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Un siècle s'étant écoulé depuis la naissance d'Alexandre Skriabine, son apport, longtemps controversé, à
la musique des premières décennies, peut être jugé objectivement et placé dans un contexte historique
élargi. Ses innovations, parmi lesquelles celles qui concernent le langage harmonique conservent une
importance toute particulière, peuvent à présent être comprises par rapport à l'évolution ultérieure des
moyens de composition (évolution qui, plus d'une
fois, a confirmé l'attitude du compositeur). Certes,
au moment de leur apparition, ces audaces de langage parurent difficilement admissibles et ne purent
que surprendre, d'autant plus qu'elles venaient de la part d'un compositeur qui s'était affirmé avec
succès sous le signe du traditionnalisme. On a longtemps discuté le cas déroutant de ce compositeur à
double aspect: poète romantique du piano, descendant de Chopin (en même temps) maderniste
iconoclaste, briseur des moules classiques.

Le cas de Skriabine pourtant n'est pas bien différent de celui d'autres créateurs des périodes de
grande transition. Formés (et débutant) dans
le cadre d'une culture arrivée à son apogée, les créateurs qui souhaitaient affirmer librement leur
personnalité propre se virent obligés de chercher de
nouveaux terrains à explorer, en laissant loin derrière eux le point de départ de leur oeuvre. Parmi
les compositeurs formés comme Skriabine au seuil
de 1900, Busoni, Schonberg, Enesco présentent des
traits communs. Chez Busoni, l'évolution s'est produite

surtout sur le plan des conceptions théoriques


sur l'art; chez Enesco, par contre, elle s'est produite
sur le plan de la création, par une transformation
lente et continuelle. Quant à Schonberg, il allait
étre, tant par sa création que par sa pensée, le cas
le plus typique et le plus dramatique de l'artiste
placé entre deux mondes. Tous ces compositeurs en
effet, ont, pour commencer, appartenu à l'ancien
monde musical dans lequel ils s'étaient intégrés avec tout leur talent juvénile. Ils ont eu la malchance
de donner de trop bons ouvrages dans un style lié
au passé. Aussi bien que les premières sonates et
suites d'Enesco, que les Gurrelieder ou la Nuit transfigurée de Schonberg les préludes et les études pour
piano de Skriabine sont entrés dans le repertoire
courant. Dès lors, le compositeur sera, par la suite,
jugé à partir de ses pièces de jeunesse qui, bien
qu'écrites avec une musicalité incontestable, ne le
représentent pourtant pas encore. En échange, d'autres
compositeurs qui n'ont pas réalisé des oeuvres de
jeunesse durables, ne seront appréciés que par leur
création originale plus tardive. C'est le cas de Bartók,
Stravinsky, Webern et Varèse. Des ouvrages tels
que, par exemple, la symphonie Kossuth, la Symphonie en mi bémol, le Quintette avec piano, des
premiers trois, ainsi que les ouvrages disparus de Varèse
apparaissent totalement dénués de signification et,
en tant que tels, ne déteignent pas sur l'oeuvre ultérieure de leurs auteurs. Par rapport à ses
contemporains, Skriabine a, de plus, eu la malchance de
finir trop tôt sa carrière, toute la période de sa
maturité se limitant en réalité aux dernières cing ou
six années de sa vie. De plus, les ouvrages qui appartiennent à cette phase de sa création sont restés,

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pratiquement, presqu'inconnus, posant des difficultés

d'exécution particulièrement grandes. Aussi, son

oeuvre constitue-t-elle un moment isolé, le compositeur n'ayant pas de successeurs directs. Ce n'est

que trois décennies plus tard qu'Olivier Messiaen

reconnaîtra dans sa Technique de mon langage mi

sical l'importance de l'intuition modale de Skriabine.

Bien que le compositeur ait reconquis la place qu'il

méritait dans l'histoire de la musique de notre siécle,

les interprétations théoriques de so oeuvre continuent d'être peu satisfaisantes. On rencontre ainsi

couramment des explications inexactes - sinon meme

erronées - qui proviennent d'une recherche unilatérale et de la surestimation de certains aspects

plutôt extérieurs de sa musique. On parle ainsi très

souvent de son système de quartes, sans tenir

compte qu'en fait ces structures d'accords ne caractérisent que certaines pages du compositeur et ne

sauraient expliquer le phénomène harmonique dans

toute sa complexité. On ne peut en aucun cas établir

un rapprochement entre les accords de quartes de

Skriabine et ceux rencontrés dans la musique d'autres

compositeurs. Chez Schónberg (La Symphonie de

chambre no. 1), la succession et la simultanéité de

quartes justes représentent une première tentative

consciente pour quitter la tonalité. Plus tard,

Hindemith - par voie spéculative - et Bartók - par


l'étude de certains airs populaires où le même intervalle est caractéristique - arriveront à leur tour

à des constructions harmoniques fondées sur des

superpositions de quartes (ou de quintes) justes. Pour

Skriabine, l'accord de quartes est un point de départ - emprunté de fait à la musique tonale - appelé

d'avoir différentes conséquences harmoniques et mélodiques. Observons que des 5 intervalles de


quarte de l'accord-type à 6 sons, un seul est juste: Ex. 1

Tout en reconnaissant parmi les conséquences importantes de son harmonie, la présence de certains

modes, il est exagéré de voir en Skriabine un modaliste proprement-dit. D'autant moins peut-il être

tenu pour un atonaliste sous prétexte que son lagage harmonique porterait atteinte à l'intégrité du

système majeur-mineur classique. En réalité, la musique de Skriabine n'exclue nullement pas les
attractions et les polarités tonales; d'autre part, elle est

beaucoup trop rigoureusement organisée pour qu'elle

puisse être encadrée dans la catégorie de la musique

modale. Dans ce dernier sens, on pourrait plutôt

voir en Skriabine un lointain précurseur de certains

compositeurs actuels qui essaient de concilier la musique sérielle de l'école viennoise avec la technique

modale de Messiaen. Dans la longue liste des compositeurs du XXe siècle, qui ont aspiré à réaliser

des organisations musicales sur de nouvelles bases,

Skriabine apparaît comme une des premières et des

plus intéressantes personnalités.

L'oeuvre de Skriabine, tout comme celle de Chopin

qui, semble-t-il, a été le modèle de sa jeunesse, est

consacrée pour sa plus grande part - au piano.

La musique vocale (lied, choeur, opéra, oratorio) ne

l'a guère intéressé et les quelques ouvrages pour orchestre, encore qu'ils aient de l'ampleur, ne
sauraient

être rangés parmi les pages significatives du compositeur. Les symphonies n'échappent pas à l'influence

de Tehaïkovsky et du romantisme tardif et le seul


concerto instrumental - d'ailleurs aussi destiné

à son instrument préféré - est une oeuvre de jeunesse tributaire pour sa meilleure part aux ouvrages

similaires de Chopin. Les deux poèmes symphoniques, sans doute la partie la plus remplie d'intérêt

de sa musique orchestrale, tiennent de la période

moyenne de sa création. Ils illustrent les mêmes problèmes de composition que la V-e Sonate pour
piano

dont ils sont contemporains. En échange, les cinq

sonates suivantes ainsi que les derniers poèmes et prèludes pour piano ne trouveront plus d'équivalent
orchestral, l'étape finale de sa création, pendant la

quelle la personalité du compositeur se sera

manifestée en toute sa plénitude, n'étant représentée

que par des ouvrages pianistiques. La musique pour

piano de Skriabine et en premier lieu le cycle des

dix sonates, illustrent par conséquent le plus clairement son évolution de compositeur.

Plus que chez d'autres compositeurs, cette évolution

peut être envisagée et comprise du point de vue d'un

élément de langage unique - l'harmonie. II va de

soi que chez certains grands créateurs du romantisme

(notamment chez Schubert, Chopin, Liszt, Wagner et

Wolf), l'apport innovateur dans le domaine de l'harmonie présente aussi une importance décisive pour
la

définition de leur propre style. Mais ignorer d'autres

facteurs qui ont également contribué en grande mesure à la réalisation d'oeuvres aussi puissamment

individualisées, serait inconcevable. Chez Skriabine

par contre, l'élément harmonique acquiert une importance primordiale, en faisant naître ou en
conditionnant les autres éléments de la composition. Dès lors, à côté de l'originalité de sa pensée
harmonique,

considérée en elle-même, ce qui présente aussi un

intérêt réél ce sont la contribution de cette pensée


à l'acte de la composition et l'étendue du rôle de

celle-ci dans la conduite du discours musical. En

étroite dépendance de l'harmonie - et souvent comme des conséquences directes de cette dernière -

apparaissent les autres éléments de la musique de

Skriabine: les modes avec leurs nouvelles attractions fonctionnelles, les thèmes ainsi que toutes les

idées mélodiques épisodiques, la facture instrumentale, le rythme et, en derniére instance, la forme

architectonique même.

Les trois premières sonates pour piano, datant de

la dernière décennie du XIXe siècle, sont en tous

points tributaires du passé et il semblerait qu'elles

ne laissent en rien entrevoir le musicien innovateur

qu'il sera plus tard. Et pourtant, là encore, on peut

discerner quelques aspects significatifs pour l'évolution ultérieure du compositeur. Ainsi, dans la II-e

Sonate en sol dièse mineur, la première partie -

l'Andante - s'achève par une longue coda en Mi ma

jeur. Encore plus inattendu y est le caractère totalement diatonique acquis par le développement
musical.

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Les dernières 24 mesures, amples et richement

ornées, ne contiennent même pas une seule altération

incidentale, ce qui, pour la musique de Skriabine à

cette époque saturée de modulations et de chromatismes, est parfaitement surprenant. Cette vaste
surface diatonique fait pressentir la pureté modale ultérieure, des 6e et 7e Sonates ou de Guirlandes.
On

constate, de plus, que l'écriture pianistique même

commence à être personnelle: les amples figurations

dans le registre aigu avec une certaine tendance

vers les thèmes, la voix médiane en relief et les

grandes extensions de la main gauche, constituent


des plans sonores parfois intersectés, mais qui, le plus

souvent, réalisent des superpositions indépendantes

des sousdivisions rythmiques des plus variées (groupes

de 3 et 4, de 4 et 5, de 9 et 5, de 12 et 5). Cette

sonate que Skriabine nommera avec pruden e Sonate-Fantaisie reste encore un cas isolé dans sa
musique, mais l'auteur semble avoir médité plus longuement sur les problèmes qui se sont posés.
Témoin

en est le temps qu'il lui a consacré, depuis 1892,

lorsqu'il la commence, jusqu'en 1897, lorsqu'il la considére comme achevée, période pendant laquelle il

écrit tous ses ouvrages compris entre l'op. 6 (1re Sonate) et l'op. 26 (I-re Symphonie).

La III-e Sonate n'offre pas d'exemples intéressants

d'extension du cadre harmonique traditionnel. Cependant, l'accord de la 4-e césure, qui réalise une

superposition

de fonctions, mérite d'étre retenu: Ex. 2

Au-desus de la pédale de dominante, les éléments

de la sous-dominante s'étagent avec une préférence

pour les intervalles de quinte.

C'est la IV-e Sonate en Fa dièse majeur (1903) qui

est décisive pour l'évolution du style de Skriabine

L'auteur y revient à la construction bi-partite- un

Andante et un Presto - qu'il avait utilisé dans sa

II-e Sonate. Mais, cette fois, ce mouvement initial

apparait plutôt comme une lente intrcduction de la

seconde partie, laquelle va culminer par la reprise

(dans une écriture amplifiée et une intensité maxima) de l'idée de l'Andante. Ce sera par conséquent

la dernière étape vers la réalisation de la sonate


mono-partite. A partir de la V-e Sonate, Skriabine

adoptera le modèle de Liszt, - un mouvement unique réalisé dans une forme de sonate très développée.

Dès le premier accord de la IV-e Sonate on sent

le désir du compositeur de s'écarter des sillons battus. Cet accord de septième majeure de la sous-
dominante Ex. 3

est suivi, quelques mesures plus loin, par l'accord

de septième majeure du 6-e degré descendant et par

les accords de neuvième sur le second degré et la

dominante. Ex. 4

Les deux derniers accords méritent une attention

spéciale, car ils annoncent en fait l'agrégat le plus

important de la musique de Skriabine. On y observe l'importance acquise par deux notes mélodiques,

la quarte augmentée et la sixte majeure. A côté,

des éléments d'accords stables (le son fondamental,

la tierce, la septième et la neuvième), elles vont

constituer l'accord préféré du compositeur. Jusque

dans les 7e et 8e mesures du final de la même sonate, où l'accord-type apparait pleinement constitué.
Ex. 5

Cette fois, la quarte augmentée et la sixte sont plus

évidentes, étant apportés comme appogiatures à ces

mêmes accords de second degré et de dominante. Il

convient d'observer dans la première mesure la

marche chromatique de la neuvième (La dièse -

La bécar), l'accord-type vers lequel on tend ayant,

en réalité, une neuvième mineure.


Depuis ces accords à appogiatures qui se résolvent

clairement et jusqu'à l'accord indépendant auquel

les appogiatures s'incorporent comme des notes réelles, il n'y a plus qu'un pas. C'est là, le même
processus d'intégration des dissonances que l'on peut

poursuivre le long de toute l'évolution de l'harmonie

classique. En ce qui concerne l'idée de l'étagement

des quartes, celle-ci avait déjà fait son apparition

vers la fin de la première partie de la sonate. Ex. 6

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Que tous ces cas ne surviennent nullement au pur

hazard nous en témoigne la conséquence avec

laquelle les accords de l'exemple no. 5 reviennent

le long du final, en tant qu'éléments caractéristiques

du premier thème. Ni l'harmonie du second thème ne

manque d'intérêt, blen qu'elle porte toujours une

forte empreinte wagnérienne. Skriabine utilise avec

économie des accords réduits à une structure unique

des dominantes à quinte augmentée et quinte diminuée -, à partir desquels il réalise des inflexions

modulantes. Il en résulte, sur le plan horizontal,

une sorte de gamme par tons. Encore que chez Skriabine l'hexatonique ne joue pas un trop grand rôle,

le procédé vaut la peine d'être retenu. L'idée de

déduire le mode, de l'harmonie, sera mise en valeur

par le compositeur dans ses oeuvres ultérieures. Si

la IV-e Sonate apporte certains signes évidents de

sa préocoupation de renouveler les moyens harmoniques, il n'est pas moins vrai qu'on ne peut déjà

parler d'une véritable transformation du style du

compositeur. Durant les cinq années suivantes

(1903-1908), Skriabine écrira - dans une manière


proche de ses oeuvres antérieures - plus de 20 numéros d'opus, pour la plupart de brefs morceaux

pour piano, ainsi que la III-e Symphonie (Le poème

divin).

Mais, c'est à peine avec sa V-e Sonate et ses deux

derniers ouvrages pour orchestre - Le poème de

l'extase et Prométhée - que sa création pénètre dans

une phase différente, apte d'être considérée comme

une étape de transition. Les éléments novateurs, qui

à présent se manifestent sous différents aspects du

discours musical, et les élémen ts traditionnels continuent d'être dans un équilibre relatif. Car, le
compositeur semble avancer avec prudence dans un monde sonore inécit, sans pouvoir toutefois se
séparer

du passé. On y sent toujours les influences de Wagner (Le poème de l'extase) et de Debussy (la V-e

Sonate). Le rettachement des nouvelles réalités musicales au système tonal classique demeure évident:

pour la dernière fois, dans la sonate, il maintient

l'armure classique (et avec celle-ci l'importance des

plans tonals dans la construction architectonique).

Dans Prométhée, dès la première mesure, l'accord

connu de la IV-e Sonate revient: un accord de septième et de neuvième avec deux appogiatures de la

quinte, la quarte augmentée et la sixte majeure. Ex. 7

Le sonn fondamental de l'accord (La) ne détient plus

le rôle de dominante ou de second degré. L'importance que l'acord acquiert tout au long du
dévéloppement du poème le trorme en une véritable tonique.

Les 6 tons projetés sur la verticale donnent

une échelle proche de la gamme par tons (avec un

seul intervalle de demi-ton). Ex. 8


Durant le final du poème, le même accord (transposé au demi-ton inférieur) est considéré comme
instable et résolu en Fa dièse majeur. Par conséquent,

la véritable tonique est sacrifiée en faveure d'une

autre tonique apportée conventionnellement et qui au cours de l'ouvrage ne jouait aucun rôle. Ex. 9

En dépit du rapport à la conception classique, on

constate déja que l'esprit fonctionnel de la musique

de Skriabine subit une profonde transformation. Au

fond, dès ces ouvrages, on éprouve la sensation d'un

appauvrissement substantiel. Auparavant déjà, Skriabine, aussi bien que les compositeurs romantiques

en général, avaient réduit, au moyen de l'altération

de l'accord de sous-dominante ou de son remplacement fréquent par le second degré, les fonctions
tonales rien qu'à deux: la tonique et la dominante.

Dans sa nouvelle phase de création, jusqu'à l'opposition même des deux fonctions qui tend à
s'estomper.

Dans Prométhée, l'accord initial qui peut être interprété comme une grande tonique sera transposé plus
loin sur différents intervalles. Ces transpositions de la même tonique compensent l'absence de
véritables dominantes. Ex. 10

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L'ingéniosité de la présentation d'un accord unique,

par des transformations subtiles, dans des hypothèses

continuellement nouvelles, se manifeste dans la V-e

Sonate durant 17 mesures (ex. 10). Cet accord peut

être interprété (par suite de la septième Mi bécar

instables) comme une dominante constituant une suspension prolongée ne menant

nulle part; mais, à la lumière des oeuvres ultérieuresde Skriabine, il devrait plutôt

être tenu pour une tonique. Le thème présente cette fois un caractère statique voulu (,,Languido"): un
balancement

continu, une vague aspiration qui ne se concretise pas, une douce monotonie. Dans des pages écrites
plus tard, le compositeur a su conféré du

dynamisme - lorsque la nécessité l'imposait - à


de pareils enchaînements d'un accord avec lui-même.

Un premier exemple dans ce sens se rencontre dans

la V-e Sonate même. Ex. 11

Dans les deux premières mesures, qui se répétent

identiques, on rencontre deux accords dont les sons

fondamentaux se trouvent en rapport de quarte

augmentée. Il y a lieu de remarquer que le premier accord - une neuvième de dominante à quinte

altérée - comprend 5 sons des 6 de la gamme par

tons. Le second accord a pour son fondamental (La)

justement le 6-e son. Malgré le contraste qu'ils offrent, contraste marqué aussi par les indications de

dynamique, les deux accords sont étroitement apparentés, alliant l'idée de complémentarité à celle de

transposition. Les deux mesures suivantes apportent

une transposition fidèle de toute la situation à la

seconde supérieure.

Toutefois, la dualité tonique-dominante est encore

présente dans la sonate. Dans son extatique coda,

rappelant la coda de la IV-e Sonate, les deux fonctions peuvent être encore retrouvées dans une ample

superposition: au-dessus de lá tonique Mi bémol on

voit apparaître l'accord préféré - qui, dans Prométhée également, était l'accord de base -: la neuvième
de dominante avec les deux appogiatures de

la quinte. Ex.12

La neuvième majeure continue d'être présente en

tant qu'élément stable, mais dans Prométhée surviennent des moments où l'intervalle de meuvième
mineure commence à s'insinuer. Le motif mélodique

fondé sur le jeu descendant de la neuvième apparaît

comme un résultat de la conception verticale.


Une fois l'accord-type de neuvième mineure établi,

Skriabine en déduira l'échelle ton-demi-ton. Episodiquement, cette échelle se retrouve aussi dans le
poème Prométhée. Ex. 13

De même manière, des cas surviennent où l'on

peut reconnaître le mode de 9 sons fondé sur l'alternance ton-ton-demi-ton. Ex. 14

La phase des oeuvres de transition une fois dépassée, Skriabine parvient à cristalliser un style qui

lui est entièrement propre, difficile à situer parmi

les écoles et les courants de l'époque. Par rapport à

son contemporain plus jeune, Igor Stravinsky, qui a

fait avec succès des investigations dans le domaine

peu exploré du rythme, Skriabine demeure plus traditionnel sous l'aspect du développement
chronologique de la musique. Les divisions rythmiques les

plus compliquées de la musique de Skriabine - et

son oeuvre pianistique abonde en de semblables détails -

arrivent à s'encadrer parfaitement, à l'aide d'une

ordonnance symétrique (réponses identiques, constructions de la phrase de 2-4-8 mesures, etc.,), dans

l'intégrité de la pensée de type classique. La grande

forme continuera à s'inspirer de la même architecture de Liszt, déjà expérimentée dans les oeuvres

de transition. Effectivement nouvelle par son langage harmonique, la création de Skriabine pourrait

être placée quelque part, à mi-chemin, entre l'impressionnisme français et l'expressionnisme allemand.

La complexité harmonique et la pensée constructive

le rapprochent de Schőnberg, cependant que l'esprit

modal qui se détache à présent de sa musique l'apparente à Debussy. Toutefois, Skriabine demeure en

fait un artiste complètement isolé, au même titre

qu'un de ses contemporains, l'américain Charles

Ives, auquel on ne fera justice que bien tard. Restées sans écho à leur époque, les préoccupations
innovatrices des deux se ressemblent sous bien des
aspects. En ce qui concerne Skriabine, on peut supposer que si la mort n'avait pas interrompu son
activité créatrice, son oeuvre se serait enrichie d'ouvrages importants. Toute la période de maturité du

compositeur couvre à peine un espace de 4 ou 5

ans. C'est de cette période que tiennent les dernières

5 sonates pour piano aussi bien que certains poèmes

et préludes pour le même instrument.

Chaque ouvrage - et c'est là un fait qui mérite

d'être souligné - oftre des aspects particuliers ou

développe de manière différente des éléments empruntés à un ouvrage précédent.

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Car Skriabine ne

limite pas son style harmonique à un nombre établi

de procédés, aussi intéressants qu'ils soient. Aussi,

les 5 sonates nous apparaissent-elles bien différenciées

du point de vue des moyens d'expression. Une continuité d'esprit s'établit en même temps entre elles,

ce qui confert de l'unité à l'ceuvre de maturité du

compositeur. Durant cette étape, par ailleurs fort

brève, l'idée d'une évolution proprement-dite ne

saurait être mise en cause. Ainsi, les Sonates no. 6,

7, 8 sont-elles, peut-être, tout ce que le compositeur

aura donné de plus original, ce pendant que les

ouvrages suivants approfondissent ou complètent des aspects déjà existants. C'est l'élément
harmonique

qui, dans toutes ces oeuvres, détient l'intérêt maximal. Le facteur vertical semble, le plus souvent,
déterminer l'existence du facteur horizontal. Les idées

thématiques et les passages de figuration - de fait,

une distance nette entre ceux-ci devient de moins en

moins saisissable - ne sont que des dérivés d'accords, parmi lesquels le plus important est assurément
l'accord synthétique provenu de la neuvième de
dominante à double appogiature.

Dans la VI-e Sonate, l'accord acquiert un contour

pour qu'ensuite il détermine sur de grandes surfaces,

correspondant aux grandes articulations de l'architecture, la présence du mode ton-demi-ton. Dans le

cadre du mode, en le définissant, les 4 transpositions

du même accord se succèdent sur l'axe des tierces Ex. 15

mineur (les sons fondamentaux la, do, mi bemol, fa dièse). Ex. 16

Bien longtemps avant que Messiaen n'eût exploré le

2-e mode. à transposition limitée, Skriabine l'avait

découvert et s'était laissé fasciner par son ambiguité

tonale. On constate d'ailleurs que l'écriture pianistique même (l'accord ,,en grappe" qui se déplace

graduellement sur les sons du mode) anticipe celle

du musicien français.

Au moment culminant de l'exposition, le mode de

8 sons tout entier sera résumé sur la verticale. Ex. 17

Il est évident que dans un contexte semblable

l'accord synthétique va s'imposer comme une véritable tonique, la sonate s'achevant de cette manière.
Ex.18

Depu's la non-résolution des deux appogiatures de

la quinte - devenues des notes stables -, à la

non-résolution fonctionnelle de l'accord (à l'origine

de dominante) et plus tard à l'acceptation consonnante de l'agrégat harmonique, Skriabine résume dans
l'évolution de son langage les phases que le processus de développement de l'harmonie a mis
longtemps à parcourir. Le même accord préféré clot

aussi la pièce Guirlatdes, autre oeuvre typique de


la manière dont le compositeur a mis en valeur les

possibilités du mode ton-demi-ton. Cette fois, cependant, l'accord est réduit à 5 sons, mais le son

qui en est omis (ré dièse) constitue justement la note

de la basse de l'accord antérieur. Nous nous trouvons devant une cadence par complémentarité. Ex. 19

Une cadence similaire achève également le morceau

,,Flammes sombres". C'est à nouveau le saut ,,caden-

ciel" de quarte augmentée de la note de la basse -

si, fa et l'absence du son si dans l'accord final qui

se réduit à 5 sons. Ex. 20

Dans les deux cas, on peut observer le placement

de l'accord final dans un registre analogue, fondé

sur le redoublement du son fondamental aussi bien

que sur le groupement dans l'aigu des sons qui constituent par enharmonie un accord parfait majeur.

Cette mise en évidence des éléments consonnants

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serait-elle le fait du désir du compositeur de donner


une plus grande stabilité à l'accord quasi-tonique ?
De la VI-e Sonate op. 62, aux deux piéces qui constituent l'op. 73 (l'avant-dernière oeuvre de Skriabine),
le compositeur aurait-il été atteint par le doute en
ce qui concerne les possibillités naturelles de son
accord préféré à centrer tout le développement harmonique et, en dernière instance, la construction de
tout un édifice sonore? Pour ne pas risquer de nous
perdre dans de simples suppositions, considérons
d'une part le climat dans lequel cet accord est apparu dans l'oeuvre de Skriabine et, d'autre part,
l'existence d'autres éléments harmoniques qui y viennent compléter son arsenal de moyens de
créations.

Les indications d'un quasi-programme, abondamment notées par le compositeur, situent clairement la
VI-e Sonate dans une certaine sphère expressive dominée par des états mystérieux, par des aspirations
indéfinies, des contemplations calmes, des éclats
hallucinants. C'est précisément à partir de cette sonate
que Skriabine renonça aux indications en italien,
devenues pour lui trop limitées et trop conventionnelles, et qu'il éprouva le besoin d'exprimer en
français les recommandations qui, destinées aux interprètes, rendent le plus fidèment les intentions de
l'artiste. Voici quelques unes des plus caractéristiques
notations d'atmosphère: Mystérieux, concentré, étrange, avec une chaleur continue, souffle mystérieux,
le
rêve prend forme (clarté, douceur, pureté), charmes
l'épouvante surgit, appel mystérieux, sombre, épanouissement de forces mystérieuses, effondrement
subit, tout devient charme et douceur, etc.

Le besoin de s'évader d'un monde fermé, de réaliser des contrastes de plus en plus grands - vers
lesquels le poussaient son tempérament et toute sa formation musicale post-romantique - l'incite
à élargir sa palette harmonique. En examinant les possibilités que lui offraient sans discontinuité ses
premières découvertes, le compositeur procède dans la
VII-e Sonate à d'interessantes analyses harmoniques,
en décomposant et en recomposant son accord synthétique. Ex. 21

Le son fondamental do apparaît en dernier des 6

sons de l'accord. En échange, de ces étagements successifs, naîtra un nouvel accord-type (en fait, un

sous-ensemble de l'accord synthétique): l'accord dénommé ,,majeur-mineur" pour lequel, plus tard,
Bartók témoignera d'une prédilection toute spéciale. Mais au lieu d'être écrit comme un accord parfait
avec deux sortes de tierces - tel chez Bartók - ou, éventuellement, comme un accord majeur avec des
appogiatures, tel que le fera Messiaen, l'accord est noté chez notre compositeur comme une
superposition de tierces. Ex.22

Skriabine ne rapporte pas cet accord à la structure

classique des tierces, ainsi qu'on pourrait le croire

(lui qui avait déjà procédé à des étagements de

quartes), mais maintient une notation qui explique

la véritable provenance de l'accord. Son ,,majeur-mineur" n'est autre chose qu'un fragment de l'acord-
type

de 6 sons, dont le son fondamental et la tierce (respectivement fa dièse et la dièse) manquent.

Ex. 23

Le nouvel accord est une trouvaille de première

importance et le compositeur s'est immédiatement

rendu compte de son caractère polyvalent et de la


perfection de sa structure symétrique. Dans la sonate, l'accord engendrera des idées mélodiques:

Ex.24

entrera dans la composition d'autres accords plus

complexes:

Ex.25

et se déplacera couramment le long de l'axe symétrie formé par les quatre ainsi-nommés sons
fondamentaux:

Ex. 26

Un pareil enchaînement de quatre transpositions

de l'accord couvre entièrement l'échelle de 8 sons

ton-demi-ton, dont Skriabine découvre de la sorte

tous les éléments qui la definissent: ambiguité tonale, caractère mixte majeur-mineur, symétrie, nombre
limité des transpositions, aptitude d'engendrer à

côté des accords de type classique, de nouveaux

agrégats harmoniques.

L'accord mixte majeur-mineur lui a offert un plus

grand degré de stabilité que l'accord synthétique de

6 sons, lequel, ainsi que nous l'avons supposé, ne l'a

pas satisfait sous ce rapport. La méthode d'analyse

des formations complexes d'accords et des structures

modales préconisées par le musicologue français

Edmond Costère dans d'intéressants ouvrages, se propose d'expliquer scientifiquement les différents
degrés de stabilité. En introduisant l'idée des trois intervalles privilégiée - l'octave, la quinte et le demi-
ton -,

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dont la force d'attraction s'appuie sur des

réalités acoustiques, respectivement la résonance naturelle et le glissement sonore, Costère établit des

,,tables attractives" destinées à expliquer les qualités


einétiques du discours musical, la logique des

enchaînements. Cette méthode d'analyse confirme

autant la validité du systéme classique que celle

d'autres essais plus récents de créer des systèmes harmoniques, ainsi que la logique de certaines
oeuvres

musicales qui sont plutôt le fruit d'une puissante intuition; mais elle conteste, en même temps, le
fondement scientifique d'autres systèmes (p. ex. le système de Hindemith). S'arrêtant sur le
commencement de la

VII-e Sonate de Skriabine, E. Costère 1 considère que

les deux premières mesures ont un caractère spécifiquement instable. Il s'agit ici justement - voir
l'exemple 21 - de l'accord préféré du compositeur, ce

qui met sous le signe du doute la stabilité ,,tonique"

dans les ouvrages tels que la VI-e Sonate ou Guirlandes. L'analyse des attractions offertes par la
combinaison des 6 sons donne, d'après Costère, le tableau suivant:

2 3 (2 2) 2 (4) 2 (22) 3 2 (4)

Do Reb Mi Fa diése La Sib

ou l'on voit que les sons à attraction maximale, Fa et

Si, se situent en dehors du mode. La troisième mesure

apporte précisément la résolution attendue par

l'accord mixte majeur-mineur, lequel est stable par

lui-même:

(1 2) 2 (1 2) 2 2 (2 1) 2 (2 1)

Re Fa Fa diése La

En établissant, sur la base de tableaux semblables,

l'existence d'une dialectique du contraste, la théorie

d'Edmond Costère peut expliquer certains aspects importants de l'harmonie de Skriabine dans les
ouvrages
où les conséquences de la pensée fonctionnelle sont

saisissables. Elle ne peut toutefois expliquer la logi-

que et la stabilité d'autres ouvrages qui s'appuient sur

des modes ,,secondaires mal centrés sur leurs toniques", modes que le compositeur réussit à imposer

par la conséquence de son travail, par la vigueur de

ses constructions sonores, par la mise en évidence de

centaines analogies avec d'autres fonctions tonales-

modales.

Cependant, jusque dans l'exemple analysé ci-dessus,

les tableaux d'affinités n'expliquent pas une série

d'aspects particulièrement significatifs pour la pensée

harmonique du compositeur, fondée sur le principe

de la plus grande économie. Ainsi, une analyse attentive ne saurait ne pas découvrir que:

- l'accord instable des deux premières mesures - l'accord-type de 6 sons - comprend entièrement

l'accord stable ,,majeur-mineur" de 4 sons;

- l'accord stable ,,de résolution" de la troisième

mesure est par conséquent une transposition du majeur-mineur antérieur;

- les deux accords de 4 sons s'intersectent, deux

de leurs sons (fa diese = sol bémol, la = si double-

bémol) étant communs;

- le majeur-mineur de résolution peut être complété par un son fondamental la bémol (qui apparaît

à la fin de la seconde mesure - voir l'accord de

triples croches de l'ex. 22 - ainsi que dans la mesure

suivante où son importance redevient évidente) et par

une tierce do, omise, alors que justement elle avait

été le son fondamental de l'accord antérieur.


En dernière instance les deux accords deviennent

de cette manière identiques: Ex. 27

C'est dans cette technique personnelle - en même

temps que nouvelle pour l'époque d'obtenir la

maximum de variété à partir d'une unité parfaite et

dans cette extrême économie des moyens harmoniques

ayant pour résultat aussi la conséquence de l'organisation modale, que consiste - à notre avis - la
principale contribution de Skriabine à la musique du

commencement du siècle.

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