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LA NOUVELLE ADMINISTRATION
ÉTATIQUE DES CORPS
DOMINIQUE MEMMI
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Revue française de science politique , vol. 50, n° 1, février 2000, p. 3-19.
© 2000 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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fort intéressantes qui permettent d'étudier ce qui se passe aux frontières de V action
publique , là où elle va aller toucher les conduites en apparence les plus privées, en
l'espèce les pratiques corporelles. Ces procédures d'intervention se sont par ailleurs
profondément modifiées depuis trente ans : à côté des modes habituels de commande-
ment politique - directs, visibles, étiquetés comme « publics » et « politiques » -, on
voit ici apparaître ou se multiplier des modes de régulation originaux, indirects ,
cachés , et dont la nature politique ou étatique est volontiers déniée. Voilà qui n'est pas
sans rapport sans doute avec une évolution plus générale de l'action étatique, et qui
permet d'éclairer ses changements sous-jacents par ce qui se passe à ses marges, ainsi
que de tourner le regard vers les bornes floues de l'État contemporain.
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liberté exaltée par les uns est condamnée par les autres comme « individualisme »,
voire comme « individualisme possessif » ', la dérive du corps vers l'appropriation
individuelle constituant un leitmotiv de ces discours 2. Une partie de la mouvance
féministe américaine et française s'efforce, par exemple, de récuser aujourd'hui
toute réinterpréation en ce sens des mots d'ordre historique du « notre corps nous
appartient » '
Interprétations à chaud, points de vue toujours engagés, hantise de la dérive
propriétaire : tout cela a sans doute interdit de penser cette évolution de façon synthé-
tique et distanciée, et d'utiliser les cadres théoriques dont nous disposons aujourd'hui
pour ce faire. Détourner le regard de cette dérangeante « liberté » vers les dispositifs
de contrôle qui la contiennent est le plus sûr moyen d'y parvenir.
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1. Il est mis fin plus exactement à la discrimination pénale liée à l' homosexualité, à l'ini-
tiative de Robert Badinter, alors garde des Sceaux.
2. R. Letteron, Le droit de la procréation , Paris, PUF, 1997 (coll. « Que sais-je ? »).
3. Alors qu'elle aurait concerné plus de 200 000 femmes et de 10 000 hommes en 1982, et
que les demandes de stérilisation féminines continueraient à être de 50 000 par an.
Cf. I. Arnoux, Les droits de l'être humain sur son corps , Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 1994.
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mourants permettant pendant trois mois d'assister les derniers moments d'un proche 1
disent assez que les soins palliatifs représentent aujourd'hui le seul mode de traitement
alternatif de la mort officiellement toléré en France. . .
L'engagement financier de l'État dans ces domaines manifeste la gestion crois-
sante des aléas biologiques par l'État, ou, pour le dire autrement, trahit la définition du
risque biologique comme préoccupation sociale et politique. Cette prise en charge
croissante de ce qui est peu à peu construit comme un risque ou un malheur biolo-
giques inacceptables est précisément ce qui définit pour Michel Foucault l'avènement
de la biopolitique (par comparaison avec l'encadrement disciplinaire), acharnée à faire
multiplier la vie contre les menaces et les risques qui l'entourent. « Risque » d'engen-
drer des êtres non désirés (contraception, stérilisation, diagnostic prénatal, IVG),
« risque » inversement d'être confronté aux obstacles de la stérilité, de l'hypofertilité,
de l'âge (procréation médicalement assistée). Relevant désormais des préoccupations
légitimes de la société, l'aléa biologique en matière de reproduction et de mort appa-
raît assimilable à un malheur, certes « naturel », mais qui mérite d'être pris en compte
par le système assurantiel, au même titre que l'avaient été en leur temps d'autres
entraves physiques , la maladie, l'accident, le vieillissement. L'aléa biologique au sein
du processus procréatif appelle une prestation médico-sociale, accordée en fonction
du principe de l'égalité d'accès devant le service public, et prouvant que la gestion
toujours plus parfaite du « risque » biologique serait bien une des caractéristique de la
« biopolitique » aujourd'hui 2. Un des modes privilégiés d'exercice de la biopolitique
aujourd'hui en ces matières de gestion de reproduction de la vie résiderait donc en une
surveillance assurée grâce à l'exercice de la pourvoyance ou du retrait économiques ,
du va-et-vient de ce qu'il est convenu d'appeler l' État-providence ou l'État social.
Pourvoyance qui n'est pas un vain mot quand on sait que le coût d'une IVG, par
exemple, était au début des années quatre-vingt-dix de 902 francs avec un maximum
de 1 230 francs en cas d'anesthésie générale, ou que celui du RU 486 était alors de
1 407 francs. . . Un sûr chemin a été parcouru, depuis les peines prévues et appliquées
sous Vichy pour les femmes ayant avorté 3 et notre « biopolitique », de la « punition »
vers la « surveillance » financière 4.
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1. L'auto-avortement était sanctionné d'une peine de deux mois, mais « en raison des
circonstances de détresse ou de la personnalité de l'auteur, le tribunal peut ne pas l'appliquer »
(art. 223-12. al. 2). Aujourd'hui. depuis 1994, seule l'aide à l'auto-avortement est poursuivie.
2. Conseil d'État, 30 octobre 1980.
3. Puisque le compagnon n'est pas indispensable à ces entretiens.
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fait en sollicitant et traquant le récit produit par celui-ci dans une gamme de récits édi-
fiants concurrents (héroïsme de l'instant pour les partisans de l'ADMD, héroïsme
dans la durée pour ceux des SP), à l'instar de ceux qu'on retrouve si souvent dès que
la mort vient à être évoquée dans les textes demi-savants
Notre analyse est-elle généralisable à d'autres modalités du rapport de l'individu
à son corps ? Elle vaut, par exemple, pour les procédures de changement de sexe. Le
récent revirement de la Cour de cassation en faveur de cette pratique (1992) repose sur
le souci de reconnaître du moins partiellement « au transsexuel un statut social
conforme au sexe qu'il souhaite avoir ». Quant aux juges de fond, ils ont depuis plus
longtemps (1976) accordé le changement d'état civil « au nom d'une prévalence du
sexe psychologique étayée par un diagnostic d'expert » 2. C'est là cautionner le seul
fondement actuel de la demande faite au médecin, puis au juge : elle réside dans la
subjectivité souveraine du transsexuel, sa certitude d'être de l'autre sexe en dépit de
toutes les apparences biologiques. Comment attester de l'authenticité d'une donnée
aussi subjective, voire indécidable rationnellement ? Qu'est-ce qui rend les « trans-
sexuels suffisamment convaincants » ? 3. Aux yeux du juge, ce sont désormais en forte
part les médecins. Et les médecins, placés, là encore, au centre du dispositif de sur-
veillance, décident de fait et bricolent : ainsi le docteur Cordier, à l'hôpital Foch, avant
de procéder aux opérations réclamées, exige un temps de maturation de deux ans, au
cours desquels le sujet doit avoir persisté dans sa certitude intérieure. Il y a là encore,
à l'intention du patient et à l'initiative du médecin, une demande de production
discursive légitime.
On ne s'étonnera donc pas qu'en ce domaine la normalisation tende à s'exercer
souvent par la disqualification discursive de certaines pratiques, renvoyées à la marge
d'un modèle plus ou moins explicite. Pour reprendre le cas de la procréation, la dépré-
ciation s'opère tantôt par exclusion discursive et taxinomique : c'est le cas de la stéri-
lisation, souvent non considérée par les démographes français comme devant être
comptée parmi les méthodes « contraceptives », contrairement à ce qui se passe aux
États-Unis 4. C'est le cas de l'avortement qui tend à apparaître en France comme une
contraception « râtée ». La dépréciation (ou l'appréciation) s'opère aussi à la faveur
de véritables joutes lexicales : ainsi pour la pratique la plus contestée, qui consiste à
engendrer un enfant pour autrui, on parlera tantôt de « prêt d'utérus », de « mères
porteuses », de « mères prêteuses », de « mères d'accueil », de « mères de substitu-
tion », de « mères de remplacement », de « location d'utérus » ou de « maternité pour
autrui ». La réexhumation du terme « éthique », noble et valorisant, et l'énorme pro-
duction de discours qui l'accompagne sont exemplaires de cette entreprise de norma-
lisation discursive.
1. Cf. M. de Hennezel, La mort intime , Paris, Laffont, 1995 ; L. Burdin, Parler la mort.
Des mots pour la vivre, Paris, Desclée de Brou wer, 1997. Et dans des supports plus savants :
Ch. Biot, « Les transformations du rituel catholique », Ethnologie française , 28, 1998, p. 51 ;
D. Silvestre, « Qui sont les professionnels de la mort ? », dans M. Bacqué (dir.), Mourir
aujourd'hui , Paris, Odile Jacob, 1997, p. 49 et suiv.
2. D. Salas, Sujet de chair et sujet de droit : la justice face au trans sexualisme, Paris, PUF,
1994, p. 59 et 61.
3 .Ibid., p. 51.
4. Inversement, cf. l'extension de la catégorie d'avortement « thérapeutique », dans
J.-F. Mattei, Les droits de la vie , op. cit.
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INFLÉCHISSEMENT DE LA BIOPOLITIQUE
ET/OU PROCESSUS D' INDIVIDUATION ?
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C'est donc à un autre auteur, Norbert Elias, qu'il faut emprunter un cadre d'inter-
prétation pour comprendre ce qui est en œuvre depuis trente ans en ces matières. Un
trait commun de l'évolution contemporaine du rapport à la naissance et à la mort est
l'idéal de maîtrise qui les sous-tend. « Avoir un enfant si je veux, quand je veux »,
affirmer le droit de mourir en son heure, (ou décider de son sexe contre les apparences
biologiques), c'est accepter l'idée d'un contrôle du sujet sur son destin corporel.
« Contrôle » des naissances, « programmation des naissances », « planning fami-
lial » : la banalisation aujourd'hui de ces termes fait oublier la force de l'idéal de
maîtrise qu'ils véhiculent dans le domaine de la procréation. La disqualification de
l'avortement, et plus encore, l'argumentaire dont elle s'accompagne le plus souvent,
constitue un indice supplémentaire de l'évolution en cours : l'avortement, surtout à
répétition, c'est l'échec de la contraception, du contrôle raisonnable du désir
d'enfant, c'est un désir d'enfant mal « contrôlé », mal « programmé ». Éloquent
encore le récent colloque international consacré à la reproduction humaine : on a pu
y entendre des représentants de l'État, Bernard Kouchner, Martine Aubry, ainsi
qu'une représentante historique du féminisme français, Geneviève Fraisse, commu-
nier dans le souhait de voir favoriser l'accès à toutes les méthodes de contraception,
quel qu'en soit le prix, afin que les femmes soient en situation de choix souverain face
à cette gamme , décourager l'avortement comme mauvaise méthode contraceptive, et
adhérer avec l'ensemble des participants (une psychanalyste exceptée ') au réquisit
d'un contraceptif parfait, sans risque, assurant un contrôle total et une maîtrise
absolue de l'aléa.
Les professionnels de la psychanalyse tout autant que ceux de la démographie
internationale 2, l'attestent : en un siècle, servi par la mise au point contemporaine
moyens contraceptifs et la procréation artificielle, l'autocontrôlé de la conception s
tant vu promu au rang d'idéal qu'il provoque sur le plan individuel comme sur le pl
national, des effets de « cliquet » difficiles à enrayer. Si l'avènement des techniques p
créatives signale donc sans doute un accroissement du triomphe de la ratio de l'hom
de science sur la nature, ce qui nous importe ici, c'est qu'il s'accompagne d'une délég
tion de cette ratio, sous la forme raisonnante et raisonnable, au citoyen ordinaire.
Mais surtout, ce qui est en œuvre ici, ce n'est pas tant l'avènement de cet idéal
maîtrise dans les pratiques que sa reconnaissance institutionnelle et étatique. L'aut
contrôle procréatif, introduit par bricolage dans le secret des alcôves et des conse
familiaux, assure le lent triomphe du malthusianisme depuis la fin du 18e siècle. Ent
les deux guerres, il n'existe ni pilule ni stérilet, mais les taux de fécondité en Euro
sont si bas que, s'ils s'étaient maintenus, la croissance démographique aurait été nég
tive (0,9 pour la France pour 0,8 pour la Grande-Bretagne, par exemple). D'où les pr
occupations d'un Beveridge par exemple, dont une étude en 1925 montre que ce s
les moyens contraceptifs spontanés qui se sont améliorés depuis la fin du 19e siècle
Mais à cela succède la reconnaissance publique de la légitimité de ces pratiques, (et
mise au point des méthodes contraceptives nouvelles) au nom d'un droit à contrôl
sa procréation. Un chiffre éloquent : on a pu estimer qu'en 1952, 1 % des États pra
quaient officiellement le planning familial, contre 55 % en 1974 et 96 % en 1991
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Plutôt que de parler d'individualisme, comme on l'a fait plus haut, on parlera
alors plus volontiers, avec Norbert Elias, de processus ď individuation, assorti d'une
modification du mode de contrôle sur les usages du corps. Plutôt que de magnifier, ou
de déplorer, la liberté croissante de l'individu et la prudente réserve de l'État en ces
matières, il s'agit alors d'examiner avec un peu de précision la nouvelle configuration
qui organise leurs rapports. Il renvoie en fait à une délégation aux agents sociaux, via
un processus d'autocontrôlé dûment encadré, du souci de contrôler les « excès » dans
ce domaine. L'accroissement massif au 20e siècle du pouvoir social des femmes sur la
reproduction, mais sous surveillance médicale, cette « conquête du féminisme » peu-
vent alors être réinterprétés par une remise en contexte : celui d'un autocontrôle cor-
porel, étatiquement organisé, qui délègue à l'individu le plus directement concerné le
soin d'user raisonnablement de son corps.
Ce qu'on voit apparaître ici au total, c'est la coexistence de trois phénomènes qui
ne sont qu'apparemment contradictoires entre eux : la montée de l'autocontrôlé
comme idéal, son encouragement mais aussi son encadrement par les instances repré-
sentatives de l'État, enfin l'avènement d'un sujet triomphant , curieusement encouragé
par les dispositifs de contrôle eux-mêmes. Car l'individu qui s'y dessine apparaît for-
tement doté. Apte, donc, à décider de son destin corporel, ce sujet se voit nanti d'une
subjectivité méritant toute l'attention possible car capable d'engendrer (après mûres
délibérations !), des certitudes légitimes. Il est nanti d'une ratio, non savante, mais rai-
sonnante et raisonnable, délibératrice, apte à l'évaluation (pour produire les attributs
de la vie, « bonne » ou « mauvaise », wrongful ou « digne »), voire au calcul (quant
aux coûts et bénéfices d'engendrer, de laisser vivre, de mourir, voire d'être né avec tel
ou tel handicap ou tel sexe biologique). Sa force réside dans un lieu de son être, le cer-
veau, et dans une instance de celui-ci, sa conscience, dûment sollicitée dans les
demandes d'avortement, et bientôt, ďeuthanásie : car elle est présumée capable d'être
éclairée en recueillant informations et conseils utiles à sa délibération solitaire. Le
soupçon du rôle de l'inconscient, de l'irrationnel, c'est-à-dire de ce qui échappe à
l'autocontrôlé, est écarté de ce dispositif.
Or la coexistence de ces trois phénomènes apparemment contradictoires est
congruente avec l'interprétation de Norbert Elias, en ce qu'avec la représentation du
« sujet-roi » notamment, nous sommes avant tout dans Vordre des représentations ,
fussent-elles opérantes. Il faut en effet se débarrasser ici de l'opposition simple indi-
vidu/État. La problématique, fermement défendue par Elias dans La société des
individus 2, vise à rendre impossible de penser l'un sans l'autre, ou plus exactement la
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1 . Pour reprendre le résumé proposé par Roger Chartier dans sa préface à La société des
individus , Norbert Elias y avance que « la conception d'un moi séparé et autonome, qui pose le
monde social comme lui étant extérieur voire hostile, est née dans un stade particulier du pro-
cessus de civilisation, celle qui exige une plus grande sévérité dans "la commande du compor-
tement individuel" et un rigoureux autocontrôle des conduites publiques ». Ou inversement, il
établit que « l'intériorisation des mécanismes de régulation et de censure des affects, des pul-
sions et des émotions, institue dans les individus un dispositif ou une instance de contrôle, dési-
gnés comme la "conscience" ou la "raison". S'instaure ainsi une dualité fondamentale entre le
sujet et le monde, pensés comme deux individus séparés » (p. 17 et p. 19).
2. Prise de parole que M. de Certeau oblige à faire remonter à Mai 68 : M. de Certeau, La
prise de parole , et autres écrits politiques , Paris, Le Seuil, 1994 (coll. « Points »). Cf. aussi
B. Pudal, « Du biographique entre "science" et "fiction" », Politi: t, 27, « La biographie »,
3e trim. 1994, p. 5 et suiv.
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demande faite aux agents sociaux d'adhérer aux seuls récits de la pratique qui pourront
être légitimés par l'État. On peut aussi le dire autrement. Pour comprendre véritable-
ment ce qui est en œuvre depuis trente ans, il faut, en fait, réunir les deux pans du dis-
positif interprétatif dressé à la fin de son œuvre par Michel Foucault : celui, apparu en
1976, qui s'intéresse à l'aveu et celui, apparu en 1984, qui se penche sur la délégation
aux « individus » antiques du « souci de soi » et d'un usage « autocontrôlé » des plai-
sirs.
Il faut pour finir relativiser notre proposition de lecture, suivant d'ailleurs en cela
Norbert Elias et Michel Foucault. Après avoir analysé dans ses premiers travaux
l'autocontrôlé comme une réalité, le premier auteur met en avant par la suite, on l'a
dit, l'importance des représentations de la sphère du « je ». Le sujet roi, voire l'auto-
contrôlé tendent alors à apparaître autant comme des propriétés devenues idéales du
sujet que comme des réalités. Il faut, avec le second auteur, ne pas radicaliser le pou-
voir de rupture ou d'efficacité du dispositif de contrôle que nous venons d'analyser.
Son efficacité : en raison de notre difficulté à évaluer l'effet produit sur les convictions
et les pratiques par la récitation obligée des récits attendus (le trop grand crédit accordé
aux seuls discours se trouvant précisément la critique la plus souvent faite à l'analyse
foucaltienne). Ses effets de rupture : ils sont indéniables, mais le droit continue à
exercer son magistère sur bien des pratiques (cf. les trois lois « bioéthiques » de
juillet 1994) '. Nous avons plutôt affaire à un emboîtement des dispositifs de contrôle
(sanctions juridiques, disqualification morale, contrôle des récits par les profession-
nels du soin), à un continuum de procédures de normalisation, sur lequel Michel
Foucault a lui-même attiré l'attention.
1 . Quid , par exemple, de la sanction décidée dans cette loi contre les opérateurs des mater-
nités de substitution ?
2. C'est la question de notre enquête sur le Comité qui a reçu la réponse la plus
homogène : pout tout ce qui suit, cf. D. Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère
bioéthique , Paris, Éditions de l'EHESS, 1996.
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raine, sur la gestion étatique des pratiques corporelles, mais aussi sur les usages du
corps en politique (manifestations) (CSU-IRESCO, 59-61 rue Pouchet, 75849 Paris
Cedex 17)
RÉSUMÉ/ABSTRACT
L'intervention de l'État aux frontières de l'action publique , là où elle va toucher les conduites
en apparence les plus privées, en l'espèce les pratiques corporelles entourant la naissance et
la mort , s ' est profondément modifiée il y a trente ans. Un autocontrôle déjà pratiqué de fait
depuis deux siècles dans le secret des alcôves a été promu en idéal d'État. A la faveur d'une
dépénalisation généralisée, on peut faire pratiquer maintes manipulations sur notre propre
corps ; à une condition : en passer par un médecin. Le contrôle de ces pratiques, contrepartie
d'une prise en charge économique d'interventions souvent coûteuses (avortement, fécondation
in vitro), se traduit alors par l'exhibition au cours d'un dialogue, d'un récit biographique,
mesuré à l'aune d'un récit légitime. Ces dialogues seraient une caractéristique de la biopoli-
tique aujourd'hui : il s'agit d'énoncer, à la demande, les « bonnes raisons » de la pratique. À
une « police des corps » s'est substituée une « police des récits ». Au total, il s'agirait donc
aujourd'hui moins tant de « punir » que de « surveiller » financièrement et bio graphiquement.
Curieux dispositif d'autocontrôlé discursif, et, confié aux médecins, de contrôle étatique
délégué, qui oblige à relire les théories de l'État de Michel Foucault et de Norbert Elias.
State intervention at the borders of public action, where it touches behavior that is apparently
the most private, in particular corporal practices related to birth and death, underwent major
changes 30 years ago. Self-control already practiced for two centuries in the secrecy of
bedrooms was elevated to a State ideal. Thanks to a generalized decriminalization, many kinds
of manipulations can be done on one 's own body, under one condition : a physician 's interven-
tion. Control of such action, the counterpart of financial contributions for often costly proce-
dures ( abortion , in vitro fertilization ), has its counterpart in a dialogue, the presentation of a
biographical account to be compared to a legitimate account. Such dialogues are perhaps a
feature of contemporary biopolitics : one must indicate, upon request, the « right reasons »for
the action. A « policing of narration » has taken the place of « corporal police ». The issue
today is less punishment than surveillance, financial and biographical. This is a strange discur-
sive self-control device, entrusted to physicians, as a delegation of state control, and it makes
it necessary to reread Michel Foucault' s and Norbert Elias' theories of the State.
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