Vous êtes sur la page 1sur 12

Marc Vayer - STD2A [Arts Appliqués] mars 2003 - actualisé novembre 2019

Petite histoire de la couleur


Biliographie :

(1) www.snof.org/histoire/couleurs.html La couleur au fil des siècles association d’ophtalmologistes


(2) Pour la science HS avril 2000 Couleur & Préhistoire p 44
La recoloration du gothique p 120
Cerce des couleurs p 112
Pigments p 46-47
La couleur & l’historien p 112 Michel Pastoureau
Couleurs chaudes & froides p 115 Michel Pastoureau
Calvin p 116 Michel Pastoureau
Les couleurs papous p 117
Anomalies de la vision peintres p 91-93
(3) Ecole de Rome - Arthaud Denserah p 87
Minerve Poliade p 127
Parthénon p 140
(4) Géo n°248 Vue de Philæ p 91 David Roberts
(5) Figures romanes - Seuil Image//figure p 46 Michel Pastoureau
Pierre p 49 Michel Pastoureau
Couleur & roman p 50-51 Michel Pastoureau
(6) Art de la couleur - Tolra Manteau de la vierge p 40 Johannes
Itten
Mondrian p 44 Johannes Itten
Symbolique bleu p 90 Johannes Itten
Parabole des aveugles p 140 Johannes Itten
(7) Décormag Brêve histoire du bleu Michel Pastoureau
(8) Calligraphie Imprimerie Nat. Pigments p 65-67 Claude Médiavilla
(9) Impressionisme Télérama HS Couleur & perspective p 29 Philippe Comar
Une leçon sur l’arc-en-ciel au XIVe siècle

I INTRODUCTION

C ette petite histoire de la couleur ne prétend ni donner une approche scientifique, ni


une approche figée de la couleur dans les arts au travers des ages. Elle veut donner
envie d’aller chercher plus loin dans les revues et livres cités plus haut, gratter la couleur
elle-même ppour comprendre ses différentes fabrications.
Le fil directeur de cette petite histoire est calquée sur un texte d’une association d’ophtal-
mologistes (www.snof.org/histoire/couleurs.html).

II PRÉHISTOIRE

Dans le noir d’une faible lumière on se rend compte du pouvoir de la couleur et de son
impact sur l’esprit des artistes.

I l y a plus de 15000 ans des groupes d’hommes ont laissé l’empreinte de leur passage
dans de nombreuses grottes de France ou d’Espagne. On retrouve leur art au travers des
peintures qu’ils laissèrent sur les parois ou les plafonds. Le Grand Panneau d’Altamira re-
groupe de nombreux bisons polychromes rouges et noirs. Ce travail magnifique fut réalisé
grâce à un mélange de gravure et de peinture. Cette dernière fut possible car l’artiste utilisa
différents pigments. Les deux couleurs qui prédominent nettement sont le rouge et le noir.
Le rouge provient d’un oxyde de fer appelé hématite qu’on trouve à l’état naturel dans le
sol. Le noir est issu du charbon de bois ou d’os, du charbon minéral ou bien de l’oxyde
de manganèse. Ces pigments étaient mélangés avec un matériau incolore, la charge, pour
donner une certaine consistance, faciliter l’étalement sur la paroi et améliorer la conserva-
tion. Cette charge était de l’argile, du talc ou des feldspaths. Un liant à base de graisse ou
Grotte Chauvet. Main négative rouge et
d’eau était généralement nécessaire pour améliorer la qualité du mélange. contour partiel de mammouth. 30.000 ans
Ces pigments étaient appliqués sur les parois grâce à l’utilisation de pochoirs, de pinceaux
en poils d’animaux, ou bien seulement avec la main.
Ces fresques colorées avaient peut-être des propriété chamaniques, comme le décrit le
Pr Jean Clottes dans «Les Chamanes de la préhistoire» Seuil. On les retrouve souvent en
effet dans des grottes peu fréquentées par les hommes de l’époque, parfois dans des zones
difficilement accessibles. Il n’y a que très peu de représentations humaines, elles sont sur-
tout animales. On peut imaginer qu’elles avaient une fonction magique, pour faire venir le
gibier, ou pour remercier des divinités par exemple.
page 1/12
Ils utilisaient aussi des pigments divers pour peindre leurs corps de jaune, rouge, noir ou
blanc. Les hiéroglyphes de Denderah évoquent les teintures du lin dans les trois couleurs
des étoffes sacrées, le vert, le pourpre et le bleu.

III ANTIQUITÉ

La Mythologie et l’Antiquité sont dirigées par les couleurs.


L’Egypte entre bleu et vert, entre Nil et papyrus

L es Egyptiens utilisaient beaucoup de couleurs pour peindre leurs tissus, leurs temples
et leurs sarcophages. L’Egypte est en effet le pays de la couleur, bien que l’aspect exté-
rieur actuel des temples ne gardent que peu de souvenirs de ce temps. «Il n’existe pas d’art
pharaonique sans couleur».
Deux couleurs dominent l’Art égyptien, le bleu et le vert égyptiens.
En plus de la poudre de lapis-lazuli qui donne un bleu profond, les Egyptiens se servaient
d’un colorant bleu dont le secret de fabrication était transmis de bouche à oreille, le bleu
égyptien.
Ce colorant correspond à la cuisson dans des fours de potier, pendant plusieurs heures,
de mélanges de silice, de produits calcaires, de cuivre et d’un fondant, à l’époque le natron
(sesquicarbonate de sodium naturel). C’est sans doute le premier colorant synthétique fa-
briqué par l’homme, il y a environ 4500 ans. Il s’agit d’un silicate double de calcium et de
cuivre. En fonction du chauffage l’intensité des bleus est variable, s’étendant du bleu pâle
au bleu le plus sombre. Le pigment est ensuite broyé et était étendu sur les sarcophages
ou les murs. L’intensité du broyage va aboutir à des tons différents de bleus, et les artistes
égyptiens l’ont bien compris et utilisé. Ils ont parfois joué avec les différentes tailles des
particules de broyage, pour donner des aspects différents.
Le bleu est le souffle divin et décore donc la coiffure de ceux qui sont partis dans l’Eternité.
Ces décorations sont fréquentes dans les tombes et sont encore aujourd’hui toujours écla-
tantes et coruscantes.
Aux pigments déjà évoqués, ils ajoutaient le vert de la malachite (carbonate naturel de
cuivre) qui est une pierre d’un beau vert diapré. La couleur verte est associée à la végéta-
tion, à la vie qui renaît, et donc à la renaissance. Un visage peint en vert annonce la résur-
rection. La seule couleur verte des amulettes suffit à protéger celui qui la porte.
Le vert égyptien était fabriqué comme le bleu égyptien, mais en changeant les proportions
des composants, avec un appauvrissement en cuivre et un enrichissement en sodium. Le
pigment obtenu est un mélange de restes cristallisés siliceux (quartz, tridymite ou cristo-
balite), de parawollastonite et d’une phase amorphe majoritaire qui confère la couleur au
pigment.
IV LA GRÈCE

L es 15537 vers de l’Illiade racontent comment la belle Hélène, quittant Mycènes pour
Troie, avait reçu de sa mère «un voile à bordure d’acanthe de couleur de safran». Plus tard,
Enée, arrivant à Carthage, offrit à la reine Didon ce voile, sauvé des ruines de Troie.
Nous pourrons évoquer les yeux pers de la déesse Athéna, qui protège Ulysse. Celui-ci sera
charmé, dès son arrivée à Ithaque, par Nausicaa aux bras blancs , fille d’Alkinoos : «Après
vingt jours, je n’ai pu que hier échapper à la mer couleur de lie de vin.../...Enfin, lorqu’il se fut
baigné le corps entier et frotté d’huile fine, il revêtit les habits que lui avait donnés cette vierge
sans maître. A ce moment Athéna, née de Zeus, lui donna de paraître et plus grand et plus
fort, et fit tomber de sa tête des boucles de cheveux aux reflets de jacinthe».
Empédocle d’Agrigente (490-435 av JC) fut le premier philosophe grec à écrire des textes
sur la couleur. Pour ce philosophe poète et médecin, tout était en relation avec les quatre
éléments fondamentaux, le feu, l’eau, l’air et la terre. La grande inconnue d’époque était de
savoir si la vision était un phénomène actif, les yeux lançant des rayons de vision, ou bien
si c’était un phénomène plus passif, les yeux recevant des images du monde extérieur. Il Temple à Denderah en Egypte - Elévation
essaya d’adopter les deux théories simultanément, considérant l’oeil comme un récepteur Charles NORMAND - 1884 - détail
mais aussi comme une lanterne qui diffuserait des ondes. Salle hypostyle de Philae - Egypte
En rapport avec les quatres éléments, il décrivait quatre couleurs fondamentales, le noir, le David Roberts - détail
blanc, le rouge et le vert. Le prince Amon-Her-Khopechef
Platon plus tard adhéra à l’idée d’Empédocle. Pour lui la lumière était métaphysique. Il L’aurige de Delphes
appelait le soleil «le fils de Dieu» et il considérait les yeux comme alliés du soleil. Le Parthénon. Coupe transversale restituée.
Athènes. Benoit LOVIOT 1879 - détail

page 2/12
V ROME

C ette époque est dominée par l’utilisation du coquillage murex et purpura pour obtenir
la couleur pourpre très recherchée par les romains. C’est le dérivé dibromé en position
6 et 6’ de l’indigo. Il faut 12000 murex pour extraire 1,4 g de colorant. La ville de Tyr, en
Phénicie, était célèbre pour sa pourpre : »La pourpre tyrienne deux fois teinte, d’un éclat
merveilleux» (Fénelon).
Pline (1er siècle) nous en parle dans son «Histoire Naturelle». Cette couleur est si précieuse
qu’elle est déclarée «Color Officialis» et qu’elle correspond alors au pouvoir. L’empereur
Néron ordonne la peine de mort et la confiscation des biens pour celui qui porterait ou
même achèterait de la pourpre impériale. Des héritiers de l’empire porteront le surnom de
porphyrogénète (né dans la pourpre). La chute de Byzance en 1453 marque de manière
symbolique la fin du Moyen-Age et la fin de la pourpre.
La «domus aurea» (la maison dorée) de l’Empereur Néron fut incendiée en 64. Cette im-
mense demeure romaine regroupait de nombreuses salles aux peintures superbement co-
lorées. Pompéi, ensevelie par le Vésuve le 24 aôut 79, est aussi célèbre par la couleur rouge
des murs de ses demeures. Ce rouge pompéien donne un aspect très attrayant à ces habita-
tions. Ce rouge sang provient du cinabre (sulfure de mercure) qu’on a réduit en poudre qui
donnera le rouge vermillon. Ce cinabre vient de la mine d’Almaden en Espagne (province
de Ciudad Real). Il coûtait alors très cher et n’était utilisé que dans les demeures de grande
classe.
Böcklin évoque ces peintures en disant: «Considérés à l’époque comme des artisans, les
peintres de Pompéi furent pourtant de plus grands peintres que ceux du quinzième et du
seizième siècle. L’on ne peut qu’admirer la légèreté et la beauté de leurs oeuvres, des composi-
tions au sein desquelles chaque élément rentre en résonance avec les autres; et l’on ne peut que
s’étonner de leur connaissance approfondie des moyens picturaux...».

On oppose à la couleur pourpre de l’Empire romain (color officialis), la couleur barbare


(caeruleus color) des barbares. Ce bleu foncé était tiré du guède, une plante (isatis tinc-
Triptolème est confié à Déméter
toria), dont les Bretons et les Celtes se peignaient le corps pour apparaître redoutables au
Domus Aurea
combat, telles des «armées de spectres» (Tacite). Ce guède est le pastel qui fera prospérer des Voûte d’or de la chambre 21
siècles plus tard, la région de Toulouse (France). Pompéi La villa des mystères
Cette couleur bleue était déconsidérée pendant toute la période romaine et il faut attendre
la fin du XIIème siècle pour la voir adopter par les puissants. Les mots évoquant le bleu
sont principalement d’origine arabe et non latine ou grecque, par exemple azur vient de
l’arabe lâzaward.

Le temple d’Aphaïa Egine


Charles GARNIER 1852 - détail

page 3/12
BRÊVE HISTOIRE DU BLEU
Par Nicole Charest, Décormag
Au sommet de sa gloire, le bleu est aujourd’hui la couleur la plus populaire,
mais saviez-vous qu’elle a mis plusieurs siècles à exister ?

En Amérique comme en Europe, plus de la moitié des gens interrogés, sans distinc-
tion d’âge, de sexe, de milieu social ou d’activités professionnelles, optent pour le
bleu comme couleur préférée; 20 % aiment le vert. Le blanc et le rouge sont choisis
par 8 %. Seules l’Espagne et l’Amérique latine diffèrent. Quant au Japon, il est blanc
(30 %), noir (25 %), rouge (20 %). En Occident, le rouge est une couleur excitante;
au Japon, c’est une couleur paisible. En Afrique noire, le bleu est la couleur de la
fête; en Turquie, c’est la couleur du deuil. La Chine l’associe au tourment. En Inde,
le bleu est une couleur qui attire le malheur mais qui, dans ses nuances foncées, est
liée à la passion érotique.
Une popularité bien récente
Le consensus occidental sur le bleu qui séduit, apaise, fait rêver et fait vendre est
plus nouveau qu’on croit. Dans la symbolique des couleurs, le noir est de tout temps
la couleur de l’humilité et de la pénitence ; le blanc, la couleur de l’innocence, de
la pureté, de la joie ; le vert, couleur de la végétation et du destin des hommes, sert
de «soupape».
Dans les société anciennes, le bleu n’existait pas. Vous n’avez pas mal lu : I’eau était
verte. Ce n’est qu beaucoup plus tard qu’elle deviendra bleue. Sa promotion en Oc-
Guerrier écossais utilisant le guède bleu
cident à partir du XIIe siècle se fera par trois agents : la Vierge, le roi de France et Mel Gibson dans Braveheart
la morale.
Le bleu, couleur chaude, commencera à refroidir. Au XlXe siècle il atteindra le sta-
tut de couleur froide.
La couleur de la honte
Le protestantisme renie partiellement le bleu. Dans un XIXe siècle sévère et puri-
tain, sous couvert de «valeurs bourgeoises», les industriels imposent une gamme de
couleurs tristes, dites «honnêtes». Appareils ménagers, téléphones et machines à
écrire sont donc noirs, blancs ou gris, mais pas bleus. Michel Pastoureau, dans son
livre Bleu, histoire d’une couleur, évoque Henry Ford, un grand puritain qui, toute
sa vie, a vendu des voitures noires parce qu’une autre couleur aurait été indécente.
La seconde moitié du XXe siècle vaincra ces réticences. Face à l’austérité puritaine,
les années 50 prôneront le plaisir, I’audace. Petit à petit, la morale fout le camp et le
transgressif devient une valeur de vente.
Omniprésent aujourd’hui
La couleur, qui dans les deux dernières décennies du XXe siècle avait envahi la cui-
sine, atteint aujourd’hui le bureau; l’iMac translucide anime notre temps de travail
et inspire une nouvelle génération de lampes, de fauteuils et d’objets colorés.
Le bleu devient couleur du millénaire. Le Color Marketing Group l’impose en dé-
coration. Les marchands de couleurs emboîtent le pas et des 2000 couleurs que
Sico ou Benjamin Moore proposent, près de 300 sont consacrées au bleu à décliner
en camaïeux sur nos murs. C’est la couleur la plus riche, la plus nuancée, celle qui
entretient avec l’imaginaire les rapports les plus étroits, dont les tons vont du plus
doux au plus éclatant. Mais une couleur ne venant jamais seule, on associe aussi le
bleu au blanc, au jaune, au beige, teintes avec lesquelles il forme un couple.

Pour découvrir cette magnifique épopée, lire Bleu, histoire d’une couleur, de Michel Pastoureau, édi-
tions du Seuil, 2000, 216 pages, 69,95$ Publié la première fois dans Décormag, mai 2001

Johannes Itten «Art de la couleur»

p 140 - Tableau XXVI


Pieter Bruegel l’ancien.
1525 - 1569 « La parabole des aveugles» Naples, Musée national
De la partie gauche supérieure du tableau vient une procession de six aveugles, en
diagonale descendante, vers le bas à droite. Ils vont chancelant en trois groupes. Pieter Bruegel l’ancien
1525 - 1569
Celui qui est le plus en avant est déjà tombé ; il est peint de couleurs qui se lient à
« La parabole des aveugles»
celles des eaux et de la terre. Seules les deux cuisses blanches se détachent et for- Naples, Musée national
ment avec la jambe blanche du second un rythme ternaire qui correspond dans sa
blancheur avec celui du bonnet de fou et de l’éclaircie, en haut, à travers l’arbre. La

page 4/12
manche rouge-violet du second aveugle qui tombe se relie à la veste pourpre du pre-
mier tombé. Cette liaison l’attire vers le bas. Le bleu-violet clair du vêtement donne
avec le blanc du bonnet et des jambes une expression effrayante, de mort. La piété
(violet) ne sert à rien au fou aveugle portant un bonnet ; il tombe à la suite du guide.
Le second groupe, du troisième au quatrième aveugle, est très agité, avec des
rythmes d’étoffes voltigeantes et des gesticulations. Le troisième, en vêtements
sombres, bleu-gris, correspond aux teintes d’ombre de l’église, tend en avant le bras
gauche et la main qui tient le bâton est exactement perpendiculaire à la base du
clocher, comme pour le soutenir. Ses orbites vides se dirigent vers l’église — inutile-
ment. Il ne voit rien et se cramponne au bâton du second qui tombe en avant. C’est
le dévot, un égoïste bien muni de tout le nécessaire. Le quatrième perd sa prise sur
le bâton qui tombe et se retient, plein d’espoir (veste verte) à l’épaule du troisième.
La veste verte et les bas pourpres le relient aux couleurs du premier et le manteau
violet-clair au second. Le cinquième, avec son manteau bleu-gris sombre, sépare le
groupe du milieu du dernier personnage. Il est hésitant, dépendant et superstitieux
(bleu-gris), avec son chapelet et sa croix autour du cou. Son pourpoint pourpre le
relie au quatrième et au premier. Le sixième et le dernier n’est qu’un personnage
gras, bête et sans complications. Le ton de couleur de son manteau se relie à la
clarté de la mare, à gauche et dans le coin inférieur du tableau. Il pourra tomber
n’importe où.

Ce défilé tragique d’aveugles dans leur incorporéité sans ombres a un effet fanto-
matique, irréel. La distribution des couleurs violet-clair, gris, bleu-gris, blanc avec
l’ocre jaune complémentaire de la terre, le rouge-pourpre rapporté au vert, est tout
à fait inhabituelle chez Bruegel. Dans ses autres tableaux il n’a jamais utilisé d’une
façon aussi évidente le violet-clair et le bleu-gris tragiques, que dans ce tableau des
aveugles. Cela signifie que Bruegel a employé en connaissance de cause leurs qua-
lités expressives.

p 40 - Tableau II
Enguerrand Quarton.
XVe « Le coyronnement de la Vierge» Musée de l’Hospice de Villeneuve-les-Avi-
gnon
(...) Pour réaliser ce tableau ilmportant, Quarton a employé comme couleur l’or,
l’orange, le rouge, le bleu, le vert, le blanc et le gris. Il commence en haut avec le
jaune, lumière céleste matérialisée. ce jaune se condense en orangé plus foncé, puis-
sance céleste des saints. de ce monde de l’au-delà surgit le rouge pur des manteaux
de Dieu le Père et du Fils, qui par amour céleste — le rouge — sont descendus au
monde intermédiare pour couronner Marie. Leurs habits sont blancs. Le brocart
d’or de Marie signifie la corporéité la plus noble, la plus épurée et la couleur bleue
du vêtemnt exprime sa passivité et la soumission de sa foi. Les groupes de saints à
gauche et à droite du tableau ratonnent d’une vie pur et de multiples couleurs. Le
monde terrestre apparaît gris et sans joie. À droite et à gauche brillent seulement
deux bâtiments rouge clair, cela veut dire que là les hommes sont reliés au monde
divin. (...) Enguerrand Quarton
XVe « Le coyronnement de la Vierge»
détail
p 90 - Tableau XVI Musée de l’Hospice de Villeneuve-les-Avignon
Apocalypse de St Sever,
XIe « Satan et les sauterelles» Paris, Bibliothèque Nationale
(...) Chaque couple engendre un contraste simultané et c’est pourquoi les couleurs
ont un effet irritant et non harmonieux, comme le thème l’exige. les sauterelles et les
personnages humains du groupe de couleurs rouge-orangé-vert sont peints en bleu
et brun-violet alors que ceux du groupe brun-violet-jaune sont peint en bleu et vert.
le bleu des personnages et des auterelles agit ici d’une manière perturbante, car le
Diable et les sauterelles tropent pour s’approcher des hommes et simulent une piété
qui ne leur appartient pas. (...)

page 5/12
VI LE MOYEN AGE

L es peintres qui brillaient du Moyen-Age au XVIIème siècle n’utilisaient que des pig-
ments naturels pour leurs tableaux, et peu de ces couleurs tenaient à la lumière. La
plupart des couleurs qu’on trouve dans la nature ne supportent pas la lumière et fanent.
Certaines purent tout de même être utilisées. C’est ainsi qu’on a vu apparaître de magni-
fiques icônes qu’on peut admirer dans tout le monde orthodoxe.

FIGURES ROMANES Franck Horvat


Michel Pastoureau - SEUIL
p 46
Contrairement au mot “peinture”, le terme “sculpture” est encore inconnu. Il n’ap-
paraîtra qu’au XVIe siècle et restera longtemps un mot savant. À l’époque romane,
pour qualifier les sculptures sur pierre ou sur bois, le latin et la langue vernaculaire
utilisent simplement le mot “images” (imagines) et “figures” (figuræ), plus rare-
ment “histoires” (historiæ). ce sont ces termes qui sont également employés pour
désigner les images peintes. De même, l’artisan qui sculpte des images n’est pas en-
core un “sculpteur”, seulement un “tailleur” ; il taille (du latin taliare, élaguer, épar-
gner) la pierre ou le bois, parfois l’os ou l’ivoire. Les mots “sculpteur” et “sculpter”
ne feront leur apparition qu’à l’époque moderne.
les termes “image” (imago) et “figure” (figura) sont toujours au Moyen-Age des
termes forts. (...)
De fait, un bon nombre d’images romanes sculptées dans la pierre résiste à toute
interprétation, sinon à toute analyse. Contrairement à Saint Bernard, la plupart des
Apocalypse de St Sever,
prélats et des théologiens estiment que l’image n’est en rien une vanité ou un di- XIe « Satan et les sauterelles»
vertissement ; au contraire, elle conduit à Dieu en montrant le sacré, en invitant à détail
la conversion, en procurant le recueillement et l’émerveillement. Elle donne donc Paris, Bibliothèque Nationale
pleinement sa place dans l’église et cette place ne doit pas être laissée au hasard. Par
là-même, le décor peint et sculpté dans les édifices romans n’est en rien “décoratif ”,
au sens où nous employons aujourd’hui cet adjectif ; il est mis au service de l’esprit,
enseigne les vérités de la foi, aide à mieux comprendre les dangers du monde d’ici-
bas et les vérités de l’au-delà. (...)

p49
Le travail du sculpteur est d’autant plus difficile qu’il est soumis aux contraintes du
matériau et que celui-ci est choisi par le commanditaire ou par le maître d’atelier.
Sauf pour les chantiers de très grande envergure, il est rare que l’on fasse venir la
pierre de loin ; on s’approvisionne le plus souvent dans les carrières locales. D’où
cette extraordinaire variété de pierres que propose l’architecture et la sculpteur ro-
manes : pierres dures, comme le granit, le marbre ou le basalte ; pierres plus tendres
Portail de la cathédrale d’Amiens
comme le grès ou le calcaire. Quand la région ne possède pas de carrière, il n’est mis en couleurs par projection d’images
pas rare, du moins pour les petits édifices, que l’on ait recours à la brique de terre colorées
cuite, aux cailloux des rivières, aux roches des torrents. Chaque pierre se définit par
son aspect et sa couleur, par sa dureté et la finesse de son grain, par son aptitude à
être travaillée, assemblée, polie, mise en valeur. Plus que les qualités physiques ou
chimiques des pierres, il semble bien que ce soient leur aptitude à recevoir ou non
la polychromie qui aient été déterminantes pour décider de leur emplacement. Il est
possible également qu’une certaine symbolique ait joué un rôle. Les encyclopédies
des XIIe et XIIIe siècles dissertent en effet longuement sur la “signification” des
pierres, et non seulement précieuses. Toutes les pierres sont des êtres vivants, pos-
sédant des propriétés qu’il convient de connaître. le marbre est masculin : le calcaire
est féminin ; le grès est faible et trompeur ; le basalte est une pierre du diable.

p50
Aujourd’hui, nous avons du mal à imaginer que ces figurent puissent un jour avoir
été neuves, intactes, bariolées, resplendissantes ou provocantes. Nous les voyons
telles que les a faites le temps et non pas dans leur état d’origine. Or partout l’écart
est immense entre ce que les sculpteurs et les peintres ont créé et ce que nous avons
sous les yeux. Destructions, déplacements, décolorations, réemplois, restaurations
maladroites ou abusives : chaque siècle, chaque génération a apporté sa couche de
Personnages à face lunaire
transformations ou de mutilations. On peut le regretter, bien sûr, mais ce travail Saint-Bonnet- de-Four (Allier)
du temps est aussi un document d’histoire. Il nous apprend comment la sculpture Eglise Saint-Bonnet, chapiteau de la nef
romane était perçue, pensée, recréée à telle ou telle époque, notamment au XIIIe,
page 6/12
au XVe et au XIXe siècle.
L’écart le plus grand entre l’état d’origine et l’état actuel concerne la couleur. Aux XIe
et au XIIe siècle, toute la sculpture monumentale (et une grande partie de l’archi-
tecture) est polychrome, qu’elle prenne place à l’intérieur ou à l’extérieur de l’édifice.
La couleur est même l’élément premier pour lire et comprendre e décor sculpté,
pour distinguer les axes et les plans, isoler les figures des fonds sur lesquels elles
s’inscrivent, reconnaître les personnages et les groupes auxquels ils appartiennent.
Non seulement la couleur attire le regard, mais elle aide à classer, associer, opposer,
distinguer ou identifier. Pour les sculpteurs et leur commanditaires comme pour le
public des moines et des fidèles, il ne peut y avoir de figures sculptés sans couleurs.
Or ces couleurs ont aujourd’hui presque totalement disparu. Quelle peut donc
être la pertinence de notre regard, nous qui n’avons sous les yeux que des figures
achromes et fortement décolorées ? Et, plus grâce encore, quel peut être le bien
fondé, voire la légitimité, des travaux produits par les historiens de l’art, qui tous,
sans exception, étudient la sculpture romane en oubliant ou en ignorant la question
essentielle de la polychromie ? À ces écarts concernant la matérialité même de la
sculpture s’ajoutent évidemment des différences culturelles considérables. Il nous
est impossible de contempler ces figures avec le regard des hommes et des femmes
du XIIe siècle. Notre savoir n’est pas le même. Notre lecture des images non plus. À
l’époque romane, toutes les images, peintes ou sculptées, sont structurées en épais-
seur (et non pas en profondeur) et constituées d’une superposition de plans empilés
les uns sur les autres. Non seulement la perspective est inconnue, mais la perception
globale n’est pas la démarche ordinaire pour saisir ou comprendre une image. la
lecture st décomposée et se fait plan par plan, en “feuilleté” en quelque sorte. Elle
commence toujours par le plan du fond, passe par les plans intermédiaires et se
termine par le plan de devant, le plus proche de l’œil du spectateur. Soit un ordre de
lecture exactement inverse par rapport à celui qui est le nôtre actuellement (et qui,
dans l’histoire du regard occidental, s’est progressivement mis en place entre le XIVe
et le XVIIe siècle). La plupart des descriptions d’images faites par des auteurs du
XIIe siècle (elles sont malheureusement peu nombreuses à être parvenues jusqu’à
nous) confirment cet ordre de lecture et cette structure en épaisseur, même pour
les images planes.

Il faut pénétrer dans la basilique Saint-Marc à Venise pour percevoir l’éblouissement pro-
curé par les mosaïques des coupoles. L’or des murs se projette sur les visiteurs. De nom-
breuses icônes décorent l’intérieur, souvent amenées de Constantinople avec le butin de la
IVème croisade (1204).
Cette époque de la chevalerie avait découvert l’azur et l’or qui fut associé aux couleurs chré-
tiennes. Ces couleurs correspondent alors au commandement et la dignité d’un rang élevé
de celui qui les porte. Ainsi la couleur bleue est réhabilitée et va représenter le royaume de
Dieu. Ce sera l’heure de gloire du pastel.
Le pastel bleu est une coloration issue d’une plante (isatis tinctoria) qui a fait la fortune de
bien des personnes. La région de Toulouse était très célèbre pour cette production (Laura-
gais & Albigeois), et bien des hôtels particuliers de la ville doivent leur existence au pastel.
Mais le cycle de préparation du pastel est très long, plus de deux ans environ et sa prépara-
tion est complexe. Les feuilles ne contiennent qu’un précurseur du colorant

C’est au fond d’une prison de Gênes que nous trouvons le vénitien Marco Polo, en 1298, qui
va raconter ses extraordinaires aventures aux confins du monde connu. Il constitua ainsi
un célèbre ouvrage qui s’appelle le livre des Merveilles. Il en reste une centaine de manus- Le livre des merveilles
crits dans toutes les langues romanes. Marco Polo, y raconte que le colorant appelé Indigo Marco Polo 1271
qu’on recevait d’Inde sous forme de blocs bleus et qu’on a longtemps cru issu d’un ément
minéral, provient d’une plante.

Il raconte ce qu’était l’île d’Ormuz où «les marchands y viennent de l’Inde avec leurs nefs, y
apportent épiceries de toutes sortes, pierres précieuses, perles et draps de soie et d’or et d’autres
différentes couleurs, dents d’éléphants et maintes autres marchandises (chapitre XXXV)».
Cet indigo sera utilisé pour teindre les tissus d’un bleu profond.L’utilisation de l’indigotier
(Indigofera tinctoria), beaucoup moins cher que le pastel, va signer l’arrêt de mort de cette
industrie européenne et va supplanter facilement le pastel qui disparaitra en 1562.
On connait depuis longtemps un colorant rouge issu de la racine de la garance, qui est
une plante herbacée (rubia tinctoum) des régions chaudes et tempérées. On s’en sert pour
l’armée à partir de 1835 «Les pantalons garance de l’ancienne infanterie de ligne.» La garance
page 7/12
contient un colorant assez résistant dérivé de l’anthraquinone, l’alizarine. Il fallait récolter
les racines, les broyer et les bluter pour en extraire le colorant, on disait que la garance était
robée.
On utilisait aussi le kermès qui est un insecte situé sur les chênes qui donne le rouge écar-
late. Le carmin issu des cochenilles du nopal, la sépia produite par la sèche et le jaune
indien tiré de l’urine de vaches nourries avec des feuilles de manguier faisaient partie de la
palette utilisable. Le jaune provenait de plantes comme le genêt, la gaude ou la sarrette des
teinturiers. Cette couleur est celle de l’opprobre et est imposée aux juifs et aux sarrasins par
les autorités ecclésiastiques.

VII LA RENAISSANCE

L e Nouveau Continent découvert par Christophe Colomb recèle de nombreuses cou-


leurs inconnues comme le bois de campêche (noir-violet), le mûrier ou le rocou (oran-
gé-rouge). La cochenille va détrôner le kermès. 
La peinture, dans les siècles, suivait certaines règles. Comme l’écrivait Du Fresnoy en 1673
Luther par Lucas Chranach
dans son livre «Art de peinture», il faut distinguer la couleur qui consiste à appliquer des
teintes comme le font les teinturiers et le coloris qui est l’intelligence des couleurs. «Les
peintres qui ne sont pas coloristes font de l’enluminure et non de la peinture» écrivait Delacroix. Les images sont idéologiques avany
d’être documentaires. Elles ne photo-
Léonard de Vinci racontait ainsi ce qu’était pour lui la peinture : Contrairement au sculpteur graphient jamais la réalité des êtres
«enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger», le peintre est assis «très à l’aise et des choses, et surtout pas la réalité
colorée. Luther, Calvin et tous les grands
devant son oeuvre, [...] bien vêtu, agitant un pinceau léger avec des couleurs agréables, et il est
réformateurs protestants du XVIe siècle
paré de vêtements à son goût [...] et souvent, il se fait accompagner par la musique ou la lecture se sont toujours fait représenter vêtus de
d’oeuvres belles et variées...». Dans son tableau Sainte Anne et la Vierge, on perçoit bien la noir. Cela ne veut pas dire qu’au quoti-
couleur bleue des parties obscures des montagnes «montrant leur vraie forme et couleur» à dien ils aient porté des vêtements noirs.
mesure qu’elles s’élèvent. Le peintre s’intéresse beaucoup à la perception des couleurs, dans En revanche, cela signifie que, pour la
son livre inachevé Sulla pittura, qui explore la réalité des ombres et des lumières. morale protestante, un bon chrétien
se doir de porter des vêtements sobres,
Titien, à Venise, selon la belle formule de Hetzer «a remis la couleur sur les épaules de l’Art» sombres et humbles.
et a inséré la pourpre vénitienne dans la fuite éperdue des perspectives. Ce qui est vrai des images anciennes
l’est aussi des images cintemporaines.
Le «fondateur des coloris européens» utilise dans sa peinture des éléments provenant de son
Lorsque nous prenons un magazine de
Maître, Giovanni Bellini, comme les couchants orangés de l’horizon, représentant le dernier mode ou même un simple hebdoma-
souvenir de l’or des mosaïques de Saint Marc. daire at que nous nous asseyons dans le
Il n’oubliera pas non plus le disciple hérétique de Bellini, Giorgione qui donnait l’exemple métro, nous constatonsque, parmi toutes
scandaleux de la pose de couleurs sur la toile sans dessin préalable !! Ce procédé était réprou- les personnes présentes, aucune, absolu-
vé par le chroniqueur de l’époque, Vasari, au nom du disegno et de l’étude de l’antique, mais il mentaucune n’est habillée comme sur les
reconnaissait que le peintre reproduisait «la fraîcheur de la chair vivante». photographie du magazine.

Rubens s’est constitué sa gamme de coloriste en copiant les maîtres italiens. Après avoir rom-
pu ses activités de diplomate de l’Infante (pour «rompre les liens dorés de l’ambition») il se
consacra entièrement à sa peinture.
Nous ne ferons qu’évoquer Vermeer dont la démarche excella dans l’analyse de la lumière
colorée. «Pure contemplation, elle va au delà de toute description du réel dans une quête d’un
principe divin, essence de la natura naturans de Spinoza».

Delacroix fut un grand expérimentateur de couleurs et dans son atelier il passait beaucoup
de temps à «masser avec la couleur, comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou la pierre». Sa
réalisation du plafond d’Apollon comptait 28 couleurs primaires, dont huit jaunes différents. Il
note dans son journal des nuances qu’il est le seul à pouvoir traduire en peinture : demi-teinte
gris opale irisée, orange et vert émeraude, vert rose chaud, reflets orangés verdâtres violâtres.

Sainte Anne et la Vierge (1452-1519)


Léonard de Vinci

Titien Portrait du Doge Andrea Gritti


1544-1545
page 8/12
VIII L’ARRIVÉE DES COLORANTS ARTIFICIELS

E n 1856, un jeune chimiste, William Henry Perkin (1838-1907) essaya de synthétiser


la quinine pour combattre le paludisme qui touchait les troupes anglaises stationnées
en Inde. Ces essais l’amenèrent à oxyder un dérivé de l’aniline, l’allyltoluidine. Il obtint un
précipité rouge-brun qui n’avait rien à voir avec la quinine mais qui éveilla la curiosité du
chimiste.
ll venait de découvrir un colorant de bonne qualité pour les textiles, qu’il appela pourpre
d’aniline, ou mauvéine. Ce fut la gloire et la richesse pour Perkin. Il venait d’inventer le
premier colorant synthétique utilisable par l’industrie.
La reine Victoria porta une robe de soie mauve lors de la Royal Exhibition de 1862, et
un timbre fut édité (le lilac penny), dans les mêmes tons. Ce fut la consécration pour le
chimiste. L’impératrice Eugénie mit cette couleur à la mode car le mauve s’accordait bien
à la couleur de ses yeux. Cela devint en France la couleur favorite de cette époque Napo-
léon III.

L’Allemagne pris le relais et développa une très importante industrie de chimie organique
et synthétisa différents colorants. La France ne croyait pas dans le développement de cette
chimie, ce qui entraîna un retard majeur. Berthelot ne croyait pas aux atomes, ce qui fut
catastrophique pour l’industrie française.
Les chimistes allemands (société BASF) réussirent ainsi à synthétiser l’alizarine (de la ga-
rance) et inondèrent le marché avec ce produit de synthèse. Le gouvernement français
soutint les producteurs de garance, mais il dut se rendre compte assez vite de la grande
supériorité du produit de synthèse, beaucoup moins cher. En 1878 ils produisaient 500
tonnes de garance, alors que le produit de synthèse correspondait à 30.000 tonnes.
Ce sont toujours les chimistes allemands qui réussirent
à synthétiser l’indigo, ce qui ruina toutes la filière de
l’indigo naturel. La société BASF refit avec les anglais
ce qui était arrivé aux français avec la garance. L’in-
digo de synthèse envahit le marché, malgré les efforts
du gouvernement anglais pour privilégier l’utilisation
de l’indigo naturel. Il est impossible de lutter contre le
progrès. En 1897 l’Angleterre commercialisait 10.000
tonnes d’indigo naturel et l’Allemagne 600 tonnes d’in-
digo de synthèse. En 1911 les chiffres devinrent 870 et
22.000. Le colorant de synthèse avait vaincu. Actuelle-
ment la toujours présente société BASF détient 40 % de la production mondiale.
En 1864, Eugène Chevreul publia Des couleurs et de leurs applications aux arts industriels,
livre dans lequel il répertoria 14400 tonalités chromatiques des colorants naturels ou arti-
ficiels (aniline, mauvéine, alizarine, fuchsine, méthylène).
Un jeune allemand étudiant en médecine, Paul Ehrlich, trouva un peu par hasard de nou-
veaux médicaments en étudiant les colorants de bactéries. Il remarqua que certains étaient
spécifiques et développa un colorant bactéricide appelé Salvarsan qui fut utilisé pour trai-
ter la syphilis. Il était efficace, mais sa structure moléculaire était très différente de ce que
pensait Ehrlich. Peu importe. L’étude des colorants ayant une forte affinité pour les pro-
téines et susceptibles de détruire les germes, aboutit à la découverte des sulfamides, qui
furent des médicaments majeurs pour la lutte contre les infections.
Au XIXème siècle les impressionnistes profitent des pigments de synthèse. Les prix dimi-
nuent beaucoup puisque le bleu outre-mer coûte dix fois moins cher que le lapis-lazuli. Les
impressionnistes apprécient souvent ces pigments nouveaux issus de la chimie moderne,
qui donnent des couleurs éclatantes.

Altération des couleurs

Dans l’art pictural on note souvent une dégradation sévère des pigments à cause de phé-
nomènes physico-chimiques multiples. Les ultra-violets de la lumière, l’oxygène de l’air et
l’humidité du support délavent souvent les teintes et dégradent les oeuvres d’art.
L’humidité est responsable par exemple, de l’altération de la Dernière Cène de Leonar-
do da Vinci. Pour peindre vite, le Tintoret à Venise, utilisa une matière qui contenait un
pourcentage trop élevé de baume de Venise Il pouvait ainsi utiliser une peinture de bonne
fluidité, mais cela entraîna un obscurcissement progressif, avec le temps, de certaines par-
ties des tableaux.
Il y a tout de même quelques supports qui sont considérés comme quasiment insensibles
au temps qui passe, les oeuvres exécutés sur des supports vitreux, comme les vitraux, les
page 9/12
émaux ou les mosaïques. On peut citer aussi les peintures dans des matières mates non ver-
nies, comme dans les tombeaux égyptiens, les enluminures des livres restés fermés, ainsi
que les pastels, gouaches ou aquarelles restées à l’abri de la lumière.
Les matières à l’origine des changements de couleurs des tableaux sont surtout les vernis,
les huiles siccatives et les baumes. Les vernis deviennent jaunâtres et modifient l’aspect
général du tableau.
Rubens connaissait ces problèmes. Au moment d’expédier à Florence Les Maux de Guerre
à son collègue Suttermans, il lui recommande «d’exposer le tableau au soleil et de l’y laisser
avec des intervalles» car «les blancs pourraient jaunir légèrement».

Dans l’exemple ci-dessus on voit un fragment du tableau de Paul Gauguin «Dans les lys»
qui a été peint avec une peinture à base d’un nouveau colorant de mauvaise stabilité, une
laque à base d’éosine, alors que son élève dans la copie de dessous a utilisé un colorant
traditionnel comme la laque de garance résistant à la lumière. On pense que l’élève n’aurait
jamais osé modifier les teintes du tableau original, ce qui veut dire que la couleur rosée
originale s’est transformée en bleu. Les examens physico-chimiques confirment cette hy- Original de Gauguin
pothèse.
Copie d’un élève
Certains tableaux de Van Gogh présentent le même problème, ce qui fait dire à Paolo
Cadorin, spécialiste de la restauration de tableaux «Devrions-nous mettre des lunettes roses
pour regarder ces tableaux ?»

TÉLÉRAMA Hors série - Naissance de l’impressionnisme p 29

Philippe Comar, enseignat à l’École supérieure des Beaux-Arts et auteur de la


perspective en jeu (Gallimard, La découverte), nous entretien sur la perspective
et la remise à plat de la peinture par les impressionnistes.

— Vers 1850, on ne peint plus le beau, mais le vrai ; les futurs peintres impres-
sionnistes n’organisent plus l’espace de leur toile par la perspective mais par la
lumière. Pourquoi ce changement radical ?
— Je pense que c’est à tort que l’on attribue cette transforemation à l’élaboration des
théories sur la lumière ou les couleurs de l’époque. je crois que le catalyseur essentiel de
ce bouleversement tient à la découverte et aux applications de la photographie. depuis
la renaissance, la persoective organise l’espace du tableau. l’espace fictif est recons-
truit géométriquement, puis reporté sur la toile. À l’inverse, en photographie, l’image
“impressionne” directement la plaque. On passe immédiatement de l’objet au plan
sans sa reconstruction. les peintres impressionnistes font, eux aussi, l’impasse de cette
reconstruction et utilisent instantanément le jeu de la lumière, sur le plan de la toile.
— L’idée de profondeur n’est pourtant pas absente de certaines toiles.
— Chez les impressionnistes, c’est l’agencement des taches qui suggère la profondeur.
La perspective est une cpnséquence, et non plus un mobile. La perspective ramenée
à l’état de surface devient un écran et non plus une surface transparente, comme elle
l’était depuis la Renaissance. L’artiste, face à ce plan, vient avec sa touche buter contre
la surface : il touche, elle résiste.
Réduire les trois dilmensions au plan, en affirmant que c’est la seule réalité tangible,
c’est un principe très moderne. Husserl écrira en 1911, dans la philosophie comme
science rigoureuse : “La profondeur est le symptome d’un chaos que la vraie science
veut transformer en un cosmos, en un ordre analysé, simple, absolument clair. La
vraie science, aussi loin que s’étende sa doctrine effective, ignore la perspective.”
— L’espace semble s’organiser en bandes et en plans superposés ; les couleurs elles
aussi ne se fondent plus, mais se superposent.
— Cela part du même principe. À la Renaissance, la découverte de la perspective va de
pair avec l’introduction en peinture du glacis. Le glacis, c’est la fusion des couleurs par
la superposition, tandis que la touche, c’est la fusion des couleurs par la juxtaposition.
Les impressionnistes, pour traduire la transparence, abandonnent le glacis et utilisent
le fond blanc de la toile. La peinture, remise à plat, est ramenée à un plan.
— Si l’observation part d’une démarche plutôt scientifique, l’impression, au
contraire, aboutit à un geste spontané ?
— L’immédiateté à jouir de la surface se traduit par un plaisir de la touche.
— La réalité prend alors une nouvelle dimension ?
— À la croyance ferme que la science est objective, les impressionnistes opposent le
caractère subjectif de la perception. C’est le premier grand tournant vers la peinture
abstraite.

page 10/12
IX DE NOS JOURS

B ondir de Gauguin à Aki demande une certaine inconscience. Les images de synthèse
représentent de nos jours notre quotidien et sont omniprésentes dans notre société.
Les peintres utilisent la synthèse soustractive des couleurs pour mélanger les pigments
et obtenir des couleurs variées. Les ordinateurs au contraire utilisent la synthèse additive
des couleurs, chaque point pouvant être codé en fonction des trois couleurs Rouge Vert
et Bleu. C’est grâce à cette possibilité que nous pouvons transmettre des informations sur
le net. Mais les couleurs sont fonctions de nombreux paramètres (paramétrage de l’écran,
courbe gamma, sélection du point blanc...). Il est probable que personne ne voit les docu-
ments avec les mêmes couleurs que le voisin...
Que seront devenues ces images virtuelles dans quelques siècles ? C’est là un problème
crucial qui se pose tous les jours aux bibliothèques chargées d’enregistrer les millions de
documents qu’on leur soumet, comme la Bibliothèque Nationale de France.

Nous espérons que l’utilisation d’internet incitera les lecteurs à se déplacer pour aller véri-
fier ce que sont les «vraies couleurs», que ce soit au Louvre, à Venise ou à New-York.
« Il me semble que cette couleur pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle
habille » Baudelaire
Aki (image de synthèse)
Film Final Fantasy
X LES COULEURS
SELON LES BERINMOS ET LES BASSAS

les couleurs papoues

La perception des couleurs dépend du vocabulaire acquis pendant l’enfance.

La terre est bleue comme une orange.


jamais une erreur les mots ne mentent pas.
Paul Éluard, l’amour, la poésie.

C ependant, dans notre vie quotidienne, notre lan-


gage oublie toute poésie : une orange est ... orange
et le ciel est bleu. Pendant notre enfance, nous nous
sommes habitués à distinguer les couleurs et, même si
le turquoise est ambigu (certains le voit bleu, d’autres
vert), aujourd’hui nous avançons au feu vert, freinons
au feu orange et stoppons au feu rouge.
Notre rétine est composée de cellules nerveuses qui,
grâce à des pigments, sont sensibles aux ondes lumi-
neuses dont la longueur d’onde est comprise entre 400
et 800 nanomètres (milliardième de mètres). Les pig-
ments ne sont pas suffisamment sensibles pour distin-
guer toutes les longueurs d’ondes : notre cortex cérébral caractérise alors les longueurs les deux graphes montrent les catégories
d’onde que nos yeux perçoivent de façon identique par un seul mot qui désigne une cou- de couleurs discernées par un Européen
(à gauche) et un Berinmo (à droite). En
leur. Ce sont les sept couleurs de l’arc-en-ciel ezt quelques autres, tels le rose, le marron abscisses sont notés les différentes nuances
... Ces catégories chromatiques sont-elles universelles et innées ou dépendent-elles d’un et , en ordonnées, l’intensité lumineuse. les
vocabulaire acquis ? frontières des zones de couleurs ne sont pas
Deux équipes anglaises ont étudié les perceptions des Berinmos, une tribu de chas- superposables. À l’inverse des Européens,
les Berinmos ne distinguent pas le vert du
seurs-cueilleurs de Papaousie Nouvelle-Guinée, et ont conclu que la perception des cou- jaune, ni le vert du bleu, mais différencient
leurs a, pour une large part, une composante linguistique. le nol du wor. La perception des couleurs
Les britanniques ont présenté aux Berinmos un nuancier de 160 couleurs que nous clas- dépend du langage acquis.
sons en huit catégories : le marron, le rouge, le rose, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et le
violet. Les Berinmos ont réparti ces couleurs selon cinq termes — wap, mehi, kel, nol et wor
— dont les chercheurs ont évalué le contenu sémantique. Chacun des groupes a nommé
les échantillons (voir figure) en fonction de son vocabulaire et ainsi défini les catégories
de couleurs propres aux deux cultures. On constate que les frontières des couleurs ne se
superposent pas, c’est à dire qu’une couleur unique (le nol) aux yeux des Berinmos est per-
çue comme deux couleurs différentes par les Européens (le vert et le bleu). En revanche,
les couleurs proches de la frontière nol/wor correspondent pour nous à du vert ; notre œil
établit deux distinctions — entre le bleu et le vert, et entre le vert et le jaune —, auxquelles
les Berinmos sont insensibles.
Les linguistes ont ensuite approfondi l’étude par une série de tests. Ils présentaient au su-
jet —Berinmo ou anglais — un échntillon de couleur à mémoriser. Puis, 30 secondes plus
page 11/12
tard, une paire d’échantillons peu différents et contenant la couleur initiale que le sujet
devait retrouver : les résultats de ces tests ont confirmé que les Berinmos classaient bien
les objets situés de part et d’autre de la frontière nol/wor (contrairement aux britanniques),
mais se trompaient pour les nuances de bleu ou de vert.
Afin de tester l’universalité de la perception des couleurs, ils ont ensuite tenté d’enseigner à
des anglophones la distinction nol/wor, et à des berinmos les distinctions bleu/vert et vert/
jaune. Ils ont aussi enseigné une distinction arbitraire qui n’existe dans aucune des deux
laungues : vert 1 et vert 2. Les Berinmos ont appris avec la même difficulté à distinguer
le bleu du vert que le vert 1 et le vert 2. À l’inverse, les Anglais ont eu plus de facilités à
différencier le jaune du vert que la nol du wor. La perception de couleurs différentes est
plus facile lorsque les couleurs correspondent à une division linguistique acquise depuis
longtemps.
Les chercheurs ont conclu de ces résuktats que l’influence du langage est prépondérante
dans la catégorisation des couleurs. La façon dont on évoque un objet oriente sa percep-
tion. Avec un langage différent, les monochromes de Klein nous apparaitraient-ils comme
de magnifiques paysages ?

Formulation des codes colorés en langue Bassa

Considérons un arc-en-ciel ou le spectre d’un prisme. Sur la bande colorée, le passage


d’une couleur à l’autre est progressif, c’est à dire qu’en chaque point il n’y a qu’une toute pe-
tite différence de couleur avec les points immédiatement voisins. Et cependant un Français
qui décrit l’arc-en-ciel parle de teintes telles que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu,
l’indigo : la langue découpe la gradation continue de couleur en une série de catégories
discrètes. C’est un exemple de structuration du contenu. Rien dans le spectre ou dans la
perception qu’en a l’homme n’oblige à le diviser ainsi. Cette méthode spécifique de division
fait partie de la structure du français.
(...)
Le sujet qui parle bassa divise le spectre de façon radicalement différente : en deux caté-
gories seulement. Il y a beaucoup de mots pour désigner les couleurs spécifiques, mais il
n’existe que ces deux termes pour les classes générales de couleurs. Un français en conclura
aisément que sa propre division en six couleurs fondamentales est meilleur. Dans certains
cas, c’est sans doute vrai. Mais dans d’autres cas, cette division a des inconvénients : les
botanistes par exemple se sont aperçus qu’elle ne donne pas de généralisation suffisante en
ce qui concerne les couleurs des fleurs ; ils constatent que les jaunes, les oranges, les rouges
constituent une série et que les bleus, les violets et les rouges violacés en forment une autre.
Ces deux séries présentent des différences fondamentales qui doivent être considérées
comme essentielles à toute description botanique. Pour pouvoir décrire les faits de façon
économique, on a dû forger deux néologismes génériques : «xanthique» (qui vient du grec
«jaune») et cyanique (qui vient du grec «bleu»)» qui correspondent à ces deux séries. Le
botaniste parlant le bassa n’aurait pas à le faire, car il dispose des termes « hui » et « ziza »
qui divisent le spectre à peu près selon ces deux catégories.

« Introduction à la linguistique » de H-A Gleason LAROUSSE 1969 [p 9-10]

« Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé ». (Émile Benveniste)
et c’est particulièrement vrai lorsque l’on parle de couleur.

page 12/12

Vous aimerez peut-être aussi