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VERS UNE CONFESSION LAÏQUE ?

LA NOUVELLE ADMINISTRATION
ÉTATIQUE DES CORPS
DOMINIQUE MEMMI

don de sperme (1978), don d'embryon (1984), expérimentations sur


Moyens don l'homme de contraceptifs
l'homme (1988),sperme (1988),(1978(1978),
euthanasie à 1999).euthanasie (1967),ans,donl'Éavortement
. depuis trente tat (1978 d'embryon à 1999).. (1975), (1984), depuis don expérimentations d'organes trente ans, (1976), l'État sur
s'est mis à intervenir massivement dans le rapport entre l'individu et.. sa destinée
biologique. En continuant à pénaliser aujourd'hui non le suicide mais l'incitation au
suicide, non la prostitution mais son exploitation financière, l'État montre qu'il s'est
toujours penché avec beaucoup de méticulosité sur ces questions. Cependant, les inter-
ventions juridiques récentes manifestent une intrusion d'une précision sans précédent.
Organes, sang, sperme, cellules, gènes sont désormais sous l'œil du Léviathan.
Objets relativement « ignobles » encore pour la science politique : en raison de la
menace très présente du sens commun et de la normativité en ces matières (la littérature
« bioéthique » en représente souvent un bon exemple), mais aussi de la répugnance à
prendre en compte la dimension biologique du monde social qui, contrairement aux his-
toriens, affecte sociologues et politistes français ', à la différence des auteurs anglo-
saxons et allemands. Elle relève assez bien de la catégorie du « dégoût » évoquée par
Alain Corbin à propos de la dimension physique des massacres en politique 2.
Nous nous proposons ici de surmonter provisoirement cette résistance au profit
de ce que ces évolutions nous enseignent sur l'histoire de l'État et de l'action publique.
Voilà qui exige de refaire un usage, limité, de la notion de « biopolitique » ' comme
sont d'ailleurs obligés de le faire aujourd'hui certains des spécialistes des politiques
de la santé 4. Car ces objets ignobles ont donné lieu pour leur contrôle à des procédures

l.Cf. D. Memmi, «La dimension corporelle de l'activité sociale», introduction à


Sociétés contemporaines, Le corps protestataire , 31, juillet 1998, p. 5-14.
2. A. Corbin, «I massacri nelle guerre civili della Francia (1789-1871)», dans
G. Ranzato (dir.), Guerre fratricide. Le guerre civili in età contemporanea , Turin, Bollati/Bor-
ringhieri, 1994, p. 243 (texte non publié en français).
3. La « biopolitique » désigne pour Michel Foucault l'émergence, dans la deuxième moitié
du 1 8e siècle, de formes de contrôle des populations par l'État qui va progressivement prendre le
pas sur l'emprise « disciplinaire », née, elle, aux 17e et 18e siècles. D'une emprise « individua-
lisante » sur le corps par les disciplines, très attentives au détail, on passe à une emprise
« massifiante » par de nouvelles politiques appuyées sur de nouveaux savoirs (la démographie,
l'hygiène publique, l'urbanisme). Par ailleurs, le pouvoir d'État qui, jusque-là, se traduisait sur-
tout en un « droit de la souveraineté », ce pouvoir de gouverner par la mise à mort ou la grâce,
droit de « faire mourir ou de laisser vivre », se transforme en pouvoir de « majorer la vie » en en
contrôlant « les accidents, les aléas, les déficiences, bref de "faire vivre ou de laisser mourir" »
(cf. notamment M. Foucault, Histoire de la sexualité , vol.l, La volonté de savoir , Paris, Galli-
mard, 1976).
4. B. Jobert, « Les politiques sanitaires et sociales », dans Jean Leca, Madeleine Grawitz
(dir.), Traité de science politique , Paris, PUF, 1985 ; P. Lascoumes, L'éco-pouvoir. Environne-
ments et politiques , Paris, La Découverte, 1994 ; D. Fassin, L'espace politique de la santé.
Essai de généalogie , Paris, PUF, 1996. Cf. aussi P. Lascoumes, « Construction sociale des
risques et contrôle du vivant », Prévenir , 1er semestre 1993.

i
Revue française de science politique , vol. 50, n° 1, février 2000, p. 3-19.
© 2000 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

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fort intéressantes qui permettent d'étudier ce qui se passe aux frontières de V action
publique , là où elle va aller toucher les conduites en apparence les plus privées, en
l'espèce les pratiques corporelles. Ces procédures d'intervention se sont par ailleurs
profondément modifiées depuis trente ans : à côté des modes habituels de commande-
ment politique - directs, visibles, étiquetés comme « publics » et « politiques » -, on
voit ici apparaître ou se multiplier des modes de régulation originaux, indirects ,
cachés , et dont la nature politique ou étatique est volontiers déniée. Voilà qui n'est pas
sans rapport sans doute avec une évolution plus générale de l'action étatique, et qui
permet d'éclairer ses changements sous-jacents par ce qui se passe à ses marges, ainsi
que de tourner le regard vers les bornes floues de l'État contemporain.

PREMIÈRES INTERPRÉTATIONS DISPONIBLES

Comment caractériser brièvement l'évolution dont il est question ? Elle procède


de trois transformations qui ne sont qu'apparemment disjointes : la mise au point de
techniques d'intervention sur la reproduction humaine, le rééquilibrage des pouvoirs
entre hommes et femmes dans la sphère domestique, la mise au point de pratiques per-
mettant la circulation des parties du corps humain. Une histoire qui se fait, en France,
en trois étapes : premiers frémissements au début des années cinquante ; cristallisation
dans le droit et dans les pratiques au cours de la décennie 1965-1975 ; emballement
des pratiques et des dispositifs après cette période.
On se contentera de résumer ici ces évolutions en relevant qu'elles traduisent
notamment le crédit politique accordé par le droit et l'État à une relation spécifique de
l'individu à son corps. Elles manifestent, à première vue, l'idée que le corps et les
fonctions biologiques (= la gestation, la reproduction, l'organe, le corps mort, l'iden-
tité sexuelle, etc.) sont à la disposition de l'individu , les nouvelles pratiques bio-médi-
cales ne constituant que l'avatar le plus récent de cette tendance. Elles accentuent donc
l'idée de malléabilité relative des états et des destins corporels , contre les injonctions
de la nature aggravées par celles de la société. D'une analyse des discours autour de
ces pratiques émergent deux positions. Contre tous ceux qui font de la « vie », de la
biologie, de la nature, une donnée incontestable, le sujet se voit peu à peu réputé apte
à la qualifier et maître du jugement sur ses attributs : il peut se prononcer sur sa
« qualité », sa « dignité », sa « noblesse » ', il peut la qualifier de « bonne » ou
« mauvaise », de wrongful 2, et il est le seul juge de la « détresse » dont elle s'accom-
pagne (pour légitimer le recours à l'avortement, dans la loi de 1975, ou à l'euthanasie
dans la proposition de loi de 1997).
Ce mouvement de fond, par son ampleur, mérite évidemment analyse, mais il
peut inquiéter l'observateur tant cette histoire est récente et risque d'être assiégée
par le sens commun. Et de fait, les analyses sur ce point ont plutôt fait l'objet, à
chaud et parfois encore récemment, d'interprétations normatives : ce qui est apparu
pour les uns comme une « libération » du corps et de la sexualité s'est plutôt imposé
aux autres comme une nouvelle « aliénation » déguisée. Encore aujourd'hui, la

1. Termes empruntés aux propositions d'introduction de l'euthanasie.


2. Wrongful life , birth voire death : termes empruntés notamment aux actions judiciaires
incriminant des médecins ayant fait naître des enfants avec des handicaps : cf. les travaux de
Marcela Iacub sur cette question, notamment dans le colloque « La propriété », décade de
Cerisy-la-Salle, 9-19 juillet 1999 (à paraître).

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liberté exaltée par les uns est condamnée par les autres comme « individualisme »,
voire comme « individualisme possessif » ', la dérive du corps vers l'appropriation
individuelle constituant un leitmotiv de ces discours 2. Une partie de la mouvance
féministe américaine et française s'efforce, par exemple, de récuser aujourd'hui
toute réinterpréation en ce sens des mots d'ordre historique du « notre corps nous
appartient » '
Interprétations à chaud, points de vue toujours engagés, hantise de la dérive
propriétaire : tout cela a sans doute interdit de penser cette évolution de façon synthé-
tique et distanciée, et d'utiliser les cadres théoriques dont nous disposons aujourd'hui
pour ce faire. Détourner le regard de cette dérangeante « liberté » vers les dispositifs
de contrôle qui la contiennent est le plus sûr moyen d'y parvenir.

LA SURVEILLANCE CONTEMPORAINE DES CORPS

Notre regard portera sur deux objets : la latitude donnée à chacun de co


procréation et sa propre mort. Pourquoi porter attention à ces deux pratique
que la naissance et la mort représentent deux importants changements d'ét
par une dissociation possible entre sujet de droit et dimension biologique,
trise de celui-ci sur celle-là menace d'être prise en défaut. Parce que le prem
a été central dans les débats de ces quinze dernières années au sein du Comi
d'éthique et le second, longtemps indicible au Comité, risque bien de prend
du premier en raison d'événements récents 4. Ensuite parce que naissance
deux passages essentiels (au sens de Van Gennep) dans une vie d'homme, j
ment socialisés, et posant le problème de la définition sociale du sujet hum
et en deçà des limites temporelles de la vie, sollicitent une élaboration sy
considérable, dont les remaniements actuels sont dignes d'analyse. Parce q
surtout ces deux thèmes de la naissance et de la mort permettent d'appréhe
les transformations du « biopouvoir » dont parle Michel Foucault et q
notamment dans un réaménagement, nous dit-il, du « faire vivre » et du
mourir ».
La dépénalisation constitue le trait commun le plus évident à ces deux ordr
tiques affectant le rapport de l'individu à son corps. Dépénalisation du re
moyens contraceptifs en 1967, de l'avortement en 1975, du changement de s

1 . Pour une manifestation récente de ce débat entre exaltation de la liberté cor


critique, cf. les travaux sur le transsexualisme.
2. Cf. E. Balibar, R. Castel, Ch. Colliot-Thelene, B. Ogilvié, dans le coll
propriété », cité.
3. Cf. en ce sens les déclarations de G. Fraisse (au colloque « Contraception :
ou liberté ? », Collège de France, 8-9 octobre 1998, et au colloque « La propriété »,
s'efforce d'annoblir ce passé en l'assimilant, anachronisme caractérisé, à l'ém
Y habeas corpus anglais. Car cet individualisme-là serait du côté de la Raison et d
Cf. aussi R. Pollack Petchevsky, « The Body as Property : a Feminist Re-vision », d
ving the New World Order. The Global Politics of Reproduction, Berkeley, Univers
fornia Press, 1995, p. 387 et suiv.
4. Dénonciation en juillet 1998 des euthanasies actives pratiquées par une infirm
août 1998 de celle pratiquée par un médecin, relaxe surprenante de ce dernier par l
l'ordre en septembre 1998, manifeste des 132 en faveur de l'euthanasie ac
janvier 1999... Le manifeste de « désobéissance civile » des 132 qui voudraient
voir pratiquer l'euthanasie fait écho à celui des 122 qui avouaient jadis avoir avorté.

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de l'homosexualité en 1982 ', et dépénalisation réclamée aujourd'hui avec insistance de


l'euthanasie. Le retrait de l'autorité en ces matières se fait par retrait de la sanction et
non par proclamation de droits formels. « La loi Veil comme la loi Neuwirth se bornent
à autoriser des pratiques autrefois prohibées. Celles-ci ne furent envisagées en termes de
droits dont la femme est titulaire que par le juge chargé d'interpréter ce dispositif
juridique », a-t-on ainsi pu faire remarquer, pour attirer l'attention sur la timidité (et la
fragilité juridique) des autorisations accordées 2. Tout se passe comme si l'État ne se per-
mettait plus de venir au secours d'institutions comme la famille, en sanctionnant d'éven-
tuels manquements à leur visée (la reproduction légitime). Au fond, dans cette partie du
droit civil ou du droit de la santé publique, comme dans le droit pénal jadis analysé par
Michel Foucault, il s'agirait moins aujourd'hui de « punir » que de « surveiller ».
Mais à quel type de surveillance avons-nous alors affaire ? Le déplacement du
contrôle étatique de la punition vers la surveillance mène-t-il pour autant à un redé-
ploiement du mode de contrôle de l'État vers un contrôle « disciplinaire » ? Mène-t-il
à cette mise en place et en rang des corps, des gestes, des postures que Michel Foucault
nous a longuement décrite à propos de l'ordre pénal, mais aussi scolaire ? Bien évi-
demment, non : si 80 % des mourants se retrouvent aujourd'hui à l'hôpital, c'est dans
des services dispersés, et les femmes réclamant des moyens contraceptifs ou celles
destinées à avorter, par exemple, ne se trouvent que fugitivement captives des services
hospitaliers... Le contrôle sur l'usage qu'elles feront de leur corps s'opère évidem-
ment à la faveur d'autres procédures.
Si ce contrôle apparaît bien caractérisé par un retrait explicite de l'autorité juri-
dique, il est en effet accompagné par ce que j'appelerais une surveillance « par
l'économie », et un contrôle « par la conformité biographique ». La première nous
intéresse moins que le second, qu'elle contribue cependant à rendre possible. Il faut
donc en dire quelques mots. L'agrément donné aux nouvelles pratiques corporelles se
concrétise en effet par la couverture sociale qui lui est offerte : pour la contraception
(féminine) depuis 1974, pour l'IVG depuis 1982, pour le RU 486, pour l'insémination
artificielle depuis 1978, et pour la fécondation in vitro. Cette prise en charge écono-
mique tend à traduire aujourd'hui le plein effet de la reconnaissance sociale. On a
oublié l'âpreté des débats auxquels elle a donné lieu et la lenteur de son acceptation :
sept ans entre la légalisation de la pratique et sa couverture sociale pour la contraception
- 1967 à 1974 - comme pour l'avortement - de 1975 à 1982. De même, la condamna-
tion de ces prêts d'utérus que constitue la maternité de substitution (« mères
porteuses ») que le Comité consultatif éprouve le besoin d'opérer dès son premier avis,
en 1984, se fait par la proposition de refuser toute reconnaissance juridique (et toute
couverture sociale ?) à une pratique coûteuse. Autre exemple de ce régime de
« surveillance » économique sans punition , le cas de la stérilisation jusqu'en 1994, qui
n'avait jamais donné lieu à aucune poursuite dans le cadre de l'ancien code pénal
lorsqu'elle était pratiquée, mais qui ne bénéficiait d'aucune couverture sociale 3. Inver-
sement, la couverture totale des « soins » palliatifs (qui pourraient pourtant apparaître
comme un entretien de confort), la création d'un « congé d'accompagnement » des

1. Il est mis fin plus exactement à la discrimination pénale liée à l' homosexualité, à l'ini-
tiative de Robert Badinter, alors garde des Sceaux.
2. R. Letteron, Le droit de la procréation , Paris, PUF, 1997 (coll. « Que sais-je ? »).
3. Alors qu'elle aurait concerné plus de 200 000 femmes et de 10 000 hommes en 1982, et
que les demandes de stérilisation féminines continueraient à être de 50 000 par an.
Cf. I. Arnoux, Les droits de l'être humain sur son corps , Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 1994.

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mourants permettant pendant trois mois d'assister les derniers moments d'un proche 1
disent assez que les soins palliatifs représentent aujourd'hui le seul mode de traitement
alternatif de la mort officiellement toléré en France. . .
L'engagement financier de l'État dans ces domaines manifeste la gestion crois-
sante des aléas biologiques par l'État, ou, pour le dire autrement, trahit la définition du
risque biologique comme préoccupation sociale et politique. Cette prise en charge
croissante de ce qui est peu à peu construit comme un risque ou un malheur biolo-
giques inacceptables est précisément ce qui définit pour Michel Foucault l'avènement
de la biopolitique (par comparaison avec l'encadrement disciplinaire), acharnée à faire
multiplier la vie contre les menaces et les risques qui l'entourent. « Risque » d'engen-
drer des êtres non désirés (contraception, stérilisation, diagnostic prénatal, IVG),
« risque » inversement d'être confronté aux obstacles de la stérilité, de l'hypofertilité,
de l'âge (procréation médicalement assistée). Relevant désormais des préoccupations
légitimes de la société, l'aléa biologique en matière de reproduction et de mort appa-
raît assimilable à un malheur, certes « naturel », mais qui mérite d'être pris en compte
par le système assurantiel, au même titre que l'avaient été en leur temps d'autres
entraves physiques , la maladie, l'accident, le vieillissement. L'aléa biologique au sein
du processus procréatif appelle une prestation médico-sociale, accordée en fonction
du principe de l'égalité d'accès devant le service public, et prouvant que la gestion
toujours plus parfaite du « risque » biologique serait bien une des caractéristique de la
« biopolitique » aujourd'hui 2. Un des modes privilégiés d'exercice de la biopolitique
aujourd'hui en ces matières de gestion de reproduction de la vie résiderait donc en une
surveillance assurée grâce à l'exercice de la pourvoyance ou du retrait économiques ,
du va-et-vient de ce qu'il est convenu d'appeler l' État-providence ou l'État social.
Pourvoyance qui n'est pas un vain mot quand on sait que le coût d'une IVG, par
exemple, était au début des années quatre-vingt-dix de 902 francs avec un maximum
de 1 230 francs en cas d'anesthésie générale, ou que celui du RU 486 était alors de
1 407 francs. . . Un sûr chemin a été parcouru, depuis les peines prévues et appliquées
sous Vichy pour les femmes ayant avorté 3 et notre « biopolitique », de la « punition »
vers la « surveillance » financière 4.

UNE INQUISITION BIOGRAPHIQUE

Or retrait de la pénalisation et pourvoyance financière, soutien économique et


agrément juridique ne sont pas accordés sans contrepartie. Pour bénéficier de l'un et
de l'autre, il faut en passer par les instances de l'État, et ceux qui sont devenus ses
représentants en ces matières : les médecins. L'agrément donné à ces pratiques exige
le respect du nombre de procédures de contrôle, d'où la permanence, par exemple, de

1. Loi du 9 juillet 1999.


2. À propos de l'évolution de la notion de risque en matière d'avortement thérapeutique,
cf. J.-F. Mattei, Les droits de la vie , Paris, Odile Jacob, 1996, p. 64 et suiv.
3. Cf. F. Muel-Dreyfus, Vichy et V éternel féminin , Paris, Le Seuil, 1996.
4. Cette évolution vaut aussi pour les usages visuels qui sont faits du corps : l'ancienne
Commission de « contrôle » cinématographique est devenue Commission de « classement »
des films dits « X » (« pornogaphiques ou violents »), et ce sont essentiellement des obstacles
financiers qui sont aujourd'hui opposés à leur programmation (art. 11 de la loi de finance du
30 décembre 1975).

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la pénalisation de l'auto-avortement Consultation et ordonnance médicales, et à


défaut, recours à un centre de planification familiale pour la contraception (loi de
1967), consultation d'un médecin puis d'un centre agréé avec strictes conditions de
délai pour l'avortement (loi de 1982), insertion dans un « contrat médical » avec exa-
mens préliminaires obligatoires pour l'insémination artificielle (texte de 1978), fré-
quentation de centres hospitaliers agréés et conditions de délais encore plus stricts
pour le RU 486. Or comment s'opère la surveillance au sein de ces instances ? Essen-
tiellement grâce à un contrôle de la « conformité biographique », grâce à ce que
d'aucuns appellent déjà le counselling. Conseil assuré par des individus mis en posi-
tion d'experts (médecins, assistants sociaux), il s'agirait d'un contrôle peu autoritaire.
C'est particulièrement clair en ce qui concerne l'IVG pour motif de détresse, puisque
l'évaluation de ce motif incombe à la femme seule, qu'il n'a pas à être vérifié par le
médecin qu'elle doit consulter, ni par ceux qu'elle rencontre lors de l'entretien
« social », ni par l'établissement hospitalier où elle doit pratiquer l'avortement 2. Elle
ne se voit imposer à cette occasion, par des individus éclairés, que des informations
(sur ses futurs droits de mère), des conseils, un dialogue. Et les autres contraintes
apparaissent cohérentes avec celles-ci : des conditions de respect de délais, réputés
propices au temps de latence et de réflexion de cet individu solitaire 3, dûment éclairé
par ces dialogues répétés avec des professionnels. Le contrôle se ferait en tout état de
cause par l'intermédiaire, non de l'exhibition de critères explicites d'acceptabilité des
demandes (le motif de « détresse » ne contenant toujours pas de définition précise),
mais de l'exhibition au cours d'un dialogue, d'un récit biographique , mesuré à l'aune
d'un récit légitime attendu par les experts. Au minimum, passages obligés pour que
l'acte demeure sous contrôle médical et, au plus, occasions de production de discours
légitimes sur le rapport entre soi et son corps, ces confrontations et ces « conseils »
pourraient bien représenter une autre caractéristique de la biopolitique aujourd'hui : il
s'agit d'énoncer, à la demande, les « bonnes raisons » de la pratique.
Le même phénomène commence à se mettre en place autour du mourant. Les pro-
positions des tenants des soins palliatifs et des militants pour l'euthanasie active ont
quelque chose en commun : le souci de se mettre non plus à l'écoute du pouvoir
médical, mais à l'écoute du patient pour recueillir le récit qu'il donnera de sa mort.
Certes, le protocole du recueil du récit varie. Il se fait au chevet du patient, de manière
continue, progressive et par oral, dans les unités de soins palliatifs (SP). Il se fait de
manière ponctuelle, discontinue mais régulièrement répétée, et par écrit (par une
déclaration expresse « de volonté de mourir dans la dignité ») pour les tenants de
l'Association du droit à mourir dans la dignité (ADMD). Certes encore, le récit légi-
time attendu n'est pas le même pour tous. Pour les uns, il s'agit de s'assurer de la cer-
titude de la détermination du patient à mourir, afin de lui fournir les moyens de satis-
faire sa décision, conforme à un type de récit de la mort légitime : la mort dans la
« dignité » se veut une vie non diminuée physiquement, refus cohérent avec les efforts
de la biopolitique d'éliminer les malheurs imposés par la biologie. Destinés dès l'ori-
gine à s'opposer à ce récit de la bonne mort, les soins palliatifs se proposent au
contraire d'amener les patients à parcourir les étapes censément obligatoires permet-
tant d'amener au « bon » rapport à la mort. Après la « négation », la « colère », le

1. L'auto-avortement était sanctionné d'une peine de deux mois, mais « en raison des
circonstances de détresse ou de la personnalité de l'auteur, le tribunal peut ne pas l'appliquer »
(art. 223-12. al. 2). Aujourd'hui. depuis 1994, seule l'aide à l'auto-avortement est poursuivie.
2. Conseil d'État, 30 octobre 1980.
3. Puisque le compagnon n'est pas indispensable à ces entretiens.

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« marchandage », la « dépression », enfin 1'« acceptation » : ce récit de la bonne mort,


soutenu par un argumentaire savant (il a été formalisé jadis par E. Kiibler-Ross) est
demeuré une référence écrasante dans ces services. Dans les deux cas, enfin, un temps
de latence est aménagé à la maturation souveraine des individus : le renouvellement
tous les cinq ans de la demande écrite d'euthanasie, d'ailleurs révocable à tout
moment, fait pendant à la lente réforme intérieure ardemment souhaitée en soins pal-
liatifs.
Mais l'essentiel est que le bon récit soit repris à leur compte par les individus des-
tinés à mourir eux-mêmes. La « déclaration » de l' ADMD n'est qu'une version appli-
quée aux formes de la mort des « dernières volontés du mourant » (d'où sa qualifica-
tion en « testament de vie »). Quant aux usagers des soins palliatifs, ils bénéficient
certes d'un « accompagnement », mais ce sont eux qui « continuent la route », qui par-
courent les « étapes » de ce « cheminement » désirable : autant de termes constam-
ment rencontrés dans cet univers. Les accompagnateurs des soins « palliatifs » se trou-
vent donc placés par rapport à l'usager dans la même position fonctionnelle que ceux
devant lesquels défilent les femmes demandant l'avortement : il s'agit essentiellement
de faire parler et faire émerger la position finale qui doit, raisonnablement, l'emporter.
La lutte contre la douleur, qui contribue à faire la force des SP, peut alors apparaître
comme une nécessaire contrepartie de cette exigence de conformité biographique, car
« il est impossible de parler sereinement à une personne qui souffre », et plus encore
de la faire parler : « Les liens s'établiront lorsque la personne ne souffrira plus » '. Au
total, une imposition réussie d'une version de la mort qui n'est pas toujours passée
inaperçue : « Ils (les spécialistes de ces questions) nous répondaient toujours les
mêmes choses : les textes sacrés du travail de deuil, les stades, la maturation... Et
chacun d'entre nous pouvait se trouver un peu coupable de ne pas effectuer son deuil
de façon correcte » 2.
Les uns (ADMD) s'efforcent donc de « reconnaître un droit à la parole » inu-
suel aux mourants en leur permettant « d'exprimer expressément par écrit leurs
volontés » ' les autres (SP) veulent constamment faire « parler la mort » 4 et le mou-
rant, « parler pour mieux comprendre » 5 et enseigner à « savoir mourir » 6. Bref, le
mode de contrôle social privilégié autour du rapport de l'individu à sa propre mort se

1. Suite : « L'expertise des médecins tend à diminuer la douleur physique. La souffrance


psychologique est certainement la plus difficile à aborder. Elle nécessite de se connaître,
d'échanger et essentiellement d'écouter. Lorsque nous sommes à l'écoute, avec sollicitude, il
devient alors possible au patient de "s'ouvrir" et alors formuler une demande spirituelle ». Il
s'agit de « la faire taire au maximum, au vu de nos connaissances », si l'on veut parvenir à faire
parler les patients : « notre premier devoir, le préalable incontournable, est de prendre en
charge la douleur physique ». Ce travail sur le bon récit face à la mort oppose parfois cruelle-
ment soignants et usagers : « Lorsque nous téléphonons pour confirmer une demande d'admis-
sion (en soins palliatifs), il nous est fréquemment répondu : c'est trop tôt. Dans l'esprit des per-
sonnes, il est trop tôt pour acheminer le patient jusqu'à nous, car il pourrait prendre conscience
qu'il entame la fin de sa vie, ce qu'elles refusent de leur dire. Nous restons dans un non-dit. . . »
(déclarations de Mireille Noury et Michèle Salamagne, dans « Vers une nouvelle approche de
la mort », Conférence-débat à la maison des Arts de Créteil, 21 septembre 1998, ronéot.).
2. Ch. Broqua, F. Loux (dir.), Fin de vie , deuil et mémoire , Paris, CRIPS, 1996.
3. Ch. Montandon-Binet, « Le testament de la vie », dans Ch. Montandon-Binet,
A. Montandon (dir.), Savoir mourir, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 277-278.
4. Pour reprendre le titre d'un ouvrage récent, l'ouvrage du père Léon Burdin, jésuite,
aumônier de l'Institut Gustave Roussy à Villejuif.
5. Cf. « Parler pour mieux comprendre » ou « La mort est-elle un sujet dont on parle ? »,
Passage , 4, automne 1997, p. 1 et 4.
6. Titre de l'ouvrage dirigé par Ch. Montandon-Binet et A. Montandon, op. cit.

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fait en sollicitant et traquant le récit produit par celui-ci dans une gamme de récits édi-
fiants concurrents (héroïsme de l'instant pour les partisans de l'ADMD, héroïsme
dans la durée pour ceux des SP), à l'instar de ceux qu'on retrouve si souvent dès que
la mort vient à être évoquée dans les textes demi-savants
Notre analyse est-elle généralisable à d'autres modalités du rapport de l'individu
à son corps ? Elle vaut, par exemple, pour les procédures de changement de sexe. Le
récent revirement de la Cour de cassation en faveur de cette pratique (1992) repose sur
le souci de reconnaître du moins partiellement « au transsexuel un statut social
conforme au sexe qu'il souhaite avoir ». Quant aux juges de fond, ils ont depuis plus
longtemps (1976) accordé le changement d'état civil « au nom d'une prévalence du
sexe psychologique étayée par un diagnostic d'expert » 2. C'est là cautionner le seul
fondement actuel de la demande faite au médecin, puis au juge : elle réside dans la
subjectivité souveraine du transsexuel, sa certitude d'être de l'autre sexe en dépit de
toutes les apparences biologiques. Comment attester de l'authenticité d'une donnée
aussi subjective, voire indécidable rationnellement ? Qu'est-ce qui rend les « trans-
sexuels suffisamment convaincants » ? 3. Aux yeux du juge, ce sont désormais en forte
part les médecins. Et les médecins, placés, là encore, au centre du dispositif de sur-
veillance, décident de fait et bricolent : ainsi le docteur Cordier, à l'hôpital Foch, avant
de procéder aux opérations réclamées, exige un temps de maturation de deux ans, au
cours desquels le sujet doit avoir persisté dans sa certitude intérieure. Il y a là encore,
à l'intention du patient et à l'initiative du médecin, une demande de production
discursive légitime.
On ne s'étonnera donc pas qu'en ce domaine la normalisation tende à s'exercer
souvent par la disqualification discursive de certaines pratiques, renvoyées à la marge
d'un modèle plus ou moins explicite. Pour reprendre le cas de la procréation, la dépré-
ciation s'opère tantôt par exclusion discursive et taxinomique : c'est le cas de la stéri-
lisation, souvent non considérée par les démographes français comme devant être
comptée parmi les méthodes « contraceptives », contrairement à ce qui se passe aux
États-Unis 4. C'est le cas de l'avortement qui tend à apparaître en France comme une
contraception « râtée ». La dépréciation (ou l'appréciation) s'opère aussi à la faveur
de véritables joutes lexicales : ainsi pour la pratique la plus contestée, qui consiste à
engendrer un enfant pour autrui, on parlera tantôt de « prêt d'utérus », de « mères
porteuses », de « mères prêteuses », de « mères d'accueil », de « mères de substitu-
tion », de « mères de remplacement », de « location d'utérus » ou de « maternité pour
autrui ». La réexhumation du terme « éthique », noble et valorisant, et l'énorme pro-
duction de discours qui l'accompagne sont exemplaires de cette entreprise de norma-
lisation discursive.

1. Cf. M. de Hennezel, La mort intime , Paris, Laffont, 1995 ; L. Burdin, Parler la mort.
Des mots pour la vivre, Paris, Desclée de Brou wer, 1997. Et dans des supports plus savants :
Ch. Biot, « Les transformations du rituel catholique », Ethnologie française , 28, 1998, p. 51 ;
D. Silvestre, « Qui sont les professionnels de la mort ? », dans M. Bacqué (dir.), Mourir
aujourd'hui , Paris, Odile Jacob, 1997, p. 49 et suiv.
2. D. Salas, Sujet de chair et sujet de droit : la justice face au trans sexualisme, Paris, PUF,
1994, p. 59 et 61.
3 .Ibid., p. 51.
4. Inversement, cf. l'extension de la catégorie d'avortement « thérapeutique », dans
J.-F. Mattei, Les droits de la vie , op. cit.

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INFLÉCHISSEMENT DE LA BIOPOLITIQUE
ET/OU PROCESSUS D' INDIVIDUATION ?

On voit donc confirmée l'inadéquation de l'approche foucaltienne « anc


manière » (par les « disciplines ») pour comprendre l'évolution en œuvre depu
décennie 1965-1975. Ce contrôle discursif autour de pratiques autorisées resse
évidemment davantage, plutôt qu'à un contrôle « disciplinaire », au contr
l'aveu et la confession qu'analyse plus tardivement Michel Foucault dans son H
de la sexualité '. Ce n'est sans doute pas un hasard. Les déplacements intel
opérés par Michel Foucault, précisément dans ces années-là, pourraient tradui
images décalées, réfractées dans une œuvre, du nouveau type de contrôle social
met alors en place : il s'agit de la démarche par laquelle il délaisse l'arsen
« disciplines » dressées autour du corps humain (analysées encore, en 1975 dan
veiller et punir 2) au profit de l'avènement d'un « souci de soi » généralisé, d'un
trise équilibrée de 1'« usage des plaisirs » du corps (pour reprendre les titres de
derniers ouvrages de Michel Foucault, neuf ans après Surveiller et punir , en 1
Mais c'est une approche que Michel Foucault a curieusement réservée à l'
de... la philosophie antique. Or le mode de contrôle des usages du corps pa
nomie ou par la conformité biographique qui se mettaient en place au momen
Michel Foucault écrit ses derniers textes ont en effet ceci en commun qu'ils dé
à l'agent social le « choix » de recourir ou non aux soins convoités pour p
passe à travers quelques fourches caudines, économiques et discursives. Entre
des plaisirs » et « souci de soi », il devient en quelque sorte le dépositaire princi
la surveillance de son corps, de ses usages socialement autorisés, tout en deme
dûment entouré d'un halo de sanctions diffuses.
De même l'évolution historique qui nous intéresse ne paraît pas être aisément
intégrable dans l'histoire des transformations du « biopouvoir » que propose Michel
Foucault (sauf ce que nous avons dit de la gestion des aléas biologiques). Ensemble
de mécanismes « régulateurs », assurés par l'État, et apparus surtout dans la deuxième
moitié du 18e siècle, la biopolitique , qui « n'exclut pas la technique disciplinaire mais
qui l'emboîte, qui l'intègre, qui la modifie partiellement et qui surtout va l'uti-
liser. . . », voit son évolution caractérisée par le fait que l'ancien pouvoir de souverai-
neté consistant à faire mourir ou à laisser vivre laisse la place à une action politique
visant essentiellement à « faire vivre » et à « laisser mourir ». Mais Michel Foucault
s'attache alors davantage à décrire le souci de multiplier la « vie », d'enrayer, com-
battre ou compenser ce qui l'entrave, et ne nous dit pas grand-chose des modes de
contrôle des usages des corps dont cet effort peut s'accompagner 4. Or il nous revient
d'interpréter un autre ordre de phénomènes, sans doute moins facile à percevoir de son
vivant : une délégation apparente au citoyen du droit de vivre ou pas, de « faire vivre »
et de « laisser vivre » (ou pas = avortement), et de se « laisser mourir », voire de se
« faire mourir » (ou pas = euthanasie).

1. M. Foucault, Histoire de la sexualité , 3 vol., Paris, Gallimard, 1976-1984.


2. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975.
3. Le tournant d'ensemble se situe en fait entre 1975 et 1976, attesté, en 1976, à la fois par
le premier tome de Y Histoire de la sexualité , op. cit., et le cours qui en reprend la conclusion :
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976) (publié à Paris, Galli-
mard/Le Seuil, 1997).
4. M. Foucault, « Il faut défendre la société », ibid., p. 41.

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C'est donc à un autre auteur, Norbert Elias, qu'il faut emprunter un cadre d'inter-
prétation pour comprendre ce qui est en œuvre depuis trente ans en ces matières. Un
trait commun de l'évolution contemporaine du rapport à la naissance et à la mort est
l'idéal de maîtrise qui les sous-tend. « Avoir un enfant si je veux, quand je veux »,
affirmer le droit de mourir en son heure, (ou décider de son sexe contre les apparences
biologiques), c'est accepter l'idée d'un contrôle du sujet sur son destin corporel.
« Contrôle » des naissances, « programmation des naissances », « planning fami-
lial » : la banalisation aujourd'hui de ces termes fait oublier la force de l'idéal de
maîtrise qu'ils véhiculent dans le domaine de la procréation. La disqualification de
l'avortement, et plus encore, l'argumentaire dont elle s'accompagne le plus souvent,
constitue un indice supplémentaire de l'évolution en cours : l'avortement, surtout à
répétition, c'est l'échec de la contraception, du contrôle raisonnable du désir
d'enfant, c'est un désir d'enfant mal « contrôlé », mal « programmé ». Éloquent
encore le récent colloque international consacré à la reproduction humaine : on a pu
y entendre des représentants de l'État, Bernard Kouchner, Martine Aubry, ainsi
qu'une représentante historique du féminisme français, Geneviève Fraisse, commu-
nier dans le souhait de voir favoriser l'accès à toutes les méthodes de contraception,
quel qu'en soit le prix, afin que les femmes soient en situation de choix souverain face
à cette gamme , décourager l'avortement comme mauvaise méthode contraceptive, et
adhérer avec l'ensemble des participants (une psychanalyste exceptée ') au réquisit
d'un contraceptif parfait, sans risque, assurant un contrôle total et une maîtrise
absolue de l'aléa.
Les professionnels de la psychanalyse tout autant que ceux de la démographie
internationale 2, l'attestent : en un siècle, servi par la mise au point contemporaine
moyens contraceptifs et la procréation artificielle, l'autocontrôlé de la conception s
tant vu promu au rang d'idéal qu'il provoque sur le plan individuel comme sur le pl
national, des effets de « cliquet » difficiles à enrayer. Si l'avènement des techniques p
créatives signale donc sans doute un accroissement du triomphe de la ratio de l'hom
de science sur la nature, ce qui nous importe ici, c'est qu'il s'accompagne d'une délég
tion de cette ratio, sous la forme raisonnante et raisonnable, au citoyen ordinaire.
Mais surtout, ce qui est en œuvre ici, ce n'est pas tant l'avènement de cet idéal
maîtrise dans les pratiques que sa reconnaissance institutionnelle et étatique. L'aut
contrôle procréatif, introduit par bricolage dans le secret des alcôves et des conse
familiaux, assure le lent triomphe du malthusianisme depuis la fin du 18e siècle. Ent
les deux guerres, il n'existe ni pilule ni stérilet, mais les taux de fécondité en Euro
sont si bas que, s'ils s'étaient maintenus, la croissance démographique aurait été nég
tive (0,9 pour la France pour 0,8 pour la Grande-Bretagne, par exemple). D'où les pr
occupations d'un Beveridge par exemple, dont une étude en 1925 montre que ce s
les moyens contraceptifs spontanés qui se sont améliorés depuis la fin du 19e siècle
Mais à cela succède la reconnaissance publique de la légitimité de ces pratiques, (et
mise au point des méthodes contraceptives nouvelles) au nom d'un droit à contrôl
sa procréation. Un chiffre éloquent : on a pu estimer qu'en 1952, 1 % des États pra
quaient officiellement le planning familial, contre 55 % en 1974 et 96 % en 1991

1 . Exception significative, cf. infra.


2. G. Delaisi de Parseval attire l'attention sur les difficultés des patientes en analyse
cesser la contraception. Un démographe anglais a pour sa part attiré le regard, dès 1950, sur
fait que 1' hypo- fécondité est beaucoup plus difficile à combattre que l' hyper-fécondité. C
loque, « Contraception : contrainte ou liberté ? », cité.
3. Ibid.

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une analyse des grandes conférences internationales consacrées à cette question 1


semble l'attester : ce qui se faisait alors volontiers au nom de la régulation de la démo-
graphie nationale tend à se justifier de plus en plus au nom du contrôle par les indi-
vidus de leur reproduction 2. Trait guère pris en compte par l'analyse foucaltienne,
l'autocontrôlé de la procréation, légitimé par l'État, apparaît caractériser massivement
la biopolitique contemporaine.
De même, apparaît frappante la progression du désir de contrôler sa mort, et les
conditions dans lesquelles elle va s'effectuer. Cette forme d'euthanasie est d'ailleurs élo-
quemment qualifiée d'« active » par ses défenseurs, par comparaison avec l'euthanasie
« passive », décision, laissée à la seule appréciation des médecins, de mettre fin à
l'acharnement thérapeutique. Les propositions de réglementation en faveur de l'eutha-
nasie présentées à ce jour traduisent avec éclat cet idéal d'autocontrôlé. On y retrouve
un sujet réputé supérieur à son destin biologique (« l'homme est avant toute chose un
être doué d'intelligence et non un être de chair. . . et capable d'envisager en son âme et
conscience sa destinée » 3), apte à qualifier souverainement des attributs de la vie (« c'est
moi, et moi seul, qui suis juge de la qualité de mon existence 4), la supériorité de cet indi-
vidu reposant sur sa conscience : « Considérant que le fonctionnement cérébral déter-
mine le niveau de conscience et que le niveau de conscience définit l'être humain. . . » 5.
Autre indice susceptible de trahir la même évolution : il s'agit de la très sensible
progression du taux de crémation, (qui connaît une augmentation moyenne de 18 %
depuis le début des années quatre-vingt), mais aussi de la dispersion des cendres dans
la nature, ou dans cette nature à peine aménagée que sont les « Jardins du souvenir »..
Au-delà du souci de ne pas obliger les proches, post mortem , à un rôle social contrai-
gnant (visites aux cimetières), les motivations alléguées pour la crémation semblent
renvoyer au souci de maîtriser le processus biologique d'anéantissement en empê-
chant la lente dégradation de la matière dont il s'accompagne 6, ce qui serait cohérent
avec la progression simultanée des soins de thanatopraxie, eux aussi apparus en
France (1963) puis institutionnalisés (1976) pendant la décennie évoquée plus
haut... 7. Construction rapide des crématoriums depuis le début des années soixante-
dix, reconnaissance des soins de thanatopraxie en 1976 : autant d'évolutions, encore,
qui se sont vu cautionner par l'État. Entreprise d'autocontrôlé sur la mort, donc, qui

1. Bucarest, 1982, Mexico, 1984, Genève, 1993, Le Caire, 1994.


2. Quel que soit le handicap que cet idéal représente pour les politiques démographiques.
3. Proposition de loi relative au droit de vivre sa mort, présentée au Sénat par H. Caillavet,
6 avril 1978.
4. Propositions de loi « tendant à rendre licite la déclaration de volonté de mourir dans la
dignité », déposées au Sénat et à l'Assemblée, respectivement : 18 mai 1989 et 26 octobre
1989.
5. Proposition de résolution sur l'assistance aux mourants, Parlement européen, 30 avril
1991. On comprend mieux dans cette perspective le sens de la rédéfinition contemporaine de la
mort par la mort cérébrale. . .
6. Il s'agirait pour « un être réfléchi, parfaitement conscient de sa destinée finale et suffi-
samment lucide pour examiner le devenir de sa propre matière » de refuser « non pas tant la
mort en elle-même que la dégradation, la déchéance, la marche vers l'entropie » (A. Barrau,
« De la "bonne mort" à la "belle mort" : évolution d'un rituel et d'une socialisation », dans
Ch. Montandon-Binet, A. Montandon (dir.), Savoir mourir , op. cit., p. 208-209). On renvoie à
ce texte pour toutes les données qui précèdent sur les usages du cadavre. Cf. aussi J. D. Urbain,
« Mort traquée, mort tracée. Culte des morts, crémation, sida », Ethnologie française , 28, 1998,
p. 43 et suiv..
7. La progression de ces « soins » visant à prolonger la conservation des cadavres est de 7
à 10 % par an, 30 % des défunts environ en bénéficiant à la fin des années quatre-vingt-dix
(A. Barrau, « De la "bonne mort" à la "belle mort". . . », cité).

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peut prendre parfois, en dehors de l'Hexagone, des formes particulièrement élo-


quentes : un centre s'est créé en Grande-Bretagne pour apprendre, grâce à des
« infirmières-sages-femmes » pour mourants, à « explorer sa propre mort », à
« élargir sa vue » en la regardant. Ce Centre de la mort naturelle propose aussi des
guides pratiques de l'enterrement avec cercueils à construire soi-même pour
850 francs environ

UN CHANGEMENT DANS L'ORDRE


DES REPRÉSENTATIONS

Plutôt que de parler d'individualisme, comme on l'a fait plus haut, on parlera
alors plus volontiers, avec Norbert Elias, de processus ď individuation, assorti d'une
modification du mode de contrôle sur les usages du corps. Plutôt que de magnifier, ou
de déplorer, la liberté croissante de l'individu et la prudente réserve de l'État en ces
matières, il s'agit alors d'examiner avec un peu de précision la nouvelle configuration
qui organise leurs rapports. Il renvoie en fait à une délégation aux agents sociaux, via
un processus d'autocontrôlé dûment encadré, du souci de contrôler les « excès » dans
ce domaine. L'accroissement massif au 20e siècle du pouvoir social des femmes sur la
reproduction, mais sous surveillance médicale, cette « conquête du féminisme » peu-
vent alors être réinterprétés par une remise en contexte : celui d'un autocontrôle cor-
porel, étatiquement organisé, qui délègue à l'individu le plus directement concerné le
soin d'user raisonnablement de son corps.
Ce qu'on voit apparaître ici au total, c'est la coexistence de trois phénomènes qui
ne sont qu'apparemment contradictoires entre eux : la montée de l'autocontrôlé
comme idéal, son encouragement mais aussi son encadrement par les instances repré-
sentatives de l'État, enfin l'avènement d'un sujet triomphant , curieusement encouragé
par les dispositifs de contrôle eux-mêmes. Car l'individu qui s'y dessine apparaît for-
tement doté. Apte, donc, à décider de son destin corporel, ce sujet se voit nanti d'une
subjectivité méritant toute l'attention possible car capable d'engendrer (après mûres
délibérations !), des certitudes légitimes. Il est nanti d'une ratio, non savante, mais rai-
sonnante et raisonnable, délibératrice, apte à l'évaluation (pour produire les attributs
de la vie, « bonne » ou « mauvaise », wrongful ou « digne »), voire au calcul (quant
aux coûts et bénéfices d'engendrer, de laisser vivre, de mourir, voire d'être né avec tel
ou tel handicap ou tel sexe biologique). Sa force réside dans un lieu de son être, le cer-
veau, et dans une instance de celui-ci, sa conscience, dûment sollicitée dans les
demandes d'avortement, et bientôt, ďeuthanásie : car elle est présumée capable d'être
éclairée en recueillant informations et conseils utiles à sa délibération solitaire. Le
soupçon du rôle de l'inconscient, de l'irrationnel, c'est-à-dire de ce qui échappe à
l'autocontrôlé, est écarté de ce dispositif.
Or la coexistence de ces trois phénomènes apparemment contradictoires est
congruente avec l'interprétation de Norbert Elias, en ce qu'avec la représentation du
« sujet-roi » notamment, nous sommes avant tout dans Vordre des représentations ,
fussent-elles opérantes. Il faut en effet se débarrasser ici de l'opposition simple indi-
vidu/État. La problématique, fermement défendue par Elias dans La société des
individus 2, vise à rendre impossible de penser l'un sans l'autre, ou plus exactement la

1. L. V. Thomas, « Grandeur et misère des soins palliatifs », dans Ch. Montandon-Binet,


A. Montandon (dir.), Savoir mourir, op. cit.. p. 193.
2. N. Elias, La société des individus , Paris, Fayard, 1991.

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représentation de l'État sans la représentation de l'individu, et vise à mettre en valeur


un état, historiquement situé, de V appréhension par les agents sociaux eux-mêmes
(comme d'ailleurs par les représentant de l'État) de leur autonomie et du rapport
« nous/je ». C'est cette représentation qui renverrait à un certain état de développe-
ment de l'État. La maîtrise plus grande volontiers abandonnée à l'individu quant à la
détermination de son destin biologique, la caution donnée dans les dispositifs eux-
mêmes à l'image d'une conscience souveraine marquent avant tout une extension
vécue et proclamée (« avoir un enfant si je veux ») de la sphère du « je » par rapport
à celle de l'institution. Cette « liberté » proclamée au-delà du contrôle représente une
information en soi, qui ne saurait être analysée séparément de l'état du fonctionnement
de l'État '.
L'étape contemporaine du processus ď individuation apparaît alors comme un
produit de l'État moderne : c'est un processus par lequel les agents sociaux intério-
risent les discours de l'État plutôt que de les subir sous forme de sanctions juri-
diques imposées à des pratiques déviantes. Ils peuvent d'ailleurs se contenter d'une
adhésion minimale, purement discursive, leur permettant d'être capables de les
produire au moment voulu (il suffit d'assister à une demande d'avortement ou une
procédure de conciliation de divorce, pour s'en convaincre). Le seul contrôle qui
importe alors, c'est celui par lequel sont encadrés les discours que les « je » pro-
duisent sur eux-mêmes. La règle explicite, accompagnée de sanctions, tend à
laisser la place à une autorégulation, mais accompagnée d'argumentaires attendus.
La police des corps tourne à une police des récits. Déplacement congruent avec
une évolution plus générale et double depuis la fin des années soixante : ce qu'on
a appelé le retour du récit, de l'Histoire, du biographique et de l'autobiographique
(et, au-delà, du sujet) 2, et la mise en place, par ailleurs, à la fin de la période qui
nous intéresse, dans un certain nombre d'enceintes disciplinées, notamment à
l'école, de procédures à la fois d'« autodiscipline » et d'autocontrôlé de ses propres
rendements.
La tendance à la maîtrise sur son corps, tout ou parties, ne serait donc qu'une
manifestation parmi d'autres, un lieu de cristallisation, de ce processus ď individua-
tion assorti d'une progression de l'autocontrôlé individuel, qui - bémol par rapport à
l'analyse de N.Elias -prendrait ici surtout la forme de capacités symboliques
particulières : celles qui permettent de reproduire des argumentaires raisonnables et
attendus. C'est ainsi que l'analyse foucaltienne « dernière manière » (celle qui scrute
le contrôle par l'aveu) peut être englobée dans une version de la thèse éliasienne qui
prendrait en compte le rôle crucial joué aujourd'hui, dans l'accroissement historique
de 1'« autocontrôle », par des procédures d'aveu très particulières : à savoir la

1 . Pour reprendre le résumé proposé par Roger Chartier dans sa préface à La société des
individus , Norbert Elias y avance que « la conception d'un moi séparé et autonome, qui pose le
monde social comme lui étant extérieur voire hostile, est née dans un stade particulier du pro-
cessus de civilisation, celle qui exige une plus grande sévérité dans "la commande du compor-
tement individuel" et un rigoureux autocontrôle des conduites publiques ». Ou inversement, il
établit que « l'intériorisation des mécanismes de régulation et de censure des affects, des pul-
sions et des émotions, institue dans les individus un dispositif ou une instance de contrôle, dési-
gnés comme la "conscience" ou la "raison". S'instaure ainsi une dualité fondamentale entre le
sujet et le monde, pensés comme deux individus séparés » (p. 17 et p. 19).
2. Prise de parole que M. de Certeau oblige à faire remonter à Mai 68 : M. de Certeau, La
prise de parole , et autres écrits politiques , Paris, Le Seuil, 1994 (coll. « Points »). Cf. aussi
B. Pudal, « Du biographique entre "science" et "fiction" », Politi: t, 27, « La biographie »,
3e trim. 1994, p. 5 et suiv.

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demande faite aux agents sociaux d'adhérer aux seuls récits de la pratique qui pourront
être légitimés par l'État. On peut aussi le dire autrement. Pour comprendre véritable-
ment ce qui est en œuvre depuis trente ans, il faut, en fait, réunir les deux pans du dis-
positif interprétatif dressé à la fin de son œuvre par Michel Foucault : celui, apparu en
1976, qui s'intéresse à l'aveu et celui, apparu en 1984, qui se penche sur la délégation
aux « individus » antiques du « souci de soi » et d'un usage « autocontrôlé » des plai-
sirs.

Il faut pour finir relativiser notre proposition de lecture, suivant d'ailleurs en cela
Norbert Elias et Michel Foucault. Après avoir analysé dans ses premiers travaux
l'autocontrôlé comme une réalité, le premier auteur met en avant par la suite, on l'a
dit, l'importance des représentations de la sphère du « je ». Le sujet roi, voire l'auto-
contrôlé tendent alors à apparaître autant comme des propriétés devenues idéales du
sujet que comme des réalités. Il faut, avec le second auteur, ne pas radicaliser le pou-
voir de rupture ou d'efficacité du dispositif de contrôle que nous venons d'analyser.
Son efficacité : en raison de notre difficulté à évaluer l'effet produit sur les convictions
et les pratiques par la récitation obligée des récits attendus (le trop grand crédit accordé
aux seuls discours se trouvant précisément la critique la plus souvent faite à l'analyse
foucaltienne). Ses effets de rupture : ils sont indéniables, mais le droit continue à
exercer son magistère sur bien des pratiques (cf. les trois lois « bioéthiques » de
juillet 1994) '. Nous avons plutôt affaire à un emboîtement des dispositifs de contrôle
(sanctions juridiques, disqualification morale, contrôle des récits par les profession-
nels du soin), à un continuum de procédures de normalisation, sur lequel Michel
Foucault a lui-même attiré l'attention.

UNE CONFIRMATION RÉCENTE :


LA NORMALISATION BIOÉTHIQUE

La normalisation éthique peut apparaître alors comme une forme particulièrement


aboutie de ce mode de contrôle des usages sociaux du corps humain.
La régulation « bioéthique » confirme d'abord la tendance à la dépénalisation du
rapport au corps. Les sanctions juridiques cèdent devant les « sanctions diffuses »,
pour reprendre une célèbre distinction introduite par Émile Durkheim : les impératifs
juridiques devant les interdits moraux. Ainsi l'institution gardienne de la bioéthique,
le Comité national d'éthique, ne peut produire que des avis. Elle se présente elle-
même avec insistance, par la voix officielle de son président et celle de chacun de ses
membres, comme dénuée de toute autorité autre que « morale » (donc : ni politique ni
juridique) 2. Par ailleurs, un des traits constants de la « bioéthique » et du Comité
national d'éthique chargé de la formaliser, c'est l'insistance avec laquelle on lui refuse
(de l'intérieur même du Comité national et sous l'influence de ses propres membres)
tout caractère autoritaire : et dans ses effets (il n'aurait qu'une autorité « morale »), et
dans son mode d'élaboration (il est le produit d'un « dialogue », d'un « échange »
dans un « forum », suivi d'un consensus). Il y a un glissement dans ce milieu entre

1 . Quid , par exemple, de la sanction décidée dans cette loi contre les opérateurs des mater-
nités de substitution ?
2. C'est la question de notre enquête sur le Comité qui a reçu la réponse la plus
homogène : pout tout ce qui suit, cf. D. Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère
bioéthique , Paris, Éditions de l'EHESS, 1996.

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La nouvelle administration étatique des corps

l'autorité de « la » morale, qui, comme celle de la politique, serait à proscrire en ces


matières, parce que trop ferme et trop « impérative » et 1'« autorité morale », qui
serait, elle, désirable, parce qu'elle se « conjugue à l'interrogatif »
Corollaire de cette résistance à 1'« autoritarisme » juridique ou politique : il est
constamment question d'« autocontrôle » en ces brûlantes matières... Celui-ci est
réclamé aux « propriétaires » des corps, comme aux professionnels appelés à les
manipuler. Il est un leitmotiv dans ces enceintes, et notamment chez les juristes : une
réglementation autoritaire n'aurait pas d'effet. D'où, par exemple, le refus d'appeler
à une condamnation juridique des pratiques de mères porteuses, dans le premier avis
du CCNE, en 1984. L'avis éthique constitue une ardente obligation à l'autocontrôlé.
L'« éthique » se présente, contrairement au droit, comme un mode de régulation fabri-
quée entre professionnels (et ce, qu'il s'agisse d'ailleurs d'« éthique de l'entreprise »
ou d'« éthique du journalisme »...) s'efforçant de s'autocontrôler, grâce à des règles
collectivement consenties. L'insistance est très grande dans ces enceintes où se fait
pourtant la préconstruction du droit, sur le fait qu'elle serait à la fois non autoritaire
dans son élaboration (comme produit de discussions, de dialogue, de consensus) et
dans ses effets (elle ne viserait qu'à l'autocontrôlé des individus face à leur corps, et
des praticiens face à ce dernier).
Enfin, l'organisation de l'espace des colloques consacrés à la bioéthique, en ren-
voyant l'opinion (= le public) et ses représentants (= hommes politiques, porte-parole
d'associations) dans leurs marges, confirme la primauté du savoir dans cette entre-
prise. L'Etat sera tout simplement « éclairé » par un savoir professionnel ou discipli-
naire, qui n'est pas un savoir d'État, un savoir sur les sciences du gouvernement. Le
counselling , le dialogue éclairant avec les hommes de l'art est donc promu comme
moyen de gestion des affaires publiques, comme il l'est des affaires privées, en ces
affaires d'usages sociaux des corps. L'invocation de la « sagesse », la revalorisation
de la « prudence », l'attirance pour une « science de la morale », pourraient bien être
homologues aux conseils et à l'écoute éclairée dont on accompagne celles qui avortent
et ceux qui meurent, crédités de la capacité à l'autocontrôlé 2. L'un et l'autre phéno-
mène signaleraient la même chose : l'intériorisation croissante de la « ratio » dans la
pratique sociale, raison raisonnable ici, raisonnante et savante là, selon les instances
de décision dont il s'agit.

**

L'avènement d'un autocontrôle par intériorisation des récits légi


dûment organisé par l'État, et paradoxalement associé au culte d'un suje
et vécu comme maître de ses déterminations biologiques, nous semb

1. « L'éthique ne se décrète pas », proclame le Comité national dans un rapp


à la création de comités d'éthique locaux. Suite : « Sa formulation est un é
réflexion collective et individuelle, une invitation aux questions, une incitation à
Elle ne saurait être imposée » (« Deux dossiers du Comité national d'éthique »,
novembre 1988), ou encore : « [Le Comité] a un pouvoir non pas juridique, mai
que lui donnerait la valeur de ses avis (J. Bernard, « Le Comité consultatif nati
Rencontre avec le professeur Jean Bernard », Catéchèse , 98, janvier 1985, p. 7
« Le seul pouvoir de notre comité est un pouvoir moral. . . Les lois doivent être a
breuses que possible » (J. Bernard, entretien accordé au Dr Escoffier Lambiott
6 décembre 1984).
2. Au même titre, par exemple, que ces patients, à qui l'on confie, à l'hôpit
s'administrer « raisonnablement » les analgésiques grâce aux pompes à morphin

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Dominique Memmi

signaler une modification de « configuration » au sens éliasien du terme. Il resterait à


vérifier un peu plus sytématiquement si les pratiques de la naissance et de la mort sont
bien prises dans une évolution de l'administration générale des usages sociaux du
corps.
Il resterait aussi à faire la part, dans une recherche plus ample des causalités
possibles de cette évolution, à ce qui revient à des transformations aussi profondes
que la scolarisation et la sécularisation de ces cinquante dernières années. Car la
condamnation dans les enceintes éthiques de 1'« ancienne» morale, héritage
« autoritaire » de l'enseignement primaire, au profit de 1'« éthique », depuis peu
enseigné dans le secondaire et à l'université signale avec éclat la même chose : l'avè-
nement d'un contrôle social plus sophistiqué, et réclamant un niveau scolaire et
culturel supérieur, en ce qu'il repose sur l'intériorisation plus ou moins réussie des
bons récits sur la pratique Quant au contrôle des corps par l'aveu et la production
des récits légitimes, il n'est pas entièrement neuf : il a été dûment pratiqué par l'Église.
Ce qui est significatif ici, c'est sa sécularisation, au profit par ailleurs de spécialistes
du corps et non de l'âme, de médecins et non de psychologues 2. Ils font office de nou-
veaux clercs, au moment où le discrédit porté sur les anciens s'est trouvé accéléré en
raison, notamment... de leur conservatisme sur ces mêmes matières. Une des contre-
parties de la sécularisation accélérée intervenue depuis un siècle dans le contrôle des
conduites privées pourrait bien être la récupération, par l'État, de techniques ecclé-
siales de gouvernement des hommes qui avaient jadis fait leurs preuves.

Dominique Memmi est chercheur au CNRS. Elle est l'auteur de « L'engagement


politique », dans Jean Leca, Madeleine Grawitz (dir.), Traité de science politique ,
Paris, PUF, 1985, tome 3, chap. 5 ; Du récit en politique , Paris, Presses de Sciences
Po, 1986 ; « Savants et maîtres à penser : la fabrication d'une morale de la procréation
artificielle », Actes de la recherche en sciences sociales, 76-77, mars 1989, p. 82-103 ;
et de « Public/privé », dans Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie
du droit , Paris, LGDJ, 1993. Elle a publié récemment Les gardiens du corps. Dix ans
de magistère bioéthique, Paris, Éditions de l'EHESS, 1996 ; « La dimension corpo-
relle de la vie sociale et politique » et « Le corps protestataire aujourd'hui », dans Le
corps protestataire t numéro spécial co-dirigé de Sociétés contemporaines, 31, juillet
1998 ; et « Éthique », dans Dictionnaire des idées politiques, Paris, Les Éditions de
l'Atelier, 2000. Ses thèmes de recherche actuels portent sur la biopolitique contempo-

1. Écoutons Michèle Sellier, inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien recteur


d'académie, et membre du Comité national d'éthique. Dans le rapport sur l'enseignement de
l'éthique dont elle fut le maître d'œuvre à l'intention du Comité, la morale sert de faire-valoir
systématique à l'éthique. L'association récurrente de la morale à la « leçon » et de l'éthique à la
« question » qui se charge d'assurer le grandissement de l'opération s'appuie sur une disquali-
fication implicite de l'enseignement traditionnel: «Nous avons ainsi voulu ne pas laisser
s'accréditer l'idée qu'une quelconque morale d'État pouvait être ressuscitée à l'école. Alors
qu'au siècle dernier, les leçons de morale se faisaient à l'intention des élèves, sur le mode impé-
ratif, en notre fin de 20e siècle, si l'école réintroduit les questions éthiques dans les domaines
particuliers des sciences du vivant, elle le fera plus sur le mode interrogatif que sur le mode
indicatif ou impératif » (CCNE, « Rapport Sciences du vivant-Éthique et pédagogie »,
décembre 1989, p. 3).
2. G. Vincent et al., Les nouveaux clercs. Prêtres, pasteurs et spécialistes des relations
humaines et de la santé , Genève, Labor et Fides, 1985 (postface de Pierre Bourdieu).

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La nouvelle administration étatique des corps

raine, sur la gestion étatique des pratiques corporelles, mais aussi sur les usages du
corps en politique (manifestations) (CSU-IRESCO, 59-61 rue Pouchet, 75849 Paris
Cedex 17)

RÉSUMÉ/ABSTRACT

VERS UNE CONFESSION LAÏQUE ? LA NOUVELLE ADMINISTRATION ÉTATIQUE DES CORPS

L'intervention de l'État aux frontières de l'action publique , là où elle va toucher les conduites
en apparence les plus privées, en l'espèce les pratiques corporelles entourant la naissance et
la mort , s ' est profondément modifiée il y a trente ans. Un autocontrôle déjà pratiqué de fait
depuis deux siècles dans le secret des alcôves a été promu en idéal d'État. A la faveur d'une
dépénalisation généralisée, on peut faire pratiquer maintes manipulations sur notre propre
corps ; à une condition : en passer par un médecin. Le contrôle de ces pratiques, contrepartie
d'une prise en charge économique d'interventions souvent coûteuses (avortement, fécondation
in vitro), se traduit alors par l'exhibition au cours d'un dialogue, d'un récit biographique,
mesuré à l'aune d'un récit légitime. Ces dialogues seraient une caractéristique de la biopoli-
tique aujourd'hui : il s'agit d'énoncer, à la demande, les « bonnes raisons » de la pratique. À
une « police des corps » s'est substituée une « police des récits ». Au total, il s'agirait donc
aujourd'hui moins tant de « punir » que de « surveiller » financièrement et bio graphiquement.
Curieux dispositif d'autocontrôlé discursif, et, confié aux médecins, de contrôle étatique
délégué, qui oblige à relire les théories de l'État de Michel Foucault et de Norbert Elias.

TOWARDS SECULAR CONFESSION ? THE NEW [FRENCH] STATE ADMINISTRATION OF BODIES

State intervention at the borders of public action, where it touches behavior that is apparently
the most private, in particular corporal practices related to birth and death, underwent major
changes 30 years ago. Self-control already practiced for two centuries in the secrecy of
bedrooms was elevated to a State ideal. Thanks to a generalized decriminalization, many kinds
of manipulations can be done on one 's own body, under one condition : a physician 's interven-
tion. Control of such action, the counterpart of financial contributions for often costly proce-
dures ( abortion , in vitro fertilization ), has its counterpart in a dialogue, the presentation of a
biographical account to be compared to a legitimate account. Such dialogues are perhaps a
feature of contemporary biopolitics : one must indicate, upon request, the « right reasons »for
the action. A « policing of narration » has taken the place of « corporal police ». The issue
today is less punishment than surveillance, financial and biographical. This is a strange discur-
sive self-control device, entrusted to physicians, as a delegation of state control, and it makes
it necessary to reread Michel Foucault' s and Norbert Elias' theories of the State.

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