard : 657-660, 662,
Ficin Marsile : 297 n. 39 664-666
Filer Randall : 270-272, 274 Gérard-Varet Louis-André : 43,
n. 10, 308 n. 52, 321 n. 57 121 n. 62, 144 n. 80, 145,203
Filloux Jean-Claude : 245 n. 8 n. 46, 785 n. 2
Flaubert Gustave : 31, 282, 317 Gérard Yves: 610 n. 80
n.62,559,873,874 Gershuny Jonathan : 204 n. 1,
Fliegel Norris: 316 n. 61 212-214,216,231,233-234
Florida Richard : 230 n. 17 Gigerenzer Gerd: 49-50 n. 4
Fogel Walter : 276 n. 12 Gillians Terry : 497 n. 139
Fohrbeck Karla : 272 n. 4, 275 Ginsburgh Victor: 348 n. 4, 373
n. 11, 278 n. 15, 320 n. 28, 380 n. 33, 385 n. 36,
Fougère Denis: 744 n. 20 387 n. 37, 423 n. 72, 424
Fourier Charles : 868 n. 73, 457 n. 104, 498, 499
Fourmentraux Jean-Paul 405 n. 141, 703 n. 49, 785 n. 2
n.59 Gladwell Malcolm : 431 n. 80
Fournier Marcel : 430 n. 78 Glaude Michel: 202
Fox Mark: 432 n. 81 Glazounov Alexandre : 352
François Pierre : 712 Godbey Geoffrey : 213, 234
Frank Robert : 396 n. 46, 403 Goehr Lydia : 540 n. 1, 570
n.57 n.38,624
Franz Max: 601 Goethe Johann Wolfgang von :
Freidson Eliot : 287 n. 29, 314, 555
323 Goffman Erving : 67, 80-81, 82
Freud Sigmund : 131, 248 n.37,320
Frey Bruno : 506 Goldin Claudia : 497 n. 139
Friedberg Erhard : 86 Goldmann Lucien : 545, 546 n. 7

947
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Goldthorpe John: 159 n. 9 Hadamard Jacques : 494 n. 136


Gollac Michel : 277 n. 13 Hahn Frank : 99 n. 52
Gombrich Ernst: 237, 568 n. 34, Hall Douglas: 436 n. 84
604 Hamermesh Daniel : 165, 171
Goode William : 443-444, 446 Hamlen William : 444-445 n. 91
Goodman Nelson : 657 Rand Chris : 398 n. 48
Gorz André : 224 n. 13 Hanet Danièle : 274 n. 9, 807
Gould Glenn : 392 n.27
Gould Roger : 527, 531 Haskell Francis : 388 n. 39, 636
Graddy Kathryn : 703 n. 49 Haumont Bernard : 340 n. 86
Grafmeyer Yves : 447 n. 93 Hauser Arnold : 566, 574, 604,
Grafia Cesar : 325 n. 72, 423 863
n. 72, 814, 870, 870 n. 12, Hausfater Dominique : 599 n. 67
874, 874 n. 17 Haydn Joseph : 556-557, 572,
Grandmont Jean-Michel : 116 576, 587, 590, 596-597, 601,
Granger Gilles-Gaston : 104, 609,618,634
131, 133, 141, 142 n. 76-77, Heckman James: 160 n. 10
143, 669,670 n. 15, 903 Hegel Georg Wilhelm Friedrich :
Gras Alain : 341 n. 88 286 n. 29, 413, 554, 556
Graser Gail : 273 n. 7 Heineke John : 312 n. 57
Gray Lois: 707 n. 3 Helier Agnes : 287 n. 29
Green André : 668 Helmick Beavin Janet: 356 n. 12
Greffe Xavier : 421 n. 70, 424 Hendon William : 271 n. 3, 278
n. 73 n. 15, 300 n. 40
Gregg Alan: 509-510 Hendricks Ken : 459 n. 107
Grenier Jean-Yves: 41 Hennion Antoine : 632 n. 2, 827
Griesinger Georg August: 591 n.45
Griff Mason : 315 n. 60, 322 Henry Pierre: 639
n.69 Héran François : 58, 59 n. 13,
Grignon Claude: 467 n. 112, 859 561 n. 27
n. 5 Herder Johann Gottfried von
Grossman Sanford : 120, 507 286 n. 29, 847, 881-882
n. 152 Heritage John : 79 n. 32
Grunfeld Frederic : 664 n. 8 Herpin Nicolas : 209 n. 6,
Guesnerie Roger : 43, 97 213-215, 235
Guetzkow Joshua: 430 n. 78 Hermstein-Smith Barbara : 391
Guillou Bernard : 827 n. 45 Hershman Jablow : 297 n. 39,
Guyau Jean-Marie: 239 370 n. 26
Hesmondhalgh David: 424 n. 73,
Habermas Jürgen : 286 n. 29, 288 426 n. 75, 476, 477 n. 120
n.32 Higgins Paula : 585 n. 51
Hacking lan : 392, 578 Hildesheimer Wolfgang : 569

948
INDEX DES NOMS

Hintikka Jaakko: 678-681, 684 Kadushin Charles : 310 n. 54,


Hippel Eric von : 403 n. 58 360, 361 n. 17, 825
Hippie Steven : 706 n. 1 Kafka Franz: 654
Hirschman Albert : 178 n. 21, Kahneman Daniel : 285, 306
295, 297, 449,458 n. 106 n. 49, 600 n. 68
Hirsch Paul: 326, 328 n. 74,478 Kant Emmanuel: 240,357 n. 14,
n. 121, 786 n. 4 358,417,460 n. 108,556,624
Hirshleifer David: 455 n. 101 Katz Lawrence : 154 n. 3
Hoggart Richard: 467 n. 112 Killingsworth Mark : 160 n. 10
Holbrook Morris : 464 n. 109 Kingston Paul : 348 n. 5
Hoover Edgar M. 828 Kinsky Prince Ferdinand : 615
Hope Keith : 159 n. 9 Kivy Peter : 582-584
Horace : 353 n. 8 Knight Frank: 421
Horkheimer Max : 466 n. 111 Kochanowski Paul : 432 n. 81
Horowitz Harold : 271 n. 3 Krantz David : 498 n. 140
Hosokawa Toshio : 43 Krauss Rosalind: 667, 696 n. 43,
700 n. 46, 702, 704, 705 n. 50
Houdaille Jacques : 633 n. 3
Krauze Tad : 493, 529
Huber John : 429 n. 78
Kremer Michael : 522 n. 166,
Hughes Everett : 67
622 n. 91
Hugo Victor: 655, 704, 872 n. 15
Kreps David: 376, 378-379
Hume David : 130, 241 n. 3
Kreutzer Rodolphe : 623
Husserl Edmund : 70, 132, 679
Kris Ernst : 268, 630, 635 n. 4,
Hutchens Robert : 156 n. 5
682, 683 n. 26
Hu Yu: 520 n. 165 Krueger Alan : 385 n. 36, 397
n. 47, 424 n. 73
Ives Charles : 379, 639 Krüger Lorenz : 50 n. 4
Kubler George : 387
Jackson Donald: 356 n. 12 Kurz Otto : 268, 630, 635 n. 4,
Jacobs David: 376, 761 n. 2 683, 683 n. 26
Jacquillat Bertrand: 313 n. 58 Kuty Olgierd: 91
James Henry : 654
Janet Pierre : 248 Labbé Dominique: 537 n. 179
Jarousse Jean-Pierre : 202 Lachenmann Helmut : 43
Jencks Christopher : 159 n. 9 Lacroix Chantal : 790 n. 9, 832
Jochum Eugen : 352 n. 7 n.51
Josquin des Prez : 898 Lacroix Jean-Guy: 720 n. 12
Jouvenet Morgan : 351 n. 6 Lafon Michel : 537 n. 179
Jovanovic Boyan: 161 n. 11, 306 Lafourcade Dominique : 510 n. 156
n.50 Lahire Bernard : 373 n. 29
Jullien Philippe : 227 n. 15 Lalo Charles : 290 n. 33, 422,
558 n. 22 et 24

949
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Lamont Michèle : 430 n. 78 Lovallo Dan: 370 n. 26


Lampel Joseph: 478 n. 122 Lowinsky Edward : 353 n. 8, 541
Lancaster Kelvin : 178-179 n.3
Landier Augustin : 44, 441 n. 87 Luckmann Thomas : 65, 286
Landon Howard Robbins : 608 n.29
Latarjet Bernard : 750 n. 23 Luhmann Niklas : 525
Lautman Jacques : 341 n. 88 Lutoslawski Witold : 639
Laverdant Gabriel Désiré : 868
Lawrence Barbara : 436 n. 84 MacDonald Glenn : 432 n. 81
Layard Richard : 154 n. 3, 161 Machiavel: 500 n. 142
n. 10, 163 n. 12 Maddison Wayne: 43
Lazear Edward : 156 n. 5 Mahler Gustav : 654
Lebrun Gérard : 541 n. 3 Malinvaud Edmond : 110
Lécuyer Bernard-Pierre : 822 Mallard Grégoire : 430 n. 78
Le Diberder Alain : 840 Mallarmé Stéphane : 654
Leibniz Gottfried Wilhelm: 553, Malraux André : 690
557 Malthus Thomas : 241 n. 3
Lemaine Gérard : 822 Mannheim Karl: 579,579 n. 47
Lenman Robin : 423 n. 72, 815 Marchal Emmanuelle: 780 n. 7
Le Normand-Romain Antoinette : Marchika Colin : 381 n. 34, 504
654, 687 n. 30, 700 n. 47 n. 146
Le Pen Claude : 813 n. 29 Marey Étienne-Jules : 696 n. 43
Lephay-Merlin Catherine 790 Margolis David: 744 n. 20
n.9 Marshall Alfred: 158, 301, 303,
Lessel Franciszek : 591 306, 304 n. 47
Lewis David: 91, 647 n. 12 Martin Henri-Jean : 317 n. 62
Lichnowsky Prince Karl : 601, Martinat Françoise: 632 n. 2
615 Martinon Jean-Pierre : 341 n. 88
Lieb Julian : 297 n. 39, 370 n. 26 Maruani Laurent : 827 n. 45
Linder Staffan : 233, 234 n. 20, Marx Karl : 38, 223, 232,
792 237-238, 267, 287-288, 294,
Liszt Franz : 392, 628, 634 298, 388, 406-413, 417-418,
Lobkowitz Prince Franz Joseph 550,698,862,873
Maximilian von : 615 Masson André: 43
Lockwood Lewis : 596, 597 Matonti Frédérique: 865 n. 8
n.66,598,600,601n. 70,602 Maurin Éric : 159 n. 9
Loewer Barry : 44 Maximilian Franz: 598
Long Scott: 493, 529 McCain Roger : 305 n. 48
Longuenesse Béatrice : 43, 44, McCall Michal : 311 n. 55
460, 461 n. 108 McNertney Edward : 300 n. 40
Lopes Paul: 426 n. 76 McWilliam Neil: 868 n. 10
Lotka Alfred : 399 Meade James : 313 n. 58

950
INDEX DES NOMS

Mead George Herbert: 67, 73, 88 Moulin Raymonde : 41, 292, 308
n.41, 140,674 n. 52, 309 n. 53, 311 n. 55,
Méda Dominique : 204 n. 3 312 n. 56, 316 n. 61, 318
Meiss Millard : 604, 568 n. 34 n. 64, 331 n. 75, 339 n. 85,
Mendelssohn Felix : 629, 634, 341 n. 88, 361-362, 393 n. 43,
636 435, 472, 505 n. 149, 510
Merleau-Ponty Maurice: 131 n.157, 550 n.11, 606, 607
Merton Robert : 354, 401, n. 77,693,786 n. 3, 791 n. 10,
482-483, 485-487, 493-494, 804 n. 23, 805 n. 24, 807
495 n. 136, 497, 498 n. 140, n. 27, 818 n. 37, 829 n. 49,
499,509,515,520,529 837 n. 53, 893
Messiaen Olivier : 355, 639 Moureau Nathalie : 508 n. 153
Meyerbeer Giacomo : 456 n. 102 Mozart Wolfgang Amadeus: 29,
Meyer G.S., 398 n. 49,401 n. 55 54~ 556-55~ 56~ 56~ 57~
Meyer Leonard : 624, 646, 652, 588, 592, 594, 596-602, 612,
684 628-629, 634, 643
Michel-Ange : 562, 605, 653, Mulcahy Kevin : 897 n. 32
655,687,689,694,698,704
Musil Robert: 654, 909
Milgrom Paul : 741 n. 17
Myerson Roger: 124 n. 63
Milhaud Darius : 640
Miller Dale : 600 n. 68
Nagel Ernest : 136 n. 69
Miller Robert : 307
NalebuffBarry: 424 n. 74
Mills C. Wright: 75, 77, 78 n. 30,
Nash Dennison: 322
79, 140, 224 n. 13
Milo Daniel: 637 n. 6 Neefe Christian Gottlob 597,
Milstein Nathan : 351, 359 599,602
Mincer Jacob: 153, 306 n. 50 Nelson Philip : 449 n. 94
Mollenkopf John: 786 n. 6 Neuhouser Fred: 44
Montesquieu : 246 n. 9 Neukomm Sigismund: 591
Montias John Michael : 423 Nietzsche Friedrich : 654
n. 72, 564 n. 29 Nisbett Richard : 306 n. 49, 342
Moore Julia: 572, 574 n. 43,587, n.90
588 n. 55 Nogue Nicolas : 340 n. 87
Moreau François : 421 n. 70, 424 Nolte Georg : 43
n. 73,514 n. 160
Moretti Enrico : 465 n. 109 Oberholzer-Gee Felix: 518 n. 164
Morris James : 423 n. 72 Orain Renaud : 204 n. 3
Morris William : 288 n. 32 Orfali Kristina: 44
Morrow Mary: 574 n. 43 Ortega y Gasset José : 400
Mortier Roland : 541 n. 3 Osborne Martin: 124 n. 63
Moulin Hervé : 124 n. 63

951
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Padge A. John: 618 n. 88 Poincaré Henri : 494 n. 136


Pan Ké Shon Jean-Louis : 209 Polachek Solomon: 153 n. 2, 154
n.6 n. 3, 158 n. 7
Paradeise Catherine : 373 n. 29 Pollock Jackson : 677
Pareto Vilfredo: 9, 25, 144, 380, Pommerehne Werner : 506
397,423,501-502,516,518 Ponge Francis : 654
Parsons Talcott : 53-54, 55 n. 8, Popper Karl : 676
62,69,83 Porter Theodore : 50 n. 4
Pascal Blaise : 654 Porto-Vazquez Fernando 311
Pasler Jann : 323 n. 70 n. 55, 804 n. 23
Pasquier Dominique : 311 n. 55, Poulenc Francis : 640
804 n. 23, 807 n. 27 Powell Walter : 310 n. 54, 825,
Passeron Jean-Claude : 144, 145 827 n. 45
n. 82, 203 n. 46, 274 n. 9, 311 Priee Derek de Solla: 399, 402
n. 55, 458 n. 106, 467 n. 112, Prochasson Christophe : 41
774 n. 5, 804 n. 23, 807 n. 27, Prokofiev Sergei: 638, 640, 644
858 n. 5 Prou Charles : 17 5 n. 19
Patureau Frédérique: 381 n. 34 Proudhon Pierre-Joseph : 405
Pavlovitch Paul : 535 n. 59
Peacock Alan : 322, 820, 821 Proust Marcel : 456 n. 102, 878
n.40 Proust Serge : 751 n. 25
Peirce Charles Sanders : 92 Pumain Denise: 227 n. 15
Penderecki Krysztof : 640
Péquignot Bruno : 42 Queneau Raymond: 535
Perman Lauri : 159 n. 9
Perrenoud Marc: 351 n. 6 Rachmaninov Sergei : 638, 640,
Peters Anne : 333 n. 78 644
Peters Benoît: 537 n. 179 Rainwater Lee : 159 n. 9
Peterson Richard : 426 n. 76, Rambach Anne : 230 n. 18
469-470 n. 114 Rannou Janine : 714 n. 7, 720
Petrusewicz Marta: 43 n. 11, 812 n. 28
Pfister Laurent : 405 n. 59 Ravel Maurice : 640
Pflieger Sylvie : 805 n. 24 Ravet Hyacinthe : 347 n. 2
Phidias : 704 Rawls John : 186-187, 190-191,
Philippon Thomas : 44 192 n. 38, 194-195, 202, 413
Picasso Pablo : 511, 654, 665, Raynor Henry: 570 n. 38,604
668,679 Redfield Robert : 91
Pilmis Olivier: 774 n. 5 Rees Albert: 165, 171
Piore Michael : 828 n. 48 Rees Kees van : 490 n. 131
Pleyel Ignaz : 591 Reich Robert : 230 n. 17
Podolny Joel : 485, 526-527, 533 Reicha Anton : 602-603
Poggioli Renato : 868-869 Reicha Joseph : 597

952
INDEX DES NOMS

Rembrandt : 564 n. 29 Rouget Bernard : 805 n. 24


Revel Jacques: 43 Rouse Cecilia : 497 n. 138
Reynaud Jean-Daniel: 447 n. 93 Rousseau Jean-Jacques : 21,
Rey Patrick : 107 n. 56 246 n. 9, 263 n. 28, 247, 261,
Ricœur Paul: 137-138, 140, 581 264-265,266,847,881
Ries Ferdinand : 597 Rubinstein Ariel : 124 n. 63
Ries Franz Anton : 597 Ruskin John : 288 n. 32
Rilke Rainer Maria : 662, 663
n. 7,693, 704 Saada Emmanuelle : 44
Rimbaud Arthur : 869 Sahel Charles : 828 n. 48
Ritaine Évelyne : 865 n. 7 Sacquin Michèle : 599 n. 67
Roberts John: 741 n. 17 Sagot-Duvauroux Dominique
Robins Kevin: 478 n. 122 805 n. 24
Robinson John : 213, 234 Saint-John Perse : 379
Rochet Jean-Charles: 474 n. 118 Saint-Saens Camille : 634
Rode Pierre : 623 Salanié Bernard: 44
Rodin Auguste: 30, 32, 653-656, Sales Arnaud : 430 n. 78
659, 661-663, 665, 667, 672, Salganik Matthew : 451, 465-466
685-687, 690-691, 693-699, Salieri Antonio : 572, 587
702-704 Sanchez-Vazquez Adolfo : 287
Rodolphe Archiduc : 615 n. 3 1, 3 16 n. 61
Roharik Ionela: 219, 857 n. 4 Santos F.P., 275 n. 11,286 n. 28,
Romberg Andreas : 597 300 n. 40
Romer Paul: 217,218 n. 10,234 Sartre Jean-Paul : 282-283, 285,
Rosanvallon Pierre : 43 317 n. 62
Rosen Charles : 166 n. 15, 306 Satie Erik: 640, 885, 900
n. 50, 392, 604-605, 607 Schelling Thomas: 80, 124 n. 63,
n. 77,608,615,618,624,626 286 n. 29
Rosen Emanuel : 4 73 n. 117 Scherer Frederic : 569 n. 36,
Rosen Sherwin : 163, 176, 302, 612-613 n. 83,642 n. 8
365,392,396 n. 46,428 n. 77, Schloezer Boris de : 645 n. 10
437-438, 441-446, 481-482, Schmid-Hempel Paul: 43
520, 522 n. 166, 529, 817 Schnapp Alain: 43
Rosenbaum James: 427,436 Schnapper Antoine : 568 n. 34
Rosenberg Bernard : 316 n. 61 Schnapper Dominique: 279, 341
Rosenblum Barbara : 316 n. 61, n.88
359 Schoenberg Arnold : 640
Rosier Frank : 43 Schubert Franz: 629, 634, 654
Rossini Gioacchino : 628, 634 Schumpeter Joseph : 241 n. 3,
Ross Lee: 306 n. 49 617 n. 87
Rosso Medardo : 704 Schuppanzigh lgnaz : 623
Rouet François : 808 n. 27 Schütz Alfred : 67, 72

953
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Schwitters Kurt : 900 Steinberg Leo : 655, 690, 700


Scott Allen : 786 n. 5 n.46, 702
Scriabine Alexandre : 640 Sternberg Robert : 430 n. 79
Scriabine Marina : 645 n. 10 Stich Johann Wenzel: 623
Seeber Ronald : 707 n. 3 Stigler George : 458 n. 105
Seys Baudoin: 271 n. 3, 273 n. 8, Stiglitz Joseph: 507 n. 152
277 n. 13 Stinchcombe Arthur : 293, 331,
Shakespeare William: 391 334, 375, 378, 525, 622 n. 91,
Shamsie Jamal : 478 n. 122 762 n. 2, 828, 829 n. 50, 844
Shanahan James : 300 n. 40, 305 Stockhausen Karlheinz: 640
n. 48, 333 n. 78 Storper Michael: 478 n. 122, 707
Shapiro Carl: 507 n. 152 n. 3, 716 n. 8, 717, 720 n. 10,
Shaw Douglas: 278n. 15,321 n. 67 827 n. 46, 828 n. 47
Shefter Martin : 785 n. 1, 786 Storr Anthony: 357 n. 13
n.6 Strauss Anselm : 67, 73-74, 80,
Shell Karl : 97 86, 315 n. 60
Shusterman Richard : 902 n. 36 Strauss Richard : 638, 641
Siebert Stanley : 153 n. 2, 154 n. 3 Stravinsky Igor : 641
Simester Duncan: 520 n. 165 Summers Lawrence : 154 n. 3
Simmel Georg : 250, 457, Swaim Richard : 897 n. 32
548-550, 552, 693 Swedberg Richard : 49 n. 2
Simonton Dean : 494 n. 136 Swieten Gottfried Bernhard
Simpson Charles : 823 baron van: 598, 615
Simrock Nikolaus : 597 Swijtink Zeno : 50 n. 4
Singly François de : 310 n. 55,
792 n. 11-12, 855 n. 3 Tarde Gabriel de : 457
Sinopoli Giuseppe : 644 n. 9 Taylor Brian: 278 n. 15
Slovic Paul : 285 n. 27, 306 n. 49 Taylor Charles : 135, 286 n. 29,
Smith Adam: 157-158, 196-197, 881,883
241 n. 3, 301, 303, 306 Thélot Claude: 792 n. 11, 855 n. 3
Smith Vicky : 706 n. 1 Thompson James: 202
Solla Priee Derek de : 399 n. 51 Throsby David : 348 n. 4, 373,
Solnik Bruno : 313 n. 58 380 n. 33, 385 n. 36, 423
Solomon Maynard : 570 n. 38, n. 72, 424 n. 73, 457 n. 104,
586 n. 53, 610 n. 81 703 n. 49, 707 n. 2
Sonnac Nathalie : 424 n. 73 Tirole Jean: 474 n. 118
Sorensen Alan : 459 n. 107, 470 Tocqueville Alexis de : 194
n. 115 Torelli Constance : 159 n. 9
Spence Michael : 171 Towse Ruth: 365 n. 22, 369
Spencer Herbert: 250-251 Treiman Donald : 159 n. 9
Spilerman Seymour : 44 Turner Stephen: 500 n. 142
Steichen Edward : 704 Turner William : 654

954
INDEX DES NOMS

Tversky Amos : 285 n. 27, 306 Warhol Andy: 900


n.49 Warnke Martin : 564 n. 30, 573
n. 42, 607 n. 77
Ulrich Valérie : 204 n. 3 Wassall Greg : 380, 348 n. 4
UrfalinoPhilippe: 618,791 n. 10, Watts Duncan : 451, 465-466
795 n. 15,832 n. 52,891 Watzlawick Paul: 356
Uzzi Brian : 774 n. 5 Wauthy Xavier: 474 n. 118
Weber Carl Maria von : 628, 634
Valdelièvre Hélène : 790, 794 Weber Max: 267,281,371 n. 27,
Valéry Paul : 128, 367-368, 873, 553, 618, 858 n. 5
905-906
Webern Anton von : 641, 898
Van Ours Jan: 498-499
Weir Ronald: 322
Vari Stéphane : 812 n. 28
Welch Ivo: 455 n. 101
Vaughan Diane : 44
Weyers Sheila: 387 n. 37
Veblen Thorstein : 21, 205 n. 4,
216,250 White Cynthia : 338 n. 83, 423
Velthuis Olav: 507 n. 72, 564 n. 31, 568 n. 34,
Vermeer : 564 n. 29 815
Vermunt Jeroen: 490 n. 131 White Harrison: 44, 338 n. 83, 423
Vessilier Michèle : 804 n. 23 n. 72, 507 n. 152, 526 n. 171,
Veyne Paul: 282 n. 21 564 n. 31,568 n. 34,815
Vico Giambattista : 23 7 Wiener Philip : 541 n. 3
Vignal Marc: 591 n. 57 Wiesand Andreas : 320, 272 n. 4,
Vignolle Jean-Pierre : 632 n. 2, 275 n. 11, 278 n. 15
827 n. 45 Williamson Oliver: 479 n. 123, 709
Vigny Alfred de : 317 n. 62, 872 Williams Raymond : 582
n. 15 WillisRobert: 154n. 3, 168, 169n.16
Vinci Leonardo da : 654 Wimsatt William : 680
Vosskuhle Andreas : 43 Win ter Sidney : 4 79 n. 123
Withers Glenn: 271 n. 3, 272
Wacquant Loïc: 57 Wittkower Rudolf: 541 n. 3
Waits Richard : 271 n. 3, 278 WolffChristoph: 573
n. 15, 300 n. 40, 321 n. 67
Wôlffl Joseph : 585, 593
Waldstein Comte Ferdinand :
596, 601, 615
Y armolinsky Adam : 509 n. 154
Walker Richard: 827 n. 46, 828
YellenJanet: 156n.4, 733 n.15
n.47
Walliser Bernard : 119, 175
n. 19, 306 n. 49 Zloczower Awraham : 399 n. 50
Walras Leon: 98, 145 Zolberg Vera: 901 n. 35
Waresquiel Emmanuel de : 889 Zuckerman Ezra: 774 n. 5
n.29 Zuckerman Harriet: 395,488,491
Index des matières

Académie, 290-291 n. 33, 338, Voir aussi Métropole


395, 491, 605, 618 n. 90, 878, Aléa,29,60,83,85,96, 108,142,
891 198,268,303 n. 46,316,327,
- invisible, 891 et n. 30 336-337, 482, 486, 493-495,
Accomplissement, accomplissement 497,529,677,682,710,717,
de soi, 31, 137, 147-148, 159, 721,819,847,905
174, 186, 193-195, 202-203, - moral, 734, 741
223, 225, 244, 267, 287, 289, distribution aléatoire, 29,
294-295, 297, 367, 370, 394, 417, n. 68, 534 n. 176
413-415, 557, 627, 633, 652, Voir aussi Chance
668,691,755,870,883,901,903 Aliénation, 287 et n. 32, 316,
Achèvement, 31, 32, 43, 563 406,890
n.34, 572, 653, 655, 663 Amateurisme, 287, 896
inachèvement, 31,676,687-689, Amplification (des différences de
704-705, 907-908 talent et de qualité), 346, 384,
Voir aussi Non finito 426, 464, 500 n. 142, 529,
Action publique, 39, 227, 835, 531,545,586,620-621
849, 857-860, 888-890, 892, Anomie, 21, 182, 239, 244, 249
894,896,897 Anticipation
Admiration, 10, 13, 38, 186, 189, -de l'agent, 61,73-75
191, 304 n. 46, 386, 388, 395, - rationnelle, 118, 198, 299
397,411,461,512,540,546, coordination des-, 145, 476
574,626,846,879,909 révision des-, 73, 116, 127,
- etenvie, 193(194,411 472,603
Agent, agence artistique, 505, Appariement
524, 753 - etjob matching, 23, 77, 161,
Agglomération (économie 165, 172-173, 177-178, 181,
d'agglomération), 37,422 198,202,306,477,572,753,
n. 72, 824, 827 n. 46, 828, 860 769, 770, 771 n. 4

957
LE TRAVAIL CRÉATEUR

- sélectif (selective matching), 40, 848-849, 874, 883, 889


26, 29, 481, 520-524, 528, éthique aristocratique de 1'art,
532-533,537,622-623,720 282-283, 317 n. 62, 867
Apprentissage (learning), 16, 29, Art
35, 65, 73-74, 85-86, 89, - appliqué, 318, 895
116-118, 127, 134, 142, 157, - biz, 471
166, 172-173, 176, 226, 290, - brut, 885, 901
324, 341, 349-351, 353, 355, - commercial, 31 7, 318 n. 64
357-358, 360, 365, 366, 368, - contemporain, 329, 393,
37~ 40~ 449, 456-457, 461, 435,446,472,512,711,887,
465 n. 109, 475, 499, 524, 550, 892,899
591, 609, 623, 631-632, 638, - naïf, 389
644, 647-648, 652, 674, 683, - plastique, 349, 369, 506,
728,758,816,896 508 n. 153,786, 815,837,907
- et compagnonnage, 366, - populaire, 389, 467, 475,
521 899, 902 n. 36
-par la pratique, 9, 365, 372, -pur, 317-318,896
601,903 beaux-arts, 357 n. 14,417, 895
-sur le tas, 166, 199, 366, 503, outsider art, 901
521,530,648 Artisanat, travail artisanal, 35,
dénégation de l' -, 351, 362, 288,663,697,825,895
369,560,605,632 mode d'organisation artisa-
Aptitude, 18, 23-24, 29, 100, nal, 330-331, 375, 520, 824
149, 152, 159, 163, 167-173, Assemblage
194, 198-201, 304, 306-307, - dans l'art de Rodin, 656,
324, 334, 345, 358, 368, 662-663, 674, 687-688, 694,
390, 394, 405, 407-408, 413, 699
415, 419, 428-429, 436, 482, -et désassemblage des équipes,
489 n. 130, 500 n. 142, 509, 32, 710, 725
530, 532, 580-581, 603, 620, Assurance, 109, 123, 156, 200,
623, 627, 632, 684, 717, 770 741,818
différences et inégalités d' -, Voir aussi Chômage
18,25-26, 169-173,251, 345, Attention (allocation,
405,407,429,438,482,486, économie, rareté de l'-), 26, 302,
580,616 384-386, 415, 418-419, 456,
Architecte et architecture, 339, 464, 469 n. 114, 484, 486-487,
347 n. 1, 689 n. 33 514-515,527,531-532,537
Aristocratie, 241 n. 3, 541, 543, Audiovisuel (industrie et secteur
566, 574-577, 589, 591, 595, de 1'-), 10, 33, 375, 424, 501,
602, 612, 614, 615, 874, 878 707,711,721,725,730,735,
- du talent, 283 n. 23, 874 746-747,756,806,826,835,
aristocratisation du créateur, 839,842,894

958
INDEX DES MA TI ÈRES

production audiovisuelle, 3 7, modèle mertonien, d'- cumu-


710, 720, 749, 753, 762, 786, latif, 437,481,484, 528 n. 173,
811-812 529
programmes audiovisuels (de-
mande), 21, 34,721-723
Voir aussi Télévision Barrières (à l'entrée, à la sortie
Authenticité, 30, 558, 676, 871, des professions), 23, 276, 299,
878,881,883,901,909 319,325,333,340,398,815
Autodidacte, autodidaxie, 268, Best-seller et hit-parade, voir
350 n. 6, 353 n. 8, 355, 368, Classement
630,649
Bien-être, 17,147-148,151,176-178,
Voir aussi Apprentissage (dé-
négation) 186-187,192,223,246,251,343,
Autonomie 405,407,412,414,416,772
-de l'acteur social, 54, 159, économie du -, 101, 179-180
164, 182, 186, 201, 205, 211, Bien économique mixte, semi-
224, 227-230, 236, 238, 297,
public, public, 38, 193, 387,
317 n. 62, 371, 388, 468, 477,
543, 553-554, 556, 558, 564 459 n. 106, 627, 832-833,
n.29,571,589-590,673, 766, 860,909
782, 847, 864, 866, 871, 875, Bien artistique
878, 886, 889, 892, 898, 904 -reproductible, 302, 323, 329,
- relative de l'art, 468, 538, 440,505,787,789,799,817
558,627
-unique, 550, 656-657, 819
autonomisation de 1' art, 291,
553, 867, 877 Bohème,230,320,325,362,422
Avant-garde, 226-227, 337, 506 n. 72,814,874
n. 150, 644, 837, 849, 863, Bourgeois, bourgeoisie, 40, 241
865,867-869,876,883 n. 3, 283, 317 n. 62, 325,
Avantage 541-543, 555, 566, 574,
- cumulatif, 26, 28, 415,
577, 603, 849, 863-864, 870,
429-430, 432, 446, 459 n. 107,
491-492, 499, 502, 504, 506, 873-875,881,886,888
508, 515, 520, 523, 529, Buzz,447,464,473
531-532,588,595,621,628 Capacité, 18-19, 28, 83, 149, 160,
- et désavantages non moné- 167, 170-173, 185, 189-192,
taires, 23, 158, 173, 197, 223, 252, 279-280, 301, 344,
277,286,292,306,308,342,
394, 400, 407, 414, 429, 439,
372-372,432, 612
effet Mathieu, 483, 509 467, 514, 523, 550, 560, 580,
modèles d'- cumulatif, 345, 613, 615, 621, 627, 629, 630,
437 848,902

959
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Capital Chanteur, cantatrice, 275 n. 11,


-humain, 100, 113, 153-154, 311 n. 55, 319, 324, 376, 445,
157-158, 165, 168, 177, 178 751,806
n.21, 197,200-202,276,314 Charisme, 268, 281, 371 n. 27,
n.58,381 704,870,885
- social et- de relations, 456, Chef d'orchestre, 367 n. 23, 496
482,578,591-595,601,608, n. 138, 641, 645 n. 9
616 Chercheur scientifique, 227, 230,
Capitalisme, 226, 287, 298, 325, 233, 323, 342, 375, 401-402,
406-407,412, 506 n. 150, 511 443,484-485,487,489 n. 130,
n. 157, 562 n. 28, 754 493, 500 n. 142, 509, 522,
Carrière,227,230,233,323,342, 580,647
375, 401-402, 443, 484-485, Choix (fonction de choix), 14,
487, 489 n. 130, 493, 500 87-88, 100, 128, 134, 148
n. 142,509,522,580,647 - dans le processus créateur, 11,
-salariale, 155, 164, 202, 216 14,669,673-675,681,907-908
- scientifique, 354 n. 9, 401 -de consommation, 424,445,
n. 55, 402, 429 n. 78, 482-484, 448,454,458,462,464,471
n. 115, 473, 517
488-489, 521-522
- et incertitude, 162, 197, 300,
-subjective, 320
306,892
Voir aussi Profession,
-et risque, 149,292,321
Tournoi
-rationnel, 125, 147, 198,277,
Causalité
316
-de l'action, 38, 75, 128, 170, interdépendance des -, 124,
262,490,538,608 181
-intentionnelle, 48, 128-129, Chômage, 9, 34, 110, 164,
138 207-209, 278, 333, 380, 708,
-téléologique, 135 729-730
analyse causale, 14, 18,48-49, assurance -, 34, 200, 275,
51,85,88,91, 129,133, 708, 720, 727-730, 732-751,
136-137,142,344,683 754,806
Célébrité, 395-396, 442, 468, indemnisation, indemnité
471, 515, 592, 627, 676, 817 du-, 34, 311-312, 713, 715,
- vs mérite, 397 727-728, 732-736, 742-743,
Centralisation, 784, 803, 815 754,806
décentralisation, 791, 795, régime d'emploi -, 34, 708,
806, 830-831' 868 728, 734, 740, 742, 747, 748
Chance, 26, 153, 492, 497-500 n.22
Voir aussi Aléa risque de-, 33, 42, 708, 718,
Chanson, 320, 326, 451-452, 725,736-737, 743, 754-755
471,612,895 Voir aussi Assurance

960
INDEX DES MATIÈRES

Cinéma Comparaison
consommation de films, 788, - envieuse, 182, 184, 253,
792-793, 799 404, 413, 415
industrie du-, 334, 375, 424, - et estimation de la qua-
478,500,721,803 lité, 12, 25-26, 28, 345, 370,
marché du-, 840-843 383-385, 389, 406, 415, 420,
organisation du travail au -, 427,431,435,452,523,525,
33, 336, 366, 522, 711, 529-530, 586, 602-603, 619,
716-717, 730, 742, 746-747, 621,631,681,904-905
753,757, 760-763, 775-776 Compensation monétaire, 149,
réalisateur de -, 497 n. 139, 157
500-501,521,533,719 n. 9, 804 Compétence, 24, 28, 89, 114, 123,
société de production de -, 148-149, 153, 158-159, 163,
334,376-377,533,828 165, 174-176, 182, 189-190,
Classe 194, 198-199, 321, 336-337,
- créative, 227, 230 340, 350, 359, 366, 376, 382,
- culturelle, 886 408-409, 413, 435, 501, 523,
- moyennes,575-577 550, 590, 607, 623-624, 644,
- populaires, 467 727, 769
-sociales, 59, 205, 544-545, - culturelle, 206, 684, 858,
574,608,614,864 887
- supérieures, 221, 251, 546, - esthétique, 446, 455, 458
632 n. 32, 866 n. 106
position de-, 59, 604 Voir aussi Apprentissage sur
Classement des artistes, des le tas, Formation
talents, 10, 203, 303 n. 46, Complétude de l'œuvre, 265,664
330, 384, 386-388, 395, 420, incomplétude de 1' œuvre,
428 n. 77,429,431,436,452, 661,664,678
461, 470 n. 114, 498-499, incomplétude du savoir, 50
529,533,584,623,845 n.5
best-seller et hit-parade, 10, Compositeur, 27, 29, 296,
383,394,420,424,426,453, 322-323, 336, 349, 354 n. 9,
469n.114,471 n.115,473 458 n. 106, 496 n. 137, 504,
Coalition d'acteurs, 91, 103, 124, 540, 542, 544, 554, 569,
126,445,513,829-830 572-576, 578, 584-586, 590-
Collectionneur, 447, 471, 507 597, 599-602, 609, 611-613,
n. 152, 508, 511, 568 n. 34, 615-619, 623-625, 628-629,
657,665,829,838,887 631, 633-634, 638, 641-645,
Comédien, 35, 42, 311, 319, 647,649,650,654
331-333, 335, 361, 368, 380, Concentration
496, 504, 719 n. 9, 751, 756- -des gains, de l'attention,
758,760-768,824 302,375,395,436,440,461,

961
LE TRAVAIL CRÉATEUR

471 n. 114, 515, 588, 606 719, 724, 725-726, 737, 741,
-spatiale de l'offre, 36-37, 749
334, 422 n. 72, 784, 796, 803, Contrefactuel (raisonnement - ),
806-807, 823-824, 828, 840, 27-28, 345, 382, 459 n. 107,
904 487,529,580,600,859,907
-industrielle, 425, 516, 722 Convention, 14, 69, 85, 91, 295,
Voir aussi Agglomération 475-477, 645-647, 673, 777,
(économie d'agglomération) 900
Concours de musique, 349-428 Coordination, 22, 52, 66, 68, 69,
n. 77, 498-499 85,96, 106,128
Concurrence - des actions, 75, 79, 82, 96,
- et coopération (coopéti- 106, 121
tion), 424, 721 Coût
- imparfaite, 121-125 - de coordination, 182, 185
- monopolistique, 550 - de distribution, 424
-parfaite, 66, 90, 99, 101, - de production, 302,
114, 120-121, 125 329,424, 474 n. 117, 486,
Confiance, 123, 157 753-755, 817
- en soi, 188, 197,490, 871 -de production fixe, 334,
excès de- en soi, 370 379, 421 n. 70, 427
Consommation, 17, 147, - de production variable,
149-150, 176, 178 n. 21, 710, 749
180, 222, 233, 241 n. 3, 248, - de promotion, 424
250, 295, 404-406, 416, 449 - de recherche, 123
-culturelle, 183-184, 208-209, -de transaction, 37, 123,
216, 280, 465 n. 109, 472, 726, 729 n. 13, 768, 827
722, 792, 795-796, 799, 802, maladie des-, 710, 750
807, 810, 713, 835, 844, 857 Créativité, 20, 25, 223, 225, 236,
n.4 244, 291, 410, 425, 431 n. 80,
- de biens de luxe, 241, 464,477,494,510,525,649,908
250-251 démocratie de la -, 225, 629,
- et addiction, 457, 463 652
comportement de-, 450,455-457, Critique, 325, 382, 394, 403, 420,
461,470,516 432-435, 446-448, 464, 468,
inégalités de - culturelle, 850, 479,490n.131,514,537,564
852-854 n.31,621-622,829,838
Constructionnisme, 27, 390, 392, Croyance, 76, 96-97, 108, 125,
445, 487, 500 n. 142, 544, 127, 137, 143, 145, 370 n. 26,
578-580,582,584,626 683
Contingence, 195 Culture
Contrat à durée déterminée -populaire, 463, 467, 864,
d'usage (intermittent), 210, 902 n. 36

962
INDEX DES MA TI ÈRES

-savante, 39, 463, 467, 471, Disque, 302, 329, 405, 432 n. 81,
627, 854, 856, 858 n. 5, 861, 444 n. 91
894, 902 n. 36 industrie du-, 385 n. 36, 421
conception anthropologique n. 70, 424, 426, 432 n. 81, 444
de la-, 895 n. 91, 450, 459 n. 107, 469
Voir aussi Politique culturelle n. 113, 479, 514 n. 160, 826
Distribution
Danseur, 24,274,311,321,338 - comme facteur de
n. 84,349,368,510,711,719 concentration, 424
n.9,824 - des biens artistiques et
Découverte (processus de - ), culturels, 36,423,472,477,
342,400,412,461,487,494, 514,824,827
511, 579,688 -en ligne, 425, 514,516
Déterminisme (dans 1' analyse Don, 185, 192, 268, 294, 344,
de l'action et des compor- 652,683
tements), 15, 38, 49-52, 70, idéologie du-, 353
82-84, 86, 91, 109-110, 128, précocité du-, 633, 637
137, 140, 143, 269, 344, 359 Dotation initiale des agents,
62-63,70,85-86,95,100-105,
n. 15, 539, 543, 548, 552,
155,252,352
559-561, 563, 566-567, 574,
Durabilité, bien durable, 10, 38,
604, 608-609, 616 n. 86, 877
95, 234, 387, 419, 422, 449,
torsion du-, 543, 560, 567
547,624,909
Différence interindividuelle, 16,
47, 54, 63, 68, 70, 92-93, 99, Échec, 10, 196, 199, 281-283,
103, 106, 113, 167, 172, 183, 285,294,334,361,369,411,
185,251,261,389,428,616, 500, 528 n. 173
627,904 «qui perd gagne», 281
Diplôme, 172, 201, 277, 335, Voir aussi Risque
339, 346, 348-349, 364, 510, Écrivain, 24, 282, 288 n. 32, 310
718, 792 n.54,317,319,325,349,373
Discontinuité, 24, 133, 199, n. 29, 378, 381 n. 34, 395,
203 n. 46, 267, 713, 876 490 n. 131, 521, 534-535,
-dans l'emploi, 35, 706, 708, 537, 546, 559, 633, 804, 814,
713, 721, 771 869-871, 874
Disproportion des écarts de qua- poète, 30, 283 n. 83, 325, 422
lité et de gain, 26, 384, 428 n. 72,598,618,622,870
n. 77, 481, 486, 529, 904 Éditeur, 521-522, 526, 537, 571
Voir aussi Amplification (des n.38, 610, 799, 805, 908
différences de talent et de editing, 377,673,677
qualité), Avantage cumulatif, Effort productif, 147, 151, 156,
Qualité, Revenu 173, 176, 211, 223, 231,

963
LE TRAVAIL CRÉATEUR

295-297, 368, 380, 441, 505, 613 n. 83,617 n. 87,648,703,


554,611 a82,634,733,905 727,733,775,778,786,820
Égalité Équilibre
- et inégalité des chances, - et économie séquentielle,
169,185,194,249,276,327, 111, 113, 118, 133
480 - général, 66, 95, 98-103,
égalitarisme, 191, 575, 652 105-110, 146
Élite - temporaire, 112, 116, 118,
- professionnelle, 395, 440, 173
626, 786 Esquisse, ébauche, étude, brouillon,
- scientifique, 399, 402, 488, 31, 657, 660-661, 672, 676,
491 685, 689 n. 33, 692, 695-696,
- sociale, 40, 298, 595, 619, 907,909
848-849,867,874,885-886 Erreur, essai et-, 73,116,134,475
E rn p l o i Voir aussi Apprentissage
- artistique, 199, 364, 743, Esthétique, 298, 353 n. 8, 356,
754, 810, 813, 815 388,392,541,548,644,662,
- extra-artistique, 364, 373, 689,703,89~902n.36
378,877 - restreinte vs - généralisée,
- para-artistique, 314, 316, 242,287
321,372-373,820,835 esthéticien, 690, 702, 908
auto-emploi, 346, 713, 738 Estime de soi, 191, 360-361, 370,
plein-emploi artistique, 289, 704
340 État-providence, 311, 832, 835,
sous-emploi, 9, 225,308, 333, 838,886
714,343,749,751 Excellence, 187-189, 413, 415,
Voir aussi Chômage 443
Enseignement et formation artis- Excès d'offre, 421-422,426,507,
tiques, 24, 322-323, 338 n. 84, 510, 750, 772
341, 349, 350 n. 6, 351-353, sureffectifs artistiques, 325-326, 329,
360, 362, 372, 531, 542, 641, 333, 339n. 84,814,818,824
778,781,816,895 Expérience
école d'art, 315, 364, 422 - de pensée, 382, 580-581,
n. 72, 511 n. 157 590
école de musique, conserva- - de travail, 9, 28, 36, 149,
toire, 349, 360, 632 n. 2, 642 152, 155-156, 165, 167, 173,
n.8,822,832 296-297, 522-523, 530, 782,
école de théâtre, 361 905
Entrepreneur, 27 - professionnelle, 232, 272,
- culturel, artistique, 331, 277,308,325,335
334, 337, 419-421, 448, 466, bien d'-, 222, 232, 448-449,
470, 479-480, 563, 571-572, 457-458

964
INDEX DES MA TI ÈRES

capital d' -, 166, 197, 200, -surie tas, 158, 167, 172,350
306-308, 501' 772 n.6,495
Expressivité, 230, 646, 847 Voir aussi Apprentissage par
modèle expressiviste de la la pratique
praxis, 195, 223, 286-289, Fragment (œuvre et - ), 656,
291' 882-883 658-666, 671, 677, 688 et
tournant expressiviste, 881 n.33,690,699
valeur expressive du travail, fragmentation, 708, 718, 724,
195,206,224,227,232,371, 732, 737,-738, 770, 773
418, 903-904 Voir aussi Achèvement
Freelance, freelancing, 379, 504,
Facteur additif vs facteur complé- 569 et n. 36, 612 n. 83, 713,
mentaire, 376, 521-522, 622 821 n. 40, 825
Facteur d'impact, 483 Voir aussi Intermittent
Féminisation des professions Galerie d'art, 33,329,506 n. 150,
artistiques, 273-274, 346 520,522,804,837,887
Figuration vs abstraction, 698, Générations futures et valeur de
898 bien public de l'art, 39, 343,
Finalité sans fin, 678-679, 703 833-834,846,861
finalisme, 48 Genèse de l'œuvre, 38, 660, 661
Firme, 36, 166, 313 n. 58, 326- génétique de l'œuvre, 657,
327, 376, 421, 424426, 475, 665-666, 907-909
478, 514, 703, 707, 711, 722, Génie, 240, 285, 294, 297 n. 39,
825-826 304, 344, 357-358, 401, 431
- comme nexus de contrats, n.80,525
mini-firme, 200 conception du -, 357-359,
quasi-firme, 709 417, 438, 494 n. 136, 540,
Flexibilité, 106, 151,334 550-564, 582-583, 620-625,
- des contrats de travail, 10, 633, 679, 872 n. 15
33, 211-212, 708, 713-729, conception constructionniste
738,818 du -, 578-590, 620, 626-627
- des prix, 11 0 conception romantique du -,
Fonctionnalisme, 55 n. 8, 267, 646,652
575, 902 n. 36 démocratisation du -, 629,
structuro-fonctionnalisme, 54- 652,904
55, 66, 79 n. 32, 82 malédiction du -, 39, 540,
Format, formatage, 475-476, 857 862, 871, 872 n. 15
Formation naïveté du -, 646
- initiale, 9, 18-19, 152-154, précocité du -, 599, 634,
167, 199, 221, 298, 349, 354 637-638
n. 9, 365, 367 n. 23, 368, 372, tempérament du -, 532-563,
482,488,495 604-605

965
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Grandeur de l'artiste, 538-547, 292, 296-297, 303 n. 46, 495,


559-570, 623-625 612, 621-622, 767
grande musique (catégorie de - et innovation, 25, 533, 587,
la), 574-578, 615, 625-626 710,829,903
Agrandissement, 562 -et interaction, 16, 75, 86, 96,
génie et grandeur, 538-627 121,134,142,146,298,416
- et temporalité, 73, 109-114,
Habitus, 56-60, 132, 555, 561 268,408-409, 903
n.27 - sur la valeur, 39, 427, 436,
Hasard, 12, 26, 30, 369, 482, 829,862
495-502, 529, 655, 670, 678, comportement en horizon
682,690,697,701 incertain, 17, 23, 298, 331, 337
Imagination, 21, 183, 188, 228, conjuration de l' -, 268, 294,
238, 243-247, 250, 255-256, 497,635
261, 266, 297 n. 39, 429, 460 exploitation de l' -, 418-421,
n. 108, 556, 873, 876 n. 18, 662,819
882,904,907 gestion de l' -, 293, 324, 379,
Imitation, 328, 358, 385, 455, 415-416,419,423,531
457,463,541,583,689 principe d'-, 9-11, 38, 195,
comportement mimétique, 403,408,418
350,450,462,519,693 réduction de l' -, 26, 35, 294,
contagion imitative, 422, 448, 305 n. 48,328,386,421,475
454-456 Incitation monétaire, 155, 293,
herding behavior, 455 402,717,733,744
snobisme, 455 Inconscient, 65, 131, 282 n. 21,
Imprévisibilité, 15, 114,293,295, 359 n. 15, 494, 679, 682
299, 327-328, 421 n. 70, 431, - social, 560, 682
453,466,494 Individualisme, 21-22, 181-183,
- et inévitabilité, 12, 15, 30, 194-195, 203, 227, 238-239,
547,678-685,905,909 251, 260-261, 292-294, 411-412,
Incertitude 878-881
- exogène,96, 108,142 -aristocratique, 282, 874
-intrinsèque, 17,64,416,530 - méthodologique, 94, 97
-stratégique, 69, 87, 121 individuation, 185, 195, 407,
n.62,409,416 670,905
environnement incertain, 12, Industrie culturelle, 36, 226, 233,
22,326,473,495 302, 325, 329, 403, 421-423,
- du succès, 11-12, 22-23, 37, 466, 475-477, 514-516, 749,
157, 199, 201, 268, 277, 299, 785, 798, 835-836
328,453,819 Influence sociale sur le jugement
- et activité créatrice, 11-12, et les choix, 447, 452, 454,
25, 31-32, 150, 193, 198, 203, 460,464-468,473,531,866

966
INDEX DES MA TI ÈRES

Information Inutilité, 39, 251


-parfaite, 90, 121, 164 n. 13, -et luxe, 184, 237, 240-246,
179 n. 121, 181 251,635
- imparfaite, 108, 125, 201,
491 Jugement
- par bouche-à-oreille, 44 7, - de qualité, 39, 499, 519,
448,454,464 531
asymétrie d' -, 95, 108, 122, - de valeur, 257, 438, 524
124,146,386,464,829 - esthétique, 359 n. 15, 415,
cascade informationnelle, 461 n. 108, 467
453-454
recherche d'- et coût, 364, 448, Lecture, 855-856
456,491,514 Loi de Pareto, 9, 25, 397, 423,
Innovateur (grand artiste 501, 502 n. 145, 516-518
comme -), 27, 480, 517 distribution paretienne, 54,
n. 161,565,571-572 380-382, 403 n. 57, 429 n. 78,
- schumpeterien, 609, 617
436,519 n. 165, 530
type d'-, 511-513
Loisir
Inspiration, 282 n. 21, 294, 297
- culturel, 787-799
n. 39, 353 n. 8, 495 n. 136,
- et travail, 95, 102, 14 7,
646
150-152, 174, 176, 204-236,
Intégration et désintégration ver-
288
ticale de la production, 32,
478, 521, 707-711, 718, 725, classe de-, 20-21, 205, 216,
751 231,233
Intentionnalité, 64, 72 n. 26, 79, Loterie, 12, 197, 301-304, 381,
282 n. 21, 614-615, 679-681 394,678
Voir aussi Causalité inten-
tionnelle Malédiction, 270-271,314,325
Interaction, 14, 54, 96, 106, 115, Marché
121-126, 146, 152, 258, 260, - à versants multiples, 474
262,412-416,671,683,769 n. 118
modèles interactionnistes, 64- - administré, 311
83, 85-93, 116, 121, 128-129, -de l'art, 329, 393, 472, 507,
318 526,564 n. 29,571, 703 n. 49,
Intermittent (emploi salarié), 33, 805,815,829,837
309,708-755,806,812 - de niche, 36, 425, 470
Internet, 404,451-453,473 n. 117, n. 114, 507, 515, 516, 519,
474,475,519 520 n. 165, 827
Voir aussi Distribution en ligne test du-, 851-853
Interprète (art et activité), Voir aussi Travail (marché
641-650 du-)

967
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Marketing, 404, 448, 464 n. 109, 422 n. 72, 542, 575, 587-588,
470 n. 114, 472-474, 596-597, 603-604, 618-622,
Mécénat, mécène, 27, 241, 320, 626,628-652,815-816,821
372 n. 27, 540-542, 563-564, - d'orchestre, 278, 279 n. 16,
571-573, 575-576, 587-590, 347 n. 2, 349-350, 360-361,
596,604-607,618-619,878 369, 380, 422 n. 72, 542, 575,
patronage, 541, 577 587-588, 596-597, 603-604,
Mérite, 159, 195, 384, 395-396 618-622, 626, 628-652, 815-
compétition méritocratique, 816,821,576
468,491
interprète soliste, 279, 332,
méritocratie, 185, 396 n. 46,
349, 368, 377-378
397
Voir aussi Compositeur
Métropole et globalisation, 32, 38,
226, 334, 423, 440, 784-787, Musique
815,820,829,839,845 -baroque, 387 n. 38,
Metteur en scène de théâtre, 35, 711-712, 821 n. 40
752,757,763-767,778-781 - de jazz, 391
Mobilité professionnelle, 216, - dodécaphonique,885
521-523,622,782-783,814 - électroacoustique, 648-650
Mode, 363, 457, 462, 467, -populaire, 349-350, 459
901-902 n. 109
Modernité, 361, 689-692, 701 - rock, 350 n. 6, 441 n. 91
n.48,849,867-880,883-884 - savante, 29-30, 354 n. 9,
Monde possible, ontologie des 387 n. 38, 570 n. 38, 324, 638
mondes possibles, 393, 403, - sérielle, 644, 645
681' 907-908 - tonale, 644
Mondialisation (du marché de opéra, théâtre lyrique, 332,
l'art), 442, 510 n. 157, 836 377,634,654,752,789,797,
Monopole d'exercice profession- 799,845
nel, 276, 299, 315, 339, 605, orchestre, 32, 332, 360, 503,
878,891
520, 712, 750-753, 812, 821-
pouvoir de monopole, 386,
822,845
517 n. 161, 550, 606
Motivation intrinsèque, 224, 230,
236, 283, 315, 318, 369-374, Non finito, 661, 666, 671,
430,580,610,905 687-390
Multiactivité, voir Pluriactivité Voir aussi Achèvement
Musée, 511, 627, 663, 788-795, Non-utilité, non utilitaire
886,892,899 (action), voir Utilité
muséification, 703 Numérique, 10, 396 n. 46, 421
Musicien, 28,279 n. 16, 347 n. 2, n. 70, 440, 509, 515-517,
349-350, 360-361, 369, 380, 909-910

968
INDEX DES MA TI ÈRES

422 n. 72, 446, 507 n 152,


Œuvre d'art, 653-705 511-514,573 n. 42,815
ontologie (immanence vs Perfection, 30-31, 415
transcendance), 657-659,666, perfectionnement, 417 n. 68
691,693,702,705 perfectionnisme, 697 n. 44
réplique, 476, 655-656, 659, Photographie, 696 n. 43
666,692 Plaisir esthétique, 242 458
retouche, reprise, 656, 659, 677 n. 106, 460 n. 108, 862
variante, 657, 660, 666, 685 Pluriactivité, 10, 308, 315-316,
version de l'-, 654-655, 36~ 378, 432, 706, 777-780,

658-659, 666, 685 822


Voir aussi Achèvement Politique culturelle, 38-39, 275,
Optimisation, 11, 64, 90, 99, 162, 323, 746, 830-832, 835,
169, 175,313 n. 58,908 849-851,854,888,891-897
Organisation démocratisation culturelle
- flexible, 503, 717, 845 et -, 209, 392, 792-795,
- par projet, 33-36, 378, 830-832, 835, 850, 852, 860,
890, 893-898
427' 495-496, 502-504, 528
dépenses culturelles pu-
n. 173, 533, 706, 709-712,
bliques, 37, 722, 788-802,
743, 750-754, 769, 819,
831
823-824
politisation de l'art, 864-867
- stable, 495, 710, 750, 756
Portefeuille
adhocratie, quasi-firme, 709 - d'activités, 24, 200, 312,
micro-organisation, 33, 378, 316, 613 n. 83, 642 n. 8, 778,
757,781, 783 820
Originalité (principe, norme), 25, -de liens d'emploi, de rela-
40, 345, 351, 355-356, 383, tions contractuelles, 713,
418-420,541,686,693 775
compétition par l' -, 284, - de valeurs mobilières, 312,
420-422, 427' 431' 448, 464, 373 n. 29
537,751,878 Potentialité, 56, 60, 190, 196,
impératif d' -, 290 n. 33, 358, 251' 263-266, 409, 435,
547,643-646,877-885 669-671
Précarité, 233, 730 n. 14, 738
Patrimoine, patrimonialisation, Précocité, 29-30, 268, 352, 499,
38, 389, 539, 547, 836, 850, 509-510, 511-512, 598-599,
861,886,899,909 628-652, 902
Payola, 385,478 n. 121 Voir aussi Carrière
Peintre, artiste plasticien, 304, Préférence intrinsèque, interdé-
311 n. 55, 318 n. 64, 329, 338 pendance des préférences,
n. 83, 339, 362, 387 n. 73, 448

969
LE TRAVAIL CRÉATEUR

Prix insertion professionnelle, 9, 351


- comme signal de qualité, nomenclature des-, 271, 277,
507 380,808
- de l'œuvre d'art, 505, 550 ouvriers, 20, 205-208, 212,
Voir aussi Marché 222, 548 n. 9, 719 n. 9, 802
Prix littéraire, 394-396, 421 prestige des -, 14-15, 159,
prix Nobel, 394, 488-489 164,269,277,295,305,329,
Problème (la création de l'œuvre 342,371,814,892
d'art conçue comme -), 11, professionnalisation dans les
367-368, 512, 556-558, 646, arts,9,23,286,289,292-293,
676,682,704 308,319,321,324-325,338,
Processus créateur, 31, 114, 661, 341,362,366-368,510,542,
665, 667-669, 672, 676, 682, 575,607,625,755,811,813,
685,692,703,905-906 866
Productivité du travail, 26, rhétorique professionnelle,
154-156, 165-168, 171-172, 285,626
177, 181-182, 191, 232-234, cadres, 205-212, 125-222,
416, 428 n. 77, 522 n. 166, 22~ 271, 27~ 34~ 714, 719
717,733,754 n. 9, 800-802, 809-810, 824,
-artistique, 29, 32, 428-429, 833
611 n. 82 Publicité, 226, 294, 326-328,
-scientifique, 398-399, 416, 329, 385 n. 36, 393, 396 n. 46,
41~429~7~484,493,500 403 n. 57, 404, 434, 44 7, 465
n. 142, 510-511, 528 n. 173 n. 109, 467, 470-475, 480,
Professions 525,595,721,895
- artistiques, 23, 207 n. 5,
230, 269-277, 299, 314-316, Qualité
438, 727 - des biens, 28, 122, 179
- libérales, professionnels n.21,399,436-437,441,450,
indépendants, 198, 201, 228, 475,557,585
276, 278, 308 n. 52, 314-315, -des individus, 188-191, 284,
336 375,398,408,410,415,422,
choix professionnel, 18, 147, 429, 482, 514, 525-526, 533,
158-163, 170, 186, 199-200, 770
202, 268-270, 274, 277-282, différence de -, 26, 289,
286, 306-307' 316 383-384, 389, 420, 428 n. 77,
critère de professionnalité, 435-437, 442-447, 480-486,
270,309,806 530,617,621,631,904
démographie des - artis- évaluationdela-, 12-13,25,179
tiques, 290,315,338, 813 n. 21, 298, 304 n. 46, 335, 341,
employés, 20, 207-208, 212, 345, 370, 383-390, 403-404,
802 418-420, 427-435, 444 n. 91,

970
INDEX DES MA TI ÈRES

446-449, 452, 456, 460, 465 - et réduction d'incertitude,


n. 109, 498, 503, 514-515, 539, 305,772,830
548 n. 9, 549,583-587,618-621, marché réputationnel, 34, 335,
675, 681-683, 769, 823, 852, 721,738,755,769,824
892,908 Réseau, 26, 201, 516, 521, 522,
incertitude sur la-, 305, 379, 622, 713, 763, 768-770,
386, 431, 444, 463-464, 526, 821-824, 846
904 Revenu et rémunération
Voir aussi Signal de qualité différences de rémunération,
16,152,153,157,170,276-277,
Rareté 290 n. 33, 344, 348-349
- vs abondance de ressources, distribution des revenus, 23, 168,
491,515-516 196, 270, 272-273, 280, 300,
contrainte de -, 41 0, 484 347,380-381,397,403 n. 57
œuvre comme bien rare, 4 73 diversification des revenus,
n. 117, 506, 693 612, 773, 781-783
Rationalisation (comme méca- variabilité, 277, 305, 374, 380
nisme psychologique), 268, Voir aussi Loi de Pareto,
283-284, 341, 351, 636-637, Avantages et désavantages
823,890 non monétaires
Récurrence des liens contrac- Révolution
tuels, 107, 123,202,478, 524, -artistique, 540, 559, 564 n. 31,
720-721, 726, 753, 757, 768, 652,847,879,886,899
770-771 n. 4, 773,775 -politique et sociale, 38, 541,
Redécouverte en art, 30, 387 565,864,867-869,877,888
n. 38,388,637,654,687 n. 31 - technologique, 403-405,
Réflexivité et contrôle réflexif 509,517
dans l'action, 32, 70-71, Risque, 12, 39, 173, 198-200,
78-82,85-87,90,93,133-134, 292,299,741,844
140-141, 245, 875, 878, 905 aversion au-, 300, 435 n. 82
évaluation dans l'action, diversification des -, 200,
70-73, 79, 85, 141, 158-159, 312-313,373 n. 29,711,774
197,306,320 n. 5, 819-820
Relativisme, 23 7, 848, 858 n. 5, 895 gestion du-, 200,312-316,319,
relativisme esthétique, 648, 899 327,432,706-711,737-738
Religion, 254-256, 258 goût du -, 301, 307, 369-374,
religion de 1' art, 294 380
Réputation, 10,24-25, 123,203,224, idéalisation du-, 282-295
229, 331, 344-537, 539, 542, prise de -, 23, 149, 193,
572-574, 583, 858-590, 605- 196-199, 293, 299, 301, 305,
609, 611 n. 82, 613-614, 620- 321, 324-325, 342, 425, 594,
622,716-717,764-766,878 609,773,801

971
LE TRAVAIL CRÉATEUR

socialisation du -, 311-312, Star, star-system, 329, 376, 378-


342,459 n. 106, 530, 811, 862 379, 404, 421 n. 70, 437, 465
Romantisme, 282-285, 288 n. 32, n. 109,480,528-529
291, 294, 317 n. 62, 325, 359 modèle économique des super-
n. 15, 646, 652, 871, 872 stars, 301, 396, 437-447, 451,
n. 15, 876 n. 18 457,508 n. 153,817
Routine, activité routinière,49, Statut social, 52, 270, 277, 312,
70, 74-75, 82, 85, 87, 133, 315,540
141, 149, 164, 192, 196-197, -et réduction de l'incertitude,
229,278,293-295,416,439 526-527
hiérarchie de -, 483-486, 507
Salariat, 217, 336,419, 782 n. 102,526-533,536
-atypique, 379, 713 Stratification du marché du
salaire d'efficience, 155, 733, travail, 166, 341, 491, 500
735 n. 142,504,521
Science Structuralisme constructiviste,
recherche scientifique, 226, 57,104,558
375,398-399,488-490,822 Subvention, 217, 272, 707, 710,
scientométrie, 398 712, 747, 751, 779, 813, 821
Voir aussi Carrière scienti- n.40,836,852,860,894
fique, Productivité du travail Succès, 281-282, 285, 295-296,
scientifique 299, 304-307
Sculpture, 653-658, 664-665, Surproduction,325-329,3 79,418-
686-700 423, 427, 477-478, 514,
Signal de qualité, 445 n. 91, 547, 817-819
499,504,507,531-532 Voir aussi Excès d'offre
théorie du signalement, 171
Socialisation, 53-54, 64-66, Talent, 186-191, 344-537,904
83-85,91,359-360,362,457, -comme construction sociale,
642 26-27, 463-434, 479-480,
- primaire, secondaire, 55 529, 570-571, 578-582, 590,
Soi 616
- multiple, 80 - comme facteur complémen-
fardeau d'être-, 13, 289, 536 taire de production, 375, 521,
incomplétude de -, 140 528 n. 173, 622
Spécialisation flexible, 478, 711, - vs chance, 496-502
828 définition du -, 304, 344,
Spontanéité dans l'acte créateur, 389-390, 420, 428 n. 77, 436,
134-135, 282 n. 21, 646, 651, 466,525,582,905
681,901,905 détection du -, 384, 424-425,
Sport, 10, 198, 235, 294, 403 444-445 n. 91, 514 n. 160,
n.57,418,429 630

972
INDEX DES MATIÈRES

différence et inégalité de -, 515,523,529,583-584,817


28, 162, 173, 178, 184-185, modèle de carrière en tournoi,
193-195,199,203,302,344- 427
346, 375, 403-404, 408-414, Travail
436-439, 442-443, 451, 463, -aliéné, non aliéné, 223, 287,
479,523,527,620-621,682 314
mesure du-, 298-299, 341, 403 -créateur, 12, 15,24,31,330,
n. 57, 437, 441-442, 444 411, 415-417, 656, 663, 669,
n. 91, 483-484, 496, 586-587, 681,685,702,904-906
620-621' 630-631 -expressif, 231-232, 755, 871
rareté du-, 303-305, 335-336, -qualifié, 148, 232, 364, 769,
375,739,819 824
talent-maker, 479 - simple vs - complexe, 232,
talent agency, 753 406-407, 549-550
Voir aussi Amplification, antithèse d'un métier, 317 n. 62
Avantage cumulatif, Stars, division du-, 10, 22, 62, 68
Tournoi n. 22, 148, 174, 178-183, 186,
Tâtonnement (dans le travail 192-193, 224-226, 238, 251'
d'invention),30, 73,127,318, 289-291, 407-408, 416, 468,
328, 675-677, 703, 905-907 641,709,776-777,781 n. 8
Voir aussi Découverte, marché du -, 11, 22-23, 147,
Genèse de 1'œuvre 162-167, 177-181, 209, 223,
Télévision 280, 312, 323, 324-335, 338,
emploi de comédien à la -, 348n. 3,362-363,382,521,623,
757-767, 775-779 707-708, 713-715, 718-721,
secteur de production, 721, 747-750, 754, 768-771, 820,
746, 811, 839-844 824,904
usage, écoute, 220, 221, 788- offre et demande de -
793,796,798,857 713-715
Voir aussi Audiovisuel quantité et qualité de -, 12,
Temporalité de l'action, 47, 20, 205-206, 222-223, 229,
57-58, 70-72, 80, 106, 118- 236, 371, 379, 550-552, 815
119, 128-146, 173, 195-196 temps de-, 20, 204-211, 216,
Théâtre (emploi et activité de 228, 551, 721, 736
comédien au -), 33, 35,
752-753,756-783,788-799 Universalité de l'art et de la
Théorie des jeux, 68, 91-93, culture, 22, 238-240, 387,
121-124, 145 438, 491-492, 624, 836,
Tournoi (sélection et élimination 848-850, 862, 890
par- de comparaison), 10, Utilité(fonctiond'-), 104,148-149,
350,379,394,418-420,424, 174-175, 178 n. 21, 206,
427-428,445 n. 91, 502, 510, 222-224,274,300,416-418

973
LE TRAVAIL CRÉATEUR

désutilité du travail, 17-18, mesure de la -, 448


147, 151, 156, 202, 222-224, théorie de la-, 288 n. 32
232 Voir aussi Qualité (évaluation
non-utilitaire, 38, 232, 233, de la qualité)
259-260, 295, 342 Variabilité, 14, 16, 35, 199-201,
utilitaire (action, activité), 228,258,275
240-241, 870, 883 Variante, 657-660, 666, 685
utilitarisme, 242, 251, 283, 296 Variété
utilité directe, indirecte, - de l'offre, 462, 711, 723,
860-861 749,802,833
-du travail et des tâches, 15,
Valeur 28, 35, 164, 181, 229-230,
- absolue, 20, 298, 368-370, 345, 371, 461, 523, 665, 711,
410-411,418-420,427,678 777
-d'option, 861 économie de-, 234-236, 426,
-relative, 370, 386, 418-419, 724
469 n. 114, 484 Voile d'ignorance, 530, 745
Table

Introduction ...................................................... . 9

Remerciements ................................................. . 41

Chapitre 1. Agir en horizon incertain.


L'analyse causale et temporelle
de l'action ..................................... . 47
Chapitre 2. Est-il rationnel de travailler
pour s'épanouir ? .......................... . 147
Chapitre 3. Travail, structure sociale
et consommation culturelle.
V ers un échange de signification
entre travail et loisir ? .................. . 204
Chapitre 4. Les pouvoirs de l'imagination
et 1'économie des désirs.
Durkheim et 1'art.......................... . 237
Chapitre 5. Rationalité
et incertitude de la vie d'artiste ... 268
Chapitre 6. Talent et réputation.
Les inégalités de réussite
et leurs explications
dans les sciences sociales ............ . 344
Chapitre 7. Comment analyser
la grandeur artistique ?
Beethoven et son génie................ 538
Chapitre 8. La précocité créatrice
et les conditions sociales
de l'exception................................ 628
Chapitre 9. Les profils de 1' inachèvement.
L'œuvre de Rodin et la pluralité
de ses incomplétudes.................... 653
Chapitre 10. L'artiste, l'employeur et l'assureur.
La croissance déséquilibrée
du travail par projet
dans les arts du spectacle............ 706
Chapitre 11. Les relations d'emploi
et 1' organisation de 1' activité
des comédiens............................... 756
Chapitre 12. Économie et politique
de la gravitation culturelle.
Paris et la concentration de 1' offre
artistique dans les années 1980 ... 784
Chapitre 13. Art, politisation
et action publique .... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . 84 7

Conclusion ... ..... ........ ... ............. ..... ................... 903

Bibliographie .. .. .. .. .. .... .. .. .. .. .. .. .. .. .... .. .. .. .. .. .. .. .. .. 911

Index des noms................................................. 943

Index des matières............................................ 957


Du même auteur

La Condition du compositeur et le marché


de la musique contemporaine en France
La Documentationfrançaise, 1979

Le Paradoxe du musicien
Flammarion, 1983

Les Laboratoires de la création musicale


La Documentation française, 1989

La Profession de comédien
Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi
La Documentation française, 1998

Portrait de 1'artiste en travailleur


Métamorphoses du capitalisme
La République des Idées-Seuil, 2003

Les Intermittents du spectacle


Sociologie d'une exception
Éditions de l'EHESS, 2005 et 2011

Profession artiste
Extension du domaine de la création
Textuel, 2005

Être artiste
Œuvrer dans l'incertitude
Bandol, Al Dante, 2012
EN COLLABORATION

Le Spectacle vivant
(avec Rémi Debeauvais, Janine Rannou et al.)
La Documentation française, 1997

DIRECTION D'OUVRAGES COLLECTIFS

L'Art de la recherche
Essais en l'honneur de Raymonde Moulin
(avec Jean-Claude Passeron)
La Documentation française, 1994

Economies of the Arts


Selected Essays
(avec Victor Ginsburgh)
Amsterdam, Elsevier North-Ho/land, 1996

Le Modèle et le Récit
(avec Jean- Yves Grenier et Claude Grignon)
Éditions de la MSH, 2001

Les Professions et leurs sociologies


Modèles théoriques, catégorisations, évolutions
Éditions de la MSH, 2003
RÉALISATION : NORD COMPO À VILLENEUVE-D' ASCQ
IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL : AVRIL 2014. N° 115921 (1401248)
Imprimé en France

Vous aimerez peut-être aussi