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Adrian Rațiu - Le Système Harmonique de Skriabine 1-73
Adrian Rațiu - Le Système Harmonique de Skriabine 1-73
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Un siècle s'étant écoulé depuis la naissance d'Alexandre Skriabine, son apport, longtemps controversé, à
la musique des premières décennies, peut être jugé objectivement et placé dans un contexte historique
élargi. Ses innovations, parmi lesquelles celles qui concernent le langage harmonique conservent une
importance toute particulière, peuvent à présent être comprises par rapport à l'évolution ultérieure des
moyens de composition (évolution qui, plus d'une
fois, a confirmé l'attitude du compositeur). Certes,
au moment de leur apparition, ces audaces de langage parurent difficilement admissibles et ne purent
que surprendre, d'autant plus qu'elles venaient de la part d'un compositeur qui s'était affirmé avec
succès sous le signe du traditionnalisme. On a longtemps discuté le cas déroutant de ce compositeur à
double aspect: poète romantique du piano, descendant de Chopin (en même temps) maderniste
iconoclaste, briseur des moules classiques.
Le cas de Skriabine pourtant n'est pas bien différent de celui d'autres créateurs des périodes de
grande transition. Formés (et débutant) dans
le cadre d'une culture arrivée à son apogée, les créateurs qui souhaitaient affirmer librement leur
personnalité propre se virent obligés de chercher de
nouveaux terrains à explorer, en laissant loin derrière eux le point de départ de leur oeuvre. Parmi
les compositeurs formés comme Skriabine au seuil
de 1900, Busoni, Schonberg, Enesco présentent des
traits communs. Chez Busoni, l'évolution s'est produite
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oeuvre constitue-t-elle un moment isolé, le compositeur n'ayant pas de successeurs directs. Ce n'est
les interprétations théoriques de so oeuvre continuent d'être peu satisfaisantes. On rencontre ainsi
compte qu'en fait ces structures d'accords ne caractérisent que certaines pages du compositeur et ne
Skriabine, l'accord de quartes est un point de départ - emprunté de fait à la musique tonale - appelé
Tout en reconnaissant parmi les conséquences importantes de son harmonie, la présence de certains
modes, il est exagéré de voir en Skriabine un modaliste proprement-dit. D'autant moins peut-il être
tenu pour un atonaliste sous prétexte que son lagage harmonique porterait atteinte à l'intégrité du
système majeur-mineur classique. En réalité, la musique de Skriabine n'exclue nullement pas les
attractions et les polarités tonales; d'autre part, elle est
compositeurs actuels qui essaient de concilier la musique sérielle de l'école viennoise avec la technique
modale de Messiaen. Dans la longue liste des compositeurs du XXe siècle, qui ont aspiré à réaliser
l'a guère intéressé et les quelques ouvrages pour orchestre, encore qu'ils aient de l'ampleur, ne
sauraient
être rangés parmi les pages significatives du compositeur. Les symphonies n'échappent pas à l'influence
à son instrument préféré - est une oeuvre de jeunesse tributaire pour sa meilleure part aux ouvrages
similaires de Chopin. Les deux poèmes symphoniques, sans doute la partie la plus remplie d'intérêt
moyenne de sa création. Ils illustrent les mêmes problèmes de composition que la V-e Sonate pour
piano
sonates suivantes ainsi que les derniers poèmes et prèludes pour piano ne trouveront plus d'équivalent
orchestral, l'étape finale de sa création, pendant la
dix sonates, illustrent par conséquent le plus clairement son évolution de compositeur.
Wolf), l'apport innovateur dans le domaine de l'harmonie présente aussi une importance décisive pour
la
facteurs qui ont également contribué en grande mesure à la réalisation d'oeuvres aussi puissamment
par contre, l'élément harmonique acquiert une importance primordiale, en faisant naître ou en
conditionnant les autres éléments de la composition. Dès lors, à côté de l'originalité de sa pensée
harmonique,
étroite dépendance de l'harmonie - et souvent comme des conséquences directes de cette dernière -
Skriabine: les modes avec leurs nouvelles attractions fonctionnelles, les thèmes ainsi que toutes les
idées mélodiques épisodiques, la facture instrumentale, le rythme et, en derniére instance, la forme
architectonique même.
discerner quelques aspects significatifs pour l'évolution ultérieure du compositeur. Ainsi, dans la II-e
jeur. Encore plus inattendu y est le caractère totalement diatonique acquis par le développement
musical.
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cette époque saturée de modulations et de chromatismes, est parfaitement surprenant. Cette vaste
surface diatonique fait pressentir la pureté modale ultérieure, des 6e et 7e Sonates ou de Guirlandes.
On
de 3 et 4, de 4 et 5, de 9 et 5, de 12 et 5). Cette
sonate que Skriabine nommera avec pruden e Sonate-Fantaisie reste encore un cas isolé dans sa
musique, mais l'auteur semble avoir médité plus longuement sur les problèmes qui se sont posés.
Témoin
lorsqu'il la commence, jusqu'en 1897, lorsqu'il la considére comme achevée, période pendant laquelle il
écrit tous ses ouvrages compris entre l'op. 6 (1re Sonate) et l'op. 26 (I-re Symphonie).
d'extension du cadre harmonique traditionnel. Cependant, l'accord de la 4-e césure, qui réalise une
superposition
(dans une écriture amplifiée et une intensité maxima) de l'idée de l'Andante. Ce sera par conséquent
adoptera le modèle de Liszt, - un mouvement unique réalisé dans une forme de sonate très développée.
le désir du compositeur de s'écarter des sillons battus. Cet accord de septième majeure de la sous-
dominante Ex. 3
dominante. Ex. 4
important de la musique de Skriabine. On y observe l'importance acquise par deux notes mélodiques,
dans les 7e et 8e mesures du final de la même sonate, où l'accord-type apparait pleinement constitué.
Ex. 5
les appogiatures s'incorporent comme des notes réelles, il n'y a plus qu'un pas. C'est là, le même
processus d'intégration des dissonances que l'on peut
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des dominantes à quinte augmentée et quinte diminuée -, à partir desquels il réalise des inflexions
une sorte de gamme par tons. Encore que chez Skriabine l'hexatonique ne joue pas un trop grand rôle,
sa préocoupation de renouveler les moyens harmoniques, il n'est pas moins vrai qu'on ne peut déjà
divin).
discours musical, et les élémen ts traditionnels continuent d'être dans un équilibre relatif. Car, le
compositeur semble avancer avec prudence dans un monde sonore inécit, sans pouvoir toutefois se
séparer
du passé. On y sent toujours les influences de Wagner (Le poème de l'extase) et de Debussy (la V-e
Sonate). Le rettachement des nouvelles réalités musicales au système tonal classique demeure évident:
connu de la IV-e Sonate revient: un accord de septième et de neuvième avec deux appogiatures de la
le rôle de dominante ou de second degré. L'importance que l'acord acquiert tout au long du
dévéloppement du poème le trorme en une véritable tonique.
autre tonique apportée conventionnellement et qui au cours de l'ouvrage ne jouait aucun rôle. Ex. 9
appauvrissement substantiel. Auparavant déjà, Skriabine, aussi bien que les compositeurs romantiques
de l'accord de sous-dominante ou de son remplacement fréquent par le second degré, les fonctions
tonales rien qu'à deux: la tonique et la dominante.
Dans sa nouvelle phase de création, jusqu'à l'opposition même des deux fonctions qui tend à
s'estomper.
Dans Prométhée, l'accord initial qui peut être interprété comme une grande tonique sera transposé plus
loin sur différents intervalles. Ces transpositions de la même tonique compensent l'absence de
véritables dominantes. Ex. 10
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nulle part; mais, à la lumière des oeuvres ultérieuresde Skriabine, il devrait plutôt
être tenu pour une tonique. Le thème présente cette fois un caractère statique voulu (,,Languido"): un
balancement
continu, une vague aspiration qui ne se concretise pas, une douce monotonie. Dans des pages écrites
plus tard, le compositeur a su conféré du
augmentée. Il y a lieu de remarquer que le premier accord - une neuvième de dominante à quinte
justement le 6-e son. Malgré le contraste qu'ils offrent, contraste marqué aussi par les indications de
dynamique, les deux accords sont étroitement apparentés, alliant l'idée de complémentarité à celle de
seconde supérieure.
rappelant la coda de la IV-e Sonate, les deux fonctions peuvent être encore retrouvées dans une ample
voit apparaître l'accord préféré - qui, dans Prométhée également, était l'accord de base -: la neuvième
de dominante avec les deux appogiatures de
la quinte. Ex.12
tant qu'élément stable, mais dans Prométhée surviennent des moments où l'intervalle de meuvième
mineure commence à s'insinuer. Le motif mélodique
Skriabine en déduira l'échelle ton-demi-ton. Episodiquement, cette échelle se retrouve aussi dans le
poème Prométhée. Ex. 13
La phase des oeuvres de transition une fois dépassée, Skriabine parvient à cristalliser un style qui
peu exploré du rythme, Skriabine demeure plus traditionnel sous l'aspect du développement
chronologique de la musique. Les divisions rythmiques les
ordonnance symétrique (réponses identiques, constructions de la phrase de 2-4-8 mesures, etc.,), dans
forme continuera à s'inspirer de la même architecture de Liszt, déjà expérimentée dans les oeuvres
de transition. Effectivement nouvelle par son langage harmonique, la création de Skriabine pourrait
être placée quelque part, à mi-chemin, entre l'impressionnisme français et l'expressionnisme allemand.
modal qui se détache à présent de sa musique l'apparente à Debussy. Toutefois, Skriabine demeure en
Ives, auquel on ne fera justice que bien tard. Restées sans écho à leur époque, les préoccupations
innovatrices des deux se ressemblent sous bien des
aspects. En ce qui concerne Skriabine, on peut supposer que si la mort n'avait pas interrompu son
activité créatrice, son oeuvre se serait enrichie d'ouvrages importants. Toute la période de maturité du
p. 46
Car Skriabine ne
du point de vue des moyens d'expression. Une continuité d'esprit s'établit en même temps entre elles,
ouvrages suivants approfondissent ou complètent des aspects déjà existants. C'est l'élément
harmonique
qui, dans toutes ces oeuvres, détient l'intérêt maximal. Le facteur vertical semble, le plus souvent,
déterminer l'existence du facteur horizontal. Les idées
moins saisissable - ne sont que des dérivés d'accords, parmi lesquels le plus important est assurément
l'accord synthétique provenu de la neuvième de
dominante à double appogiature.
tonale. On constate d'ailleurs que l'écriture pianistique même (l'accord ,,en grappe" qui se déplace
du musicien français.
l'accord synthétique va s'imposer comme une véritable tonique, la sonate s'achevant de cette manière.
Ex.18
de dominante) et plus tard à l'acceptation consonnante de l'agrégat harmonique, Skriabine résume dans
l'évolution de son langage les phases que le processus de développement de l'harmonie a mis
longtemps à parcourir. Le même accord préféré clot
possibilités du mode ton-demi-ton. Cette fois, cependant, l'accord est réduit à 5 sons, mais le son
de la basse de l'accord antérieur. Nous nous trouvons devant une cadence par complémentarité. Ex. 19
que sur le groupement dans l'aigu des sons qui constituent par enharmonie un accord parfait majeur.
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Les indications d'un quasi-programme, abondamment notées par le compositeur, situent clairement la
VI-e Sonate dans une certaine sphère expressive dominée par des états mystérieux, par des aspirations
indéfinies, des contemplations calmes, des éclats
hallucinants. C'est précisément à partir de cette sonate
que Skriabine renonça aux indications en italien,
devenues pour lui trop limitées et trop conventionnelles, et qu'il éprouva le besoin d'exprimer en
français les recommandations qui, destinées aux interprètes, rendent le plus fidèment les intentions de
l'artiste. Voici quelques unes des plus caractéristiques
notations d'atmosphère: Mystérieux, concentré, étrange, avec une chaleur continue, souffle mystérieux,
le
rêve prend forme (clarté, douceur, pureté), charmes
l'épouvante surgit, appel mystérieux, sombre, épanouissement de forces mystérieuses, effondrement
subit, tout devient charme et douceur, etc.
Le besoin de s'évader d'un monde fermé, de réaliser des contrastes de plus en plus grands - vers
lesquels le poussaient son tempérament et toute sa formation musicale post-romantique - l'incite
à élargir sa palette harmonique. En examinant les possibilités que lui offraient sans discontinuité ses
premières découvertes, le compositeur procède dans la
VII-e Sonate à d'interessantes analyses harmoniques,
en décomposant et en recomposant son accord synthétique. Ex. 21
sons de l'accord. En échange, de ces étagements successifs, naîtra un nouvel accord-type (en fait, un
sous-ensemble de l'accord synthétique): l'accord dénommé ,,majeur-mineur" pour lequel, plus tard,
Bartók témoignera d'une prédilection toute spéciale. Mais au lieu d'être écrit comme un accord parfait
avec deux sortes de tierces - tel chez Bartók - ou, éventuellement, comme un accord majeur avec des
appogiatures, tel que le fera Messiaen, l'accord est noté chez notre compositeur comme une
superposition de tierces. Ex.22
la véritable provenance de l'accord. Son ,,majeur-mineur" n'est autre chose qu'un fragment de l'acord-
type
Ex. 23
Ex.24
complexes:
Ex.25
et se déplacera couramment le long de l'axe symétrie formé par les quatre ainsi-nommés sons
fondamentaux:
Ex. 26
tous les éléments qui la definissent: ambiguité tonale, caractère mixte majeur-mineur, symétrie, nombre
limité des transpositions, aptitude d'engendrer à
agrégats harmoniques.
Edmond Costère dans d'intéressants ouvrages, se propose d'expliquer scientifiquement les différents
degrés de stabilité. En introduisant l'idée des trois intervalles privilégiée - l'octave, la quinte et le demi-
ton -,
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réalités acoustiques, respectivement la résonance naturelle et le glissement sonore, Costère établit des
d'autres essais plus récents de créer des systèmes harmoniques, ainsi que la logique de certaines
oeuvres
musicales qui sont plutôt le fruit d'une puissante intuition; mais elle conteste, en même temps, le
fondement scientifique d'autres systèmes (p. ex. le système de Hindemith). S'arrêtant sur le
commencement de la
les deux premières mesures ont un caractère spécifiquement instable. Il s'agit ici justement - voir
l'exemple 21 - de l'accord préféré du compositeur, ce
dans les ouvrages tels que la VI-e Sonate ou Guirlandes. L'analyse des attractions offertes par la
combinaison des 6 sons donne, d'après Costère, le tableau suivant:
lui-même:
(1 2) 2 (1 2) 2 2 (2 1) 2 (2 1)
Re Fa Fa diése La
d'Edmond Costère peut expliquer certains aspects importants de l'harmonie de Skriabine dans les
ouvrages
où les conséquences de la pensée fonctionnelle sont
des modes ,,secondaires mal centrés sur leurs toniques", modes que le compositeur réussit à imposer
modales.
de la plus grande économie. Ainsi, une analyse attentive ne saurait ne pas découvrir que:
- l'accord instable des deux premières mesures - l'accord-type de 6 sons - comprend entièrement
- le majeur-mineur de résolution peut être complété par un son fondamental la bémol (qui apparaît
ayant pour résultat aussi la conséquence de l'organisation modale, que consiste - à notre avis - la
principale contribution de Skriabine à la musique du
commencement du siècle.