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OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER

ÉVANGILE
Contribution à la question du lien entre Matthieu et le judaïsme du premier siècle
Elian Cuvillier

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

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2010/3 Tome 85 | pages 387 à 403
ISSN 0014-2239
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Elian Cuvillier, « Obéissance à la loi et radicalisation dans le premier Évangile. Contribution à la
question du lien entre Matthieu et le judaïsme du premier siècle », Études théologiques et
religieuses 2010/3 (Tome 85), p. 387-403.
DOI 10.3917/etr.0853.0387
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


85e année – 2010/3 – P. 387 à 403

OBÉISSANCE À LA LOI
ET RADICALISATION
DANS LE PREMIER ÉVANGILE

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CONTRIBUTION À LA QUESTION DU LIEN
ENTRE MATTHIEU ET LE JUDAÏSME DU PREMIER SIÈCLE
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L’exposé d’Élian CUVILLIER* analyse la tension, repérable dans quelques


passages du premier Évangile, entre l’obéissance aux commandements se situant
à l’intérieur du cadre donné par la Loi, et la radicalisation à laquelle invite le
Jésus matthéen. L’enquête débute par une exégèse détaillée de Mt 5, 17-20, puis
s’intéresse à trois épisodes où la tension entre obéissance et radicalisation est
apparente : les antithèses du Sermon sur la montagne (5, 17-48), la controverse
sur le divorce (19, 1-9), l’épisode du jeune homme riche (19, 16-22). Dans une
troisième partie, l’auteur s’interroge sur la cohérence des passages analysés avec
la déclaration de Jésus en Mt 23, 2-3. La conclusion propose quelques réflexions
sur le rapport de Matthieu avec le judaïsme de son temps1.

L’enracinement du premier Évangile dans les traditions du judaïsme


ancien est manifeste. Manuels d’introduction et commentaires passent régulière-
ment en revue les caractéristiques littéraires de Matthieu pour conclure unanime-
ment que « l’humus du premier Évangile est sémitique, vétérotestamentaire et
palestinien2 ». En contrepoint, il est souligné, avec la même insistance, que la

*
Élian CUVILLIER est professeur de Nouveau Testament à L’Institut Protestant de Théologie,
Faculté de Montpellier.
1
Ce texte est la version rédigée d’une conférence (main paper) donnée en français à Lund,
en juillet 2008, lors du congrès de la SNTS (Studiorum Novi Testamenti Societas). Il a été publié
dans la revue New Testament Studies sous le titre « Torah Observance and Radicalization in the
First Gospel. Matthew and First-Century Judaism: A Contribution to the Debate », trad. Mireille
HÉBERT, NTS 55/2, 2009, p. 144-159.
2
Béda RIGAUX, Témoignage de l’Évangile de Matthieu, Bruges, Desclée de Brouwer, 1967, p. 40.
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polémique qu’il développe à l’endroit des responsables religieux du judaïsme


de son temps est extrêmement vive3. Vont dans ce sens, les nombreux récits de
controverses de Jésus avec les autorités juives et particulièrement avec les
pharisiens4, l’utilisation polémique de certains passages de l’Ancien Testament5,
les invectives répétées de Mt 23, sans oublier certaines traditions propres à
Matthieu dans le récit de la Passion visant à renforcer la culpabilité du peuple
d’Israël dans la mort de Jésus6. L’explication que l’on peut donner de ce
double constat fait aujourd’hui l’objet d’un large consensus dans la recherche :
Matthieu, qui écrit dans le dernier quart du premier siècle de notre ère, est le
témoin d’un conflit d’interprétation qui l’oppose au judaïsme pharisien de cette

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époque. La question qui se pose est alors la suivante : la critique de l’auteur du
premier Évangile est-elle intra muros ou extra muros ? En d’autres termes, se
comprend-il, et avec lui son auditoire, comme appartenant encore au judaïsme,
ou a-t-il conscience d’avoir rompu avec lui7 ?
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L’interprétation matthéenne de la Loi est un des lieux privilégiés où se noue


le débat de l’identité de l’évangéliste et de sa communauté. Cette question est
une crux interpretum bien connue des spécialistes du premier Évangile, et celui

3
Sur ce thème, la littérature est abondante ; cf. par exemple Ulrich LUZ, « Le problème
historique et théologique de l’anti-judaïsme dans l’Évangile de Matthieu » in Daniel MARGUERAT,
éd., Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 127-150 ;
également Élian CUVILLIER, « Matthieu et le judaïsme : chronique d’une rupture annoncée », Foi et
Vie 92, 1993, p. 41-54.
4
Mt 9, 9-17 ; 12, 1-14 ; 12, 22-32 ; 12, 38-42 ; 15, 1-20 ; 16, 1-4 ; 19, 1-9 ; 21, 23-27 ; 22, 15-
22 ; 22, 23-33 ; 22, 41-45.
5
Par exemple, Mt 13, 14-15 ; 15, 8-9 ; 23, 38 ; 27, 9-10.
6
Par exemple, 27, 24-25 ou 28, 11-15.
7
Voir un bon état de la question chez Warren CARTER, « Matthew’s Gospel: Jewish Christianity,
Christian Judaism, or Neither? » in Matt JACKSON-MCCABE, Jewish Christianity Reconsidered.
Rethinking Ancient Groups and Texts, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 155-179. L’auteur
défend l’appartenance de Matthieu au judaïsme, à la suite d’Anthony J. SALDARINI, Matthew’s
Christian-Jewish Community, Chicago, University of Chicago, 1994 et J. Andrew OVERMAN,
Church and Community in Crisis. The Gospel According to Matthew, Valley Forge, Trinity Press
International, 1996. Position plus classique chez Ulrich LUZ, « L’évangéliste Matthieu : un judéo-
chrétien à la croisée des chemins », in Daniel MARGUERAT, Jean ZUMSTEIN, éd., La mémoire et le
temps. Mélanges offerts à Pierre Bonnard, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 77-92 ; Graham
N. STANTON, A Gospel for a New People. Studies in Matthew, Édimbourg, T & T Clark, 1992 ;
Donald A. HAGNER, « Matthew: Apostate, Reformer, Revolutionary? », NTS 49, 2003, p. 193-
209. La tension repérable chez Matthieu entre particularisme et universalisme est étroitement liée
à cette question ; sur ce thème voir Élian CUVILLIER, « Particularisme et universalisme chez
Matthieu : quelques hypothèses à l’épreuve du texte », Biblica 78, 1997, p. 481-502 ; également
« Mission vers Israël ou mission vers les païens ? À propos d’une tension féconde dans le premier
Évangile », in André WÉNIN, Camille FOCANT, éd., Analyse narrative et Bible. Deuxième colloque
international du RRENAB, Louvain-La-Neuve, avril 2004, Louvain, University Press, 2005,
p. 251-258 (deux contributions reprises in Élian CUVILLIER, Naissance et enfance d’un Dieu.
Jésus-Christ dans l’Évangile de Matthieu, Paris, Bayard, 2005, p. 165-178).

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qui l’aborde s’inscrit dans une longue tradition interprétative8. Aujourd’hui,


elle se décline souvent ainsi : dans son rapport à la Loi, le Jésus matthéen
est-il en continuité ou en rupture avec tout ou partie de la tradition juive et parti-
culièrement pharisienne ? Ainsi formulée la question suppose qu’on s’interroge,

8
Parmi l’abondante littérature publiée sur le sujet, outre évidemment les commentaires du
premier Évangile, voir Gerhard BARTH, « Das Gesetzesverständnis des Evangelisten Matthaüs »
in Günther BORNKAMM, Gerhard BARTH, Heinz Joachim HELD, éd, Überlieferung und Auslegung
im Matthäusevangelium, Neukirchen, Neukirchener Verlag, 1960, p. 54-154 (traduction anglaise :

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« Matthew’s Understanding of the Law » in Tradition and Interpretation in Matthew, Londres,
SCM Press, 19832, p. 58-164) ; Eduard SCHWEIZER, « Mt 5, 17-20. Anmerkungen zum Gesetz-
verständnis des Matthaüs », in Neotestamentica, Zurich, Zwingli, 1963, p. 399-406 ; du même,
« Noch einmal Mt 5, 17-20 », in Matthaüs und seine Gemeinde, Stuttgart, KBW, 1974, p. 75-85 ;
Georg STRECKER, Der Weg der Gerechtigkeit. Untersuchun zur Theologie des Matthäus, Göttin-
gen, Vandenhoeck & Ruprecht, 19662, p. 143-154 ; Bruno CORSANI, « La posizione di Gesù di
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fronte alla legge seconde il Vangelo di Matteo e l’interpretazione di Mt 5, 17-20 », Ricerche


Bibliche e Religiose 3, 1968, p. 193-230 ; Robert G. HAMERTON-KELLY, « Attitudes to the Law in
Matthew’s Gospel: a Discussion of Matthew 5:18 », Biblical Research 17, 1972, p. 19-32 ;
Robert BANKS, « Matthew’s Understanding of the Law: Authenticity and Interpretation in Matthew
5:17-20 », JBL 93, 1974, p. 226-242 ; du même, Jesus and the Law in the Synoptic Tradition,
Cambridge, University Press, 1975, p. 204-226 ; John P. MEIER, « Law and History in Matthew’s
Gospel: A Redactional Study of Matt. 5:17-48 », Rome, Biblical Institute Press, 1976 ; Jean ZUM-
STEIN, La condition du croyant dans l’Évangile selon Matthieu, Fribourg/Göttingen, Éditions Uni-
versitaires/Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, p. 107-127 ; du même, « Loi et Évangile dans le
témoignage de Matthieu », in Miettes exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 131-150 ;
Léopold SABOURIN, « Mathieu 5, 17-20 et le rôle prophétique de la Loi (cf. Mt 11, 13) », Science
et Esprit 30, 1978, p. 303-311 ; Ulrich LUZ, « Die Erfüllung des Gesetzes bei Matthäus (Mt 5:17-
20) », ZThK 75, 1978, p. 398-435 ; David WENHAM, « Jesus and the Law: An Exegesis on Mat-
thew 5:17-20 », Themelios 4, 1979, p. 92-96 ; N. J. Mc ELENEY, « The Principles of the Sermon
on the Mount », CBQ 41, 1979, p. 552-570 ; Daniel MARGUERAT, Le jugement dans l’Évangile de
Matthieu, Genève, Labor et Fides, 19811, 19952, p. 110-141 ; du même, « “Pas un iota ne passera
de la Loi…” (Mt 5, 18). La Loi dans l’Évangile de Matthieu », in Camille FOCANT, éd., La Loi dans
l’un et l’autre Testament, Paris, Cerf, 1997, p. 140-174 ; Hans Dieter BETZ, « Die hermeneutischen
Prinzipen in der Bergpredigt (Mt 5:17-20) » in Synoptischen Studien, Tübingen, Mohr, 1992,
p. 111-126 (original publié en 1982 ; traduction anglaise : « The Hermeneutical Principles of the
Sermon on the Mount » in Essays on the Sermon on the Mount, Philadelphie, Fortress Press, 1985,
p. 37-54) ; du même, The Sermon on the Mount. A Commentary on the Sermon on the Mount,
including the Sermon on the Plain (Matthew 5:3-7:27 and Luke 6:20-49), Minneapolis, Fortress
Press, 1995, p. 166-197 ; Paul BEAUCHAMP, « L’Évangile de Matthieu et l’héritage d’Israël », RSR
76, 1988, p. 5-38 ; François VOUGA, Jésus et la Loi selon la tradition synoptique, Genève, Labor
et Fides, 1988, p. 189-301 ; également François VOUGA, Martin STIEWE, Le Sermon sur la
montagne. Un abrégé de l’Évangile dans le miroitement de ses interprétations, Genève, Labor et
Fides, 2002, en particulier p. 59-71 ; Marcel DUMAIS, Le Sermon sur la montagne. État de la
recherche. Interprétation. Bibliographie, Paris, Letouzey et Ané, 1995, en particulier p. 171-180 :
« L’accomplissement de la Loi (Mt 5, 17-20) » ; R. Klyne SNODGRASS, « Matthew and the Law »,
in David R. BAUER, Mark Allan POWELL, éd., Treasures New and Old. Recent Contributions to
Matthean Studies, Atlanta, Scholars Press, 1996, p. 99-127 ; Donald A. HAGNER, « Balancing the
Old and the New. The Law of Moses in Matthew and Paul », Interpretation 51, 1997, p. 20-30 ;
Élian CUVILLIER, « La Loi comme réalité avant-dernière : Mt 5, 17-20 et son déploiement narra-
tif dans l’Évangile de Matthieu », in Yvan BOURQUIN, Emmanuelle STEFFEK, éd., Raconter, inter-
préter, annoncer. Parcours de Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 81-91 ; Paul
FOSTER, Community, Law and Mission in Matthew’s Gospel, Tübingen, Mohr, 2004 ; Roland
DEINES, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias. Mt 5:13-20 als Schlüsseltext der mat

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de la même manière qu’on le fait pour le texte du premier Évangile, sur la


compréhension de la Loi dans les écrits du judaïsme du premier siècle9.
L’enquête dépassant très largement le cadre de cet exposé, je limiterai mon
propos à l’étude de la tension, repérable dans quelques passages de la narration,
entre l’obéissance aux commandements se situant à l’intérieur du cadre légis-
latif donné par la Loi et la radicalisation que propose le Jésus matthéen,
radicalisation qui fait éclater les limites de ce cadre. Concrètement, il s’agira de
mettre en lumière la façon dont Matthieu, dans ces passages, construit la
relation de Jésus à la Loi10.
Je débuterai l’enquête par une exégèse détaillée de Mt 5, 17-20, passage clé

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sur la question de l’interprétation matthéenne de la Loi. Dans un second temps,
j’analyserai trois épisodes où est repérable la tension entre obéissance et
radicalisation : en tout premier lieu, évidemment, les antithèses du Sermon sur
la montagne (5, 17-48) ; en deuxième lieu la controverse sur le divorce (19, 1-9) ;
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thäischen Theologie, Tübingen, Mohr, 2004 ; Camille FOCANT, « “D’une montagne à l’autre”
L’accomplissement de la loi et des prophètes dans le Sermon sur la montagne » in L’unité de l’un
et l’autre Testament dans l’œuvre de Paul Beauchamp, Paris, Éditions des Facultés jésuites de
Paris, 2005, p. 119-140 ; Wolfgang REINBOLD, « Das Matthäusevangelium, die Pharisäer und die
Tora », BZ 50, 2006, p. 51-73 ; Matthias KONRADT, « Die vollkommene Erfüllung der Tora und
der Konflikt mit den Pharisäern im Matthäusevangelium », in Dieter SÄNGER, Matthias KONRADT,
éd., Das Gesetz im frühen Judentum und im Neuen Testament. Festschrift für Christoph Burchard
zum 75. Geburtstag, Göttingen/Fribourg, Vandenhoeck & Ruprecht/Academic Press, 2006, p. 129-
152. Bonne synthèse de la question chez Graham N. STANTON, « The Origin and Purpose of
Matthew’s Gospel: Matthean Scholarship from 1945-1980 », in ANRW II. 25.4, 1985, p. 1889-
1951 ; Donald SENIOR, What Are They Saying about Matthew ? A Revised and Expanded Edition,
Mahwah, Paulist Press, 1996, p. 62-73 ; bibliographie plus complète (jusqu’à 1992) chez Marcel
DUMAIS, Le Sermon sur la montagne, op. cit., p. 171-173.
9
On rappellera ici l’ouvrage désormais classique d’Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian
Judaism, Philadelphie, Fortress Press, 1977 (traduction allemande : Paulus und das palästinische
Judentum. Ein Vergleich zweier Religionsstrukturen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985).
Les thèses de Sanders sont aujourd’hui largement discutées et on souligne en particulier que le
covenantal nomism ne peut rendre compte de la diversité des courants du judaïsme du premier
siècle ; cf. Charles L. QUARLES, « The Soteriology of R. Akiba and E. P. Sanders’ Paul and Pales-
tinian Judaism », NTS 42, 1996, p. 185-195 ; Donald A. CARSON, Peter Thomas O’BRIEN, Mark
A. SEIFRID, éd., Justification and Variegated Nomism. Volume I: The Complexities of Second Tem-
ple Judaism, Tübingen, Mohr, 2001 ; également Devora STEINMETZ, « Justification by Deed. The
Conclusion of the Sanhedrin-Makkot and Paul’s Rejection of Law », Hebrew Union College Annual
76, 2005, p. 133-187 (sur Sanders, cf. p. 173-175). De manière plus large, sur la Loi dans le
judaïsme du second Temple, cf. Albert-Marie DENIS, « La place de la loi de Moïse à Qumrân et dans
le judaïsme du deuxième Temple », in Jan Zdzislaw KAPERA, éd., Papers on the Dead Sea Scrolls
offered in Memory of Jean Carmignac. Part II: The Teacher of Righteousness. Literary Studies,
Cracovie, Enigma Press, 1991, p. 149-175 ; Hermann LICHTENBERGER, « Das Tora-Verständnis im
Judentum zur Zeit des Paulus. Eine Skizze », in James D. G. DUNN, éd., Paul and the Mosaic Law,
Tübingen, Mohr, 1996, p. 7-23 ; Heinrich HOFFMANN, Das Gesetz in der frühjüdischen Apokalyp-
tik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999 ; Shannon BURKES, « “Life” Redefined: Wisdom
and Law in Fourth Ezra and Second Baruch », CBQ 63, 2001, p. 55-71.
10
Je ne m’interroge donc pas ici sur la pertinence historique de la présentation, par Matthieu,
de la compréhension pharisienne de la Loi : un débat controversé qui dépasse le cadre de cet exposé.

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enfin l’épisode du jeune homme riche (19, 16-22). Dans une troisième partie,
je m’interrogerai sur la cohérence des passages analysés avec la déclaration de
Jésus en Mt 23, 2-3. En conclusion, je me risquerai à quelques réflexions sur
la question du rapport de Matthieu avec le judaïsme de son temps.

I. MATTHIEU 5, 17-20 : OBÉISSANCE AUX COMMANDEMENTS ET JUSTICE SUPÉRIEURE

Mt 5, 17-2011 est un passage central, non seulement dans le cadre du


Sermon sur la montagne mais, plus largement, dans l’ensemble de l’Évangile.

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Il constitue en effet la toute première affirmation de Jésus sur le sens de sa
venue (cf. v. 17 : êlthon12). Il est significatif qu’elle concerne son rapport à la
Loi et aux prophètes. Il faut donc analyser au plus près l’argumentation
déployée.
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Verset 17

L’ouverture du verset mérite l’attention. Le malentendu existant au sujet de la


venue de Jésus prouve, par sa formulation même (mê nomisête hoti êlthon), que
Matthieu attribue à Jésus une autorité sur les traditions juives les plus fondamen-
tales : Jésus est au-dessus de la Loi et des prophètes, puisque sa venue soulève la
question de leur permanence ou de leur fin. Elle opère une redéfinition des
traditions religieuses existantes : c’est à l’aune de cette redéfinition qu’elles
doivent maintenant être évaluées13.
Contre ceux qui affirment que cette venue a pour conséquence l’abolition de
la Loi et des prophètes (ton nomon ê tous profêtas) le Jésus matthéen s’inscrit en
faux. Il n’est pas venu pour les « abolir » (katalûsai) mais pour les « accomplir »
(plêrôsai). Le motif de l’« accomplissement » est typiquement matthéen. Le verbe

11
Je choisis d’interpréter le texte tel qu’il se présente dans sa rédaction finale. Du point de vue
des traditions utilisées par Matthieu et de son activité rédactionnelle, je renvoie à la thèse de John
P. MEIER, « Law and History in Matthew’s Gospel », op. cit. De façon générale, on considère que
Matthieu aurait retouché les versets 18-19 traditionnels, rédigé le v. 17 et composé entièrement
le v. 20. Ce consensus est évidemment l’objet de multiples discussions dans le détail.
12
Dans la suite de la narration, trois autres déclarations de Jésus introduites par êlthon souli-
gnent chaque fois un aspect important de la réflexion matthéenne sur l’œuvre du Messie. Outre
5, 17, où Jésus accomplit la Loi, cf. 9, 13 : Jésus appelle les pécheurs ; 10, 34 : Jésus est source
de division entre les hommes ; 20, 18 : Jésus est serviteur. Selon Jean ZUMSTEIN, La condition du
croyant, op. cit., p. 117, « les paroles en êlthon décrivent […] de manière rétrospective et
synthétique le sens de la mission du Christ ».
13
Selon l’expression de Daniel MARGUERAT, « “Pas un iota” », p. 146, Jésus est le « didascale
eschatologique ».

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plêrôsai n’est jamais utilisé pour les disciples14, mais il est exclusivement réservé
à interpréter la venue du Messie en lien avec les traditions du judaïsme. Ce verbe
doit-il être interprété dans le sens de « mettre en pratique » ce que commande la
Loi et les prophètes ou « réaliser les promesses » contenues dans la Loi et les pro-
phètes15 ? Pour tenter de répondre il faut prendre en compte, d’une part les autres
utilisations du verbe chez Matthieu, d’autre part le contexte immédiat (5, 21-48).
Notons d’abord que le v. 17 n’oppose pas « abolir » à « obéir », mais « abolir » à
« accomplir ». Or, dans le premier Évangile le verbe plêroô est utilisé dans les ci-
tations d’accomplissement (cf. l’expression hina plêrôthê ou une forme proche)
pour exprimer la conviction que Jésus est celui en qui les Écritures, autrement dit,

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la Loi et les prophètes, trouvent leur aboutissement (cf. 1, 22-23 ; 2, 15.17-18.23 ;
4, 14-16 ; 8, 17 ; 12, 17-21 ; 13, 14-15 ; 13, 35 ; 21, 4-5 ; 27, 9-10 ; cf. aussi
26, 54.56)16. Ce n’est donc pas d’abord la Loi en tant qu’ensemble de comman-
dements qui est en question ici – ce sera le cas au verset suivant –, mais la « Loi
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et les prophètes » en tant qu’expression de la volonté de Dieu et de l’espérance


d’Israël17. Le verbe accomplir a ici une signification qui dépasse la
simple question de l’obéissance aux commandements : pour Matthieu, Jésus
accomplit l’espérance d’Israël en donnant son véritable sens à la Loi et aux
promesses prophétiques18. Cela sera confirmé par les antithèses (5, 21-48) où ce que
propose Jésus va plus loin que les exigences des préceptes de la Loi (voir infra II, 1).

Versets 18-19

C’est maintenant la Loi comme lettre (iôta en ê mia keraia) et « comman-


dement » (entolê) dont le statut est envisagé dans les v. 18-19. Le champ de la
réflexion se resserre donc par rapport au v. 17 (v. 18 : apo tou nomou ; comp.
v. 17 : ton nomon ê tous profêtas).

14
Camille FOCANT, « Eschatologie et questionnement éthique dans l’Évangile de Matthieu »
in Olivier ARTUS, éd., Eschatologie et morale, Paris, Desclée, 2009, p. 99-138, fait remarquer
avec pertinence que les disciples, eux, sont « invités à produire (poiein) du fruit (3, 8.10 ; 21, 43),
à pratiquer (poiein) les commandements (5, 19), leur justice (6, 1) ou la volonté de Dieu (7, 21 ;
12, 50 ; voir aussi 7, 12.24.26 ; 23, 3 ; 24, 40.45), à chercher (zètein) la justice du Royaume (6, 33)
et enfin à garder (tèrein) les commandements (19, 17 ; 23, 3) ou tout ce que Jésus a prescrit
(28,20) » (cf. p. 115-116).
15
Je synthétise ainsi un débat plus complexe. Sur les différentes façon d’interpréter le verbe
(9 au total !), voir William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, The Gospel according to Saint Matthew,
I-VII, Édimbourg, T&T Clark, 1988, p. 485-486.
16
Sur ce thème, cf. Jean MILER, Les citations d’accomplissement dans l’Évangile de Matthieu.
Quand Dieu se rend présent en toute humanité, Rome, Editrice Pontificio Istituto Biblico, 1999.
17
On retrouve l’expression « la Loi et les prophètes » en Mt 7, 12 faisant ainsi une grande
inclusion avec 5, 17. L’ensemble du Sermon sur la montagne est donc bien une illustration de la façon
dont le Jésus matthéenn les accomplit. Et cet accomplissement, on va le voir, dépasse la
simple obéissance légale.

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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

Le verset 18 témoigne de l’attachement de l’évangéliste à l’obéissance aux


commandements de la Loi. La déclaration est en consonance avec la Loi le
judaïsme contemporain où les textes soulignant l’immutabilité de ne manquent
pas19. Matthieu se situe dans la continuité de la plupart des courants du judaïsme
de son temps. Il convient cependant de noter la façon particulière dont le
verset est construit. L’affirmation de la pérennité de la Loi – introduite par une
parole en « Amen » qui en renforce l’autorité – est en effet bornée d’un côté et
de l’autre par deux propositions introduites par heôs an qui en marquent les
limites et « viennent […] nuancer le caractère absolu de l’affirmation20 » :

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amên gar legô humin :
En vérité, en effet, je vous dis :
heôs an parelthê ho ouranos kai hê gê
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jusqu’à ce que passent le ciel et la terre


iôta en ê mia keraia ou mê parelthê apo tou nomou
pas un iota, pas un trait de lettre ne passera de la Loi
heôs an panta genêtai.
jusqu’à ce que tout soit arrivé.

Concernant le sens des deux propositions introduites par heôs an, le débat
est très ouvert. S’agissant de la première, l’alternative est la suivante : pour les

18
Dans le même sens, voir Marcel DUMAIS, Le Sermon sur la montagne, op. cit., p. 175 :
« Jésus est venu accomplir l’Écriture, cela veut dire qu’il la porte à son achèvement, à sa perfection,
à la signification complète ; il la réalise, non pas en “exécutant” ses demandes telles quelles, mais
en la dépassant, en lui faisant porter un sens nouveau » ; Camille FOCANT, « “D’une montagne à
l’autre” », p. 139 : « Jésus ne se présente ni comme un transgresseur de la loi dans son action
concrète, ni comme un strict observant toujours prêt à étendre le champ de la loi. Son interpréta-
tion de la Torah d’Israël ne vise certes pas à l’annuler. Il veut plutôt la conduire à sa plénitude » ;
également Jean ZUMSTEIN, La condition du croyant, p. 119-120 ; John P. MEIER, « Law and
History in Matthew’s Gospel », op. cit., p. 224-226 ; William D. DAVIES, Dale C. ALLISON,
Matthew, I-VII, op. cit., p. 486-487. Position inverse, Jésus « accomplit » la Loi en obéissant à ses
commandements, voir Hans Dieter BETZ, The Sermon on the Mount, op. cit., p. 179 : le verbe
plêroô « describe[s] a process of legal interprétation ».
19
Cf. Baruch 4, 1 : « La sagesse c’est le livre des commandements de Dieu, c’est la loi qui
existe pour toujours (ho nomos ho huparchôn ein ton aiôna) ; tous ceux qui s’attachent à elle iront
à la vie, mais ceux qui l’abandonnent mourront » ; Sagesse 18, 4 : « La lumière incorruptible de
la loi, aftharton nomou » ; 2 Baruch 77, 15 : « Même si nous passons la loi demeure » ; LAB
11, 2 : « La loi éternelle » ; Contre Apion 2, 277 : « Même si on nous prend notre richesse, notre
pays et tout ce que nous avons de bon, la Loi reste immortelle (ho nomos hêmin athanatos
diamenei) » ; IV Esd 9, 36-37 : « Nous qui avons reçu la Loi, nous devons périr à cause de nos
péchés ainsi que notre cœur où elle avait été déposée. La Loi, elle, ne périt pas mais demeure
dans sa gloire. »
20
Marcel DUMAIS, Le Sermon sur la montagne, op. cit., p. 177. Dans le même sens, voir Hans
Dieter BETZ, The Sermon on the Mount, op. cit., p. 183 : « The authority of scripture is temporally
limited. »

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ÉLIAN CUVILLIER ETR

uns l’expression « jusqu’à ce que passent le ciel et la terre » serait l’équivalent


de « jamais »21 ; pour d’autres, elle renvoie à la fin des temps22. Le débat
autour de la seconde proposition est plus complexe : « jusqu’à ce que tout soit
arrivé » signifie-t-il « jusqu’à ce que tous les commandements soient observés »
(interprétation éthique)23 ? Jusqu’à ce que Christ, dans sa mort et sa
résurrection, accomplisse l’Écriture (interprétation christologique)24 ? Ou alors
faut-il comprendre l’affirmation comme une reprise et une précision de la
première proposition en heôs an, éliminant ainsi la possibilité de l’interpréter
dans le sens de « jamais »25 ? Cette dernière hypothèse me semble le mieux
correspondre au donné textuel. D’une part, elle rend compte de la construction

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particulière du verset : les deux affirmations en heôs an se répondent en écho
et constituent un contrepoids à l’affirmation de la validité de la Loi. D’autre
part, elles sont à entendre en contraste avec cette autre déclaration du Jésus
matthéen en Mt 24, 35 :
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ho ouranos kai hê gê pareleusetai


le ciel et la terre passeront
oi de logoi mou ou mê parelthôsin
mais mes paroles ne passeront certainement pas26.

21
Ulrich LUZ, Matthew 1-7, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 218.
22
John P. MEIER, « Law and History in Matthew’s Gospel », op. cit., p. 164 ; Jean ZUMSTEIN,
La condition du croyant, op. cit., p. 121.
23
Jean ZUMSTEIN, La condition du croyant, op. cit., p. 122 ; Daniel MARGUERAT, Le jugement
dans l’Évangile de Matthieu, op. cit., p. 130.
24
John P. MEIER, « Law and History in Matthew’s Gospel », op. cit., p. 61-65 ; Robert BANKS,
Jesus and the Law in the Synoptic Tradition, op. cit., p. 213-218.
25
William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, Matthew, I-VII, op. cit., p. 495.
26
L’ensemble constitué par Mt 24, 34-35 est d’ailleurs proche, tant au niveau du vocabulaire
que de la structure de la phrase, de Mt 5, 18. Un tableau synoptique permet de le visualiser très
clairement.

Mt 5, 18 Mt 24, 34-35
amên gar legô hûmin heôs an parelthê o amên legô hûmin hoti ou mê parelthê hê
ouranos kai hê gê, iôta en ê mia keraia ou genea autê heôs an pavta tauta genetai.
mê parelthê apo tou nomou heôs an pavta ho ouranos kai ê gê pareleusetai, oi de
genêtai. logoi mou ou mê parelthôsin.

Peut-être est-ce l’indice d’une réécriture matthéenne de 5, 18 (//Lc 16, 17) sur le modèle de
Mt 24, 34-35 (//Mc 13, 30-31). Notons par ailleurs qu’en 24, 34, Matthieu remplace le mechris
de Mc 13, 30 par heôs an.

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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

Si l’idée que la Loi subsistera tant que dureront ciel et terre est attestée dans
le judaïsme (en particulier chez Philon sous une forme qui n’est pas sans
rappeler notre passage, cf. De Vita Mosis, II, 14 avec une clause en heôs an27),
l’affirmation selon laquelle les paroles du Messie survivront au ciel et à la terre
semble une originalité de Matthieu par rapport à la littérature juive de l’époque.
Pour lui, les paroles du Messie Jésus ont une pérennité absolue alors que la
Loi, elle, n’a qu’une pérennité relative28. De façon indirecte, Mt 24, 35 confirme
les remarques formulées plus haut sur le sens de êlthon : Jésus a bien autorité
sur la Loi.
Le verset 1929 souligne pourtant que, même relative, la pérennité de la Loi

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implique qu’aucun homme n’est dispensé de s’y soumettre. De la qualité de
l’obéissance dépend même une qualification (klêthêsetai) à l’intérieur du Royaume
établissant une hiérarchie (elachistos « plus petit » ou megas « grand »)30.
Notons que cette hiérarchie sera relativisée dans la suite de la narration
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27
« Il n’y a que Moïse dont la constitution ferme, inébranlable, immuable, scellée comme par
le sceau de la nature elle-même, reste solidement plantée, depuis le jour de sa rédaction jusqu’à
maintenant, et nous espérons qu’elle subsistera dans tout l’avenir comme si elle était immortelle,
tant que le soleil, la lune, l’ensemble du ciel et l’univers existeront hôsper athanata heôs an
hêlios kai selênê kai ho sumpas ouranos te kai kosmos hê » (De Vita Mosis, II, 14).
28
Surprenante ici la position d’Ulrich LUZ, Matthew 21-28, Minneapolis, Fortress Press, 2005,
p. 208 : « Many readers probably will also have seen here a (perhaps intentional) reference back
to 5:18. As in the case with the words of the Torah, Jesus’ words […] are eternally valid. » Et, note
15 : « Since “until heaven and earth pass away” most likely means “never” […], we hardly have
here the case that the words of Jesus surpass the Torah. » Par contraste, cf. le commentaire sur
Mt 24, 35 de William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, Matthew, XIX-XXVIII, Édimbourg, T & T
Clark, 1997, p. 368 : « That the world will pass away – already stated in 5:18 […] – was common
conviction […] and ours is not the only text to contrast the passing of heaven and earth with
something of greater endurance (cf. Isa. 51:6). But here that something is Jesus’ speech, which
therefore sets him above Torah […] and makes his words like God’s words (cf. Ps. 119:89 ;
Isa. 40:8) : they possess eternal authority. » Dans le même sens, cf. David C. SIM, « The Mean-
ing of palingenesia in Matthew 19:28 », JSNT 50, 1993, p. 3-12 : « If we take together Matt.
24:35 and 5:18, and the similarity in wording suggests that we should, then the Evangelist makes
the overall point while the Law is not eternal, the words of Jesus are. One set of teachings will
survive the eschatological destruction of the cosmos and the other will not » (p. 9) ; p. 8-9, note
12, Sim signale que Luz a d’abord défendu l’opinion selon laquelle Mt 5, 18 signifie que la Loi
demeure valide jusqu’à la fin du monde (cf. « Die Erfüllung der Gesetzes bei Matthäus », op. cit.,
p. 417-418). Il ajoute : « Luz has since rejected this exegesis and now holds the alternative view
that the passing of heaven and earth is a roundabout way of saying “never” ; the law thus remains
valid forever […]. This understanding of the expression runs against its normal apocalyptic mean-
ing in Matthew’s day […] and makes nonsense of the contrast in 24:35. »
29
Au plan formel, le verset est une formule de droit sacré de type casuistique (Hans Dieter
BETZ, The Sermon on the Mount, op. cit., p. 184).
30
Cette idée se retrouve dans la littérature rabbinique où on distingue entre commandements
« légers » (gallîn) et commandements « lourds » (hamarîn) et où on identifie des rangs dans le
Royaume correspondant au degré d’obéissance (cf. Hermann L. STRACK, Paul BILLERBECK,
Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, 2 unveränderte Auflage, Munich,
Beck, 1954-1956 [6 vol.], vol. 1, p. 249-250).

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ÉLIAN CUVILLIER ETR

(cf. Mt 11, 1131 et 20, 1632). La difficulté du verset réside dans l’interprétation
de l’expression « l’un de ces commandements » (mian tôn entolôn toutôn).
S’agit-il des commandements de la Loi ou des commandements nouveaux que
Jésus formule dans ses discours, en particulier dans les antithèses (cf.
Mt 7, 24.26 : « ces paroles qui sont miennes » mou tous logous toutous et
28, 20 : « leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé »)33 ? Rien
n’accrédite, de mon point de vue, cette dernière hypothèse. Au contraire,
comme le soulignent Davies et Allison, « the oun and the flow of thought are
decisive. Beyond this, where is the Matthean parallel to applying “lesser” and
“greater” to the sayings of Jesus? Or to calling Jesus’ words entolai […]? And

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does not the luô in 5.19 take the reader’s mind back to the kataluô in 5.17,
where the Torah is indisputably the subject?34 »
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Verset 20

Si la transgression ou l’obéissance aux commandements conduisent à instaurer


une hiérarchie à l’intérieur du Royaume, la « justice » (dikaiosunê) seule
permet d’y accéder. Plus exactement, entrer dans le Royaume suppose une
justice supérieure (perisseusê… pleiôn) par rapport à celle des scribes et des
pharisiens, c’est-à-dire une compréhension de la Loi différente de la leur, ce que
vont montrer juste après les antithèses (5, 21-48). Dans l’Évangile de Matthieu,
la justice a été préalablement « accomplie » (3, 15 : plêrôsai pasan dikaiosunê)
par Jésus lorsqu’il s’est solidarisé avec ceux qui avaient besoin du baptême de
repentance proclamé par le Baptiste. En 5, 20, Matthieu donne au terme une
dimension polémique : à la justice des scribes et pharisiens, il oppose la justice
supérieure dont les disciples témoignent35. Comment comprendre alors le dépas-
sement que demande le Jésus matthéen ? Est-il quantitatif ou qualitatif ? La
lecture des antithèses devrait permettre d’apporter une réponse à cette question.

31
« En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé
de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus
grand que lui. »
32
« Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
33
Hans Dieter BETZ, The Sermon on the Mount, op. cit., p. 186-187 ; Marcel DUMAIS, Le
Sermon sur la montagne, op. cit., p. 178-180.
34
William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, Matthew, I-VII, op. cit., p. 496.
35
Que cette justice soit désignée comme étant celle des disciples (« votre justice », cf. égale-
ment 6, 1) n’est pas contradictoire avec le fait que la dikaiosunê désigne ce que le Jésus matthéen
est venu accomplir. À cause de Mt 3, 15 il apparaît en effet que, pour Matthieu, la « justice
supérieure » trouve son origine dans la pratique de Jésus. Un débat tout différent est celui qui
consiste à se demander si cette justice exigée des disciples est un don que Dieu leur octroie, ce
que contestent la plupart des exégètes.

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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

Entre le v. 17 et les v. 18-19, un premier changement de registre avait été


constaté : de l’accomplissement de la Loi et des prophètes, on était passé à une
réflexion sur la pérennité des commandements de la Loi. Entre les v. 18-19 et le
v. 20, on assiste à un nouveau changement de registre : le passage de la notion de Loi
à celle de « justice supérieure » qui marque cette fois un élargissement de la
perspective. La Loi comme recueil de commandements cède ici la place à la « jus-
tice supérieure ». Ce changement de registre explique sans doute la tension qui
traverse le passage36 : transgresser un des plus petits commandements de la Loi, et
être en conséquence appelé le plus petit dans le Royaume (v. 19), suppose pourtant
qu’on y ait été préalablement admis. Donc qu’on ait manifesté une justice supérieure

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aux pharisiens qui seule en permet l’accès (v. 20). Pour Matthieu, ce n’est donc pas
l’obéissance à la lettre du commandement qui est première mais l’accomplissement
d’une justice que l’évangéliste affirme supérieure à celle des scribes et des pharisiens.
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Synthèse

Du point de vue de Matthieu, Jésus se présente comme celui qui accomplit la


« Loi et les prophètes », c’est-à-dire les promesses contenues dans les Écritures
(v. 17) et leur donne ainsi leur véritable sens. En ce qui concerne l’obéissance aux
commandements, le Jésus matthéen, tout en rappelant son importance, apporte deux
bémols. Non seulement la pérennité de la Loi est relative (v. 18-19), mais, en outre,
l’obéissance aux commandements n’est pas le critère d’accès au Royaume des cieux.
L’accès au Royaume est conditionné par la mise en pratique d’une justice dépassant
celle des scribes et des pharisiens (v. 20). Les antithèses vont montrer que cette
justice se présente en excès par rapport à l’obéissance normalement exigée par la Loi.

II. OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS QUELQUES PASSAGES DE L’ÉVANGILE

1. Les antithèses du Sermon sur la montagne (Mt 5, 21-48)

Les antithèses du Sermon sur la montagne sont l’illustration directe de la


compréhension du rapport à la Loi mis en place en 5, 17-20. Le fil conducteur
de chacune des antithèses réside dans la logique du « non seulement, mais
même ». Non seulement le meurtre mais même la haine, non seulement l’adultère
mais même le regard impur, etc. : tout cela est contraire à la volonté de Dieu.
L’interprétation de la Loi que propose le Jésus matthéen dépasse donc bien la
simple obéissance aux commandements qui régulent le vivre ensemble des

36
Une tension que, de l’avis d’Ulrich LUZ (Matthew 1-7, p. 270), Matthieu « does not sense »
et que sa communauté « were not able to see ».

397
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ÉLIAN CUVILLIER ETR

humains37. Jésus propose en effet une attitude que la Loi elle-même ne


requiert pas : il propose de dépasser l’obéissance habituellement requise aux
commandements (5, 18-19) pour accéder à une justice plus grande que celle des
scribes et des pharisiens (5, 20), une justice où l’excès semble la règle.
Un point est cependant à noter : ce qui autrefois « a été dit aux anciens »
(errethê tois archaiois, 5, 21.27.33 ; cf. aussi 31.38.43) constitue le socle à
partir duquel l’interprétation du Jésus matthéen peut se déployer. Pour que
l’interprétation de Jésus puisse être reçue, il faut en effet que soit assumée
l’interprétation ancienne. Ne pas se mettre en colère contre son frère (5, 22)

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inclut l’obéissance au commandement de ne pas le tuer (5, 21). Ne pas convoiter
une femme (5, 28) implique le commandement de ne pas commettre l’adultère
(5, 27). La non-résistance au méchant suppose que soit préalablement acquis le
principe de la loi du talion (5, 38). La double exigence d’aimer son prochain et de
haïr son ennemi (5, 43) est le prérequis nécessaire pour entendre l’appel à aimer
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également ce dernier (5, 44). Jésus se présente comme le porteur d’une parole qui
va plus loin que l’interprétation traditionnelle de la Loi, pour autant que celle-ci
soit reconnue dans sa validité. L’obéissance aux commandements qui demeure
implicitement supposée est bien ainsi seconde – mais non secondaire – par rapport
à l’exigence d’une justice qui va au-delà de la compréhension traditionnelle de la
Loi, et qui peut même entrer en tension avec elle.
En invitant son auditoire à envisager un rapport entre les hommes et avec
Dieu en excès38 par rapport aux règles habituellement admises, Jésus apparaît

37
Que l’obéissance à la Loi soit, pour Matthieu, la garantie du vivre ensemble des hommes entre
eux est attesté, en creux, lorsque Jésus affirme plus loin dans la narration : « Et à cause de l’aug-
mentation de l’impiété (tên anomian) l’amour du plus grand nombre se refroidira » (Mt 24, 12).
38
On est proche de ce que Paul RICŒUR (Lectures III. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil,
1994, voir en particulier p. 277 sqq.) appelle l’éthique de la « surabondance » et qui est pour lui « supra-
éthique » ou encore « méta-éthique », c’est-à-dire au-delà de l’éthique. D’un côté, en effet, il y a une
éthique qui est proche de ce qu’on pourrait appeler la morale commune, celle de la Loi. Cette morale
est régulée par la Règle d’or (Mt 7, 12), c’est-à-dire par la considération de l’autre comme un autre
soi-même. D’un autre côté, il y a une éthique qui est toujours singulière, qu’on pourrait appeler une
éthique du sujet, et qui suspend la logique de la réciprocité pour faire place à un autre principe que
Ricœur appelle la logique de surabondance, qui est le don pour le don dans une sorte de traversée de
l’éthique. Pour Ricœur, c’est le cas par exemple de l’amour des ennemis (Mt 5, 44) qui jamais ne peut
être normé par l’éthique, mais qui peut seulement être une suspension de l’éthique en vertu d’un excès
ou d’une surabondance. Autrement dit, l’amour des ennemis ne peut jamais devenir la loi commune,
mais seulement une possibilité pour le sujet de rompre avec la logique de réciprocité pour faire place
à une autre logique. Pour Ricœur, il n’est donc pas question de choisir, ni de confondre les deux registres
– éthique et supra-éthique –, mais de les articuler, de les maintenir en tension dialectique sans jamais
laisser cette tension se résoudre. Dans un sens similaire, cf. Jean-Daniel CAUSSE, « Le Sermon sur la
montagne : critique freudienne et redéploiement éthique », Revue d’éthique et de théologie morale, 250,
2008, p. 9-21, cf. p. 21 : « On se tromperait à […] lire [le Sermon sur la montagne] comme un
nouveau code moral, même une morale plus haute ou supérieure, faisant appel au surpassement de
soi-même. La performativité du récit, pour parler le langage de la pragmatique de la communication,
réside dans la naissance d’une subjectivité qui donne forme à un être et à un agir. »

398
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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

bien comme celui qui accomplit la Loi et les prophètes et non comme celui qui
les abolit (5, 17). Ce qui caractérise cet accomplissement n’est pas de l’ordre
du quantitatif mais du qualitatif 39. C’est une nouvelle compréhension de Dieu,
de soi-même et des autres que la radicalisation proposée par Jésus cherche à
susciter chez son auditeur. Dans la suite de la narration, la controverse sur le
divorce (Mt 19, 1-12) et l’épisode du jeune homme riche (Mt 19, 16-30) confirment
cette herméneutique matthéenne du rapport de Jésus à la Loi.

2. Controverse sur le divorce (Mt 19, 1-12)

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Comme dans les antithèses (cf. 5, 31-32), la parole que Jésus adresse aux
pharisiens au sujet du divorce va plus loin que le commandement. À la littéralité
de la règle promulguée par Moïse (cf. v. 7 : Môusês eneteilato) Jésus oppose la
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visée originelle du Créateur (v. 4 : ho ktisas ap’archês et v. 8 : ap’archês de ou


gegonen houtôs) : celui-ci n’envisageait aucunement, dans son projet initial, la
séparation de l’homme et de la femme (19, 4-6). De telle manière que, si les
pharisiens obéissent bien au commandement en écrivant une lettre de répudiation,
ils le font en raison de la dureté de leur cœur (19, 8). Ce faisant, en obéissant au
commandement de la Loi, ils désobéissent à la volonté de Dieu40 !
Il est à relever ici qu’au nom de cette volonté de Dieu qu’elle affirme
remettre au premier plan, la radicalisation opérée par Jésus s’élève contre une
vision patriarcale du divorce donnant à l’homme toute latitude de répudier sa
femme41. La posture de Jésus constitue de facto une protection du faible (la

39
L’utilisation du langage hyperbolique indique que la parole du Jésus matthéen ne vise pas
la description précise d’une pratique, sauf à rendre l’excès raisonnable et ainsi ramener la justice
supérieure (5, 20) à l’obéissance à la lettre d’un commandement qui serait désormais celui du
Messie. Comme le note Camille FOCANT, « Eschatologie et questionnement éthique dans l’Évan-
gile de Matthieu », op. cit., p. 117, la tendance à la radicalisation « est certes à l’œuvre dans les
divers courants du bas-judaïsme. Toutefois, la radicalisation juive de la Loi à cette époque est
plutôt quantitative et elle se développe de manière extensive dans la halakah, tandis que celle du
Jésus de Matthieu s’éloigne de la casuistique et est plutôt qualitative ». Sur le sujet, cf. Herbert
BRAUN, Spätjüdisch-häretischer une frühchristlicher Radikalismus. Jesus von Nazareth und die
essenische Qumransekte, Tübingen, Mohr, 19692 ; également Gerd THEISSEN, Le mouvement de
Jésus. Histoire sociale d’une révolution des valeurs, Paris, Cerf, 2006.
40
Certes, il est à noter que Matthieu, en conformité avec 5, 31-32, met une limite à sa radi-
calisation : c’est le cas de porneia (19, 9). Cependant, le Jésus matthéen n’en rompt pas moins avec
la règle plus libérale de Moïse. Dale C. ALLISON, « Divorce, Celibacy and Joseph », JSNT 49,
1993, p. 3-10, a d’ailleurs interprété cette double restriction en lien avec la figure de Joseph le
« juste » choisissant de répudier Marie qu’il soupçonne d’adultère (Mt 1, 18-25).
41
Dans le même sens, voir Warren CARTER, Households and Discipleship. A Study of Matthew
19-20, Sheffield, Academic Press, 1994, p. 63 : « Against a patriarchal understanding of marriage
concerned with what a man may do to end the marriage, Jesus asserts the original divine purpose
for marriage of unity and permanence. » Plus loin, p. 71, il ajoute que Jésus restreint « the use of
male power ».

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ÉLIAN CUVILLIER ETR

femme selon les représentations de l’époque) alors que l’interprétation phari-


sienne du commandement, plus libérale, favorise le fort (le mari).
La réaction des disciples (les v. 10-12 sont un développement de Matthieu
sur Mc 10, 10-11) traduit un des effets induits par la radicalisation de Jésus : de
l’avis des disciples, il est préférable de ne pas se marier (v. 1 : ou sumferei
gamêsai) ! La réponse de Jésus, en particulier le v. 12 concernant ceux qui sont
eunuques pour le Royaume, confirme la logique de radicalisation : si la Loi
permet aux pharisiens d’assumer une vie selon l’ordre de ce monde, Jésus
invite ses auditeurs à se situer dans l’ordre du Royaume, lequel opère sur un
registre différent. D’une manière similaire, la justice supérieure (5, 20 et 21-48)

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donnait accès au Royaume et dépassait l’obéissance au commandement qui,
elle, assurait le vivre ensemble des hommes dans le monde.
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3. Dialogue avec le jeune homme riche (Mt 19, 16-30)

Cet épisode prolonge les perspectives entrevues dans la péricope sur le


divorce. Matthieu y aborde à nouveau, de façon non conflictuelle cette fois, la
question de l’obéissance aux commandements. Jésus répond à la recherche de
la vie éternelle du jeune homme (v. 16) par une invitation à obéir aux
commandements (v. 17 : têrêson tas entolas) dont il donne des exemples
précis (v. 18-19). Devant la réponse du jeune homme qui affirme les accomplir
depuis sa jeunesse (v. 20), Jésus ajoute une double exigence : vendre ses biens
et le suivre (v. 21) pour atteindre la « perfection » (teleios, cf. 5, 48 : teleioi). La
tristesse de l’homme (v. 22) atteste l’impossibilité devant laquelle il se trouve
de répondre à l’exigence de se séparer de ses biens. La quête initiale de la vie
éternelle (v. 16) est alors requalifiée par Jésus comme difficulté pour les riches
d’entrer dans le Royaume des cieux (cf. v. 23 : eiseleusetai eis tên basileian tôn
ouranôn // 5, 20 : ou mê eiselthête eis tên basileian tôn ouranôn, cf. aussi 18, 3),
puis, par la question des disciples (v. 25 : tis ara dunatai sôthênai), comme
« salut » impossible aux hommes mais pas à Dieu (v. 26). Il est notable que
l’impossibilité de l’homme ne porte pas sur l’obéissance aux commandements
de la Loi (adaptés à la dureté du cœur des hommes comme il a été dit en 19, 8)
mais aux exigences du Christ. Est ainsi confirmé le caractère second des com-
mandements de la Loi par rapport aux paroles de Jésus, lesquelles déploient
une logique de radicalisation comparable à celle repérée en 5, 17-4842. Comme

42
Toute différente, l’opinion de William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, Matthew, XIX-XXVIII,
op. cit., p. 62-63. Après avoir souligné les nombreux parallèles entre la péricope du jeune homme
riche et le Sermon sur la montagne, ils concluent, p. 63 : « In sum, both the SM and Matt. 19:16-
30, affirm the Torah. » Il me semble au contraire que Mt 19, 16-30, comme les antithèses, va plus
loin que la Torah, du moins dans sa compréhension traditionnelle. Dans les deux cas, la parole de
Jésus opère comme une radicalisation.

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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

dans l’épisode précédant, la réaction des disciples – cette fois reprise de Marc
pour l’essentiel – confirme le cadre herméneutique dans lequel se situe Jésus.
Les disciples affirment avoir tout quitté pour suivre Jésus. Ils seront donc
récompensés lors de la manifestation du Fils de l’homme : leur attitude les situe
bien dans la logique non plus du monde et de la Loi, mais du Royaume et de la
radicalisation que la parole de Jésus déploie. Les paroles de Jésus ont, une fois
encore, priorité sur celles de la Loi.
Il faut ici noter un dernier point. Si la dimension polémique de la controverse
sur le divorce ne fait pas de doute, l’épisode de l’homme riche ne construit pas
ce dernier comme un adversaire de Jésus. La radicalisation proposée par le Jésus

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matthéen n’est ainsi pas uniquement réactive par rapport à la tradition phari-
sienne. Elle est, plus fondamentalement, constitutive de son rapport à la Loi.
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III. LA RADICALISATION À L’ÉPREUVE DE MT 23, 2-3

L’enquête que nous avons menée nécessiterait d’être confrontée à d’autres


passages de la narration, en particulier ceux qui paraissent pointer dans une
autre direction43. J’en relève ici un seul, sans doute le plus difficile à articuler
avec les passages étudiés. Il s’agit de la déclaration de Jésus relative à l’autorité
des scribes et des pharisiens « assis sur la chaire de Moïse » (v. 2) dont il faut
écouter les paroles sans calquer les actions (v. 3 : panta oun hosa ean eipôsin
humin poiêsate kai têreite, kata de ta erga autôn mê poieite). Ce passage est
habituellement considéré comme la manifestation du profond enracinement du
premier Évangile dans les traditions du judaïsme. Sa difficulté réside dans
l’articulation de cette déclaration avec les passages que nous avons étudiés :
le Jésus matthéen ne se situe-t-il pas ici clairement en continuité avec les
pharisiens en ce qui concerne l’obéissance à la Loi et en contradiction avec la
radicalisation par l’excès mise en relief précédemment ?
Dans un article suggestif, Mark Allan Powell44 dresse l’état de la question
et propose une solution à la difficulté. Selon lui, il faut interpréter le passage de
la façon suivante. Les scribes et les pharisiens sont « assis sur la chaire de
Moïse » dans la mesure où, au premier siècle de notre ère, ils sont en possession
des rouleaux de la Loi et qu’ils sont les seuls à pouvoir les lire en public. Ils sont
donc ceux par qui, nécessairement, on doit passer pour entendre les textes
mêmes de la Loi. Par contre, il ne faut pas se calquer sur leur « faire » qui est

43
Je pense ici à l’ensemble des controverses qui doivent être prises en compte pour affiner
ou nuancer le propos. Mais également à un passage comme 11, 18-20 qui semble proposer une
direction opposée à celle de la radicalisation.
44
Marc Allan POWELL, « Do and Keep What Moses Says (Matthew 23:2-7) », JBL 114, 1995,
p. 419-435.

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à comprendre au sens large d’interprétation. En d’autres termes, le Jésus


matthéen affirme que scribes et pharisiens sont les détenteurs du texte (ils en
possèdent la « lettre » pourrait-on dire), mais qu’ils ne savent pas l’interpréter
(ils n’en font pas ressortir l’« esprit »).
L’exemple des scribes consultés par Hérode en Mt 2, 4-6 peut illustrer cette
hypothèse. Hérode doit en référer aux scribes de Jérusalem pour avoir confirmation
du lieu de naissance du « Roi des juifs » : eux seuls possèdent le texte et le lisent
publiquement. Mais ce savoir scripturaire ne modifie en rien leur attitude : ils
restent immobiles à Jérusalem alors que l’essentiel se passe à Bethléem. Les
scribes lisent le texte, mais ne savent pas l’interpréter. Il faut donc écouter leur

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lecture et faire ce que la lettre du texte exige (ce que font les Mages en 2, 1-12).
Mais il ne faut pas se calquer sur leur « faire », c’est-à-dire sur l’interprétation
qu’ils en proposent (par exemple en Mt 2, 1-12 sur leur immobilisme).
Écouter la lecture que font les scribes et les pharisiens de la Loi ne signifie
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donc pas partager leur compréhension de l’obéissance à ses commandements.


Jésus invite son auditoire à écouter la lecture que scribes et pharisiens font de
la Loi écrite mais pas l’interprétation qu’ils en proposent, interprétation à
laquelle, dans le Sermon sur la montagne et plus largement dans l’ensemble de
la narration, il ne cesse d’opposer la sienne. Cette interprétation trouve un appui
plus en amont dans la narration : en Mt 16, 5-12 le Jésus matthéen mettait déjà
ses disciples en garde contre l’enseignement des « pharisiens et des saddu-
céens45 » (cf. v. 12 : Tote sunêkan hoti ouk eipen prosechein apo tês zumês tôn
artôn alla apo tês didachês tôn farisaiôn kai saddoukaiôn).

CONCLUSION

Si l’Évangile de Matthieu témoigne d’un enracinement profond dans le


judaïsme du premier siècle, différents éléments de la narration laissent cependant
penser qu’il prône un messianisme qu’on peut dire radical. La façon dont
Matthieu envisage l’attitude de Jésus par rapport à la Loi en est une illustration.
Si la Loi reste au cœur de l’univers religieux de Matthieu, ce n’est plus l’obéis-
sance aux commandements qui règle la vie des disciples mais l’enseignement
du Messie qui se caractérise par une logique de l’excès. Cette logique renvoie
l’auditeur de Jésus non pas à des règles générales, mais à sa responsabilité
individuelle en tant que créature devant Dieu et devant son prochain.

45
La petite différence quant à l’identité des adversaires (« scribes et pharisiens » en Mt 23,
« pharisiens et sadducéens » en 16, 5-12) n’est pas décisive sur le point qui nous occupe.

402
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2010/3 OBÉISSANCE À LA LOI ET RADICALISATION DANS LE PREMIER ÉVANGILE

Matthieu développe ce que je propose d’appeler une forme de judéo-


messianisme radical – que l’on appellera plus tard une christologie46. Sans doute
sa réflexion constitue-t-elle un élément important de la reconfiguration d’un
paysage religieux alors en pleine mutation. Au moment où il rédige son récit,
cependant, les frontières ne différencient pas encore les mêmes groupes qu’au
deuxième siècle qui approche. S’il est donc vraisemblablement anachronique
de le qualifier de « chrétien », Matthieu n’en est pas moins en conflit, pour
reprendre l’expression consacrée, avec the synagogue across the street47 d’après
70, un judaïsme dont l’identité pharisienne ne fait guère de doute. C’est que le
référent du premier Évangile s’est déplacé : la colonne vertébrale structurant la

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théologie de Matthieu – et donc son identité religieuse – n’est plus prioritairement
la Loi et l’obéissance aux commandements, mais le Messie et son enseignement.
Un enseignement dont la radicalité deviendra l’objet d’un débat herméneutique
qui n’est pas moins complexe que celui relatif à la Loi. La question que pose
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le discours de Jésus est en effet celle de sa praticabilité. Dans l’histoire de la


théologie chrétienne, une des réponses consistera à interpréter cette radicalisation
comme l’impossibilité d’une auto-justification de l’homme par l’obéissance aux
commandements de la Loi48.
Élian CUVILLIER

46
En ce sens, on peut affirmer avec Daniel MARGUERAT que chez Matthieu, « de bout en bout,
la Loi est pensée à partir de la christologie », « “Pas un iota” », op. cit., p. 166.
47
Graham N. STANTON, A Gospel for a New People. Studies in Matthew, p. 122. L’expression
est habituellement attribuée à Krister STENDAHL, The School of Matthew and its Use of the Old
Testament, Gleerup, Lund, 1954 (Philadelphie, Fortress Press, 19682).
48
Ainsi Martin Luther. Dans une prédication où il commente le cinquième commandement
dans l’interprétation qu’en donne Jésus dans les antithèses, il s’interroge sur ce qu’a voulu dire
Jésus par cette radicalisation du propos. Et il répond : « Il [Jésus] place le but si haut que personne
ne l’atteint. » Il en déduit alors : « Où y a-t-il quelqu’un qui ne se met jamais en colère ? Le
cinquième commandement est interprété là de façon à mener à la mort et dans le feu infernal, et
à ne laisser monter personne au ciel. » Ce commandement ne peut en effet être accompli que
« sous l’ombre de la grâce » (cité d’après François VOUGA, Martin STIEWE, Le Sermon sur la montagne,
op. cit., p. 151).

403

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